Clotilde Martory
XIII
Avec son habitude de regarder sans cesse autour de lui pour savoir qui l'appuyait ou le désapprouvait, M. de Solignac avait parfaitement vu mon mouvement.
Il s'arrêta et, me regardant en face pour une seconde:
—M. de Saint-Nérée veut parler, il me semble, dit-il.
Ainsi mis en cause directement, je ne pouvais plus me taire. Mais le pied de Clotilde me pressa plus fortement. J'hésitai un moment, quelques secondes peut-être.
—Eh bien? demanda le général.
Clotilde à son tour me regarda.
—Je n'ai rien à dire, général.
—Capitaine, je vous demande pardon, dit M. de Solignac, j'ai mal vu: j'ai de si mauvais yeux.
—Vous vous adressiez à M. Garagnon, dit Clotilde.
—Parfaitement, et je disais que l'armée, ni plus ni moins qu'un individu, obéissait toujours à ses intérêts. Cela est bien naturel, n'est-ce pas, monsieur Garagnon?
—Pour soi d'abord, pour son voisin ensuite.
—Cela n'est pas chrétien, dit l'abbé Peyreuc en souriant finement.
—Non, mais cela est humain, et le genre humain existait avant le christianisme, continua M. de Solignac; c'est pour cela sans doute qu'il obéit si souvent à ses vieilles habitudes. Or, dans les circonstances présentes, qui peut le mieux servir les intérêts de l'armée? Si nous trouvons une réponse à cette question, nous aurons bien des chances de savoir, ou, si l'on aime mieux,—le regard se glissa vers moi,—de prévoir dans quelle balance l'armée doit déposer son épée. Ce n'est pas le parti légitimiste, n'est-ce pas? Nous n'avons pas oublié que nous avons été les brigands de la Loire.
—Je m'en souviens, interrompit le général en frappant sur la table.
—Ce n'est pas davantage le parti orléaniste, car, sous le gouvernement de la bourgeoisie, l'armée est livrée aux remplaçants militaires. Ce n'est pas davantage le parti républicain, qui demande la suppression des armées permanentes.
—Quelle stupidité! s'écria la général.
—Si ces trois partis ne peuvent rien pour l'armée, il en reste un qui peut tout pour elle: le parti bonapartiste. C'est un Napoléon seul qui peut donner à la France la revanche de Waterloo et déchirer les traités de 1815. C'est sous le premier des Napoléon qu'on a vu le soldat devenir maréchal de France, duc et prince. L'armée est donc bonapartiste dans ses chefs et dans ses soldats, et elle ne pourrait pas ne pas l'être quand même elle le voudrait, puisque Napoléon est synonyme de victoire et de gloire, les deux mots les plus entraînants pour les esprits français.
—Bravo! cria le général, très-bien, admirablement raisonné. C'est évident.
—Si l'armée ne s'oppose pas au rétablissement de l'empire, qui s'y opposera? Est-ce le clergé? Je ne le crois pas. Le clergé sait très-bien qu'il a plus à gagner avec l'empire qu'avec le gouvernement de Henri V.
—Hum! hum! dit le général en grommelant.
—Je m'en rapporte à M. l'abbé.
J'eus un moment d'espérance, croyant que l'abbé allait protester; il n'était pas retenu comme moi, et il pouvait parler au nom de la vérité, de la dignité et de la justice.
—Le prince Louis-Napoléon paraît vouloir respecter la liberté religieuse, dit l'abbé Peyreuc.
—J'étais certain que M. l'abbé Peyreuc ne me contredirait pas, poursuivit M. de Solignac. Henri V n'a pas besoin du clergé; le prince, au contraire, en a besoin; voilà pourquoi le clergé préférera le prince à Henri V: il sera certain de se faire payer cher les services qu'il rendra. Pas plus que le clergé, la bourgeoisie ne résistera, elle a besoin d'un gouvernement stable.
—Il nous faut un gouvernement fort, interrompit M. Garagnon, qui nous laisse travailler et fasse nos affaires politiques à l'étranger pendant que nous faisons nos affaires commerciales chez nous. C'est au moins celui-là que veulent les honnêtes gens. Ceux qui s'occupent de politique sont des «propres à rien» qui ont des effets en souffrance; ils comptent sur les révolutions pour ne pas les payer.
Celui-là aussi désertait à son tour, et je restais seul pour protester, mais je ne protestai point.
—Quant au peuple, c'est lui qui gagnera le plus au rétablissement de l'empire, qui est la continuation de 89.
L'empire continuateur des idées de 89, l'empire qui a détourné le cours de la Révolution et rétabli à son profit les institutions de l'ancien régime, c'était vraiment bien fort, mais j'avais entendu déjà trop de choses de ce genre sans répliquer pour ne pas laisser passer encore celle-là. Que m'importait après tout, car bien que ce discours s'adressât à moi, je pouvais me taire tant qu'il ne me prenait pas directement à partie? le mépris du silence était un genre de réponse, genre peu courageux, peu digne, il est vrai, mais je payais ma lâcheté d'un plaisir trop doux pour me révolter contre elle.
D'ailleurs je n'avais plus besoin de prudence que pour peu de temps, le dîner touchait à sa fin.
Mais un incident se présenta, qui vint me prouver que je m'étais flatté trop tôt, d'échapper au danger de me prononcer franchement et de me montrer l'homme que j'étais.
On avait apporté sur la table une vieille bouteille de vin du cap de l'Aigle, dont l'aspect était tout à fait vénérable.
—Le vin blanc que vous avez bu jusqu'à présent, me dit le général, et que vous avez trouvé bon, n'est pas le seul produit de notre pays; nous faisons aussi du vin de liqueur, et voici une vieille bouteille qui mérite d'être dégustée religieusement. Aussi je trouve que le meilleur usage que nous en puissions faire, c'est de la boire au souvenir de Napoléon.
Il emplit son verre, et la bouteille passa de main en main.
Alors le général, levant son verre de sa main droite et posant sa main gauche sur son coeur:
—A Napoléon, à l'empereur!
Incontestablement j'aurais mieux aimé boire mon vin tout simplement sans y joindre cet accompagnement; mais enfin ce n'était là qu'un toast historique, et, pour être agréable à Clotilde, je pouvais le porter sans scrupule.
Je levai donc mon verre et le choquai doucement contre celui de tous les convives, en m'arrangeant cependant pour paraître effleurer celui de M. de Solignac, et, en réalité, ne pas le toucher.
Puis le vin bu, et il était excellent, je me dis que j'en était quitte à bon compte; mais tout n'était pas fini.
—Puisque nous sommes ici tous unis dans une même pensée, dit M. de Solignac remplissant de nouveau son verre, je demande à porter un toast qui complétera celui du général: à l'héritier de Napoléon, à son neveu, à Napoléon III.
Cette fois, c'était trop: Clotilde me tendit la bouteille, je la passai à mon voisin sans emplir mon verre.
Le pied de Clotilde pressa plus fortement le mien.
—Ce vin ne vous paraît pas bon? demanda le général.
—Il est exquis; mais le premier verre me suffit; je ne saurais en boire un second.
M. de Solignac étendit le bras. Je ne bougeai point. Rapidement le pied de Clotilde se retira de dessus le mien. Je voulus le reprendre; je ne le trouvai point. Pendant ce temps, les verres sonnaient les uns contre les autres.
Heureusement on se leva bientôt de table, et ce fut une distraction au malaise que cette scène avait causé à tout le monde,—M. de Solignac excepté.
Le négociant était un brave homme qui aimait la paix, il voulut nous empêcher de revenir à une discussion qui l'effrayait, et il proposa une promenade en mer, qui fut acceptée avec empressement.
Nous nous rendîmes au port; mais malgré tous mes efforts pour rester seul en arrière avec Clotilde, je ne pus y réussir. J'aurais voulu m'expliquer, m'excuser, lui faire sentir que je me serais avili en portant ce toast; mais elle ne parut pas comprendre mon désir, ou tout au moins elle ne voulut pas le satisfaire.
Nous nous embarquâmes dans le canot sans qu'il m'eût été possible de lui dire un seul mot en particulier.
Le but de notre promenade était le gouffre de Port-miou, qui se trouve à une petite distance de Cassis; c'est une anse pittoresque s'ouvrant tout à coup dans la ligne des montagnes blanchâtres qui va jusqu'à Marseille; la mer pénètre dans cette anse par une étroite ouverture, puis, s'élargissant, elle forme là un petit port encaissé dans de hauts rochers déchiquetés; au milieu de ce port jaillissent plusieurs sources d'eau douce.
On aborda, et nous descendîmes sur la terre, ou, plus justement, sur la pierre, car sur ces côtes à l'aspect désolé la terre végétale n'étant plus retenue par les racines des arbres ou des plantes, a été lavée et emportée à la mer, de sorte qu'il ne reste qu'un tuf raboteux et crevassé. Nous nous étions assis à l'ombre d'un grand rocher. Après quelques minutes, Clotilde se leva et se mit à sauter de pierre en pierre. Peu de temps après, je me levai à mon tour et la suivis.
Quand je la rejoignis, elle était sur la pointe d'un petit promontoire et elle regardait au loin, droit devant elle, comme si, par ses yeux, elle voulait s'enfoncer dans l'azur.
—N'est-ce pas que c'est un curieux pays que la Provence? dit-elle en entendant mon pas sur les rochers et en se tournant vers moi, mais peut-être n'aimez-vous pas la Provence comme je l'aime?
—Ce n'est pas pour vous parler de la Provence que j'ai voulu vous suivre, c'est pour vous expliquer ce qui s'est passé à propos de ce toast....
—Oh! de cela, pas un mot, je vous prie. J'ai voulu vous empêcher de prendre part à une discussion dangereuse; je n'ai pas réussi, c'est un malheur. Je regrette de m'être avancée si imprudemment; je suis punie par où j'ai péché. C'est ma faute. Je suis seule coupable. Mon intention cependant était bonne, croyez-le.
—C'est moi....
—De grâce, brisons là; ce qui rappelle ce dîner me blesse....
Et elle me tourna le dos pour s'avancer à l'extrémité du promontoire; elle alla si loin qu'elle était comme suspendue au-dessus de la mer brisant à vingt mètres sous ses pieds. J'eus peur et je m'avançai pour la retenir. Mais elle se retourna et revint de deux pas en arrière.
Je voulus reprendre l'entretien où elle l'avait interrompu, mais elle me prévint:
—Monsieur votre père est l'ami de Henri V, n'est-ce pas? dit-elle brusquement.
—Mon père a donné sa démission en 1830; mais il n'est pas en relations suivies avec le roi.
—Enfin il lui est resté fidèle et dévoué?
—Assurément.
—Et vous, vous êtes l'ami du duc d'Aumale?
—J'ai servi sous ses ordres en Afrique, et il m'a toujours témoigné une grande bienveillance; mais je ne suis point son ami dans le sens que vous donnez à ce mot.
—Enfin cela suffit; cela explique tout.
J'aurais mieux aimé qu'elle comprît les véritables motifs de ma répulsion pour Louis-Napoléon, et j'aurais voulu qu'elle ne se les expliquât point par des questions de personne ou d'intérêt, mais enfin, puisqu'elle acceptait cette explication et paraissait s'en contenter, c'était déjà quelque chose; j'avais mieux à faire que de me jeter dans la politique.
—Puisque vous m'avez interrogé, lui dis-je, permettez-moi de vous poser aussi une question et faites-moi, je vous en supplie, la grâce d'y répondre: Partagez-vous les idées de monsieur votre père?
—Certainement.
—Oui, mais enfin les avez-vous adoptées avec une foi aveugle, exclusive, qui élève une barrière entre vous et ceux qui ne partagent pas ces idées?
—Et que vous importe ce que je pense ou ne pense pas en politique et même si je pense quelque chose?
Il fallait parler.
—C'est que cette question est celle qui doit décider mon avenir, mon bonheur, ma vie. Et si je vous la pose avec une si poignante angoisse, la voix tremblante, frémissant comme vous me voyez, c'est que je vous aime, chère Clotilde, c'est que je vous adore....
—Oh! taisez-vous! dit-elle, taisez-vous!
—Non! il faut que je parle. Il faut que vous m'entendiez, il faut que vous sachiez....
Elle étendit vivement la main, et son geste fut si impérieux que je m'arrêtai.
—M. de Solignac, dit-elle à voix étouffée.
C'était en effet M. de Solignac qui nous rejoignait après avoir escaladé les rochers par le lit d'un ravin.
—Vous arrivez bien, dit Clotilde restant la main toujours étendue; vous allez nous départager: M. de Saint-Nérée dit que le navire que vous voyez là-bas manoeuvrant pour entrer à Marseille, est un vapeur; moi je soutiens que c'est un bateau à voiles; et vous, que dites-vous?
XIV
Ma vie depuis deux mois a été un enchantement.
Ce mot explique mon long silence; je n'ai eu que juste le temps d'être heureux, et dans mes journées trop courtes il ne m'est pas resté une minute pour conter mon bonheur.
Le bonheur, Dieu merci, n'est pas une chose définie et bornée. Malgré les progrès de la science, on n'est pas encore arrivé à déterminer d'une manière rigoureuse, par l'analyse, ses éléments constitutifs:
| Amour Gaîté Tempérament Divers |
1,730 0,367 0,001 0,415 -------- 2,513 |
Température variable, mais toujours au-dessus de zéro.
Il me semble d'ailleurs que le mot enchantement dont je me suis servi explique mieux que de longues phrases mon état moral: j'ai vécu depuis deux mois dans un rêve délicieux.
Réveillé, racontez votre rêve à quelqu'un, ou simplement racontez-vous-le à vous-même, et ce qui vous a charmé ne sera plus que peu de chose: il y a des sensations comme des sentiments que les paroles humaines ne sauraient rendre.
Il est vrai qu'il y a des poëtes qui ont su parler du bonheur et qui l'ont fait admirablement; c'étaient des poëtes, je ne suis qu'un soldat: ce que j'ai vu, je sais le dire tant bien que mal; ce que j'ai entendu, je sais le rapporter plus ou moins fidèlement, mais analyser des sentiments, expliquer un caractère, résumer une série d'incidents dans un trait saillant, ce n'est point mon fait.
Dans ces deux mois, je n'ai eu qu'une semaine d'inquiétude, mais elle a été terriblement longue et douloureuse. C'est celle qui a suivi notre entretien au gouffre de Port-miou.
Surpris par M. de Solignac nous avions dû redescendre par le lit du ravin sans qu'il nous fût possible d'échanger une seule parole en particulier. On ne pouvait marcher qu'à la file dans ce ravin étroit et raboteux: Clotilde était passée la première, M. de Solignac l'avait rapidement suivie et j'étais resté le dernier. Dans cette position il nous était impossible de nous dire un mot intime, et j'avais dû me contenter d'écouter Clotilde parlant avec volubilité de la mer, du ciel, des navires, de Marseille et de dix autres choses, ce qui en ce moment n'était pour moi qu'un vain bruit.
J'espérais être plus heureux en arrivant au rivage, mais là encore M. de Solignac s'était placé entre nous, et de même en bateau quand nous nous étions rembarqués.
On a fait une comédie sur ce mot que, quand on dit aux gens qu'on les aime, il faut au moins leur demander ce qu'ils en pensent. Cette situation était exactement la mienne; seulement au lieu de la prendre par le côté comique, je la prenais par le côté tragique: la crainte et l'angoisse m'oppressaient le coeur; j'avais dit à Clotilde que je l'aimais: que pensait-elle de mon amour? que pensait-elle surtout de mon aveu?
Si je ne pouvais la presser de questions et la supplier de me répondre, je pouvais au moins l'interroger du regard. Ce fut le langage que je parlai, en effet, toutes les fois que mes yeux purent rencontrer les siens.
Mais qui sait lire dans les yeux d'une femme, avec la certitude de ne pas se tromper? Je n'ai point cette science. Chaque fois que le regard de Clotilde se posait sur moi, il me sembla qu'il n'était chargé ni de reproches ni de colère, mais qu'il était troublé, au contraire, par une émotion douce. Seulement, cela n'était-il pas une illusion de l'espérance? Le désir pour la réalité? La question était poignante pour un esprit comme le mien, toujours tourmenté du besoin de certitude, qui voudrait que dans la vie tout se décidât par un oui ou par un non.
Ah! qu'un mot appuyant et confirmant ce regard m'eût été doux au coeur!
Cependant, il fallut partir sans l'avoir entendu ce mot, et il fallut pendant huit jours rester à Marseille en proie au doute, à l'incertitude et à l'impatience.
Enfin, ces huit jours s'écoulèrent secondes après secondes, heures après heures, et le dimanche arriva: je pouvais maintenant faire une visite au général, je le devais.
Je m'arrangeai pour arriver à Cassis au moment où le général se lèverait de table.
Quand celui-ci me vit entrer, il poussa des exclamations de gronderie:
—Voilà un joli soldat qui se présente quand on sort de table; pourquoi n'êtes-vous pas venu pour dijuner?
—Je suis venu pour faire votre partie et vous demander ma revanche.
—Ça, c'est une excuse.
Le regard de Clotilde que j'épiais parut m'approuver.
Comme la première fois que j'avais déjeuné à Cassis, le général s'allongea dans son fauteuil, et, sa pipe allumée, il écouta: «Veillons au salut de l'empire» que lui joua sa fille. Puis bientôt il s'endormit.
C'était le moment que j'attendais. J'allais pouvoir parler, j'allais savoir. Jamais mon coeur n'avait battu si fort, même lorsque j'ai chargé les Kabyles pour mon début.
Lors de mon premier déjeuner à Cassis, Clotilde, voyant son père endormi, m'avait proposé une promenade au jardin. En serait-il de même cette fois? J'attendis. Puis, voyant qu'elle restait assise devant son piano, sans jouer, je lui demandai si elle ne voulait pas venir dans le jardin.
Alors, elle se tourna vers moi, et me regardant en face, elle me dit à voix basse:
—Restons près de mon père.
—Mais j'ai à vous parler; il faut que je vous parle; je vous en supplie.
—Et moi, dit-elle, je vous supplie de ne pas insister, car il ne faut pas que je vous écoute.
—Vous m'écoutiez l'autre jour.
—C'est un bonheur que vous ayez été interrompu, et si vous ne l'aviez pas été, je vous aurais demandé, comme je vous demande aujourd'hui, de n'en pas dire davantage.
—Eh quoi, c'était là ce que vos regards disaient?
Elle garda un moment le silence; mais bientôt elle reprit d'une voix étouffée:
—A votre tour, écoutez-moi; maintenant que vous connaissez les idées de mon père, croyez-vous qu'il écouterait ce que vous voulez me dire?
Je la regardai stupéfait et ne répondis point.
—Si vous le croyez, dit-elle en continuant, parlez et je vous écoute; si, au contraire, vous ne le croyez pas, épargnez-moi des paroles qui seraient un outrage.
Le mauvais de ma nature est de toujours faire des plans d'avance, et quand je prévois que je me trouverai dans une situation difficile de chercher les moyens pour en sortir. Cela me rend quelquefois service mais le plus souvent me laisse dans l'embarras, car il est bien rare dans la vie que les choses s'arrangent comme nous les avons disposées. Ce fut ce qui m'arriva dans cette circonstance. J'avais prévu que Clotilde refuserait de venir dans le jardin et de m'écouter, j'avais prévu qu'elle y viendrait et me laisserait parler; mais je n'avais pas du tout prévu cette réponse. Aussi je restai un moment interdit, ne comprenant même pas très-bien ce qu'elle m'avait dit, tant ma pensée était éloignée de cette conclusion.
Mais, après quelques secondes d'attention, la lumière se fit dans mon esprit.
—Vous me défendez cette maison! m'écriai-je sans modérer ma voix et oubliant que le général dormait.
—Voulez-vous donc éveiller mon père?
En effet, le général s'agita sur son fauteuil.
Clotilde aussitôt se remit à son piano, et bientôt la respiration du général montra qu'il s'était rendormi.
Pendant assez longtemps nous restâmes l'un et l'autre silencieux: je ne sais ce qui se passait en elle; mais pour moi j'avais peur de reprendre notre entretien qui, sur la voie où il se trouvait engagé, pouvait nous entraîner trop loin. J'avais brusquement, emporté par une impatience plus forte que ma volonté, avoué mon amour; mais si angoissé que je fusse d'obtenir une réponse décisive, j'aimais mieux rester à jamais dans l'incertitude que d'arriver à une rupture.
Clotilde avait répondu d'une façon obscure; fallait-il maintenant l'obliger à expliquer ce qui était embarrassé et préciser ce qui était indécis? Déjà, pour n'avoir pas voulu me contenter du regard qui avait été sa première réponse, j'avais vu ma situation devenir plus périlleuse; maintenant, fallait-il insister encore et la pousser à bout?
Était-elle femme, d'ailleurs, à parler la langue nette et précise que je voulais entendre? Et ne trouverait-elle pas encore le moyen de donner à sa pensée une forme qui permettrait toutes les interprétations?
Ce fut elle qui rompit la première ce silence.
—Qu'avez-vous donc compris? dit-elle, je cherche et ne trouve pas; vous défendre cette maison, moi?
—Il me semble....
—Je ne me rappelle pas mes paroles, mais je suis certaine de n'avoir pas dit un mot de cela.
—Si ce ne sont pas là vos propres paroles, c'est au moins leur sens général.
—Alors, je me suis bien mal expliquée: j'ai voulu vous prier de ne pas revenir sur un sujet qui avait été interrompu l'autre jour, et pour cela je vous ai demandé de considérer les sentiments de mon père. Il me semblait que ces sentiments devraient nous interdire des paroles comme celles qui vous ont échappé à Portmiou. Voilà ce que j'ai voulu dire; cela seulement et rien de plus. Vous voyez bien qu'il n'a jamais été dans ma pensée de vous «défendre cette maison.»
—Et si malgré moi, entraîné pas mon... par la violence de..., si je reviens à ce sujet?
—Mais vous n'y reviendrez pas, puisque maintenant vous savez qu'il ne peut pas avoir de conclusion.
—Jamais?
—Et qui parle de jamais? pourquoi donc donnez-vous aux mots une étendue qu'ils n'ont pas? Jamais, c'est bien long. Je parle d'aujourd'hui, de demain. Qui sait où nous allons, et ce que nous serons? Chez mon père, même chez vous, les sentiments peuvent changer; pourquoi ne se modifieraient-ils pas comme les circonstances? Mon père a pour vous beaucoup de sympathie, je dirai même de l'amitié, et vous pouvez pousser ce mot à l'extrême, vous ne serez que dans la vérité: laissez faire cette amitié, laissez faire aussi le temps....
—Eh bien, que dites-vous donc? demanda le général en s'éveillant.
—Je dis à M. de Saint-Nérée que tu as pour lui une vive sympathie.
—Très-vrai, mon cher capitaine, et je vous prie de croire que ce qui s'est passé l'autre jour ne diminue en rien mon estime pour vous. J'aimerais mieux que nous fussions de la même religion; mais un vieux bleu comme moi sait ce que c'est que la liberté de conscience.
On apporta les échecs et je me plaçai en face du général, pendant que Clotilde s'installait à la porte qui ouvre sur le jardin. En levant les yeux je la trouvais devant moi la tête inclinée sur sa tapisserie; c'était un admirable profil qui se dessinait avec netteté sur la fond de verdure; de temps en temps elle se tournait vers nous pour voir où nous en étions de notre partie, et alors nos regards se rencontraient, se confondaient.
Notre partie fut longuement débattue, et cette fois encore je la perdis avec honneur.
—Puisque vous n'êtes pas venu dîner, vous allez rester à souper, dit le général; vous vous en retournerez à la fraîche.
—Êtes-vous à cheval ou en voiture? demanda Clotilde.
—En voiture, mademoiselle.
—Eh bien, alors je propose à père de vous accompagner ce soir; la nuit sera superbe; nous vous conduirons jusqu'à la Cardiolle et nous reviendrons à pied. Cela te fera du bien de marcher, père.
Ce fut ainsi que, malgré notre diversité d'opinions, nous ne nous trouvâmes pas séparés. Je retournai à Cassis le dimanche suivant, puis l'autre dimanche encore; puis enfin, il fut de règle que j'irais tous les jeudis et tous les dimanches. Je ne pouvais pas parler de mon amour; mais je pouvais aimer et j'aimais.
M. de Solignac, presque toujours absent, me laissait toute liberté,—j'entends liberté de confiance.
XV
Je crus qu'il me fallait un prétexte auprès du général pour justifier mes fréquentes visites à Cassis, et je ne trouvai rien de mieux que de le prier de me raconter ses campagnes. Bien souvent, dans le cours de la conversation, il m'en avait dit des épisodes, tantôt l'un, tantôt l'autre, au hasard; mais ce n'étaient plus des extraits que je voulais, c'était un ensemble complet.
Je dois avouer qu'en lui adressant cette demande, je pensais que j'aurais quelquefois des moments durs à passer; tout ne serait pas d'un intérêt saisissant dans cette biographie d'un soldat de la République et de l'empire, mais j'aurais toujours Clotilde devant moi, et s'il fallait fermer les oreilles, je pourrais au moins ouvrir les yeux.
Mais en comptant que dans ces récits il faudrait faire une large part aux redites et aux rabâchages d'un vieux militaire, qui trouve une chose digne d'être rapportée en détail, par cela seul qu'il l'a faite ou qu'il l'a vue,—j'avais poussé les prévisions beaucoup trop loin. Très-curieux, au contraire, ces récits, pleins de faits que l'histoire néglige, parce qu'ils ne sont pas nobles, mais qui seuls donnent bien la physionomie et le caractère d'une époque,—et quelle époque que celle qui voit finir le vieux monde et commencer le monde nouveau!—remplie, largement remplie pour un soldat, la période qui va de 1792 à 1815.
Le général Martory est fils d'un homme qui a été une illustration du Midi, mais une des illustrations qui conduisaient autrefois à la potence ou aux galères, et non aux honneurs. Le père Martory, Privat Martory, était en effet, sous Louis XV et Louis XVI, le plus célèbre des faux-sauniers des Pyrénées, et il paraît que ses exploits sont encore racontés de nos jours dans les anciens pays du Conflent, du Vallespire, de la Cerdagne et du Caspir. Ses démêlés et ses luttes avec ce qu'on appelait alors la justice bottée sont restés légendaires.
Dès l'âge de neuf ans, le fils accompagna le père dans ses expéditions, et tout enfant il prit l'habitude de la marche, de la fatigue, des privations et même des coups de fusil. Depuis le port de Vénasque jusqu'au col de Pertus il n'est pas un passage des Pyrénées qu'il n'ait traversé la nuit ou le jour avec une charge de sel ou de tabac sur le dos.
A pareille vie les muscles, la force, le caractère et le courage se forment vite. Aussi, à quinze ans, le jeune Martory est-il un homme.
Mais précisément au moment même où il va pouvoir prendre place à côté de son père et continuer les exploits de celui-ci, deux incidents se présentent qui l'arrêtent dans sa carrière. Le premier est la mort de Privat Martory, qui attrape une mauvaise balle dans une embuscade à la frontière. Le second est la loi du 10 mai 1790, qui supprime la gabelle.
Le jeune Martory est fier, il ne veut pas rester simple paysan dans le pays où il a été une sorte de héros, car les faux-sauniers étaient des personnages au temps de la gabelle, où ils devenaient une providence pour les pauvres gens qui voulaient fumer une pipe et saler leur soupe. Il quitte son village n'ayant pour tout patrimoine qu'une veste de cuir, une culotte de velours et de bons souliers.
Où va-t-il? il n'en sait rien, droit devant lui, au hasard; il a de bonnes jambes, de bons bras et l'inconnu l'attire. Avec cela, il n'a pas peur de rester un jour ou deux sans manger; il en est quitte pour serrer la ceinture de sa culotte, et quand une bonne chance se présente, il dîne pour deux.
Après six mois, il ne s'est pas encore beaucoup éloigné de son village; car il s'est arrêté de place en place, là où le pays lui plaisait et où il trouvait à travailler, valet de ferme ici, domestique d'auberge là. Au mois de novembre, il arrive à la montagne Noire, ce grand massif escarpé qui commence les Cévennes.
La saison est rude, le froid est vif, les jours sont courts, les nuits sont longues, la terre est couverte de neige, et l'on ne trouve plus de fruits aux arbres: la route devient pénible pour les voyageurs et il ferait bon trouver un nid quelque part pour passer l'hiver. Mais où s'arrêter, le pays est pauvre, et nulle part on ne veut prendre un garçon de quinze ans qui n'a pour tous mérites qu'un magnifique appétit.
Il faut marcher, marcher toujours comme le juif errant, sans avoir cinq sous dans sa poche.
Il marche donc jusqu'au jour où ses jambes refusent de le porter, car il arrive un jour où lui, qui n'a jamais été malade, se sent pris de frisson avec de violentes douleurs dans la tête et dans les reins; il a soif, le coeur lui manque, et grelottant, ne se soutenant plus, il est obligé de demander l'hospitalité à un paysan.
La nuit tombait, le vent soufflait glacial, on ne le repoussa point et on le conduisit à une bergerie où il put se coucher; la chaleur du fumier et celle qui se dégageait de cent cinquante moutons tassés les uns contre les autres, l'empêcha de mourir de froid, mais elle ne le réchauffa point, et toute la nuit il trembla.
Le lendemain matin, en entrant dans l'étable, le pâtre le trouva étendu sur son fumier, incapable de faire un mouvement. Sa figure et ses mains étaient couvertes de boutons rouges. C'était la petite vérole.
On voulut tout d'abord le renvoyer; mais à la fin on eut pour lui la pitié qu'on aurait eue pour un chien, et on le laissa dans le coin de son étable. Malheureusement les gens chez lesquels le hasard l'avait fait tomber étaient si pauvres, qu'ils ne pouvaient rien pour le secourir, les moutons appartenant à un propriétaire dont ils n'étaient que les fermiers.
Pendant un mois, il resta dans cette étable, s'enfonçant dans le fumier quand se faisait sentir le froid de la nuit, et n'ayant, pour se soutenir, d'autre ressource que de téter les brebis qui venaient d'agneler.
Cependant il avait l'âme si solidement chevillée dans le corps, qu'il ne mourut point.
Ce fut quand il commença à entrer en convalescence qu'il endura les plus douloureuses souffrances,—celles de la faim, car les braves gens qui le gardaient dans leur étable n'avaient pas de quoi le nourrir, et le lait des brebis ne suffisait plus à son appétit féroce.
Il faut que le visage tuméfié et couvert de pustules il se remette en route au milieu de la neige pour chercher un morceau de pain. La France n'avait point alors des établissements hospitaliers dans toutes les villes. Presque toutes les portes se ferment devant lui; on le repousse par peur de la contagion.
A la fin, on veut bien l'employer à Castres comme terrassier pour vider un puisard empoisonné et il est heureux de prendre ce travail que tous les ouvriers du pays ont refusé.
Il se rétablit, et son esprit aventureux le pousse de pays en pays: bûcheron ici, chien de berger là, maquignon, marinier, etc.
Pendant ce temps, la Révolution s'accomplit, la France est envahie, on parle de patrie, d'ennemis, de bataille, de victoire; il a dix-sept ans, il s'engage comme tambour.
Enfin, il a trouvé sa vocation, et il faut convenir qu'il a été bien préparé au dur métier de soldat de la Révolution et de l'empire; pendant vingt-trois ans il parcourra l'Europe dans tous les sens, et les fatigues pas plus que les maladies ne pourront l'arrêter un seul jour; il rôtira dans les sables d'Égypte, il pourrira dans les boues de la Pologne, il gèlera dans la retraite de Russie, et toujours on le trouvera debout le sabre en main. C'est avec ces hommes qui ont reçu ce rude apprentissage de la vie, que Napoléon accomplira des prodiges qui paraissent invraisemblables aux militaires d'aujourd'hui.
Pour son début, il est enfermé dans Mayence, ce qui est vraiment mal commencer pour un beau mangeur; mais la famine qu'il endure à Mayence ne ressemble en rien à la faim atroce dont il a souffert dans la montagne Noire. Il en rit.
En Vendée, il rit aussi de la guerre des chouans et de leurs ruses; il en a vu bien d'autres dans les passages des Pyrénées, au temps où il était faux-saunier. Ce n'est pas lui qui se fera canarder derrière une haie ou cerner dans un chemin creux.
Où se bat-il, ou plutôt où ne se bat-il pas? Le récit en serait trop long à faire ici, et bien que j'aie pris des notes pour l'écrire un jour, je retarde ce jour. Un trait seulement pris dans sa vie achèvera de le faire connaître.
En 1801, il y a dix ans qu'il est soldat, et il est toujours simple soldat; il a un fusil d'honneur, mais il n'est pas gradé.
A la revue de l'armée d'Égypte, passée à Lyon par le premier consul, celui-ci fait sortir des rangs le grenadier Martory.
—Tu étais à Lodi?
—Oui, général.
—A Arcole?
—Oui, général.
—Tu as fait la campagne d'Égypte; tu as un fusil d'honneur; pourquoi es-tu simple soldat?
Martory hésite un moment, puis, pâle de honte, il se décide à répondre à voix basse:
—Je ne sais pas lire.
—Tu es donc un paresseux, car tes yeux me disent que tu es intelligent?
—Je n'ai pas eu le temps d'apprendre.
—Eh bien! il faut trouver ce temps, et quand tu sauras écrire, tu m'écriras. Dépêche-toi.
—Oui, général.
Et à vingt-six ans, il se met à apprendre à lire et à écrire avec le courage et l'acharnement qu'il a mis jusque-là aux choses de la guerre.
La paix d'Amiens lui donne le temps qui, jusque-là, lui a manqué; l'ambition, d'ailleurs, commence à le mordre, il voudrait être sergent; et il travaille si bien, qu'au moment de la création de la Légion d'honneur, dont il fait partie de droit, ayant déjà une arme d'honneur, il peut signer son nom sur le grand-livre de l'ordre.
C'est le plus beau jour de sa vie, et pour qu'il soit complet, il écrit le soir même une lettre au premier consul; six lignes:
«Général premier consul,
»Vous m'avez commandé d'apprendre à écrire; je vous ai obéi; s'il vous plaît maintenant de me commander d'aller vous chercher la Lune, ce sera, j'en suis certain, possible.
»C'est vous dire, mon général, que je vous suis dévoué jusqu'à la mort.
»MARTORY,
»Chevalier de la Légion d'honneur, grenadier à la garde consulaire.»
A partir de ce moment, le chemin des grades s'ouvre pour le grenadier: caporal, sergent, sous-lieutenant, il franchit les divers étages en deux ans et l'empire le trouve lieutenant.
Pendant ces deux années, il n'a dormi que cinq heures par nuit, et tout le temps qu'il a pu prendre sur le service il l'a donné au travail de l'esprit.
Voilà l'homme dont j'ai ri il y a quelques mois lorsque je l'ai entendu m'inviter à dijuner.
Et maintenant, quand je compare ce que je sais, moi qui n'ai eu que la peine d'ouvrir les yeux et les oreilles pour recevoir l'instruction qu'on me donnait toute préparée, quand je compare ce que je sais à ce qu'a appris ce vieux soldat qui a commencé par garder les moutons, je suis saisi de respect pour la grandeur de sa volonté. Il peut parler de dijuner et de casterolle, je n'ai plus envie de rire.
Combien parmi nous, chauffés pour l'examen de l'école, ont, depuis ce jour-là, oublié de mois en mois, d'année en année, ce qui avait effleuré leur mémoire, sans jamais se donner la peine d'apprendre rien de nouveau, plus ignorants lorsqu'ils arrivent au grade de colonel que lorsqu'ils sont partis du grade de sous-lieutenant. Lui, le misérable paysan, à chaque grade gagné s'est rendu digne d'en obtenir un plus élevé, et au prix de quel labeur!
Quels hommes! et quelle sève bouillonnait en eux!
Peut-être, s'il n'était pas le père de Clotilde, ne provoquerait-il pas en moi ces accès d'enthousiasme. Mais il est son père, et je l'admire; comme elle, je l'adore.
XVI
J'ai quitté Marseille pour Paris, et ce départ s'est accompli dans des circonstances bien tristes pour moi.
Il y a huit jours, le 17 novembre, j'ai reçu une lettre de mon père dans laquelle celui-ci me disait qu'il était souffrant depuis quelque temps, même malade, et qu'il désirait que je vinsse passer quelques jours auprès de lui: je ne devais pas m'inquiéter, mais cependant je devais ne pas tarder et aussitôt que possible partir pour Paris.
A cette lettre en était jointe une autre, qui m'était écrite par le vieux valet de chambre que mon père a à son service depuis trente-cinq ans, Félix.
Elle confirmait la première et même elle l'aggravait: mon père, depuis un mois, avait été chaque jour en s'affaiblissant, il ne quittait plus la chambre, et, sans que le médecin donnât un nom particulier à sa maladie, il en paraissait inquiet.
Ces deux lettres m'épouvantèrent, car j'avais vu mon père à mon retour d'Afrique à Marseille, et, bien qu'il m'eût paru amaigri avec les traits légèrement contractés, j'étais loin de prévoir qu'il fût dans un état maladif.
Je n'avais qu'une chose à faire, partir aussitôt, c'est-à-dire le soir même. Après avoir été retenir ma place à la diligence, je me rendis chez le colonel pour lui demander une permission.
D'ordinaire, notre colonel est très-facile sur la question des permissions, et il trouve tout naturel que de temps en temps un officier s'en aille faire un tour à Paris,—ce qu'il appelle «une promenade à Cythère;» il faut bien que les jeunes gens s'amusent, dit-il. Je croyais donc que ma demande si légitime passerait sans la moindre observation. Il n'en fut rien.
—Je ne vous refuse pas, me dit-il, parce que je ne peux pas vous refuser, mais je vous prie d'être absent le moins longtemps possible.
—C'est mon père qui décide mon voyage, c'est sa maladie qui décidera mon retour.
—Je sais que nous ne commandons pas à la maladie, seulement je vous prie de nous revenir aussitôt que possible, et, bien que votre permission soit de vingt jours, vous me ferez plaisir si vous pouvez ne pas aller jusqu'à la fin. Prenez cette recommandation en bonne part, mon cher capitaine; elle n'a point pour but de vous tourmenter. Mais nous sommes dans des circonstances où un colonel tient à avoir ses bons officiers sous la main. On ne sait pas ce qui peut arriver. Et s'il arrive quelque chose, vous êtes un homme sur lequel on peut compter. Vous-même d'ailleurs seriez fâché de n'être pas à votre poste s'il fallait agir.
Je n'étais pas dans des dispositions à soutenir une conversation politique, et j'avais autre chose en tête que de répondre à ces prévisions pessimistes du colonel. Je me retirai et partis immédiatement pour Cassis. Je voulais faire mes adieux à Clotilde et ne pas m'éloigner de Marseille sans l'avoir vue.
—Quel malheur que vous ne soyez pas parti hier, dit le général quand je lui annonçai mon voyage, vous auriez fait route avec Solignac. Voyez-le à Paris, où il restera peu de temps, et vous pourrez peut-être revenir ensemble: pour tous deux ce sera un plaisir; la route est longue de Paris à Marseille.
Je pus, à un moment donné, me trouver seul avec Clotilde pendant quelques minutes dans le jardin.
—Je ne sais pour combien de temps je vais être séparé de vous, lui dis-je, car si mon père est en danger, je ne le quitterai pas.
N'osant pas continuer, je la regardai, et nous restâmes pendant assez longtemps les yeux dans les yeux. Il me sembla qu'elle m'encourageait à parler. Je repris donc:
—Depuis trois mois, j'ai pris la douce habitude de vous voir deux fois par semaine et de vivre de votre vie pour ainsi dire; car le temps que je passe loin de vous, je le passe en réalité près de vous par la pensée... par le coeur.
Elle fit un geste de la main pour m'arrêter, mais je continuai:
—Ne craignez pas, je ne dirai rien de ce que vous ne voulez pas entendre. C'est une prière que j'ai à vous adresser, et il me semble que, si vous pensez à ce que va être ma situation auprès de mon père malade, mourant peut-être, vous ne pourrez pas me refuser. Permettez-moi de vous écrire.
Elle recula vivement.
—Ce n'est pas tout... promettez-moi de m'écrire.
—Mais c'est impossible!
—Il m'est impossible, à moi, de vivre loin de vous sans savoir ce que vous faites, sans vous dire que je pense à vous. Ah! chère Clotilde....
Elle m'imposa silence de la main. Puis comme je voulais continuer, elle prit la parole:
—Vous savez bien que je ne peux pas recevoir vos lettres et que je ne peux pas vous écrire ostensiblement.
—Qui vous empêche de jeter une lettre à la poste, soit ici, soit à Marseille? personne ne le saura.
—Cela, jamais.
—Cependant....
—Laissez-moi chercher, car Dieu m'est témoin que je voudrais trouver un moyen de ne pas ajouter un chagrin ou un tourment à ceux que vous allez endurer.
Pendant quelques secondes elle resta le front appuyé dans ses mains, puis laissant tomber son bras:
—S'il vous est possible de sortir quand vous serez à Paris, dit-elle, choisissez-moi une babiole, un rien, un souvenir, ce qui vous passera par l'idée, et envoyez-le-moi ici très-franchement, en vous servant des Messageries. J'ouvrirai moi-même votre envoi, qui me sera adressé personnellement, et s'il y a une lettre dedans, je la trouverai.
—Ah! Clotilde, Clotilde!
—J'espère que je pourrai vous répondre pour vous remercier de votre envoi.
—Vous êtes un ange.
—Non, et ce que je fais là est mal, mais je ne peux pas, je ne veux pas être pour vous une cause de chagrin. Si je ne fais pas tout ce que vous désirez, je fais au moins plus que je ne devrais, plus qu'il n'est possible, et vous ne pourrez pas m'accuser.
Je voulus m'avancer vers elle, mais elle recula, et, se tournant vers un grand laurier rose dont quelques rameaux étaient encore fleuris, elle en cassa une branche et me la tendant:
—Si, en arrivant à Paris, vous mettez ce rameau dans un vase, dit-elle, il se ranimera et restera longtemps vert, c'est mon souvenir que je vous donne d'avance.
Puis vivement et sans attendre ma réponse, elle rentra dans le salon où je la suivis.
L'heure me pressait; il fallut se séparer; le dernier mot du général fut une recommandation d'aller voir M. de Solignac; le mien fut une répétition de mon adresse ou plutôt de celle de mon père, n° 50, rue de l'Université; le dernier regard de Clotilde fut une promesse. Et je m'éloignai plein de foi; elle penserait à moi.
Mon voyage fut triste et de plus en plus lugubre à mesure que j'approchais de Paris. En partant de Marseille, je me demandais avec inquiétude en quel état j'allais trouver mon père; en arrivant aux portes de Paris, je me demandais si j'allais le trouver vivant encore.
Bien que séparé depuis longtemps de mon père, par mon métier de soldat, j'ai pour lui la tendresse la plus grande, une tendresse qui s'est développée dans une vie commune de quinze années pendant lesquelles nous ne nous sommes pas quittés un seul jour.
Après la mort de ma mère que je perdis dans ma cinquième année, mon père prit seul en main le soin de mon éducation et de mon instruction. Bien qu'à cette époque il fût préfet à Marseille, il trouvait chaque matin un quart d'heure pour venir surveiller mon lever, et dans la journée, après le déjeuner, il prenait encore une heure sur ses occupations et ses travaux pour m'apprendre à lire. Jamais la femme de chambre qui m'a élevé, ne m'a fait répéter une leçon.
Convaincu que c'est notre première éducation qui fait notre vie, mon père n'a jamais voulu qu'une volonté autre que la sienne pesât sur mon caractère; et ce que je sais, ce que je suis, c'est à lui que je le dois. Bien véritablement, dans toute l'acception du mot, je suis deux fois son fils.
La Révolution de juillet lui ayant fait des loisirs forcés, il se donna à moi tout entier, et nous vînmes habiter cette même rue de l'Université, dans la maison où il demeure encore en ce moment.
Mon père était un révolutionnaire en matière d'éducation et il se permettait de croire que les méthodes en usage dans les classes étaient le plus souvent faites pour la commodité des maîtres et non pour celle des élèves. Il se donna la peine d'en inventer de nouvelles à mon usage, soit qu'il les trouvât dans ses réflexions, soit qu'il les prît dans les ouvrages pédagogiques dont il fit à cette époque une étude approfondie.
Ce fut ainsi qu'au lieu de me mettre aux mains un abrégé de géographie dont je devrais lui répéter quinze ou vingt lignes tous les jours, il me conduisit un matin sur le Mont-Valérien, d'où nous vîmes le soleil se lever au delà de Paris. Sans définition, je compris ce que c'était que le Levant. Puis, la leçon continuant tout naturellement, je compris aussi comment la Seine, gênée tantôt à droite, tantôt à gauche par les collines, avait été obligée de s'infléchir de côté et d'autre pour chercher un terrain bas dans lequel elle avait creusé son lit. Et sans que les jolis mots de cosmographie, d'orographie, d'hydrographie eussent été prononcés, j'eus une idée intelligente des sciences qu'ils désignent.
Plus tard, ce fut le cours lui-même de la Seine que nous suivîmes jusqu'au Havre. A Conflans, je vis ce qu'était un confluent et je pris en même temps une leçon d'étymologie; à Pont-de-l'Arche, j'appris ce que c'est que le flux et le reflux; à Rouen, je visitai des filatures de coton et des fabriques d'indiennes; au Havre, du bout de la jetée, à l'endroit même où cette Seine se perd dans la mer, je vis entrer les navires qui apportaient ce coton brut qu'ils avaient été chercher à la Nouvelle-Orléans ou à Charlestown, et je vis sortir ceux qui portaient ce coton travaillé aux peuples sauvages de la côte d'Afrique.
Ce qu'il fit pour la géographie, il le fit pour tout; et quand, à quatorze ans, je commençai à suivre les classes du collège Saint-Louis, il ne m'abandonna pas. En sortant après chaque classe, je le trouvais devant la porte, m'attendant patiemment.
Quel contraste, n'est-ce pas, entre cette éducation paternelle, si douce, si attentive, et celle que le hasard, à la main rude, donna au général Martory?
Je ne sais si elle fera de moi un général comme elle en a fait un du contrebandier des Pyrénées, mais ce qu'elle a fait jusqu'à présent, ç'a a été de me pénétrer pour mon père d'une reconnaissance profonde, d'une ardente amitié.
Aussi, dans ce long trajet de Marseille, me suis-je plus d'une fois fâché contre la pesanteur de la diligence, et, à partir de Châlon, contre la lenteur du chemin de fer.
Pauvre père!
XVII
Nous entrâmes dans la gare du chemin de fer de Lyon à dix heures vingt-cinq minutes du soir; à onze heures j'étais rue de l'Université.
L'appartement de mon père donne sur la rue. Dès que je pus apercevoir la maison, je regardai les fenêtres. Toutes les persiennes étaient fermées et sombres. Nulle part je ne vis de lumière. Cela m'effraya, car mon père a toujours eu l'habitude de veiller tard dans la nuit.
Je descendis vivement de voiture.
Sous la porte cochère je me trouvai nez à nez avec Félix, le valet de chambre de mon père.
—Mon père?
—Il n'est pas plus mal; il vous attend; et si je suis venu au-devant de vous, c'est parce que M. le comte avait calculé que vous arriveriez à cette heure-ci; il a voulu que je sois là pour vous rassurer.
Je trouvai mon père allongé dans un fauteuil, et comme je m'attendais à le voir étendu dans son lit, je fus tout d'abord réconforté. Il n'était point si mal que j'avais craint.
Mais après quelques minutes d'examen, cette impression première s'effaça; il était bien amaigri, bien pâli, et sous la lumière de la lampe concentrée sur la table par un grand abat-jour, sa main décolorée semblait transparente.
—J'ai voulu me lever pour te recevoir, me dit-il; j'étais certain que tu arriverais ce soir; j'avais étudié l'Indicateur des chemins de fer, et j'avais fait mon calcul de Marseille à Lyon et de Lyon à Châlon; seulement, je me demandais si à Lyon tu prendrais le bateau à vapeur ou si tu continuerais en diligence.
Ordinairement la voix de mon père était pleine, sonore et harmonieusement soutenue; je fus frappé de l'altération qu'elle avait subie: elle était chantante, aiguë et, par intervalles, elle prenait des intonations rauques comme dans l'enrouement; parfois aussi les lèvres s'agitaient sans qu'il sortît aucun son; des syllabes étaient aussi complètement supprimées.
Mon père remarqua le mouvement de surprise douloureuse qui se produisit en moi, et, me tendant affectueusement la main:
—Il est vrai que je suis changé, mon cher Guillaume, mais tout n'est pas perdu. Tu verras le docteur demain, et il te répétera sans doute ce qu'il m'affirme tous les jours, c'est-à-dire que je n'ai point de véritable maladie: seulement une grande faiblesse. Avec des soins les forces reviendront, et avec les forces la santé se rétablira.
Il me sembla qu'il disait cela pour me donner de l'espérance, mais qu'il ne croyait pas lui-même à ses propres paroles.
—Maintenant, dit-il, tu vas souper.
Je voulus me défendre en disant que j'avais dîné à Tonnerre; mais il ne m'écouta point, et il commanda à Félix de me servir.
—Ne crains pas de me fatiguer, dit-il, au contraire tu me ranimes! Je t'ai fait préparer un souper que tu aimais autrefois quand nous revenions ensemble du théâtre, et je me fais fête de te le voir manger. Qu'aimais-tu autrefois?
—La mayonnaise de volaille.
—Eh bien! tu as pour ce soir une mayonnaise. Allons, mets-toi à table et tâche de retrouver ton bel appétit de quinze ans.
Je me levai pour passer dans la salle à manger, mais il me retint:
—Tu vas souper là, près de moi; maintenant que je t'ai, je ne te laisse plus aller.
Félix m'apporta un guéridon tout servi et je me plaçai en face de mon père. En me voyant manger, il se prit à sourire:
—C'est presque comme autrefois, dit-il; seulement, autrefois, tu avais un mouvement d'attaque, en cassant ton pain, qui était plus net; on sentait que l'affaire serait sérieuse.
Je n'étais guère disposé à faire honneur à ce souper, car j'avais la gorge serrée par l'émotion; cependant, je m'efforçai à manger, et j'y réussis assez bien pour que tout à coup mon père appelât Félix.
—Donne-moi un couvert, dit-il; je veux manger une feuille de salade avec Guillaume. Il me semble que je retrouve la force et l'appétit.
En effet, il s'assit sur son fauteuil et il mangea quelques feuilles de salade; il n'était plus le malade anéanti que j'avais trouvé en entrant, ses yeux s'étaient animés, sa voix s'était affermie, le sang avait rougi ses mains.
—Décidément, dit-il, je ne regrette plus de t'avoir appelé à Paris et je vois que j'aurais bien fait de m'y décider plus tôt; tu es un grand médecin, tu guéris sans remède, par le regard.
—Et pourquoi ne m'avez-vous pas écrit la vérité plus tôt?
—Parce que, dans les circonstances où nous sommes, je ne voulais pas t'enlever à ton régiment; qu'aurais-tu dit, si à la veille d'une expédition contre les Arabes, je t'avais demandé de venir passer un mois à Paris?
—En Algérie, j'aurais jusqu'à un certain point compris cela, mais à Marseille nous ne sommes pas exposés à partir en guerre d'un jour à l'autre.
—Qui sait?
—Craignez-vous une révolution?
—Je la crois imminente, pouvant éclater cette nuit, demain, dans quelques jours. Et voilà pourquoi, depuis trois semaines que je suis malade, j'ai toujours remis à t'écrire; je l'attendais d'un jour à l'autre, et je voulais que tu fusses à ton poste au moment de l'explosion. Un père, plus politique que moi, eût peut-être profité de sa maladie pour garder son fils près de lui et le soustraire ainsi au danger de se prononcer pour tel ou tel parti. Mais de pareils calculs sont indignes de nous, et jusqu'au dernier moment, j'ai voulu te laisser la liberté de faire ton devoir. Il suffit d'un seul officier honnête homme dans un régiment pour maintenir ce régiment tout entier.
—Mon régiment n'a pas besoin d'être maintenu et je vous assure que mes camarades sont d'honnêtes gens.
—Tant mieux alors, il n'y aura pas de divisions entre vous. Mais si tu n'as pas besoin de retourner à ton régiment pour lui, tu en as besoin pour toi; il ne faut pas que plus tard on puisse dire que dans des circonstances critiques, tu as eu l'habileté de te mettre à l'abri pendant la tempête et d'attendre l'heure du succès pour te prononcer.
—Mais je ne peux pas, je ne dois pas vous quitter; je ne le veux pas.
—Aujourd'hui non, ni demain; mais j'espère que ta présence va continuer de me rendre la force; tu vois ce qu'elle fait, je parle, je mange.
—Je vous excite et je vous fatigue sans doute.
—Pas du tout, tu me ranimes; aussi prochainement tu seras libre de retourner à Marseille; de sorte que, si les circonstances l'exigent, tu pourras engager bravement ta conscience. C'est ce que doit toujours faire l'honnête homme, comme, dans la bataille, le soldat doit engager sa personne; après arrive que voudra; si on est tué ou broyé, c'est un malheur; au moins, l'honneur est sauf. Cette ligne de conduite a toujours été la mienne, et, bien que je sois réduit à vivre aujourd'hui dans ce modeste appartement, sans avoir un sou à te laisser après moi, je te la conseille, pour la satisfaction morale qu'elle donne. Je t'assure, mon cher enfant, que la mort n'a rien d'effrayant quand on l'attend avec une conscience tranquille.
—Oh père!
—Oui, tu as raison, ne parlons pas de cela; je vais me dépêcher de reprendre des forces pour te renvoyer. Cela me donnerait la fièvre de te voir rester à Paris.
—Avez-vous donc des raisons particulières pour craindre une révolution immédiate?
—Si je ne sors pas de cette chambre depuis un mois, je ne suis cependant pas tout à fait isolé du monde. Mon voisinage du Palais-Bourbon fait que les députés que je connais me visitent assez volontiers; certains qu'ils sont de me trouver chez moi, ils entrent un moment en allant à l'Assemblée ou en retournant chez eux. Plusieurs des amis du général Bedeau, qui demeure dans la maison, sont aussi les miens, et en venant chez le général ils montent jusqu'ici. De sorte que cette chambre est une petite salle des Pas-Perdus où une douzaine de députés d'opinions diverses se rencontrent. Eh bien! de tout ce que j'ai entendu, il résulte pour moi la conviction que nous sommes à la veille d'un coup d'État.
—Il me semble qu'il ne faut pas croire aux coups d'État annoncés à l'avance; il y a longtemps qu'on en parle....
—Il y a longtemps qu'on veut le faire; et si on ne l'a pas encore risqué, c'est que toutes les dispositions n'étaient pas prises....
—Le président?
—Sans doute. Ce n'est pas de l'Assemblée que viendra un coup d'État. Il a été un moment où elle devait faire acte d'énergie, c'était quand, après les revues de Satory, dans lesquelles on a crié: Vive l'empereur! le président et ses ministres en sont arrivés à destituer le général Changarnier. Alors, l'Assemblée devait mettre Louis-Napoléon en accusation. Elle n'a pas osé parce que, si dans son sein il y a des gens qui sachent parler et prévoir il n'y en a pas qui sachent agir. Du côté de Louis-Napoléon, on ne sait pas parler, on n'a pas non plus grande capacité politique, mais on est prêt à l'action, et le moment où cette notion va se manifester me paraît venu. Les partis, par leur faute, ont mis une force redoutable au profit de ce prétendant, qui se trouve ainsi un en-cas pour le pays entre la terreur blanche et la terreur rouge. L'homme est médiocre, incapable de bien comme de mal, par cette excellente raison qu'il ne sait ni ce qui est bien ni ce qui est mal. En dehors de sa personnalité, du but qu'il poursuit, de son intérêt immédiat, rien n'existe pour lui; et c'est là ce qui le rend puissant et dangereux, car tous ceux qui n'ont pas de sens moral sont avec lui, et, dans un coup d'État, ce sont ces gens-là qui sont redoutables; rien ne les arrête. Si on avait su le comte de Chambord favorable aux coquins, il y a longtemps qu'il serait sur le trône. On parle toujours de la canaille qui attend les révolutions populaires avec impatience. Je l'ai vue à l'oeuvre; je ne nierai donc pas son existence; mais, à côté de celle-ci, il y en a une autre; à côté de la basse canaille, il y a la haute. Tout ce qu'il y a d'aventuriers, de bohémiens, d'intrigants, de déclassés, de misérables, de coquins dans la finance, dans les affaires, dans l'armée ont tourné leurs regards vers ce prétendant sans scrupule. Voyant qu'il n'y avait rien à faire pour eux ni avec le comte de Chambord, ni avec le duc d'Aumale, ni avec le général Cavaignac, ils ont mis leurs espérances dans cet homme qui par certains côtés de sa vie d'aventure leur promet un heureux règne. Il ne faut pas oublier que ce qui a fait la force de Catilina c'est qu'il était l'assassin de son frère, de sa femme, de son fils et qu'il avait pour amis quiconque était poursuivi par l'infamie, le besoin, le remords. Quand on a une pareille troupe derrière soi, on peut tout oser et quelques centaines d'hommes sans lendemain peuvent triompher dans un pays où le luxe est en lutte avec la faim, cette mauvaise conseillère (malesuada fames). Dans ces conditions je tremble et je suis aussi assuré d'un coup d'État que si j'étais dans le complot. Quand éclatera-t-il? Je n'en sais rien, mais il est dans l'air; on le respire si on ne le voit pas. Tout ce que je demande à la Providence pour le moment, c'est qu'il n'éclate pas avant ton retour à Marseille.
Pendant une heure encore, nous nous entretînmes, puis mon père me renvoya sans vouloir me permettre de rester auprès de lui.
—Je ne garde même pas Félix, me dit-il. Si j'ai besoin, je t'appellerai. De ta chambre, tu entendras ma respiration, comme autrefois j'entendais la tienne quand j'avais peur que tu ne fusses malade. Va dormir. Tu retrouveras ta chambre d'écolier avec les mêmes cartes aux murailles, la sphère sur ton pupitre tailladé et tes dictionnaires tachés d'encre. A demain, Guillaume. Maintenant que tu es près de moi, je vais me rétablir. A demain.
XVIII
Nous vivons dans une époque qui, quoi qu'on fasse pour résister, nous entraîne irrésistiblement dans un tourbillon vertigineux.
L'état maladif de mon père m'épouvante, mon éloignement de Cassis m'irrite et cependant, si rempli que je sois de tourments et d'angoisses, je ne me trouve pas encore à l'abri des inquiétudes de la politique. C'est que la politique, hélas! en ce temps de trouble, nous intéresse tous tant que nous sommes et que sans parler du sentiment patriotique, qui est bien quelque chose, elle nous domine et nous asservit tous, pauvres ou riches, jeunes ou vieux, par un côté ou par un autre.
Si Louis-Napoléon fait un coup d'État, je serai dans un camp opposé à celui où se trouvera le général Martory et Clotilde: quelle influence cette situation exercera-t-elle sur notre amour?
Cette question est sérieuse pour moi, et bien faite pour m'inquiéter, car chaque jour que je passe à Paris me confirme de plus en plus dans l'idée que ce coup d'État est certain et imminent.
Comment l'Assemblée ne s'en aperçoit-elle pas et ne prend-elle pas des mesures pour y échapper, je n'en sais vraiment rien. Peut-être, entendant depuis longtemps parler de complots contre elle, s'est-elle habituée à ces bruits qui me frappent plus fortement, moi nouveau venu à Paris. Peut-être aussi se sent-elle incapable d'organiser une résistance efficace, et compte-t-elle sur le hasard et les événements pour la protéger.
Quoi qu'il en soit, il faut vouloir fermer les yeux pour ne pas voir que dans un temps donné, d'un moment à l'autre peut-être, un coup de force sera tenté pour mettre l'Assemblée à la porte.
Ainsi les troupes qui composent la garnison de Paris ont été tellement augmentées, que les logements dans les casernes et dans les forts sont devenus insuffisants et qu'il a fallu se servir des casemates. Ces troupes sont chaque jour consignées jusqu'à midi et on leur fait la théorie de la guerre des rues, on leur explique comment on attaque les barricades, comment on se défend des coups de fusil qui partent des caves, comment on chemine par les maisons. Les officiers ont dû parcourir les rues de Paris pour étudier les bonnes positions à prendre.
Pour expliquer ces précautions, on dit qu'elles ne sont prises que contre les sociétés secrètes qui veulent descendre dans la rue, et dans certains journaux, dans le public bourgeois, on parle beaucoup de complots socialistes. Sans nier ces complots qui peuvent exister, je crois qu'on exagère fort les craintes qu'ils inspirent et qu'on en fait un épouvantail pour masquer d'autres complots plus sérieux et plus redoutables.
Il n'y a qu'à écouter le langage des officiers pour être fixé à ce sujet. Et bien que depuis mon arrivée à Paris j'aie peu quitté mon père, j'en ai assez entendu dans deux ou trois rencontres que j'ai faites pour être bien certain que l'armée est maintenant préparée et disposée à prendre parti pour Louis-Napoléon.
L'irritation contre l'Assemblée est des plus violentes; on la rend seule responsable des difficultés de la situation; on accuse la droite de ne penser qu'à nous ramener le drapeau blanc, la gauche de vouloir nous donner le drapeau rouge avec le désordre et le pillage; entre ces deux extrêmes il n'y a qu'un homme capable d'organiser un gouvernement qui satisfasse les opinions du pays et ses besoins; c'est le président; il faut donc soutenir Louis-Napoléon et lui donner les moyens, coûte que coûte, d'organiser ce gouvernement; un pays ne peut pas tourner toujours sur lui-même sans avancer et sans faire un travail utile comme un écureuil en cage; si c'est la Constitution qui est cette cage, il faut la briser.
D'autres moins raisonnables (car il faut bien avouer que dans ces accusations il y a du vrai, au moins en ce qu'elles s'appliquent à l'aveuglement des partis qui usent leurs forces à se battre entre eux, sans souci du troisième larron), d'autres se sont ralliés à Louis-Napoléon parce qu'ils sont las d'être commandés par des avocats et des journalistes.
—L'armée doit avoir pour chef un militaire, disent-ils, c'est humiliant d'obéir à un pékin.
Et si on leur fait observer que pour s'être affublé de broderies et de panaches, Louis-Napoléon n'est pas devenu militaire d'un instant à l'autre, ils se fâchent. Si on veut leur faire comprendre qu'un simple pékin comme Thiers, par exemple, qui a étudié à fond l'histoire de l'armée, nous connaît mieux que leur prince empanaché, ils vous tournent le dos.
C'est un officier de ce genre qui dernièrement répondait à un député, son ami et son camarade: «Vous avez voté une loi pour mettre l'armée aux ordres des questeurs, c'est bien, seulement ne t'avise pas de me donner un ordre; sous les armes je ne connais que l'uniforme; si tu veux que je t'obéisse, montre-moi tes étoiles ou tes galons.»
On parle aussi de réunions qui auraient eu lieu à l'Élysée, et dans lesquelles les colonels d'un côté, les généraux d'un autre, auraient juré de soutenir le président, mais cela est tellement sérieux que je ne peux le croire sans preuves, et les preuves, bien entendu, je ne les ai pas. Je ne rapporte donc ces bruits que pour montrer quel est l'esprit de l'armée; sans qu'elle proteste ou s'indigne, elle laisse dire que ses chefs vont se faire les complices d'un coup d'État et tout le monde trouve cela naturel.
Non-seulement on ne proteste pas, mais encore il y a des officiers de l'entourage de Louis-Napoléon qui annoncent ce coup d'État et qui en fixent le moment à quelques jours près. C'est ce qui m'est arrivé avec un de ces officiers, et cela me paraît tellement caractéristique que je veux le consigner ici.
Tous ceux qui ont servi en Algérie, de 1842 à 1848, ont connu le capitaine Poirier. Quand Poirier, engagé volontaire, arriva au corps en 1842, il était précédé par une formidable réputation auprès des officiers qui avaient vécu de la vie parisienne; ses maîtresses, ses duels, ses dettes lui avaient fait une sorte de célébrité dans le monde qui s'amuse. Et ce qui avait pour beaucoup contribué à augmenter cette célébrité, c'était l'origine de Poirier. Il était fils, en effet, du père Poirier, le restaurateur, chez qui les jeunes générations de l'Empire et de la Restauration ont dîné de 1810 à 1835. A faire sauter ses casseroles, le père Poirier avait amassé une belle fortune, dont le fils s'était servi pour effacer rapidement le souvenir de son origine roturière. En quelques années, le nom du fils avait tué le nom du père, et Poirier était ainsi arrivé à cette sorte de gloire que, lorsqu'on prononçait son nom, on ne demandait point s'il était «le fils du père Poirier»; mais bien s'il était le beau Poirier, l'amant d'Alice, des Variétés. Il s'était conquis une personnalité.
Malheureusement, ce genre de conquête coûte cher. A vouloir être l'amant des lorettes à réputation; à jouer gros jeu; à ne jamais refuser un billet de mille francs aux emprunteurs, de peur d'être accusé de lésinerie bourgeoise; à vivre de la vie des viveurs, la fortune s'émiette vite. Celle qui avait été lentement amassée par le père Poirier s'écoula entre les doigts du fils comme une poignée de sable. Et, un beau jour, Poirier se trouva en relations suivies avec les usuriers et les huissiers.
Il n'abandonna pas la partie, et pendant plus de dix-huit mois, il fut assez habile pour continuer de vivre, comme au temps où il n'avait qu'à plonger la main dans la caisse paternelle.
Cependant, à la fin et après une longue lutte qui révéla chez Poirier des ressources remarquables pour l'intrigue, il fallut se rendre: il était ruiné et tous les usuriers de Paris étaient pour lui brûlés. En cinq ans, il avait dépensé deux millions et amassé trois ou quatre cent mille francs de dettes.
Cependant tout n'avait pas été perdu pour lui dans cette vie à outrance; s'il avait dissipé la fortune paternelle, il avait acquis par contre une amabilité de caractère, une aisance de manières, une souplesse d'esprit que son père n'avait pas pu lui transmettre. En même temps il s'était débarrassé de préjugés bourgeois qui n'étaient pas de mode dans le monde où il avait brillé. C'était ce qu'on est convenu d'appeler «un charmant garçon,» et il n'avait que des amis.
Assurément, s'il lui fût resté quelques débris de sa fortune ou bien s'il eût été convenablement apparenté, on lui aurait trouvé une situation au moment où il était contraint de renoncer à Paris,—une sous-préfecture ou un consulat. Mais comment s'intéresser au fils «du père Poirier,» alors surtout qu'il était complètement ruiné?
Il avait fait ainsi une nouvelle expérience qui lui avait été cruelle, et qui n'avait point disposé son coeur à la bienveillance et à la douceur.
Il fallait cependant prendre un parti; il avait pris naturellement celui qui était à la mode à cette époque, et en quelque sorte obligatoire «pour un fils de famille;» il s'était engagé pour servir en Algérie.
Son arrivée au régiment, où il était connu de quelques officiers, fut une fête: on l'applaudit, on le caressa, et chacun s'employa à lui faciliter ses débuts dans la vie militaire.
Il montait à cheval admirablement, il avait la témérité d'un casse-cou, il compta bientôt parmi ses amis autant d'hommes qu'il y en avait dans le régiment, officiers comme soldats, et les grades lui arrivèrent les uns après les autres avec une rapidité qui, chose rare, ne lui fit pas d'envieux.
Quand j'entrai au régiment, il était lieutenant, et il voulut bien me faire l'honneur de me prendre en amitié. Avec la naïve assurance de la jeunesse, j'attribuai cette sympathie de mon lieutenant à mes mérites personnels. Heureusement je ne tardai pas à deviner les véritables motifs de cette sympathie: j'étais vicomte, et ce titre valait toutes les qualités auprès «du fils du père Poirier.»
Cela, je l'avoue, me refroidit un peu; j'aurais préféré être aimé pour moi-même plutôt que pour un titre qui flattait la vanité de «mon ami.» En même temps, quelques découvertes que je fis en lui contribuèrent à me mettre sur mes gardes: il était, en matière de scrupules, beaucoup trop libre pour moi, et je n'aimais pas ses railleries, spirituelles d'ailleurs, contre les gens qu'il appelait des «belles âmes.»
Mais un hasard nous rapprocha et nous obligea, pour ainsi dire, à être amis. Poirier était la bravoure même, mais la bravoure poussée jusqu'à la folie de la témérité; quand il se trouvait en face de l'ennemi, il s'élançait dessus, sans rien calculer: «Il y a un grade à gagner, disait-il en riant; en avant!»
A la fin de 1846, lors d'une expédition sur la frontière du Maroc, il employa encore ce système, et son cheval ayant été tué, lui-même étant blessé, j'eus la chance de le sauver, non sans peine et après avoir reçu un coup de sabre à la cuisse, que les changements de température me rappellent quelquefois.
—Mon cher, me dit-il dans ce langage qui lui est particulier, je vous payerai ce que vous venez de faire pour moi. Si vous m'aviez sauvé l'honneur, je ne vous le pardonnerais pas, car je ne pourrais pas vous voir sans penser que vous connaissez ma honte, mais vous m'avez sauvé la vie dans des conditions héroïques pour nous deux, et je serai toujours fier de m'en souvenir et de le rappeler devant tout le monde.
En 1848, il revint à Paris, se mit à la disposition de Louis-Napoléon; et lorsque celui-ci fut nommé président de la République, il l'attacha à sa personne pour le remercier des services qu'il lui avait rendus.
Tel est l'homme qui, en une heure de conversation et par ce que j'ai vu autour de lui, m'a convaincu que nous touchions à une crise décisive.
XIX
C'était en sortant pour porter aux Messageries le souvenir et la lettre que j'envoyais à Clotilde, que j'avais rencontré Poirier. Sur le Pont-Royal j'avais entendu prononcer mon nom et j'avais aperçu Poirier qui descendait de la voiture dans laquelle il était pour venir au-devant de moi.
—A Paris, vous, et vous n'êtes pas même venu me voir?
Je lui expliquai les motifs qui m'avaient amené et qui me retenaient près de mon père.
—Enfin, puisque vous avez pu sortir aujourd'hui, je vous demande que, si vous avez demain la même liberté, vous veniez me voir. J'ai absolument besoin d'un entretien avec vous: un service à me rendre; un poids à m'ôter de dessus la conscience.
—Vous parlez donc de votre conscience, maintenant?
—Je ne parle plus que de cela: conscience, honneur, patrie, vertu, justice, c'est le fonds de ma langue; j'en fais une telle consommation qu'il ne doit plus en rester pour les autres. Mais assez plaisanté; sérieusement, je vous demande, je vous prie de venir rue Royale, n° 7, aussitôt que vous pourrez, de onze heures à midi. Il s'agit d'une affaire sérieuse que je ne peux vous expliquer ici, car j'ai dans ma voiture un personnage qui s'impatiente et que je dois ménager. Viendrez-vous?
—Je tâcherai.
—Votre parole?
—Vous n'y croyez pas.
—Pas à la mienne; mais à la vôtre, c'est différent.
—Je ferai tout ce que je pourrai.
Je n'allai point le voir le lendemain, mais j'y allai le surlendemain, assez curieux, je l'avoue, de savoir ce qu'il y avait sous cette insistance.
Arrivé rue Royale, on m'introduisit dans un très-bel appartement au premier étage, et je fus surpris du luxe de l'ameublement, car je croyais Poirier très-gêné dans ses affaires. Dans la salle à manger une riche vaisselle plate en exposition sur des dressoirs. Dans le salon, des bronzes de prix. Partout l'apparence de la fortune, ou tout au moins de l'aisance dorée.
—Je parie que vous vous demandez si j'ai fait un héritage, dit Poirier en m'entraînant dans son cabinet; non, cher ami, mais j'ai fait quelques affaires; et d'ailleurs, si je puis vivre en Afrique en soldat, sous la tente, à Paris il me faut un certain confortable. Cependant, je suis devenu raisonnable. Autrefois, il me fallait 500,000 francs par an; aujourd'hui, 80,000 me suffisent très-bien. Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, et je vous prie de croire que je ne vous ai pas demandé à venir me voir pour vous montrer que je n'habitais pas une mansarde. Si je n'avais craint de vous déranger auprès de monsieur votre père malade, vous auriez eu ma visite; je n'aurais pas attendu la vôtre. Vous savez que je suis votre ami, n'est-ce pas?
Il me tendit la main, puis continuant:
—Vous avez dû apprendre ma position auprès du prince. Le prince, qui n'a pas oublié que j'ai été un des premiers à me mettre à son service, alors qu'il arrivait en France isolé, sans que personne allât au-devant de lui, à un moment où ses quelques partisans dévoués en étaient réduits à se réunir chez un bottier du passage des Panoramas, le prince me témoigne une grande bienveillance dont j'ai résolu de vous faire profiter.
—Moi?
—Oui, cher ami, et cela ne doit pas vous surprendre, si vous vous rappelez ce que je vous ai dit autrefois en Afrique.
En entendant cette singulière ouverture, je fus puni de ma curiosité, et je me dis qu'au lieu de venir rue Royale pour écouter les confidences de Poirier, j'aurais beaucoup mieux fait d'aller me promener pendant une heure aux Champ-Élysées.
Mais je n'eus pas l'embarras de lui faire une réponse immédiate; car, au moment où j'arrangeais mes paroles dans ma tête, nous fûmes interrompus par un grand bruit qui se fit dans le salon: un brouhaha de voix, des portes qui se choquaient, des piétinements, tout le tapage d'une altercation et d'une lutte.
Se levant vivement, Poirier passa dans le salon, et dans sa précipitation, il tira la porte avec tant de force, qu'après avoir frappé le chambranle, elle revint en arrière et resta entr'ouverte.
—Je savais bien que je le verrais, cria une voix courroucée.
—Il n'y avait pas besoin de faire tout ce tapage pour cela: je ne suis pas invisible, répliqua Poirier.
—Si, monsieur, vous êtes invisible, puisque vous vous cachez; il y a trois heures que je suis ici et que je vous attends; vos domestiques ont voulu me renvoyer, mais je ne me suis pas laissé prendre à leurs mensonges. Tout à l'heure on a laissé entrer quelqu'un qu'on a fait passer par la salle à manger, tandis que j'étais dans le vestibule. Alors j'ai été certain que vous étiez ici, j'ai voulu arriver jusqu'à vous et j'y suis arrivé malgré tout, malgré vos domestiques, qui m'ont déchiré, dépouillé.
—Ils ont eu grand tort, et je les blâme.
—Oh! vous savez, il ne faut pas me faire la scène de M. Dimanche; je la connais, j'ai vu jouer le Festin de Pierre, arrêtez les frais, pas besoin de faire l'aimable avec moi; je ne partirai pas séduit par vos manières; ce n'est pas des politesses qu'il me faut, c'est de l'argent. Oui ou non, en donnez-vous?
—Je vous ai déjà expliqué, la dernière fois que je vous ai vu, que j'étais tout disposé à vous payer, mais que je ne le pouvais pas en ce moment.
—Oui, il y a trois mois.
—Croyez-vous qu'il y ait trois mois?
—Ne faites donc pas l'étonné; ce genre-là ne prend pas avec moi. Oui ou non, payez-vous?
—Aujourd'hui non, mais dans quelques jours.
—Donnez-vous un à-compte?
—Je vous répète qu'aujourd'hui cela m'est impossible, je n'attendais pas votre visite; mais demain...
—Je le connais, votre demain, il n'arrive jamais; il ne faut pas croire que les bourgeois d'aujourd'hui sont bêtes comme ceux d'autrefois; les débiteurs de votre genre ont fait leur éducation.
—Êtes-vous venu chez moi pour me dire des insolences?
—Je suis venu aujourd'hui, comme je suis déjà venu cent fois, vous demander de l'argent et vous dire que, si vous ne payez pas, je vous poursuis à outrance.
—Vous avez commencé.
—Hé bien, je finis! et vous verrez que si adroit que vous soyez à manoeuvrer avec les huissiers, vous ne nous échapperez pas: il nous reste encore des moyens de vous atteindre que vous ne soupçonnez pas. Ne faites donc pas le méchant.
—Il me semble que si quelqu'un fait le méchant, ce n'est pas moi, c'est vous.
—Croyez-vous que vous ne feriez pas damner un saint avec vos tours d'anguille qu'on ne peut pas saisir?
—Vous m'avez cependant joliment saisi, dit Poirier en riant.
Mais le créancier ne se laissa pas désarmer par cette plaisanterie, et il reprit d'une voix que la colère faisait trembler:
—Écoutez-moi, je n'ai jamais vu personne se moquer des gens comme vous, et je suis bien décidé à ne plus me laisser rouler. De remise en remise, j'ai attendu jusqu'au jour d'aujourd'hui, et maintenant vous êtes plus endetté que vous ne l'étiez il y a trois mois, comme dans trois mois vous le serez plus que vous ne l'êtes aujourd'hui. Je connais votre position mieux peut-être que vous ne la connaissez vous-même. Vos chevaux sont à Montel, vos voitures à Glorieux; depuis un an vous n'avez pas payé chez Durand, et depuis six mois chez Voisin; vous devez 30,000 francs chez Mellerio, 5,000 francs à votre tailleur...
—Qu'importe ce que je dois, si j'ai des ressources pour payer?
—Mais où sont-elles, vos ressources? C'est là précisément ce que je demande: prouvez-moi que vous pourrez me payer dans six mois, dans un an, et j'attends. Allez-vous vous marier? c'est bien; avez-vous un héritage à recevoir? c'est bien. Mais non, vous n'avez rien, et il ne vous reste qu'à disparaître de Paris et à aller vous faire tuer en Afrique.
—Vous croyez?
—Vous parlez de vos ressources.
—Je parle de mes amis et des moyens que j'ai de vous payer prochainement, très-prochainement.
—Vos amis, oui, parlons-en. Le président de la République, n'est-ce pas? C'est votre ami, je ne dis pas non, mais ce n'est pas lui qui payera vos dettes, puisqu'il ne paye pas les siennes. Depuis qu'il est président, il n'a pas payé ses fournisseurs; il doit à son boucher, à son fruitier; à son pharmacien, oui, à son pharmacien, c'est le mien, j'en suis sûr; il doit à tout le monde, et pour leur faire prendre patience il leur promet qu'ils seront nommés «fournisseurs de l'empereur» quand il sera empereur. Mais quand sera-t-il empereur? Est-ce que s'il pouvait donner de l'argent à ses amis, il laisserait vendre l'hôtel de M. de Morny?
—Il ne sera pas vendu.
—Il n'est pas moins affiché judiciairement pour le moment, et celui-là est de ses amis, de ses bons amis, n'est-ce pas? Il est même mieux que ça, et pourtant on va le vendre.
—Écoutez, interrompit Poirier, je n'ai qu'un mot à dire: s'il ne vous satisfait pas, allez-vous-en; si, au contraire, il vous paraît raisonnable, pesez-le; c'est votre fortune que je vous offre; nous sommes aujourd'hui le 25 novembre, accordez-moi jusqu'au 15 décembre, et je vous donne ma parole que le 16, à midi, je vous paye le quart de ce que je vous dois.
—Vous me payez 12,545 francs?
—Le 16; maintenant, si cela ne vous convient pas ainsi, faites ce que vous voudrez; seulement, je vous préviens que votre obstination pourra vous coûter cher, très-cher.
Le créancier se défendit encore pendant quelques instants, puis il finit par partir et Poirier revint dans le cabinet.
—Excusez-moi, cher ami, c'était un créancier à congédier, car j'ai encore quelques créanciers; reprenons notre entretien. Je disais que le prince était pour moi plein de bienveillance et que je vous offrais mon appui près de lui: je vous emmène donc à l'Élysée et je vous présente; le prince est très-sensible aux dévouements de la première heure, j'en suis un exemple.
—Je vous remercie...
—N'attendez pas que le succès ait fait la foule autour du prince, venez et prenez date pendant qu'il en est temps encore; plus tard, vous ne serez plus qu'un courtisan; aujourd'hui, vous serez un ami.
—Ni maintenant, ni plus tard. Je vous suis reconnaissant de votre proposition, mais je ne puis l'accepter.
—Ne soyez pas «belle âme,» mon cher Saint-Nérée, et réfléchissez que le prince va être maître de la France et qu'il serait absurde de ne pas profiter de l'occasion qui se présente.
—Pour ne parler que de la France, je ne vois pas la situation comme vous.
—Vous la voyez mal, le pays, c'est-à-dire la bourgeoisie, le peuple, le clergé, l'armée sont pour le prince.
—Vous croyez donc que Lamoricière, Changarnier, Bedeau sont pour le prince?
—Il ne s'agit pas des vieux généraux, mais des nouveaux: de Saint-Arnaud, Herbillon, Marulas, Forey, Cotte, Renault, Cornemuse, qui valent bien les anciens. Qu'est-ce que vous croyez avoir été faire en Kabylie?
—Une promenade militaire.
—Vous avez été faire des généraux, c'est là une invention du commandant Fleury, qui est tout simplement admirable. Par ces nouveaux généraux que nous avons fait briller dans les journaux et qui nous sont dévoués, nous tenons l'armée. Allons, c'est dit, je vous emmène.
Mais je me défendis de telle sorte que Poirier dut abandonner son projet; il était trop fin pour ne pas sentir que ma résistance serait invincible.
—Enfin, mon cher ami, vous avez tort, mais je ne peux pas vous faire violence; seulement, souvenez-vous plus tard que j'ai voulu vous payer une dette et que vous n'avez pas voulu que je m'acquitte; quel malheur que tous les créanciers ne soient pas comme vous! Bien entendu, je reste votre débiteur; malheureusement, si vous réclamez votre dette plus tard, je ne serai plus dans des conditions aussi favorables pour m'en libérer.
XX
Depuis le 25 novembre, jour de ma visite chez Poirier, de terribles événements se sont passés,—terribles pour tous et pour moi particulièrement: j'ai perdu mon pauvre père et une révolution s'est accomplie.
Maintenant il me faut reprendre mon récit où je l'ai interrompu et revenir en arrière, dans la douleur et dans la honte.
J'étais sorti de chez Poirier profondément troublé.
Hé quoi, cette expédition qu'on venait d'entreprendre dans la Kabylie n'avait été qu'un jeu! On avait provoqué les Kabyles qui vivaient tranquilles chez eux, on avait fait naître des motifs de querelles, et après avoir accusé ces malheureuses tribus de la province de Constantine de révolte, on s'était rué sur elles. Une forte colonne expéditionnaire avait été formée sous le commandement du général de Saint-Arnaud, qui n'était encore que général de brigade, et la guerre avait commencé.
On avait fait tuer des Français; on avait massacré des Kabyles, brûlé, pillé, saccagé des pays pour que ce général de brigade pût devenir général de division d'abord, ministre de la guerre ensuite, et, enfin, instrument docile d'une révolte militaire. Les journaux trompés avaient célébré comme un triomphe, comme une gloire pour la France cette expédition qui, pour toute l'armée, n'avait été qu'une cavalcade; dans l'esprit du public, les vieux généraux africains Bedeau, Lamoricière, Changarnier, Cavaignac avaient été éclipsés par ce nouveau venu. Et celui qu'on avait été prendre ainsi pour en faire le rival d'honnêtes et braves soldats, au moyen d'une expédition de théâtre et d'articles de journaux, était un homme qui deux fois avait quitté l'armée dans des conditions dont on ne parlait que tout bas: ceux qui le connaissaient racontaient de lui des choses invraisemblables; il avait été comédien, disait-on, à Paris et à Londres, commis voyageur, maître d'armes en Angleterre; sa réputation était celle d'un aventurier.
Roulant dans ma tête ce que Poirier venait de m'apprendre, je me laissai presque rassurer par ce choix de Saint-Arnaud. Pour qu'on eût été chercher celui-là, il fallait qu'on eût été bien certain d'avance du refus de tous les autres. L'armée n'était donc pas gagnée, comme on le disait, et il n'était pas à craindre qu'elle se laissât entraîner par ce général qu'elle connaissait. Était-il probable que d'honnêtes gens allaient se faire ses complices? La raison, l'honneur se refusaient à le croire.
Alors lorsque, revenu près de mon père, je lui racontai ma visite à Poirier, il ne jugea pas les choses comme moi.
—Tu parles de Saint-Arnaud général, me dit-il, mais maintenant c'est de Saint-Arnaud ministre qu'il s'agit, et tu dois être bien certain que les opinions ont changé sur son compte: le comédien, le maître d'armes, le geôlier de la duchesse de Berry ont disparu, et l'on ne voit plus en lui que le ministre de la guerre, c'est-à-dire le maître de l'avancement comme de la disponibilité. Je trouve, au contraire, que l'affaire est habilement combinée. On a mis à la tête de l'armée un homme sans scrupules, prêt à courir toutes les aventures, et je crains bien que l'armée ne le suive quels que soient les chemins par lesquels il voudra la conduire. L'obéissance passive n'est-elle pas votre première règle? Pour les prudents, pour les malins, pour ceux qui sont toujours disposés à passer du côté du plus habile ou du plus fort, l'obéissance passive sera un prétexte et une excuse. «Je suis soldat; je ne sais qu'une chose, obéir.» Vos anciens généraux ont eu grand tort d'abandonner l'armée pour la politique; aujourd'hui ils sont députés, diplomates, vice-président de l'Assemblée, ils seraient mieux à la tête de leurs régiments, où leur prestige et leur honnêteté auraient la puissance morale nécessaire pour retenir les indécis dans le devoir. Maintenant, on a fait de jeunes généraux, suivant l'expression du capitaine Poirier, et comme on a dû les choisir parmi les officiers dont on se croyait sûr, ce seront ces jeunes généraux qui entraîneront l'armée. Tout est si bien combiné qu'on peut fixer le jour précis où l'affaire aura produit ses fruits: il n'y a pas que le capitaine Poirier qui a dû prendre des échéances pour le 15 décembre. Veux-tu repartir ce soir pour Marseille?
Je ne pouvais pas accepter cette proposition, que je refusai en tâchant de ne pas inquiéter mon père.
—Combien l'homme est fou de faire des combinaisons basées sur l'avenir! dit-il en continuant. Ainsi, quand tout jeune, tu as manifesté le désir d'être soldat, j'en ai été heureux. Et depuis, quand nous sommes restés longtemps séparés, et que je t'ai su exposé aux dangers et aux fatigues d'une campagne, je n'ai jamais regretté d'avoir cédé à ta vocation, parce que si j'étais tourmenté d'un côté, j'étais au moins rassuré d'un autre. Quand on a vu comme moi cinq ou six révolutions dans le cours de son existence, c'est un grand embarras que de choisir une position pour son fils: où trouver une place que le flot des révolutions n'atteigne pas? Ce n'est assurément pas dans la magistrature, ni dans l'administration, ni dans la diplomatie. J'avais cru que l'armée t'offrirait ce port tranquille où tu pourrais servir honnêtement ton pays sans avoir à t'inquiéter d'où venait le vent et surtout d'où il viendrait le lendemain. Mais voici que maintenant l'armée n'est plus à l'abri de la politique. Ceci est nouveau et il fallait l'ambition de ce prétendant besogneux pour introduire en France cette innovation. Jusqu'à présent on avait vu des gouvernements corrompre les députés, les magistrats, les membres du clergé, il était réservé à un Bonaparte de corrompre l'armée. Que deviendra-t-elle entre ses mains, et jusqu'où ne nous fera-t-il pas descendre? La royauté est morte, le clergé s'éteint, l'armée seule, au milieu des révolutions, était restée debout: elle aussi va s'effondrer.
—Quelques généraux, quelques officiers ne font pas l'armée.
—Garde ta foi, mon cher enfant; je ne dirai pas un mot pour l'ébranler; mais je ne peux pas la partager.
Cette foi, autrefois ardente, était maintenant bien affaiblie, et c'était plutôt l'amour-propre professionnel qui protestait en moi que la conviction. Comme mon père, j'avais peur et, comme lui, j'étais désolé.
Mais, si vives que fussent mes appréhensions patriotiques, elles durent s'effacer devant des craintes d'une autre nature plus immédiates et plus brutales.
Le mieux qui s'était manifesté dans l'état de mon père, après mon arrivée à Paris, ne se continua point, et la maladie reprit bien vite son cours menaçant.
Cette maladie était une anémie causée par des ulcérations de l'intestin, et, après l'avoir lentement et pas à pas amené à un état de faiblesse extrême, elle était arrivée maintenant à son dernier période. L'abattement moral qui avait un moment cédé à la joie de me revoir, avait redoublé et s'était compliqué d'une sorte de stupeur, qui pour n'être pas continuelle n'en était pas moins très-inquiétante dans ses accès capricieux. Les douleurs névralgiques étaient devenues intolérables. Enfin il était survenu de l'infiltration aux membres inférieurs.
Parvenue à ce point, la maladie avait marché à une terminaison fatale avec une effrayante rapidité, et le vendredi soir, le médecin, après sa troisième visite dans la même journée, m'avait prévenu qu'il ne fallait plus conserver d'espérance.
Bien que depuis deux jours j'eusse le sinistre pressentiment que ce coup allait me frapper d'un moment à l'autre, il m'atteignait si profondément qu'il me laissa durant quelques minutes anéanti, éperdu. Sous la parole nette et précise du médecin qui ne permettait plus le doute, il s'était fait en moi un déchirement,—une corde s'était cassée, et je m'étais senti tomber dans la vide.
Cependant, comme je devais revenir immédiatement près de mon père pour ne pas l'inquiéter, j'avais fait effort pour me ressaisir, et j'étais rentré dans sa chambre.
Mais je n'avais pas pu le tromper.
—Tu es bien pâle, me dit-il, tes mains tremblent, tes lèvres sont contractées, le docteur a parlé, n'est-ce pas? Hé bien, mon pauvre fils, il faut nous résigner tous deux; on ne lutte pas contre la mort.
Je balbutiai quelques mots, mais j'étais incapable de me dominer.
—Ne cache pas ta douleur, dit-il, soyons francs tous deux dans ce moment terrible et ne cherchons point mutuellement à nous tromper; puisque l'un et l'autre nous savons la vérité, passons librement les quelques heures qui nous restent à être ensemble. Mets-toi là bien en face de moi, dans la lumière, et laisse-moi te regarder.
Puis, après un long moment de contemplation, pendant lequel ses yeux alanguis où déjà flottait la mort, restèrent fixés, attachés sur moi:
—Comme tu me rappelles ta mère! Oh! tu es bien son fils!
Ce souvenir amollit sa résignation, et une larme coula sur sa joue amaigrie et décolorée. La voix, déjà faible et haletante, s'arrêta dans sa gorge, et, durant quelques minutes, nous restâmes l'un et l'autre silencieux.
Il reprit le premier la parole.
—Il y a une chose, dit-il, qui me pèse sur la conscience, et que j'ai souvent voulu traiter avec toi depuis que tu es ici. J'ai toujours reculé, pour ne point te peiner en parlant de notre séparation; mais maintenant ce scrupule n'est plus à observer. Je vais partir sans te laisser un sou de fortune à recueillir.
—Je vous en prie, ne parlons pas de cela en un pareil moment.
—Parlons-en, au contraire, car cette pensée est pour moi lourde et douloureuse et ce me sera peut-être un soulagement de m'en expliquer avec toi. Tu sais par quelle série de circonstances malheureuses ma fortune et celle de ta mère ont passé en d'autres mains que les nôtres.
—J'aime mieux recueillir pour héritage le souvenir de votre désintéressement dans ces circonstances, que la fortune elle-même qu'il vous a coûté.
—Je le pense; mais enfin le résultat matériel a été de me laisser sans autres ressources que ma pension de retraite et la rente viagère que me devaient nos cousins d'Angers, en tout dix mille francs par an. Avec la pension que j'ai eu le plaisir de te servir, avec mes dépenses personnelles, je n'ai point fait d'économies. Sans doute, j'aurais pu diminuer mes dépenses.
—Ah! père.
—Oui, cela eût mieux valu et j'aurais un remords de moins aujourd'hui. Mais je ne l'ai pas fait; j'ai été entraîné chaque année, et pour excuse, je me suis dit que tu serais colonel et richement marié quand je te quitterais, et que les quelques mille francs amassés péniblement par ton père ne seraient rien pour toi. Je te quitte, tu n'es pas colonel, tu n'es pas marié, je ne t'ai rien amassé et c'est à peine si tu trouveras quelques centaines de francs dans ce tiroir. En tout autre temps cela ne serait pas bien grave; mais maintenant que va-t-il se passer? Pourras-tu rester soldat? Cette inquiétude me torture et m'empoisonne les derniers moments qui nous restent à passer ensemble. Ces questions sont terribles pour un mourant, et plus pour moi que pour tout autre peut-être, car j'ai toujours eu horreur de l'incertitude. Enfin, mon cher Guillaume, quoi qu'il arrive, n'hésite jamais entre ton devoir et ton intérêt. La misère est facile à porter quand notre conscience n'est pas chargée. Mon dernier mot, mon dernier conseil, ma dernière prière s'adressent à ta conscience; n'obéis qu'à elle seule, et quand tu seras dans une situation décisive, fais ce que tu dois; me le promets-tu?
—Je vous le jure.
—Embrasse-moi.
Il m'est impossible de faire le récit de ce qui se passa pendant les deux jours suivants. Je n'ai pas pu encore regarder le portrait de mon père. Je ne peux pas revenir en ce moment sur ces deux journées; peut-être plus tard le souvenir m'en sera-t-il supportable, aujourd'hui il m'exaspère.
Mon père mourut le 1er décembre au moment où le jour se levait,—jour lugubre pour moi succédant à une nuit affreuse.
XXI
Je n'ai jamais pu admettre l'usage qui nous fait abandonner nos morts à la garde d'étrangers.
Qu'a donc la mort de si épouvantable en elle-même qu'elle nous fait fuir? Vivant, nous l'avons soigné, adoré; il n'est plus depuis quelques minutes à peine, son corps n'est pas encore refroidi, et nous nous éloignons.
Ces yeux ne voient plus, ces lèvres ne parlent plus, et cependant de ce cadavre sort une voix mystérieuse qu'il est bon pour notre âme d'entendre et de comprendre. C'est un dernier et suprême entretien dont le souvenir se conserve toujours vivace au fond du coeur.
Je veillai donc mon père.
Mais, dérangé à chaque instant pendant la journée par ces mille soins que les convenances de la mort commandent, je fus bien peu maître de ma pensée.
La nuit seulement je me trouvai tout à fait seul avec ce pauvre père qui m'avait tant aimé. Je m'assis dans le fauteuil sur lequel il était resté étendu pendant sa maladie, et je me mis à lire la série des lettres que je lui avais écrites depuis le jour où j'avais su tenir une plume entre mes doigts d'enfant. Ces lettres avaient été classées par lui et serrées soigneusement dans un bureau où je les avais trouvées.
Pendant les premières années, elles étaient rares; car alors nous ne nous étions pour ainsi dire pas quittés, et je n'avais eu que quelques occasions de lui écrire pendant de courtes absences qu'il faisait de temps en temps. Mais à mesure que j'avais grandi, les séparations étaient devenues plus fréquentes, puis enfin était arrivé le moment où la vie militaire m'avait enlevé loin de Paris, et alors les lettres s'étaient succédé longues et suivies.
C'était l'histoire complète de notre vie à tous deux, de la sienne autant que de la mienne; elles parlaient de lui autant que de moi, n'étant point seulement un récit, un journal de ce que je faisais ou de ce qui m'arrivait, mais étant encore, étant surtout des réponses à ce qu'il me disait, des remercîments pour sa sollicitude et ses témoignages de tendresse.
Aussi, en les lisant dans le silence de la nuit, me semblait-il parfois que je m'entretenais véritablement avec lui. La mort était une illusion, le corps que je voyais étendu sur sa couche funèbre n'était point un cadavre et la réalité était que nous étions ensemble l'un près de l'autre, unis dans une même pensée.
Alors les lettres tombaient de mes mains sur la table et, pendant de longs instants, je restais perdu dans le passé, me le rappelant pas à pas, le vivant par le souvenir. L'heure qui sonnait à une horloge, le roulement d'une voiture sur le pavé de la rue, le craquement d'un meuble ou d'une boiserie, un bruit mystérieux, me ramenaient brusquement dans la douloureuse réalité. Hélas! la mort n'était pas une illusion, c'était le rêve qui en était une.
Vers le matin, je ne sais trop quelle heure il pouvait être, mais c'était le matin, car le froid se faisait sentir; Félix entra doucement dans la chambre. Lui aussi avait voulu veiller et il était resté dans la pièce voisine.
—Je ne voudrais pas vous troubler, me dit-il, mais il se passe quelque chose d'extraordinaire dans la rue.
—Que m'importe la rue?
—Vous n'avez pas entendu des bruits de pas sur la trottoir?
—Je n'ai rien entendu, laisse-moi, je te prie.
—Moi, j'ai entendu ces bruits et j'ai regardé par la fenêtre de la salle à manger; j'ai vu des agents de police passer et repasser; il y en a aussi d'autres au coin de la rue du Bac; ils ont l'air de vouloir se cacher. C'est la Révolution.
J'étais peu disposé à me laisser distraire de mes tristes pensées; cependant, cette insistance de Félix m'amena à la fenêtre de la salle à manger, et à la lueur des becs de gaz, je vis en effet des groupes sombres qui paraissaient postés en observation. Bien qu'ils fussent cachés dans l'ombre, on pouvait reconnaître des sergents de ville. Plusieurs levèrent la tête vers notre fenêtre éclairée. Au coin de la rue du Bac, un afficheur était occupé à coller de grands placards dont la blancheur brillait sous la lumière du gaz.
Il était certain que ces agents étaient placés là, dans cette rue tranquille, pour accomplir quelque besogne mystérieuse.
Mais laquelle? je n'avais pas l'esprit en état d'examiner cette question. Je rentrai dans la chambre et repris ma place près de mon père.
Au bout d'un certain temps Félix revint de nouveau, et comme je faisais un geste d'impatience pour le renvoyer, il insista.
—On assassine le général Bedeau, dit-il, ils sont entrés dans la maison.
En effet, on entendait un tumulte dans l'escalier, un bruit de pas précipités et des éclats de voix.
Assassiner le général Bedeau! Mon premier mouvement fut de me lever précipitamment et de courir sur le palier. Mais je n'avais pas fait cinq pas que la réflexion m'arrêta. C'était folie. Des agents de police ne pouvaient pas s'être introduits dans la maison pour porter la main sur un homme comme le général. Félix était affolé par la peur.
Mais le tapage qui retentissait dans l'escalier avait redoublé. J'ouvris la porte du palier.
—A la trahison! criait une voix forte.
Puis, en même temps, on entendait des piétinements, des fracas de portes, le tumulte d'une troupe d'hommes, tout le bruit d'une lutte.
Je descendis vivement. D'autres locataires de la maison étaient sortis comme moi; plusieurs portaient des lampes et des bougies qui éclairaient l'escalier.
—Oserez-vous arracher d'ici, comme un malfaiteur, le général Bedeau, vice-président de l'Assemblée, dit le général aux agents qui l'entouraient?
A ce moment le commissaire de police, qui était à la tête des agents, se jeta sur le général et le saisit au collet.
Les agents suivirent l'exemple qui leur était donné par leur chef et, se ruant sur le général, le saisissant aux bras, le tirant, le poussant, l'entraînèrent au bas de l'escalier avec cette rapidité brutale que connaissent seulement ceux qui ont vu opérer la police.
—A moi! à moi! criait le général.
Descendant rapidement derrière les agents, j'étais arrivé aux dernières marches de l'escalier comme ils s'engageaient sous le vestibule, je voulus m'élancer au secours du général, mais deux agents se jetèrent devant moi et me barrèrent le passage.
—A l'aide! criait le général, se débattant toujours, à moi, à moi, je suis le général Bedeau.
—Mettez-lui donc un bâillon, cria une voix.
Les agents m'avaient saisi chacun par un bras, je voulus me dégager, mais ils étaient vigoureux, et je ne pus me débarrasser de leur étreinte.
—Ne bougez donc pas, dit l'un d'eux, ou l'on vous enlève aussi.
Le général et le groupe qui l'entraînait étaient arrivés dans la rue, et l'on entendait toujours la voix du général, s'adressant sans doute aux passants qui s'étaient arrêtés.
—Au secours, citoyens! on arrête le vice-président de l'Assemblée; je suis le général Bedeau.
Je parvins à me dégager en repoussant l'un des agents et en traînant l'autre avec moi.
Mais comme j'arrivais sous le vestibule, la porte de la rue se referma avec violence et en même temps on entendit une voiture qui partait au galop.
Il était trop tard, le général était enlevé. Mes deux agents s'étaient jetés de nouveau sur moi. En entendant ce bruit, ils me lâchèrent.
—Ça se retrouvera, dit l'un d'eux en me montrant le poing.
Puis, comme ils avaient d'autre besogne pressée, ils se firent ouvrir la porte, et s'en allèrent sans m'emmener avec eux.
Je remontai l'escalier, et, en arrivant sur le palier de l'appartement du général, je trouvai le domestique de celui-ci qui se lamentait au milieu d'un groupe de curieux.
—C'est ma faute, disait-il, faut-il que je sois maladroit! quand le commissaire a sonné, je l'ai pris pour M. Valette, le secrétaire de la présidence de l'Assemblée, et je l'ai conduit à la chambre du général. Ils vont le fusiller. Ah! mon Dieu! c'est moi, c'est moi!
Ainsi le coup d'État s'accomplissait par la police, et c'était en faisant arrêter les représentants chez eux que Louis-Napoléon voulait prendre le pouvoir.
En réfléchissant un moment, j'eus un soupir de soulagement égoïste: l'armée ne se faisait pas la complice de Louis-Napoléon; l'honneur au moins était sauf.
Le recueillement et la douleur sans émotions étrangères n'étaient plus possibles; les bruits de la rue montaient jusque dans cette chambre funèbre où la lumière du jour ne pénétrait pas.
A chaque instant les nouvelles arrivaient jusqu'à moi quoi que je fisse pour me boucher les oreilles. On avait arrêté les questeurs de l'Assemblée. Le palais Bourbon était gardé par les troupes. Les soldats encombraient les quais et les places.
Il n'y avait plus d'illusion à se faire: l'armée prêtait son appui au coup d'État, ou tout au moins une partie de l'armée; quelques régiments gagnés à l'avance, sans doute.
L'enterrement avait été fixé à onze heures. Pourrait-il se faire au milieu de cette révolution? La fusillade n'allait-elle pas éclater d'un moment à l'autre, et les barricades n'allaient-elles pas se dresser au coin de chaque rue?
L'arrivée des employés des pompes funèbres redoubla mon trouble: leurs paroles étaient contradictoires; tout était tranquille; au contraire on se battait dans le faubourg Saint-Antoine, à l'Hôtel de ville.
Je ne savais à quel parti m'arrêter; la venue de deux amis de mon père ne me tira pas d'angoisse, et il me fallut tenir conseil avec eux pour savoir si nous ne devions pas différer l'enterrement. L'un, M. le marquis de Planfoy, voulait qu'il eût lieu immédiatement; l'autre, M. d'Aray, voulait qu'il fût retardé, et je dus discuter avec eux, écouter leurs raisons, prendre une décision et tout cela dans cette chambre où depuis deux jours nous n'osions pas parler haut.
—Veux-tu exposer le corps de ton père à servir de barricade? disait M. d'Aray. Paris tout entier est soulevé. Je viens de traverser la place de l'École-de-Médecine et j'ai trouvé un rassemblement considérable formé par les jeunes gens des écoles. Il est vrai que ce rassemblement, chargé par les gardes municipaux à cheval, a été dissipé, mais il va se reformer; la lutte va s'engager, si elle n'est pas commencée.
—Et moi je vous affirme, dit M. de Planfoy, qu'il n'y aura rien au moins pour le moment. Je viens de traverser les Champs-Élysées et la place de la Concorde; j'ai vu Louis-Napoléon à la tête d'un nombreux état-major passer devant les troupes qui l'acclament, et qui sont si bien disposées en sa faveur, qu'il leur fait crier ce qu'il veut; ainsi, devant le palais de l'Assemblée, les gendarmes ayant crié «Vive l'empereur!» il a fait répondre «Vive la République!» par les cuirassiers de son escorte. Avant de tenter une résistance, on réfléchira. Les généraux africains et les chefs de l'Assemblée sont arrêtés; il y a cinquante ou soixante mille hommes de troupes dévoués à Louis-Napoléon dans Paris, et le peuple ne bouge pas; il lit les affiches avec plus de curiosité que de colère; et comme on lui dit qu'il s'agit de défendre la République contre l'Assemblée, qui voulait la renverser, il le croit ou il feint de le croire. On lui rend le suffrage universel, on met à la porte la majorité royaliste, il ne voit pas plus loin. La bourgeoisie et les gens intelligents comprennent mieux ce qui se passe, mais ce n'est pas la bourgeoisie qui fait les barricades. La garde nationale ne bouge pas, nulle part je n'ai entendu battre le rappel. S'il y a résistance, ce ne sera pas aujourd'hui, on est indigné, mais on est encore plus désorienté, car on n'avait rien prévu, rien organisé en vue de ce coup d'État que tout le monde attendait. Demain on se retrouvera: on tentera peut-être quelque chose, mais il sera trop tard; Louis-Napoléon sauvera facilement la société et l'empire n'en sera que plus solidement établi. Je t'engage, mon pauvre Guillaume, à ne pas différer cette triste cérémonie.
M. d'Aray est timide, M. de Planfoy est au contraire résolu; il a été représentant à la Constituante, il a le sentiment des choses politiques, j'eus confiance en lui et me rangeai de son côté.
XXII
Mon père, dans nos derniers entretiens, m'avait donné ses instructions pour son enterrement et m'avait demandé d'observer strictement sa volonté.
Il avait toujours eu horreur de la représentation, et il trouvait que les funérailles, telles qu'on les pratique dans notre monde, sont une comédie au bénéfice des vivants, bien plus qu'un hommage rendu à la mémoire des morts.
Partant de ces idées qui, chez lui, étaient rigoureuses, il avait arrêté la liste des personnes que je devrais inviter à son convoi, non par une lettre banale imprimée suivant la formule, mais par un billet écrit de ma main.
—Je ne veux pas qu'on m'accuse d'être une cause de dérangement, m'avait-il dit, et je ne veux pas non plus que ceux qui me suivront jusqu'au cimetière, trouvent dans cette promenade un prétexte à causerie. Je ne veux derrière moi, près de toi, que des amis dont le chagrin soit en harmonie avec ta douleur. Aussi, comme les véritables amis sont rares, la liste que je vais te dicter ne comprendra que dix amis sincères et dévoués.
Je m'étais religieusement conformé à ces recommandations, et je n'avais de mon côté invité personne. Ce n'était pas d'un témoignage de sympathie donné à ma personne qu'il s'agissait, mais d'un hommage rendu à mon père.
A onze heures précises, huit des dix amis qui avaient été prévenus étaient arrivés; les deux qui manquaient ne viendraient pas, ayant été arrêtés le matin et conduits à Mazas.
Quand je fus dans la rue derrière le char, mon coeur se serra sous le coup d'une horrible appréhension: pourrions-nous aller jusqu'au Père-Lachaise et traverser ainsi tout Paris, les abords de l'Hôtel de ville, la place de la Bastille, le faubourg Saint-Antoine? Le souvenir des paroles de M. d'Aray m'était revenu, il s'était imposé à mon esprit, et je voyais partout des barricades: on nous arrêtait; on renversait le char; on jetait le cercueil au milieu des pavés; la lutte s'engageait, c'était une hallucination horrible.
Je regardai autour de moi. Je fus surpris de trouver à la rue son aspect accoutumé; les magasins étaient ouverts, les passants circulaient, les voitures couraient, c'était le Paris de tous les jours; je me rassurai, M. de Planfoy avait raison. Mais par un sentiment contradictoire que je ne m'explique pas, je fus indigné de ce calme qui m'était cependant si favorable. Hé quoi! c'était ainsi qu'on acceptait cette révolution militaire! personne n'avait le courage de protester contre cet attentat!
Mais à regarder plus attentivement, il me sembla que ce calme était plus apparent que réel: il y avait des groupes sur les trottoirs, dans lesquels on causait avec animation; au coin des rues on lisait les proclamations en gesticulant. Et d'ailleurs nous étions dans le faubourg Saint-Germain, et ce n'est pas le quartier des résistances populaires; il faudrait voir quand nous approcherions des faubourgs.
Et j'avais la tête si troublée, si faible, qu'après m'être rassuré sans raison, je retombai dans mes craintes sans que rien qu'une appréhension vague justifiât ces craintes.
Le calme de l'église apaisa ces mouvements contradictoires qui me poussaient d'un extrême à l'autre. Je pus revenir à mes pensées. Je n'eus plus que mon père présent devant les yeux, mon père qui m'allait être enlevé pour jamais.
Elle était pleine de silence, cette église, et de recueillement. Soit que les troubles du dehors n'eussent point pénétré sous ses voûtes, soit qu'ils n'eussent point touché l'âme de ses prêtres, les offices s'y célébraient comme à l'ordinaire. Les chantres psalmodiaient, l'orgue chantait, et au pied des piliers, dans les chapelles sombres, il y avait des femmes qui priaient.
Sans la présence d'un horrible maître des cérémonies qui tournait et retournait autour de moi, me saluant, me faisant des révérences et des signes mystérieux, j'aurais pu m'absorber dans ma douleur. Mais ce figurant ridicule me rejetait à chaque instant dans la réalité, et quand dans une génuflexion il ramenait les plis de son manteau, il me semblait qu'il m'ouvrait un jour sur la rue,—ses émotions et ses troubles.
Il fallut enfin quitter l'église et reprendre ma place derrière le char en nous dirigeant vers le Père-Lachaise.
Avec quelle anxiété je regardais devant moi! A me voir, les passants devaient se dire que j'avais une singulière contenance. Et, de fait, à chaque instant, je me penchais à droite ou à gauche pour regarder au loin, si quelque obstacle n'allait pas nous barrer le passage.
Jusqu'aux quais je trouvai l'apparence du calme que j'avais déjà remarquée; mais en arrivant à un pont, je ne sais plus lequel, un corps de troupe nous arrêta. Les soldats, l'arme au pied, obstruaient le passage; les tambours étaient assis sur leurs caisses, mangeant et buvant; les officiers, réunis en groupe, causaient et riaient.
La chaleur de l'indignation me monta au visage: c'étaient là mes camarades, mes compagnons d'armes; ils riaient.
La troupe s'ouvrit pour laisser passer notre cortége et jusqu'au cimetière notre route se continua sans incident. Partout dans les rues populeuses, dans les places, dans les faubourgs l'ordre et le calme des jours ordinaires.
Ce que fut la fin de cette lugubre cérémonie, je demande à ne pas le raconter; je sens là-dessus comme les anciens, il est de certaines choses qu'il ne faut pas nommer et dont il ne faut pas parler; c'est bien assez d'en garder le souvenir, un souvenir tenace que toutes les joies de la terre n'effaceront jamais.
Lorsque tout fut fini, je sentis un bras se passer sous le mien, c'était celui de M. de Planfoy.
—Et maintenant, dit-il, que veux-tu faire, où veux-tu aller?
—Rentrer dans la maison de mon père.
—Eh bien, je vais aller avec toi et nous nous en retournerons, à pied.
—Mais vous demeurez rue de Rouilly.
—Qu'importe? je te reconduirai, il y a des moments où il est bon de marcher pour user la fièvre et abattre sa force corporelle.
Nous nous mîmes en route à travers les tombes. Au tournant du chemin, Paris nous apparut couché dans la brume. Tous deux, d'un même mouvement, nous nous arrêtâmes.
De cette ville immense étalée à nos pieds, il ne s'échappait pas un murmure qui fût le signe d'une émotion populaire. Les cheminées des usines lançaient dans le ciel gris leurs colonnes de fumée. On travaillait.
—Et pourtant, dit M. de Planfoy, il vient de s'accomplir une révolution autrement grave que celle que voulait tenter Charles X. Les temps sont changés.
Nous descendions la rue de la Roquette. En approchant de la Bastille, M. de Planfoy fut salué par deux personnes qui l'abordèrent.
—Eh bien! dit l'une de ces personnes, vous voyez où nous ont conduits les folies de la majorité.
Et ils se mirent à parler tous trois des événements qui s'accomplissaient: des arrestations de la nuit, de l'appui de l'armée, de l'apathie du peuple. Je compris que c'étaient deux membres de l'Assemblée appartenant au parti républicain. Nous arrivions sur la place de la Bastille. Devant nous un groupe assez compacte était massé sur la voûte du canal.
—L'apathie du peuple n'est pas ce que vous croyez, dit l'un des représentants; le peuple est trompé, mais déjà il comprend la vérité de la situation. Vous voyez qu'il se rassemble et s'émeut. Je vais parler à ces gens; ils m'écouteront. C'est en divisant la résistance que nous épuiserons les troupes. Il suffit d'un centre de résistance pour organiser une défense formidable. Si le faubourg se soulève, des quatre coins de Paris on viendra se joindre à nous.
Disant cela, il prit les devants et s'approcha du groupe.
Mais ce n'était point le souci de la chose publique et de la patrie qui l'avait formé: deux saltimbanques en maillot se promenaient gravement pendant qu'un paillasse faisait la parade, demandant «quatre sous encore, seulement quatre pauvres petits sous, avant de commencer.»
Le représentant ne se découragea point, et s'adressant d'une voix ferme à ces badauds, il leur adressa quelques paroles vigoureuses et faites pour les toucher.
Mais une voix au timbre perçant et criard couvrit la sienne.
—Vas-tu te taire, hein? disait cette voix, tu empêches la parade; si tu veux enfoncer le pitre, commence par être plus drôle que lui.
Nous nous éloignâmes.
—Voilà l'attitude du peuple, dit M. de Planfoy. Avais-je tort ce matin? Il considère que tout cela ne le touche pas, et que c'est une querelle entre les bonapartistes et les monarchistes dans laquelle il n'a rien à faire. Et puis il n'est peut-être pas fâché de voir écraser la bourgeoisie, qui l'a battu aux journées de Juin.
Dans la rue Saint-Antoine, à l'Hôtel de ville, il n'y avait pas plus d'émotion que sur la place de la Bastille. Décidément, les Parisiens acceptaient le coup d'État qui se bornerait à l'arrestation de quelques représentants.
Çà et là seulement on rencontrait des rassemblements de troupes qui attendaient.
Comme nous arrivions dans la rue de l'Université, nous aperçûmes une foule compacte et un spectacle que je n'oublierai jamais s'offrit à mes yeux.
Un long cortége descendait la rue. En tête marchaient le général Forey et le capitaine Schmitz, son aide de camp; puis venait une colonne de troupes, puis après cette troupe, entre deux haies de soldats, plus de deux cents prisonniers.
Ces prisonniers étaient les représentants à l'Assemblée nationale, qu'on venait d'arrêter à la mairie du 10e arrondissement; à leur tête marchait leur président, qu'un agent de police tenait au collet.
Le passage de ces députés, conduits entre des soldats comme des malfaiteurs, provoquait quelques cris de: «Vive l'Assemblée,» mais en général il y avait plus d'étonnement dans la foule que d'indignation. Et comme M. de Planfoy demandait à un boutiquier où se rendait ce cortége:
—A la caserne du quai d'Orsay, dit-il; mais vous comprenez bien, tout ça c'est pour la farce.
En rentrant dans l'appartement de mon père, je me laissai tomber sur une chaise, j'étais anéanti, écoeuré.
Une lettre qu'on me remit ne me tira point de cette prostration. Elle était de Clotilde, cependant. Mais j'étais dans une crise de découragement où l'on est insensible à toute espérance. D'ailleurs, les plaisanteries, les bavardages gais et légers de cette lettre, les paroles de coquetterie qu'elle contenait n'étaient pas en rapport avec ma situation présente, et elle me blessait plus qu'elle ne me soulageait.
—Tu vas retourner à Marseille? me demanda M. de Planfoy après un long temps de silence.
—Oui, ce soir, et je partirais tout de suite, si je n'avais auparavant à remettre à quelques personnes des papiers importants dont mon père était le dépositaire: c'est un soin dont il m'a chargé et qu'il m'a recommandé vivement. Ces papiers ont, je suppose, une importance politique.
—Alors hâte-toi, car nous entrons dans une période où il faudra ne pas se compromettre. Louis-Napoléon a débuté par le ridicule et il voudra sans doute effacer cette impression première par la terreur. Si tu ne peux remettre ces papiers à ceux qui en sont propriétaires, et si tu veux me les confier, je te remplacerai. Je te voudrais à ton régiment.
—Je dois d'abord essayer d'accomplir ce que mon père m'a demandé; si je ne peux pas réussir, j'aurai ensuite recours à vous, car il m'est impossible de rester à Paris en ce moment. Je voudrais être à Marseille, et pourtant je tremble de savoir ce qui s'y passe. Qui sait si mon régiment n'a pas fait comme l'armée de Paris?
—Si tu as besoin de moi, je rentrerai ce soir vers onze heures, et je sortirai demain à huit heures.
Il m'embrassa tendrement en me serrant à plusieurs reprises dans ses bras, et je restai seul.
XXIII
Il était trois heures: le train que je voulais prendre partait à huit heures du soir, je n'avais donc que très peu de temps à moi pour porter ces papiers à leurs adresses; je me mis en route aussitôt.
J'avais quatre courses à faire; dans le quartier de l'Observatoire, aux Champs-Élysées, dans la Chaussée-d'Antin et rue du Rocher.
Je commençai par l'Observatoire et l'accueil qu'on me fit n'était pas de nature à m'encourager à persister dans l'accomplissement de ma mission.
La personne que j'allais chercher habite une de ces maisons assez nombreuses dans ce quartier qui participent à la fois de la maison de santé, de l'hôtel meublé et du couvent. Elle me reçut tout d'abord avec une grande affabilité et me parla de mon père en termes sympathiques, mais quand je lui tendis la liasse de papiers qui portait son nom, elle changea brusquement de physionomie, l'affabilité fut remplacée par la dureté, le calme par l'inquiétude.
—Comment, dit-elle, en me prenant vivement la liasse des mains, c'est pour me remettre ces lettres insignifiantes que vous vous êtes exposé à parcourir Paris un jour de révolution?
—Mon père m'avait chargé de remettre ce paquet entre vos mains, et comme je pars ce soir pour rejoindre mon régiment, je ne pouvais pas choisir un autre jour. Au reste je n'ai couru aucun danger.
—Vous avez couru celui d'être arrêté, fouillé, et bien que ces lettres n'aient aucune importance....
—J'ai cru, à la façon dont mon père me les recommandait, qu'elles avaient un intérêt pour vous.
—Aucun; cependant, en ces temps de révolution, il eût été mauvais qu'elles tombassent aux mains de personnes étrangères qui eussent pu les interpréter faussement.
Bien que ces lettres n'eussent aucun intérêt, aucune importance comme on me le disait, on les comptait cependant attentivement et on les examinait.
—Il eût fallu que je fusse tué, dis-je avec une certaine raideur.
—Ou simplement arrêté, et les deux étaient possibles, cher monsieur; tandis qu'en gardant ces papiers chez vous, vous supprimiez tout danger, surtout en déchirant l'enveloppe qui porte mon nom. Monsieur votre père était assurément un homme auquel on pouvait se fier en toute confiance, mais peut-être portait-il la précaution jusqu'à l'extrême.
—Mon père n'avait souci que de son devoir.
—Sans doute, c'est ce que je veux dire; seulement il y a des moments pour faire son devoir.
Je me levai vivement.
—J'aurais été peiné que pour une liasse de documents insignifiants, vous vous fussiez trouvé pris dans des... complications désagréables, pour vous d'abord et aussi pour ceux qui se seraient trouvés entraînés avec vous, innocemment.
Ce fut tout mon remercîment, et je me retirai sans répondre aux génuflexions et aux pas glissés qui accompagnèrent ma sortie. A la Chaussée-d'Antin, l'accueil fut tout autre, et quand je tendis mon paquet cacheté, on me l'arracha des mains plutôt qu'on ne me le prit.
—Votre père était un bien brave homme, et vous, capitaine, vous êtes son digne fils; votre main, je vous prie, que je la serre avec reconnaissance.
Je tendis ma main.
—Voilà les hommes qu'on regrette; il a pensé à vous charger de ces papiers, ce cher comte. J'aurais voulu le voir. Quand j'ai appris sa maladie, j'ai eu l'idée d'aller lui rendre visite, mais on ne fait pas ce qu'on veut. Nous vivons dans un temps bizarre où il faut être prudent; cette nouvelle révolution est la preuve qu'il faut être prêt à tout et ne pas encombrer sa route à l'avance. Cette démarche auprès de moi n'est pas la seule dont vous avez été chargé, n'est-ce pas?
—Mon père s'est vu mourir, et il a pu prendre toutes ses dispositions.
—C'était un homme précieux, en qui l'on pouvait se fier entièrement; il a eu bien des secrets entre les mains. Si jamais je puis vous être utile, je vous donne ma parole que je serai heureux de m'employer pour vous. Venez me voir. On va avoir besoin de moi, et en attendant que les choses aient repris leur cours naturel et légitime, ce que je souhaite aussi vivement que pouvait le souhaiter votre pauvre père, je pourrai peut-être rendre quelques services à mes amis. Croyez que vous êtes du nombre. Au revoir, mon cher capitaine. Soyez prudent, ne vous exposez pas; demain, la ville sera probablement en feu.
—Demain, je serai à Lyon.
—A Lyon. Ah! tant mieux.
Le paquet que j'avais à remettre rue du Rocher portait le nom d'une dame que j'avais entendu prononcer chez mon père, quand j'étais jeune. Il était beaucoup plus volumineux que les trois autres, et au toucher, il paraissait renfermer autre chose que des lettres,—une boîte, un étui.
On me fit entrer dans un salon où se trouvaient deux femmes, une vieille et une jeune; la vieille parée comme pour un grand jour de grande réception, la jeune remarquablement belle.
Ce fut la vieille dame qui m'adressa la parole.
—Vous êtes le fils du comte de Saint-Nérée? dit-elle en regardant ma carte avec un lorgnon.
—Oui, madame.
Elle releva les yeux et me regarda:
—En deuil! Ah! mon Dieu!
J'étais en effet en noir, le costume avec lequel j'avais suivi l'enterrement.
—Odette, laisse-nous, je te prie, dit la vieille dame.
Puis quand nous fûmes seuls:
—Votre père? dit-elle.
Je baissai la tête.
—Ah! mon Dieu, s'écria-t-elle, c'est affreux.
Et, s'asseyant, elle se cacha les yeux avec la main. Je fus touché de ces regrets donnés à la mémoire de mon père, et je regardai avec émotion cette vieille femme qui pleurait celui que j'avais tant aimé. Assurément elle était la grand'mère de la jeune femme qui venait de nous quitter et elle avait dû être aussi belle que celle-ci, mais avec plus de grandeur et de noblesse.
—Quand? dit-elle les yeux baissés.
—Nous l'avons conduit aujourd'hui au Père-Lachaise.
—Aujourd'hui, mon Dieu!
—Pendant sa maladie, il m'a recommandé de remettre en vos mains cette liasse de lettres.
—Ah! oui, dit-elle tristement en recevant mon paquet, c'était ainsi que je devais apprendre sa mort. Votre père était un galant homme, monsieur le comte....
Ce titre qu'on me donnait pour la première fois me fit frissonner.
—C'était un homme d'honneur, dit-elle en continuant, un homme de coeur, et le meilleur voeu que puisse former un femme qui l'a bien... qui l'a beaucoup connu, c'est de souhaiter que vous lui ressembliez en tout.
Elle releva les yeux et me regarda longuement.
—Vous avez son air, dit-elle, sa tournure à la Charles Ier.
Elle se leva, et, ouvrant un meuble avec une petite clef en or qu'elle portait suspendue à la chaîne de son lorgnon, elle en tira un étui en maroquin que le temps avait usé et jauni.
—Le voici jeune, dit-elle en ouvrant cet étui, voyez.
Une miniature me montra mon père sous l'aspect d'un homme de trente ans.
—Avez-vous un portrait de votre père jeune? me dit-elle.
—Non, madame.
—Eh bien! celui-là sera pour vous; je vous demande seulement de me le laisser encore; je vais écrire un mot derrière cette miniature pour dire que je vous la donne; on vous la remettra quand je ne serai plus. Guillaume est votre nom, n'est-ce pas?
—Oui, madame.
—Votre père s'appelait Henri.
Je remerciai et me levai pour me retirer; elle voulut me retenir, mais l'heure me pressait; je lui expliquai les raisons qui m'obligeaient à partir.
Alors elle appela la jeune femme qui s'était retirée à mon arrivée, et me présentant à elle:
—Monsieur, dit-elle, est le fils du comte de Saint-Nérée, de qui je parle si souvent quand je veux citer un modèle: si jamais tu rencontres monsieur dans le monde, j'espère que la petite-fille aura pour le fils un peu de l'amitié que la grand'mère avait pour le père.
Elle me reconduisit jusqu'à la porte, puis, comme je m'inclinais pour prendre congé d'elle, elle me retint par la main.
—Voulez-vous que je vous embrasse, mon enfant?
Pendant que je lui baisais la main, elle m'embrassa sur le front.
—Soyez tranquille à Marseille, me dit-elle, il ne manquera pas de fleurs.
Je sortis profondément troublé et me dirigeai vers les Champs-Élysées.
Jusque-là, j'avais été assez heureux pour trouver chez elles les personnes que j'avais besoin de voir; mais aux Champs-Élysées, cette chance ne se continua point: le personnage politique auquel mon dernier paquet était adressé était absent, et l'on ne savait où je pourrais le rencontrer.
Je me décidai à attendre un moment et alors je fus témoin d'une scène caractéristique, qui me prouva, une fois de plus, que l'armée de Paris était dévouée au coup d'État.
Deux régiments de carabiniers et deux de cuirassiers occupaient les Champs-Élysées. Tout à coup, une immense clameur s'éleva de cette troupe, des cris enthousiastes se mêlant au cliquetis des sabres et des cuirasses: c'était Louis-Napoléon qui passait devant ces régiments et qu'on acclamait; jamais troupes victorieuses proclamant empereur leur général vainqueur, n'ont poussé plus de cris de triomphe.
Le temps s'écoula. J'attendis, la montre dans la main, suivant sur le cadran la marche des aiguilles et me demandant ce que je devais faire: Fallait-il partir pour Marseille sans remettre mon paquet? Fallait-il le confier à M. de Planfoy? Fallait-il au contraire retarder mon départ jusqu'au lendemain matin?
A tort ou à raison, je supposais que ce dernier paquet était le plus important de tous; et le nom du personnage à qui je devais le rendre, son rôle dans les événements politiques de ces vingt dernières années, son caractère, ses relations avec des partis opposés me faisaient une loi de ne pas agir à la légère.
Je passai là une heure d'incertitude pénible, décidé à rester, décidé à partir, et trouvant alternativement autant de bonnes raisons pour une résolution que pour l'autre. Mon devoir de soldat et mon amour me poussaient vers Marseille; mon engagement envers mon père me retenait à Paris.
Enfin ce fut ce dernier parti qui l'emporta: douze heures de retard n'avaient pas grande importance maintenant. Que ferais-je à Marseille trois jours après que la nouvelle de la révolution y serait parvenue? Mon régiment, mes camarades et mes soldats se seraient prononcés depuis longtemps. Il ne fallait pas que l'influence de Clotilde pesât sur moi pour m'empêcher de remplir la promesse que j'avais faite à mon père. Ce n'était qu'un retard de quelques heures, que j'abrégerais d'ailleurs en prenant le lendemain matin le train de grande vitesse.
J'attendis encore. Mais les heures s'ajoutèrent aux heures; à huit heures du soir mon personnage n'était pas de retour.
Je laissai un mot pour dire que je reviendrais dans la soirée et je rentrai dans Paris.
Chose bizarre et qui doit paraître invraisemblable, les boulevards n'étaient pas déserts et les magasins n'étaient pas fermés. Il y avait foule au contraire sur les trottoirs et dans les restaurants; dans les cafés on voyait le public habituel de ces établissements. Aux fenêtres d'un de ces restaurants qui reçoit ordinairement les noces de la petite bourgeoisie, j'aperçus une illumination éblouissante; on dansait, et l'on entendait de la chaussée les grincements du violon et les notes éclatantes du cornet à piston.
C'était à croire qu'on marchait endormi et qu'on rêvait.
Où donc était Paris?
A onze heures, je retournai aux Champs-Élysées; même absence. J'attendis de nouveau, cette fois jusqu'à une heure du matin. Enfin, à une heure, je laissai une nouvelle lettre pour annoncer que je reviendrais le lendemain matin, à six heures.