Clotilde Martory
XXXV
Tous ceux qui ont fait campagne savent combien il est difficile de rejoindre une troupe ennemie, lorsqu'on n'a pour se diriger que les renseignements qu'on peut obtenir des paysans; celui-ci a vu qu'ils allaient au nord, celui-là a vu qu'ils allaient au sud, un troisième a entendu dire qu'ils étaient passés par l'ouest, un quatrième est certain qu'ils n'ont été ni au nord, ni au sud, ni à l'ouest, attendu qu'ils n'ont pas paru dans le pays.
Ce fut ce qui m'arriva lorsque je me mis à la poursuite de la bande qui avait emmené comme otage le propriétaire du château dans lequel nous avions passé la nuit, et jamais, en si peu de temps, on n'a pu, je crois, recueillir plus de renseignements contradictoires; dans un village, c'était l'excès de zèle qui nous trompait, dans un autre, c'était la malveillance qui nous égarait; de maison en maison, les indications variaient comme les opinions et les sentiments: ici, nous étions des bourreaux, là des sauveurs.
Cependant, au milieu de cette confusion, se détachaient deux faits principaux; nous étions sur le point de joindre les bandes qui s'étaient réunies et cherchaient une bonne position pour résister; les autres troupes envoyées entre elles commençaient à approcher: la lutte devenait donc à chaque pas de plus en plus menaçante; un hasard pouvait l'engager d'un moment à l'autre.
Ce qu'il y avait de particulièrement grave pour moi dans cette situation, c'était l'esprit de mes hommes qui, depuis Marseille, avait complètement changé: en entrant dans le Var, j'étais sûr que les sabres ne sortiraient pas du fourreau sans mon ordre; maintenant des indices certains me prouvaient qu'on n'attendrait pas cet ordre pour agir, et que peut-être même on ne m'écouterait pas. A la fièvre de la poursuite, toujours entraînante pour les esprits les plus calmes et les plus pacifiques, s'étaient jointes les excitations passionnées des populations au milieu desquelles nous nous trouvions: «Tuez-les, sabrez tout, pas de prisonniers;» et tous ces mauvais conseils de gens qui, après avoir perdu la tête dans la peur, perdent la raison lorsqu'ils sont rassurés.
Quand nous paraissions dans une ville ou dans un village, la partie de la population hostile à l'insurrection, qui s'était prudemment condamnée au calme ou cachée dans ses caves, reprenait courage, ou s'armait, ou se formait en compagnie de gardes nationaux pour marcher derrière nous, et l'esprit qui animait ces volontaires de la dernière heure n'était point la modération et la justice; on était d'autant plus exalté qu'on avait été plus timide; on voulait se venger de sa peur. Mes hommes naturellement subissaient le contre-coup de cette exaltation; on les attirait, on les entraînait, on les faisait boire, et je ne les avais plus dans la main; après avoir écouté toutes les histoires plus ou moins exagérées qu'on leur racontait, échangé des poignées de main avec les trembleurs, entendu les applaudissements des uns, les vociférations des autres, ils en étaient arrivés à croire qu'ils marchaient contre des bandits coupables de tous les crimes.
Comment les retenir et les modérer? Je commençai alors à regretter d'avoir accepté le commandement que le colonel m'avait imposé, car je ne pourrais pas assurément me renfermer dans le rôle que je m'étais tracé; au moment de la rencontre, je ne commanderais pas à mes hommes, mais je serais entraîné par eux, et jusqu'où n'iraient-ils pas?
Mes hésitations, mes irrésolutions, mes remords me reprirent: je n'aurais pas dû céder aux prières du colonel, et plutôt que de me lancer dans une expédition que je réprouvais, j'aurais mieux fait de persister dans ma démission.
Mazurier, comme s'il lisait ce qui se passait en moi, semblait prendre à coeur d'irriter mes craintes.
—Il sera bien difficile de modérer nos hommes, me disait-il à chaque instant.
Et alors il me donnait le conseil de leur parler, et de recommencer ma harangue de Saint-Zacharie. Mais le moment favorable aux bonnes paroles était passé, je ne voulais pas me faire rire au nez et compromettre mon autorité dans une maladresse: il me fallait au moins conserver sur mes hommes l'influence du respect et de l'estime.
Tant que je serais seul maître de mon détachement, j'avais l'espérance de conserver une partie de cette influence et, en fin de compte, d'imposer toujours ma direction à mes hommes; s'ils n'obéissaient point à la persuasion, ils obéiraient au moins à la discipline; mais le moment arrivait où j'allais devoir agir de concert avec les autres troupes qui cernaient les insurgés dans un cercle concentrique, et alors j'aurais à obéir à une autre inspiration, à une autre volonté que la mienne.
Quelle serait cette inspiration? quel serait l'esprit des officiers avec lesquels j'allais opérer? quels seraient les sentiments de leurs troupes? sous les ordres de quel général, de quel colonel le hasard allait-il me placer? aux réquisitions de quel préfet me faudrait-il obéir?
Toutes ces questions venaient compliquer les dangers de ma situation.
Mais ce qui les aggrava d'une façon plus fâcheuse encore, ce fut une nouvelle que m'apprit le maire d'un village dans lequel nous arrivâmes.
Aussitôt qu'il nous vit paraître, il accourut au-devant de moi pour me prévenir que nous devions nous arrêter dans sa commune, afin de concerter notre mouvement avec les troupes qui occupaient les communes environnantes; les différentes bandes s'étaient réunies en un seul corps, et après s'être successivement emparées de Luc, de Vidauban, de Lorgues et de Salernes, elles marchaient sur Draguignan. Le moment était venu de les attaquer; les troupes se concentraient; ordre était donné d'arrêter les divers détachements de manière à agir avec ensemble, et il me communiqua cet ordre, qui était signé «de Solignac.»
De Solignac! Je regardai attentivement la signature; mais l'erreur n'était pas possible, les lettres étaient formées avec une netteté remarquable.
Quel pouvait être ce Solignac? J'interrogeai le maire pour savoir quel était le préfet du département; il me répondit qu'il y en avait deux: un ancien, M. de Romand, un nouveau, M. Pastoureau.
—Et ce M. de Solignac?
—Je ne sais pas; je crois que c'est un commissaire extraordinaire; au reste, vous allez le voir bientôt; il a passé par ici il y a deux heures avec une escorte de gendarmes, et il doit revenir.
Il n'y avait qu'à attendre; j'ordonnai la halte, et je fis reposer mes hommes et mes chevaux.
Ce Solignac était-il l'ami du général Martory? Cela était bien probable; le signalement que me donnait le maire se rapportait à mon personnage, et le dévouement de celui-ci à la cause napoléonienne avait dû en faire un commissaire extraordinaire dans un département insurgé; cela convenait au rôle qu'il jouait depuis six mois dans le Midi et le complétait; il n'avait point de position officielle, afin de pouvoir en prendre une officieuse partout où besoin serait.
Comme j'agitais ces questions avec un certain effroi, car il ne me convenait point d'être placé sous la direction de M. de Solignac,—au moins du Solignac que je connaissais fanatique et implacable,—on m'amena un paysan qu'on venait d'arrêter.
La foule l'accompagnait en vociférant, et ce n'était pas trop de six soldats pour le protéger; on criait: «A mort!» et on lui jetait des pierres.
C'était un vieux bûcheron aux traits fatigués, mais à l'attitude calme et résolue; il était vêtu d'une blouse bleue, et l'un de mes soldats portait un mauvais sabre rouillé qu'on avait saisi sur lui.
Je demandai quel était son crime; on me répondit qu'on l'avait arrêté au moment où il se sauvait pour rejoindre les insurgés.
La foule l'avait suivi et nous entourait en continuant de crier: «A mort! à mort!» Des femmes et des enfants montraient le poing au vieux bûcheron qui, sans s'émouvoir de tout ce tapage, les regardait avec placidité.
Je le fis entrer dans la salle de la mairie pour l'interroger et je fis entrer aussi les gens qui l'avaient arrêté, car il me paraissait impossible que l'exaspération de la foule n'eût pas un motif plus sérieux. On nous pressait tellement que je fus obligé de placer des sentinelles à la porte la sabre en main.
Je me fis d'abord raconter ce qui s'était passé par les témoins ou les acteurs de l'arrestation, et l'on me raconta ce qu'on m'avait déjà dit: ce vieux bonhomme, au lieu d'entrer dans le village, avait pris par les champs, on l'avait vu courir et se cacher derrière les oliviers quand il se croyait aperçu; on s'était mis à sa poursuite: on l'avait atteint, arrêté, et l'on avait trouvé ce sabre qu'il cachait sous sa blouse.
—C'est vrai ce qu'on raconte là? dis-je au bûcheron.
—Oui.
—D'où êtes-vous?
—De Salernes.
—Où allez-vous?
—Je vas à Aups, rejoindre ceux qui veulent défendre la République.
A cet aveu sincère, il y eut parmi les témoins un mouvement d'indignation.
—C'est mon droit, pour sûr.
—Si vous croyez être dans votre droit, pourquoi vous êtes-vous caché et sauvé? pourquoi, au lieu de traverser ce village, avez-vous pris les champs?
—Parce que ceux d'ici ne sont pas dans les mêmes idées que ceux de Salernes, et qu'on s'en veut de pays à pays. S'ils m'avaient vu traverser leur rue, comme ils avaient des cavaliers avec eux qui leur donnaient du coeur, ils m'auraient arrêté, et je voulais rejoindre les amis.
—Cela n'est pas vrai, dit un témoin en interrompant, les gens de Salernes sont partis depuis hier, et si celui-là était de Salernes, il serait parti avec eux; il n'aurait pas attendu aujourd'hui: c'est un incendiaire qui venait pour nous brûler.
Sans se fâcher, le bûcheron haussa les épaules, et se tourna vers moi après avoir regardé son accusateur avec mépris.
—Si je ne suis pas parti hier avec les autres, dit-il, c'est que j'étais dans la montagne à travailler. Quand on a appris la révolution de Paris chez nous, tout le monde a été heureux; on a cru que c'était pour établir véritablement la République, la vraie, celle de tout le monde, et comme à Salernes il n'y a que des républicains, on a été heureux, on a dansé une farandole. Le lendemain matin je suis parti pour la montagne où je suis resté trois jours. Pendant ce temps-là on a compris qu'on s'était trompé; les gens de la Garde-Freynet sont arrivés, et puis d'autres, on s'est levé, et quand je suis redescendu à la maison, j'ai trouvé tout le monde parti, alors je suis parti aussi pour les rejoindre.
Les cris du dehors continuaient; ne voulant pas exaspérer cette exaltation méridionale, je donnai l'ordre d'enfermer mon bûcheron dans la prison de la mairie.
Mais ce n'était point assez pour satisfaire cette foule affolée; quand on sut que j'avais fait conduire le bûcheron en prison, les cris: «A mort!» redoublèrent. Je ne m'en inquiétai point, j'avais une force suffisante pour faire respecter mes ordres; lorsque je quitterais ce village, j'emmènerais mon prisonnier.
Il y avait à peine dix minutes que la porte de la prison était refermée sur ce pauvre vieux, quand il se fit un grand bruit de chevaux dans la rue.
C'était M. de Solignac qui arrivait au galop, suivi de quelques gendarmes,—ce Solignac était bien le mien, c'est-à-dire celui de Clotilde et du général.
En m'apercevant, il poussa une exclamation de surprise et vint à moi la main tendue.
—Comment, mon cher capitaine, c'est vous! Que je suis heureux de vous voir! Nous allons marcher ensemble.
Puis, après quelques paroles insignifiantes, il continua:
—Vous avez un prisonnier, m'a-t-on dit, pris les armes à la main; avez-vous commandé le peloton?
—Quel peloton?
—Le peloton pour le fusiller.
XXXVI
Fusiller ce vieux bûcheron!
En entendant ces mots, je regardai M. de Solignac; près de lui se tenait un autre personnage portant l'habit civil et décoré de la Légion d'honneur qui me fit un signe affirmatif comme pour confirmer et souligner les paroles de M. de Solignac.
—Et pourquoi voulez-vous qu'on fusille ce bonhomme?
—Comment a-t-il été arrêté?
Je racontai son arrestation.
—Ainsi, de votre propre récit, il résulte qu'il se sauvait.
—Parfaitement.
—Il voulait se cacher?
—Sans doute.
—Il le voulait parce qu'il allait rejoindre les insurgés; son aveu est formel.
—Il n'a pas caché son intention.
—Il doit donc être considéré comme étant en état d'insurrection.
—Je le crois, et c'est ce qui m'a obligé à le maintenir en arrestation; en même temps j'ai voulu le soustraire à l'exaspération de cette foule affolée.
—Ne parlons pas de cela, laissons cette foule de côté, et occupons-nous seulement de ce bûcheron. C'est un insurgé, n'est-ce pas?
—Cela n'est pas contestable et lui-même n'a pas envie de le contester; il avoue très-franchement son intention: il a voulu rejoindre ses amis qui se sont soulevés pour défendre le droit et la justice, ou tout au moins ce qu'ils considèrent comme tel.
—Bien; c'est un insurgé, vous le reconnaissez et lui-même le reconnaît aussi. Voilà un point d'établi. Maintenant passons à un autre. Il a été pris les armes à la main.
—C'est-à-dire qu'on a saisi sur lui un sabre rouillé qui ne serait pas bon pour couper des choux.
—Eh bien, ce sabre caractérise son crime et devient la circonstance aggravante qui vous oblige à le faire fusiller; l'ordre du ministre de la guerre est notre loi; vous connaissez cet ordre: «Tout individu pris les armes à la main sera fusillé.»
—Mais jamais personne ne donnera le nom d'arme à ce mauvais sabre, ce n'est même pas un joujou, dis-je en allant prendre le sabre qui était resté sur une table.
Et je le mis sous les yeux de M. de Solignac en faisant appel à son singulier acolyte. Tous deux détournèrent la tête.
—Il n'est pas possible d'argumenter sur les mots, dit enfin M. de Solignac, ce sabre est un sabre, et l'ordre du général Saint-Arnaud est formel.
—Mais cet ordre est... n'est pas exécutable.
—En quoi donc?
—Il vise une loi qui n'a jamais autorisé pareille mesure.
—Pardon, capitaine, mais nous ne sommes pas ici pour discuter, nous ne sommes pas législateurs et vous êtes militaire.
Malgré l'indignation qui me soulevait, je m'étais jusque-là assez bien contenu; à ce mot, je ne fus plus maître de moi.
—C'est parce que je suis militaire, que je ne peux pas faire exécuter un ordre aussi....
—Permettez-moi de vous rappeler, interrompit M. de Solignac, que vous n'avez pas à qualifier un ordre de votre supérieur; il existe, et du moment que vous le connaissez, vous n'avez qu'une chose à faire; un soldat obéit, il ne discute pas.
—Vous avez raison, monsieur, et j'ai tort; je vous suis obligé de me le faire comprendre, je ne discuterai donc pas davantage et je ferai ce que mon devoir m'ordonne.
—Je n'en ai jamais douté; seulement, on peut comprendre son devoir de différentes manières, et je vous prie de me permettre de vous demander ce que votre devoir vous ordonne à l'égard de cet homme.
—De l'emmener prisonnier et de le remettre aux autorités compétentes.
—Très-bien; alors veuillez le faire remettre entre nos mains.
Et comme j'avais laissé échapper un geste d'étonnement:
—Qui nous sommes, n'est-ce pas? continua-t-il; rien n'est plus juste: précisément, nous sommes cette autorité compétente que vous demandez, et comme nous n'avons pas encore mis le département en état de siége, c'est l'autorité civile qui commande.
Je n'avais pas eu l'avantage dans cette discussion rapide où les paroles s'étaient heurtées comme dans un combat; je sentis que la situation du vieux bûcheron devenait de plus en plus mauvaise. Mais que faire? Je ne pouvais me mettre en opposition avec l'autorité départementale, et puisqu'ils réclamaient ce prisonnier qui n'était pas le mien d'ailleurs, mais celui des paysans, je ne pouvais pas prendre les armes pour le défendre. Je ne pouvais qu'une chose: refuser mes hommes pour le faire fusiller, s'ils persistaient dans cette épouvantable menace, et à cela j'étais parfaitement décidé. Ils ne le fusilleraient pas eux-mêmes.
—Ce bûcheron est dans la prison de la mairie, il vous appartient.
—Très-bien, dit M. de Solignac.
—Très-bien, répéta son acolyte.
—Maintenant, dit M. de Solignac, voulez-vous désigner les hommes qui doivent former le peloton d'exécution?
—Non, monsieur.
—Vous refusez d'obéir à notre réquisition? dit froidement M. de Solignac.
—Absolument.
—Vous vous mettez en révolte contre l'ordre du ministre?
—Oui, monsieur; nous sommes des soldats, nous ne sommes pas des bourreaux; mes hommes ne fusillent pas les prisonniers.
M. de Solignac ne se laissa pas emporter par la colère; il me regarda durant quelques secondes, puis d'une voix qui tremblait légèrement et trahissait ainsi ce qui se passait en lui:
—Capitaine, dit-il, je vois que vous ne vous rendez pas compte de la situation. Elle est grave, extrêmement grave. Tout le pays est soulevé. L'armée de l'insurrection est formidable; elle s'accroît d'heure en heure. Pour l'attaquer, nous n'avons que des forces insuffisantes, et l'état des troupes ne permet pas cette attaque aujourd'hui; il faudra la différer jusqu'à demain, peut-être même jusqu'à après-demain. Pendant ce temps, les paysans de cette contrée vont rejoindre les bandes insurrectionnelles, et quand nous attaquerons, au lieu d'avoir six ou sept mille hommes devant nous, nous en aurons peut-être douze mille, peut-être vingt mille; car les bandes des Basses-Alpes nous menacent. Il faut empêcher cette levée en masse et cette réunion. Nous n'avons qu'un moyen: la terreur; il faut que toute la contrée soit envahie et domptée par une force morale, puisqu'elle ne peut pas l'être par une force matérielle. Quand on saura qu'un insurgé pris les armes à la main a été fusillé, cela produira une impression salutaire. Ceux des paysans qui veulent se soulever, resteront chez eux, et beaucoup de ceux qui sont déjà incorporés dans les bandes les abandonneront. Au lieu d'avoir vingt mille hommes devant nous, nous n'en aurons que deux ou trois mille, et encore beaucoup seront-ils ébranlés. Au lieu d'avoir à soutenir une lutte formidable qui ferait couler des torrents de sang, nous n'aurons peut-être qu'à paraître pour disperser ces misérables. Vous voyez bien que la mort de ce prisonnier est indispensable; il est condamné par la nécessité. Sans doute, cela est fâcheux pour lui, mais il est coupable.
J'étais atterré par ce langage froidement raisonné: je restai sans répondre, regardant M. de Solignac avec épouvante.
—J'attends votre réponse, dit-il.
—J'ai répondu.
—Vous persistez dans votre refus?
—Plus que jamais.
—Prenez garde, capitaine; c'est de l'insubordination, c'est de la révolte, et dans des conditions terribles.
—Terribles, en effet.
—Pour vous, capitaine.
M. de Solignac s'emportait; son second se pencha à son oreille et lui dit quelques mots à voix basse.
—C'est juste, répliqua M. de Solignac, allez.
Et ce sinistre personnage sortit marchant d'un mouvement raide et mécanique comme un automate. Presque aussitôt il rentra suivi de deux gendarmes: un brigadier et un simple gendarme.
—Brigadier, dit M. de Solignac, il y a là un prisonnier qui a été pris les armes à la main; vous allez le faire fusiller par vos hommes.
Ces paroles me firent comprendre que le malheureux bûcheron était perdu. L'insurrection avait exaspéré les gendarmes; on les avait poursuivis, maltraités, injuriés, désarmés; dans certains villages on s'était livré sur eux, m'avait-on dit, à des actes de brutalité honteuse; ils avaient à se venger, et pour beaucoup la répression était une affaire personnelle. Si ce brigadier était dans ce cas, le prisonnier était un homme mort.
En entendant les paroles de M. de Solignac, ce dernier pâlit affreusement, et il resta sans répondre regardant droit devant lui, une main à la hauteur de la tête, l'autre collée sur son pantalon.
—Eh bien? demanda M. de Solignac.
Le brigadier ne bougea point, mais il pâlit encore.
—Êtes-vous sourd?
Alors le gendarme qui était près de lui s'avança de trois pas: il portait un fusil de chasse à deux coups; un bandeau de soie noire lui cachait la moitié du visage; une raie sanguinolente coulait sous ce bandeau.
—Sauf respect, dit-il, il n'y a pas besoin de plusieurs hommes, je le fusillerai tout seul; le brigand payera pour ceux qui m'ont crevé l'oeil.
Un crime horrible allait se commettre, et ne pouvant pas l'empêcher par la force, je voulus au moins l'arrêter. Dans la salle de la mairie où cette discussion avait lieu se trouvaient plusieurs personnes; le maire de la commune, quelques notables et notre guide, c'est-à-dire le fils du propriétaire qui avait été emmené en otage.
La vue de ce jeune homme qui marchait en long et en large, impatient de tout ce retard, me suggéra une idée, et tandis que la foule continuait au dehors ses chants et ses vociférations, je revins sur M. de Solignac, en même temps que d'un geste j'arrêtais le gendarme qui allait sortir.
—Par cette mort, lui dis-je, vous voulez empêcher l'effusion du sang et vous oubliez que vous allez le faire couler.
—Le sang de ce misérable ne vaut pas celui que je veux ménager.
—Ce n'est pas de ce misérable que je veux parler maintenant, c'est des otages qui sont aux mains des insurgés et qui peuvent devenir victimes d'affreuses représailles, lorsqu'on apprendra que la troupe fusille ses prisonniers.
Puis, m'adressant à mon jeune guide:
—Parlez pour votre père, monsieur; demandez sa vie à M. de Solignac, et vous tous, messieurs, demandez celle de vos amis qui ont été emmenés par les insurgés.
On entoura M. de Solignac, on le pressa; mais il se dégagea, et d'une voix ferme:
—L'intérêt général est au-dessus de l'intérêt particulier, dit-il; il faut que cette exécution soit un exemple.
—Mais mon père, mon père, s'écria le jeune châtelain.
—Nous le délivrerons. Gendarme, faites ce qui vous a été ordonné.
Alors, le maire s'avança vers M. de Solignac; je crus qu'il voulait intercéder à son tour, et j'eus une lueur d'espérance.
—Il faudrait accorder un prêtre à ce misérable, dit-il.
—C'est juste; qu'on aille chercher le curé.
Une personne sortit, et comme elle avait sans doute sur son passage annoncé la condamnation du prisonnier, il s'éleva de la foule une clameur furieuse: des huées, des cris, des chants: «A mort! à mort!»
Je me retirai dans un coin de la salle, mais je fus bientôt obligé de changer de place, car j'avais en face de moi le gendarme au bandeau noir et sa vue m'exaspérait: il faisait craquer les batteries de son fusil les unes après les autres.
Le prêtre arriva; M. de Solignac alla au-devant de lui et le conduisit à la prison en faisant signe au gendarme de le suivre.
Dix minutes, un quart d'heure peut-être s'écoulèrent; puis tout à coup deux détonations retentirent dans la cour de la mairie, dominant le tapage de la foule; puis, après quelques secondes, ces deux détonations furent suivies d'une autre moins forte: le coup de grâce donné avec un pistolet.
Et M. de Solignac, suivi de son gendarme, rentra dans la salle.
XXXVII
Il se dirigea vers moi, je me retournai pour l'éviter, mais il m'interpella directement, et je fus obligé de m'arrêter.
Cependant je n'osai lever les yeux sur lui, il me faisait horreur, et j'avais peur de me laisser emporter par mon indignation.
—Capitaine, dit-il, dans une heure vous vous dirigerez sur Entrecastaux, où vous attendrez des ordres; le village est important, vous pourrez loger votre détachement chez l'habitant; vous veillerez à ce que vos hommes soient bien soignés, la journée de demain sera rude. Cependant j'espère que l'exemple que nous venons de faire aura facilité notre tâche. A demain.
Puis, s'approchant de moi:
—Je regrette, dit-il à mi-voix, que notre discussion ait eu des témoins, mais j'espère qu'ils ne parleront point.
—Et moi j'espère qu'ils parleront.
—Alors comme vous voudrez.
Et il sortit sans se retourner, suivi de son muet compagnon qui marchait sur ses talons, et du gendarme qui venait à cinq ou six pas derrière eux, le fusil à la main, horriblement pâle sous son bandeau noir.
Les trois coups de feu qui avaient retenti avaient brisé les liens qui me retenaient, le voile qui m'enveloppait de ses ombres s'était déchiré, je voyais mon devoir.
Peu de temps après que M. de Solignac eut disparu, je quittai la salle de la mairie, où j'étais resté seul.
Le cadavre du malheureux bûcheron était étendu dans la cour, au pied du mur contre lequel il avait été fusillé. Près de lui, le prêtre qu'on avait été chercher était agenouillé et priait.
Au bruit que firent mes éperons sur les dalles sonores, il releva la tête et me regarda.
Je m'approchai; le cadavre était couché la face contre terre; on ne voyait pas comment il avait été frappé; une seule blessure était apparente, celle qui avait été faite par le pistolet. Le coup avait été tiré à bout portant dans l'oreille; les cheveux étaient roussis.
—Quelle chose horrible que la guerre civile! me dit le prêtre d'une voix tremblante; cette exécution est épouvantable. Je ne sais si cet exemple était nécessaire comme on le dit; mais, je vous en prie, monsieur le capitaine, au nom de Dieu, faites qu'il ne se répète pas. Ce malheureux est mort sans se plaindre et sans accuser personne.
—Priez pour lui, monsieur le curé, c'est un martyr.
Je trouvai la rue pleine de monde; des hommes, des femmes, des enfants qui couraient çà et là en criant; devant la fontaine, on avait amoncelé des sarments de vigne et des branches de pin qui formaient un immense brasier pétillant. On chantait et on se réjouissait.
Mes hommes regardaient ce spectacle en plaisantant avec les femmes et les jeunes filles.
J'allai à eux pour leur demander où était le lieutenant. Ils m'envoyèrent à l'auberge, où je trouvai Mazurier, finissant son dîner.
Je lui répétai les ordres qui m'avaient été donnés par M. de Solignac, et lui dis de prendre le commandement du détachement.
—Et vous, capitaine?
—Moi, je reste ici.
Il me regarda en dessous; mais malgré l'envie qu'il en avait, il n'osa pas me poser la question qui était sur ses lèvres.
Je lui répétai les instructions du colonel et lui demandai de les suivre exactement pendant tout le temps que le détachement serait sous ses ordres.
—J'aurai votre petit discours toujours présent à l'esprit, me dit-il, et s'il est besoin, je le répéterai à nos hommes; vous pouvez compter sur moi. Puis-je vous demander qui vous gardez avec vous?
—Personne.
—Personne! s'écria-t-il avec stupéfaction.
—Pas même mon ordonnance.
La surprise l'empêcha de me poser une question incidente, et il n'osa pas m'interroger directement.
Le moment était arrivé de se préparer au départ, je le lui rappelai. Il sortit pour donner ses ordres, et bientôt j'entendis la sonnerie des trompettes.
Je vis les hommes courir, puis bientôt après j'entendis le trot des chevaux sur le pavé. Le chemin qui conduisait à Entrecastaux passait devant l'auberge.
Ils allaient arriver; je quittai la fenêtre où je me tenais machinalement le nez collé contre les vitres, et, reculant de quelques pas, je me plaçai derrière le rideau; de la rue on ne me voyait pas, mais moi je voyais la rue.
Le plus vieux des trompettes, celui qui se trouvait de mon côté, était l'Alsacien Zigang: il était déjà au régiment lorsque j'y étais arrivé, et il avait sonné la première fanfare qui m'avait salué. J'entends la voix du commandant, disant: «Trompettes, fermez le ban;» et je vois au milieu des éclairs des sabres le vieux Zigang sur son cheval blanc.
Voici le maréchal des logis Groual, qui m'a sauvé la vie en Afrique, et que, malgré toutes mes démarches, je n'ai pas encore pu faire décorer.
Voici Bistogne, Dumont, Jarasse, mes vieux soldats avec qui j'ai fait campagne pendant six années consécutives.
Ce sont mes souvenirs qui défilent devant moi, mes souvenirs de jeunesse, de gaieté, de bataille, de bonheur. Ils sont passés. Et sur le pavé de la rue, je n'entends plus qu'un bruit vague, qui bientôt s'évanouit au tournant du chemin.
Un petit nuage de poussière s'élève; le vent l'emporte; c'est fini; je ne vois plus rien, et une gouttelette chaude tombe de mes yeux sur ma main: je ne suis plus soldat.
L'aubergiste, en venant me demander ce qu'il fallait me servir, m'arracha à mes tristes réflexions.
Je me levai et, allant prendre mon cheval, je me mis en route pour Marseille. Mes soldats s'étaient dirigés vers l'est; moi j'allais vers l'ouest. Nous nous tournions le dos; ils entraient dans la bataille, moi j'entrais dans le repos.
Ces inquiétudes qui me tourmentaient depuis plusieurs semaines, ces irrésolutions, ces luttes, m'avaient amené à ce résultat, de me séparer de mes hommes au moment du combat.
Ah! pourquoi n'avais-je pas persisté dans ma démission lorsque j'avais voulu la donner à mon colonel? Pourquoi étais-je revenu à Marseille?
L'esprit est ingénieux à nous chercher des excuses, à inventer sans relâche de faciles justifications. Mais lorsque les circonstances qui nécessitent ces excuses sont passées, nous nous condamnons d'autant plus sévèrement que nous avons été plus indulgents pour nous innocenter.
Il ne s'agissait plus à cette heure de balancer une résolution et de m'arrêter à celle qui s'accommodait avec mes secrets désirs. Le moment des compromis hypocrites était passé, celui de la franchise était arrivé.
J'étais revenu à Marseille pour Clotilde, et c'était pour Clotilde, pour elle seule, que j'avais accepté le commandement qu'on m'avait donné.
Les services que je pouvais rendre, tromperie; la peur de perdre ma position, mensonge; la vérité, c'était la peur de compromettre mon amour et de perdre Clotilde.
Jusqu'où n'avais-je pas été entraîné par cette faiblesse d'un coeur lâche? Maintenant, Dieu merci, l'irréparable était accompli, et ma conscience était sauvée.
Mais mon amour? mais Clotilde?
L'impatience et l'angoisse me faisaient presser le pas de mon cheval. Malheureusement il était fatigué, et la distance était beaucoup trop grande pour qu'il me fût possible de la franchir en une journée. Je dus passer la nuit dans un petit village au delà de Brignoles, d'où je partis le lendemain matin au jour naissant.
Je franchis les douze lieues qui me séparaient de Cassis en quatre heures, et, après avoir mis à la Croix-Blanche mon pauvre cheval qui n'en pouvait plus, je courus chez le général Martory.
Comme mon coeur battait! C'était ma vie qui allait se décider.
Le général était sorti, mais Clotilde était à la maison. Je priai la vieille servante de la prévenir de mon arrivée.
Elle accourut aussitôt.
—Vous! dit-elle en me tendant la main.
Je l'attirai contre ma poitrine et longtemps je la tins embrassée, mes yeux perdus dans les siens, oubliant tout, perdu dans l'ivresse de l'heure présente.
Elle se dégagea doucement et, m'abandonnant sa main, que je gardai dans les miennes:
—Comment êtes-vous ici? demanda-t-elle. Que se passe-t-il? J'ai reçu la lettre par laquelle vous me disiez que vous partiez pour le Var.
—C'est du Var que j'arrive.
—Comme vous me dites cela!
—C'est que dans ces mots, bien simples par eux-mêmes, mon bonheur est renfermé.
—Votre bonheur!
—Mon amour, chère Clotilde.
Elle me regarda, et je me sentis faiblir.
—Je ne suis plus soldat, dis-je, et je viens vous demander ce que vous voulez faire de ma vie. Jusqu'à ce jour, des paroles décisives n'ont point été échangées entre nous, mais vous saviez, n'est-ce pas, que pour vous demander d'être ma femme, je n'attendais qu'une occasion propice.
—Et maintenant....
—Non, je ne viens pas maintenant vous adresser cette demande, car je n'ai rien et ne suis rien; je viens vous dire seulement que je vous aime.
Elle ne me retira point sa main, et ses yeux restèrent posés sur les miens avec une expression de tristesse attendrie.
—Vous n'avez donc pas pensé à moi? dit-elle.
—J'ai pensé que vous n'aimeriez pas un homme qui se serait déshonoré. La lutte a été terrible entre la peur de vous perdre et le devoir. Êtes-vous perdue pour moi?
—Ne prononcez donc pas de pareilles paroles.
—Me permettez-vous de vous voir comme autrefois, de vous aimer comme autrefois, ou me condamnez-vous à ne revenir jamais dans cette maison?
—Et pourquoi ne reviendriez-vous pas dans cette maison? Croyez-vous donc que c'était votre uniforme qui faisait mes sentiments?
—Chère Clotilde!
Un bruit de pas qui retentit dans le vestibule interrompit notre entretien: c'était le général qui rentrait pour déjeuner et faisait résonner les roulements de sa canne.
L'accent et le regard de Clotilde, bien plus que ses paroles, m'avaient rendu l'espérance, et avec elle la force. Mais ce n'était pas tout. Comment le général allait-il accepter mon récit?
Je le recommençai long et circonstancié, en insistant surtout sur ma démission que j'avais donnée au colonel, et que je n'avais reprise que pour empêcher le sang de couler; du moment que les fusillades que je réprouvais étaient ordonnées malgré moi, je devais me retirer.
Je suivais avec anxiété l'effet de ces explications. Le général resta assez longtemps sans répondre, et j'eus un moment de cruelle angoisse.
—J'avoue, dit-il enfin, que j'aurais mieux aimé votre démission quand votre colonel a voulu vous donner le commandement du détachement envoyé dans le Var, cela eût été plus net et plus crâne. On ne peut pas obliger un honnête homme à faire ce que ses opinions lui défendent. L'abandon de votre commandement devant l'ennemi me plaît moins: c'est presque une désertion. Je comprends ce qui l'a amenée, mais enfin c'est grave. En tout cas, il dépend de Solignac de lui donner le caractère qu'il voudra, et je me charge de lui écrire là-dessus.
—Ceci ne regarde pas M. de Solignac, il me semble.
—Je vous en prie, laissez-moi agir à mon gré. J'ai mon idée. Et maintenant, que comptez-vous faire, mon cher comte?
—Je ne sais, et de l'avenir je n'ai pas souci pour le moment. Ce qui m'inquiète et me tourmente, c'est votre sentiment; vos opinions m'épouvantent, j'ai peur de vous avoir blessé.
—Blessé pour avoir obéi à vos convictions, allons donc. Touchez là, mon ami: vous êtes un homme de coeur. J'aime l'armée, mais si la Restauration ne m'avait pas mis à pied, je vous prie de croire que je lui aurais... fichu ma démission, et plus vite que ça. On fait ce qu'on croit devoir faire d'abord, le reste importe peu, mais l'heure s'avance, allons dijuner. Offrez votre bras à ma fille... Bayard.
XXXVIII
J'aurais voulu rester à Cassis toute la journée, afin de trouver une occasion de reprendre avec Clotilde notre entretien au point où il avait été interrompu.
Car notre esprit est ainsi fait, le mien du moins, de vouloir toujours plus que ce qu'il a obtenu.
En accourant à Cassis, j'avais craint, mettant les choses au pire, que Clotilde ne voulût plus me voir.
En même temps, et d'un autre côté, j'avais espéré que s'il n'y avait pas rupture complète, il y aurait engagement formel de sa part.
Rien de cela ne s'était accompli, ni rupture, ni engagement; les craintes comme les espérances avaient été au delà de la réalité.
Le présent restait ce qu'avait été le passé; mais que serait l'avenir?
C'était ce point pour moi gros d'angoisses que je voulais éclairer, en obligeant Clotilde à une réponse précise, en la forçant à sortir de ses réponses vagues qui permettaient toutes les espérances et n'affirmaient rien.
Rendu exigeant par ce que j'avais déjà obtenu, c'était une affirmation que je voulais maintenant.
Le jour où j'aurais une position à lui offrir, voudrait-elle être ma femme; m'attendrait-elle jusque-là; ferait-elle ce crédit à mon amour? C'étaient là les questions que je voulais lui poser, et auxquelles je voulais qu'elle répondît franchement, sans détours, sans équivoque, par oui ou par non.
Le temps a marché depuis le moment où je regardais le mariage comme un malheur qui pouvait frapper mes amis, mais qui ne devait pas m'atteindre. C'est qu'alors que je raisonnais ainsi, je n'aimais point, j'étais insouciant de l'avenir, j'étais heureux du présent, j'avais mon père, j'avais ma position d'officier, tandis que maintenant j'aime, je n'ai plus mon père, je ne suis plus rien et Clotilde est tout pour moi.
Cependant, malgré mon désir de prolonger mon séjour à Cassis, cela ne fut pas possible.
—Vous savez que je ne veux pas vous renvoyer, me dit le général, lorsque nous nous levâmes de table, mais je vous engage à partir pour Marseille. Il vaut mieux voir tout de suite votre colonel que plus tard. La première impression est celle qui nous décide. Faites-lui votre récit avant que des rapports lui arrivent, et expliquez-lui vous-même votre affaire. Elle est bien assez grave comme cela sans la compliquer encore. Quant à Solignac, il est entendu que je m'en charge; je vais lui écrire tout de suite.
—Je voudrais que M. de Solignac ne parût pas dans tout ceci.
—Pas de susceptibilité, mon cher ami; laissez-moi faire avec Solignac ce que je crois utile et ne vous en mêlez en rien. J'agis pour moi, par amitié pour vous, et arrière de vous. Vous ne cherchez pas un éclat, n'est-ce pas? vous ne voulez pas que l'univers entier sache que vous avez quitté votre régiment parce que votre conscience vous défendait d'exécuter les ordres du ministre?
—Assurément non; je ne suis pas glorieux de ma résolution; je suis désolé d'avoir été obligé de la prendre.
—Alors, laissez-moi agir comme je l'entends. Adieu, et revenez-nous aussitôt que possible.
—Au revoir, dit Clotilde en me serrant doucement la main.
Quand le colonel me vit entrer dans son cabinet, il me regarda avec stupéfaction.
—Vous, capitaine! s'écria-t-il, qu'est-il arrivé à votre escadron?
—Rien.
—Vous êtes blessé?
—Nous n'avons pas eu d'engagement.
—Mais alors, parlez donc.
—C'est ce que je désire, et je vous demande cinq minutes.
Je lui racontai ce qui s'était passé depuis notre départ de Marseille jusqu'à l'exécution du bûcheron.
—Et vous avez abandonné votre commandement; vous avez laissé mes hommes sous les ordres de Mazurier!
—Que pouvais-je faire?
—Rester à votre poste et accomplir la mission que je vous avais confiée.
—Cette mission, telle que vous me l'avez expliquée, était une mission de paix, non d'assassinat.
—Vous avez déserté votre poste.
—C'est vrai, colonel, et je ne me défends pas contre cette accusation qui n'est par malheur que trop juste. Celle que je repousse, c'est de n'avoir pas accompli la mission que vous aviez cru devoir me confier.
—Si vous ne pouviez pas la mener à bonne fin, il ne fallait pas l'accepter, monsieur.
—Voulez-vous vous rappeler que j'ai voulu vous donner ma démission?
—Et vous ne l'avez pas donnée.
—Ce reproche aussi est juste et vous ne condamnerez jamais ma faiblesse aussi sévèrement que je l'ai condamnée moi-même. Mais vous savez comment j'ai été entraîné. Je ne voulais pas accepter ce commandement qui m'obligeait à combattre des gens que j'approuvais. Vous m'avez représenté que ce que vous attendiez de moi, ce n'était pas d'engager la lutte, mais de l'empêcher. Cette considération m'a décidé. Elle a été l'excuse que j'ai pu faire concorder avec mes désirs, car ce n'était pas de gaieté de coeur, je vous le jure, que je voulais donner ma démission. Ce n'était pas par dégoût de la vie militaire que je voulais la quitter. Bien des liens me retenaient solides et résistants, plus résistants même que vous ne pouvez l'imaginer.
—J'ai toujours cru que vous aimiez votre métier.
—Et en ces derniers temps, j'y tenais plus que jamais. Si je m'étais décidé à y renoncer, c'était après une lutte douloureuse. Vos instances et les considérations dont vous les appuyiez ont fait violence à ma résolution. Vous m'avez montré ce qu'il y avait de bon dans cette mission, et j'ai cessé de voir ce qu'il y avait de mauvais. N'attendant qu'une occasion pour revenir sur une résolution qui me désespérait, j'ai saisi celle que vous me présentiez. Là est mon tort, colonel, ma faiblesse et ma lâcheté.
—Voulez-vous dire que je vous ai conseillé une lâcheté, monsieur?
—Non, colonel, car vous ne saviez pas ce qui se passait en moi et vous agissiez en vue du bien général, tandis que moi j'ai agi en vue de mon propre intérêt, misérablement, avec égoïsme. Et j'en ai été puni comme je le méritais. Si j'avais persisté dans ma démission comme je le devais, nous ne serions point dans la fâcheuse position où nous nous trouvons tous par ma faute, vous, colonel, le régiment et moi-même.
Le colonel resta pendant assez longtemps sans répondre, arpentant son cabinet en long et en large à grands pas, les bras croisés, les sourcils crispés. Enfin il s'arrêta devant moi.
—Voyons, dit-il, êtes-vous homme à faire tout ce que vous pouvez pour que nous sortions au mieux, le régiment et moi, de cette position fâcheuse?
—Tout, colonel, excepté cependant de reprendre ma démission.
—Je ne vous demande pas cela; je vous demande seulement d'attendre quelques jours pour la donner; pendant ces quelques jours, vous garderez votre chambre et vous recevrez tous les matins la visite du major.
Je fis au colonel la promesse qu'il me demandait et je rentrai chez moi.
Le dessein du colonel était simple: il voulait me faire sortir du régiment sans scandale; l'abandon de mon commandement, qui avait eu lieu sans bruit, serait facilement explicable par la maladie, et la maladie serait aussi la raison qui motiverait ma démission. Par ce moyen il se mettait à l'abri de tous reproches et l'on ne pouvait pas l'accuser d'avoir confié un commandement à un officier mal pensant: le régiment aurait fait son devoir; s'il y avait distribution de récompenses, il aurait droit à en réclamer sa part.
Il est vrai que cette combinaison me faisait jouer un singulier rôle; mais je n'avais pas à me plaindre, puisque j'étais le coupable. Si je n'avais pas eu la faiblesse d'accepter le commandement qu'on me donnait, rien de tout cela ne serait arrivé: le bûcheron eût été fusillé par l'ordre de Mazurier, au lieu de l'être par le gendarme, voilà tout.
Quant à moi, je me serais épargné les hésitations et les hontes de ces quelques jours.
Je passai le temps de ma maladie en proie à des réflexions qui n'étaient pas faites pour égayer mon emprisonnement, car je n'en avais pas fini avec le tourment et l'incertitude.
Si j'avais tranché la question de la démission, il m'en restait deux autres qui me pesaient sur le coeur d'un poids lourd et pénible: c'étaient celles qui touchaient à Clotilde et à ma position; et là l'incertitude et l'angoisse me reprenaient.
Clotilde pouvait-elle devenir la femme d'un homme qui n'était rien et qui n'avait rien? C'était folie de l'espérer, folie d'en avoir l'idée.
Si j'avais hésité à parler de mon amour au général, alors que je n'étais que capitaine, pouvais-je le faire maintenant que je n'étais rien?
Quel père donnerait sa fille à un homme qui n'avait pas de position, qui n'avait pas un métier?
Car telle était la triste vérité: je n'avais même pas aux mains un outil pouvant me faire gagner cent sous par jour.
A quoi est bon dans la société un homme que son éducation et sa naissance rendent exigeant et qui pendant dix ans n'a appris qu'à commander d'une voix claire: «Arme sur l'épaule, guide à droite;» et autres manoeuvres fort utiles à la tête d'un régiment, mais tout à fait superflues lorsqu'au lieu d'un poulet d'Inde on a une chaise entre les jambes?
Cette question de position était donc la première à examiner et à résoudre; après viendrait la question du mariage, si jamais elle pouvait venir.
Jusqu'à ce moment je devais donc me contenter de ce que Clotilde m'accordait et avoir la sagesse de me tenir dans le vague où elle avait la prudence de vouloir rester. C'était déjà beaucoup d'avoir le présent, et, dans mon abandon et ma tristesse, de pouvoir m'appuyer sur son amour.
J'examinai donc cette question de la position sous toutes ses faces, et, après l'avoir bien tournée, retournée, je m'arrêtai à la seule idée qui me parut praticable: c'était de demander une place dans les bureaux des frères Bédarrides.
Aussitôt que l'affaire de ma démission fut terminée,—et elle le fut conformément aux désirs du colonel,—j'allai frapper à la porte du bureau de MM. Bédarrides.
On me croyait toujours à Paris, on fut surpris de me voir, mais on le fut bien plus encore quand j'eus expliqué l'objet de ma visite.
—Votre démission! s'écrièrent les deux frères en levant les bras au ciel, vous avez donné votre démission?
Et ils me regardèrent avec étonnement comme si l'homme qui donne sa démission était une curiosité ou un monstre.
—Le fait est, dit l'aîné après un moment de réflexion, qu'on ne peut pas fusiller les gens dont on partage les opinions.
Mais le premier moment de surprise passé, ils examinèrent ma demande avec toute la bienveillance que j'étais certain de rencontrer en eux.
La seule difficulté était de savoir à quoi l'on pouvait m'employer, car, après m'avoir fait quelques questions sur les usages du commerce et la navigation, ils s'étaient bien vite convaincus que j'étais, sur ces sujets, d'une ignorance honteuse.
—S'il ne s'agissait que d'une place ordinaire, disaient-ils, rien ne serait plus facile; mais nous ne pouvons pas avoir chez nous comme simple commis à 1,800 francs le fils de notre meilleur ami.
—Je me contenterai très-bien de 1,800 francs pour commencer.
—Oui, mais nous ne pouvons pas nous contenter de cela. Voyons, Barthélemy, donne-moi une idée?
—Je te fais la même demande, Honoré.
J'étais vraiment touché de voir ces deux braves gens s'ingéniant à me venir en aide. Mais ils avaient beau chercher, ils ne trouvaient pas.
Ils m'avaient interrogé sur ce que je savais, et mon fonds était, hélas! celui de tout le monde; tout à coup, dans la conversation, je dis que j'écrivais et parlais l'espagnol comme le français.
—Et vous ne le disiez pas! s'écrièrent-ils; nous sommes sauvés; nous avons des affaires considérables avec l'Amérique espagnole; vous ferez la correspondance.
Me voilà donc chez les frères Bédarrides chargé de la correspondance avec le Chili, le Pérou, l'Équateur et le Mexique.
XXXIX
L'affaire de ma démission, compliquée des scrupules prudents de mon colonel, m'avait amené à entretenir une correspondance active avec le général Martory; tous les matins, pendant ma maladie officielle, je lui avais écrit, et plus d'une fois, dans le cours de la journée, je lui avais envoyé une seconde lettre.
Mais en sa qualité de vieux militaire qui méprise le papier blanc et considère le travail de la correspondance comme une annexe du ménage,—le balayage ou le lavage de la vaisselle,—il avait chargé Clotilde de me répondre.
Par ce moyen, nous avions trouvé l'occasion d'échanger bien des pensées qui n'avaient aucun rapport avec ma démission, mais qui nous touchaient personnellement, nous et notre amour.
J'avais été assez gauche dans cette conversation par à peu près; Clotilde, au contraire, y avait révélé d'admirables qualités; elle avait un tour merveilleux pour effleurer les choses et en donner la sensation sans les exprimer directement; ses lettres étaient des chefs-d'oeuvre d'insinuation et d'allusion qui, pour un étranger, eussent été absolument incompréhensibles et qui, pour moi, étaient délicieuses; chaque mot était une promesse, chaque sous-entendu une caresse.
Aussitôt qu'il fut convenu que j'entrerais dans la maison Bédarrides, je lui écrivis cette bonne nouvelle, car elle était alors à Toulon avec son père, et, à ma lettre, elle fit une réponse qui me remplit d'espérance.
Bien que, dans ma lettre, je n'eusse pas touché la véritable raison qui m'avait fait rester à Marseille, elle insistait surtout dans sa réponse sur cette raison, se montrant heureuse pour son père et pour elle d'une détermination qui assurait la continuité de nos relations. Et là-dessus elle rappelait ce qu'avaient été ces relations depuis cinq mois, marquant d'un trait précis ce qui pour nous deux était des souvenirs d'amour.
Ce fut donc sans trop de souci et sans trop de tristesse que je commençai cette vie nouvelle si différente de celle pour laquelle je m'étais préparé.
Sans doute ma carrière militaire était finie pour jamais; aucun des châteaux en Espagne que j'avais bâtis autrefois dans mes heures de rêverie ambitieuse ne prendrait un corps; mes habitudes, mes amitiés étaient brisées, et cela était dur et cruel.
Mais enfin, dans ce désastre qui s'était abattu sur moi, je n'étais pas englouti: une espérance me restait pour me guider et me donner la force de lutter; si j'avais le courage persévérant, si je ne m'abandonnais pas, un jour peut-être j'approcherais du port et je pourrais saisir la main qui se tendait vers moi; la distance était longue, les fatigues seraient grandes; qu'importe, je n'étais pas perdu dans la nuit noire sur la mer immense; j'avais devant les yeux une étoile radieuse, Clotilde.
Aussi, quand madame Bédarrides revint sur certaines propositions dont elle m'avait déjà touché quelques mots à mon arrivée à Marseille, me fut-il impossible d'y répondre dans le sens qu'elle désirait.
Les Bédarrides, les deux frères, la femme de l'aîné et Marius se montraient tous d'une bonté exquise pour moi, et il n'était sorte d'attentions et de prévenances qu'ils ne me témoignassent. Avec une délicatesse de coeur que n'ont pas toujours les gens d'argent, ils s'ingéniaient à me servir, et à la lettre ils me traitaient comme si j'avais été leur fils.
—Nous aurions tant voulu faire quelque chose pour votre père, disaient-ils; c'est à lui que nous devons d'être ce que nous sommes, et nous aimons à payer nos dettes.
—Capital et intérêts.
—Et intérêts des intérêts.
Le dimanche qui avait suivi mon entrée dans les bureaux, j'avais été invité à venir passer la journée à la villa, et si peu disposé que je fusse à paraître dans le monde, je n'avais pu refuser.
Comme tous les dimanches, il y avait grand dîner, et à table on me plaça à côté d'une jeune fille de quatorze à quinze ans, que Marius me dit être sa cousine, c'est-à-dire la nièce de MM. Bédarrides. Je ne fis pas grande attention à cette jeune fille, que je traitai comme une pensionnaire, ce qu'elle était d'ailleurs, étant sortie de son couvent à l'occasion des fêtes de Noël.
Lorsqu'on fut sorti de table, madame Bédarrides m'appela dans un petit salon, où nous nous trouvâmes seuls.
—Que pensez-vous de votre voisine? me dit-elle.
—La grosse dame que j'avais à ma droite, ou la jeune fille qui était à gauche?
—La petite fille.
—Elle est charmante et je crois qu'elle sera très-jolie dans deux ou trois ans.
—N'est-ce pas? vous savez qu'elle est notre nièce; elle sera l'héritière de mon beau-frère, avec Marius et ma fille; et une héritière qui méritera attention.
J'avais abordé cet entretien sans aucune défiance; mais ce mot m'éclaira et me montra le but où madame Bédarrides voulait me conduire: c'était la reprise de nos conversations d'autrefois.
—Je crois qu'il faudra se sentir appuyé par quelques millions pour la demander en mariage.
—Et pourquoi cela? Il ne faut pas croire que dans notre famille nous sommes sensibles aux seuls avantages de la fortune; il en est d'autres que nous savons reconnaître et estimer. Ainsi, je ne vois pas pourquoi elle ne deviendrait pas votre femme.
—Moi, madame?
—Pourquoi cet étonnement? C'est un projet que je caresse depuis longtemps de vous marier. Je vous en ai parlé lors de votre arrivée à Marseille, et si je ne vous ai point fait connaître Berthe à ce moment, c'est qu'elle était à son couvent, et qu'il n'y avait point urgence à la faire venir. Vous avez alors repoussé mon projet. Je le reprends aujourd'hui.
—Mais aujourd'hui les temps ne sont plus ce qu'ils étaient alors.
—Sans doute; vous étiez officier et vous ne l'êtes plus; vous aviez un bel avenir devant vous que vous n'avez plus. Mais ce n'était pas à votre grade de capitaine que notre sympathie et notre amitié étaient attachées; c'était à votre personne. Vous êtes toujours le jeune homme que nous aimions et ce que vous avez fait a redoublé notre estime pour vous. Vous voici maintenant dans notre maison.
—Simple commis.
—Mon mari et mon beau-frère ont été plus petits commis que vous, et ce n'est pas nous qui pouvons avoir des préjugés contre les commis; d'ailleurs, quand on est comte, quand on est chevalier de la Légion d'honneur, quand on a votre éducation, on n'est pas un commis ordinaire. Et puis il n'est pas dit que l'emploi qu'on a dû vous donner dans notre maison restera toujours le vôtre. Qui sait, vous pouvez prendre goût au commerce et arriver très-facilement à avoir un intérêt dans notre maison?
—Ce n'est pas le goût qui me manquerait.
—Je vous entends; mais il ne faut pas vous faire un fantôme des difficultés d'argent; on sort toujours des difficultés de ce genre et l'on trouve toujours de l'argent; c'est même ce qui se trouve le plus facilement. Au reste, je ne vois pas que vous en ayez besoin dans mon projet et c'est là ce qui le rend excellent. Mon ami et mon beau-frère commencent à être fatigués des affaires; ils seraient heureux de pouvoir se retirer dans quatre ou cinq ans. Alors la maison de commerce reviendra à Marius; mais elle est bien lourde pour un homme seul, et nous verrions avec plaisir Marius prendre un associé. Si cet associé était le mari de sa cousine, apportant pour sa part la dot que mon beau-frère donnera à sa nièce, les choses s'arrangeraient merveilleusement. N'est-ce point votre avis?
J'étais vivement touché de cette proposition, car ce n'était plus un projet de mariage en l'air comme tant de gens s'amusent à en faire dans le monde pour le plaisir de bâtir des romans avec un dénoûment réel. C'était un projet sérieux qui avait un tout autre but que d'arriver à la conclusion des comédies du Gymnase: «Le mariage de Léon et de Léonie.» Il ne s'agissait plus d'une jeune fille à laquelle on cherchait un mari; il s'agissait de mon avenir, de ma position et de ma fortune.
A une telle ouverture faite avec tant de bienveillance, il n'était pas possible de répondre par une défaite polie ou par des paroles vagues, il fallait la franchise et la sincérité.
—Soyez persuadée, dis-je, que vous ne vous adressez pas à un ingrat et que jamais je n'oublierai le témoignage d'amitié que vous venez de me donner. Vous avez eu pour moi la générosité d'une mère.
—Je voudrais en être une pour vous, mon cher enfant, et c'est ce sentiment maternel qui m'a inspiré mon idée.
—C'est ce sentiment maternel qui me pénètre de gratitude, et c'est lui qui me désole si profondément en ce moment.
—Je vous désole? et pourquoi donc?
—Parce que je ne puis accepter.
—Ma nièce ne vous plaît point? dit-elle, avec un accent fâché.
—Croyez bien qu'il ne s'agit point de votre nièce, qui est charmante, ni de votre famille à laquelle je serais heureux d'être uni par des liens plus étroits que ceux de l'amitié et de la reconnaissance; mais je ne suis pas libre.
—Vous aimez quelqu'un?
—Oui, une jeune fille qui, j'espère, sera ma femme un jour.
Madame Bédarrides baissa les yeux et pendant quelques minutes elle garda le silence; elle était blessée de ma réponse et évidemment elle s'efforçait de ne pas laisser paraître ce qui se passait en elle. Pour moi, embarrassé, je ne trouvais rien à dire. A la fin elle se leva et je la suivis pour rentrer dans le salon; mais près de la porte elle s'arrêta:
—C'est quelqu'un de Marseille? dit-elle.
—Permettez-moi de ne pas répondre à cette question, seulement je vous promets que le jour où mon mariage sera décidé, vous serez la première personne à qui j'en parlerai.
—Je n'ai aucune curiosité, croyez-le.
—Arrivez donc, dit M. Bédarrides aîné, lorsque nous entrâmes dans le grand salon où tout le monde était réuni, j'allais aller vous déranger.
Puis s'adressant à sa femme:
—Voici M. Genson qui vient nous faire ses adieux avant d'aller occuper sa préfecture: il a reçu sa nomination il y a deux heures.
—Ah! vraiment, dit madame Bédarrides avec une surprise qu'elle ne sut pas cacher.
A sa place j'aurais peut-être été moins maître de moi qu'elle ne l'avait été elle-même, car ce M. Genson qui venait de recevoir sa nomination de préfet, était cet ancien magistrat avec lequel j'avais voyagé à mon retour de Paris et qui voulait qu'on fît autour de Louis-Napoléon «la grève des honnêtes gens.» Comme il avait prêché «sa grève» dans tous les salons de Marseille, pendant les deux ou trois jours qui avaient suivi le coup d'État, on avait le droit d'être étonné de cette nomination.
—Votre surprise, dit-il à madame Bédarrides, ne sera jamais plus grande que n'a été la mienne, lorsque j'ai appris ma nomination de préfet, et mon premier mouvement a été de refuser. Mais il ne faut pas se montrer plus sévère pour le prince que ne l'a été le pays, et puisque la France vient de l'acclamer par sept millions de votants, je ne pouvais pas avoir l'outrecuidance de me croire plus sage tout seul que ces sept millions d'électeurs. D'ailleurs, il est bon que ceux qui ont la pratique des affaires apportent leur concours à ce nouveau gouvernement qui n'a pas la tradition; il faut qu'on fasse autour de lui ce que j'appellerai «le rempart des honnêtes gens» pour le maintenir dans la bonne voie.
Puis, après ce petit discours débité sérieusement avec une voix que la conviction rendait vibrante, «ce rempart des honnêtes gens» fit le tour du salon pour recevoir les félicitations dues à son abnégation.
Je m'étais retiré dans la salle de billard pour échapper à l'étreinte de sa poignée de main, mais il vint m'y rejoindre.
—Je vois que, vous aussi, vous êtes étonné, dit-il, et de votre part, je le comprends mieux que de tout autre, car vous avez donné votre démission. Aussi je veux vous expliquer le véritable motif de mon acceptation: c'est pour ma femme que l'ambition politique dévore; car, pour moi, je n'ai pas changé dans mes idées; le droit est le droit; s'il en était autrement, ce serait à quitter la société. Mais les femmes, les femmes! Ah! jeune homme, n'apprenez jamais à connaître les sacrifices qu'elles imposent à notre conscience.
XL
Le séjour de Clotilde et de son père à Toulon se prolongea pendant plusieurs semaines. Enfin je reçus une lettre qui m'apprenait leur retour à Cassis et m'invitait à venir passer une journée avec eux.
J'aurais voulu partir aussitôt, mais je n'avait plus ma liberté d'autrefois, mes journées étaient prises à mon bureau depuis huit heures du matin jusqu'à sept heures du soir, et je ne pouvais plus disposer que de mes seuls dimanches.
Je dus donc attendre le dimanche qui suivit la réception de cette lettre ou plutôt le samedi, car la voiture pour Cassis, partant de Marseille le soir, à quatre heures, je ne pus me mettre en route que le samedi soir après mon bureau. Avec ma liberté, j'avais aussi perdu mon cheval et c'était quatre lieues à faire à pied. Mais il n'y avait pas là de quoi m'effrayer et je franchis gaiement cette distance; la marche est bonne pour les rêveurs et les amoureux; en occupant le corps, elle active la fantaisie de l'esprit qui s'échauffe et s'emporte. Le temps d'ailleurs m'était propice: la nuit était douce et la lune, dans son premier croissant, éclairait de sa pâle lumière un ciel bleu criblé d'étoiles, le silence mystérieux de la montagne déserte n'était troublé que par le bruit de la mer qui m'arrivait faiblement suivant les caprices du chemin.
J'allai frapper à la porte de la Croix-Blanche, et, après une station assez longue, la servante, endormie comme à l'ordinaire, vint m'ouvrir. Je ne me rappelle pas avoir passé une meilleure nuit: mon sommeil fut un long rêve dans lequel Clotilde, me tenant par la main, me promena dans une délicieuse féerie.
Le lendemain matin, j'eus peine à attendre le moment du déjeuner; mais, rendu prudent par l'espoir même de mon amour, je m'imposai le devoir de ne pas faire d'imprudence et de n'arriver chez le général qu'à une heure convenable. C'était un sacrifice que je faisais à Clotilde; elle me saurait gré de lui laisser toute sa liberté et trouverait bien moyen de me récompenser de cette attente irritante.
Enfin l'heure sonna et au deuxième coup je tirai la sonnette du général.
Mais en entrant dans le salon je m'arrêtai frappé au coeur; assis près du général mais tourné vers Clotilde, à laquelle il s'adressait, se tenait M. de Solignac.
Comme je restais immobile, le général me tendit la main.
—Arrivez donc, cher ami, on vous attend avec impatience, d'abord pour vous serrer la main et puis ensuite pour deux mots d'explication qui me paraissent inutiles, mais qu'on croit nécessaires.
—Cette explication, dit M. de Solignac en s'avançant de deux pas, c'est moi qui tiens à vous la donner: Si, dans notre rencontre, j'ai montré envers vous trop de vivacité, trop d'exigences, je vous en témoigne mes vifs regrets. Nous étions dans des circonstances où les paroles vont souvent au delà de la volonté. Chacun de notre côté nous obéissions à notre devoir, là est notre excuse.
Pendant que M. de Solignac m'adressait ce petit discours auquel j'étais loin de m'attendre, Clotilde tenait ses yeux fixés sur les miens, et l'expression de son regard n'était pas douteuse, je devais tendre la main à M. de Solignac, elle le voulait, elle le demandait.
—Les opinions ne doivent pas diviser les honnêtes gens, dit le général, il n'y a que l'honneur; mais l'honneur n'a rien à voir dans cette affaire, où vous avez fait, l'un et l'autre, ce que vous deviez.
Le regard de Clotilde devint plus pressant, suppliant, et littéralement avec ses yeux elle prit ma main pour la mettre dans celle que M. de Solignac me tendait. Mais le contact de cette main rompit ce charme irrésistible, tout mon être se révolta dans une horripilation nerveuse, comme à un attouchement immonde.
Après avoir salué le général, je revins à Clotilde et m'inclinai vers elle.
—Que m'avez-vous fait faire? dis-je à voix basse.
—Je vous adore, me dit-elle en me soufflant ces trois mots qui me brûlèrent.
Toute la journée fut employée à chercher l'occasion de me trouver seul un moment avec Clotilde; mais, bien qu'elle parût se prêter à mon désir, il nous fut impossible de rencontrer ce tête-à-tête.
Rien de ce que nous préparions ne se réalisa selon nos arrangements, et, jusqu'au soir, M. de Solignac vint toujours se mettre entre nous.
Humilié de ma lâcheté du matin, j'étais irrité par cette continuelle surveillance au point d'en perdre toute prudence: heureusement Clotilde veillait sur ma colère, et d'un regard ou d'un mot me rappelait à la raison.
Le soir s'approchait, et j'allais être obligé de repartir sans avoir pu lui parler, lorsque franchement et devant tout le monde elle m'appela près d'elle.
—Messieurs, n'écoutez pas, dit-elle à M. de Solignac, à l'abbé Peyreuc et à son père, j'ai deux mots à dire à M. de Saint-Nérée; c'est un secret que vous ne devez pas connaître.
—Un secret de petite fille, dit l'abbé en plaisantant.
—Non, un secret de grande fille.
Et, m'attirant dans un angle du salon:
—Il faut que je vous parle, dit-elle à voix basse; ici c'est impossible. Tâchez de prendre un visage souriant en écoutant ce que je vais vous dire. Trouvez-vous après-demain matin au cabanon; arrivez la nuit par les bois, et faites en sorte de n'être pas aperçu. Vous vous cacherez dans le hangar en m'attendant. Si à neuf heures je ne suis pas arrivée, c'est qu'il me sera impossible de venir. Apportez toutes mes lettres.
—Eh bien! dit l'abbé Peyreuc, la confession est longue.
—Elle est finie, dit Clotilde en souriant; mais puisque vous êtes curieux, monsieur l'abbé, je peux vous la répéter si vous voulez; il n'y a de secret que pour mon père et M. de Solignac.
—Y pensez-vous, chère enfant, répéter une confession?
Ces quelques mots me permirent de me remettre et de prendre une contenance.
Je revins à Marseille profondément troublé, partagé entre l'angoisse et le bonheur. Me parler dans ce cabanon; pourquoi ce mystère et ces précautions? Pourquoi m'avoir demandé d'apporter ses lettres?
Je partis de Marseille dans la nuit du lundi au mardi de manière à arriver à Cassis de bonne heure, car pour gagner le cabanon du général bâti à la limite des grands bois qui s'étendent jusqu'au cap de l'Aigle, je devais traverser le village.
J'arrivai au cabanon avant six heures du matin et, comme la lune était couchée depuis plus d'une heure, je ne fis pas de rencontre dangereuse; quelques chiens, éveillés par le bruit de mes pas sur les cailloux roulants, me saluèrent, il est vrai, de leurs aboiements qui allaient se répétant et se répondant dans le lointain, mais ce fut tout. Assis dans le hangar, sur une botte de roseaux, j'attendis.
A huit heures et demie, j'entendis le bruit d'une barrière grinçant sur ses gonds rouillés. C'était Clotilde. Elle vint droit au hangar.
Avant qu'elle eût pu dire un mot, elle fut dans mes bras, et longtemps je la tins serrée, embrassée, sans échanger une parole; nos coeurs, nos regards se parlaient.
Elle se dégagea enfin; puis, reculant de quelques pas et me regardant longuement:
—Pauvre ami! pauvre ami! dit-elle tristement d'une voix navrée.
Je fus épouvanté de son accent et j'eus la sensation brutale d'un coup mortel.
—Oui, dit-elle, vous avez raison de vous effrayer, car ce que j'ai à vous apprendre est terrible.
—Parlez, parlez, chère Clotilde, cette angoisse est affreuse.
—C'est pour parler que je vous ai fait venir ici; mais avant de vous porter de ma propre main le coup douloureux qui va vous atteindre, il est d'autres paroles que je veux dire et que d'abord vous devez entendre. Celles-là ne vous seront pas cruelles.
En prononçant ces derniers mots son regard désolé s'attendrit.
—Plus d'une fois, dit-elle en continuant, vous m'avez parlé de votre amour et jamais je ne vous ai répondu d'une façon précise. Si j'ai agi ainsi ce n'était point par prudence ou par duplicité; ce n'était pas non plus parce que je restais insensible à votre amour. Non. Mais je voulais que mon aveu, je voulais que le mot «je vous aime» ne sortit point des lèvres de la jeune fille, mais fût dit par la femme à son mari.
—Chère Clotilde, cher ange!
—Ce n'est pas ange qu'il faut dire, c'est démon, ou, plus justement, c'est malheureuse, car cet aveu qui m'échappe maintenant dans cette heure solennelle, c'est la jeune fille qui le fait, ce n'est pas la femme.
—Clotilde, mon Dieu!
—Oui, tremblez, désolez-vous! Vos craintes, par malheur, resteront toujours au-dessous de l'épouvantable vérité; votre femme, je ne pourrai l'être jamais, car je vais devenir celle d'un autre.
Elle se détourna vers le mur et cacha sa tête entre ses mains. Pour moi, immobile devant elle, je restai partagé entre la douleur la plus atroce que j'aie ressentie jamais et la douleur folle.
Après un certain temps, elle reprit:
—Comme votre regard me menace! Ah! tuez-moi si vous voulez; la mort de votre main me sera moins douloureuse que la vie que je dois accepter.
Je baissai les yeux.
—Il y a quelque temps, vous avez pris une résolution qui vous a été terriblement douloureuse. Et cependant vous n'avez pas hésité, et vous vous êtes sacrifié à votre devoir. Aujourd'hui, c'est à mon tour de souffrir et de me sacrifier au mien. J'épouse M. de Solignac.
A ce nom la fureur m'emporta et je me lançai sur elle; mais elle ne recula point et ses yeux restèrent fixés sur les miens; mes mains levées pour l'étouffer s'abaissèrent; je retombai anéanti contre les roseaux.
—Maintenant, dit-elle, il faut que vous m'écoutiez, non pour que je me justifie, mais pour que vous compreniez comment ce malheur, comment ce crime est possible. Mon père n'est pas riche, vous le savez, et même ses affaires sont fort embarrassées; en ces derniers temps, on lui avait fait espérer que si les projets du prince réussissaient il serait nommé sénateur. Le sénat c'était pour lui la fortune et pour moi c'était l'indépendance; j'étais libre de devenir la femme de celui que j'aime; mais cette espérance ne se réalise pas: mon père ne sera pas sénateur, et M. de Solignac l'est ou plutôt il le sera dans quelques jours. Comment ce changement s'est-il fait, je n'en sais rien, et qu'il y ait là-dessous quelque machination infâme, c'est possible. Je ne suis sensible qu'au seul malheur de devenir la femme d'un homme que je n'aime pas, et que je ne peux pas aimer, car j'en aime un autre.
—Mais ce malheur est impossible, vous ne pouvez pas accepter cet homme.
—Je ne le peux pas, cela est vrai, mais je le dois. Puis-je laisser mon père dans la misère? puis-je lui demander d'attendre que vous vous soyez refait une position? Vous savez bien qu'à son âge on n'attend pas. Et puis, combien faudrait-il attendre! Oui, moi, je le pourrais, car j'aurais le coeur rempli par votre amour, mais mon père! pensez à ce que serait sa vieillesse dans les tracas d'affaires besogneuses. M'est-il permis de lui imposer ces chagrins pour la satisfaction de mon amour? C'est à moi de me sacrifier et je me sacrifie, mais je ne le fais pas sans crier, et sans me plaindre, et voilà pourquoi j'ai voulu vous voir ici; c'est pour vous dire maintenant que je suis encore libre, le mot que je ne pourrai pas prononcer demain: Guillaume, je vous aime.
Comment se trouva-t-elle dans mes bras, je n'en sais rien; mais nos baisers se confondirent, nos coeurs s'unirent dans une même étreinte et ses caresses se mêlèrent à mes caresses.
Éperdus, enivrés par la joie, exaltés par la douleur, nous n'étions plus maîtres de nous.
Une lueur de raison me traversa l'esprit; je la repoussai doucement. Je l'aimais trop pour pouvoir résister à mon amour; et, d'un autre côté, je l'aimais trop aussi pour vouloir emporter de cette dernière entrevue un souvenir déshonoré.
—Laissez-moi, laissez-moi partir, lui dis-je; je ne peux pas te regarder, je ne peux pas t'entendre. Adieu.
—Non, Guillaume, pas adieu; pas ainsi.
Je la repris dans mes bras, et cette fois encore, nous restâmes longtemps embrassés. Mais, grâce au ciel, je pus m'arracher à cette étreinte, et, me bouchant les oreilles, fermant les yeux, je me sauvai en courant.
XLI
Ce que furent les journées qui suivirent ce rendez-vous d'amour, notre premier et notre dernier, je renonce à le dire.
Tantôt je voulais écrire à Clotilde pour lui demander un nouveau rendez-vous, sous le prétexte de lui rendre ses lettres que j'avais gardées. Et alors, profitant de son émotion et de son trouble, je ferais d'elle ma maîtresse. Au lieu de m'arracher à ses étreintes, je les provoquerais, et si elle me résistait, je saurais bien, par un moyen ou par un autre, la ruse ou la force, triompher de sa résistance. Une fois qu'elle se serait donnée à moi, elle n'épouserait pas ce Solignac, et si malgré cela elle persistait dans son dessein, j'aurais alors des droits à faire valoir.
Tantôt je voulais quitter la France, et je demandai même à M. Bédarrides aîné de m'envoyer au Pérou. Malgré mes prières, il ne voulut pas me laisser partir, et comme j'insistais, il me regarda un moment avec inquiétude, cherchant à lire sur mon visage si j'étais devenu fou.
Que ne l'étais-je réellement? On dit que les fous ne se souviennent pas et qu'ils vivent dans leur rêve. Peut-être ce rêve est-il douloureux, mais il me semble qu'il ne peut pas l'être autant que la réalité, alors que tout en nous, la raison, l'imagination, la mémoire, se réunit pour nous montrer notre malheur et nous le faire sentir.
Oublier, ne plus penser, suspendre le cours de la vie morale, c'était là ce que je voulais, ce que je cherchais. Les efforts mêmes que je faisais pour m'arracher à mon obsession, m'y ramenaient irrésistiblement.
Le travail de mon bureau, auquel je m'étais appliqué dans les premiers temps, quand j'espérais qu'il me rapprocherait un jour de Clotilde, n'était pas de nature, maintenant que je n'avais plus d'espérance d'aucune sorte, à retenir mon esprit captif. Je faisais ma besogne parce que notre main nous obéit toujours; mais ma tête n'avait pas, par malheur, la docilité de mes doigts, et les traductions que j'apportais aux frères Bédarrides étaient pleines d'erreurs grossières. Ils me reprenaient doucement, sans se fâcher; ils s'inquiétaient de ce qui se passait en moi; et dans leur bienveillante indulgence, ils trouvaient des raisons pour m'excuser: la mort de mon père, ma démission qui troublaient ma raison.
M. de Solignac était devenu un personnage dont les journaux s'occupaient; un matin, en ouvrant le Sémaphore, pour y chercher un renseignement commercial, mes yeux furent attirés par son nom qui, au milieu des lettres noires, flamboya pour moi en caractères de feu. Je voulus ne pas lire, et vivement je repoussai le journal; mais bientôt, je le repris: un entrefilet annonçait le mariage de M. de Solignac, sénateur, avec mademoiselle Clotilde Martory, fille du général Martory. «Ainsi, disait la note, vont se trouver réunies deux illustrations de l'Empire...» Je ne pus en lire davantage, car le journal tremblait dans mes mains comme une feuille secouée au bout d'une branche par une bourrasque.
Ce ne fut pas tout. Deux jours après, je reçus une lettre écrite par le général lui-même. En deux lignes, il me demandait de venir à Cassis le dimanche suivant, afin de dîner d'abord, puis ensuite «pour entendre une communication importante» qu'on avait à me faire.
Mon premier mouvement fut de me mettre à l'abri d'une lâcheté du coeur et je répondis qu'il m'était, à mon grand regret, impossible d'accepter cette invitation.
Puis ce devoir envers moi-même accompli, j'eus un peu de tranquillité, au moins de tranquillité relative.
Mais le samedi soir je me sentis moins ferme dans ma résolution, et pendant toute la nuit je me dis que j'avais tort de ne pas vouloir écouter cette communication; sans doute, c'était un moyen trouvé par Clotilde pour me voir. Qui pouvait dire ce qui résulterait de cette entrevue? elle m'aimait, elle m'en avait fait l'aveu. Devais-je céder sans lutter jusqu'au bout?
Le dimanche matin, je me mis en route pour Cassis. Mais en arrivant au haut de la côte, à l'endroit où la vue embrasse tout le village dans son ensemble, un dernier effort de raison et de courage me retint. Je m'arrêtai, et pendant plus d'une heure je restai assis sur un quartier de roc.
Devant moi s'étalait le village ramassé au bord de la mer, et par-dessus le toit des maisons émergeait le grand platane que j'avais aperçu tout d'abord quand j'étais venu la première fois à Cassis. Comme ce temps était loin!
Une petite colonne de fumée blanche montait dans les branches dénudées du platane et me marquait la place précise de sa maison. Elle était là, et peut-être elle pensait à moi, peut-être m'attendait-elle.
Mais, qu'irais-je faire là? cet homme était près d'elle. Je ne pourrais lui parler. Et d'ailleurs, quand je le pourrais, que lui dirais-je? Que je l'aimais, que je souffrais. Et après? Si la pensée de cet amour et de ces souffrances ne l'avait pas arrêtée dans son projet, mes plaintes, mes cris et mes larmes ne la feraient pas maintenant revenir en arrière.
Peut-être n'y avait-il pas autant de sacrifice dans ce mariage qu'elle voulait bien le dire; sans doute, elle n'eût jamais épousé M. de Solignac, simple commandant, mais le sénateur! Et bien des propos contre lesquels je m'étais fâché me revinrent à la mémoire, bien des observations, bien des petits faits qui m'avaient blessé.
Je repris la route de Marseille; mais, honteux de ma faiblesse et ne voulant pas m'exposer à retomber dans une nouvelle, je lui renvoyai toutes ses lettres dans un volume que je remis à la voiture de Cassis. Ainsi, je n'aurais plus de prétexte pour vouloir la voir.
Le lendemain, en arrivant au comptoir, M. Barthélemy Bédarrides m'appela dans son bureau.
—Vous m'avez demandé à aller au Pérou il y a quelque temps, me dit-il, je n'ai point accepté cette proposition; aujourd'hui, voulez-vous aller à Barcelone? Nous avons là une affaire embrouillée qui a besoin d'être traitée de vive voix. Cela nous rendrait service, si vous vouliez vous en charger. En même temps, je crois que ce petit voyage vous serait salutaire; vous avez besoin de distraction, et cela se comprend, après les épreuves que vous venez de traverser.
Évidemment on s'était occupé de moi dans la famille Bédarrides pendant la journée du dimanche. Les deux frères s'étaient plaints de mes erreurs; madame Bédarrides avait parlé; Marius avait raconté ce qu'il savait, et l'on était arrivé à cette conclusion: qu'il fallait, pour me guérir, m'éloigner de Marseille. De là cette proposition de voyage, car on ne prend pas pour arranger une affaire embrouillée un négociateur tel que moi.
J'hésitai un moment, car, après avoir voulu partir, j'avais presque peur maintenant de m'éloigner; mais enfin j'acceptai, et, trois heures après, je m'embarquais sur le vapeur qui partait pour Barcelone.
Je croyais n'être que quelques jours absent, une semaine au plus. Mais, à Barcelone, je reçus une lettre de M. Bédarrides qui m'envoyait à Alicante, d'Alicante on m'envoya à Carthagène, de Carthagène à Malaga, et de Malaga à Cadix. Quand je rentrai à Marseille, il y avait six semaines que j'en étais parti.
Malheureusement, le voyage n'avait pas produit l'effet que les frères Bédarrides espéraient; il avait occupé mon temps, il n'avait pas distrait mon esprit. Pendant ces deux mois, je n'avais pas cessé une minute de penser à Clotilde et de la voir.
Le seul soulagement que j'y avais gagné avait été de ne pas savoir le moment précis de son mariage et de n'être pas ainsi tenté de courir à Cassis, pour la voir à l'église mettre sa main dans celle de ce Solignac.
Pour être juste, il faut dire que j'avais gagné autre chose encore: une résolution, celle de quitter Marseille et d'aller à Paris.
Quand je fis part de cette résolution aux frères Bédarrides, ils poussèrent les hauts cris.
—Quitter Marseille! abandonner le commerce! j'étais donc fou: ils étaient contents de moi; je me formais admirablement aux affaires; je pouvais leur rendre de grands services, ils doubleraient mes appointements à la fin de l'année.
Ni les reproches, ni les propositions ne purent m'ébranler, et je leur expliquai que les raisons qui m'avaient fait entrer dans le commerce n'existant plus, je ne pouvais pas y rester.
Si bienveillant qu'on soit, il vient un moment où l'on se fatigue de s'occuper des gens qui refusent obstinément tout ce qu'on leur propose. Ce fut ce qui arriva avec les frères Bédarrides: ils m'abandonnèrent à mon malheureux sort, désolés de mon entêtement et regrettant de n'avoir pas le droit de me faire soigner par un médecin aliéniste.
Avant de partir, je voulus faire une visite d'adieu à Cassis: Clotilde était à Paris avec M. de Solignac; je ne serais pas exposé à la rencontrer et je verrais au moins son père: nous parlerions d'elle.
Au temps où je venais chaque semaine à Cassis, la maison du général était la plus coquette et la plus propre du pays: il y avait des fleurs à toutes les fenêtres, et les ferrures de la porte, frottées chaque matin, brillaient comme les cuivres d'un navire de guerre.
Je trouvai cette porte pleine de plaques de boue et les ferrures rouillées; en tirant la chaîne de la sonnette, je me rougis les mains. Comme on ne me répondait point et que la porte était entrebâillée, j'entrai. Le vestibule, autrefois si brillant de propreté, était dans le même état de saleté que la porte: les dalles étaient boueuses, des souliers traînaient çà et là, et des vieux habits couverts d'une couche de poussière pelucheuse étaient accrochés contre les murailles.
J'avançai jusqu'au salon sans trouver personne; arrivé là, j'entendis des éclats de voix dans le jardin et je vis le général, un fusil de munition à la main, faisant faire l'exercice à un grand paysan de dix-huit à dix-neuf ans.
—Au commandement: «Portez, arme!» criait le général, vous saisissez vivement votre arme: une, deusse.
Et il fit résonner son fusil sous sa main vigoureuse comme le meilleur sergent instructeur. Mais à ce moment il m'aperçut, et venant vivement à moi, il me prit les deux mains.
—Comment c'est vous, dit-il, quel plaisir vous me faites; nous allons déjeuner ensemble, si toutefois il y a à manger, car maintenant ce n'est plus comme autrefois. J'ai remplacé ma vieille servante par ce garçon-là, à qui j'apprends l'exercice pour me distraire, et il n'est pas fort sur la cuisine; mais à la guerre comme à la guerre.
Nous nous mîmes à table.
—Cela réjouit le coeur, dit le général en me regardant, d'avoir une honnête figure devant soi; car maintenant je suis toujours seul, ce qui n'est pas gai. Garagnon ne vient plus, fâché qu'il est, je crois, par le mariage de Clotilde, et l'abbé a ses douleurs. Je suis seul, toujours seul. On devait m'emmener à Paris; mais le mariage fait, monsieur mon gendre a trouvé que je le gênerais moins à Cassis et on m'a abandonné; c'est un homme de volonté que monsieur mon gendre. Après tout, mieux vaut peut-être que je reste ici que de vivre avec ma fille; je lui serais un embarras: elle est déjà à la mode à Paris et un vieux bonhomme comme moi n'est pas amusant à traîner.
Tant que dura le déjeuner, il se plaignit ainsi: cette séparation l'avait accablé; la solitude surtout l'épouvantait.
Après le déjeuner, je lui proposai de faire sa sieste comme à l'ordinaire, pendant que je me promènerais dans le jardin, mais il secoua tristement la tête.
—C'était la musique qui m'endormait, dit-il; maintenant, je n'ai plus de musique puisque la musicienne est partie.
—Si je la remplaçais aujourd'hui?
Je me mis au piano et lui chantai:
Elle aime à rire, elle aime à boire.
Ma voix tremblait en commençant, mais je me roidis contre mes émotions.
Tout à coup j'entendis un gros soupir, et en me retournant je vis le général qui pleurait.
—Ah! dit-il en me tendant la main, c'était un gendre comme vous qu'il m'aurait fallu. Vous viendrez souvent, n'est-ce pas? Nous chanterons ensemble, nous jouerons aux échecs; je vous raconterai Austerlitz et la campagne d'Égypte et celle de Russie.
—Hélas! je pars ce soir pour Paris.
—Vous aussi, vous m'abandonnez? Allons, les vieux restent trop longtemps sur la terre.
Je le quittai le soir même, et le lendemain je partis pour Paris.
XLII
Me voici à Paris, à vingt-neuf ans, sans un sou de fortune et n'ayant pas de métier aux mains.
Que faire, non pour me créer une position ou pour me gagner une fortune, mais pour vivre honnêtement et librement?
On a souvent raillé l'officier qui va partout cherchant «l'Annuaire», et qui, rêvant haut dans le café où il s'est endormi, demande «l'Annuaire». Jusqu'à un certain point la raillerie est fondée. Oui, l'officier vit continuellement avec la préoccupation et le souci de son avancement. En dehors de l'armée et de son régiment, il ne voit rien et ne s'intéresse à rien. Cela est ainsi, on doit en convenir, mais en même temps il faut dire qu'il ne peut pas en être autrement.
On demande au soldat de quitter son pays et sa famille, de vivre sans foyer, sans affections, sans relations sociales, sans aucun des mobiles qui poussent les hommes ou les soutiennent, et il se résigne à tous ces sacrifices. Mais comme il faut bien qu'on aime quelque chose en ce monde, comme il faut bien qu'on ait un but dans sa vie, on aime la carrière dans laquelle on est entré, et le but qu'on propose à son activité et à son intelligence, c'est l'avancement: lieutenant, on veut être capitaine; colonel, on veut être général; c'est un devoir qu'on accomplit, un droit qu'on poursuit.
Voilà pourquoi l'officier qui sort de l'armée, dans un âge où il doit travailler encore, est un déclassé. Il en est de lui comme du prêtre qui sort du clergé. Il n'y a rien à faire ni pour l'un ni pour l'autre dans la société; le monde n'est pas organisé pour eux, pour leurs besoins, pour leurs habitudes, et ils vont se choquant à des moeurs, à des usages, à des idées qui ne sont pas les leurs. Partout gênés, ils sont partout gênants; ils encombrent la vie sociale, et sans pitié on les pousse, on les coudoie, on les meurtrit, ils tournent sur eux-mêmes, et comme ils n'ont point de but vers lequel ils puissent se diriger, ils piétinent sur place... et surtout sans place.
C'est là mon cas, et je suis dans Paris comme un Huron que le hasard aurait tout à coup posé au carrefour du boulevard et de la rue Vivienne: ces gens qui l'entourent, courant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, l'étonnent sans l'intéresser; c'est un homme qui regarde une fourmilière.
En venant de Marseille à Paris, j'ai lu, pour me distraire de mes pensées, un livre qui m'a donné à réfléchir sur ce sujet; c'est un roman de Balzac: Un ménage de garçon. Le héros ou plus justement le principal personnage de ce roman, car Balzac peint des hommes et non des héros dessinés en vue de plaire aux belles âmes, le principal personnage de ce roman est un officier qui, après Waterloo, rentre dans la vie sociale.
Endurci par l'exercice de la force et du commandement, exaspéré par les déceptions de la défaite, corrompu par les autres autant que par sa propre nature, il devient le type le plus complet qu'on puisse rêver du soudard et du brigand. Sa mère, il lui demande pour tout service de «crever le plus tôt possible». Sa nourrice, il la vole. Son oncle, il l'abrutit. Sa femme, il la fait mourir de débauche. Ses amis, il les trahit quand ils sont heureux, ou bien il les abandonne quand ils sont malheureux. Les hommes, il les tue, les dupe ou les insulte. Ses enfants, il les craint, et il croit qu'ils souhaiteront sa mort, «ou bien ils ne seraient pas ses enfants». Si je devais être un jour un Philippe Brideau, ce que j'aurais de mieux à faire serait de me brûler tout de suite la cervelle.
J'avoue que plus d'une fois j'ai eu cette idée, et que si je ne l'ai point encore mise à exécution, c'est que rien ne presse; je ne suis point à bout de forces, et j'ai, je m'en flatte, bien du chemin à parcourir avant d'arriver à la pente sur laquelle glissent les Brideau.
Débarqué à Paris, mon premier soin a été de régler les affaires de mon père, dont je n'avais pas pu m'occuper encore. Ce règlement a été des plus simples; mais pour cela il n'en a pas moins été très-douloureux, car il m'a fallu vendre bien des meubles qui pour moi étaient des souvenirs.
J'ai commencé par prendre tout ce que j'ai pu entasser dans les deux petites chambres que j'occupe au cinquième étage d'une maison de la rue Blanche; mais l'appartement de mon père était assez grand, tandis que le mien est des plus exigus. J'ai été vite débordé, et alors j'ai dû me débarrasser de bien des objets qui m'étaient précieux. La place se paye cher à Paris, et, dans ma situation, je ne peux pas me charger d'un loyer lourd; les cinq cents francs que coûte le mien me sont déjà assez difficiles à payer.
Cet emménagement a occupé mes premières semaines de séjour à Paris; et comme je ne m'y suis point pressé, il a duré assez longtemps. J'avais du plaisir à revoir les gravures qui avaient appartenu à mon père, et qui me rappelaient le temps où nous les feuilletions ensemble. J'avais du bonheur à ranger ses livres, où à chaque page je retrouvais ses annotations et ses coups de crayon.
Et puis, faut-il le dire, cette occupation qui prenait mon temps me permettait de ne point aborder franchement la grande difficulté de ma vie.
—Quand j'aurai fini, me disais-je, nous verrons.
Enfin, le moment arriva où je n'avais plus d'excuse pour ne pas voir, et où il fallut bien se décider à prendre un parti.
Ce que je voyais, c'était que de l'héritage de mon père, toutes charges et dettes payées, il me restait un capital de quatre mille francs, c'est-à-dire de quoi vivre pendant deux ans avec économie. Il fallait donc qu'avant deux ans je fusse en état de gagner quinze ou dix-huit cents francs par an.
Comment et à quoi?
Un seul moyen se présentait: accepter une place de commis, si j'en trouvais une. J'écrivais assez proprement et je comptais assez vite pour oser demander un emploi qui, pour être rempli convenablement, n'exigerait que la connaissance de la calligraphie et de l'arithmétique.
Le tout maintenant était donc d'obtenir un emploi de ce genre.
Parmi mes anciens camarades avec lesquels j'avais continué des relations d'amitié depuis le collège se trouvait Paul Taupenot, le fils de Justin Taupenot, le grand éditeur. Paul était maintenant l'associé de son père; il pourrait sans doute me trouver la place que je désirais, soit dans sa maison, soit chez un de ses confrères. Je l'allai trouver.
En m'entendant parler d'une place de quinze cents francs, il poussa des exclamations de surprise comme les frères Bédarrides lorsque je leur avais demandé à entrer dans leurs bureaux.
—Toi commis-libraire? allons donc, mon cher, tu n'y penses pas.
—Et pourquoi n'y penserais-je pas? Que veux-tu que je fasse? Je n'ai pas de métier, et pour tout capital j'ai quatre mille francs. Trouves-tu le travail déshonorant?
—Certes non.
—Eh bien, alors donne-moi à travailler. Ce n'est pas une vocation irrésistible qui m'oblige à être commis. En donnant ma démission de capitaine, je ne me suis pas dit que j'allais enfin avoir le bonheur d'être employé dans ta maison, ce qui réaliserait tous mes désirs et tous mes rêves. Forcé bien malgré moi à cette démission, j'ai su que la vie ne me serait pas facile, mais enfin j'ai dû faire ce que ma conscience me commandait; maintenant tu peux m'adoucir ces difficultés, et je m'adresse à ton amitié.
—Sois bien certain qu'elle ne te manquera pas. Seulement laisse-moi te dire que tu ne sais pas ce que tu me demandes. Tu es habitué à une certaine indépendance d'action et à la liberté de l'esprit; pourras-tu rester enfermé dans un bureau pendant douze ou treize heures, sans distraction, appliqué à un travail qui te paraîtra fastidieux et qui le sera réellement? Crois-tu qu'un bûcheron ou un jardinier n'est pas plus heureux qu'un commis qui toute la journée demeure penché sur son bureau à faire des chiffres?
—Je ne sais pas fendre un arbre, et je ne sais pas davantage ratisser un jardin, tandis que je sais faire des chiffres.
—Si je te parle ainsi, c'est qu'il me paraît impossible qu'un homme de ton âge qui, pendant dix ans, a vécu à cheval, le sabre à la main, puisse tout à coup remplacer son sabre par une plume et vivre enfermé dans un bureau.
—Il le faut cependant.
—Sans doute, mais comme je me figure que tu ne pourrais pas te plier à ces nouvelles habitudes sans en beaucoup souffrir, je voudrais t'épargner ces souffrances.
—Si tu as un moyen de me faire gagner agréablement mes 1,500 francs, dis-le; je te promets que je ne le repousserai pas.
—Pourquoi ne nous ferais-tu pas des articles pour nos dictionnaires et pour nos manuels?
—C'est toujours une plume que tu me proposes.
—Assurément, mais tu travaillerais à tes heures, tu ne serais pas enfermé dans un bureau, tu aurais ta liberté et tu pourrais facilement gagner quinze ou vingt francs par jour, ce qui vaut mieux que quinze cents francs par an.
—Je ne sais pas écrire.
—De cela ne prends pas souci, le travail que je te propose n'a rien de littéraire, c'est une besogne de compilation, et il faut vraiment ta naïveté pour me faire cette réponse. Nous avons des traités d'agriculture qui se vendent ma foi très-bien, et qui ont été écrits par des savants incapables de distinguer en pleine campagne un champ de blé d'avec un champ d'avoine. C'est ce qu'on appelle le savant en chambre, et tu peux en augmenter le nombre déjà considérable sans déshonneur.
—J'aimerais mieux aligner dix régiments de cavalerie dans le Champ-de-Mars que trois phrases dans un livre. Écrire une lettre, raconter ce que j'ai vu, c'est parfait, j'y vois franchement et bravement; mais je sais trop ce qu'est l'art d'écrire pour oser me faire imprimer.
—Tu refuses, alors?
—Je ne peux pas accepter ce que je me sens incapable de faire convenablement.
—Eh bien, voyons autre chose, car je ne peux pas m'habituer à l'idée que tu resterais impunément enfermé derrière ce grillage, à l'abri de ces rideaux verts. Tu serais pris par le spleen, et tu mourrais à la peine. Quand nous étions au collège, tu dessinais d'une façon remarquable, et tu m'as envoyé d'Afrique deux ou trois croquis très-réussis: tu ne dois donc pas avoir pour dessiner les scrupules que tu as pour écrire.
—Mes croquis sont comme mes lettres, sans conséquence.
—Ce n'est pas mon sentiment, et je crois que de ce côté nous avons chance d'arriver à un résultat. Nous préparons en ce moment un grand dictionnaire des sciences militaires qui sera accompagné de cinq ou six mille gravures représentant les armes, les costumes, les objets quelconques qui ont servi à la guerre chez tous les peuples depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Veux-tu te charger d'un certain nombre de ces dessins? Ne sois pas trop modeste, il ne s'agit pas de gravures artistiques; ce qu'il nous faut surtout, c'est un dessin exact qui ne soit pas enlevé de chic en sacrifiant tout à l'effet. L'effet n'est rien pour un ouvrage comme le nôtre, qui veut des gravures tirées d'originaux authentiques, et assez distinctes dans le détail pour donner les points caractéristiques qui doivent appuyer le texte. Tu connais les choses de la guerre, tu les aimes, tu dessines mieux qu'il n'est nécessaire, tu peux nous rendre service en acceptant ce travail. Si dans le commencement tu as besoin de conseils, nous te ferons recaler tes premiers dessins, et tu arriveras bien vite à une habileté de main qui te permettra de ne pas trop travailler.
Évidemment cela était de beaucoup préférable au bureau. Je remerciai Taupenot comme je le devais, et je me mis en relation avec le directeur de ce dictionnaire pour qu'il me guidât.
Je trouvai en lui un homme bienveillant, qui ne se moqua ni de mon ignorance ni de mon inexpérience, et qui par ses conseils me facilita singulièrement mes premiers pas.
XLIII
S'endormir capitaine de cavalerie et se réveiller artiste, c'est croire qu'on continue un rêve commencé.
Cependant ce rêve est pour moi une réalité. Il est vrai que je suis bien peu artiste, mais enfin si je ne le suis pas par le talent, je le suis jusqu'à un certain point par le travail, par les habitudes et par les relations.
Mon cinquième étage est divisé en ateliers et mon logement est le seul qui ne soit pas occupé par des peintres. Les hasards de la vie porte à porte ont établi des relations entre mes voisins et moi, et peu à peu il en est résulté pour nous une sorte de camaraderie et d'amitié.
Ce ne sont point des peintres ayant un nom et une réputation, mais des jeunes gens qui m'ont reçu parmi eux avec la confiance et la facilité de la jeunesse.
Tout d'abord ils ont bien été un peu effrayés par ma décoration et ma tournure militaire, mais la glace s'est insensiblement fondue quand ils ont reconnu petit à petit que je n'étais pas si culotte de peau que j'en avais l'air.
Nous nous voyons le matin et je vais manger chez eux le déjeuner que mon concierge me monte. Par là il ne faut pas entendre que je vais m'attabler dans une salle à manger où mon couvert serait mis régulièrement.
Nous sommes plus simples et plus réservés dans nos habitudes, car les uns et les autres nous sommes à peu près égaux devant la fortune. S'ils ont déjà du talent (et c'est leur cas), ils n'ont pas encore de notoriété et leurs tableaux se vendent peu ou tout ou moins se vendent mal. Et pour moi qui ne fait pas de l'art, mais qui fais seulement du métier, je suis loin de gagner ce que Taupenot m'avait fait espérer. Je n'ai pas encore cette habitude du travail qui donne la facilité; Je ne sais pas me mettre à ma table et enlever un dessin d'un coup, je me lève dix fois par heure, je regarde ce que j'ai fait, je cherche ce que je vais faire, j'ouvre un livre et, au lieu de m'en tenir au renseignement qui m'est nécessaire, je lis tout le passage qui m'intéresse, celui-là en amène un autre, je rêve, je réfléchis et n'avance pas. D'un autre côté j'ai des scrupules et des exigences qui m'entraînent dans d'autres lenteurs. De sorte que je mets quelquefois huit jours à faire un dessin qu'un autre trouverait et terminerait en quelques heures. C'est par là surtout que je suis un amateur travaillant avec fantaisie pour son plaisir, et non un ouvrier ou un véritable artiste. Le résultat de ce genre de travail est de rogner considérablement mes bénéfices et de les réduire au strict nécessaire.
Nos déjeuners ne nécessitent donc pas une table confortablement servie; ils se composent d'un petit pain avec une tranche de jambon ou d'un morceau de fromage que nous allons manger les uns chez les autres. Celui qui reçoit nous offre le liquide, et il en est quitte à bon marché; le porteur d'eau fait tous les matins sa provision pour deux sous.
C'est l'heure de la causerie: on regarde le tableau qui est en train, on se conseille et l'on discute. C'est l'heure aussi où je demande avis à mes camarades qui, pour moi, sont des maîtres, et, dans un mot, dans un coup de crayon, j'en apprends plus que dans de longues heures de travail et de réflexion.
Puis après une demi-heure de repos et d'intimité, chacun rentre chez soi, tandis que je descends dans Paris pour aller faire les recherches nécessaires à mon travail, à la Bibliothèque ou au Cabinet des estampes.
Le soir, nous nous retrouvons dans un restaurant de la rue Fontaine (est-ce bien restaurant qu'il faut dire), enfin dans un endroit où, moyennant la somme de vingt à vingt-trois sous, on donne un dîner composé d'un potage et de deux plats de viande. Il en est de nos dîners comme des soupers de théâtre, un dialogue vif et animé est la pièce de résistance; on pense à ce qui se dit et non à ce qu'on mange.
Notre dîner terminé, nous rentrons chez nous, et le plus souvent c'est dans ma chambre qu'on se réunit, car j'ai un luxe de chaises et de meubles pour s'étendre que mes voisins ne possèdent pas.
On allume les pipes et la causerie reprend sur les sujets qui nous occupent, le travail et la peinture; ou bien l'un de nous prend un livre et lit haut, tandis que les autres cherchent une esquisse ou bien suivent paresseusement les spirales de leur fumée. A onze heures on se sépare, pour recommencer le lendemain.
Point de théâtres, point de cafés, point de visites dans le monde; nous sommes préservés de ces distractions coûteuses par des raisons toutes-puissantes dont on ne parle pas, mais auxquelles on obéit discrètement.
Personne ne se plaint du présent, car on a foi dans l'avenir: plus tard, quand on sera quelqu'un.
Quand je dis on, je ne me comprends pas, bien entendu, dans ce on, car je n'ai pas d'avenir, et, comme mes camarades, je n'ai pas d'étoile pour me guider; je ne serai jamais quelqu'un.
Et Clotilde?
Clotilde n'est plus l'avenir pour moi, mais j'avoue qu'elle est toujours le présent. Si je suis venu habiter la rue Blanche, c'est parce que Clotilde demeure rue Moncey; si j'ai quitté Marseille, c'est pour suivre Clotilde à Paris. Voilà l'aveu que j'ai retardé jusqu'à présent, agissant un peu comme les femmes qui bavardent longuement pendant quatre pages sans rien dire, et mettent leur pensée dans le dernier mot de leur lettre.
Mon dernier mot, vrai et franc, c'est que je l'aime toujours.
Cela est lâche, peut-être, et même je suis assez disposé à le reconnaître; mais après, que puis-je à cela? Si la lâcheté du coeur est honteuse, c'est un malheur pour moi.
Si j'avais été un homme fort, j'aurais dû oublier Clotilde; cela j'en conviens. Le jour où elle m'a dit qu'elle devenait la femme de M. de Solignac, je devais la regarder avec mépris, lui lancer un coup d'oeil qui l'eût fait rougir, lui asséner une épigramme pleine de finesse et d'ironie, et, cela fait, me retirer dignement. Voilà qui était convenable et correct.
C'est ainsi, je crois, qu'eût agi un homme raisonnable ayant le respect de soi-même et des convenances. Puis, si cet homme bien équilibré eût souffert de cet abandon, il eût probablement aimé une autre femme; car il est universellement reconnu que le meilleur remède pour guérir un amour chronique, c'est un nouvel amour: cette espèce de vaccination opère presque toujours des cures remarquables.
Malheureusement, je n'ai point agi suivant les règles précises de cette sage méthode. Après avoir donné mon coeur à Clotilde, je ne l'ai point repris pour le porter à une autre. Je l'ai aimée; j'ai continué de l'aimer, plus peut-être que je ne l'aimais avant sa trahison; car il est des coeurs ainsi faits, que la douleur les attache plus fortement encore que le bonheur.
Elle était indigne de mon amour. Cela aussi peut être vrai, et je ne dis pas qu'elle méritât ma tendresse et mon adoration. Mais depuis quand nos sentiments se règlent-ils sur les qualités de celle qui nous inspire ces sentiments? On n'aime pas une femme parce qu'elle est bonne, parce qu'elle est tendre, on l'aime parce qu'on l'aime, et ses qualités comme ses défauts ne sont pour rien dans notre amour. Quand je dis nous, je ne veux pas parler des gens raisonnables, mais de quelques fous, de quelques misérables comme moi, de ce qu'on appelle en riant les passionnés.
Oui, Clotilde m'a trompé. M'aimant, elle a consenti à épouser un homme qu'elle n'aimait pas, qu'elle ne pouvait pas, qu'elle ne pourrait jamais aimer; car cet homme est vieux et méprisable. Assurément, cela n'est pas beau et tout le monde la condamnera impitoyablement.
Mais quand je me réunirais à tout le monde, cela ferait-il que je ne l'aimerais plus? Hélas! non. Les autres peuvent la regarder d'un oeil froid et dur, moi je ne le peux pas, car je l'aime, et sa trahison, son crime à mon égard n'effaceront jamais les cinq mois de bonheur dans lesquels elle m'a fait vivre; à parler vrai, c'est sa trahison qui pâlit et s'éteint devant le rayonnement de ces jours heureux.
Pendant ces cinq mois, elle a enfanté en moi un être qui s'est développé sous le souffle de sa tendresse, et qui, maintenant, bien qu'abandonné, ne peut pas mourir.
C'est cet être nouveau qui commande en moi à cette heure, qui me dirige et qui m'inspire; c'est lui qui a imposé silence à mon orgueil, à ma dignité et à ma raison. Si je veux me révolter, et je le veux souvent, je le veux toujours, il me courbe et me dompte. Nous luttons, mais il a toujours le dernier mot.
—Clotilde s'est donnée à un autre.
—Après?
—Elle est méprisable.
—Après?
—Je ne veux plus la voir, je veux ne plus penser à elle.
—Pourquoi répéter sans cesse ce qui est impossible? A quoi bon dire «Je veux» si la réalité est je ne peux pas? Autrefois tu pouvais vouloir; aujourd'hui ta volonté est paralysée par ta passion. Tu t'agites, mais c'est la passion qui te mène et je suis ton maître. Tu veux te détacher de Clotilde; moi, je ne le veux pas. Tire sur la chaîne qui te lie à elle; tu verras si tu peux la rompre et si chaque secousse que tu donneras ne te retentira pas douloureusement dans le coeur. C'est Clotilde qui m'a fait naître, et je ne veux pas mourir; c'est ma mère, et je veux vivre par elle.
Je l'aime donc toujours.
Et c'est parce que je l'aime que j'ai quitté Marseille.
C'est parce que je l'aime que j'ai pris ce logement de la rue Blanche qui me permet de voir les fenêtres de son hôtel, et souvent même de l'apercevoir alors qu'elle se promène dans son jardin.
L'hôtel de M. de Solignac, en effet, occupe un assez grand terrain dans la rue Moncey, et comme ma maison forme le côté de l'angle opposé au sien, je me trouve ainsi avoir pleine vue sur ses appartements et sur son jardin. La distance est assez longue, il est vrai, mais mes yeux sont bons; et d'ailleurs le jardin arrive contre le mur de la cour de ma maison.
Formé d'une pelouse découverte, ce jardin n'est boisé que dans le pourtour de l'allée circulaire, de sorte que dans un miroir que j'ai disposé avec une inclinaison suffisante, je vois tout ce qui s'y passe; ma fenêtre ouverte, j'entends même le murmure confus des voix et toujours le bruit cristallin du jet d'eau retombant dans son petit bassin de marbre; le matin, j'entends les merles chanter.
Assurément, elle ne sait pas que je suis si près d'elle.
Pense-t-elle à moi?
Je n'ai pas l'idée d'examiner cette question; être près d'elle me suffit.
Elle est toujours ce qu'elle était jeune fille, moins simple seulement dans sa toilette, qui est celle d'une femme à la mode.
Elle me paraît lancée dans le monde, au moins si j'en juge par les visites qui se succèdent chez elle le mercredi, qui est son jour de réception.
A l'exception de ce mercredi où elle reste chez elle, tous ses autres jours sont pris par les plaisirs du monde: les dîners, les soirées, le théâtre. Et bien promptement je suis arrivé à deviner, par le mouvement des lumières dans la nuit, d'où elle revient.
Beaucoup d'autres petites remarques me révèlent aussi ce qu'est sa vie, et je serais de son monde que je ne saurais pas mieux ce qu'elle fait.
La première fois qu'elle est descendue dans son jardin, où elle s'est longtemps promenée seule en tournant sur elle-même comme si elle réfléchissait tristement, j'ai eu la tentation de lui crier mon nom. Mais ce n'a été qu'un éclair de folie, qui depuis n'a jamais traversé mon esprit.
Je veux vivre ainsi sans qu'elle sache que je suis près d'elle. Je la vois et c'est assez pour mon amour. Ce n'était certes pas là ce que j'avais espéré, mais c'est ce qu'elle a décidé, et ce qu'a voulu—la fatalité.
XLIV
Si bonne volonté que j'eusse, je ne pouvais pas être assidu à mon travail, comme mes camarades. Tant que le jour durait, ils restaient devant leur chevalet, et une courte promenade après dîner, une flânerie d'une heure dans les rues de notre quartier leur suffisait très-bien; on descendait par la Chaussée-d'Antin, on remontait par la rue Laffitte, en s'arrêtant devant les expositions des marchands de tableaux, et tout était dit; on avait pris l'air et on avait fait de l'exercice.
Pour moi, il m'en fallait davantage. J'avais pris dans ma vie active, en plein air, des besoins et des habitudes que cette vie renfermée ne pouvait contenter. Assurément, si j'avais dû rester dans un bureau, comme j'en avais été menacé un moment, je serais mort à la peine, asphyxié, ou bien j'aurais fait explosion, ni plus ni moins qu'une locomotive dont on renverse la vapeur quand elle est lancée à grande vitesse. J'étouffais dans mon logement encombré de meubles, comme un oiseau mis brusquement en cage, et comme un poisson dans son bocal, j'ouvrais bêtement la bouche pour respirer. J'enviais le sort des charbonniers qui montaient des charges de bois au cinquième étage, et volontiers j'aurais été m'offrir pour frotter les appartements de la maison, afin de me dégourdir les jambes. Dans la rue, je faisais le moulinet avec mon parapluie, car maintenant je porte ce meuble indispensable à la conservation de mon chapeau; mais cette arme bourgeoise ne fatigue pas le bras comme un sabre, et c'était la fatigue que je cherchais, c'était beaucoup de fatigue qu'il me fallait pour dépenser ma force et brûler mon sang.
Ce fut surtout au commencement du printemps que ces habitudes sédentaires me devinrent tout à fait insupportables.
La senteur des feuilles nouvelles qui, du jardin de Clotilde, montait jusqu'à ma chambre, m'étouffait: l'odeur de la sève et des giroflées me grisait. A voir les oiseaux se poursuivre dans le jardin, allant, venant, tourbillonnant sur eux-mêmes, sifflant, criant, se battant, je piétinais sur place et mes jambes s'agitaient mécaniquement. J'avais beau m'appliquer au travail, des mouvements de révolte me faisaient jeter mon crayon, et alors je m'étirais les bras en bâillant d'une façon grotesque. Je ne mangeais plus; la vue du pain me soulevait le coeur, l'odeur du vin me donnait la nausée, et volontiers j'aurais été me promener à quatre pattes dans les prés et brouter l'herbe nouvelle.
J'ai toujours cru que la plupart de nos maladies nous venaient par notre propre faute, de sorte que si nous voulions veiller aux désordres qui se produisent dans la marche de notre machine, nous y pourrions remédier facilement. Être malade à Paris ne me convenait pas; en Afrique, à la suite d'un refroidissement ou d'une insolation, c'est bon, on subit les coups de la fièvre, et l'on s'en va à l'hôpital avec les camarades; mais à Paris être malade parce que les merles chantent et que les feuilles bourgeonnent, c'est trop bête.
Sans aller consulter un médecin, qui m'eût probablement ri au nez, ou, ce qui est tout aussi probable, m'eût interrogé sérieusement, ce qui m'eût fait rire moi-même, je résolus d'apporter un remède à cet état ridicule.
Ma maladie était causée par l'excès de la force et de la santé, je cherchai un moyen pour user cette force, et tous les jours, en sortant de la Bibliothèque ou des Estampes, je m'administrai une course rapide de deux à trois heures.
Dans la rue Richelieu, sur les boulevards et dans les Champs-Élysées, je marchais raisonnablement, de manière à ne pas attirer sur mes talons les chiens et les gamins; mais une fois que j'avais gagné le bois de Boulogne dans ses parties désertes, je prenais le pas gymnastique et je me donnais une suée, exactement comme un cheval qu'on fait maigrir.
Par malheur, la solitude devient difficile à rencontrer dans le bois de Boulogne où jamais on n'a vu autant de voitures que maintenant. C'est à croire que les gens à équipages n'avaient pas osé sortir depuis 1848, et que maintenant que «l'ordre est rétabli,» ils ont hâte de regagner le temps perdu. De quatre à six heures, les Champs-Élysées sont véritablement encombrés et Paris prend là une physionomie nouvelle. Il y a trois mois que le coup d'État est accompli et maintenant que «les mauvaises passions sont comprimées,» on ose s'amuser: il y a une explosion de plaisirs, c'est vraiment un spectacle caractéristique et qui mériterait d'être étudié par un moraliste.
Il est certain qu'une grande partie de la France a amnistié Louis-Napoléon. Elle lui est reconnaissante d'avoir assumé sur sa tête cette terrible responsabilité qui a assuré au pays une sécurité momentanée, et dont elle profite pour faire des affaires ou jouir de la fortune. Le nombre est considérable des gens pour lesquels la vie se résume en deux mots: gagner de l'argent et s'amuser; et le gouvernement qui s'est établi en décembre donne satisfaction à ces deux besoins. C'est là ce qui fait sa force; il a avec lui ceux qui veulent jouir de ce qu'ils ont, et ceux qui veulent avoir pour jouir bientôt.
La fête a commencé avec d'autant plus d'impétuosité, qu'on attendait depuis longtemps: les affaires ont pris en quelques mois un développement qu'on dit prodigieux, et les plaisirs suivent les affaires.
Ceux qui comme moi n'ont ni affaires ni plaisirs, regardent passer le tourbillon et réfléchissent tristement.
Car il n'y a pas d'illusion possible, le succès du Deux-Décembre a écrasé toute une génération.
Quel sera notre rôle dans ce tourbillon? on agira et nous regarderons; nous serons l'abstention.
En est-il de plus triste, de plus misérable, quand on se sent au coeur le courage et l'activité? On aurait pu faire quelque chose, on aurait pu être quelqu'un; on ne fera rien, on sera un impuissant. On attendra.
Mais combien de temps faudra-t-il attendre? Les jours passent vite, et si jamais l'heure sonne pour nous, il sera trop tard; l'âge aura rendu nos mains débiles.
Nos enfants seront; nos pères auront été; nous seuls resterons noyés dans une époque de transition, subissant la fatalité.
Ces pensées peu consolantes sont celles qui trop souvent occupent mon esprit dans mes longues promenades; car, par suite d'une bizarre disposition de ma nature, plus ce qui m'entoure est réjouissant pour les yeux, plus je m'enfonce dans une sombre mélancolie. C'est au milieu des bois verdoyants que ces tristes idées me tourmentent, et, au lieu de regarder les aubépines qui commencent à fleurir, de respirer l'odeur des violettes qui bleuissent les clairières, d'écouter les fauvettes et les rossignols qui chantent dans les broussailles, je me laisse assaillir par des réflexions qui, autrefois, me faisaient rire et qui, aujourd'hui, me feraient volontiers pleurer.
Avant-hier, m'en revenant à Paris par l'allée de Longchamps à ce moment déserte, j'entendis derrière moi le trot de deux chevaux qui arrivaient grand train. Machinalement je me retournai et à une petite distance j'aperçus un coupé: le cocher conduisait avec la tenue correcte d'un Anglais, et les chevaux me parurent être des bêtes de sang.
En quelques secondes, le coupé se rapprocha et m'atteignit. Je reculai contre le tronc d'un acacia pour le laisser passer et pour regarder les chevaux qui trottaient avec une superbe allure: car bien que j'en sois réduit maintenant à faire mes promenades à pied, je n'en ai pas moins conservé mon goût pour les chevaux, et c'est ce goût qui m'a fait choisir le bois de Boulogne comme le but ordinaire de mes promenades; j'ai chance d'y voir de belles bêtes et de bons cavaliers qui savent monter.
J'étais tout à l'examen des chevaux, ne regardant ni le coupé ni ceux qui pouvaient se trouver dedans, lorsqu'une tête de femme se tourna de mon côté.
Clotilde!
Elle me fit signe de la main.
Ébloui comme si j'avais été frappé par un éclair, je ne compris pas ce qu'il signifiait: elle m'avait vu, voilà seulement ce qu'il y avait de certain dans ce signe.
J'étais resté immobile au pied de l'acacia, regardant le coupé qui s'éloignait. Il me sembla que le cocher ralentissait l'allure de ses chevaux comme pour les arrêter. Je ne me trompais point. La voiture s'arrêta, la portière s'ouvrit et Clotilde étant descendue vivement se dirigea vers moi.
Tout cela s'était passé si vite que je n'en avais pas eu très-bien conscience. Mais en voyant Clotilde venir de mon côté, je reculai instinctivement de deux pas et je pensai à me jeter dans le fourré: j'avais peur d'un entretien; j'avais peur d'elle, surtout j'avais peur de moi.
Mais je n'eus pas le temps de mettre à exécution mon dessein; elle s'était avancée rapidement, et j'étais déjà sous le charme de son regard; à mon tour j'allai vers elle, irrésistiblement attiré.
—Vous n'êtes plus en Espagne, dit-elle en marchant; et depuis quand êtes-vous à Paris?
—Depuis le mois de mars.
Nous nous étions rejoints: elle me tendit les deux mains en me regardant, et pendant plusieurs minutes je restai devant elle sans pouvoir prononcer une seule parole. Ce fut elle qui continua:
—Depuis le mois de mars, et vous n'êtes pas venu me voir!
—Moi, chez vous, chez M. de Solignac?
—Non, mais chez madame de Solignac; vous avez donc oublié le passé?
—C'est parce que je me le rappelle trop cruellement qu'il m'est impossible d'aller maintenant chez vous.
—Ce n'est pas de cela que je veux parler; ce que je vous demande, c'est de vous rappeler ce que vous me disiez autrefois. Vous souvenez-vous qu'à la suite de plusieurs difficultés, vous m'aviez manifesté la crainte de ne pas pouvoir venir chez mon père et que toujours je vous ai assuré que rien ne devait altérer notre amitié; ne voulez-vous pas venir chez moi maintenant, quand autrefois vous paraissiez si désireux de venir chez mon père?
—Pouvez-vous comparer le présent au passé!
—Pouvez-vous me faire un crime d'un sacrifice qui m'était imposé!
—Par qui? Votre père souffre de ce mariage.
—Il en souffre, cela est vrai, mais il eût plus souffert encore s'il ne s'était pas fait; et d'ailleurs, quand j'ai consenti à devenir la femme de M. de Solignac, je ne croyais pas que sa conduite envers mon père serait ce qu'elle a été. Ils avaient été amis; ils avaient longtemps vécu ensemble, je croyais qu'ils seraient heureux d'y vivre encore. M. de Solignac a pris d'autres dispositions, et ce ne sont pas les seules dont j'ai à souffrir. Mais ne parlons pas de cela. Oubliez ce que je vous ai dit et reconduisez-moi à ma voiture. Voulez-vous m'offrir votre bras?
Quand je sentis sa main s'appuyer doucement sur mon bras, le coeur me manqua, et je n'osai tourner mes yeux de son côté.
—Ainsi, dit-elle après quelques pas, vous ne voulez plus me voir?
C'en était trop.
—Je ne veux plus vous voir, dis-je en m'arrêtant; vous croyez cela; eh bien! écoutez et ne vous en prenez qu'à vous de ce que vous allez entendre. Hier, vous avez été aux Italiens et vous êtes rentrée chez vous à onze heures trente-cinq minutes. Avant-hier, vous avez été en soirée et vous êtes rentrée à deux heures. Jeudi, vous vous êtes promenée pendant une heure dans votre jardin, de dix à onze heures; vous aviez pour robe un peignoir gris-perle.
—Comment savez-vous...
—Mercredi, vous avez reçu depuis quatre heures jusqu'à sept. Et maintenant vous voulez que je vous dise comment je sais tout cela. Je le sais parce que j'ai voulu vous voir, et pour cela j'ai pris un appartement dont les fenêtres ouvrent sur votre hôtel.
Puis tout de suite je lui racontai comment je m'étais installé rue Blanche, et comment, depuis le mois de mars, je la voyais chaque jour. Nous nous étions arrêtés, et elle m'écoutait les yeux fixés sur les miens, sans m'interrompre par un mot ou par un regard.
Quand je cessai de parler, elle se remit en marche vers sa voiture.
—Il faut que nous nous séparions, dit-elle; mais puisque vous connaissez si bien ma vie, vous savez que le mercredi je suis chez moi.
Et sans un mot de plus, mais après m'avoir longuement serré la main, elle monta dans son coupé qui partit rapidement, tandis que je restais immobile sur la route, la suivant des yeux.
XLV
Je m'en revins lentement à Paris marchant dans un rêve.
Cette rencontre avait dérouté toutes mes prévisions, et maintenant je n'allais plus pouvoir vivre auprès de Clotilde comme je l'avais voulu. Mon amour discret était fini. Je me reprochai d'avoir parlé. Je n'aurais pas dû révéler ma présence rue Blanche: et puisque je m'étais laissé entraîner à cet aveu, j'aurais dû aller plus loin.
Les choses telles qu'elles venaient de se passer me créaient une situation qui bien certainement ne tarderait pas à devenir insoutenable ou, si j'avais la force de la supporter, horriblement douloureuse.
Lorsque Clotilde ignorait ma présence à Paris et me croyait en Espagne, j'avais pu l'aimer de loin et me contenter du plaisir de la suivre à distance; son apparition dans le jardin m'était un bonheur; sa lampe à sa fenêtre au milieu de la nuit m'était une joie. Mais maintenant me serait-il possible de m'en tenir à ces satisfactions platoniques? Est-ce que cent fois je n'avais été obligé de me rejeter en arrière pour ne pas lui crier: Je suis là, je t'aime, je t'adore! Quand elle se montrerait maintenant dans son jardin, ses yeux, au lieu de se baisser sur ses fleurs, se lèveraient vers mes fenêtres, aurais-je la force de résister à leur appel? Si j'y parvenais, de quel prix me faudrait-il payer cette résistance? Si je n'y parvenais pas, qu'arriverait-il?
Je n'avais déjà que trop parlé. Bien que je n'eusse pas dit un mot de mon amour, Clotilde savait mieux que par des paroles que je l'aimais encore et que, malgré sa trahison, je n'avais pas cessé de l'aimer. De cet aveu tacite, elle ne s'était point fâchée, elle ne s'était même pas inquiétée, et son dernier mot en me quittant avait été le même que celui par lequel elle m'avait abordé, une invitation à l'aller voir chez elle.
Ainsi elle supprimait entre nous son mariage, et notre vie devait reprendre comme autrefois. Nous avions été séparés par la force des circonstances, nous nous retrouvions, nous reprenions notre vie où elle avait été interrompue, comme si rien ne s'était passé d'extraordinaire.
Les femmes sont vraiment merveilleuses pour supprimer ainsi dans leur vie ce qui les gêne et vouloir que par une convention tacite on considère comme n'existant pas des gens qu'on a devant les yeux ou des faits qui vous ont écrasé.—«Je suis mariée, c'est vrai, mais qu'importe mon mariage si je suis toujours la Clotilde d'autrefois? Mon mariage, il n'y faut pas penser; mon mari, il ne faut pas le voir. Nous avions plaisir autrefois à être ensemble. Reprenons le cours de nos anciennes journées. Voyons-nous comme nous nous voyions autrefois. Avez-vous donc oublié? moi je me souviens toujours.»
Si telles n'avaient point été les paroles de Clotilde, telle était la traduction fidèle de notre entretien dans ce langage mystérieux où les regards, les serrements de main, les silences, les intonations, les sourires ont bien plus d'importance que les mots, où la musique est tout, où les paroles ne sont que peu de chose.
Elle voulait me voir chez elle; et elle le voulait sachant que je l'aimais.
Que résulterait-il de cette réunion?
La conclusion n'était pas difficile à tirer: ou elle résisterait à mon amour et me rendrait effroyablement malheureux, ou elle céderait, et alors je ferais de ma propre main des blessures à mon amour, qui, pour être autres, ne seraient pas moins douloureuses.
Je ne veux pas me faire plus puritain que je ne le suis, et laisser croire que le précepte «Tu ne désireras pas la femme de ton prochain,» tout-puissant sur moi, est capable de comprimer mes désirs ou de tuer mon amour. J'avoue que les droits de M. de Solignac ne me sont pas du tout sacrés. C'est un mari comme les autres, et qui même a contre lui dans cette circonstance particulière d'être mon ennemi et non mon ami. Ce n'est donc pas sa position officielle et la protection légale dont le Code l'entoure, qui peut m'éloigner de Clotilde.
Mes raisons sont moins pures, au moins en ce qui touche la morale sociale.
Quand j'ai rencontré Clotilde au bal de la famille Bédarrides et me suis pris à l'aimer, je ne savais qui elle était: femme ou jeune fille. Quand je me suis inquiété de le savoir, si j'avais appris qu'elle était mariée et que M. de Solignac était son mari, cela très-probablement n'eût pas tué mon amour naissant. J'aurais continué de l'aimer, malgré son mariage, malgré son mari, et très-probablement aussi j'aurais essayé de me faire aimer d'elle; j'aurais cherché le moyen de pénétrer dans sa maison, je me serais fait l'ami de son mari, et le jour où je serais devenu l'amant de madame de Solignac, j'aurais été l'homme le plus heureux du monde. En se donnant à moi, Clotilde, au lieu de déchoir dans mon coeur y eût monté, elle eût gagné toutes les qualités, toutes les vertus de la femme passionnée qui cède à son amour et à son amant.
Mais ce n'est point ainsi que les choses se sont passées. Celle que je me suis pris à aimer si passionnément n'était point une femme, c'était une jeune fille, c'était Clotilde Martory. Pas de faussetés à s'imposer, pas d'hypocrisie de conduite, pas de mari à tromper. Tout au grand jour, honnêtement, franchement.
C'est ainsi que mon amour est né, et en se développant, il a gardé le caractère de pureté qu'il tenait de sa naissance.
Celle que j'aimais serait un jour ma femme, et je me suis plu à la parer de toutes les qualités qu'on rêve chez celle qui sera la compagne de notre vie et la mère de nos enfants.
Point de désirs mauvais, point d'impatience; je l'aimais, elle m'aimait, nous étions pleinement heureux.
Au moins moi je l'étais, et chaque jour j'ajoutais une grâce nouvelle, une perfection à la statue de marbre blanc que de mes propres mains j'avais créée dans mon coeur, m'inspirant plus peut-être de l'idéal que de la réalité, inventant et ne copiant pas. Mais qu'importe! la statue existait, la sainte, la madone.
Un jour, ce fut précisément le contraire de ce que j'avais espéré qui se réalisa: Clotilde, au lieu de devenir ma femme, devint celle de M. de Solignac.
Mais cette trahison, si lourde qu'elle fût dans son choc terrible, ne brisa point l'idole cependant: au lieu d'être la statue de l'espérance elle fut celle du souvenir.
Elle est restée dans mon coeur à la place qu'elle occupait. Maintenant vais-je porter la main sur elle et l'abattre de son piédestal? Sur le marbre chaste et nu de la jeune fille, vais-je mettre le peignoir lascif de la femme amoureuse?
Si Clotilde cède maintenant à mon amour et au sien, ce ne sera point pour monter plus haut dans mon coeur, mais au contraire pour y descendre. Elle tuera la jeune fille et deviendra une femme comme les autres.
Et c'est cette jeune fille que j'aime.
Bien d'autres à ma place n'auraient pas sans doute ces scrupules; et comme le mariage n'a point défiguré Clotilde, comme elle est toujours belle et séduisante, ils profiteraient de l'occasion qui se présente. C'est toujours la même femme.
Mais ceux-là aimeraient la femme et n'aimeraient pas leur amour. Or, c'est mon amour que j'aime; c'est ma jeunesse, c'est mes souvenirs, mes rêves, mes espérances. Que me restera-t-il dans la vie, si je les souille de ma propre main? Madame de Solignac ne peut être que ma maîtresse, et c'est ma femme que j'adore dans Clotilde.
Il est facile de comprendre que, me trouvant dans de pareilles dispositions morales, j'attendis douloureusement le mercredi.
Irais-je chez Clotilde ou bien n'irais-je pas?
Dans la même heure, dans la même minute, je disais oui et je disais non, ne sachant à quoi me résoudre, ne sachant surtout si j'aurais la force de m'en tenir à la résolution que je prendrais.
Le plus souvent, quand j'étais seul, je me décidais à ne pas y aller. Mais quand je la voyais dans son jardin où maintenant elle se promenait dix fois par jour les yeux levés vers mes fenêtres, je me disais que je ne pourrais jamais résister à l'attraction toute-puissante qu'elle exerçait sur ma volonté.
Et indécis, irrésolu, ballotté, je passai dans de cruelles angoisses les quatre jours qui nous séparaient de ce mercredi.
Le matin, à onze heures, Clotilde descendit dans le jardin, et pendant vingt minutes elle tourna et retourna autour de la pelouse; lorsqu'elle remonta les marches de son perron, il me sembla qu'elle me faisait un signe à peine perceptible. Était-ce un adieu, était-ce un appel?
Jamais les heures ne m'avaient paru si longues. A trois heures, je me décidai à aller chez elle et je m'habillai. A quatre heures, je me décidai à rester. A cinq heures, je descendis mon escalier, mais, arrivé sur le trottoir, au lieu de prendre la rue Moncey, je montai la rue Blanche et me sauvai comme un voleur sur les boulevards extérieurs.
Vraiment voleur je n'aurais pas été plus honteux que je ne l'étais. Cette irrésolution était misérable, ces alternatives de volonté et de faiblesse étaient le comble de la lâcheté. M'était-il donc impossible de savoir ce que je voulais, et, le sachant, de le vouloir jusqu'au bout?
Jamais, dans aucune circonstance de ma vie, je n'avais subi ces indécisions, et toujours je m'étais déterminé franchement; la passion nous rend-elle lâche à ce point?
Je passai une nuit affreuse.
Certainement Clotilde m'avait attendu, et jusqu'au dernier moment elle avait compté sur ma visite. Comment allait-elle considérer cette absence? Une injure, une rupture.
Alors, c'était fini.
A cette pensée, je devenais lâche et me fâchais contre moi-même.
C'était à l'orgueil de l'amant trompé que j'avais obéi: j'avais boudé, voilà le tout; le beau rôle, vraiment, et comme il était digne de mon amour!
Mon amour! M'était-il permis de parler de mon amour? Est-ce que j'aimais? Est-ce que si j'avais vraiment aimé j'aurais pu résister à l'impulsion qui me poussait vers elle? Est-ce que l'homme qui aime véritablement peut écouter la voix de la raison? Est-ce que la passion se comprime? N'éclate-t-elle pas au contraire et n'emporte-t-elle pas tout avec elle, honneur, dignité, famille! Les mères sacrifient leurs enfants à leur amour, et moi j'avais sacrifié mon amour à mon rêve. J'avais donc soixante ans, que je voulais vivre dans le souvenir? Insensé que j'étais!
Je me trouvai si accablé, que je ne voulus pas sortir. Et puis Clotilde n'avait pas paru dans son jardin à l'heure accoutumée et j'avais besoin de la voir.
Je m'installai devant ma table. Mais, bien entendu, il me fut impossible de travailler, et je restai les yeux fixés sur le miroir qui me disait ce qui se passait dans l'hôtel Solignac. Mais rien ne se montra sur la glace qui réfléchissait seulement les allées vides et les fenêtres closes.
Bien évidemment Clotilde ne me pardonnerait jamais.
Comme je m'enfonçais dans ces tristes pensées, il me sembla entendre le bruissement d'une robe à ma porte. Mes voisins recevaient à chaque instant la visite de leurs modèles; je ne prêtais pas grande attention à ce bruit; une femme qui se trompait sans doute, car jamais une femme n'était venue chez moi, et je n'en attendais pas.
Mais on frappa deux petits coups. Sans me déranger, je répondis: «Entrez.» Et, levant les yeux, je vis la porte s'ouvrir.
C'était, elle, Clotilde! c'était Clotilde.
J'allai tomber à ses genoux, et, sans pouvoir dire un mot, je la serrai longuement dans mes bras. Mais elle se dégagea et me regardant avec un doux sourire:
—Ce n'est pas madame de Solignac qui vient ici, dit-elle, c'est Clotilde Martory; voulez-vous être pour moi aujourd'hui ce que vous étiez autrefois?
Je me relevai.