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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 2 (of 15)

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CHAPITRE IV.

Des causes par lesquelles le gouvernement a pris en Angleterre une forme différente qu’en France.

Il suffira de remarquer que quand Jules-César porta ses armes dans la Bretagne, les peuples de cette île avoient à peu près la même religion, le même gouvernement et les mêmes coutumes que les Gaulois, avant que ceux-ci fussent soumis à l’Empire Romain. Les deux nations vaincues devinrent esclaves, et prirent les vices de leurs vainqueurs, incapables d’être libres; mais comme ces vices ouvrirent les Gaules aux Bourguignons, aux Visigots, aux Français, etc. ils laissèrent les Bretons sans défense, et les forcèrent à subir le joug des Anglo-Saxons et des Danois. Ces peuples sortis de la Germanie avoient les mêmes mœurs et la même politique dont j’ai rendu compte en parlant de l’établissement de nos pères dans les Gaules. On voit en Angleterre des rois qui ne sont que les capitaines de leur nation. On y trouve des assemblées nationales pareilles à notre champ de Mars. Les Anglo-Saxons avoient leurs Thanes qui sont nos Leudes, des compositions en argent ou en bestiaux pour la réparation des délits, des tribunaux semblables aux nôtres pour l’administration de la justice, et des lois également insuffisantes aux besoins d’un peuple, qui ne vit plus de pillage, et qui a pris des demeures fixes.

Malgré les différentes révolutions que l’Angleterre avoit éprouvées, elle conservoit encore des restes précieux de la liberté Germanique, lorsque Guillaume, duc de Normandie et contemporain de notre Philippe I, prétendant qu’Edouard le Confesseur l’avoit appelé à sa succession, descendit en Angleterre, et en fit la conquête. Le vainqueur, bientôt lassé d’agir avec une sorte de modération, traita enfin ses nouveaux sujets avec la dernière dureté, et les dépouilla de leurs biens pour enrichir les seigneurs qui l’avoient suivi dans son expédition; et aux lois Germaniques, dont le dernier roi Saxon avoit rédigé et perfectionné le code, il substitua les coutumes normandes.

Le gouvernement féodal[209] fut établi en Angleterre, mais il n’y eut pas à sa naissance les mêmes défauts qu’il avoit d’abord eus en France. La foiblesse extrême des Carlovingiens, l’usurpation des seigneurs, la ruine des anciennes lois, et l’esprit d’anarchie l’avoient formé parmi nous, de sorte que la foi donnée et reçue n’établissoit que des droits et des devoirs incertains entre le suzerain et le vassal: en Angleterre il fut l’ouvrage d’un prince ambitieux, conquérant, jaloux de son autorité, habile à la manier, qui récompensoit à son gré ses capitaines, et qui étoit le maître des conditions auxquelles il répandoit ses bienfaits. Les premiers Capétiens, quoique plus puissans que les derniers princes de la maison de Charlemagne, avoient été réduits à n’être que les seigneurs suzerains de leur royaume, et n’étoient souverains que dans leurs domaines, comme tout seigneur l’étoit dans les siens. Guillaume, au contraire, retenant une partie de l’autorité ou des prérogatives des rois Saxons auxquels il succédoit, n’abandonna point la souveraineté à ses vassaux; il les soumit à des redevances, et conserva une justice supérieure qu’il exerçoit sur toutes les provinces de son royaume, en y envoyant de temps en temps des commissaires pour y juger en son nom. Il avoit partagé l’Angleterre en sept cents baronies qui relevoient immédiatement de la couronne, et par-là son pouvoir fut direct et immédiat sur chaque seigneur, tandis que le roi de France n’en avoit qu’un très-petit nombre qui relevât immédiatement de lui. D’ailleurs, les plus grands fiefs des Anglais étoient trop peu considérables pour que leurs maîtres affectassent la même indépendance que les vassaux immédiats du roi de France, qui, pour la plupart, possédoient des provinces puissantes, et pouvoient former des armées de leurs vassaux et de leurs sujets.

Dans le siècle de Guillaume on n’étoit point puissant sans abuser de ses forces; et plus son joug et celui de son successeur fut rigoureux, plus les Anglais, qui avoient perdu leurs anciennes coutumes par une révolution subite, regrettèrent une liberté dont ils n’avoient pas eu le temps de perdre le souvenir. Les Normands eux-mêmes comparèrent leur condition à celle des barons de Normandie; leur reconnoissance diminua pour un souverain qui ne leur avoit pas fait des grâces aussi étendues qu’il pouvoit les leur faire, et ils devinrent inquiets et ambitieux. Après avoir favorisé les entreprises d’un prince qui faisoit leur fortune, et secondé une ambition et une injustice dont ils tirèrent avantage, ils ne tardèrent pas à craindre cette autorité arbitraire qui les avoit enrichis des dépouilles des vaincus, et qui pouvoit aussi les dépouiller. Ils sentirent la nécessité d’avoir des lois pour conserver leurs nouvelles possessions. Un mécontentement général rapprocha les Normands des Anglais; les uns craignoient pour l’avenir, les autres étoient accablés du présent; leur intérêt étoit le même, et leur foiblesse les unit.

Ce nouvel esprit se fit remarquer sous le règne d’Henri I, qui n’étant pas monté sans contradiction sur le trône, avoit eu besoin de ménager ses sujets par des complaisances. Il leur accorda une charte[210], qui rétablissoit les anciennes immunités de l’Angleterre et du gouvernement Germanique: il n’étoit pas sans doute dans l’intention de l’observer; mais en se flattant de ne tendre qu’un piège à la crédulité des seigneurs et du peuple, et les distraire de leur inquiétude par de vaines espérances, il jeta en effet les fondemens de la liberté Anglaise. Toute la politique de Henri de même que celle de tous les autres princes ses contemporains, fut d’étendre son pouvoir, de violer ses engagemens quand il le put faire avec impunité; et dans les temps difficiles, de conjurer l’orage prêt à éclater, en s’obligeant par de nouveaux sermens d’exécuter ses promesses avec fidélité. Ses successeurs espérèrent de faire oublier cette charte; ils la retirèrent avec soin de tous les lieux où elle avoit été mise en dépôt, et elle ne fut bientôt plus connue que de nom; mais la nation en conservoit le souvenir, et peut-être qu’en ne la voyant plus, les Anglais la crurent encore plus favorable à leur liberté qu’elle ne l’étoit en effet.

Le malheur public naissoit en France du défaut d’une puissance supérieure qui fût en état d’établir, et ensuite de protéger l’ordre et la subordination. En Angleterre, au contraire, on sentoit le poids d’une puissance trop considérable pour devoir réprimer ses propres passions et respecter les règles établies. De-là dans les deux nations des craintes, des désirs, des espérances, et en un mot, un esprit différent. Comme on éprouvoit dans l’une les inconvéniens de l’anarchie, et dans l’autre les abus du pouvoir arbitraire, il étoit naturel qu’en souhaitant en France de voir s’élever une autorité capable de réprimer la licence des coutumes féodales, on favorisât ses entreprises, et que l’Angleterre désirât au contraire de voir diminuer ce pouvoir sans bornes, dont le prince abusoit impunément. De cette manière de penser, il se formoit dans les deux nations une politique et un caractère différens. Elles se proposèrent une fin opposée, et la puissance royale, à la faveur de l’opinion publique, devoit faire autant de progrès en France que la liberté en feroit en Angleterre. Les états contractent des habitudes auxquelles ils obéissent machinalement. Si les Anglais oublièrent quelquefois leur liberté, leur distraction ne pouvoit pas être longue. Si les Français de même s’irritoient contre le roi, ce ne devoit être qu’une effervescence passagère, et l’habitude les ramenoit sous le joug de la monarchie.

La fermentation des esprits fut continuelle sous le règne d’Etienne, de Henri II, et de Richard I. Ces princes, adroits à manier leurs affaires et les passions de leurs sujets, savoient préparer leurs entreprises, en hâter le succès, ou reculer à propos quand la prudence l’exigeoit. Mais cet art même dont ils avoient continuellement besoin, annonçoit une révolution certaine pour le moment où il monteroit sur le trône un prince aussi jaloux qu’eux de son autorité, mais moins capable de l’accroître ou de la conserver. Jean-sans-Terre, dont j’ai déjà eu occasion de faire connoître l’incapacité, succéda à son frère Richard. Ce prince déshonoré par sa conduite avec Philippe-Auguste et la cour de Rome, ne savoit pas combien il étoit méprisé de ses sujets. Il voulut faire craindre et respecter une autorité avilie entre ses mains, et les barons unis le forcèrent à leur donner une charte qui constate de la manière la plus authentique les franchises encore incertaines et flottantes de la nation.

Cette loi, si célèbre chez les Anglais, ne se borne point à établir un ordre momentané et provisionnel; c’est une loi fondamentale, faite plutôt pour prévenir les abus que pour punir ceux qui ont été commis; en servant de base au gouvernement, elle en affermit les principes. Bien loin de choquer aucun ordre de l’état, elle les prend tous également[211] sous sa protection, ménage, favorise et concilie leurs intérêts particuliers. Tandis que le clergé est confirmé dans l’entière et paisible jouissance des droits violés dont il réclamoit sans succès la possession: les franchises des vassaux immédiats de la couronne n’ont plus à craindre l’avarice du suzerain, et le sort de leurs veuves et de leurs enfans mineurs est réglé d’une manière qui doit faire aimer la loi par leur postérité. Le prince ne peut point se rendre plus odieux, se plaindre qu’on ait commis un attentat contre sa prérogative, parce que les barons ne lui ôtent que les droits arbitraires et tyranniques qu’ils exerçoient eux-mêmes sur leurs vassaux, et auxquels ils ont la sagesse de renoncer. Si la charte dictée à Jean-sans-Terre déplaît à quelques officiers de sa maison, qui, à son exemple et sous sa protection, s’étoient fait des droits injustes qu’elle abolit, elle s’attache un grand nombre de protecteurs, en restituant à Londres et aux autres villes leurs privilèges anciens. Elle veille à la fortune des simples tenanciers avec autant d’impartialité qu’à celles des seigneurs, et règle avec humanité les intérêts des commerçans et des cultivateurs des terres. On ôte à l’administration de la justice cette puissance vague et indéterminée qui peut la rendre l’instrument le plus terrible de la tyrannie dans un juge inique. Pour affermir l’empire des lois; on affoiblit celui des magistrats, et on empêche qu’ils ne puissent se laisser corrompre. Un citoyen n’est plus jugé que par ses pairs ou des jurés, les juges ne vont plus à la suite de la cour pour y recevoir les arrêts qu’ils devoient prononcer; leurs tribunaux sont fixés dans un lieu marqué, et on en règle la compétence; enfin, l’assemblée générale, à laquelle on a donné depuis le nom de parlement, et qui n’étoit encore que la cour féodale du roi, ne se contente point de prendre part à l’administration, elle devient une partie essentielle du gouvernement et l’ame de l’état. Pour n’être pas réduite à ne jouir que d’une autorité imaginaire, elle doit être convoquée quarante jours avant le terme assigné pour l’ouverture de ses séances, et dans les lettres de convocation, le roi doit énoncer les causes pour lesquelles il assemble son parlement.

On craignit que la grande charte ne subit le même sort que celle de Henri I, et elle fut adressée à toutes les églises cathédrales, avec ordre de la lire deux fois par an au peuple. Ces précautions ne paroissant pas suffisantes pour assurer l’exécution de la loi, les barons furent autorisés à former un[212] conseil de vingt-cinq d’entre eux, auquel tous les particuliers qui auroient à se plaindre de quelque infraction à la charte de Jean-sans-Terre devoient avoir recours. Si quatre de ces barons trouvoient la plainte légitime, ils devoient s’adresser au roi, ou dans son absence à son chancelier, pour demander une juste réparation. Si, quarante jours après cette demande, la partie offensée n’étoit pas satisfaite, les quatre barons rendoient compte de leur démarche à leurs collégues, qui, à la pluralité des voix, prenoient les mesures qu’ils croyoient les plus convenables pour obtenir justice: ils avoient le droit d’armer les communes et de contraindre le roi, par le pillage ou la saisie de ses domaines, à réparer les torts qu’il avoit faits.

Si on compare la grande charte aux établissemens politiques des anciens, ou si on en juge par les préceptes que les philosophes ont donnés pour faire le bonheur de la société, on y trouvera sans doute des vues encore bien barbares; mais si on compare cette loi aux chartes que les autres princes de l’Europe accordoient, dans le même temps, aux plaintes et aux menaces de leurs vassaux et de leurs sujets, on verra que les Anglais avoient fait des progrès infiniment plus considérables que les autres peuples dans la connoissance de la société. Ils commencèrent à considérer la masse entière de la nation, dont toutes les parties ne devoient faire qu’un tout, tandis qu’ailleurs les différens ordres de citoyens, toujours ennemis les uns des autres, et n’appercevant point encore les rapports secrets qui lient leur bonheur particulier au bonheur général, ne cherchoient qu’à s’opprimer ou s’offenser, et se glorifioient d’obtenir séparément des priviléges opposés, qui, ne tendant qu’à diviser leurs intérêts, ne pouvoient par conséquent jamais être affermis avec solidité.

Si on examine l’esprit différent qui avoit dicté la charte des Anglois et les deux ordonnances dont j’ai parlé dans les chapitres précédens, il est aisé de prévoir le sort différent qui les attendoit. Dès que le roi Jean et son fils voudront manquer à leurs engagemens, ils seront soutenus dans leur entreprise par toutes les personnes que les états avoient offensées. Les abus qu’on avoit voulu réprimer renaîtront sans peine, parce qu’on avoit négligé de régler en détail et d’une manière précise les droits de la nation, et que n’ayant pris aucune mesure pour que l’injustice faite à un simple particulier devînt, comme en Angleterre, l’affaire de la nation entière, on pouvoit parvenir à opprimer tout l’état, en opprimant successivement chaque classe de citoyens. Nos lois, qui n’avoient que de foibles protecteurs, parce qu’elles proscrivoient plutôt des abus particuliers qu’elles n’établissoient un ordre général, devoient nécessairement tomber dans l’oubli. Ainsi les Français s’agitoient inutilement pour ne faire que des lois qui devoient les laisser retomber dans leur première barbarie, tandis que les Anglais, conduits par l’esprit national que fixoit la grande charte, devoient faire de nouveaux progrès et perfectionner l’ébauche de leur gouvernement.

Quand Jean-sans-Terre voulut recouvrer le pouvoir arbitraire dont on lui avoit interdit l’usage, il se trouva sans partisans; tout le monde l’abandonna; et pour réduire ses sujets, il fut obligé d’appeler des étrangers à son service, en leur promettant des dépouilles de l’Angleterre. Les efforts impuissans du prince, ne servirent qu’à donner plus de force à l’esprit national qui se formoit, et dont une trop grande sécurité auroit vraisemblablement retardé les progrès: le repos est ennemi de la liberté; les Anglais, plus attachés à leur loi par les efforts qu’on avoit faits pour la détruire, devinrent attentifs, défians et soupçonneux; prompts à s’alarmer, il étoit difficile de les tromper par des espérances, de les entretenir dans leur erreur après les avoir séduits, ou de les accabler avant qu’ils eussent prévu le danger. Tandis que les Français, sans guide et sans ralliement, devoient encore errer au gré des événemens et de leurs passions, les Anglais se proposoient un objet fixe au milieu des malheurs ou des prospérités, qui ne sont que trop propres à donner un nouvel esprit aux nations. L’Angleterre put avoir quelques distractions, mais elle conserva son caractère. La grande charte, si je puis parler ainsi, fut une boussole[213] qui servit à diriger le corps entier de la nation, dans les troubles que l’intérêt particulier et les factions suscitèrent quelquefois, et qui sont nécessaires dans un gouvernement barbare qui se forme. Si le prince prend une espèce d’ascendant sur la nation, son triomphe est court, parce que quelque corps a toujours intérêt de réclamer la grande charte, et qu’en jettant l’alarme, il retire les esprits de leur assoupissement.

Le règne d’Henri III, est une preuve de cette vérité. Les historiens ont remarqué que les barons, auteurs de la révolte qui éclata contre ce prince, n’étoient pas moins occupés de leurs intérêts particuliers que du bien public. Le comte de Leicester trouva assez de partisans pour se mettre en état de faire la guerre civile, parce que la nation avoit besoin qu’on raffermit ses priviléges ébranlés, et Henri ne resta point sans défense, parce qu’un grand nombre d’Anglais, qui aimoient également les lois, se défioient encore plus des vues ambitieuses du comte que de celles du roi. Chez tout autre peuple, le sort du gouvernement auroit dépendu dans ces circonstances du sort d’une bataille: en Angleterre, l’esprit national empêchoit que l’armée victorieuse ne se laissât énivrer par ses succès, et ne servît avec trop d’ardeur et de docilité les passions de son chef. L’armée qui fit vaincre Henri ne lui permit pas, après la bataille d’Evashem, d’accabler les vaincus et de se mettre au-dessus de la loi. N’est-il pas permis de conjecturer que si le comte de Leicester eût été victorieux, ses soldats citoyens l’auroient également contenu dans les bornes de son devoir?

Quelque amour que les Anglais eussent pour un gouvernement qui les rendoit libres, ils étoient trop ignorans, et leurs mœurs trop grossières, pour qu’ils fussent à l’abri de toute révolution: bien loin de connoître la dignité des citoyens, ils ne soupçonnoient pas même qu’il y eût un droit naturel, et ne croyoient en effet tenir leurs nouveaux priviléges que de la libéralité seule du prince, ou plutôt de la violence qu’ils avoient faite à Jean-sans-Terre. Le roi, de son côté, n’étoit pas mieux instruit des devoirs que la nature et la politique lui imposoient, et convaincu que les prérogatives dont on l’avoit dépouillé, appartenoient essentiellement à sa dignité, il se croyoit toujours le maître de reprendre ses bienfaits, pourvu que le pape, en le déliant de ses sermens, autorisât son parjure; il n’en falloit pas davantage pour entretenir une fermentation sourde et continuelle dans le cœur de l’état. Si aujourd’hui même on reproche au gouvernement d’Angleterre plusieurs irrégularités qui peuvent rompre tout équilibre entre les différens pouvoirs qui s’y balancent, il est certain que ce défaut, beaucoup plus considérable sous les premiers successeurs de Jean-sans-Terre qu’il ne l’est dans notre siècle, ouvroit une vaste carrière aux caprices de la fortune, et exposoit les Anglais à perdre leur liberté, malgré les efforts qu’ils devoient faire pour la conserver.

Heureusement qu’au milieu des mouvemens convulsifs que l’Angleterre éprouvoit de temps en temps, le gouvernement s’affermissoit tous les jours à la faveur de quelques hasards heureux, et des établissemens que l’esprit national formoit par une suite de l’attention scrupuleuse des Anglais à ne laisser lever aucun subside[214] sans y avoir consenti; le parlement, qui n’avoit autrefois aucun temps fixe et déterminé pour ses assemblées, fut convoqué régulièrement tous les ans; et le prince, toujours arrêté dans l’exécution des projets ambitieux qu’il pouvoit former, étoit continuellement soumis à la censure de la nation. Le roi, borné aux revenus médiocres de ses domaines, et souvent forcé de faire la guerre en-deçà de la mer, ne pouvoit se passer des subsides de ses sujets; les grands, qui étoient les maîtres de rejeter à leur gré ses demandes ou de les recevoir d’une manière favorable, ne tardèrent pas à profiter de cet avantage pour partager avec lui[215] la puissance législative; malgré le mépris si naturel aux grands pour leurs inférieurs, ils eurent la sagesse de ne point avilir une nation dont ils étoient les chefs; ils sentirent que s’ils opprimoient le peuple, ils seroient à leur tour opprimés par le roi; ou plutôt, ils craignirent de soulever contre eux des hommes que la grande charte avoit rendus fiers et jaloux de leur liberté; leur crainte leur servit de politique, et les sauva de l’écueil contre lequel leur avarice et leur vanité devoient les faire échouer.

Le peuple, chaque jour plus riche et plus heureux sous la protection des barons, s’affectionna davantage à ses lois, et devint bientôt assez puissant pour que le parlement, où Londres[216] seule et quelques autres villes considérables envoyoient des représentans, admît enfin des députés des bourgs et de chaque province. Cette assemblée, si nécessaire à la conservation des immunités anglaises, n’acquit point une nouvelle force sans affermir la liberté en la rendant plus précieuse. Les grands ne perdirent rien de leur dignité, et affermirent leur pouvoir en se rapprochant plus intimement du peuple, la législation se perfectionna, parce que le corps législatif, composé d’hommes choisis dans tous les ordres de l’état, et qui en connoissent tous les besoins, ne négligea aucun de ces petits objets oubliés par-tout ailleurs, et qui cependant ne sont jamais négligés impunément; la présence des communes, plus amies du repos que la noblesse, tempéra le génie impatient et militaire des barons, trop portés à recourir à la force pour défendre leurs priviléges, et mit le parlement en état d’acquérir de nouveaux droits sans recourir à la voie des armes, qui expose toujours un peuple libre à devenir esclave.

En effet, le parlement attaqua, sous le règne d’Edouard, différentes prérogatives de la couronne, qui jusqu’alors n’avoient point été contestées. Il fut réglé qu’à l’avenir la chambre des pairs disposeroit des places les plus importantes du royaume; que sans ses concours, le roi ne pourroit ni faire la guerre, ni ordonner à ses vassaux de le suivre; et que de temps en temps toutes les charges seroient conférées par le parlement à la pluralité des suffrages. Sous Henri IV, les communes ordonnèrent qu’un ordre du roi ne pourroit désormais justifier un officier qui ne se seroit pas conformé aux lois générales de la nation. Elles donnèrent l’exemple utile de disgracier des ministres, et nommèrent enfin un trésorier pour disposer, suivant leurs ordres, des subsides qu’elles accorderoient.

Ces droits, et quelques autres que le parlement acquit encore, empêchoient que les articles les plus essentiels de sa grande charte ne fussent attaqués et violés: c’étoit, pour ainsi dire, un avant-mur dont la nation couvroit sa liberté, et que les rois devoient commencer à détruire. Les nouvelles prérogatives que le parlement s’étoit faites sous des princes foibles, le mettoient en état de faire quelquefois des sacrifices, et de perdre quelque chose sous des princes entreprenans et adroits, sans que la constitution politique en fût altérée. Après avoir éprouvé différens flux et reflux, l’autorité reprenoit son équilibre. Souvent les rois se trouvoient réduits à la défensive, et tant la nation étoit libre, réclamèrent en leur faveur cette même charte qu’ils avoient regardée comme l’instrument de la décadence de leur pouvoir.

Il faut le remarquer, la fortune servit inutilement les Anglais pendant plusieurs générations; elles les fit passer successivement dans des circonstances si différentes, si contraires même, que la nation ne pouvoit jamais être distraite pendant long-temps des intérêts de sa liberté. Des rois d’un caractère opposé, tantôt timides, tantôt courageux, ne devoient point avoir cette constance patiente et opiniâtre qui triomphe enfin de tous les obstacles. Edouard I succéda à un prince foible, et trouva par conséquent une nation plus fière et plus jalouse que jamais de ses droits. Il avoit les qualités nécessaires pour éblouir ses sujets, et leur inspirer une sécurité qui les auroit peut-être perdus; mais il eut heureusement l’imprudence de ne vouloir d’abord confirmer la grande charte qu’avec la clause que cette confirmation ne nuiroit point à ses prérogatives; et ensuite de demander au pape la dispense du serment qu’il avoit prêté. Sur le champ les esprits plus attentifs épièrent ses démarches, et voulurent pénétrer ses pensées. Edouard, suspect à sa nation, n’osa pas tenter de l’asservir, et son successeur, qui voulut affecter un pouvoir arbitraire, se trouva sans talens. Edouard II fut déposé; exemple terrible pour son fils, prince altier, courageux, grand politique, grand capitaine, et qui, pendant un règne assez glorieux et assez long pour lasser la vigilance de tout autre peuple que les Anglais, ou le jeter dans un engouement funeste à la liberté, se vit forcé à confirmer plus de vingt fois la charte de Jean-sans-Terre.

Que les hommes savent peu ce qu’ils doivent désirer ou craindre! La mort de ce fameux prince de Galles, le prince Noir, dont les historiens font des éloges si honorables, causa un deuil général en Angleterre; et cependant, qui peut répondre qu’un grand homme, doué de plusieurs vertus inconnues à son siècle, et qui auroit succédé à Edouard III, n’eût pas exposé la liberté des Anglais aux plus grands périls? Il n’eût pas eu vraisemblablement plus d’égards pour leurs priviléges qu’il n’en eut pour les droits des vassaux de son duché d’Aquitaine; mais la prudence lui ordonnant de se conduire en Angleterre d’une manière différente qu’en France, il eût attaqué les Anglais en s’en faisant aimer et respecter; et combien de fois les vertus des princes n’ont-elles pas été funestes à leur nation? La fortune plaça la couronne destinée au prince de Galles sur la tête d’un enfant, dans qui l’âge ne développa aucun talent, et Richard II subit le même sort qu’Edouard II.

On vit les mêmes jeux de la fortune pendant les longues querelles de la maison d’Yorck et de la maison de Lancastre. A un Henri V, prince trop célèbre par nos disgraces, succéda un roi au berceau; il est détrôné, et replacé sur le trône pour en être encore chassé. Le règne d’Edouard IV éprouva différentes révolutions, pendant lesquelles le gouvernement ne pouvoit prendre, ni conserver aucune stabilité. La couronne passa sur la tête d’un usurpateur, Richard III, l’assassin de ses deux neveux, et trop odieux à ses sujets pour être redoutable à leur liberté.

Il se préparoit cependant de grands changemens en Angleterre, et la fin des querelles domestiques des maisons de Lancastre et d’Yorck parut être l’époque où l’amour des Anglais pour la liberté, leur crainte de la royauté et leur défiance, c’est-à-dire, l’esprit national, alloit s’affoiblir et faire place à une nouvelle politique. Suite funeste de l’esprit de parti! Les Anglais avoient négligé leurs propres intérêts, en embrassant avec trop de chaleur ceux des deux maisons qui se disputoient la couronne. Ils étoient fatigués des combats qu’ils avoient livrés; ils avoient trop souffert de leurs factions, et des scènes effrayantes qu’ils avoient présentées à l’Europe, pour ne pas désirer le repos. Dans l’espèce d’assoupissement où Henri VII trouva ses sujets, il se flatta de pouvoir faire impunément quelques entreprises sur leur liberté. Il prétendit d’abord qu’en vertu de sa prérogative royale, il pouvoit exercer tous les actes d’autorité, dont quelqu’un de ses prédécesseurs lui avoit donné l’exemple: étrange principe, qui, en substituant la licence à la loi, ouvroit la porte à tous les désordres, et auroit soumis l’Angleterre au despotisme le plus rigoureux. Pour se rendre moins dépendant du parlement, ou pour le rendre moins nécessaire, il exigea des subsides sous le nom de bénévolence. La nation toléra cet abus, et elle n’auroit pas dû permettre au roi de faire des emprunts libres, si elle vouloit conserver sa liberté. Il se rendit le maître des élections du parlement; et les historiens ont remarqué qu’il abaissa le pouvoir de la noblesse et l’appauvrit, tandis qu’il se faisoit un art d’honorer et combler de faveurs les jurisconsultes, qui devenant les plus lâches des flatteurs, par reconnoissance, et pour mériter de nouvelles grâces, détournèrent les lois de leur sens naturel, et les forcèrent à se taire ou à se soumettre à la prérogative royale.

Cette conduite arbitraire, loin d’accoutumer les Anglais au joug, n’auroit servi qu’à leur rendre leur courage et leur ancien amour pour l’indépendance, s’ils n’avoient été distraits des soins qu’ils devoient à leur patrie, par un intérêt supérieur à celui de la liberté. Luther venoit de se soulever contre l’église romaine; et ses opinions répandues en Angleterre avoient fait des progrès si grands et si rapides, que les catholiques consternés craignirent de voir entièrement détruire la foi de leurs pères. Les périls de la religion devoient faire oublier ceux de la patrie. Que la société, en effet, ses lois, ses biens, ses maux, la liberté et l’esclavage paroissent des objets vils aux esprits qui n’envisagent qu’une éternité de bonheur ou de malheur dans une autre vie, et qui sont assez égarés par le fanatisme pour ne pas songer que le chemin qui conduit à cette éternité de bonheur, c’est la pratique de la justice, de l’ordre et des lois; les Anglais devenus théologiens, cessèrent d’être citoyens et politiques. Les deux religions formèrent deux partis d’autant plus funestes pour l’état, que dans leur zèle aveugle et téméraire, ils s’applaudissoient de sacrifier leurs lois et leur liberté au succès de leurs opinions.

Henri VIII haïssoit la doctrine de Luther comme nouvelle et hérétique, mais il étoit ennemi de la cour de Rome, qui condamnoit sa passion pour Anne de Boulen. «Chacun des deux partis, dit le nouvel historien d’Angleterre, espéroit de l’attirer à soi à force de soumission et de condescendance. Le roi, qui tenoit la balance entre eux, également sollicité par la faction protestante et par la faction catholique, ne s’emparoit que mieux d’une autorité sans bornes sur l’une et l’autre. Quoiqu’il ne fût réellement guidé que par son caprice et son humeur impérieuse, le hasard faisoit que sa conduite incertaine le dirigeoit plus efficacement vers le pouvoir despotique, que n’auroient pu faire les politiques les plus profonds qui lui en auroient tracé le plan. S’il eût employé l’artifice, les ruses, l’hypocrisie, dans la position où il se trouvoit, il eût mis les deux partis sur leurs gardes avec lui; c’eût été leur apprendre à se plier moins aux volontés d’un monarque qu’ils n’eussent pas espéré de gagner. Mais la franchise du caractère d’Henri étant connue aussi bien que la fougue de ses passions impétueuses, chaque faction craignit de le perdre par la contradiction la plus légère, et se flattoit qu’une déférence aveugle à ses fantaisies le jetteroit cordialement et entièrement dans ses intérêts.»

La mort de Henri VIII ne rendit point aux Anglais l’amour de la liberté, et leur ancien gouvernement, parce que les querelles des deux religions n’étoient point encore terminées. Les novateurs qui triomphèrent sous Edouard VI, pardonnoient tout à une régence qui les favorisoit, et rendirent le roi plus puissant pour opposer un ennemi plus redoutable aux catholiques. De leur côté, les catholiques étoient trop occupés de la décadence de leur religion, pour songer à la ruine de leur liberté. Leur foiblesse ne leur permettant pas d’opposer avec succès les lois à une puissance qu’on avoit rendue despotique, ils prirent le parti le plus naturel à des opprimés, et devinrent les flatteurs d’un gouvernement qu’ils ne pouvoient détruire. En attendant avec patience que la providence appelât sur le trône la princesse Marie, qui pensoit comme eux, et qui les vengeroit, ils prêchèrent l’obéissance la plus entière, dans la crainte d’être traités en séditieux.

Marie fut plus catholique qu’Edouard, son frère, n’avoit été protestant; mais le parti disgracié connoissoit ses forces, et n’ayant pas le même besoin qu’autrefois de ménager le gouvernement, on ne vit plus chez les Anglais la même indifférence au sujet de leurs lois et de leur liberté. Les novateurs, accoutumés à dominer, et qui pouvoient se faire craindre, ne devoient pas souffrir les abus du gouvernement de Marie avec la même patience que les catholiques avoient toléré ceux du règne d’Edouard. En sortant de leur distraction, les Anglais ne sentirent que le poids de leurs chaînes, et ils n’auroient su comment sortir de l’esclavage où ils étoient réduits, si la grande charte, en leur faisant connoître les droits de leurs pères, ne leur avoit appris ceux dont ils devoient jouir. Heureusement qu’Henri VIII avoit dédaigné de détruire un parlement qui, se précipitant sans pudeur au-devant du joug, étoit devenu l’instrument et l’appui du pouvoir arbitraire: mais si ce parlement, réveillé par les murmures du public, sortoit de son assoupissement, parvenoit à connoître encore sa dignité, et servoit de point de ralliement aux partisans de la liberté, le sort de l’Angleterre n’étoit pas encore désespéré.

En effet, le parlement osa montrer une sorte de courage sous le règne de Marie. Quelques-uns de ses membres, attachés à la nouvelle doctrine, se vengèrent d’une princesse qui les persécutoit en se plaignant de ses dépenses et des subsides qu’elle arrachoit au peuple épuisé. Un sentiment étranger à celui de la religion paroissoit déjà, et l’avarice lui auroit fait faire des progrès rapides, si Elisabeth n’eût porté sur le trône que la foiblesse et l’imprudence de Marie.

Cette princesse, aussi jalouse du pouvoir arbitraire que son père, étoit moins propre à l’établir, mais plus capable de le conserver. Naturellement défiante, quoique courageuse, la prospérité du moment présent ne la rassura jamais sur l’avenir. Toujours appliquée à prévoir et prévenir ce qu’elle pouvoit craindre, aucun danger ne lui parut médiocre; elle n’eut jamais cette sécurité qui néglige les petites choses, qui produisent quelquefois des maux extrêmes, auxquels on n’applique ensuite que des remèdes impuissans. Toujours armée des lois par lesquelles le parlement avoit remis dans les mains d’Henri VIII le pouvoir entier de la nation, elle exigea l’obéissance la plus servile, mais ne laissa craindre de sa part ni les caprices ni les passions qui ne sont que trop naturelles aux despotes. Voyant que les Anglais souffroient les demandes fréquentes des subsides moins patiemment que le reste, elle chercha les moyens de les enrichir, et gouverna ses finances avec une extrême économie. Plutôt que de fatiguer l’état de ses besoins, elle vendit des terres de la couronne, c’étoit assurer la tranquillité de son règne, mais multiplier les embarras de ses successeurs, et les exposer à perdre l’autorité qu’Henri VIII avoit acquise.

Quoique tout eut plié sous le joug d’Elisabeth, l’esprit de liberté n’avoit pas laissé de faire quelque progrès. Tantôt on avoit osé dire qu’il étoit injuste que les membres du parlement ne fussent pas jugés par le parlement même; tantôt on avoit représenté l’absurdité qu’il y avoit à ne pas laisser opiner librement les députés d’un corps assemblé pour délibérer sur les besoins de l’état et conseiller le prince. C’est blesser, disoit-on, les règles les plus communes de la raison, que de suspendre par un ordre du conseil les délibérations du parlement; et comment la nation échappera-t-elle à la servitude la plus cruelle, s’il est permis de jetter dans une prison les membres de la chambre basse, ou de les citer devant des ministres despotiques pour répondre de leur conduite, de leurs discours et même de leurs pensées?

Étrange effet de la bizarrerie des évènemens humains! Le fanatisme, qui avoit ruiné la constitution de l’ancien gouvernement, étoit destiné à la rétablir, et les soins mêmes qu’Elisabeth avoit pris pour calmer et concilier les esprits au sujet de la religion, en faisant un mélange de la doctrine nouvelle avec le rit et les cérémonies de l’église romaine, devoit hâter la révolution que l’esprit national et le souvenir de la grande charte préparoient.

Des novateurs zélés, croyant que la pureté de leur religion étoit profanée par un reste de cérémonies romaines auxquelles Elisabeth avoit fait grâce, refusèrent de se soumettre à un culte qu’ils regardoient comme impie. La sévérité de leurs maximes leur acquit un grand nombre de partisans, et leur donnant une inflexibilité opiniâtre, les exposa aux persécutions d’un gouvernement intolérant; mais les puritains irrités ne tardèrent pas à faire une diversion favorable en joignant des questions politiques aux questions théologiques. On rechercha la nature du pouvoir qu’exerce la société, son origine, son objet, sa fin; on discuta les moyens que le magistrat doit employer pour faire le bonheur public. Les esprits s’émeutent, et des citoyens, lassés de leur situation, qui désiroient d’être libres, et accoutumés aux mouvemens irréguliers et impétueux que donne le fanatisme, portèrent dans leurs nouvelles querelles la chaleur, l’emportement, le courage et l’opiniâtreté nécessaires pour produire une grande révolution.

Il se forma deux partis, celui de la cour et celui du parlement, qui, conduits par leur haine, leur rivalité et leur ambition, se portèrent aux excès les plus opposés. La faction intraitable des puritains, sans oser encore avouer ouvertement sa doctrine sous le règne de Jacques I, ne tendoit, en effet, qu’à détruire la royauté et les prérogatives de la pairie, pour mettre une parfaite égalité entre les familles et établir une pure démocratie. Le parti de la cour, également outré dans ses principes, affranchissoit l’autorité royale de toutes les lois, et à la faveur de je ne sais quel droit divin, qu’il est difficile de croire, condamnoit les citoyens à obéir aveuglément au prince comme à Dieu même. Les puritains, toujours animés du même zèle, abolirent successivement tous ces actes scandaleux par lesquels le parlement avoit détruit les libertés ecclésiastiques et civiles, et conféré à Henri VIII toute la puissance législative. La chambre étoilée, la cour de haute trahison et la cour martiale, trois tribunaux qui ne servoient qu’à donner une forme légale à l’injustice et à la violence, furent anéanties. Quels que fussent les succès des deux partis, leurs haines croissoient toujours avec leurs espérances ou leur désespoir. Quand les puritains se furent emparés de l’autorité publique, ils firent périr Charles I sur un échafaud: et quand le parti de la cour triompha à son tour, il ne se contenta pas de rappeler Charles II sur le trône de ses pères, il lui accorda le pouvoir le plus étendu.

Il n’est pas difficile, si je ne me trompe, de prévoir quel auroit été le sort de l’Angleterre, déchirée par deux factions implacablement ennemies, qui avoient conjuré ou contre la nation, ou contre le roi, et qui étoient trop puissantes pour avoir l’une sur l’autre un avantage décisif. Le despotisme le plus odieux auroit sans doute été le fruit de la foiblesse et de l’épuisement où l’état seroit tombé par ses divisions, si au milieu de la tempête, les Anglais n’avoient trouvé une ancre pour s’opposer à l’impétuosité des vagues qui les emportoient. Cette ancre, ce fut la charte de Jean-sans-Terre. Des citoyens éclairés, ou naturellement plus modérés, y trouvèrent les titres de leur liberté, des droits de la couronne, et les principes d’un gouvernement, qui, tenant un milieu entre les deux factions, pouvoit servir à les rapprocher. Ils formèrent un troisième parti d’abord foible, et qui ne pouvoit se faire entendre dans le tumulte que causoient les passions; mais qui devoit acquérir des forces à mesure que l’Angleterre, instruite par ses malheurs, se lasseroit de ses troubles. En effet, elle a dû de nos jours son salut au même acte, qui, quatre siècles auparavant, avoit établi les fondemens de sa liberté.

Je ne suivrai point ici l’histoire de la maison de Stuart. Qu’il me suffise de demander, si la cause des malheurs de Charles I ne fut pas de s’être laissé conduire par l’esprit d’une faction, plutôt que par l’esprit des anciens principes de la nation? Dès que le fanatisme avoit formé le plan d’établir une démocratie, il n’étoit plus temps pour ce prince de casser le parlement, de déclarer qu’il ne l’assembleroit plus, de lever des impôts, et de remplir les prisons des personnes qui lui étoient suspectes et désagréables. Par cette conduite imprudente, il n’attachoit à ses intérêts que ses flatteurs, les courtisans, quelques théologiens décriés, et des hommes sans honneur et sans patrie, qui vendent leurs services au plus offrant. Il devoit succomber avec un pareil secours; car si la nation se refusoit au fanatisme des puritains, elle avoit déjà repris assez de goût pour la liberté, pour ne point vouloir d’un maître absolu. Quelques succès que Charles eût obtenus contre les rebelles, il n’auroit jamais atteint le but qu’il se proposoit; parce que les citoyens qui tenoient à l’ancienne constitution, auroient succédé aux puritains défaits pour défendre la liberté; ou plutôt il auroit eu la prudence de les secourir à propos pour empêcher leur ruine. Toutes les fautes de Charles ne sont qu’une suite nécessaire de la malheureuse position où il s’étoit mis en voulant porter trop loin la prérogative royale: s’il n’eut pas fait celles qu’on lui reproche, et qu’on regarde communément comme la cause de ses malheurs, il en auroit nécessairement commis d’autres qui n’auroient pas été moins dangereuses.

Si ce prince, au contraire, eût consulté l’ancien esprit de la nation qui avoit commencé à renaître sous le règne précédent, qui doutera qu’en refusant d’être un despote, il n’eût abattu la faction qui vouloit établir une vraie république? S’il eût déclaré qu’il se contentoit du pouvoir que Jean-sans-Terre avoit laissé à ses successeurs; s’il eût renouvellé la grande charte en jurant de l’observer, il auroit été secondé du vœu général de la nation, et auroit disposé de toutes ses forces. Le fanatisme est un sentiment déraisonnable et outré, que le temps use et détruit. On auroit vu sous le règne de Charles I, ce qu’on ne vit que sous celui de son successeur, les Torys, et les Whigs, abandonner l’esprit de faction, et se rapprocher en adoptant à la fois les principes du gouvernement établi par la grande charte.

A l’exception des chefs de ces deux partis, qui s’étoient montrés trop à découvert pour oser renoncer à leurs principes, les Torys vouloient communément que Charles II eût des prérogatives, mais de manière cependant que la liberté du peuple fût assurée; et les Whigs prétendoient que le peuple fût libre, sans que sa liberté pût détruire la prérogative royale. Ainsi que le remarque un historien profond, qui a écrit sur cette matière, les hommes modérés de ces deux partis, c’est-à-dire, le corps de la nation, pensoient de même sur le fond de cette question; ils se proposoient la même fin, et ne varioient que sur les moyens nécessaires pour affermir à la fois la prérogative royale et la liberté des citoyens.

Cette manière de penser avoit fait de si grands progrès, que quand Jacques II se fut rendu odieux par une administration également injuste et imprudente, il ne vit plus auprès de lui que quelque Torys outrés, mais trop consternés, trop décriés et trop foibles pour tenter de le conserver sur le trône. Dans le moment de cette grande révolution, il subsistoit aussi des Whigs fanatiques sur la liberté, et qu’on n’auroit pu satisfaire qu’en établissant une démocratie rigoureuse, mais leur nombre étoit si petit et leur doctrine si contraire à l’esprit national, qu’ils n’osèrent point se faire entendre. Le gouvernement conserva sa forme ancienne, et le parlement ne songea qu’à associer, par un heureux mélange, la dignité du prince à celle de la nation.

Grâces au crédit que la charte de Jean-Sans-Terre a repris en Angleterre, les noms mêmes de Torys et de Whigs n’y sont plus connus aujourd’hui. Ce qui, sans doute, a le plus contribué à leur ruine, c’est que Guillaume III et la reine Anne, conformant leur administration au systême de gouvernement adopté par leurs sujets, ne furent point forcés de faire des cabales, de ménager tour à tour les Torys et les Whigs, et de se servir de leurs passions et de leur autorité pour se rendre plus puissans; les successeurs de ces princes n’ayant fait aucune entreprise suivie, qui tendît à détruire la forme du gouvernement, toutes les disputes ont enfin cessé sur cette matière. Les Hanovriens ne règnent, et ne peuvent régner sur l’Angleterre, que parce que c’est une nation libre, qui se croit en droit de disposer de la couronne. S’ils affectoient la même puissance que les Stuarts, s’ils pensoient qu’elle leur appartient de droit divin, ce seroit se condamner eux-mêmes, et avouer que la place qu’ils occupent ne leur appartient pas.

On dit qu’il y a encore en Angleterre des hommes qui pensent comme ont pensé les Whigs et les Torys les plus emportés sous le règne de Charles I; mais ils sont obligés de déguiser leurs principes, et ils n’ont aucune influence dans les affaires. Peut-être ce reste de levain est-il nécessaire pour entretenir une fermentation salutaire, et empêcher que les esprits ne s’abandonnent mollement à une sécurité qui seroit bientôt suivie d’un assoupissement trop profond. Le parti de la cour et le parti de l’opposition ne se proposent plus comme les anciennes factions, de ruiner la liberté publique ou la prérogative royale. Leur politique est bornée à des objets particuliers d’administration; ils se craignent, ils se trompent, ils se balancent mutuellement. A la faveur de ces divisions toujours renaissantes, l’Angleterre est libre; si elles cessoient, l’Angleterre seroit esclave.

Les Anglois doivent à la charte de Jean-sans-Terre leur gouvernement actuel; dans les temps les plus difficiles, après les commotions les plus vives, ils ont constamment recours à cette loi comme à leur oracle. Servant de règle à l’opinion publique, elle a empêché que des révolutions souvent commencées ne fussent consommées. Que l’on ne soit donc pas surpris de la forme de gouvernement que l’Angleterre a conservée au milieu des mouvemens convulsifs dont elle a été agitée, et qui sembloient asservir ses lois aux caprices de ses passions. C’est parce que la France n’avoit au contraire aucune loi fondamentale consacrée par l’estime et le respect de la nation, qu’elle a été condamnée à ne consulter dans chaque conjoncture que des intérêts momentanés; les Français obéissoient sans résistance aux événemens, les Anglais résistoient à leur impulsion: de-là, sur les ruines des fiefs s’élève chez les uns une monarchie, et chez les autres un gouvernement libre.

Je n’examinerai point en détail ce que les écrivains anglais disent de leur gouvernement. Cette matière me méneroit trop loin. Je sais que l’esprit général de la nation est propre à réprimer plusieurs défauts de la constitution, et à tenir en équilibre plusieurs pouvoirs auxquels les rois n’ont pas donné une force égale. Mais si le luxe, les richesses, le commerce et l’avarice altèrent cet amour de la liberté; si la corruption et la vénalité avilissent les ames; par quel prodige une partie du gouvernement n’opprimera-t-elle pas les autres? Si dans cette décadence des mœurs publiques, la fortune ramenoit les circonstances qui rendirent Henri VIII tout-puissant, ou si elle plaçoit sur le trône une adroite Elisabeth, quelles mesures a-t-on prises pour que le gouvernement résistât aux secousses qu’il recevroit? Jacques II avoit le despotisme dans le cœur et dans l’esprit; il se croyoit le maître de dispenser des lois; il établit des impôts sans l’aveu du parlement; il parla en souverain absolu dans ses proclamations; il professa ouvertement une religion odieuse à ses sujets et voulut détruire la leur; il contracta des alliances suspectes avec les étrangers; il eut une armée sur pied, et menaça d’opprimer tout ce qui lui résisteroit: ce fut un événement étranger aux mœurs, aux lois et à la constitution des Anglais, qui, dans ce moment, les sauva du danger dont ils étoient menacés. Il fallut que Guillaume fît une descente en Angleterre, et qu’une armée Hollandoise servît de point de ralliement aux mécontens, qui, sans ce secours, ne pouvant ni se montrer, ni se réunir, auroient été obligés de subir le joug et de perdre le souvenir de leurs droits. Les Anglais, énivrés de la joie que leur causa la révolution, auroient dû trembler en voyant qu’elle n’étoit pas leur ouvrage. Qui leur a répondu que dans une pareille circonstance ils trouveront un second Guillaume; et que leur roi, aussi timide que Jacques, fuira sans oser confier sa fortune et celle de son royaume au sort d’une bataille, ou sera vaincu?

CHAPITRE V.

Suite du règne du roi Jean.—Désordres qui suivent les états de 1356.—Conduite du dauphin pour reprendre l’autorité qu’il avoit perdue.—Situation du royaume à la mort du roi Jean.

Nos pères s’étoient flattés que la dernière ordonnance qu’ils avoient dictée au dauphin, assureroit leur bonheur; et cependant le royaume se trouvoit plus malheureux après les états de 1356, qu’il ne l’avoit encore été. On n’opposa d’abord que des plaintes et des murmures aux injustices du gouvernement, qui les méprisa. Les hommes qui avoient dirigé la conduite des états, croyant de bonne foi avoir épuisé tout ce que la politique a de plus sublimes préceptes pour la prospérité des nations, n’osoient rien espérer d’une nouvelle assemblée, ni des lois qui en seroient l’ouvrage. Les uns étoient en fuite ou attendoient dans des cachots l’arrêt de leur mort; et les autres flottoient entre la consternation et le désespoir: suite funeste d’une ordonnance bien différente de la charte de Jean-sans-Terre, et qui, ne conciliant point les avantages des différens ordres de citoyens, pour ne leur donner qu’un même intérêt, les laissoit dans leur première foiblesse, et n’ouvroit que la voie impuissante et dangereuse des émeutes et des séditions, pour arrêter les entreprises du conseil.

Robert-le-Cocq, évêque de Laon, et Marcel, prévôt des marchands de Paris, se trouvoient à la tête des mécontens. Ces deux hommes ne méritent peut-être pas les noms odieux que les historiens leur ont prodigués: l’ignorance, les préjugés et les mœurs du temps peuvent servir à les excuser; mais sûrement ils ne seroient point indignes des éloges dont on les auroit comblés, si par hasard ils avoient obtenu quelques succès, et réussi à donner quelque stabilité aux lois. Il est vraisemblable qu’ils eurent de bonnes intentions dans le commencement de leur entreprise; mais n’ayant pas vu les fautes des derniers états, ne les soupçonnant pas même, il s’en falloit bien qu’ils pussent les réparer dans un pays où l’ancien orgueil des fiefs avoit inspiré autant de respect pour la haute noblesse que de mépris pour la bourgeoisie; il étoit bien difficile que le Cocq et Marcel, en voulant agir pour la nation, parvinssent à s’en faire avouer: peut-être que la grande charte n’auroit jamais réuni les Anglais, si au lieu d’être l’ouvrage des barons, elle n’avoit été accordée qu’aux demandes des communes mutinées. Quoiqu’il en soit, l’évêque de Laon et le prévôt des marchands, sans vues générales, sans projets fixes, inférieurs aux obstacles qu’ils devoient éprouver, et qu’ils n’avoient pas même prévus, mirent de l’audace et de l’emportement où il n’auroit fallu que de la fermeté et de la raison. Forcés d’obéir aux événemens, sans savoir ni ce qu’ils devoient craindre, ni ce qu’ils devoient espérer, ils furent plutôt des conjurés et des ennemis de l’état, que les défenseurs de la fortune publique.

Avec quelque hauteur que le conseil usât de son autorité, il étoit impossible qu’en excitant un mécontentement général, il n’eût pas lui-même quelques alarmes. Marcel, qui gouvernoit à son gré la populace de Paris, s’aperçut de la crainte du dauphin, et le contraignit à convoquer les états pour le 7 novembre 1357. Le temps nous a malheureusement dérobé tout ce qui pouvoit nous donner quelque connoissance des premières opérations de cette assemblée. Soit qu’il faille l’attribuer au défaut de patriotisme et d’union, ou aux brigands qui commençoient à infester les campagnes et les grands chemins, on sait seulement que la plupart des bailliages n’y envoyèrent point leurs représentans. Marcel, qui sans doute avoit médité avec l’évêque de Laon de nouveaux moyens pour rendre son parti plus puissant, mais qui nous sont inconnus, se préparoit à réparer, par de nouvelles fautes, les fautes des états précédens, lorsqu’on apprit que le roi de Navarre s’étoit échappé de sa prison et s’approchoit de Paris.

C’étoit un prince éloquent, brave, ambitieux, imprudent, sans honneur, et le plus méchant des hommes; il avoit le double motif de se venger d’une double captivité, et de revendiquer deux provinces, la Champagne[217] et la Brie, sur lesquelles il prétendoit avoir des droits. Sans intérêt pour sa fortune, et conduit par sa seule inquiétude, il auroit été capable d’exciter des troubles: on l’a soupçonné d’aspirer à la couronne même, du moins faut-il convenir qu’il ne mettoit aucune borne à ses espérances. Tant de vices et si peu de talens ne permettoient pas au roi de Navarre de se rendre le maître des affaires. Tel étoit le chef que Marcel et le Cocq voulurent se donner, sans songer qu’il ne les regarderoit que comme des instrumens de sa fortune et de ses intrigues, qu’il briseroit après s’en être servi; et cette cabale auroit réussi dans ses entreprises, sans que la nation en eût retiré aucun avantage.

Si l’arrivée du roi de Navarre avoit consterné le dauphin et son conseil, elle répandit dans Paris une audace nouvelle, et une confusion extrême y succéda. L’activité des états fut suspendue, et toutes les personnes qui auroient dû agir parurent, pour ainsi dire, embarrassées et intimidées. On se bornoit à s’examiner et à s’insulter, sans oser prendre aucun parti; et cette inaction des chefs produisit en peu de temps la plus monstrueuse anarchie. Paris étoit plein d’une populace inquiète, indocile, indigente et malheureuse. Le pouvoir, qui sembloit suspendu entre le prince et les états, par la plus étonnante des révolutions, se trouva tout entier entre les mains de la multitude: elle crut devoir commander, parce qu’on ne la forçoit pas d’obéir.

Paris offrit en effet l’image de la démocratie la plus ridicule: on vit le dauphin, le roi de Navarre et Marcel haranguer tour-à-tour la populace. Jamais les événemens contraires ne se succédèrent avec plus de rapidité et de bizarrerie; jamais aussi un peuple plus ignorant, plus brutal, plus grossier n’avoit décidé d’intérêts si importans et qui demandoient les lumières les plus profondes. Par ignorance, on commit de part et d’autre des attentats inutiles. Les mœurs atroces de la capitale ne tardèrent pas à se répandre avec l’anarchie dans les provinces. De nouvelles compagnies de brigands se formèrent de toutes parts, et on vit autant de désordres différens que la bizarrerie des passions en peut produire, quand elles n’ont aucun frein. La noblesse, qui avoit fait la faute insigne de ne pas protéger les habitans de ses terres pour paroître dans les états armés de leurs forces, crut stupidement qu’en les opprimant elle se rendroit plus puissante, et exerça sur eux la tyrannie la plus cruelle. Mais les gens de la campagne, qui ne pouvoient espérer aucune protection d’un gouvernement dont les ressorts étoient rompus, allumèrent bientôt une nouvelle espèce de guerre civile, plus effrayante que toutes les dissentions qu’on avoit éprouvées jusqu’alors. Ils s’armèrent: l’espérance de faire du butin se joignit à la fureur de se venger: les attroupemens se multiplièrent, et cette faction, connue sous le nom de Jacquerie, ne fit grâce à aucun gentilhomme qui tenta de lui résister, ou dont le château valoit la peine d’être pillé.

En voyant l’état déchiré par cent factions différentes, toutes ennemies du gouvernement, mais qui n’avoient aucune relation entre elles; incapables d’agir de concert, parce qu’elles ne pouvoient se rendre compte de l’intérêt qui les faisoit agir, et d’autant plus foibles qu’elles sembloient ne se proposer d’autre objet que de faire inutilement beaucoup de mal; il étoit aisé, si je ne me trompe, de prévoir que les Français, lassés de leurs désordres, viendroient enfin se ranger sous la sauvegarde de l’autorité royale, si le dauphin, délivré de la tyrannie de Marcel, pouvoit alors recouvrer assez de crédit pour offrir une protection utile aux citoyens qui désiroient la paix. C’est dans ces circonstances, que ce prince s’échappa de la capitale, d’où le roi de Navarre étoit déjà sorti pour aller cabaler dans les provinces, tandis que Marcel formeroit le projet insensé de faire la guerre au gouvernement et de rester sur la défensive.

Le dauphin, réfugié à Compiègne, prit le titre de régent, et commença à faire paroître cette politique adroite qui a rendu son règne si célèbre. N’ayant ni les moyens d’assembler une armée, ni les talens pour la commander, il ne fut point tenté de prendre contre les mécontens, le seul parti que l’esprit de chevalerie et l’ignorance du temps sembloient lui indiquer, et que son père auroit pris. Au lieu de les réduire par la force, en rassemblant ses amis, ressource impuissante qui l’auroit mis dans la nécessité de conquérir successivement toutes les provinces septentrionales de son royaume, et qui auroit infailliblement augmenté la confusion, il fit entendre le nom des lois, nom qu’on peut craindre, mais qu’on n’ose mépriser publiquement, et qui est toujours si puissant sur les personnes même intéressées à entretenir les désordres.

Il assembla à Compiègne, au commencement de 1358, les états-généraux de la Languedoyl. Il s’y rendit un grand nombre de prélats et de seigneurs, dont la vanité souffroit trop impatiemment les abus du pouvoir anarchique que le peuple exerçoit, pour imiter les barons d’Angleterre, auteurs de la grande charte, et penser qu’ils n’affermiroient leur fortune particulière, qu’en conciliant les intérêts de tous les ordres de l’état. Il ne tenoit qu’au régent de se faire déclarer le seul juge des besoins du royaume, et le maître d’établir à son gré des impositions; mais il sentit que pour faire respecter des états, dont il attendoit le rétablissement de la tranquillité publique, sans laquelle il n’auroit aucun pouvoir, il falloit qu’ils ne révoltassent pas les esprits, et que cette assemblée lui donneroit en vain une autorité que le reste de la nation désavoueroit. En effet, s’il étoit indispensable de ne pas irriter de plus en plus, les provinces révoltées de la Languedoyl, il étoit nécessaire de ne pas effaroucher celles de la Languedoc ou du Midi. Quoique ces dernières eussent eu jusques-là la docilité d’accorder au gouvernement tout ce qu’il demandoit, elles n’avoient pas laissé de murmurer contre les demandes trop fréquentes qu’on leur faisoit. Elles se plaignoient qu’on leur eût ôté la liberté de refuser ce qu’elles donnoient, et que leurs subsides ne fussent plus appelés des dons gratuits.

On retrouve dans l’ordonnance publiée à la clôture des états de Compiègne, les mêmes articles qui avoient été mis dans celles de 1355 et de l’année suivante, au sujet des monnoies, des généraux des aides, des élus des provinces, du droit de prise, des emprunts forcés et des autres franchises de la nation. Les subsides y sont encore appelés des dons[218] gratuits, et le dauphin consent à n’inférer de cette libéralité des états, aucun droit pour l’avenir. Les assemblées précédentes avoient voulu prendre part à l’administration du royaume; celle-ci l’abandonna toute entière au dauphin, en réglant seulement qu’il n’ordonneroit ni ne statueroit rien sans l’avis de trois de ses ministres qui contresigneroient[219] ses ordres, ou du moins y mettroient leur cachet, s’ils ne savoient pas écrire leur nom. Quels garants de la sagesse des lois, de la justice, de l’administration et de la stabilité du gouvernement, que des hommes complaisans par état, à qui le prince ouvre ou ferme à sa volonté, l’entrée de son conseil, qui peuvent trouver leur avantage particulier à donner des avis contraires au bien public; ou qu’on peut du moins surprendre et tromper, puisqu’ils ne savent ni lire ni écrire!

Le dauphin savoit combien il lui importoit d’avoir la disposition entière des finances, pour jouir de l’autorité sans bornes qu’il désiroit; mais il falloit feindre d’y renoncer pour s’en emparer dans la suite plus sûrement. En faisant régler que tout le produit de l’aide qu’on lui accorde sera employé aux dépenses de la guerre, il se fait permettre d’en prendre la dixième partie, dont il disposera à son gré. C’est ainsi qu’il trompe le peuple, toujours inquiet et soupçonneux sur l’administration et l’emploi des finances; et sans doute, que toutes les sommes qu’il fera verser des coffres des états dans les siens, ne seront jamais réputées que cette dixième partie qui lui appartient. Établit-on par cette ordonnance quelque règle générale qui paroisse fixer l’état des choses? on ne manquera point d’y ajouter quelque[220] clause dont on abusera pour anéantir la loi. Il ne falloit pas plus d’art dans le quatorzième siècle pour tromper et gouverner les hommes, qu’on n’en soit pas surpris, cette politique grossière a eu un pareil succès dans des temps plus éclairés.

Cette ordonnance produisit l’effet que le régent en attendoit. Les Parisiens souffrant trop de leur révolte, pour ne pas désirer la paix, se flattèrent que les états de Compiègne auroient un sort plus heureux que ceux de Paris. La division se mit parmi eux. Après avoir porté Marcel aux derniers excès, ils ne furent plus disposés à seconder ses emportemens. Et cet homme séditieux, accablé sous le poids de son entreprise, fut assassiné dans le moment où il vouloit ouvrir une porte de Paris au roi de Navarre. Sa mort fut le signal de la paix; les Parisiens reçurent le dauphin dans leur ville, sans exiger aucune condition, et les provinces, tyrannisées par l’anarchie plus terrible que la levée de quelques impôts, imitèrent la capitale dans sa soumission.

Le régent ne déguisa pas long-temps ses vrais sentimens; il savoit que plus les peuples se sont écartés de leur devoir, plus ils sont patiens après y être rentrés. La division qui régnoit entre les différens ordres de citoyens, lui donna de la confiance; et assemblant les états-généraux de la Languedoyl, le 25 Mai 1359, il s’y rendit, non pas comme trois ans auparavant, pour traiter avec eux, mais pour leur déclarer que les états de 1357 n’avoient été qu’une faction de séditieux et de traîtres, qui avoient conspiré la ruine de la monarchie; et on n’auroit dû leur reprocher que d’avoir pris de fausses mesures pour corriger des abus intolérables. Le dauphin rétablit dans leurs charges les officiers qu’on l’avoit contraint de déposer; et des hommes couverts d’ignominie, et qui par leurs rapines avoient causé tant de malheurs, furent honorés comme les martyrs et les défenseurs de la patrie.

Quand le roi Jean revint en France après la conclusion du traité de Bretigny, son fils lui remit un pouvoir beaucoup plus étendu que celui dont ses prédécesseurs avoient joui, et auquel tous les ordres du royaume paroissoient également soumis. A peine avoit-il eu le temps de se faire rendre compte de la situation des affaires, que de sa propre autorité, et sans assembler les états, il établit différentes impositions,[221] et créa pour les percevoir des généraux des aides et des élus, qui devenant dès lors des officiers royaux, donnèrent naissance à ces tribunaux que nous connoissons aujourd’hui, sous les noms de Cour des Aides et d’Elections, et qui, sans effort, mirent entre les mains du roi une régie que les états s’étoient auparavant réservée. Tous les droits que les représentans de la nation avoient voulu s’attribuer, furent oubliés; et comme les Anglais, réunis par le seul intérêt que leur donnoit la grande charte, devoient de jour en jour, affermir leur liberté, les Français, divisés par les efforts mêmes qu’ils avoient faits pour se rendre libres, ne pouvoient opposer qu’une résistance inutile aux progrès de la monarchie.

Si le roi Jean convoque encore l’assemblée de la nation, elle se contente de présenter des requêtes et de faire des remontrances; le prince ne traite plus avec elle, c’est dans son conseil qu’il délibère[222] sur les grâces qu’il veut bien lui accorder. Cette situation n’étoit pas cependant affermie pour toujours; et si la liberté éprouva des disgraces en Angleterre, la monarchie n’étoit pas exempte des mêmes revers en France. Nos pères avoient été plutôt surpris que soumis par la politique du dauphin. Les Anglais avoient à combattre l’ambition de leurs princes; et nos rois, l’avarice du peuple et l’indocilité que le gouvernement des fiefs avoit donnée à la noblesse.

Fin du livre cinquième.


OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE FRANCE.


LIVRE SIXIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

Règne de Charles V.—Examen de sa conduite.—Situation incertaine du gouvernement à la mort de ce prince.

Quelque dociles qu’eussent été les états pendant les dernières années du roi Jean, son fils avoit trop appris à les craindre, pour ne pas faire de leur ruine le principal objet de sa politique. Il regardoit ces grandes assemblées comme une puissance rivale de son autorité. Le souvenir des malheurs qu’on avoit éprouvés après la bataille de Poitiers, contribuoit à rendre les Français dociles; mais ce souvenir pouvoit s’effacer et l’indocilité renaître. Si l’usage de convoquer les états subsistoit, le moindre événement étoit capable de leur rendre leur crédit, et d’ôter au prince ses prérogatives acquises avec tant de peine. Charles ne permit donc qu’aux seuls bailliages des frontières de continuer à tenir des assemblées particulières; soit parce qu’il étoit aisé de les contenir dans le devoir, soit parce qu’il falloit les ménager. D’ailleurs, il n’étoit pas naturel que des états provinciaux qui n’avoient aucune force, songeassent à revendiquer des droits que les derniers états-généraux avoient négligés.

Si, dans quelques occasions, il étoit avantageux à Charles de paroître autorisé de la nation, pour prévenir ses murmures ou l’empêcher de demander les états, il appela seulement auprès de lui, des prélats, des seigneurs et les officiers municipaux de quelques villes dévoués à ses volontés. En feignant de délibérer avec des gens à qui il ne faisoit qu’intimer ses ordres, il ne vouloit, en effet, que ne pas répondre seul du succès des événemens, et donner plus de crédit à ses opérations. Telle est vraisemblablement une assemblée tenue à Compiègne en 1366, dont nous ignorons tous les détails; et telle est certainement celle dont il fit l’ouverture à Chartres, dans les premiers jours de Juillet de l’année suivante, et qui, ayant été brusquement transférée à Sens, fut encore plus brusquement terminée le 19 du même mois.

C’est pour effacer, s’il étoit possible, le souvenir des états, qu’il se contenta quelquefois de se transporter au parlement, non pas avec la simplicité de ses prédécesseurs, pour remplir ses fonctions de premier juge, mais pour y tenir des assemblées[223] solennelles, auxquelles on a depuis donné le nom de lits de justice. C’est ainsi qu’il en usa, quand il s’agit de recevoir les plaintes de quelques seigneurs et de quelques villes d’Aquitaine, contre les entreprises du prince de Galles, sur leurs droits, affaire qui devoit rallumer la guerre; et en 1375, pour publier la célèbre ordonnance par laquelle il fixa la majorité de ses successeurs à quatorze ans.

Les lits de justice ou conseils extraordinaires tenus au parlement, étoient une image des assemblées de la nation; des évêques, des seigneurs et quelques notables bourgeois de Paris, à la suite de leurs officiers municipaux, y prenoient place avec les premiers magistrats du royaume. Les Français, d’autant plus disposés à espérer un avenir heureux, qu’ils étoient plus las des calamités du dernier règne, crurent que la justice, la liberté et l’amour du bien public étoient l’ame de ces assemblées, où la flatterie et la complaisance ne dictoient que trop souvent les opinions. Charles, en effet, s’y comportoit avec assez d’adresse pour ne paroître que céder au mouvement qu’il avoit lui-même imprimé aux esprits; et ses sujets, moins malheureux, ne regrettèrent plus des états dont ils n’avoient jusqu’alors retiré aucun avantage, et que peut-être ils croyoient essentiellement pernicieux, parce qu’ils n’avoient pas eu l’art aisé de les rendre utiles.

Charles purgea le royaume de ces fameuses compagnies de brigands qui, depuis les derniers troubles, infestoient les provinces, se vendoient indifféremment à tous ceux qui pouvoient acheter leurs services, nourrissoient les inquiétudes des mécontens dont ils augmentoient le nombre, et entretenoient ainsi un foyer dangereux de révolte dans une nation courageuse, pleine d’indocilité, que les fiefs lui avoient donnée. Jamais prince ne sut mieux que Charles le secret de manier les esprits, en cachant son ambition sous le voile du bien public. Occupé de ses seuls avantages, il avoit eu l’art de persuader qu’il aimoit la justice: parce que ses sujets se confioient à sa prudence, ils applaudirent aux principes de son gouvernement, comme si cette prudence eût dû régner éternellement sur eux. Ses entreprises étoient méditées et préparées avec une extrême circonspection; il ne vouloit rien obtenir par la force; il savoit que ces coups d’autorité qui paroissent asservir les esprits, ne font que les étonner pour un moment, en les rendant ensuite plus défians et plus farouches. Il tâtoit continuellement les dispositions des Français, osoit plus ou moins, suivant que les conjonctures lui étoient plus ou moins favorables: et n’appesantissant jamais son pouvoir de façon qu’on fût tenté d’en secouer le joug par la révolte, la lenteur de ses démarches et de ses progrès faisoit la docilité des Français.

Il permit aux bourgeois de Paris, dont il n’avoit pas oublié les injures, qu’il haïssoit, de posséder des fiefs dans toute l’étendue du royaume,[224] et ne leur accorda peut-être encore d’autres distinctions réservées à la noblesse que dans la vue de dégrader un ordre dont il craignoit l’orgueil, et pour s’assurer de la docilité d’une ville dont la conduite servoit de modèle aux provinces. Il détruisoit les châteaux de plusieurs seigneurs puissans ou qui lui étoient suspects, sous prétexte que les ennemis de l’état pouvoient en faire des postes et incommoder le pays. Ces variations ou ces altérations éternelles dans les monnoies, qui avoient causés tant de troubles, et cependant si avantageuses à Philippe-le-Bel et à ses successeurs, quand ils n’obtenoient qu’avec beaucoup de peine des subsides très-médiocres, et qu’il leur importoit d’appauvrir les seigneurs, il comprit qu’elles seroient nuisibles à ses intérêts depuis que la situation des affaires avoit changé, et que la prérogative d’établir arbitrairement des impôts commençoit à s’établir. Il ne fit aucun changement aux espèces; et la nation, dupe de la politique du prince, regarda comme un bienfait de sa générosité le mal qu’il ne se fit pas à lui-même.

Il prodigua ses largesses: mais sa libéralité fut le fruit d’une avarice rédigée en systême. Pour ne pas craindre le soulèvement de la multitude, toujours prête à murmurer contre les impôts, il partagea ses dépouilles avec ceux qui pouvoient la protéger et l’aigrir; mais il donnoit peu pour prendre beaucoup. On payoit les subsides sans se plaindre, et on les croyoit nécessaires, parce qu’il avoit la sagesse de ne les pas consumer en dépenses fastueuses. Loin de travailler à corriger sa nation du vice pernicieux auquel les fiefs[225] l’avoient accoutumée, de vendre ses services à l’état, il regarda cet esprit mercenaire comme le ressort principal et le nerf du gouvernement, parce qu’il vouloit être tout et que la patrie ne fût rien. Il crut qu’il seroit puissant s’il étoit riche, et voulut avoir un trésor pour acheter dans le besoin des amis ou perdre ses ennemis. Le dirai-je, il se dédommagea de ce que lui coutoient sa libéralité et l’avarice des courtisans et de ses officiers, en devenant un usurier public. Il fit de l’usure une prérogative de la couronne. On aura peine à croire qu’un prince aussi circonspect que Charles, envoya dans les principales villes des espèces de courtiers[226] ou d’agioteurs, à qui il accordoit le privilége exclusif de prêter sur gages et à gros intérêts, et qui lui rendoient une partie de leur gain abominable. Le roi prenoit ces hommes odieux sous sa protection spéciale; il leur donnoit une sorte d’empire sur les femmes de mauvaise vie, en défendant qu’elles fussent reçues à se plaindre en justice de leurs violences, et leur promettoit de les défendre contre le clergé, qui, malgré son ignorance et ses mauvaises mœurs, n’étoit pas cependant assez corrompu pour tolérer cette usure atroce.

Il étoit dangereux de laisser dans l’oisiveté une noblesse inquiète, pleine d’idées de chevalerie, et qui n’étoit propre qu’à la guerre. Pour s’occuper et distraire en même temps la nation de ses intérêts présens et de ses droits anéantis, Charles entreprit d’arracher aux Anglais les pays qui leur avoient été cédés par la paix de Bretigny. L’histoire moderne offre peu de projets plus difficiles, et dont l’exécution ait été conduite avec plus d’habileté. Ce ne fut point par une guerre offensive que ce prince tenta de dépouiller Edouard III; il imagina une défensive savante et inconnue en Europe, depuis que les barbares l’avoient envahie; elle auroit honoré les capitaines les plus célèbres de l’antiquité. Sans sortir de son palais, Charles régloit et ordonnoit les mouvemens de ses troupes; elles étoient présentes par-tout, en évitant par-tout d’en venir aux mains. Sans combattre, sans être battues, les armées anglaises paroissoient s’anéantir, et la France fut vengée des disgraces qu’elle avoit éprouvées à Crécy et à Poitiers.

Charles jouissoit tranquillement du fruit de son ambition et de son habileté à conduire à son gré les esprits; mais enfin il fut lui-même effrayé de son pouvoir, quand il s’aperçut que le gouvernement ne portoit que sur deux bases fragiles et peu durables, sa volonté et son adresse à parvenir à ses fins. Malgré la docilité avec laquelle on lui obéissoit, il voyoit encore quelquefois les coutumes[227] anarchiques des fiefs se reproduire, et essayer de reprendre leur ancien crédit. En se rappelant les prétentions des états, les troubles de Paris et les séditions des provinces, il ne put se déguiser que les Français, toujours remplis d’anciens préjugés peu favorables à la subordination, fléchissoient sous sa politique adroite, mais n’étoient point accoutumés à obéir à un souverain qui ne sauroit pas déguiser son pouvoir, et rendre l’obéissance facile en rendant ses ordres agréables. Si les peuples tiennent compte au prince des événemens heureux, qui ne sont quelquefois que l’ouvrage de la fortune, Charles n’ignoroit pas qu’ils le rendent également responsable des revers que la sagesse humaine ne peut prévenir; et, souvent embarrassé en tenant le timon de l’état, il avoit éprouvé, malgré ses talens, combien un roi est imprudent et téméraire d’oser se charger de rendre une nation heureuse. Il trembla en voyant l’étrange succession dont son fils encore enfant devoit bientôt hériter. Il étoit trop éclairé pour compter sur le zèle et la fidélité que lui montroient ses courtisans; et connoissant les princes ses frères, qui devoient être les dépositaires de l’autorité royale pendant la minorité du jeune roi, l’avenir ne lui présentoit que des désordres et la ruine de la puissance qu’il avoit formée avec tant d’art et de peine.

Pour donner une sorte de consistance au gouvernement, Charles pensa d’abord à faire sacrer son successeur de son vivant; car on croyoit alors qu’un roi avant cette cérémonie ne pouvoit exercer la puissance royale: et, en effet, ni son nom, ni son sceau ne paroissoient dans aucun acte public. Mais il comprit que cette cérémonie, en donnant à son fils le titre de roi, ne lui donneroit pas la capacité nécessaire pour gouverner. Il avança seulement sa majorité à l’âge de quatorze ans; foible ressource! Et quoiqu’il eût cité dans son ordonnance la bible et l’art d’aimer d’Ovide, pour prouver que les rois enfans peuvent, par un privilége particulier, être de grands hommes, il n’en fut pas plus rassuré sur la fortune de ses descendans.

Il étoit aisé de penser que le meilleur tuteur et le seul appui solide de la grandeur d’un jeune roi, c’est la sagesse des lois, c’est la confiance des peuples pour un gouvernement qui les rend et qui doit les rendre heureux: en cherchant d’autres moyens pour prévenir des révolutions, et fixer ou arrêter la prospérité d’un état, la politique ne trouvera que des erreurs. Loin de travailler à faire oublier les états-généraux, il falloit donc les assembler; au lieu de réprimer les efforts que les esprits faisoient pour s’éclairer, il ne falloit que les diriger. Les circonstances étoient les plus favorables pour donner enfin aux assemblées de la nation la forme la plus propre à maintenir la sûreté publique. La France vouloit un roi, mais elle vouloit être libre, et il n’étoit pas impossible de concilier les intérêts jusqu’alors opposés du prince et des divers ordres du royaume, et de fixer les bornes de leurs droits et de leurs devoirs, dont des coutumes incertaines et des événemens contraires avoient jusqu’alors décidé. Quel nom donnera-t-on à un gouvernement qui n’a aucune règle, pour n’être pas la victime des foiblesses et des vices des personnes chargées de l’administration? Les peuples aimeront-ils leur patrie, lui dévoueront-ils leurs talens? En prévoyant l’incapacité d’un prince qui montera un jour sur le trône, on commence à être inquiet sur le sort de l’état; les passions se réveillent et s’agitent, et l’on devient incapable de goûter le bonheur d’un règne éclairé et prudent. Charles, qui avoit le malheur de craindre ses sujets et de les regarder comme des ennemis qu’il falloit réduire par la force ou par l’adresse, ne put se résoudre, à l’exemple de Charlemagne, de rendre la nation elle-même garante de ses lois, de sa prospérité et de la fortune inébranlable du prince; il voulut affermir l’autorité qu’il laissoit à son successeur, par les mêmes moyens qu’il l’avoit acquise.

Ce prince partagea l’autorité souveraine entre un régent et des tuteurs; il espéra, tant la passion du pouvoir arbitraire est facile à se tromper, qu’il établissoit entre eux une sorte d’équilibre favorable à ses desseins. Il imagina que ne jouissant que d’une autorité partagée, ils s’imposeroient mutuellement; que leur rivalité contribueroit à conserver leur égalité; qu’ayant besoin les uns des autres, ils agiroient de concert pour ne point laisser entamer la portion du pouvoir dont chacun seroit dépositaire, et qu’ils la remettroient enfin toute entière entre les mains de leur pupille. Quels ressorts déliés et délicats pour mouvoir et contenir des hommes tels qu’étoient alors les Français! Il auroit été imprudent de se livrer à une pareille espérance, dans une nation dont le gouvernement auroit été consacré par le temps et l’habitude, et où l’honnêteté des mœurs publiques auroit invité le prince et ses sujets à respecter leurs devoirs et les bienséances.

Charles conféra au duc d’Anjou la régence du royaume; et en confiant aux ducs de Bourgogne et de Bourbon la tutelle de ses enfans, il les chargea de l’administration de quelques provinces, dont les revenus étoient destinés à l’entretien de la maison du jeune roi et de son frère. Il exigea du régent et des tuteurs un serment, par lequel ils s’engageoient à gouverner conformément aux coutumes reçues, à remplir leurs fonctions avec fidélité, et à suivre les ordres qu’il leur donneroit. Charles crut que cette vaine formalité, sur laquelle une politique prudente ne doit jamais compter, seroit plus efficace sur leur esprit que les exemples d’ambition qu’il leur avoit donnés. Les passions sont toujours assez ingénieuses, pour interprêter en leur faveur un serment qui les gêne; quel est le pouvoir de ces sermens dans un siècle où les hommes sont assez méchans ou assez stupides pour croire qu’ils peuvent à prix d’argent se faire dispenser des devoirs de la religion! Un prince qui a été assez malheureux pour jouir d’une autorité arbitraire, peut-il ignorer que toute sa puissance expire avec lui, et qu’il ne laisse à son successeur que la passion de n’obéir à aucune règle?

Charles fit la veille de sa mort une ordonnance pour supprimer les impôts qu’il avoit établis sans le consentement des états; mais il n’étoit plus temps de rien faire d’utile.

Quand cette ordonnance auroit été publiée et exécutée, quel en auroit été le fruit? Les bienfaits d’un prince qui se meurt ne font que des ingrats, et ne servent qu’à rendre plus difficile l’administration de son successeur. Toujours agité, toujours inquiet sur l’avenir, Charles mourut en ne prévoyant que des malheurs. Le règne d’un prince à qui les historiens ont donné le surnom de sage, fut perdu pour la nation; et s’il est vrai que pouvant donner des règles et des principes fixes au gouvernement, son ambition s’y soit opposée, ne faut-il pas le regarder comme l’auteur de tous les désastres que la France va éprouver?


CHAPITRE II.

Règne de Charles VI.—La nation recouvre ses franchises au sujet des impositions.—Examen des états de 1382.—Établissement des impôts arbitraires.

Quelque vaste[228] autorité que la régence conférât au duc d’Anjou, il n’en étoit pas satisfait. Plus avare encore qu’ambitieux, il voyoit avec indignation que tout le royaume ne fût pas également ouvert à ses rapines, et regardoit comme une conquête digne de lui les provinces dont l’administration avoit été confiée aux tuteurs du roi et de son frère. Le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon, chefs du conseil de tutelle, étoient jaloux, de leur côté, du crédit que la régence donnoit au duc d’Anjou: ils le connoissoient trop pour ne le pas craindre; mais loin d’être unis par cet intérêt commun, leur égalité dans la gestion de la tutelle les avoit divisés. Le duc de Bourgogne affectoit sur le duc de Bourbon, oncle maternel du roi, une supériorité que celui-ci ne vouloit pas reconnoître. Le duc de Berry profita de ces divisions domestiques du palais, pour se venger du juste mépris que le feu roi son frère avoit marqué pour lui, en ne lui donnant aucune part au gouvernement. Les différends du régent et des tuteurs tirèrent ce prince de son obscurité; son nom seul lui suffit pour se faire craindre et rechercher; chacun voulut l’attacher à ses intérêts et il ne devoit qu’embarrasser le parti dans lequel il se jetteroit.

A l’exception du duc de Bourbon, dont tous les historiens louent la modération, ces princes, avares et ambitieux, n’étoient retenus par aucun amour du bien; leur incapacité étoit à peu près égale, et ils n’avoient que le talent de se nuire en voulant se détruire. Aucun d’eux ne pouvoit prendre par l’habileté de sa conduite un certain ascendant sur les autres; leurs haines n’en devenoient que plus dangereuses; et leur caractère, autant que les mœurs de la nation, les portant à décider leurs querelles par la force, ils firent avancer leurs troupes dans les environs de Paris. Par ce trait seul il seroit aisé de juger combien la politique injuste de Charles V avoit été peu propre à produire les effets qu’il en attendoit. En ruinant le crédit des états, tandis qu’il auroit pu en faire l’appui du trône, il exposoit la puissance royale à se détruire par ses propres mains, et le sort de la France ne dépendoit plus que des caprices et des passions de trois ou quatre princes qui trahissoient le roi, sans que la nation, instrument et victime nécessaire du mal qu’ils vouloient se faire, pût pourvoir à la sûreté publique et les réprimer.

Tout annonçoit la guerre civile, et l’état alloit peut-être éprouver une seconde fois les mêmes malheurs qui avoient ruiné la fortune des Carlovingiens. Tous les ordres de citoyens étoient divisés, et les grands regrettoient la grandeur évanouie de leurs pères. Dans cette situation, n’étoit-il pas à craindre que les divisions domestiques des oncles de Charles VI, après avoir fait perdre à la couronne les droits qu’elle avoit acquis, ne fussent suivies de l’anarchie et des démembremens que les guerres des fils de Louis-le-Débonnaire avoient produits? Heureusement les créatures des oncles du roi étoient intéressées à ne leur pas laisser prendre des partis extrêmes, qu’ils étoient incapables de soutenir, et on s’empressa de les réconcilier malgré eux. Il se tint un conseil nombreux pour régler la forme du gouvernement; mais ce conseil, trop foible pour se faire respecter, y travailla sans succès; et après de longs débats, on convint seulement de nommer quatre arbitres, qui s’engageroient par serment de n’écouter que la justice en prononçant sur les prétentions du régent et des tuteurs: et ces princes jurèrent à leur tour sur les évangiles de se soumettre au jugement qui seroit prononcé. On décida que Charles seroit sacré le 4 de novembre, que jusques-là le duc d’Anjou jouiroit de tous les droits de la régence, qu’ensuite le royaume seroit gouverné au nom et par l’autorité du roi, et que ses oncles assisteroient à son conseil.

Le duc d’Anjou, dont la régence à peine commencée étoit prête à expirer, pilla en un jour tout ce que l’administration de plusieurs années auroit pu lui valoir. Il savoit que Charles V avoit amassé des sommes considérables, et ne doutant pas que Philippe de Savoisy ne fût instruit du lieu où elles étoient renfermées, il le menaça de la mort en présence du bourreau, et l’obligea de trahir le secret qu’il avoit promis au feu roi. Quelque odieux que fût cet acte de despotisme, les grands n’en furent point irrités; mais le peuple, en voyant une avarice qui présageoit les actions les plus criantes, se crut condamné à remplir le trésor qu’on venoit de voler. Il fit des plaintes d’autant plus amères, qu’il n’ignoroit pas que Charles V avoit donné la veille de sa mort une ordonnance pour supprimer plusieurs impositions.

La multitude demandoit à grands cris l’exécution de cette loi; mais n’étant pas secondée de la noblesse, que le règne précédent avoit accoutumée à recevoir ou espérer des bienfaits de la cour, ni même des bourgeois qui avoient quelque fortune et qui craignoient de la compromettre, les murmures n’excitèrent que des émeutes, dont Charles V auroit eu l’art de profiter pour augmenter encore et affermir son pouvoir, sous prétexte d’assurer la tranquillité publique. Ces séditions inspirèrent cependant le plus grand effroi au conseil de Charles VI, et ce prince, à son retour de Rheims, où il avoit été sacré, ne se crut pas en sûreté dans Paris. Pour calmer les esprits il publia des lettres[229] patentes, dans lesquelles, avouant tous les torts faits à son peuple par les rois ses prédécesseurs, il abolit tous les subsides levés depuis Philippe-le-Bel, sous quelque nom ou quelque forme qu’ils eussent été perçus. Il renouvela en même-temps cette clause si souvent répétée et si souvent violée, que ces contributions ne nuiroient point à la franchise de la nation, et ne serviroient jamais de titres à ses successeurs pour établir arbitrairement des impôts.

Après une déclaration si formelle, le royaume, ramené à des coutumes et à une forme de gouvernement que la politique de Charles V avoit tâché inutilement de faire oublier, se retrouvoit encore dans la même situation où il avoit été à l’avènement de Philippe-de-Valois au trône. La tenue des états-généraux redevenoit indispensable; car il étoit impossible qu’un prince, assez intimidé par les premières émeutes de Paris et de quelques autres villes, pour abolir les anciens impôts, osât en établir de nouveaux sans le consentement de la nation; et il étoit encore plus difficile que le conseil pût se passer des secours extraordinaires auxquels il s’étoit accoutumé.

Charles, en effet, fut forcé de convoquer à Paris les états-généraux de la Languedoyl. Le clergé, la noblesse et le peuple, sans confiance les uns pour les autres, malgré le grand intérêt qui les pressoit de s’unir étroitement, ne sentirent que leur foiblesse, firent des représentations, eurent peur, murmurèrent, et crurent cependant avoir négocié avec beaucoup d’habileté, parce qu’à force de marchander, ils achetèrent la confirmation[230] de leurs priviléges en accordant un subside, bien médiocre par rapport à l’avidité du gouvernement et même aux besoins du royaume, mais bien considérable, si on ne fait attention qu’à la patente inutile qu’on leur accordoit.

Ne pas voir qu’on ne cherchoit à inspirer de la sécurité à la nation que pour l’opprimer dans la suite avec moins de peine, après tant d’espérances trompées; espérer encore que le gouvernement respecteroit les franchises des citoyens, si les états n’assuroient pas leur existence, c’étoit le comble de l’aveuglement. Si jamais circonstances ne furent plus favorables pour réparer les fautes qu’on avoit faites sous le règne du roi Jean, jamais les François ne connurent moins leurs intérêts que dans cette occasion. Les oncles du roi étoient convenus entr’eux, qu’en l’absence du duc d’Anjou, on ne décideroit aucune affaire importante, qu’après lui en avoir donné avis et obtenu son consentement; cependant, s’il s’opposoit sans de fortes raisons à ce qui auroit été décidé, on devoit n’avoir aucun égard à son opposition. Par cet arrangement vague, et qui n’étoit propre qu’à multiplier les difficultés et les querelles, le conseil s’étoit mis des entraves qui l’empêchoient d’agir; ou ses opérations sans suite, et même opposées nécessairement les unes aux autres, devoient le couvrir de mépris. Les états ne sentirent pas la supériorité qu’ils pouvoient prendre sur de pareils ministres. Faut-il l’attribuer à l’ascendant que Charles V lui-même avoit pris sur la nation? Est-ce un reste du mouvement que son règne avoit imprimé au corps politique, et auquel on ne pouvoit résister? Ou les François n’avoient-ils une conduite si différente des Anglais que faute d’une loi également chère à tous les ordres du royaume, et qui leur apprît à chercher leur avantage particulier dans le bien général?

Soit que le duc d’Anjou fût enhardi par la conduite pusillanime des états, soit qu’il crût que la nation entière avoit le même esprit que cette assemblée et montreroit la même mollesse, il se flatta de pouvoir rétablir les anciens impôts. A peine les états avoient-ils été séparés, qu’il tâta les dispositions des Parisiens à cet égard. Les premières difficultés ne le rebutèrent pas; on négocia avec les principaux bourgeois; on prodigua les promesses; il auroit été plus court et plus sûr de tromper les Parisiens par la ruse, c’est-à-dire, d’établir sourdement quelque impôt léger, qui auroit servi d’exemple et de prétexte pour en lever bientôt un plus considérable: mais l’avarice du duc d’Anjou n’étoit pas patiente comme celle de Charles V. Il voulut intimider les parisiens par un coup d’autorité, et il ne fit que les irriter. Dès qu’il eut fait publier le rétablissement des anciennes impositions, la révolte éclata dans Paris. L’exemple fut contagieux, quelques villes se soulevèrent aussi dans les provinces; on massacra les receveurs préposés à la levée des impôts; et le gouvernement, aussi timide dans le danger qu’il avoit été présomptueux dans ses espérances, ne trouva d’autre ressource, pour appaiser la sédition des Maillotins, que d’assembler une seconde fois les états.

Armand de Corbie, premier président du parlement, fit l’ouverture de cette assemblée en 1382, par un discours où il exagéra les besoins du royaume; et les députés, qui sentoient plus vivement leurs besoins domestiques, l’écoutèrent froidement. Il représenta que le roi ne pouvoit rien diminuer des dépenses nécessaires qui avoient été faites sous le règne de son père, et demanda les mêmes secours; mais chacun pensa qu’il seroit insensé, puisque le royaume étoit en paix, d’accorder encore les mêmes subsides qui avoient suffi à Charles V, non-seulement pour faire la guerre avec avantage aux Anglais, mais pour enrichir ses ministres et ses favoris, et former un trésor considérable, qui étoit devenu la proie du duc d’Anjou. Quand on délibéra sur les demandes du roi, les députés répondirent que leurs commettans ne leur avoient donné aucun pouvoir à cet égard, et se chargèrent seulement de leur faire le rapport de ce qu’ils avoient vu et entendu. Ils se séparèrent, et en partant pour leurs provinces, ils reçurent ordre de se rendre à Meaux à un jour marqué, et munis des pouvoirs nécessaires pour prendre une résolution définitive.

Quelques baillages, croyant s’affranchir d’une contribution à laquelle ils n’auroient pas consenti, refusèrent d’envoyer leurs représentans à ce rendez-vous. C’étoit ne pas connoître les devoirs solidaires de tous les membres de la société; c’étoit, ou négliger le soin de la chose publique, ou ignorer que le pouvoir des états n’est point borné à refuser et accorder des subsides; c’étoit, en un mot, affoiblir une assemblée dont ils avoient intérêt de faire respecter les forces. Les députés des autres baillages, après avoir rendu compte de l’opposition qu’ils avoient trouvée dans tous les esprits au rétablissement des impôts, conclurent en disant qu’on étoit résolu de se porter aux dernières extrémités plutôt que d’y consentir. Si les provinces avoient encore été dans l’usage de former des associations et des ligues entre elles, comme sous les fils de Philippe-le-Bel; si elles avoient pris quelques mesures pour résister de concert, et eussent été liées par une confiance mutuelle; si le clergé, la noblesse et le peuple, plus instruits de ce qui fait le bonheur des citoyens, avoient montré un égal intérêt à la conservation de leurs immunités, et que l’amour de la liberté et de la patrie, et non pas l’avarice, eût été l’ame de leur résistance, peut-être ne trouveroit-on pas téméraire la réponse des états, quoiqu’elle fût une espèce de déclaration de guerre. Elle auroit vraisemblablement réprimé la cupidité du conseil, et on l’auroit forcé de recourir à des moyens économiques. Mais il paroîtra toujours très-imprudent de menacer de la guerre, sans être en état de la commencer. C’étoit exposer le royaume à être traité en pays vaincu: car si la guerre ne produit pas la liberté, son dernier terme est l’esclavage.

Puisque les besoins du fisc s’étoient réellement multipliés et accrus depuis le règne de S. Louis, et que les revenus ordinaires du prince ne pouvoient plus y suffire, les états ne devoient-ils pas proportionner leur conduite à cette nouvelle situation? Parce qu’il y avoit des abus énormes dans la régie des finances, falloit-il refuser ce que des besoins véritables exigeoient? Pourquoi ne pas entrer en négociation, et ne pas accorder des subsides nécessaires, à condition que le prince n’en demanderoit jamais de superflus? C’est un grand malheur pour un peuple de vouloir changer trop brusquement de conduite: quand on a commis des fautes, il faut même souffrir d’en être puni. Puisque les états de 1382 succédoient à des états qui n’avoient pas eu l’art de mettre leurs immunités en sûreté, ils devoient se résoudre à payer des subsides, mais avoir en même-temps la sagesse dont les états précédens avoient manqué. Ils devoient entrer dans le détail des abus, et moins se plaindre des maux que la nation avoit soufferts, que prévenir ceux qu’elle craignoit; il falloit pardonner au gouvernement ses fautes passées, mais l’empêcher d’en faire de nouvelles. Les états devoient se défier des conseils que leur donnoit l’avarice; et quelques subsides qu’ils eussent accordés, ils auroient beaucoup gagné, s’ils étoient parvenus à fixer irrévocablement les droits du prince et les devoirs de la nation.

Le duc d’Anjou ne tarda pas de se venger des refus obstinés des états. Pour faire un exemple capable d’intimider le royaume entier, il appela des troupes dans le voisinage de Paris, et leur abandonna la campagne au pillage. On ne lit qu’avec indignation, dans les historiens, les excès odieux auxquels les soldats se portèrent. Le peuple, consterné dans Paris, n’osoit sortir de ses murailles, et ne voyoit dans les provinces effrayées aucun mouvement qui lui permît d’espérer quelque diversion favorable. N’ayant ni chefs ni assez de courage pour défendre ses possessions contre des troupes aguerries, il fut contraint de se racheter de la violence qu’il éprouvoit. Il paya cent mille francs au gouvernement, que ce succès devoit rendre plus hardi, et qui, par un renversement de toutes les idées, accorda aux Parisiens une amnistie générale de l’odieux traitement qu’il avoit exercé sur eux; c’étoit déclarer que les foibles sont toujours coupables, et qu’on ne connoissoit plus d’autre droit que celui de la force.

Ce n’étoit-là qu’un essai des entreprises du conseil; l’occasion qu’il attendoit pour consommer son ouvrage, ne se fit pas long-temps attendre. Le duc d’Anjou, chargé des dépouilles de la France, étoit passé dans le royaume de Naples, où la reine Jeanne l’avoit appelé en le déclarant son héritier; et le duc de Bourgogne, qui se trouvoit à la tête de l’administration, mena Charles VI au secours du comte de Flandre, contre qui ses sujets s’étoient révoltés. C’est au retour de cette expédition, célèbre par la victoire de Rosebèque, que Charles, toujours inspiré par un conseil avare, se vengea pour la seconde fois de l’émeute oubliée des Maillotins, et de la résistance des derniers états à ses volontés; ou plutôt, voulut enfin décider par la force une question depuis trop long-temps débattue, et s’affranchir de la contrainte où le tenoient ses sujets, en refusant de renoncer à des franchises qu’ils ne s’étoient pas mis en état de faire respecter.

Il s’approchoit de Paris à la tête de son armée victorieuse; le prévôt des marchands, suivi des officiers municipaux et des bourgeois les plus distingués, étant allé à sa rencontre pour lui présenter l’hommage de la capitale, on lui refusa audience. L’armée continua sa marche avec cette joie sinistre et insultante qu’ont des soldats qui courent sans péril au pillage. Les Parisiens s’attendoient à des fêtes, et le roi se préparoit à les traiter en ennemis: comme si on eût voulu leur dire que leur ville étoit soumise au droit rigoureux de la guerre, on brisa ses barrières et ses portes en y entrant. Le calme farouche des troupes ne présageoit que des malheurs, et tandis que Charles se rendoit à l’église cathédrale pour y adorer un dieu de paix, le protecteur de la justice, et lui rendre des actions de grâces, ses soldats s’emparoient des postes les plus avantageux, et on disposa de toutes parts des corps-de-garde.

Si on eût cru le lâche et avare duc de Berry, Paris auroit été traité en ville prise d’assaut, et ses habitans, sans distinction ni de sexe ni d’âge, auroient été passés au fil de l’épée. La terreur étoit répandue dans toutes les familles; le peuple, qui ignoroit son crime, se croyoit condamné à une proscription générale, et attendoit en frémissant le supplice auquel il étoit réservé. Le roi ordonna enfin qu’on fit la recherche des auteurs de la dernière sédition. Sous prétexte d’arrêter les coupables, le conseil, qui vouloit s’enrichir, fit jeter dans les prisons trois cents des plus riches bourgeois, qui n’avoient d’autre crime que de tenter par leurs richesses la cupidité du gouvernement.

On procéda avec lenteur contre les prisonniers, afin d’affaisser les esprits par une longue consternation. Des juges prostitués à la faveur; et qui auroit le front de me contredire? prêtèrent scandaleusement à l’injustice le ministère sacré et auguste des lois. On frémit quand on voit des hommes destinés à protéger l’innocence persécutée, abuser des lois et consentir sans pudeur et sans remords à devenir les plus lâches et les plus exécrables de tous les assassins. C’est au milieu des exécutions, dont Paris voyoit tous les jours renouveler l’infâme spectacle, que Charles VI, supprimant les officiers municipaux de la capitale, défendit aux bourgeois, sous peine de la vie, toute espèce d’assemblée, les priva de leurs droits de commune, rétablit les impôts qui avoient été levés par son père sous le consentement des états, et donna à ses élus et à ses conseillers des aides[231] un pouvoir arbitraire.

On avoit déjà sacrifié à l’avarice du conseil plus de cent riches bourgeois condamnés au dernier supplice, quand on assembla enfin le peuple dans la cour du palais; et le roi s’y étant rendu accompagné de ses oncles, de ses ministres et de ses courtisans, le chancelier Pierre d’Orgemont reprocha au peuple, comme le plus énorme des attentats, d’avoir cru sur la parole, les ordonnances et les chartes de tous les rois précédens et de Charles VI lui-même, que les subsides payés par les Français étoient des dons purement gratuits, qui ne pouvoient tirer à conséquence, ni former des titres ou des droits nouveaux à la couronne, et qu’il n’étoit pas permis au prince d’exiger des contributions qui ne lui avoient pas été accordées par les états: voilà les crimes qu’on avoit l’effronterie de reprocher aux Parisiens. La société ne seroit-elle donc qu’un assemblage de brigands, où la force auroit le droit d’opprimer la foiblesse? Les lois saintes, éternelles et immuables de la nature et de l’humanité n’existeroient-elles plus, dès qu’on peut les fouler aux pieds impunément? La religion des sermens ne seroit-elle qu’un jeu pour les princes? Leur parole, leurs lois, leurs traités avec leurs sujets, ne seroient-ils que des pièges tendus à la crédulité et à la bonne foi pour les tromper, les séduire, et imposer avec moins de peine le joug de la tyrannie? Un de nos princes a dit que si la bonne foi étoit bannie du monde entier, la cour des rois devoit lui servir d’asile! Qu’on étoit éloigné de cette maxime salutaire sous le règne de Charles VI! C’est pour n’avoir pas consenti à rassasier l’insatiable avarice du conseil; c’est pour n’avoir pas accordé des subsides qu’on étoit en droit de refuser; c’est pour avoir opposé une résistance légitime à une violence évidemment contraire à toutes les coutumes et à toutes les lois, que le premier magistrat du royaume, qui auroit dû connoître au moins les droits de l’humanité s’il ne connoissoit pas le droit public de la nation, au lieu de plaindre les Parisiens, d’excuser et même de justifier leur emportement, eut la lâcheté de leur dire que les supplices les plus rigoureux n’étoient pas capables d’expier leurs forfaits.

Chaque bourgeois croyoit avoir un glaive suspendu sur sa tête. Un silence stupide n’étoit interrompu que par de longs gémissemens que la terreur étouffoit à moitié. On attendoit en frémissant le dénouement de cette horrible tragédie; lorsque le frère du roi et ses oncles, feignant d’être attendris du spectacle qui étoit sous leurs yeux, se jetèrent aux pieds de Charles, implorèrent sa clémence et demandèrent grâce pour les coupables. Il faut oser le dire, jamais la force ne se joua avec plus d’insolence de la justice. Charles, ainsi qu’il en étoit convenu avec ceux qui l’avoient dressé à cette abominable scène, commua la peine de mort que les Parisiens avoient encourue, en des amendes pécuniaires. La capitale fut ruinée. Froissart fait monter la contribution à quatre cent mille livres, somme prodigieuse dans un temps où l’argent, encore très-rare, ne valoit que cent sols le marc, et que Paris, renfermé dans une enceinte très-bornée, n’étoit pas encore le gouffre où toutes les richesses du royaume fussent portées, accumulées et englouties.

Les auteurs de cette conspiration contre les Parisiens partagèrent entre eux le butin qu’ils avoient fait. Au milieu de la misère publique, on vit le luxe des courtisans s’accroître, donner un nouveau prix aux richesses, porter avec la soif de l’or la corruption dans tous les cœurs, et plutôt affoiblir qu’adoucir les mœurs. Une petite partie des amendes fut destinée à la solde des troupes qui désirèrent de n’avoir désormais à châtier que des bourgeois indociles. Les officiers, au lieu de payer leurs soldats, préférèrent de leur abandonner les environs de Paris, qu’ils pillèrent avec la dernière barbarie: c’eût été un crime pour ces malheureux bourgeois que d’oser s’en plaindre. La dévastation de Paris fut un exemple terrible pour toute ville, qui, fière de ses franchises, de ses immunités et de ses priviléges établis par la coutume et scellés de l’autorité du prince, auroit osé désobéir: elle apprit que ses droits et ses titres étoient vains, et que tout étoit anéanti.

Rouen et quelques autres villes éprouvèrent le même sort que Paris, et l’événement qui les soumit à payer des contributions arbitraires, asservit en même temps tout le tiers-état du royaume. Le clergé même et la noblesse ne tardèrent pas à en ressentir le contre-coup: tant il est vrai que, dans une monarchie, un ordre de citoyens ne perd point ses prérogatives, sans que celles des autres ordres en soient ébranlées et enfin détruites! Le conseil, enhardi par l’expérience qu’il venoit de faire sur le peuple, et par le silence du reste des citoyens, déclara que personne n’étoit exempt de payer[232] les aides. On établit une taille générale sur le royaume, et les gentilhommes qui ne servoient pas, ou que leur âge et leurs blessures n’avoient pas mis hors d’état de porter les armes, furent obligés de la payer. Que peut la noblesse quand elle a perdu son crédit sur le peuple, ou qu’elle l’a laissé opprimer. Le clergé continuellement vexé par les traitans, voyoit tous les jours saisir son temporel. Pour se racheter de ces extorsions, et sauver ses immunités du naufrage général, dont les franchises du royaume entier étoit menacées, il sépara lâchement ses intérêts de ceux[233] de la nation, traita en particulier avec le prince au sujet des secours qu’il lui donnoit. On lui permit, il est vrai, de dire qu’il donnoit volontairement ce qu’il ne lui étoit plus possible de refuser; mais quelle pouvoit être désormais la force de cette clause dont tout le monde connoissoit l’abus? Dans les lettres-patentes mêmes, où le roi continuoit à reconnoître les priviléges et les immunités ecclésiastiques, il parloit aussi de ses droits sur leur temporel. Peut-être le clergé crut-il que sa charge seroit plus légère, si celle des autres ordres étoit plus pesante: erreur grossière! l’avarice des gouvernemens est insatiable; le clergé ne conserva qu’une ombre de liberté, en contribuant par sa mauvaise politique à ruiner les franchises de la noblesse et du tiers-état.


CHAPITRE III.

Suite du règne de Charles VI.—Les Français perdent le souvenir de leurs anciennes coutumes, et le caractère que le gouvernement des fiefs leur avoit donné.

Des entreprises si injustes et si violentes annonçoient l’avenir le plus funeste. Soit que le gouvernement abusât impunément de la consternation qu’il avoit répandue, soit que les différens ordres de l’état fissent enfin un effort pour recouvrer leurs priviléges, on étoit menacé de maux également redoutables. Si les Français cédoient à la crainte, ils étoient soumis pour toujours au pouvoir arbitraire; s’ils tentoient de secouer le joug, ils étoient trop divisés pour causer des désordres utiles; et une anarchie passagère ne devoit servir qu’à les soumettre à une autorité plus absolue.

Tout fut calme, et peut-être ne dût-on cette espèce de bonheur qu’à la jeunesse du roi; on excusa son inexpérience, et loin de le regarder comme l’auteur des injustices de son conseil, on le plaignit d’être gouverné lui-même par ses oncles. Charles, pour être maître, les éloigna du gouvernement, et donna sa confiance à des ministres d’un rang et d’une fortune moins considérable, qui n’osèrent point abuser de son nom et de son pouvoir avec la même effronterie que les ducs d’Anjou, de Bourgogne et de Berry. Sous un joug plus léger, la nation fut moins impatiente: au lieu de se rappeler le souvenir de ses anciennes franchises, elle ne vit que les dernières vexations qu’elle avoit éprouvées, et dont elle étoit délivrée; elle compara sa situation, non pas à celle de ses pères, mais à celle sous laquelle elle avoit gémi. Elle se crut heureuse, et cette espèce de relâche dans ses malheurs prévint les soulèvemens que la continuité de la même oppression auroit sans doute excités, et prépara les Français à prendre d’autres mœurs et le génie de leur gouvernement.

Charles tomba en démence, et les ducs de Bourgogne et de Berry ne tardèrent pas à reprendre le timon de l’état. Le duc d’Orléans, frère du roi, étoit entouré d’hommes intéressés à le rendre plus puissant pour abuser de son crédit; et ils lui persuadèrent que par le droit de sa naissance, il devoit être le dépositaire de l’autorité que son frère ne pouvoit plus exercer. Mais, soit que ce prince fût mal conduit par les personnes auxquelles il avoit donné sa confiance, soit que l’ambition ne fût en lui qu’une passion subordonnée à la vanité et à l’avarice, il ne put, malgré ces avantages, que partager avec le duc de Bourgogne l’exercice de la puissance souveraine. On auroit vraisemblablement été exposé à la tyrannie la plus accablante, si ces deux princes avoient été unis, ou que l’un eût pris l’ascendant sur l’autre; mais occupés et obstinés à se nuire, ils ne jouirent que d’un pouvoir qui se balançoit, et chacun sentit séparément le besoin qu’il avoit de ménager la nation, pour perdre son concurrent ou lui résister. Ils ne se servirent du nom du roi que pour satisfaire des haines particulières, ou s’acheter des créatures. Ces deux cabales d’intrigans regardèrent l’enceinte du palais comme tout l’état, et, par je ne sais quel vertige, les révolutions qui changeoient sans cesse la face de la cour, devinrent les objets les plus intéressans pour les Français. L’esprit de parti se répandit dans tout le royaume; des créatures du duc d’Orléans et du duc de Bourgogne, il passa jusques dans la classe des citoyens, qui naturellement ne devoient prendre aucune part à ces querelles. On étoit menacé d’une guerre civile, non pour limiter, comme sous le règne du roi Jean, la prérogative royale, et régler les droits de la nation, mais seulement pour décider quel prince abuseroit de l’autorité du roi.

Des arbitres ou des médiateurs réussirent à entretenir une fausse paix. S’il leur étoit impossible de concilier les intérêts inconciliables du duc d’Orléans et du duc de Bourgogne, ils surent mettre, pour ainsi dire, des entraves à leurs haines; ils les trompèrent par des négociations, et eurent l’art de leur proposer et faire accepter des articles d’accommodement qui, en calmant par intervalles les esprits, les empêchoient de se porter aux dernières extrémités. Mais il eût été insensé d’espérer que des moyens qui ne remontoient pas à la source des divisions, produisissent toujours un effet également salutaire, et le feu caché sous la cendre menaçoit l’état d’un incendie toujours prochain. En effet, tout l’art de ces médiateurs pacifiques devoit être impuissant après la mort du duc de Bourgogne, prince dans qui l’âge commençoit à ralentir le feu des passions, et qui, dès son enfance, s’étoit accoutumé dans la cour de son père au plus profond respect pour l’autorité royale. Ne portant point l’indépendance féodale aussi loin[234] que la première maison de Bourgogne et les autres grands vassaux de la couronne qui subsistoient encore, on pouvoit se flatter qu’un reste de considération pour le bien public ne lui permettoit pas de ravager la France par ses armes.

Mais son fils, violent, ambitieux, impatient et implacable dans ses haines et dans ses vengeances, ne pouvoit être retenu par aucun des motifs qui avoient touché son père. Las de retrouver sans cesse les obstacles que lui opposoit un ennemi qu’il méprisoit, il fit assassiner le duc d Orléans. Cet attentat devint le germe de ces dissentions déplorables dont un Français ne peut lire l’histoire sans une sorte d’horreur mêlée de pitié. Les partisans du duc d’Orléans jurèrent une haine éternelle au duc de Bourgogne, et leur parti grossit de tous ceux à qui il restoit assez d’honneur pour voir ce crime tel qu’il étoit. Le duc de Bourgogne ne perdit cependant aucun de ses amis; ils regardèrent l’assassinat qu’il avoit commis comme une vengeance légitime, et plus il auroit dû leur paroître odieux, plus il leur devint cher.

Si l’esprit de parti et de faction est une espèce d’ivresse capable de changer entièrement les mœurs et le génie d’un peuple sage et éclairé, dès qu’il s’y laisse emporter, quels ravages ne devoit-il pas faire en France? On ne connut plus d’autre intérêt que celui de la faction à laquelle on s’étoit attaché. On fut chaque jour plus emporté, parce que chaque jour on faisoit, ou recevoit une injure nouvelle. Les attentats les plus atroces furent regardés comme les preuves les plus éclatantes du courage, du zèle et de la fidélité. Ainsi que l’a dit un ancien, en parlant des factions qui déchirèrent autrefois la Grèce, les actions changèrent en quelque sorte de nature, et les hommes perdirent jusqu’à leurs remords. Tandis que le royaume étoit frappé dans toutes ses provinces du même fléau, on vit l’imbécille Charles VI tantôt au pouvoir d’une faction, tantôt au pouvoir de l’autre, tour-à-tour Armagnac et Bourguignon, ne recouvrer, par intervalles, une raison encore à moitié égarée, que pour avouer successivement leur fureur, s’en rendre complice et attiser le feu de la guerre civile.

Tant de malheurs, qui sembloient annoncer la ruine de la monarchie, réveillèrent l’ambition des Anglais alors tranquilles, mais que l’esprit de parti devoit bientôt porter aux mêmes excès que nous. Henri V aimoit la gloire, avoit les plus grands talens pour la guerre, et crut que le moment étoit arrivé de consommer le projet médité par Edouard III, ou du moins de rentrer en possession des provinces que ses pères avoient possédées en-deçà de la mer. En se déclarant pour une faction, il étoit sûr d’attacher l’autre à ses intérêts, et d’augmenter les troubles. Il fit des préparatifs dignes de l’entreprise qu’il méditoit. Si quelque soin des choses d’ici-bas touche encore les morts, quel jugement humiliant Charles V ne dût-il pas porter de sa politique? Henri entra sur les terres de France, et la bataille d’Azincourt ne nous fut pas moins funeste que l’avoient été celles de Crécy et de Poitiers.

Qu’on me permette de passer sous silence les événemens de cette guerre! Elle n’offre que des malheurs dont on ne peut tirer aucune instruction. Quelque foibles que parussent les forces divisées de la France, quelque aveugles que fussent les passions des Français, quelque grands que fussent les talens de Henri V, et le zèle de ses sujets à concourir à ses vues, la supériorité des Anglais et leurs succès ne les auroient vraisemblablement conduits qu’à s’emparer de la Normandie et des provinces cédées par la paix de Bretigny, que la France avoit recouvrées sous le règne précédent, si l’assassinat du duc de Bourgogne, commis à Montereau par les amis du dauphin, n’eût excité un nouveau vertige dans la nation, et ne l’eût livrée, pour ainsi dire, à son ennemi qui n’auroit pu la subjuguer.

Après tant d’événemens sinistres, on conclut le traité de Troyes, et malgré l’ordre de succession que les Français avoient établi avec tant de peine et tant de sang, la maison de Hugues-Capet fut proscrite. On laissoit à Charles le nom et le titre inutiles de roi de France qu’il avoit déshonorés, et qu’on lui auroit ôtés, s’il avoit encore pu inspirer quelque crainte. Henri, en épousant la princesse Catherine, étoit reconnu pour légitime héritier de la couronne; il prenoit dès-lors les rênes du gouvernement, et devoit laisser à ses descendans, comme une portion de son héritage, le royaume qu’il venoit d’acquérir. L’Angleterre et la France, sans former un seul corps, quoique soumises au même prince, devoient conserver leurs coutumes et leurs franchises anciennes.

Tandis que les Anglais, enivrés de la gloire de leur roi, ne prévoient point le danger auquel ils s’exposoient en le portant sur le trône de France, et lui donnoient imprudemment des forces suffisantes pour détruire leur liberté dont ils étoient si jaloux, Paris, la plupart des principales villes, le clergé et la noblesse s’empressoient à faire hommage à Henri. La haine des ennemis du dauphin n’étoit point satisfaite de l’avoir déshérité par un traité de paix, pour avoir vu assassiner en sa présence le duc de Bourgogne. On le crut l’instigateur et le complice des assassins. Le nouveau duc de Bourgogne demanda justice au parlement de la mort de son père, et ce tribunal, sur les conclusions des gens du roi, rendit un arrêt par lequel le dauphin, comme criminel de lèse-majesté, est déclaré déchu de toute succession, honneur et dignité. On le proscrit, et on délie ses vassaux du serment de fidélité qu’ils lui avoient prêté. Que les princes, qui ne croient jamais leur pouvoir assez étendu, interrogent Charles VII; qu’ils lui demandent s’il importe aux rois d’affoiblir et d’humilier leur nation, au point qu’elle ne puisse les retenir sur le bord de l’abîme que leur démence ou leurs passions creusent sous leurs pas!

Charles VII avoit des qualités estimables, mais aucune de celles qui lui étoient nécessaires pour ramener ses sujets de leur erreur, et conquérir son royaume presque entièrement occupé par ses ennemis. Ce ne fut point lui qui sauva la France du joug des Anglais, et les força à se renfermer dans leur île: ce furent les Français qui lui étoient affectionnés, et qui, à force de constance et de courage, placèrent leur prince sur le trône, et, si j’ose le dire, sans qu’il daignât les seconder. La licence des temps, la foiblesse de son père, ses propres malheurs et ses disgraces, n’avoient encore développé en lui aucun talent, quand Charles VI mourut. Rien n’est capable de donner des qualités héroïques à une ame commune. Après une vaine inauguration, l’oisiveté et les douceurs d’une vie privée sembloient seules en droit de le toucher; une maîtresse et des favoris qui le gouvernèrent, lui tenoient lieu d’un empire. Heureusement ils eurent plus de courage et d’élévation d’ame que lui, et il leur importoit de relever sa fortune. On peut conjecturer que ce prince, né sur un trône affermi, et dans des temps assez heureux, pour que ses partisans eussent trouvé leur avantage à le laisser languir dans la mollesse, se seroit livré à ces passions lâches et paresseuses qui rendent les peuples malheureux, et perdent les plus puissantes monarchies.

L’esprit de faction, qui, en divisant la France l’avoit livrée à ses propres fureurs et aux armes des Anglais, servit lui-même de remède aux maux qu’il avoit causés. Cet esprit, capable d’inspirer le plus grand courage, et de donner aux passions la plus grande activité, est quelquefois capable de produire, pendant quelques momens, dans une monarchie, des actions aussi extraordinaires que l’amour de la patrie et de la liberté en produit chez les peuples les plus jaloux de leur indépendance. Il agit avec d’autant plus de force sur les partisans de Charles, que les affaires de ses ennemis paroissoient dans la situation la plus avantageuse. Ils sentirent qu’ils avoient besoin de faire des prodiges de valeur. On espéra, si je puis parler ainsi, par désespoir, et la confiance s’accrut avec les obstacles qu’il falloit vaincre.

Bientôt les Français crurent que le ciel s’intéressoit par des miracles à la fortune de leur roi. Les partisans du roi d’Angleterre et du duc de Bourgogne furent étonnés des exploits de Jeanne d’Arc, et les prirent pour autant d’avertissemens par lesquels Dieu les invitoit à changer de parti. Les Anglais croyant voir les opérations du diable où les Français voyoient le doigt de Dieu, furent vaincus par leurs terreurs paniques. Henri V étoit mort, et le régent, pendant la minorité de son fils, pouvoit avoir des talens supérieurs, mais n’eut pas la même autorité. Charles triompha de tout côté, et ses ennemis, pour se maintenir dans des conquêtes qui leur échappoient, appesantirent leur joug; ils se firent haïr. Les Français désirèrent d’obéir au fils de leurs anciens rois, et la révolution fut prompte et entière.

Si j’avois fait ici une peinture plus détaillée des calamités sous lesquelles les Français gémirent pendant le règne de Charles VI, et des succès qui réparèrent leurs disgraces, on verroit aisément qu’il avoit dû se former dans le royaume un ordre de choses, d’intérêt et de passions tout nouveau. En effet, la nation, toujours emportée loin d’elle-même par des événemens bizarres et inattendus, et toujours placée dans des circonstances qui la mettoient hors de toute règle, perdit la tradition de ses coutumes. La nécessité, la plus impérieuse des lois, anéantissoit chaque jour d’anciens usages, et chaque jour en produisoit de nouveaux, qui pour la plupart ne subsistoient qu’un instant. On sacrifia au bien de sa faction des préjugés et des intérêts qu’on n’auroit pas sacrifiés au bien de la patrie. Le souvenir des états-généraux fut en quelque sorte perdu. Personne ne songea à réclamer ses anciennes immunités. Tous les corps, tous les ordres du royaume se déformèrent; tandis que les uns voyoient échapper de leurs mains l’autorité dont ils avoient joui, les autres acquéroient un crédit et des prérogatives qui leur avoient été inconnus.

Après que les Anglois eurent enfin perdu toutes les provinces qu’ils possédoient en-deçà de la mer, les Français obéirent sans résistance au zèle que des succès, qu’ils n’avoient pas osé espérer, avoient encore augmenté, et se laissèrent emporter par ce sentiment plus loin qu’ils n’auroient voulu dans d’autres conjonctures. Fatigué des maux qu’on avoit soufferts, on n’en demandoit que la fin, telle qu’elle pût être, et l’avenir ne pouvoit rien offrir d’effrayant.

Après tant d’agitations, de troubles, de révolutions, on ne demandoit que le repos. Si on étoit malheureux, on sentoit moins ses malheurs, parce qu’on les comparoit à des calamités plus grandes dont on étoit à peine délivré, et on vouloit du moins jouir tranquillement de sa misère. Il étoit naturel de s’abandonner sans défiance à la modération de Charles, qu’on aimoit d’autant plus qu’on l’avoit mieux servi; tous les ordres de l’état crurent que sa fortune étoit leur ouvrage; et un prince, aussi dur que Charles étoit humain, n’auroit pas paru un maître incommode, il s’étoit formé une nouvelle génération qui ignoroit les coutumes anciennes; et quand Charles fut enfin assis tranquillement sur le trône de ses pères, et qu’il fallut donner une forme au gouvernement incertain, les Français, moins heureux que les Anglais dans des circonstances pareilles, ne trouvèrent point parmi eux une loi chère à tous les ordres de citoyens, qui les guidât dans cette opération délicate. Ce fut des nouveautés produites pendant le règne de Charles. C’est de la régence des Anglais en France qu’on forma avec précipitation et au hasard le nouveau gouvernement: et c’est principalement à l’autorité que les grands et le parlement acquirent, qu’il faut faire attention, parce qu’elle devint le principal ressort de tous les événemens.



REMARQUES ET PREUVES
DES
Observations sur l’histoire de France.


SUITE DU LIVRE IIIme.


CHAPITRE III.

[98] «Se uns gentishome baille une pucelle à garder à un autre gentilhomme son home, et soit de son lignage ou d’autre, si il la dépuceloit et il en porroit estre prouvés, il en perdroit fié, tant fustce à la volenté de la pucelle.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 51.) «Se il gesoit à la fame son home, ou à la fille, se elle estoit pucelle, ou se li hom avoit aucunes de ses parentes, et elle fust pucelle, et il l’eust baillé à garder à son seigneur, et il li depucellast, il ne tendra jamais riens de lui. (Ibid. L. 1, C. 52.

Il seroit trop long de rapporter ici les autorités qui servent de preuve à tout ce que j’ai dit des devoirs respectifs des suzerains et des vassaux. Voyez les «établissemens de S. Louis», (L. 1, C. 48, 50, 51, 52, et L. 2. C. 42.) Voyez encore Beaumanoir, (C. 2.)

[99] «Se un home a plusieurs seignors, il puet sans mesprendre de sa foi aider son premier seignor à qui il a fait homage devant les autres en toutes choses et en toutes manières contre ses autres seignors, parceque il est devenu home des autres sauve sa loyauté, et aussi puet il aider à chascun des autres, sauf le premier et sauf ceaux à qui il a fait homage avant que celuy à qui il vodra aider (Assises de Jérus. C. 222.» Voyez les C. 204 et 295), où il est dit que les coutumes du royaume de Jérusalem, rédigées sous Godefroi de Bouillon, sont les mêmes que celles du royaume de France.

Hoc quoque ratum similiter et firmum volumus observare, quod si fortè rex Francorum insultum fecerit imperio, tu in propria tua persona auxilium nobis præbebis de omni casamento quod à nobis habes: et si nos regi Francorum et ejus regno insultum fecerimus, tu similiter ipsi in propria tua persona auxilium præstabis de omni casamento quod de eo habes. Ce traité fut conclu le 3 juin 1186, entre Henri I, alors roi des Romains, et depuis empereur sous le nom de Henri VI, et Hugues III, duc de Bourgogne.

Dans le traité dont j’ai parlé, et conclu le 10 mars 1101, entre le roi d’Angleterre, duc de Normandie, et le comte Robert de Flandre, il est dit: comes Robertus ad Philippum ibit cum decem militibus tantum, et allii prædicti milites remanebunt cum rege (Henrico) in servitio et fidelitate sua. (Art. 19.)

[100] «Se aucuns est semons pour aidier son seigneur à deffendre contre ses ennemis, il n’est pas tenus, se il ne vieut, à oissir hors des fiés ou du moins des arrières-fiés son seigneur contre les ennemis son seigneur; car il seroit clere chose que ses sires asseuroit-il ne deffendroit pas, puisque il istroit de sa terre et de sa seigneurie, et ses Hons n’est pas tenus à li aidier à autrui assaillir hors de ses fiés.» (Beaum. C. 2.)

[101] M. Ducange fait mention d’une charte de 1220, où il est dit: Præsentibus et ad hoc vocatis hominibus meis paribus, videlicet D. Vuillelmo de Brule milite, Johanne clerico, Hugone, Clavel de Hovem, Sara Esblousarude et filia ejus majorisa qui pares à me et à domino suo propter hoc adjudicati judicaverunt.

[102] «Quand le roi de France oit les nouvelles et complaintes qui de tous les côtés venoient des gens le roi d’Angleterre, moult en fu iré. Si manda tantost les pers de France, et leur montra les injures que le roy d’Angleterre lui faisoit, et les conjura que drois lui en disent; et les pers jugèrent qu’on envoya deux des pers au roi d’Angleterre. Tantôt on y envoya l’évesque de Beauvais et l’évesque de Noyon; et ne finirent, si vindrent en Angleterre, et trouvèrent le roi en un sien chastel qu’on appelle Windesore. Là lui baillèrent leurs lettres et lui dirent: sire, les pers de France ont jugé qu’on vous adjourne sur les demandes que le roi de France vous fait, et nous qui sommes pers de France vous y adjournons, etc.» (Chron. de Fland. C. 33.) Tel étoit la façon régulière de procéder. Il est assez extraordinaire que les évêques de Beauvais et de Noyon aillent en Angleterre, et ne se contente pas d’ajourner le roi d’Angleterre à Rouen, capitale de son duché de Normandie.

[103] «Du meffait ke li sires feroit à son home lige, ou à son propre cours, ou à son coses ki ne seroient mie du fief ke on tient de lui, ne plaideroit-il ja en sa court, ains s’enclameroit au sengneur de qui ses sires tenroit. Car li home n’ont mie pooir de jugement faire seur le cours leur sengneur, ne de ses forfaits amender, se ce n’est du fait ki appartiengne au fief dont il est sires». (P. de Font, C. 21, §. 35.)

Avant le règne de Philippe-Auguste, un seigneur à qui son suzerain faisoit déni de justice par le refus de tenir sa cour, pouvoit lui déclarer la guerre, et s’il la faisoit avec succès, il se soustrayoit à son autorité, soit en prêtant hommage au seigneur dont il n’étoit que l’arrière-vassal, soit en rendant sa terre purement allodiale, s’il étoit assez puissant pour se passer d’un protecteur. Il est vrai qu’on en devoit venir rarement à ces extrémités, vu la manière dont on faisoit alors la guerre; les parties belligérantes, après s’être pillées et brûlées, s’accommodoient ordinairement par une sorte de traité qui rétablissoit la foi et l’hommage sur l’ancien pied.

J’ai deux propositions à prouver dans cette remarque; 1o. Que le déni de justice de la part du suzerain, étoit une cause légitime de guerre; 2o. Qu’il s’exposoit à perdre son droit de suzeraineté sur son vassal.

«Se li sires a son hons lige, et il li die, venez-vous-en o moi, car je veuil guerroier mon seigneur, qui m’a véé le jugement de sa court. Li hons doit respondre en tele manière à son seigneur; sire, je iray volontiers sçavoir à mon seigneur, ou au roi, se il est ainsi que vous dites. Adonc il doit venir au seigneur, et doit dire; sire, messire dit que vous lui avés véé le jugement de vostre court et pour ce suis je venu en vostre court pour sçavoir en la vérité, car messire m’a semons que je aille en guerre en contre vous. Et se li seigneur li dit que il ne fera ja nul jugement en sa cour; li hons en doit tantost aller à son seigneur, et ses sires li doit pourveoir de ses despens: et se il ne s’en voloit aller o lui, il en perdroit son fié par droit.» (Estab. de S. Louis, L. 1. C. 45.) On ne peut rien opposer à l’autorité qu’on vient de lire, et, pour le remarquer en passant, elle nous montre ce qu’il faut penser de ces historiens, qui ne manquent jamais de traiter de rebelles les seigneurs qui faisoient la guerre au roi, et qui ne doivent être appelés que felons, s’ils avoient commencé la guerre contre la règle et l’ordre prescrit par les coutumes féodales.

De ce que le droit de guerre étoit établi entre le suzerain et le vassal pour déni de justice, il s’ensuit nécessairement que le suzerain, en refusant de tenir sa cour à la demande de son vassal, s’exposoit à perdre sa suzeraineté, s’il faisoit la guerre malheureusement. S. Louis dit, dans ses établissemens, (L. 1, C. 52,) «que quand li sires vée le jugement de sa court, il (son vassal) ne tendra jamais rien de lui, ains tendra de celui qui sera par-dessus son seigneur.» Mais je ne profiterai pas de cette autorité pour appuyer mon sentiment; car je conjecture que la coutume dont S. Louis rend compte, n’existoit point avant le règne de Philippe-Auguste, c’est-à-dire, que sous les premiers Capétiens, il n’y avoit point de voie juridique pour priver des droits de suzeraineté un seigneur qui refusoit la justice à son vassal; il falloit lui faire la guerre. Ce n’est qu’après l’établissement de l’appel en déni de justice ou défaute de droit, qu’on eut recours aux voies de la justice.

Or, c’est sous le règne de Philippe-Auguste qu’on vit le premier exemple d’un vassal, qui, n’étant pas assez fort pour faire la guerre à son seigneur qui lui dénioit le jugement de sa cour, porta sa plainte au suzerain de ce seigneur en déni de justice. Je prouve que cette démarche étoit une nouveauté; 1o. parce qu’elle n’avoit aucune analogie avec les usages pratiqués dans la seconde race. En effet, quand un seigneur refusoit alors de juger un de ses justiciables, l’affaire n’étoit point portée au tribunal du comte voisin ou des envoyés royaux; on ne le privoit point de sa justice ni de ses autres droits seigneuriaux, mais ces magistrats se mettoient simplement en garnison chez le seigneur jusqu’à ce qu’il jugeât. Si vassus noster justitias non fecerit, tunc et comes et missus ad ipsius casam sedeant et de suo vivant quousque justitiam faciat. (Cap. an. 779. art. 21.)

2o. Nos monumens ne parlent d’aucun appel en déni de justice, avant le règne de Philippe-Auguste. Est-il vraisemblable qu’une coutume qui suppose un commencement d’ordre et de bonne police, fût connue dans un temps où tout tendoit, au contraire, à la plus monstrueuse anarchie? On devine aisément les causes qui ont pu contribuer à l’établissement de l’appel en défaute de droit; et il est vrai que, quand cette coutume fut autorisée, un vassal à qui on avoit refusé la justice, étoit délivré de tout devoir de vasselage à l’égard de son suzerain. Le passage des établissemens de S. Louis, que je viens de rapporter, ne peut point être équivoque, et je ne conçois pas comment le président de Montesquieu ose avancer qu’en cas de déni de justice, un suzerain ne perdoit pas sa suzeraineté, mais seulement le droit de juger l’affaire à l’occasion de laquelle il y avoit plainte de défaute de droit. Ce n’eût pas été le punir; on ne seroit pas entré dans l’esprit du gouvernement féodal, qui, en cas de déni de justice, autorisoit le vassal à se soustraire à l’autorité de son suzerain: la guerre lui avoit d’abord donné ce droit; la forme judiciaire devoit le lui conserver.

Qu’on me permette encore quelques réflexions au sujet de la guerre que le vassal avoit droit de faire à son suzerain, en cas de déni de justice.

Je prie le lecteur de relire le premier passage des établissemens de S. Louis, que je viens de rapporter dans cette remarque; il est suivi des paroles suivantes. «Et se li chief seigneur avoit respondu, je feré droit volontiers à vostre seigneur en ma court, li hons devroit aller à son seigneur et dire: Sire mon chief seigneur m’a dit que il vous fera volontiers droit en sa court. Et se li sires dit; je n’enterré jamais en sa court, mes venés vous-en o moi, si come je vous ai semons. Adont pourroit bien dire li hons, je n’iray pas, parce que ne perdroit ja par droit ne fié ne autre chose.»

Toutes ces allées et ces venues du vassal étoient vraisemblablement des formalités nouvelles sous le règne de S. Louis. Au ton même que prend ce prince, qui a fait tous ses efforts pour détruire le droit de guerre entre les seigneurs, on peut conjecturer qu’elles étoient très-peu accréditées. «Adont pourroit bien dire li hons, etc.» Ce n’est point ainsi qu’on s’exprime en rendant compte d’une coutume constante et avouée de tout le monde. S. Louis semble approuver la réponse du vassal, mais non pas l’ordonner. Ce qui confirme mes soupçons, c’est que cette manière de procéder supposeroit dans un seigneur quelque pouvoir direct sur ses arrière-vassaux, ou les vassaux de son vassal immédiat; et cependant il est certain que S. Louis lui-même n’osoit encore affecter aucun droit sur ses arrière-vassaux: un fait rapporté par Joinville, et que personne n’ignore, en est la preuve.

Philippe-le-Hardi fut le premier des rois Capétiens qui se fit autoriser par un arrêt de l’échiquier de Rouen, à jouir d’un pouvoir direct et immédiat sur les arrière-vassaux du duché de Normandie. Concordatum fuit quod dicta citatio et responsio ad dominum regem tantummodo, et non ad alios, plenariæ pertinebant, et quod dicti nobiles qui prohibitionem fecerant hominibus suis, ne ad mandatum domini regis prædicta facerent, emendabunt. Cet arrêt, de la cour de l’échiquier, est cité par Brussel. (Traité de l’usage des fiefs, L. 2, C. 6.) Philippe-le-Bel voulut jouir dans plusieurs provinces du droit nouveau que son prédécesseur avoit acquis en Normandie; mais il est certain que les seigneurs de Bourgogne, du comté de Forez et des évêchés de Langres et d’Autun, s’en plaignirent comme d’une injustice. (Voyez leurs remontrances à Louis X. Ordonnances du Louvre, T. 1, p. 557.)


CHAPITRE IV.

[104] Voyez le glossaire de Ducange, au mot fidelitas.

[105] La loi de Charlemagne, qui défendoit le service militaire aux évêques, et dont j’ai rendu compte dans le premier livre de cet ouvrage, ne subsista pas long-temps après lui; et ce furent sans doute les courses des Normands et les guerres privées des seigneurs qui la firent oublier. Quoniam quosdam episcoporum ab expeditionis labore corporis defendit imbecillitas....... ne per eorum absentiam res militaris dispendium patiatur..... cuilibet fidelium nostrorum, quem sibi utilem judicaverint, committant. (Cap. an. 845, art. 8.) Il paroît, par ce capitulaire, qu’il n’y avoit que les évêques, que leur âge ou leurs infirmités retenoient chez eux, qui ne firent pas la guerre en personne, et qu’ils étoient alors obligés de donner leurs troupes à quelque seigneur. Ce service, qui n’avoit d’abord été, ainsi que je l’ai dit, qu’une prérogative seigneuriale, devint par la révolution du gouvernement une charge des terres que le clergé possédoit. Les prélats, dont les prédécesseurs n’avoient point paru dans les armées, se firent de cette absence un droit de ne point servir en personne leurs suzerains à la guerre.

«Ne pueent (les biens donnés à l’église) revenir en main laie pour le meffet de chaux qui sont gouverneurs des églises. Pour che de tous meffés quelque ils soient, li meinburnisseur des églises si se passent par amendes d’argent.» (Beaum. C. 45.)

[106] L’archevêque de Rheims, les évêques de Laon, Beauvais, Noyon et Châlons. L’évêque de Langres ne commença à relever directement du roi que sous le règne de Louis-le-Jeune. (Voyez le traité des fiefs de Brussel, L. 2, C. 13.)

[107] (Voyez le traité de Brussel sur les fiefs, L. 2, C. 17, 18, 19 et 20.) Ce savant écrivain prouve très-bien que les ducs de Normandie et d’Aquitaine, les comtes de Poitou, de Toulouse, de Flandre et de Bretagne, jouissoient du droit de régale dans les seigneuries, et que le duc de Bourgogne et le comte de Troyes ou de Champagne n’avoient pas le même avantage. C’est en qualité de ducs de France, et non de rois, que les Capétiens avoient le même droit de régale sur plusieurs églises. Dans le dernier, il s’éleva de grandes contestations au sujet de la régale; et les écrits qu’on publia sur cette matière prouvent combien on ignoroit nos antiquités et notre ancien droit public. Je remarquerai que le mot régale ne tire pas son étymologie de regius, regalis, qui signifie royal, régalien, ce qui appartient au roi, mais de régale ou régal, vieux mot français, qui signifioit fête, cadeau, bon traitement.

[108] Clerici trahunt causam feodorum in curiam christianitatis, propter hoc quod dicunt, quod fiduciæ vel sacramentum fuerunt inter eos inter quos causa vertitur, et propter hanc occasionem perdunt domini justitiam feodorum suorum. (Ord. Phil. Aug.)

[109] «Car justice si couste mout souvent à garder et à maintenir plus que ele ne vaut.» (Beaum. C. 27.) Voilà une preuve certaine de la décadence où les justices des seigneurs étoient tombées dans le temps de Beaumanoir. Les émolumens en avoient été d’abord très-considérables. Pour juger de ce que le produit des officialités valoit aux ecclésiastiques, voyez dans les preuves des libertés de l’église gallicane, les discours de Pierre Roger, élu archevêque de Sens, et de Roger Bertrandi, évêque d’Autun, à la conférence qui se tint en présence de Philippe-de-Valois, sur la juridiction ecclésiastique, le 15 décembre 1329.

[110] Voyez dans le recueil des historiens de France, par Dom Bouquet, T. 4, p. 61, la lettre du pape Virgile à Auxanius, évêque d’Arles, qu’il fait son légat dans les Gaules. A la page suivante, on trouve le bref du même pape aux évêques des Gaules. Quapropter Auxanio fratri et co-episcopo nostro Arelatensis civitatis Antistiti, vices nostras caritas vestras nos dedisse cognoscet; ut si aliqua, quod absit, fortassis emerserit contentio, congregatis ibi fratribus et co-episcopis nostris, causas canonica et apostolica autoritate discutiens, Deo placita æquitate diffindat; contentiones verò si quæ, quas dominus auferat, in fidei causa contigerint, aut emiserit forte negotium quod pro magnitudine sui Apostolicæ Sedis magis judicio debeat terminari, ad nostram, discussa veritate, præferat sine dilatione notitiam.

[111] At illi (Salonius et Sagittarius) cum adhuc propitium sibi regem esse nossent, ad eum accedunt, implorantes se injuste remotos sibique tribui licentiam ut ad papam urbis Romanæ accedere debeant. Rex verò annuens petitionibus eorum, datis epistolis, eos abire permisit. Qui accedentes coram papa Joanne, exponunt se nullius rationis existentibus causis dimotos. Ille epistolas ad regem dirigit in quibus locis eosdem restitui jubet. (Greg. Tur. L. 5, C. 21.)

[112] Stultitiæ elogio denotandi, qui illam Petri Sedem aliquo pravo dogmate fallere posse arbitrati sunt, quæ nec se fallit, nec ab aliqua hæresi unquam falli potuit. (Ann. Met. an. 864.)

[113] Concedo per hoc pactum confirmationis nostræ, tibi beato Petro principi Apostolorum, et pro te vicario tuo domino Paschali summo pontifici et universali papæ et successoribus ejus in perpetuum, sicut à prædecessoribus nostris usque nunc in vestra potestate et ditione tenuistis, et disposuistis civitatem Romanam cum ducato suo, et suburbanis atque viculis omnibus et territoriis ejus montanis.... has omnes supradictas provincias, urbes, civitates, oppida et castella, viculos et territoria, simulque et patrimonia jam dictæ ecclesiæ tuæ, beate Petre apostole, et per te vicario tuo spirituali patri nostro domino Paschali summo pontifici et universali papæ, ejusque successoribus usque ad finem sæculi eodem modo confirmamus, ut in suo detineant jure, principatu ac ditione.... salva super eosdem ducatus nostra in omnibus dominatione, et illorum ad nostram partem subjectione.... nullamque in eis nobis partem aut potestatem disponendi aut judicandi, subtrahendive aut minorandi vindicamus; nisi quando ab illo, qui eo tempore hujus sanctæ ecclesiæ regimen tenuerit, fuerimus. Et si quilibet homo de supradictis civitatibus ad vestram ecclesiam pertinentibus ad nos venerit, subtrahere se volens de vestra jurisdictione, vel potestate, vel quamlibet aliam iniquam machinationem metuens, vel culpam fugiens, nullo modo eum aliter recipiemus, nisi ad justam pro eo faciendam intercessionem, ita duntaxat si culpa quam commisit, venalis fuerit inventa. (Don. Lud. Pii ad Sed. Apost.)

Electione sua aliorumque episcoporum ac cæterum fidelium regni nostri voluntate, consensu et acclamatione, cum aliis archiepiscopis et episcopis Wenilo in diœcesi sua, apud Aureliani civitatem, in Basilica Sanctæ Crucis, me secundum traditionem ecclesiasticam regem consecravit et in regni regimine chrismate sacro perunxit, et diademate atque regni sceptro in regni solio sublimavit, à qua consecratione vel regni sublimitate supplantari vel projici à nullo debueram, saltem sine audientia et judicio episcoporum quorum ministerio in regem sum consecratus, et qui throni Dei sunt dicti, in quibus Deus sedet, et per quos sua decernit judicia, quorum paternis correptionibus et castigatoriis judiciis me subdere fui paratus et inpræsenti sum subditus. (Cap. an. 859, art. 3.)

[114] Quod solus Romanus pontifex judicatur universalis, quod ille solus possit deponere episcopos vel reconciliare.... quod absque synodali conventu possit episcopos deponere vel reconciliare.... quod illi soli licet de canonica abbatiam facere, et è contra divitem episcopatum dividere, et inopes unire.... quod illi liceat de sede ad sedem, necessitate cogente, episcopos transmutare, quod de omni ecclesia quocumque voluerit, clericum valeat ordinare.... quod nulla synodus absque præcepto ejus debet generalis vocari. (Dict. Greg. VIII. pap.) Quelques savans regardent cette pièce comme supposée, et d’autres croient qu’elle est en effet l’ouvrage du pape Grégoire VII. Quoi qu’il en soit, elle est très-ancienne, et on ne peut s’empêcher de convenir qu’elle ne contienne en peu de mots toutes les prétentions que la cour de Rome s’est faites.

Quod illi soli licet pro temporis necessitate novas leges condere, novas plebes congregare.... quod solus possit uti imperialibus insigniis, quod solius papæ pedes omnes principes deosculentur. Quod unicum est nomen in mundo papæ videlicet. Quod illi liceat imperatores deponere.... quod sententia illius à nullo debeat retractari, et ipse omnium solus retractare possit, quod à nemine ipse judicari debeat.... quod Romanus Pontifex, si canonice fuerit ordinatus, meritis B. Petri indubitanter efficitur sanctus, testante sancto Ennodio, Papiensi episcopo, ei multis sanctis patribus faventibus, sicut in decretis beati Symmachi papæ continetur.... quod fidelitate iniquorum subjectos potest absolvere. (Ibid.)

[115] «Li appel doivent estre fet en montant de dégré en dégré, sans nul seigneur trespasser. Mais il n’est pas ainsint à la cour de chrétienté qui ne vieut, car de quelque juge que che soit, l’en puet apeler à l’apostoile, et qui vieut, il puet apeler de dégré en dégré, si comme du doien à l’évesque, et de l’évesque à l’archevesque, et de l’archevesque à l’apostoile. (Beaum. C. 61.)


CHAPITRE V.

[116] Si rex Francorum vellet firmare in Villanova super Cherum, firmare poterit..... si comes sancti Egidii (nom et titre qu’on donnoit quelquefois au comte de Toulouse) nollet esse in pace, dominus noster rex Franciæ non erit in auxilium contra nos, et nos omnia mala quæ possumus facere faceremus. (Traité de l’an 1195, entre Philippe-Auguste, et Richard I, corps diplom. de Dumont.)

[117] «Li rois ne puet mettre ban en la terre au baron, sans son assentement, ni li bers ne puet mettre ban en la terre au vavassor». (Establ. de S. Louis, L. 1, C. 24.)

[118] In hoc concordati sunt rex et barones, quod bene volunt quod ipsi (episcopi) cognoscant de feodo, et si quis convictus fuerit de perjurio vel transgressione fidei, injungant ei pecuniam; sed propter hoc non amittat dominus feodi justitiam feodi, nec propter hoc se capiant ad feodum. (Ordon. Phil. Aug.)

Nos omnes regni majores attento animo percipientes quod regnum non per jus scriptum, nec per clericorum arrogantiam, sed per sudores bellicos fuerit adquisitum, præsenti decreto omnium juramento statuimus ac sancimus ut nullus clericus vel laïcus alium de cætero trahat in causam coram ordinario judice vel delegato, nisi super hæresi, matrimonio, vel usuris, amissione omnium bonorum suorum et unius membri mutilatione transgressoribus imminente.... reducantur ad statum ecclesiæ primitivæ, et in contemplatione viventes, nobis, sicut decet, activam vitam ducentibus, ostendant miracula quæ dudum à sæculo recesserunt. (Preuv. des libert. de l’églis. Gall. T. 1, p. 229.)

«Nous avons élu par le commun assent et octroy de nous tous, le duc de Bourgogne, le comte Perron Bretaigne, le comte d’Angoulesme et le comte de S. Pol, à ce que s’aucun de cette communité avoit affaire envers le clergié, tel aide comme cil quatre devant dits esgarderoient que on li deuts faire, nous li ferions, etc.» (Ibid.)

[119] Il est important de faire ici une remarque au sujet du mot parlement, pour prévenir les erreurs où un lecteur peu attentif pourroit tomber.

J’ai dit, en parlant du gouvernement féodal en France, que sur la fin de la seconde race, et sous les premiers Capétiens, il n’y eut point d’assemblée de la nation en qui résidât la puissance publique, et qui eût droit de faire des lois auxquelles chaque seigneur fût obligé d’obéir. La foi et l’hommage entre les suzerains et leurs vassaux, tous vrais despotes dans leurs terres, étoient les seuls liens qui les unissent. Cependant pour suppléer, autant qu’il étoit possible, à cette puissance publique dont on sent toujours la nécessité, les seigneurs qui avoient quelques affaires communes, imaginèrent de s’assembler dans un lieu commode dont ils convenoient, et prirent l’habitude d’inviter leurs amis et leurs voisins à s’y rendre, pour délibérer de concert sur leurs prétentions, et la manière dont ils se comporteroient.

Ces espèces de congrès, qu’on tint assez souvent à l’occasion des croisades, des entreprises du clergé, etc. se nommoient alors parlemens, parce qu’on y parlementoit. Il faut se garder de confondre ces assemblées avec la cour de justice du roi, qu’on ne commença à nommer parlement, que vers le milieu du treizième siècle; (voyez le traité des fiefs de Brussel, p. 321.) Les seigneurs qui tenoient les assises ou les plaids du roi, profitant de l’occasion qui les rassembloit pour conférer ensemble sur leurs affaires communes ou particulières, ainsi qu’ils avoient coutume de faire dans les assemblées ou congrès dont je parle, on s’avisa de se servir du mot de parlement, pour désigner la cour de justice du roi; et bientôt ce nom lui fut attribué privativement, soit parce que la cour du roi formoit une assemblée plus auguste et plus importante que les autres, soit parce qu’elle s’assembloit régulièrement plusieurs fois l’année, et que les autres assemblées n’avoient, quant à leur convocation et tenue, rien de régulier et de fixe.

C’est dans le sens de congrès que Villehardoüin emploie le mot de parlement, ainsi qu’on en peut juger par les passages suivans. «Après pristrent li baron (qui étoient croisés) un parlement à Soissons, pour savoir quand il voldroient movoir, et quel part il voldroient tourner. A celle foix ne se porent accorder, porce que il lor sembla que il n’avoient mie encore assés gens croisié. En tot cet an (1200) ne se passa onques deux mois, que il n’assemblassent à parlement à Compiegne en qui furent tuit li comte et li baron qui croisié estoient (art. 10), pristrent un parlement al chief del mois à Soisons, per savoir que il pourroient faire. Cil qui furent li Cuens Balduin de Flandres, et de Hennaut, et li Cuens Loeys de Blois et de Chartrain, li Cuens Joffroy del Perche, li Cuens Hues de S. Pol, et maint autre preudome.» (art. 20.)

Les parlemens ou congrès ne faisoient point partie du gouvernement féodal. Quelque seigneur que ce fût, étoit le maître de les proposer et s’y rendoit qui vouloit. On convenoit quelquefois dans ces assemblées de quelques articles qui n’obligeoient que ceux qui les avoient signés; c’étoient des conventions ou des traités de ligue, d’alliance ou de paix, et non pas des lois.

[120] On ne me demandera pas, je crois, les preuves de cette proposition; on les trouve par-tout, et personne n’ignore que les femmes ont hérité sans contestation des fiefs les plus considérables; voyez l’histoire, imprimée il y a quelques années, de la réunion des grands fiefs à la couronne. Il n’y a qu’un historien aussi peu instruit de nos coutumes et de nos lois anciennes que le P. Daniel, qui ait pu dire, dans la vie du roi Robert et de Henri I, que les grands fiefs étoient réversibles à la couronne, par le défaut d’hoirs mâles et légitimes.


CHAPITRE VI.

[121] Je n’ai point osé fixer l’époque où se fit, dans les justices des rois Capétiens, la confusion dont je parle, et je crois qu’il est impossible de la déterminer d’une manière certaine. On pourra peut-être dire que cette confusion des cours de justice commença lorsque les vassaux les plus puissans se firent des droits particuliers, et formèrent un ordre à part, en ne regardant plus comme leurs pairs les seigneurs qui relevoient, comme eux, immédiatement de la couronne, mais qui n’avoient que des seigneuries moins riches et moins étendues. Cette opinion est très-vraisemblable, et j’en conclurai qu’il est impossible de fixer l’époque de la confusion des cours de justice, puisqu’il n’est pas possible de dire en quel temps précisément le nombre des pairs fut fixé à douze. En s’abandonnant à des conjectures, on ajoutera que les douze seigneurs qui prirent le titre de pairs du royaume, sous le règne de Philippe-Auguste, n’interdirent pas l’entrée du parlement aux seigneurs dont ils se séparoient, et qui relevoient, comme eux, immédiatement de la couronne, parce qu’étant accoutumés à les voir siéger avec eux, ils ne songèrent point à faire cette exclusion, ou qu’il leur aura paru trop dur de les exclure des assises du roi. On ajoutera que cette première condescendance aura servi de prétexte pour faire assister aux jugemens des pairs, d’autres seigneurs qui ne relevoient pas immédiatement de la couronne, mais qui commençoient à paroître égaux en dignité à ceux qui en relevoient immédiatement, et qui, malgré cet avantage, étoient dégradés depuis qu’il s’étoit établi des pairs qui formoient un ordre séparé.

Tout cet arrangement n’est que l’ouvrage de l’imagination. Je réponds que c’est le propre de la raison d’être distraite et négligente, parce qu’elle se lasse; mais que la vanité n’a ni négligence ni distraction. Pourquoi des seigneurs, qui affectoient une supériorité marquée sur leurs égaux en dignité, les auroient-ils ménagés, quand il s’agissoit de ne les plus reconnoître pour leurs juges? C’est alors, au contraire, qu’ils auroient dû se comporter avec le plus d’attention et de fermeté: car le droit de n’être jugé que par ses pairs étoit certainement le droit le plus essentiel au gouvernement féodal, et la prérogative dont les seigneurs étoient avec raison le plus jaloux. C’est parce que les douze pairs n’exclurent point des assises qu’ils tenoient chez le roi, les seigneurs dont ils se séparoient, que j’oserois avancer que la confusion des justices des Capétiens a précédé l’établissement des douze pairs.

Je prie de se rappeler ce que j’ai dit ailleurs, qu’il est très-vraisemblable que les derniers rois Carlovingiens ne tinrent point leur cour de justice; et que c’est en offrant sa médiation à ses vassaux, et en se soumettant à leur arbitrage dans ses propres querelles, que sous la troisième race le roi reprit sa qualité de juge, et que les seigneurs les plus puissans, quelquefois lassés de la guerre ou hors d’état de la faire, s’accoutumèrent à reconnoître l’autorité d’une cour féodale. C’est alors vraisemblablement que se fit la confusion de toutes les justices différentes que devoient avoir les Capétiens. Les grands vassaux réclamoient rarement la cour du roi, et quand ils y portoient leurs plaintes, c’étoit dans des besoins pressans: ils ne songeoient pas alors à faire des chicanes, ou plutôt à contester sur leurs droits.

Avec quelque rapidité que les abus fissent des progrès, sur-tout en France, est-il probable qu’on eût déjà osé appeler au parlement de 1216, les évêques d’Auxerre, de Chartres, de Senlis, de Lysieux, les comtes de Ponthieu, de Dreux, de Bretagne, de S. Pol, de Joigny, de Beaumont, d’Alençon, et le seigneur des Roches, Sénéchal d’Anjou, si la confusion des justices n’avoit commencé qu’après l’établissement des douze pairs, qui étoit incontestablement une nouveauté sous le règne de Philippe-Auguste? Judicatum est ibidem à paribus regni Franciæ, videlicet à venerabili patre nostro A. Remense archiepiscopo et dilectis fratribus nostris Willelmo Lingonensi, Ph. Belvacensi, S. Noviomensi, episcopis, à nobis etiam (Chatalaunensi episcopo) et ab Odone, duce Burgundiæ, et à multis episcopis et baronibus regni Franciæ, videlicet Altisiodorensi, R. Carnotensi, G. Silvanectensi, et J. Lexoviensi episcopis, et W. comite Pontivi, R. comite Drocarum, P. comite Britaniæ, G. comite sancti Pauli, W. de Ruspibus Senescallo Andegavensi, W. comite Joigniaci, J. comite Belli Montis, R. comite de Alençon. Cet arrêt, rendu en 1216, dans le procès qu’Erard de Brene et sa femme intentèrent à Blanche, comtesse de Champagne, et à son fils Thibauld, se trouve dans le glossaire de M. Ducange, au mot submonere.

On sait d’ailleurs que dans le même temps le chancelier, le boutillier, le chambellan et le connétable, c’est-à-dire, les principaux officiers domestiques du prince, et vassaux par leurs charges, espèce de fiefs la moins noble, siégeoient de plein droit dans le parlement. La preuve en est claire, puisqu’en 1224, la comtesse Jeanne de Flandre les récusa pour juges dans le procès que Jean, sire de Nesle, lui intenta en appel de faute de droit: cette récusation devint la matière d’un nouveau procès, où tous les pairs intervinrent, et leur ordre entier, dans une affaire qui intéressoit sa dignité, fut jugé par des seigneurs d’une classe inférieure. L’arrêt portoit que les quatre officiers ou vassaux récusés étoient en possession d’assister au jugement des pairs. (Voyez le glossaire de Ducange, au mot pares.)

J’ai appelé le chancelier, le boutillier, le chambellan et le connétable, des domestiques du roi, et je crois n’avoir pas tort, parce qu’ils étoient officiers de la maison des Capétiens et non pas de la couronne. Ils n’avoient aucune juridiction, ni même aucune fonction au-dehors des domaines du roi et de sa maison. Ils ne pouvoient même en avoir aucune, attendu la forme du gouvernement féodal qui rendoit chaque seigneur souverain dans sa terre. «Li rois ne puet mettre ban en la terre au baron, sans son assentement, ne li pers ne puet mettre ban en la terre au vavassor.» (Estab de St. Louis, L. 1, C. 24.) Les prélats et les barons avoient à leur cour les mêmes officiers que les Capétiens, et ces officiers exerçoient dans les seigneuries de leurs suzerains, les mêmes fonctions que les officiers du roi exerçoient dans les domaines du prince. Ceux du roi ont fait fortune avec leur maître. De simples officiers de la personne et de la maison du prince, ils sont devenus grands officiers de la couronne, quand la ruine du gouvernement féodal a revêtu les rois de toute la puissance publique.

J’ajouterai ici un mot au sujet des seigneurs qui relevoient immédiatement de la couronne, à l’avénement de Hugues-Capet au trône, et qui tenoient leurs fiefs en même dignité que les ducs et les comtes, seuls compris depuis au nombre des pairs. Tels étoient les comtes de Vermandois, Chartres, Blois, Tours, Anjou, Meaux, Mâcon, Perche, Auxerre, &c. les sires de Bourbon-Montmorency, Beaujeu, Coussi, &c. (Voyez le traité de Brussel, p. 647, et le glossaire de Ducange au mot pares.) Plusieurs de ces seigneurs étoient en même temps trop puissans et trop éloignés du duché de France, pour que les prédécesseurs de Hugues-Capet, en qualité de ducs de France, les eussent forcés de relever de leur duché; et les autres étoient trop voisins des derniers Carlovingiens, pour n’avoir réussi facilement à conserver leur immédiateté à la couronne. On pourroit faire sur cette matière plusieurs dissertations, très-longues, et même curieuses, mais trop peu importantes relativement à l’objet que je me propose, pour que je les entreprenne. Il me suffit qu’il soit prouvé en général que d’autres seigneurs que ceux qu’on nomme les douze pairs relevoient immédiatement de la couronne. J’ajouterai que toutes les seigneuries qui avoient le titre de comté sous Hugues-Capet avoient relevé immédiatement de la couronne sous les derniers Carlovingiens: tels étoient les comtes de Périgord, d’Angoulême, de Poitiers, &c. Si ces seigneurs n’en relevoient plus immédiatement, quand Hugues-Capet monta sur le trône, c’étoit par une suite des troubles arrivés sur la fin de la seconde race, et qui dérangèrent l’ordre naturel des vasselages.

[122] Voyez dans la remarque 103 du troisième chapitre de ce livre, ce que j’ai dit sur l’appel en déni de justice.

C’étoit une coutume constante d’être ajourné par deux de ses pairs. Sous le règne de Louis VIII, la comtesse de Flandre ne l’ayant été que par deux chevaliers, prétendit que cet ajournement étoit nul; mais elle perdit son procès, et le parlement jugea qu’elle avoit été suffisamment ajournée.

[123] Henri, duc de Bourgogne, étant mort sans postérité, le roi Robert, son neveu, s’empara de ce duché, dont il donna l’investiture à Henri son second fils. Ce prince parvint à la couronne par la mort de Hugues son frère aîné, et se dessaisit du duché de Bourgogne en faveur de son frère Robert, chef de la première maison royale de Bourgogne, qui ne s’éteignit que sous le règne du roi Jean.


CHAPITRE VII.

[124] Je croyois n’avoir plus à combattre l’abbé du Bos; mais l’origine de nos communes me remet aux mains avec lui. Les Gaulois ont eu des sénats sous les empereurs romains; pendant la première et la seconde race de nos rois, on trouve dans les Gaules des magistrats connus sous les noms de Racheinburgii ou de Scabinei: du mot scabineus on a fait échevin; les échevins ont été des officiers municipaux de quelques communes. Ces frêles matériaux suffisent à l’abbé du Bos pour bâtir un systême, et prétendre que les conseils de plusieurs communes et leur juridiction soient un reste des anciens sénats des Gaulois. Tout cela se tient, selon lui; il ne voit aucune lacune; et certainement ce n’est point la faute de cet écrivain, si les bourgeois n’ont pas toujours été libres et heureux.

Premièrement, il y avoit long-temps que les sénats des Gaulois ne subsistoient plus, quand les Français firent leur conquête; et je l’ai prouvé dans une remarque de mon premier livre; j’y renvoie le lecteur. En second lieu, j’ai fait voir que les Rachinbourgs ou Scabins étoient de simples officiers des ducs, des comtes et de leurs centeniers, ou plutôt qu’ils servoient d’assesseurs dans les tribunaux de ces magistrats, et y faisoient à peu près les mêmes fonctions que les jurés font aujourd’hui en Angleterre. On prouve encore par nos anciens monumens, que ces Rachinbourgs ou Scabins entroient dans les états-généraux et provinciaux, sous la seconde race. Quelle ressemblance peut-on donc trouver entre ces officiers et les sénateurs Gaulois, à qui l’abbé du Bos accorde les plus grandes prérogatives? Qui ne voit pas que les mots Rachinburgius et Scabineus ne peuvent signifier les magistrats d’une juridiction romaine? Malgré leur terminaison latine, qui ne sent que ces mots sont purement germains, et ne peuvent désigner par conséquent qu’un officier connu dans les coutumes de la jurisprudence germanique? Quand il seroit vrai que les Gaulois eussent conservé des sénats sous la domination des Français, certainement on ne pourroit pas dire que les Rachinbourgs ou Scabins fussent les magistrats de ces sénats. Il seroit impossible à l’abbé du Bos de concilier la grande autorité qu’il donne aux sénateurs Gaulois, avec le pouvoir médiocre que les lois saliques et ripuaires attribuent aux Rachinbourgs. Il ne seroit pas moins extraordinaire de vouloir reconnoître dans ces Scabins les officiers municipaux de nos communes. Suffit-il de vouloir, avec le secours d’une étymologie forcée, qu’on ait fait le mot d’Echevin de celui de Scabin, pour que les Rachinbourgs ou Scabins de la première et de la seconde race deviennent les échevins des communes de la troisième? Leurs fonctions, leurs priviléges, leurs droits sont trop différens, pour qu’on puisse les confondre.

L’abbé du Bos ne nie pas que le droit de commune n’ait été donné à plusieurs villes sous la troisième race, et comment nieroit-il un fait prouvé par mille pièces authentiques, qui sont entre les mains de tout le monde? «Mais on trouve, dit-il, dès le douzième siècle, plusieurs villes du royaume de France, comme Toulouse, Rheims et Boulogne, ainsi que plusieurs autres, en possession des droits de commune, et surtout du droit d’avoir une justice municipale, tant en matière criminelle qu’en matière civile, sans que, d’un autre côté, on les voie écrites sur aucune liste des villes à qui les rois de la troisième race avoient, soit octroyé, soit rendu le droit de commune, sans qu’on voie la charte par laquelle ces princes leur avoient accordé ce droit comme un droit nouveau.» Avec ce bel argument, l’abbé du Bos n’imagine pas qu’on puisse ne pas voir dans nos juridictions municipales les éternels sénats des Gaulois.

Si on trouve plusieurs villes qui jouissoient, dès le douzième siècle, du droit de commune, cela n’est pas surprenant, puisque Louis-le-Gros, qui vendit le premier des priviléges à ses villes, commença à régner en 1108. Qu’importent ces listes dont parle l’abbé du Bos? Pense-t-il qu’elles soient toutes venues jusqu’à nous? Quand il en seroit sûr, pourquoi voudroit-il trouver sur ces listes des villes qui n’étoient pas du domaine du roi, et qui tenoient leurs droits de commune de leur seigneur particulier, et non pas du prince? C’est Louis VIII qui, le premier des Capétiens, prétendit que lui seul pouvoit donner le droit de commune. Toutes ces propositions seront prouvées dans les remarques suivantes.

L’abbé du Bos fait un raisonnement plus spécieux, en disant que «quelques chartes des communes sont plutôt une confirmation qu’une collation des droits de commune.» Rien n’est plus vrai; mais il me semble que l’abbé du Bos n’en peut rien conclure en faveur de son systême. Parce que plusieurs chartes ne paroissent que confirmer des priviléges déjà acquis, est-ce une raison pour que des chartes précédentes, que nous avons perdues, ne les eussent pas conférés? Et quelles pertes en ce genre n’avons-nous pas faites? N’a-t-on pas lieu de conjecturer, ou plutôt d’être certain, que plusieurs villes, ainsi que je le dis dans le corps de mon ouvrage, n’attendirent pas le consentement de leur seigneur pour s’ériger en communes? Les chartes qu’on leur donnoit ensuite n’étoient que des chartes de confirmation. N’est-il pas certain que les bourgeois se défioient de la bonne foi de leurs seigneurs, et que, comptant très-peu sur les traités qu’ils passoient avec eux, ils avoient raison de ne pas se contenter de la charte primitive qui leur avoit conféré le droit de commune? Il étoit prudent de profiter de toutes les occasions où ils pouvoient se faire donner des chartes confirmatives; c’étoit lier plus étroitement les seigneurs; et pour peu qu’on parcoure les ordonnances du Louvre, on verra qu’en effet les villes eurent souvent cette sagesse.

Que l’abbé du Bos nous dise ensuite que plusieurs villes assurent qu’elles ont toujours eu juridiction sur elles-mêmes, et un tribunal composé de leurs propres citoyens; c’est nous prouver simplement que les villes adoptent, comme les particuliers, les chimères qui flattent leur vanité; vérité dont personne ne doute. Nicolas Bergier, personnage très-illustre dans la république des lettres, a écrit un mémoire en faveur des prétentions de la ville de Rheims, et je conviens, avec l’abbé du Bos, que Bergier est un savant d’un mérite très-distingué et que son histoire des grands chemins de l’empire romain est excellente; mais Bergier aura voulu flatter les Rémois ses compatriotes, et d’ailleurs il n’est pas infaillible. Si son mémoire contient des raisons triomphantes pour prouver que de tout temps la ville de Rheims a joui du droit de commune, pourquoi l’abbé du Bos n’en a-t-il pas fait usage dans son histoire critique, pour prouver le paradoxe qu’il avance? Il ajoute que le parlement de Paris a reconnu, par un arrêt, la justice des droits de la ville de Rheims. Cette autorité est sans doute très-respectable, mais quelle est la compagnie qui ne soit jamais trompée? Le parlement ne sera sans doute pas offensé, si je prends la liberté de dire qu’il pourroit se faire, pendant qu’il jugeoit le procès de Rheims, qu’il n’eût pas assez approfondi une question de notre ancien droit public.

Ce qui est certain sur la matière que je traite, c’est que les communes les plus anciennes dont il nous reste quelque monument, furent établies dans les domaines du roi, et ne remontent pas au-delà du règne de Louis-le-Gros. Si on me disoit que ce prince n’est peut-être pas l’inventeur des communes, qu’il en a peut-être trouvé le modèle dans les terres de quelque seigneur; je répondrois que cela est possible, et qu’il peut fort bien se faire que quelque seigneur eût déjà traité avec ses sujets, mais qu’on n’en a aucune preuve. Dire que quelques villes ont pu conserver leur liberté pendant les troubles qui donnèrent naissance au gouvernement féodal, et reconnoître cependant un seigneur, c’est avancer la plus grande des absurdités. Soutenir que quelques villes, en se révoltant, ont pu secouer le joug de leur seigneur avant le règne de Louis-le-Gros, c’est faire des conjectures qui n’ont aucune vraisemblance, et que tous les faits connus semblent démentir.

[125] Firmitates urbis debent detineri à juratis in statutali in quo traditæ fuerunt juratis. (Chart. de J. comte Dreux, pour la ville de Dommart, en 1246.) Je n’ai rapporté aucune autorité pour prouver ce que j’ai dit des droits civils et judiciaires des communes: il me semble que les propositions que j’ai avancées, ne seront point contredites. Il n’en est pas tout-à-fait de même du droit de guerre; j’ai trouvé quelquefois des personnes qui se piquent de connoître notre histoire, et qui avoient de la peine à croire ce que je disois des milices des communes: on est toujours porté à juger des temps anciens par celui où l’on se trouve.

Ut quicumque foris fecerit homini qui hanc communiam juraverit, major et pares communie, si clamor ad eos indè venerit, de corpore suo vel de rebus suis justitiam faciant secundùm deliberationem ipsorum, nisi forìs factum secundùm eorum deliberationem emendaverit. (Chart. de Phil. Aug. pour la ville de Beauvais, art. 3.) Si verò ille qui forìs factum fecerit, ad aliquod receptaculum perrexerit, major et pares communie dominum receptaculi, vel eum qui in loco ejus erit, super hoc convenient, et de inimico suo, si eis secundùm deliberationem eorum satisfecerit, placebit, et si satisfacere noluerit, de rebus vel de hominibus ejus vindictam secundùm deliberationem ipsorum facient. (Ibid. art. 4.) Nullus enim homo de communie, pecuniam suam hostibus suis crediderit vel accommodaverit, quandiù guerra duraverit, quia si fecerit, parjurus erit. (Ibid. art. 10.) Et si aliquandò contra hostes suos extrà villam communie exierit, nullus eorum cum hostibus loquatur, nisi majoris et parium licentia. (Ibid. art. 11.)

[126] Volumus etiam ut de villis infrà Banleugam suam constitutis, eam habeant justitiam quam ibi hactenùs habuerunt. (Chart. pour la ville de Beauvais.) Cette juridiction que Philippe-Auguste conserve aux bourgeois de Beauvais, en leur donnant une charte de commune, étoit donc une usurpation; à moins qu’on ne dise que la charte que je cite, n’étoit point la première qui eût été donnée à la ville de Beauvais, et que Philippe-Auguste, en lui accordant de nouveaux priviléges, confirme les anciens. Quoi qu’il en soit, il est venu jusqu’à nous quelques chartes dont les dispositions supposent qu’indépendamment de tout traité, de toute concession, la ville jouissoit déjà des droits que son seigneur lui accorde.

Voyez dans les ordonnances du Louvre, (T. 8, p. 197,) la transaction du 11 Janvier 1312, entre l’évêque de Clermont et la ville nommée en latin Laudosum, et que Secousse croit être Ludesse dans l’élection de Clermont. On voit dans le préambule de cette pièce, que l’évêque de Clermont prétendoit que les habitans de Ludesse lui devoient par an, pour leur taille, 52 liv. payables en monnoie courante, qu’il avoit droit d’exiger une certaine mesure de blé de chaque propriétaire de terre, et que tout habitant qui avoit des bœufs de labour ou des chevaux, étoit tenu à transporter à son château de Beauregard, son bois, son foin et son avoine. Le prélat prétendoit avoir droit de maréchaussée et de péage dans ce lieu, et nioit aux habitans qu’ils eussent droit de commune. Et quod, dit l’évêque, ex quo nos non docebamus quo titulo prædicta petebamus, pro tanto dicebant nos non posse eadem petere..... Dicebant dicti consules et habitantes se prædictis usos fuisse, et pluribus aliis privilegiis, libertatibus et franchisiis; nobis in oppositum dicentibus quod supposito quod usi fuissent, de præmissis, tales usus et consuetudines nobis non poterant præjudicium generare, etc. Tous les raisonnemens des deux parties prouvent évidemment que la ville de Ludesse n’avoit point reçu de charte de commune de son seigneur. Elle auroit produit cette charte, si elle l’avoit eue, ou du moins elle auroit dit que les évêques de Clermont l’avoient gratifiée du droit de commune, et qu’elle en avoit perdu l’acte. La contestation fut terminée par une transaction qui maintint les bourgeois de Ludesse dans la jouissance de leurs franchises.

[127] Sciendum est enim quod homines communie mee, de mandato et voluntate meâ, mecum in præsentiâ domini regis in palatio suo apud Paris apparuerunt, et quod dominus rex ad petitionem meam universos homines communie mee in suâ protectione suscepit et advocatione, per decem libras censuales in natali domini annuatìm hæreditarias ab ipsis domino regi persolvendas. (Chart. du comte de Poix, pour les habitans de sa ville, en 1208.)

[128] Voyez le Glossaire de Ducange au mot communa. Ludovicus VIII reputabat civitates omnes suas esse in quibus communiæ essent, dit ce savant auteur; et il approuve cette prétention, ce qui me surprend beaucoup. Nec injuria, ajoute-t-il, cum eo ipso deinceps oppidorum incolæ quodam modo à dominorum dominio absoluti, regi ipsi parerent. Quod prodit auctor (hist. Ludovici VII, p. 418), ubi tradit Vezeliaces communiam inter se facientes, communiter conjurasse, quod ecclesiæ domino ulteriùs non subjacerent. Eadem habet Aimonius, (L. 5, C. 65.) Guibertus verò de vitâ suâ (C. 10), inter missas sermonem habuit de execrabilibus communiis illis, in quibus contrà jus et fas violenter servi à dominorum jure se subtrahunt.

Je ne conçois point en vertu de quel principe on peut avancer que le droit de commune, qu’un seigneur accordoit à ses sujets, les affranchît de sa seigneurie. Parce qu’un seigneur par sa charte de commune renonçoit au privilége honteux d’être un tyran, parce qu’il limitoit ses droits et permettoit à ses sujets d’être des hommes, est-il permis d’en conclure qu’il avoit renoncé à sa seigneurie? Le sens commun réprouve une pareille conséquence. Quand le comte de Poix vouloit que ses sujets missent leurs priviléges sous la protection et l’avocatie du roi, prétendoit-il perdre sa seigneurie? Les rois, en prenant sous leur protection les traités que quelques seigneurs passèrent avec leurs sujets, ne furent que de simples garans; et il seroit ridicule de penser que cette garantie leur donnât quelque nouveau droit de seigneurie ou de souveraineté sur les contractans. En partant des principes du gouvernement féodal, la garantie du roi de France ne lui donnoit pas plus de droit sur les terres des seigneurs, qu’elle en donne aujourd’hui à un prince, sur deux puissances indépendantes dont il garantit les engagemens.

Les autorités que rapporte Ducange, ne prouvent pas le droit, mais seulement les prétentions des rois de France et des communes. Les uns vouloient abuser de leur garantie, pour se mêler du gouvernement des seigneurs dans leurs terres, et les autres du pouvoir qui leur avoit été accordé, et vouloient encore l’augmenter, en feignant seulement de prendre des précautions pour l’affermir.

Comment la prétention de Louis VIII peut-elle être légitime, si ce n’est que par une conjuration et une révolte que la commune de Vezelay veut se soustraire à l’autorité de son abbé? Pourquoi Guibert traite-t-il d’exécrables les communes qui refusent de reconnoître leur seigneur, si on croyoit dans ce temps-là que le droit de bourgeoisie eût détruit tous les droits seigneuriaux? Il ne faut que jeter les yeux sur quelques chartes de communes, pour voir que les seigneurs en les donnant, ne crurent jamais avoir perdu leurs droits de seigneurie ou de souveraineté sur leurs bourgeois. Ils croyoient avoir établi une règle fixe, et n’être plus les maîtres de gouverner arbitrairement.

[129] «Se ainssint éstoit que uns hom eust guerre à un autre, et il venist à la justice pour li fere asseurer, puisque il le requiert, il doit fere jurer à celui del qui il se plaint, ou fiancer que il ne li fera domage ne il ne li sien, et se il dedans ce li fet domage; et il puet estre prouvé, il en sera pendus: car ce est appelé trive enfrainte qui est une des grans traisons qui soit.... se ainssint estoit que il ne volist asseurer, et la justice li deffendist et deist: je vous deffens que vous ne vous alliés par devant ce que vous aurés asseuré, et se il s’en alloit sur ce que la justice li auroit deffendu, et l’en ardist à celui sa maison, ou l’en li estrepast ses vignes, ou l’en li tuast, il en seroit aussi bien coupable, comme s’il l’eust fait.» (Etabl. de S. Louis, L. 1, C. 28.) Quand un différend étoit porté à une cour de justice, si une des parties promettoit de ne commettre aucune hostilité contre son adversaire, celui-ci étoit obligé de prendre le même engagement. Nous en avons la preuve dans une lettre de Philippe-Auguste à Blanche, comtesse de Champagne. Mittimus ad vos dilectos et fideles nostros, Guil. de Barris, et Mathe de Montemorenciaci, ut in manu eorum detis rectas Treugas Erardo de Brena et suis de vobis et vestris. Scientes pro certo, quod ipse Erardus coram nobis rectas dedit et fiduciavit Treugas nobis et nostris de se et suis. Sciatis quod Treugæ istæ durare debent quamdiù placitum durabit coràm nobis inter vos, &c.

[130] «Nous comandons que se aucun vuelt appeler aucun de multre, que il soit ois; et quant il voldra fere sa clameur, que l’en li die: se tu vuels de multre, tu sera ois, mais il convient que tu te lies à tele peine sofrir come ton adversaire sofreroit se il estoit ataint: et sois certain que tu n’auras point de bataille, ains te conviendra pruever par tesmoins, comme il te plest à pruever; tant quand que tu congnoitrois que aidier te doie; et se vaille un qui te doict valoir, quar nos l’ostons nule prueve qui aist es, é rechuë en cort laie siques à ore, fors la bataille; et sache bien que ton adversaire porra dire contre tes tesmoins.... et quand il vendra au poinct dont la bataille soloit venir, cil qui prueva par la bataille, se bataille fust, pruevera par tesmoins, et la justice fera venir les tesmoins ascousts de celi que les requiert, se il sont dessoubs son povoir.... en tele manière ira l’en avant es quereles de traïson, de rapine, de arson, de larrecin, et de tous crimes où aura peril de perdre ou vie ou membre. En querele de terrage, chil qui demandera hom com son serf, il fera sa demande et porsievra sa querele jusques au poinct de la bataille, cil qui proveroit par bataille, provera par tesmoins, ou par chartes; ou par autres prueves bons et loyaulx qui ont esté accoutumé en cort laie jusques à ore, et ce que il provast par bataille, il provera par tesmoins: et se il faut à ses prueve il demorra à la volonté au seigneur por l’amende.» Cette ordonnance de S. Louis est sans date; quelques savans croient qu’elle est de l’an 1260.

«Se aucun veult fausser jugement au pays où il apartient que jugement soit faussé, il n’i aura point de bataille, mes les clains et les repons et les autres destrains du plet seront aportés en nostre cort, et selonc les erremens du plet, l’en sera depecier le jugement ou tenir, et chil qui sera trouvé en son tort l’amendera selonc la coustume de la terre.» (Ibid.)

Quand les Français eurent adopté la jurisprudence de duel judiciaire, on se battit également pour les questions de droit comme pour celles de fait. Dans l’anarchie générale où le royaume étoit tombé, de nouvelles lois ne prirent point la place des anciennes qu’on avoit oubliées, ainsi on n’avoit, par exemple, aucune raison pour décider si la représentation devoit avoir lieu ou non, et si le partage d’une succession devoit se faire d’une manière plutôt que d’une autre. Dans l’incertitude où l’on se trouvoit, on laissa au sort, c’est-à-dire, au combat judiciaire, à décider ces questions. Chaque opinion fut défendue par des champions, et lorsque, avec le secours du temps et du duel, les coutumes furent constatées dans une seigneurie, et qu’on eut quelque règle fixe sur les questions de droit, les juges n’ordonnèrent plus de duel que dans les procès dont le jugement dépendoit de faits obscurs et incertains.

«Sont deux manières de fausser jugement, desquelles si un des apiaux se doit demener par gages, si est quand l’en ajouste avec l’apel vilain cas, l’autre se doit demener par erremens seur quoi li jugemens fu fés..... vous avés sait jugement faus et mauvais comme mauvés que vous estes, ou par louier, ou par promesse, ou par autre mauvaise cause, laquel il met avant, li apiaux se demene par gages. (Beaum. C. 67.) Il convient apeler de degré en degré, chest à dire selonc cheque li hommage descendent dou plus bas au plus prochain seigneur après... li appel doivent estre fet en montant de degré en degré sans nul seigneur trespasser.» (Ibid. C. 61.)

[131] Depuis Hugues-Capet jusqu’à Philippe-Auguste, les prévôts rendirent compte de leur administration au sénéchal de la cour, dont l’office, conféré en fief, donnoit à celui qui en étoit pourvu, l’autorité la plus étendue sur tous les domaines du roi. Le sénéchal étoit une espèce de maire du palais; il s’étoit rendu suspect au prince, et Philippe-Auguste en supprima l’office en 1191, ou, pour parler l’ancien langage, ne conféra plus ce fief. Je n’ai point parlé dans le corps de mon ouvrage de ce changement, parce que c’étoit une affaire purement domestique, qui n’intéressoit en rien le gouvernement général, qui est le seul objet que je me propose. Philippe-Auguste partagea ses domaines en différens districts, dont chacun comprenoit plusieurs prévôtés; et à la tête de chaque district, qu’on nomma bailliage, il plaça un premier magistrat nommé bailli, qui eut sur les prévôts de son ressort la même autorité de surveillance que le sénéchal de la cour avoit eue auparavant sur tous. Dans le livre suivant, il sera beaucoup parlé de ces baillis qui furent un des principaux instrumens de la ruine des fiefs.

[132] Les prédécesseurs de S. Louis avoient un conseil pour l’administration de leurs affaires particulières et de leurs domaines. Ce conseil embrassoit toutes les parties du gouvernement. Il avoit soin des finances du prince, régloit la guerre, la paix, et expédioit en conséquence les ordres nécessaires, &c. Mais je crois que ce n’est que sous le règne de Saint-Louis, que ce conseil prit connoissance des procès, et devint une cour de judicature qui donna naissance, ainsi qu’on le verra dans la suite, au conseil des parties, à la chambre des comptes, et au tribunal que nous appelons le grand conseil.

Pourquoi le conseil du prince auroit-il eu la prérogative de juger avant le règne de S. Louis, puisqu’on ne voit point quelles sortes de personnes ou d’affaires auroient été soumises à sa juridiction? Les seigneurs qui relevoient du roi avoient sa cour féodale ou le parlement pour juge: ses sujets, soit gentilshommes, qui possédoient des terres en roture, soit bourgeois ou vilains, étoient jugés par les prévôts, les baillis et les officiers municipaux dont les justices étoient souveraines, ou jugeoient en dernier ressort, puisque tout s’y décidoit par le duel judiciaire, de même que dans le reste du royaume. A l’égard des officiers subalternes de sa cour et de ses domestiques, ils étoient soumis à la juridiction de quelque grand officier, comme le chancelier, le connétable, le boutillier ou le chambellan.

Après que S. Louis eut établi dans ses terres l’appel dont j’ai parlé, il fallut nécessairement qu’il formât auprès de lui un tribunal, pour connoître des jugemens des baillis dont on appelleroit à sa personne. Il n’est pas vraisemblable qu’à la naissance de cette nouvelle jurisprudence, les appels interjetés des sentences rendues par les baillis fussent portés au parlement. Cette cour féodale, dont tous les juges étoient alors de grands seigneurs, auroit cru se dégrader en jugeant des affaires peu importantes, ou des affaires qui ne regardoient que des gens peu importans. Si le parlement avoit d’abord connu de ces appels, pourquoi le conseil du roi auroit-il commencé à devenir une cour de judicature? Le parlement ne dut prendre connoissance des appels que quand cette nouvelle jurisprudence fut devenue générale, et qu’il fut question de réformer les jugemens rendus dans les justices des grands vassaux.

«Maintefois ay veu, dit Joinville, que le bon Saint (S. Louis) après qu’il avoit ouy la messe en esté, il se alloit esbattre au bois de Vicennes, et se seoit au pié d’un chesne, et nous faisoit seoier tous emprès lui; et tous ceuls qui avoient affaire à lui, venoient à lui parler sans ce que aucun huissir ne autre leur donnast empeschement, et demandoit hautement de sa bouche s’il y avoit nul qui eust partie.» Voilà l’origine de ce tribunal domestique dont je parle.

Trente-six ans après la mort de S. Louis, le parlement avoit, en quelque sorte, changé de nature par le changement qui s’étoit fait dans ses magistrats, et le conseil avoit déjà tellement pris la forme d’une cour de justice, qu’il partageoit, concurremment avec le parlement, la connoissance des appels interjetés des juridictions subalternes. J’en tire la preuve du traité que Philippe-le-Bel passa avec l’archevêque de Lyon, dans le mois de janvier 1306; il y est dit qu’on pourra appeler au parlement ou au conseil du roi, des sentences du juge séculier de Lyon; et on ajoute: Discutietur cognitio istius ressorti seu appellationum in parlamento Parisiensi, vel coràm duobus vel tribus viris probis de concilio regis non suspectis per dominum regem deputatis.

La nouvelle jurisprudence de S. Louis causa un changement prodigieux dans toutes les parties du gouvernement: j’en parlerai dans le livre suivant.

[133] «Nous faisons savoir que nous, à nostre chier cousin et féal Edouard..... octroïons que s’il advient qu’on appelle de lui, ou de ses seneschauls ou de leurs lieutenans qui ore sont ou après seront en toutes les terres que il a ou aura en Gascogne, Agenois, Caorsin, Pierregort, Lemousin et en Xantonge, à nous ou à nostre court par quele achoison que ce soit de mauvés et de fauls jugement, ou de défaute de droit ou en quele autre maniere faite ou à faire...... octroïons nous à notre chier cousin, que de apiauls que vendront en notre court, de lui, ou de ses seneschauls, ou de leurs lieutenans, en quelque cas que ce soit, que nous les appellans revoirons et leur donrons espace de trois mois des le hore que il seroit requis de celi qui aura appellé, de leur jugement amender, et de faire droit se défaut i est; et si ne le font dedans le temps devant dit, si puissent les appellans adoncques retourner en nostre court, et retenir droit en nostre court.» (Lett. Pat. de 1283.)

[134] «Li quens n’est pas tenus à prester ses hommes pour aler juger en la court de ses sougez se il ne li plest, si comme sont li autre seigneur dessous li à leur hommes. Et tuit chil qui ont défaute d’hommes par quoi il ne pueent jugement fere en leur court, pueent mettre le plet en la court du conte, et la li doivent li homme et li conte jugier. (Beaum. C. 67.) Sire je di que ches jugement qui est prononciés contre moi, et auquel P.......... s’est accordé, est faux et mauvés et deloïaux, et tel le ferai contre le dis P.......... qui s’est accordés, par moi ou par mon homme qui fere le puet et doit pour moi, comme chil qui a essoine, et laquelle je monterrai bien en lieu convenable, en la court des cheens ou en autre la ou droit me menra par reson de cet appel.» (Ibid. C. 61.) Il y avoit donc des cours qui, pouvant ordonner le duel judiciaire, n’avoient pas le droit de le tenir chez elles, et renvoyoient le combat à la cour du suzerain. Il est très-vraisemblable que ce droit dont parle Beaumanoir, étoit une usurpation récente des barons.

«Le coustume de Biauveisis est tels que li seigneurs ne jugent pas en leurs cours.» (Beaum. Capit. 67.)

(Voyez les conseils de Pierre de Fontaine, C. 22, §. 14.) «Li rois Felippe (c’est Philippe-Auguste) envoia jadis tout son conseil en la court l’abbé de Corbie, pour un jugement ki i estoit faussés.»

Brussel, dans ses additions au traité de l’usage des fiefs, rapporte un arrêt rendu en 1211, par l’échiquier de Normandie, qui prouve ce que je dis ici au sujet des appels. Robertus Brunet, et alii in assisia judicaverunt, quod Erembeure haberet saisinam; in Scacario judicatum fuit, quod illud judicium erat falsum, et habuit Aalesia saisinam suam.

[135] «Nus gentishom ne puet demander amandement de jugement que l’en li face, ains convient que l’en le fausse tout oultre, ou que il le tienne pour bon, se ce n’est en la cort le roy; car illuec puent toute gent demander amandement de jugement. (Estab. de S. Louis, Liv. 1, C. 76.) Nus hom coustumier ne puet jugement fere froissier ne contredire, et se ses sires li avoit fet bon jugement et loïal, et demandats amandement de jugement, il feroit au seigneur amende de sa loi 5 souls, ou 5 sols et demi, selon la coustume de la chastelerie, et se il avoit dit à son seigneur, vous m’avés fet faux jugement, et le jugement fust bon et loïaux, il feroit au seigneur six sols d’amende.» (Ibid. L. 1. C. 136.)

[136] «Quand la partie demande qui ensient de tel jugement, et tuit li home se taisent, fors que doi, ki disent qu’il ensievent, se on en fait amende, pour coi seroit elle fait fors à ciaus qui si asentirent apertement, fors k’es cas qui devant sunt dit. Mais ka la partie demande ki ensient cest jugement, se tout li homs disoient ensemble, nous l’ensievons; et puis deist la partie, sire, faites parler vos homes li uns après l’autre enssi comme je leur demanderai, en cest cas s’il en faisoit amende, l’amenderoit il à tous.» (P. de Fontaine, C. 22. §. 9. Voyez Beaum. C. 61.)

[137] «Je te di qui de la cort le comte de Pontyu, la où li home avoient fait un jugement, fist cil ajourner les homes le comte en la cort le roi, ne s’en peuvent passer pour riens qui deissent, ne que li Queens deist, que il ne recordassent le jugement k’il i avoient fait en la cort le comte, et illuec en faussa l’en deux des homes le comte; mais il s’en délivra par droit disant, pource ke li jugemens n’avoit pas esté fait contre celui qui le faussoit, et l’amenderent li home au roi et à chelui ki le faussa.» (P. de Fontaine, C. 22, §. 17.)

Fin des remarques du livre troisième.

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