Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 2 (of 15)
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Title: Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 2 (of 15)
Author: Gabriel Bonnot de Mably
Editor: Guillaume Arnoux
Release date: November 10, 2016 [eBook #53497]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COLLECTION
COMPLETE
DES ŒUVRES
DE
L’ABBÉ DE MABLY.
Contenant les Observations sur l’histoire de France.
A PARIS,
De l’imprimerie de Ch. Desbriere, rue et place
Croix, chaussée du Montblanc, ci-devant d’Antin.
L’an III de la République,
(1794 à 1795.)
OBSERVATIONS
SUR
L’HISTOIRE DE FRANCE.
SUITE DU LIVRE IIIme.
CHAPITRE III.
Devoirs respectifs des suzerains et des vassaux.—De la jurisprudence établie dans les justices féodales.—Son insuffisance à maintenir une règle fixe et uniforme.
A la manière dont les suzerains étoient parvenus à faire reconnoître leurs droits, il ne devoit y avoir aucune uniformité dans les devoirs auxquels les vassaux se soumirent. Les uns ne faisoient point difficulté de servir à la guerre pendant 60 jours, et les autres vouloient que leur service fut borné à 40, tandis que d’autres les restreignoient à 24 jours et même à 15. Ceux-ci exigeoient une espèce de solde, et ceux-là prétendoient qu’il leur étoit permis de se racheter de leur service, en payant quelque légère subvention. Tantôt on ne vouloit marcher que jusqu’à une certaine distance, ou quand le suzerain commandoit en personne ses forces. Plusieurs vassaux ne devoient que le service de leur personne, d’autres étoient obligés de se faire suivre de quelques cavaliers, mais on ne convenoit presque jamais de leur nombre, et en général les vassaux les plus puissans devoient proportionnellement leur contingent le moins considérable.
Il n’y avoit aucun seigneur, à l’exception de ceux qui possédoient les arrière-fiefs de la dernière classe, dont aucune terre ne relevoit, qui ne fût à la fois vassal et suzerain. Les Capétiens eux-mêmes, dont la royauté étoit une seigneurie allodiale, ou un alleu qui ne relevoit que de Dieu et de leur épée, occupoient différens fiefs dans les seigneuries mêmes de leurs vassaux; ils en rendoient hommage, et étoient obligés d’en acquitter les charges. Il arriva même souvent qu’on fit pour la possession d’un fief le serment de fidélité à la même personne de qui on l’avoit reçu pour une autre terre. De ces coutumes, propres à établir une certaine égalité entre les suzerains et les vassaux, il se forma une jurisprudence beaucoup plus raisonnable qu’on n’auroit dû l’attendre de leur orgueil et de l’indépendance qu’ils affectoient. Les droits de la suzeraineté et les devoirs du vasselage se confondirent en quelque sorte, et se mitigèrent réciproquement. Leurs intérêts furent moins séparés; on entrevit la nécessité de l’union, et ce fut même une règle fondamentale des fiefs, que li sires, pour me servir des expressions de Beaumanoir, «doit autant foi et loïaté à son home come li home fet à son seigneur.»
Le vassal étoit coupable de félonie, et encouroit par conséquent la peine de perdre son fief, quand après trois sommations il refusoit l’hommage, ou désavouoit de relever de son seigneur. Il s’exposoit à subir le même châtiment, s’il s’emparoit de quelque domaine de son seigneur, s’obstinoit à ne le pas suivre à la guerre quand il en avoit été requis, ne se rendoit pas aux assises de sa cour pour y juger les affaires qu’on y portoit, ou ne l’aidoit pas de sa personne à défendre son château contre ses ennemis. Porter la main sur son seigneur, le frapper, à moins que ce ne fût à son corps défendant, lui faire la guerre pour tout autre grief que le déni de justice; et dans ce cas-là même armer contre lui d’autres hommes que ses propres vassaux, ses parens et ses sujets, l’accuser de trahison sans soutenir juridiquement son accusation, c’étoit fausser sa foi.
Les mœurs dans ces temps barbares étoient respectées. Ce que nous ne nommons aujourd’hui que galanterie, fut regardé alors comme une félonie. Un commerce avec la femme[98] ou la fille de son seigneur, et même avec une autre personne qu’il auroit confiée à la garde de son vassal, entraînoit la perte de son fief. Sans doute que si l’on n’étoit pas alors discret par honneur, on le devenoit par intérêt; aussi fut-il toujours enveloppé de mystère, et la discrétion poussée au-delà des bornes que prescrit la raison. De-là cette galanterie raffinée et romanesque de nos anciens chevaliers, qui étoit sans doute bizarre, et qui nous paroîtroit cependant moins ridicule, si des hommes agréables, mais sans mœurs, ne nous avoient presque persuadé qu’il y a quelque gloire à déshonorer des femmes.
Le suzerain, de son côté, pour conserver sa suzeraineté, étoit également obligé à respecter la vertu de la femme et des filles de son vassal. Il perdoit encore tous ses droits sur lui, si, au lieu de le protéger contre ses ennemis, il lui faisoit quelque injure grave, le vexoit dans ses possessions, ou lui refusoit le jugement de sa cour. Le vassal cessoit alors de relever de son seigneur direct, et portoit immédiatement son hommage au suzerain, dont il n’avoit été jusques-là que l’arrière-vassal ou le vavasseur.
Comme il arrivoit tous les jours qu’on possédât deux fiefs, en vertu desquels on devoit l’hommage-lige à deux seigneurs différens qui pouvoient se faire la guerre, et requérir à la fois du même vassal le service militaire, il s’établit à cet égard différentes[99] maximes dans le royaume. Tantôt le vassal n’étoit tenu qu’à servir le seigneur auquel il avoit prêté le premier son hommage, et tantôt il n’étoit obligé à aucun service, et restoit neutre. Par certaines coutumes, car elles varioient presque dans chaque province, on n’avoit aucun égard à l’ancienneté de l’hommage; et le vassal fournissoit son contingent au seigneur qui étoit attaqué, contre celui qui avoit commencé les hostilités. Quelquefois aussi le vassal donnoit des secours aux deux parties belligérantes.
C’étoit l’usage, quand on déclaroit la guerre à un seigneur, qu’elle fût en même-temps censée déclarée à ses parens et à ses alliés; et cette coutume étoit aussi ancienne que la monarchie; les François l’avoient apportée de Germanie; mais on distingua utilement pour les vassaux, les guerres que les suzerains soutenoient en leur nom et pour l’intérêt de leur seigneurie, de celles où, n’étant pas parties principales, ils ne se trouvoient engagés que sous le titre d’alliés ou d’auxiliaires. Dans les premières, un seigneur fut en droit d’exiger de ses vassaux, non-seulement qu’ils le défendissent dans sa terre, mais qu’ils le suivissent encore sur les domaines de son ennemi, s’il jugeoit à propos d’y entrer pour le punir et se venger. Dans les secondes, il ne pouvoit demander autre chose à ses vassaux, que de défendre ses possessions, et d’en fermer l’entrée à ses ennemis.
Un seigneur, dit[100] Beaumanoir, n’est pas le maître de conduire ses vassaux hors de sa seigneurie pour attaquer ses voisins; parce que des vassaux, ajoute-t-il, sont simplement obligés à servir leur suzerain quand il est attaqué, et non pas à l’aider de leurs forces, lorsqu’il entreprend une guerre étrangère et offensive. Mais ce que dit Beaumanoir n’est applicable qu’à la seconde espèce de guerre dont je viens de parler; ou si cette coutume étoit générale de son temps, c’étoit sans doute une nouveauté, et le fruit des soins que S. Louis avoit pris de mettre des entraves au droit de guerre, et de le restreindre dans des bornes plus étroites. Henri I, roi d’Angleterre, convenoit lui-même en 1101, que le comte de Flandre étoit tenu, sous peine de perdre son fief, de suivre le roi de France en Angleterre, s’il y faisoit une descente.
Un seigneur n’avoit d’autorité que sur ses vassaux immédiats. Ses arrière-vassaux ne lui prêtant ni la foi ni l’hommage, ne lui devoient rien, et ne reconnoissoient en aucune manière sa supériorité, parce que la foi donnée et reçue étoit le seul lien de la subordination, et l’hommage, le seul principe du droit politique. Lorsqu’on possédoit plusieurs seigneuries, on ne pouvoit exiger le service que des vassaux qui relevoient de la terre même pour laquelle on faisoit la guerre. Si les Capétiens, par exemple, avoient eu le droit, en qualité de rois, de convoquer et d’armer les vassaux de la couronne pour les querelles particulières qu’ils avoient, comme ducs de France, comtes de Paris et d’Orléans, ou seigneurs de quelque autre fief moins considérable, ils n’auroient jamais eu de guerre qu’ils n’eussent conduit contre leurs ennemis les plus foibles, les seigneurs les plus puissans du royaume. Les fiefs d’un ordre inférieur auroient été bientôt détruits, l’économie du gouvernement féodal auroit été renversée; et toutes les forces du royaume se trouvant entre les mains des possesseurs des plus grands fiefs, il se seroit élevé une ou plusieurs monarchies indépendantes.
Ce ne fut pas vraisemblablement cette considération qui décida le droit des Français dans cette conjoncture. Ils connoissoient peu l’art de prévoir les dangers et de lire dans l’avenir. Il est plus naturel de penser que les seigneurs suivirent, à l’égard du service militaire, la même règle qu’ils s’étoient faite par rapport à l’administration de la justice. Comme les vassaux n’étoient convoqués à la cour du suzerain que pour juger leurs pairs, ils imaginèrent qu’il y avoit de la dignité à ne remplir le service militaire des fiefs que contre eux. Tout étoit bon pour s’exempter d’un devoir qui paroissoit onéreux, et par point d’honneur on ne voulut point se battre contre un seigneur inférieur en dignité, de même qu’on ne le voulut point reconnoître pour son juge.
Quoi qu’il en soit, on distingua dans les Capétiens leur qualité de roi ou de seigneur suzerain du royaume, de celle de seigneur particulier de tel ou de tel domaine. Pour faire une semonce aux vassaux immédiats de la couronne, il falloit qu’il s’agît d’une affaire générale contre quelque puissance étrangère, et qui intéressât le corps entier de la confédération féodale, ou que la guerre fût déclarée à un de ces mêmes vassaux qui se seroit rendu coupable de la félonie. Quand Hugues-Capet et ses premiers successeurs agissoient en qualité de ducs de France, ils faisoient marcher sous leurs ordres les barons de leur duché, qui auroient pu refuser de les suivre, si le prince n’eût voulu châtier que quelque seigneur qui relevoit des comtés de Paris ou d’Orléans; et cette coutume sert à expliquer comment des seigneurs aussi peu puissans que ceux du Puiset et de Montlhery donnèrent tant de peine à Louis-le-Gros.
Les devoirs respectifs des suzerains et des vassaux, et les peines différentes de perte de suzeraineté, de confiscation de fief, ou de simple amende, qu’ils encouroient en les violant, supposent un tribunal où les opprimés pussent porter leurs plaintes, et fussent sensés trouver la force qui leur manquoit pour repousser la violence ou punir l’injustice. Indépendamment des assises, dans lesquelles chaque seigneur jugeoit par lui-même, ou par le ministère de son bailli ou de son prévôt, les sujets de sa terre, il y eut donc des justices féodales, qui connoissoient de toutes les matières concernant les fiefs et la personne des suzerains et de leurs vassaux.
Les seigneurs à qui un grand nombre de fiefs devoit l’hommage, tenoient leur cour de justice à des temps marqués. Ils y présidoient en personne, et leurs vassaux, seuls conseillers de ce tribunal, étoient obligés de s’y rendre, sous peine de perdre leur fief, à moins qu’ils n’eussent quelque raison légitime de s’absenter. Le droit de juger étoit tellement inhérent à la possession d’une seigneurie, que les femmes, qui jusques-là n’avoient exercé aucune fonction publique, et qui étoient même exemptes d’acquitter en personne le service militaire de leurs fiefs, devinrent magistrats en possédant des seigneuries[101]. Elles tinrent leurs assises ou leurs plaids, y présidèrent, et jugèrent dans la cour de leurs suzerains. Tout le monde sait qu’en 1315, Mahaut, comtesse d’Artois, assista comme pair de France, au jugement rendu contre Robert, comte de Flandre. C’est à ces assises que se portoient les affaires qu’avoient entre eux les vassaux d’une même seigneurie, quand ils préféroient la voie de la justice à celle de la guerre, pour terminer leurs différends, et les procès que leur intentoit quelque seigneur étranger; car c’étoit alors une règle invariable que tout défendeur fût jugé dans la cour de son propre seigneur.
Le roi et les autres seigneurs les plus puissans du royaume tenoient leur cour avec beaucoup de pompe et d’éclat; ils convoquoient tous leurs vassaux, pour y jouir du spectacle de leur grandeur. Les simples barons n’assembloient pour la plupart leur cour, que quand ils en étoient requis par quelqu’un de leurs vassaux. Le nombre des juges nécessaires pour porter un jugement, varioit suivant les différentes coutumes. Pierre de Fontaine dit qu’il suffit d’en assembler quatre, et Beaumanoir vouloit qu’il y en eût au moins deux ou trois, sans compter le suzerain ou le président du tribunal. Si un seigneur n’avoit pas assez de vassaux pour tenir ses assises, il en empruntoit de quelque seigneur voisin; ou bien, ayant recours à la justice de son propre suzerain, quand elle étoit assemblée, il y traduisoit son vassal pour y recevoir son jugement. On pouvoit donc quelquefois être jugé par des seigneurs d’un rang supérieur au sien, c’est-à-dire, par les pairs du suzerain dont on relevoit, et la vanité des vassaux étoit flattée de cet ordre; mais il falloit toujours être ajourné par deux de ses pairs.
Lorsqu’un seigneur croyoit avoir reçu une injure ou quelque tort de la part d’un de ses vassaux, il ne lui étoit pas permis de confisquer ses possessions, sans y être autorisé par une sentence. Il devoit porter sa plainte à sa propre[102] cour, qui ajournoit et jugeoit l’accusé; et la guerre n’étoit regardée comme légitime, qu’autant qu’elle étoit nécessaire pour contraindre la partie condamnée à se soumettre au jugement qu’elle avoit reçu. Un vassal, de son côté, qui avoit à se plaindre de quelque entreprise injuste de son seigneur, ou à réclamer quelque privilége féodal, requéroit qu’il tînt sa cour[103] pour juger leur différend; et le suzerain ne pouvoit le refuser, sans se rendre coupable du déni de justice, s’exposer à perdre sa suzeraineté, et mettre son vassal dans le droit de lui déclarer la guerre. S’il s’agissoit entre eux de quelque matière personnelle et non féodale, le seigneur étoit ajourné par ses vassaux à la cour de son suzerain; parce que les vassaux, juges compétens de leur seigneur dans les affaires relatives à la dignité, aux droits et aux devoirs des fiefs, n’avoient point la faculté de le juger dans les autres cas.
Telles étoient en général les coutumes qui formoient le droit public des Français à l’avènement de Louis-le-Gros au trône. Elles étoient avouées et reconnues par les suzerains et les vassaux dans les temps de calme, où aucun intérêt personnel ni aucune passion ne les empêchoient de sentir le besoin qu’ils avoient de se soumettre à une sorte de police et de règle. Mais au moindre sujet de querelle qui s’élevoit entre eux, un droit plus puissant, le droit de la force, faisoit disparoître toute espèce de subordination. Les passions, qui n’étoient point gênées, se portoient à des excès d’autant plus grands, que le vassal étoit souvent aussi puissant, plus habile, plus courageux et plus entreprenant que son suzerain. On ne consultoit alors que son courage, son ressentiment et ses espérances. La victoire ne rend jamais compte de ses entreprises; et elle étoit d’autant plus propre à tout justifier en France, qu’on s’y faisoit un point d’honneur de se conduire arbitrairement, et que la justice n’y fut jamais plus mal administrée, et n’y eut jamais moins de pouvoir, que quand chaque seigneur étoit magistrat, et que chaque seigneurie avoit un tribunal souverain.
Nos pères, stupidement persuadés que Dieu est trop juste et trop puissant pour ne pas déranger tout l’ordre de la nature, plutôt que de souffrir qu’un coupable triomphât d’un innocent, étoient parvenus sur la fin de la seconde race, à regarder le duel judiciaire en usage chez les Bourguignons, comme l’invention la plus heureuse de l’esprit humain. Déjà familiarisés avec les absurdités les plus monstrueuses, par l’usage des épreuves du fer chaud, de l’eau bouillante ou de l’eau froide, la procédure de Gomdebaud parut préférable à des soldats continuellement exercés au maniement des armes. Étoit-on accusé? on offroit de se justifier par le duel. Faisoit-on une demande? on proposoit d’en prouver la justice en se battant. Le juge ordonnoit le combat; et après un certain nombre de jours, les plaideurs comparoissoient en champ clos. On prenoit les plus grandes, c’est-à-dire, les plus puériles précautions pour empêcher que leurs armes ne fussent enchantées, ou qu’ils n’eussent sur eux quelque caractère magique capable de déranger les décrets de la Providence, et ils combattoient sous les yeux d’une foule de spectateurs qui attendoient en silence un miracle.
Les mineurs, les hommes qui avoient 60 ans accomplis, les infirmes, les estropiés et les femmes ne se battoient pas; mais ils choisissoient des champions pour défendre leurs causes, et ces avocats athlètes avoient le poing coupé, lorsqu’ils succomboient. Produisoit-on des témoins? la partie contre laquelle ils alloient déposer, arrêtoit le premier d’entre eux qui ne lui étoit pas favorable, l’accusoit d’être suborné et vendu à son adversaire, et le combat de ce témoin, en décidant de sa probité, décidoit aussi du fond du procès. Les juges eux-mêmes ne furent pas en sûreté dans leur tribunal, quand l’un d’eux prononçoit son avis, le plaideur qu’il condamnoit, lui disoit que son jugement étoit faux et déloyal, offroit de prouver, les armes à la main, qu’il s’étoit laissé corrompre par des présens ou des promesses, et on se battoit.
Quelque grande que fût la loi des Français, ils entrevoyoient, malgré eux, que le courage, la force et l’adresse étoient plus utiles dans un combat que la justice, l’innocence et le bon droit. Quand ils en étoient réduits à ne pouvoir se déguiser que le coupable ne fût quelquefois vainqueur, ils imaginoient, pour sauver l’honneur de la Providence, qu’elle avoit dérogé par une loi particulière à sa sagesse générale, dans la vue de punir un champion qui avoit l’impiété de plus compter sur lui-même que sur la protection et le secours de la Vierge et St. George. Ils pensoient que Dieu se servoit de cette occasion pour punir quelque péché ancien et caché du vaincu.
Malgré ces absurdes subtilités, dont nos pères se contentoient, la manière dont la justice étoit administrée, exposoit à trop d’inconvéniens et de périls, pour qu’elle pût leur inspirer une certaine confiance. Quelque brave qu’on fût, ce ne devoit être qu’à la dernière extrémité, et quand on n’étoit pas en état de vider ses différends par la voie de la guerre, qu’on avoit recours à des tribunaux où il étoit impossible de plaider, de juger ou de témoigner, sans s’exposer au danger d’un combat singulier. Plus l’administration de la justice étoit insensée et cruelle, plus elle devoit nuire au maintien et à l’établissement de la police et de l’ordre. Moins les Français étoient disposés à terminer leurs querelles par les formes judiciaires, plus l’esprit de violence devoit s’accréditer dans l’anarchie: aussi ne voit-on jamais à la fois tant de guerres particulières, et tant de tribunaux pour les prévenir. Aucune procédure ne précédoit ordinairement les hostilités des seigneurs les plus puissans; ou bien, ne répondant que d’une manière vague aux sommations de leurs pairs, ils se préparoient à la guerre, au lieu de comparoître devant la cour qui devoit les juger. Les rois de France et les ducs de Normandie, par exemple, ne cherchoient qu’à se surprendre; toutes nos histoires en font foi; et souvent l’un de ces princes n’étoit instruit que l’autre lui avoit déclaré la guerre, qu’en apprenant qu’un canton de ses domaines avoit été pillé, ou qu’un de ses châteaux étoit brûlé.
CHAPITRE IV.
Des fiefs possédés par les ecclésiastiques.—De la puissance que le clergé acquit dans le royaume.
Chaque seigneur laïc avoit gagné personnellement à la révolution qui forma le gouvernement féodal; mais les évêques et les abbés en devenant souverains dans leurs terres, perdirent au contraire beaucoup de leur pouvoir et de leur dignité. Ils ne rendirent point hommage[104] pour leurs fiefs; ils auroient cru, par cette cérémonie, dégrader Dieu ou le patron de leur église, au nom de qui ils les possédoient; ils ne prêtèrent que le serment de fidélité. Malgré cette distinction, qui sembloit devoir être suivie des plus grandes prérogatives, ils furent soumis à tous les devoirs du vasselage. Ils se rendirent à la cour de leurs suzerains, quand ils y furent convoqués pour tenir des assises. Ils furent tous obligés de fournir leur contingent pour la guerre[105], et quelques-uns de servir en personne. Si leurs possessions ne pouvoient jamais être confisquées, pour cause de félonie, c’étoit un avantage pour l’église, et non pour les ecclésiastiques, qu’on punissoit de leur forfaiture, par des demandes, et la saisie de leur temporel.
Quoique quelques évêques, plus guerriers et plus entreprenans que les autres, eussent repris les armes sous le règne des derniers Carlovingiens, fait la guerre et augmenté leur fortune, le corps entier du clergé se trouvoit dégradé et appauvri. A l’exception des prélats qui ayant pris, ou obtenu du roi, le titre de comtes ou de ducs de leur ville, relevèrent immédiatement[106] de la couronne, tous les autres étoient devenus vassaux de ces mêmes comtes ou ducs, qu’ils avoient jusques-là précédés, et sur lesquels les lois leur donnoient autrefois le pouvoir le plus étendu. Réduits à la dignité de leurs fiefs, dont les forces étoient peu considérables, depuis les déprédations que les biens ecclésiastiques avoient souffertes, pendant les troubles de l’état, ils ne furent plus que des seigneurs du second ordre, et se virent contraints, pour conserver le reste de leur fortune, de mendier la protection de leurs suzerains. L’hospitalité, qui n’avoit été qu’un devoir de politesse et de bienséance, fut convertie en droit de gîte; presque toutes les églises se soumirent[107] à la régale envers le seigneur dont leurs terres relevoient; et plusieurs prélats aliénèrent encore quelques parties en faveur d’un des seigneurs les plus puissans de leur diocèse, pour s’en faire un protecteur particulier, sous le nom de leur Vidame ou de leur Avoué.
Plus le clergé avoit fait de pertes, plus il étoit occupé du soin de les réparer. Le crédit que la religion donne à ses ministres, leur fournissoit des ressources; et profitant, avec adresse, du peu d’attention que les seigneurs toujours armés donnoient à leurs justices, auxquelles on recouroit rarement, ils étendirent leur juridiction beaucoup au-delà des anciennes bornes qu’elle avoit eue sous le règne de Charlemagne.
Les progrès des ecclésiastiques furent rapides. Leurs tribunaux s’attribuèrent la connoissance de toutes les accusations touchant la foi, les mariages et les crimes de sacrilége, de simonie, de sortilége, de concubinage et d’usure. Tous les procès des clercs, des veuves et des orphelins, leur étoient dévolus; et sous le nom de clercs, on ne comprenoit pas seulement les ministres les plus subalternes de l’église, mais même tous ceux qui ayant été admis à la cléricature, se marioient dans la suite, et remplissoient les emplois les plus profanes. Les évêques mirent les pélerins sous leur sauve-garde, et les croisés eurent bientôt le même avantage. A l’occasion du sacrement de mariage, le juge ecclésiastique prit connoissance des conventions matrimoniales, de la dot de la femme, de son douaire, de l’adultère et de l’état des enfans. Il décida que toutes les contestations nées au sujet des testamens lui appartenoient; parce que les dernières volontés d’une personne qui avoit déjà subi le jugement de Dieu, ne pouvoient raisonnablement être jugées que par l’église.
Avec quelque docilité que les seigneurs se contentassent des plus mauvaises raisons pour laisser dégrader leurs justices, dont la ruine devoit avoir pour eux, les suites les plus fâcheuses, il parut incommode aux ecclésiastiques d’avoir à chercher un nouvel argument, toutes les fois qu’ils vouloient attirer à eux la connoissance d’une nouvelle affaire. Ils imaginèrent donc un principe général qui devoit les rendre les maîtres de tout. L’église, dirent-ils, en vertu du pouvoir des clefs que Dieu lui a donné, doit prendre connoissance de tout ce qui est péché, afin de savoir si elle doit remettre ou retenir, lier ou délier. Or, en toute contestation juridique, une des parties soutient nécessairement une cause injuste, et cette injustice est un péché; l’église, conclurent-ils, a donc le droit de connoître de tous les procès, et de les juger; ce droit, elle le tient de Dieu même, et les hommes ne peuvent y attenter, sans impiété.
Des soldats qui ne savoient que se battre, n’avoient rien à répondre à cet argument. Les seigneurs n’étoient déjà plus les juges de leurs sujets, et il étoit d’autant plus facile au clergé de porter atteinte aux justices féodales, et de se rendre l’arbitre des querelles des suzerains et des vassaux, qu’ils étoient liés les uns aux autres, par un serment, dont l’infraction étoit un[108] parjure. Cette entreprise étoit de la plus grande importance, son succès devoit donner aux évêques un empire absolu, tandis que les seigneurs se ruineroient par des guerres continuelles, pour conserver les droits souverains de leurs terres. Autant que l’ame, disoient les ecclésiastiques, est au-dessus du corps, et que la vie éternelle est préférable à ce misérable exil que nous souffrons sur la terre; autant la juridiction spirituelle est-elle au-dessus de la temporelle. L’une est comparée à l’or, et l’autre au plomb; et de ce que l’or est incontestablement plus précieux que le plomb, le clergé étendoit tous les jours à un tel point, la compétence de ses tribunaux, que les justices seigneuriales devinrent enfin, à charge[109] à leurs possesseurs; et que les évêques, qui s’étoient fait une sorte de seigneurie dans leur diocèse entier, furent, au contraire, forcés d’avouer que les émolumens de leur officialité faisoient leurs plus grandes richesses, et qu’ils seroient ruinés, si on les en privoit.
Les usurpations des ecclésiastiques produisirent un événement bien extraordinaire; elles rendirent le pape, le premier et le plus puissant magistrat du royaume. Pour comprendre les causes d’une révolution que tous les autres états de la chrétienté éprouvèrent également, et qui devint une source de divisions entre le sacerdoce et l’Empire, il faut se rappeler que la cour de Rome avoit abandonné depuis long-temps, la sage discipline que l’église tenoit des apôtres; et que le clergé de France, cédant à la nécessité des conjonctures, avoit oublié les maximes par lesquelles il se gouvernoit encore, quand les Français firent leur conquête.
Les anciens canons étoient alors respectés dans les Gaules, et les évêques continuèrent, sous la première race, à tenir souvent des conciles nationaux et provinciaux, dont les canons concernant la discipline, n’avoient besoin que d’être revêtus de l’autorité du prince et de la nation, pour acquérir force de lois. Quoique l’église gallicane, en reconnoissant la primatie du saint-siége, s’y tînt attachée, comme au centre de l’union, elle n’avoit point poussé la complaisance jusqu’à adopter les canons du concile de Sardique, qui, dès le quatrième siècle, autorisoient les appels au pape, et soumettoient les évêques à sa juridiction. Le pape Vigile, en 545, honora Auxanius, évêque d’Arles, de la dignité de son légat dans les Gaules; et par le bref[110] qu’il écrivit dans cette occasion au clergé, il paroissoit s’établir son juge souverain; mais cette entreprise n’eut aucun succès. On lit, au contraire, dans Grégoire[111] de Tours, que Salonne et Sagittaire, ces deux prélats, dont j’ai déjà eu occasion de parler, ayant été déposés par un concile tenu à Lyon, n’osèrent se pourvoir devant le pape, et lui demander à être rétablis dans leurs siéges, qu’après en avoir obtenu la permission de Gontran.
C’est par zèle pour la maison de Dieu, que les papes étendirent, en quelque sorte, leur sollicitude pastorale, sur tout le monde chrétien. On les vit d’abord occupés des besoins des églises particulières. Ils donnèrent aux princes et aux évêques, des conseils qu’on ne leur demandoit pas; et ces pontifes dignes, s’il est possible, de la sainteté de leur place, par leurs mœurs et leurs lumières, tandis que l’ignorance et la barbarie se répandoient sur toute la chrétienté, en devinrent les oracles, et obtinrent, je ne sais comment, la réputation d’être[112] infaillibles.
Il n’en fallut pas davantage, pour les rendre moins attentifs sur eux-mêmes: l’écueil le plus dangereux pour le mérite, c’est la considération qui l’accompagne. Parce qu’on avoit suivi les conseils des papes, dans quelques affaires importantes, on prit l’habitude de les consulter sur tout, et il fallut bientôt obéir à leurs ordres. Leur fortune naissante leur fit des flatteurs, qui, pour devenir eux-mêmes plus puissans, travaillèrent à augmenter le pouvoir du saint-siége. Ils fabriquèrent les fausses décrétales, dont personne alors n’étoit en état de connoître la supposition; et ces pièces, qu’on publia sous le nom des papes des trois premiers siècles, n’étoient faites que pour justifier tous les abus que leurs successeurs voudroient faire de leur autorité. Plusieurs papes furent eux-mêmes les dupes de la doctrine que contenoient les fausses décrétales, et crurent encore marcher sur les traces d’une foule de saints révérés dans l’église, quand ils sapoient les fondemens de tout ordre et de toute discipline.
Le despotisme que les papes vouloient substituer au gouvernement primitif de l’église, devoit faire des progrès d’autant plus rapides, que Pepin et Charlemagne leur avoient prodigué des richesses, qui ne furent que trop propres à leur inspirer de l’orgueil, de l’avarice et de l’ambition. Louis-le-Débonnaire hâta le développement de ces passions, en donnant à Pascal I, une sorte de souveraineté[113] dans Rome, et à laquelle ce pontife croyoit avoir déjà des droits, en vertu d’une donation de Constantin. On avoit vu Grégoire IV s’ériger en juge des différends que Louis-le-Débonnaire eut avec ses fils. Nicolas I voulut déposer l’empereur Lothaire; Charles-le-Chauve crut que les évêques qui l’avoient sacré, étoient ses juges, et il acheta l’empire de Jean VIII par des lâchetés.
Après tant de succès, les papes accoutumés à humilier les rois, se regardèrent comme les dépositaires de tout le pouvoir de l’église, et ne doutèrent point que les anciens canons, faits pour d’autres temps et d’autres circonstances, ne dussent être abrogés par leurs bulles et leurs brefs. Plus les désordres des nations exigeoient qu’on se tînt rigidement attaché aux anciennes règles, plus la cour de Rome avoit de moyens pour réussir dans ses entreprises. Sous prétexte de remédier aux maux publics et de rétablir l’ordre, elle se livroit à des nouveautés dangereuses, auxquelles la situation présente des affaires, ne permettoit d’opposer que de foibles obstacles. Quand Hugues-Capet monta sur le trône, les souverains pontifes ne traitoient plus les évêques comme leurs frères et leurs coopérateurs dans l’œuvre de Dieu; mais comme des délégués ou de simples vicaires de leur siége. Ils s’étoient attribué[114] la prérogative de les transférer d’une église à l’autre, de les juger, de les déposer ou de les rétablir dans leurs fonctions; de connoître par appel, des sentences de leurs tribunaux et de les réformer.
Tout ce que les évêques de France avoient usurpé sur la justice des seigneurs, tourna donc au profit de la cour de Rome. Les papes ne connurent pas seulement des appels interjetés des sentences des métropolitains, ils autorisèrent même les fidelles à s’adresser directement à eux en première instance, ou du moins après avoir subi un jugement dans le tribunal ecclésiastique[115] le plus subalterne. L’autorité que les évêques avoient acquise, auroit pu être utile aux Français, en contribuant à établir une police et un ordre, auxquels la jurisprudence des justices féodales s’opposoit; mais l’usurpation de la cour de Rome sur la juridiction des évêques, ne servit qu’à augmenter la confusion dans le royaume. On ne vit plus la fin des procès, et les officiers du pape n’eurent égard, dans leurs jugemens, qu’à ses intérêts particuliers, ou aux passions d’une puissance qui s’essayoit à dominer impérieusement sur toute la chrétienté.
CHAPITRE V.
Des causes qui concouroient à la décadence et à la conservation du gouvernement féodal.—Qu’il étoit vraisemblable que le clergé s’empareroit de toute la puissance publique.
Par le tableau que je viens de faire de la situation de la France, sous les premiers successeurs de Hugues-Capet, il est aisé aux personnes mêmes les moins instruites des devoirs de la société et de la fin qu’elle se propose, de juger quelle foule de vices attaquoit notre constitution politique. Toutes les parties de l’état, ennemies les unes des autres, tendoient non-seulement à se séparer, mais à se ruiner réciproquement. Tout seigneur et tout particulier se trouvoit mal à son aise avec un gouvernement qui réunissoit à la fois tous les inconvéniens de l’anarchie et du despotisme. Le peuple, avili et vexé, n’étoit pas moins intéressé à le voir anéantir, que toute la petite noblesse qui, placée entre les seigneurs et les bourgeois, étoit méprisée des uns, haïe des autres, et les détestoient également. Les seigneurs eux-mêmes, partagés en différentes classes, avoient les uns contre les autres la jalousie la plus envenimée. Les plus foibles vouloient être égaux aux plus puissans, qui, à leur tour, tâchoient de les détruire. Tout changement, quel qu’il fût, devoit paroître avantageux; et les Français, toujours avides de nouveautés, parce qu’ils étoient toujours las de leur situation, s’accoutumoient à n’être que légers, inconstans et inconsidérés.
Il étoit impossible que le gouvernement eût quelque consistance, tant que les coutumes ne pourroient acquérir aucune autorité, et que des événemens contraires augmenteroient ou diminueroient tour à tour les droits et les devoirs respectifs des suzerains et des vassaux, de même que leurs craintes, leurs espérances et leurs prétentions. Sans règle, sans principes, sans ordre, ils étoient obligés d’avoir une conduite différente, selon la différence des conjonctures. Après s’être soumis à l’hommage-lige, un vassal qui avoit obtenu quelque succès, ne vouloit plus prêter que le simple. Les mêmes seigneurs qui reconnoissent aujourd’hui la supériorité du roi, et s’engagent à remplir à son égard, les devoirs les plus étroits de vasselage, voudront demain se rendre indépendans; ils feront entre eux, des ligues et des alliances perpétuelles à son préjudice, et n’insèreront même dans leurs traités, aucune clause qui indique ou suppose la subordination des fiefs.
Philippe-Auguste, qui parle en maître à Jean-sans-Terre, n’avoit paru que le vassal de Richard, en traitant avec lui. On diroit qu’il ne jouit, ou du moins n’ose jouir, sans sa permission, du droit qu’avoit tout seigneur[116] de fortifier à son gré des places dans ses domaines. Il se soumet à la condition humiliante de ne donner aucun secours au comte de Toulouse, que Richard vouloit opprimer; et Philippe, qui, en violant ainsi ses devoirs de suzerain, affranchit ses vassaux des leurs, affectera dans une autre occasion, le pouvoir le plus étendu.
Rien ne conserve la même forme; rien ne subsiste dans la même situation. J’en citerai un exemple remarquable. Les vassaux immédiats de la couronne, tous pairs et égaux en dignité, ne furent pas long-temps sans se faire des prérogatives différentes. Les plus puissans prirent sur les autres une telle supériorité, que du grand nombre de seigneurs laïcs qui relevoient immédiatement de la couronne sous Hugues-Capet, il n’y en avoit plus que six qui prissent la qualité de pairs du royaume de France, quand Philippe-Auguste parvint au trône. Nos historiens, jusqu’à présent, n’ont pu fixer l’époque de ce changement, et on s’en prend au temps, qui nous a fait perdre la plupart des monumens les plus précieux de notre histoire. On a tort. Comment n’a-t-on pas senti que, dans une nation qui n’avoit ni lois ni puissance législative, et où l’inconstance des esprits et l’incertitude des coutumes préparoient et produisoient sans cesse de nouvelles révolutions, l’établissement des douze pairs doit ressembler aux autres établissemens de ce temps-là, qui se formoient, par hasard, d’une manière lente et presqu’insensible, et se trouvoient enfin tout établis à une certaine occasion, sans qu’il fût possible de fixer l’époque précise de leur naissance.
Le gouvernement des fiefs auroit bientôt fait place à un gouvernement plus régulier, si quelques-uns de ses vices mêmes n’eussent concouru à conserver, dans le royaume, l’anarchie générale qui en étoit l’ame, tandis que les désordres, dont il étoit sans cesse agité, menaçoient en particulier, chacune de ses parties, d’une ruine prochaine. Quatre causes contribuoient à la fois à maintenir le gouvernement féodal, au milieu des révolutions qu’il éprouvoit; et, si j’ose parler ainsi, ces quatre appuis des fiefs, c’étoient l’asservissement dans lequel le despotisme des seigneurs tenoit le peuple, et qui les rendoit les maîtres absolus de sa fortune et de ses forces; la souveraineté de leurs justices, à laquelle étoit attachée l’espèce de puissance législative[117] qu’ils exerçoient sur leurs sujets, et qui ne permettoit pas qu’un juge supérieur, en éclairant leur conduite et réformant leurs sentences, les dépouillât de leurs priviléges; le droit de guerre, toujours ennemi de l’ordre et de la dépendance; et enfin, une sorte d’égalité dans les forces des principaux seigneurs qui auroient pu former le projet de tout envahir: et cette égalité les contenant les uns par les autres, empêchoit qu’aucun ne voulût s’ériger en maître, et donner des lois à la nation.
Il semble d’abord, que le droit de guerre, au lieu de protéger, auroit dû détruire la puissance des seigneurs; mais comme chaque bourg et, pour ainsi dire, chaque village étoit fortifié et défendu par un château; qu’on ne connoissoit dans tout le royaume, qu’une manière de faire la guerre, les mêmes armes et la même discipline; qu’à l’exception de quelques seigneurs, les autres n’avoient pas assez de troupes pour faire des siéges, et qu’aucun ne pouvoit retenir assez long-temps ses vassaux sous ses ordres, pour former quelqu’entreprise importante, et ruiner son ennemi, en profitant d’un premier avantage; la guerre, réduite à n’être qu’une sorte de piraterie, ne devoit naturellement produire aucun de ces événemens décisifs qui changent quelquefois en un jour, toute la constitution d’un état. Si, dans une province, elle portoit quelqu’atteinte au gouvernement féodal, elle contribuoit à le fortifier dans une autre; et le corps entier de la nation, malgré quelques changemens survenus aux droits et aux devoirs réciproques de quelques suzerains et de quelques vassaux, se conduisoit toujours par les mêmes principes.
J’ai parlé d’une coutume qui ordonnoit la confiscation d’un fief, au profit du suzerain, dans le cas de félonie de la part de son vassal, et qui autorisoit un vassal vexé par son seigneur à n’en plus relever, et à porter son hommage au suzerain, dont il n’avoit été jusques-là que l’arrière-vassal. Le roi, qui étoit le dernier terme de tous les hommages, seroit enfin devenu l’unique seigneur de tout le royaume; ou bien les fiefs devoient enfin s’affranchir de toute espèce de vassalité, et si cet usage eût été fidellement observé, il n’auroit fallu que trois ou quatre injustices, dans un temps où elles étoient très-communes, pour qu’un seigneur qui voyoit entre le roi et lui, trois ou quatre seigneurs intermédiaires, relevât immédiatement de la couronne; et alors, une injustice de la part du prince, ou une félonie de celle de son vassal, auroit donné au fief une entière indépendance, ou englouti sa seigneurie dans celle du roi.
Le droit de guerre empêcha que cette coutume destructive du gouvernement féodal ne fût suivie à la rigueur, du moins à l’égard des seigneurs qui étoient en état de se défendre, et dont les forces étoient les vrais soutiens de l’indépendance des fiefs. Les querelles vidées par la voie des armes, se terminoient par des traités, dans lesquels, alors, comme aujourd’hui, on consultoit moins le droit, les coutumes et la justice, que les succès et les forces des parties belligérantes. Elles se faisoient quelques sacrifices réciproques, et en se réconciliant, rentroient dans l’ordre des coutumes féodales.
Il faut avouer cependant que cet appui des fiefs devoit ne conserver aucune force, dès qu’il ne seroit plus lui-même aidé et soutenu par les trois autres soutiens du gouvernement féodal dont j’ai parlé; et les seigneurs français se comportoient de la manière la plus propre à les détruire.
Il est enfin un terme fatal à la tyrannie. Quand, à force d’injustices et de vexations, les seigneurs auront réduit leurs sujets à la dernière misère, ils en craindront la révolte, ou du moins la source de leurs richesses sera nécessairement tarie, et leur pauvreté les dégradera. Ne trouvant plus rien à piller dans les campagnes ni dans les villes, de quel secours leur sert alors le droit de guerre, pour conserver cette souveraineté et cette indépendance dont ils sont si jaloux?
Tous les jours les justices seigneuriales étoient resserrées dans de plus étroites bornes par les entreprises du clergé; et les seigneurs, qui n’avoient pas su défendre leurs droits sous les prédécesseurs de Louis-le-Gros, ne devoient pas vraisemblablement se conduire dans la suite avec plus d’habileté. En effet, quand l’excès des abus leur ouvrit enfin les yeux, et qu’ils entreprirent d’y remédier, ils conférèrent avec les évêques; mais personne ne connoissoit les droits des ecclésiastiques, ni les principes d’un bon gouvernement. Des mauvais raisonnemens qu’on s’opposa de part et d’autre, il résulta un concordat ridicule que les barons et le clergé firent ensemble, sous la médiation de Philippe-Auguste, et par lequel on convint que les justices féodales connoîtroient des causes[118] féodales, et que cependant il seroit permis aux juges ecclésiastiques de condamner à des aumônes les seigneurs qui seroient convaincus d’avoir violé le serment des fiefs.
Le clergé, dont ce traité légitimoit en partie les prétentions, alla en avant, et les querelles, au sujet de la juridiction, devinrent plus vives que jamais. Les seigneurs sentoient l’injustice des évêques; mais étant trop ignorans pour opposer des raisons à leurs raisonnements, ils répondirent par des injures et des voies de fait. «Le clergé, dirent-ils, croit-il que ce soit son arrogance, son orgueil et ses chicanes, et non pas notre courage et notre sang qui aient fondé la monarchie? Qu’il reprenne l’esprit de la primitive église, qu’il vive dans la retraite quand nous agirons, et qu’il s’occupe à faire des miracles dont il a laissé perdre l’usage.»
Quelques seigneurs, d’un caractère plus ardent que les autres, ou plus vexés par les entreprises des évêques, et qui en prévoyoient peut-être les suites, s’assemblèrent, suivant la coutume alors usitée, pour délibérer sur leurs affaires, et invitèrent leurs amis à se rendre à cette espèce de congrès qu’on nommoit dans ce temps-là[119] parlement: ils s’adressèrent au pape pour le prier de réprimer des usurpations dont il retiroit le principal avantage. Ils défendirent à leurs sujets, sous peine de mulctation, ou de la perte de leurs biens, de s’adresser aux tribunaux ecclésiastiques. Ils convinrent de se défendre, formèrent des ligues et des associations, nommèrent des espèces de syndics pour veiller à ce que le clergé ne pût rien entreprendre contre leurs justices, et promirent de les aider de toutes leurs forces à la première sommation. Mais tout cet emportement ne devoit produire qu’un vain bruit. Les évêques, qui avoient fait un mélange adroit et confus du spirituel et du temporel, étoient plus forts avec des excommunications que les seigneurs avec des soldats. Les uns n’avoient qu’un objet, et étoient unis; les autres en avoient mille, et ne pouvoient agir de concert. Un remords détachoit un allié de la ligue, pendant que l’autre l’abandonnoit par légéreté, ou pour ne s’occuper que de la guerre qu’il faisoit à un de ses voisins.
D’ailleurs, il falloit que les Français ouvrissent enfin les yeux sur la jurisprudence du duel judiciaire; car l’absurdité en étoit extrême, et les tribunaux ecclésiastiques leur offroient le modèle d’une procédure toute différente et beaucoup plus sage, quoiqu’encore très-vicieuse. Ils étoient donc toujours à la veille d’une révolution à cet égard; et à juger de l’avenir par le passé, qui oseroit répondre que la réforme qui devoit se borner à changer la procédure des justices des seigneurs, et leur manière de juger, n’en détruiroit pas la souveraineté même?
L’égalité de force, entre les principaux seigneurs, ne pouvoit elle-même subsister long-temps sans un concours heureux de circonstances, sur lequel il auroit été imprudent de compter. Les Français, aveugles sur les dangers dont leur gouvernement étoit menacé, n’avoient pris aucune précaution pour les écarter et conserver leur indépendance. Conduits au hasard par les événemens, la fortune qui les gouvernoit, ne les avoit pas assez bien servis pour amener des circonstances qui eussent contribué à faire régler par la coutume, que les seigneuries, du moins les plus importantes, ne seroient jamais réunies sur une même tête. Plusieurs exemples avoient au contraire établi l’usage opposé; et la France n’ayant aucun fief[120] masculin, les alliances et les mariages pouvoient porter dans une maison d’assez grandes possessions pour rompre toute espèce d’équilibre. Si cet événement arrivoit en faveur de quelqu’un des grands vassaux de la couronne, ne devoit-il pas enfin s’affranchir de tous les devoirs embarrassans du vasselage, et son exemple n’auroit-il pas été contagieux? Si de grands héritages fondoient au contraire dans la maison des Capétiens, ne devoient-ils pas se servir de la supériorité de leurs forces pour les augmenter encore, changer la nature des fiefs, diminuer les devoirs des suzerains, et contraindre peu à peu leurs vassaux à devenir leurs sujets? C’est l’histoire de la ruine de ces quatre appuis du gouvernement féodal, qui forme en quelque sorte toute l’histoire des Français jusqu’au règne de Philippe-de-Valois.
Mais cette révolution devoit être très-lente; les appuis de l’indépendance des fiefs ne pouvant, par la nature même du gouvernement, être détruits subitement et à la fois, les seigneurs les plus à portée d’établir leur autorité sur les ruines de l’anarchie féodale, ou de profiter de leurs forces, devoient se voir contraints à ne faire que des progrès insensibles. Après avoir renversé les fondemens de la licence des seigneurs, il faudra encore combattre contre les préjugés que cette licence même leur aura donnés. Après s’être trop avancé, il faudra revenir sur ses pas; et en ne précipitant point les événemens, donner le temps aux esprits de s’accoutumer avec les nouveautés et de prendre de nouvelles habitudes.
Mais pendant ce flux et reflux de révolutions contraires, il étoit d’autant plus à craindre que le clergé, de jour en jour plus puissant, ne parvînt à s’emparer de toute la puissance publique, que tout l’occident, occupé des croisades, de la conquête de la Terre-Sainte, de la ruine du mahométisme, d’indulgences et d’excommunications, regardoit les papes comme les généraux de toutes les entreprises sur terre, et les arbitres du salut dans l’autre vie.
Les premiers abus que la cour de Rome fit de son crédit, dans les temps mêmes où il subsistoit encore des lois et une puissance dans les nations, annonçoient tout ce qu’elle oseroit entreprendre, quand l’anarchie auroit donné naissance au gouvernement féodal, et que de toutes parts de simples évêques se seroient érigés en souverains. Grégoire VII, contemporain de notre Philippe I, avoit prétendu qu’il n’y avoit point d’autre puissance dans le monde que la sienne. Faisant à l’égard des empereurs et des rois les mêmes raisonnemens que les évêques employoient pour étendre la compétence de leurs justices, il voulut les accoutumer à ne se croire que les vassaux-liges de son sacerdoce. Magistrat général de toute la chrétienté, il crut qu’il pouvoit seul se revêtir des ornemens impériaux, et faire de nouvelles lois, auxquelles on devoit obéir sans examen. Il ordonna aux rois de se prosterner à ses pieds, et pensa que Saint Pierre avoit obtenu pour ses successeurs le privilége insigne de devenir impeccables.
C’est aux écrivains qui traitoient l’histoire d’Allemagne, comme je traite l’histoire de France, à nous présenter le tableau funeste de la rivalité du sacerdoce et de l’Empire, et leurs combats; car les rois de Germanie, en portant leurs armes en Italie, offensèrent les premiers les prétentions que les papes s’étoient faites de disposer de toutes les couronnes, et attirèrent principalement sur eux la colère ambitieuse de la cour de Rome. Les souverains pontifes ménagèrent, il est vrai, la France, pendant qu’ils troubloient l’Empire; et en s’appliquant à faire reconnoître leur autorité en Allemagne et en Italie, ils eurent la prudence de ne se pas faire des ennemis implacables dans les autres états de la chrétienté; mais les instrumens de leur puissance étoient répandus de toute part, et par-tout ils inspiroient la terreur. Les maux que la cour de Rome faisoit aux empereurs qui avoient l’audace de lui résister, l’extrême misère dans laquelle mourut Henri IV, et l’humiliation de Frédéric I et de Henri VI, étoient des leçons bien effrayantes pour quiconque entreprendroit en France de résister à la puissance ecclésiastique. On avoit eu occasion d’en pressentir les suites dangereuses. Le roi Robert, excommunié par Grégoire V, étoit devenu odieux à son royaume, et se vit en quelque sorte abandonné par ses propre domestiques qui craignoient de l’approcher. Qui ne peut pas craindre les excès où se porte la religion, quand elle dégénère en fanatisme? Enfin, on peut voir dans tous les historiens avec quelle modération Philippe-Auguste lui-même se comporta à l’égard de la cour de Rome, combien il avoit peur de l’offenser, et redoutoit son ressentiment.
C’est avec cette masse énorme de pouvoir que la cour de Rome protégeoit les usurpations du clergé de France. Tout devoit, ce semble, en être accablé; et si les papes et nos évêques avoient eu cette politique profonde ou subtile que leur supposent quelques écrivains, il n’est point douteux qu’étant maîtres des consciences et des tribunaux, et par conséquent des pensées, des coutumes et des lois, leur autorité ne se fût affermie sur les ruines de l’anarchie féodale. Les circonstances favorables où les ecclésiastiques se trouvèrent, ont tout fait pour eux; et quand elles changèrent, leur grandeur, ainsi qu’on le verra, s’évanouit.
Je le remarquerai en finissant ce chapitre; les prétentions de la cour de Rome et des évêques, qui nous paroissent aujourd’hui monstrueuses, n’avoient rien d’extraordinaire dans le temps où régnoient les premiers Capétiens; elles n’étoient que trop analogues aux préjugés absurdes que le droit des fiefs avoit fait naître sur la nature de la société, et à la manière dont chacun se faisoit des priviléges et des prérogatives. L’ignorance profonde où on étoit plongé, laissoit paroître tout raisonnable, et rendoit tout possible. Le clergé pouvoit se faire illusion à lui-même; ne voyant aucune loi ni aucune autorité respectées, ne trouvant par-tout que les ravages de la barbarie et de l’anarchie, il regardoit peut-être son pouvoir comme le seul remède qu’il fût possible d’appliquer avec succès aux maux de l’état. Peut-être croyoit-il devoir se rendre tout-puissant pour détruire le duel judiciaire, accréditer les trèves qu’il ordonnoit d’observer dans les jours que la religion consacre d’une façon plus particulière au culte de Dieu, inspirer le goût pour la paix, et jeter les semences d’une police plus régulière. On a fait trop d’honneur à l’humanité, en exigeant que le clergé se comportât avec plus de retenue, quand tout concouroit à tromper son zèle et servir son ambition. Au lieu de déclamer avec emportement contre les entreprises des papes et des évêques, il n’auroit fallu que plaindre l’aveuglement de nos pères et les malheurs des temps.
CHAPITRE VI.
Ruine d’un des appuis du gouvernement féodal, l’égalité des forces.—Des causes qui contribuèrent à augmenter considérablement la puissance de Philippe-Auguste.
Du principe incontestable qu’on ne pouvoit être jugé que par ses pairs dans les justices féodales, et jamais par des vassaux d’une classe inférieure, il résulte que chaque suzerain auroit dû avoir autant de cours différentes de justice qu’il possédoit de seigneuries d’un ordre différent. La cour des assises du roi, aussi ancienne que la monarchie, et que l’on commença à nommer parlement vers le milieu du treizième siècle, n’étant, par la nature du gouvernement féodal, et ne devant être composée que des seigneurs qui relevoient immédiatement de la couronne, auroit dû être toujours distinguée des autres cours de justice que Hugues-Capet et ses premiers successeurs tenoient en qualité de ducs de France ou de comtes de Paris et d’Orléans. Il auroit donc fallu ne former le parlement que des pairs du royaume, et en fermer l’entrée aux simples barons du duché de France, qui auroient assisté de leur côté aux assises de la seigneurie dont ils relevoient.
Tant de précision ne convenoit ni au caractère inconsidéré des seigneurs Français, ni à leur ignorance, ni à la manière dont leur gouvernement s’étoit formé. Les Capétiens ayant confondu toutes leurs dignités, et ne prenant plus que le titre de rois, il arriva, quels que fussent les seigneurs qu’ils convoquoient pour tenir leurs plaids, que cette cour fut appelée la cour du roi, et une équivoque de mot suffit pour détruire un des principes le plus essentiel du gouvernement féodal, ainsi que les tracasseries de la famille de Louis-le-Débonnaire avoient autrefois suffi pour l’établir. Les vassaux immédiats de la couronne savoient qu’ils ne pouvoient être jugés qu’à la cour du roi; mais voyant en même-temps qu’on appeloit de ce nom les assises où les Capétiens invitoient indifféremment tous les seigneurs, dont ils recevoient l’hommage à différent titre, ils ne firent aucune difficulté d’y comparoître, lorsqu’ils ne voulurent pas terminer leurs différens par la voie de la guerre, et reconnurent ainsi pour juges compétens, des seigneurs d’un ordre inférieur.
Cette imprudence énorme, mais qui peint si bien le caractère de notre nation, fut la première cause de la décadence du gouvernement féodal. Dans le temps que les vassaux les plus puissans de la couronne affectoient des distinctions particulières, dédaignoient de se confondre avec leurs pairs dont les terres étoient moins considérables, et réussirent à former une classe séparée des seigneurs qui relevoient comme eux, immédiatement de la couronne; par quelle inconséquence[121] souffroient-ils qu’une cour, qui devoit juger leurs querelles, se remplît des simples barons du duché de France ou du comte d’Orléans? Pourquoi leur vanité n’en étoit-elle pas blessée? D’ailleurs, ces seigneurs du second ordre étoient, je l’ai déjà dit, jaloux de la supériorité et de la puissance des grands vassaux; et ne pouvant s’élever jusqu’à eux, ils auroient voulu les dégrader pour devenir leurs égaux. Étoit-il donc difficile de prévoir que ces juges, aussi attachés aux intérêts du roi que son chancelier, son chambellan, son boutillier et son connétable, qui, par un plus grand abus encore, siégèrent aussi au parlement, ne consulteroient pas toujours dans leurs jugemens les règles d’une exacte justice, et se feroient un devoir de dégrader la dignité des premiers fiefs?
La confiance que les grands vassaux avoient en leurs forces, les empêcha sans doute d’être attentifs à la forme que prenoit le parlement, auquel ils avoient rarement recours. Mais s’ils étoient alors en état de ne pas obéir à ses arrêts, ils devoient craindre que les circonstances ne changeassent, que la situation de leurs affaires ne leur permît pas toujours d’entreprendre une guerre, et d’opposer la force des armes à un jugement qui les blesseroit. Il eût été prudent de se préparer une ressource à la faveur des détours et des longueurs de procédure auxquels une cour de justice est toujours assujettie. Dans l’instabilité où étoit le droit français, les grands vassaux devoient craindre mille révolutions; et pour les prévenir, devoient ne pas permettre que les barons, qui n’étoient pas pairs du royaume, fussent les juges des prérogatives de la pairie.
Jamais, en effet, leurs justices n’auroient souffert une atteinte aussi considérable que celle qui leur fut portée sous le règne de Philippe-Auguste, par l’établissement «de l’appel en déni[122] de justice, ou défaute de droit», si le parlement n’avoit pas été rempli de seigneurs, toujours portés, par leur jalousie, à accréditer la jurisprudence et les nouveautés les plus contraires à la dignité et aux intérêts des grands vassaux. Jamais les pairs n’auroient permis que leurs vassaux eussent violé la majesté de leur cour, en les citant à celle du roi. Jamais ils ne se seroient dégradés au point d’autoriser Louis VIII à faire ajourner la comtesse de Flandre par deux simples chevaliers.
Une vanité mal entendue mit le comble à leur imprudence. Les pairs laïcs, trop puissans pour se conduire avec la circonspection timide des pairs ecclésiastiques, et préférer comme eux les voies de paix à celles de la guerre, se persuadèrent qu’il n’étoit plus de leur dignité de venir se confondre avec les seigneurs du second ordre dans la cour du roi. Quand ils y furent convoqués, ils ne manquèrent presque jamais d’une excuse pour ne pas s’y rendre; et le prince, qui craignoit leur présence, avoit intérêt de trouver leur absence légitime. Dès-lors, ils n’eurent aucune occasion de conférer ensemble, et en s’aidant mutuellement de leurs lumières et de leurs conseils, de prévoir les dangers qu’ils avoient à craindre, d’y remédier d’avance, d’affermir les coutumes, et de s’unir par des traités qui ne leur donnassent qu’un même intérêt, ou qui leur apprissent du moins à soupçonner qu’ils n’en devoient avoir qu’un.
Toujours jaloux, au contraire, les uns des autres, autant que du roi, et toujours trompés par des espérances éloignées, ou par quelque avantage présent et passager, ils ne comprirent pas que de la postérité de chacun en particulier dépendoit le salut de tous. C’est de cette erreur que devoit naître un gouvernement plus régulier en France, parce qu’elle devoit multiplier les vices et les désordres des fiefs. Au lieu d’entretenir entre eux de fréquentes négociations, et d’assembler souvent des congrès, ainsi qu’on avoit coutume de faire, quand il s’agissoit de préparer une expédition dans la Terre-Sainte, ou de s’opposer aux entreprises du clergé, ils en sentirent moins l’importance, parce qu’ils se voyoient moins fréquemment, et travaillèrent au contraire à se ruiner mutuellement. Cependant le roi profitoit sans peine de leur absence, pour engager les barons à porter les jugemens les plus favorables à ses intérêts, ou plutôt il n’y convoqua que des prélats et des seigneurs dévoués à ses volontés. Il étoit le maître de faire autoriser toutes ses démarches par des arrêts de sa cour. Ses ennemis, qu’on regardoit comme des vassaux rebelles et félons, devenoient odieux; on les accusoit de troubler la paix publique, tandis que le roi paroissoit respecter les coutumes et les protéger.
Philippe-Auguste, prince jaloux de ses droits, avide d’en acquérir de nouveaux, assez hardi pour former de grandes entreprises, assez prudent pour en préparer le succès, profita habilement de ces avantages; et l’autorité royale, jusqu’à lui pressée, foulée, bornée de toutes parts, commença à prendre un ascendant marqué, quoique Richard I, avec les mêmes passions, des talens aussi grands, et des forces considérables, l’empêchât d’abord de se livrer à son ambition. Le roi d’Angleterre, si je puis parler ainsi, étoit le tribun des fiefs en France. Richard mourut, et Philippe, impatient d’étendre sa puissance, se vengea sur Jean-sans-Terre de la contrainte où il avoit été retenu.
Le successeur de Richard avoit ces vices bas et obscurs qui excluent tous talens. Moins Jean-sans-Terre étoit capable de conserver sa fortune, d’imiter ses prédécesseurs et de défendre les droits de ses fiefs, plus l’intérêt commun auroit dû lui donner d’alliés et de défenseurs. Personne cependant ne voulut ou n’osa embrasser sa défense. Prêt à succomber sous les armes de Philippe-Auguste, il ne lui reste d’autre ressource que de se jeter entre les bras de la cour de Rome. Tandis qu’il implore sa protection, en dégradant la couronne d’Angleterre, et qu’il engage le pape à menacer le roi de France de censures ecclésiastiques, s’il refuse de faire la paix ou une trève, le duc de Bourgogne et la comtesse de Champagne, ses ennemis, rassurent Philippe, l’invitent à poursuivre son entreprise, lui donnent des secours, et s’engagent, par un traité, à ne se prêter sans lui à aucun accommodement avec la cour de Rome. Toute la France se livra à la passion du roi, qui fit rendre dans son parlement cet arrêt célèbre par lequel Jean-sans-Terre fut condamné à mort pour le meurtre de son neveu Artus, duc de Bretagne, et qui déclaroit tous les domaines qu’il possédoit en deçà de la mer, confisqués au profit de la couronne.
Aucune loi n’autorisoit un pareil jugement. En suivant l’esprit des coutumes féodales, on ne pouvoit punir Jean-sans-Terre que par la perte de sa suzeraineté sur la Bretagne, qui étoit un fief du duché de Normandie; on devoit accorder un dédommagement aux Bretons, en leur abandonnant quelques terres importantes de Jean-sans-Terre, qui étoit coupable envers son vassal, et non pas envers son seigneur. Mais il s’étoit rendu à la fois trop odieux et trop méprisable; Philippe étoit trop puissant, et la Bretagne avoit trop peu de crédit pour que l’on consultât avec une certaine exactitude les règles et les intérêts du gouvernement féodal. On condamna Jean-sans-Terre par emportement à perdre la vie et ses fiefs, sans songer qu’on fournissoit aux suzerains un nouveau moyen de s’enrichir des dépouilles de leurs vassaux, et qu’on donnoit un exemple funeste aux droits et à l’indépendance de tous les seigneurs. L’indignation indiscrète qui avoit dicté ce jugement, augmenta encore par l’impuissance où Philippe-Auguste étoit de le faire exécuter. La haine contre Jean-sans-Terre fit faire des efforts extraordinaires, qui ne servirent qu’à ébranler le gouvernement féodal, en faisant passer entre les mains du roi la plus grande partie des domaines de son ennemi.
Sans doute qu’après l’acquisition de la Normandie, de l’Anjou, du Maine, de la Tourraine, du Poitou, de l’Auvergne, du Vermandois, de l’Artois, etc. le règne de Philippe-Auguste auroit été l’époque de la ruine entière du gouvernement des fiefs, si le roi Robert et Henri I ne se fussent pas autrefois désaisis du duché de[123] Bourgogne qui leur avoit appartenu, et que Louis-le-Jeune, moins délicat en amour, n’eût pas perdu, en répudiant Eléonore d’Aquitaine, les états considérables que cette héritière porta dans la maison des ducs de Normandie. Philippe-Auguste, riche, puissant, victorieux, dont les seigneuries et les domaines auroient enveloppé tout le royaume, auroit pu parler en maître à ses barons, parce qu’il auroit intimidé par sa puissance les comtes de Flandre, de Toulouse et de Champagne, à qui la situation de l’Europe ne permettoit pas d’espérer les secours étrangers. Les prérogatives royales, jusqu’alors équivoques, incertaines et contestées, seroient devenues des droits certains et incontestables. Les coutumes, en s’affermissant, auroient préparé les esprits à être moins audacieux et moins inconstans. A force d’examiner et de rechercher les devoirs auxquels la foi donnée et reçue doit obliger une nation qui veut jouir de quelque tranquillité, on seroit parvenu à connoître la nécessité de substituer des lois à des coutumes, d’établir une puissance législative, et les moyens de la faire respecter.
Après les succès que Philippe-Auguste avoit obtenus sur Jean-sans-Terre, il n’y avoit plus d’égalité de force entre le roi et chacun des grands vassaux en particulier; cependant ces derniers étoient encore assez puissans pour se faire craindre. Il falloit, en les ménageant, ne pas leur faire sentir la faute qu’ils avoient faite d’abandonner les intérêts du duc de Normandie, qui, par la position de ses domaines, étoit plus propre que tout autre seigneur à imposer au roi. Leur union pouvoit encore suspendre la fortune des Capétiens, dont les progrès seuls pouvoient faire cesser l’anarchie. Les seigneurs les plus puissans comprirent qu’il falloit commencer à avoir des complaisances pour le roi. Philippe sentit qu’il ne devoit pas en abuser. Assez riche pour ne plus se contenter du service de ses vassaux; il eut des troupes à la solde, nouveauté pernicieuse aux fiefs, et qui le mit en état de faire la guerre en tout temps, et de profiter de ses avantages. Jugeant dès-lors que sa famille étoit désormais affermie sur le trône, il négligea, comme un soin superflu, de faire consacrer son fils avant sa mort. Son règne, en un mot, annonçoit une révolution d’autant plus prochaine dans les principes du gouvernement, qu’un autre appui de la souveraineté des fiefs étoit ébranlé, je veux parler de l’établissement des communes, qui s’accréditoit de jour en jour, et faisoit perdre aux seigneurs l’autorité qu’ils exerçoient sur leurs sujets.
CHAPITRE VII.
De l’établissement et du progrès des communes.—Ruine d’un troisième appui de la police féodale; les justices des seigneurs perdent leur souveraineté.
Les seigneurs qui furent les premiers appauvris par leurs guerres domestiques, leur défaut d’économie, et la misère dans laquelle la dureté de leur gouvernement fit tomber leurs sujets, n’imaginèrent point d’autre ressource pour subsister et se soutenir, que d’entrer à main armée sur les terres de leurs voisins, d’en piller les habitans, ou d’exercer une sorte de piraterie sur les chemins, en mettant les passans à contribution. Les seigneurs, dont le territoire avoit été violé, ne tardèrent pas à user de représailles; et sous prétexte de venger leurs sujets, pillèrent à leur tour ceux de leurs voisins.
Ce brigandage atroce, dont le peuple étoit toujours la victime, et qui portoit les maux de la guerre dans toutes les parties du royaume, étoit en quelque sorte devenu un nouveau droit seigneurial; lorsque Louis-le-Gros, dont les domaines n’étoient pas plus respectés que ceux des autres seigneurs, et occupé d’ailleurs par une foule d’affaires, pensa à mettre ses sujets en état de se défendre par eux-mêmes contre cette tyrannie. Peut-être comprit-il, ce qui demanderoit un effort de raison bien extraordinaire dans le siècle où ce prince vivoit, qu’en rendant ses sujets heureux, il se rendroit lui-même plus puissant et plus riche. Peut-être ne traita-t-il avec ses villes de leur liberté, que gagné par l’appas de l’argent comptant qu’on lui offrit; et dans ce cas là même, il faudroit encore le louer de ne l’avoir pas pris sans rien accorder. Quoi qu’il en soit, il rendit son joug plus léger, et leur vendit comme des privilèges, des droits que la nature donne à tous les hommes; c’est ce qu’on appelle le droit de[124] commune ou de communauté. A son exemple, les seigneurs, toujours accablés de besoins, et ravis de trouver une ressource qui rétablissoit leurs finances, ne tardèrent pas à vendre à leurs sujets la liberté qu’ils leur avoient ôtée.
Les bourgeois acquirent le droit de disposer de leurs biens, et de changer à leur gré de domicile. On voit abolir presque toutes ces coutumes barbares auxquelles j’ai dit qu’ils avoient été assujettis; et suivant qu’ils furent plus habiles, ou eurent affaire à des seigneurs plus humains ou plus intelligens, ils obtinrent des chartes plus avantageuses. Dans quelques villes on fixa les redevances et les tailles que chaque habitant payeroit désormais à son seigneur. Dans d’autres on convint qu’elles n’excéderoient jamais une certaine somme qui fut réglée. On détermina les cas particuliers dans lesquels on pourroit demander aux nouvelles communautés des aides ou subsides extraordinaires. Quelques-unes obtinrent le privilége de ne point suivre leur seigneur à la guerre; d’autres, de ne marcher que quand il commanderoit ses forces en personne, et presque toutes, de ne le suivre qu’à une distance telle que les hommes, commandés pour l’arrière-ban, pussent revenir le soir même dans leurs maisons.
Les villes devinrent en quelque sorte de petites républiques; dans les unes les bourgeois choisissoient eux-mêmes un certain nombre d’habitans pour gérer les affaires de la communauté; dans d’autres le prévôt ou le juge du seigneur nommoit ces officiers connus sous les noms de maire, de consuls ou d’échevins. Ici les officiers en place désignoient eux-mêmes leurs successeurs, ailleurs ils présentoient seulement à leur seigneur plusieurs candidats, parmi lesquels il élisoit ceux qui lui étoient les plus agréables. Ces magistrats municipaux ne jouissoient pas par-tout des mêmes prérogatives; les uns faisoient seuls les rôles des tailles et des différentes impositions; les autres y procédoient conjointement avec les officiers de justice du seigneur. Ici ils étoient juges, quant au civil et au criminel, de tous les bourgeois de leur communauté, là ils ne servoient que d’assesseurs au prévôt, ou n’avoient même que le droit d’assister à l’instruction du procès. Mais ils conféroient par-tout le droit de bourgeoisie à ceux qui venoient s’établir dans leur ville, recevoient le serment que chaque bourgeois prêtoit à la commune, et gardoient le sceau dont elle scelloit les actes.
Les bourgeois se partagèrent en compagnies de milice, formèrent des corps réguliers, se disciplinèrent sous des chefs qu’ils avoient choisis, furent les maîtres des fortifications[125] de leur ville, et se gardèrent eux-mêmes. Les communes, en un mot, acquirent le droit de guerre, non pas simplement parce qu’elles étoient armées, et que le droit naturel autorise à repousser la violence par la force, quand la loi et le magistrat ne veillent pas à la sûreté publique; mais parce que les seigneurs leur cédèrent à cet égard leur propre autorité, et leur permirent expressément de demander, par la voie des armes, la réparation des injures ou des torts qu’on leur feroit.
Dès que quelques villes eurent traité de leur liberté, il se fit une révolution générale dans les esprits. Les bourgeois sortirent subitement de cette stupidité où la misère de leur situation les avoit jetés. On auroit dit que quelques-uns distinguoient déjà les droits de la souveraineté, des rapines de la tyrannie. Dans une province alors dépendante de l’Empire, mais où les coutumes avoient presque toujours été les mêmes qu’en France, quelques communes forcèrent leur seigneur à reconnoître que les impôts qu’il avoit levés sur elles, étoient autant d’exactions tyranniques. Ce ne fut qu’à ce prix que les habitans du Briançonnois exemptèrent Humbert II de leur restituer les impositions qu’il les avoit contraint de payer, et poussèrent la générosité jusqu’à lui remettre le péché qu’il avoit commis par son injustice.
L’espérance d’un meilleur sort fit sentir vivement au peuples la misère présente. Prêt à tout oser et à tout entreprendre, il paroissoit disposé à profiter des divisions des seigneurs pour s’affranchir, par quelque violence, d’un joug qui lui paroissoit plus insupportable, depuis qu’il commençoit à sentir les douceurs de la liberté. Quelques villes durent peut-être leur affranchissement à une révolte; mais il est sûr du moins que plusieurs n’attendirent pas une charte de leur seigneur pour se former[126] en commune. Elles se firent des officiers, une juridiction et des droits; et lorsqu’on voulut attaquer leurs privilèges, elles ne se défendirent pas en rapportant des chartes, des traités ou des conventions, mais en alléguant la coutume. Elles demandèrent à leur seigneur de représenter lui-même le titre sur lequel il fondoit son droit, et le contraignirent à respecter leur liberté.
Le pouvoir que venoient d’acquérir les bourgeois, loin de nuire à la dignité des fiefs, l’auroit augmentée et affermie, si les seigneurs avoient traité de bonne foi. Le peuple, toujours trop reconnoissant des bontés stériles dont les grands l’honorent, auroit adopté la main qui l’avoit délivré du joug; et trop heureux de servir ses maîtres, il ne seroit devenu plus fort et plus riche que pour leur prêter ses forces et ses richesses. Mais les seigneurs, qui n’étoient humains et justes que par un vil intérêt, en accordant des chartes, laissèrent pénétrer leur dessein de violer leurs engagemens, quand ils le pourroient sans danger. Jaloux des biens qu’une liberté naissante commençoit à produire, ils se repentirent de l’avoir vendue à trop bon marché. Ils chicanèrent continuellement les communes, firent naître des divisions dans la bourgeoisie, ou du moins les fomentèrent, dans l’espérance de recouvrer les droits qu’ils avoient aliénés, et qu’ils vouloient reprendre pour les revendre encore. De là cette défiance des villes qui les porta quelquefois à demander que le roi[127] fût garant des traités qu’elles passoient avec leurs seigneurs. Les craintes de ces communes étoient si vives et si bien fondées, que quelques-unes consentirent même à lui payer un tribut annuel, afin qu’il prît leurs priviléges sous sa protection. Cette garantie des Capétiens devint entre leurs mains un titre pour se mêler du gouvernement des seigneurs dans leurs terres; et ce nouveau droit leur servit à se faire de nouvelles prérogatives, et accréditer les nouveautés avantageuses qu’ils vouloient établir.
Plus les communes prenoient de précautions contre leurs seigneurs, plus elles s’accoutumoient à les regarder comme leurs ennemis, et le devenoient en effet. Ces haines d’abord cachées se montrèrent sans ménagement, après que Philippe-Auguste eut dépouillé Jean-sans-Terre de la plus grande partie de ses domaines. Les seigneurs perdirent alors tout le pouvoir dont les bourgeois s’étoient emparés, parce que les communes ne voulurent plus dépendre que du roi, qu’elles regardoient comme un protecteur désormais assez puissant pour leur conserver les droits qu’elles avoient acquis. Toujours prêtes, sous le plus léger prétexte, à désobéir à leurs seigneurs et à leur nuire, elles favorisèrent en toute rencontre les entreprises du prince, qui avoit le même intérêt d’abaisser les seigneurs. Louis VIII, trompé par son ambition et le dévouement de la bourgeoisie à ses ordres, crut en effet être le maître[128] de toutes les villes où la commune étoit établie, et laissa à ses successeurs le soin de réaliser cette prétention.
Il semble que les milices bourgeoises et le droit de guerre dont les villes jouissoient, auroient dû augmenter les troubles et les désordres de l’état en multipliant les hostilités; au contraire, elles devinrent plus rares. Des bourgeois, occupés de leurs arts et de leur commerce, et qui vraisemblablement n’auroient pu faire des conquêtes que pour le profit de leur seigneur ou du protecteur de leurs droits, ne devoient pas, en sortant de la servitude, devenir ambitieux et conquérans. Favoriser la culture des terres, protéger la liberté des chemins, et les purger des douanes et des brigands qui les infestoient, c’étoit l’unique objet de leur politique. Les forces des communes durent même rendre moins fréquentes les hostilités que les seigneurs faisoient les uns contre les autres. Ceux qui étoient assez puissans pour faire la guerre dans la vue de s’agrandir, durent être moins entreprenans, parce qu’ils ne trouvèrent plus de villes sans défense et qu’il fût aisé de surprendre et de piller. Les difficultés qui se multiplioient, mirent des entraves à leur ambition, en même temps qu’ils avoient besoin d’un plus grand nombre de troupes et de les retenir plus long-temps rassemblées; parce que les opérations de la guerre devenoient plus difficiles et plus importantes, ils pouvoient moins rassembler de soldats, et éprouvoient plus d’indocilité de la part de leurs sujets.
A l’égard des seigneurs d’une classe inférieure, qui ne prenoient les armes que pour butiner, ils ne trouvèrent plus le même avantage à faire cette guerre odieuse. Plus foibles que les communes, ils apprirent à les respecter, ou plutôt à les craindre. Obligés de renoncer à une piraterie qui avoit fait leur principal revenu, ils ne furent plus en état de se fortifier dans leurs châteaux, et le droit de guerre, qui ne devoit servir désormais qu’à leur faire sentir leur foiblesse, leur devint à charge. C’est de cette révolution dans la fortune des seigneurs, que prirent vraisemblablement naissance les appels en déni «déni de justice ou défaute de droit»; au lieu de déclarer la guerre à son suzerain qui refusoit de juger, on aima mieux porter ses plaintes au seigneur dont il relevoit. Cet usage, s’accréditant peu à peu dans les dernières classes des fiefs, fut ensuite avidement adopté par quelques barons qui cherchoient à dégrader la justice de leurs suzerains, et devint enfin sous le règne de Louis VIII une coutume générale du royaume, et contre laquelle les plus grands vassaux même n’osèrent se soulever.
C’est aussi dans ce temps-là, et par les mêmes raisons, que se forma la nouvelle jurisprudence des[129] assuremens; c’est-à-dire, que quand un seigneur craignoit qu’un de ses voisins ne formât quelque entreprise contre lui, il l’ajournoit devant la justice de son suzerain, et le forçoit à lui donner un acte par lequel il s’engageoit à ne lui faire aucun tort ni directement ni indirectement. En violant son assurement, un vassal cessoit d’être sous la protection de son suzerain, qui, pour venger l’honneur de sa justice outragée lui faisoit la guerre de concert avec son ennemi, et le faisoit périr du dernier supplice, s’il se saisissoit de sa personne. Cette première nouveauté en produisit une seconde encore plus favorable à la tranquillité publique. Les barons, toujours attentifs à se faire de nouveaux droits, n’attendirent pas d’en être requis pour ordonner des assuremens. Ils ajournèrent leurs vassaux à leur tribunal, lorsqu’ils voyoient s’élever entre eux quelque sujet de querelle, et les forcèrent à se donner des assuremens réciproques.
Il est un certain bon ordre dont la politique fait peu de cas; c’est celui qui est plutôt l’ouvrage de la force ou de la foiblesse, que de la raison ou d’une loi fixe qui instruise les citoyens de leurs devoirs, et leur fasse aimer leur situation en la rendant heureuse. Depuis l’établissement des communes et les conquêtes de Philippe-Auguste, le gouvernement féodal produisoit moins de maux sans avoir moins de vices. Toujours sans règle, toujours sans principe de stabilité, toujours abandonné à des coutumes incertaines et inconstantes, il ne falloit encore qu’un prince foible et quelques seigneurs habiles et entreprenans, pour renverser les usages salutaires qui commençoient à s’établir, et pour replonger le royaume dans sa première anarchie. Le gouvernement ressembloit à ces hommes méchans, dont on contraint la liberté, mais dont on ne change pas le caractère, et qui commettront de nouveaux forfaits, s’ils peuvent rompre leurs fers.
Telle étoit la situation des Français, lorsque S. Louis, mieux instruit que ces prédécesseurs des règles que la providence s’impose dans le gouvernement de l’univers, proscrivit des terres de son domaine, l’absurde procédure des duels judiciaires. Il ordonna[130], quel que fût un procès, soit en matière civile, soit en matière criminelle, qu’on prouveroit son droit ou son innocence par des chartes, des titres ou des témoins. Comme il ne fut plus permis de se battre contre sa partie ni contre les témoins qu’elle produisoit, on défendit à plus fortes raisons de défier ses juges et de les appeler au combat. Saint-Louis, cependant, conserva l’ancienne expression «d’appel de faux jugement,» qui désignoit un combat en champ clos, pour signifier la forme nouvelle des appels qu’il établit dans ses justices, et dont les tribunaux ecclésiastiques lui donnèrent l’idée.
La partie qui crut que ses juges ne lui avoient pas rendu justice, appela de leur jugement, mais sans ajouter à son appel aucune expression injurieuse. Le juge respecté par le plaideur, ne descendit plus en champ clos pour lui prouver, parce qu’il étoit brave, qu’il avoit jugé avec équité; mais toutes les pièces du procès furent portées à un juge supérieur en dignité, qui, après les avoir examinées, cassa ou confirma la sentence. Des prévôts[131], par exemple, que les Capétiens avoient répandus dans les différentes parties de leurs domaines, pour y percevoir leurs revenus, commander la milice du pays et y administrer la justice en leur nom, on appeloit aux baillis, magistrats supérieurs que Philippe-Auguste avoit créés pour avoir inspection sur la conduite des prévôts, lorsqu’il supprima la charge de sénéchal de sa cour; et de ceux-ci on remontoit par un nouvel appel jusqu’au roi.
Malgré quelques inconvéniens toujours inséparables d’un établissement nouveau, et qui portèrent Philippe-le-Bel à autoriser encore le duel judiciaire dans de certains cas où il y avoit de fortes présomptions contre un accusé, sans qu’il fût possible de le convaincre par des témoins, la nouvelle jurisprudence de S. Louis eut le plus grand succès. La piété éminente de ce prince ne permit pas de penser que sa réforme fût une censure de la providence. Tout le monde ouvrit les yeux, et la plupart des seigneurs, étonnés d’avoir été attachés pendant si long-temps à une coutume insensée, adoptèrent dans leurs terres la forme des jugemens qui se pratiquoit dans les justices royales.
Mais en faisant une chose très-sage, et dont les suites devoient être très-utiles à la nation, ils commirent une faute énorme, s’ils ne consultèrent que les intérêts de leur dignité. Il leur étoit facile d’interdire le duel judiciaire, et de conserver en même temps la souveraineté de leurs justices: il ne falloit que ne pas adopter l’usage du nouvel appel dans toute son étendue. S’il étoit raisonnable pour contenir les juges dans le devoir, de les exposer à l’affront de voir réformer leurs jugemens, quand ils auroient mal jugé, ne suffisoit-il pas d’autoriser les parties condamnées à demander, à la cour même qui les auroit jugées, un simple amendement de jugement ou la révision du procès? Cette jurisprudence étoit pratiquée, je ne dis pas au parlement, c’est-à-dire, à la cour féodale du roi, mais à cette espèce de tribunal[132] domestique que S. Louis s’érigea, et où il jugeoit avec ses ministres les appels que les sujets de ses domaines interjetoient des sentences de ses baillis.
Les seigneurs voyant que les justices royales, auparavant souveraines, chacune dans son ressort, n’étoient point avilies par la gradation des appels établis entre elles, et que les baillis armés chevaliers ne regardoient pas comme un affront qu’on examinât et réformât leurs sentences, laissèrent introduire la coutume d’appeler de la cour d’un vassal à celle de son suzerain; et les affaires furent ainsi portées successivement de seigneurs en seigneurs jusqu’au roi, dont on ne pouvoit appeler, parce qu’il étoit le dernier terme de la supériorité féodale. Cette nouvelle forme de procédure étoit moins propre à rendre les juges attentifs et intègres, qu’à vexer les plaideurs en les consumant en frais, et établir dans les tribunaux laïcs des longueurs aussi pernicieuses que celles qu’on éprouvoit dans les cours ecclésiastiques. Si les seigneurs ne comprirent pas que permettre d’appeler graduellement de leurs justices à celle du roi, c’étoit avilir leurs tribunaux, et rendre le roi maître de toute la jurisprudence du royaume; s’ils ne sentirent pas que la souveraineté dont ils jouissoient dans leurs terres, dépendoit de la souveraineté de leurs justices; s’ils ne virent pas que le prince, qui auroit droit de réformer leurs jugemens, les forceroit à juger suivant sa volonté, à se conformer par conséquent dans leurs actions aux coutumes qu’il voudroit accréditer, et deviendroit enfin leur législateur, c’est un aveuglement dont l’histoire, il faut l’avouer, n’offre que très-peu d’exemples. Il est vraisemblable qu’ils ne prévirent rien; car ils n’auroient pas consenti à sacrifier leur puissance au bien public.
Il est nécessaire, en finissant ce livre, de rechercher les différentes causes qui contribuèrent à cette révolution, d’autant plus extraordinaire, que ses progrès ne furent point successifs, mais si prompts et si généraux, que sous le règne de Philippe-le-Hardy, les justices des plus puissans vassaux de la couronne ressortissoient déjà à la cour du roi. On ne sauroit en douter, le temps nous a conservé des[133] lettres patentes de ce prince, qui prouvent le droit de ressort qu’il exerçoit sur les tribunaux mêmes d’Edouard I, roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine.
Avant le règne de S. Louis, les justices des seigneurs avoient déjà éprouvé plusieurs changemens considérables. Sans répéter ici ce que j’ai dit des entreprises du clergé, de l’indifférence avec laquelle on les vit d’abord, et des efforts inutiles qu’on fit dans la suite pour les réprimer; les barons[134], dans quelques provinces, n’étoient plus obligés de prêter des juges à ceux de leurs vassaux qui n’avoient pas assez d’hommes de fief pour tenir leur cour; ou ne permettoient pas que ces seigneurs d’une classe inférieure procédassent dans leurs terres au duel judiciaire. Quelques barons au contraire avoient tellement négligé leur justice, qu’ils n’avoient plus la liberté d’y présider; et d’autres, dans la crainte qu’on ne faussât leur jugement, avoient pris l’habitude d’appeler à leurs assises des juges de la cour du roi, que par respect il n’étoit pas permis de défier au combat, depuis que la prérogative royale avoit commencé à faire des progrès.
Les pairs mêmes du royaume avoient reconnu l’appel en défaute de droit; et il est encore certain qu’en Normandie on appeloit des justices des seigneurs à la cour de l’échiquier, lorsque les procès n’étoient pas jugés par la voie du combat; et on n’avoit point recours au duel judiciaire, quand il s’agissoit d’un fait notoire et public, ou qu’il n’étoit question que d’un point de droit dont plusieurs jugemens avoient déjà réglé la jurisprudence. Cette variété dans les coutumes les affoiblissoit toutes, et aucune révolution ne doit paroître ni extraordinaire ni dangereuse, quand les esprits ne se sont attachés à aucun principe uniforme et général.
Les seigneurs devoient être fort éloignés d’établir dans leurs justices féodales l’amendement du jugement dont je viens de parler; parce que cette procédure n’avoit été en usage que pour les[135] roturiers. En l’adoptant pour eux-mêmes, ils auroient cru déroger à leur dignité. Nous qui croyons aujourd’hui que la magistrature, l’emploi sans doute le plus auguste parmi les hommes, ne peut honorer que des bourgeois, excusons nos pères d’avoir pensé que la jurisprudence des bourgeois déshonoreroit des gentilshommes faits pour se battre. S. Louis condamna à une amende[136] envers le premier juge, les parties qui seroient déboutées de leur appel; l’appas étoit adroit; et la plupart des seigneurs, trompés par l’espérance d’avoir des amendes, furent les dupes de leur avarice. Si quelques-uns plus clair-voyans, ou moins dociles que les autres, voulurent conserver la souveraineté de leurs justices, ce prince, toujours conduit par ses bonnes intentions, ne se fit point un scrupule de les contraindre[137] à reconnoître l’appel de leurs tribunaux aux siens.
La bataille de Taillebourg consomma l’ouvrage. S. Louis victorieux pouvoit peut-être chasser Henri III de l’Aquitaine et des autres provinces qu’il possédoit encore en-deçà de la mer, et il lui accorda la paix, en restituant le Limousin, le Quercy, le Périgord, &c. On regarde communément ce traité comme une preuve des plus éclatantes de la piété, de la justice et de la générosité de S. Louis, et je crois qu’on a raison. Mais si ce prince eût eu la réputation d’être plus politique que bon chrétien, peut-être que cette générosité ne passeroit que pour le sage procédé d’un intérêt bien entendu. La restitution que fit S. Louis ne lui valut pas l’amitié du roi d’Angleterre, comme il s’en étoit flatté, mais elle lui soumit ce prince. Henri reconnut les appels; cet exemple en imposa à la vanité de la nation, et aucun seigneur n’osa affecter une indépendance dont un aussi puissant vassal que Henri III ne jouissoit plus dans ses domaines.
Fin du livre troisième.
OBSERVATIONS
SUR
L’HISTOIRE DE FRANCE.
LIVRE QUATRIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
Des changemens survenus dans les droits et les devoirs respectifs des suzerains et des vassaux.—Progrès de la prérogative royale jusqu’au règne de Philippe-le-Hardi.
Quoique le gouvernement féodal fût menacé d’une ruine prochaine par l’établissement des communes, les conquêtes de Philippe-Auguste et la jurisprudence des appels, les barons croyoient leur fortune plus affermie que jamais: ils se faisoient aisément illusion, parce qu’ils avoient conservé leur droit de guerre; et qu’ayant abusé de leurs forces, ils étendirent et multiplièrent leurs droits sur leurs vassaux, pendant que le roi augmentoit sa prérogative. Quand Louis VIII monta sur le trône, les baronies, les seigneuries qui en relevoient immédiatement, et les fiefs d’un ordre inférieur, n’étoient plus soumis les uns à l’égard des autres aux simples coutumes dont j’ai rendu compte dans les premiers chapitres du livre précédent. Cette loyauté et cette protection que les suzerains devoient à leurs vassaux, avoient été de toutes les coutumes féodales les plus méprisées. Si on parloit encore quelquefois le même langage sous le règne de S. Louis, ce n’étoit que par habitude, et pour ne pas effaroucher les seigneurs qu’on vouloit assujettir.
On a déjà vu que les hauts-justiciers cessèrent de prêter des juges à ceux de leurs vassaux qui n’avoient pas assez d’hommes pour tenir leurs assises; et cette nouveauté dut anéantir une foule de justices féodales. Le duel judiciaire ne se tint plus que dans les cours des barons; et le droit de[138] prévention qu’ils s’attribuèrent en même-temps sur les justices de leurs vassaux, à l’égard des délits dont elles avoient pris jusqu’alors connoissance, en dégrada les tribunaux, et les laissa en quelque sorte sans autorité. Enfin, la jurisprudence des assuremens inspira un tel orgueil aux barons, qu’accoutumés à parler en maîtres dans leurs justices, ils ne firent plus ajourner leurs vassaux que par de simples sergens. C’étoit les insulter, et révolter tous les préjugés du point d’honneur. Quand une injure devient un droit de sa dignité, et qu’on est parvenu à ne plus respecter l’opinion publique, il n’y a point d’excès auxquels on ne puisse se porter: aussi les seigneurs qui tenoient leurs terres en baronie, se firent-ils tous les jours de nouvelles prérogatives.
Un baron, sous le règne de S. Louis, pouvoit déjà s’emparer du château de son vassal, y renfermer ses prisonniers, et y mettre garnison pour faire la guerre avec plus d’avantage à ses ennemis, ou sous le prétexte souvent faux de défendre le pays. Si ce vassal possédoit quelque portion d’héritage qui fût à la bienséance de son suzerain, on ne le forçoit pas à la vendre, mais il étoit obligé de consentir à un échange. Il ne fut plus le maître d’aliéner une partie de sa terre pour former un fief. Il ne lui fut pas même permis d’accorder des priviléges à ses sujets, ou d’affranchir un serf de son domaine, sans le consentement de son suzerain, parce que c’eût été diminuer, ou, selon l’expression de Beaumanoir, «apeticer son fief.» On imagina les droits de rachat de lods et ventes; et sur le faux principe que tous les fiefs avoient été dans leur origine autant de bienfaits du seigneur dont ils relevoient, il parut convenable d’exiger des subsides de ses vassaux, ou du moins de lever une aide sur les habitans de leur fief, lorsque le suzerain armoit son fils aîné chevalier, marioit sa fille aînée, ou qu’étant prisonnier de guerre, il falloit payer sa rançon. Les barons s’arrogèrent sur les fiefs qui relevoient d’eux, un certain droit d’inspection qui donna naissance à la coutume appelée la garde noble. Les mineurs leur abandonnèrent en quelque sorte la jouissance de leurs terres, pour les payer d’une prétendue protection qui étoit dégénérée en une vraie tyrannie. Si le vassal ne laissoit qu’une héritière de ses biens, le suzerain pouvoit exiger qu’on ne la mariât pas sans son consentement, ou du moins sans son conseil.
Ce qui avoit principalement contribué à l’agrandissement de la puissance des barons, c’est que leur seigneurie n’étant point sujette à aucun[139] partage, passoit en entier au fils aîné; et que les terres qui en relevoient, se divisoient au contraire en différentes parties pour former des apanages à tous les enfans. Dans un temps où la force et les richesses décidoient de tout, les barons étoient toujours également riches et également puissans, tandis que leurs vassaux devenoient de jour en jour plus pauvres et plus foibles; ils devoient donc enfin parvenir à s’en rendre les maîtres. Les terres assujetties au démembrement pour doter les cadets, avoient conservé leur dignité et leurs droits, tant que les portions qui en furent détachées, continuèrent à en être autant de fiefs, et durent remplir à leur égard les devoirs du vasselage. Par-là le seigneur principal se trouvoit en quelque sorte dédommagé des partages que sa terre avoit soufferts, et s’il perdit une partie de son revenu, il conserva ses forces. Mais quelques cadets jaloux, selon les apparences, de la fortune de leur frère aîné, prétendirent bientôt ne lui devoir aucun service pour les parties qui composoient leurs apanages; ils lui refusèrent la foi et l’hommage, consentirent simplement de contribuer pour leurs parts au service que la terre entière devoit à son suzerain, et leur prétention devint bientôt un droit certain.
Les parties démembrées d’une seigneurie n’auroient dû jouir de cette indépendance, qu’autant qu’elles auroient été possédées par des frères du principal seigneur, puisque l’égalité que la naissance a mise entre des frères, avoit servi de prétexte pour établir cette égalité contraire aux maximes féodales; mais la coutume en ordonna autrement. Les enfans des cadets apanagés voulurent conserver le même privilége que leurs pères; et leurs possessions ne cessèrent en effet d’être tenues en parage, comme on parloit alors, ou ne commencèrent à être tenues en frérage, c’est-à-dire, à redevenir des fiefs de la terre dont elles avoient été séparées, que dans trois cas seulement: si elles passoient dans une famille étrangère; lorsque leur possesseur en prêtoit hommage à quelque seigneur étranger sous le consentement de celui dont il étoit parageau; ou quand les degrés de parenté finissoient entre les branches qui avoient fait le partage.
Cette coutume s’accrédita en peu de temps, soit parce qu’il y avoit plus de cadets que d’aînés, soit parce que les barons cherchoient avec soin à affoiblir les fiefs qui relevoient d’eux, pour y faire reconnoître plus aisément les droits qu’ils affectoient. Elle seroit même devenue générale, si pendant le règne de Philippe-Auguste, il ne s’en étoit établi une encore plus dure dans quelques provinces. Toutes les parties qui furent démembrées d’une terre, quelle que fût la cause de ce démembrement, devinrent des fiefs immédiats de la seigneurie à laquelle la terre, dont elles étoient détachées, devoit la foi et l’hommage.
Les barons continuoient toujours à étendre et multiplier leurs prérogatives, sans s’apercevoir que les forces du prince, qui étoient considérablement augmentées, le mettroient bientôt en état de se faire contre eux un titre de leurs usurpations, et de les contraindre à reconnoître en lui la même autorité qu’ils avoient obligé leurs vassaux de reconnoître en eux. Telle doit être la marche des événemens dans une nation où le droit public, loin d’être fondé sur les lois de la nature et des règles fixes, n’a d’autre base que des exemples et des coutumes mobiles et capricieuses. En effet, S. Louis employa contre les barons la même politique dont ils s’étoient servis contre leurs vassaux. Ce prince se hâta de les affoiblir et de les dégrader, en autorisant l’abus naissant qui tendoit à assujettir leurs terres au partage, de même que celles d’un ordre inférieur. On publia que les portions qui en seroient détachées par des partages[140] de famille, seroient elles-mêmes des baronies. Le roi s’arrogea le droit d’en conférer le titre à de simples seigneuries; et il suffit enfin qu’un seigneur eût dans sa terre un péage ou un marché, pour être réputé baron.
Parce que les Capétiens avoient été requis de donner leur garantie à quelques chartes des communes, et qu’en conséquence ils avoient pris sous leur protection quelques communautés de bourgeois, ils l’accordèrent à d’autres avant qu’on la leur demandât. Ils imaginèrent ensuite avoir une autorité particulière sur les villes de leurs barons; et pour rendre incontestable ce droit équivoque et contesté, ils se firent une prétention encore plus importante. Ils essayèrent de débaucher, ou plutôt de s’approprier quelques-uns des sujets de leurs vassaux, par ces fameuses lettres de[141] sauve-garde dont il est si souvent parlé dans nos anciens monumens, et qui, en exemptant ceux à qui elles avoient été accordées, de reconnoître la juridiction du seigneur dans la terre duquel ils avoient leur domicile et leurs biens, limitoient de toutes parts la souveraineté des seigneurs dans leurs propres seigneuries, et donnoient de nouveaux sujets au roi dans toute l’étendue du royaume.
Cette nouvelle prérogative passa à la faveur d’un droit encore plus extraordinaire que le prince acquit, et qui, dans un état moins mal administré, auroit troublé tout l’ordre des justices, et rendu les tribunaux inutiles; mais qui dans l’anarchie où les Français vivoient, devoit les préparer à la subordination, et contribuer à établir une sorte de règle et une espèce de puissance publique. Il suffisoit qu’un homme à qui on intentoit un procès, déclarât qu’il étoit sous la garde du roi, pour que les juges royaux fussent saisis de l’affaire, jusqu’à ce que les juges naturels eussent prouvé la fausseté de cette allégation. Enfin, tout homme ajourné devant une justice royale, fut obligé d’y comparoître, quoiqu’il n’en fût pas justiciable; et il ne pouvoit plus décliner cette juridiction, si malheureusement il avoit fait quelque réponse qui donnât lieu au juge de présumer que le procès étoit entamé à son tribunal.
Pour faciliter les appels auxquels les seigneurs avoient eu la complaisance de consentir, S. Louis changea tout l’ordre établi par son aïeul dans les baillages royaux. La juridiction des baillis n’avoit embrassé que les domaines du prince, elle s’étendit alors sur tout le royaume. On assigna à chacun de ces officiers des[142] provinces entières, d’où on devoit porter à leur tribunal les appels interjetés des justices seigneuriales. Ces magistrats, dont la puissance, suspecte à tous les barons, se trouvoit si considérablement accrue, devinrent les ennemis les plus implacables des seigneurs compris dans leur ressort. Ils jugèrent conformément aux intérêts du roi et de leur tribunal. Les exemples ayant toujours l’autorité que doivent avoir les seules lois, à peine un bailli avoit-il fait une entreprise contre les droits de quelque seigneur, qu’il étoit imité par tous les autres. Une prérogative nouvellement acquise étoit pour eux un titre suffisant pour en prétendre une nouvelle. Il n’y eut aucune affaire dont ils ne voulussent prendre connoissance, ils établirent qu’il y avoit des cas[143] royaux, c’est-à-dire, des cas privilégiés qui appartenoient de droit aux seules justices royales; ou plutôt, ils imaginèrent qu’il devoit y en avoir, et n’en désignèrent aucun.
D’abord les cas royaux varièrent, diminuèrent ou se multiplièrent dans chaque province, suivant que les circonstances furent plus ou moins favorables aux entreprises des baillis. L’autorité royale, qui ne s’étoit pas fait un systême plus suivi d’agrandissement que les barons dans le cours de leurs usurpations, n’obtenoit que ce qu’elle pouvoit prendre par surprise de côté et d’autre, et en employant plutôt la ruse et la patience que la force. Tel seigneur, parce qu’il étoit timide, ou qu’il ressortissoit à un bailli adroit et entreprenant, voyoit presque anéantir sa juridiction et sa seigneurie; tandis qu’un autre plus hardi et plus habile, qui n’avoit affaire qu’à un bailli moins intelligent, les conservoit toutes entières: chaque jour le nombre des cas royaux augmenta, mais le grand art de la politique de ce temps-là fut de n’en jamais définir la nature, pour se conserver un prétexte éternel de porter de nouvelles atteintes à la justice des barons. Louis X lui-même ayant été supplié long-temps, par les seigneurs de Champagne, de vouloir bien enfin, s’expliquer sur ce qu’il falloit entendre par les cas royaux, répondit mystérieusement qu’on appeloit ainsi, «tout ce qui, par la coutume, ou par le droit, peut et doit appartenir exclusivement à un prince souverain.»
Les barons inquiétés par les baillis succombèrent enfin, sous l’autorité du roi, dès que leurs vassaux se trouvèrent autorisés à porter à sa cour[144] les plaintes qu’ils pourroient former contre eux, au sujet des droits ou des devoirs des fiefs. Ces seigneurs, d’une classe inférieure, regardèrent le prince comme leur protecteur contre la tyrannie des barons; et ceux-ci, qui n’étoient plus en état de défendre les restes languissans de leur souveraineté, se hâtèrent d’acheter par des complaisances, la faveur de leur juge. Ils devinrent dociles à son égard, pour qu’il leur fût permis d’être injustes à celui de leurs vassaux; et l’autorité royale fit subitement des progrès si considérables, que l’on commença à croire que S. Louis, pour me servir de l’expression de Beaumanoir, «étoit souverain[145] par-dessus tous;» c’est-à-dire, avoit la garde des coutumes, dans toute l’étendue du royaume, et le droit de punir les seigneurs qui les laissoient violer dans leurs terres. En conséquence de cette doctrine, Philippe-le-Hardi eut, en montant sur le trône, le droit exclusif d’établir de nouveaux marchés dans les bourgs, et des communes dans les villes. Il régla tout ce qui concernoit les ponts, les chaussées, et généralement tous les établissemens qui intéressent le public.
Les grands vassaux de la couronne auroient dû protéger les barons, dont la fortune servoit de rempart à la leur. Plus ceux-ci seroient grands, moins les autres, qui leur étoient supérieurs en dignité et en force, auroient craint l’accroissement de la puissance royale. Ils auroient trouvé des alliés puissans contre le prince; mais travaillant, au contraire, à humilier leurs propres barons, ils sentirent, à leur tour, le contre-coup de toutes les pertes qu’avoient faites les baronies. Ils furent exposés aux entreprises des baillis, que leurs succès rendoient tous les jours plus inquiets et plus hardis. On exigea d’eux les mêmes devoirs auxquels les barons étoient soumis. On commença par attaquer leurs droits les moins importans, ou du moins ceux dont ils paroissoient les moins jaloux; et aimant mieux faire de légers sacrifices, que de s’exposer aux dangers de la guerre, avec des forces inégales, leur souveraineté fut insensiblement ébranlée et entamée de toutes parts.
CHAPITRE II.
De la puissance législative attribuée au roi.—Naissance de cette doctrine, des causes qui contribuèrent à ses progrès.
Depuis les révolutions arrivées dans les coutumes anarchiques des fiefs, on ne peut se déguiser que la France ne fût beaucoup moins malheureuse, qu’elle ne l’avoit été avant le règne de Philippe-Auguste. A mesure qu’une subordination plus réelle s’étoit établie, les désordres devenus plus rares, avoient des suites moins funestes. Par combien d’erreurs, les hommes sont-ils condamnés à passer, pour arriver à la vérité! De combien de maux n’est pas semé le chemin long et tortueux qui conduit au bien! Les Français établis dans les Gaules, depuis sept siècles, étoient parvenus à oublier ces premières notions de société et d’ordre, que leurs pères avoient eues dans les forêts même de la Germanie. Lassés enfin, de leurs dissensions domestiques, ils commencèrent sous le règne de Louis VIII à soupçonner qu’il étoit nécessaire d’avoir dans l’état, une puissance qui en mût, resserrât et gouvernât, par un même esprit, toutes les parties diverses. Ce prince fit quelques règlemens généraux; mais il se garda bien de prendre la qualité et le ton d’un législateur, il auroit révolté tous les esprits. Ses prétendues ordonnances ne sont, à proprement parler, que des traités[146] de ligue et de confédération, qu’il passoit avec les prélats, les comtes, les barons et les chevaliers qui s’étoient rendus aux assises de sa cour.
S. Louis suivit cet exemple dans les premières années de son règne; mais la confiance qu’inspirèrent ses vertus, contribua, sans doute, beaucoup à faire penser, par quelques personnes plus éclairées et plus sages que leur siècle, qu’il ne suffisoit pas que ce prince fût le gardien et le protecteur des coutumes du royaume. Rien, en effet, n’étoit plus absurde que d’avoir une puissance exécutrice, avant que d’avoir établi une puissance législative. Il falloit des lois, pour qu’on pût obéir, parce que sans législateur, rien n’est fixe, et que, par leur nature, les coutumes toujours équivoques, incertaines et flottantes, obéiront invinciblement à mille hasards et à mille événemens contraires, qui doivent sans cesse les altérer. Quand le prince auroit réussi à donner une sorte de stabilité aux coutumes, quel auroit été le fruit de sa vigilance? Le royaume retenu dans son ignorance et sa barbarie, auroit continué à éprouver les mêmes malheurs. Puisque tous les ordres de l’état étoient mécontens de leur situation, il falloit donc la changer. Ce sentiment confus, dont on n’étoit pas encore en état de se rendre raison, faisoit entrevoir le besoin d’un législateur, qui, au lieu de maintenir simplement les coutumes, fût en droit de corriger et d’établir à leur place des lois certaines et invariables. Beaumanoir n’ose pas dire que le prince ait entre les mains la puissance[147] législative; soit que ses idées ne fussent pas assez développées sur cette matière, soit qu’il craignît d’offenser les barons, dont il reconnoît encore la souveraineté, il se contente d’insinuer que le roi peut faire les lois qu’il croit les plus favorables au bien général du royaume, et se borne à conseiller d’y obéir, en présumant qu’elles sont l’ouvrage d’une sagesse supérieure.
Pour favoriser cette opinion naissante, S. Louis eut la prudence, en hasardant des lois générales, de ne proscrire d’abord que les abus dont le monde se plaignoit. Tous ses règlemens sont sages, justes et utiles au bien commun. En tentant une grande entreprise, il ne se pique point de vouloir la consommer. Il corrige sa nation en ménageant ses préjugés. Au lieu de chercher à faire craindre son pouvoir, il le fait aimer. Il eut l’art d’intéresser à l’acceptation de ses règlemens, les seigneurs qui auroient pu s’y opposer; il leur abandonna les amendes[148] des délits qui seroient commis dans leurs terres. Cette conduite prudente et modérée de la part de S. Louis, fut un trait de lumière pour toute la nation; puisse-t-elle servir de modèle à tous les princes, et leur apprendre combien ils sont puissans, quand ils gouvernent les hommes par la raison! On sentit davantage la nécessité de la puissance législative, et le vœu public alloit bientôt la placer dans les mains du prince.
Le clergé, qui croyoit gagner beaucoup si le gouvernement féodal, c’est-à-dire, l’empire de la force et de la violence étoit entièrement détruit, travailla avec succès à développer la doctrine que Beaumanoir osoit à peine montrer. Les évêques reprirent, au sujet de la royauté, leur ancienne opinion,[149] qu’ils avoient oubliée pendant qu’ils faisoient les mêmes usurpations que les seigneurs laïcs. Ce fut en suivant une sorte de systême, qu’ils travaillèrent à humilier les seigneurs: ils ne songèrent pas à devenir plus forts qu’eux, ils ne vouloient que les rendre foibles et dociles.
Mais rien ne contribua davantage à conférer au roi la puissance législative, que la révolution occasionnée par la nouvelle jurisprudence des appels établis par S. Louis, et dont j’ai déjà eu occasion de faire entrevoir les suites par rapport à la souveraineté des seigneurs dans leurs terres.
La proscription du duel judiciaire exigeoit nécessairement de nouvelles formalités dans l’ordre de la procédure. Les magistrats durent entendre des témoins, consulter des titres, lire des chartes et des contrats; il fallut penser, réfléchir, raisonner; et les seigneurs, dont les plus savans savoient à peine signer leur nom, devinrent incapables et se dégoûtèrent de rendre la justice. Dans ce même parlement, où, sous le règne de Louis VIII, on avoit contesté au chancelier, au boutillier, au connétable et au chambellan du roi, le droit d’y prendre séance et d’opiner dans les procès des pairs, il fallut admettre sous celui de Philippe-le-Hardi, des hommes[150] qui n’avoient d’autres titres que de savoir lire et écrire, et que la routine des tribunaux ecclésiastiques mettoit en état de conduire, selon de certaines formalités, la procédure qui s’établissoit dans les tribunaux laïcs. Au parlement de 1304,[151] ou de l’année suivante, on trouve encore dans la liste des officiers qui le composoient, plusieurs prélats, plusieurs barons et des chevaliers distingués par leur naissance, qui avoient la qualité de conseilleurs-jugeurs. Mais quoiqu’ils parussent posséder toute l’autorité de cette cour, puisqu’ils en faisoient seuls les arrêts, ils n’y avoient cependant qu’un crédit très-médiocre.
Les conseillers-rapporteurs, hommes choisis dans l’ordre de la bourgeoisie, ou parmi les ecclésiastiques d’un rang subalterne, n’étoient entrés dans le parlement que pour préparer, instruire et rapporter les affaires. Quoiqu’ils n’eussent pas voix délibérative, ils étoient cependant les vrais juges; ils dictoient les avis et les jugemens d’une cour qui ne voyoit que par leurs yeux, et ces rapporteurs qui, par la nature de leur emploi, étoient l’ame du parlement, ne tardèrent pas à s’en rendre les maîtres. Ces magistrats, qui donnèrent naissance à un état nouveau de citoyens, que nous appelons la robe, arrachèrent à la noblesse, une fonction à laquelle elle devoit son origine, et qui avoit fait sa grandeur. Les évêques mêmes les gênèrent, et sous prétexte que la résidence dans leurs diocèses, étoit un devoir plus sacré pour eux, que l’administration de la justice, ils les écartèrent, et ne leur permirent plus de siéger[152] parmi eux.
Il étoit aisé aux seigneurs de sentir combien ils devoient perdre à n’être plus leurs propres juges. Peut-être le comprirent-ils; mais ne leur restant, dans leur extrême ignorance, aucun moyen d’empêcher une révolution nécessaire, ils imaginèrent, pour se consoler, que l’administration de la justice, réduite à une forme paisible et raisonnable, étoit un emploi indigne de leur courage. La naissance roturière des premiers magistrats de robe avilit, si je puis parler de la sorte, la noblesse de leurs fonctions; et cette bizarrerie, presque inconcevable, a établi un préjugé ridicule qui subsiste encore dans les grandes maisons, et que les bourgeois anoblis ont adopté par ignorance ou par vanité. Si les seigneurs n’étoient plus en état d’être les ministres et les organes de la justice, il semble que ceux qui, par la dignité de leurs fiefs, étoient conseillers de la cour du roi, auroient dû s’arroger le droit de nommer eux-mêmes des délégués pour les représenter, exercer le pouvoir qu’ils abandonnoient, et juger en leur nom. S’ils avoient pris cette précaution, ils auroient donné un appui considérable au gouvernement féodal, ébranlé de toutes parts, et menacé d’une ruine prochaine. Heureusement ils n’y pensèrent pas; et en laissant au roi, comme par dédain, la prérogative de nommer à son gré les magistrats du parlement, ils lui conférèrent l’autorité la plus étendue.
Les gens de robe tinrent leurs offices du prince, et ne les possédoient pas à vie;[153] car à la tenue de chaque parlement, le roi en nommoit les magistrats. Le désir de plaire, de faire leur cour, et de conserver leur place dans le prochain parlement, devoit donc les porter à étendre l’autorité royale. D’un autre côté, le mépris injuste que leur marquoient des seigneurs qui se faisoient encore la guerre et se piquoient d’être indépendans, les irrita. Ces sentimens déguisés sous l’amour du bien public et dont peut-être ils ne se rendoient pas compte, parurent devenir le mobile de leur conduite; ils regardèrent la nation comme un peuple de révoltés, qui avoit secoué l’autorité sous des règnes foibles, et qu’il falloit contraindre à se courber encore sous le joug des lois.
Ils se firent une maxime de n’avoir aucun égard pour les immunités, les droits et les priviléges autorisés par l’anarchie des fiefs. Ils firent tous les jours des titres au roi par leurs arrêts; ces titres augmentoient les droits de la couronne; ces nouveaux droits augmentoient à leur tour la force qui leur étoit nécessaire pour ôter aux seigneurs leur droit de guerre, et à laquelle rien ne devoit résister, dès qu’elle se feroit suivre, ou plutôt précéder par les formalités de la justice. Au lieu d’effaroucher, la force calme alors les esprits, et chaque événement prépare à voir sans trouble l’événement plus extraordinaire qui doit le suivre. Non-seulement le nouveau parlement, ou pour mieux m’exprimer, les nouveaux magistrats du parlement, autorisèrent toutes les entreprises des baillis et des sénéchaux; ils en firent continuellement eux-mêmes sur les grands vassaux, et Louis Hutin fut obligé de modérer[154] leur zèle.
Les magistrats, pleins de subtilités et des idées de subordination qu’on prenoit dans les cours ecclésiastiques, ne lisoient pour tout livre que la bible et le code de Justinien, que S. Louis avoit fait traduire. Ils appliquèrent à la royauté des Capétiens tout ce qui est dit dans l’écriture de celle de David et de ses descendans; où, d’après le pouvoir que les lois romaines donnent aux empereurs, ils jugèrent de l’autorité que devoit avoir un roi[155] de France; on ne savoit pas que chaque nation a son droit public, tel qu’elle veut l’avoir, et cette ignorance même fut utile au progrès du gouvernement, et contribua à développer, étendre et perfectionner les idées que la nation commençoit à se faire sur la puissance législative.
A la naissance même du crédit qu’eurent les gens de robe, on découvre déjà le germe et les principes de ce systême, que les jurisconsultes postérieurs ont développé dans leurs écrits. On distingua dans la personne du prince deux qualités différentes, celle de roi et celle de seigneur suzerain. La majesté royale et le pouvoir qui y est attaché, sont, a-t-on dit, toute autre chose que la suzeraineté. L’autorité du seigneur ne s’étend que sur le vassal; mais celle du roi s’étend également sur tout ce qui est compris dans l’étendue de son royaume. On imagina que toutes les expressions anciennes dont on s’étoit servi pour exprimer la souveraineté d’un seigneur dans ses terres, n’étoient que des expressions impropres, abusives ou figurées, qui ne devoient être prises dans toute l’étendue de leur signification qu’à l’égard du roi, considéré comme roi: lequel, ajoutoit-on, ne pouvoit jamais être privé de la juridiction royale, parce que cette juridiction constitue l’essence de la royauté, et n’en peut être séparée sans sa destruction.
Il subsistoit encore plusieurs alleux,[156] ou seigneuries allodiales, dans l’étendue du royaume; et ces terres dont les possesseurs, ainsi que je l’ai dit, ne relevoient que de Dieu et de leur épée, virent disparoître leur indépendance devant les raisonnemens des nouveaux magistrats. Si Philippe-le-Bel et ses fils, en qualité de suzerains, ne contraignirent pas ces seigneurs à leur prêter hommage, ils les forcèrent du moins, comme rois, à reconnoître leur juridiction. Ces princes perçurent dans les alleux, les amendes et les droits d’amortissement et de franc-fief, de même que dans les terres qui relevoient d’eux. Ces alleux, en un mot, n’eurent plus d’autres priviléges que ceux des simples baronies dont la dignité étoit dégradée. Les justices royales, en les comprenant dans leur ressort, les dépouillèrent en peu de temps de leurs principales prérogatives, et préparèrent l’établissement de cette maxime aujourd’hui fondamentale, «qu’il n’y a point en France de terre sans seigneur.»
Avant Philippe-le-Bel, on n’avoit connu à l’égard du roi que le crime de félonie; sous son règne, on commença à parler du crime de lèze-majesté. Les seigneurs réclamoient-ils les anciennes coutumes des fiefs? on leur opposoit l’autorité royale. Vouloient-ils se défendre contre le prince? on faisoit valoir les droits du suzerain. Quelque peu exacts que fussent les raisonnemens des gens de lois, leur doctrine produisit alors un effet salutaire en France. Il y a peut-être en politique des circonstances où il faut viser au-delà du but pour y atteindre. Si les nouveaux magistrats pensèrent que la loi ne doit jamais être contraire aux intérêts personnels du prince, c’est sans doute une erreur, et cette erreur peut avoir les suites les plus funestes pour la société. S’ils dirent que les vassaux étoient sujets, et que les sujets ne peuvent jamais avoir aucun droit à réclamer contre le prince, ils sapoient les fondemens de l’autorité des loix, en voulant établir une puissance législative. S’ils ajoutèrent que c’étoit un sacrilége de désobéir au prince, ils confondoient, sous une même idée, des délits d’une nature différente. Mais peut-être avoit-on besoin de ces principes outrés pour adoucir les mœurs et tempérer cet esprit d’indépendance, de fierté et de révolte qui formoit encore le caractère de la nation. Quoi qu’il en soit des opinions nouvelles et des préjugés anciens, il résulta un ordre de choses tout nouveau. Philippe-le-Bel devint législateur, mais n’osa pas en quelque sorte user du droit de faire des loix. On convenoit qu’il avoit la puissance législative dans les mains, mais tout l’avertissoit de s’en servir avec circonspection, et de faire des sacrifices à ses sujets.
CHAPITRE III.
Examen de la politique de Philippe-le-Bel.—Par quels moyens il rend inutile le droit de guerre des seigneurs, le seul des quatre appuis du gouvernement féodal qui subsistât, et qui les rendoit indociles.—Origine des états-généraux.—Ils contribuent à rendre le prince plus puissant.
Un roi capable de s’élever au-dessus des erreurs que le gouvernement féodal avoit fait naître, de connoître les devoirs de l’humanité, l’objet et la fin de la société, et, pour tout dire en un mot, la véritable grandeur du prince et de sa nation, auroit pu, dans les circonstances où se trouvoit Philippe-le-Bel, rendre son royaume heureux et florissant. Les esprits éclairés par une longue expérience de malheurs, commençoient, comme on vient de le voir, à sentir la nécessité d’avoir des lois; et après les progrès que l’autorité royale avoit faits, il ne falloit plus qu’être juste pour former un gouvernement sage et régulier. Je n’ose point entrer dans le détail des institutions qu’on auroit pu établir, et qui, étant analogues aux mœurs et au génie des Français, auroient concilié la puissance du prince avec la liberté de sa nation; j’écris la forme qu’a eue notre gouvernement, et non pas celle qu’il auroit dû avoir. Mais la France, qui avoit besoin d’un Charlemagne, ou du moins d’un nouveau S. Louis, vit monter sur le trône un roi ambitieux, dissimulé, toujours avide de richesses, toujours ardent à se faire quelque droit nouveau, toujours occupé de ses intérêts particuliers: tel étoit Philippe-le-Bel.
Avec de pareilles dispositions, ce prince devoit être bien éloigné de penser que le droit de faire des lois, dont il se trouvoit revêtu, dût être employé à faire le bonheur public. Croyant mal habilement que le législateur doit d’abord songer à ses intérêts personnels, et voyant d’un autre côté les seigneurs pleins d’idée de leur souveraineté, toujours armés, et jaloux de leur droit de guerre, que S. Louis avoit modifié et diminué, et non pas détruit, il pensa qu’ils n’obéiroient à ses loix que malgré eux, et que l’état seroit ébranlé par les troubles qu’y causeroit leur indocilité. Pour prévenir ces révoltes, et affermir dans les mains du prince la puissance législative, il suffisoit de faire parler la raison et la justice dans les loix; mais Philippe-le-Bel préféra le moyen moins sûr d’humilier encore ses vassaux, et de leur ôter le pouvoir de lui résister.
Ne former en apparence aucun plan suivi d’agrandissement, en profitant cependant de toutes les occasions de s’agrandir; ne faire jamais d’entreprise générale et uniforme; ménager les seigneurs en accablant le peuple, et encourager ensuite les bourgeois à se soulever contre la noblesse; flatter les laïcs pour attaquer la liberté et les droits du clergé; créer des priviléges nouveaux dans une province, et détruire dans une autre les anciens; ici, brouiller les seigneurs ou nourrir leur jalousie, là, offrir sa médiation, et, sous prétexte du bien public et de la paix, affoiblir les deux partis; exciter en secret les baillis à faire des entreprises injustes, en les menaçant de les révoquer; faire un tort réel, et le réparer par des chartes ou des promesses inutiles; n’agir que par des voies tortueuses et détournées; conclure des traités, et se jouer de ses engagemens, voilà en général toute la politique de Philippe-le-Bel.
Pour comprendre toute la suite d’une des manœuvres les plus adroites de ce règne, il faut se rappeler qu’avec une livre d’argent, qui pesoit douze onces, on ne fabriquoit d’abord que vingt pièces de monnoie appelées sols, ou deux cent quarante pièces qu’on nommoit deniers. Sur la fin de la première race, il s’étoit déjà introduit quelques abus, soit en rendant les espèces plus légères, soit en y mêlant quelque portion de cuivre. Pepin fit une loi pour empêcher de fabriquer plus de vingt-deux sols[157] avec une livre d’argent; mais la foiblesse de Louis-le-Débonnaire ouvrit la porte à de nouveaux désordres. Il accorda à quelques seigneurs le droit de battre monnoie à leur profit, d’autres l’usurpèrent sous ses successeurs; et lorsque plusieurs barons et plusieurs prélats eurent profité des troubles du gouvernement, pour se rendre les maîtres absolus de la monnoie dans leurs seigneuries, les fraudes se multiplièrent si promptement, que dans le temps où les villes acquirent la liberté, par des chartes de commune, et s’engagèrent à payer des redevances fixes à leurs seigneurs, on fabriquoit déjà soixante sols avec une livre d’argent.
L’habitude avoit été prise d’appeler vingt sols une livre, sans avoir égard à leur poids, et le marc d’argent, qui ne pesoit que huit onces, valoit ridiculement deux livres ou quarante sols. Les désordres et la confusion qui résultoient journellement de l’altération des espèces, firent qu’au droit de seigneuriage que percevoient les seigneurs, dont les rois avoient autrefois joui, et qui consistoit à retenir la sixième partie des matières qu’on portoit à leur monnoie, on consentoit d’en ajouter un nouveau, on l’appela monéage; et c’étoit une espèce de taille qu’on leur paya dans toute l’étendue du pays où leurs espèces avoient cours, à condition qu’ils s’engageroient à n’y faire désormais aucun changement.
Malgré cette convention, le prix de l’argent avoit toujours augmenté, et le marc valoit deux livres seize sols sous le règne de S. Louis. Il avoit encore la même valeur quand Philippe-le-Bel parvint à la couronne; et si ce prince n’eût été qu’avare, il se seroit contenté de changer sans cesse la forme des espèces par de nouvelles refontes. Son droit de seigneuriage avoit beaucoup augmenté, et il se seroit insensiblement emparé de la plus grande partie de l’argent qui circuloit dans le pays où sa monnoie avoit cours. Mais il ne s’en tint pas-là, il altéra continuellement les espèces; elles ne furent, ni du même poids ni du même titre qu’elles avoient été avant lui: et bien loin de cacher ses fraudes, il semble que Philippe vouloit qu’on s’en apperçût et qu’on en sentît les inconvéniens. Si dans les contrats de vente et d’emprunt on traita par marcs, pour n’être point la dupe des variations perpétuelles du prix de l’argent, il ordonna de s’en tenir à l’ancienne coutume de compter et de stipuler par livres, sols et deniers. Il rejeta des offres du clergé de ses seigneuries, qui, touché des maux que souffroient le peuple et les seigneurs qui ne battoient pas monnoie, ou des pertes qu’il faisoit lui-même, voulut s’engager, en 1303, à lui payer le dixième de ses revenus, s’il consentoit de s’obliger pour lui et pour ses successeurs à ne plus affoiblir les espèces.
Philippe est représenté avec raison comme un prince habile à parvenir à ses fins; et il n’auroit été que le moins intelligent des hommes, si, pour grossir d’une manière passagère l’état de ses finances, il eût préféré l’avantage peu durable et ruineux de mettre à contribution le public, aux offres généreuses du clergé. Sa politique artificieuse avoit sans doute quelque arrière-vue. Ses monnoies varièrent donc continuellement; et, en 1305, le marc d’argent valoit huit livres dix sols. Les plaintes éclatèrent de toutes parts. Les seigneurs voyoient réduire presque à rien les droits qu’ils levoient en argent sur leurs sujets, et qui formoient cependant une partie considérable de leur fortune; tandis que les bourgeois, en ne payant que le quart des redevances auxquelles ils étoient soumis, se trouvoient également ruinés. Toutes les fortunes parurent prêtes à s’anéantir. Quoique les denrées montassent à un prix excessif, le sort des gens de la campagne étoit malheureux par l’interruption du commerce; dans la crainte de faire un mauvais marché, on n’osoit en faire aucun.
Les murmures que Philippe avoit prévus ne l’intimidèrent pas; ce n’étoit point le signal d’un soulèvement. Les seigneurs les plus puissans, et qui auroient été seuls en état de s’opposer avec succès à ses injustices, avoient eux-mêmes leurs monnoies; ils faisoient, à son exemple, les mêmes fraudes, et leur avarice commune en formoit une espèce de ligue capable d’opprimer impunément tout le reste de la nation. Pendant que les seigneurs abusoient brutalement de leurs forces, sans daigner pallier leur brigandage, Philippe, aussi peu sensible qu’eux, au malheur public, mais plus adroit, paroissoit prendre part au sort des malheureux qu’il appauvrissoit. Il publia que l’affoiblissement et les variations continuelles des monnoies étoient une suite nécessaire des circonstances fâcheuses où il se trouvoit, et dont il annonçoit la fin prochaine. Il supplia ses sujets de recevoir avec confiance les mauvaises espèces auxquelles il avoit été obligé de donner cours, promit de les[158] retirer, en dédommageant ceux qui les rapporteroient, et engagea à cette fin ses domaines présens et à venir, et tous ses revenus.
Plus les désordres augmentoient, plus on étoit près du dénouement. Philippe, en effet, changea subitement de conduite, et fit fabriquer des espèces d’un si bon titre, que le marc d’argent, qui valoit huit livres dix sols en 1305, ne valut l’année suivante que deux livres quinze sols six deniers. Cette prétendue générosité lui valut la confiance générale de la nation, et rendit plus odieux que jamais les seigneurs qui n’eurent pas la prudence de l’imiter. Philippe laissa multiplier leurs fraudes, et quand, avec le secours qu’il devoit attendre du public opprimé, il se crut assez fort pour ne pouvoir garder aucun ménagement avec les seigneurs, il publia la célèbre ordonnance par laquelle il régloit[159], qu’il y auroit désormais un de ses officiers dans chaque monnoie seigneuriale, et que le général de la sienne feroit l’essai de toutes les espèces qu’on y fabriqueroit, pour reconnoître si elles seroient de poids, et du titre dont elles devoient être.
Bientôt il défendit aux prélats et aux barons de frapper des espèces jusqu’à nouvel ordre, et ordonna à tous les officiers monétaires de se rendre dans ses monnoies, sous prétexte qu’il étoit important pour le public que les nouvelles espèces qu’il vouloit faire fabriquer, le fussent promptement. Moins Philippe ménagea les seigneurs, plus ses intentions parurent droites et sincères. Les barons se trouvant dans le piège avant que de le craindre, et même de le prévoir, furent obligés d’obéir. Ils étoient menacés du soulèvement de leurs vassaux et de leurs sujets, hommes assez simples ou assez aveuglés par leur haine et leur vengeance, pour croire que Philippe, qui réformoit un abus en s’emparant d’un droit qui ne lui appartenoit pas, se repentoit sincèrement du passé, et vouloit à l’avenir faire le bien.
Il ne se contenta plus de prétendre que sa monnoie dût avoir cours dans tout le royaume; il voulut interdire aux barons la fabrication des espèces d’or et d’argent. Il envoya des commissaires dans le duché même d’Aquitaine; et par la manière dont ils traitèrent les officiers du roi d’Angleterre, et se saisirent des coins de la monnoie de Bordeaux, il est aisé de conjecturer avec quelle hauteur Philippe se comporta à l’égard des seigneurs moins puissans. Nous avons encore la lettre impérieuse que ce prince écrivit au duc de Bourgogne, par laquelle il lui enjoignit, avec le ton d’un législateur, d’exécuter dans ses états les ordonnances générales sur le fait des monnoies.
Le droit que Philippe venoit d’acquérir le rendoit le maître de la fortune des seigneurs. En haussant le prix de l’argent, il pouvoit les réduire à un tel état de pauvreté, qu’ils ne pourroient plus acquitter le service de leurs fiefs; et que las de leurs guerres domestiques, qui n’étoient enfin propres qu’à ruiner leurs domaines et leurs châteaux, ils demanderoient eux-mêmes qu’on leur fît un crime de troubler la paix du royaume. Si Philippe, par crainte de dévoiler le secret de sa politique, et d’attirer sur lui l’indignation qu’il avoit eu l’art de rejeter sur les barons, n’osa pas faire de nouveaux changemens dans ses monnoies, il avoit du moins enlevé à ses vassaux un des priviléges les plus essentiels de la souveraineté, et d’autant plus important dans ce siècle peu éclairé, que la politique, occupée du seul moment présent, et ne calculant point encore la perte attachée aux ressources momentanées des monnoies, les regardoit comme l’art unique des finances, qui donneront toujours un pouvoir sans bornes à celui qui en sera le maître.
En attendant que les barons s’accoutumassent à leurs pertes, et que le temps eût assez bien affermi le nouveau droit que la couronne venoit d’acquérir, pour que les successeurs de Philippe en tirassent les avantages qu’il leur avoit préparés, ce prince ne travailla qu’à se dédommager de ce que lui faisoit perdre la stabilité des monnoies. Ses baillis eurent ordre d’augmenter[160] et multiplier les droits qu’ils levoient dans ses domaines. Philippe-Auguste avoit demandé à ses communes des aides extraordinaires, sous prétexte des croisades, et S. Louis en avoit exigé pour ses besoins particuliers. Philippe-le-Bel suivit cet exemple, et essaya même par voie de douceur et d’insinuation, de faire des levées de deniers dans les terres des barons.
Comme les seigneurs n’établissoient plus arbitrairement des impôts sur leurs sujets, et qu’ils étoient obligés de s’en tenir aux tailles et aux autres contributions qui leur étoient dues par la coutume ou des chartes, ils crurent qu’il leur importoit peu que le roi eût la liberté de lever quelques subsides dans leurs terres. Ils n’étoient pas même fâchés de mortifier par ce moyen les bourgeois, de se venger de leur indocilité, et de les punir de l’indépendance qu’ils affectoient. Je dirois que quelques-uns favorisèrent peut-être cet usage, dans l’espérance que le roi se brouilleroit avec leurs sujets, et les forceroit par ses demandes répétées à recourir à la protection de leurs seigneurs; si, contre toute vraisemblance, ce n’étoit pas supposer aux Français du quatorzième siècle une habileté et un raffinement dont ils étoient incapables. Quoi qu’il en soit, ils ne s’opposèrent point aux prétentions de Philippe, et se contentèrent, pour conserver l’immunité de leurs terres, d’exiger des lettres-patentes, par lesquelles le prince reconnoissoit que ces collectes accordées gratuitement, ne tireroient point à[161] conséquence pour l’avenir.
Tout réussissoit à Philippe; mais les différens moyens qu’il employoit pour augmenter ses finances, l’instrument de son ambition et de son autorité, étoient sujets à d’extrêmes longueurs. Il falloit entretenir des négociations de tout côté; les difficultés se multiplioient; tous les seigneurs ne voyoient pas leurs intérêts de la même manière, et n’avoient pas le même esprit de conciliation; les refus d’une commune étoient un exemple contagieux pour les autres; les fonds qu’on accordoit par forme de don gratuit ou de prêt n’entroient que tard dans les coffres du prince, et ne s’y rendoient jamais en même temps. De-là les inconvéniens de la pauvreté dans l’abondance même, et l’impuissance de former, de préparer et d’exécuter à propos les entreprises. Philippe voulut y remédier; et au lieu de tenir la nation toujours désunie et séparée, ainsi que sembloit lui prescrire sa politique, il eut l’audace de la réunir dans des assemblées[162] qui offrirent une image de celles que Charlemagne avoit autrefois convoquées; et elles donnèrent naissance à ce que nous avons appelé depuis les états-généraux du royaume.
Les princes n’osent communément convoquer l’assemblée des différens ordres de l’état, parce qu’ils craignent de voir s’élever une puissance rivale de la leur; mais cette crainte n’est fondée que dans les pays où des idées d’une sorte d’égalité entre les citoyens, et de liberté publique, portent naturellement les esprits à préférer dans leur gouvernement la forme républicaine à toute autre. Il s’en falloit beaucoup que la police des fiefs eût donné cette manière de penser aux Français. Propre, au contraire, à jeter dans les excès de l’anarchie ou de la tyrannie, elle suppose entre les hommes une différence désavouée par la nature; elle les accoutume à ne considérer que des intérêts personnels où il ne faudroit voir que des intérêts publics; et telles étoient les suites ou les impressions de ce gouvernement chez les Français, que personne ne croyoit avoir de droit à faire valoir, qu’en vertu des chartes qu’il possédoit, ou des exemples que lui donnoient ses voisins.
Philippe-le-Bel étoit d’ailleurs témoin des divisions qui régnoient entre le clergé, les seigneurs et les communes. Il jugea qu’occupés plus que jamais de leurs anciennes haines, qu’il avoit fomentées, ils ne se rapprocheroient les uns des autres dans l’assemblée des états, que pour se haïr davantage, et il espéra de les gouverner sans peine par leurs passions.
En effet, depuis que l’établissement des droits de rachat, de lods et ventes dont j’ai parlé, avoit donné naissance à la grande question de[163] l’amortissement, les seigneurs avoient prétendu que l’église, qui ne meurt point et n’aliène jamais ses fonds, ne devoit faire aucune acquisition dans leurs terres, sans les dédommager des rachats, des lods et ventes dont ils se trouveroient privés. Les ecclésiastiques, au contraire, traitèrent cette prétention raisonnable d’attentat, et regardèrent comme un sacrilége qu’on voulût les empêcher de s’enrichir. Aux clameurs et aux menaces des évêques et des moines, les seigneurs opposèrent une fermeté invincible. Le clergé, qui ne pouvoit faire aucune nouvelle acquisition, fut obligé de céder; mais en payant les droits d’amortissement, il ne pouvoit encore s’y accoutumer sous le règne de Philippe-le-Bel, et n’avoit pas perdu l’espérance de s’y soustraire et de se venger.
Ces intérêts opposés portoient les uns et les autres à se faire les injures et tous les torts qu’ils pouvoient se faire. S’ils sembloient quelquefois se réunir, ce n’étoit que pour se plaindre ensemble de l’inquiétude des communes, qui, n’ayant que trop de raison de les haïr, les aigrissoient par une conduite imprudente et emportée. Ces petites républiques, pleines elles-mêmes de factions qui les divisoient, n’étoient pas en état de se conduire avec ce zèle du bien public et cette unanimité qui les auroient fait craindre et respecter. Dans les unes, les riches bourgeois vouloient opprimer les pauvres qui, n’ayant rien à perdre, étoient toujours prêts à faire des émeutes et à se soulever; dans les autres, les familles les plus puissantes se disputoient éternellement le pouvoir et les magistratures, et sacrifioient la communauté à leur ambition.
Philippe auroit été obligé de se prêter aux demandes des trois ordres, s’ils avoient été unis: leurs querelles, au contraire, le rendirent leur médiateur. Chaque ordre tâcha de le gagner et de mériter sa faveur par ses complaisances, et sa politique en profita pour les dominer; la nation ne parut en quelque sorte assemblée que pour reconnoître d’une manière plus authentique les nouvelles prérogatives de la couronne et en affermir l’autorité. Sous prétexte que les prétentions du clergé, des seigneurs et du peuple étoient opposées les unes aux autres, Philippe-le-Bel feignit d’attendre qu’ils se conciliassent pour les satisfaire, et ne remédia à aucun abus par des lois générales. Avec un peu d’amour du bien public, il auroit été assez habile et assez puissant pour établir l’union et la paix; il aima mieux vendre à tous les ordres en particulier des lettres-patentes, des chartes, des diplômes qui augmentèrent encore leurs espérances, leurs jalousies et leurs haines, passion qu’il espéroit d’employer utilement au succès de ses entreprises, et qui, en s’aigrissant, devinrent en effet la source des malheurs extrêmes que la nation éprouva sous le règne des Valois.
Pour prix de ces dons inutiles, ou plutôt pernicieux, Philippe obtenoit des subsides qui le mettoient en état d’avoir une armée toujours subsistante, toujours prête à agir, et composée de cette noblesse indigente et nombreuse qui n’avoit que son courage, qu’elle vendoit, et que S. Louis avoit déjà cherché à s’attacher d’une façon particulière, en défendant que les roturiers possédassent en fief sans en acheter la permission, et c’est de là, pour le dire en passant, qu’a pris son origine la taxe appelée[164] franc-fief. Il n’est pas besoin d’avertir, qu’à l’exception des quatre grands fiefs, la Bourgogne, l’Aquitaine, la Flandre et la Bretagne, qui n’étoient pas encore réunis à la couronne, les fondemens du gouvernement féodal furent dès-lors ruinés dans le reste du royaume, et que des quatre appuis qui l’avoient soutenu trop long-temps, il n’en subsistoit aucun. Si les barons et les autres seigneurs se firent encore la guerre, ce malheureux droit, auquel il ne pouvoient renoncer, étoit prêt à disparoître en achevant de les ruiner. Ils n’osoient plus en user contre un prince à qui la nation entretenoit une armée, et qu’ils reconnoissoient pour leur législateur. A ses premiers ordres, ils suspendirent leurs querelles,[165] quittèrent les armes, se concilièrent, et vinrent prodiguer leur sang à son service.
Tel fut le fruit de ces assemblées que Philippe avoit formées; mais les avantages qu’il en retira ne lui fermèrent pas les yeux sur les dangers que son ambition insatiable devoit en craindre. Dans la vue d’empêcher que les états-généraux ne prissent une forme constante et régulière, et ne vinssent, en connoissant leur force, à s’emparer d’une autorité nuisible au progrès de la puissance royale, il ne convoqua quelquefois que des assemblées provinciales. Il envoyoit alors dans chaque bailliage quelques commissaires, avec pouvoir d’assembler les trois ordres dans un même lieu, ou séparément. Quelquefois il tint à part les états des provinces septentrionales de la France, qu’on appeloit les provinces de la Languedoc, et ceux des provinces méridionales nommées la Languedoyl. Il eut soin que ni le temps ni le lieu de ces assemblées ne fussent fixes, de sorte que la nation, qui ne s’accoutumoit pas à les regarder comme un ressort ordinaire du gouvernement, n’y étoit jamais préparée. Le prince, qui les convoquoit dans les circonstances et les lieux les plus favorables à ses vues, étoit sûr de ne les trouver jamais opposées à ses desseins: c’étoit au contraire un instrument de son autorité. Il étoit sûr, avec leur secours, de calmer la trop grande fermentation des esprits, de prévenir les associations particulières qui dégénèrent toujours en factions, et de faire oublier l’usage de ces espèces de congrès, nommés parlemens, dont j’ai déjà parlé, et auxquels les seigneurs étoient attachés.
Nous n’avons, il est vrai, aucun mémoire qui nous instruise en détail de ce qui se passa dans les états que Philippe-le-Bel assembla; je ne crains pas cependant de m’être trompé dans la peinture que je viens d’en faire. Il est impossible, je crois, d’examiner avec attention les divers monumens qui nous restent du règne de Philippe-le-Bel, de comparer les évènemens les uns avec les autres, et de les rapprocher, sans découvrir dans la conduite de ce prince les vues obliques et concertées que j’ai cru y apercevoir. Puisque les états, au lieu de protéger les restes du gouvernement féodal, favorisèrent toutes les entreprises de Philippe, il faut nécessairement que les seigneurs, le clergé et le peuple fussent divisés. Les Français, plongés dans la plus profonde ignorance, n’avoient aucune idée de la forme que doivent avoir des assemblées nationales, ni de la police régulière qui doit en être l’ame pour les rendre utiles. Ils ne savoient peut-être pas qu’il y eût eu un Charlemagne, et certainement ils ignoroient l’histoire de nos anciens champs de Mars ou de Mai. Les états qui furent convoqués sous les Valois, et dont il nous reste plusieurs monumens instructifs, peuvent éclairer sur la nature de ceux que Philippe-le-Bel et ses fils ont tenus. Les désordres qui régnèrent dans ceux-là, leur ignorance et leur incapacité étoient sans doute une suite des idées que la nation s’étoit formées de ces assemblées sous Philippe-le-Bel, et de l’habitude que les trois ordres avoient constatée de ne s’occuper que de leurs intérêts particuliers, quand ils étoient convoqués pour ne penser qu’au bien public.
Philippe ne se contenta pas de rendre ses barons dociles à ses ordres; ses succès l’encouragèrent; et il fit sans cesse de nouvelles entreprises sur les droits des grands vassaux, sans qu’ils osassent presque se défendre les armes à la main. Ils avoient souvent recours à la négociation, ressource impuissante de la foiblesse, et jamais ils ne firent d’accommodement qui ne portât quelque préjudice direct ou indirect à leurs priviléges. De mille faits que je pourrois citer, et tous également propres à faire connoître la politique et les prétentions de Philippe-le-Bel à l’égard des grands vassaux, je n’en rapporterai qu’un. Ce prince exigeant beaucoup pour obtenir quelque chose, contesta au duc de Bretagne la garde[166] ou la protection des églises de son duché, droit dont tous les barons jouissoient incontestablement sous le règne de S. Louis. Il voulut lui interdire la connoissance de tout ce qui concerne le port des armes, exempta plusieurs de ses sujets de sa juridiction; et sur les plaintes de quelques autres, lui ordonna de révoquer ses ordres, et sur son refus commit un bailli royal pour réparer dans la Bretagne les torts vrais ou supposés de son duc.