Clotilde Martory
XXIV
Étant donné le caractère du personnage que je devais voir, il fallait conclure de son absence qu'il ne trouvait pas prudent de rentrer chez lui, soit qu'il eût peur d'être arrêté comme tant de représentants l'avaient été, soit, ce qui était plus probable, qu'il craignît d'être entraîné à se prononcer pour le nouveau gouvernement, avant que ce gouvernement fût solidement établi.
Dans ces conditions, j'étais exposé à rester longtemps à Paris, car les chances de Louis-Napoléon me paraissaient bien fragiles; la France, qui s'était unanimement soulevée contre Paris au moment des journées de juin, ne serait pas moins énergique contre cette révolution sans doute. Et alors mon personnage ferait le mort jusqu'au jour où il ne verrait plus de danger à ressusciter, pour prendre parti.
Je n'avais donc qu'une chose à faire, retourner aux Champs-Élysées, comme je l'avais promis, et si je ne le trouvais pas, partir pour Marseille, après avoir remis mes papiers à M. de Planfoy. Par ce moyen, tout me semblait concilié.
J'arrivai un peu après six heures aux Champs-Élysées, et ce qui m'avait paru probable se trouva une réalité; mon personnage n'était pas rentré et on l'attendait toujours, mais je dois le dire, sans inquiétude apparente.
Je me mis alors en route vers le faubourg Saint-Antoine, pour aller chez M. de Planfoy, qui habite, rue de Reuilly, ce qu'on appelait autrefois «une petite maison» ou «une folie.» Il a reçu cette maison dans un héritage, et comme il est peu fortuné, il a trouvé commode de l'habiter; le jardin qui l'entoure est vaste, et pour Mme de Planfoy qui adore ses enfants, c'est une considération qui l'a fait passer sur les inconvénients du quartier; ils vivent là un peu comme en province, mais au moins ils ont de l'air et de l'espace.
Quand je quittai les Champs-Élysées, le jour commençait à poindre, mais sombre et pluvieux; cependant il était assez clair pour que j'aperçusse, aussi loin que mes yeux pouvaient porter, une grande masse de troupes: infanterie, cavalerie et artillerie, qui campait dans les Champs-Élysées et aux abords des Tuileries.
Comme j'avais du temps devant moi, je pris par les boulevards, curieux de voir une dernière fois l'aspect de la ville. Paris semblait endormi d'un sommeil de mort.
Cependant, à mesure que j'avançais, je remarquai une certaine animation; des groupes se formaient dans lesquels on discutait fiévreusement, mais sans crier. On s'arrêtait devant les affiches posées pendant la nuit, et toutes ces affiches ne provenaient pas de la Préfecture de police; j'en lus plusieurs qui appelaient le peuple aux armes; les unes annonçaient que Louis-Napoléon était mis hors la loi; les autres, que Lyon, Rouen, Strasbourg s'étaient soulevés pour défendre la Constitution. Les agents de police arrachaient ces affiches, mais on en trouvait cependant partout, sur les volets, sur les portes, sur les troncs d'arbres. Cela indiquait bien évidemment que des tentatives de résistance s'organisaient.
Mais que pourrait faire cette résistance? les précautions militaires étaient prises et paraissaient redoutables; des maisons d'angle étaient occupées par les soldats et à chaque instant on entendait les tambours et les clairons des troupes qui défilaient pour aller occuper des positions. Ainsi, à partir du boulevard des Filles-du-Calvaire, je marchai en avant d'une brigade d'infanterie qui venait s'établir sur la place de la Bastille. Devant ces troupes, les groupes qui occupaient les boulevards se dispersaient et rentraient dans les rues latérales.
Dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, l'animation me parut plus grande: des rassemblements d'ouvriers encombraient les trottoirs et ne paraissaient pas disposés à entrer dans les ateliers; des individus vêtus en bourgeois allaient de groupes en groupes et paraissaient les haranguer. En passant je m'arrêtai.
—Voulez-vous donc laisser rétablir l'empire? dit l'un de ces individus.
—Napoléon est mort, répliqua un ouvrier.
—Pourquoi nous avez-vous désarmés aux jours de juin? dit un autre avec colère.
—On rétablit le suffrage universel, dit un troisième.
Mais à ce moment il se fit un bruit du côté de la Bastille, qui interrompit ce colloque; des omnibus, escortés par quelques lanciers, remontaient la rue.
—Les représentants qu'on emmène à Vincennes, cria une voix.
Les groupes s'agitèrent, un mouvement général se produisit, quelques voix crièrent: «Délivrons-les,» et l'on vit quelques hommes courir à la tête des chevaux.
Le convoi s'arrêta; que se passa-t-il alors, je ne le sais pas précisément, car je n'entendis pas ce qui se dit; je vis seulement qu'un colloque rapide s'engagea entre ceux qui avaient arrêté les omnibus et ceux qui se trouvaient dans ces omnibus. Puis, après un court moment d'attente, les voitures se mirent en route.
—Ils ne veulent pas être délivrés, cria une voix.
Alors des rires éclatèrent dans la foule se mêlant à des huées, et le souvenir du mot que j'avais entendu la veille en regardant défiler ces représentants me revint à la mémoire: «Tout ça, c'est pour la farce.»
Je continuai mon chemin jusqu'à la rue de Reuilly, étrangement impressionné.
—Je t'attendais, dit M. de Planfoy en me voyant entrer, je parie que tu n'as pas trouvé ceux que tu cherchais et que tu viens me demander de garder les papiers que tu n'as pu remettre toi-même.
Je lui racontai mes visites aux Champs-Élysées.
—Tu vois que je ne me trompais pas, dit-il en souriant tristement; si tu avais eu mon expérience des choses et des hommes, tu serais parti hier soir et tu n'aurais point répété ces visites inutiles. Les gens en évidence qui couchent chez eux en temps de révolution sont des braves, et dans le monde politique les braves sont rares. Hier, après t'avoir quitté, j'ai vu un personnage de ce monde qui le matin, en apprenant l'arrestation bien réussie des députés, a accepté de faire partie du gouvernement; à une heure, quand il a su que les représentants réunis à la mairie du dixième organisaient la résistance, il a fait dire qu'il refusait; à quatre heures, quand les représentants ont été coffrés à la caserne du quai d'Orsay, il a accepté. Le tien appartient à cette variété, seulement, plus habile, il se cache et ne rend point publiques ses hésitations: il aura toujours été de coeur avec le parti qui finalement triomphera, empêché seulement par des circonstances indépendantes de sa volonté de manifester hautement ses opinions et ses désirs. Donne ton paquet; je le lui porterai. Quel malheur que ces papiers ne m'appartiennent pas! je m'en servirais pour lui faire une belle peur.
Je tendais mon paquet; en entendant ces mots, je retirai ma main.
—Ne crains rien, dit M. de Planfoy, la volonté de ton père sera sacrée pour moi comme elle l'est pour toi; je ne voudrais pas plaisanter avec son souvenir, si justifiable que fût la plaisanterie. Tu pars donc?
—Dans une heure.
—Eh bien! je vais te conduire quelques pas.
Il était en vareuse du matin, avec un foulard au cou; il se coiffa d'un mauvais chapeau de jardin et m'ouvrit la porte.
Au moment où nous sortions, madame de Planfoy parut.
—Est-ce que vous sortez? dit-elle à son mari.
—Je vais conduire Guillaume jusqu'au bout de la rue.
—Soyez prudent, je vous en prie.
Je la rassurai, et pour lui prouver qu'il n'y avait aucun danger, je lui racontai ce qui venait de se passer dans la rue du Faubourg, quand on avait voulu délivrer les représentants.
Mais elle secoua la tête et réitéra à M. de Planfoy ses recommandations.
—Je reviens tout de suite.
Nous avions fait à peine quelques pas dans la rue de Reuilly, quand nous entendîmes une clameur derrière nous, c'est-à-dire vers la rue du Faubourg-Saint-Antoine; en nous retournant, nous aperçûmes des hommes qui couraient.
—Je ne suis pas aussi assuré que toi, qu'il ne se passera rien de grave aujourd'hui, me dit M. de Planfoy; il y a eu toute la nuit des allées et venues dans le faubourg, et bien certainement on a dû essayer d'organiser une résistance; les révolutions populaires ne s'improvisent pas, il leur faut plusieurs jours, trois jours généralement, pour mettre leurs combattants sur pied. Nous ne sommes qu'au deuxième jour.
Pendant qu'il me parlait ainsi, nous étions revenus en arrière: nous eûmes alors l'explication du tumulte que nous avions entendu.
Une barricade était commencée au coin des rues Cotte et Sainte-Marguerite, et des représentants ceints de leur écharpe parcouraient la rue du Faubourg-Saint-Antoine en criant: «Aux armes! vive la République!»
Cette barricade n'avait aucune solidité; elle était formée d'un omnibus renversé et de deux charrettes, et c'était à peine si elle obstruait le milieu de la chaussée, assez large en cet endroit.
Les défenseurs qui devaient combattre derrière ce mauvais abri n'étaient pas non plus bien redoutables: c'était à peine s'ils atteignaient le nombre d'une centaine, et encore, dans cette centaine, en voyait-on plusieurs qui ne paraissaient guère résolus, allant de çà de là, causant, s'arrêtant, regardant au loin, tantôt du côté de la Bastille, tantôt du côté de la barrière du Trône, comme s'ils avaient d'autres préoccupations que de se battre.
Au coin de chaque rue, des rassemblements assez compactes commençaient à se masser; mais ils étaient composés de curieux et d'indifférents.
Je n'avais jamais vu de révolution; en 1830, j'étais enfant, et, en 1848, j'étais en Afrique; je fus surpris de ce calme apathique, et il me sembla que les représentants et ceux qui les accompagnaient en criant: «Aux armes!» s'adressaient à des sourds; ils criaient dans le vide, leurs voix n'éveillaient aucun écho.
Parmi ces représentants se trouvait celui que nous avions vu la veille sur la place de la Bastille et qui avait voulu entraîner le peuple.
M. de Planfoy l'aborda.
—Eh bien, dit-il, vous organisez la résistance?
—Nous la tentons.
—Serez-vous soutenus?
—Vous voyez l'inertie du peuple. Nous espérons le galvaniser, car nous ne comptons plus que sur lui.
—Il paraît bien froid.
—Il est trompé. Depuis quelques mois il est travaillé par les meneurs de l'Élysée, et en rétablissant le suffrage universel on nous enlève notre force. D'autres raisons encore le retiennent. Cette nuit nous avons eu une réunion à laquelle nous avions convoqué les chefs des associations ouvrières. Nous leur avons expliqué qu'il fallait organiser un centre de résistance; que dans ce centre tous les représentants restés libres viendraient se placer au milieu du peuple, et alors la lutte pourrait commencer avec des chances sérieuses. Savez-vous ce qu'ils nous ont répondu! Le chef de ces associations, leur délégué plutôt, s'est avancé et d'une voix honteuse:—«Nous ne pouvons vous promettre notre appui, a-t-il dit, nous avons des commandes.»
—Et, malgré cela, vous entreprenez la lutte?
—Nous le devons.
Ému à la pensée que ces braves allaient se faire massacrer, je voulus expliquer à ce représentant que la place de leur barricade était mal choisie, et qu'ils ne pouvaient se défendre. En quelques mots, je lui expliquai les raisons stratégiques qui devaient faire abandonner cette position.
—Il ne s'agit pas de stratégie, dit-il tristement; il s'agit d'un devoir à accomplir; il s'agit de verser son sang pour la justice, et, pour cela, toute place est bonne.
Puis serrant la main de M. de Planfoy il rejoignit les autres représentants qui allaient et venaient, s'adressant aux ouvriers groupés sur les trottoirs et s'efforçant d'allumer en eux une étincelle.
—Voilà un brave, dit M. de Planfoy, et s'il s'en trouve beaucoup comme lui, tout n'est pas fini.
XXV
J'avais lu bien des récits d'insurrection, et ce qui se passait devant mes yeux déroutait absolument les leçons que je tenais de la tradition. Pour moi une insurrection était quelque chose d'irrésistible; c'était une explosion populaire, une éruption de pavés; une barricade dans une rue, toutes les rues devaient s'emplir de barricades.
C'était au moins ce que j'avais lu dans les livres et dans les journaux, mais la réalité ne ressemblait pas aux récits des livres.
La barricade élevée au coin de la rue Sainte-Marguerite n'en avait point fait jaillir d'autres; on parlait, il est vrai, d'une barricade qui s'élevait dans le faubourg du côté de la barrière du Trône, mais cela ne paraissait pas sérieux. Ce qu'il y avait de certain et de visible, c'était qu'autour de ce chétif barrage improvisé tant bien que mal dans la rue, une centaine d'hommes s'agitaient comme des comédiens devant des spectateurs qui n'ont point à se mêler à l'action.
Ce qui rendait cette impression plus saisissante encore, c'était d'entendre les propos de ces spectateurs.
—Ça une barricade, disait une vieille femme que j'avais à ma droite, si ça ne fait pas suer!
Et, de son aiguille à tricoter, elle montrait l'omnibus, en haussant les épaules.
Vêtue d'une camisole d'indienne, coiffée d'une marmotte, chaussée de savates éculées, avec cela des cheveux gris ébouriffés, de la barbe au menton, le nez barbouillé de tabac, la voix cassée, c'était le type de la terrible tricoteuse d'autrefois.
—Une barricade, répliqua son interlocuteur, c'était celle de juin.
Celui-là était un ouvrier de quarante-cinq à quarante-huit ans, que la sciure du bois d'acajou avait teint en rouge.
—Elle arrivait au troisième étage des maisons et elle barrait l'entrée des trois rues du faubourg; c'était de l'ouvrage propre; ça avait été fait avec amour; mais le peuple en était.
—Ah! voilà.
—Aujourd'hui c'est des bourgeois, et les bourgeois ça n'est bon à rien par eux-mêmes, ça ne sait que faire travailler les autres.
—Oui, mais il faut que les autres veuillent travailler.
—Et au jour d'aujourd'hui, ils ne veulent pas.
—Le faubourg n'a pas oublié les journées de juin.
—Ça n'empêche pas que ça va être drôle quand la ligne va arriver.
—Faut voir ça.
—Hé allez donc.
—Où qu'elle est la ligne?
—Sur la place.
—Elle va arriver?
—Pas encore; nous avons le temps de prendre un mêlé.
—C'est moi qui vous l'offre, madame Isidore.
Cependant, on avait travaillé à consolider la barricade, mais sans entrain; les gamins eux-mêmes faisaient défaut, et les quelques moellons qui avaient été apportés pour appuyer les voitures ne pouvaient pas être d'un grand secours.
Ce qu'il y avait de lamentable, c'était de voir d'un côté les efforts des représentants pour entraîner le peuple à la résistance, et de l'autre l'inertie de ce peuple. Ils allaient de groupe en groupe, d'homme en homme, et de loin on les voyait parler et gesticuler.
A mesure qu'ils passaient devant nous, M. de Planfoy me les désignait et me nommait ceux qu'il connaissait: Bastide, l'ancien ministre des affaires étrangères; Charamaule, l'ancien député; Schoelcher, Alphonse Esquiros, Baudin, de Flotte, Bruckner, Versigny, Dulac, Malardier, Bourzat, et d'autres dont je n'ai pas retenu les noms.
Je n'avais pas encore vu d'armes aux mains de ceux qui se préparaient à combattre; bientôt on apporta quelques fusils avec quelques cartouches et j'entendis dire que les postes du Marché-Noir et de la rue de Montreuil s'étaient laissé désarmer sans faire résistance.
J'aurais cru qu'un pareil fait, connu dans la foule, devait produire un certain entraînement; mais il n'en fut rien et on eut grand'peine à trouver des combattants pour les vingt fusils qui avaient été apportés.
Et, comme le représentant Baudin tendait un de ces fusils à un ouvrier qui se tenait sur le trottoir les mains dans ses poches, celui-ci haussa les épaules et dit nonchalamment:
—Plus souvent que je vas me faire tuer pour vous garder vos vingt-cinq francs.
—Eh bien! restez là, dit Baudin sans colère et avec un sourire désolé, vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs.
Depuis quelques instants, j'étais sous la poids d'une émotion étouffante: l'héroïsme de cette folie me gagnait. Ce mot m'entraîna, j'étendis la main pour prendre le fusil que l'ouvrier n'avait pas voulu, mais M. de Planfoy me retint.
—Tu n'es pas républicain, me dit-il à mi-voix.
—C'est pour la justice et l'honneur que ces gens-là vont se battre.
—Tu es soldat; vas-tu tirer sur tes camarades? as-tu envoyé ta démission à ton colonel?
Pendant cette discussion, le fusil avait été pris; je ne répliquai point à M. de Planfoy; nos esprits n'étaient point en disposition de s'entendre.
D'ailleurs il s'était fait du côté de la Bastille un bruit qui commandait l'attention: la troupe approchait.
Il y eut alors dans la foule un mouvement de retraite rapide qui en tout autre moment m'eût fait bien rire: en quelques secondes la rue encombrée se vida, les portes et les volets se fermèrent, mais comme la curiosité ne perd jamais ses droits, des têtes apparurent aux fenêtres se penchant prudemment pour jouir, sans trop s'exposer, du spectacle de la rue. En voyant venir la troupe, les représentants s'étaient rapprochés de la barricade, et M. de Planfoy et moi nous nous étions collés contre les maisons.
—Eh bien, Schoelcher, dit Bastide à son ami en lui montrant les soldats qui avançaient rapidement, qu'est-ce que tu penses de l'abolition de la peine de mort?
Schoelcher, soit qu'il n'eût point entendu, soit qu'il fût trop préoccupé pour répliquer à cette plaisanterie, ne répondit pas et monta vivement sur la barricade, suivi de cinq ou six autres représentants.
L'instant était solennel; la troupe n'était plus qu'à une courte distance de la barricade: elle se composait de trois compagnies d'infanterie et elle occupait toute la largeur de la chaussée. D'un côté, une forêt de baïonnettes; de l'autre, vingt combattants attendant la mort silencieusement derrière ce mauvais abri.
Si la place était dangereuse pour eux, elle l'était aussi pour nous; mais nous étions trop fortement émus pour penser à cela, et j'étais immobile comme si mes pieds eussent été fixés au sol.
—Ne tirez pas, dirent les représentants en s'adressant aux défenseurs de la barricade, nous allons parler aux soldats.
En effet, ils descendirent de dessus la barricade et s'avancèrent au-devant de la troupe. Dans ma vie de soldat, j'ai été témoin de bien des actes de calme et de courage, mais je n'ai jamais rien vu de plus imposant que ces sept hommes s'avançant sur une même ligne, lentement, sans armes dans la main, n'ayant pour les protéger que leur écharpe de représentants déployée sur leur poitrine.
Les soldats qui marchaient au pas accéléré s'arrêtèrent d'eux-mêmes, instinctivement, sans qu'il eût été fait de commandement: un capitaine était à leur tête.
—Écoutez-nous, dit un des représentants, nous sommes représentants du peuple et nous défendons la loi, rangez-vous de notre côté.
—Taisez-vous, dit le capitaine, je ne peux pas vous entendre; j'ai reçu des ordres que je dois exécuter.
—Vous violez la loi.
—Je ne connais que mes ordres: dispersez-vous.
—Vous ne passerez pas.
—Ne m'obligez pas à commander le feu; retirez-vous!
—Vive la République! vive la Constitution!
—Mais retirez-vous donc! s'écria le capitaine d'une voix forte; vous voyez bien que vous n'êtes pas soutenus.
Puis, se tournant vers ses soldats:
—Apprêtez armes!
A ce commandement les représentants ne reculèrent point et tous ensemble poussèrent de nouveau le cri de «Vive la République.»
Les soldats se mirent en marche et arrivèrent sur les représentants qu'ils poussèrent devant eux en les bousculant.
Ceux-ci voulurent résister et faire une barricade de leurs corps, pour empêcher les soldats d'aller plus loin.
Mais ils n'étaient que sept au milieu de cette large chaussée; que pouvaient-ils contre cette troupe qui les enveloppait et les débordait?
Ils furent poussés jusqu'au pied de la barricade, tentant toujours avec leurs mains portées en avant de s'opposer à cet envahissement.
Quelques soldats abaissèrent leurs armes, et l'un des représentants fut couché en joue: la pointe de la baïonnette était contre sa poitrine. Il mit la main sur son écharpe, et d'une voix vibrante, il dit:
—Tire donc, cochon, si tu l'oses!
Le soldat releva son fusil et le coup partit en l'air.
Mais un des défenseurs de la barricade, n'ayant pas vu, au milieu du tumulte et de la bagarre, ce qui se passait, crut qu'on avait tiré sur les représentants et il déchargea son arme sur la troupe. Un soldat tomba.
Alors, tous les fusils du premier rang s'abaissèrent avec ensemble, et sans que le commandement de faire feu eût été donné, une décharge générale se fit entendre.
Un représentant était resté sur la barricade, Baudin; il fut renversé par cette décharge, et un jeune homme qui se tenait à ses côtés tomba avec lui.
En moins d'une seconde la barricade fut escaladée par les soldats, et ses défenseurs se dispersèrent.
Dans la bagarre je fus séparé de M. de Planfoy et entraîné jusqu'à la rue Cotte; un coup de baïonnette m'effleura le bras et mon habit fut troué.
Ne trouvant pas de résistance sérieuse, la troupe ne fit pas d'autre décharge, et rapidement divisée, elle se lança à la poursuite des républicains dans les rues Cotte et Sainte-Marguerite pour les empêcher de se reformer.
J'avais trouvé un abri dans l'allée d'une maison dont la porte était restée ouverte; quand les soldats eurent défilé, je revins sur le lieu de la lutte pour chercher M. de Planfoy.
Avait-il été atteint dans la décharge? La barricade avait été si rapidement enlevée, et les soldats nous étaient tombés si brusquement sur le dos, que je n'avais rien pu distinguer; j'avais été entraîné par une avalanche et j'avais eu assez affaire de me garer des coups de baïonnette.
Les soldats étaient occupés à relever le cadavre du représentant Baudin; l'autre victime, qui était tombée avec lui, avait déjà disparu.
Qu'était devenu M. de Planfoy?
Avait-il été entraîné par les soldats?
Avait-il pu gagner la rue de Reuilly et rentrer chez lui?
Je restai un moment hésitant et perplexe; puis je me décidai à aller rue de Reuilly; je ne pouvais pas rester dans l'incertitude. Si M. de Planfoy n'était pas chez lui, je devais le chercher et le trouver.
Mon départ serait une fois encore retardé, je ne pouvais pas abandonner M. de Planfoy. S'il avait été arrêté, sa situation devenait des plus graves, car au moment où je lui avais donné mes papiers, il les avait mis dans la poche de sa vareuse; et ces papiers trouvés sur lui pouvaient le compromettre sérieusement.
XXVI
J'avais à peine frappé à la porte de la rue de Reuilly qu'elle s'ouvrit devant moi.
—Ce n'est pas monsieur, cria la domestique qui m'avait ouvert.
—Mon mari? où est mon mari? s'écria vivement madame de Planfoy.
Dans mon trouble, je n'avais eu souci que de mon inquiétude; je n'avais point pensé à celle que j'allais allumer dans cette maison.
—Mon mari, mon mari, répéta madame de Planfoy.
Il fallait répondre. J'expliquai comment nous avions été séparés et comment, ne le retrouvant pas, j'avais cru qu'il était rentré chez lui. Ces explications, par malheur, n'étaient pas de nature à calmer l'angoisse de madame de Planfoy; je ne le comprenais que trop à mesure que j'entassais paroles sur paroles.
—Il sera revenu à la barricade, dis-je enfin; je vais y retourner, le retrouver et le ramener.
—Je vais avec vous, dit-elle.
Mais ses enfants se pendirent après elle, et je parvins, grâce à leur aide, à l'empêcher de sortir; je lui promis de ne pas prendre une minute de repos avant d'avoir retrouvé son mari, et je partis.
Dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, je retrouvai les représentants qui avaient été au-devant des soldats: ceux-ci les ayant débordés, les avaient laissés derrière eux; et les représentants, sans perdre courage, parcouraient le faubourg, en appelant le peuple aux armes. Mais leur voix se perdait dans le vide; on les saluait en mettant la tête à la fenêtre, on criait quelquefois: Vive la République! mais on ne descendait pas dans la rue pour les suivre et recommencer le combat.
Après le départ des soldats, les curieux qui s'étaient sauvés un peu partout étaient revenus aux abords de la barricade. Ce fut en vain que je cherchai M. de Planfoy dans ces groupes; je ne le vis nulle part. En allant et venant, j'entendais raconter la mort du représentant Baudin, et cette mort, au lieu de produire l'intimidation, provoquait l'exaspération. Ceux qui n'avaient pas voulu se joindre à lui exaltaient maintenant son courage: mutuellement, on s'accusait de l'avoir laissé tuer sans le soutenir. J'interrogeai deux ou trois de ceux qui disaient avoir tout vu, mais on ne put pas me parler de M. de Planfoy. Enfin, je trouvai un gamin de dix ou onze ans qui répondit à mes questions.
—Un vieux en chapeau de paille, hein! Oh! le bon chapeau; le soleil ne le brûlera pas maintenant, il a eu trop de précaution, il est à l'ombre: les soldats l'ont emmené.
—Où?
—Peux pas savoir; quand les soldats ont escaladé la barricade en allongeant des coups de baïonnette à droite et à gauche, le vieux au chapeau s'est fâché: «Vous voyez bien que cet homme ne se défend pas!» qu'il a dit aux troupiers. Mais les troupiers n'étaient pas en disposition de rire; ils ont empoigné le vieux, ils l'ont bousculé, et, comme il se défendait, il l'ont emmené.
—Où l'ont-ils emmené?
—Au poste, bien sûr.
—A quel poste?
—Est-ce que je sais? mais, pour sûr, ce n'est pas au poste de la rue Sainte-Marguerite, parce que les soldats ont filé. Quand ils ne sont pas les plus forts, ils déménagent; quand ils sont en force, ils reviennent et ils cognent.
—Enfin, de quel côté se sont-ils dirigés?
—Je n'ai pas vu; vous savez, dans la bagarre, chacun pour soi; et puis les soldats avaient sauté sur le représentant pour l'emporter, de peur qu'on ne promène son cadavre, et là, vous comprenez, c'était plus drôle que de suivre le vieux au chapeau. Il avait trois trous à la tête, les os étaient cassés, la cervelle sortait.
Pendant que le gamin, tout fier de ce qu'il avait vu, me racontait comment on avait enlevé le cadavre du malheureux représentant, j'écrivais deux lignes à madame de Planfoy pour la prévenir que je me mettais à la recherche de son mari.
—Veux-tu gagner vingt sous? dis-je au gamin.
—S'il faut crier: Vive l'empereur!
—Il faut porter ce papier rue de Reuilly, à deux pas d'ici, et raconter comment tu as vu arrêter le vieux monsieur.
—Ça va, si vous payez d'avance.
Au moment où je lui remettais ses vingt sous, nous vîmes arriver deux obusiers.
—Des canons, dit mon gamin, je ne peux pas faire votre course; ça va chauffer, faut voir ça.
Je ne pus le décider qu'en changeant la pièce de vingt sous en une pièce de cinq francs.
—Je ne veux pas vous voler votre argent, je vous préviens donc que je ne tirerai pas mon histoire en longueur.
Et il partit en courant.
C'était quelque chose de savoir que M. de Planfoy avait été arrêté, mais ce n'était pas tout, il fallait apprendre maintenant où il avait été conduit et le faire mettre en liberté.
Les soldats qui avaient pris la barricade appartenaient à la brigade qui occupait la place de la Bastille; si, par hasard, je connaissais des officiers dans les régiments qui formaient cette brigade, je pourrais, par leur entremise, faire relâcher M. de Planfoy.
Je me dirigeai donc rapidement vers la Bastille; au carrefour de la rue de Charonne, je trouvai deux obusiers pointés pour que l'un enfilât la rue de Charonne et l'autre la rue du Faubourg-Saint-Antoine; les artilleurs, prêts à manoeuvrer leurs pièces, étaient soutenus par une compagnie du 44e de ligne.
On ne me barra pas le passage et je pus arriver jusqu'à la place de la Bastille, qui était occupée militairement avec toutes les précautions en usage dans une ville prise d'assaut: des pièces étaient pointées dans diverses directions, commandant les grandes voies de communication; toutes les maisons placées avantageusement pour pouvoir tirer étaient pleines de soldats postés aux fenêtres; sur la place, le long du canal, sur le boulevard, les troupes étaient massées. L'aspect de ces forces ainsi disposées était fait pour inspirer la terreur à ceux qui voudraient se soulever: on sentait qu'à la première tentative de soulèvement tout serait impitoyablement balayé; une demi-section du génie était là pour dire que, s'il le fallait, on cheminerait à travers les maisons, et que la hache et la mine achèveraient ce que le canon aurait commencé.
Les Parisiens, et surtout les Parisiens des faubourgs, ont maintenant assez l'expérience de la guerre des rues pour comprendre que, dans ces conditions, s'ils se soulèvent, ils seront broyés. Aussi faut-il peut-être expliquer, par ces réflexions que chacun peut faire, l'inertie du peuple; s'il y a apathie et indifférence dans le grand nombre, il doit y avoir aussi, chez quelques-uns, le sentiment de l'impossibilité et de l'impuissance. A quoi bon se faire tuer inutilement? les vrais martyrs sont rares, et ceux qui veulent bien risquer la lutte veulent généralement s'exposer en vue d'un succès probable et pour un but déterminé: mourir pour le succès est une chose, mourir pour le devoir en est une autre, et celle-là ne fera jamais de nombreuses victimes. C'est là, selon moi, ce qui rend admirable la conduite de ces représentants qui veulent soulever le faubourg: ils n'ont pas l'espérance, ils n'ont que la foi.
Si ces Parisiens dont je parle avaient pu entendre les propos des soldats, ils auraient compris mieux encore combien la répression serait terrible, s'il y avait insurrection.
Tous ceux qui connaissent les soldats et qui ont assisté à une affaire, savent que bien rarement les hommes sont excités avant le combat, c'est pendant la lutte, c'est quand on a eu des amis frappés près de soi, c'est quand la poudre a parlé que la colère et l'exaltation nous enflamment. Dans les troupes de l'armée de Paris, il en est autrement: avant l'engagement, ces troupes sont animées des passions brutales de la guerre; les fusils brûlent les doigts, ils ne demandent qu'à partir.
—Les lâches! disent les soldats en montrant le poing aux ouvriers qui les regardent, ils ne bougeront donc pas, qu'on cogne un peu.
Qui les a excités ainsi? Est-ce le souvenir de la bataille de Juin encore vivace en eux? Il me semble que Juin 1848 est bien loin, et la rancune ordinairement n'enfonce pas de pareilles racines dans le coeur français.
Un mot que j'ai entendu pourrait peut-être répondre à cette question.
Pendant que je tourne autour des troupes cherchant un visage ami, un régiment de cuirassiers arrive sur la place.
—Qu'est-ce qu'ils viennent encore faire ceux-là? dit un soldat, il n'y en a que pour eux; tandis que nous n'avons eu que du veau, ils ont eu de l'oie et du poulet.
Mais je n'étais pas là pour ramasser des mots, si caractéristiques qu'ils pussent être, et ne trouvant personne de connaissance dans ces régiments, je m'adressai au premier officier qui voulut bien se laisser aborder.
Si j'avais été en uniforme rien n'eût été plus facile, on m'eût écouté et on m'eût répondu; mais j'étais en costume civil, et c'était ce jour-là une mauvaise recommandation auprès des soldats, qui me repoussaient et ne voulaient même pas entendre mon premier mot.
Enfin, mon ruban rouge, ma moustache et ma tournure militaire attirèrent l'attention d'un lieutenant qui voulut bien m'écouter. Je lui expliquai ce que je désirais en lui disant qui j'étais.
—C'est une compagnie du 19e qui a été engagée; il faudrait voir le colonel du 19e ou bien le général.
—Et où est le général?
—Je crois qu'il est au carrefour de Montreuil, à moins qu'il ne soit au pont d'Austerlitz. Le plus sûr est de l'attendre ici; il reviendra d'un moment à l'autre.
C'était évidemment ce qu'il y avait de mieux à faire pour aborder le général; mais, en attendant, l'angoisse de madame de Planfoy s'accroissait; je ne pouvais donc attendre.
Ce fut ce que j'expliquai à mon lieutenant, en lui demandant de me donner un sergent pour me conduire au pont d'Austerlitz ou au carrefour de Montreuil. Mais cela n'était pas possible: un soldat seul au milieu du faubourg pouvait être désarmé et massacré.
—Attendez un peu, me dit mon lieutenant, l'agitation se calme, la mort du représentant aura produit le meilleur effet; ils ont peur, ils ne bougeront pas.
Sur ce mot je le quittai et me rendis au carrefour de Montreuil. Après dix tentatives, je parvins à approcher, non le général, mais un officier de son état-major, et je lui répétai mes explications et mes prières.
Mais, malgré toute la complaisance de cet officier, et elle fut grande, quand il sut qu'il parlait à un camarade, il lui fut impossible de me renseigner. Il n'avait point été fait de prisonniers par la troupe, ou, s'il en avait été fait, ils avaient été immédiatement remis à la police. C'était à la police qu'il fallait s'adresser.
Où trouver la police? Cette question est facile à résoudre en temps ordinaire, mais en temps d'émeute il en est autrement. La police devient invisible. Les quelques agents que je pus interroger ne savaient rien de précis; seulement ils affirmaient que si on avait fait des prisonniers dans le faubourg, on avait dû, par suite de l'abandon des postes, les conduire à Vincennes.
Je partis pour Vincennes, où j'avais la chance de connaître un officier.
Mais Vincennes était en émoi; on venait de recevoir les représentants arrêtés, et l'on ne savait où les loger. Mon ami, chargé de ce soin, perdait la tête; il se voyait obligé de laisser ces prisonniers en contact avec les troupes et les ouvriers civils employés dans le fort, et il trouvait ce rapprochement impolitique et dangereux: en tous cas il n'avait pas reçu M. de Planfoy.
Le temps s'écoulait, et je tournais dans un cercle sans avancer. Je pensai alors à m'adresser à Poirier, et je partis pour l'Élysée. Si je n'avais pas voulu de sa protection pour ma fortune, je n'avais aucune répugnance à la réclamer pour sauver un ami. Puisqu'il était un des bras du coup d'État, il aurait ce bras assez long sans doute pour me rendre M. de Planfoy.
XXVII
Je marchais depuis six heures du matin sans m'être arrêté pour ainsi dire, et je commençais à sentir la fatigue; mais une affiche que je lus aux abords de l'Hôtel de ville me donna des jambes.
Quelques curieux rassemblés devant cette affiche, qui venait d'être collée sur la muraille, poussaient des exclamations de colère et d'indignation.
Je m'approchai et je lus cette affiche. Elle avertissait les habitants de Paris qu'en vertu de l'état de siége le ministre de la guerre décrétait que «tout individu pris construisant ou défendant une barricade ou les armes à la main serait fusillé.» Cela était signé Saint-Arnaud et était accompagné de considérations doucereuses pour rassurer les bons citoyens. C'était au nom de la société et de la famille menacées qu'on fusillerait ces ennemis de l'ordre «qui ne combattaient pas contre le gouvernement, mais qui voulaient le pillage et la destruction.»
Je savais Saint-Arnaud capable de bien des choses, mais je n'aurais jamais supposé qu'un militaire français pût mettre son nom au-dessous d'une pareille infamie; jamais je n'aurais cru qu'un homme qui avait l'honneur de tenir une épée décréterait, en vertu d'une loi qui n'avait jamais existé, qu'on ne ferait pas de prisonniers et qu'on fusillerait ses ennemis désarmés. Les hommes du coup d'État avaient eu la main heureuse: ils avaient trouvé le ministre qu'il fallait à leurs desseins.
Se trouverait-il dans l'armée un officier pour mettre à exécution un ordre aussi féroce? Deux jours avant le coup d'État je me serais fâché contre celui qui m'eût posé cette question; mais ce que j'avais vu avait porté une rude atteinte à mes croyances.
Le pauvre M. de Planfoy avait été précisément pris derrière une barricade, et peut-être l'avait-on déjà fusillé. Il n'y avait pas un instant à perdre.
Mais je ne pouvais aller aussi vite que j'aurais voulu. Je n'avais pas pu passer par l'Hôtel du ville à cause des troupes, et j'avais dû remonter jusqu'à la rue Rambuteau par la rue Vieille-du-Temple. Dans ces quartiers l'émotion et l'agitation étaient grandes. La mort de Baudin n'avait pas produit «le meilleur effet,» selon le mot de mon lieutenant, et la proclamation de Saint-Arnaud achevait ce que le récit de cette mort avait commencé: on se révoltait, et de la conscience où il avait jusque-là grondé, ce mot passait dans l'action.
On croisait des groupes d'hommes en armes, et sur les affiches de la préfecture de police on en collait d'autres qui appelaient le peuple à la résistance.
Dans la rue Rambuteau, aux jonctions de la rue Saint-Martin, de la rue Saint-Denis, on élevait des barricades, et en arrivant aux halles, je vis un gamin qui, monté sur une brouette, lisait tout haut la féroce proclamation de Saint-Arnaud. Près de lui sept ou huit hommes s'occupaient à dépaver la rue.
—Ne faites donc pas tant de bruit, cria le gamin en arrêtant sa lecture, ça vous empêche d'entendre le prix qu'on vous payera pour votre travail.
Et reprenant d'une voix perçante, en détachant ses mots comme un crieur public, il lut:
«Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé.»
—Pas de difficultés pour le prix, n'est-ce pas? dit-il en riant, on sera fusillé, pas de pourboire.
Un éclat de rire accueillit cette plaisanterie. Le gamin continua, lisant toujours:
«Restez calmes, habitants de Paris. Ne gênez pas les mouvements des braves soldats qui vous protégent de leurs baïonnettes....» En attendant qu'ils vous les enfoncent dans le ventre ou dans le dos, au gré des amateurs.
Arrivé rue Royale, je montai chez Poirier: il n'était pas chez lui, et depuis deux nuits il couchait à l'Élysée. C'était ce que j'avais prévu, je ne fus pas désappointé. Seulement, comme je pouvais très-bien être repoussé de l'Élysée, je demandai au valet de chambre de Poirier de m'accompagner.
—Vous savez que je suis l'ami de votre maître, lui dis-je, conduisez-moi à l'Élysée, il s'agit d'une affaire de la plus haute importance.
—Les rues ne sont pas sûres pour les honnêtes gens.
Ce mot dans une pareille bouche m'eût fait rire si j'avais eu le coeur à la gaieté. Je parvins à le décider à sortir, et à l'Élysée, devant le domestique du capitaine Poirier, les portes s'ouvrirent qui seraient restées closes pour le capitaine de Saint-Nérée.
Mais Poirier n'était pas à l'Élysée, on ne savait quand il rentrerait, peut-être d'un instant à l'autre, peut-être dans une heure, seulement on était certain qu'il rentrerait. Il était mon unique ressource. Je demandai à l'attendre, et la toute-puissante protection de son valet de chambre me fit introduire dans un petit salon où l'on me laissa seul.
A me trouver dans ce palais d'où étaient partis les ordres qui mettaient en ce moment la France à feu et à sang, j'éprouvai une impression indéfinissable. Tout était calme, silencieux, et l'on pouvait se croire dans l'hôtel le plus honnête de Paris. A quelques centaines de pas cependant le sang coulait pour l'ambition de celui qui jouissait de ce calme: il avait choisi ses instruments, et maintenant il attendait plus ou moins tranquillement le résultat du coup qu'il avait joué; s'il gagnait, l'empire; s'il perdait, l'exil, d'où il était venu et où il retournerait.
Je fus distrait de ces réflexions par une conversation qui s'engagea dans l'antichambre: soit que mon attitude silencieuse eût fait oublier ma présence dans le salon, soit que celui qui m'avait introduit ne fût pas avec les interlocuteurs pour leur rappeler que par la porte ouverte je pouvais entendre ce qui se disait, on causait librement.
—Eh bien, comment ça va-t-il?
—Mieux qu'hier. Il y a eu un moment dur à passer. Ç'a été le matin quand la cavalerie n'est pas arrivée. Il paraît que la cavalerie de Versailles et de Saint-Germain a été prévenue en retard, et au lieu d'arriver au petit jour comme c'était convenu, elle n'a commencé à paraître qu'à midi. On a cru qu'elle ne voulait pas appuyer le prince, et les heures ont été longues. Il y en a plus d'un ici qui a pensé à prendre ses précautions.
—Dame! ça pouvait mal tourner si la cavalerie refusait son appui.
—Pour moi, vous pensez bien que je n'ai pas attendu pour mettre à l'abri ce qui m'appartient; je n'ai ici que l'habit que je porte sur le dos; le reste est chez ma famille.
—Quand on a vu des révolutions!
—Le fait est que celle-là n'est pas la première, mais elle me paraît maintenant bien marcher. Hier, il n'est venu personne en visite. On attendait beaucoup de monde; personne n'est venu; on aurait dit qu'il y avait un mort dans la maison; on parlait bas, on regardait autour de soi. Mais aujourd'hui il est venu des personnages qui n'avaient jamais paru ici.
—C'est bon signe.
—Et puis il paraît qu'on commence à faire des barricades.
—Eh bien, alors?
—Si les bourgeois n'ont pas peur, ils crieront; et si la troupe n'a rien à faire, elle ne sera pas contente. Il faut donc des barricades.
—Je comprends ça. Mais quand les barricades commencent, on ne peut pas savoir où et comment elles finiront.
—On n'en laissera faire que juste ce qu'il faudra.
Un nouvel arrivant interrompit ce colloque, et je retombai dans mes réflexions.
Je passai là deux heures dans une angoisse mortelle. Enfin Poirier arriva. Dès qu'il me reconnut, il vint à moi, souriant et les mains tendues.
—Vous voulez que je vous présente au prince? dit-il.
—Vous me mépriseriez si j'avais attendu l'heure du succès pour me décider à pareille démarche.
—Je ne méprise que les imbéciles, et cette démarche serait d'un homme intelligent et pratique; j'aime beaucoup les gens pratiques. Enfin, puisque ce n'est pas de cela qu'il s'agit, que puis-je pour vous?
Je lui expliquai le service que j'attendais de sa toute-puissance.
—Si votre ami n'est pas déjà fusillé, ce que vous demandez est, je crois, assez facile. Il faut s'adresser au préfet de police pour le faire relâcher.
—Ne pouvez-vous pas demander sa liberté au préfet de police?
—Assurément je le peux et il ne me la refusera pas. Seulement je ne peux pas le faire tout de suite, car je suis chargé par le prince d'une mission qui ne souffre pas de retard.
—La mise en liberté de M. de Planfoy ne souffre pas de retard non plus; pendant chaque minute qui s'écoule on peut le fusiller.
—Sans doute, mais l'intérêt général doit passer avant l'intérêt particulier; dans une heure je serai à la préfecture, allez m'attendre à la porte du quai des Orfèvres.
Et comme j'insistais pour qu'il se hâtât:
—Voyez vous-même si je peux faire plus. Le prince, convaincu que ce qui perd souvent les troupes, c'est le manque de vivres et de soin, a voulu que l'armée de Paris, qui se dévoue en ce moment pour sauver la société, ne fût pas exposée à ce danger; il a transformé en argent tout ce qui lui restait, vous entendez bien, tout ce qui lui restait, et c'est une partie de cet argent que je dois distribuer homme par homme dans les brigades qui m'ont été confiées. J'ai encore deux régiments à visiter; je viens chercher l'argent qui m'est nécessaire; aussitôt qu'il sera distribué, je vous rejoins. Croyez-vous que je puisse retarder une mission aussi belle, aussi noble, et tromper la générosité du prince, même pour sauver la vie d'un ami?
Il n'y avait rien à répliquer; car j'en aurais eu trop à dire, et ce n'était pas dans les circonstances où je me trouvais que je pouvais m'expliquer franchement. Je refoulai les paroles qui du coeur me montaient aux lèvres, et me rendis à la préfecture.
C'était donc avec de l'argent, avec des vivres, avec des boissons, qu'on achetait le concours des soldats. Ah! l'honneur de l'armée française, notre honneur à tous, l'honneur du pays!
Poirier fut exact au rendez-vous, et, derrière lui, je pénétrai dans le cabinet du fonctionnaire qui tenait en ce moment la place du préfet de police.
—Eh bien, dit ce personnage, cela va mal: on se soulève au faubourg Saint-Antoine et dans la quartier du Temple; Caussidière et Mazzini arrivent à Paris; le prince de Joinville est débarqué à Cherbourg pour entraîner la flotte; on construit partout des barricades.
—Et vous n'êtes pas content, dit Poirier en souriant, ce matin vous vouliez des barricades, maintenant on vous en fait et vous vous plaignez.
Poirier eut un singulier sourire en prononçant les mots «on vous en fait.»
—Je me plains que nous ne soyons pas soutenus: le peuple est contre nous, la bourgeoisie n'est pas avec nous, nulle part nous ne rencontrons de sympathie.
—Et l'armée?
—Là est notre salut: la police, hier, par ses arrestations; l'armée, aujourd'hui, par son attitude, ont jusqu'à présent assuré notre succès; mais demain la guerre commence.
—Demain l'armée imprimera une terreur salutaire, et après-demain vous pourrez vous reposer, soyez-en certain. Pour le moment, obligez-moi de rendre service à mon ami, je vous prie.
Et il expliqua en peu de mots ce que je désirais.
On me remit alors deux pièces, ainsi conçues: la première: «Laissez passer M. le capitaine de Saint-Nérée, et donnez-lui protection en cas de besoin;» la seconde: «Remettez entre les mains de M. le capitaine de Saint-Nérée, M. le marquis de Planfoy, partout où on le trouvera, s'il est encore en vie.»
Ces pièces étaient revêtues de toutes les signatures et de tous les cachets nécessaires.
XXVIII
C'était beaucoup d'avoir aux mains l'ordre de mise en liberté de M. de Planfoy, mais ce n'était pas tout. Il fallait maintenant savoir où se trouvait M. de Planfoy, et là était le difficile.
Ce fut ce que j'expliquai. On m'envoya dans un autre bureau de la Préfecture, avec toutes les recommandations nécessaires pour que l'on fît les recherches utiles.
Par respect pour ces recommandations, l'employé auquel je m'adressai me reçut convenablement, mais quand je lui exposai ma demande, c'est-à-dire le désir de savoir où se trouvait M. de Planfoy, il haussa les épaules sans me répondre. Puis comme j'insistais en lui disant qu'à la préfecture de police on devait savoir où l'on enfermait les personnes qu'on arrêtait:
—Certainement, me dit-il, on doit le savoir et en temps ordinaire on le sait, mais nous ne sommes pas en temps ordinaire, et ce que vous me demandez, c'est de chercher une aiguille dans une botte de foin; encore vous ne me dites pas où est cette botte de foin.
—Je vous le demande.
—Et que voulez-vous que je vous réponde: tout le monde arrête depuis deux jours; non-seulement ceux qui ont qualité pour le faire, mais encore tous ceux qui veulent. La Préfecture a fait faire des arrestations, et celles-là je peux vous en rendre compte. Mais, d'un autre côté, les commissaires et les agents en font spontanément, en même temps que les généraux, les officiers, les sergents, les soldats en font aussi. Comment diable voulez-vous que nous nous reconnaissions dans un pareil gâchis; tout cela se réglera plus tard.
—Et ceux qui sont arrêtés injustement?
—On les relâchera.
—Et ceux qui auront été fusillés par erreur?
—Sans doute cela sera très-malheureux, et voilà pourquoi on aurait dû laisser la Préfecture opérer seule. Mais chacun se mêle de la police.
Cette idée le fit sortir du calme qu'il avait jusque-là gardé.
—Je dis que c'est de l'anarchie au premier chef, s'écria-t-il. Cette confusion des pouvoirs est déplorable. En temps ordinaire, tout le monde accuse la police, en temps de crise chacun veut lui prendre sa besogne. Je vous demande, monsieur le capitaine, est-ce que l'armée devrait faire des arrestations? Où allons-nous? Cela est d'un exemple pernicieux. Ainsi je suis certain que votre ami aura été arrêté par la troupe, ce qui, dans l'espèce, se comprend, puisque c'est la troupe qui a prit la barricade, mais enfin, votre ami arrêté, il fallait nous le confier. Nous l'aurions gardé et nous saurions où il est. Maintenant, du diable si je me doute où le chercher.
—On met les prisonniers quelque part, sans doute.
—Assurément; mais comme on est encombré dans les prisons, on en met partout; dans les postes, dans les casernes, dans les forts, au Mont-Valérien, à Ivry, Bicêtre, à Vincennes. On a été pris à l'improviste. Et d'ailleurs on ne pouvait pas, à l'avance, préparer les logements, cela eût donné l'éveil aux futurs prisonniers, et nous eût empêché d'opérer comme nous l'avons fait hier. On rendra justice à la police un jour. Songez que nous n'avons été prévenus que dans la nuit; huit cents sergents de ville et les brigades de sûreté ont été consignés à la préfecture; à trois heures du matin, on a été chercher les officiers de paix et les quarante commissaires de police; à cinq heures, tous les commissaires ont été appelés un à un dans le cabinet de M. le préfet, qui, avec une chaleur de coeur et un enthousiasme, un dévouement admirable, a enlevé leur concours; il s'agissait d'arrêter des généraux célèbres, d'anciens ministres, des hommes que la France était habituée à honorer: pas un seul commissaire n'a hésité un moment. Est-ce beau le devoir? Ils sont partis aussitôt, et à huit heures, tout était fini; à l'exception de l'Assemblée qui avait été réservée au colonel Espinasse, la police avait tout fait.
A ce moment, un bruit de rumeurs vagues pénétra du dehors et l'on entendit quelques coups de fusils.
—Nous sommes cernés, s'écria mon personnage en bondissant sur son fauteuil, on nous abandonne; nous n'avons pas d'artillerie, pas de cavalerie; personne ne répond à nos réquisitions.
Il sortit en courant et me laissa seul. Cet effarement, succédant brusquement à l'orgueil du triomphe, avait quelque chose de grotesque, et ce qui le rendait plus risible encore, c'était la cause qui le provoquait. Ces rumeurs en effet étaient trop faibles, et les quelques coups de fusils étaient trop éloignés pour faire croire que la préfecture cernée allait être prise d'assaut.
Bientôt mon homme revint. Il paraissait calmé, et il n'était plus troublé que par le souvenir de son émotion et la rapidité de sa course.
—Ce n'était qu'une fausse alerte, dit-il; ce ne sera rien. Mais c'est égal, quand on pense que la préfecture est à la merci d'un coup de main, c'est effrayant.
Un nouvel arrivant entra dans le cabinet.
—Des canons, de la cavalerie, s'écria vivement mon employé. Donnez-nous donc ce qui nous est nécessaire pour nous protéger; que deviendriez-vous sans nous?
—Vous pouvez vous coucher tranquillement, répondit celui à qui s'adressaient ces demandes, tout va bien.
—Mais on construit partout des barricades, rue Saint-Martin, rue Saint-Denis, dans le quartier du Temple, dans le faubourg Saint-Martin; la troupe laisse faire.
—La troupe va rentrer dans ses quartiers, et on pourra faire autant de barricades qu'on voudra; demain, à deux heures, les troupes, reposées et bien nourries, commenceront leur mouvement général d'attaque, on envahira par la terreur les quartiers où la résistance sera concentrée, et en quelques heures tout sera fini. Vous pouvez donc pour ce soir dormir en paix; la police doit maintenant laisser la parole à l'armée; demain ou après-demain, vous reprendrez votre rôle, et vous aurez fort à faire; reposez-vous et prenez des forces.
Tous ces incidents nous avaient distraits de notre sujet. Je rappelai que M. de Planfoy était en prison et que les minutes qui s'écoulaient étaient terribles pour lui et pour nous.
—C'est très-juste et je vous promets de faire ce que je pourrai. Je vais donc donner des ordres pour qu'on le recherche partout. Vous, de votre côté, cherchez-le aussi. Allez à Ivry, à Bicêtre, avec les recommandations dont vous êtes porteur; on vous répondra. Si vous ne le trouvez pas, revenez à la préfecture; je serai toujours à votre disposition.
Avant d'aller à Ivry, je voulus passer rue de Reuilly, car si mon inquiétude était grande, combien devaient être poignantes les angoisses de cette pauvre femme qui pleurait son mari, et de ces enfants qui attendaient leur père!
A mon inquiétude d'ailleurs se mêlait une espérance bien faible, il est vrai, mais enfin qui était d'une réalisation possible. Pourquoi M. de Planfoy n'aurait-il pas été relâché? Pendant que je le cherchais, il était peut-être chez lui; il avait pu se sauver; il avait pu aussi faire reconnaître son innocence; tout ce qu'on se dit quand on veut espérer.
Mais aucune de ces heureuses hypothèses n'était vraie. Madame de Planfoy et ses enfants étaient dans les larmes, attendant toujours.
Lorsqu'on me vit arriver seul, l'émotion redoubla: les affiches, portant l'épouvantable proclamation de Saint-Arnaud, avaient été apposées dans le faubourg, et l'on ne parlait que de fusillade.
—La vérité, s'écria madame de Planfoy lorsque j'entrai, la vérité: je meurs d'angoisse!
—J'ai l'ordre de le faire mettre en liberté.
—Où est-il, l'avez-vous vu?
Je fus obligé de dire la vérité.
—On ne sait pas où il est, dit-elle avec un sanglot, en retombant de l'espérance dans l'inquiétude; mais qui vous assure qu'il est encore en vie?
Je lui dis tout ce que je pus trouver pour la rassurer; mais quelle puissance peuvent avoir nos paroles lorsque c'est l'esprit qui les arrange et non la foi qui les inspire?
—Vous avez cet ordre? dit-elle, lorsque je fus arrivé au bout de mon récit.
—C'est un ordre de libération qui n'admet pas le refus ou la résistance.
Puis, comme je voulais changer l'entretien:
—Voulez-vous me le montrer? dit-elle.
Il était impossible de refuser, sous peine de laisser croire que je n'avais pas cet ordre. Je le donnai.
—Vous voyez bien, s'écria-t-elle désespérément: «s'il est encore en vie;» eux-mêmes admettent qu'il a dû être fusillé. Ah! mes pauvres enfants!
A ce cri, les enfants se jetèrent au cou de leur mère, et ce fut une scène déchirante; je savais ce qu'était la perte d'un père; leur douleur raviva la mienne.
Mais nous n'étions pas dans des conditions à nous abandonner librement à nos émotions. Je me raidis contre ma faiblesse et j'expliquai à madame de Planfoy que j'allais immédiatement au fort d'Ivry où j'avais des chances de trouver M. de Planfoy.
—Je vais avec vous, dit-elle.
Il me fallut lutter pour lui faire comprendre que cela n'était pas possible.
—Il n'y a aucune utilité, lui dis-je, à venir avec moi; soyez bien convaincue que je ferai tout ce qui sera possible.
—Je le sais, mais je ne peux pas me résigner à passer une nuit pareille à ma journée; je ne peux pas rester dans cette maison à attendre; vous ne savez pas ce qu'a été cette horrible attente qui va recommencer.
Enfin, je parvins à lui faire abandonner son idée. Il était déjà tard; Ivry était loin de Paris; nous ne pouvions y aller qu'à pied; elle me retarderait, et dans la compagne elle pourrait m'être un embarras et un danger. Je partis donc seul par Bercy et la Gare: les rues de ces quartiers étaient mornes et désertes; on eût pu se croire dans une ville ensevelie; mes pas seuls troublaient le silence.
A la barrière on m'arrêta, et je fus obligé de donner des explications aux hommes de police qui occupaient le poste: on ne sortait plus de Paris librement.
Je savais à peu près où se trouvait le fort d'Ivry, mais, dans la nuit, j'étais assez embarrassé pour ne pas faire des pas inutiles; comme j'hésitais à la croisée de deux routes, j'entendis une rumeur devant moi. Je me hâtai, et bientôt je rejoignis un convoi en marche.
C'étaient précisément des prisonniers que des chasseurs de Vincennes conduisaient au fort; ils étaient au nombre d'une quarantaine, enveloppés de soldats; en queue marchaient des agents de police; les chasseurs criaient et causaient comme des gens excités par la boisson, les prisonniers étaient silencieux. Dans la nuit, ce défilé au milieu des campagnes avait quelque chose de sinistre; il semblait qu'on marchait vers un champ d'exécution.
J'abordai un agent de police, et après m'être fait reconnaître, je lui demandai d'où venaient ces prisonniers.
—D'un peu partout; on fait de la place dans les prisons pour demain; c'est une bonne précaution.
La nuit m'empêchait de voir si M. de Planfoy était dans ce convoi et je ne pouvais m'approcher des prisonniers, je dus aller jusqu'au fort.
Là, sur la présentation que je fis des ordres de la préfecture de police, on me permit d'assister à l'entrée des prisonniers dans la casemate où ils devaient être enfermés.
A la lueur d'un falot, je les vis défiler un à un devant moi: toutes les classes de la société avaient des représentants parmi ces malheureux: il y avait des ouvriers avec leur costume de travail, et il y avait aussi des bourgeois, des vieillards, des jeunes gens qui étaient presque des enfants.
Plus d'un en passant devant moi me lança un regard de colère et de mépris dans lequel le mot «mouchard» flamboyait; mais le plus grand nombre garda une attitude accablée: on eût dit des boeufs ou des moutons qu'on conduisait à la boucherie et qui se laissaient conduire.
M. de Planfoy n'était point parmi ces prisonniers, et il n'était pas davantage parmi ceux qui avaient été déjà amenés au fort.
Je me remis en route pour Paris, et comme il m'était impossible de pénétrer cette nuit dans Bicêtre ou dans le Mont-Valérien, je rentrai chez moi; j'étais accablé de fatigue; je marchais sans repos depuis dix-huit heures.
Les rues étaient silencieuses, sans une seule voiture, sans un seul passant attardé: deux fois seulement je rencontrai de fortes patrouilles de cavalerie: Paris était-il vaincu sans avoir combattu, ou bien se préparait-il à la lutte?
XXIX
Le lendemain, c'est-à-dire le jeudi 4 décembre, avant le jour, je partis pour Bicêtre, mais, plus heureux que la veille, je pus trouver une voiture dont le cocher voulut bien me conduire.
Arrivés au carrefour de Buci, nous fûmes arrêtés par une barricade; rue Dauphine nous en trouvâmes une seconde, rue de la Harpe une troisième. La nuit avait été mise à profit pour la résistance. Quelques groupes se montraient çà et là, et dans ces groupes on voyait briller quelques fusils. Pas de troupes, pas de patrouilles, pas de rondes de police dans les rues, la ville semblait livrée à elle-même.
L'agitation d'un côté, le silence de l'autre produisaient une étrange impression; en se rappelant ce qu'avait été Paris la veille, on se sentait malgré soi le coeur serré: qu'allait-il se passer? Où les troupes étaient-elles embusquées? Instinctivement on regardait au loin, au bout des rues désertes, cherchant des canons pointés et des escadrons formés en colonnes; les sentiments qu'on éprouvait doivent être ceux du gibier qui se sait pris dans un immense affût.
Ma voiture était un milord, et par suite des différents changements de direction qui nous avaient été imposés par les barricades, je m'étais trouvé souvent en communication avec le cocher qui se retournait sur son siége et m'adressait ses observations.
—Ça va chauffer, dit-il en montant la rue Mouffetard, le général Neumayer arrive à la tête de ses troupes pour défendre l'Assemblée, seulement le malheur c'est qu'on a déjà fusillé Bedeau et Charras, sans compter les autres, car hier on a massacré tous les prisonniers.
Il n'y avait aucune importance à attribuer à ces bruits, cependant, malgré moi, j'en fus péniblement impressionné; que devait éprouver la malheureuse madame de Planfoy si ces rumeurs arrivaient jusqu'à elle!
A la barrière d'Italie on nous arrêta, et des agents de police dirent au cocher qu'il ne pourrait pas rentrer dans Paris.
—Pourquoi?
—Lisez l'affiche.
Sur les murs des bureaux de l'octroi une proclamation venait d'être collée, elle prévenait les habitants de Paris que la circulation des voitures était interdite, et que le stationnement des piétons dans les rues serait dispersé par la force sans sommation: «les citoyens paisibles devaient rester chez eux, car il y aurait péril à contrevenir à ces dispositions.»
Les termes de cette proclamation n'étaient que trop clairs; ils disaient que la ville appartenait à la troupe, et que la vraie bataille allait commencer; la veille, c'étaient les prisonniers seulement qui devaient être fusillés, aujourd'hui, ceux qui se trouvaient dans la rue s'exposaient à être massacrés sans sommations,—la sommation c'était cette proclamation du préfet de police Maupas qui continuait dignement celle du ministre Saint-Arnaud.
Mon cocher était resté interloqué en apprenant qu'il ne pourrait pas rentrer dans Paris, je le décidai à me conduire à Bicêtre en lui promettant de le garder pour aller au Mont-Valérien si je ne trouvais pas à Bicêtre la personne que je cherchais: l'idée de travailler pendant que tous les cochers de Paris se reposeraient le fit rire.
En gravissant la rampe qui conduit au fort, nous dépassâmes des femmes qui marchaient en traînant leurs enfants par la main. A l'entrée du fort, d'autres femmes étaient assises sur le gazon humide. Quelles étaient ces femmes? Venaient elles visiter leurs maris prisonniers? ou bien voulaient-elles voir si parmi les prisonniers qu'on amenait ne se trouvaient pas leurs maris ou leurs fils? Les malheureuses n'avaient pas comme moi un talisman pour pénétrer derrière ces murailles, et le «passez au large» des factionnaires les tenait à distance.
M. de Planfoy n'était point à Bicêtre et je me mis en route pour le Mont-Valérien, sans grande espérance, il est vrai, mais décidé à aller jusqu'au bout et à ne pas m'arrêter avant de l'avoir retrouvé.
Lorsque en temps ordinaire on se trouve sur une hauteur aux environs de Paris, on entend une vague rumeur, quelque chose comme un profond mugissement; c'est l'effort de la ville en travail, le bourdonnement de cette ruche immense. Surpris de ne pas entendre le canon ou la fusillade, je fis deux ou trois fois arrêter la voiture; mais aucun bruit n'arrivait jusqu'à nous, ni le roulement des voitures, ni le ronflement des machines à vapeur: tout semblait frappé de mort dans cette énorme agglomération de maisons, et ce silence était sinistre.
De Bicêtre au Mont-Valérien, la distance est longue, surtout pour un cheval de fiacre; je laissai ma voiture au bas de la côte et montai au fort. Là aussi les prisonniers étaient nombreux; mais M. de Planfoy n'était point parmi eux.
L'officier qui me répondit le fit avec beaucoup moins de complaisance que ceux à qui j'avais eu affaire à Ivry et à Bicêtre: il me croyait évidemment un ami de la préfecture, et il ne se gênait pas pour m'en marquer son mépris.
—Ils ne savent donc pas ce qu'ils font, me dit-il comme j'insistais pour qu'on cherchât M. de Planfoy, ce n'est pas à moi de reconnaître leurs prisonniers; c'est bien assez de les garder.
Ce mot de révolte était le premier que j'entendais dans la bouche d'un officier. Je m'expliquai franchement avec ce brave militaire, et nous nous séparâmes en nous serrant la main.
J'étais à bout et ne savais plus à quelle porte frapper. Où chercher maintenant? à qui s'adresser? Je pensai à aller chez le personnage qui m'avait offert sa protection lorsque je lui avais remis les lettres de mon père. Il connaissait M. de Planfoy, il consentirait peut-être à s'occuper de lui et à joindre ses démarches aux miennes. Après avoir quitté ma voiture à l'Arc-de-Triomphe, je me dirigeai vers la Chaussée-d'Antin.
Ceux-là seuls qui ont parcouru les Champs-Élysées à quatre ou cinq heures du matin peuvent se faire une idée de leur aspect, le 4 décembre, à une heure de l'après-midi. L'étranger qui fût arrivé à ce moment, ne sachant rien de la révolution, eût cru assurément qu'il entrait dans une ville morte, comme Pompéi.
Ce fut seulement en approchant de la place de la Concorde que je trouvai une grande masse de troupes; on attendait toujours; la bataille n'avait donc pas encore commencé.
Je me hâtai vers la Chaussée-d'Antin, et à mesure que j'avançais, je trouvais les curieux des jours précédents: on causait avec animation dans les groupes, et tout haut on raillait les soldats et les agents de police.
Je ne m'arrêtai point pour écouter ces propos, mais le peu que j'entendis me surprit; on ne paraissait pas prendre la situation par le côté sérieux.
La mauvaise fortune voulut que mon personnage ne fût point chez lui, et je me trouvai déconcerté, comme il arrive dans les moments de détresse quand on s'est cramponné à une dernière espérance, et que cette branche vous casse dans la main.
Il ne restait plus que la préfecture de police; je me dirigeai de ce côté. En arrivant au boulevard, je trouvai le passage intercepté par des troupes qui défilaient, infanterie et artillerie. La foule avait été refoulée dans la rue et elle regardait le défilé, tandis qu'aux fenêtres s'entassaient des curieux. On criait: Vive la Constitution! à bas Soulouque! à bas les prétoriens! Et les soldats passaient sans se retourner.
Tout à coup il se fit un brouhaha auquel se mêla un tapage de ferraille; c'était une pièce d'artillerie qui s'était engagée sur le trottoir, les chevaux s'étaient jetés dans les arbres et ne pouvaient se dégager. Les hommes criaient, juraient, claquaient; un cheval glissant sur l'asphalte s'abattit.
Cet incident, bien ordinaire cependant, avait mis la confusion dans la batterie; on entendait les commandements, les jurons et les coups de fouet qui se mêlaient dans une inextricable confusion.
—Ils sont soûls comme des grives, dit une voix dans la foule.
Et de fait, plusieurs hommes chancelaient sur leurs chevaux; tous avaient la figure allumée et les yeux brillants.
Pendant que j'attendais que le passage fût devenu libre, j'aperçus dans la foule un de mes anciens camarades de classe; il me reconnut en même temps et s'approcha de moi.
—En bourgeois, dit-il, tu n'es pas avec ces gens-là, tu me fais plaisir; alors tu viens voir cette mascarade militaire. Quelle grotesque comédie! ça va finir dans des sifflets comme la descente de la Courtille; c'est aussi ridicule que Boulogne et ce n'est pas peu dire.
—Tu crois?
—Tu vois bien que tout cela n'est pas sérieux; la foule n'est là que pour blaguer les soldats qui se sauveraient honteusement si on ne les avait pas soûlés.
—Je suis beaucoup moins rassuré que toi; tu n'as donc pas lu la proclamation du préfet de police?
—Ça, c'est une autre comédie, c'est ce qu'on peut appeler la blague de la proclamation; hier, Saint-Arnaud qui veut qu'on fusille les prisonniers; aujourd'hui, Maupas qui veut qu'on fusille les passants; demain, nous aurons Morny qui nous menacera de quelque autre folie. Ce sont les fantoches de l'intimidation. Il faut bien que ces gens-là gagnent les vingt millions qu'ils ont fait prendre à la Banque et qu'ils se sont partagés: leur coup d'État n'a pas eu d'autre but; maintenant qu'ils ont l'argent, ils vont filer avec la caisse.
Et comme je me récriais contre ce scepticisme:
—Va voir la barricade du boulevard Poissonnière, dit-il, c'est eux qui l'ont faite avec le magasin d'accessoires du Gymnase, elle est en carton et elle n'est à autres fins que d'intimider le bourgeois; de même que ces civières qu'on promène partout avec des infirmiers et des soldats qui portent à la main un écriteau sur lequel on lit: «Service des hôpitaux militaires,» crois-tu que c'est sérieux? De la blague et de la mise en scène.
Les troupes ayant défilé, nous suivîmes le boulevard en discourant ainsi. Déjà, les curieux étaient revenus sur les trottoirs et à l'entrée de la rue Taitbout nous trouvâmes des groupes assez nombreux dans lesquels il y avait des femmes et des enfants.
Au moment où j'allais quitter mon ancien camarade, nous vîmes arriver un régiment de cavalerie, le 1er de lanciers, commandé par le colonel de Rochefort, que je reconnus en tête de ses hommes et alors, au lieu de traverser la chaussée du boulevard, je restai dans la rue.
La tête de la colonne nous dépassait de quelques mètres à peine, lorsque des groupes qui occupaient le trottoir partirent quelques cris de: Vive la Constitution! et à bas le dictateur!
Brusquement le colonel retourna son cheval, et lui faisant franchir les chaises, il tomba au milieu des groupes; ses officiers se précipitèrent après lui, suivis de quelques lanciers, et en moins de quelques secondes ce fut un horrible piétinement de chevaux au milieu de cette foule; on frappait du sabre et de la lance; les malheureux que les pieds des chevaux épargnaient étaient percés à coups de lance.
Le hasard permit que nous fussions au milieu même de la rue; nous pûmes nous jeter en arrière et nous sauver devant cette attaque furieuse: dix pas de moins ou dix pas de plus, nous étions écrasés contre les maisons du boulevard, comme l'avaient été ces malheureux.
Une porte était entr'ouverte, nous nous jetâmes dedans, et elle se referma aussitôt. Quelques personnes étaient entrées avant nous, elles me parurent folles de terreur; elles allaient et venaient en tournoyant et se jetaient contre les murs. Au dehors on entendait le galop des chevaux et les coups de lances dans les portes et les fenêtres.
Puis tout à coup une terrible fusillade éclata. Contre qui pouvait-elle être dirigée: il n'y avait plus personne sur le boulevard? Un cliquetis de verres cassés tombant dans la rue fut la réponse à cette question. La troupe tirait dans les fenêtres.
—Eh bien, dis-je à mon camarade, crois-tu à la proclamation de Maupas, maintenant?
—Oh! les monstres!
Alors le souvenir des paroles qui avaient été prononcées devant moi à la préfecture de police me revint: c'était là ce qu'on appelait «envahir un quartier par la terreur.»
XXX
La fusillade continuait toujours sur le boulevard; il y avait des feux de peloton, des coups isolés, puis des courts intervalles de repos pendant lesquels on entendait le tapage des carreaux qui tombaient.
Dans la maison dont l'allée nous servait de refuge, ce tapage de vitres se mêlait aux cris des locataires qui, éperdus de terreur, se sauvaient dans les appartements intérieurs ou dans l'escalier; ils s'appelaient les uns les autres; puis tout à coup leurs cris étaient étouffés dans une décharge générale qui dominait tous les bruits par son roulement sinistre.
Pourquoi cette fusillade continuait-elle? lui répondait-on des fenêtres du boulevard? Nous ne pouvions rien voir et nous en étions réduits à attendre sans rien comprendre à ce qui se passait au dehors; chacun faisait ses réflexions, donnait ses explications, toutes plus déraisonnables les unes que les autres.
—Les soldats se battent entre eux.
—Ils sont cernés par les républicains.
—Ils tirent à poudre.
—Allons donc, à poudre; est-ce que les coups chargés à poudre font ce bruit strident?
—Et les carreaux, est-ce la poudre qui les casse?
Nous étions quatre ou cinq personnes ayant pu nous réfugier dans la cour de cette maison, et parmi nous se trouvait un jeune homme qui avait reçu un coup de sabre sur le bras. Mais il ne s'inquiétait pas de sa blessure, qui saignait abondamment, et il ne pensait qu'à se faire ouvrir la porte.
—Où est ma mère? disait-il désespérément; laissez-moi aller la chercher.
—Vous êtes entré malgré moi, disait le concierge; vous n'ouvrirez pas malgré moi.
Et tandis qu'il suppliait le concierge en répétant toujours d'une voix désolée: «Ouvrez-moi! ouvrez-moi!» d'autres personnes criaient avec colère «N'ouvrez pas, ou vous nous faites massacrer!»
La fusillade ne se ralentissait pas et les carreaux continuaient à tomber dans notre escalier, nous avertissant que notre maison était un but de tir. On entendait aussi les balles ricocher contre la grande porte ou s'enfoncer dans le bois.
Tout à coup, les personnes qui se trouvaient dans l'escalier se précipitèrent dans le vestibule, et trouvant une petite porte, s'engouffrèrent dans la cave; mais en ce moment deux ou trois détonations éclatèrent sous nos pieds. On tirait par les soupiraux.
Alors il se produisit une confusion terrible; les personnes qui étaient déjà dans la cave remontèrent précipitamment et se jetèrent sur celles qui descendaient; ce fut un tourbillon, les malheureux se poussaient, se renversaient, marchaient les uns sur les autres; c'était à croire qu'ils étaient frappés d'une folie furieuse.
Des coups de crosse retentirent à la porte, qui trembla dans ses ferrures.
—N'ouvrez pas! crièrent quelques voix.
—Ouvrez! ouvrez! criait-on du dehors, ou nous enfonçons la porte.
Et, presque en même temps, trois ou quatre coups de fusil furent tirés dans les serrures.
Au milieu de ce désordre et de cette terreur affolée j'avais conservé une certaine raison, et si je ne m'expliquais pas ce qui se passait sur le boulevard, je comprenais tout le danger qu'il y avait à ne pas ouvrir cette porte; les soldats allaient l'enfoncer et, se précipitant furieux dans la maison, ils commenceraient par jouer de la baïonnette.
Ce fut ce que j'expliquai en quelques mots, et nous obligeâmes le concierge à tirer son cordon.
Des gendarmes se ruèrent dans l'entrée la baïonnette baissée; vivement j'allai au-devant d'eux; ils se jetèrent sur moi et me collèrent contre le mur.
—Vous avez tiré, dit un sergent en me prenant les deux mains, qu'il flaira.
Si je ne sentais pas la poudre, il sentait, lui, terriblement l'eau-de-vie.
—Au mur! cria un gendarme en voulant m'entraîner dans la cour.
—C'est un gant jaune, dit un autre, au mur!
D'autres gendarmes, une quinzaine, une vingtaine peut-être, s'étaient précipités dans la maison, et tandis que les uns couraient dans la cour, les autres montaient l'escalier; deux étaient restés à la porte la baïonnette basse pour nous empêcher de sortir.
—Au mur! répéta le gendarme qui me tenait par un bras.
Je les aurais suppliés de m'écouter, j'aurais voulu m'expliquer avec calme, très-probablement j'aurais été fusillé, ce fut l'habitude du commandement militaire qui me sauva.
Je repoussai le gendarme qui m'avait pris par le bras, puis m'adressant au sergent qui donnait des ordres à ses hommes, je lui dis:
—Sergent, avancez ici.
Il se retourna vers moi.
—Vous m'accusez d'avoir tiré?
—On a tiré de dedans les maisons; je ne dis pas que c'est vous; nous cherchons qui.
—En voilà un, crièrent deux ou trois gendarmes en poussant contre le mur de la cour le jeune homme blessé, son fusil a crevé dans sa main, il saigne.
Le pauvre garçon tomba sur les genoux et tendit vers les gendarmes un bras suppliant; mais ceux-ci reculèrent de quatre ou cinq pas, trois fusils s'abaissèrent, et le malheureux, fusillé presque à bout portant, tomba la face sur le pavé.
Cette scène horrible s'était passée en moins de quelques secondes, sans que personne de nous, tenu en respect par une baïonnette, eût pu intervenir.
A ce moment un officier entra sous la porte, j'écartai les baïonnettes qui me menaçaient et courus à lui.
—Lieutenant, il se passe ici des choses monstrueuses, vos hommes sont fous; arrêtez-les.
Et je lui montrai le cadavre étendu sur le pavé de la cour.
—Il avait tiré, dit le lieutenant.
—Mais non, il n'avait pas tiré, pas plus que moi, pas plus que nous tous. Je suis officier comme vous, je vous donne ma parole de soldat que personne n'a tiré ici.
—Et qui me prouve cela?
Le rouge me monta aux joues.
—Ma parole.
—Qui me prouve que vous êtes soldat?
Heureusement, je pensai au laisser-passer de la préfecture. Je le lui montrai. Il me fit alors ses excuses et écouta mes explications.
—C'est possible pour cette maison; mais il n'en est pas moins vrai qu'on a tiré sur les lanciers; c'est un guet-apens.
—J'étais sur le boulevard quand les lanciers ont paru, je vous affirme qu'on n'a pas tiré.
—Des hommes sont tombés de cheval.
—Cela est possible, mais ils ne sont point tombés frappés par une balle; il est probable que dans un brusque mouvement pour suivre leur colonel, ils auront été désarçonnés; vous avez dû voir comme moi que plusieurs étaient ivres.
—Sergent, dit le lieutenant sans me répondre, appelez vos hommes.
Puis, s'adressant au concierge:
—Vous allez fermer votre porte, dit-il, et vous ne l'ouvrirez pour personne; ceux qui seront trouvés dans la rue seront fusillés.
Pendant plus de deux heures nous restâmes ainsi enfermés, entendant le canon dans le lointain, auquel se mêla bientôt le bruit d'une fusillade, analogue à celle qui avait suivi la charge des lanciers: les feux de peloton se succédaient sans relâche et enflammèrent tout le boulevard; c'était à croire que Paris était en feu depuis la Madeleine jusqu'à la Bastille. En réalité il l'était depuis la Chaussée-d'Antin jusqu'à la porte Saint-Denis, car c'était à ce moment qu'éclatait l'inexplicable fusillade du boulevard Poissonnière qui a fait tant de victimes.
Enfin le silence s'établit, et nous pûmes nous faire ouvrir la porte. Les troupes défilaient sur le boulevard, qui présentait un aspect horrible: les fenêtres étaient brisées, les arbres étaient hachés, les maisons étaient rayées et déchiquetées par les balles; la poussière de la pierre et du plâtre poudrait les trottoirs, sur lesquels çà et là des morts étaient étendus.
Tortoni avait été envahi par des soldats qui buvaient du champagne en s'enfonçant dans le gosier le goulot des bouteilles: une ville prise d'assaut et mise à sac.
En descendant par les rues latérales jusqu'à la Madeleine, je pus gagner les quais: deux ou trois fois je voulus traverser le boulevard; mais je fus empêché par des sentinelles qui me mettaient en joue, ou par d'honnêtes bourgeois qui me prévenaient qu'on tirait sur tous ceux qui voulaient passer.
Enfin j'arrivai à la préfecture de police: on n'avait pas de nouvelles de M. de Planfoy, et mon employé m'engagea charitablement à m'aller coucher au plus vite, «les rues n'étant pas sûres.» Puis comme il vit que je n'étais point disposé à suivre ce conseil et que je voulais continuer mes recherches, il me dit que je ferais bien de visiter les postes des casernes du quartier Saint-Antoine et du Temple.
—Il aura été gardé probablement par les soldats, me dit-il, à la Douane, à la Courtille, à Reuilly; puisque le coeur vous en dit, voyez par là; seulement je vous préviens que vous avez tort; l'insurrection n'est pas finie et les balles pleuvent un peu partout: vous feriez mieux de vous mettre au lit.
La bataille, en effet, n'était pas encore terminée, et l'on entendait toujours le canon dans le quartier Saint-Martin.
Pour gagner la caserne de la Douane, par laquelle je voulais commencer mes dernières recherches, j'inclinai du côté de l'Hôtel de ville en prenant par les rues étroites et écartées. Partout les boutiques étaient fermées, et bien qu'il n'y eût pas trace de lutte, les rares personnes que j'apercevais paraissaient frappées de stupeur.
Dans une rue, je croisai une forte patrouille de chasseurs de Vincennes; le sergent qui marchait en tête criait d'une voix forte: «Ouvrez les persiennes et fermez les fenêtres!» et quand cet ordre n'était pas immédiatement exécuté, on envoyait quelques balles dans les persiennes closes.
En arrivant dans une rue qui débouche sur le boulevard du Temple, un soldat en vedette me coucha en joue; je lui fis un signe de la main et m'arrêtai; mais il ne se contenta pas de cette marque de déférence et m'envoya son coup de fusil; la balle me siffla à l'oreille.
Alors son camarade, qui gardait l'autre coin du boulevard, m'ajusta aussi, et je n'eus que le temps de me jeter dans l'embrasure d'une grande porte; la balle vint s'enfoncer dans l'angle opposé à celui où je m'étais blotti.
Je frappai fortement à la porte en appelant et en sonnant. Mais on ne m'ouvrit pas et on ne me répondit pas, bien que j'entendisse des bruits de voix dans le vestibule.
Ma situation était délicate. Si je n'avais eu affaire qu'à un seul soldat, j'aurais pu me sauver aussitôt son coup déchargé; mais ils étaient deux, et quand le fusil de l'un était vide, le fusil de l'autre était plein.
Ce raisonnement me fut bientôt confirmé par leur façon de tirer; me sachant réfugié dans mon encoignure ils trouvèrent amusant de m'envoyer leurs balles comme si j'avais été un mannequin, et au lieu de tirer ensemble, ils tirèrent l'un après l'autre avec régularité.
Tantôt les balles s'enfonçaient dans la porte, tantôt elles frappaient contre une colonne en pierre qui me protégeait, et, ricochant, elles allaient tomber en face.
Tant qu'ils se contenteraient de ce jeu, j'avais chance d'échapper et j'en serais quitte probablement pour l'émotion, mais s'ils avançaient d'une dizaine de pas, j'avais chance de n'être plus masqué par une colonne, et alors j'étais mort.
Je passai là cinq ou six minutes fort longues; enfin, j'entendis un bruit de pas cadencés dans la rue: c'étaient quatre hommes et un caporal qui venaient me faire prisonnier.
J'avoue que je respirai avec soulagement, et quand le caporal me mit brutalement la main au collet, je trouvai sa main moins lourde que la balle que j'attendais.
Je m'étais tenu si droit et si raide dans mon embrasure que je fus presque heureux de pouvoir remuer bras et jambes.
XXXI
—Où me conduisez-vous? dis-je au caporal qui me tenait toujours par le collet de mon paletot.
—Ça ne te regarde pas, marche droit et plus vite que ça.
—Il fait bien le fier, celui-là, dit un grenadier en me menaçant de la crosse de son fusil.
En passant auprès des deux sentinelles qui m'avaient canardé pendant cinq minutes, j'ai remarqué qu'elles marchaient en zigzag; sans leur ivresse, elles ne m'auraient certainement pas manqué.
—Qu'est-ce que cet homme-là? demande un sergent.
—Un bourgeois qui s'est sauvé.
—C'est bon, emmenez-le.
Cela prenait une mauvaise tournure, et avec ces soldats ivres je n'étais nullement rassuré.
—Et où voulez-vous qu'on me mène? dis-je au sergent.
Le sergent me regarda d'un air hébété et haussa les épaules sans daigner me répondre.
—Allons, marche, dit le caporal.
Et il me reprit durement au collet, tandis que ses hommes me poussaient en avant.
Je ne sais ce que doit éprouver un honnête bourgeois en butte aux brutalités de soldats ivres. Je n'avais du bourgeois que le costume. En me sentant tiré par le bras et en recevant un coup de crosse dans le dos, je perdis le sentiment de la prudence et redevins officier; un coup de poing me débarrassa du caporal et un coup de pied envoya rouler à terre le grenadier qui me tirait par le bras. Les deux soldats qui restaient debout croisèrent la baïonnette et marchèrent sur moi. Si peu solides qu'ils fussent sur leurs jambes, ils avaient au moins des armes terribles aux mains, je reculai jusque sous la lanterne du gaz.
Ce brouhaha attira l'attention d'un officier, il arrêta les soldats qui m'ajustaient et s'approcha de moi.
Le hasard n'est pas toujours contre nous. Cet officier avait fait avec nous la campagne du Maroc, il me reconnut et au lieu de m'empoigner par le collet comme son caporal, il me tendit la main.
—Vous, Saint-Nérée, sous ce costume?
Cinq ou six soldats s'étaient avancés et m'entouraient d'un cercle de baïonnettes menaçantes.
—C'est un ami, dit-il, un officier comme moi, retirez-vous.
Il y eut quelques protestations accompagnées de paroles grossières; mais, après quelques moments d'hésitation, ils s'éloignèrent en grognant.
—Donnez-moi le bras, dit-il, et serrez-vous contre moi; ces gaillards-là seraient parfaitement capables de vous envoyer une balle... partie par malheur.
—Ils m'en ont déjà envoyé bien assez.
—C'est donc sur vous qu'on tirait tout à l'heure?
—Justement.
—Mais aussi, cher ami, comment vous exposez-vous à sortir dans Paris un jour comme aujourd'hui?
—Ce n'est pas pour mon plaisir ni pour la curiosité, croyez-le bien.
—Et en bourgeois encore: si je n'étais pas en uniforme, mes propres soldats me fusilleraient; ils sont ivres, et ils font consciencieusement ce qu'ils appellent la chasse au bourgeois.
Je fus épouvanté de ce mot qui caractérisait si tristement la situation.
—L'armée en est là, dis-je accablé.
—Oui, cela n'est pas beau; mais que peut-il arriver quand on lâche la bride à des soldats? Depuis six mois, ils étaient travaillés, maintenant ils sont grisés, voilà où nous en sommes venus; ils trouvent amusant de faire la chasse au bourgeois. Vous êtes bien heureux d'avoir été en congé pendant cette funeste journée, et quand je pense qu'on portera peut-être sur mes états de service «la campagne de Paris,» je ne suis pas très-fier d'être soldat. Ah! cher ami, quelle horrible chose que la guerre civile et combien est vrai le mot latin qui dit que l'homme est un loup pour l'homme!
—Vous avez eu un engagement sanglant?
—Non, pas d'engagement, pas de lutte, et c'est là qu'est le mal, car la lutte excuse bien des choses. Mais les armes avaient été si bien préparées, que pendant un quart d'heure, elles ont tiré sans commandement, sans volonté, d'elles-mêmes, pour ainsi dire. Pendant un quart d'heure, nos hommes ont littéralement fusillé Paris, pour rien, pour le plaisir. Rien n'a pu les arrêter, ni ordres, ni prières, ni supplications. J'ai vu un capitaine d'artillerie se jeter devant la gueule de sa pièce pour empêcher ses hommes de tirer, et j'ai vu son sergent l'écarter violemment pour permettre au boulet d'aller faire des victimes parmi les bourgeois. Mais assez là-dessus; il est des choses dont il ne faut pas parler, car la mémoire des mots s'ajoute à la mémoire des faits.
Après un moment de silence, il me demanda comment je me trouvais dans ce quartier isolé et je lui racontai mes recherches.
Il secoua la tête avec découragement.
—Croyez-vous donc que mon ami ait été fusillé?
Au lieu de répondre à ma question il m'en posa une autre:
—Vous n'allez pas continuer ces recherches, n'est-ce pas? me dit-il. C'est vous exposer déraisonnablement: vous voyez à quel danger vous avez échappé. Ne vous engagez pas sur les boulevards. Les soldats ne savent pas ce qu'ils font et tirent au hasard. On peut encore contenir ceux qu'on a sous la main, mais ceux qui sont en vedettes à l'angle des rues font ce qu'ils veulent.
Je n'avais pas besoin qu'on me montrât le danger qu'il y avait à circuler dans les rues en ce moment; j'avais vu d'assez près ce danger pour l'apprécier, mais je ne pouvais pas me laisser arrêter par une considération de cette nature, et je persistai à aller à la caserne de la Douane.
—Eh bien, alors, je vais vous conduire aussi loin que possible; tant que vous serez à l'abri de mon uniforme, vous serez au moins protégé.
Les maisons et les magasins du boulevard étaient fermés et l'on ne rencontrait pas un seul passant: la chaussée et les trottoirs appartenaient aux soldats, qui étaient en train de souper.
Au débouché de chaque rue se trouvaient des pelotons de cavalerie qui montaient la garde le pistolet au poing.
Puis çà et là sur les trottoirs étaient dressées des tables autour desquelles se pressaient les soldats: pour éclairer ces tables, on avait fiché des bougies dans des bouteilles ou collé des chandelles sur la planche.
Les lumières des bougies, les flammes du punch, les feux des bivouacs contrastaient étrangement avec l'aspect sombre des maisons; de même que les cris et les chants des soldats contrastaient lugubrement avec le silence qui régnait dans les rues.
Mon ami ne pouvait pas s'éloigner de sa compagnie; nous nous séparâmes bientôt et je continuai ma route sans accident. Plusieurs fois les vedettes m'arrêtèrent; plus d'une fois je vis la pointe d'une lance ou le bout d'un pistolet se diriger vers ma poitrine; mais enfin je n'entendis plus les balles me siffler aux oreilles et j'en fus quitte pour des explications que j'appuyais de l'exhibition de mon laissez-passer.
—Des prisonniers, me répondit l'officier auprès duquel on me conduisit, nous en avons, mais je ne les connais pas, je ne sais pas leurs noms.
—Ne puis-je pas les voir?
—Ce n'est pas facile, car ils sont enfermés dans une salle qui n'est pas éclairée et où il ne serait pas prudent de pénétrer.
—Ne puis-je pas au moins me présenter à la porte et crier le nom de celui que je viens délivrer?
—Ça c'est possible, et je vais vous donner un homme pour vous conduire.
Un sergent prit une lanterne et marcha devant moi jusqu'au fond d'un vestibule où se tenaient deux sentinelles l'arme au bras; derrière nous venaient quatre hommes de garde.
—Quand je vais ouvrir la porte, dit-il, croisez la baïonnette, et s'il y en a un qui veut sortir, foncez dessus.
Il entr'ouvrit la porte et une odeur chaude et suffocante nous souffla au visage: on ne voyait rien dans cette pièce sombre comme un puits, mais on entendait les bruits et les rumeurs d'une agglomération.
—Silence là dedans, cria-t-il d'une voix forte, puis il appela M. de Planfoy.
Avant qu'on eût pu répondre, trois ou quatre hommes c'étaient précipités à la porte.
—Qu'on nous interroge, disaient-ils, qu'on nous fasse paraître devant un commissaire, et ce fut une confusion de paroles dans lesquelles il était difficile de distinguer les voix et les cris.
—Taisez-vous donc! cria le sergent.
Il se fit un intervalle de silence. J'en profitai pour appeler à mon tour M. de Planfoy de toute la force de mes poumons, et alors il me sembla qu'il se produisait un mouvement distinct dans ce grouillement humain.
—Le voilà! cria une voix.
Presque aussitôt M. de Planfoy m'apparut éclairé par la lumière de la lanterne qu'un soldat dirigeait dans ce trou noir.
—Ah! mon cher enfant, s'écria M. de Planfoy, je savais bien que tu me retrouverais; laisse-moi respirer: on étouffe là dedans.
La porte était déjà refermée, et au-dessus des clameurs confuses, on n'entendait plus qu'une voix puissante qui criait «Vive la République.»
—Ma femme, mes enfants, demanda M. de Planfoy.
Je le rassurai et nous nous mîmes en route pour la rue de Reuilly par les rues détournées du quartier Popincourt, car, après avoir arraché M. de Planfoy à la prison, je ne voulais pas l'exposer à recevoir une balle.
En marchant, il me raconte comment il a été arrêté et ce qu'il a souffert depuis deux jours.
—Quand les soldats ont escaladé la barricade, me dit-il, j'ai voulu les empêcher de se jeter sur les malheureux qui ne se défendaient pas. Mal m'en a pris. Ils se sont jetés alors sur moi et m'ont entraîné à la caserne de Reuilly, où ils m'ont laissé après m'avoir signalé comme combattant pris sur la barricade. Être à Reuilly, à deux pas de chez moi, ce n'était pas très-inquiétant, et je me dis que je pourrais envoyer un mot à ma femme qui saurait bien trouver moyen de me faire relâcher. Mais ce mot, il fallait l'envoyer, et quand je fis cette demande, on me répondit en me fermant la porte de la prison sur le nez. Je restai enfermé jusqu'au soir et je commençai à faire des réflexions sérieuses. Pour ne pas compliquer ma situation déjà assez grave, je déchirai en morceaux microscopiques les papiers que vous m'aviez remis, trouvant plus prudent de les anéantir que de les laisser tomber aux mains de la police: Ai-je bien fait? Je n'en sais rien.
—Ni moi non plus; mais je crois que j'aurais agi comme vous.
—Le soir venu, ma porte s'ouvrit et je trouvai un peloton qui m'attendait.—«Si vous voulez vous sauver ou si vous criez, me dit le sergent, ordre de tirer.» Les soldats m'entourèrent et je les suivis. On prit la direction de la bastille, et je crus qu'on me conduisait à la Préfecture de police. En route, mes soldats eurent une attention délicate.—«Faut lui faire lire la proclamation du ministre,» dit un grenadier qui aimait à plaisanter. Et l'on m'arrêta devant une affiche qui disait que les individus pris sur les barricades seraient fusillés. A la Bastille, mon escorte croisa une forte patrouille, et, après quelques mots que je n'entendis pas, on me remit à cette patrouille qui m'amena à la caserne où tu m'as trouvé.—«Qu'est-ce qu'il a fait ce vieux-là? demanda l'officier qui me reçut.—Pris sur la barricade.—C'est bon.—Au mur? demanda le sergent.—Sans doute.» Et l'officier me tourna le dos; mais ces mots laconiques n'étaient que trop clairs. Je protestai, j'appelai l'officier, et celui-ci voulut bien m'écouter. Le résultat de cet entretien fut de me faire envoyer dans la salle d'où tu viens de me tirer.
Nous arrivâmes enfin rue de Reuilly, et j'entrai seul pour éviter à madame de Planfoy et aux enfants le coup foudroyant de la joie.
Mais déjà la famille était avertie de son bonheur: un petit chien s'était jeté sur la porte et poussait des aboiements perçants.
—C'est père, c'est père, criaient les enfants, Jap l'a senti.
J'eus ma part des embrassements.
XXXII
Il était trop tard pour partir le soir même. Je couchai rue de Reuilly. Et le lendemain matin je pris le train de Châlon. M. de Planfoy voulut me conduire au chemin de fer, mais au grand contentement de madame de Planfoy, je le fis renoncer à cette idée. Notre première promenade n'avait pas été assez heureuse pour en risquer une seconde. Dans le lointain, on entendait encore quelques coups de fusil du côté de la rive gauche et vers le faubourg Saint-Martin. Cela ne paraissait pas bien sérieux, mais c'en était assez cependant pour un homme qui avait été si près «du mur,» le mur contre lequel on fusille, ne se risquât point dans les rues.
J'avais attendu l'heure de ce départ avec impatience, et autant qu'il avait dépendu de moi, je l'avais avancée. A chaque minute, pendant mes recherches et mes voyages à travers Paris, je m'étais exaspéré contre leur lenteur, je voulais partir, et si la vie de M. de Planfoy n'avait point été en jeu, je me serais échappé de Paris quand même.
Je ne fus pas plutôt installé dans mon wagon, que cette grande impatience d'être à Marseille fit place à une inquiétude non moins grande et non moins irritante.
Ces sentiments divers qui se succédaient en moi étaient cependant facilement explicables, malgré leur contradiction apparente.
Si j'avais tout d'abord voulu partir avec tant de hâte, c'était pour rejoindre mon régiment et me trouver au milieu de mes hommes au moment où il faudrait se prononcer et agir.
Maintenant ce moment était passé; maintenant, mes camarades avaient pris parti, et je ne les rejoindrais que pour les imiter ou pour me séparer d'eux.
Quel parti avaient-ils pris? et que s'était-il passé à Marseille?
Pendant ces deux journées de courses folles, je n'avais pas eu le temps de lire les journaux; mais en montant en chemin de fer j'en avais acheté plusieurs. Je me mis à les étudier, en cherchant ce qui touchait Marseille et le Midi.
Malheureusement les journaux de ces pays n'avaient pas encore eu le temps d'arriver à Paris depuis le coup d'État, et l'on était réduit aux dépêches transmises par les préfets.
Ces dépêches disaient que les mesures de salut public, prises si courageusement par le Président de la République, avaient été accueillies à Marseille avec enthousiasme.
Cela était-il vrai? cela était-il faux? c'était ce qu'on ne pouvait savoir. Cependant, en lisant les dépêches des Basses-Alpes et du Var, on pouvait supposer que cet enthousiasme des populations du Midi était exagéré, car dans ces deux départements on signalait une certaine agitation «parmi les bandits et les socialistes.»
Ce qui contribua surtout à me faire douter de cet enthousiasme constaté officiellement, ce fut le récit des faits qui s'étaient passés au boulevard des Italiens, et dont j'avais été le témoin.
Si l'on racontait en pareils termes à Paris, pour les Parisiens, ce qui s'était passé à Paris devant les Parisiens, on pouvait très-bien n'être pas sincère pour ce qui s'était passé à deux cents lieues de tout contrôle.
«Un incident malheureux, disait le journal, a signalé la journée d'hier sur le boulevard des Italiens. Au passage du 1er lanciers et de la gendarmerie mobile, plusieurs coups de feu sont partis de différentes maisons et plusieurs lanciers ont été blessés. Le régiment a riposté et des dégâts redoutables et naturels, mais nécessaires, en sont résultés. Les individus qui se trouvaient dans ces maisons ont été plus ou moins atteints par les coups de feu de la troupe.»
Ainsi c'était la foule qui avait attaqué les lanciers; ainsi le malheureux jeune homme assassiné dans la cour de la maison où nous avions trouvé un abri, avait été atteint par un coup de feu qui était «une riposte de la troupe;» ainsi les maisons criblées de balles, les glaces, les fenêtres brisées étaient «des dégâts naturels et nécessaires.»
Quand on a dans ses mains le télégraphe et qu'on n'est point gêné par les scrupules, on est bien fort pour mentir.
L'enthousiasme des Marseillais pouvait être tout aussi vrai que les coups de fusil tirés sur les lanciers.
Je retombai dans mon inquiétude, me demandant ce que je ferais en arrivant à Marseille.
Me séparer de mes camarades, s'ils ont adhéré au coup d'État, c'est briser ma carrière et perdre mon avenir. J'aime la vie militaire. Depuis dix ans des liens puissants m'ont attaché à mon régiment, qui est devenu une famille pour moi, et une famille d'autant plus chère que je n'en ai plus d'autre. C'est là que sont mes affections, mes souvenirs et mes espérances. Que ferai-je si je ne suis plus soldat? Quel métier puis-je prendre pour gagner ma vie? car je serai obligé de travailler pour vivre. Mon éducation a été dirigée uniquement vers l'état militaire, et je n'ai étudié, je ne sais que les sciences et les choses qui touchent à l'art de la guerre. A quoi est bon dans la vie civile un soldat qui n'a plus son sabre en main?
Mais chose plus grave encore, ou tout au moins plus douloureuse pour le moment, que dira Clotilde d'une pareille détermination? Comment me recevra le général Martory, si je me présente devant lui en paletot et non plus en veste d'uniforme?
Bien que des paroles précises n'aient point été échangées entre nous à ce sujet, il est certain que si Clotilde devient ma femme un jour, c'est l'officier qu'elle acceptera, le colonel et le général futur, et non le comte de Saint-Nérée, qui n'a d'autre patrimoine que son blason. Clotilde est un esprit pratique et positif qui ne se laissera pas prendre à des chimères ou à des espérances. D'ailleurs, quelles espérances aurais-je à lui présenter? Comtesse, la belle affaire par le temps qui court, la belle dot et la riche position!
Lorsque de pareilles pensées s'agitent dans l'esprit, le temps passe vite. J'arrivai à Tonnerre sans m'être pour ainsi dire aperçu du voyage. Mais là, un compagnon de route m'arracha à mes réflexions pour me rejeter dans la réalité. Il arrivait de Clamecy, et il me raconta que cette ville était en pleine insurrection, que les paysans s'étaient levés dans la Nièvre et dans l'Yonne, et que la guerre civile avait commencé.
Ce compagnon de route appartenait à l'espèce des trembleurs, et, emporté par ses craintes, il me représenta cette insurrection comme formidable.
La province n'acceptait donc pas le coup d'État avec l'enthousiasme unanime que constataient les journaux. Que se passait-il à Marseille?
A Mâcon, j'entendis dire aussi que la résistance s'organisait dans le département, et que des insurrections avaient éclaté à Cluny et dans les communes rurales.
A Lyon, je trouvai la ville parfaitement calme; mais à mesure que je descendis vers le Midi, les bruits d'insurrection devinrent plus forts. On arrêtait notre diligence pour nous demander des nouvelles de Paris, et à nos renseignements on répondait par d'autres renseignements sur l'état du pays.
Les environs de Valence étaient dans une extrême agitation, et nous dépassâmes sur la route un détachement composé d'infanterie et d'artillerie qui, nous dit-on, se rendait à Privas, menacé par des bandes nombreuses qui occupaient une grande partie du département.
A un certain moment où nous longions le Rhône, nous entendîmes une fusillade assez vive sur la rive opposée, à laquelle succéda la Marseillaise, chantée par trois ou quatre cents voix.
Dans certain village, c'était l'insurrection qui était devenue l'autorité, on montait la garde comme dans une place de guerre, et l'on fondait des balles devant les corps de garde.
A Loriol, on nous dit que les troupes avaient été battues à Crest; dans le lointain, nous entendîmes sonner le tocsin, qui se répondait de clochers en clochers.
Nous étions en pleine insurrection, et en arrivant dans un gros village, nous tombâmes au milieu d'une bande de plus de deux mille paysans qui campaient dans les rues et sur la place principale. Dans cette foule bigarrée, il y avait des redingotes et des blouses, des sabots et des souliers; l'armement était aussi des plus variés: des fusils de chasse, des faux, des fourches, des gaules terminées par des baïonnettes. C'était l'heure du dîner; des tables étaient dressées, et je dois dire qu'elles ne ressemblaient pas à celles qui m'avaient si douloureusement ému le 4 décembre sur les boulevards de Paris: parmi ces soldats de l'insurrection, on ne voyait pas un seul homme qui fût ivre ou animé par la boisson.
On entoura la diligence; on nous regarda, mais on ne nous demanda rien, si ce n'est des nouvelles de Valence et de l'artillerie.
A Montélimar, notre colonne rejoignit une forte colonne d'infanterie qui rentrait en ville. Les soldats marchaient en désordre: ils venaient d'avoir un engagement avec les paysans et ils avaient été repoussés. Il y avait des blessés qu'on portait sur des civières et d'autres qui suivaient difficilement.
Tout cela ne confirmait pas l'enthousiasme des dépêches officielles et ressemblait même terriblement à une levée en masse.
Aussi à chaque pas en avant, je me répétais ma question avec une anxiété toujours croissante: que se passe-t-il à Marseille? Comme toujours en pareilles circonstances, les nouvelles que nous obtenions étaient contradictoires; selon les uns, Marseille et la Provence étaient calmes; selon les autres, au contraire, l'insurrection y était maîtresse des campagnes et d'un grand nombre de villes.
Mais à mesure que nous avançâmes ces nouvelles se précisèrent: Marseille n'avait pas bougé, et le département du Var seul s'était insurgé.
A Aix, deux voyageurs montèrent dans la diligence et purent me raconter ce que je désirais si vivement apprendre. Tous deux habitaient Marseille: l'un était un ancien magistrat destitué en 1848 et inscrit, depuis cette époque, au tableau de l'ordre des avocats; l'autre était un riche commerçant en grains: un procès les avait appelés à Aix et ils rentraient chez eux. Je les connaissais l'un et l'autres, et nos relations avaient été assez suivies pour qu'une entière liberté de parole régnât entre nous.
Mais je ne pus rien obtenir d'eux qu'après leur avoir fait le récit de ce qui se passait à Paris. Vingt fois ils m'interrompirent par des exclamations de colère et d'indignation; l'ancien magistrat protestant au nom du droit et de la justice, la commerçant au nom de la liberté et de l'humanité.
Ce fut seulement quand je fus arrivé au bout de mon récit, qu'ils m'apprirent comment Marseille avait accueilli le coup d'État. Le premier jour, la population ouvrière s'était formée en rassemblements menaçants et l'on avait pu croire à une révolution formidable. Mais cette agitation s'était bien vite apaisée, et les troupes n'avaient point eu besoin d'intervenir: elles avaient occupé seulement quelques points stratégiques.
—Ce n'est pas par l'insurrection armée qu'il faut répondre à un pareil attentat, dit l'ancien magistrat: c'est par des moyens légaux. Nous avons aux mains une arme plus puissante que les canons et qui renversera sûrement Louis-Napoléon: c'est le vote. La France entière se prononçant contre lui, il faudra bien qu'il succombe. Il n'y a qu'à faire autour de lui ce que j'appellerai «la grève des honnêtes gens.» Abandonné par tout le monde, il tombera sous le mépris général.
—C'est évident, dit le commerçant, et si un seul de mes amis accepte une place ou une position d'une pareille main, je me fâche avec lui, quand même ce serait mon frère.
—S'il en était autrement, ce serait à quitter la société.
Ces paroles me furent un soulagement; c'étaient là deux honnêtes gens, avec lesquels on était heureux de se trouver en communion de sentiments.
En arrivant chez moi, on me prévint que le colonel m'attendait; il m'avait envoyé chercher trois fois, et je devais me rendre près de lui aussitôt mon retour, sans perdre une minute.
Je ne pris pas même le temps de changer de costume, et, assez inquiet de cette insistance, je courus chez le colonel.
XXXIII
—Enfin vous voilà! s'écria le colonel en me voyant entrer, c'est heureux.
—Mais, colonel, mon congé n'expire qu'aujourd'hui, je ne suis pas en retard.
—Je le sais bien: seulement vous m'aviez écrit après la mort de votre père que vous partiez aussitôt, et je vous attends depuis jeudi.
En quelques mots je lui expliquait les raisons qui m'avaient retenu.
—Sans doute vous avez bien fait, et par ce que vous me dites, je vois qu'il s'est passé à Paris des choses graves, mais ici aussi nous sommes dans une situation grave, et j'ai besoin de vous.
—A Marseille?
—Non, dans le Var et dans les Basses-Alpes. A Marseille, Dieu merci, le danger est passé, mais, dans le Var, les paysans se sont soulevés, ils ont formé des bandes nombreuses qui saccagent le pays. Les troupes de Toulon et de Draguignan ne sont pas en force pour les dissiper rapidement; on nous demande des renforts, et comme maintenant nous pouvons, sans compromettre la sécurité de Marseille, détacher quelques hommes, il faut que vous partiez pour le Var.
—Mais je suis mort de fatigue, mon colonel.
—Comment c'est vous, capitaine, qui parlez de fatigue au moment de monter à cheval?
Il me regarda avec surprise et je baissai les yeux, mal à l'aise et confus.
—Vous avez raison d'être étonné de ma réponse, dis-je enfin, car elle n'est pas sincère. Vous avez toujours été plein d'indulgence et de bonté pour moi, colonel, et j'ai pour vous une profonde estime; permettez-moi de m'expliquer en toute franchise et de vous parler non comme à un colonel, mais comme à un père.
—Je vous écoute, mon ami.
—Comment voulez-vous que j'accepte le commandement d'un détachement qui doit agir contre des hommes dont j'approuve les idées et la conduite?
—Vous, Saint-Nérée, vous approuvez ces paysans qui organisent la jacquerie?
—Ce n'est pas la jacquerie que j'approuve, c'est la résistance au coup d'État, c'est la défense du droit et de la liberté; je ne peux donc pas sabrer ceux qui lèvent ce drapeau: derrière la première barricade qui a été élevée, j'ai failli prendre un fusil pour la défense, et c'est le hasard bien plus que la volonté qui m'en a empêché.
Le colonel était assis devant son bureau; il se leva, et arpentant le salon à grands pas, les bras croisés:
—Ceux qui nous ont mis dans cette situation sont bien coupables! s'écria-t-il.
—Si vous pensez ainsi, Colonel, comment me demandez-vous de prendre parti pour eux?
—Eh! ce n'est pas du président seulement que je parle, c'est aussi de l'Assemblée, c'est de tout le monde, de celui-ci et de ceux-là. Pourquoi l'Assemblée, par ses petites intrigues, ses rivalités de parti et son impuissance nous a-t-elle amenés à avoir besoin d'un sauveur? Les sauveurs sont toujours prêts, ils surgissent de n'importe où, ils agissent, et à un certain moment, par la faute d'adversaires aveugles, ils s'imposent irrésistiblement. Voilà notre situation, le sauveur s'est présenté et comme par suite des circonstances, on ne pouvait prendre parti contre lui qu'en se jetant dans la guerre civile, on n'a point osé le faire.
—Ces paysans l'osent; ils ne raisonnent point avec subtilité, ils agissent suivant les simples lois de la conscience.
—Vous croyez que c'est la conscience qui commande de prendre des otages pour les fusiller, de piller les caisses publiques, de saccager, de brûler les propriétés privées. Eh bien, ma conscience de soldat me commande, à moi, d'empêcher ce désordre; mon devoir est tracé, et je ne m'en écarterai pas; sans prendre parti pour celui-ci ou celui-là, je crois que je dois me servir du sabre que j'ai à la main pour maintenir l'ordre public. Et c'est ce que je vous demande de faire.
—Ces paysans ont-ils fusillé, pillé et brûlé, et ne les accuse-t-on pas de ces crimes, comme on a accusé les bourgeois de Paris d'avoir tiré sur l'armée?
—Je ne sais pas ce qui s'est passé à Paris et j'aime mieux ne pas le savoir. Je ne sais qu'une chose; je suis requis de faire respecter la tranquillité, et la liberté, la vie des citoyens, et j'obéis. Quant à la politique, ce n'est pas mon affaire, et le pays peut très-bien la décider sans prendre les armes. Il est appelé à se prononcer par oui et par non sur ce coup d'État; qu'il se prononce et j'obéirai à son verdict. Voilà le rôle du soldat tel que je le comprends dans ce moment difficile, et je vous demande, je vous supplie, mon cher Saint-Nérée, de le comprendre comme moi.
Il vint à moi et me prit la main.
—Vous m'avez dit que vous m'estimiez?
—De tout mon coeur, colonel.
—Vous me croyez donc incapable de vous tromper, n'est-ce pas, et de vous entraîner dans une mauvaise action!
—Oh! colonel.
—Eh bien! faites ce que je vous demande. Je ne vous commande pas de vous mettre à la tête du détachement qui est prêt à partir, je vous le demande et vous prie de ne pas me refuser. C'est pour moi, c'est pour l'honneur de mon régiment.
Il approcha sa chaise et s'asseyant près de moi:
—Vous m'avez parlé en toute franchise, dit-il à mi-voix, je veux vous parler de même. Si vous ne prenez pas le commandement de ce détachement, il revient de droit à Mazurier, et je ne voudrais pas que ce fût Mazurier qui fût à la tête de mes hommes dans ces circonstances. Je veux un homme calme, raisonnable, qui ne se laisse pas entraîner; car ce n'est pas la guerre que je veux que vous fassiez, c'est l'ordre que je veux que vous rétablissiez. Je crains que Mazurier n'ait pas ces qualités de modération et de prudence.
Mazurier a parmi nous une détestable réputation: repoussé par tout le monde, n'ayant pas un ami ou un camarade, détesté des soldats, c'est un officier dangereux. Républicain féroce en 1848, il est, depuis un an, bonapartiste enragé.
A l'idée qu'il pouvait diriger mes hommes dans cette guerre civile, j'eus peur et compris combien devaient être vives les appréhensions du colonel. Mazurier voudrait faire du zèle et sabrerait tout ce qui se trouverait devant lui, hommes, femmes, enfants.
—Maintenant, continua le colonel, vous comprenez n'est-ce pas, que j'ai besoin de vous. Je ne peux pas refuser mes hommes et, d'un autre côté, obligé de rester à Marseille, je ne peux pas les commander moi-même. Vous voyez, mon cher capitaine, que c'est l'honneur de notre régiment qui est engagé.
Je restai assez longtemps sans répondre, profondément troublé par la lutte douloureuse qui se livrait en moi.
—Eh bien! vous ne me répondez pas. A quoi pensez-vous donc?
—A me mettre là devant votre bureau, mon colonel, et à vous écrire ma démission.
—Votre démission! Perdez-vous la tête, capitaine?
—Malheureusement non, car je ne souffrirais plus.
—Votre démission, vous qui serez chef d'escadron avant deux ans; vous qui êtes estimé de vos chefs; votre démission en face de l'avenir qui s'ouvre devant vous, ce serait de la folie. Vous n'aimez donc plus l'armée?
—Hélas! l'armée n'est plus pour moi, aujourd'hui, ce qu'elle était hier.
—Il fallait rester à Paris alors, et laisser passer les événements.
—Non; car c'eût été une lâcheté de conscience; jamais je ne me mettrai à l'abri d'une responsabilité en me cachant. Et c'est pour cela que j'avais si grande hâte de revenir. Je prévoyais que j'aurais une lutte terrible à soutenir, mais je ne prévoyais pas ce qui arrive.
—Et, qu'espériez-vous donc? Pensiez-vous que, seul dans toute l'armée, mon régiment se révolterait contre les ordres qu'il recevait?
—Ne me demandez pas ce que je pensais ni ce que j'espérais, colonel: je serais aussi embarrassé pour l'expliquer que mal à l'aise pour vous le dire. Mais enfin je ne pensais pas être obligé de commander le feu contre des gens qui ont pour eux le droit et l'honneur.
—Et qui parle de commander le feu? s'écria le colonel, puisque c'est là précisément ce que je vous demande de ne pas faire. Je sais très-bien que parmi ceux que nous sommes exposés à trouver devant nous il y en a qui sont excités par ces idées de droit et d'honneur dont vous parlez; mais combien d'autres, au contraire, obéissent à leurs mauvais instincts, au meurtre, au vol, au pillage? Tout ce monde, bons et mauvais, doit rentrer dans l'ordre. Mais, dans cette action répressive, il ne faut pas que les bons et les mauvais soient confondus; en un mot, il ne faut pas sabrer à tort et à travers. C'est une mission de justice et d'humanité que je vous confie; parce que de tous mes officiers vous êtes celui que je juge le plus apte à la remplir. Je suis surpris, je suis peiné que vous ne me compreniez pas. Allons, capitaine; allons, mon enfant.
Mes hésitations et mes scrupules fléchirent enfin.
—Je vous obéis: quand faut-il partir?
Il regarda la pendule.
—Dans une heure.
D'ordinaire je ne suis pas irrésolu, et quand je me suis prononcé, je ne reviens pas sur ma détermination. Mais en descendant l'escalier du colonel, je m'arrêtai plus d'une fois, hésitant si je ne remonterais pas pour signer ma démission. Oui, je pouvais empêcher bien des crimes en commandant le détachement qu'on me confiait, cela était certain; mais la question d'humanité devait-elle passer avant la question de justice! Approuvant, au fond du coeur, ceux qui s'étaient soulevés, m'était-il permis de paraître les combattre? Si peu que je fusse, avais-je le droit d'apporter mon concours à une oeuvre de répression que je blâmais? N'était-ce point ainsi que se formaient des forces morales qui entraînaient les faibles et noyaient les forts dans un déluge?
Tout ce qu'on peut se dire en pareille circonstance, je me le dis. Longtemps je plaidai le pour et le contre. Puis enfin, l'esprit troublé bien plus que convaincu, le coeur désolé, je me décidai à obéir.
Mais, avant de quitter Marseille, je voulus faire savoir à Clotilde que j'étais revenu près d'elle. J'entrai chez un libraire et j'achetai un volume, dans les pages duquel je glissai le billet suivant:
«J'espérais vous voir demain, chère Clotilde; mais à peine descendu de diligence, on m'envoie dans le Var et dans les Basses-Alpes contre les paysans insurgés. Il me faut partir. Je n'ai que le temps de vous écrire ces quelques mots pour vous demander de penser un peu à moi et pour vous dire que je vous aime. Je ne sais ce que l'avenir nous réserve, mais je vous assure en ce moment que, quoi qu'il arrive, je vous adorerai toujours. Quand nous nous reverrons, je vous expliquerai le sens des tristes pressentiments qui m'écrasent. Sachez seulement que je suis cruellement malheureux, et que ma seule espérance est en vous, en votre bonté, en votre tendresse.»
Je portai le volume bien enveloppé et cacheté à la voiture de Cassis, puis je me hâtai d'aller endosser mon uniforme. A l'heure convenue je montais à cheval et partais de Marseille à la tête de mon détachement.
La route que nous prîmes était celle que j'avais parcourue quelques mois auparavant avec Clotilde, quand j'étais revenu près d'elle de Marseille à Cassis.
Combien j'étais loin de ce moment heureux! combien mes idées tristes et inquiètes étaient différentes de celles qui m'égayaient alors l'esprit et m'échauffaient le coeur!
J'aimais cependant, et je me sentais aimé; mais qu'allait-il advenir de notre amour?
Si je n'avais pas aimé Clotilde, si je n'avais pas craint de la perdre, aurais-je accepté ce commandement?
Le premier pas dans la faiblesse et la lâcheté était fait, où m'arrêterais-je maintenant? Qui l'emporterait en moi: le coeur ou la conscience?
XXXIV
Nous nous dirigions sur Brignoles, qui, disaient les rapports, était en pleine insurrection, ainsi que les villages environnants, Saint-Maximin, Barjols, Seillon, Bras, Ollières.
Mais tant que nous restions dans le département des Bouches-du-Rhône, nous étions en pays tranquille, c'était seulement aux confins du Var que l'agitation avait dégénéré en résistance ouverte.
Un peu avant d'arriver aux montagnes qui forment le massif de la Sainte-Baume je fis faire halte à mes hommes et je crus devoir leur adresser un petit discours.
Je ne veux point le rapporter ici, attendu qu'il n'avait aucune des qualités exigées par les Professeurs de rhétorique: pas d'exorde pour éveiller l'attention des soldats, pas d'exposition, pas de confirmation pour prouver les faits avancés, pas de réfutation, pas de péroraison. En quelques mots je disais à mes hommes que nous n'étions plus en Afrique et que ceux qui allaient se trouver devant nous n'étaient point des Arabes qu'il fallait sabrer, mais des compatriotes qu'il fallait ménager.
En parlant, j'avais les yeux fixés sur Mazurier. Je le vis faire la grimace, cela m'obligea à insister. Je leur dis donc tout ce que je crus de nature à les émouvoir; puis, comme les vérités générales ont beaucoup moins d'influence sur des esprits primitifs que des vérités particulières et personnelles, l'idée me vint de leur demander si parmi eux il ne s'en trouvait point qui fussent de ce pays.
—Moi, dit un brigadier nommé Brussanes, je suis né à Cotignac, où j'ai ma famille.
—Eh bien! mes enfants, pensez toujours que l'homme que vous aurez en face de vous peut être le père, le frère de votre camarade Brussanes, et cela retiendra, j'en suis certain, les mains trop promptes. Nous sommes en France, et tous nous sommes Français, soldats aussi bien que paysans.
On se remit en marche, et Mazurier tâcha d'engager avec moi une conversation plus intime que celles que nous avions ordinairement ensemble. Au lieu de le tenir à distance comme j'en avais l'habitude, je le laissai venir.
—C'est une promenade militaire que nous entreprenons, dit-il.
—Je l'espère.
—Alors une troupe de missionnaires pour prêcher la paix dans chaque village, eût mieux valu qu'une troupe de cavaliers.
—C'est mon avis, mais comme on n'avait pas de missionnaires sous la main, on a pris des cavaliers; c'est à celui qui commande ces cavaliers d'en faire des missionnaires, et je vous donne ma parole que cela se fera.
—Il est plus difficile de faire rester les sabres dans le fourreau que de les faire sortir.
—Peut-être, mais quand les officiers le veulent, ils peuvent retenir leurs hommes, et je compte sur vous.
Mazurier me fit toutes les protestations que je pouvais désirer. Dans la bouche d'un autre, elles m'eussent convaincu; dans la sienne, elles ne pouvaient me rassurer. J'étais presque certain que mes hommes me comprendraient et m'obéiraient; depuis six ans, nous avions vécu de la même vie, nous avions partagé les mêmes privations, les mêmes fatigues, les mêmes dangers, et j'avais sur eux quelque chose de plus que l'autorité d'un chef. Mais ce quelque chose n'avait de valeur que si j'étais soutenu par tous ceux qui m'entouraient, et un mot de Mazurier dit à propos pouvait très-bien briser mon influence; une plaisanterie, un geste même suffisaient pour cela. Ce fut une inquiétude nouvelle qui s'ajouta à toutes celles qui me tourmentaient déjà.
C'était aux confins des Bouches-du-Rhône et du Var que nous devions trouver l'insurrection, et l'on m'avait signalé Saint-Zacharie comme le premier village dangereux.
En approchant de ce village, bâti dans les gorges de l'Huveaune, au milieu d'une contrée boisée et accidentée où tout est obstacles naturels, je craignis une résistance sérieuse, qui eût singulièrement compromis l'attitude que je voulais garder. Cinquante paysans résolus embusqués dans les bois et dans les rochers pouvaient nous arrêter en nous faisant le plus grand mal. Comment alors retenir mes hommes et les empêcher de sabrer s'ils voyaient leurs camarades frappés auprès d'eux?
Pour prévenir ce danger, je m'avançai seul avec un trompette, le sabre au fourreau, décidé à essayer sur les paysans la conciliation que j'avais vu les représentants tenter à Paris sur les soldats; les moyens et les rôles étaient renversés, mais le but était le même, empêcher le sang de couler.
Mais je n'eus point de harangue à adresser aux paysans: en apprenant le passage des troupes, le village, qui s'était insurgé depuis trois ou quatre jours, s'était immédiatement calmé; les hommes résolus s'étaient repliés sur Brignoles, où ils avaient dû rejoindre le gros de l'insurrection, les autres avaient mis bas les armes et, sur le pas de leurs portes, ils nous regardaient tranquillement défiler. On ne nous faisait pas cortège, mais on ne nous adressait ni injures, ni mauvais regards.
Ce premier résultat me donna bonne espérance, et je commençai à croire qu'un simple déploiement de forces suffirait pour rétablir partout le calme. Si on ne nous avait pas arrêtés dans les gorges de Saint-Zacharie, où la résistance était si facile, c'est qu'on ne voulait pas ou qu'on ne pouvait pas résister.
A mesure que nous avançâmes, je me confirmai dans cette espérance; nulle part nous ne trouvions de résistance; on nous disait, il est vrai, que les hommes valides se retiraient devant nous dans les montagnes au delà de Brignoles, mais il fallait faire la part de l'exagération dans ces renseignements qui nous étaient apportés par des trembleurs ou par des adversaires que la passion politique entraînait: Brignoles était barricadé, dix mille insurgés occupaient la ville, les maisons étaient crénelées, le pont était miné, enfin tout ce que l'imagination affolée par la terreur peut inventer.
En réalité, il n'y eut pas plus de résistance dans cette ville qu'il n'y en avait eu dans les villages qui s'étaient déjà rencontrés sur notre chemin: pas la plus petite barricade, pas la moindre maison crénelée, pas un insurgé armé d'un fusil.
Cependant tous ces bruits reposaient sur un certain fondement: ainsi, on avait voulu se défendre; on avait proposé de barricader la ville, on avait parlé de miner le pont; mais rien de tout cela ne s'était réalisé, et, à notre approche, ceux qui avaient voulu résister s'étaient retirés du côté de Draguignan.
Cette perpétuelle retraite des insurgés, rassurante pour le moment, était inquiétante pour un avenir prochain: tous ces hommes qui reculaient devant nous, à mesure que nous avancions, finiraient par s'arrêter lorsqu'ils se trouveraient en force, et alors un choc se produirait.
Ce qui donnait à cette situation une gravité imminente, c'était la position des troupes qui opéraient contre les insurgés. Mon petit détachement n'était pas seul à les poursuivre: au nord, ils étaient menacés par le colonel de Sercey, qui avait sous ses ordres de l'infanterie et de l'artillerie; au sud, ils l'étaient par une forte colonne partie de Toulon. Qu'arriverait-il lorsqu'ils seraient enveloppés? Mettraient-ils bas les armes? Soutiendraient-ils la lutte?
Ainsi ce qui avait été tout d'abord pour moi un motif d'espérance devenait maintenant un danger, car ce n'était plus de désarmer successivement quelques villages isolés qu'il s'agissait, c'était d'une rencontre, d'une bataille.
Les nouvelles qui nous parvenaient de l'insurrection nous la représentaient comme formidable; elle occupait presque tout le pays qui s'étend de la chaîne des Maures à la Durance; son armée, disait-on, était forte de plus de six mille hommes, et ces hommes étaient redoutables; pour la plupart c'étaient des bûcherons, des charbonniers, des ouvriers en liége, habitués à la rude vie des forêts, et qui n'avaient peur de rien, ni de la fatigue, ni des privations, ni des dangers; à leur tête marchait une jeune et belle femme qui, coiffée du bonnet phrygien, portait le drapeau rouge.
Ce n'étaient pas là des paysans timides que la vue d'un escadron s'avançant au galop devait disperser sans résistance.
A en croire ces nouvelles, ils étaient déjà organisés militairement; les bandes s'étaient formées par cantons, et elles avaient choisi des officiers; l'une était commandée par un chirurgien de marine, les autres l'étaient par des gens résolus; un certain ordre régnait parmi tous ces hommes, qui ne se rendaient nullement coupables de pillages, d'incendies et d'assassinats, comme on l'avait dit.
La seule accusation sérieuse qu'on formulât contre eux était de prendre des otages dans chaque ville et chaque village qu'ils traversaient et de les emmener prisonniers. Pour moi, c'était là un crime qui me plaçait à leur égard dans une situation toute différente de celle que j'aurais voulu garder.
Si d'un côté je voyais en eux des gens convaincus de leur droit et se soulevant pour le défendre, ce qui dans les conditions où nous nous trouvions était pour le moins excusable, d'un autre côté j'étais indigné de la faute criminelle qu'ils commettaient. En s'insurgeant, ils avaient la justice pour eux; pourquoi compromettaient-ils leur cause et la déshonoraient-ils par cette lâcheté?
Le soir qui suivit notre entrée à Brignoles, je sentis mieux que par le raisonnement, combien était grave cette question des otages et combien terrible elle pouvait devenir pour les insurgés.
Nous étions arrivés dans un gros village où nous devions passer la nuit, et j'avais été chercher gîte au château avec Mazurier et quelques hommes.
Ce château était en désarroi, et ses propriétaires étaient dans la désolation: une bande d'insurgés était venue le matin arrêter le chef de la famille, qui n'avait commis d'autre crime que celui d'être légitimiste, et l'avait emmené comme otage. On ne lui avait point fait violence, et comme il souffrait de douleurs qui l'empêchaient de marcher, on lui avait permis de monter en voiture, mais enfin on l'avait emmené sans vouloir rien entendre.
Lorsque nous arrivâmes, sa femme et ses enfants, deux fils de vingt-trois à vingt-cinq ans, nous accueillirent comme des libérateurs; il n'eût pas été tard, je me serais mis immédiatement à la poursuite de cette bande, mais la nuit était tombée depuis longtemps déjà, nos chevaux étaient morts de fatigue, et nous ne pouvions nous engager à l'aventure dans ce pays accidenté. Ce fut ce que je tâchai de faire comprendre à cette malheureuse famille, et je lui promis de partir le lendemain matin aussitôt que possible.
Je donnai les ordres en conséquence, et le lendemain, avant le jour, je fus prêt à monter à cheval. En arrivant dans la cour du château, je fus surpris d'apercevoir cinq chevaux de selle auprès des nôtres. Je demandais à un domestique à qui ils étaient destinés, lorsque je vis paraître les deux fils suivis de trois autres jeunes gens. Tous les cinq étaient armés. Ils portaient un fusil à deux coups suspendu en bandoulière et à la ceinture un couteau de chasse.
—Monsieur le capitaine, me dit l'aîné des fils, nous vous demandons la permission de vous accompagner et de vous servir de guides. Quand nous rencontrerons l'ennemi, vous verrez que mes amis, mon frère et moi nous sommes dignes de marcher avec vos soldats. Nous ne serons pas les derniers à la charge.
Je restai pendant quelques secondes cruellement embarrassé; la demande de ces jeunes gens avait par malheur de puissantes raisons à faire valoir: c'était à la délivrance de leur père qu'ils voulaient marcher; c'était leur père qu'ils voulaient venger.
Ce fut précisément ce côté personnel de la question qui me fit refuser leur concours: ils mettraient une ardeur trop vive dans la poursuite, une haine trop légitime dans la lutte, et ils pourraient entraîner mes soldats à des représailles que je voudrais éviter.
Je repoussai donc leur demande; il me fallut discuter, disputer presque, mais je tins bon.
—Je ne veux que l'un de vous, messieurs, dis-je en montant à cheval, et encore celui qui viendra doit-il laisser ses armes ici; c'est un guide que j'accepte, et non un soldat.
A quelques propos de mes hommes que je saisis par bribes, je vis qu'ils ne me comprenaient point et qu'ils me blâmaient.