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Clotilde Martory

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XLVI

J'étais si profondément ému que je ne pouvais parler; Clotilde, de son côté, ne paraissait pas désireuse d'engager l'entretien.

Pendant assez longtemps nous restâmes ainsi en face l'un de l'autre ne disant rien, nous observant avec un trouble qui, loin de se dissiper, allait en augmentant.

Clotilde, la première, fit quelques pas en avant. Elle vint à ma table de travail et regarda le dessin que j'avais esquissé. Puis elle examina les gravures qui couvraient les murailles, et, tournant ainsi autour de la pièce, elle arriva à la fenêtre qui ouvre sur son jardin.

—Je comprends, dit-elle en souriant, vous êtes chez moi.

En revenant en arrière, ses yeux tombèrent sur mon miroir dans lequel elle vit se refléter ses fenêtres.

Je suivais sur son visage l'impression que cette découverte allait amener; pendant quelques secondes, elle regarda curieusement la disposition du miroir et les effets de vision qui se produisaient sur sa glace, puis, se tournant vers moi, elle se mit à sourire.

—Cela est fort ingénieux, dit-elle, mais est-ce bien délicat?

—Je ne sais pas, je n'ai pas pensé à la délicatesse du procédé, ni à sa convenance, ni à sa discrétion, je n'ai pensé qu'à une chose, à une seule, vous voir. J'aurais été libre, je n'aurais pas eu besoin de ce moyen, je serais resté du matin au soir à ma fenêtre, attendant l'occasion de vous apercevoir. Mais je ne suis pas libre, mon temps est occupé, il faut que je travaille.

—C'est un travail, ce dessin? dit-elle, en venant à ma table.

—C'est pour un grand ouvrage sur la guerre, dont je dois faire les gravures. Mais ne parlons pas de cela.

—Parlons-en, au contraire. Croyez-vous donc que je sois indifférente à ce qui vous touche? C'est un peu pour l'apprendre que je me suis décidée à cette visite: puisque vous ne vouliez pas venir chez moi, il fallait bien que je vinsse chez vous.

—Chère Clotilde....

Mais elle m'arrêta.

—J'ai une heure à passer avec vous, dit-elle en riant, ne m'offrirez-vous pas un siège?

Elle attira un fauteuil, et de la main me montrant une chaise à côté d'elle:

—Maintenant, causons raisonnablement, n'est-ce pas? Je vous croyais en Espagne, je vous retrouve à Paris; je vous croyais commerçant, je vous retrouve artiste; cela mérite quelques mots d'explication, il me semble.

Il était évident qu'elle voulait diriger notre entretien, de manière à ne pas le laisser aller trop loin; et avec son habileté à effleurer les sujets les plus dangereux sans les attaquer sérieusement, avec sa légèreté de parole, son art des sous-entendus, avec son adresse à atténuer ou à souligner du regard ce que ses lèvres avaient indiqué, elle pouvait très-bien se croire certaine de me maintenir dans la limite qu'elle s'était fixée.

En tout autre moment il est probable qu'elle eût réussi à me conduire où il lui plaisait d'aller, mais nous n'étions pas dans des circonstances ordinaires. Les sentiments que j'éprouvais en sa présence et sous le feu de son regard ne ressemblaient en rien à ceux que je m'imposais loin d'elle alors que je raisonnais froidement mon amour et le réglais méthodiquement.

Elle m'était apparue au moment même où je la croyais perdue à jamais, et ce coup de foudre m'avait jeté hors de moi-même: les quelques secondes pendant lesquelles je l'avais pressée dans mes bras m'avaient enivré. Maintenant, elle était chez moi, nous étions seuls, à deux pas l'un de l'autre; je la voyais, je la respirais, et ma main, mes bras, mes lèvres, étaient irrésistiblement attirés vers elle, comme le fer l'est par l'aimant, comme un corps l'est par un autre corps électrisé: il y avait là une force toute-puissante, une attraction mystérieuse qui me soulevait pour me rapprocher d'elle.

Il ne pouvait plus être question de prudence, de raison, d'avenir, de passé: le présent parlait et commandait en maître.

—Vous savez pourquoi je m'étais décidé à me faire commerçant? lui dis-je. C'était pour me créer promptement une position qui me permît de devenir votre mari. Vous n'avez pas voulu attendre.

—Voulu....

—Mon intention n'est pas de récriminer; vous n'avez pas pu attendre. Alors, je n'avais pas de raisons pour rester à Marseille et j'en avais de puissantes pour venir à Paris: mon amour qui m'obligeait à vous chercher, à vous trouver, à vous voir.

Elle leva la main pour m'arrêter, mais je ne la laissai point m'interrompre; saisissant sa main, je m'approchai jusque contre elle, et, tenant mes yeux attachés sur les siens, je continuai:

—Ce que votre mariage m'a fait souffrir, je ne le dirai pas, car ni pour vous, ni pour moi, je ne veux revenir sur ce passé horrible, mais, si cruelles qu'aient été ces souffrances, elles n'ont pas une minute affaibli mon amour. Dans l'emportement de la colère, sous le coup de l'exaspération, précipité du ciel dans l'enfer, brisé par cette chute, accablé sous l'écroulement de mes espérances, j'ai pu vous maudire, mais je n'ai pas pu cesser de vous aimer. C'est parce que je vous aimais que je suis parti pour l'Espagne par crainte de céder à un mouvement de fureur folle, le jour de votre mariage. C'est parce que je vous aimais que j'ai quitté Marseille pour venir ici vivre près de vous. C'est parce que je vous aime que je suis tremblant, attendant un mot, un regard d'espérance.

Plusieurs fois elle avait voulu m'interrompre et plusieurs fois aussi elle avait voulu se dégager de mon étreinte, mais je ne lui avais pas laissé prendre la parole et n'avais pas abandonné sa main.

—Ah! Guillaume, dit-elle en détournant la tête, épargnez-moi.

—Ne détournez pas votre regard et n'essayez pas de retirer votre main. J'ai commencé de parler, vous devez m'entendre jusqu'au bout.

—Et que voulez-vous donc que j'entende de plus? Que voulez-vous que je vous réponde?

—Je veux que ce que vous m'avez dit la dernière fois que nous nous sommes vus, vous me le répétiez aujourd'hui. Alors, peut-être, j'oublierai le passé, et une vie nouvelle commencera pour moi, pour nous, une vie de tendresse, d'amour, chère Clotilde. Tournez vos yeux vers les miens; regardez-moi, là ainsi, comme il y a trois mois, et ce mot que vous avez dit alors: «Guillaume, je vous aime,» répétez-le, Clotilde, chère Clotilde.

En parlant, je m'étais insensiblement rapproché d'elle; je l'entourais; je voyais ses prunelles noires s'ouvrir et se refermer, selon les impressions qui la troublaient; sa respiration saccadée me brûlait. Elle ferma les paupières et détourna la tête; sa main tremblait dans la mienne.

—Pourquoi me faire cette violence? dit-elle. Ah! Guillaume, vous êtes sans pitié!

—Ce mot, ce mot.

—Pourquoi m'obliger à le prononcer tout haut? Si je ne vous aimais pas, Guillaume, serais-je ici?

Je la saisis dans mes bras, mais elle se défendit et me repoussa.

—Laissez-moi, je vous en supplie, Guillaume, laissez-moi; ne me faites pas regretter d'être venue et d'avoir eu foi en vous. Souvenez-vous de ce que vous avez été à notre dernière entrevue.

—C'est parce que je m'en souviens que je ne veux pas qu'il en soit aujourd'hui comme il en a été alors. Ne vous défendez pas, ne me repoussez pas. Vous êtes chez moi, vous êtes à moi.

—Je sais que je ne peux pas vous repousser, mais je vous jure, Guillaume, que si vous n'écoutez pas ma prière, vous ne me reverrez jamais. Vous pouvez m'empêcher de sortir d'ici mais vous ne pourrez jamais m'obliger à y revenir, et vous ne m'obligerez pas non plus à vous recevoir chez moi.

Sans ouvrir mes bras, je reculai la tête pour la mieux voir, ses yeux étaient pleins de résolution.

—Vous dites que vous m'aimez.

—L'homme que j'aime, ce n'est pas celui qui me serre en ce moment dans cette étreinte, c'est celui dont j'avais gardé le souvenir, c'est l'homme loyal qui savait écouter les prières et respecter la faiblesse d'une femme.

Je la laissai libre, elle s'éloigna de deux pas et s'appuyant sur la table:

—N'êtes-vous plus cet homme, dit-elle, et faut-il que je sorte d'ici?

—Restez.

—Dois-je avoir confiance en vous ou dois-je vous craindre? Ah! ce n'était pas ainsi que j'avais cru que vous recevriez ma visite. Mais je suis la seule coupable; j'ai eu tort de la faire, et je comprends maintenant que vous avez pu vous tromper sur l'intention qui m'amenait chez vous. C'est ma faute: je ne vous en veux pas, Guillaume.

Fâché contre elle autant que contre moi-même, je n'étais pas en disposition d'engager une discussion de ce genre.

—Vous savez que je suis malhabile à comprendre ces subtilités de langage, dis-je brutalement. Si vous voulez bien me donner les raisons de cette visite, vous m'épargnerez des recherches et des soucis.

—Je n'en ai eu qu'une, vous voir. Sans doute, dans ma position cette démarche était coupable, je le savais, et il a fallu une pression irrésistible sur mon coeur pour me l'imposer, mais je n'avais pas imaginé que vous puissiez lui donner de telles conséquences. En vous rencontrant au bois de Boulogne, mon premier mot a été pour vous demander comment vous n'étiez pas encore venu me voir, et mon dernier pour vous prier de venir. Vous n'êtes pas venu.

—Je l'ai voulu, je suis sorti d'ici pour aller chez vous, et je n'ai pas eu la force de franchir la porte de l'hôtel de votre mari. Si vous voulez que je vous explique le sentiment qui ma retenu, je suis prêt.

—Je ne vous accuse pas. Vous n'êtes pas venu, je me suis décidée à venir. J'avais beaucoup à me faire pardonner; j'ai voulu que cette visite, qui peut me perdre si elle est connue, fût une expiation envers vous. J'ai cru que cette preuve d'amitié vous toucherait et vous disposerait à l'indulgence.

—Ne m'a-t-elle pas rendu heureux?

—Trop, dans votre joie vous avez perdu la raison et le souvenir. Je ne voudrais pas vous peiner, mon ami, mais enfin, il faut bien le dire, puisque vous l'avez oublié: je suis mariée.

—C'est vous qui avez la cruauté de me le rappeler.

—J'avais cru que vous ne l'oublieriez pas, et que dès lors vous ne me demanderiez pas ce que je ne peux pas vous donner. Quelle femme croyez-vous donc que je sois devenue, vous qui autrefois aviez tant de respect pour celle que vous aimiez? C'est par le souvenir de ce respect que j'ai été trompée. Si vous saviez le rêve que j'avais fait!...

—C'est notre malheur à tous deux de ne pas réaliser les rêves que nous formons; moi aussi j'en avais fait un qui a eu un épouvantable réveil.

—C'est ce réveil que je voulais adoucir; je me disais: Guillaume est un coeur délicat, une âme élevée, il comprendra le sentiment qui m'amène près de lui et il se laissera aimer, comme je peux aimer, sans vouloir davantage. Assurément je ne serai pas pour lui la femme que je voudrais être, mais il sera assez généreux pour se contenter de ma tendresse et de mon amitié. Puisque je ne peux pas être sa femme, je serai sa soeur. Puisque nous ne pouvons pas être toujours ensemble, nous nous verrons aussi souvent que nous pourrons, et dans cette intimité, dans cette union de nos deux coeurs, il trouvera encore d'heureuses journées. Sa vie ne sera plus attristée et moi j'aurai la joie de lui donner un peu de bonheur. Voilà mon rêve. Ah! mon cher Guillaume! pourquoi ne voulez-vous pas qu'il devienne la réalité? ce serait si facile.

—Facile! vous ne diriez pas ce mot si vous m'aimiez comme je vous aime.

—Alors je dois partir, et nous ne nous verrons plus.

—Non, restez et laissez-moi reprendre ma raison si je peux imposer silence à mon amour.

Elle reprit sa place dans le fauteuil qu'elle avait quitté et je m'assis en face d'elle, mais assez loin pour ne pas subir le contact de sa robe. Puis, pour ne pas la voir, je me cachai la tête entre mes deux mains. Pendant un quart d'heure, vingt minutes peut-être, je restai ainsi.

Tout à coup je sentis un souffle tiède sur mes mains: Clotilde s'était agenouillée devant moi.

—Guillaume, mon ami, dit-elle d'une voix suppliante.

Je la regardai longuement, puis mettant ma main dans la sienne:

—Eh bien, lui dis-je, ordonnez, je suis à vous.

Alors, elle se releva vivement et, effleurant mes cheveux de ses lèvres:

—Guillaume, dit-elle, je t'aime.




XLVII

Quand je lis un roman, j'envie les romanciers qui savent voir dans l'âme de leurs personnages, et qui peuvent, d'une main sûre, comme celle de l'anatomiste, analyser et expliquer leurs sentiments.

«Les lèvres de Metella disaient je t'aime, mais son coeur au contraire disait je ne t'aime pas.»

Où le trouvent-ils ce coeur, et par quels procédés peuvent-ils lire ce qui se passe dedans? C'est cet intérieur qu'il est curieux et utile de connaître.

Mais, dans la vie, les choses ne se passent pas tout à fait comme dans les romans, même dans ceux qui s'approchent le plus de la vérité humaine. Les gens qu'on rencontre communément et avec lesquels on se trouve en relations ne sont point des personnages typiques: ils ne se montrent point dans une action habilement combinée pour arriver à la révélation d'un caractère, ils ne prononcent point, à chaque instant de ces mots qui dessinent une situation, expliquent une passion, éclairent le dedans. Ils n'ont point un relief extraordinaire et il vivent sans aucune de ces exagérations dans un sens ou dans un autre, en beau ou en laid, en bien ou en mal, que la convention littéraire exige chez les personnages que la fiction met dans les livres ou sur le théâtre.

De là une difficulté d'observation d'autant plus grande que pour chercher et découvrir le vrai, nous ne sommes pas des psychologues extraordinaires armés de méthodes infaillibles pour lire dans l'âme de ceux que nous étudions. Tous nous sommes généralement coulés dans le moule commun, et comme nous n'avons ni les uns ni les autres rien d'excessif, nous restons en présence sans nous connaître.

Ces réflexions furent celles qui m'agitèrent après le départ de Clotilde.

Qu'était véritablement cette femme qui emportait ma vie, qu'était sa nature, qu'était son âme?

Comment fallait-il l'étudier? Dans ses paroles ou dans ses actions? Par où fallait-il la juger? Où était le vrai, où était le faux? Y avait-il en elle quelque chose qui fût faux et tout au contraire n'était-il pas sincère?

A ne considérer que sa visite, je devais croire qu'elle était résolue au dernier sacrifice et que la passion était maîtresse de son coeur et de sa raison. Une femme ne vient pas chez un homme dont elle connaît l'amour, sans être prête à toutes les conséquences de cette démarche. Elle était venue parce qu'elle m'aimait et parce qu'elle n'avait pas pu vaincre les sentiments qui l'entraînaient. Sa défense avait été celle d'une femme qui lutte jusqu'au bout et qui ne succombe que lorsqu'elle a épuisé tous les moyens de résistance. Si j'avais insisté, si j'avais persisté, elle se serait rendue.

Donc j'avais eu tort d'écouter sa prière et de la laisser partir.

Mais, d'un autre côté, si je cherchais à l'étudier d'après ses paroles, je ne trouvais plus la même femme. Elle m'aimait, cela était certain, mais pas au point de sacrifier son honneur à son amour. Elle avait regretté nos jours d'autrefois; elle avait voulu les renouveler, voilà tout. Si j'avais exigé davantage, je n'aurais rien obtenu, et nous en serions venus à une rupture absolue. Sûre d'elle-même, elle voulait concilier son amour pour moi, avec ses devoirs envers son mari. Ce n'est pas après trois mois de mariage qu'une femme telle que Clotilde va au-devant d'une faute et vient la chercher elle-même.

Donc, j'avais eu raison de ne pas céder à ma passion.

Mais je n'arrivais pas à une conclusion pour m'y tenir solidement, et je passais de l'une à l'autre avec une mobilité vertigineuse. Oui, j'avais eu raison. Non, j'avais eu tort; ou plutôt j'avais eu tort et raison à la fois.

C'était alors que je regrettais de n'avoir pas la profondeur d'observation des romanciers, et de n'être pas comme eux habile psychologue. J'aurais lu dans l'âme de Clotilde comme dans un livre ouvert et j'aurais trouvé le ressort qui imprimait l'impulsion à sa conduite; l'amour ou la coquetterie, la franchise ou la duplicité.

Malheureusement ce livre ne s'ouvrait pas sous ma main malhabile, et partout, en elle, en moi, autour de nous, je ne voyais que confusion et contradiction.

Après avoir longuement tourné et retourné les difficultés de cette situation sans percer l'obscurité qui l'enveloppait, j'en arrivai comme toujours, en pareilles circonstances, à m'en remettre au temps et au hasard pour l'éclairer. Le jour était sombre, il n'y avait qu'à attendre, le soleil se lèverait et me montrerait ce que je ne savais pas trouver dans l'ombre. Et en attendant, sans me tourmenter et m'épuiser à la recherche de l'impossible, je ferais mieux de jouir de l'heure présente en ne lui demandant que les seules satisfactions qu'elle pouvait donner.

Il avait été convenu avec Clotilde que, pour m'adoucir une première visite à l'hôtel Solignac, je ne la ferais pas le mercredi, jour de réception, où j'étais presque certain de rencontrer M. de Solignac, mais le vendredi, à un moment où il n'était jamais chez lui. J'étais censé ignorer que le mercredi était le jour où on le trouvait. J'arrivais de Cassis apportant des nouvelles du général, rien n'était plus naturel que cette première visite. Pour les autres, nous verrions et nous arrangerions les choses à l'avance.

Le vendredi, après son déjeuner, Clotilde descendit au jardin et vint s'installer, un livre à la main, sous un marronnier en fleurs. Elle se plaça de manière à tourner le dos à l'hôtel et par conséquent en me faisant face. Je ne sais si le livre posé sur ses genoux était bien intéressant, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle tint plus souvent ses yeux levés vers mes fenêtres que baissés sur les feuillets de ce livre.

Pendant deux heures, elle resta là; puis, avant de quitter cette place, elle me fit un signe pour me dire qu'elle rentrait chez elle et m'attendait.

Cinq minutes après, je laissais retomber le marteau de l'hôtel Solignac, et l'on m'introduisait dans un petit salon d'attente.

—Je ne sais si madame peut recevoir, dit le domestique, je vais le faire demander.

Ce moment d'attente me permit de me remettre, car l'émotion m'étouffait.

Quelques minutes s'écoulèrent, et le domestique m'ouvrit la porte du salon de réception: Clotilde, debout devant la cheminée, me tendait les deux mains.

—Enfin, vous voilà, dit-elle, après m'avoir fait asseoir près d'elle, chez moi, et nous sommes ensemble, sans avoir à trembler ou à nous cacher. Comme j'attendais ce moment avec impatience! Maintenant que nous sommes réunis, rien ne nous séparera plus. Mais, regardez-moi donc.

Et comme je tenais les yeux baissés sur le tapis:

—Pourquoi cette tristesse! vous n'êtes donc pas heureux d'être près de moi?

—Vous ne pensez qu'au présent; moi je suis dans le passé, et je ne peux pas être heureux en comparant ce présent à mes espérances. Est-ce dans la maison d'un autre, la femme d'un autre que je devais vous voir? Vous n'aviez donc jamais bâti de châteaux en Espagne? Si vous saviez la vie que je m'étais arrangée avec vous!

—Pourquoi parler de ce qui est impossible, dit-elle avec impatience, et quel bonheur trouvez-vous à rappeler des souvenirs qui ne peuvent que nous attrister tous deux? L'heure présente n'a-t-elle donc pas de joies pour vous? Soyez juste et ne vous laissez pas aveugler par le chagrin. Il y a quinze jours, espériez-vous ce qui arrive aujourd'hui? Non, n'est-ce pas? Eh bien, croyez que demain, dans quinze jours, nous aurons d'autres bonheurs que nous ne pouvons pas prévoir en ce moment. Ayons foi dans l'avenir. Et pour aujourd'hui, ne me gâtez pas la joie de cette première visite. Faites qu'il m'en reste un souvenir qui me soutienne et m'égaye dans mes heures de tristesse; car si vous avez des jours de douleur, vous devez bien penser que j'en ai aussi. Vous êtes seul, vous êtes libre, moi je n'ai pas cette solitude et cette liberté. Allons, donnez-moi vos yeux, Guillaume, donnez-moi votre sourire.

Qui peut résister à la voix de la femme aimée? L'amertume qui me gonflait le coeur lorsque j'étais entré, la colère, la jalousie se dissipèrent sous le charme de cette parole caressante. La séduction qui se dégageait de Clotilde m'enveloppa, m'étourdit, m'endormit et m'emporta dans un paradis idéal.

Cependant les heures en sonnant à la pendule me ramenèrent à la réalité. Je regardai le cadran, il était cinq heures, il y avait plus de deux heures que j'étais près d'elle.

Elle devina que je pensais à me retirer.

—Non, dit-elle en me retenant; pas encore, je vous avertirai.

—Nous reprîmes notre causerie; mais enfin l'heure arriva où je ne pouvais plus prolonger ma visite.

—Demain, me dit Clotilde, je pourrai rester longtemps encore dans le jardin; mais si vous me voyez, moi je ne vous vois pas, et je voudrais cependant être avec vous. Pourquoi ne serions-nous pas ensemble par l'esprit comme nous y sommes? Pourquoi ne liriez-vous pas dans votre chambre le livre que je lis dans le jardin? Nous commencerions en même temps, nous tournerions les feuillets en même temps, et en même temps aussi nous aurions les mêmes idées et les mêmes émotions. Voyons, quel livre lirions-nous bien?

Elle me prit par la main et me conduisit devant une étagère sur laquelle étaient posés quelques volumes richement reliés. Mais si les reliures étaient belles, les livres étaient misérables: c'étaient des nouveautés prises au hasard, sans choix personnel, et pour la vogue du moment.

—Je veux quelque chose de tendre, de doux, dit-elle, que nous ne connaissions ni l'un ni l'autre, pour avoir le plaisir de créer ensemble et en même temps.

—Les volumes que vous avez ici ne peuvent pas vous donner cela.

—Eh bien! prenons-en d'autres.

—Si vous le voulez, je vais vous en envoyer un; connaissez-vous François le Champi?

—Non.

—Ni moi non plus, mais je sais que c'est un des meilleurs romans de G. Sand; je vais en acheter deux exemplaires. J'en garderai un et je vous enverrai l'autre.

—C'est cela; lire dans un livre donné par vous, le plaisir sera doublé; vous ferez des marques sur votre exemplaire; j'en ferai de mon côté sur le mien, et nous les échangerons après.

Cette première entrevue n'avait eu que des joies, mais maintenant il fallait voir M. de Solignac, et c'était là le douloureux. Il me fallait du courage pour cette visite, mais ce n'est pas le courage qui me manque d'ordinaire, c'est la résolution; une fois que mon parti est pris, je vais de l'avant coûte que coûte; et mon parti était pris, ou plus justement il m'était imposé par Clotilde.

Le mercredi suivant, à six heures, j'entrai dans le salon où Clotilde m'avait déjà reçu. Elle était là, et deux personnes étrangères s'entretenaient avec M. de Solignac.

J'allai à elle d'abord et elle me serra la main, en me lançant un regard qui n'avait pas besoin de commentaire: jamais paroles n'avaient dit si éloquemment: «Je t'aime.»

Je me retournai vers M. de Solignac qui me tendit la main; il me fallut avancer la mienne.

Les personnes avec lesquelles il était en conversation se levèrent bientôt et sortirent. Nous restâmes seuls tous les trois.

—J'ai regretté, me dit-il, de ne m'être pas trouvé chez moi quand vous avez bien voulu venir voir madame de Solignac, je vous remercie d'avoir renouvelé votre visite pour moi. Vous avez vu le général; comment est-il?

J'étais tellement furieux contre moi que je voulus m'en venger sur M. de Solignac.

—Il se plaint beaucoup de la solitude, et à son âge, il est vraiment triste d'être seul, ce qu'il appelle abandonné.

—Sans doute; mais à son âge il eût été plus mauvais encore de changer complètement sa vie; c'est ce qui m'a empêché de le faire venir avec nous, comme nous en avions l'intention.

L'entretien roula sur des sujets insignifiants; enfin je pus me lever pour partir.

—Puisque vous habitez Paris, me dit M. de Solignac, j'espère que nous nous verrons souvent; il est inutile de dire, n'est-ce pas, que ce sera un bonheur pour madame de Solignac et pour moi.

Trois jours après cette visite, je reçus une lettre de M. de Solignac, qui m'invitait à dîner pour le mercredi suivant.




XLVIII

Cette invitation à dîner à l'hôtel de Solignac n'était pas faite pour me plaire.

C'était la menace d'une intimité qui m'effrayait; car, si je pouvais garder jusqu'à un certain point l'espoir d'éviter la présence de M. de Solignac dans mes visites à Clotilde, j'allais maintenant subir le supplice de l'avoir devant les yeux pendant plusieurs heures. Il parlerait à sa femme, elle lui répondrait, et je serais ainsi initié, malgré moi, à des détails d'intérieur et de ménage qui ne pouvaient être que très-pénibles pour mon amour.

Mais il n'y aurait pas que mes illusions et ma jalousie qui souffriraient dans cette intimité.

J'avoue franchement que je ne me fais aucun scrupule d'aimer Clotilde, malgré qu'elle soit la femme d'un autre. Je l'aimais jeune fille, je l'aime mariée, sans me considérer comme coupable envers son mari, et je trouve que le plus coupable de nous deux, c'est lui qui m'a enlevé celle que j'aimais. D'ailleurs, ce mari, je le méprise et le hais.

Mais, pour garder ces sentiments, il faut que je reste avec M. de Solignac dans les termes où nous sommes. Si je vais chez lui, si je mange à sa table, si je deviens le familier de la maison, les conditions dans lesquelles je suis placé se trouvent changées par mon fait; je n'ai plus le droit de le haïr et de le mépriser. Si je garde cette haine et ce mépris au fond de mon coeur, je suis obligé à n'en laisser rien paraître et à afficher, au contraire, l'amitié ou tout au moins la sympathie.

La situation deviendra donc intolérable pour moi,—honteuse quand je serai avec Clotilde et son mari,—cruelle quand je serai seul avec moi-même.

Il y a une question que je me suis souvent posée: la perspicacité de l'esprit est-elle une bonne chose? Autrement dit, est-il bon, lorsque nous nous trouvons en présence d'une résolution à prendre, de prévoir les résultats que cette résolution amènera?

Il est évident que si cet examen nous permet de prendre la route qui conduit au bien et d'éviter celle qui nous conduirait au mal, c'est le plus merveilleux instrument, la plus utile boussole que la nature nous ait mise aux mains. Mais si, au contraire, il n'a pas une influence déterminante sur notre direction, il n'a plus les mêmes qualités. L'homme bien portant qui tombe écrasé sous un coup de tonnerre, n'a pas l'agonie du malheureux poitrinaire qui, trois ans d'avance, est condamné à une mort certaine et qui sait que, quoi qu'il fasse, il n'échappera pas à son sort.

Le cas du poitrinaire a été le mien: j'ai vu clairement, comme si je les touchais du doigt, toutes les raisons qui me défendaient d'aller chez M. de Solignac, et cependant j'y suis allé. Sachant d'avance à quels dangers et à quels tourments ce dîner m'exposerait, je n'ai pas eu la force de résister à l'impulsion qui m'entraînait. Mon esprit me disait: n'y va pas, et il me présentait mille raisons meilleures les unes que les autres pour m'arrêter. Mon coeur me disait: vas-y, et bien qu'il ne motivât son ordre sur rien, c'est lui qui l'a emporté.

Un regard de Clotilde, lorsque j'entrai dans le salon, me paya ma faiblesse et me fit oublier les angoisses de ces trois jours d'incertitude.

—J'étais inquiète de vous, me dit-elle en me serrant la main, votre lettre me faisait craindre de ne pas vous avoir.

—Jusqu'au dernier moment, j'ai craint moi-même de ne pouvoir pas venir.

—Nous aurions été désolés, dit M. de Solignac, intervenant, si vous aviez été empêché.

Nous étions entourés et nous ne pouvions, Clotilde et moi, échanger un seul mot en particulier, mais les paroles étaient inutiles entre nous; dans son regard et dans la pression de sa main il y avait tout un discours.

J'étais curieux de voir le monde que Clotilde recevait; sortant du cercle formé autour de la cheminée, j'allai m'asseoir sur un canapé au fond du salon.

Quelques personnes étaient arrivées avant moi; je pus les examiner librement. Les deux dames assises auprès de Clotilde présentaient entre elles un contraste frappant: l'une était jeune et fort belle, mais avec quelque chose de vulgaire dans la tournure, qui donnait une médiocre idée de sa naissance et de son éducation; l'autre, au contraire, était laide et vieille, mais avec une physionomie ouverte, des manières discrètes, une toilette de bon goût qui inspiraient sinon le respect, au moins la confiance et une certaine sympathie. On se sentait en présence d'une honnête femme qui devait être une bonne mère de famille.

Les hommes n'avaient rien de frappant qui permît un jugement immédiat et certain: cependant l'ensemble n'était pas satisfaisant; parmi eux assurément il ne se trouvait pas une seule personnalité remarquable, mais des gens d'affaires et de bourse, non des grandes affaires ou de la haute finance, mais de la chicane et de la coulisse.

On annonça «le baron Torladès» et je vis entrer un Portugais qui, à son cou et à la boutonnière de son habit, portait toutes les croix de la terre; «le comte Vanackère-Vanackère», un Belge majestueux; «sir Anthony Partridge», un patriarche anglais; «le prince Mazzazoli», un Italien presque aussi décoré que le Portugais.

C'était à croire que M. de Solignac, ministre des affaires étrangères, recevait à dîner le corps diplomatique: allions-nous remanier la carte de l'Europe?

Au milieu de ces convives qui parlaient tous un français de fantaisie, Clotilde montrait une aisance parfaite; pour chacun elle avait un mot de politesse particulière, et à la voir libre, légère, charmante, jouant admirablement son rôle de maîtresse de maison, on n'eût jamais supposé que son éducation s'était faite en répétant ce rôle avec quelques pauvres comparses de province dont j'étais le jeune premier, le général, le père noble, et M. de Solignac, le financier.

Je me trouvais fort dépaysé au milieu de ces étrangers et restais isolé sur mon canapé quand la porte du salon s'ouvrit pour laisser entrer un convive qu'on n'annonça pas. C'était un artiste, un pianiste, Emmanuel Treyve, que je connaissais pour avoir dîné plusieurs fois avec lui à notre restaurant.

Après avoir salué la maîtresse et le maître de la maison, il promena un regard circulaire dans le salon et, m'apercevant, il vint vivement à moi.

—En voilà une bonne fortune de vous trouver là, me dit-il à mi-voix; au milieu de ces magots décorés, le dîner n'eût pas été drôle. Quelles têtes! Regardez donc ce vieux gorille; comment ne s'est-il pas fait fendre le nez pour y passer une croix... ou une bague?

—C'est un Portugais, le baron Torladès.

—Un Portugais de Batignolles. Qu'il serait beau au Palais-Royal!

Clotilde vint à nous.

—Je suis heureuse que vous connaissiez M. le comte de Saint-Nérée, dit-elle au pianiste; je vais vous faire mettre à côté l'un de l'autre, vous pourrez causer.

Puis elle nous quitta.

—C'est vrai? dit Treyve en me regardant d'un air étonné.

—Quoi donc?

—Vous n'êtes pas un comte de Batignolles? Vous êtes un vrai comte? Pourquoi vous en cachez-vous?

—Je ne cache pas mon titre, mais je ne m'en pare pas non plus. Ne serait-il pas plaisant que la bonne de notre gargote me servît en disant: «La portion de M. le comte de Saint-Nérée!»

—Eh bien! vous savez, votre noblesse me fâche tout à fait.

—Parce que?

—Parce que, en vous apercevant, je me suis flatté que vous étiez invité dans cette honorable maison pour faire le quatorzième à table, tandis que je l'étais, moi, pour mon talent et mon nom. Maintenant, il me faut perdre cette illusion, c'est moi le quatorzième.

—Où voyez-vous cela? nous sommes treize précisément.

—Nous sommes treize parce qu'on attend quelqu'un; vous verrez que tout à l'heure nous serons quatorze. Ah! mon cher, nous sommes dans un drôle de monde.

Treyve se montrait bien léger, bien étourdi, et j'étais blessé de ses propos qui atteignaient Clotilde jusqu'à un certain point; cependant je ne pus m'empêcher de lui demander quel était ce monde qu'il paraissait si bien connaître.

—Nous en reparlerons, dit-il, parmi ces longues oreilles, il y en a peut-être de fines.

Ses prévisions quant au quatorzième se réalisèrent, on annonça «le colonel Poirier» et je vis paraître mon ancien camarade, le nez au vent, les épaules effacées, la moustache en croc, en vainqueur qui connaît ses mérites et sait qu'il ne peut recueillir que des applaudissements sur son passage: le succès lui avait donné des ailes; il planait, et s'il voulut bien serrer les mains qui se tendaient vers lui, ce fut avec une majesté souveraine.

Avec moi seul il redevint le Poirier d'autrefois, et, quand il m'aperçut, il écarta le vénérable Partridge qui lui barrait le passage, planta là le Portugais qui s'attachait à lui, ne répondit pas au prince Mazzazoli qui lui insinuait un compliment et vint jusqu'à mon canapé les deux mains tendues.

L'accueil que m'avait fait le pianiste n'avait naturellement produit aucun effet, mais celui de Poirier me fit considérer comme un personnage. Personne ne m'avait regardé, tout le monde se tourna de mon côté.

—Vous connaissez M. le comte de Saint-Nérée? demanda M. de Solignac.

—Si je connais Saint-Nérée, s'écria Poirier, mais vous ne savez donc pas que je lui dois la vie?

Et il se mit à raconter comment j'avais été le chercher au milieu des Arabes. Jamais je n'avais vu tirer parti d'un service rendu avec cette superbe jactance: j'étais un héros, mais Poirier!

On passa dans la salle à manger. Poirier, bien entendu, offrit son bras à la maîtresse de la maison, et à table il s'assit à sa droite, tandis que le vénérable Partridge prenait place à sa gauche.

J'avais pour voisins Treyve, d'un côté, et de l'autre, un jeune homme à la figure chafouine qui me menaçait d'un entretien suivi.

Après le potage, Treyve se pencha vers moi, et parlant à mi-voix, en mâchant ses paroles de manière à les rendre à peu près inintelligibles:

—Voulez-vous le menu du dîner? dit-il. Le potage m'annonce d'où il vient: c'est signé Potel et Chabot. Nous allons voir sur cette table ce qu'on sert à cette heure dans dix autres maisons: la même sauce noire, la même sauce blanche, la même poularde truffée, le même foie gras, les mêmes asperges en branches. J'ai déjà vu dix fois cet hiver les pommes d'api qui sont devant nous. Je vais en marquer une et je suis certain de la retrouver la semaine prochaine dans une autre maison du genre de celle-ci. Les sauces, les pommes, le prince italien, le Portugais, tout est de Batignolles; ça manque d'originalité.

Mais la conversation générale étouffa les réflexions désagréables du pianiste.

—Il n'y a qu'à Parisss qu'on s'amouse, dit le baron portugais. Parisss provoque l'émoulation du monde entier.

—Si Paris est redevenu ce qu'il était autrefois, dit le prince italien, et s'il promet de prendre un essor nouveau, il ne faut pas oublier que nous le devons aux amis fidèles, aux dévoués collaborateurs du prince Louis-Napoléon.

Et de son verre il salua M. de Solignac et Poirier.

—Oh! messieurs, dit M. de Solignac, ne faisons pas de politique, je vous en prie; nous avons ici un représentant de la vieille noblesse française, un grand nom de notre pays—il se tourna vers moi en souriant—qui a quitté l'armée pour ne pas s'associer à l'oeuvre du prince. Respectons toutes les opinions.

—Surtout celles qui sont vaincues, dit Clotilde.

—Décidément, me dit Treyve, après un moment de silence, je suis bien le quatorzième à table; vous, vous êtes «un grand nom de notre pays.» Nous faisons chacun notre partie dans ce dîner; moi, je rassure ces étrangers superstitieux, en apportant à cette table mon unité; vous, vous les éblouissez en apportant «votre vieille noblesse française.» Quel drôle de monde! C'est égal, le sauterne est bon; je vous engage à en prendre.




XLIX

Si je ne disais pas, à chaque instant, comme le pianiste: «Quel drôle de monde,» je n'en faisais pas moins mes réflexions sur les convives de M. de Solignac.

Bien souvent, dans les premières années de ma vie de soldat, alors que je parcourais les garnisons de la France, il m'était arrivé de dîner chez des fonctionnaires dont les convives réunis par le hasard se connaissaient assez peu pour qu'il y eût à table une certaine réserve, mêlée quelquefois d'embarras. Mais ce que je voyais maintenant ne ressemblait en rien à ce que j'avais vu alors.

Évidemment les invités de M. de Solignac avaient eux aussi été réunis par le hasard, mais ce n'était point de l'embarras qui régnait entre eux, c'était plutôt de la défiance; à l'exception de Treyve qui s'était ouvert à moi en toute liberté, chacun semblait se garder de son voisin; c'était à croire que ces gens qui paraissaient ne pas se connaître, se connaissaient au contraire parfaitement et se craignaient ou se méprisaient les uns les autres. Quand on prononçait le nom du baron Torladès, le prince Mazzazoli avait un sourire indéfinissable, et quand le Portugais s'adressait à l'Italien, il avait une manière d'insister sur le titre de prince qui promettait de curieuses révélations à celui qui eût voulu les provoquer.

N'y avait-il là que des princes, des barons et des comtes de fantaisie? La question pouvait très-bien se présenter à l'esprit. En tous cas, que ceux qui prenaient ces titres en fussent ou n'en fussent pas légitimes propriétaires, il y avait une chose qui sautait aux yeux, c'est qu'ils avaient tous l'air de parfaits aventuriers, même le patriarche anglais dont la respectabilité, les cheveux blancs, les gestes bénisseurs appartenaient à un comédien «qui s'est fait une tête.»

La politique bannie de la conversation on se rabattit sur les affaires et tous ces nobles convives révélèrent une véritable compétence dans tout ce qui touchait le commerce de l'argent.

Si curieux que je fusse de connaître les relations de M. de Solignac par ces conversations, et d'éclaircir ainsi plus d'un point obscur dans sa vie, je me laissai distraire par Clotilde.

Tout d'abord je m'étais contenté d'échanger avec elle un furtif regard, mais bientôt je remarquai qu'elle était engagée avec Poirier dans une conversation intime qui à la longue me tourmenta.

Pendant que le vénérable Partridge répliquait au baron portugais ou un comte flamand, Clotilde penchée vers Poirier s'entretenait avec lui dans une conversation animée. De temps en temps ils tournaient les yeux, à la dérobée, de mon côté, et bien que la distance m'empêchât d'entendre leurs paroles, je sentais qu'il était question de moi.

Que disaient-ils? Pourquoi s'occupaient-ils de moi? Quand leurs regards rencontraient le mien, il est vrai qu'ils me souriaient l'un et l'autre, mais il n'y avait pas là de quoi me rassurer, bien au contraire. Ceux qui ont aimé comprendront par quels sentiments je passais.

—Nous parlons de vous, me dit Clotilde répondant à un coup d'oeil.

—Et que dites-vous de moi?

—Du bien, cher ami, répliqua Poirier en levant son verre.

—Et du mal, continua Clotilde en me souriant tendrement.

—Mais enfin?

—Plus tard, plus tard, répondit Poirier en riant; vous êtes trop ardent; il faut savoir attendre et ne pas toujours prendre la vie au tragique.

—La vie est une comédie, dit sentencieusement le prince italien.

—Un mélodrame, dit le baron portugais, où le rire se mêle aux larmes.

Il n'était pas possible de continuer sur ce ton. Il fallut attendre.

Le plus tard de Poirier arriva après le dîner; lorsque nous fûmes rentrés dans le salon il vint me prendre par le bras et m'emmena dans le jardin pour fumer un cigare.

—Vous êtes curieux de savoir ce que nous disions de vous, n'est-ce pas?

—Cela est vrai.

—Vos yeux me l'ont dit. Ils sont éloquents vos yeux. Peut-être même le sont-ils trop.

—Comment cela?

—En disant des choses qu'il ne serait pas bon que tout le monde entendit. Heureusement je ne suis pas tout le monde, et je n'ai pas l'habitude de raconter ce que j'apprends ou devine.

L'entretien sur ce ton ne pouvait pas aller plus loin, je voulus le couper nettement.

—Vous avez beaucoup trop d'imagination, mon cher Poirier, et vous lisez mieux ce qui se passe en vous que ce qui se passe au dehors.

—Toujours la tragédie; vous vous fâchez, vous avez tort, car je vous donne ma parole que je ne trouve pas mauvais du tout que madame de Solignac vous ait touché au coeur: elle est assez charmante pour cela, et Solignac de son côté est assez laid et assez vieux pour expliquer les caprices de sa femme.

—Est-ce pour cela que vous m'avez amené dans ce jardin?

—C'est «expliquer» qui vous blesse, mettons «justifier» et n'en parlons plus.

—N'en parlons plus, c'est ce que je demande pour moi autant que pour madame de Solignac.

—Vous êtes plus bégueule qu'elle ne l'est elle-même; car je vous assure que, pendant tout le dîner, elle a eu plaisir à me parler de vous.

—Et que vous disait-elle?

—Elle m'a raconté comment vous étiez devenu l'ami de son père, et... le sien. Si je me trompe dans l'ordre des faits, reprenez-moi, je vous prie; faut-il dire que vous êtes devenu d'abord l'ami de mademoiselle Martory et ensuite celui du général, ou bien faut-il dire que vous avez commencé par le général et fini par mademoiselle Martory; mais peu vous importe, n'est-ce pas?

—Parfaitement.

—Je m'en doutais. Je continue donc. Après m'avoir parlé de votre intimité, elle m'a dit comment vous aviez donné votre démission, et c'est là ce qui a singulièrement allongé notre entretien, car j'avoue que bien que vous m'ayez prouvé que nous ne jugions pas les choses de ce monde de la même manière, j'étais loin de m'attendre à ce qu'elle m'a appris. Comment diable, si vous désapprouviez le coup d'État, et je comprends cela de votre part, n'êtes-vous pas resté à Paris et pourquoi êtes-vous retourné à Marseille où vous étiez exposé à marcher avec votre régiment?

—Vous avez donné la raison de ma détermination tout à l'heure, je ne juge pas les choses de ce monde comme vous.

—Enfin, vous vous êtes mis dans la nécessité d'abandonner votre détachement, pour ne pas faire fusiller vos amis par vos soldats.

—C'est cela même.

—Savez-vous que vous vous êtes tiré de cette affaire très-heureusement pour vous; il y a des officiers détenus dans la citadelle de Lille pour en avoir fait beaucoup moins que vous, car ils ont simplement refusé de prêter serment.

—Je n'ai rien demandé, et je serais allé au château d'If sans me plaindre, s'il avait plu au général de m'y envoyer.

—Dieu merci, cela n'est point arrivé; mais enfin il n'en est pas moins vrai que vous voici sorti de l'armée, ce qui n'est pas gai pour un officier comme vous, amoureux de son métier. J'ai été à peu près dans cette position pendant un moment et je sais ce qu'elle a de triste.

—Il ne fallait pas faire le 2 Décembre; sans votre coup d'État je serais toujours capitaine.

—L'intérêt du pays.

—Il n'y a rien à dire à cela; aussi je ne dis rien.

—Sans doute, mais vos amis disent pour vous.

—Mes amis parlent trop.

—Vos amis répondent aux questions d'un autre ami qui les interroge. Croyez-vous que je n'ai pas pressé de questions madame de Solignac quand j'ai su que vous aviez donné votre démission? Croyez-vous qu'il ne me désolait point de ne pouvoir pas vous être utile, alors que dans ma position, il me serait si facile de vous servir?

—Je vous remercie, mais vous savez que je ne peux rien demander à votre gouvernement et que je ne pourrais même en rien accepter, alors qu'il me ferait des avances.

—Je ne le sais que trop. Aussi je ne veux pas vous faire des propositions que vous ne pouvez pas écouter. Non, ce n'est pas cela qui me préoccupe; c'est votre situation. Madame de Solignac m'a dit que vous faisiez des dessins, des illustrations pour la maison Taupenot. Cela n'est pas digne de vous.

—Et pourquoi?

—Je ne veux pas dire que vous n'êtes point digne d'être artiste, je me rappelle des dessins de vous qui étaient très-remarquables et que je vous ai vu faire avec une facilité étonnante. Ce que je veux dire c'est que cela ne peut vous conduire à rien.

—Cela me conduit à vivre, ce qui est quelque chose, il me semble.

—Mais après?

—Après ces illustrations d'autres, à moins cependant que je ne....

—Ah! ne vous arrêtez pas; à moins que vous ne soyez réintégré dans votre grade par le gouvernement qui remplacera celui-ci, n'est-ce pas? c'est là ce que vous voulez dire et ce que vous ne dites pas par politesse. Eh bien! moi, je serai moins poli, et je vous dirai que ce gouvernement en a au moins pour quinze ou vingt ans, ce qui est la moyenne des gouvernements en France. Dans vingt ans, vous aurez cinquante ans et vous ne quitterez pas le crayon pour reprendre le sabre. Voilà pourquoi je voudrais vous voir le quitter tout de suite.

—Pour prendre quoi?

—Avec quoi, croyez-vous, que M. de Solignac entretienne le train qu'il mène? Ce n'est pas avec ses appointements de sénateur, n'est-ce pas? Un hôtel comme celui-ci, trois voitures sous les remises, cinq chevaux dans les écuries, un personnel convenable de domestiques, tout cela, sans compter les toilettes de madame et les dépenses de monsieur, ne se paye pas, vous le savez bien, avec trente mille francs. Ajoutons que mademoiselle Martory s'est mariée sans dot, et que Solignac était bas percé, extrêmement bas il y a quelques mois. Vous ne croyez pas, n'est-ce pas, que Solignac ait reçu du prince quelques-uns des nombreux millions volés par nous à la Banque? Non. Eh bien! le mot de ce mystère est tout simplement qu'il fait des affaires. Un âge nouveau a commencé pour la France, c'est celui des affaires et de la spéculation. Solignac l'a compris, et il s'est mis à la tête de ce mouvement qui va prendre un essor irrésistible. Aujourd'hui, vous avez vu à sa table un prince Mazzazoli, un baron Torladès, un comte Vanackère, un Partridge, et deux ou trois autres personnages qui valent ceux-là. Et cette réunion de convives ne vous a pas, j'en suis certain, inspiré une bien grande confiance. Vous vous êtes dit que c'étaient là des aventuriers, des intrigants, des fruits secs des gouvernements antérieurs.

—Je me suis trompé?

—Je ne dis pas cela; mais revenez dîner ici dans un an, jour pour jour, et, à la place de ces aventuriers cosmopolites, vous verrez les rois de la finance qui écouteront bouche ouverte les moindres mots de Solignac. Qui aura fait ce miracle? L'expérience. Aujourd'hui Solignac en est réduit à se servir de gens qui, j'en conviens, ne méritent pas l'estime des puritains; il débute et il n'a pas le droit d'être bien exigeant. Mais dans un an, tout le monde saura qu'il a fait attribuer des concessions de chemin de fer, de mines, de travaux, à ces aventuriers, et l'on comptera avec lui. Je vous assure que M. de Solignac est un homme habile qui deviendra une puissance dans l'État. Rien que son mariage prouve sa force. Pour la réussite de ses projets, il avait besoin d'une femme jeune et belle qui lui permît d'avoir un salon et surtout une salle à manger. A son âge et dans sa position, cela était difficile. Cependant il a su en trouver une qui réunit toutes les qualités exigées pour le rôle qu'il lui destinait: jeunesse, beauté, naissance, séduction; n'est-ce pas votre avis?

Je fis un signe affirmatif.

—Eh bien, mon cher, servez-vous de Solignac, faites des affaires avec lui, cela vaudra mieux que de faire des dessins. Vous avez un beau nom, vous êtes décoré, vous exercerez un prestige sur l'actionnaire, et Solignac sera heureux de vous avoir avec lui.

—Il vous l'a dit?

—Non, mais avec la connaissance que j'ai de lui, j'en suis certain; dans deux ou trois ans, vous serez à la tête de la finance, et alors si certaines circonstances se présentent, par exemple si vous voulez vous marier, vous pourrez épouser la femme que vous voudrez. C'est un conseil d'ami, un bon conseil.




L

Il est inutile de rapporter la réponse que je fis à Poirier; elle fut ce qu'elle devait être.

Mon nom, s'il avait une valeur, «un prestige sur l'actionnaire,» comme disait Poirier, devait m'empêcher de faire des bassesses, il ne devait pas m'aider à en commettre. C'est là, il me semble, ce qu'il y a de meilleur dans les titres héréditaires; si par malheur nous sommes trop faibles, dans des circonstances critiques, pour nous décider nous-mêmes, nous pouvons être très-utilement influencés par le souvenir de nos aïeux, par notre nom. On ne devient pas un coquin ou un lâche facilement, quand on se souvient qu'on a eu un père honnête ou brave.

Alors même que je n'aurais pas eu cette raison pour fermer l'oreille aux propositions de Poirier, j'en aurais eu dix autres.

Il est certain que le pays est en proie à la fièvre des affaires. Pendant les quinze années de la Restauration et les dix-huit années de règne de Louis-Philippe, la richesse publique s'est considérablement accrue: la bourgeoisie a gagné beaucoup et le paysan a commencé à amasser. Il y a une épargne qui ne demande qu'à être mise en mouvement.

Jusqu'à présent cette épargne est restée dans les armoires et au fond des vieux bas de laine, parce qu'on n'a pas su aller la chercher et qu'elle était trop timide pour venir elle-même s'offrir aux hauts barons de la finance. On l'employait prudemment en placements à 4-1/2 sur première hypothèque, ou bien en achats de terre, et ces placements faits on recommençait à économiser sou à sou jusqu'au jour où une somme nouvelle était amassée.

Mais ce mode de procéder a changé. Aux barons de la finance, qui restaient tranquillement chez eux, attendant qu'on leur apportât l'argent qu'ils daignaient à peine accepter, sont venus se joindre des spéculateurs moins paresseux.

Le coup d'État a amené sur l'eau un tas de gens qui pataugeaient dans la boue et qui comprennent les affaires autrement que les financiers majestueux du gouvernement de Juillet. Ils ont prêté leur argent et leurs bras à l'homme en qui ils ont reconnu un bon aventurier, un bon chef de troupe, et maintenant que cet homme, poussé par eux, est arrivé, ils demandent le payement de leur argent et de leur dévouement. Il est bien probable que Louis-Napoléon serait heureux de se débarrasser de ses complices exigeants; mais, grâce à Dieu, le châtiment de ceux qui ont eu recours à l'intrigue est d'être toujours exploités par l'intrigue. Vous vous êtes servi des gredins, les gredins à leur tour se serviront de vous et ne vous lâcheront plus. L'appui que vous leur avez demandé en un jour de détresse, vous serez condamné à le leur rendre pendant vos années de prospérité.

Ces gens sont d'autant plus pressés de profiter de la position qu'ils ont su conquérir brusquement et inespérément, qu'ils ont attendu plus longtemps. Ils ne sont point, comme leurs devanciers, restés derrière le grillage de leur caisse, se contentant d'en ouvrir le guichet pour ceux qui voulaient y verser leur argent. Ils ont pris la peine d'aller eux-mêmes à la recherche de cet argent, et tous les moyens, toutes les amorces, tous les appâts leur ont été bons pour le faire sortir. La révolution de 1848 a fait entrer le peuple dans la politique en lui donnant le suffrage universel, le coup d'État le fait entrer dans la spéculation.

Je ne veux rien dire du suffrage universel, bien que je sois terriblement irrité contre lui, depuis qu'il a eu la faiblesse d'absoudre l'auteur du Deux-Décembre, mais, la spéculation universelle, je n'en veux à aucun prix, et je n'irai pas me faire un de ses agents et de ses courtiers. Le beau résultat quand la contagion des affaires aura pénétré jusque dans les villages et quand le paysan lui-même aura souci de la cote de la Bourse: la fièvre de l'or est la maladie la plus effroyable qui puisse fondre sur un peuple.

Je ne sais si M. de Solignac pense comme moi sur ce sujet et s'il ne croit pas, au contraire, que les meilleurs gouvernements sont ceux qui développent la fortune publique. Mais peu importe; il suffit que mon sentiment sur l'agiotage soit ce qu'il est pour m'empêcher de m'associer à ses spéculations pour la part la plus minime, alors même que j'aurais la preuve de l'honnêteté parfaite du spéculateur.

L'associé de M. de Solignac, moi!

Cette idée seule me fait monter le sang de la honte au front.

L'associé d'un homme que je méprise et que je hais: divisés par notre amour, réunis par notre intérêt.

C'est déjà trop de honte pour moi que la lâcheté de ma passion me fasse aller chez lui et m'oblige à lui serrer la main, à manger à sa table, à l'écouter, à lui sourire.

Mon amour m'est jusqu'à un certain point une excuse; mais l'intérêt?

Pendant que Poirier m'exposait son plan, je me demandais comment il en avait eu l'idée, s'il en était le seul auteur, et si Clotilde ne le lui avait point suggéré. Je voulus l'interroger à ce sujet, mais je n'osai le faire directement, et mes questions timides n'eurent d'autre résultat que d'amener chez mon ancien camarade une chaleureuse protestation de dévouement: il avait voulu m'être utile, et son expérience de la vie en même temps que son amitié pour moi lui avaient inspiré ce moyen.

Je fus heureux de cette réponse et m'en voulus presque d'avoir pu croire Clotilde capable d'une pareille idée; incontestablement elle n'avait pu naître que dans l'esprit d'un homme comme Poirier, absolument débarrassé de tous préjugés, qui, dans la vie, ne voit que des intérêts, et ne s'inquiète plus depuis longtemps des moyens par lesquels on arrive à les satisfaire.

La réflexion me confirma dans cette croyance. Aussi je fus bien surpris le mercredi suivant lorsque Clotilde me demanda tout à coup si j'avais pensé aux conseils du colonel Poirier.

Afin d'être seul avec elle, j'étais arrivé de bonne heure pour lui faire ma visite, et ce fut pour ainsi dire son premier mot.

Je la regardai un moment sans répondre tant j'étais étonné de sa question.

—Ainsi, c'est vous qui avez eu cette idée? dis-je à la fin.

—Cela vous étonne?

—Je l'avoue.

—Vous croyez donc que je ne pense pas à vous et que je ne fais pas sans cesse des projets auxquels je tâche de me rattacher par un lien quelconque. C'est là ce qui m'a inspiré cette idée.

—De l'intention, je suis vivement touché, chère Clotilde, car elle est une preuve de tendresse; mais l'idée?

—Eh bien, qu'a de mauvais cette idée? Elle vous blesse dans votre fierté de gentilhomme? J'avoue que je n'avais pas pensé à cela. Je savais que vous ne pensiez pas comme ces hobereaux qui se croiraient déshonorés s'ils se servaient de leurs dix doigts ou de leur intelligence pour faire oeuvre de travail. Vous travaillez; passez-moi le mot: «Vous gagnez votre vie,» qu'importe que ce soit en faisant des dessins ou que ce soit en faisant des affaires; c'est toujours travailler. Seulement les dessins vous obligent à travailler vous-même pour gagner peu, tandis que les affaires vous permettent de faire travailler les autres pour gagner beaucoup, voilà tout.

—Vous n'avez vu que cela dans votre idée?

—J'ai vu encore autre chose, et je suis surprise que vous ne le voyez pas vous-même. J'ai vu un moyen d'être réunis sans avoir rien à craindre de personne. Si vous étiez intéressé dans les affaires de M. de Solignac, vous seriez en relations quotidiennes avec lui. Au lieu de venir ici une fois par hasard en visite ou pour dîner, vous y viendriez tous les jours, amené par de bonnes raisons qui défieraient les insinuations et les calomnies. Je voudrais tant vous avoir sans cesse près de moi; je serais si heureuse de vous voir toujours, à chaque instant, toute la journée, du matin au soir. Tout d'abord, j'avais eu un autre projet. Faut-il vous le dire et ne vous en fâcherez-vous pas?

—Du projet peut-être, mais en tout cas je suis bien certain que je n'aurai qu'à vous remercier de l'intention.

—Puisque vous le voulez, je me confesse. Quand vous m'avez dit que vous aviez été forcé d'accepter ce travail de dessinateur, l'idée m'est venue de vous proposer un autre genre de travail qui serait moins pénible et qui aurait le grand avantage de nous réunir. Pourquoi ne serait-il pas le secrétaire de M. de Solignac? me suis-je dit.

—Moi! vous avez pu penser?

—Laissez-moi vous dire ce que j'ai pensé et dans l'ordre où je l'ai pensé. D'abord, je n'ai songé qu'à une chose: notre réunion. Je vous voyais tous les matins, je descendais dans le cabinet de M. de Solignac pendant votre travail; je vous voyais dans la journée, je vous voyais le soir. Peut-être même était-il possible de vous organiser un appartement dans le pavillon. Nous ne nous quittions plus.

—Et votre mari!

—Mon mari aurait été très sensible à l'honneur d'avoir pour secrétaire un homme comme vous; cela fait bien de dire: «Le comte de Saint-Nérée, mon secrétaire.» D'ailleurs, M. de Solignac n'est pas jaloux. Il a pu autrefois vous paraître gênant par sa surveillance; mais alors je n'étais pas sa femme et il avait peur que je devinsse la vôtre; maintenant qu'il est mon mari, il ne s'inquiète plus de moi et ne me demande qu'une chose: diriger sa maison comme il veut qu'elle aille pour le bien de ses affaires; je suis pour lui une sorte de maître de cérémonies, et pourvu que chez lui on me trouve parée dans ce salon, pourvu que dans le monde je fasse mon entrée à son bras, il ne me demande rien de plus. Ce n'est donc pas lui qui a arrêté mon projet, c'est vous. J'ai craint de vous blesser. Je me suis dit que votre fierté ne pourrait pas se plier. J'ai cru que votre amour ne serait pas assez grand pour me faire ce sacrifice, et alors je me suis rabattue sur cette idée qui vous étonne.

—Ce qui m'étonne, c'est que vous n'ayez pas pensé à ce qu'il y a d'odieux et de honteux dans ce rôle que vous me destinez.

—Vous seul pouviez le rendre honteux; si vous m'aimiez comme je vous aime et veux toujours vous aimer, si à votre amour vous ne mêliez pas de mauvaises espérances, ce rôle ne serait pas ce que vous dites.

—Pour ma dignité, je vous en supplie, Clotilde, ne m'obligez pas à des relations suivies avec M. de Solignac.

—Vous pensez à votre dignité, moi je ne pense qu'à mon amour, et vous dites que vous m'aimez.

Notre discussion menaçait de prendre une tournure dangereuse lorsqu'elle fut interrompue par l'arrivée de M. de Solignac.

—Je suis heureux de vous voir, dit-il, après les premières politesses et j'allais monter chez vous. Vous connaissez bien la province d'Oran, n'est-ce pas?

—Je l'ai parcourue pendant cinq ans jour et nuit.

—Vous pouvez me rendre un grand service.

Alors il m'expliqua qu'il était en train de fonder une affaire pour construire des barrages sur les principales rivières de la province: Chelif, Mina, Habra, Sig, afin de fournir de l'eau aux irrigations, et il me demanda tout ce que je savais sur le cours de ces rivières, sur les plaines et sur les villages qu'elles traversent. Puis, comme il y avait des questions techniques sur le débit d'eau, l'altitude, le sous-sol, que je ne pouvais pas résoudre, il me pria de t'écrire.

—Quelques mots de l'officier de l'état-major qui relève ces contrées, me dit-il, me fortifieront auprès de nos ingénieurs.

Et sous sa dictée, pour ainsi dire, je t'écrivis la lettre géographique à laquelle tu as répondu, sans te douter bien certainement des conditions dans lesquelles je me trouvais, en te questionnant ainsi brusquement, sur un sujet que nous n'avons point l'habitude de traiter.

Ce ne fut pas tout; il me pria encore de lui écrire une lettre dans laquelle je consignerais tout ce que je savais sur cette question.

J'étais pris de telle sorte qu'il m'était impossible de refuser; je fis donc ma lettre en m'attachant surtout à m'enfermer dans une vérité rigoureuse, puis je ne pensai plus à cette affaire.

Mais hier je reçus la visite de M. de Solignac; il m'apportait un long rapport sur ces barrages et, dans ce rapport, se trouvaient ma lettre et la tienne, «lettres émanant de deux officiers, disait une note, qui, à des titres différents, ont toute autorité pour parler de cette question.»

Cela me fit faire une grimace qui s'accentua singulièrement quand M. de Solignac m'offrit un paquet d'actions libérées de sa compagnie.

Bien entendu, je ne les ai point acceptées. Mais le refus a été dur et la discussion difficile.




LI

Dans les anciens fabliaux, il y a un sujet qui revient souvent sous la plume des trouvères, à savoir si un amant peut être heureux en respectant la pureté de sa dame.

Je me rappelle avoir lu sur cette question de longues dissertations plaintives, mais combien sont légères les impressions de la lecture, à côté de celles que donne la réalité.

Depuis que je suis près de Clotilde ou plus justement depuis qu'elle me sait près d'elle, je vis continuellement dans le trouble et dans la fièvre.

Par le seul fait de notre amour et des exigences qui en résultent, la vie que je m'étais arrangée a été bouleversée.

Comme je suis contraint par la nécessité de faire un certain nombre de dessins par semaine, et que je n'ai plus, comme autrefois, toute ma journée pour travailler, je me lève à cinq heures tous les matins et je travaille jusqu'à dix ou onze heures avec toute l'activité dont je suis capable. Je ne me crois pas paresseux et je n'ai aucune frayeur du papier blanc; cependant ce procédé de travail que j'ai été contraint d'adopter m'est pénible et fatigant.

Faire douze lieues par jour en douze heures d'un pas régulier, n'est pas un exercice bien pénible, on jouit de la route et on en profite; si l'on rencontre un site agréable, on peut même s'arrêter pour l'examiner à loisir; au contraire, faire douze lieues en six heures, au pas gymnastique, demande une dépense de forces qui, à la longue, lasse et épuise. C'est le pas gymnastique que j'ai dû introduire dans mon travail, et c'est par lui que j'ai remplacé la promenade qui m'était si agréable.

Je ne lâche pas mes dessins, comme on dit en style d'atelier, et j'espère bien n'en jamais arriver là, mais enfin je n'ai plus le plaisir de les caresser; au lieu d'attendre que les idées me viennent doucement, je vais les chercher avec les fers et les amène de force. Je n'ai que cinq heures à moi et il faut qu'à onze heures mes yeux soient plus souvent sur mon miroir que sur mon papier, car c'est le moment où Clotilde se lève, et où elle paraît à la fenêtre de sa chambre en attendant qu'elle descende dans le jardin.

Je suis là et nous échangeons un regard; c'est alors que se décide ma journée, qui, bien entendu, est réglée sur celle de Clotilde.

Pour cela nous avons adopté un système de télégraphie qui nous est particulier et qui nous permet de nous entendre au moins sur quelques points principaux.

Comme je n'ai aucune direction, aucune volonté dans l'arrangement de cette journée et que je me conforme à ce que Clotilde m'indique, je ne parais pas à ma fenêtre pendant tout le temps qu'elle me transmet sa dépêche. Après que nous nous sommes regardés un moment, je rentre dans ma chambre et, me plaçant devant mon miroir que je dispose pour qu'il reçoive tous les mouvements de Clotilde, suivant qu'elle est à sa fenêtre ou dans le jardin, je note ses signaux.

Si elle lève le bras droit en l'air, cela veut dire qu'elle va le soir à un théâtre de musique; le bras levé une fois, c'est l'Opéra; deux fois, les Italiens; trois fois, l'Opéra Comique. Si c'est le bras gauche qui transmet le signal, cela veut dire que c'est à un théâtre de genre qu'elle ira, une fois les Français, deux fois le Gymnase, trois fois le Vaudeville et ainsi de suite: notre clef, convenue à l'avance, a prévu les théâtres les plus impossibles.

Si, en descendant au jardin, elle commence sa promenade à droite, cela signifie qu'elle ira au bois de Boulogne; si elle s'arrête à moitié chemin et revient sur ses pas, elle s'arrêtera dans la journée à l'Arc-de-Triomphe et reviendra dans les Champs-Élysées.

Si elle se coiffe avec une natte relevée sur la tête, ainsi qu'elle se coiffait autrefois à Cassis, c'est que M. de Solignac sera absent durant la journée entière et qu'elle sera toute à moi. Un livre à la main, elle restera seule et ne recevra personne. Pas de livre, je pourrai lui faire visite.

Quelquefois les signaux sont longs et compliqués, et je dois les écrire pour ne pas les brouiller dans ma mémoire; car, si précis que soit ce langage façonné à notre usage, il ne vaut pas la parole, et la nécessité de la traduction m'entraînerait facilement à des erreurs.

Sur cette dépêche, j'arrange ma journée.

Si Clotilde ne doit faire qu'une simple promenade dans les Champs-Élysées, je vais à l'avance m'asseoir au pied d'un orme, et je reste là au milieu des badauds et des étrangers venus pour jouir du Paris mondain qui défile dans l'avenue. Quand elle passe devant moi, je la salue, elle me sourit, nos regards s'embrassent.

Si elle doit aller jusqu'au bois de Boulogne, je vais l'attendre, et quelquefois elle me fait la grâce de descendre de voiture pour se promener pendant cinq minutes en s'appuyant sur mon bras. Nous cherchons un sentier écarté, et doucement serrés l'un contre l'autre, nous jouissons délicieusement de ce court moment.

Mais ces bonnes fortunes sont rares, car elles nous mettent à la discrétion d'un passant curieux ou d'un valet bavard; et chaque fois je suis le premier à représenter à Clotilde combien elles sont dangereuses. Que faut-il pour que nos rencontres soient connues de M. de Solignac ou du monde, et comment ne le sont-elles pas déjà?

—Vous aimeriez mieux me voir chez vous, n'est-ce pas? dit-elle en souriant.

—Sans doute, et, sous tous les rapports, le danger serait moindre.

—Peut-être. Mais si je retournais chez vous une seconde fois, je devrais bientôt y retourner une troisième, puis une quatrième, puis toujours, car je ne saurais pas résister à vos prières. C'est beaucoup trop d'y avoir été une première.

—Vous le regrettez?

—Non, mais voyez où cela nous a entraînés. Et cependant, si loin que nous soyons arrivés, je ne regrette pas cette visite, comme vous me le reprochez. C'était un devoir envers vous. Et bien que ce devoir accompli m'ait chargée d'une faute lourde pour le présent et menaçante pour l'avenir, je la ferais encore si c'était à recommencer. Mais pour ne pas augmenter le poids de cette faute, pour me l'alléger, il faut que vous n'insistiez pas ainsi sans cesse, et à propos de tout, sur votre désir de me voir une seconde fois chez vous. Comme vous, je reconnais que les chances d'être rencontrée seraient moins grandes qu'ici, mais ici j'ai une dernière ressource que je n'aurais pas chez vous; c'est d'avouer. Que M. de Solignac apprenne que nous nous sommes promenés dans cette allée, je ne nierai pas et j'aurai dans le hasard une explication que je n'aurais pas chez vous. Nous nous sommes rencontrés; le hasard a tout fait. Mais le hasard ne peut pas me faire monter vos cinq étages. J'allais chez vous pour vous; une femme peut-elle se résoudre à un pareil aveu: je ne supporterais pas cette honte. Au moins laissez-moi la liberté de choisir celle à laquelle je peux m'exposer.

—Si on découvre ces promenades, nous ne nous verrons plus.

—Nous ne nous verrions plus ici, mais nous nous verrions ailleurs, rien ne serait perdu. Pourquoi prendre toujours ainsi les choses par le plus mauvais côté et les pousser à l'extrême? Pourquoi ne pas espérer et s'en fier à la chance? C'est une fâcheuse disposition de votre caractère de vouloir que tout soit réglé méthodiquement dans votre vie; pour être tranquille et confiant, vous auriez besoin de savoir ce que vous ferez d'aujourd'hui en dix ans; si nous nous promènerons dans cette allée; si je vous aimerai.

—Moi, je suis certain de vous aimer dans dix ans comme je vous aime aujourd'hui; s'il y a un changement dans mon amour, ce sera en plus et non en moins, car vous m'êtes de plus en plus chère, aujourd'hui plus que vous ne l'étiez hier, hier plus que vous ne l'étiez il y a un mois.

—Qui est certain du lendemain, vous excepté, mon ami? Laissez aller la vie, et prenons en riant les bonnes fortunes qu'elle nous envoie. L'imprévu n'a donc pas de charme pour vous?

—L'incertitude m'épouvante.

—Je comprendrais cette peur de l'imprévu si vous ne me saviez pas disposée à profiter de toutes les occasions qu'il nous offre, et même à les faire naître; ce reproche, vous ne pouvez pas me l'adresser, n'est-ce pas? Si nous ne sommes pas toujours ensemble du matin au soir, ce n'est pas ma faute, et vous voyez vous-même comment je travaille à notre réunion.

—A notre réunion en public, oui, mais dans l'intimité, dans le tête-à-tête....

—Et que voulez-vous que je fasse?

—Si vous vouliez.

—Dites si je pouvais, ou plutôt ne dites rien, et ne revenons pas sur un sujet qui ne peut que nous peiner tous deux.

Ce qu'elle appelait les bonnes fortunes de la vie, c'étaient nos rencontres fortuites, et la vérité est qu'elles se produisaient presque chaque jour et même plusieurs fois par jour.

Partout où se réunissaient trois personnes à la mode, il était certain qu'elle ferait la quatrième: aux expositions de peinture, aux sermons de charité, aux courses, aux premières représentations.

J'aurais voulu ne voir là qu'un empressement à chercher les occasions d'être ensemble; par malheur, si bien disposé que je fusse à croire tout ce qui pouvait caresser mon amour, je ne pouvais me faire cette illusion.

En se montrant ainsi partout, Clotilde obéit un peu à son goût pour le plaisir, un peu aussi au désir de me rencontrer, mais surtout elle se conforme aux intentions de son mari qui veut qu'elle soit à la mode. Ce n'est pas pour lui qu'il a épousé une femme jeune et belle, c'est pour le monde; de même que c'est pour le monde qu'il a de beaux chevaux et qu'il tâche d'avoir une bonne table. Il faut qu'on parle de lui, et tout ce qui peut augmenter sa notoriété et, en fin de compte, servir ses affaires, lui est bon. Que ce genre de vie expose sa femme à de certains dangers, il n'en a souci; son ambition n'est pas qu'on écrive sur sa tombe: «Il fut bon père et bon époux.» S'il a jamais eu le sens de la famille, il y a longtemps qu'il l'a perdu. A son âge, il est pressé de jouir, et les jouissances qu'il demande, ne sont point celles qui font le bonheur du commun des mortels.

Quand je rencontre Clotilde au théâtre ou aux courses, nous avons là aussi, bien entendu, un langage muet pour nous entendre.

Si elle porte la main gauche à sa joue en me regardant, je peux m'approcher; si, au contraire, elle ne me fait aucun signe, je dois rester éloigné d'elle; enfin, si, pendant ma visite, elle arrange ses cheveux de la main droite, je dois aussitôt la quitter.

C'est là une de mes grandes souffrances, la plus poignante, la plus exaspérante peut-être. Dans sa position, jeune, charmante, mariée à un vieillard qui ne montre aucune jalousie et laisse toute liberté à sa femme, elle doit être entourée et courtisée. Elle l'est en effet. Tous les hommes de son monde s'empressent autour d'elle, et même beaucoup d'autres, qui, s'ils n'étaient attirés par sa séduction, n'auraient jamais salué M. de Solignac et qui pour obtenir un sourire de la femme se font les flatteurs du mari.

C'est au milieu de cette cour que bien souvent je suis obligé de la quitter. On la presse, on la complimente, on fait la roue devant elle, j'enrage dans le coin où je me suis retiré; elle porte la main droite à ses cheveux, je me lève, je la salue et je pars.

Je ne dis pas un mot, mais je m'éloigne la colère dans le coeur, furieux contre elle, qui sourit à ces hommages, furieux contre ce mari qui les supporte, furieux contre ces hommes jeunes ou vieux, beaux ou laids, intelligents ou bêtes, qui la souillent de leurs désirs.

Redescendu à ma place, je braque ma lorgnette sur la scène, mais mes yeux, au lieu de regarder dans les tubes noircis, regardent du côté de sa loge. Je la vois rire et plaisanter; je la vois écouter ceux qui lui parlent; je la vois serrer les mains qui se tendent vers les siennes; puis, quand la toile est levée, je suis avec angoisse la direction de la lorgnette; qui cherche-t-elle dans la salle? Qui occupe sa pensée, son souvenir ou son caprice?

Le spectacle fini, je cours me placer dans l'escalier ou dans le vestibule, sur son passage; je la vois passer emmitouflée dans sa pelisse, souriant à tous ceux qui la saluent; elle me fait une inclination de tête, un signe à peine perceptible, et c'est fini.

Je n'ai plus qu'à rentrer, à regarder la fenêtre de sa chambre et à me coucher bien vite pour me lever le lendemain à cinq heures dispos au travail.




LII

Et qui vous force à supporter cette vie? me diraient les gens raisonnables, si je les prenais pour confidents de ma folie. Vous n'êtes point heureux, allez-vous-en. Vous avez à vous plaindre de celle que vous aimez, ne l'aimez plus; et s'il vous faut absolument un amour au coeur, aimez-en une autre.

Je reconnais volontiers que ce conseil est sage, et probablement c'est celui que je donnerais à l'ami qui me conterait des peines semblables aux miennes.

—Soyez fort, raidissez-vous, n'abdiquez pas votre volonté et votre dignité d'homme. Il n'y a que le premier effort qui soit douloureux. C'est une dent à arracher, rien de plus; l'os de la mâchoire cassé, la dent vient facilement, et l'on est heureux d'en être débarrassé. Un peu de poigne.

Voilà bien le malheur; on se fait arracher les dents dont on souffre: on ne se les arrache pas soi-même. Le dentiste qui déploie une belle solidité de poigne sur votre mâchoire serait beaucoup moins ferme sur la sienne propre; au premier craquement, il lâcherait la clef de Garangeot.

C'est ce qui m'est arrivé chaque fois que j'ai voulu m'arracher mon amour; j'étais bien décidé; je saisissais solidement la clef, j'appliquais le crochet; mais au moment où il s'agissait de faire opérer le mouvement de bascule, la douleur était plus forte que la volonté et je n'allais pas jusqu'au bout.

Ce ne sont pas les encouragements qui m'ont manqué pourtant; car, bien que je n'aie pas parlé de mon amour et n'aie point pris mes camarades pour confidents, ceux-ci se sont bien vite aperçus des changements qui se faisaient dans ma vie, tout d'abord si régulière et si calme.

Le jour même de la visite de Clotilde, ils m'ont raillé pendant le dîner sur ce qu'ils ont appelé en riant mon dévergondage.

—Vous savez qu'il est arrivé aujourd'hui un fait très-grave; une femme a passé sur notre palier, et comme elle n'est pas venue chez moi....

—Ni chez moi.

—Elle est allée chez Saint-Nérée; j'ai entendu le frou-frou de sa robe à son arrivée et à son départ.

—C'était peut-être la grand'mère de notre ami.

—Ou sa soeur.

—Notre ami n'a ni grand'mère, ni soeur, mais il a un caractère sournois; il cachait son jeu. Officier de cavalerie, oeil sentimental, oreilles rouges et pas de maîtresse, c'était invraisemblable. Pendant plusieurs mois, il a pu nous tromper. Mais maintenant, nous savons la vérité; cet artiste vertueux s'enfermait pour travailler.

Comme je ne répondis rien à ces plaisanteries, elles n'allèrent pas plus loin ce jour-là; mais elles recommencèrent bientôt. Puis, quand on m'entendit rentrer à une heure presque toutes les nuits et me mettre au travail dès cinq heures; quand on me vit exagérer les économies de mon dîner déjà si maigre, les plaisanteries se changèrent en avertissements discrets, et l'on me reprocha doucement de trop travailler.

—Vous n'y résisterez pas, me dit-on, l'homme qui travaille de l'esprit a besoin de plus de sommeil que celui qui ne travaille que des jambes: il faut que la tête se repose en proportion de l'effort qu'elle a fait. Travaillez moins le matin, ou plutôt amusez-vous moins le soir.

Le conseil était bon, mais je ne pouvais le suivre. Si je rentrais tard, c'était pour rester avec Clotilde, et si je me levais tôt, c'était pour faire un plus grand nombre de dessins. Les fauteuils d'orchestre coûtent cher; les gants blancs ne durent pas longtemps, et chaque mois mes dépenses, si économe que je fusse, excédaient mes recettes.

Mes amis, voyant qu'ils n'obtenaient rien de moi, s'y prirent d'une autre manière. Nous étions en été, et depuis assez longtemps mes camarades parlaient d'aller faire des études en province. La veille de leur départ, je vis entrer dans mon atelier, à sept heures du matin, Gabriel Lindet, celui d'entre eux qui m'avait toujours témoigné le plus de sympathie.

—Vous savez que nous partons demain, me dit-il, je viens au nom de nos camarades vous proposer de partir avec nous. Au lieu de rester à vous ennuyer ici tout seul, vous travaillerez avec nous, et cela ne vous sera peut-être pas inutile.

Je me rejetai sur mes travaux qui me retenaient à Paris.

—Je ne vous demande pas de confidences, dit-il, et je vous assure que je n'en veux pas provoquer, pas plus que je ne veux être indiscret. Cependant, laissez-moi vous dire que vous avez tort de repousser ma proposition. Vous souffrez, et d'un autre côté, vous travaillez beaucoup trop; vous vous userez dans cette double peine. Venez avec nous; nous vous distrairons.

Puis il ajouta tout ce qu'il pouvait dire pour me décider, mais naturellement ses efforts furent inutiles, je ne quittai point Paris, et n'ayant plus personne autour de moi pour me distraire, je m'enfonçai plus profondément dans ma passion et m'y enfermai étroitement.

Je ne veux pas dire qu'il n'est pas possible de vivre pleinement heureux auprès d'une jeune fille qu'on aime et de se contenter des joies immatérielles d'un amour pur. Je ne veux même pas dire qu'il n'y ait pas des femmes capables d'inspirer et de contenir un amour de ce genre.

Seulement le malheur de ma position, c'est que Clotilde n'est plus cette jeune fille et qu'elle n'est pas cette femme. Dans sa beauté vigoureuse, dans son regard ardent, dans ses mouvements ondoyants, dans toute sa personne enfin, il y a une voix qui parle une autre langue que celle de l'âme. Malgré qu'on veuille et qu'on fasse, on ne peut pas rester près d'elle sans être entraîné dans un tourbillon d'idées où ce n'est pas l'esprit qui commande en maître.

Quand j'ai passé une heure dans sa loge, quand son pied s'est posé sur le mien, quand sa main a cherché et serré la mienne dans une furtive caresse, quand, sous prétexte de me dire un mot à l'oreille, ses lèvres ont effleuré ma joue, je ne suis point dans des dispositions à m'agenouiller devant elle et à l'adorer de loin respectueusement.

Quand, dans une visite chez elle, j'ai eu le bonheur de la trouver seule; quand je l'ai tenue serrée dans une longue étreinte, mes yeux sur ses yeux, son souffle mêlé au mien; quand de sa voix vibrante, en me regardant jusqu'au plus profond du coeur, elle m'a dit ce mot qu'elle me répète souvent: «Suis-je votre femme, Guillaume, est-ce comme votre femme que vous m'aimez et m'estimez?» quand, pendant ces visites qui se prolongent longtemps, chaque mot a été un mot d'amour, chaque regard une caresse, chaque sourire une promesse; quand, pendant de longs silences, la main dans la main, les yeux dans les yeux, nous sommes restés frémissants, enivrés, liés puissamment l'un à l'autre par ce courant magnétique que la chair dégage et transmet, je ne peux pas rentrer calme chez moi, et me mettre tranquillement au travail en me disant que Clotilde est un ange.

Femme au contraire; femme ou démon: c'est la femme que j'aime; c'est le démon qui allume la fièvre dans mes veines, que j'adore et que je désire ardemment. Je ne suis ni un vieillard ni un saint; j'ai trente ans, et, comme dit Lindet, je suis un officier de cavalerie.

Malgré tout, les choses eussent pu durer longtemps ainsi, sans un incident qui tout d'abord semblait devoir désespérer mon amour et qui au contraire fit son bonheur.

L'été arrivé, M. de Solignac avait trouvé qu'il ne pouvait pas rester à Paris. Ce n'était pas qu'il eût des goûts bucoliques qui l'obligeassent à aller respirer l'air pur des champs. Ce n'était pas non plus que Clotilde aimât beaucoup la campagne, car, ainsi que presque toutes les femmes qui ont été menacées de vivre à la campagne, elle adorait Paris. Mais les lois du monde commandaient, et il était inconvenant de rester à Paris quand les gens marquants étaient dans leurs terres.

N'ayant ni terre ni château héréditaire, M. de Solignac avait loué une maison sur le coteau qui s'étend entre Andilly et Montmorency, et il avait fait aux convenances le sacrifice de s'établir pour trois mois, dans cette maison, une des plus charmantes de ce charmant pays.

Trois mois! En apprenant cette nouvelle, j'avais été désolé. Comment vivre pendant trois mois sans voir Clotilde chaque matin! Comment rompre mes habitudes de chaque jour! Mon miroir muet pendant trois mois, c'était impossible!

Pour m'adoucir cette désolation, Clotilde m'avait fait inviter à dîner tous les mercredis à Andilly; et comme je n'étais plus au temps où certains scrupules m'arrêtaient, j'avais accepté avec bonheur.

Le troisième mercredi qui suivit cette installation à la campagne, je vis venir Clotilde au-devant de moi quand j'entrai dans le jardin. Elle était souriante, et il y avait dans son regard quelque chose de gai qui me frappa.

—Une bonne nouvelle, dit-elle en me tendant la main, nous sommes libres, nous sommes seuls. M. de Solignac est parti hier à l'improviste pour Londres. Je devais vous en prévenir; j'aurai oublié. Nous avons deux heures avant le dîner: que veux-tu en faire? Tu es maître, commande.

—D'abord je veux ton bras.

Elle se serra contre moi.

—Comme cela?

—Tes yeux.

Elle pencha sa tête en arrière et me regarda longuement.

—Comme cela?

—Maintenant, allons droit devant nous.

—J'avais prévu ton désir, j'ai la clef du bois.

Et par la porte qui ouvre sur la forêt, nous sortîmes. Ce que fut cette promenade en plein bois, seuls, libres, serrés l'un contre l'autre, parlant sans retenir notre voix, nous regardant sans souci des importuns ou des jaloux,—un émerveillement, un rêve. Comme le soleil était radieux; comme l'ombre était fraîche; comme la musique de la brise dans le feuillage des trembles était douce, se mêlant aux chants des fauvettes qui voletaient çà et là sous les taillis!

Ces deux heures passèrent comme un éclair, et Clotilde, qui n'avait pas perdu au même degré que moi le sentiment de la vie ordinaire, me ramena à la maison.

—Et dîner! dit-elle. Comme je devais être seule, je n'ai pas pu ordonner le menu que j'aurais voulu. Cependant, tout en commandant un dîner pour moi, je crois que je suis arrivée à le faire faire au goût de mon ami. Nous allons voir si j'ai réussi.

Le couvert était mis sous une véranda qui prolonge la salle à manger jusque dans le jardin.

—Suis-je madame de Saint-Nérée? me dit-elle à voix basse en nous asseyant.

Et pendant tout le temps que dura le dîner, elle prit plaisir à jouer ce rôle; et ce qu'il y eut de particulier, c'est que, par des nuances pleines de finesse, elle sut très-bien préciser cette situation: elle ne fut pas madame de Solignac, elle fut madame de Saint-Nérée: j'étais son mari, elle n'en avait jamais eu d'autre. Et il y a de braves gens qui reprochent la tromperie aux femmes!

La soirée comme la journée s'écoula avec une rapidité terrible, et, à mesure que l'heure marcha, la tristesse m'envahit.

—Pourquoi ce regard chagrin? me dit-elle.

—Il va falloir partir. Ah! Clotilde, si vous vouliez.

—Faut-il donc que vous attristiez cette journée de bonheur, et voulez-vous me faire repentir de ma confiance en vous?

A dix heures, on vint me prévenir que la voiture m'attendait pour me conduire à la station d'Ermont. Je partis.

Mais à Ermont, au lieu de m'embarquer dans le chemin de fer, je revins rapidement à Andilly et j'entrai dans le jardin par le saut de loup que j'escaladai. Doucement et à pas étouffés je me dirigeai vers la maison. Une lampe brillait dans la chambre de Clotilde qui ouvrait sur le jardin par une porte-fenêtre.

Je m'approchai avec les précautions d'un voleur. Assise dans l'ouverture de la porte, Clotilde respirait la fraîcheur du soir: la nuit était admirable, douce et sereine, l'air était chargé du parfum des roses et des héliotropes.

Je restai longtemps à la contempler; puis, irrésistiblement attiré, je sortis de la charmille où je m'étais tenu caché.

—C'est vous, Pierre? dit-elle.

D'un bond, je fus près d'elle et la pris dans mon bras, tandis que, de l'autre main, j'éteignais la lampe.

Malgré mon étreinte, elle put se dégager et elle me supplia de m'éloigner. Elle se jeta à mes genoux, et tout ce qu'une femme peut dire, elle le trouva: prières, menaces, caresses. La lutte fut longue; mais comme toujours, elle triompha.

Je fis quelques pas pour m'éloigner.

—Tu pars, me dit-elle, c'est vrai n'est-ce pas? tu m'épargnes; tu pars; eh bien! reste.

Et elle se jeta dans mes bras.




LIII

Depuis longtemps ma vie flottait sur le fleuve aux eaux troubles qui la porte, et longtemps encore sans doute il m'eût entraîné dans son courant, si tout à coup je ne m'étais brusquement trouvé arrêté et forcé de revenir en arrière, au moins par la pensée, en mesurant le chemin parcouru.

Le gouvernement impérial, après avoir fait la guerre de Crimée pour réhabiliter l'armée et noyer dans la gloire militaire les souvenirs de Décembre, avait entrepris la guerre d'Italie.

Le hasard m'avait fait traverser la rue de Rivoli au moment où l'empereur, sortant des Tuileries, se dirigeait vers la gare de Lyon pour aller prendre le commandement des troupes. J'avais accompagné son cortège et j'avais vu l'enthousiasme de la foule.

Assis dans une calèche découverte, ayant l'impératrice près de lui, il avait été acclamé sur tout son passage. En petite tenue de général de division, il saluait le peuple, et jamais souverain, je crois, n'a recueilli plus d'applaudissements. Les maisons étaient pavoisées de drapeaux français et de drapeaux sardes, et tous les coeurs paraissaient unis dans une même pensée d'espérance et de confiance: l'armée de la France allait affranchir un peuple.

La rue Saint-Antoine, la place de la Bastille que j'avais vues pendant les journées de Décembre mornes et ensanglantées, étaient encombrées d'une population enthousiaste qui battait des mains et qui, du balcon, des fenêtres, du haut des toits, acclamait de ses cris et de ses saluts celui qui, quelques années auparavant, l'avait fait mitrailler.

Comme ces souvenirs de Décembre étaient loin! Qui se les rappelait en cette belle soirée de mai, si ce n'est Napoléon lui-même peut-être, et aussi sans doute quelques-uns de ceux qui avaient été écrasés par le coup d'État et rejetés en dehors de la vie de leur pays?

J'avais suivi les incidents de cette guerre avec un poignant intérêt, non-seulement comme un Français qui pense à sa patrie, mais encore comme un soldat qui est de coeur avec son ancien régiment: les sabres brillaient au soleil, on sonnait la charge, la poudre parlait, et moi, dans mon atelier, courbé sur mon papier blanc, je maniais le crayon.

J'avoue que plus d'une fois, pendant cette campagne, en lisant les bulletins de Palestro, de Turbigo, de Magenta, de Melegnano, j'eus des moments cruels de doute. Plus d'une fois le journal m'échappa des mains et je restai pendant de longues heures plongé dans des réflexions douloureuses.

Qui avait eu raison? Mes camarades qui étaient restés à l'armée, ou moi qui l'avais quittée? Ils se battaient pour la liberté d'une nation, ils étaient à la gloire, et moi j'interrogeais ma conscience, ne sachant même pas où était le bien et où était le mal. La France avait absous l'homme du coup d'État; la France s'était-elle trompée dans son indulgence, ou bien ceux qui persistaient dans leur haine et dans leur rancune ne se trompaient-ils pas?

La paix de Villafranca vint dissiper ces inquiétudes qui, pendant deux mois, m'avaient oppressé, et me rendre moins amers mes regrets de n'avoir point pris part à cette campagne. Cette guerre, qui m'avait paru entreprise pour une noble cause, n'avait été, en réalité, qu'une nouvelle aventure au milieu de toutes celles qui avaient déjà été poursuivies. Ne pouvant vivre d'une vie qui lui fût propre, l'Empire avait été obligé d'agir; et il s'était laissé embarquer sur le principe des nationalités sans trop savoir où cela le conduirait.

Il lui fallait agir, il lui fallait faire quelque chose sous peine de mourir; il avait fait la guerre en parant son ambition personnelle d'un principe qu'il était incapable de comprendre et d'appliquer. Puis, lorsqu'il avait eu assez de gloire pour redorer son prestige, il s'était subitement arrêté sans souci de ses engagements ou de son principe. Il avait gagné deux grandes batailles, de plus il avait acquis Nice et la Savoie, que lui importait le reste? Il y avait danger à aller plus loin, mieux valait revenir en arrière. Il n'y a que les idées qui nous entraînent aux extrêmes, les intérêts savent raisonner et ne faire que le strict nécessaire; l'idée avait été le prétexte dans cette guerre, l'intérêt dynastique la réalité.

Je voulus cependant assister à la rentrée triomphale des troupes dans Paris, car, si désillusionné que je fusse par cette paix malheureuse, je n'en étais pas moins fier de l'armée: ce n'était pas l'armée qui avait fait cette politique tortueuse, et ce n'était pas elle qui avait demandé à s'arrêter avant d'avoir atteint l'Adriatique.

Dans les dispositions morales où je me trouvais, j'aurais aimé à assister seul à cette entrée des troupes victorieuses, mais celle qui est maîtresse de ma vie et de ma volonté en disposa autrement.

—Je pense que vous voudrez voir le défilé des troupes, me dit-elle.

—Sans doute.

—Cela sera bien difficile pour ceux qui n'ont pas un appartement sur les boulevards.

—N'avez-vous pas une place réservée dans les tribunes du monde officiel?

—Oui, mais il ne me convient pas de l'occuper; j'ai retenu une fenêtre sur le boulevard, à un premier étage, et j'ai pensé qu'il vous serait agréable de m'accompagner.

Nous n'étions plus au temps où je ne pouvais que difficilement l'approcher; maintenant, le monde parisien est habitué à me voir presque partout à ses côtés, cela est admis. Je ne sais au juste ce qu'on en pense, car on n'a jamais osé m'en parler, mais enfin personne ne s'en étonne plus. Je dus accepter, et, une heure avant le défilé des troupes, nous allâmes occuper le balcon que Clotilde avait retenu.

D'instinct je déteste tout ce qui est théâtre et mise en scène. Cependant, quand je vis s'avancer les blessés traînant la jambe, le bras en écharpe, la tête bandée, j'oubliai les mâts vénitiens, les oriflammes, les arcs de triomphe en toile peinte, les larmes me montèrent aux yeux, et, comme tout le monde, je battis des mains.

Pendant mes dix années passées dans l'armée je m'étais naturellement trouvé en relation avec bien des officiers; mes chefs, mes camarades, mes amis. J'en vis un grand nombre défiler devant moi et mes souvenirs de jeunesse allèrent les chercher et les reconnaître en tête ou dans les rangs de leurs soldats. Les uns étaient devenus généraux ou colonels et j'étais heureux de leurs succès; les autres étaient restés dans des grades inférieurs et je me demandais les raisons de cette injustice ou de cet oubli.

Les drapeaux passaient noircis par la poudre et déchiquetés par les balles, les musiques jouaient, les tambours-majors jetaient leur canne en l'air, et au milieu des applaudissements et des cris d'orgueil de la foule, les régiments se succédaient régulièrement, les uns en grand uniforme comme pour la parade, les autres en tenue de campagne, portant dans leurs tuniques trouées et leurs képis poussiéreux les traces glorieuses de la fatigue et de la bataille.

Tout à coup, une commotion me frappa au coeur: au milieu des éclairs des sabres, au loin, j'avais vu paraître un régiment dont l'uniforme m'était bien connu,—le mien.

Clotilde posa sa main sur mon bras.

—Voyez-vous là-bas? dit-elle. Cet uniforme vous parle-t-il au coeur? C'était celui que vous portiez quand nous nous sommes rencontrés.

Pour la première fois, je restai insensible à ce souvenir d'amour; d'autres souvenirs m'étreignaient, m'étouffaient.

Mes amis, mes camarades, mes soldats. Ils s'avançaient, et les uns après les autres je les retrouvais. Quelques-uns manquaient. Où étaient-ils? qu'étaient-ils devenus? Mazurier est lieutenant-colonel. Comment a-t-il pu arriver à ce grade? Danglas n'est encore que capitaine et il n'est même pas décoré. Comme les hommes ont bonne tenue! C'est le meilleur régiment de l'armée.

Ils passent, ils sont passés.

—Pourquoi n'êtes-vous pas à leur tête? me dit Clotilde; vous seriez leur colonel.

Oui, pourquoi ne suis-je pas avec eux? Ce mot jeté au milieu du tourbillon de mes souvenirs m'écrasa. Je quittai le balcon et j'allai m'asseoir dans un coin de la chambre; que m'importait ce défilé maintenant, je n'étais plus dans le présent, j'étais dans le passé, j'étais avec ceux au milieu desquels ma jeunesse s'était écoulée. L'antiquité a fait une fable de la robe de Nessus, l'uniforme s'attache à la peau comme cette robe légendaire, et quoi qu'on fasse on ne peut pas l'arracher.

Je voulus les revoir, et, au lieu de rester à dîner chez Clotilde, comme je le devais, je m'en allai à Vincennes.

Les troupes rentraient dans leur camp qui occupait le grand espace dénudé compris entre le château et le fort de Gravelle.

Beaucoup de jeunes officiers et de jeunes soldats regardèrent avec indifférence ou dédain ce pékin qui venait rôder autour de leur campement; mais les vieux voulurent bien me reconnaître et me faire fête.

Ce fut le trompette Zigang qui, le premier, me reconnut: je m'étais arrêté devant lui; il me regarda d'un air goguenard en me lançant au nez quelques bouffées de tabac, puis ses yeux s'agrandirent, sa bouche s'ouvrit, son visage s'épanouit; vivement, il retira sa pipe de ses lèvres, et, portant la main à son képi:

—Holà, c'est le gabidaine.

Que de choses s'étaient passées depuis que j'avais quitté le régiment! Que de questions! Que de récits!

La soirée s'écoula vite; puis après la soirée, une bonne partie de la nuit. On ne voulut pas me laisser rentrer à Paris, et je couchai sous la tente roulé dans une pelisse qu'on me prêta.

En sentant le drap d'uniforme sous ma joue, la tête pleine de récits et de souvenirs, le coeur ému, je rêvai que j'étais soldat et que je devais dormir d'un sommeil léger pour être prêt à partir le lendemain matin en expédition.

Le froid de l'aube me réveilla, car j'avais perdu l'habitude de coucher en plein air; mais mon rêve se continua.

Pourquoi ce rêve ne serait-il pas la réalité? Ils allaient partir, pourquoi ne pas les suivre et retourner en Afrique? Pourquoi ne pas redevenir soldat?

C'était au régiment qu'était le calme moral, la tranquillité de l'esprit, la vie que j'aimais.

Qu'étais-je à Paris? L'amant d'une femme qui m'avait trahi, rien de plus. Que serais-je demain? Ce que j'avais été hier, son amant, rien de plus.

J'avais quitté l'armée pour obéir à ma conscience. Mais depuis, dans combien de luttes cette conscience, fière autrefois, lâche maintenant, avait-elle succombé, entraînée par les faiblesses de la passion!

Et les unes après les autres toutes ces faiblesses me revinrent. Chaque fois, j'avais voulu résister et toujours j'avais succombé.

Sacrifie ton honneur au mien avait été le mot que chaque jour elle m'avait répété.

Quel rôle que le mien dans le monde parisien où je n'étais plus «Guillaume de Saint-Nérée,» mais seulement «l'amant de madame de Solignac.»

Mais la clarté du soleil levant dissipa les ombres de la rêverie; je quittai mes amis pour rentrer à Paris.

J'avais rêvé. Avec le jour ma vie reprenait son cours.




LIV

Il y a six jours, Clotilde, en descendant dans son jardin, me fit le signal qui me disait que je devais l'aller voir immédiatement. Puis, au lieu de se promener quelques instants, comme à l'ordinaire, elle rentra vivement dans la maison.

Elle paraissait troublée et marchait avec une excitation que je ne lui avais jamais vue.

Que signifiait ce trouble? Pourquoi ce signal pressé?

Je l'avais quittée la veille à onze heures du soir, et notre soirée s'était passée comme de coutume, sans que rien fit prévoir qu'il devait arriver quelque chose d'extraordinaire.

Et cependant ce quelque chose s'était assurément produit.

Quoi?

Nous ne sommes plus au temps où nous nous inquiétions d'un rien; l'habitude nous a rendus indifférents au danger. D'ailleurs, quel danger pouvait nous menacer? D'où pouvait-il venir, de qui?

Je ne restai point sous le coup de ces questions et je courus chez Clotilde.

L'hôtel, où régnait habituellement un ordre rigoureux, où chaque chose comme chaque personne était strictement à sa place, me parut bouleversé. Il n'y avait point de valet dans le vestibule, et au timbre du concierge m'annonçant, personne n'avait répondu.

Le timbre sonna une seconde fois, et ce fut Clotilde elle-même qui parut dans le salon où j'étais entré.

—Que se passe-t-il donc?

—M. de Solignac a été rapporté hier soir dans un état très-grave.

—Hier soir?

—Aussitôt après votre départ, on est venu me prévenir que M. de Solignac était dans une voiture de place à moitié évanoui. Je l'ai fait porter dans sa chambre et j'ai envoyé chercher le docteur Horton.

Je dois avouer que je respirai. Ce danger n'était pas celui que je craignais, si véritablement je le craignais.

—Qu'a dit Horton?

—Hier soir, il n'a rien dit, si ce n'est que l'état était fort grave. Cependant M. de Solignac a bientôt repris sa pleine connaissance. Ce matin, M. Horton, qui vient de partir, a été plus précis. M. de Solignac avait été frappé par une congestion au cerveau, ce qui avait amené son évanouissement.

—Est-ce une attaque d'apoplexie?

—Je ne sais; Horton n'en a point parlé. Il regarde cette congestion comme une menace sérieuse....

Elle s'arrêta. Je la regardai pour lire dans ses yeux le mot qu'elle n'avait pas prononcé, mais elle tenait ses paupières baissées et je ne pus pas deviner sa pensée. Comme elle ne continuait pas, je n'eus pas la patience d'attendre.

—Ce danger est-il imminent? dis-je à voix basse.

—Il pourrait le devenir, m'a dit Horton, si M. de Solignac ne reste pas dans un calme absolu et surtout s'il a conscience de son état et du danger qui le menace; une émotion vive peut le tuer.

—Et qui lui donnera cette émotion? vous pouvez, il me semble, faire ce calme autour de lui.

—Moi, oui, et je le ferai assurément; mais le trouble peut venir du dehors.

—Vous êtes maîtresse chez vous, vous pouvez fermer votre porte.

—Pas devant tout le monde. Ainsi vous savez qu'il est d'usage que l'empereur vienne dire adieu à ses amis mourants. Je ne pourrai pas fermer ma porte, comme vous m'en donnez le conseil, si l'empereur se présente.

—Il n'y a qu'à lui écrire quelle est la situation de M. de Solignac, et il ne viendra pas hâter sa mort par une visite imprudente. Il me semble, d'ailleurs, qu'il ne doit pas plus aimer à faire ces visites qu'on n'aime à les recevoir.

—J'ai pensé à écrire cette lettre, mais j'ai été retenue par un danger qui surgit d'un autre côté. Vous savez que M. de Solignac a entre les mains des papiers importants qui intéressent un grand nombre de personnages. Si on apprend aux Tuileries que M. de Solignac peut mourir, on voudra avoir ces papiers; si ce n'est pas l'empereur lui-même qui vient les chercher, ce sera quelqu'un qui parlera en son nom et que je ne pourrai pas repousser.

—En effet, la situation est difficile. Que comptez-vous faire?

—Cacher la maladie de M. de Solignac. Si on ne sait pas qu'il est malade, on ne s'inquiétera pas de lui, on ne voudra pas le voir et il se rassurera. Déjà, depuis ce matin, il a demandé plusieurs fois le nom de ceux qui s'étaient présentés pour prendre des nouvelles de sa santé. Il m'a dit qu'il voulait qu'on écrivît régulièrement le nom des personnes qui se présenteraient.

—Comment allez-vous faire alors, puisque précisément, par suite de vos précautions, on ne se présentera pas?

—Je vais faire dresser un livre de faux noms que je dicterai moi-même, car la situation est telle qu'il faut que personne ne sache la maladie de M. de Solignac, alors que lui-même croira que tout le monde en est informé. Comme le docteur Horton lui a interdit de recevoir, j'arriverai peut-être à le tromper. On dira aux gens d'affaires qui voudront le voir qu'il est indisposé.

—Mais si le secret est bien gardé par vous et vos gens, des indiscrétions peuvent être commises par les personnes chez lesquelles il a été frappé. Où a-t-il eu cette congestion?

—Je crois savoir chez qui, dit-elle avec embarras, mais je ne sais pas dans quelle maison et je ne peux pas le demander à M. de Solignac. Enfin je vais faire tout ce que je pourrai pour étouffer le bruit de cette maladie et je vous prie de n'en parler à personne.

—Doutez-vous de moi? dis-je en la regardant en face.

—Non, mon ami, puisque je m'ouvre à vous et vous explique les conséquences terribles qu'une indiscrétion pourrait amener. Vous voyez que je n'ai pas craint de mettre la vie de M. de Solignac entre vos mains. Songez qu'il y a cinq ou six jours à peine, dimanche précisément, parlant à table, il disait: «Pour moi, à moins d'être tué par hasard ou d'être frappé d'apoplexie, je suis certain d'apprendre ma mort au moins six ou huit heures à l'avance, car je recevrai une visite qui sera plus sûre que l'avertissement du médecin ou les consolations du curé.» Maintenant que nous nous sommes vus, laissez-moi retourner près de lui. Revenez dans la journée autant de fois que vous voudrez; je vais donner des ordres pour qu'on vous reçoive et me prévienne aussitôt.

Elle tendit la main; je la gardai dans les miennes.

Alors, la regardant longuement et l'obligeant pour ainsi dire à relever ses paupières qu'elle tenait obstinément baissées, et à fixer ses yeux sur les miens, je lui dis ce seul mot:

—Clotilde!

Mais elle détourna la tête, et retirant doucement sa main de dedans les miennes, elle sortit du salon sans se retourner.

J'avais bien souvent pensé à la mort de M. de Solignac. Mais ce qui flotte indécis dans notre esprit ne ressemble en rien aux faits matériels de la réalité.

M. de Solignac allait mourir. Quel résultat cette mort aurait-elle sur ma vie?

Clotilde n'aimait pas son mari. De cela j'avais la certitude et la preuve. Elle avait fait un mariage d'argent ou plutôt de position, ce qu'on appelle dans le monde un mariage de raison. Pauvre, elle avait voulu la fortune, et elle l'avait prise où elle l'avait trouvée, sans s'inquiéter de la main qui la lui offrait. Le hasard avait servi son calcul. M. de Solignac, en dix années, avait conquis une fortune qu'on croyait considérable et qui lui avait créé une grande position dans la spéculation: il n'y avait pas d'affaire dans laquelle il n'eût mis les mains.

Les prédictions de mon camarade Poirier s'étaient réalisées, et M. de Solignac était rapidement devenu une puissance financière avec qui on avait dû compter; en ces dernières années, ce n'étaient plus les aventuriers qui dînaient à sa table, des Partridge, des Torladès, mais les grands noms du monde des affaires. Et son habileté lui avait toujours permis de se retirer les mains pleines là où les autres restaient les mains vides.

Quelle influence cette fortune exercerait-elle sur Clotilde?

J'étais en train de tourner et de retourner cette question, en suivant la rue Moncey, pour rentrer chez moi, quand je me sentis saisir par le bras. Je levai les yeux sur celui qui m'arrêtait, c'était Treyve.

—Vous sortez du chez M. de Solignac, me dit-il, comment se trouve-t-il?

—M. de Solignac, dis-je, surpris par cette interruption, mais il va bien.

—Tout à fait bien; il ne se ressent donc pas de son attaque d'hier?

—Comment son attaque? il n'a pas eu d'attaque.

—Si vous me dites que M. de Solignac n'a pas eu d'attaque hier, c'est que vous avez vos raisons pour cela, et je ne me permets pas de les deviner; seulement, quand je vous dis que M. de Solignac a eu une attaque hier soir, il ne faut pas me répondre non. Je n'avance jamais que ce dont je suis sûr, et je suis sûr de cette attaque; si vous ne la connaissez pas, apprenez-la de ma bouche et faites-en votre profit, si profit il peut y avoir pour vous.

—Je vous répète ce que je viens d'apprendre; on m'a dit que M. de Solignac, que je n'ai pas vu, était indisposé, voilà tout.

—Eh bien, mon cher, la légère indisposition de M. de Solignac n'est rien moins qu'une bonne congestion au cerveau, qui a été causée hier soir, à onze heures, par un accès de colère. Vous voyez que je précise.

—En effet, et je commence à croire que vous êtes bien informé.

—Comment vous commencez? mais vous êtes donc le doute incarné. Eh bien, je vais vous achever. Vous connaissez Lina Boireau, n'est-ce pas?

—J'en ai entendu parler.

—Cela suffit; moi je la connais davantage, un peu, beaucoup, tendrement, en attendant que ce soit pas du tout. Lina a une nièce, mademoiselle Zulma, une adorable diablotine de quinze uns. Zulma connaît M. de Solignac qui, depuis un an, lui veut du bien, mais en même temps elle connaît un Arthur du nom de Polyte, qui lui veut du mal. La lutte du bon et du mauvais principe s'est précisée hier à l'occasion d'une lettre de cet aimable Polyte, qui est tombée entre les mains de M. de Solignac. En se voyant trompé pour un pâle voyou, car Polyte n'est, hélas! qu'un pâle voyou, M. de Solignac a eu un accès de colère terrible, et il a été frappé d'une congestion chez Zulma, rue Neuve-des-Mathurins. Frayeur de l'enfant qui perd la tête et s'adresse en désespoir de cause à sa tante. On emballe M. de Solignac dans un fiacre, car un illustre sénateur, un célèbre financier ne peut pas mourir chez mademoiselle Zulma, et on l'expédie chez lui. Madame de Solignac a dû le recevoir franco, ou le cocher est un voleur.

J'étais tellement frappé de ce récit, que je restai sans répondre.

—Me croyez-vous, maintenant? Vous savez bien que M. de Solignac passe sans cesse d'une Zulma à une autre, et qu'il lui faut absolument des pommes vertes.

Mon parti était pris.

—Je crois, dis-je à Treyve, que vous ferez sagement de ne pas parler de cette congestion. Si on cache la maladie de M. de Solignac, c'est qu'on a intérêt à la cacher. Je peux même vous dire que cet intérêt est considérable. Voyez donc au plus vite mademoiselle Zulma et mademoiselle Lina, et obtenez, n'importe à quel prix, qu'elles ne parlent pas de l'accident d'hier. Il y va de la fortune de M. de Solignac, même de sa vie.

Treyve leva les bras au ciel.

—Et moi, dit-il, qui viens de raconter l'histoire à Adrien Sebert; il va l'arranger pour la mettre dans son journal.

—Qu'est-ce que c'est que M. Adrien Sebert?

—Un chroniqueur du Courrier de Paris. Comme l'histoire était drôle, je la lui ai contée; elle sera ce soir dans son journal.

—Il ne faut pas qu'elle y soit. Où est M. Sebert?

—Il m'a quitté pour aller à son journal.

—Eh bien, donnez-moi votre carte, je vais l'aller trouver; pour vous, courez chez votre amie Lina et faites-lui comprendre qu'il ne faut pas dire un mot de ce qui s'est passé hier.

—Ça faisait une si belle réclame à sa nièce. Enfin, je vous promets de faire le possible et même l'impossible.

—Notez que le secret n'a d'importance que tant que M. de Solignac est en vie; le jour de sa mort on pourra parler.

—Et s'il ne meurt pas?




LV

S'il ne meurt pas.

Ce fut le mot que je me répétai en allant aux bureaux du Courrier de Paris.

S'il ne meurt pas, notre situation reste ce qu'elle a été depuis plusieurs années.

S'il meurt au contraire, Clotilde est libre, et moi je suis affranchi de toutes les servitudes, de toutes les hontes que j'ai dû m'imposer depuis que je suis son ami.

Car il y a cela de terrible dans ma position que pour le monde je suis «l'ami de la maison», aussi bien celui du mari que celui de la femme; et le monde n'a pas tort. Par ma conduite, par mon attitude tout au moins avec M. de Solignac, j'ai autorisé toutes les insinuations, toutes les accusations. Comment le monde, en me voyant sans cesse à ses côtés, en apprenant certains services que je lui rendais, ou, ce qui est plus grave encore, ceux que je me laissais rendre par lui; en trouvant nos noms mêlés dans mille circonstances où ils n'auraient pas dû l'être, comment le monde eût-il pu supposer que les apparences étaient mensongères et qu'en réalité, au fond du coeur, je n'avais pour cet homme que de la haine et du mépris?

Quel poids sa mort m'enlèverait de dessus la conscience! plus d'hypocrisie, plus de bassesses, plus de lâchetés; Clotilde libre et moi plus libre qu'elle.

Je ne serais pas sincère si je n'avouais pas que bien souvent j'avais pensé à cette mort. Plus d'une fois je m'étais écrié: «Je n'en serai donc jamais délivré!» Mais il était si solidement bâti, si vigoureux, si résistant, que cette mort ne m'était jamais apparue que dans un lointain brumeux. La réalité avait été plus vite que ma pensée. Maintenant il était mourant.

Et pour qu'il mourût, pour que Clotilde fût libre, pour que je le fusse, je n'avais qu'un mot à dire ou plutôt à ne pas dire.

J'étais arrivé devant les bureaux du Courrier de Paris, je m'arrêtai pour réfléchir un moment; mais les passants qui allaient et venaient sur le trottoir ne me permettaient pas d'être maître de ma pensée. Ou plutôt le trouble qui s'était fait en moi ne me permettait pas de peser froidement les idées qui s'agitaient confusément dans mon âme. J'attribuais mon agitation aux distractions extérieures quand, en réalité, c'était un bouleversement intérieur qui m'empêchait de me recueillir.

J'allai sur le boulevard; là aussi il y avait foule; on me coudoyait, on me poussait; je me heurtais à des groupes que je ne voyais pas.

Et cependant j'avais besoin de ressaisir ma volonté et ma raison; j'avais besoin de me recueillir.

L'horloge d'un kiosque sur laquelle mes yeux s'arrêtèrent machinalement me dit qu'il était midi dix minutes; les journaux ne se publient qu'après la Bourse, j'avais du temps devant moi, je poussai jusqu'aux Tuileries.

Tout se heurtait si confusément dans mon cerveau qu'une idée à peine formée était effacée par une nouvelle, il me fallait le calme pour descendre en moi, et avant de prendre une résolution savoir nettement ce que j'allais faire.

Il pleuvait une petite pluie fine qui avait empêché les enfants et les promeneurs de sortir; le jardin était désert; je ne trouvai personne sous les marronniers, dont l'épais feuillage retenait la pluie.

Je n'étais plus distrait, je n'étais plus troublé, et cependant je ne voyais pas plus clair en moi: j'étais dans un tourbillon, et mes pensées tournoyaient dans ma tête comme les feuilles sèches, alors que, saisies par un vent violent, elles tournoient dans un mouvement vertigineux.

Il allait mourir, il devait mourir et je me jetais au devant de la mort pour l'empêcher de frapper son dernier coup.

Telle était la situation; il fallait l'envisager avec calme et voir quelle conduite elle devait m'inspirer.

Malheureusement ce calme, je ne pouvais pas l'imposer à ma raison chancelante.

Cependant cette situation était bien simple et je n'étais pour rien dans les faits qui l'avaient amenée. Elle s'était produite en dehors de moi, à mon insu, sans que j'eusse rien fait pour la préparer. Ce n'était pas moi qui avais conduit M. de Solignac chez mademoiselle Zulma, pas moi qui avais excité sa fureur, pas moi qui l'avais frappé d'une congestion mortelle. S'il mourait de cette congestion, c'est que son heure était venue et que la Providence voulait qu'il mourût.

De quel droit est-ce que j'osais me mettre entre la Providence et lui? Cela ne me regardait point. Étais-je le fils de M. de Solignac? son ami?

Son ennemi au contraire, son ennemi implacable. Il m'avait pris celle que j'aimais, il m'avait réduit à cette vie misérable que je menais depuis si longtemps. Il était puni de ses infamies, et Dieu prenait enfin pitié de mes souffrances.

Et je voulais arrêter la main de Dieu! Au moment où j'allais atteindre le but que j'avais si longtemps rêvé, je m'en éloignais. Et pourquoi? Pour sauver un homme qui ne faisait que le mal sur la terre.

Sans doute c'eût été un crime à moi, sachant ce que Clotilde m'avait appris, d'aller répéter partout: «M. de Solignac est dans un état désespéré, et s'il apprend la vérité de la situation, il peut en mourir.» Mais ce n'est point ainsi que les choses se présentent.

Je n'ai dit à personne que M. de Solignac était mourant, et j'ai eu même la générosité de demander à celui qui pouvait répandre cette nouvelle de la cacher.

C'est bien assez. Plus serait folie. Si le journal édite cette nouvelle, si elle arrive sous les yeux de ceux qui ont intérêt à la connaître, et par eux si elle pénètre jusqu'à M. de Solignac, tant pis pour lui; ce ne sera pas ma faute.

Dieu l'aura voulu.

Je n'avais rien à faire, je n'avais qu'à laisser faire, ce qui était bien différent.

Cette conclusion apaisa instantanément le tumulte qui m'avait si profondément troublé. Je m'assis sur un banc. Rien ne pressait plus, puisque je n'irais pas au journal. Je me mis à regarder des pigeons qui roucoulaient dans les branches.

Le jardin était toujours désert et les oiseaux causaient en liberté. Au loin on entendait le murmure de la ville.

—Rien à faire, me disais-je. S'il doit mourir, il mourra; s'il doit guérir, il guérira; cela ne me regarde en rien. Les choses iront comme elles doivent aller.

Toute la question maintenant était de savoir s'il vivrait ou s'il mourrait. A son âge une congestion devait être mortelle. La mort était donc la probabilité. Clotilde serait veuve. Enfin!

Mais à cette idée je ne sentis pas en moi la joie qui aurait dû me transporter; au contraire.

Je me levai et repris ma marche sous les arbres, plus troublé peut-être qu'au moment où je discutais ma résolution; et, cependant, cette résolution était prise, maintenant, elle avait été raisonnée, pesée. D'où venait donc le tumulte qui soulevait ma conscience?

—Et quand il sera mort, me criait une voix, crois-tu que tu ne te souviendras pas que tu avais aux mains un moyen pour empêcher cette mort et que tu as tenu tes mains fermées? Si cette visite dont on t'a parlé a lieu, si elle le tue, pourras-tu te croire innocent? Quand tu embrasseras ta Clotilde, qui maintenant sera bien ta Clotilde, un fantôme ne se dressera-t-il pas derrière elle? En racontant cette nouvelle, Treyve ne savait pas l'effet qu'elle pouvait produire; toi, tu le connais, cet effet, et cependant tu permets qu'on publie la nouvelle. Tu appelles cela laisser aller les choses à la grâce de Dieu. As-tu le droit de laisser accomplir ce que tu peux empêcher? Ne tendras-tu pas la main à l'homme qui se noie et te diras-tu que c'est Dieu qui l'a voulu? Cet homme est ton ennemi. Mais c'est là ce qui, précisément, aggrave ton crime. Sa mort t'affranchit de tes lâchetés de chaque jour; tu seras libre. Le seras-tu, vraiment, et le poids du remords ne t'écrasera-t-il pas?

J'ai dit le mauvais, je peux dire le bon. Lorsque cette pensée se fut précisée dans mon esprit, je n'hésitai plus, et, quittant aussitôt les Tuileries, je repris le chemin du Courrier de Paris.

Deux heures sonnaient à l'horloge, ne serait-il pas trop tard?

Je demandai M. Sebert; on me répondit qu'il était parti après avoir corrigé ses épreuves. Je n'avais pas prévu cela. Je demandai où je pourrais le trouver. On me répondit: à cinq heures au café du Vaudeville.

—Et à quelle heure paraît le journal?

—A trois heures et demie.

Je restai un moment déconcerté. Si je ne pouvais voir le rédacteur qu'à cinq heures et si le journal paraissait à trois heures et demie, il m'était donc impossible d'empêcher la nouvelle de paraître.

—Si c'est pour affaire de rédaction, me dit le garçon de bureau, vous pouvez voir le secrétaire de la rédaction.

Assurément je devais le voir. J'entrai donc au bureau du secrétaire et lui expliquai le but du ma visite. Je m'adressais à sa complaisance pour qu'il ne publiât point la nouvelle de l'accident qui était arrivé à M. de Solignac.

—Le fait est vrai, n'est-ce pas? dit-il en mettant son pince-nez pour me regarder.

—Très-vrai.

—Alors, monsieur, je suis désolé de vous dire que je ne peux pas ne pas le publier.

—Cette publication peut tuer M. de Solignac s'il lit votre journal ou si quelqu'un lui parle de votre article.

—Cela pourrait peut-être arriver si l'article était rédigé dans une forme inquiétante. Mais cela n'est pas. Nous nous contentons d'annoncer le fait lui-même. M. de Solignac sait bien qu'il a éprouvé un accident.

—Il faudrait qu'il fût seul à le savoir, tous les jours on se sent malade et l'on ne s'inquiète que quand on est averti par ses amis.

—M. de Solignac serait le premier venu, je vous dirais tout de suite que je vais supprimer cette nouvelle. Mais il n'en est pas ainsi. Mieux que personne, puisque vous êtes l'ami de M. de Solignac, vous savez quelle position il occupe.

—Il ne faut pas s'exagérer l'importance de cette position; ce n'est pas parce que M. de Solignac est malade, que l'État est en danger ou que la Bourse va baisser.

—La Bourse, non, c'est-à-dire la Rente, mais les affaires dont M. de Solignac est le fondateur? C'est là ce qui donne une véritable importance à cette nouvelle. La mort de M. de Solignac peut ruiner bien des gens, car il est l'âme de ses entreprises. Excellentes tant qu'il les dirige, ces entreprises peuvent devenir mauvaises le jour où il ne sera plus là. Vous voyez donc que, sachant la maladie de M. de Solignac, il nous est impossible de n'en pas parler. On ne fait pas un journal pour soi, on le fait pour le public, et c'est un devoir d'apprendre au public tout ce qui peut l'intéresser. La maladie de M. de Solignac l'intéresse, je la lui annonce.

J'insistai; il ne se laissa point toucher.

—Le rédacteur en chef est absent pour le moment, me dit-il en manière de conclusion; je pense qu'il va rentrer avant la mise en pages; vous lui expliquerez votre demande, et s'il consent à supprimer la nouvelle, ce sera bien.

—Et s'il ne rentre pas?

—Je la publierai.

J'attendis. Rentrerait-il à temps, ou rentrerait-il trop tard?

—Si j'étais venu il y a deux heures, aurais-je trouvé votre rédacteur en chef ici? demandai-je.

—Non monsieur; il n'est pas venu aujourd'hui.

Je respirai. Les minutes, les quarts d'heure s'écoulèrent. Le rédacteur en chef n'arrivait pas. Trois heures sonnèrent, puis le quart, puis la demie. Il ne viendrait pas. La nouvelle paraîtrait.

—On va serrer la troisième page, dit un gamin coiffé d'un chapeau de papier.

—C'est celle où se trouve le fait Solignac, me dit le secrétaire de la rédaction.

Décidément Dieu le voulait. J'avais fait le possible.

A ce moment, la porte s'ouvrit.

—Voici le rédacteur en chef, dit le secrétaire. Et il expliqua à celui-ci ce que je demandais.

—Vous tenez beaucoup à ce que cette nouvelle ne paraisse pas? me dit le rédacteur en chef.

—Je tiens à faire tout ce que je pourrai pour l'empêcher.

—Eh bien! qu'on la supprime.

Il me fallut le remercier. Je tâchai de le faire de bonne grâce.

—Si vous voulez empêcher cette nouvelle d'être connue, me dit le secrétaire de la rédaction, il faudrait voir Sebert; car il va la mettre dans sa correspondance belge. Vous le trouverez au café du Vaudeville à cinq heures.

J'attendis M. Sebert jusqu'à cinq heures et demie, et une fois encore je crus que malgré mes efforts la nouvelle serait publiée; mais enfin il arriva; on me le désigna et il me fit le sacrifice de sa nouvelle. Tout d'abord il me refusa, j'insistai, il céda.

Je rentrai chez moi brisé: je trouvai un mot de Clotilde: M. de Solignac était mort à cinq heures.

Cette fois je respirai pleinement.




LVI

M. de Solignac mort, je croyais que Clotilde serait la première à me parler de l'avenir.

Cela pour moi résultait de nos deux positions: elle était riche et j'étais pauvre.

Sa fortune, il est vrai, n'était pas ce qu'on avait cru, car les affaires de M. de Solignac étaient fort embrouillées ou plus justement fort compliquées; mais leur liquidation, si mauvaise qu'elle fût, promettait encore un magnifique reliquat.

En tous cas cette fortune, alors même qu'elle serait diminuée dans des proportions improbables, serait toujours une grosse fortune en la comparant à ce que je pouvais mettre à côté d'elle, puisque mon avoir se réduit à rien.

Bien souvent, pensant à la mort de M. de Solignac et l'escomptant, si j'ose me servir de ce mot, je m'étais dit que, pour ce moment, il me fallait une fortune ou tout au moins une position pour l'offrir à Clotilde.

Malheureusement, une fortune ne s'acquiert point ainsi à volonté, et par cette seule raison qu'on en a besoin. Tous les jours, il y a des gens de bonne foi naïve qui se disent en se levant que décidément le moment est arrivé pour eux de faire fortune, et qui cependant se couchent le soir sans avoir pu réaliser cette idée judicieuse. Comment aurais-je fait fortune, d'ailleurs? Avec mes dessins, c'est à peine s'ils m'ont donné le nécessaire; car s'il y a des dessinateurs qui gagnent de l'argent, ce sont ceux qui joignent au talent un travail régulier, et ce n'est pas là mon cas. Je n'ai pas de talent, et je n'ai jamais pu travailler régulièrement, ce qui s'appelle travailler du matin au soir.

La seule chose que j'aie pu faire avec régularité, avec emportement, avec feu, ç'a été d'aimer.

Par là, par ce côté seulement, j'ai été un artiste. En ce temps de calme, de bourgeoisie et d'effacement, où l'amour ne semble plus être qu'une affaire comme les autres dans laquelle chacun cherche son intérêt, j'ai aimé. Pendant huit ans, ma vie a tenu dans le sourire d'une femme. Je me suis donné à elle tout entier, esprit, volonté, conscience. Je n'ai eu qu'un but, elle, qu'un désir, elle, toujours elle.

Durant ces huit années, la grande affaire, pour moi, n'a pas été le Grand-Central, l'attentat d'Orsini ou les élections de Paris, mais simplement de savoir le lundi si Clotilde allait à l'Opéra, et le mardi si elle irait aux Italiens; puis, cela connu, ma grande affaire a été d'aller moi-même à l'Opéra ou aux Italiens. J'ai été le satellite d'un astre qui m'a entraîné dans ses mouvements, ne m'en permettant pas d'autres que ceux qu'il accomplissait lui-même.

Il est facile de comprendre, n'est-ce pas, qu'à vivre ainsi on ne fait pas fortune? C'est ce qui est arrivé pour moi.

Pécuniairement, je suis exactement dans la même situation qu'au moment où j'ai donné ma démission. Vingt fois, peut-être cinquante fois, M. de Solignac m'a offert des occasions superbes pour gagner sans peine de grosses sommes qui, mises bout à bout et additionnées, eussent bien vite formé une fortune. Mais, grâce au ciel, je n'en ai jamais profité. Il suffisait qu'elles me vinssent de M. de Solignac pour qu'il me fût impossible de les accepter. Quant à celles qui ont pu se présenter autrement (et dans le monde où je vivais elles ne m'ont pas manqué), je n'ai jamais eu le temps de m'en occuper. Je ne m'appartenais pas; mon intelligence comme mon coeur étaient à Clotilde.

Donc je n'avais rien et c'était vraiment trop peu pour demander en mariage une femme riche.

Si vous étiez bon pour être son amant, me dira-t-on, vous l'étiez encore pour devenir son mari. Sans doute, cet argument serait tout-puissant si le monde était organisé d'après la loi naturelle; mais comme il est réglé par les conventions sociales, ce raisonnement, qui tout d'abord paraît excellent, se trouve en fin de compte n'avoir aucune valeur.

Dans ces conditions, je n'avais qu'une chose à faire: attendre que Clotilde me parlât de ce mariage.

Assez souvent elle m'avait dit: «Suis-je ta femme, m'aimes-tu comme ta femme,» pour me répéter ces paroles alors qu'elles pouvaient prendre une signification immédiate et devenir la réalité. Il me semblait qu'elle m'aimait assez pour venir au-devant de mes espérances.

Cependant ce ne fut point cette question de mariage qu'elle aborda, mais bien une autre à laquelle, je l'avoue, j'étais loin de penser.

Pendant son mariage, Clotilde avait été si peu la femme de M. de Solignac, que je n'avais pas cru que la mort de celui dont elle portait le nom dût amener le plus léger changement entre nous. Nous serions un peu plus libres, voilà tout, et cette liberté avait été si grande, qu'elle ne pouvait guère l'être davantage, à moins que je n'allasse demeurer chez elle.

Faut-il dire que j'eus peur qu'elle ne m'en fit la proposition? Que je la connaissais peu!

—Mon ami, me dit-elle un soir, peu de temps après la mort de M. de Solignac, le moment est venu de traiter entre nous une question délicate.

—Depuis plusieurs jours j'attends que vous l'abordiez la première, et je ne saurais vous dire combien je suis heureux de vous voir mettre tant d'empressement à venir au-devant de mes désirs.

Elle me regarda avec surprise; mais j'étais si bien convaincu qu'elle ne pouvait que vouloir me parler de notre mariage, que je ne m'arrêtai pas devant cet étonnement et je continuai:

—Avant tout, laissez-moi vous dire ce que vous savez, mais ce que je veux répéter, c'est que rien n'est au-dessus de mon amour pour vous; c'est cet amour qui a fait ma vie, il la fera encore. Assurément, le rôle que joue dans le monde un homme pauvre qui épouse une femme riche est fort ridicule, et il l'expose à toutes sortes d'humiliations, à toutes sortes d'accusations. Personne ne veut admettre la passion, tout le monde croit à la spéculation. Que cela ne vous arrête pas: aimé par vous, les accusations ne m'atteindront pas, les humiliations glisseront sur mon coeur, si bien rempli qu'il n'y aura place en lui que pour la joie.

Elle ne me laissa pas aller plus loin; de la main elle m'arrêta:

—Ce n'est pas de l'avenir que je veux vous parler, me dit-elle, nous avons tout le temps de nous en occuper, c'est du présent. La mort de M. Solignac m'impose des convenances que nous devons respecter.

—Ah! c'est de questions de convenances que vous voulez m'entretenir, dis-je, tombant du rêve dans la réalité, rougissant de ma naïveté, humilié de ma sottise, profondément blessé dans ma confiance.

—Vous sentez, n'est-ce pas, que nous ne pouvons pas garder maintenant les habitudes que nous avions au temps de M. de Solignac.

—Vraiment?

—Oh! j'entends en public. Une veuve est obligée à une réserve dont une femme est affranchie par l'usage.

—L'usage est admirable.

—Il ne s'agit pas de savoir s'il est ou s'il n'est pas admirable; il est, cela suffit pour que je désire lui obéir et pour que je vous demande de me faciliter cette tâche... pénible. Si vous y consentez, nous ne nous verrons donc que dans l'intimité la plus étroite. Si nous étions maintenant ce que nous étions naguère, ce serait nous afficher pour le présent, et en même temps ce serait donner de notre passé une explication que le monde ne pardonnerait pas.

Je n'avais rien à répondre à cette morale mondaine, ou plutôt la surprise, l'indignation et la douleur ne me permettaient pas de dire ce que j'avais dans le coeur: les paroles seraient allées trop vite et trop loin.

Je me conformai à ce qu'elle exigeait, nous adoptâmes un genre de vie qui devait respecter ses singuliers scrupules, et bien entendu il ne fut pas question entre nous de mariage. Nous avions le temps, suivant son expression; ce n'était pas à moi maintenant qu'il appartenait de s'occuper de notre avenir; l'expérience du présent m'était une trop cruelle leçon.

Le temps s'écoulait ainsi, lorsqu'un fait se présenta qui exaspéra encore ma réserve à ce sujet. Clotilde se trouva enceinte.

De même qu'elle m'avait souvent parlé autrefois de son désir d'être ma femme, de même elle m'avait parlé souvent aussi de son désir d'avoir un enfant. «Un enfant de toi, me disait-elle, un enfant qui te ressemble, qui porte ton nom, pourquoi n'est-ce pas possible?» Il semblait donc que, ce souhait réalisé, elle devrait en être heureuse.

Ce fut la figure sombre et avec un véritable chagrin qu'elle m'annonça cette nouvelle.

Mon premier mouvement fut un transport de joie; mais je n'étais malheureusement plus au temps où je m'abandonnais à mon premier mouvement. Avant de répondre par un mot ou par un regard de bonheur, j'examinai Clotilde: son attitude me confirma ce que le son de sa voix m'avait déjà indiqué.

Pour toute autre femme, il n'y avait qu'une issue à cette situation, le mariage. Mais telles étaient les conditions dans lesquelles nous nous trouvions placés que je ne pouvais pas prononcer ce mot si simple, car aussitôt l'enfant devenait un moyen dont je me serais servi pour forcer un consentement qu'on ne donnait pas de bonne volonté.

Je ne répondis pas.

—Vous ne me répondez pas, dit-elle, en me regardant.

—Vous êtes convaincue, n'est-ce pas, que ce que vous m'apprenez me donne la joie la plus grande que je puisse recevoir de vous; mais que puis-je vous répondre? C'est à vous de parler. Que voulez-vous pour nous? que voulez-vous pour cet enfant? que voulez-vous pour moi?

Elle resta pendant plusieurs minutes silencieuse:

—J'ai la tête troublée, dit-elle, je ne saurais prendre en ce moment une résolution sur un sujet de cette importance; laissez-moi réfléchir, nous en reparlerons.

Ce retard ne donnait que trop clairement à entendre ce que serait cette résolution. Elle fut en effet d'attendre, attendre encore; un mariage suivant de si près la mort de M. de Solignac était un aveu brutal. On cacherait la grossesse, et pour cela nous irions à l'étranger.

Ce fut ainsi que nous partîmes pour l'Angleterre et que nous allâmes nous établir dans l'île de Wight, à Ryde, où, sous un faux nom, nous occupâmes une villa de Brigstoche Terrace.

J'aurais eu le coeur libre de toute préoccupation que les sept mois que nous passâmes là auraient assurément été les plus beaux de ma vie. Nous étions libres, nous étions seuls, et jamais amants, jamais mari et femme n'ont vécu dans une plus étroite intimité. Pour tout le monde, en effet, nous étions mari et femme, excepté pour nous, hélas!

Cependant ces sept mois s'écoulèrent vite dans cette île charmante où chaque jour nous faisions de délicieuses promenades, et où les jours de pluie nous avions pour nous distraire la vue splendide qui de notre terrasse s'étendait sur les côtes du Hampshire, le détroit du Solent et les flottes de navires aux blanches voiles qui passent et repassent sans cesse dans cette baie.

Quand le terme fatal arriva, nous quittâmes l'île de Wight pour Londres, obéissant en cela à une nouvelle exigence de Clotilde.

—Vous vous êtes jusqu'à présent conformé à mon désir, me dit-elle, et je saurai un jour vous payer le sacrifice que vous m'avez fait si généreusement. Maintenant, j'ai une nouvelle grâce à vous demander. Il faut que la naissance de notre enfant soit cachée. Ici, il serait trop facile de la découvrir. Allons à Londres.

Nous allâmes à Londres où elle donna naissance à une fille que j'appelai Valentine, du nom de ma mère.

—Maintenant, me dit Clotilde, tu es bien certain que je serai ta femme, n'est-ce pas, et notre enfant doit te rassurer mieux que toutes les promesses. Laisse-moi donc arranger notre vie pour assurer notre amour sans rien compromettre.

Au bout d'un mois, nous revînmes à Paris et j'allai conduire ma fille chez une nourrice qui m'avait été trouvée à Courtigis sur les bords de l'Eure. La veuve d'un de mes anciens camarades, madame d'Arondel, habite ce pays; c'est une très-excellente et très digne femme qui voulut bien me promettre de veiller sur ma fille et d'être pour elle une mère en attendant le moment où la mère véritable voudrait se faire connaître.

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