Cités et ruines américaines: Mitla, Palenqué, Izamal, Chichen-Itza, Uxmal
Départ de Vera Cruz.—Le vapeur Mexico.—Sisal.—Les Indiens prisonniers.—Mérida.—La semaine sainte à Mérida.—Types et coutumes.—Première expédition à Izamal.—L'antique voie indienne.
Le 30 avril, je m'embarquai sur le Mexico, vaisseau sale, lent, lourd, dont le service est détestable. Le 31 mai, nous étions en vue des terres yucatèques et de Sisal, notre port de débarquement. Le Yucatan est le pays des ruines le plus riche sans contredit en monuments américains, il en est couvert du nord au sud, et nous y trouverons les plus vastes, les plus importants et les plus merveilleux ouvrages de ces civilisations originales.
Placé à l'extrémité sud de la confédération mexicaine, le Yucatan[66] en fait nominalement partie; car je n'ai jamais bien compris quelle espèce de lien l'attachait à la république; indépendant par le fait, il appartient aujourd'hui à l'opinion avancée, dite libérale, représentée à Mexico par le président Juarez, le premier Indien pur sang qui arriva jamais au pouvoir; demain, au moment où j'écris, peut-être s'est-il rallié au parti réactionnaire! Les révolutions sont permanentes en ce curieux pays, et les changements à vue n'y surprennent personne.
Le Yucatan n'a guère qu'une seule voie de communication avec le monde. Le vapeur Mexico dessert le petit port de Sisal, venant et retournant de la Havane à Vera Cruz. Ce trajet a lieu une fois par mois, quand le vapeur n'a point à réparer ses avaries ou à nettoyer sa coque, ce qui lui arrive de temps à autre. Le commerce, presque nul du reste, n'emploie que quelques goëlettes de petit tonnage et des bâtiments côtiers d'un mince format. Sisal et Campêche, Campêche surtout, se trouvent le centre du commerce yucatèque. Placé au sud-ouest de Cuba, entre le vingt-deuxième et le dix-septième degré de latitude nord, le quatre-vingt-huitième et le quatre-vingt-quatorzième de longitude ouest, le Yucatan n'est qu'un immense banc calcaire, de quelques pieds à peine élevé au-dessus du niveau de la mer, et dont les côtes n'offrent ni port ni abri; aussi les vaisseaux d'un fort tonnage sont-ils forcés de stationner au loin, à trois milles à peu près, ce qui rend le débarquement fort pénible en toute saison, fort périlleux par la brise, et tout à fait impossible lorsque le vent du nord souffle dans ces parages.
Placé sous la zone torride, doué d'une température des plus brûlantes, le Yucatan, sauf les parties avoisinant Tabasco et Belize, jouit d'un climat relativement sain, et cela, grâce à la sécheresse de l'atmosphère. Les côtes y sont, comme toutes celles du golfe, tributaires du vomito; il y règne en été, mais doux et rarement mortel: l'épidémie réservant ses fureurs pour les centres d'émigration. Le Yucatan, qui n'offre pas un cours d'eau, on peut même dire pas une goutte d'eau, n'a qu'un immense bois taillis, semé sur sa plaine monotone; aussi le paysage n'existe-t-il pas, vous avez toujours cette même ligne d'horizon, droite, continue, désolante. Mais, terre de prédilection pour le voyageur, le Yucatan est riche en souvenirs: monuments prodigieux, femmes ravissantes, costumes pittoresques, il a tout pour impressionner; il parle au cœur, à l'âme, à l'imagination, à l'esprit, et quiconque le peut quitter avec indifférence ne fut jamais un artiste et ne sera jamais un savant.
Je surveillai le débarquement de mes bagages avec une sollicitude toute paternelle; les marins mettaient du reste à leur besogne une brutalité pleine de dangers pour mes instruments et mes flacons de produits chimiques, et ce fut avec plaisir que nous quittâmes les flancs du vapeur. Il s'agissait de toucher la terre; trois heures de bordées nous permirent d'atteindre le petit môle en bois qui fait de Sisal un port de mer: ce ne fut pas sans une certaine joie, tout séjour en mer, de quelque durée qu'il soit, m'étant particulièrement désagréable.
L'arrivée du vapeur avait jeté quelque animation sur la plage, et deux ou trois dames attendaient à l'abri d'un hangar le passage des voyageurs. Nous fûmes soumis à l'inspection de ces señoras, qui n'ont probablement de tout le mois d'autre distraction que celle-là. Je me fis indiquer la fonda. Quand je me fus assuré du bon état de toutes choses, je pus me livrer sans remords à une réfection des plus copieuses, n'ayant, pendant ces trois jours de traversée, rien pu prendre sur ce déplorable vapeur.
Sisal est un bourg de douze cents âmes environ, défendu par un fortin en ruines où veillent quelques vieilles pièces de canon rouillées et silencieuses. La rade est parsemée de coques brisées ou enterrées dans le sable, tristes témoins des violences du nord. Les maisons, abritées par des cocotiers, meublées de hamacs, offrent le confort des climats chauds: de l'ombre et des courants d'air.
Groupés dans la cour de la fonda, quelques Indiens attirèrent mon attention. Ils étaient pour la plupart presque nus; les femmes portaient un simple jupon, les petits ne portaient rien: tous étaient maigres, mais bien bâtis; ils avaient un air de fierté sauvage que je n'avais point remarqué parmi les individus de l'espèce que j'avais rencontrés dans le village. On me dit que c'étaient des Indiens bravos faits prisonniers dans une dernière expédition et qu'on les expédiait à la Havane. Là, ils sont vendus à des planteurs 2,500 à 3,000 fr., et leur doivent, pendant dix ans, leurs services, soit à la ville, soit à la campagne, comme les Chinois ou les coolies: après quoi ils sont libres. Mais on a toujours soin de prolonger cette espèce d'esclavage, et ils restent à Cuba ou meurent à la peine. De toutes manières, le Yucatan s'en débarrasse; ils n'y reviennent jamais.
À quatre heures du soir, la diligence nous emportait vers Mérida au galop de ses cinq mules. Une plaine couverte d'efflorescences salines s'étendait autour de nous, la couche épaisse et continue était blanc de neige, et sans la chaleur torride qui nous accablait, on se serait cru volontiers sur quelque lande antarctique. Le mois de mai est un vilain mois pour visiter le Yucatan; la terre est sans verdure, le taillis sans feuillage; tout est sec et laid; les pluies de juillet lui donnent à coup sûr un air de fête que je n'ai point vu et que je ne peux décrire. Pour le moment, le taillis s'étendait au loin, monotone, couleur de cendre; quelques arbres à vert feuillage faisaient tache sur ce triste tableau; les ronces et les lianes pendaient desséchées d'un arbre à l'autre, et l'on voyait le rocher calcaire percer le sol à chaque pas, comme le squelette d'un cadavre momifié.
Au travers du bois, passaient des bestiaux exténués cherchant vainement un brin de verdure dans les ronces du taillis. Plus loin, le cadavre de l'un d'eux, entouré de zopilotes dévorants (espèce de vautours), témoignait de l'inflexible stérilité du sol jusqu'à la saison des pluies. Ainsi, sous un ciel de feu, au milieu d'une nature désolée, aveuglé de poussière, on arrive au premier relai.
Mais le soleil baisse, l'ombre s'étend, le crépuscule commence, quelques souffles de la mer parviennent jusqu'à vous, le corps accablé se réveille, le paysage prend une teinte mystérieuse, l'âme s'abandonne à des rêveries bizarres que vient compléter l'apparition de blancs fantômes. C'est l'Indienne yucatèque, au fustan, jupon lâche ou empesé, orné de broderies bleues, jaunes ou rouges, couverte du uipile, tunique très-ample, qui laisse les bras et les épaules nus, et tombe sans ceinture jusqu'à mi-jambe et de l'écharpe, blanche aussi, voilant la tête, s'enroulant autour des bras ou flottant au gré du vent. Plus la nuit s'avance, et plus le chemin s'anime; de lourdes voitures font entendre au loin le grincement de leurs essieux criards, les mules se saluent de hennissements prolongés, puis des groupes d'Indiens paraissent; une courroie d'écorce enveloppe leurs fardeaux, appuyés sur l'épaule, mais portés par la tête; ils vont tristes, rapides et sans bruit: trois siècles d'oppression pèsent sur leur âme éteinte. À votre approche, ces silencieux passants s'inclinent ou se rangent respectueusement sur le bord du chemin.
Je fus naturellement amené à établir un parallèle entre cet homme sombre et le nègre. J'avais vécu avec les Indiens de plusieurs contrées et les esclaves de l'Amérique. Deux mots pourront peindre ces deux martyrs de la conquête.
L'Indien, en quelque part du Mexique qu'on le prenne, libre ou opprimé, est triste, silencieux, fatal: il semble porter le deuil d'une race détruite et de sa grandeur déchue; c'est un peuple qui meurt.
Le nègre, au milieu des chaînes de l'esclavage, rit et danse encore; il a l'insouciance de l'enfant, l'ingénuité d'un peuple qui naît.
La danse de l'Indien a tout le cachet de son caractère: il glisse en mesure, piétine à peine, sa figure reste impassible, et le chant d'amour qui l'accompagne ne semble qu'une longue complainte.
Le nègre, au contraire, s'élance en bonds désordonnés, en postures lascives, sa cadence est une tempête et son chant un violent éclat de rire.
Au deuxième relai, nous nous arrêtâmes; il était huit heures, et le Yucatèque ne peut vivre sans prendre le chocolat trois fois par jour au moins; chacun prit donc une tasse, suivi du classique verre d'eau. La besogne achevée, je me hâtai de courir dans la rue du village, où, malgré la nuit, j'espérais saisir quelque trait original de la physionomie du pays. Je n'y trouvai rien de particulier, que cet air de mélancolique tristesse répandue sur les maisons délabrées, sur les animaux et sur les gens. La rue, presque déserte, était silencieuse; on n'entendait pas un cri, et les enfants eux-mêmes semblaient porter le joug de cette mélancolie profonde. Aucun symptôme de curiosité ne les attirait à moi; ils me regardaient passer, craintifs ou indifférents, sans intérêt comme sans passion. Une seule personne s'approcha de moi, vrai fantôme sous son vêtement blanc: c'était une pauvre mendiante affligée d'une affreuse lèpre; son corps décharné, sa figure hideuse me firent une impression pénible. Je me hâtai de lui jeter un réal et je regagnai la diligence; on reparlait. Nous arrivâmes à Mérida[67] vers dix heures du soir. À notre premier voyage, Mérida possédait une fonda (hôtel), chose rare dans ces parages; à ma seconde expédition, la fonda n'existait plus, et le voyageur n'avait de ressource que dans l'hospitalité payante d'une maison particulière. Je m'étais, à mon premier séjour chez doña Rafaela, lié d'amitié avec l'excellent docteur D. Macario Morandini, Italien, spirituel polyglotte, grand voyageur, ayant plusieurs fois fait le tour du monde, et par conséquent l'un des plus intéressants conteurs que j'aie rencontrés. J'appris, à la descente de voiture, que M. Morandini exerçait encore à Mérida, et que, la fonda n'existant plus, il vivait dans la maison du señor D. Joaquim Trugillo. Je m'empressai de me faire conduire chez cet excellent homme, que j'avais aussi connu l'année précédente. D. Joaquim m'accueillit avec plaisir et mit à ma disposition une fort belle chambre munie de son hamac. C'est, en fait de mobilier, tout ce qu'il est nécessaire d'avoir.
Quant à D. Macario, il fut étonné de me revoir, ce bon docteur! et n'en pouvait croire ses yeux. Il m'avait quitté l'année précédente; j'allais alors à Palenqué, Mitla, Mexico; je devais de là retourner en France, et certes, je ne pensais pas moi-même revoir jamais le Yucatan; et puis ces liaisons loin du pays sont pleines d'un charme tout particulier, quelles que soient leur date et leur durée. C'est en ami qu'on se quitte, et c'est avec bonheur qu'on se revoit. Aussi, quand le docteur, après avoir mis ses lunettes, car il est fort myope, m'eût reconnu, ce fut une série d'acclamations et un déluge de questions auxquelles je ne pus répondre. Je lui expliquai simplement la cause forcée de mon retour, comment les voleurs m'avaient dépouillé et brisé mes clichés, et comme quoi j'étais forcé de recommencer mes travaux. Il s'était passé bien des événements depuis mon voyage: le gouverneur de l'État, Erigojen, avait quitté le fauteuil de la présidence pour la paille du cabanon; D. Agustin Acereto l'avait remplacé. Guerre civile sur guerre civile; les Indiens avaient anéanti une forte expédition organisée contre eux, et tout faisait craindre une attaque de leur part. Voilà le sommaire des nouvelles que me donna le docteur. Je me retirai vivement contrarié: cette victoire des Indiens bravos rendait mes expéditions fort dangereuses, principalement celle qui devait me mener à Chichen-Itza, enclavé dans leur territoire. Néanmoins je m'endormis bientôt, grâce au balancement de mon hamac, et ne me réveillai que fort tard avec un affreux torticolis. C'est l'effet ordinaire du hamac pour quiconque ne s'est point familiarisé avec son usage; or depuis longtemps j'avais rompu avec cette coutume, il me fallait un nouvel apprentissage. Je me hâtai de sortir pour profiter des quelques instants de fraîcheur de la matinée. J'allai visiter cette ville charmante, son marché si animé, admirer ces métis au galbe de vierge, aux formes accusées, aux chairs de bronze dans leur attrayant costume.
Voyez-les portant, gracieuses, le corps cambré, leurs paniers de fleurs et de fruits, avec leur main levée au-dessus de l'épaule; souriantes et faciles, elles céderont avec la même grâce et les fleurs de leur corbeille, et les roses de leur sourire.
Mérida, autrefois capitale de tout le Yucatan, partage aujourd'hui la suprématie avec Campêche qui, depuis 1847 ou 1848, forme un État séparé. Ce fut en 1847 qu'éclata cette effroyable révolte des Indiens qui a ruiné le Yucatan et qui menace chaque jour de le rayer du nombre des États policés.
Voici en quelles circonstances:
Lors des démêlés de Campêche et de Mérida, cette dernière résolut de soumettre la ville rebelle, et, comme les troupes manquaient, on eut la malheureuse idée d'armer les Indiens et de les emmener comme auxiliaires dans l'expédition projetée.
Campêche, défendue par une bonne enceinte et par une garnison courageuse, ne put être prise. On brûla quelques faubourgs et l'armée dut se retirer; mais les Indiens, poussés par quelques métis, brûlant du reste de s'affranchir d'un joug effroyable, ne voulurent point rendre leurs armes et commencèrent cette guerre de dévastation, qui s'est continuée sans interruption jusqu'à ce jour. Après avoir brûlé leurs villages, ils s'enfuirent en masse au fond des bois où ils se bâtirent une capitale, Chan Santa Cruz. De là partent incessamment des expéditions meurtrières. Ils détruisirent ainsi ou ruinèrent à moitié Izamal, Valladolid, Sakalun, Tikul, Tekax, une foule de villages et d'haciendas. Pour eux, c'est une guerre d'extermination où il n'est point fait de quartier: femmes, enfants, vieillards, leur haine s'attache à tous les blancs, leur furie vengeresse ne connaît point de pitié.
On raconte qu'à Tekax ils tuèrent à puro machete, au sabre seulement, deux mille cinq cents personnes en trois jours. Les supplices les plus barbares accompagnent ces exécutions; les femmes, mises nues et violées, servent de jouet aux jeunes gens qui suivent ces expéditions; les mutilations les plus épouvantables achèvent leur supplice. Certains prisonniers sont en outre réservés pour les fêtes nationales de Chan Santa Cruz. Là, un anneau passé dans le nez, on leur fait jouer le rôle de taureau dans un cirque; poursuivis par les pierres, les flèches et les lances, ils rendent le dernier soupir au milieu d'un supplice sans nom: on ne les abandonne que lorsque le corps, ne formant qu'une plaie, tombe de douleur et d'épuisement. Malgré toute l'horreur de ces vengeances, on ne peut s'empêcher de voir en ces exécutions quelque chose de providentiel; on regrette pourtant qu'un peuple innocent paye la dette de sang que lui laissa l'Espagne, seule responsable devant Dieu de tant d'infamies commises dans le nouveau monde.
Quant aux Yucatèques, leurs représailles sont marquées au coin de la douceur et de l'humanité. Ils se bornent à circonscrire autant que possible la marche envahissante des Indiens et à transporter leurs prisonniers à la Havane, où, comme nous l'avons dit, ils remplissent le rôle de coolies chinois. Quoi qu'il fasse, le gouvernement est impuissant à contenir les révoltés. Ceux-ci, pleins d'une soif inextinguible de vengeance, fanatisés par leurs bonzes, car ils ont renoncé à la religion menteuse qui les opprimait, se jettent sur les blancs comme des bêtes féroces, sans crainte, indifférents à la mort; chaque meurtre leur ouvre au ciel de leurs aïeux une existence divine, ou sur la terre une transformation brillante. Ils possèdent aujourd'hui les meilleures terres de la péninsule, et ce malheureux pays ne traîne plus qu'une existence morne et décolorée. Le Yucatan est à l'agonie et le corps politique semble prêt à rendre le dernier souffle; rongé par trois plaies sanglantes, trois guerres civiles à la fois: guerre de Mérida à Campêche, guerre des partis à l'intérieur de l'État même, guerre indienne, on s'étonne de le voir respirer encore.
Eh bien! quoi qu'il en soit de cette indifférence impie, de cette rage parricide des blancs, on se prend de sympathie étrange pour ce malheureux peuple. Bon, beau, intelligent, c'est le plus remarquable de la république mexicaine, celui qui a fourni le plus d'hommes capables comme politiques, poëtes et historiens. Obligeants au suprême degré, hospitaliers comme on ne l'est plus, je conserverai toujours une grande admiration pour leurs vertus privées, en même temps qu'une affection sincère et une reconnaissance profonde.
Parmi les églises de Mérida, la cathédrale est la plus remarquable. C'est un assez grand édifice de style jésuite; le portail fort simple est flanqué de deux statues, œuvre d'un artiste du cru, et qui passent pour fort belles aux yeux des habitants[68]. Les maisons n'ont qu'un étage, la plupart qu'un rez-de-chaussée; les toits sont plats, les cours à colonnades et plantées de palmiers sont fort gracieuses, et les vastes corridors sont tendus de hamacs pour la sieste.
La grande place faisant face à la cathédrale est plantée de ceibas, ornée de fleurs et entourée de maisons à portiques; elle est charmante, mais on n'y vient guère que le soir: le jour, la chaleur est trop intense, et chacun reste enfermé chez soi. Le théâtre, petite salle enfumée, s'ouvre de temps à autre à quelque troupe espagnole, et la principale distraction consiste en promenade en calezas[69], où les jeunes filles étalent la fraîcheur de leurs toilettes et distribuent les éclairs de leurs yeux noirs.
Le marché abonde en fruits du tropique: ce sont les ciruelas, espèce de prunes; les ananas et les bananes de plusieurs espèces; la cherimoia, le roi des fruits tropicaux; la guanavana, variété du précédent, mais d'un développement énorme et qui ne sert qu'aux dulces (confitures); l'auacate, fruit à beurre; les dattes et le coco, l'orange, la pastèque, le melon, le mango, la papaya, toute la famille des sapote, chico, prieto, blanco, mamey, de Santo Domingo, petit, rouge, blanc, etc.; les patates, le camote, etc.
L'exportation fait peu de chose; le principal revenu des haciendas consiste dans la vente du jenequen, fil tiré d'une espèce d'agave, plante textile dont on fait d'excellents cordages et avec laquelle les naturels confectionnent leurs hamacs. Le Yucatan produit la canne dans les lieux humides, le tabac, le maïs et le frijol, haricot qui compose, comme dans toute la république, la nourriture exclusive des Indiens.
Mérida contient près de vingt-cinq mille habitants, et je me suis laissé dire qu'il y avait plus de vingt mille femmes pour environ quatre mille mâles. Les naissances sont en moyenne de cinq pour un, et les guerres civiles, les Indiens, l'exil, établissent cette différence énorme entre les deux sexes. Aussi les maris y sont-ils rares, et les jeunes filles fières d'en trouver. Les célibataires y courent, m'a-t-on dit, bien des dangers. Lecteurs, j'en suis revenu sain et sauf.
J'arrivai à Mérida le mercredi de la semaine sainte de l'année 1860, et je voulus, avant d'entreprendre mon voyage dans l'intérieur, voir les cérémonies religieuses dont on m'avait beaucoup parlé. On travaillait avec ardeur dans l'église à tout disposer pour ces augustes fêtes; de tous côtés, on édifiait les chapelles ardentes; c'était un luxe de verroteries de toutes couleurs, une dépense inouïe de fleurs. Le jeudi, les processions commencent, pour continuer jusqu'au samedi. Les colonies espagnoles, comme la métropole, sont folles d'images et de statues de saints. Chaque église se montre fière de telle ou telle statue, représentant saint Joseph, ou la Vierge, ou saint Antoine; et Mexico, de ce côté, peut en revendre à toutes les parties du monde. Le culte des images a toujours été le bien venu chez les Indiens qui ont besoin, dans la simplicité de leur nature, de matérialiser l'objet de leur adoration; aussi ne voit-on pas une église indienne dans les districts les plus rapprochés, qui ne soit munie d'un petit musée de saints. Je ne fus pas aussi surpris que je pensais l'être, à la vue de toutes ces cérémonies religieuses que j'avais admirées à Mexico; et n'était le luxe déployé par les señoras qui se parent, en ces jours de deuil, de leurs plus brillants atours, et les délicieux costumes des métis qui se portent en foule à ces cérémonies, je n'eusse pris aucun intérêt à la chose.
Tantôt la foule promenait le Christ entre quatre soldats romains, suivi de la Vierge aux Sept-Douleurs, et plus loin de sainte Élisabeth munie d'un mouchoir trempé de larmes; le lendemain, une Cène copiée de Léonard de Vinci, un Crucifiement d'après Rubens, ou la sainte Trinité avec tous ses attributs. Chaque sujet était revêtu de costumes précieux, et la Vierge étalait des parures de perles et de diamants d'un grand prix. Une musique des plus primitives précédait chaque procession, et, dans les églises, des orgues de Barbarie déployaient, en l'absence de tout autre orchestre, le luxe de leur répertoire. Je me rappelle avoir entendu le vendredi saint, dans une chapelle faisant face à la cathédrale, l'un de ces instruments vraiment barbare, entonner la Monaco pour déplorer la mort du Sauveur. Le soir, la ville de nouveau sillonnée par les processions, offrait à l'œil une illumination des plus splendides. Chaque maison, tendue de tapis aux riches couleurs et de rideaux de mousseline brodée, jetait la lumière de milliers de cierges sur le passage des saintes reliques, et la foule immense, dont chaque individu portait un luminaire, la masse bigarrée, les señoras aux riches costumes et les vêtements gracieux des métis, formaient un tableau extraordinaire et présentaient un aspect des plus féeriques.
Les fêtes terminées, il me fallait penser à mes expéditions; j'étais arrivé muni de lettres du président Juarez. Il avait mis à me recommander au gouverneur du Yucatan une bienveillance empressée: je lui adresse de loin mes remerciements bien sincères. J'ai pareillement des actions de grâces à rendre à M. Manuel Donde, qui me donna des lettres pour le juge de Citax, et des recommandations à Tikul, pour l'homme d'affaires de don Felipe Péon et de don Simon Péon, propriétaire d'Uxmal, et qui, plus tard, mit généreusement à ma disposition toute une escouade de ses Indiens. Partout enfin je n'ai trouvé que bon accueil, des mains tendues pour serrer les miennes et des sourires de bienvenue.
Le lundi de Pâques, je traitai avec un entrepreneur de voitures qui devait me fournir une caleza de voyage à trois mules; la caleza est une espèce de volante avec arrière-train pour les bagages. Il fut convenu que nous partirions le mardi matin, de deux heures et demie à trois heures; car, autant que possible, on a soin de voyager la nuit, pour éviter aux mules les terribles chaleurs du jour. Je dormais profondément, quand le domestique vint frapper à ma porte; il s'empara aussitôt de mon bagage qui fut attaché à l'arrière-train, ainsi que la chambre noire et les produits chimiques; j'avais près de moi, et le plus souvent sur mes genoux, les deux boîtes à glaces afin que les violents cahots de la route ne les brisassent point. Je me rendais à Izamal, ce qui n'est qu'une simple excursion de seize lieues, avec route carrossable; je n'avais point à m'éloigner des endroits habités.
Partis le matin, nous arrivâmes le soir vers les trois heures, et je m'empressai de rendre ma visite au gouverneur, don Agustin Acereto, auquel je remis la lettre de Juarez. Don Agustin mit à ma disposition ce qui m'était nécessaire, me promettant, pour ma prochaine expédition à Chichen-Itza, une escorte suffisante pour éviter un coup de main.
Izamal, à en juger par l'importance de ses ruines, dut être autrefois un grand centre de population[70]. Les alentours sont parsemés de pyramides artificielles, et deux, entre autres, sont les plus considérables de la péninsule. Placées face à face, au centre de la petite ville moderne, à un kilomètre l'une de l'autre, elles étaient composées d'une première pyramide de deux cent cinquante mètres de côté sur quinze de hauteur, servant de base à une seconde beaucoup plus petite et adossée au côté nord de la première. Sur cette seconde pyramide, se trouvait le temple d'où le prêtre ou le chef pouvait facilement haranguer la multitude assemblée à ses pieds sur les vastes plateaux de la première pyramide. Les Espagnols détruisirent le cône tronqué de l'une et construisirent sur le plateau un immense cloître ainsi que l'église paroissiale d'Izamal. La base d'une autre élévation artificielle, enclavée dans les cours d'une maison particulière, contenait encore des restes de figures gigantesques, dont l'une fut donnée par Stephens et Catherwood dans leur album lithographique; et c'est ici le cas de rappeler de quelle manière on entend l'histoire. Ces messieurs placent les figures ci-dessus dans un désert; au pied de la pyramide, se trouve un tigre en fureur, tandis que des Indiens sauvages l'ajustent avec leurs flèches. À force de vouloir faire de la couleur locale, on fausse l'histoire et on déroute la science. Ces figures se trouvent au milieu même de la petite ville d'Izamal. Combien d'erreurs on relève chaque jour en voyage, dans les relations des littérateurs (voire les plus illustres, à commencer par Chateaubriand)! Que d'idées fausses répandues dans le peuple par les enthousiastes qui s'extasient devant un brin d'herbe, éclairé par un autre soleil et quelque peu différent de ceux que nous foulons aux pieds; que de sottes déclamations sur les forêts vierges, le soleil africain, le ciel mexicain, sur la majesté de telle nature rabougrie! et quelle rage éprouve-t-on de vouloir tout changer?
On me fit remarquer une figure du même style, mais plus gigantesque, nouvellement découverte. Ce fut en enlevant les pierres éboulées depuis des siècles et qui encombraient le pied de la pyramide, qu'on aperçut tout à coup une tête de douze pieds de hauteur, entourée d'ornements bizarres, d'un genre cyclopéen. Ce sont de vastes entailles, espèces de modelages en ciment, dont il est difficile de donner une idée; la tête elle-même est modelée de la même manière; ainsi, par exemple, deux énormes cailloux forment la prunelle des yeux, et au moyen du ciment, ils modelaient la paupière; ils obtenaient les ailes du nez et les lèvres par le même procédé, et nous retrouvâmes plus tard quelque chose de semblable dans les bas-reliefs de Palenqué, qui sont (je parle de ceux qui ornent les piliers du palais), comme à Izamal, de simples modelages en ciment. Izamal, du reste, nous semble la première étape de la civilisation au Yucatan et pourrait bien être contemporaine de Palenqué, dont les ruines portent un si grand cachet d'antiquité. L'une des choses qui excita le plus mon admiration fut une route, dont il n'est, autant que je sache, fait mention nulle part et que l'on me fit remarquer, se dirigeant d'Izamal sur Mérida. Elle longe, un mille ou deux durant, la route moderne, et en la suivant dans les bois, en soulevant la couche de débris et d'humus qui la cache, on découvre une voie magnifique de sept à huit mètres de largeur, dont les assises sont en pierres énormes surmontées d'un mortier de pierre parfaitement conservé, lequel est couvert d'une couche de ciment de deux pouces d'épaisseur. Cette route se trouve partout à un mètre et demi environ au-dessus du sol, de façon que, pendant les grandes pluies, le voyageur était toujours à l'abri de l'inondation. La couche de ciment semble posée d'hier. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, quand on songe que les véhicules à roues ne devaient pas exister chez ces peuples manquant d'animaux de trait; tout se faisant à dos d'hommes, une route aussi solidement établie devait difficilement se détériorer. Ce qui surprend, c'est l'épaisse couche d'humus qui recouvre cette voie ancienne. Dans une contrée aussi sèche, où la végétation est si rachitique, on se demande quelle série de siècles il a fallu, pour produire quarante centimètres environ de détritus. En somme, je ne rapportai d'Izamal que trois clichés, regrettant que mes moyens ne me permissent pas de faire des fouilles qui, certainement, eussent été productives.
X
CHICHEN-ITZA
Seconde expédition.—Citaz.—Piste.—Le christ de Piste.—Chichen-Itza.—Les ruines.—Le musicien indien.—Le retour.—Le médecin malgré lui.
Izamal n'avait été qu'une excursion; ce fut ma sortie d'essai, et j'éprouvai à combien de vicissitudes les collodions seraient sujets par la suite. La chaleur au Yucatan est toujours fort élevée, le thermomètre variant dans cette saison, nous sommes en avril, de trente-six à quarante degrés; quarante-deux fut le maximum; il s'y maintint pendant deux jours. Nous dirons pourquoi. La culture au Yucatan, comme dans Tabasco et les montagnes de Chiapas se pratique de la manière suivante. Travailler la milpa veut dire préparer la terre à recevoir le grain; on a fait aussi le verbe milpear, récolter, de là, milpa, la moisson. Chaque propriétaire, hacendado, désigne dans ses terres chaque partie de bois devant être abattue pour faire place à la semaille du maïs. Toute la presqu'île est couverte de bois. Les Indiens se rendent donc au lieu indiqué, coupent, abattent bois et taillis, puis laissent sécher sur place. Ceci se passe généralement au mois de septembre ou octobre; six mois de soleil calcinent ces branchages; au mois d'avril qui précède les pluies, on dispose les bois de manière que, le feu une fois allumé, l'incendie se propage facilement à toute la masse abattue. Dans le même mois, vers le midi, se lève régulièrement un vent impétueux qui pousse les flammes en tourbillons et facilite l'incendie, quemason. Si tout brûle bien, c'est une chance de bonne récolte, les cendres fument la terre, sinon l'on perd une masse de terrain préparé qui, restant embarrassé par les cadavres des arbres, ne donne plus qu'une maigre récolte. Une fois ceci fait et les premières pluies tombées, l'on pique le maïs et l'on attend.
Chaque chose au monde, chaque coutume est la résultante des divers milieux où l'on s'agite. Cette manière de cultiver est toute indienne. Ainsi, outre la difficulté de labourer une terre dont l'arête calcaire écorche de toutes parts la couche végétale, le défaut d'animaux domestiques et d'instruments de fer avait forcé les Indiens à chercher une méthode plus expéditive de préparer le sol à la culture. Ce vent régulier, qui s'élève chaque jour à la même heure, leur donna probablement l'idée de brûler afin de débarrasser la terre; n'ayant pas de bestiaux, et par conséquent pas d'engrais, la cendre put le remplacer, et comme dans une contrée où la chaleur est intense les bois étaient de peu de valeur, on n'eut aucun sacrifice à faire pour suivre ce qui s'offrait si naturellement à l'esprit. Je reviens au thermomètre. Tout le monde sait que, d'après un principe physique, la chaleur se concentre et s'accumule sans cesse dans une serre et que, par la superposition de plusieurs vitrages, on peut arriver à l'ébullition; or, la quemason, au Yucatan, opère en grand le même phénomène. Quand, dans toute la péninsule à la fois, on brûle la milpa, l'atmosphère se couvre d'épais nuages de fumée; on ne voit plus le soleil qu'au travers d'un brouillard qui rappelle le verre noirci dont on se sert pour observer les éclipses; si le vent tombe, la fumée reste suspendue et forme serre. Le calorique se concentre, s'amasse, et le thermomètre monte quelquefois au delà de quarante-deux degrés.
La chaleur devient alors intolérable.
Mon premier soin en rentrant à Mérida fut de préparer mon expédition pour Chichen-Itza. Je nettoyai donc mes glaces afin de les retrouver toutes prêtes en arrivant, m'évitant ainsi dans les ruines une besogne difficile et désagréable. Je remplis un litre de collodion normal prêt à être sensibilisé, et comme j'avais remarqué, lors de ma première expérience, que sur des plaques de trente-six centimètres sur quarante-cinq, le collodion était sec dans le haut avant d'arriver au bas du verre, je le composai de cent dix parties d'alcool contre quatre-vingt-dix d'éther et un pour cent d'iodure; encore étais-je obligé de le verser en toute hâte et de précipiter immédiatement la glace dans le bain.
Le collodion ainsi composé est fort léger, très-délicat, et j'éprouve aujourd'hui combien il adhère peu à la glace; mais c'était la seule manière de réussir pour d'aussi grandes dimensions, et je fus obligé d'employer la même recette dans toutes mes expéditions successives. Tout étant prêt, je fixai le jour du départ. Cette fois, je l'avoue, je ne partais pas sans émotion: les ruines étaient loin, j'allais seul, ces légendes d'Indiens barbares, les actes de férocité commis par eux, leur dernière victoire qui grandissait encore la terreur de leur nom, tout cela me troublait et m'impressionnait vivement. Suivant la coutume, la caleza fut à ma porte à deux heures, et, le tout emballé le mieux possible, les mules m'entraînèrent avec rapidité sur la route d'Izamal. La matinée était fraîche et délicieuse, la nuit sombre et le bois plein de mystère. Quelques lucioles jetaient au vent leurs dernières étincelles; de temps à autre, de lourdes charrettes s'arrêtaient au bruit de la caleza lancée au galop et aux cris de mon domestique, se rangeaient sur le bord de la route, afin d'éviter tout accident. Plus tard, une bande orangée laissait deviner le jour, et comme le premier rayon de soleil dorait la cime des arbres, le bois retentit des cris perçants des chachalacas, du babillage infernal des perruches et des sifflements aigus du geai bleu; quelques lapins fuyaient sous les épines et des volées de cailles croisaient la route. Tout ce gracieux petit monde saluait le jour et lui souhaitait la bienvenue. La chachalaca, dont j'ignore le nom savant et dont l'appellation indienne n'est qu'une heureuse onomatopée, est une espèce de gallinacée à chair dure et coriace. J'en tuai deux, mais elles étaient immangeables; peut-être n'étaient-elles plus de la première jeunesse. J'eus cependant occasion d'essayer d'en manger d'autres par la suite et toujours avec le même insuccès.
À quelques lieues de Mérida, je vis passer une once; mais j'eus à peine le temps de mettre en joue, elle avait disparu; le domestique, pas plus que les mules, n'avaient paru effrayés. Mais le bruit cesse comme il a commencé; ce charmant tapage s'envole avec la fraîcheur; le soleil se montre, tout se tait. À dix heures, un silence absolu règne dans le monte (le bois). Après un repos de quelques heures donné aux mules, nous reprenions la route d'Izamal; il était cinq heures quand nous y arrivâmes.
Le correspondant de la poste fut assez aimable pour m'offrir l'hospitalité, et le matin, de bonne heure, je me rendis chez D. Agustin Acereto, afin de lui demander les lettres qu'il m'avait promises. Il me les fit donner, me recommandant de me hâter le plus possible et de rester à Chichen-Itza le moins longtemps que je pourrais, les circonstances ne lui permettant de répondre de rien. Je lui fis mes adieux et je partis. Mais au moment de monter en caleza, je m'aperçus avec épouvante que le devant de ma chambre noire était entièrement défoncé; je m'empressai de délier les bagages afin de mieux constater le désastre; il me parut irréparable, et je m'abandonnai à un dépit bien naturel en pensant qu'il me faudrait retourner à Mérida pour faire réparer ma caisse. Mon hôte, heureusement, vint adoucir mes regrets, en m'assurant qu'un de ses amis, menuisier à Izamal, se ferait fort de réparer le précieux objet. La glace dépolie, fort heureusement, n'était point cassée, et je n'ai jamais compris comment elle a pu résister pendant tous mes voyages.
Je fis immédiatement porter la chambre noire chez l'individu en question, qui me la promit pour le soir même. Il tint parole. La caisse était tant bien que mal réparée; en somme, elle pouvait servir. Je me réservais de la faire mettre complétement à neuf à mon retour à Mérida.
Ce ne fut, après tout, qu'une journée de perdue. Je la passai visitant la petite ville, les pyramides qu'elle renferme, causant avec les habitants, cherchant des légendes et des traditions. Ce fut peine perdue; je les trouvai d'une ignorance crasse, et, malgré toute ma bonne volonté, je n'en pus rien tirer; absorbés dans leur admiration de clocher, chacun me demandait, avec un air de satisfaction profonde, quel était le pays qui, dans mes longues pérégrinations, m'avait séduit le plus et quelle ville la plus charmante? J'étais obligé de convenir qu'Izamal était certainement le lieu le plus privilégié que j'eusse visité sous le soleil: et ces bonnes gens de sourire doucement, sûrs qu'ils étaient de ma réponse. Ce sentiment d'admiration, cet amour pour la patrie se retrouve partout, mais plus violent à mesure que l'on descend la chaîne civilisée. J'ai rencontré de ces malheureux me demandant si l'on savait manger du pain dans mon pays, si l'on y buvait de l'anizado, espèce d'alcool, et autres naïvetés de ce genre.
Izamal fut la dernière ville brûlée par les Indiens sur la route de Valladolid du côté de Mérida; mais les habitants ont, depuis quatorze ans, réparé leurs maisons en ruine et dissimulé leurs pertes. Au delà d'Izamal, tout fut dévasté; aussi la campagne prend-elle, à mesure qu'on s'éloigne, des teintes plus mélancoliques et des airs de triste solitude; les rencontres sur les routes deviennent rares, et l'on n'aperçoit plus que de loin en loin la tête de quelques palmiers dénonçant l'existence d'un rancho isolé ou d'une chétive hacienda. Quant aux villages, ils apparaissent noirs, brûlés, en ruine; on dirait que la vie s'est retirée de ces lieux désolés; les rues sont désertes, nul être vivant ne les anime, le grognement de quelques pourceaux étiques est le seul bruit qui se fasse entendre, et les vautours, silencieusement posés sur le chaume des toits, semblent veiller un cadavre.
La nuit fut déplorable. Je m'endormis plein d'idées sombres et n'eus point de songes couleur de rose; je pensais à ma patrie si lointaine, à ma mère, si triste autrefois à mon départ, à toute cette famille que j'avais laissée unie et heureuse, pour courir seul les sentiers du grand univers; quelques regrets me faisaient penser au retour, et j'eus de la peine à secouer ce premier accès de faiblesse.
Le lendemain, nous arrivâmes à Citaz, petite bourgade où devaient s'arrêter les mules; les ruines se trouvent à six lieues de là, dans le bois, et l'on y arrive, à cheval, par de petits sentiers d'Indiens.
J'avais laissé, au village précédent, un ordre du gouverneur, afin qu'on envoyât quelques soldats pour m'accompagner. Je donnai au juge de Citaz une lettre semblable qui lui recommandait de me donner autant d'hommes qu'il serait nécessaire. Cet honorable magistrat se mit à ma disposition et me fit d'abord conduire à la petite cabane, casa real, maison royale, servant d'abri aux voyageurs. On y suspendit mon hamac et je m'y étendis avec délices, brisé que j'étais par trois journées de cahots sur une route de rochers.
La cabane était voisine du corps de garde, et je pus me faire une idée de la vie étrange que mènent ces populations déshéritées. Tous les hommes valides, y compris les métis seulement, sont appelés aux armes et à la défense de la communauté menacée. Les Indiens, esclaves pour ainsi dire, sont exclus de cette mesure. Ces malheureux, restés sous le joug, n'ont tiré d'autre profit de leur fidélité qu'une misère plus profonde et une menace de mort suspendue sur leur tête; leurs frères révoltés leur ont voué une haine plus implacable qu'aux blancs eux-mêmes; on les appelle Indiens hidalgos.
La moitié de la population veille donc l'arme au bras, pendant que l'autre moitié travaille ou dort; des sentinelles, relevées d'heure en heure, font une garde perpétuelle, et, au moindre signe suspect, une bombe, placée sur la voûte de l'église, éclate, avertissant le village voisin du danger que court telle ou telle localité. Des courriers sont, en outre, expédiés de toutes parts, afin de précipiter les secours.
Citaz avait une physionomie plus sombre encore que tout ce que j'avais vu. Les maisons étaient brûlées, et les anciens habitants, chassés par les Indiens, étaient revenus bâtir un misérable abri dans l'intérieur même de la ruine, préférant cet imminent danger de mort à la douleur d'abandonner leur foyer dévasté. Vers le soir, j'eus la visite du juge, du curé, du commandant. Je priai ces messieurs de vouloir bien me procurer les chevaux nécessaires à ma personne et des Indiens pour transporter mes bagages; on mit à me satisfaire une obligeance charmante; l'alcade fut mandé, le juge lui traduisit ma demande; je lui donnai l'argent nécessaire, car on paye toujours d'avance, et il promit que le lendemain, à la première heure, les Indiens seraient à ma porte.
Le capitaine voulut m'accompagner à Chichen: il me recommanda un sergent qui parlait très-bien l'espagnol et qui devait me servir d'interprète pour les ordres que j'aurais à donner aux Indiens, ceux-ci ne parlant que le maya. J'engageai donc le sergent.
Le curé de la Cruz Montforte voulut aussi venir avec nous; son grand âge faisait de cette excursion un voyage très-fatigant; mais sa curiosité, au sujet de ces ruines qu'il n'avait jamais vues, était trop éveillée pour qu'il y renonçât. Il avait un cheval fort doux, disait-il, et douze lieues n'étaient pas une affaire. Mon arrivée l'intriguait au plus haut point. Ce brave homme ne pouvait comprendre qu'un simple motif d'art ou de science m'eût poussé à quitter ma patrie, à traverser l'Océan, el mar (cette idée le faisait frémir), pour venir simplement dessiner des ruines que les habitants du pays ne connaissaient même pas.
—Il y a quelque chose là-dessous, me disait le padre; il est probable que votre nation habitait autrefois ces palais, et l'on vous envoie pour les visiter, étudier les lieux et voir s'il serait possible de les réparer, afin qu'un jour elle put revenir les occuper. Le padre n'en pouvait mais, et son système de probabilité n'avait certainement pas le sens commun. Les Espagnols ont, autant que possible, entretenu cette abjecte ignorance, n'appelant l'attention de ces pauvres colonies que sur la métropole, et leur faisant croire qu'il n'y avait que l'Espagne au monde.
Vers les huit heures, ces messieurs eurent la bonté de me faire servir à souper: quelques tortillas, des frijoles et un petit poulet en composaient le menu; le tout fut couronné d'une tasse de chocolat que mes hôtes voulurent bien partager avec moi. Après une causerie de quelques heures et des plus étranges, je vous assure, nous nous séparâmes.
—Nous ne savons jamais en nous couchant si nous reverrons la lumière, me dit le juge en me quittant. Cet aimable bonsoir était fait pour rassurer mes esprits.
Néanmoins je dormis d'un profond sommeil et me réveillai au moment du départ, rempli de courage et sous le coup d'une émotion toute nouvelle. J'allais entrer sur le territoire ennemi; j'allais voir enfin ces ruines magnifiques dont j'avais lu de si merveilleuses relations; il n'y avait plus aucun danger à mes yeux, ou plutôt il ne faisait qu'ajouter un nouveau charme à cette expédition moitié artistique et moitié militaire. Ma troupe se composait pour le moment de vingt-cinq soldats et Indiens, et devait se grossir à Piste. C'était une faible escorte; cependant je jetais des yeux satisfaits sur cette troupe bariolée, je me voyais à la tête d'une expédition originale et je pensais avec quelque fierté, je l'avoue, qu'on avait rarement fait de la photographie dans ces conditions.
À partir d'Izamal, on se dirigeant sur Citaz et Valladolid[71], le pays, de complétement plat qu'il était, commence à légèrement onduler. Ces ondulations se dirigent du nord au sud, rappelant les vagues de la mer, elles vont croissant en hauteur quand on s'approche de Valladolid, jusqu'à atteindre une hauteur moyenne de quinze à vingt pieds. À partir de Citaz, se dirigeant sur Piste, c'est-à-dire au sud-ouest, le sol devient brisé, cassant, hérissé de petits monticules; aussi, quand nous partîmes au petit jour, perchés sur des selles détraquées, le cheval retenu par un simple bridon, je fus quelque temps à prendre mon assiette, craignant à tout moment de voir ma monture se couronner sur les roches du sentier.
Les jambes pendantes, la figure battue par les branches des arbres, quelquefois enlacé par les lianes, il fallait une attention soutenue pour garder son équilibre; il y avait loin de là aux belles cavalcades du paseo de Mexico.
Le cheval, cependant, accoutumé aux difficultés de la route, trébuchait sans tomber, et nous arrivâmes sans encombre à un rancho, distant de trois lieues de Citaz, où nous entrâmes nous reposer. Le soleil était haut, la chaleur suffocante, la route monotone, et cette tristesse qui chargeait l'atmosphère semblait croître à mesure que nous nous éloignions des centres habités.
Ce rancho, ou petite habitation, était le seul reste d'un village autrefois florissant, maintenant désert. Autour de nous, l'on n'apercevait que des ruines noircies par le feu, et l'ancienne église effondrée ne laissait voir que son clocher délabré et ses murailles déjà couvertes d'une végétation parasite.
L'habitant de cette cabane isolée écrasait, au moyen d'un trapiche, moulin primitif, manœuvré par une mule, des cannes à sucre, dont le suc mis en énormes pains faisait toute sa fortune; trois ou quatre femmes métisses composaient le personnel de l'habitation. Le propriétaire nous offrit immédiatement une jicara de posole. La jicara est une tasse faite avec l'écorce d'un fruit, et le posole une pâte de maïs cru, délayée dans de l'eau. C'est une boisson assez insipide, mais rafraîchissante; j'en consommai d'énormes quantités par la suite: elle possède le double avantage de nourrir et de désaltérer.
Après une halte d'une demi-heure, le vénérable curé se sentant mieux, nous reprîmes le sentier; deux heures après nous arrivions à Piste, village frontière à une lieue des ruines qu'on distinguait dans l'éloignement. Nous avions une soif ardente et une faim canine, et, malgré l'envoi d'un Indien qui devait mettre le village en réquisition, nous ne trouvâmes rien de disposé pour nous recevoir. Je m'en étonnai peu, du reste, en voyant la misère du pauvre pueblo, composé de quelques huttes indiennes et portant comme aux alentours la trace indélébile du passage des Indiens révoltés.
Pendant que le sergent, institué le majordome de l'expédition, s'empressait de réparer la négligence de notre émissaire, je montai sur la voûte de l'église, encore debout, afin de jeter un coup d'œil sur les alentours et prendre vue des ruines qu'on apercevait au loin. De là, je distinguai fort bien ce que je sus plus tard s'appeler le Château, le palais des Nonnes; sur la gauche, le Caracol, escargot, dont je donnerai la définition, et la Prison, dont nous donnons le dessin. J'examinai l'église, entièrement composée de pierres enlevées aux temples et aux palais dont j'allais étudier les ruines. Il y avait là de fort jolies choses: de petits bas-reliefs représentant des guerriers dans toutes les positions, la tête ornée de plumes et de coiffures bizarres, le nez percé d'une pierre ou d'un morceau de bois. On remarquait aussi beaucoup de fragments de cette ornementation formée de pierres dentelées, distribuées en carrés, avec une rosace au milieu, genre affectionné par les artistes indiens et que l'on retrouve dans tout le Yucatan.
J'entrai aussi dans l'église, un sentiment pieux m'entraînait vers le pauvre sanctuaire; j'avais besoin de prier le Seigneur qu'il me donnât la force et qu'il me permît de secouer cette effroyable tristesse qui m'avait assailli à l'aspect de ces lieux désolés. J'avais aussi à remercier la Providence de la protection toute spéciale qui, depuis deux ans de voyage, m'avait garanti contre les maladies dangereuses et contre les accidents si fréquents dans ces contrées à demi sauvages.
J'entrai, mon vénérable compagnon m'avait précédé; cette église était de sa juridiction et c'était la première fois qu'il venait à Piste; il voulut néanmoins m'en faire les honneurs. L'église était nue, les plâtras des murailles tombaient par larges plaques et quelques bancs vermoulus attestaient l'abandon du saint lieu. Le chœur, comme dans toutes les églises du Mexique, était composé de colonnes torses, droites et cannelées, superposées, avec chapiteaux composites s'élevant jusqu'à la voûte; mais les dorures étaient ternies par le temps ou noircies par la fumée. L'autel se dressait sans nappe dans une désolante nudité, et la porte du tabernacle gisait au loin dans la poussière. Deux candélabres en bois, dénués de cierges, et puis au pied des premières marches de l'autel un Christ courbé sous sa croix, complétaient ce tableau de désolation. Le jour venait de gauche par la porte ouverte et l'église était pleine de tristesse sombre qui ajoutait à l'effet. Jamais émotion plus poignante ne s'empara de moi à la vue de ce Dieu misérable. Je me jetai à genoux et les larmes me vinrent aux yeux. Une tunique ignoble, jadis bleue, incolore et en lambeaux, couvrait à peine ses membres décharnés; ses cheveux souillés de boue, s'échappaient en mèches collées de sa couronne d'épines; le sang ruisselait en gouttes noirâtres sur sa divine figure, et tous les crachats de l'humanité semblaient avoir séché sur sa face endolorie. C'était bien le Dieu des Indiens, de ces pauvres opprimés; l'expression de souffrance et de misère était atroce. Oh! c'était bien là le crucifié à l'agonie, la personnification de toutes les douleurs, et celui-là était un grand artiste qui sculpta le Christ de Piste!
Les Indiens avaient-ils respecté leur ancien Dieu, ou s'étaient-ils enfuis épouvantés devant cette immense infortune?
Comme nous sortions, on vint nous avertir que le dîner nous attendait; il était servi dans la sacristie, et se composait de tortillas, de haricots et d'œufs; j'avais quelques bouteilles de staventum, liqueur exclusivement yucatèque, miel distillé avec de l'anis, qui nous servit de dessert.—Des petits garçons nous apportèrent d'énormes ciruelas.
Je me mis immédiatement à l'ouvrage, préparant des produits pour le lendemain, examinant la chambre noire, les développants et les fixateurs. La nuit vint ensuite; elle fut ravissante; nous dormîmes la porte ouverte, doucement bercés dans nos hamacs.
À cinq heures, j'étais sur pied; les Indiens, chargés, n'attendaient plus que l'ordre de partir. Une douzaine d'entre eux, armés de haches, nous suivaient aussi pour couper les bois et dégager les monuments; quelques soldats de station au village se joignirent à notre petite troupe, qui s'ébranla tout entière, formant un total de quarante-cinq personnes.
Le guide nous conduisit directement au palais des Nonnes, le plus considérable des monuments de Chichen-Itza[72], dont notre ouvrage reproduit la façade principale. On fut obligé d'ouvrir un passage au machete. Ce ne fut pas sans peine que nous arrivâmes, déchirés par les ronces et le corps couvert de garrapatas, espèce de gros pou de bois qui s'enfonce dans les chairs comme ses confrères, et dont on a toutes les peines du monde à se débarrasser. Je m'installai dans l'une des pièces parfaitement conservées du palais; on posa des sentinelles au loin, afin de prévenir toute surprise, et les Indiens se mirent au travail. Une fois mon cabinet noir organisé, je fis un cliché d'essai; tous ces braves gens étaient émerveillés de la nature de l'instrument et du phénomène de la chambre noire. Le point obtenu, ils voulurent tous admirer sur la glace dépolie la reproduction renversée de l'image, et semblèrent frappés de stupeur; le vieux curé surtout ne pouvait s'en rassasier.
Je laissai les Indiens à leur besogne, et, guidé par le sergent, accompagné de quelques soldats, j'allai visiter le Cirque, que les naturels appellent Iglesia (l'église); les habitants avaient pris pour un temple inachevé ce qui n'était qu'un gymnase. Le doute à cet égard n'est plus permis, et l'accord des voyageurs à lui donner cette destination en a fait une certitude. Les emblèmes qu'on y rencontre à chaque pas disent assez que les jeunes hommes de cette nation disparue venaient y lutter de vigueur, d'adresse et d'agilité: on y voit l'aigle, le serpent, le tigre, le renard, le hibou; c'est dire le courage, la force, la prudence, la sagesse, etc.; il ne reste de ce monument que le bas-relief des tigres, représentant des tigres deux à deux, séparés par un ornement de forme ronde meublé de petits cercles à l'intérieur. Le monument se composait autrefois de deux pyramides perpendiculaires et parallèles, d'un développement de cent dix mètres environ, avec plate-forme disposée pour les spectateurs. Aux extrémités, deux petits édifices semblables, sur une esplanade de six mètres de hauteur, devaient servir aux juges, ou d'habitation aux gardiens du gymnase. Sur la pyramide de droite (regardant le nord), se trouvaient deux chambres dont la première est détruite; elle devait avoir un portique soutenu par deux énormes colonnes dont les piédestaux existent encore.
La seconde, entière aujourd'hui, est couverte de peintures. Ce sont des guerriers et des prêtres, quelques-uns avec barbe noire et drapés dans de vastes tuniques, la tête ornée de coiffures diverses. Les couleurs employées sont le noir, le jaune, le rouge et le blanc. Ces deux salles forment l'intérieur du bas-relief des tigres. Dans le bas et en dehors du monument, se trouve la salle ruinée dont nous donnons les bas-reliefs, qui sont certainement ce qu'il y a de plus curieux à Chichen-Itza. Toutes les figures en bas-relief, sculptées sur les murailles de cette salle, ont conservé le type de la race indienne existante. Le crâne est large, aplati à la partie supérieure, sans pour cela que le front soit bombé; il forme avec le nez aquilin une ligne presque droite; l'Indien Yucatèque est un beau type. La forme osseuse du crâne, chez lui, s'éloigne donc du tout au tout de celle des fondateurs de Palenqué, dont le front fuyant et la tête terminée en pointe se retrouve encore chez les Indiens de la montagne: il faut ajouter que le croisement de l'Indien et du blanc donne au Yucatan une race de métis admirable qui ne ressemble en rien aux croisements des autres races indiennes; de plus, le caractère indien se conserve, quelque éloignée que soit la filiation et quelque blanc que soit le produit, de telle sorte que l'observateur peut reconnaître à première vue un métis yucatèque d'autres métis. Ce fait est au moins étrange, et différencie essentiellement la race yucatèque des autres races indiennes du Mexique.
N'oublions pas que la pyramide de droite possède à l'intérieur, et enchâssé dans le mur, le fameux anneau qui servait au jeu de paume, et qu'a reproduit M. l'abbé Brasseur sur la couverture du remarquable ouvrage le Popol Vuh, qu'il a récemment publié.
Le palais des Nonnes est bien le monument le plus important de Chichen-Itza. Considérable dans son ensemble, sa façade n'a qu'une médiocre étendue; mais, travaillée comme un coffret chinois, c'est le bijou de Chichen pour la richesse des sculptures. La porte, surmontée de l'inscription du palais, possède en outre une ornementation de clochetons de pierre qui rappellent, comme ceux des coins de plusieurs édifices, la manière chinoise ou japonaise. Au-dessus, se trouve un magnifique médaillon représentant un chef la tête ceinte d'un diadème de plumes; quant à la vaste frise qui entoure le palais, elle est composée d'une foule de têtes énormes représentant des idoles, dont le nez est lui-même enrichi d'une figure parfaitement dessinée. Ces têtes sont séparées par des panneaux de mosaïque en croix, assez communs dans le Yucatan.
L'intérieur de l'édifice se compose de cinq pièces de grandeur égale dont la forme, commune à Palenqué, ne varie jamais; on dit en espagnol de boveda, qui n'exprime aucunement cette architecture toute particulière; boveda veut dire voûte, et ces intérieurs n'y ressemblent nullement; ce sont deux murs parallèles jusqu'à une hauteur de trois mètres, obliquant alors l'un vers l'autre, et terminés par une dalle de trente centimètres.
Les linteaux des portes sont en pierre. Chichen n'offre que quelques rares échantillons de linteaux de bois, qu'on trouve partout à Uxmal. Le corps principal du palais des Nonnes, flanqué de deux ailes placées à distances inégales, s'appuie à une pyramide perpendiculaire, sur la plate-forme de laquelle se trouve un édifice très-soigné, percé de petites pièces avec deux niches faisant face à la porte et traversé par un couloir qui, s'ouvrant à l'orient, va donner sur l'extrémité occidentale du palais. Ce second édifice est lui-même surmonté d'un autre plus petit, le total formant un palais de trois étages. On arrive à la première plate-forme par un escalier gigantesque fort rapide, composé de quarante à quarante-cinq marches. Il y avait là, quand j'y montai, tout un monde d'oiseaux, de serpents et d'iguanes, des cailles entre autres dont l'une fut prise à la main, de beaux oiseaux verts et bleus, au cri plaintif, s'harmoniant parfaitement à la solitude des ruines. Les iguanes couraient, sautant de branches en branches, et je ne pus en attraper aucune.
Le développement du palais et de la pyramide est d'environ soixante-quinze mètres. La pyramide avait été fouillée par Stephens, je suppose, mais il n'avait trouvé qu'une masse de mortier de pierre, qu'il renonça à percer d'outre en outre, laissant béante une énorme excavation qui montre suffisamment l'excellence des matériaux et la solidité de l'ouvrage. Le bâtiment appelé la Carcel (la Prison) par les indigènes, on n'a jamais su pourquoi, est un édifice parfaitement conservé. Placé sur une pyramide peu élevée (de deux mètres environ), il se compose d'un seul corps de logis, avec trois portes au couchant, éclairant une galerie de la longueur du palais. Cette galerie est percée de trois salles qui ne prennent jour que par des portes intérieures correspondant aux portes du dehors; nous n'avons jamais remarqué, dans les ruines du Yucatan, pas plus que dans celles de Mitla et de Palenqué, un seul édifice à fenêtre. D'autres ruines s'offrent encore de tous côtés à la vue du voyageur. Ce sont le Caracol ou l'Escargot, bâti en manière de mur à limaçon; le Château, que surmonte une pyramide de cent pieds au moins, puis un énorme bâtiment près des Nonnes, mais totalement dénué de sculptures; des amoncellements de pierres taillées indiquent encore la place d'autres édifices, le sol au loin en est couvert. Quant à l'hacienda de Chichen-Itza, ses bâtiments et ses chapelles, perdus dans le bois, attendent que les Indiens étant soumis, le maître revienne leur donner le mouvement et la vie qui les ont abandonnés.
Le propriétaire actuel vit à Mérida; il me proposa la cession de sa propriété et des ruines pour la somme de deux mille piastres. C'était peu; mais, hélas! j'étais trop pauvre pour l'acheter; elles sont trop loin pour tirer parti de tant de choses précieuses; abandonnées au ravage des temps, exposées à la barbarie de certains voyageurs, ces magnifiques ruines vont se dégradant chaque jour; quelques siècles encore et pas une pierre ne se dressera pour rappeler aux hommes l'existence de ces civilisations éteintes. Le Cenote de Chichen-Itza n'est qu'une vaste citerne naturelle à ciel ouvert. Il n'a rien de remarquable.
Formés par l'affaissement de la couche calcaire, les cenotes qui parsèment le Yucatan et lui fournissent de l'eau en chaque saison affectent toutes les formes, depuis l'immense rotonde où l'on pénètre par le trou de la voûte jusqu'à la citerne à ciel ouvert. Quelques-uns, ornés de cristallisations, offrent un coup d'œil grandiose, et celui de Bolonchen, donné par Stephens, est un des plus remarquables. Plus tard, nous en avons rencontré d'autres dans la direction d'Uxmal; nous en parlerons en temps et lieu.
Quant au degré de civilisation de Chichen, nous avons cru pouvoir le considérer comme plus avancé qu'à Izamal, où les pyramides et les figures énormes dénotent plus d'antiquité avec moins de perfection dans les détails; à Chichen, la masse des ruines forme ville; les édifices, les temples et les monuments qui, par leur simplicité, rappelleraient des habitations particulières, les places publiques même, font songer à un état civil plus avancé, et de la théocratie pure, on pourrait passer à une théocratie militaire.
Huit jours s'étaient écoulés, et chaque matin on m'engageait à me hâter: il tardait à ces messieurs de revoir leurs pénates et les ruines étaient muettes pour eux. Depuis longtemps déjà le vieux curé avait repris la route de Citaz, bien fatigué de son excursion; je ne le revis plus, et je sus par la suite qu'il était mort des suites de sa visite à Chichen. Pauvre curé! pour moi, le temps passait rapide; j'étais pourtant accablé de fatigue, le visage brûlé, les bras couverts de coups de soleil; je ne puis me rendre compte de l'insensibilité de ma machine à l'endroit de ce climat dévorant. Chaque soir, je m'étendais avec délices sur mon hamac suspendu aux arbres des ruines; on allumait un feu pour éloigner les tigres et l'on soupait. Quelquefois les Indiens entonnaient un chant monotone, mélopée plaintive qui précipitait le sommeil. Je me laissais vivre, sans regard vers le passé, sans souci de l'avenir.
J'avais distingué, parmi les travailleurs indiens, un jeune homme à figure fine et intelligente: c'était l'artiste de la bande; un soir, il me voulut donner un échantillon de son talent.
Il coupa une branche d'arbre mince et flexible dont il enleva l'écorce, s'en fut dans le bois chercher une racine d'une espèce particulière, fort longue, fort déliée, et s'en servit comme d'une corde à boyau pour tendre la branche en forme d'arc. Du pouce de la main gauche, il maintenait contre le fil un morceau de bois sec qui figurait le chevalet, et dans sa main droite il tenait un autre morceau de bois dont il se servait comme d'archet. Puis, approchant sa bouche d'une extrémité de ce violon primitif, l'ouvrant ou la fermant tour à tour, il tira de ce naïf instrument des sons d'une douceur infinie; il passait de quelques airs espagnols qu'il avait retenus aux mélodies indiennes, pleines de tristesse et de mélancolie, se rappelant et improvisant tour à tour. J'éprouvais à le suivre un charme étrange, et le plaisir qu'il me voyait prendre à l'écouter redoublait l'élan de sa verve poétique. Il joua longtemps; je le récompensai au delà de ses espérances.
Le neuvième jour, j'avais terminé mon travail et je précipitai le départ. Arrivé à Citaz il fallut montrer aux autorités du petit village les vues dont le padre leur avait conté des merveilles. Je m'exécutai aussitôt; mais ce fut pour eux une désillusion profonde, et comme une raillerie; ces clichés négatifs ne parlaient point à leurs yeux ignorant les mystères de la photographie; ils me remercièrent néanmoins, mais bien convaincus de la nullité artistique des trésors que j'emportais.
L'une des idées fixes, chez la plupart des métis, c'est de prendre tout étranger pour un médecin. Je portais toujours avec moi une petite boîte de drogues et un Manuel Raspail. À Chichen-Itza, j'avais eu occasion de soulager le vieux curé d'une courbature par des frictions prolongées de pommade camphrée. C'en fut assez pour établir à leurs yeux ma réputation de docteur. À Citaz, il me fallut donc écouter les doléances de quelques individus, mais sans prévoir jusqu'où mon ministère improvisé pouvait me conduire. Vers le soir, une autre visite m'arriva. C'était un jeune homme, marié depuis trois ans à peine, et dont la femme, jeune et jolie, disait-il, ne lui donnait point d'enfants. Je lui avouai bien sincèrement tous mes regrets de la stérilité de sa compagne, l'assurant que je n'y pouvais rien, et qu'il devait, dans un cas semblable, s'adresser à quelque médecin de Mérida. La confession de mon ignorance ne fut à ses yeux qu'une modestie extrême, et, malgré tous mes efforts pour l'arrêter, il entra dans des détails intimes qui ne laissèrent pas que d'émouvoir mon imagination. Bref, il finit par m'engager à visiter sa femme, désirant que je l'examinasse avec soin. La chose prenait une tournure assez piquante; le mari avait dit que la malade était jolie, circonstance atténuante, je ne me défendais plus que faiblement; ses insistances redoublèrent. Je pensai, malgré moi, au médecin malgré lui, et je ne pus m'empêcher de sourire du rapprochement, désirant du reste que la ressemblance s'arrêtât là, sans pousser jusqu'au bâton.
J'aurais eu mauvaise grâce à ne point me rendre, je le suivis. La maison était petite, mais propre. Il renvoya une vieille servante, ferma la porte, et me pria d'entrer dans l'exercice de mes fonctions. La malade paraissait une jeune fille encore, elle était vraiment jolie, et la pâleur répandue sur sa jeune physionomie, l'espèce de crainte respectueuse que je lui inspirais, lui prêtaient un air des plus intéressants.
Sans être docteur, les confidences du mari m'avaient indiqué la nature de la maladie, et certes, mon ignorance me rendait impuissant à la guérir. Je tâchai néanmoins de faire bonne contenance, car j'étais plus ému qu'il ne convient à un membre de la Faculté, surtout lorsqu'il s'agit de palper le sein de la malade. Je rougis prodigieusement, lorsqu'il me fallut examiner le siége même de la maladie. Mais, en voyant les deux époux de si bonne foi, je faillis prendre mon rôle au sérieux, et me rappelant à propos l'article Raspail sur le traitement de ce genre d'affections, j'ordonnai bravement l'aloès, le safran et les bougies camphrées, dont j'expliquai l'usage. Je sortis chargé des bénédictions du jeune couple, auquel je prédis la postérité d'Abraham, me jurant tout bas de ne plus accepter semblable tâche à l'avenir, certain, en tout cas, que je n'avais ordonné que choses excellentes ou inoffensives.
Trois jours après, j'étais à Mérida.
XI
UXMAL
Retour à Mérida.—Départ pour Uxmal.—Uaialke.—Sakalun.—La famille B.—Tikul.—L'hacienda de San Jose.—Uxmal.—Les ruines.—Le retour.—L'orage.—Les Indiennes de San Jose.
Il faut avoir éprouvé les fatigues de quinze jours d'expédition et de rudes travaux dans ces climats brûlants, pour comprendre les charmes du repos. Je me donnai quelques jours de congé; ils passèrent comme un rêve.
La maison de don Joaquim est un palais coupé de galeries à colonnes et de cours plantées de palmiers: un vaste réservoir d'eau renouvelée tous les deux jours m'offrait chaque matin le plaisir d'un bain fortifiant; je m'y livrais comme en pleine rivière à l'exercice de la natation; puis venait le déjeuner, que nous prenions de compagnie avec mon ami J. Laclos, qu'un heureux hasard avait amené à Mérida le soir de mon arrivée. C'étaient alors des causeries charmantes sur la patrie lointaine, où se mêlaient les historiens de nos jours et les noms aimés de nos littérateurs modernes; c'étaient de longues discussions au sujet des ruines que j'avais visitées et que j'allais revoir; puis venaient les excursions dans le passé, les rêveries de l'avenir: confidences mutuelles, souvenirs évoqués, que vous avez de charmes! Quand la chaleur montait, nous livrant au doux bercement du hamac, l'esprit tranquille, le corps moite, l'âme engourdie, une heure de sieste, fille des climats chauds, achevait cette matinée si bien remplie.
Je m'étais, en outre, lié d'amitié avec ma respectable voisine, la señora C..... Une sympathie subite nous avait rapprochés. Il semblait qu'elle m'eût rencontré dans une de ces vagues existences qu'on croit avoir vécues; ses traits me rappelaient de chers souvenirs.
Malade depuis longtemps, elle en était arrivée au dernier période d'une maladie de poitrine. Abandonnée des docteurs, elle attendait, avec le calme d'une conscience pure, que Dieu fixât le jour de son rappel. Agée de trente à trente-cinq ans, ornée d'une instruction peu commune, douée d'une âme tendre et mystique, ses entretiens étaient pour moi pleins de charmes. Une religion bien entendue versait sur cette nature éprouvée par tant de souffrances le trésor de ses consolations les plus douces. Je me trouvais heureux et fier de l'amitié que m'avait vouée cette pauvre femme.
Que d'heures passées en épanchements intimes, en confidences, en causeries sérieuses, où je m'efforçai de ranimer dans son cœur l'amour des choses de ce monde et l'espoir d'un rétablissement prochain! Ses yeux voyaient clair dans l'avenir; elle se sentait partir, triste mais résignée. Quand je la quittai, notre amitié de quinze jours était vieille de longues années, et mes yeux se mouillèrent de larmes quand je lui fis mes derniers adieux.
Je ne devais point oublier que la saison s'avançait; aussi Antonio vint-il m'arracher un matin aux délices de ma paresse. J'avais perdu l'habitude de me lever aussi tôt, et j'eus toutes les peines du monde à m'arracher du hamac. La voiture attendait, il fallait partir. Il faisait une nuit assez noire; mon petit conducteur prit à droite; puis, une fois au dehors de la ville, malgré l'obscurité, malgré les affreux cahots d'une route rocailleuse, il mit ses mules au galop. J'eus beau lui crier de ralentir, qu'il allait tout briser, le gamin faisait la sourde oreille, et nous galopions de plus belle. Tout à coup le ressort de cuir de gauche se brisa; je fis une effroyable pirouette, et n'eus que le temps de me saisir du tablier, ce qui amortit ma chute. Antonio se trouvait tranquillement assis sur son brancard et semblait ne s'être aperçu de rien; il s'arrêta cependant au bruit de mes imprécations, qu'appuyèrent immédiatement deux soufflets parfaitement sentis, destinés à réprimer l'élan de mon drôle.
Le jour naissait à peine; nous nous trouvions alors à quatre lieues de Mérida. Que devenir? Impossible de songer au retour, la caleza ne pouvait aller plus loin.
—À deux pas, me dit Antonio, se trouve une habitation; veuillez garder les mules et la voiture, je vais chercher des cordes et du monde.
Il disparut. J'allumai un cigare et me promenai en l'attendant.
Cinq minutes à peine s'étaient écoulées depuis le départ de mon domestique, quand j'entendis dans le bois, sur la droite, un tumulte effroyable, et je vis déboucher, au triple galop, six Indiens dans un costume étrange. Ils avaient l'air si féroces, je m'expliquai si peu leur présence à cette heure, la rapidité de leur course, leur direction,—ils arrivaient sur moi,—que, rapide comme l'éclair, je me précipitai sur mon fusil que j'armai: je crus mon dernier jour arrivé, persuadé que j'avais affaire à l'avant-garde d'une troupe d'Indiens bravos.
Quoique décidé à vendre chèrement ma vie, j'éprouvai, je l'avoue, une surprise qui me parut être de la pire espèce. À moitié caché derrière la botte de la caleza, le doigt sur la gâchette du fusil, j'étais dans une fiévreuse attente de ce qui allait arriver. Les Indiens n'avaient d'autre arme qu'un machete, ce qui me donna quelque espoir; mais ils passèrent devant moi comme un tourbillon, sans s'inquiéter de ma présence, et je les perdis bientôt de vue.
Antonio, qui arrivait avec deux hommes, me dit que c'étaient tout bonnement des vaqueros indiens préposés à la garde et à la recherche du bétail dans les bois.
Ils portent alors des costumes de peau qui les enveloppent de la tête aux pieds; les mains sont cachées par le prolongement des manches, et les pieds dans d'immenses étriers en bois recouverts de cuir; les jambes sont, en outre, garanties par la selle elle-même, faite d'un cuir de bœuf qui, se repliant de chaque côté, forme une espèce de botte. Ce costume, qui ne laisse apercevoir que la moitié d'une face bronzée, donne aux vaqueros l'aspect le plus sauvage et leur permet de courir sans crainte au plus épais des fourrés.
Cependant, avec l'aide de ses deux Indiens, Antonio réparait notre accident avec assez d'intelligence; il remplaça la courroie par une corde sept ou huit fois doublée et me garantit la solidité de la voiture jusqu'à notre arrivée à Tikul. Nous poursuivîmes donc, et, vers les dix heures, nous arrivions à Uaialke, où je rencontrai don Felipe Peon, pour lequel j'avais des lettres de recommandation; il m'en donna lui-même une autre pour sa maison de Tikul et pour le majordome de l'hacienda de San Jose qui lui appartient.
La famille Peon, la plus riche de l'Yucatan, possède la plupart des haciendas de Mérida à Uxmal, c'est-à-dire un espace de vingt-cinq lieues; cette dernière, où se trouvent les magnifiques ruines du même nom, est la propriété de don Simon.
Uaialke est bien, comme le disait avec orgueil le majordome, la plus belle finka de l'Yucatan. On y arrive par une porte monumentale qui s'ouvre sur une vaste cour, plantée d'arbres verts; sur la gauche, s'étend une plantation de jenequen (agave dont le fil est d'un revenu considérable); à droite, se trouve un jardin ombragé de palmiers et de manguiers, où l'œil se repose sur les touffes vertes des bananiers et des goyaviers chargés de fruits.
La maison, élevée sur un plateau de quinze pieds au moins, est abordable de tous côtés au moyen d'un escalier continu qui borde la terrasse; une plantation de sapote de Santo Domingo, à fruits énormes à pulpe jaune, alternée de rosiers en fleurs, prête son ombrage à la galerie.
Sur le devant se trouve un manège à dépouiller l'agave, et, dans des cours intérieures, s'ébattent quelques daims privés.
Sur le derrière, s'étendent deux vastes clôtures destinées au bétail, et d'immenses réservoirs toujours pleins d'eau les bordent dans toute leur longueur. Deux puits, à chaîne garnie de seaux d'écorce, fournissent jour et nuit à l'alimentation des réservoirs et à l'arrosage du jardin.
Le bétail abandonné dans les bois, où six mois de l'année il ne trouve qu'une maigre nourriture, vient s'abreuver chaque jour aux réservoirs de l'hacienda. Comme nulle autre part il ne trouve une goutte d'eau, la soif répond au propriétaire du retour de ses troupeaux. Il peut tout au plus s'égarer quelque tête dans une habitation voisine, et, comme chaque animal porte le chiffre de son maître, il n'y en a jamais de perdus.
Dix-huit cents bêtes à cornes donnent à Uaialke un revenu considérable, et plus de douze cents Indiens, sujets de l'hacienda, travaillaient aux champs du maître; aujourd'hui, le nombre en est fort réduit: le choléra de 1854 enleva en peu de jours plus de sept cents de ces malheureux.
Deux heures de repos avaient donné aux mules une nouvelle vigueur; il s'agissait d'atteindre Sakalun avant la nuit.
En approchant de ce dernier point, je retrouvai, comme dans la direction de Valladolid, les traces de la révolte indienne: quelques murs noircis et des cabanes abandonnées formaient la ligne frontière de leurs derniers exploits. Sakalun fut deux fois ravagé; aussi le village a-t-il un air de tristesse mortelle.
Mon équipage s'arrêta sur la place: Antonio ne savait à qui s'adresser pour réclamer une nuit d'hospitalité. J'allai donc frapper aux portes, mais nul ne pouvait me recevoir, et l'on m'indiqua, de l'autre côté de l'église, la maison d'une pauvre veuve qui, d'habitude, hébergeait les étrangers de passage. Je m'y rendis; elle me pria d'entrer dans sa maisonnette, m'assurant qu'elle ferait son possible pour me procurer le nécessaire. Elle s'excusa d'une manière charmante de ne pouvoir m'accueillir d'une façon plus grande, et le regard de reproche qu'elle semblait adresser au ciel me fit comprendre que la fortune contraire avait dû bouleverser une existence que des manières distinguées, jointes à une figure noble, annonçaient avoir été brillante. Antonio s'en alla dans le bois couper du ramon (feuillage pour les mules); de mon côté, j'allai visiter le cenote, l'un des plus beaux du Yucatan.
Il est au milieu de la place; l'ouverture en est presque circulaire, sur un diamètre de quinze pieds environ. Un escalier gigantesque de rondins de bois unis par des lianes permet d'arriver à la nappe d'eau qui garnit la surface du fond.
Vous vous trouvez alors dans une vaste rotonde, d'une élévation de près de vingt mètres, d'où pendent d'énormes stalactites; des masses de stalagmites correspondent aux cristallisations supérieures, et quelquefois les deux réunies semblent former à la voûte d'immenses colonnes de support. L'aspect est grandiose, et l'ensemble donne l'idée d'un gothique sauvage.
Au crépuscule, une longue file d'Indiennes, vêtues de blanc, s'en vont, l'urne antique sur la hanche, puiser l'eau du ménage; à les voir subitement disparaître, on dirait une suite de fantômes s'engloutissant dans les entrailles de la terre.
Le dîner tout servi m'attendait au logis de la veuve; la petite table garnie d'une serviette blanche, quelques assiettes d'une propreté exquise, m'eussent rendu indulgent pour le plus détestable repas; mais tout était bon, bien apprêté, délicieux.
Deux jeunes filles, celles de l'hôtesse, me servaient à table: belles toutes deux, la plus jeune attirait le regard par ses merveilleuses perfections: elle avait treize ans; blanche comme l'albâtre, son buste, qui se dessinait sous la transparence du uipile indien, présentait les lignes admirables de la statuaire antique; ses grands yeux noirs, voilés de longs cils, avaient la douce expression d'une résignation touchante; le nez, droit, aux ailes mobiles, disait la facilité de ses impressions, et sa bouche de corail s'ouvrait sur une rangée de perles. Ses cheveux, une rivière de jais, relevés à la chinoise, formaient sur sa nuque blanche deux touffes luisantes reliées par une faveur jaune et percées d'une flèche d'argent.
Cette coiffure élégante et bizarre s'harmoniait au costume indien de la jeune fille. L'air d'innocence et de candeur qui rayonnait de toute sa personne en faisait un idéal que le rêve le plus divin ne pouvait dépasser.
De même qu'une fleur ignorée donne ses parfums au premier qui les respire, de même la belle enfant semblait heureuse de mes admirations, et son visage se voilait de pudeur souriante, sous le feu de mes regards passionnés. La mère me dit son histoire; elle était courte: de terribles événements, une longue misère; d'origine espagnole, elle me conta l'hacienda pillée et incendiée, son mari assassiné, son désespoir, sa fuite, l'exil, puis son retour en ces lieux désolés; elle me dit cette vie sombre et solitaire, et l'avenir plus sombre encore. Des pleurs coulaient sur sa face ridée; ses filles mêlaient leur douleur à la sienne, et de grosses larmes bondissaient sur leurs jeunes visages comme des gouttes de pluie sur les pétales d'un lis.
Je n'oublierai jamais cette désolation. Ah! que n'étais-je riche, libre, puissant! Et qui sait, pensais-je? Que m'importent les ruines, le monde, l'avenir? Où donc est le bonheur? Heureux qui le rencontre et sait le reconnaître! Je ne pus taire la part que je prenais aux infortunes de mon hôtesse, la joie que j'aurais à les soulager, le désir...; mais j'en dis trop peut-être, un silence d'acquiescement, un sourire d'ange reconnaissant, ce vif besoin d'espoir chez des malheureux, m'avertirent de ne point ajouter les tristesses de la désillusion aux navrantes tristesses du passé; je me tus.
Il était l'heure de se séparer; j'allai m'étendre, songeur, dans le hamac qui m'attendait. La nuit porte conseil; je résolus de hâter mon départ, pour échapper à cette fascination qui m'avait engourdi la veille.
Je la revis cependant, et plus belle, et plus séduisante encore; deux longues nattes étalaient jusqu'à terre les trésors de sa chevelure d'ébène, et sa tunique de gaze légère, brodée de jaune, voilait à peine les merveilleuses beautés de son corps; ses yeux, pleins de timides promesses, prenaient mon cœur: mon esprit irrésolu flottait comme celui d'un homme ivre. Il fallait m'arracher à ces enchantements. J'appelai Antonio; une demi-heure après, les mules attelées m'attendaient à la porte. Je leurs dis adieu.
—Quand reviendrez-vous, dit-elle?
Je ne la revis jamais. La première des sagesses n'est-elle pas d'éviter le danger?
Au retour, j'allai prendre à Mouna la route de Campêche.
Il fallut, à Tikul, nous arrêter de nouveau pour réparer la caleza, que menaçait un second accident; de là, nous arrivâmes le soir même à San Jose où je passai la nuit. Les mules et la caleza devaient attendre mon retour, car il n'y avait point d'autre route conduisant à Uxmal qu'un sentier traversant les bois. Uxmal est à cinq lieues; le majordome me loua des chevaux et des Indiens porteurs pour mes bagages. Le sentier gravit les collines qui, du nord-est au sud-ouest, traversent le Yucatan pour aboutir à Campêche et retomber dans la plaine où se trouve Uxmal. Toujours enfoui dans l'épaisseur des taillis, le voyageur n'aperçoit l'hacienda qu'en arrivant sur la petite place qui la précède. Rarement habité par le maître, Uxmal n'est qu'un centre agricole où sont groupés les quelques serviteurs de l'habitation. Les ruines se trouvent à 2 kilomètres au sud: des monticules touchent même à l'hacienda, d'où l'on aperçoit dans le lointain le palais du Gouverneur et le sommet de la maison du Nain.
Je fis immédiatement porter mes instruments et mes bagages aux ruines, et, le lendemain, je m'installai dans une salle de la partie sud du palais des Nonnes. Au moyen de paillassons et de couvertures, je fis une chambre noire parfaitement obscure, et, sur une table que me fournit l'hacienda, j'installai mes bains et mes produits. Deux Indiens avaient pour unique occupation la charge de m'aller quérir de l'eau, ce qu'ils faisaient au moyen de jarres. Quatre autres devaient m'aider dans mes opérations, tenir un dais de drap blanc au-dessus de l'instrument, pour que l'intérieur de la chambre ne s'échauffât pas trop; ils avaient à m'ouvrir la porte de mon cabinet noir, à la fermer hermétiquement aussitôt rentré. Quarante autres Indiens furent occupés trois jours à couper les bois, pour dégager les monuments entourés de taillis et souvent couverts de plantes grimpantes. Antonio formait ma réserve et ne me quittait pas: il tenait la lumière, pendant que, au-dessus de ma tête, durant le travail du développement des clichés, les quatre premiers Indiens tenaient également un drap pour empêcher les gravats des voûtes de tomber sur la couche de collodion.
Voici la disposition et l'orientation des ruines.
Je ne parlerai que des principales; car, sur un diamètre d'une lieue, le sol est couvert de débris, dont quelques-uns recouvrent des intérieurs fort bien conservés.
La première au nord[73] est le palais des Nonnes. Au sud-est, à cent mètres de distance, la pyramide surmontée de l'édifice connu sous le nom de maison du Nain; sur la même ligne, mais à l'ouest, à cinq cents mètres environ, la Carcel;
Au sud, le palais du Gouverneur avec la maison des Tortues, sa dépendance;
À l'ouest, sur la même ligne, la maison des Colombes;
Au sud de ces édifices, et fort rapprochées l'une de l'autre, deux immenses pyramides autrefois surmontées de temples, dont il ne reste presque plus rien aujourd'hui.
Tout l'espace qui sépare les palais que nous venons d'énumérer est couvert de ruines de moindre importance et de débris de toute sorte.
Le palais des Nonnes se compose de quatre corps de logis disposés en carré formant une cour de quatre-vingts mètres de côté.
La façade nord, qui commande l'édifice et semble avoir été la demeure principale du maître du palais, est élevée sur une plate-forme de douze à quinze pieds, dans laquelle se trouvaient disposés des logis bas et de petite dimension, probablement à l'usage des serviteurs. On arrive à la plate-forme par un escalier de face correspondant à l'entrée du palais, percée dans la partie sud. Une petite voie cimentée, bordée de dalles, menait de l'une à l'autre. Cette façade, fort délabrée aujourd'hui, présente un développement de cent sept mètres, et déborde les bâtiments des deux ailes; elle est percée de quatorze couvertures correspondant au même nombre de salles doubles d'égales dimensions, ne recevant le jour que par la porte commune.
Les linteaux des portes sont en bois, comme partout à Uxmal, et soutiennent l'encadrement saillant d'une vaste frise où l'art indien semble avoir épuisé toutes ses ressources.
Chaque porte, de deux en deux, est surmontée d'une niche merveilleusement ouvragée que devaient occuper des statues diverses. Quant à la frise elle-même, c'est un ensemble extraordinaire de pavillons, où de curieuses figures d'idoles superposées ressortent comme par hasard de l'arrangement des pierres et rappellent les têtes énormes sculptées sur les palais de Chichen-Itza. Des méandres de pierres finement travaillées leur servent de cadre et donnent une vague idée de caractères hiéroglyphiques: puis viennent une succession de grecques de grande dimension, alternées, aux angles, de carrés et de petites rosaces d'un fini admirable. Le caprice de l'architecte avait jeté çà et là, comme des démentis à la parfaite régularité du dessin, des statues dans les positions les plus diverses. La plupart ont disparu, et les têtes ont été enlevées à celles qui restent encore.
Les intérieurs, de dimensions variées suivant la grandeur des édifices, sont les mêmes qu'à Chichen; deux murailles parallèles, puis obliquant, pour se relier par une dalle. Cette définition peut s'appliquer à toutes les ruines.
Les salles étaient enduites d'une couche de plâtre fin qui existe encore. Elles sont percées à chaque extrémité de quatre ou huit trous se faisant face deux à deux, destinés à soutenir des rondins de bois de sapote rouge, auxquels les habitants de ces palais suspendaient leurs hamacs.
Le hamac est donc d'invention américaine. Ne serait-il pas à propos de chercher si cette coutume était en usage chez les premiers peuples de l'ancien monde? Il n'est rien à négliger dans une étude de ce genre, et l'affirmation d'un fait d'aussi peu d'importance apparente pourrait éclairer bien des obscurités.
Aux petites causes, les grands effets. C'est en tout cas le seul héritage qu'ait légué la race disparue à la race conquérante. Le hamac est d'un usage général dans toute la péninsule yucatèque. Les ouvertures ne laissent apercevoir aucun vestige qui puisse faire supposer l'emploi des portes; les montants de pierre, parfaitement intacts, n'offrent aucune trace de mortaises ou de trous quelconques qu'auraient occupés des gonds de cuivre ou de bois: mais si l'on observe l'intérieur, on remarque de chaque côté de l'ouverture, à égale distance du sol et du linteau de la porte, plantés dans la muraille de chaque côté des supports, quatre crochets en pierre.
Il est alors très-facile de se figurer la manière employée par les anciens habitants pour clore leurs demeures. Il s'agissait tout simplement d'un plateau de bois appliqué de l'intérieur contre l'ouverture, et maintenu par deux barres transversales et parallèles, s'emboîtant dans les crochets de pierre.
L'aile droite de la façade égyptienne n'a que soixante-quatre mètres de développement et cinq ouvertures, mais les salles sont beaucoup plus vastes et plus élevées que dans la façade que nous venons de décrire.
La décoration se compose d'une espèce de trophée en forme d'éventail, qui part du bas de la frise en s'élargissant jusqu'au sommet du bâtiment. Ce trophée est un ensemble de barres parallèles terminées par des têtes de monstre. Au milieu de la partie supérieure, et touchant à la corniche, se trouve une énorme tête humaine, encadrée à l'égyptienne, avec une corne de chaque côté. Ces trophées sont séparés par des treillis de pierre qui donnent à l'édifice une grande richesse d'effet. Les coins ont toujours cette ornementation bizarre, composée de grandes figures d'idoles superposées, avec un nez disproportionné, tordu et relevé, qui fait songer à la manière chinoise. L'aile gauche (casa de la Culebra), façade du Serpent, presque entièrement ruinée, devait être la plus belle. Son nom lui vient d'un immense serpent à sonnettes courant sur toute la façade, dont le corps, se roulant en entrelacs, va servir de cadre à des panneaux divers.
Il n'existe plus qu'un seul de ces panneaux: c'est une grecque, que surmontent six croisillons, avec rosace à l'intérieur; une statue d'Indien s'avance en relief de la façade, il tient à la main un sceptre; on remarque au-dessus de sa tête un ornement figurant une couronne. La tête et la queue du serpent se rejoignent à l'autre extrémité, et l'on reconnaît parfaitement l'appendice caudal qui distingue le serpent à sonnettes.
La partie écroulée laisse voir l'intérieur de deux salles, où l'on distingue encore les trous destinés aux hamacs dont j'ai parlé plus haut.
Les petites niches en forme de ruche qui ornent les dessus de porte de la quatrième façade lui ont fait donner le nom de façade des Abeilles. C'est un ensemble de colonnettes nouées dans le milieu trois par trois, séparées par des parties de pierres plates et les treillis qu'on rencontre si souvent; ce bâtiment est d'une simplicité relative, comparé à la richesse des trois autres. Comme la cour, il est en contre-bas, et la grande entrée du palais le partage en deux.
La cour contient deux citernes cimentées, destinées à recueillir les eaux pluviales.
On ne peut s'empêcher d'admirer la richesse d'imagination qui sut grouper dans le même palais une telle profusion d'ornements et les distribuer sur des façades toutes différentes, malgré quelques points de ressemblance.
La maison du Nain, dont Stephens raconte la légende, est un temple placé sur une pyramide artificielle de soixante-quinze à quatre-vingts pieds d'élévation. Placé à cent mètres environ du palais des Nonnes, il se compose d'un corps d'habitation avec deux salles intérieures, et d'une espèce de petite chapelle en contre-bas tournée à l'ouest; ce petit morceau est fouillé comme un bijou; une inscription paraît avoir été gravée, formant ceinture au-dessus de la porte. Les caractères, brisés pour la plupart, disparaîtront bientôt avec le bâtiment, aujourd'hui dans un état déplorable de dégradation.
La légende de Stephens a un cachet tout indien; elle peut intéresser le lecteur. La voici:
légende de la maison du nain
Il y avait une fois une vieille femme, vivant solitaire dans son jacal, sur le lieu même où s'élève la pyramide et le petit palais. Cette pauvre vieille se désolait de n'avoir point d'enfants.
Dans sa douleur, elle prit un jour un œuf, l'entoura de chiffons et le mit avec soin dans un coin de sa cabane. Chaque jour, elle l'examinait avec anxiété; mais l'œuf conservait sa forme première. Un matin cependant, elle trouva la coquille brisée et, dans les langes de coton, une charmante petite créature lui tendait les bras.
La vieille femme, ravie, l'appela son fils, lui chercha une belle nourrice et en prit tant de soin, qu'au bout d'une année, l'enfant marchait et parlait aussi bien qu'un homme; mais il cessa de grandir.
Plus enchantée, plus ravie que jamais, la bonne vieille s'écria qu'il serait un grand chef, un grand roi.
Un jour, elle lui dit d'aller droit au palais du gouverneur et de le défier à tous les exercices de force. Le nain la supplia de ne point l'engager dans une telle entreprise, mais la vieille exigea qu'il partît. Il lui fallut donc obéir. La garde du palais l'introduisit près du monarque, auquel il jeta son défi. Ce dernier sourit et le pria de soulever seulement une pierre de trois arrobas (75 livres). Le pauvre enfant s'en revint en pleurant vers sa mère qui le renvoya, disant: Si le roi soulève la pierre, tu la soulèveras aussi.
Le roi la leva donc, et le nain la leva pareillement. On voulut alors éprouver sa force d'autres manières, mais tout ce qu'avait fait le roi, le nain l'exécutait avec la même facilité.
Indigné d'être vaincu par un si petit être, le roi lui dit alors que s'il ne bâtissait, en une nuit, un palais plus élevé que tous ceux de la ville, il mourrait.
L'enfant, épouvanté, retourna sanglottant vers la vieille qui lui dit de ne point désespérer, et, le matin, ils se réveillèrent tous deux dans le charmant palais qui existe encore aujourd'hui.
Le roi vit avec étonnement ce palais magique; il manda le nain et lui ordonna de réunir deux faisceaux de cogoiol, espèce de bois très-dur, avec lequel, lui, le roi, frapperait le nain sur la tête, son petit ennemi devant le frapper à son tour.
Celui-ci courut encore chez sa mère, pleurant et se désolant; mais la vieille releva son courage, et lui ayant placé sur la tête une petite tortille de froment, elle le renvoya près du roi.
L'épreuve fut faite en présence des personnages les plus considérables de l'État, et le roi brisa son faisceau tout entier sur la tête du nain sans lui faire le moindre mal: ce que voyant, il voulut sauver sa tête de l'épreuve qui l'attendait; mais, comme il avait donné sa parole devant toute sa cour, il ne put s'y soustraire. Le nain frappa donc et, dès le second coup, fit voler en éclats le crâne du roi; aussitôt tous les spectateurs chantèrent victoire et acclamèrent le vainqueur comme leur souverain.
La vieille femme disparut alors; mais dans le village indien de Mani, à dix-sept lieues de là, se trouve un puits profond qui mène à d'immenses souterrains s'étendant jusqu'à Mérida.
Dans ce souterrain, sur le bord d'une rivière et sous l'ombre d'un grand arbre, une vieille femme est assise, un serpent à son côté. Elle vend de l'eau par petite quantité, mais n'accepte point d'argent pour sa peine; il lui faut des créatures humaines, d'innocents bébés que le serpent dévore. Cette vieille femme, c'est la mère du nain.
La Prison, à l'ouest, dans le bois, semble être une copie du même édifice à Chichen-Itza; même disposition intérieure, même architecture au dehors, avec plus de simplicité.
La casa de las Palomas (palais des Colombes) ne présente plus aujourd'hui qu'une muraille dentelée de pignons assez élevés, percés d'une multitude de petites ouvertures, qui donnent à chacun la physionomie d'un colombier.
Cette muraille, espèce d'ornementation bizarre, est élevée en surplomb d'un monument à quatre corps de logis plus considérable encore, comme étendue, que le palais des Nonnes; malheureusement, les quatre façades sont entièrement ruinées et ne présentent plus que des débris où toute trace d'ornementation a disparu.
Le palais du Gouverneur est la pièce capitale des ruines d'Uxmal; de proportions plus harmonieuses, plus sobre d'ornements avec plus d'ampleur, du haut de ses trois étages de pyramides, il se dresse comme un roi, dans un isolement plein de majestueuse grandeur.
Le corps du palais mesure plus de cent mètres; il est élevé sur trois pyramides successives; la première de ces pyramides a deux cent vingt mètres et sert, pour ainsi dire, de marchepied à la seconde; la seconde, de deux cents mètres environ sur quinze pieds d'élévation, forme une immense esplanade pavée autrefois, avec deux citernes, comme dans la cour des Nonnes.
Un autel, au centre, soutenait un tigre à deux têtes, dont les corps reliés au ventre figurent une double chimère. Un peu plus à l'avant se dressait une espèce de colonne dite pierre du châtiment, où les coupables devaient recevoir la punition de leurs fautes.
La troisième pyramide, qui sert de plate-forme au palais, n'a guère que dix pieds d'élévation; un large escalier aboutit à l'entrée principale du monument.
Quant à l'édifice, l'ornementation se compose d'une guirlande en forme de trapèzes réguliers, de ces énormes têtes déjà décrites, courant du haut en bas de la façade et servant de ligne enveloppante à des grecques d'un relief très-saillant, reliées entre elles par une ligne de petites pierres en carré diversement sculptées; le tout sur un fond plat de treillis de pierre. Le dessus des ouvertures était enrichi de pièces importantes, que divers voyageurs ont eu le soin d'enlever. Quatre niches, placées régulièrement, contenaient des statues, absentes aujourd'hui.
La frise se termine par un cordon rentrant sur la saillie de l'encadrement, et figure, par une ligne courbe s'enroulant sur une ligne droite, un ouvrage de passementerie moderne.
Deux passages à angle rentrant s'ouvraient autrefois de chaque coté du palais; les constructeurs eux-mêmes durent les condamner pour les remplacer par deux chambres de moindres dimensions que les autres. Le palais contient vingt et une salles, ne recevant de jour que par l'ouverture des portes; mais les pièces du milieu se distinguent par leurs dimensions colossales; elles mesurent vingt mètres de longueur sur une hauteur approximative de vingt-cinq pieds.
Au-dessus de la porte principale se trouve l'inscription du palais; les caractères sont parfaitement visibles, et donneraient, si l'on en possédait la clef, le nom du prince ou du dieu en l'honneur de qui le monument fut élevé. Au-dessous de l'inscription, un buste, dont la tête manque et dont les bras sont cassés, semble un buste de femme. Le piédestal est orné de trois têtes à rebours, bien ciselées, et d'un type presque grec. En somme, les ruines d'Uxmal nous paraissent être la dernière expression de la civilisation américaine; nulle part un tel assemblage de ruines, maisons particulières, temples et palais; la masse agglomérée des débris indique une ville et fait supposer une société où l'homme, affranchi des entraves d'une théocratie barbare, et peut-être même du lien honteux des castes, se trouvait appelé à l'exercice de certains droits. Le Yucatan, à l'époque de la conquête, était industrieux et commerçant, et c'est le propre de l'industrie d'étendre jusqu'aux humbles les bienfaits d'une égalité relative.
À Uxmal, j'éprouvai dans mes opérations, des difficultés sans nombre: une chaleur terrible, la décomposition des produits chimiques, ainsi que des accidents de toutes sortes faillirent compromettre le succès de mon expédition. Ajoutez à cela des nuits sans sommeil, et vous aurez une idée de ma position.
J'ai dit que je m'étais installé dans le palais des Nonnes, et que j'avais fait ma chambre à coucher de l'un des intérieurs de l'aile sud. Ma première nuit fut charmante; j'avais enlevé les draperies qui masquaient la porte, et les balancements du hamac rendaient la chaleur supportable.
Je dormais seul dans le palais; les Indiens se refusèrent constamment à passer la nuit dans les ruines; l'idée seule leur inspirait une frayeur mortelle. Antonio m'avait supplié d'aller chaque soir coucher à l'hacienda; c'eût été perdre trop de temps, et comme je vis bien où tendait cette manœuvre, je le laissai libre d'aller où il lui plairait, pourvu toutefois qu'au petit jour il se trouvât, lui et les Indiens, à ma disposition. Ils y manquèrent rarement, et le majordome eut la bonté de veiller à ce qu'ils fussent ponctuels. L'un d'eux n'étant arrivé qu'à huit heures reçut, à ce qu'il paraît, et sans que j'y fusse pour rien, une bastonnade des mieux appliquées. Depuis ce jour, il fut exact. J'étais donc seul, et grâce à mes travaux, à peine étendu sur mon hamac, je dormais comme un bienheureux.
Le troisième jour, je perdis à jamais ce doux repos; il y avait eu, vers les quatre heures, un orage épouvantable, accompagné d'une pluie torrentielle; la promenade du soir m'avait été interdite, et je me bornai à prendre quelques notes, assis à la porte de mon logis. La nuit vint, je me roulai sur mon hamac, où je ne tardai pas à m'endormir du sommeil du juste. Mais, hélas! juste, je ne l'étais point, car je m'éveillai soudain en proie à d'atroces douleurs. Un bruit d'ailes remplissait la chambre, et, portant les mains au hasard, je sentis une multitude d'insectes froids et plats de la taille d'un grand cafard. Horreur! une multitude d'entre eux passèrent sur ma figure; je me précipitai pour allumer une bougie, et mes yeux furent frappés du spectacle le plus désolant qui se pût voir.
Dans mon hamac, plus de deux cents de ces affreuses bêtes restaient comme prises au filet; trente, au moins, de ces animaux, que je me hâtai de secouer, restaient encore sur moi; j'avais à la figure, aux mains, sur le corps, des enflures qui me causaient une douleur insupportable.
Une grande quantité, parmi ceux du hamac, étaient gras, rebondis et gonflés du sang qu'ils m'avaient tiré; les murailles étaient couvertes de compagnons de même espèce, qui paraissaient attendre que leurs amis, rassasiés, leur cédassent la place. Comment me défaire de tant d'ennemis?
Je m'armai d'une petite planche et je commençai le massacre. C'était une besogne atroce et dégoûtante à soulever le cœur; le combat dura deux heures, sans pitié, sans merci: j'écrasai tout. Quand je vis la place nettoyée, qu'il n'y eut plus que des cadavres, je fermai hermétiquement la porte et tâchai de me rendormir, deux heures après il fallait recommencer. Ces insectes étaient des piques ou punaises volantes. Le lendemain, je changeai mon domicile, mes ennemis m'y poursuivirent encore, et ma vie ne fut plus qu'un enfer.
Pendant huit jours, j'endurai ce supplice, qui fut bien un des plus atroces de ma vie de voyage. Quinze jours après, je portais encore les marques des piqûres de mes adversaires.
Je me trouvais moins de vigueur pour mon travail, travail où j'usais mes forces par une épouvantable transpiration. Le lecteur s'en rendra compte, quand je lui dirai que je consommais quelque chose comme douze litres de liquide, vin et eau mélangée d'alcool, et que le tout s'évaporait, ce qui constituait un poids de plus de vingt-cinq livres.
Chaque reproduction me coûtait jusqu'à deux ou trois essais; d'autres, parfaitement réussies, se trouvaient perdues par des accidents inattendus et souvent par l'indiscrète curiosité des Indiens, qui, malgré mes défenses expresses, ne pouvaient retirer leurs doigts des clichés terminés que je mettais sécher au dehors. À ce sujet, il m'arriva l'aventure suivante qui faillit compromettre ma réussite dans la reproduction du plus beau de ces palais, la maison du Gouverneur. Je l'avais réservé pour le dernier, afin de pouvoir lui donner tous mes soins. Comme le palais s'élève sur une pyramide, il m'avait fallu construire sur l'esplanade qui le précède un cube en pierre sèche de douze pieds de hauteur, afin d'établir mon instrument au niveau de l'édifice. Mon cabinet noir, installé dans la grande salle du milieu, c'est-à-dire à quatre-vingts mètres du lieu d'exposition, m'avait forcé d'ajouter un drap mouillé à tous mes engins; j'en enveloppais le châssis, afin que, pendant le temps prolongé de l'exposition et des allées et venues, la couche de collodion ne séchât point.
Je courais pour abréger autant que possible. Comme le palais est fort grand, je résolus de le faire en deux parties, afin de donner plus de détails, et d'arriver à un effet d'ensemble plus saisissant. J'avais mis de côté pour cette reproduction un flacon de collodion parfaitement reposé, sur lequel je comptais, et deux glaces, les seules que j'eusse trouvées; je n'avais plus d'autres produits, et pas d'autres glaces, il fallait donc réussir, et réussir coup sur coup sous peine de voir la lumière changer et l'éclairage n'être plus le même pour les deux parties du monument.
Je commençai donc, et le premier cliché vint parfaitement: pas une tache, clair, transparent, chaque détail dans ses valeurs, irréprochable en un mot.
Pour le second, un rayon de soleil s'était glissé dans le châssis, la glace se trouvait coupée par une ligne noire qui rendait le cliché impossible. Je me hâtai de nettoyer la glace, mon collodion s'épuisait, et je n'en avais pas d'autre, je le versai donc avec tout le soin possible, et connaissant l'accident qui m'avait fait manquer l'autre, il m'était facile de l'éviter pour celui-là. Tout alla bien, le cliché réussit; il était de même teinte, de même force, et je me glorifiais déjà de mon triomphe dans une affaire aussi délicate.
Je déposai celui que je venais d'achever pour examiner le premier et mieux juger de la perfection de mon œuvre. Je l'avais à la main, et, le regardant par transparence, je voulus effacer avec le doigt quelques voiles de produits que j'apercevais derrière la glace. Ô désespoir! quelqu'un avait changé la position du verre, et ma main entière se grava sur la couche impressionnée. Je compris que tout était manqué, et jetant un regard terrible autour de moi, au milieu d'affreuses imprécations, je demandai le nom du coupable; il n'avait garde de se nommer. Je bondissais comme un tigre sous l'excitation de ma colère, et mes Indiens semblaient pétrifiés. Que faire? J'avais laissé dans le palais des Nonnes plusieurs flacons contenant des résidus de collodion sensibilisés; je promis une piastre au premier qui me les rapporterait.
Les pauvres gens se précipitèrent alors comme des flèches, se livrant au milieu des bois coupés à un steeple-chase des plus échevelés, auquel mon courroux de photographe ne put tenir; je me hâtai cependant de nettoyer ma glace à nouveau; je n'avais pas terminé qu'ils arrivèrent. Mais, sur quatre coureurs, il y avait trois gagnants, chacun me présentant un flacon. Je n'avais pas prévu le résultat; calcul ou hasard, je m'exécutai de bonne grâce. Il n'était point encore trop tard, et si le dernier cliché passablement réussi ne valait pas les autres, on pouvait au moins s'en contenter.
Uxmal possède aussi l'un de ces vastes étangs artificiels creusés dans les bas-fonds, pour réunir l'eau des pluies, et qui sont appelés à compenser le manque d'eau dans la péninsule. Ces cenotes sont d'immenses ouvrages de maçonnerie et de ciment, qui se retrouvent toujours auprès des ruines et des anciens centres de population.
Il était temps pour moi de quitter ces lieux de damnation; mon corps n'était qu'une plaie, j'étais dans un état de maigreur impossible et tanné comme un vieil Indien. Quelques accès de fièvre s'ajoutèrent à mes malaises, aussi je me reposai délicieusement le soir à l'hacienda, où le majordome m'avait fait préparer un repas de laitage et de fruits.
Cette contrée a toujours été pleine pour moi d'une ineffable mélancolie; je laissai de côté la fête du village où quelques Indiens s'ébattaient pauvrement sous l'incitation de l'anisado, et je passai ma journée, couché à l'ombre des palmiers qui abritent la noria, fumant les cigarettes parfumées de la Havane, enfoncé et perdu dans ce bien-être du repos qui suit toute fébrile agitation.
Le soir, la venue des jeunes filles à la fontaine déroulait à mes yeux des scènes de mœurs toutes primitives et pleines d'une poésie antique; suivant leur manière de porter l'urne sur la tête, sur l'épaule ou sur la hanche, comme aussi d'après leurs draperies, leur démarche et leur grâce; tantôt c'était Rébecca dans le désert, des femmes grecques à la fontaine, ou la fille d'Alcinoüs dans son île des Phéaciens. Pour elles, timides comme de jeunes sauvages, embarrassées par la présence de l'étranger, elles masquaient en souriant leur visage par un mouvement de pudeur tout indienne. Ce mouvement, que je n'ai retrouvé qu'au Yucatan et dans les montagnes, consiste à se voiler la bouche seulement au moyen d'une partie du uipile.
Nous étions décidément entrés dans la saison des pluies; chaque jour, c'était une averse et l'orage qui la précède; je fis donc partir les bagages de fort bonne heure, afin de les retrouver secs à San Jose, de façon que je pusse changer de vêtements s'il m'arrivait d'être surpris par l'orage. Cela ne manqua pas. Une heure à peine après mon départ d'Uxmal, je fus inondé par des masses d'eau qui entravaient la marche de mon cheval, m'aveuglaient moi-même et me coupaient la respiration; quoique mouillé comme un rat, je m'en inquiétais peu, sachant mes malles à l'abri et me proposant de me changer à mon arrivée; mais point. J'atteignis mes bagages à une demi-lieue de l'hacienda: ils étaient, on le pense, dans un état déplorable. Les conducteurs avaient trouvé plus simple de vider une coupe avec les danseurs d'Uxmal et ne s'étaient mis en route que fort tard, alors que je les croyais arrivés. Je les dépassai donc, me hâtant vers San Jose.
Le majordome, auquel j'exposai ma pitoyable situation, n'avait rien à m'offrir en remplacement de mes effets mouillés, qu'une chemise de rechange dont je dus me contenter. Ce majordome était bien l'homme le plus microscopique du monde, et sa chemise, proh pudor! ne me venait qu'aux hanches. Je n'osai, en cet état, m'exposer à l'admiration des habitants, et je me promenai en grommelant dans l'intérieur de l'hacienda. Un grand gaillard, surpris comme moi par l'orage, et comme moi vêtu de l'unique défroque du pauvre majordome, n'y mit point tant de façon, il se promenait le cigare à la bouche dans les galeries de l'habitation. C'était un Espagnol, au teint bronzé mais bien tourné de corps, et d'une blancheur remarquable. Aussi les Indiennes, très-friandes de chair blanche, s'extasiaient-elles devant ce nouvel Adonis; il y prit peu garde d'abord, aspirant avec une indifférence de blasé l'encens de leur naïve admiration. Mais son triomphe devint tellement éclatant qu'il en fut embarrassé, le spectacle était des plus comiques et je riais à me tordre.
—Ve Vd estas p...., me dit-il faisant retraite, voyez-vous ces coquines...; ne faudrait-il pas leur faire à chacune un enfant?
XII
L'UZUMACINTA
Campêche.—La ville.—L'hôtel.—La canoa.—La traversée.—Carmen.—Don Francisco Anizan.—L'Uzumacinta jusqu'à Palissada.—Le Cajuco.—Quatre jours sur le fleuve.—Le rancho.—San Pedro et la chasse aux crocodiles. Les marais.—L'iguane.—Las Playas.
Le fidèle Antonio fut encore mon guide jusqu'à Campêche, où ses mules me conduisirent en trois longues journées. La physionomie de Campêche diffère en toutes choses de celle de Mérida: l'entrée tortueuse des faubourgs, les fossés avec pont-levis et les murailles lui donnent un air de ville de guerre dont elle est glorieuse, et ses combats avec Mérida, ses victoires et le siége qu'elle soutint à cette époque, se mêlent souvent à la conversation de ses habitants. Les rues ne sont pas tirées au cordeau, comme toutes celles de la république; ses maisons, inégales et plus élevées que celles des villes mexicaines, lui donnent un air moins oriental. Les monuments y sont rares et sa cathédrale est des plus modestes.
Les riches commerçants possèdent, en dehors des murs, des habitations de plaisance où la flore des tropiques étale toutes ses magnificences, et dont l'ensemble forme à la ville une enceinte de verdure.
Vue de la mer, assise sur le rivage en pente douce, appuyée sur les promontoires de deux collines, avec son bois de palmiers placé sur la gauche comme une aigrette mobile sur la tête d'une jolie femme, Campêche offre un coup d'œil d'une coquetterie ravissante. Le port est mauvais, ou plutôt, il n'y a point de port. De même qu'à Sisal, les navires doivent stationner au loin, de crainte des bas-fonds et des vents du nord. Quoique bien déchue de sa grandeur commerciale, Campêche est encore la ville la plus riche de la Péninsule, et la plupart des maisons de l'île de Carmen ne sont que les comptoirs de ses habitants.
Tout le monde sait que les bois de teinture, connus sous le nom de bois de Campêche, viennent de l'État de Tabasco et de la partie marécageuse de l'État du Yucatan; l'île de Carmen, devenue district libre aujourd'hui, en a pour ainsi dire le monopole; aussi la ville de Campêche décline-t-elle chaque jour.
J'avais une lettre de Juarez pour le gouverneur, don Pablo Garcia. Je trouvai, dans le chef du petit État, un homme bien élevé, parlant plusieurs langues, le français entre autres, avec beaucoup de facilité, et qui me reçut avec une exquise politesse; il se mit avec empressement à ma disposition et, s'étant informé du but de mon voyage, il me donna pour l'un de nos compatriotes à Carmen, don Francisco Anizan, une chaude lettre de recommandation.
Don Pablo est un mulâtre foncé de couleur, d'une physionomie sympathique, fort jeune encore, et qui ne doit qu'à ses talents le poste élevé qu'il occupe. Il lui a fallu vaincre, pour y arriver, l'espèce de réprobation qui s'attache un peu partout aux gens de sa race, ce qui lui prête nécessairement un mérite de plus.
Campêche étale le luxe de deux hôtels qui se partagent, en mourant de faim, la clientèle de ses rares voyageurs. Celui qui m'hébergea était assez bien tenu; sa table, abondamment servie, donnait une haute idée de la fortune de son propriétaire, et l'on se demandait comment le modeste écot de trois ou quatre voyageurs pouvait suffire à l'entretien de la maison.
L'hôte voulut bien m'en instruire à mes dépens. Un soir, revenant du môle, où j'avais été prendre l'air frais de la mer, j'entendis le tintement de l'or dans une chambre voisine; la porte était entre-bâillée, j'entrai. Une réunion de douze à quinze personnes était attablée autour d'un tapis vert et notre homme tenait la banque. Il me fit aussitôt un geste des plus galants, m'indiquant une chaise vide et me demandant si je ne ponterais point quelques piastres. J'avoue mon faible pour cette ironie du sort qui vous prodigue en si peu d'instants les émotions les plus diverses. On jouait le monte.
Que de fautes on pourrait rejeter sur le respect humain! Je crus ma dignité engagée à ponter; il me sembla que les personnes présentes auraient une faible idée de moi si je regardais à la perte d'une once ou deux, et puis j'étais assis. Je pontai donc et je gagnai d'abord, ce qui est assez l'habitude; puis, comme toujours, ayant perdu, je me piquai, de telle sorte que, la séance levée, je constatai un déficit de cinq onces (quatre cents francs). J'attendais volontiers que l'hôte me demandât pardon de la liberté grande, et je trouvai l'hôtel un peu cher pour mes moyens.
Notre hôte était mélomane enragé; mais, comme il n'avait reçu du ciel aucun talent d'exécution, quel que fût du reste l'instrument, il avait mandé de la Havane une serinette de grand format, dont il croyait réjouir ses habitués. Les mêmes airs se succédaient sans relâche, et notre homme avait soin de remonter sa machine avant même que le dernier morceau ne fût achevé. Jamais instrument ne fut plus occupé, mais jamais non plus musique plus agaçante; c'était à faire ses malles et déloger.
J'avais beau lui dire que, toujours du plaisir, ce n'était pas du plaisir; il faisait la sourde oreille et n'écoutait que sa musique.
Je me débarrassai de ce cauchemar en me confinant dans mon appartement où, du reste, me clouait une indisposition sérieuse. Je crus avoir la fièvre jaune; je la désirais depuis longtemps, et je la vis venir avec plaisir; je savais qu'une fois passée, c'était un sauf-conduit pour l'avenir au milieu de ses invasions périodiques, et j'avais besoin de ce passe-port dans mes voyages.
J'éprouvai, à ce sujet, une désillusion complète; car, deux jours après, j'étais parfaitement remis et sur le point de partir pour Carmen, à bord d'une canoa prête à s'éloigner du môle.
Les canoas sont de petites embarcations, d'une facture toute primitive et d'une solidité plus que douteuse, qui font le service de Campêche à Carmen en deux, trois ou cinq jours, suivant la mer et la brise. Toujours en vue du rivage, on jette l'ancre la nuit et le jour, on jette l'ancre au moindre vent. On comprend qu'une courte traversée soit longue avec de telles précautions; mais le Mexicain n'a rien de la fougue du Yankee; il prend son temps, va piano et s'en trouve bien. Nous étions une foule dans la canoa. Elle était chargée de plâtre à couler; on nous avait entassés dans un espace vide sur le milieu du bateau; quelques autres s'étaient campés sur la cargaison; il n'y avait point de bordage pour se retenir, pas plus que de pont pour se garantir de la mer. Il vint à pleuvoir; on nous jeta simplement une toile goudronnée sur la tête, ce qui nous exposait à une asphyxie générale, à laquelle nous n'échappâmes que par miracle. Le prix du transport n'est pas fort élevé; aussi la nourriture y est-elle moins qu'abondante, et mauvaise; j'avais heureusement des provisions. C'est en cet équipage que, après avoir doublé Champoton et l'Aguada, nous atteignîmes Carmen après quatre jours de la traversée la plus accidentée du monde; il y manquait un naufrage, mais nous eûmes la famine; aussi je saluai le port d'un œil reconnaissant.
Carmen est une île boisée, humide, plate, élevée de quelques pieds à peine au-dessus du niveau de la mer. Le commerce des bois donne à son port une certaine animation; il renfermait alors un grand nombre de canoas et des trois-mâts barques en charge pour l'Europe; nous n'abordâmes qu'avec une peine infinie après trois heures des manœuvres les plus gauches.
Je me rendis immédiatement à la maison de don Francisco pour lequel j'avais une lettre de recommandation. M. Anizan est, en même temps que négociant, consul de France à Carmen, et c'est bien l'homme le plus hospitalier que je connaisse; non-seulement il voulut que je logeasse chez lui, mais s'occupa de mon départ, traita pour moi du transport de mes effets, me ménagea des amis et des protecteurs sur le littoral de l'Uzumacinta, de telle sorte que, sans souci aucun, sans démarche, je me trouvai prêt à remonter le fleuve. L'excellent homme m'avait en outre bourré de provisions.
Le voyageur, en de telles circonstances, incapable de rendre le bien qu'il a reçu, ne peut que former des vœux pour la prospérité des hommes dévoués qui lui tendirent une main secourable.
La nouvelle embarcation, sur laquelle je me dirigeai vers Palissada, remontait à vide pour en redescendre chargée de bois.
C'était une canoa dans le genre de celle de Campêche, mais beaucoup plus grande et d'un tonnage de cinquante tonneaux. Elle avait des voiles pour traverser la baie; mais, une fois engagée dans le labyrinthe des îles à l'embouchure du fleuve et dans les sinuosités de la rivière, il lui fallut remonter le courant à pura palanca, au croc et à la gaffe; on se figure aisément quel temps il faut à quatre hommes d'équipage pour remorquer, durant un trajet de vingt-cinq ou trente lieues, avec d'aussi faibles moyens, une embarcation d'un tel volume. Ce n'est pas un des moindres désagréments des voyages que ces transports longs et pénibles où l'impatience qui vous tourmente gâte les plus belles choses.
Celui-ci fut pour moi des plus désagréables; outre le mauvais temps,—il plut pendant deux jours,—les moustiques, qui se rencontrent par nuées dans ces parages, nous martyrisaient sans pitié. Je descendis dans le pont de la canoa, mais l'odeur atroce et la chaleur suffocante me forcèrent à remonter, et je préférai la pluie aux exhalaisons méphitiques de l'intérieur.
Quant aux moustiques, j'avais bien une moustiquaire pour la nuit, mais les forbans trouvaient toujours quelque endroit par où se glisser, de sorte que, en dépit de mes précautions, j'étais assassiné de plus belle.
Cependant le paysage ne manque pas de certaines beautés: les rives du fleuve s'élevaient à mesure que nous avançions, et la végétation plus vigoureuse débordait en verts arceaux. De temps à autre, un souffle d'air, gonflant la voile toujours déployée, nous faisait franchir une légère distance à la grande joie de l'équipage; çà et là quelques oiseaux d'eau prenaient leur essor à notre approche pour se reposer et repartir encore, et du haut des berges, de lourds caïmans faisant la sieste roulaient avec bruit dans le fleuve.
Les matinées étaient fraîches, et je me rappelle avoir vu passer, flottant engourdis, trois jeunes crocodiles égarés qui s'en allaient à la dérive. Je résolus de m'emparer de l'un d'eux, ce qui fut la chose la plus facile; je passai l'une des rames à plat sous son ventre, il y resta comme un objet inerte. Je le mis sur le pont où il ne tarda pas à reprendre ses esprits. Il avait de douze à quatorze pouces de long, et se démenait comme un beau diable quand on le prenait à la main. Il fallait du reste user de précaution; car, malgré sa tendre jeunesse, il ouvrait une petite gueule parfaitement armée, et se montrait méchant comme une gale. J'en voulais faire un compagnon de route, un ami s'il était possible, et je le gardai deux jours, mais il ne répondait à mes avances que par des bâillements menaçants, et mes bienfaits ne furent payés que de la plus noire ingratitude. Désespérant d'en rien faire, je le rejetai dans le fleuve où je l'envoyai rejoindre ses chers parents. Mais voilà Palissada, avec sa magnifique bordure de palmas reales (palmiers royaux) d'une hauteur énorme.
Palissada n'est qu'une succursale de Carmen; l'un est le lieu de production, et l'autre l'entrepôt.
Chaque maison de Carmen a donc un double comptoir à Palissada, où sont groupés une foule d'Indiens coupeurs de bois. Les chefs de maison entretiennent, en outre, des relations avec les villages indiens de l'intérieur, dont les habitants engagent, moyennant avance, leur travail de l'année.
Le Yucatan et l'état de Tabasco sont les seules provinces, au Mexique, où l'Indien soit pour ainsi dire esclave. Au Yucatan, il est fort mal traité dans les haciendas, et bien des chefs d'habitation, pressés d'argent, les vendent en cachette à des exportateurs de la Havane. À Tabasco, ils ont bon air, sont bien vêtus et vivent dans l'abondance; leur paye est forte, du reste, et voici comment les marchands de bois les retiennent à leur service:
Il est admis que l'Indien des terres chaudes n'aime point le travail; quand il s'y livre, c'est par besoin, pour retomber après dans son inertie naturelle. Cette apathie est l'unique raison de l'état inculte des terrains si fertiles du niveau de la mer. Or, l'État de Tabasco, devant sa richesse à l'exploitation de ses bois de teinture, a porté remède à cette paresse invétérée par un article de sa législation, qui déclare que tout Indien endetté ne peut abandonner le service de son maître avant de s'être intégralement libéré.
Il s'agissait donc d'endetter l'Indien, chose facile pour tous les hommes et par toute la terre. Outre une première avance d'argent qui met d'abord le serviteur sous la dépendance du maître, chaque négociant possède une boutique où l'Indien imprévoyant trouve à crédit tout ce qui peut flatter sa prodigalité. On accroît la dette, on la maintient, suivant le besoin du moment et voilà le serviteur esclave à perpétuité. S'il change de maître, c'est que le second rembourse au premier les avances qu'il a faites. Il y a, en outre, une exploitation des plus habiles. Quoique grassement payé pour un travail, il faut le dire, fort pénible, la somme que débourse le maître, se trouve fort réduite, par l'obligation imposée au serviteur de se fournir de tous objets au magasin de la maison. Des sommes considérables se trouvent ainsi engagées sur la tête des travailleurs, et quand un négociant possède à son service deux ou trois cents Indiens, il n'est pas étonnant qu'il ait déboursé comme avance 3 ou 400,000 fr. Le premier venu ne pourrait donc exploiter les bois de teinture, et, pour former un établissement agricole, il faudrait, on le voit, des sommes importantes.
Un habitant me loua deux hommes et un cajuco, tronc d'arbre creusé; on y installa mes bagages et des provisions, un paillasson pour abri, on calcula les journées d'aller et retour et la location du cajuco; le tout monta à la somme de 150 fr. que je payai. Mon équipage était des plus minces et mon canot fort étroit: assis ou couché, je n'avais pas à choisir; ma seule distraction consistait à tirer des crocodiles nageant à fleur d'eau, les singes qui se hasardaient sur la rive et d'énormes iguanes aux brillantes couleurs.
Le paysage, toujours le même, était d'une monotonie désespérante; la solitude n'était troublée que par la rencontre de rares canots descendant le fleuve, et la chaleur suffocante me jetait l'âme dans une somnolence triste que je ne secouais qu'avec peine. Dans le haut du fleuve cependant, à mesure qu'on s'éloigne des habitations, cette solitude n'est plus la même: les forêts, dans toute l'exubérance de leur sève, lancent vers le ciel des jets plus vigoureux où toute la gamme des verdures déroule l'harmonie de ses couleurs. Le silence est plein de voix mystérieuses; il semble que la nature fuit l'approche des hommes pour parler son divin langage.
Cependant nous arrivons à un embranchement du fleuve; des marches taillées dans la terre de la rive indiquent un rancho, et j'y monte pour acheter des fruits; mais tout est désert, les piliers de bois supportent encore un toit de chaume ruiné, le lieu me plaît pour une halte, et comme les nuits sont belles, et que la lune est dans son plein, je voyagerai la nuit. Les Indiens y consentent, et nous nous installons. Tout annonçait la présence récente des habitants; un champ défriché s'étendait au loin, des bosquets de manguiers chargés de fruits ombrageaient la maisonnette, et divers enclos avaient du renfermer les animaux domestiques. Tout auprès, une plantation de cacaoyers témoignait de l'industrie de l'ancien maître. Le cacahual, déjà vieux, contenait un nombre immense de pieds en plein rapport, d'où pendait une multitude de coques aux gousses parfumées; la solitude était complète; qu'était devenu le propriétaire de cet ermitage abandonné?
Je m'enfonçai dans le bois, le fusil d'une main, le machete de l'autre, pour m'ouvrir un passage au milieu des broussailles et des lianes, quand tout à coup je me trouvai en présence d'une troupe de singes de grande espèce, logés dans les hauteurs d'un arbre. Je m'arrêtai; de leur côté, ils m'examinaient avec attention; nulle hostilité de part et d'autre: ils ne cherchaient pas à fuir, et d'abord je n'avais aucune intention de les attaquer. J'étais cependant fort intrigué, j'aurais désiré me procurer l'un d'eux, et ne savais comment faire; je pensai qu'un blessé me resterait comme prisonnier, et je tirai. Mon fusil contenait des chevrotines, huit chaque coup: l'individu auquel j'adressai mon premier tir, était élevé et bien en vue, j'avais dû le toucher, mais il ne bougea pas, un second coup ne fit d'autre effet que lui occasionner un léger soubresaut, sans lui faire abandonner la place, les autres commençaient à me regarder avec terreur, et se mouvaient lentement dans le feuillage. Je rechargeai, et je vis au troisième coup de feu les bras de la pauvre bête s'ouvrir, pour laisser tomber deux petits singes qu'elle tenait embrassés; je devinai la cause de son insensibilité apparente, elle avait été protégée par le corps de ses enfants; l'un tomba; l'autre, quoique mort, resta suspendu par l'extrémité de sa queue. Pendant ce temps, les membres de la compagnie s'étaient éclipsés, et la mère affaissée, agonisante, sur une grande branche, ne quittait point des yeux les cadavres de ses chers petits. J'eus un véritable remords de ma vilaine action: la douleur de la mère était tout humaine, et je me hâtai d'abréger ses souffrances: elle tomba. J'allai ramasser mes victimes; les jeunes singes étaient criblés, mais la peau de la mère était en assez bon état; je priai les Indiens de l'écorcher pour en conserver la fourrure épaisse et belle. Les chasseurs l'emploient par morceaux pour préserver la batterie du fusil de l'humidité des bois.
Les trois malheureux étaient de la tribu des singes hurleurs qui, la nuit, font retentir les forêts de leurs cris épouvantables. Cependant la nuit approchait, les Indiens détachèrent des poteaux de la cabane le hamac dans lequel j'avais reposé, transportèrent à l'embarcation les divers objets qu'ils en avaient débarqués, et la pirogue chargée, nous nous mîmes en route. Mes conducteurs changèrent alors de direction; au lieu de remonter le fleuve comme devant, ils se laissèrent aller au courant du bras que nous avions atteint; celui-ci se dirigeait à l'ouest dans la direction de Tabasco. La nuit vint, et roulé dans mon zarape, je m'endormis bientôt.
Quand je me réveillai, il pouvait être onze heures; la lune, alors au milieu de sa course, se reflétait à l'avant de la barque, dans les eaux calmes de la rivière, et semblait nous guider comme une lueur amie. Accroupi à la poupe, l'un des Indiens, silencieux comme un fantôme, dirigeait la marche.
Le fleuve était large, et dans la pénombre où bleuissaient les rives, l'œil saisissait la silhouette gracieuse des palmiers sauvages. Oh! la puissante chose que le silence!
Au milieu de cette contrée déserte, entouré de cette forêt vierge s'étendant au loin, sur les eaux calmes de la rivière et comme une barque chargée d'ombres, le cajuco glissait sans bruit.
Le ciel étincelait, et la lumière diaphane de la lune enveloppait toute chose de son voile magique. Pas un souffle dans le feuillage, pas une ride sur l'onde.
Au milieu de tous ces silences, muet d'admiration, j'avançais, comprenant pour la première fois la poésie de ces admirables solitudes.
Non, rien ne saurait rendre les splendeurs de ces nuits étoilées! Tout, dans cette nature silencieuse, était aspiration, mystère, religieuse éloquence, et, dans ce recueillement universel, le cœur unissait sa prière à la prière des choses. Si parfois les cris éclatants des singes hurleurs, si le rugissement du jaguar ou le chant lugubre d'un oiseau de nuit venait troubler cet hymne du sommeil, il semblait qu'une puissance inconnue étouffât ces voix, et que la nature entière s'inclinât de nouveau dans un silence plus majestueux encore.
Ne suffit-il pas d'un moment pareil pour rendre à l'âme qui doute la foi qu'elle a perdue?... Abimé dans la contemplation de ces beautés, écrasé par leur grandeur, je m'enivrais aux sources de cette poésie éternellement jeune et divine, et ne me laissai aller au sommeil que lorsque les premières clartés de l'aurore vinrent dorer la cime des bois. L'un des Indiens cependant m'appelait depuis longtemps:
—Señor, disait-il, señor, levez-vous, nous sommes arrivés.
—Arrivés! m'écriai-je en me dressant, arrivés, où cela?
—À San Pedro, répondit-il, et si vous voulez vous reposer à l'ombre et déjeuner, je vais vous conduire à la maison de don Juan, à qui s'adresse une des lettres que vous avez.
—C'est bien, lui dis-je. Je vis, en jetant les yeux autour de nous, que le paysage était changé: le cajuco avait abandonné le cours du fleuve pour remonter un petit affluent. La rivière où nous étions alors n'avait pas plus de vingt-cinq à trente mètres de large, les bords étaient privés d'arbres, mais couverts de plantes aquatiques. Sur la petite lande de droite paissaient quelques bestiaux, et, dans le fond, appuyées au bois, s'étalaient les cabanes à toit de chaume d'un village indien. Mon guide me conduisit à la plus grande de ces habitations et me présenta le propriétaire, don Juan, à qui je remis la lettre de don Francisco. Mon nouvel hôte me donna une poignée de main amicale, et, m'indiquant un hamac, m'invita à m'y reposer; puis il me pria de l'excuser une minute, m'assurant qu'il serait bientôt tout à moi.
L'intérieur de la case, à jour comme toutes celles de ces parages, annonçait une certaine aisance: la cabane, divisée en quatre compartiments, contenait une tienda d'approvisionnement pour les Indiens, des chambres pour les femmes, et la pièce commune, salle à manger, où l'on m'avait installé. La cour, entourée d'une haute clôture, renfermait toute une ménagerie de bipèdes, où poules, canards, dindons énormes, gloussaient et piaulaient à l'envi; quant à messieurs du grouin, ils semblaient jouir des priviléges les plus étendus, entrant et sortant tour à tour, traversant les pièces, s'y reposant au besoin, et me venant flairer avec une audacieuse familiarité. La cuisine seule leur était interdite, et quand, timidement et en tapinois, comme une bête en faute, ils parvenaient à s'y introduire, un cutch, cutch, plusieurs fois répété, les mettait en fuite à l'instant.
Don Juan devait être chasseur, car deux fusils, une poire à poudre et de grands machetes pendaient à l'une des cloisons; j'en étais là de mon inventaire quand il reparut.
—Vous devez être bien fatigué, me dit-il, car trois jours de cajuco, par une telle chaleur, sont une terrible affaire?
—Je le suis si peu, répondis-je, que si vous avez quelque chose de nouveau et de curieux à me montrer au village, je suis prêt à vous suivre.
—C'est parfait, répondit-il; mais déjeunons d'abord, et plus tard je pense pouvoir vous intéresser quelque peu.
Sur ces entrefaites, la ménagère, grosse femme rebondie, avait couvert une petite table fort basse d'une serviette grise à frange, sur laquelle un ragoût de poulet de fort bonne mine, flanqué d'un plat de haricots noirs, nous attendait tout fumant. Une pile de tortilles blanches et minces remplaçait le pain. L'usage de la fourchette est inconnu: l'Indien prend un morceau de tortille, qu'il arrondit en cuiller, pour porter à sa bouche les aliments quels qu'ils soient; les doigts et le couteau viennent au besoin en aide à cet instrument tout primitif; on se lave les mains en sortant de table. N'ayant point eu de vivres frais depuis trois jours, je dévorais, à la grande satisfaction de mon hôte, auquel mon appétit faisait honneur.
—Avez-vous jamais mangé du caïman? reprit don Juan.
—Ma foi non, répondis-je, et je m'en soucie peu; cela doit être dur et coriace?
—Pas tant que vous le pensez, n'est-ce pas Hyacinto? fit-il au domestique qui nous servait. Celui-ci répondit par un signe d'assentiment. Il faut que vous sachiez, poursuivit don Juan, que les Indiens de ce village ne vivent guère que de la chair du caïman; cette nourriture est saine, vous le verrez, car tous mes compatriotes sont robustes et, sauf les accès de fièvre qui de temps à autre nous accompagnent jusqu'à la tombe, ils sont les mieux portants du monde. De plus, cela ne coûte rien, car, vous avez dû le remarquer, les caïmans grouillent dans nos rivières, et pêche qui veut. Mais venez, ajouta-t-il en se levant, je veux vous montrer quelques belles pièces de cet étrange gibier.
Je le suivis; dans le premier jacal où je pénétrai à la suite de mon hôte, deux crocodiles vivants, les pattes amarrées, le ventre en l'air et la queue coupée, attendaient dans une triste résignation que leur dernier jour fût arrivé.
—On leur coupe la queue par précaution, comme vous voyez, me dit don Juan, car ils feraient des sottises et pourraient casser une jambe du moindre coup.
Je m'approchai des deux monstres, dont l'un avec sa queue devait avoir mesuré quinze pieds au moins; l'autre était un novice. Ils ouvrirent tous deux leur gueule formidable, mais impuissante, frissonnant d'une rage stérile. Les deux ovipares exhalaient une forte odeur, tenant un peu du musc, mais infiniment désagréable.
Nous en trouvâmes encore dans d'autres cabanes, tous dans le même état et destinés au même usage.
—On les prend de deux manières, me dit don Juan: avec un fort crochet garni d'un appât, et il me montrait la trace du fer qui avait percé la mâchoire inférieure, ou bien à la main.—Oh! oh! pensais-je, don Juan me prend pour un autre, mais je ne la goberai point; et comme il me vit sourire:
—Vous paraissez en douter, señor?
—Non, repris-je, oh! non, vous me l'assurez. Néanmoins, je serais enchanté de le voir, et voici même une piastre à l'adresse du héros qui me donnerait ce curieux spectacle.
—La piastre était inutile, poursuivit mon homme, cependant cela ne gâte rien. Et comme nous croisions dans le village, nous rapprochant de sa cabane:
—Holà! hé! Cyrilo... Cyrilo!
Au troisième appel de don Juan, un grand gaillard, noir, maigre et nerveux comme un tigre, l'aborda, son chapeau à la main.
—Qu'y a-t-il pour votre service, don Juan?
—Voilà monsieur qui voudrait bien te voir amener un lagarto, il a l'air de douter de tes moyens.
—Oh! ce n'est pas une affaire, reprit tranquillement l'Indien, et pour vous faire plaisir, don Juan...
—C'est une piastre pour toi, mon garçon; ainsi donc, tâche de te distinguer.
Cyrilo demanda cinq minutes pour se préparer, et nous promit de nous rejoindre au bord d'un bajou, petite rivière étroite et lente, dans le bois, de l'autre côté du village; pour nous, nous devions prendre une pirogue et nous faire conduire jusque-là.
Quand nous arrivâmes, notre homme était sur la berge nous attendant; il était nu et tenait à la main un fort poignard, dont la lame, longue de huit pouces, semblait un énorme clou, carré à la base. Il avait déjà jeté sur les alentours un coup d'œil de connaisseur. À vingt pas, il nous fit signe d'arrêter et, nous précédant avec précaution, il nous indiquait un point de la rive encombré de touffes de hautes herbes; il n'en était plus qu'à dix pas environ, quand deux caïmans à courte queue plongèrent dans le fleuve comme deux mastodontes.
En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, Cyrilo se précipita le poignard entre les dents, plongea et ne reparut pas. Nous nous dirigeâmes à toute vitesse vers le lieu du combat; la situation me semblait palpitante, je fouillais la rivière de l'œil, un remous indiquait seul la place où l'Indien avait disparu; quelques secondes, longues comme un siècle, passèrent, l'eau s'agita de nouveau comme refoulée par la puissance d'une hélice, et la queue du monstre frappa la surface d'un coup terrible; puis le corps parut dans une rapide évolution; Cyrilo, souillé de fange, adhérait au ventre du caïman. Ils disparurent encore, laissant une longue traînée de sang.—Bravo, Cyrilo! fit don Juan; pour moi, je ne respirais plus, le sang glacé par la terreur, témoin muet de cette effroyable lutte, je regrettais de l'avoir provoquée.
Cependant, la rivière s'agitait sous les efforts des deux lutteurs et l'eau remontait à la surface en tourbillons limoneux; quelques secondes passèrent encore et Cyrilo reparut, mais seul, couvert de fange, à demi-suffoqué.
Un cri de joie s'échappa de ma gorge comme un cri de délivrance; Cyrilo nageait à nous et je lui tendis la main pour l'aider, mais il sauta lui-même dans la barque, où il fut un instant sans parler.
—Este c.... me corto el dedo: Ce j.... f..... m'a coupé le doigt, fit-il en nous montrant la première phalange de son index mutilé.
Au moment où Cyrilo avait enlacé le monstre corps à corps, son doigt s'était trouvé engagé dans la gueule de l'animal.
—Pero me lo pago: Mais il me l'a payé, ajouta-t-il, et nous l'allons bien voir tout à l'heure. Au reste, s'il ne remonte pas, comme il est probable qu'il s'est enfoncé dans la vase, je vais aller le chercher.
Don Juan me fit signe de l'œil, je m'inclinai; cet Indien me parut grand comme César.
Pour lui, il se débarrassait de la fange dont il était couvert et se préparait véritablement à replonger; je l'arrêtai; et tenez, le voilà! fit don Juan désignant une surface blanchâtre flottant de l'autre coté du bajou. C'était bien le caïman, le ventre en l'air et la poitrine ouverte de quatre coups de poignard.
Nous le remorquâmes jusqu'au village: il mesurait quatorze pieds trois pouces; j'offris à Cyrilo deux piastres au lieu d'une, et je payai vingt francs son poignard que je conserve encore.
—Veuillez remarquer, me dit mon hôte, que nos Indiens sont les seuls pour exécuter le tour de force que vous venez de voir; c'est pour ainsi dire un don particulier, car vous iriez par tous les villages des alentours sans trouver un pêcheur de lagartos à la main. Ce qu'il y a de plus singulier dans cette affaire, c'est que le caïman lui-même ne s'y laisse pas prendre; l'instinct le fait fuir devant l'Indien de San Pedro, tandis qu'il se jetterait sur tout autre pour le dévorer.
—Si vous vouliez nous rester une huitaine, me dit don Juan, je pourrais vous montrer une chasse au jaguar qui ne manque pas d'intérêt.
—Cela est bien tentant, ami don Juan, lui répondis-je; mais j'ai deux hommes qui m'attendent et une longue traite à fournir; vous me conterez vos chasses, si vous le voulez bien.
—Soit, mais demain matin nous irons pêcher des tortues. Nos Indiens en font un petit commerce et vont en vendre dans les villages, jusqu'au pied des montagnes, à las Playas et à Palenqué. Pêcher la tortue se dit clavar la tortuga, parce qu'en effet on les chasse au moyen d'un fer pointu emmanché d'un bâton.
Le jour suivant, de fort bonne heure, j'accompagnai don Juan dans son cajuco; tous deux nous étions armés de l'engin susdit. L'esquif, guidé par un jeune Indien, nous permettait de sonder çà et là le fond de la rivière; il faut, pour réussir, une certaine habitude, et don Juan avait déjà harponné deux tortues que je n'avais encore senti l'écaillé d'une seule; cependant je finis par en amener une, et je jugeai au poids ma prise de peu d'importance. C'était, en effet, une jeune tortue de six pouces de diamètre, dont la cuisinière n'aurait point voulu; je me dégoûtai facilement d'un exercice où je n'excellais guère, et le soleil montant, nous rentrâmes au village avec cinq magnifiques bêtes, dont la plus grande n'avait pas moins de douze à quatorze pouces de diamètre. Don Juan nous en fit apprêter une: la chair en est graisseuse, fade, et nécessite un fort assaisonnement.
Quant à la chasse au tigre, à laquelle je ne pouvais assister, don Juan me raconta ce que chacun me confirma plus tard, que c'était la chasse du monde la plus innocente et la moins dangereuse, malgré la férocité de la bête.
—Voilà mes chiens, dit-il, en me désignant les roquets assis autour de nous et demandant humblement quelques os à ronger.
—Mais ce ne sont point des chiens de chasse?
—Cela ne fait rien, reprit don Juan; ils ont assez de talent pour trouver une piste et la suivre, le reste me regarde. Pendant le jour, le tigre est timide; il se blottit sous quelque roche ou se tient perché sur les branches d'un gros arbre: il dort; la nuit seulement il est terrible. Voilà mon favori; c'est le premier de mes pointeurs, dit-il en jetant une moitié de tortille à l'un des petits mendiants, bête un peu maigre, grise de couleur et d'un poil rare, dont rien n'annonçait les remarquables facultés; nous revenons rarement les mains vides quand nous partons de compagnie; mais il se fait vieux et je ne sais si je pourrai jamais le remplacer.
—Mais au fait, don Juan! lui dis-je (car j'aime peu les précautions oratoires, et mon hôte, assez bavard, menaçait de faire traîner le récit).
—Voici, poursuivit-il en souriant: aussitôt la bête déterrée, si, cachée dans les roches, il s'agit de l'en faire sortir; si, dans la forêt, l'animal fuit devant l'aboiement, monte dans un arbre et tombe, pour ainsi dire, en arrêt sur mon chien, qu'il couve de l'œil en lui adressant, la figure plissée, ces rauques soupirs que vous devez voir d'ici, il ne s'occupe en rien de ma personne et n'a point l'air de me voir; aussi je prends mon temps, je choisis l'endroit, je vise aussi longtemps qu'il me plaît; en un mot, je l'assassine. Vous voyez que cela n'a pas grand mérite. Il se rencontre des cas où l'immobilité du jaguar est si grande, et son attention si complétement absorbée par le chien qui jappe, qu'au moyen d'une branche d'arbre et d'un lasso on l'étrangle, pendu ou non, comme le plus inoffensif des animaux. Tenez, j'ai là quelques peaux assez bien conservées, et si vous voulez en accepter une, cela me fera plaisir.
J'acceptai de grand cœur: celle que je choisis était de moyenne taille, et la balle, entrée au défaut de l'épaule, était sortie de l'autre côté. Je ne reverrai plus don Juan, et certes il n'entendra jamais parler de moi; je lui adresse néanmoins mille grâces pour les deux journées que je passai près de lui.
Mon domestique et mes deux Indiens bouillaient d'impatience: l'un s'ennuyait, les deux autres craignaient, au retour, une semonce de leurs maîtres pour tant de jours perdus; je rentrai donc dans ma prison flottante; nous espérions atteindre las Playas le soir même.
Plus nous avancions et plus les cours d'eau diminuaient d'importance; les embranchements se multipliaient, en outre, jusqu'à former des entre-croisements et des méandres où devait hésiter l'homme le plus expérimenté: aussi mes conducteurs s'égarèrent-ils tout d'abord, pour arriver au milieu d'un immense marais où peut-être jamais cajuco n'avait pénétré.
Quelle joie pour un chasseur! le marais semblait n'être, proportions gardées, que le vaste réservoir d'un jardin d'acclimatation. Il y avait foule, mais foule immense, de canards de toutes espèces, oies, hérons, cigognes et de grands oiseaux de la même famille, nommés au Mexique perros de agua, et tant d'autres dont mon ignorance m'interdit la nomenclature. C'était un babil, un bruit, un grouillement indescriptible; ces oiseaux étaient peu sauvages, ils nous regardaient étonnés, mais sans terreur; ils nous laissaient approcher à vingt pas, puis ils s'en allaient vingt pas plus loin pour nous regarder encore. J'en tuai quelques-uns sans beaucoup effaroucher les autres, et, du reste, je les abandonnai, ne sachant qu'en faire.
Je préférais les crocodiles dont le nombre était vraiment prodigieux; mais, beaucoup plus fins qu'il ne semble, ne montrant presque jamais que le bout du nez et les deux yeux saillants, il fallait une grande adresse pour les atteindre, et, malgré mes coups de feu multipliés, je n'en fusillai qu'un seul.
Mes Indiens cherchaient vainement une issue; nous finîmes par nous ensabler: nouveau temps perdu. Ils retournèrent en gémissant et s'enfoncèrent dans une espèce de canal entièrement abrité sous l'ombrage, mais presque comblé par les troncs d'arbres. L'eau, dormant sur un fond de vase, dégageait des vapeurs empestées; des iguanes seules animaient ces lieux désolés; il y en avait de magnifiques et d'une longueur incroyable; j'en blessai une de sept pieds, brillante de couleur et perlée comme un beau lézard. Elle avait, de la tête à la queue, la dentelle la plus finement découpée qui se pût voir, et sa gorge, gonflée par la colère, atteignait un développement considérable; cette poche était surtout l'objet de ma convoitise; j'en voulais, je l'avoue naïvement, faire une blague à tabac. L'animal, arrêté dans sa course et gravement blessé, se défendait encore, et je dus lui donner trois coups de poignard dans la tête pour l'achever; mais la bourse en question parfaitement découpée et frottée de pommade camphrée, ne put se conserver; d'abord, elle perdit ses couleurs, puis les petites écailles tombèrent, et la peau même finit par se couper.
J'avais hâte de sortir de ce canal infect; quelques embarcations amarrées à la rive nous firent espérer une cabane où mes guides pourraient se renseigner. L'un d'eux disparut un instant, et revint bientôt la figure souriante; nous approchions; une demi-lieue au delà nous devions apercevoir le village de las Playas. En effet, nous débouchâmes presque immédiatement sur un vaste réservoir où le manque d'eau empêchait la pirogue d'avancer; il fallut quitter nos bottes, retrousser nos pantalons et pousser à la roue; mon domestique, néanmoins, n'en voulut rien faire, craignant de compromettre sa chère santé: mais je devais en voir bien d'autres avec lui. Une fois les maisons en vue, je laissai le cajuco, promettant aux Indiens d'envoyer du village des porteurs pour les aider et décharger mes bagages. Une demi-heure après, j'atteignais las Playas et la maison de don Ignacio où j'arrivai exténué, mourant de soif, et dans l'état d'un homme complétement ivre. J'attribuai ce malaise à la chaleur suffocante, aux exhalaisons méphitiques du canal, et surtout à la demi-heure de marche au milieu de la fange du marais.
La maîtresse du logis m'apporta une jicara pleine d'un posole sucré que j'avalai d'un trait, une autre encore, puis une autre, car je ne pouvais me désaltérer; j'entrai alors dans une transpiration abondante et je m'endormis dans le hamac. Deux heures après, l'indisposition avait disparu; mais, rarement dans mes voyages, je ne crus côtoyer d'aussi près quelque foudroyante maladie.