Clotilde Martory
The Project Gutenberg eBook of Clotilde Martory
Title: Clotilde Martory
Author: Hector Malot
Release date: August 31, 2004 [eBook #13336]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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CLOTILDE
MARTORY
PAR
HECTOR MALOT
AVERTISSEMENT
M. Hector Malot qui a fait paraître, le 20 mai 1859, son premier roman «LES AMANTS», va donner en octobre prochain son soixantième volume «COMPLICES»; le moment est donc venu de réunir cette oeuvre considérable en une collection complète, qui par son format, les soins de son tirage, le choix de son papier, puisse prendre place dans une bibliothèque, et par son prix modique soit accessible à toutes les bourses, même les petites.
Pendant cette période de plus de trente années, Hector Malot a touché à toutes les questions de son temps; sans se limiter à l'avance dans un certain nombre de sujets ou de tableaux qui l'auraient borné, il a promené le miroir du romancier sur tout ce qui mérite d'être étudié, allant des petits aux grands, des heureux aux misérables, de Paris à la Province, de la France à l'Étranger, traversant tous les mondes, celui de la politique, du clergé, de l'armée, de la magistrature, de l'art, de la science, de l'industrie, méritant que le poète Théodore de Banville écrivît de lui «que ceux qui voudraient reconstituer l'histoire intime de notre époque devraient l'étudier dans son oeuvre».
Il nous a paru utile que cette oeuvre étendue, qui va du plus dramatique au plus aimable, tantôt douce ou tendre, tantôt passionnée ou justiciaire, mais toujours forte, toujours sincère, soit expliquée, et qu'il lui soit même ajouté une clé quand il en est besoin. C'est pourquoi nous avons demandé à l'auteur d'écrire sur chaque roman une notice que nous placerons à la fin du volume. Quand il ne prendra pas la parole lui-même, nous remplacerons cette notice par un article critique sur le roman publié au moment où il a paru, et qui nous paraîtra caractériser le mieux le livre ou l'auteur.
Jusqu'à l'achèvement de cette collection, un volume sera mis en vente tous les mois.
L'éditeur,
E.F.
CLOTILDE
MARTORY
I
Quand on a passé six années en Algérie à courir après les Arabes, les Kabyles et les Marocains, on éprouve une véritable béatitude à se retrouver au milieu du monde civilisé.
C'est ce qui m'est arrivé en débarquant à Marseille. Parti de France en juin 1845, je revenais en juillet 1851. Il y avait donc six années que j'étais absent; et ces années-là, prises de vingt-trois à vingt-neuf ans, peuvent, il me semble, compter double. Je ne mets pas en doute la légende des anachorètes, mais je me figure que ces sages avaient dépassé la trentaine, quand ils allaient chercher la solitude dans les déserts de la Thébaïde. S'il est un âge où l'on éprouve le besoin de s'ensevelir dans la continuelle admiration des oeuvres divines, il en est un aussi où l'on préfère les distractions du monde aux pratiques de la pénitence. Je suis précisément dans celui-là.
A peine à terre je courus à la Cannebière. Il soufflait un mistral à décorner les boeufs, et des nuages de poussière passaient en tourbillons pour aller se perdre dans le vieux port. Je ne m'en assis pas moins devant un café et je restai plus de trois heures accoudé sur ma table, regardant, avec la joie du prisonnier échappé de sa cage, le mouvement des passants qui défilaient devant mes yeux émerveillés. Le va-et-vient des voitures très-intéressant; l'accent provençal harmonieux et doux; les femmes, oh! toutes ravissantes; plus de visages voilés; des pieds chaussés de bottines souples, des mains finement gantées, des chignons, c'était charmant.
Je ne connais pas de sentiment plus misérable que l'injustice, et j'aurais vraiment honte d'oublier ce que je dois à l'Algérie; ma croix d'abord et mon grade de capitaine, puis l'expérience de la guerre avec les émotions de la poursuite et de la bataille.
Mais enfin tout n'est pas dit quand on est capitaine de chasseurs et décoré, et l'on n'a pas épuisé toutes les émotions de la vie quand on a eu le plaisir d'échanger quelques beaux coups de sabre avec les Arabes. Oui, les nuits lumineuses du désert sont admirables. Oui, le rapport est intéressant... quelquefois. Mais il y a encore autre chose au monde.
Si comme toi, cher ami, j'avais le culte de la science; si comme toi je m'étais juré de mener à bonne fin la triangulation de l'Algérie; si comme toi j'avais parcouru pendant plusieurs années l'Atlas dans l'espérance d'apercevoir les montagnes de l'Espagne, afin de reprendre et d'achever ainsi les travaux de Biot et d'Arago sur la mesure du méridien, sans doute je serais désolé d'abandonner l'Afrique.
Quand on a un pareil but il n'y a plus de solitude, plus de déserts, on marche porté par son idée et perdu en elle. Qu'importe que les villages qu'on traverse soient habités par des guenons ou par des nymphes, ce n'est ni des nymphes ni des guenons qu'on a souci. Est-ce que dans notre expédition de Sidi-Brahim tu avais d'autre préoccupation que de savoir si l'atmosphère serait assez pure pour te permettre de reconnaître la sierra de Grenade? Et cependant je crois que nous n'avons jamais été en plus sérieux danger. Mais tu ne pensais ni au danger, ni à la faim, ni à la soif, ni au chaud; et quand nous nous demandions avec une certaine inquiétude si nous reverrions jamais Oran, tu te demandais, toi, si la brume se dissiperait.
Malheureusement, tous les officiers de l'armée française, même ceux de l'état-major, n'ont pas cette passion de la science, et au risque de t'indigner j'avoue que j'ignore absolument les entraînements et les délices de la triangulation; la mesure elle-même du méridien me laisse froid; et j'aurais pu, en restant deux jours de plus en Afrique, prolonger l'arc français jusqu'au grand désert que cela ne m'eût pas retenu.
—Cela est inepte, vas-tu dire, grossier et stupide.
—Je ne m'en défends pas, mais que veux-tu, je suis ainsi.
—Qu'es-tu alors? une exception, un monstre?
—J'espère que non.
—Si la guerre ne te suffit pas, si la science ne t'occupe pas, que te faut-il?
—Peu de chose.
—Mais encore?
La réponse à cet interrogatoire serait difficile à risquer en tête-à-tête, et me causerait un certain embarras, peut-être même me ferait-elle rougir, mais la plume en main est comme le sabre, elle donne du courage aux timides.
—Je suis... je suis un animal sentimental.
Voilà le grand mot lâché, à lui seul il explique pourquoi j'ai été si heureux de quitter l'Afrique et de revenir en France.
De là, il ne faut pas conclure que je vais me marier et que j'ai déjà fait choix d'une femme, dont le portrait va suivre.
Ce serait aller beaucoup trop vite et beaucoup trop loin. Jusqu'à présent, je n'ai pensé ni au mariage ni à la paternité, ni à la famille, et ce n'est ni d'un enfant, ni d'un intérieur que j'ai besoin pour me sentir vivre.
Le mariage, je n'en ai jamais eu souci; il en est de cette fatalité comme de la mort, on y pense pour les autres et non pour soi; les autres doivent mourir, les autres doivent se marier, nous, jamais.
Les enfants n'ont été jusqu'à ce jour, pour moi, que de jolies petites bêtes roses et blondes, surtout les petites filles, qui sont vraiment charmantes avec une robe blanche et une ceinture écossaise: ça remplace supérieurement les kakatoès et les perruches.
Quant à la famille, je ne l'accepterais que sans belle-mère, sans beau-père, sans beau-frère ou belle-soeur, sans cousin ni cousine, et alors ces exclusions la réduisent si bien, qu'il n'en reste rien.
Non, ce que je veux est beaucoup plus simple, ou tout au moins beaucoup plus primitif,—je veux aimer, et, si cela est possible, je veux être aimé.
Je t'entends dire que pour cela je n'avais pas besoin de quitter l'Afrique et que l'amour est de tous les pays, mais par hasard il se trouve que cette vérité, peut-être générale, ne m'est pas applicable puisque je suis un animal sentimental. Or, pour les animaux de cette espèce, l'amour n'est point une simple sensation d'épiderme, c'est au contraire la grande affaire de leur vie, quelque chose comme la métamorphose que subissent certains insectes pour arriver à leur complet développement.
J'ai passé six années en Algérie, et la femme qui pouvait m'inspirer un amour de ce genre, je ne l'ai point rencontrée.
Sans doute, si je n'avais voulu demander à une maîtresse que de la beauté, j'aurais pu, tout aussi bien que tant d'autres, trouver ce que je voulais. Mais, après? Ces liaisons, qui n'ont pour but qu'un plaisir de quelques instants, ne ressemblent en rien à l'amour que je désire.
Maintenant que me voici en France, serai-je plus heureux? Je l'espère et, à vrai dire même, je le crois, car je ne me suis point fait un idéal de femme impossible à réaliser. Brune ou blonde, grande ou petite, peu m'importe, pourvu qu'elle me fasse battre le coeur.
Si ridicule que cela puisse paraître, c'est là en effet ce que je veux. Je conviens volontiers qu'un monsieur qui, en l'an de grâce 1851, dans un temps prosaïque comme le nôtre, demande à ressentir «les orages du coeur» est un personnage qui prête à la plaisanterie.
Mais de cela je n'ai point souci. D'ailleurs, parmi ceux qui seraient les premiers à rire de moi si je faisais une confession publique, combien en trouverait-on qui ne se seraient jamais laissé entraîner par les joies ou par les douleurs de la passion! Dieu merci, il y a encore des gens en ce monde qui pensent que le coeur est autre chose qu'un organe conoïde creux et musculaire.
Je suis de ceux-là, et je veux que ce coeur qui me bat sous le sein gauche, ne me serve pas exclusivement à pousser le sang rouge dans mes artères et à recevoir le sang noir que lui rapportent mes veines.
Mes désirs se réaliseront-ils? Je n'en sais rien.
Mais il suffit que cela soit maintenant possible, pour que déjà je me sente vivre.
Ce qui arrivera, nous le verrons. Peut-être rien. Peut-être quelque chose au contraire. Et j'ai comme un pressentiment que cela ne peut pas tarder beaucoup. Donc, à bientôt.
Un voyage au pays du sentiment, pour toi cela doit être un voyage extraordinaire et fantastique,—en tous cas il me semble que cela doit être aussi curieux que la découverte du Nil blanc.
Le Nil, on connaîtra un jour son cours; mais la femme, connaîtra-t-on jamais sa marche? Saura-t-on d'où elle vient, où elle va?
II
En me donnant Marseille pour lieu de garnison, le hasard m'a envoyé en pays ami, et nulle part assurément je n'aurais pu trouver des relations plus faciles et plus agréables.
Mon père, en effet, a été préfet des Bouches-du-Rhône pendant les dernières années de la Restauration, et il a laissé à Marseille, comme dans le département, des souvenirs et des amitiés qui sont toujours vivaces.
Pendant les premiers jours de mon arrivée, chaque fois que j'avais à me présenter ou à donner mon nom, on m'arrêtait par cette interrogation:
—Est-ce que vous êtes de la famille du comte de Saint-Nérée qui a été notre préfet?
Et quand je répondais que j'étais le fils de ce comte de Saint-Nérée, les mains se tendaient pour serrer la mienne.
—Quel galant homme!
—Et bon, et charmant.
—Quel homme de coeur!
Un véritable concert de louanges dans lequel tout le monde faisait sa partie, les grands et les petits.
Il est assez probable que mon père ne me laissera pas autre chose que cette réputation, car s'il a toujours été l'homme aimable et loyal que chacun prend plaisir à se rappeler, il ne s'est jamais montré, par contre, bien soigneux de ses propres affaires, mais j'aime mieux cette réputation et ce nom honoré pour héritage que la plus belle fortune. Il y a vraiment plaisir à être le fils d'un honnête homme, et je crois que dans les jours d'épreuves, ce doit être une grande force qui soutient et préserve.
En attendant que ces jours arrivent, si toutefois la mauvaise chance veut qu'ils arrivent pour moi, le nom de mon père m'a ouvert les maisons les plus agréables de Marseille et m'a fait retrouver enfin ces relations et ces plaisirs du monde dont j'ai été privé pendant six ans. Depuis que je suis ici, chaque jour est pour moi un jour de fête, et je connais déjà presque toutes les villas du Prado, des Aygalades, de la Rose. Pendant la belle saison, les riches commerçants n'habitent pas Marseille, ils viennent seulement en ville au milieu de la journée pour leurs affaires; et leurs matinées et leurs soirées ils les passent à la campagne avec leur famille. Celui qui ne connaîtrait de Marseille que Marseille, n'aurait qu'une idée bien incomplète des moeurs marseillaises. C'est dans les riches châteaux, les villas, les bastides de la banlieue qu'il faut voir le négociant et l'industriel; c'est dans le cabanon qu'il faut voir le boutiquier et l'ouvrier. J'ai visité peu de cabanons, mais j'ai été reçu dans les châteaux et les villas et véritablement j'ai été plus d'une fois ébloui du luxe de leur organisation. Ce luxe, il faut le dire, n'est pas toujours de très-bon goût, mais le goût et l'harmonie n'est pas ce qu'on recherche.
On veut parler aux yeux avant tout et parler fort. N'a de valeur que ce qui coûte cher. Volontiers on prend l'étranger par le bras, et avec une apparente bonhomie, d'un air qui veut être simple, on le conduit devant un mur quelconque:—Voilà un mur qui n'a l'air de rien et cependant il m'a coûté 14,000 francs; je n'ai économisé sur rien. C'est comme pour ma villa, je n'ai employé que les meilleurs ouvriers, je les payais 10 francs par jour; rien qu'en ciment ils m'ont dépensé 42,000 francs. Aussi tout a été soigné et autant que possible amené à la perfection. Ce parquet est en bois que j'ai fait venir par mes navires de Guatemala, de la côte d'Afrique et des Indes; leur réunion produit une chose unique en son genre; tandis que le salon de mon voisin Salary chez qui vous dîniez la semaine dernière lui coûte 2 ou 3,000 francs parce qu'il est en simple parqueterie de Suisse, le mien m'en coûte plus de 20,000.
Mais ce n'est pas pour te parler de l'ostentation marseillaise que je t'écris; il y aurait vraiment cruauté à détailler le luxe et le confort de ces châteaux à un pauvre garçon comme toi vivant dans le désert et couchant souvent sur la terre nue; c'est pour te parler de moi et d'un fait qui pourrait bien avoir une influence décisive sur ma vie.
Hier j'étais invité à la soirée donnée à l'occasion d'un mariage, le mariage de mademoiselle Bédarrides, la fille du riche armateur, avec le fils du maire de la ville. Bien que la villa Bédarrides soit une des plus belles et des plus somptueuses (c'est elle qui montre orgueilleusement ses 42,000 francs de ciment et son parquet de 20,000), on avait élevé dans le jardin une vaste tente sous laquelle on devait danser. Cette construction avait été commandée par le nombre des invités qui était considérable. Il se composait d'abord de tout ce qui a un nom dans le commerce marseillais, l'industrie et les affaires, c'était là le côté de la jeune femme et de sa famille, puis ensuite il comprenait ainsi tout ce qui est en relations avec la municipalité—côté du mari. En réalité, c'était le tout-Marseille beaucoup plus complet que ce qu'on est convenu d'appeler le tout-Paris dans les journaux. Il y avait là des banquiers, des armateurs, des négociants, des hauts fonctionnaires, des Italiens, des Espagnols, des Grecs, des Turcs, des Égyptiens mêlés à de petits employés et à des boutiquiers, dans une confusion curieuse.
Retenu par le général qui avait voulu que je vinsse avec lui, je n'arrivai que très-tard. Le bal était dans tout son éclat, et le coup d'oeil était splendide: la tente était ornée de fleurs et d'arbustes au feuillage tropical et elle ouvrait ses bas côtés sur la mer qu'on apercevait dans le lointain miroitant sous la lumière argentée de la lune. C'était féerique avec quelque chose d'oriental qui parlait à l'imagination.
Mais je fus bien vite ramené à la réalité par l'oncle de la mariée, M. Bédarrides jeune, qui voulut bien me faire l'honneur de me prendre par le bras, pour me promener avec lui.
—Regardez, regardez, me dit-il, vous avez devant vous toute la fortune de Marseille, et si nous étions encore au temps où les corsaires barbaresques faisaient des descentes sur nos côtes, ils pourraient opérer ici une razzia générale qui leur payerait facilement un milliard pour se racheter.
Je parvins à me soustraire à ces plaisanteries financières et j'allai me mettre dans un coin pour regarder la fête à mon gré, sans avoir à subir des réflexions plus ou moins spirituelles.
Qui sait? Parmi ces femmes qui passaient devant mes yeux se trouvait peut-être celle que je devais aimer. Laquelle?
Cette idée avait à peine effleuré mon esprit, quand j'aperçus, à quelques pas devant moi, une jeune fille d'une beauté saisissante. Près d'elle était une femme de quarante ans, à la physionomie et à la toilette vulgaires. Ma première pensée fut que c'était sa mère.
Mais à les bien regarder toutes deux, cette supposition devenait improbable tant les contrastes entre elles étaient prononcés. La jeune fille, avec ses cheveux noirs, son teint mat, ses yeux profonds et veloutés, ses épaules tombantes, était la distinction même; la vieille femme, petite, replète et couperosée, n'était rien qu'une vieille femme; la toilette de la jeune fille était charmante de simplicité et de bon goût; celle de son chaperon était ridicule dans le prétentieux et le cherché.
Je restai assez longtemps à la contempler, perdu dans une admiration émue; puis, je m'approchai d'elle pour l'inviter. Mais forcé de faire un détour, je fus prévenu par un grand jeune homme lourdaud et timide, gêné dans son habit (un commis de magasin assurément), qui l'emmena à l'autre bout de la chambre.
Je la suivis et la regardai danser. Si elle était charmante au repos, dansant elle était plus charmante encore. Sa taille ronde avait une souplesse d'une grâce féline; elle eût marché sur les eaux tant sa démarche était légère.
Quelle était cette jeune fille? Par malheur, je n'avais près de moi personne qu'il me fût possible d'interroger.
Lorsqu'elle revint à sa place, je me hâtai de m'approcher et je l'invitai pour une valse, qu'elle m'accorda avec le plus délicieux sourire que j'aie jamais vu.
Malheureusement, la valse est peu favorable à la conversation; et d'ailleurs, lorsque je la tins contre moi, respirant son haleine, plongeant dans ses yeux, je ne pensai pas à parler et me laissai emporter par l'ivresse de la danse.
Lorsque je la quittai après l'avoir ramenée, tout ce que je savais d'elle, c'était qu'elle n'était point de Marseille, et qu'elle avait été amenée à cette soirée par une cousine, chez laquelle elle était venue passer quelques jours.
Ce n'était point assez pour ma curiosité impatiente. Je voulus savoir qui elle était, comment elle se nommait, quelle était sa famille; et je me mis à la recherche de Marius Bédarrides, le frère de la mariée, pour qu'il me renseignât; puisque cette jeune fille était invitée chez lui, il devait la connaître.
Mais Marius Bédarrides, peu sensible au plaisir de la danse, était au jeu. Il me fallut le trouver; il me fallut ensuite le détacher de sa partie, ce qui fut long et difficile, car il avait la veine, et nous revînmes dans la tente juste au moment où la jeune fille sortait.
—Je ne la connais pas, me dit Bédarrides, mais la dame qu'elle accompagne est, il me semble, la femme d'un employé de la mairie. C'est une invitation de mon beau-frère. Par lui nous en saurons plus demain; mais il vous faut attendre jusqu'à demain, car nous ne pouvons pas décemment, ce soir, aller interroger un jeune marié; il a autre chose à faire qu'à nous répondre. Vous lui parleriez de votre jeune fille, que, s'il vous répondait, il vous parlerait de ma soeur; ça ferait un quiproquo impossible à débrouiller. Attendez donc à demain soir; j'espère qu'il me sera possible de vous satisfaire; comptez sur moi.
Il fallut s'en tenir à cela; c'était peu; mais enfin c'était quelque chose.
III
Je quittai le bal; je n'avais rien à y faire, puisqu'elle n'était plus là.
Je m'en revins à pied à Marseille, bien que la distance soit assez grande. J'avais besoin de marcher, de respirer. J'étouffais. La nuit était splendide, douce et lumineuse, sans un souffle d'air qui fit résonner le feuillage des grands roseaux immobiles et raides sur le bord des canaux d'irrigation. De temps en temps, suivant les accidents du terrain et les échappées de vue, j'apercevais au loin la mer qui, comme un immense miroir argenté, réfléchissait la lune.
Je marchais vite; je m'arrêtais; je me remettais en route machinalement, sans trop savoir ce que je faisais. Je n'étais pas cependant insensible à ce qui se passait autour de moi, et en écrivant ces lignes, il me semble respirer encore l'âpre parfum qui s'exhalait des pinèdes que je traversais. Les ombres que les arbres projetaient sur la route blanche me paraissaient avoir quelque chose de fantastique qui me troublait; l'air qui m'enveloppait me semblait habité, et des plantes, des arbres, des blocs de rochers sortaient des voix étranges qui me parlaient un langage mystérieux. Une pomme de pin qui se détacha d'une branche et tomba sur le sol, me souleva comme si j'avais reçu une décharge électrique.
Que se passait-il donc en moi? Je tâchai de m'interroger. Est-ce que j'aimais cette jeune fille que je ne connaissais pas, et que je ne devais peut-être revoir jamais?
Quelle folie! c'était impossible.
Mais alors pourquoi cette inquiétude vague, ce trouble, cette émotion, cette chaleur; pourquoi cette sensibilité nerveuse? Assurément, je n'étais pas dans un état normal.
Elle était charmante, cela était incontestable, ravissante, adorable. Mais ce n'était pas la première femme adorable que je voyais sans l'avoir adorée.
Et puis enfin on n'adore pas ainsi une femme pour l'avoir vue dix minutes et avoir fait quelques tours de valse avec elle. Ce serait absurde, ce serait monstrueux. On aime une femme pour les qualités, les séductions qui, les unes après les autres, se révèlent en elle dans une fréquentation plus ou moins longue. S'il en était autrement, l'homme serait à classer au même rang que l'animal; l'amour ne serait rien de plus que le désir.
Pendant assez longtemps, je me répétai toutes ces vérités pour me persuader que ma jeune fille m'avait seulement paru charmante, et que le sentiment qu'elle m'avait inspiré était un simple sentiment d'admiration, sans rien de plus.
Mais quand on est de bonne foi avec soi-même, on ne se persuade pas par des vérités de tradition; la conviction monte du coeur aux lèvres et ne descend pas des lèvres au coeur. Or, il y avait dans mon coeur un trouble, une chaleur, une émotion, une joie qui ne me permettaient pas de me tromper.
Alors, par je ne sais quel enchaînement d'idées, j'en vins à me rappeler une scène du Roméo et Juliette de Shakspeare qui projeta dans mon esprit une lueur éblouissante.
Roméo masqué s'est introduit chez le vieux Capulet qui donne une fête. Il a vu Juliette pendant dix minutes et il a échangé quelques paroles avec elle. Il part, car la fête touchait à sa fin lorsqu'il est entré. Alors Juliette, s'adressant à sa nourrice, lui dit: «Quel est ce gentilhomme qui n'a pas voulu danser? va demander son nom; s'il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.»
Ils se sont à peine vus et ils s'aiment, l'amour comme une flamme les a envahis tous deux en même temps et embrasés. Et Shakspeare humain et vrai ne disposait pas ses fictions, comme nos romanciers, pour le seul effet pittoresque. Quelle curieuse ressemblance entre cette situation qu'il a inventée et la mienne! c'est aussi dans une fête que nous nous sommes rencontrés, et volontiers comme Juliette je dirais: «Va demander son nom; si elle est mariée, mon cercueil sera mon lit nuptial.»
Ce nom, il me fallut l'attendre jusqu'au surlendemain, car Marius Bédarrides ne se trouva point au rendez-vous arrêté entre nous. Ce fut le soir du deuxième jour seulement que je le vis arriver chez moi. J'avais passé toute la matinée à le chercher, mais inutilement.
Il voulut s'excuser de son retard; mais c'était bien de ses excuses que mon impatience exaspérée avait affaire.
—Hé bien?
—Pardonnez-moi.
—Son nom, son nom.
—Je suis désolé.
—Son nom; ne l'avez-vous pas appris?
—Si, mais je ne vous le dirai, que si vous me pardonnez de vous avoir manqué de parole hier.
—Je vous pardonne dix fois, cent fois, autant que vous voudrez.
—Hé bien, cher ami, je ne veux pas vous faire languir: connaissez-vous le général Martory?
—Non.
—Vous n'avez jamais entendu parler de Martory, qui a commandé en Algérie pendant les premières années de l'occupation française?
—Je connais le nom, mais je ne connais pas la personne.
—Votre princesse est la fille du général; de son petit nom elle s'appelle Clotilde; elle demeure avec son père à Cassis, un petit port à cinq lieues d'ici, avant d'arriver à la Ciotat. Elle est en ce moment à Marseille, chez un parent, M. Lieutaud, employé à la mairie; M. Lieutaud avait été invité comme fonctionnaire, et mademoiselle Clotilde Martory a accompagné sa cousine. J'espère que voilà des renseignements précis; maintenant, cher ami, si vous en voulez d'autres, interrogez, je suis à votre disposition; je connais le général, je puis vous dire sur son compte tout ce que je sais. Et comme c'est un personnage assez original, cela vous amusera peut-être.
Marius Bédarrides, qui est un excellent garçon, serviable et dévoué, a un défaut ordinairement assez fatigant pour ses amis; il est bavard et il passe son temps à faire des cancans; il faut qu'il sache ce que font les gens les plus insignifiants, et aussitôt qu'il l'a appris, il va partout le racontant; mais dans les circonstances où je me trouvais, ce défaut devenait pour moi une qualité et une bonne fortune. Je n'eus qu'à lui lâcher la bride, il partit au galop.
—Le général Martory est un soldat de fortune, un fils de paysans qui s'est engagé à dix-sept ou dix-huit ans; il a fait toutes les guerres de la première République.
—Comment cela? Mademoiselle Clotilde n'est donc que sa petite-fille?
—C'est sa fille, sa propre fille; et en y réfléchissant, vous verrez tout de suite qu'il n'y a rien d'impossible à cela. Né vers 1775 ou 76, le général a aujourd'hui soixante-quinze ou soixante-seize ans; il s'est marié tard, pendant les premières années du règne de Louis-Philippe, avec une jeune femme de Cassis précisément, une demoiselle Lieutaud, et de ce mariage est née mademoiselle Clotilde Martory, qui doit avoir aujourd'hui à peu près dix-huit ans. Quand elle est venue au monde, son père avait donc cinquante-huit ou cinquante-neuf ans; ce n'est pas un âge où il est interdit d'avoir des enfants, il me semble.
—Assurément non.
—Donc je reprends: L'empire trouva Martory simple lieutenant et en fit successivement un capitaine, un chef de bataillon et un colonel. Sa fermeté et sa résistance dans la retraite de Russie ont été, dit-on, admirables; à Waterloo il eut trois chevaux tués sous lui et il fut grièvement blessé. Cela n'empêcha pas la Restauration de le licencier, et je ne sais trop comment il vécut de 1815 à 1830, car il n'avait pas un sou de fortune. Louis-Philippe le remit en service actif et il devint général en Algérie. Ce fut alors qu'il se maria. Bientôt mis à la retraite, il vint se fixer à Cassis, où il est toujours resté. Il y passe son temps à élever dans son jardin des monuments à Napoléon, qui est son dieu. Ce jardin a la forme de la croix de la Légion d'honneur; et au centre se dresse un buste de l'empereur, ombragé par un saule pleureur dont la bouture a été rapportée de Sainte-Hélène: un saule pleureur à Cassis dans un terrain sec comme la cendre, il faut voir ça. Du mois de mai au mois d'octobre, le général consacre deux heures par jour à l'arroser, et quand la sécheresse est persistante, il achète de porte en porte de l'eau à tous ses voisins. Quand le saule jaunit, le général est menacé de la jaunisse.
—Mais c'est touchant ce que vous racontez là.
—Vous pourrez voir ça; le général montre volontiers son monument; et comme vous êtes militaire, il vous invitera peut-être à dijuner, ce qui vous donnera l'occasion de l'entendre rappeler sa cuisinière à l'ordre, si par malheur elle a laissé brûler la sauce dans la casterole. C'est là, en effet, sa façon de s'exprimer; car, pour devenir général, il a dépensé plus de sang sur les champs de bataille que d'encre sur le papier. En même temps, vous ferez connaissance avec un personnage intéressant aussi à connaître: le commandant de Solignac, qui a figuré dans les conspirations de Strasbourg et de Boulogne, et qui est l'ami intime, le commensal du vieux Martory; celui-là est un militaire d'un autre genre, le genre aventurier et conspirateur, et nous pourrions bien lui voir jouer prochainement un rôle actif dans la politique, si Louis-Napoléon voulait faire un coup d'État pour devenir empereur.
—Ce n'est pas l'ami du général Martory que je désire connaître, c'est sa fille.
—J'aurais voulu vous en parler, mais je ne sais rien d'elle ou tout au moins peu de chose. Elle a perdu sa mère quand elle était enfant et elle a été élevée à Saint-Denis, d'où elle est revenue l'année dernière seulement. Cependant, puisque nous sommes sur son sujet, je veux ajouter un mot, un avis, même un conseil si vous le permettez: Ne pensez pas à Clotilde Martory, ne vous occupez pas d'elle. Ce n'est pas du tout la femme qu'il vous faut: le général n'a pour toute fortune que sa pension de retraite, et il est gêné, même endetté. Si vous voulez vous marier, nous vous trouverons une femme qui vous permettra de soutenir votre nom. Nous avons tous, dans notre famille, beaucoup d'amitié pour vous, mon cher Saint-Nérée, et ce sera, pour une Bédarrides, un honneur et un bonheur d'apporter sa fortune à un mari tel que vous. Ce que je vous dis là n'est point paroles en l'air; elles sont réfléchies, au contraire, et concertées. Mademoiselle Martory a pu vous éblouir, elle ne doit point vous fixer.
IV
Ce n'était pas la première fois qu'on me parlait ce langage dans la famille Bédarrides, et déjà bien souvent on avait de différentes manières abordé avec moi ce sujet du mariage.
—Il faut que nous mariions M. de Saint-Nérée, disait madame Bédarrides mère chaque fois que je la voyais. Qu'est-ce que nous lui proposerions bien?
Et l'on cherchait parmi les jeunes filles qui étaient à marier. Je me défendais tant que je pouvais, en déclarant que je ne me sentais aucune disposition pour le mariage, mais cela n'arrêtait pas les projets qui continuaient leur course fantaisiste.
Les gens qui cherchent à vous convertir à leur foi religieuse ou à leurs idées politiques deviennent heureusement de plus en plus rares chaque jour, mais ceux qui veulent vous convertir à la pratique du mariage sont toujours nombreux et empressés.
Le plus souvent, ils vivent dans leur intérieur comme chien et chat; peu importe: ils vous vantent sérieusement les douceurs et les joies du mariage. Ils vous connaissent à peine, pourtant ils veulent vous marier, et il faudrait que vous eussiez vraiment bien mauvais caractère pour refuser celle à laquelle ils ont eu la complaisance de penser pour vous. C'est pour votre bonheur; acceptez les yeux fermés, quand ce ne serait que pour leur faire plaisir.
On rit des annonces de celui qui a fait sanctionner le courtage matrimonial et qui en a été «l'initiateur et le propagateur;» le monde cependant est plein de courtiers de ce genre qui font ce métier pour rien, pour le plaisir. Ayez mal à une dent, tous ceux que vous rencontrerez vous proposeront un remède excellent; soyez garçon, tous ceux qui vous connaissent vous proposeront une femme parfaite.
Ce fut là à peu près la réponse que je fis à Marius Bédarrides, au moins pour le fond; car pour la forme, je tâchai de l'adoucir et de la rendre à peu près polie. Les intentions de ce brave garçon étaient excellentes, et ce n'était pas sa faute si la manie matrimoniale était chez lui héréditaire.
—Je dois avouer, me dit-il d'un air légèrement dépité, que je ne sais comment concilier la répulsion que vous témoignez pour le mariage avec l'enthousiasme que vous ressentez pour mademoiselle Martory, car enfin vous ne comptez pas, n'est-ce pas, faire de cette jeune fille votre....
—Ne prononcez pas le mot qui est sur vos lèvres, je vous prie; il me blesserait. J'ai vu chez vous une jeune fille qui m'a paru admirable; j'ai désiré savoir qui elle était; voilà tout. Je n'ai pas été plus loin que ce simple désir, qui est bien innocent et en tous cas bien naturel. Mon enthousiasme est celui d'un artiste qui voit une oeuvre splendide et qui s'inquiète de son origine.
—Parfaitement. Mais enfin il n'en est pas moins vrai que la rencontre de mademoiselle Martory peut être pour vous la source de grands tourments.
—Et comment cela, je vous prie?
—Mais parce que si vous l'aimez, vous vous trouvez dans une situation sans issue.
—Je n'aime pas mademoiselle Martory!
—Aujourd'hui; mais demain? Si vous l'aimez demain, que ferez-vous? D'un côté, vous avez horreur du mariage; d'un autre, vous n'admettez pas la réalisation de la chose à laquelle vous n'avez pas voulu que je donne de nom tout à l'heure. C'est là une situation qui me paraît délicate. Vous aimez, vous n'épousez pas, et vous ne vous faites pas aimer. Alors, que devenez-vous? un amant platonique. A la longue, cet état doit être fatigant. Voilà pourquoi je vous répète: ne pensez pas à mademoiselle Martory.
—Je vous remercie du conseil, mais je vous engage à être sans inquiétude sur mon avenir. Il est vrai que j'ai peu de dispositions pour le mariage; cependant, si j'aimais mademoiselle Clotilde, il ne serait pas impossible que ces dispositions prissent naissance en moi.
—Faites-les naître tout de suite, alors, et écoutez mes propositions qui sont sérieuses, je vous en donne ma parole, et inspirées par une vive estime, une sincère amitié pour vous.
—Encore une fois merci, mais je ne puis accepter. Qu'on se marie parce qu'un amour tout-puissant a surgi dans votre coeur, cela je le comprends, c'est une fatalité qu'on subit; on épouse parce que l'on aime et que c'est le seul moyen d'obtenir celle qui tient votre vie entre ses mains. Mais qu'on se décide et qu'on s'engage à se marier, en se disant que l'amour viendra plus tard, cela je ne le comprends pas. On aime, on appartient à celle que l'on aime; on n'aime pas, on s'appartient. C'est là mon cas et je ne veux pas aliéner ma liberté; si je le fais un jour, c'est qu'il me sera impossible de m'échapper. En un mot, montrez-moi celle que vous avez la bonté de me destiner, que j'en devienne amoureux à en perdre la raison et je me marie; jusque-là ne me parlez jamais mariage, c'est exactement comme si vous me disiez: «Frère, il faut mourir.» Je le sais bien qu'il faut mourir, mais je n'aime pas à me l'entendre dire et encore moins à le croire.
L'entretien en resta là, et Marius Bédarrides s'en alla en secouent la tête.
—Je ne sais pas si vous devez mourir, dit-il en me serrant la main, mais je crois que vous commencez à être malade; si vous le permettez, je viendrai prendre de vos nouvelles.
—Ne vous dérangez pas trop souvent, cher ami, la maladie n'est pas dangereuse.
Nous nous séparâmes en riant, mais pour moi, je riais des lèvres seulement, car, dans ce que je venais d'entendre, il y avait un fond de vérité que je ne pouvais pas me cacher à moi-même, et qui n'était rien moins que rassurant. Oui, ce serait folie d'aimer Clotilde et, comme le disait Marius Bédarrides, ce serait s'engager dans une impasse. Où pouvait me conduire cet amour?
Pendant toute la nuit, j'examinai cette question, et, chaque fois que j'arrivai à une conclusion, ce fut toujours à la même: je ne devais plus penser à cette jeune fille, je n'y penserais plus. Après tout, cela ne devait être ni difficile ni pénible, puisque je la connaissais à peine; il n'y avait pas entre nous de liens solidement noués et je n'avais assurément qu'à vouloir ne plus penser à elle pour l'oublier. Ce serait une étoile filante qui aurait passé devant mes yeux,—le souvenir d'un éblouissement.
Mais les résolutions du matin ne sont pas toujours déterminées par les raisonnements de la nuit. Aussitôt habillé, je me décidai à aller à la mairie, où je demandai M. Lieutaud. On me répondit qu'il n'arrivait pas de si bonne heure et qu'il était encore chez lui. C'était ce que j'avais prévu. Je me montrai pressé de le voir et je me fis donner son adresse; il demeurait à une lieue de la ville, sur la route de la Rose,—la bastide était facile à trouver, au coin d'un chemin conduisant à Saint-Joseph.
Vers deux heures, je montai à cheval et m'allai promener sur la route de la Rose. Qui sait? Je pourrais peut-être apercevoir Clotilde dans le jardin de son cousin. Je ne lui parlerais pas; je la verrais seulement; à la lumière du jour elle n'était peut-être pas d'une beauté aussi resplendissante qu'à la clarté des bougies; le teint mat ne gagne pas à être éclairé par le soleil; et puis n'étant plus en toilette de bal elle serait peut-être très-ordinaire. Ah! que le coeur est habile à se tromper lui-même et à se faire d'hypocrites concessions! Ce n'était pas pour trouver Clotilde moins séduisante, ce n'était pas pour l'aimer moins et découvrir en elle quelque chose qui refroidît mon amour, que je cherchais à la revoir.
Il faisait une de ces journées de chaleur étouffante qui sont assez ordinaires sur le littoral de la Provence; on rôtissait au soleil, et, si les arbres et les vignes n'avaient point été couverts d'une couche de poussière blanche, ils auraient montré un feuillage roussi comme après un incendie. Mais cette poussière les avait enfarinés, du même qu'elle avait blanchi les toits des maisons, les chaperons des murs, les appuis, les corniches des fenêtres, et partout, dans les champs brûlés, dans les villages desséchés, le long des collines avides et pierreuses, on ne voyait qu'une teinte blanche qui, réfléchissant les rayons flamboyants du soleil, éblouissait les yeux.
Un Parisien, si amoureux qu'il eût été, eût sans doute renoncé à cette promenade; mais il n'y avait pas là de quoi arrêter un Africain comme moi. Je mis mon cheval au trot, et je soulevai des tourbillons de poussière, qui allèrent épaissir un peu plus la couche que quatre mois de sécheresse avait amassée, jour par jour, minute par minute, continuellement.
Les passants étaient rares sur la route; cependant, ayant aperçu un gamin étalé tout de son long sur le ventre à l'ombre d'un mur, j'allai à lui pour lui demander où se trouvait la bastide de M. Lieutaud.
—C'est celle devant laquelle un fiacre est arrêté, dit-il sans se lever.
Devant une bastide aux volets verts, un cocher était en train de charger sur l'impériale de la voiture une caisse de voyage.
Qui donc partait?
Au moment où je me posais cette question, Clotilde parut sur le seuil du jardin. Elle était en toilette de ville et son chapeau était caché par un voile gris.
C'était elle qui retournait à Cassis; cela était certain.
Sans chercher à en savoir davantage, je tournai bride et revins grand train à Marseille. En arrivant aux allées de Meilhan, je demandai à un commissionnaire de m'indiquer le bureau des voitures de Cassis.
En moins de cinq minutes, je trouvai ce bureau: un facteur était assis sur un petit banc, je lui donnai mon cheval à tenir et j'entrai.
Ma voix tremblait quand je demandai si je pouvais avoir une place pour Cassis.
—Coupé ou banquette?
Je restai un moment hésitant.
—Si M. le capitaine veut fumer, il ferait peut-être bien de prendre une place de banquette; il y aura une demoiselle dans le coupé.
Je n'hésitai plus.
—Je ne fume pas en voiture; inscrivez-moi pour le coupé.
—A quatre heures précises; nous n'attendrons pas.
Il était trois heures; j'avais une heure devant moi.
V
Depuis que j'avais aperçu Clotilde se préparant à monter en voiture jusqu'au moment où j'avais arrêté ma place pour Cassis, j'avais agi sous la pression d'une force impulsive qui ne me laissait pas, pour ainsi dire, la libre disposition de ma volonté. Je trouvais une occasion inespérée de la voir, je saisissais cette occasion sans penser à rien autre chose; cela était instinctif et machinal, exactement comme le saut du carnassier qui s'élance sur sa proie. J'allais la voir!
Mais en sortant du bureau de la voiture et en revenant chez moi, je compris combien mon idée était folle.
Que résulterait-il de ce voyage en tête-à-tête dans le coupé de cette diligence?
Ce n'était point en quelques heures que je la persuaderais de la sincérité de mon amour pour elle. Et d'ailleurs oserais-je lui parler de mon amour, né la veille, dans un tour de valse, et déjà assez puissant pour me faire risquer une pareille entreprise? Me laisserait-elle parler? Si elle m'écoutait, ne me rirait-elle pas au nez? Ou bien plutôt ne me fermerait-elle pas la bouche au premier mot, indignée de mon audace, blessée dans son honneur et dans sa pureté de jeune fille? Car enfin c'était une jeune fille, et non une femme auprès de laquelle on pouvait compter sur les hasards et les surprises d'un tête-à-tête.
Plus je tournai et retournai mon projet dans mon esprit, plus il me parut réunir toutes les conditions de l'insanité et du ridicule.
Je n'irais pas à Cassis, c'était bien décidé, et m'asseyant devant ma table, je pris un livre que je mis à lire. Mais les lignes dansaient devant mes yeux; je ne voyais que du blanc sur du noir.
Après tout, pourquoi ne pas tenter l'aventure? Qui pouvait savoir si nous serions en tête-à-tête? Et puis, quand même nous serions seuls dans ce coupé, je n'étais pas obligé de lui parler de mon amour; elle n'attendait pas mon aveu. Pourquoi ne pas profiter de l'occasion qui se présentait si heureusement de la voir à mon aise? Est-ce que ce ne serait pas déjà du bonheur que de respirer le même air qu'elle, d'être assis près d'elle, d'entendre sa voix quand elle parlerait aux mendiants de la route ou au conducteur de la voiture, de regarder le paysage qu'elle regarderait? Pourquoi vouloir davantage? Dans une muette contemplation, il n'y avait rien qui pût la blesser: toute femme, même la plus pure, n'éprouve-t-elle pas une certaine joie à se sentir admirée et adorée? c'est l'espérance et le désir qui font l'outrage.
J'irais à Cassis.
Pendant que je balançais disant non et disant oui, l'heure avait marché: il était trois heures cinquante-cinq minutes. Je descendis mon escalier quatre à quatre et, en huit ou dix minutes, j'arrivai au bureau de la voiture; en chemin j'avais bousculé deux braves commerçants qui causaient de leurs affaires, et je m'étais fait arroser par un cantonnier qui m'avait inondé; mais ni les reproches des commerçants, ni les excuses du cantonnier ne m'avaient arrêté.
Il était temps encore; au détour de la rue j'aperçus la voiture rangée devant le bureau, les chevaux attelés, la bâche ficelée: Clotilde debout sur le trottoir s'entretenait avec sa cousine.
Je ralentis ma course pour ne pas faire une sotte entrée. En m'apercevant, madame Lieutaud s'approcha de Clotilde et lui parla à l'oreille. Évidemment, mon arrivée produisait de l'effet.
Lequel? Allait-elle renoncer à son voyage pour ne pas faire route avec un capitaine de chasseurs? Ou bien allait-elle abandonner sa place de coupé et monter dans l'intérieur, où déjà heureusement cinq ou six voyageurs étaient entassés les uns contre les autres?
J'avais dansé avec mademoiselle Martory, j'avais échangé deux ou trois mots avec la cousine, je devais, les rencontrant, les saluer. Je pris l'air le plus surpris qu'il me fut possible, et je m'approchai d'elles.
Mais à ce moment le conducteur s'avança et me dit qu'on n'attendait plus que moi pour partir.
Qu'allait-elle faire?
Madame Lieutaud paraissait disposée à la retenir, cela était manifeste dans son air inquiet et grognon; mais, d'un autre côté, Clotilde paraissait décidée à monter en voiture.
—Je vais écrire un mot à ton père; François le lui remettra en arrivant, dit madame Lieutaud à voix basse.
—Cela n'en vaut pas la peine, répliqua Clotilde, et père ne serait pas content. Adieu, cousine.
Et sans attendre davantage, sans vouloir rien écouter, elle monta dans le coupé légèrement, gracieusement.
Je montai derrière elle, et l'on ferma la portière.
Enfin.... Je respirai.
Mais nous ne partîmes pas encore. Le conducteur, si pressé tout à l'heure, avait maintenant mille choses à faire. Les voyageurs enfermés dans sa voiture, il était tranquille.
Madame Lieutaud fit le tour de la voiture et se haussant jusqu'à la portière occupée par Clotilde, elle engagea avec celle-ci une conversation étouffée. Quelques mots seulement arrivaient jusqu'à moi. L'une faisait sérieusement et d'un air désolé des recommandations, auxquelles l'autre répondait en riant.
Le conducteur monta sur son siége, madame Lieutaud abandonna la portière, les chevaux, excités par une batterie de coups de fouet, partirent comme s'ils enlevaient la malle-poste.
J'avais attendu ce moment avec une impatience nerveuse; lorsqu'il fut arrivé je me trouvai assez embarrassé. Il fallait parler, que dire? Je me jetai à la nage.
—Je ne savais pas avoir le bonheur de vous revoir sitôt, mademoiselle, et en vous quittant l'autre nuit chez madame Bédarrides, je n'espérais pas que les circonstances nous feraient rencontrer, aujourd'hui, dans cette voiture, sur la route de Cassis.
Elle avait tourné la tête vers moi, et elle me regardait d'un air qui me troublait; aussi, au lieu de chercher mes mots, qui se présentaient difficilement, n'avais-je qu'une idée: me trouvait-elle dangereux ou ridicule?
Après être venu à bout de ma longue phrase, je m'étais tu; mais comme elle ne répondait pas, je continuai sans avoir trop conscience de ce que je disais:
—C'est vraiment là un hasard curieux.
—Pourquoi donc curieux? dit-elle avec un sourire railleur.
—Mais il me semble....
—Il me semble qu'un vrai hasard a toujours quelque chose d'étonnant; s'il a quelque chose de véritablement curieux, il est bien près alors de n'être plus un hasard.
J'étais touché: je ne répliquai point et, pendant quelques minutes, je regardai les maisons de la Capelette, comme si, pour la première fois, je voyais des maisons. Il était bien certain qu'elle ne croyait pas à une rencontre fortuite et qu'elle se moquait de moi. D'ordinaire j'aime peu qu'on me raille, mais je ne me sentis nullement dépité de son sourire; il était si charmant ce sourire qui entr'ouvrait ses lèvres et faisait cligner ses yeux!
D'ailleurs sa raillerie était assez douce, et, puisqu'elle ne se montrait pas autrement fâchée de cette rencontre il me convenait qu'elle crût que je l'avais arrangée: c'était un aveu tacite de mon amour, et à la façon dont elle accueillait cet aveu je pouvais croire qu'il n'avait point déplu. Je continuai donc sur ce ton:
—Je comprends que ce hasard n'ait rien de curieux pour vous, mais pour moi il en est tout autrement. En effet, il y a deux heures je me doutais si peu que j'irais aujourd'hui à Cassis, que c'était à peine si je connaissais le nom de ce pays.
—Alors votre voyage est une inspiration; c'est une idée qui vous est venue tout à coup... par hasard.
—Bien mieux que cela, mademoiselle, ce voyage a été décidé par une suggestion, par une intervention étrangère, par une volonté supérieure à la mienne; aussi je dirais volontiers de notre rencontre comme les Arabes: «C'était écrit», et vous savez que rien ne peut empêcher ce qui est écrit?
—Écrit sur la feuille de route de François, dit-elle en riant, mais qui l'a fait écrire?
—La destinée.
—Vraiment?
J'avais été assez loin; maintenant il me fallait une raison ou tout au moins un prétexte pour expliquer mon voyage.
—Il y a un fort à Cassis? dis-je.
—Oh! oh! un fort. Peut-être sous Henri IV ou Louis XIII cela était-il un fort, mais aujourd'hui je ne sais trop de quel nom on doit appeler cette ruine.
Une visite à ce fort était le prétexte que j'avais voulu donner, j'allais passer une journée avec un officier de mes amis en garnison dans ce fort; mais cette réponse me déconcerta un moment. Heureusement je me retournai assez vite, et avec moins de maladresse que je n'en mets d'ordinaire à mentir:
—C'est précisément cette ruine qui a décidé mon voyage. J'ai reçu une lettre d'un membre de la commission de la défense des côtes qui me demande de lui faire un dessin de ce fort, en lui expliquant d'une façon exacte dans quel état il se trouve aujourd'hui, quels sont ses avantages et ses désavantages pour le pays. Vous me paraissez bien connaître Cassis, mademoiselle?
—Oh! parfaitement.
—Alors vous pouvez me rendre un véritable service. Le dessin, rien ne m'est plus facile que de le faire. Mais de quelle utilité ce fort peut-il être pour la ville, voilà ce qui est plus difficile. Il faudrait pour me guider et m'éclairer quelqu'un du pays. Sans doute, je pourrais m'adresser au commandant du fort, si toutefois il y a un commandant, ce que j'ignore, mais c'est toujours un mauvais procédé, dans une enquête comme la mienne, de s'en tenir aux renseignements de ceux qui ont un intérêt à les donner. Non, ce qu'il me faudrait, ce serait quelqu'un de compétent qui connût bien le pays, et qui en même temps ne fût pas tout à fait ignorant des choses de la guerre. Alors je pourrais envoyer à Paris une réponse tout à fait satisfaisante.
Elle me regarda un moment avec ce sourire indéfinissable que j'avais déjà vu sur ses lèvres, puis se mettant à rire franchement:
—C'est maintenant, dit-elle, que ce hasard que vous trouviez curieux tout à l'heure devient vraiment merveilleux, car je puis vous mettre en relation avec la seule personne qui précisément soit en état de vous bien renseigner; cette personne habite Cassis depuis quinze ans et elle a une certaine compétence dans la science de la guerre.
—Et cette personne? dis-je en rougissant malgré moi.
—C'est mon père, le général Martory, qui sera très-heureux de vous guider, si vous voulez bien lui faire visite.
VI
La fin de ce voyage fut un émerveillement, et bien que je ne me rappelle pas quels sont les pays que nous avons traversés, il me semble que ce sont les plus beaux du monde. Sur cette route blanche je n'ai pas aperçu un grain de poussière, et partout j'ai vu des arbres verts dans lesquels des oiseaux chantaient une musique joyeuse.
Cependant je dois prévenir ceux qui me croiraient sur parole que j'ai pu me tromper. Peut-être au contraire la route de Marseille à Aubagne et d'Aubagne à Cassis est-elle poussiéreuse; peut-être n'a-t-elle pas les frais ombrages que j'ai cru voir; peut-être les oiseaux sont-ils aussi rares sur ses arbres que dans toute la Provence, où il n'y en a guère. Tout est possible; pendant un certain espace de temps dont je n'ai pas conscience, j'ai marché dans mon rêve, et c'est l'impression de ce rêve délicieux qui m'est restée, ce n'est pas celle de la réalité.
Ce n'était pas de la réalité que j'avais souci d'ailleurs. Que m'importait le paysage qui se déroulait devant nous, divers et changeant à mesure que nous avancions? Que m'importaient les arbres et les oiseaux? J'étais près d'elle; et insensible aux choses de la terre j'étais perdu en elle.
En l'apercevant pour la première fois dans le bal j'avais été instantanément frappé par l'éclat de sa beauté qui m'avait ébloui comme l'eût fait un éclair ou un rayon de soleil; maintenant c'était un charme plus doux, mais non moins puissant, qui m'envahissait et me pénétrait jusqu'au coeur; c'était la séduction de son sourire, la fascination troublante de son regard, la musique de sa voix; c'était son geste plein de grâce, c'était sa parole simple et joyeuse; c'était le parfum qui se dégageait d'elle pour m'enivrer et m'exalter.
Jamais temps ne m'a paru s'écouler si vite, et je fus tout surpris lorsque, étendant la main, elle me montra dans le lointain, au bas d'une côte, un amas de maison sur le bord de la mer, et me dit que nous arrivions.
—Comment! nous arrivons. Je croyais que Cassis était à quatre ou cinq lieues de Marseille. Nous n'avons pas fait cinq lieues!
—Nous en avons fait plus de dix, dit-elle en souriant.
—Je ne suis donc pas dans la voiture de Cassis?
—Vous y êtes, et c'est Cassis que vous avez devant les yeux.
Mon étonnement dut avoir quelque chose de grotesque, car elle partit d'un éclat de rire si franc que je me mis à rire aussi; elle eût pleuré, j'aurais pleuré: je n'étais plus moi.
—Alors nous marchons de merveilleux en merveilleux.
—Non, mais nous avons marché avec un détour; par la côte de Saint-Cyr, Cassis est à quatre lieues de Marseille, mais nous sommes venus par Aubagne, ce qui a augmenté de beaucoup la distance.
—Je n'ai pas trouvé la distance trop longue; nous serions venus par Toulon ou par Constantinople que je ne m'en serais pas plaint.
—La masse sombre que vous apercevez devant vous, dit-elle sans répondre à cette niaiserie, est le château qui a décidé votre voyage à Cassis. Plus bas auprès de l'église, où vous voyez un arbre dépasser les toits, est le jardin de mon père.
—Un saule, je crois.
—Non, un platane; ce qui ne ressemble guère à un saule.
—Assurément, mais de loin la confusion est possible.
—Dites que la distinction est impossible et vous serez mieux dans la vérité; aussi suis-je surprise que vous ayez cru voir un saule.
Elle dit cela en me regardant fixement; mais je ne bronchai point, car je ne voulais point qu'elle eût la preuve que j'avais pris des renseignements sur elle et sur son père. Qu'elle soupçonnât que je n'étais venu à Cassis que pour la voir, c'était bien: mais qu'elle sût que j'avais fait préalablement une sorte d'enquête, c'était trop.
—Il est vrai qu'il y a un saule dans notre jardin, continua-t-elle, un saule dont la bouture a été prise à Sainte-Hélène, sur le tombeau de l'empereur, mais il n'a encore que quelques mètres de hauteur et nous ne pouvons l'apercevoir d'ici. A propos de l'empereur, l'aimez-vous?
Je restai interloqué, ne sachant que répondre à cette question ainsi posée, et ne pouvant répondre d'un mot d'ailleurs, car le sentiment que m'inspire Napoléon est très-complexe, composé de bon et de mauvais; ce n'est ni de l'amour ni de la haine, et je n'ai à son égard ni les superstitions du culte, ni les injustices de l'hostilité; ni Dieu, ni monstre, mais un homme à glorifier parfois, à condamner souvent, à juger toujours.
—C'est que si vous voulez être bien avec mon père, dit-elle après un moment d'attente, il faut admirer et aimer l'empereur. Là-dessus il ne souffre pas la contradiction. Sa foi, je vous en préviens, est très-intolérante; un mot de blâme est pour lui une injure personnelle. Mais tous les militaires admirent Napoléon.
—Tous au moins admirent le vainqueur d'Austerlitz.
—Eh bien, vous lui parlerez du vainqueur d'Austerlitz et vous vous entendrez. Mon père était à Austerlitz; il pourra vous raconter sur cette grande bataille des choses intéressantes. Mon père a fait toutes les campagnes de l'empire et presque toutes celles de la République.
—L'histoire a gardé son nom dans la retraite de Russie et à Waterloo.
—Ah! vous savez? dit-elle en m'examinant de nouveau.
—Ce que tout le monde sait.
Mes yeux se baissèrent devant les siens.
Après un moment de silence, elle reprit:
—Vous ne regardez donc pas Cassis?
—Mais si.
Nous descendions une côte, et à mesure que nous avancions, le village se montrait plus distinct au bas de deux vallons qui se joignent au bord de la mer. Au-dessus des toits et des cheminées, on apercevait quelques mâts de navires qui disaient qu'un petit port était là.
Si bien disposé que je fusse à trouver tout charmant, l'aspect de ces vallons me parut triste et monotone: point d'arbres, et seulement çà et là des oliviers au feuillage poussiéreux qui s'élevaient tortueux et rabougris dans un chaume de blé ou sur la clôture d'une vigne.
Les collines qui descendent sur ces vallons ne sont guère plus agréables; d'un côté, des roches crevassées entièrement dénudées; de l'autre, des bois de pins chétifs.
—Hé bien! me dit-elle, comment trouvez-vous ce pays?
—Pittoresque.
—Dites triste; je comprends cela; c'est la première impression qu'il produit: mais, en le pratiquant, cette impression change. Si vous restez ici quelques jours, allez vous promener à travers ces collines pierreuses, et, en suivant le bord de la mer, vous trouverez le gouffre de Portmiou où viennent sourdre les eaux douces qui se perdent dans les paluns d'Aubagne. Gravissez cette montagne que nous avons sur notre gauche, et, après avoir dépassé les bastides, vous trouverez de grands bois où la promenade est agréable. Ces bois vous conduiront au cap Canaille et au cap de l'Aigle qui vous ouvriront d'immenses horizons sur la Méditerranée et ses côtes. Même en restant dans le village, vous trouverez que le soleil, en se couchant, donnera à tout ce paysage une beauté pure et sereine qui parle à l'esprit. C'est mon pays et je l'aime.
Une fadaise me vint sur les lèvres; elle la devina et l'arrêta d'un geste moqueur.
—Nous arrivons, dit-elle, et pour faire le cicérone jusqu'au bout, je dois vous indiquer un hôtel. Descendez à la Croix-Blanche et faites-vous servir une bouillabaisse pour votre dîner; c'est la gloire de mon pays et l'on vient exprès de Marseille et d'Aubagne pour manger la bouillabaisse de Cassis.
La voiture était entrée, en effet, dans le village, dont nous avions dépassé les premières maisons. Bientôt elle s'arrêta devant une grande porte. J'espérais que ce serait le général Martory lui-même qui viendrait au-devant de sa fille, et qu'ainsi la présentation pourrait se faire tout de suite; mais mon attente fut trompée. Point de général. A sa place, une vieille servante, qui reçut Clotilde dans ses bras comme elle eût fait pour son enfant, et qui l'embrassa.
—Père n'est point malade, n'est-ce pas? demanda Clotilde.
—Malade? Voilà qui serait drôle; il a son rhumatisme, voilà tout; et puis il fait sa partie d'échecs avec le commandant, et vous savez, quand il est à sa partie, un tremblement de terre ne le dérangerait pas.
J'aurais voulu l'accompagner jusqu'à sa porte, mais je n'osai pas, et je dus me résigner à me séparer d'elle après l'avoir saluée respectueusement.
—A demain, dit-elle.
Je restai immobile à la suivre des yeux, regardant encore dans la rue longtemps après qu'elle avait disparu.
Le maître de l'hôtel me ramena dans la réalité en venant me demander si je voulais dîner.
—Dîner? Certainement; et faites-moi préparer de la bouillabaisse; rien que de la bouillabaisse.
Ce fut le soir seulement, en me promenant au bord de la mer, que je me retrouvai assez maître de moi pour réfléchir raisonnablement aux incidents de cette journée et les apprécier.
La nuit était tiède et lumineuse, le ciel profond et étoilé; la terre, après un jour de chaleur, s'était endormie et, dans le silence du soir, la mer seule, avec son clapotage monotone contre les rochers, faisait entendre sa voix mystérieuse.
Je restai longtemps, très-longtemps couché sur les pierres du rivage, examinant ce qui venait de se passer, m'examinant moi-même.
Le doute, les dénégations, les mensonges de la conscience n'étaient plus possibles; j'aimais cette jeune fille, et je l'aimais non d'un caprice frivole, non d'un désir passager, mais d'un amour profond, irrésistible, qui m'avait envahi tout entier. Un éclair avait suffi, le rayonnement de son regard, et elle avait pris ma vie.
Qu'allait-elle en faire? La question méritait d'être étudiée, au moins pour moi; malheureusement la réponse que je pouvais lui faire dépendait d'une autre question que j'étais dans de mauvaises conditions pour examiner et résoudre; quelle était cette jeune fille?
Là, en effet, était le point essentiel et décisif, car je n'étais plus moi, j'étais elle; ce serait donc ce qu'elle voudrait, ce qu'elle ferait elle-même qui déciderait de ma vie.
Adorable, séduisante, elle l'est autant que femme au monde, cela est incontestable et saute aux yeux. Assurément, il y a un charme en elle, une fascination qui, par son geste, le timbre de sa voix, un certain mouvement de ses lèvres, surtout par ses yeux et son sourire, agit, pour ainsi dire, magnétiquement et vous entraîne.
Mais après? Tout n'est pas compris dans ce charme. Son âme, son esprit, son caractère? Comment a-t-elle été élevée? que doit-elle à la nature? que doit-elle à l'éducation? Autant de mystères que de mots.
Ce n'est pas en quelques heures passées près d'elle dans cette voiture que j'ai pu la connaître. Sous le charme, dans l'ivresse de la joie, je n'ai même pas pu l'étudier.
A sa place, et dans les conditions où nous nous trouvions, qu'eût été une autre jeune fille? La jeune fille honnête et pure, la jeune fille idéale, par exemple? Et Clotilde n'avait-elle pas été d'une facilité inquiétante pour l'avenir, d'une curiosité étrange, d'une coquetterie effrayante?
Où est-il l'homme qui connaît les jeunes filles? S'il existe, je ne suis pas celui-là et n'ai pas sa science. Ce fut inutilement que pendant plusieurs heures je tournai et retournai ces difficiles problèmes dans ma tête, et je rentrai à la Croix-Blanche comme j'en étais parti: j'aimais Clotilde, voilà tout ce que je savais.
Fatiguée de m'attendre, la servante de l'hôtel s'était endormie sur le seuil de la porte, la tête reposant sur son bras replié. Je la secouai doucement d'abord, plus fort ensuite, et après quelques minutes je parvins à la réveiller. En chancelant et en s'appuyant aux murs, elle me conduisit à ma chambre.
VII
Quand j'ouvris les yeux le lendemain matin, ma chambre, dont les fenêtres étaient restées ouvertes, me parut teinte en rose. Je me levai vivement et j'allai sur mon balcon; la mer et le ciel, du côté du Levant, étaient roses aussi; partout, en bas, en haut, sur la terre, dans l'air, sur les arbres et sur les maisons, une belle lueur rose.
Je me frottai les yeux, me demandant si je rêvais ou si j'étais éveillé.
Puis je me mis à rire tout seul, me disant que décidément l'amour était un grand magicien, puisqu'il avait la puissance de nous faire voir tout en rose.
Mais ce n'était point l'amour qui avait fait ce miracle, c'était tout simplement l'aurore «aux doigts de rose,» la vieille aurore du bonhomme Homère qui, sur ces côtes de la Provence, dans l'air limpide et transparent du matin, a la même jeunesse et la même fraîcheur que sous le climat de la Grèce.
J'avais de longues heures devant moi avant de pouvoir me présenter chez le général; pour les passer sans trop d'impatience, je résolus de les employer à faire un croquis du fort. Puisque j'avais commencé cette histoire, il fallait maintenant la pousser jusqu'au bout en lui donnant un certain cachet de vraisemblance, au moins pour le général, car, pour Clotilde, il était assez probable qu'elle n'en croyait pas un mot. Ses questions à ce sujet, ses regards interrogateurs, son sourire incrédule m'avaient montré qu'elle avait des doutes sur le motif vrai qui avait déterminé mon voyage à Cassis; si je voulais bien lui laisser ces doutes qui servaient mon amour, je ne voulais point par contre qu'ils pussent se présenter à l'esprit du général. Que Clotilde soupçonnât mon amour, c'était parfait puisqu'elle le tolérait et même l'encourageait d'une façon tacite, mais le général, c'était une autre affaire: les pères ont le plus souvent, à l'égard de l'amour, des idées qui ne sont pas celles des jeunes filles.
Il ne me fallut pas un long examen du fort pour voir que le prétexte de ma visite à Cassis était aussi mal trouvé que possible. Ce n'était pas un fort, en effet, mais une mauvaise bicoque, tout au plus bonne à quelque chose à l'époque de Henri IV ou de Louis XIII, comme me l'avait dit Clotilde. Jamais, bien certainement, l'idée n'avait pu venir à l'esprit d'un membre de la commission de la défense des côtes de se préoccuper de ce fort, et j'aurais sans doute bien du mal à faire accepter mon histoire par le général.
Cependant, comme j'étais engagé dans cette histoire et que je ne pouvais pas maintenant la changer, je me mis au travail et commençai mon dessin. C'était ce dessin qui devait donner l'apparence de la vérité à mon mensonge: quand un homme arrive un morceau de papier à la main, il a des chances pour qu'on l'écoute et le prenne au sérieux: le premier soin des lanceurs de spéculations n'est-il pas de faire imprimer avec tout le luxe de la typographie et de la lithographie le livre à souche de leurs actions? et le bon bourgeois, qui eût gardé son argent pour une affaire qui lui eût été honnêtement expliquée, l'échange avec empressement contre un chiffon de papier rose qu'on lui montre.
A dix heures, j'avais fait deux petits croquis qui étaient assez avancés pour que je pusse les laisser voir. Qui m'eût dit, il y a quinze ans, lorsque je travaillais le dessin avec goût et plaisir, que je tirerais un jour ce parti de ma facilité à manier le crayon? Mais tout sert en ce monde, et l'homme qui sait deux métiers vaut deux hommes. Dans les circonstances présentes, seul avec mon sabre, je serais resté embarrassé; j'ai trouvé un auxiliaire dans un dessinateur qui est mon meilleur ami, et ce sera un fidèle complice qui me rendra peut-être plus d'un service.
Le coeur me battait fort quand je sonnai à la porte du général Martory. La vieille servante qui s'était trouvée la veille à l'arrivée de la voiture vint m'ouvrir, et à la façon dont elle m'accueillit, il me sembla qu'elle m'attendait.
Néanmoins je lui remis ma carte en la priant de la porter au général et de demander à celui-ci s'il voulait bien me recevoir.
—Ce n'est pas la peine, me dit cette domestique aux moeurs primitives, allez au bout du vestibule et entrez, vous trouverez le général qui est en train de sacrer.
Sacrer? Si mes lèvres ne demandèrent point en quoi consistait cette opération, mes yeux surpris parlèrent pour moi.
—C'est la douleur qui le fait jurer, continua la vieille servante; elle a augmenté de force cette nuit. Une visite lui fera du bien; ça le distraira.
Puisque c'était là l'usage de la maison, je devais m'y conformer: je suivis donc le vestibule dallé de larges plaques de pierre grise jusqu'à la porte qui m'avait été indiquée. Il était d'une propreté anglaise, ce vestibule, passé au sable chaque matin comme le pont d'un navire de guerre, frotté, essuyé, et partout sur les murailles brillantes, sur les moulures luisantes de la boiserie on voyait qu'on était dans une maison où les soins du ménage étaient poussés à l'extrême.
Arrivé à la porte qui se trouvait à l'extrémité de ce vestibule, je frappai. J'avais espéré que ce serait Clotilde qui me répondrait, car je me flattais qu'elle serait avec son père; mais, au lieu de la voix douce que j'attendais, ce fut une voix rude et rauque qui me répondit: «Entrez.»
Je poussai la porte, et avant d'avoir franchi le seuil, mon regard chercha Clotilde; elle n'était pas là. La seule personne que j'aperçus fut un vieillard à cheveux blancs qui se tenait assis dans un fauteuil, la jambe étendue sur un tabouret, et lisant sans lunettes le dernier volume de l'Annuaire.
Je m'avançai et me présentai moi-même.
—Parfaitement, parfaitement, dit le général sans se lever et en me rendant mon salut du bout de la main. Je vous attendais, capitaine, et, pour ne rien cacher, j'ajouterai que je vous attendais avec une curiosité impatiente, car il n'y a que vous pour m'expliquer ce que ma fille m'a raconté hier soir.
—C'est bien simple.
—Je n'en doute pas, mais c'est le récit de ma fille qui n'est pas simple, pour moi au moins. Il est vrai que je n'ai jamais rien compris aux histoires de femmes; et vous, capitaine? Mais je suis naïf de vous poser cette question; vous êtes à l'âge où les femmes ont toutes les perfections. Moi, je n'ai jamais eu cet âge heureux, mais j'ai vu des camarades qui l'avaient.
Ce langage, que je rapporte à peu près textuellement, confirma en moi l'impression que j'avais ressentie en apercevant le général. C'est, en effet, un homme qu'on peut juger sans avoir besoin de l'étudier longtemps. Après l'avoir vu pendant deux minutes et l'avoir écouté pendant dix, on le connaît, comme si l'on avait vécu des années avec lui.
Au physique, un homme de taille moyenne, aux épaules larges et à la poitrine puissante; un torse et une encolure de taureau; tous ses cheveux, qu'il porte coupés, ras, et qui lui font comme une calotte d'autant plus blanche que le front, les oreilles et le cou sont plus rouges; toutes ses dents solidement plantées dans de fortes mâchoires qui font saillie de chaque côté de la figure, comme celles d'un carnassier; une voix sonore qui dans une bataille jetant le cri: «En avant!» devait dominer le tapage des tambours battant la charge. Avec cela, une tenue et une attitude régimentaires; un col de crin tenant la tête droite; une redingote bleue boutonnée d'un seul rang de boutons comme une tunique, et cousu, sur le drap même, à la place du coeur, le ruban de la Légion d'honneur.
Au moral, deux mots l'expliqueront:—une culotte de peau, qui a été un sabreur.
—C'est donc au mariage de mademoiselle Bédarrides que vous avez rencontré ma fille?
—Oui, général.
—Bonnes gens, ces Bédarrides. Je les connais beaucoup; ça n'apprécie que la fortune; ça se croit quelque chose parce que ça a des millions; mais, malgré tout, bonnes gens qui rendent à l'officier ce qu'ils lui doivent.
—Pour moi, je leur suis reconnaissant de m'avoir fourni l'occasion de faire la connaissance de mademoiselle votre fille, et par là la vôtre, général.
—Ma fille m'a dit que vous venez à Cassis pour visiter le fort et savoir ce qu'on en peut tirer de bon; est-ce cela?
—Précisément.
—Mais ce n'est pas vraisemblable.
Je fus un moment déconcerté; mais me remettant bientôt, je tâchai de m'expliquer, et lui répétai la fable que j'avais déjà débitée à sa fille.
—C'est bien là ce que Clotilde m'a dit, mais je ne voulais pas le croire; comment, il y a dans la commission de la défense de nos côtes des officiers assez bêtes pour s'occuper de ça; c'est un marin, n'est-ce pas? ce n'est pas un militaire.
J'évitai de répondre directement, car il ne me convenait pas de trop préciser dans une affaire aussi sottement engagée.
—Peut-être veut-on transformer le fort en prison; peut-être veut-on vendre le terrain; je ne sais rien autre chose si ce n'est qu'on m'a demandé comme service, et en dehors de toute mission officielle, de faire quelques dessins de ce fort et de les envoyer à Paris avec les renseignements que je pourrais réunir sur son utilité ou son inutilité.
—Maintenant que vous l'avez vu, je n'ai rien à vous en dire, n'est-ce pas? vous en savez tout autant que moi puisque vous êtes militaire.
—J'en ai cependant fait deux croquis.
Et je présentai mes dessins au général, car gêné par le mensonge dans lequel je m'étais embarqué si légèrement, et que j'avais été obligé de continuer, j'éprouvais le besoin de m'appuyer sur quelque chose qui me soutînt.
—C'est bien ça, tout à fait ça, très-gentil, et c'est vous qui avez fait ces deux petites machines, capitaine?
—Mais oui, mon général.
—Je vous félicite; un officier qui sait faire ces petites choses-là peut rendre des services à un général en campagne; c'est comme un officier qui parle la langue du pays dans lequel on se trouve; cependant pour moi je n'ai jamais su dessiner, et en Allemagne, en Égypte, en Italie, en Espagne, en Russie, en Algérie, je n'ai jamais parlé que ma langue et je m'en suis tout de même tiré.
Pendant que le général Martory m'exposait ainsi de cette façon naïve ses opinions sur les connaissances qui pouvaient être utiles à l'officier en campagne, je me demandais avec une inquiétude qui croissait de minute en minute, si je ne verrais pas Clotilde et si ma visite se passerait sans qu'elle parût.
Elle devait savoir que j'étais là, cependant, et elle ne venait pas; mes belles espérances, dont je m'étais si délicieusement bercé, ne seraient-elles que des chimères?
A mesure que le temps s'écoulait, le sentiment de la tromperie dont je m'étais rendu coupable pour m'introduire dans cette maison m'était de plus en plus pénible; c'était pour la voir que j'avais persisté dans cette fable ridicule, et je ne la voyais pas. Près d'elle je n'aurais probablement pensé qu'à ma joie, mais en son absence je pensais à ma position et j'en étais honteux. Car cela est triste à dire, le fardeau d'une mauvaise action qui ne réussit pas est autrement lourd à porter que le poids de celle qui réussit.
VIII
J'aurais voulu conduire mon entretien avec le général de manière à lui donner un certain intérêt qui fît passer le temps sans que nous en eussions trop conscience, mais les yeux fixés sur la porte, je n'avais qu'une idée dans l'esprit: cette porte s'ouvrirait-elle devant Clotilde?
Cette préoccupation m'enlevait toute liberté et me faisait souvent répondre à contre-sens aux questions du général.
Enfin il arriva un moment où, malgré tout mon désir de prolonger indéfiniment ma visite et d'attendre l'entrée de Clotilde, je crus devoir me lever.
—Hé bien! qu'avez-vous donc? demanda le général.
—Mais, mon général, je ne veux pas abuser davantage de votre temps.
—Abuser de mon temps, est-ce que vous croyez qu'il est précieux, mon temps? vous l'occupez, et cela faisant, vous me rendez service. En attendant le dijuner, d'ailleurs, nous n'avons rien de mieux à faire qu'à causer, puisque ce diable de rhumatisme me cloue sur cette chaise.
—Mais, général....
—Pas d'objections, capitaine, je ne les accepte pas, ni le refus, ni les politesses; cela est entendu, vous me faites le plaisir de dijuner avec moi ou plutôt de dîner, car j'ai gardé les anciennes habitudes, je dîne à midi et je soupe le soir.
Si heureux que je fusse de cette invitation, je voulus me défendre, mais le général me coupa la parole.
—Capitaine, vous n'êtes pas ici chez un étranger, vous êtes chez un camarade, chez un frère; un simple soldat viendrait chez moi, je le garderais à ma table; pour moi, c'est une obligation; ce n'est pas M. de Saint-Nérée que j'invite, c'est le soldat; quand les moines voyagent, ils sont reçus de couvent en couvent; je veux que quand un soldat passe par Cassis, il trouve l'hospitalité chez le général Martory; c'est la règle de la maison; obéissance à la règle, n'est-ce pas?
La porte en s'ouvrant interrompit les instances du général.
Enfin, c'était elle. Ah! qu'elle était charmante dans sa simple toilette d'intérieur; une robe de toile grise sans ornements sur laquelle se détachaient des manchettes et un col de toile blanche.
—J'ai fait servir le dîner, dans la salle à manger, dit-elle en allant à son père, mais si tu ne veux pas te déranger, on peut apporter la table ici.
—Pas du tout; je marcherai bien jusqu'à la salle. Il ne faut pas écouter sa carcasse, qui se plaint toujours. Si je l'avais écoutée en Russie, je serais resté dans la neige avec les camarades; quand elle gémissait, je criais plus fort qu'elle; alors elle tâchait de m'attendrir; je tapais dessus: «en Espagne, tu disais que tu avais trop chaud, maintenant tu dis que tu as trop froid; tais-toi, femelle, et marche,» et elle marchait. Il n'y a qu'à vouloir.
Cependant, bien qu'il voulût commander à son rhumatisme, il ne put retenir un cri en posant sa jambe à terre; mais il n'en resta pas moins debout, et repoussant sa fille qui lui tendait le bras, il se dirigea tout seul vers la salle en grondant:
—Vieillir! misère, misère.
Je ne sais plus quel est la poëte qui a dit qu'il ne fallait pas voir manger la femme aimée. Pour moi, ce poëte était un poseur et très-probablement un ivrogne; en tout cas, il n'a jamais été amoureux, car alors il aurait senti que, quoi qu'elle fasse, la femme aimée est toujours pleine d'un charme nouveau. Chaque mouvement, chaque geste qui est une révélation est une séduction: j'aurais vu Clotilde laver la vaisselle que bien certainement je l'aurais trouvée adorable dans cette occupation, qui entre ses mains n'aurait plus eu rien de vulgaire ni de repoussant.
Je la vis croquer des olives du bout de ses dents blanches, tremper dans son verre ses lèvres roses, égrener des raisins noirs dont les grains mûrs tachaient le bout de ses doigts transparents, et je me levai de table plus épris, plus charmé que lorsque j'avais pris place à ce dîner.
En rentrant dans le salon, le général reprit sa place dans son fauteuil, puis, après avoir allumé sa pipe à une allumette que sa fille lui apporta, il se tourna vers moi:
—A soixante-dix-sept ans, dit-il; on se laisse aller à des habitudes, qui deviennent tyranniques. Ainsi, après dîner, je suis accoutumé à faire une sieste de quinze ou vingt minutes; ma fille me joue quelques airs, et je m'endors. Ne m'en veuillez donc pas et, si cela vous est possible, ne vous en allez pas.
Clotilde se mit au piano.
—J'aimerais mieux une belle sonnerie de trompette que le piano, continua le général en riant, mais je ne pouvais pas demander à ma fille d'apprendre la trompette; je lui ai demandé seulement d'apprendre les vieux airs qui m'ont fait défiler autrefois devant l'empereur et marcher sur toutes les routes de l'Europe, et cela elle l'a bien voulu.
Clotilde, sans attendre, jouait le Veillons au salut de l'Empire, ensuite elle passa à la Ronde du camp de Grandpré, puis vinrent successivement: Allez-vous-en, gens de la noce, Elle aime à rire, elle aime à boire, et d'autres airs que je ne connais pas, mais qui avaient le même caractère.
Étendu dans son fauteuil, la tête renversée, fumant doucement sa pipe, le général marquait le mouvement de la main, et quelquefois, quand l'air lui rappelait un souvenir plus vif ou plus agréable, il chantait les paroles à mi-voix.
Mais peu à peu le mouvement de la main se ralentit, il ne chanta plus et sa tête s'abaissa sur sa poitrine; il s'était endormi.
Clotilde joua encore durant quelques instants, puis, se levant doucement, elle me demanda si je voulais venir faire un tour de promenade dans le jardin avec lequel le salon communique de plain-pied par une porte vitrée.
—Mon père est bien endormi, dit-elle, il ne se réveillera pas avant un quart d'heure au moins.
Ce qu'on appelle ordinairement un jardin sur ces côtes de la Provence, est un petit terrain clos de murs, où la chaleur du soleil se concentrant comme dans une rôtissoire, ne laisse vivre que quelques touffes d'immortelle, des grenadiers, des câpriers et des orangers qui ne rapportent pas de fruits mangeables. Je fus surpris de trouver celui dans lequel nous entrâmes verdoyant et touffu. Au fond s'élève un beau platane à la cime arrondie, et de chaque côté, les murs sont cachés sous des plantes grimpantes en fleurs, des bignonias, des passiflores. Au centre se trouve une étoile à cinq rayons doubles émaillée de pourpiers à fleurs blanches, et au milieu de ces rayons se dresse un buste en bronze sur lequel retombent les rameaux déliés d'un saule pleureur. Ce buste est celui de Napoléon, vêtu de la redingote grise et coiffé du petit chapeau.
—Voici l'autel de mon père, me dit Clotilde, et son dieu, l'empereur.
Puis, me regardant en face avec son sourire moqueur:
—Je ne vous parle pas de l'arbre qui ombrage ce buste, car bien que cet arbre ne soit pas encore arrivé, malgré nos soins, à dépasser les murs, vous l'avez du haut de la montagne aperçu et nommé; de près vous le reconnaissez, n'est-ce pas, c'est le saule pleureur que vous m'avez montré hier.
Je restai un moment sans répondre, puis prenant mon courage et ne baissant plus les yeux:
—Je vous remercie, mademoiselle, d'aborder ce sujet, car il me charge d'un poids trop lourd.
—Vous êtes malheureux d'avoir pris un platane pour un saule; c'est trop de susceptibilité botanique.
—Ce n'est pas de la botanique qu'il s'agit, mais d'une chose sérieuse.
Il était évident qu'elle voulait que l'entretien sur ce sujet n'allât pas plus loin; mais, puisque nous étions engagés, je voulais, moi, aller jusqu'au bout.
—Je vous en prie, mademoiselle, écoutez-moi sérieusement.
—Il me semble cependant qu'il n'y a rien de sérieux là dedans; j'ai voulu plaisanter, et je vous assure que dans mes paroles, quelque sens que vous leur prêtiez, il n'y a pas la moindre intention de reproche ou de blâme.
—Si le blâme n'est pas en vous, il est en moi.
—Hé bien alors, pardonnez-vous vous-même, et n'en parlons plus.
—Parlons-en au contraire, et je vous demande en grâce de m'écouter; soyez convaincue que vous n'entendrez pas un mot qui ne soit l'expression du respect le plus pur.
Arrivés au bout du jardin, nous allions revenir sur nos pas et déjà elle s'était retournée, je me plaçai devant elle, et, de la main, du regard, je la priai de s'arrêter.
—Hier, je vous ai dit, mademoiselle, que je venais à Cassis pour y remplir une mission dont on m'avait chargé, et sur cette parole vous avez bien voulu m'ouvrir votre maison et me mettre en relation avec monsieur votre père; eh bien, cette parole était fausse.
Elle recula de deux pas, et me regardant d'une façon étrange où il y avait plus de curiosité que de colère:
—Fausse? dit-elle.
—Voici la vérité. Après avoir dansé avec vous sans vous connaître, attiré seulement près de vous par une profonde sympathie et par une vive admiration,—pardonnez-moi le mot, il est sincère,—j'ai demandé à Marius Bédarrides qui vous étiez. Alors il m'a parlé de vous, du général et de ce saule,—témoignage d'une pieuse reconnaissance. J'ai voulu vous revoir, et en vous retrouvant dans le coupé de cette diligence, au lieu de me taire ou de vous dire la vérité, j'ai inventé cette fable ridicule d'une mission à Cassis.
—Sinon ridicule, au moins étrange dans l'intention qui l'a inspirée.
—Oh! l'intention, je la défendrai, car je vous fais le serment qu'elle n'était pas coupable. J'ai voulu vous revoir, voilà tout. Et en me retrouvant avec vous, j'ai été amené, je ne sais trop comment, peut-être par crainte de paraître avoir cherché et préparé cette rencontre, j'ai été entraîné dans cette histoire qui s'est faite en sortant de mes lèvres et qui depuis s'est compliquée d'incidents auxquels le hasard a eu plus de part que moi. Mais en me voyant accueilli comme je l'ai été par vous et par monsieur votre père, je ne peux pas persister plus longtemps dans ce mensonge dont j'ai honte.
Il y eut un moment de silence entre nous qui me parut mortel, car ce qu'elle allait répondre déciderait de ma vie et l'angoisse m'étreignait le coeur. Je ne regrettais pas d'avoir parlé, mais j'avais peur d'avoir mal parlé, et ce que j'avais dit n'était pas tout ce que j'aurais voulu dire.
—Et que voulez-vous que je réponde à cette confidence extraordinaire? dit-elle enfin sans lever les yeux sur moi.
—Rien qu'un mot, qui est que, sachant la vérité, vous continuerez d'être ce que vous étiez alors que vous ne le saviez pas.
J'attendais ce mot, et pendant plusieurs secondes, une minute peut-être, nous restâmes en face l'un de l'autre, moi les yeux fixés sur son visage épiant le mouvement de ses lèvres, elle le regard attaché sur le sable de l'allée.
—Allons rejoindre mon père, dit-elle enfin, il doit être maintenant réveillé.
Ce n'était pas la réponse que j'espérais, ce n'était pas davantage celle que je craignais, et cependant c'était une réponse.
IX
Sans doute il est bon pour l'harmonie universelle que l'homme et la femme n'aient point l'esprit fait de même, mais dans les choses de la vie cette diversité amène souvent des difficultés de s'entendre et de se comprendre. L'homme, pour avoir voulu trop préciser, est accusé de grossièreté ou de dureté par la femme; la femme, pour être restée dans une certaine indécision, voit l'homme lui reprocher ce qu'il appelle de la duplicité et de la tromperie.
C'était précisément cette indécision que je reprochais à Clotilde en marchant silencieux près d'elle pour venir retrouver son père. Qu'y avait-il au juste dans sa réponse? On pouvait l'interpréter dans le sens que l'on désirait, mais lui donner une forme nette et précise était bien difficile.
Je n'eus pas le temps, au reste, d'étudier longuement ce point d'interrogation qu'elle venait de me planter dans le coeur, car en entrant dans le salon nous trouvâmes le général éveillé et de fort mauvaise humeur, grommelant, bougonnant et même sacrant, comme disait la vieille servante.
—Comprends-tu ce qui se passe? s'écria-t-il lorsqu'il vit sa fille entrer, l'abbé Peyreuc me fait avertir qu'il lui est impossible de venir faire ma partie, et comme Solignac ne reviendra de Marseille que demain, me voilà pour une journée entière collé sur ce fauteuil avec mon sacré rhumatisme pour toute distraction. Vieillir! misère, misère.
—Si tu veux de moi? dit-elle.
—La belle affaire, de jouer contre un partenaire tel que toi; croiriez-vous, capitaine, qu'en jouant l'autre jour avec elle j'ai fait l'échec du berger; une partie finie au quatrième coup sans qu'aucune pièce ait été enlevée, comme c'est amusant! Il faudrait jouer au pion coiffé.
Je n'osais profiter de l'occasion qui s'offrait à moi, car dans mon incertitude sur le sens que je devais donner à la réponse de Clotilde j'avais peur que celle-ci ne se fâchât de ma proposition. Cependant je finis par me risquer:
—Si vous vouliez m'accepter, général?
C'était à Clotilde bien plus qu'au général que ces paroles s'adressaient.
Mais ce fut le général qui répondit:
—Trop de complaisance, capitaine, vous n'êtes pas venu à Cassis pour jouer aux échecs.
Je ne quittais pas Clotilde des yeux, elle me regarda et je sentis qu'elle me disait d'insister: alors elle excusait donc ma tromperie?
Cette espérance me rendit éloquent pour insister, et le général qui ne demandait pas mieux que d'accepter, se laissa persuader que j'étais heureux de faire sa partie.
Et, de fait, je l'étais pleinement: l'esprit tranquillisé par ma confession, le coeur comblé de joie par le regard de Clotilde, je me voyais accueilli dans cette maison et, sans trop de folie, je pouvais tout espérer.
Je m'appliquai à jouer de mon mieux pour être agréable au général. Mais j'étais dans de mauvaises conditions pour ne pas commettre des fautes. J'étais frémissant d'émotion et le regard de Clotilde que je rencontrais souvent (car elle s'était installée dans le salon), n'était pas fait pour me calmer. D'un autre côté, la façon de jouer du général me déroutait. Pour lui, la partie était une véritable bataille, et il y apportait l'ardeur et l'entraînement qu'il montrait autrefois dans les batailles d'hommes: je commandais les Russes, et lui commandait naturellement les Français; mon roi était Alexandre, le sien était Napoléon, et chaque fois qu'il le faisait marcher il battait aux champs; après un succès il criait: Vive l'empereur!
Ce qui devait arriver se produisit, je fus battu, mais après une défense assez convenable et assez longue pour que le général fût fier de sa victoire.
—Honneur au courage malheureux! dit-il en me serrant chaudement la main, vous êtes un brave; il y a de bons éléments dans la jeune armée.
—Voulez-vous me donner une revanche, général?
—Assez pour aujourd'hui, mais la prochaine fois que vous reviendrez à Cassis, car vous reviendrez nous voir, n'est-ce pas? A propos de la jeune armée, dites-moi donc un peu, capitaine, ce qu'on pense de la situation politique dans votre régiment.
—Nous arrivons d'Afrique et vous savez, là-bas, loin des villes, n'ayant pas de journaux, on s'occupe peu de politique.
—Je comprends ça, mais enfin on a cependant un sentiment, et c'est ce sentiment que je vous demande: vous êtes pour le rétablissement de l'empire, j'espère?
L'entretien prenait une tournure dangereuse, ou tout au moins gênante, car si je ne voulais pas blesser les opinions du général, d'un autre côté il ne me convenait pas de donner un démenti aux miennes; c'était assez de mon premier mensonge.
—Je serais assez embarrassé pour vous dire le sentiment de mes hommes, car, à parler franchement, je crois qu'ils n'en ont pas; j'ai entendu parler d'une grande propagande socialiste qui se faisait dans l'armée et encore plus d'une très-grande propagande bonapartiste; mais chez nous ni l'une ni l'autre n'a réussi.
—Auprès des soldats, bien; mais auprès des officiers? Nous sommes dans une situation où les gens qui sont capables d'intelligence et de raisonnement doivent prendre un parti. Il y a plus de deux ans que le prince Louis-Napoléon a été nommé président de la République, qu'a-t-il pu faire depuis ce temps-là pour la bonheur de la France?
—Rien.
—Pourquoi n'a-t-il rien fait? Tout simplement parce qu'il est empêché par les partis royalistes, qui ont l'influence dans l'Assemblée. Ces partis font-ils eux-mêmes quelque chose d'utile? Rien que de se disputer le pouvoir, sans avoir personne en état de l'exercer. Incapables de faire, ils n'ont de puissance que pour empêcher de faire. Avec eux, tout gouvernement est impossible: la République aussi bien que la monarchie. Cela peut-il durer? Non, n'est-ce pas? Il faut donc que cela cesse; et cela ne peut cesser que par le rétablissement de l'empire.
—Et que serait l'empire sans un empereur? Je ne crois pas qu'un homme comme Napoléon se remplace.
—Non; mais on peut le continuer en s'inspirant de ses idées, et son neveu est son héritier.
—Par droit de naissance, peut-être; mais la naissance ne suffit pas pour une tâche aussi grande.
—C'est la tentative de Strasbourg qui vous fait parler ainsi; je vous concède que c'était une affaire mal combinée, et cependant voyez quel effet a produit cette tentative: des officiers qui ne connaissaient pas ce jeune homme se sont laissé entraîner par l'influence de son nom, et des soldats ont refusé de marcher contre lui parce qu'il était le neveu de l'empereur. Cela ne prouve-t-il pas la puissance du prestige napoléonien?
—Je ne nie pas ce prestige, et je crois qu'une partie de la nation le subit, mais je doute que celui dont vous parlez soit de taille à le porter et à l'exercer.
—Je ne pense pas comme vous; en admettant que ce que vous dites ait été juste un moment, cela ne le serait plus maintenant, car précisément l'affaire de Strasbourg aurait changé cela en prouvant à ce jeune homme qu'il portait dans sa personne ce prestige napoléonien. Cette affaire qui n'a pas réussi immédiatement lui a donc donné une grande force au moins pour l'avenir, et s'il n'a pas encore demandé à cette force de produire tout ce qu'elle peut, c'est qu'il attend l'heure favorable. Boulogne a produit le même résultat: on a ri du petit chapeau et de l'aigle....
—A-t-on eu tort?
—Certes non, et, pour moi, c'est presque une profanation; mais pendant qu'on riait, on ne voyait pas que des généraux étaient prêts à se rallier au prétendant et qu'un régiment était gagné. C'était là un fait considérable; et s'il a pu se produire sous un gouvernement régulier, qui en somme répondait dans une certaine mesure aux besoins du pays, que doit-il arriver aujourd'hui avec un gouvernement comme celui que nous avons! La France va se jeter dans l'empire comme une rivière se jette dans la mer; nous avons vu la rivière se former à Strasbourg, grossir à Boulogne, devenir irrésistible le 10 décembre; aujourd'hui, elle n'a plus qu'à arriver à la mer, et si ce n'est demain, ce sera après demain.
Je levai la main pour prendre la parole et répondre, mais Clotilde posa son doigt sur ses lèvres, et devant ce geste qui était une sorte d'engagement et de complicité, j'eus la faiblesse de me taire: pourquoi contrarier les opinions du général?
—Qu'est-ce que l'empire, d'ailleurs, continua la général, qui s'échauffait en parlant, si ce n'est la dictature au profit du peuple; puisque le peuple ne peut pas encore faire ses affaires lui-même, il faut bien qu'il charge quelqu'un de ce soin; entre la monarchie et la République il faut une transition, et c'est le sang de Napoléon se mariant au sang de la France, qui seul peut nous faire traverser ce passage difficile. Il n'y a qu'un nom populaire et puissant en France, un nom capable de dominer les partis, c'est la nom de Napoléon. Et pourquoi? Parce que Napoléon est tombé avec la France sur le champ de bataille, les armes à la main; la France et lui, lui et la France ont été écrasés en même temps par l'étranger, et Dieu merci, il y a assez de patriotisme dans notre pays pour qu'on n'oublie pas ces choses-là. Ah! s'il s'était fait faire prisonnier misérablement sur un champ de bataille où le sang de tout le monde aurait coulé excepté le sien; ou bien s'il s'était sauvé honteusement dans un fiacre pour échapper à une émeute, on l'aurait depuis longtemps oublié, et si l'on se souvenait de lui encore ce serait pour le mépriser. Mais non, mais non, il est mort dans le drapeau tricolore, martyr des tyrans de l'Europe, et voilà pourquoi la France crie «Vive l'empereur!»
Malgré son rhumatisme, il se dressa sur ses deux jambes et, d'une voix formidable qui fit trembler les vitres, il poussa trois fois ce cri. Des larmes roulaient dans ses yeux.
—Voilà pourquoi j'attends le rétablissement de l'empire avec tant d'impatience et que je veux le voir avant de mourir. Je veux voir l'empereur vengé. Vous pensez bien, n'est-ce pas, que ce sera la première chose que fera son neveu; ou bien alors il n'aurait pas une goutte du sang des Napoléon dans les veines. Mais je suis sans inquiétude et je suis bien certain qu'il commencera par battre ces gueux d'Anglais: il n'oubliera pas Wellington ni Sainte-Hélène. C'est comme si c'était écrit. Puis après les Anglais ce sera le tour d'un autre. Il débarrassera l'Allemagne des Prussiens; il nous rendra la frontière du Rhin, et nous verrons des préfets français à Cologne et à Mayence comme autrefois. La France est dans une situation admirable; il pourra organiser la première armée du monde et il l'organisera, car ce n'est pas sur l'armée qu'un Bonaparte ferait des économies; vous verrez quelle armée nous aurons. Mais ce n'est pas seulement à l'étranger qu'il relèvera la France; à l'intérieur, il nous délivrera du clergé, et comme les Napoléon sont des honnêtes gens, il remettra les financiers à leur place et ne laissera pas la spéculation corrompre le pays. Chargé des affaires du peuple, il gouvernera pour le peuple: et comme les Napoléon sont les héritiers de la Révolution, il promènera le sabre de la Révolution sur toute l'Europe pour rendre tous les peuples libres.
Pensant au rôle de Napoléon Ier, je ne pus m'empêcher de secouer la tête.
—Vous ne croyez pas ça? dit le général. C'est parce que je m'explique mal. Mais venez dîner un de ces jours; vous vous rencontrerez avec le commandant Solignac, qui est l'ami de Louis-Napoléon. Il connaît les idées du prince, il vous les expliquera, il vous convertira. Voulez-vous venir dimanche?
Je n'avais aucune envie de connaître les idées du prince, et ne voulais pas être converti par le commandant Solignac; mais je voulais voir Clotilde, la voir encore, la voir toujours, j'acceptai avec bonheur.
X
Dans l'invitation du général Martory je n'avais vu tout d'abord qu'une heureuse occasion de passer une journée avec Clotilde, mais la réflexion ne tarda pas à me montrer qu'il y avait autre chose.
Clotilde et son père ne seraient pas seuls à ce dîner, il s'y trouverait aussi le commandant de Solignac qui introduirait entre nous un élément étranger,—la politique.
Faire de la politique avec le général, c'était bien ou plutôt cela était indifférent; en réalité, il s'agissait tout simplement de le laisser parler et d'écouter sa glorification de Napoléon. Il avait vu des choses curieuses; sa vie était un long récit; il y avait intérêt et souvent même profit à le laisser aller sans l'interrompre. Qu'importaient ses opinions et ses sentiments? c'était le représentant d'un autre âge. Je ne suis point de ceux qui, en présence d'une foi sincère, haussent les épaules parce que cette foi leur paraît ridicule, ou bien qui partent en guerre pour la combattre. Tant que nous resterions dans les limites de la théorie de l'impérialisme et dans le domaine de la dévotion à saint Napoléon, je n'avais qu'à ouvrir les oreilles et à fermer les lèvres.
Mais avec le commandant de Solignac, me serait-il possible de rester toujours sur ce terrain et de m'y enfermer?
Instinctivement et sans trop savoir pourquoi, ce commandant de Solignac m'inquiétait.
Quel était cet homme?
Un ami du président de la République, disait le général Martory, un confident de ses idées; un conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, m'avait dit Marius Bédarrides.
Il n'y avait pas là de quoi me rassurer.
Le président de la République, je ne le connais pas, mais ce que je sais de lui n'est pas de nature à m'inspirer estime ou sympathie pour ses amis et confidents. J'ai peur d'un prince qui, par sa naissance comme par son éducation, n'a appris que le dédain de la moralité et le mépris de l'humanité, et quand je vois qu'un tel homme trouve des amis, j'ai peur de ses amis.
Si à ce titre d'ami de ce prince on joint celui de conspirateur de Strasbourg et de Boulogne, ma peur et ma défiance augmentent, car pour s'être lancé dans de pareilles entreprises, il me semble qu'il fallait être le plus étourdi ou le moins scrupuleux des aventuriers.
Revenu à Marseille je voulus avoir le coeur net de mon inquiétude et savoir un peu mieux ce qu'était ce commandant de Solignac. Mais comme il ne me convenait pas d'interroger ceux de mes camarades qui pouvaient le connaître, je m'en allai à la bibliothèque de la ville. Je trouverais là sans doute des livres et des documents qui m'apprendraient le rôle qu'avait joué le commandant dans les deux conspirations de Louis-Napoléon. En faisant une sorte d'enquête parmi mes amis j'avais des chances de tomber sur quelqu'un qui aurait eu autrefois des relations avec le commandant de Solignac ou l'aurait approché d'assez près pour me dire qui il était; mais ce moyen pouvait éveiller la curiosité, et une fois la curiosité excitée on pouvait apprendre ma visite à Cassis; et je ne le voulais pas, autant par respect pour Clotilde que par jalousie, je ne voulais pas qu'on pût soupçonner mon amour.
Quand je fis ma demande au bibliothécaire, que j'avais rencontré chez un ami commun et qui me connaissait, il me regarda en souriant.
—Vous aussi, dit-il, vous voulez étudier les conspirations de Louis-Napoléon?
—Cela vous étonne?
—Pas le moins du monde, car depuis deux ans plus de cent officiers sont venus m'adresser la même demande que vous. C'est une bonne fortune pour notre bibliothèque qui n'était point habituée à voir MM. les officiers fréquenter la salle de lecture. On prend ses précautions.
—Croyez-vous que je veuille apprendre l'art de conspirer?
—Nous ne nous inquiétons des intentions de nos lecteurs, dit-il en remontant ses lunettes par un geste moqueur, que lorsque nous avons affaire à un collégien qui nous demande la Captivité de Saint-Malo de Lafontaine pour avoir les Contes, ou bien un Diderot complet pour lire les Bijoux indiscrets et la Religieuse en place de l'Essai sur le Mérite et la Vertu. Mais avec un officier, nous ne sommes pas si simples.
—Pour moi, cher monsieur, vous ne l'êtes point encore assez et vous cherchez beaucoup trop loin les raisons d'une demande toute naturelle.
—Je ne cherche rien, mon cher capitaine, je constate que vous êtes le cent unième officier qui veut connaître l'histoire des conspirations de Louis-Napoléon, et je vous assure qu'il n'y a aucune mauvaise pensée sous mes paroles. Pendant dix ans, les documents qui traitent de ces conspirations n'ont point eu de lecteurs, maintenant ils sont à la mode; voilà tout.
Blessé de voir qu'on pouvait me soupçonner de chercher à apprendre comment une conspiration militaire réussit ou échoue, je me départis de ma réserve.
—Les circonstances politiques, dis-je avec une certaine raideur, ont fait rentrer dans l'armée des officiers qui ont pris part aux affaires de Strasbourg et de Boulogne; nous sommes tous exposés à avoir un de ces officiers pour chef ou pour camarade; nous voulons savoir quel rôle il a joué dans cette affaire; voilà ce qui explique notre curiosité.
—Je n'ai jamais prétendu autre chose, dit le bibliothécaire en me faisant apporter les livres qui pouvaient m'être utiles.
La lecture confirma l'opinion qui m'était restée de ces équipées: rien ne pouvait être plus follement, plus maladroitement combiné, et le rôle que le prince Louis-Napoléon avait joué dans les deux me parut tout à fait misérable, sans un seul de ces actes de courage téméraire, sans un seul de ces sentiments romanesques, de ces mots chevaleresques qu'on trouve si souvent dans la vie des aventuriers les plus vulgaires.
D'un bout à l'autre la lecture de ces pièces révèle la platitude la plus absolue chez le chef de ces entreprises. Napoléon revenant de l'île d'Elbe a marché en triomphe sur Paris; comme il se dit l'héritier de Napoléon, il doit marcher en triomphe de Strasbourg à Paris la première fois, de Boulogne à Paris la seconde; son oncle avait un petit chapeau, il aura un petit chapeau sur lequel il portera un morceau de viande pour qu'un aigle, dressé à venir prendre là sa nourriture, vole au-dessus de sa tête.
Si tout cela n'avait pas le caractère de l'authenticité, on ne voudrait pas le croire, et l'on dirait qu'on a affaire à un monomane, non à un prétendant; et c'est ce monomane qu'on a accepté pour Président de la République, et dont on voudrait aujourd'hui faire un empereur! Pourquoi le parti royaliste et le parti républicain ne répandent-ils pas ces deux procès dans toute la France? il n'y a qu'à faire connaître cet homme pour qu'il devienne un sujet de risée: si les paysans veulent un Napoléon, ils ne voudront pas un faux Napoléon; s'ils acceptent un aigle, ils se moqueront d'un perroquet.
Mais ce n'est pas du chef que j'ai souci, c'est du comparse; ce n'est pas du prince Louis, c'est du commandant de Solignac. Et si nous n'étions pas dans des circonstances politiques qui menacent de nous conduire à une révolution militaire, je n'aurais bien certainement point passé mon temps à étudier les antécédents judiciaires du futur empereur.
Quant à ceux du commandant de Solignac, pour être d'un autre genre que ceux de son chef de troupe, ils n'en sont pas moins curieux et intéressants. Malheureusement, ils ne sont pas aussi complets qu'on pourrait le désirer, car, dans ces deux conspirations, il paraît n'avoir occupé qu'un rang très-secondaire.
A l'audience, ses explications sont des plus simples: il a servi la cause du prince Louis-Napoléon parce qu'il croit que c'est celle de la France; pour lui, ses croyances, ses espérances se résument dans un nom: «l'Empereur,» et le prince Louis est l'héritier de l'empereur. Il a été entraîné par la reconnaissance du souvenir et par la fidélité des convictions; il le serait encore. Il ne se défend donc pas; il se contente de répondre; on peut faire de lui ce qu'on voudra: une condamnation sera la confirmation du devoir accompli.
Une pareille attitude avait quelque chose de grand; il me semble que c'eût été celle du général Martory, s'il avait pris part à ces complots. Par malheur pour le commandant de Solignac, il y a dans ses réponses des inconséquences, et quand on les rapproche de celles de ses coaccusés, on trouve des contradictions qui font douter de sa sincérité.
Au lieu d'avoir été un simple soldat de la conspiration, comme il veut le faire croire, il paraît avoir été un de ses chefs; au lieu d'avoir été entraîné, il semble qu'il a entraîné les autres; au lieu d'avoir obéi à la voix de la France, il pourrait bien n'avoir écouté que celle de son intérêt et de son ambition.
Mais ce sont plutôt là des insinuations résultant de l'ensemble des deux procès que des accusations nettement formulées, tant la conduite du commandant a toujours été habile et prudente: jamais il ne s'est avancé, jamais il ne s'est compromis au premier rang, et bien que l'on sente partout son action, nulle part on ne peut le saisir en flagrant délit: c'est un Bertrand malin qui se sert des pattes de Raton pour tirer du feu les marrons qu'il doit croquer.
Une seule chose plaide fortement contre lui, c'est l'état de ses affaires au moment où il se fait le complice de son prince. Elles étaient au plus bas, ces affaires, et telles qu'elles ne pouvaient être relevées que par un coup désespéré.
Né en 1790, M. de Solignac fait les dernières campagnes de l'empire; à Waterloo il est capitaine. Bien que d'origine noble et apparenté à de bonnes familles, il avance difficilement sous la Restauration; et, en 1832, commandant la première circonscription de remonte, il donne sa démission. Il y a de graves irrégularités dans sa caisse, et un grand nombre de paysans du Calvados se plaignent de ne pas avoir touché le prix des chevaux qu'ils ont vendus, ces prix ayant été encaissés par le commandant. Il prend alors du service dans l'armée belge, mais pour peu de temps, car bientôt encore il donne sa démission.
J'en étais là de mon étude quand je m'entendis appeler par mon nom.
C'était Vimard, le capitaine d'état-major que tu as dû connaître quand il était à Oran; il s'était assis en face de moi sans que je le visse entrer.
—On me dit que vous avez le volume de l'Histoire de dix ans où se trouve le procès de Strasbourg; si vous ne vous en servez pas, voulez-vous me le prêter?
Je le lui tendis et me remis à ma lecture. Décidément le bibliothécaire ne m'avait pas trompé, ce procès était à la mode.
Jusqu'au moment de la fermeture de la bibliothèque, nous restâmes en face l'un de l'autre, lisant tous deux et ne nous parlant pas.
Mais en sortant Vimard me prit par le bras et cela me surprit jusqu'à un certain point, car si nous sommes bien ensemble, nous ne sommes pas cependant sur le pied de l'intimité.
—Êtes-vous pressé de rentrer? me dit-il.
—Nullement.
—Alors, voulez-vous que nous allions jusqu'au Prado?
—Et quoi faire au Prado?
—Causer.
—Il s'agit donc d'un complot?
—Pouvez-vous me dire cela, à moi surtout!
—Vous cherchez le silence et le mystère.
—C'est qu'il s'agit d'une chose sérieuse que je veux examiner avec vous, sans qu'on nous écoute et nous dérange.
—Allons, donc au Prado.
XI
De la bibliothèque au Prado la distance est assez longue; pendant le temps que nous mîmes à la franchir par le cours Julien et le cours Lieutaud, Vimard garda un silence obstiné, qui me laissa toute liberté pour réfléchir à sa demande d'entretien.
Pourquoi cet entretien?
Pourquoi ce mystère?
Pourquoi nous étions-nous rencontrés à la bibliothèque consultant l'un et l'autre l'histoire des conspirations du prince Louis?
Enfin, en arrivant au Prado, qui se trouvait à peu près désert, Vimard se décida à parler.
—Mon silence vous surprend, n'est-ce pas?
—Beaucoup.
—C'est que je ne désire pas que ce que j'ai à vous dire soit entendu, et quand je suis sous l'impression d'une forte préoccupation, je ne peux pas parler pour ne rien dire.
—Maintenant, je serai seul à vous entendre.
—J'aborde donc le sujet qui nous amène ici; et si je le fais franchement, c'est parce que j'ai en vous toute confiance.
Il ajouta encore quelques paroles qu'il est inutile de rapporter, et après que je l'eus remercié comme je le devais de la sympathie qu'il me témoignait, il continua:
—L'idée de m'ouvrir à vous m'est venue en vous trouvant à la bibliothèque et en vous voyant étudier les procès de Strasbourg et de Boulogne que je venais moi-même lire. Il m'a paru qu'il y avait dans cette rencontre quelque chose qui ne tenait point au seul hasard, et que si tous deux en même temps nous nous occupions du même sujet, c'était que très-probablement nous avions les mêmes raisons pour le faire. Je vais vous dire quelles sont les miennes, et si vous le trouvez bon, vous me direz après quelles sont les vôtres. Mais ce n'est pas un marché que je vous propose et je ne vous dis pas: confidence pour confidence. Bien entendu, vous restez maître de votre secret.
Que voulait-il? M'entraîner dans une conspiration? Cela n'était guère probable, étant donné son caractère honnête et droit. Mais alors, s'il ne s'agissait pas de complot, que signifiaient ces précautions de langage? Il ne pouvait pas avoir les mêmes raisons que moi pour vouloir connaître le commandant de Solignac. J'avoue que ma curiosité était vivement excitée.
—Mon secret est bien simple, dis-je.
—Je vous en félicite et je voudrais que la mien fût comme le vôtre, mais il ne l'est pas et voilà pourquoi je persiste dans mon idée de m'en ouvrir à vous, afin que nous tenions à nous deux une sorte de petit conseil de guerre. Tout d'abord j'avais cru que ce secret serait le même pour nous deux et alors nous aurions eu l'un et l'autre les mêmes raisons pour prendre une résolution. Mais bien que par le peu de mots que vous venez de dire, je vois que vous n'êtes pas dans une situation identique à la mienne, je n'en veux pas moins vous consulter.
Ici, il me dit de nouveau mille choses obligeantes que je ne veux pas rapporter, mais que je dois constater cependant pour expliquer la confiance qu'il me témoignait.
A la fin, toutes ses précautions oratoires étant prises, il abandonna le langage obscur et entortillé dont il s'était jusque-là servi pour parler plus clairement:
—Si on venait vous tâter, me dit-il, pour savoir de quel côté vous vous rangeriez dans le cas d'un conflit entre le président de la République et l'Assemblée, quelle serait votre réponse?
—Elle serait simple et nette; je me rangerais du côté de celui qui respecterait la loi et contre celui qui la violerait. Nous n'avons pas autre chose à faire, nous autres soldats; notre route est tracée, nous n'avons qu'à la suivre: c'est très-facile.
—Pour ceux qui voient cette route, mais tout le monde ne la voit pas comme vous, et alors dans l'obscurité, il est bien permis d'hésiter et de tâtonner.
—Qui fait cette obscurité?
—Les circonstances politiques.
—Et qui fait les circonstances politiques?
—Le hasard, ou, si vous le voulez, la Providence.
—Disons les hommes pour ne point nous perdre, et disons en même temps que les hommes dirigent ces circonstances suivant les besoins de leur ambition. Si on a fait l'obscurité dans la situation politique, c'est qu'on espère profiter de cette obscurité; l'ombre est propice aux complots.
—Vous croyez donc aux complots?
—Et vous?
Il hésita un moment, mais sa réserve ne dura que quelques secondes.
—Moi, dit-il, je crois à un travail considérable qui se fait dans l'armée.
—Au profit de qui?
—Au profit de Louis-Napoléon.
—Hé bien, cela doit vous suffire pour éclairer votre route. Si Louis-Napoléon travaille l'esprit de l'armée, c'est pour se l'attacher. Dans quel but? Est-ce par amour platonique pour l'armée? Non, n'est-ce pas, mais par intérêt, pour s'appuyer sur nous et se faire président à vie ou empereur. Hé bien, dans ces conditions, je dis que notre voie est indiquée. Nous ne sommes pas des prétoriens pour faire des empereurs de notre choix. Nous sommes l'armée de la France et c'est à la France qu'il appartient de choisir son gouvernement, ce n'est pas à nous de lui imposer par la force de nos baïonnettes celui qu'il nous plaît de prendre. Nous ne devons pas écouter les émissaires du président; car le jour où celui-ci aura la conviction que l'armée le suivra, l'empire sera fait par une révolution militaire. En bon soldat que je suis, j'aime trop l'armée pour admettre qu'elle peut se charger de ce crime et de cette honte.
—Et cependant il y a dans l'armée des esprits honnêtes, qui croient que l'empire doit faire la grandeur de la France.
—C'est leur droit, comme c'est mon droit de voir le bonheur de la France dans le rétablissement de la monarchie légitime ou dans la consolidation de la République. Mais ce que nous avons le droit de penser n'est pas ce que nous avons le droit de faire, ou bien alors c'est la guerre civile; tandis que vous soutiendrez l'empire, je soutiendrai Henri V; notre colonel, qui a été l'ami et l'officier d'ordonnance du duc d'Aumale, soutiendra les princes d'Orléans; notre chef d'escadron, qui est républicain, soutiendra la République; Mazurier, qui aime le désordre et la canaille, soutiendra la canaille, et nous nous battrons tous ensemble, les uns contre les autres, ce qui sera le triomphe de l'anarchie. Voilà, mon cher, à quoi l'on arrive en écoutant ses sentiments personnels, ses opinions ou ses intérêts, au lieu d'écouter sa conscience. Et c'est là ce qui m'indigne contre Louis-Napoléon qui, pour faire triompher son ambition, ne craint pas de corrompre l'armée; est-ce que les autres partis, Henri V, les d'Orléans, les républicains agissent comme lui? il est le seul à vouloir faire de l'armée un instrument de révolution. S'il réussit, la France est perdue; il n'y a plus d'armée; il n'y a plus d'honneur militaire.
—Vous n'aimez pas Louis-Napoléon.
—C'est vrai, je l'avoue hautement parce que la répulsion qu'il m'inspire n'est point causée par des préférences que j'aurais pour le représentant d'un autre parti. Je n'ai point de préférences politiques, ou plutôt je n'ai pas d'opinions exclusives. Par mes traditions de famille, je devrais être légitimiste; je ne le suis pas; je ne suis pas davantage orléaniste ou républicain.
—Alors qu'êtes-vous donc?
—Je suis ce que sont bien d'autres Français; je suis du parti du gouvernement adopté par le pays et qui s'exerce honnêtement en respectant les droits et la liberté de chacun. Je n'aurais peut-être pas choisi le gouvernement que nous avons en ce moment, mais c'est un gouvernement légal et jamais je ne mettrai mon sabre, si léger qu'il puisse être, au service de ceux qui voudraient renverser ce gouvernement.
Vimard s'arrêta, et me prenant la main qu'il me serra fortement:
—Ma foi, mon cher, vous me faites plaisir; je suis heureux de vous entendre parler ainsi; dans ce temps de trouble où nous vivons d'incertitude et d'indécision, cela soutient de voir quelqu'un de ferme, qui ne cherche pas son chemin.
—Et cependant, l'on m'a reproché souvent mon indifférence en matières politiques. Peut-être, en effet, vaut-il mieux être un homme de parti, comme il vaut mieux peut-être aussi être un homme religieux. Les convictions bien arrêtées sont, je crois, une grande force. Mais enfin l'indifférence politique, comme l'indifférence religieuse, n'empêche pas d'être un honnête homme. Et pour en revenir au sujet de notre entretien, je vous donne ma parole que, dans les circonstances présentes, quoi qu'il arrive, je saurai rester un honnête soldat.
Nous marchâmes pendant quelques instants, réfléchissant l'un et l'autre; Vimard à je ne sais trop quoi, moi à ce que cet entretien avait de singulier; car venu au Prado pour écouter les confidences et les secrets de Vimard, j'avais parlé presque seul. Il rompit le premier le silence.
—Ainsi, dit-il, on ne vous a jamais fait d'ouvertures dans l'intérêt du parti napoléonien?
—Jamais.
—Hé bien, je l'ai cru, en vous voyant à la bibliothèque, et c'est pour savoir comment vous les aviez accueillies que je vous ai amené ici pour tenir conseil et m'entendre avec vous.
—On vous a donc fait ces ouvertures à vous?
—Oui, à moi, comme à un grand nombre d'officiers.
—Une conspiration?
—Non, car s'il avait été question d'une conspiration, on y aurait mis, je pense, plus de réserve.
—C'est tout haut qu'on vous demande si vous êtes disposés à appuyer le rétablissement de l'empire.
—Hé, mon cher, ce n'est pas cela qu'on nous demande, car, au premier mot, beaucoup d'officiers, moins fermes que vous, tourneraient le dos au négociateur. On nous représente seulement qu'un jour ou l'autre un conflit éclatera entre le président de la République et l'Assemblée, et l'on insiste sur les avantages qu'il y a pour l'armée à se ranger du côté de Louis-Napoléon; en même temps on glisse quelques mots adroits sur les avantages personnels qui résulteront pour les officiers disposés à prendre ce parti. Tout cela se fait doucement, habilement, par un homme qui est l'agent du bonapartisme dans le Midi, le commandant de Solignac.
En entendant ce nom, il m'échappa un mouvement involontaire.
—Vous le connaissez? demanda Vimard.
—Non; j'ai entendu son nom et je l'ai vu figurer dans les procès de Strasbourg et de Boulogne.
—C'était précisément pour savoir quel avait été son rôle dans ces deux affaires que je suis allé à la bibliothèque. Ici il se remue beaucoup, et il n'y a pas d'officier qu'il n'ait vu à Marseille, à Toulon, à Grenoble, à Montpellier; si vous n'arriviez pas d'Afrique, vous le connaîtriez aussi; c'est un homme que je crois très-habile.
—Le procès le montre tel.
—S'il y a jamais un mouvement napoléonien, il tiendra tout le Midi dans sa main, et c'est là un point très-important, car la Provence entière est légitimiste ou républicaine, et l'on assure que la Société des montagnards y est très-puissante. Ce qu'il y a de curieux dans cette action du commandant de Solignac, c'est qu'elle s'exerce d'une façon mystérieuse; on sent sa main partout, mais on ne la trouverait nulle part, si l'on voulait la saisir. En apparence, il vit tranquillement à Cassis, comme un vieux soldat retraité, et il paraît n'avoir pas d'autre occupation que de faire la partie du général Martory, une culotte de peau, celui-là, et tout à fait inoffensif. Pour mieux tromper les soupçons, il fait dire, ou tout au moins il laisse dire qu'il est au mieux avec la fille du général.
—C'est une infamie! je connais mademoiselle Martory; c'est une jeune fille charmante; un pareil propos sur son compte est une monstruosité.
—Je ne connais pas mademoiselle Martory; ce que je dis n'a donc aucune importance à son égard, mais seulement à l'égard de Solignac.
—Mademoiselle Martory n'a pas vingt ans, ce Solignac en a soixante.
—Pour moi, cela ne prouverait rien; j'ai vu des jeunes filles séduites par des vieillards; Dieu vous garde, mon cher Saint-Nérée, d'aimer jamais une femme qui ait été perdue par un vieux libertin. Toute femme peut se relever, excepté quand elle a été flétrie par un vieillard. C'est l'expérience de quelqu'un qui a souffert de ce mal affreux, qui vous parle en ce moment. Enfin, je crois d'autant plus volontiers à la fausseté du bruit qui court sur mademoiselle Martory, que ce bruit profite à Solignac. Mais puisque vous connaissez le général Martory, je ne parle pas davantage du Solignac, car bien certainement un jour ou l'autre vous le rencontrerez, et comme il voudra vous tâter et vous engager, vous verrez alors quel homme c'est. Parole d'honneur, je suis content qu'il s'adresse à vous, il aura à qui parler.
—Croyez bien qu'il a déjà entendu plus d'une fois ce que je lui répondrai: l'armée n'est pas si disposée à se livrer qu'on le veut dire.
XII
Si la présence de ce Solignac au dîner du général Martory m'avait tout d'abord inspiré une certaine inquiétude, maintenant elle me révoltait. A la pensée de me trouver à la même table que cet homme, je n'étais plus maître de moi; des bouffées de colère m'enflammaient le sang; l'indignation me soulevait.
Et cependant je ne croyais pas un mot de ce que m'avait dit Vimard. Pas même pendant l'espace d'un millième de seconde, je n'admis la possibilité que ce propos infâme eût quelque chose de fondé. C'était une immonde calomnie, une invention diabolique dont se servait le plus misérable des hommes pour masquer ses cheminements souterrains.
Mais enfin une blessure profonde m'avait été portée; le souffle empoisonné de cette calomnie avait passé sur mon amour naissant comme un coup de mistral passe au premier printemps sur les campagnes de la Provence: les plantes surprises dans leur éclosion garderont pour toute leur vie la marque de ses brûlures; sur leurs rameaux reverdis il poussera de nouvelles feuilles, il s'épanouira d'autres fleurs, ce ne seront point celles qui ont été desséchées dans leur bouton.
Et j'allais m'asseoir près de cet homme; il me parlerait; je devrais lui répondre.
Sous peine de me voir fermer la maison dont la porte s'ouvrait devant moi, il me faudrait arranger mes réponses au gré du général, au gré même de Clotilde, qui partageait les idées de son père, ou qui tout au moins voulait qu'on ne les contrariât point.
La situation était délicate, difficile, et, quoi qu'il advînt, elle serait pour moi douloureuse. Ce ne fut donc pas le coeur joyeux et l'esprit tranquille que le dimanche matin je me mis en route pour Cassis.
Le général me reçut comme si j'étais son ami depuis dix ans; quand j'entrai dans le salon il quitta son fauteuil pour venir au-devant de moi et me serrer les mains.
—Exact, c'est parfait, bon soldat; en attendant le dîner, nous allons prendre un verre de riquiqui; je n'ai plus mon rhumatisme: vive l'empereur!
Il appela pour qu'on nous servît; mais, au lieu de la servante, ce fut Clotilde qui parut. Elle aussi me reçut comme un vieil ami, avec un doux sourire elle me tendit la main.
Les inquiétudes et les craintes qui m'enveloppaient l'esprit se dissipèrent comme le brouillard sous les rayons du soleil, et instantanément je vis le ciel bleu.
Mais cette éclaircie splendide ne dura pas longtemps, le général me ramena d'un mot dans la réalité.
—Puisque vous êtes le premier arrivé, dit-il, je veux vous faire connaître les convives avec lesquels vous allez vous trouver; quand on est dans l'intimité comme ici, c'est une bonne précaution à prendre, ça donne toute liberté dans la conversation sans qu'on craigne de casser les vitres du voisin. D'abord, mon ami le commandant de Solignac, dont je vous ai déjà assez parlé pour que je n'aie rien à vous en dire maintenant; un brave soldat qui eût été un habile diplomate, un habile financier, enfin, un homme que vous aurez plaisir à connaître.
Je m'inclinai pour cacher mon visage et ne pas me trahir.
—Ensuite, continua le général, l'abbé Peyreuc. Que ça ne vous étonne pas trop de voir un prêtre chez un vieux bleu comme moi; l'abbé Peyreuc n'est pas du tout cagot, c'est un ancien curé de Marseille qui s'est retiré à Cassis, son pays natal; autrefois il pratiquait, dit-on, la gaudriole, maintenant il entend très-bien la plaisanterie. Pas besoin de vous gêner avec lui. Enfin, le troisième convive, César Garagnon, négociant à Cassis, marchand de vin, marchand de pierre, marchand de corail, marchand de tout ce qui se vend cher et s'achète bon marché, un beau garçon en train de faire une belle fortune qu'il serait heureux d'offrir à mademoiselle Clotilde Martory. Mais celle-ci n'en veut pas, ce dont je l'approuve, car la fille d'un général n'est pas faite pour un pékin de cette espèce.
Au moment où le général prononçait ce dernier mot, la porte s'ouvrit devant M. César Garagnon lui-même, et ma jalousie, qui s'éveillait déjà, se calma aussitôt. Il pouvait aimer Clotilde, il devait l'aimer, mais il ne serait jamais dangereux: le parfait bourgeois de province avec toutes les qualités et les défauts qui constituent ce type, qu'il soit Provençal ou Normand, Bourguignon ou Girondin. Puis arriva un prêtre gros, gras et court, la figure rouge, la physionomie souriante, marchant à pas glissés avec des génuflexions, l'abbé Peyreuc, ce qu'on appelle dans le monde «un bonhomme de curé.»
Enfin j'entendis sur les dalles sonores du vestibule un pas rapide et sautillant qui me résonna dans le coeur, et je vis entrer un homme petit, mais vigoureux, maigre et vif, le visage noble et fait pour inspirer confiance s'il n'avait point été déparé par des yeux perçants et mobiles qui ne regardaient jamais qu'à la dérobée, sans se fixer sur rien. Avec cela une rapidité de mouvements vraiment troublante, et en tout la tournure d'un homme d'affaires intrigant et brouillon plutôt que celle d'un militaire; un vêtement de jeune homme, la moustache et les cheveux teints; des pierres brillantes aux doigts; une voix chantante et fausse.
Je n'eus pas le temps de bien me rendre compte de l'impression qui me frappait, car il vint à moi amené par le général, et une présentation en règle eut lieu. Il me semble qu'il me dit qu'il était heureux de faire ma connaissance ou quelque chose dans ce genre, mais j'entendis à peine ses paroles; en tous cas je n'y répondis que par une inclinaison de tête.
Comment allait-on nous placer à table? M. de Solignac serait-il à côté de Clotilde? lui donnerait-il le bras pour passer dans la salle à manger? Ces interrogations m'obsédaient sans qu'il me fût possible d'en détacher mon esprit. Déjà je n'étais plus tout au bonheur de voir Clotilde; malgré moi le souvenir des paroles de Vimard me pesait sur le coeur; en regardant Clotilde et M. de Solignac je me disais, je me répétais que c'était impossible, absolument impossible, et cependant je les regardais, je les épiais.
Heureusement rien de ce que je craignais ne se réalisa: Clotilde entra la première dans la salle à manger, et comme la femme n'était rien dans la maison du général, celui-ci plaça à sa droite et à sa gauche l'abbé Peyreuc et M. de Solignac. Assis près de Clotilde, frôlant sa robe, je respirai. Pourvu qu'on n'entreprît pas ma conversion politique, je pouvais être pleinement heureux; après le dîner, si M. de Solignac m'emmenait dans le jardin pour me catéchiser, je saurais me défendre. Mais un mot dit par hasard ou avec intention ne nous entraînerait-il pas dans la politique pendant ce dîner? la question était là.
Tout d'abord les choses marchèrent à souhait pour moi, grâce au général et à l'abbé Peyreuc, qui s'engagèrent dans une discussion sur «le maigre.» Le général, qui avait connu chez Murat le fameux Laguipierre, racontait que celui-ci lui avait affirmé et juré qu'au temps où il était cuisinier au couvent des Chartreux, la règle traditionnelle dans cette maison était de faire des sauces maigres avec «du bon consommé et du blond de veau.» L'abbé Peyreuc soutenait que c'était là une invention voltairienne, et la querelle se continuait avec force drôleries du côté du général, qui tombait sur les moines, et contait, à l'appui de son anecdote, toutes les plaisanteries plus ou moins grivoises qui avaient cours à la fin du XVIIIe siècle. L'abbé Peyreuc se défendait et défendait «la religion» sérieusement. Tout le monde riait, surtout le général, qui méprisait «la prêtraille» et n'admettait le prêtre qu'individuellement «parce que, malgré tout, il y en a de bons: l'abbé, par exemple, qui est bien le meilleur homme que je connaisse.»
Mais au dessert ce que je craignais arriva: un mot dit en l'air par le négociant nous fit verser dans la politique, et instantanément nous y fûmes plongés jusqu'au cou.
—Il paraît qu'on a encore découvert des complots, dit M. Garagnon.
—On en découvrira tant que nous n'aurons pas un gouvernement assuré du lendemain, répliqua M. de Solignac; tant que les partis ne se sentiront pas impuissants, ils s'agiteront, surtout les républicains, qui croient toujours qu'on veut leur voler leur République. Ces gens-là sont comme ces mères de mélodrame à qui l'on «a volé leur enfant.»
Pendant que M. de Solignac s'exprimait ainsi, je remarquai en lui une particularité qui me parut tout à fait caractéristique. C'était à M. Garagnon qu'il répondait et il s'était tourné vers lui; mais, bien que par ses paroles, par la direction de la tête, par les gestes, il s'adressât au négociant, par ses regards circulaires, qui allaient rapidement de l'un à l'autre, il s'adressait à tout le monde. Cette façon de quêter l'approbation me frappa.
—Voilà qui prouve, conclut le général, qu'il nous faut au plus vite le rétablissement de l'empire, ou bien nous retombons dans l'anarchie.
—Je crois que la conclusion du général, reprit M. de Solignac, est maintenant généralement adoptée; je ne dis pas qu'elle le soit par tout le monde,—le regard circulaire s'arrondit jusqu'à moi,—mais elle l'est par la majorité du pays. Ce n'est plus qu'une affaire de temps.
—Et comment croyez-vous que cela se produira? demanda l'abbé Peyreuc.
—Ah! cela, bien entendu, je n'en sais rien. Mais peu importent la forme et les moyens. Quand une idée est arrivée à point, elle se fait jour fatalement; quelques obstacles qu'elle rencontre, elle les perce pour éclore.
—Vous prévoyez donc des obstacles? demanda l'abbé Peyreuc, qui décidément tenait à pousser à fond la question.
—Il faut toujours en prévoir.
—C'est là ce qui fait le bon officier, dit le général; il voit la résistance qu'on lui opposera, et il s'arrange de manière à l'enfoncer.
—Dans le cas présent, continua M. de Solignac, je ne vois pas d'où la résistance pourrait venir. On me répondra peut-être,—le regard circulaire s'arrêta sur moi,—et l'armée? En effet, l'armée seule pourrait, si elle le voulait, maintenir le semblant de gouvernement que nous avons et le faire fonctionner, mais elle ne le voudra pas.
—Assurément, elle ne le voudra pas, affirma le général.
—Elle ne le voudra pas, reprit M. de Solignac, parce que l'armée n'a pas de politique.
—Eh bien! alors? demanda M. Garagnon, surpris.
—Je comprends que ce que je dis vous étonne; mais vous, négociant, vous devez l'admettre mieux que personne. Je dis que l'armée en général n'a pas de politique, mais je dis en même temps qu'elle a des intérêts, et c'est à ses intérêts qu'en fin de compte on obéit toujours en ce monde.
Bien que je me fusse promis de ne pas intervenir dans cette discussion, je ne fus pas maître de moi, et, en entendant cette théorie qui atteignait l'armée dans son honneur, et par là m'atteignait personnellement, je ne pensai plus à la réserve que je voulais garder et levai la main pour répondre.
Mais, en même temps, je sentis un pied se poser doucement sur le mien.
C'était Clotilde qui me demandait de garder le silence.
Je la regardai; elle sourit; je restai interdit, éperdu, enivré, le bras levé, les lèvres ouvertes et ne parla point.