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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 2 (of 15)

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CHAPITRE IV.

Règnes des trois fils de Philippe-le-Bel.—Ruine du gouvernement féodal.—Union des grands fiefs à la couronne.

La plupart des historiens ont cru que Philippe-le-Bel mourut à propos pour sa gloire. Tout le royaume, disoient-ils, étoit plein de mécontens, et tous les différens ordres de l’état, accablés sous un pouvoir dont ils n’avoient su ni prévenir les progrès ni craindre les abus, étoient prêts à faire un dernier effort pour recouvrer les priviléges qu’ils avoient perdus. Il est vrai que tous les ordres de l’état et toutes les provinces avoient eu occasion de se plaindre; mais ç’avoit été successivement et par différens motifs: de là aucun accord entre les mécontens. N’a-t-on pas vu d’ailleurs dans tout le cours de notre histoire, que les Français altérant, changeant, dénaturant sans cesse les coutumes auxquelles ils croyoient obéir, avoient contracté l’habitude de n’avoir aucune tenue dans le caractère, et ne connoissoient d’autre droit public que les exemples opposés des caprices et des passions de leurs pères? Le clergé, les seigneurs et le peuple, je l’ai déjà dit, avoient des intérêts opposés; comment se seroit donc formée entre eux cette confiance réciproque qui doit être l’ame d’une grande conjuration? La mort de Philippe-le-Bel et le supplice d’Enguerrand de Marigny, son ministre, sacrifié à la haine publique, devoient calmer les esprits, et les calmèrent en effet.

Les seigneurs de quelques provinces firent des associations; mais au lieu de former des projets qui annonçassent une révolte, ils se contentèrent de présenter des requêtes. Leurs demandes[167] et les réponses dont ils se satisfirent, prouvent également que les mœurs avoient perdu leur ancienne âpreté, et que les fiefs alloient perdre le reste de ces droits barbares dont ils jouissoient encore et qui ne pouvoient plus s’allier avec les principes de la monarchie naissante. Ils ne s’attachent qu’à de petits objets, et la manière encore plus petite dont ils envisagent leurs intérêts, est une preuve qu’ils ne sont plus à craindre et qu’ils ne sentent que leur foiblesse. Tantôt Louis X ne leur donne que des réponses obscures et équivoques, tantôt il leur dit vaguement qu’il veut se conformer aux coutumes et qu’il fera examiner comment on se comportoit du temps de S. Louis, dont la réputation de sainteté faisoit regarder le règne comme le modèle du plus sage gouvernement.

Si les seigneurs, lassés des entreprises continuelles des baillis, veulent conserver leurs priviléges, ils s’imaginent avoir pris les précautions les plus sûres, en exigeant que ces officiers s’engagent par serment à respecter les coutumes établies dans les bailliages qu’on leur donnera. On désigne avec soin, les cas pour lesquels un bailli sera destitué, mais on laisse insérer dans cette convention deux clauses qui la rendent inutile; le coupable ne perdra point son emploi, s’il a agi de bonne foi, ou si le roi, par une faveur spéciale, veut lui faire grâce. Enfin, les seigneurs obtiennent, par leurs prières, que le roi enverra de trois en trois ans, des commissaires dans les provinces, pour y réformer les abus commis par les officiers ordinaires, et ils ne se doutent pas que ces réformateurs, soit qu’ils soient vendus à la cour, ou attachés aux règles les plus étroites du bien public, accréditeront toutes les nouveautés, pour ne pas donner des entraves à la puissance législative dont le roi étoit revêtu, et dont la nation avoit un si grand besoin.

De pareils conjurés, si on peut leur donner ce nom, n’étoient guères capables d’inquiéter Philippe-le-Bel. Louis X n’avoit aucun des talens de son père, et quoique la guerre qu’il faisoit au comte de Flandre dût le porter à ménager les seigneurs et les communes, il les retint sans peine, dans la soumission, non pas en resserrant son autorité dans des bornes plus étroites, mais en promettant seulement de ne pas l’étendre. Il promit de laisser subsister les monnoies sur le même pied où il les avoit trouvées, de faire acquitter le service des fiefs qu’ils possédoit dans les terres des barons, et de ne point exercer une autorité immédiate sur les arrière-vassaux. En feignant de ne rien refuser, il promit tout pour ne rien accorder.

Philippe-le-Long, son frère et son successeur, altéra les monnoies, augmenta le prix de l’argent, remplit le royaume de ses sauvegardes, et, après avoir vu que son père avoit érigé en pairies la Bretagne, l’Artois et l’Anjou, il ne craignit point, à l’exemple de son aïeul, d’anoblir des familles roturières par de simples lettres; il exigea par-tout les droits d’amortissement[168] et de franc-fief, que les ecclésiastiques et les bourgeois ne payoient auparavant qu’au seigneur immédiat des possessions qu’ils acquéroient, et au baron dont ce seigneur relevoit. Philippe fit un commerce de la liberté, qu’il vendit aux[169] serfs de ses domaines, et en donna l’exemple aux seigneurs. Ce n’est pas ici le lieu d examiner ce qu’il faut penser de la dignité des hommes, ni de rechercher dans quelles circonstances l’esclavage peut être utile ou nuisible à la société; j’abandonne ces grandes questions; mais je ne puis m’empêcher d’observer que les seigneurs, en vendant la liberté aux serfs de leurs terres, diminuèrent leur considération, leur pouvoir et leur fortune. Cette nouveauté dut occasionner dans les campagnes une révolution à peu-près pareille à celle que l’établissement des communes avoit produite dans les villes. Des cultivateurs attachés à la glèbe devinrent ennemis de leurs seigneurs, en croyant être libres; et cependant, le tiers-état n’acquit aucun nouveau crédit, en voyant passer dans la classe des citoyens des hommes plongés dans une trop grande misère, pour jouir en effet de la liberté qu’on leur avoit vendue.

Philippe établit dans les principales villes un capitaine[170] pour y commander la bourgeoisie. Il la désarma, sous prétexte que les bourgeois, pressés par la misère, vendoient souvent jusqu’à leurs armes, et ordonna que chacun les déposât dans un arsenal public, et qu’on ne les rendroit aux bourgeois que quand ils seroient commandés pour la guerre. Soit que les baillis fussent déjà devenus suspects au prince, pour les services trop importans qu’ils lui avoient rendus, et par l’étendue de leurs fonctions, qui embrassoient, comme celles des comtes sous les deux premières races, la justice, les finances et la guerre, soit que Philippe ne voulût que multiplier les instrumens de son autorité, il plaça dans chaque baillage un capitaine général, pour imposer aux seigneurs et commander les milices. Ainsi, les forces qu’il redoutoit dans les mains d’une noblesse encore indocile et remuante, devinrent ses propres forces. Les seigneurs, déjà accoutumés à vivre en paix entre eux, quand le roi avoit des armées en campagne, regardèrent enfin comme un fléau ce droit de guerre dont leurs pères avoient été si jaloux, et peu d’années après demandèrent eux-mêmes à en être[171] débarrassés.

La plupart de ceux qui avoient leur monnoie, jugeant par la manière dont on les gênoit dans l’exercice anéanti, se hâtèrent d’en traiter avec Charles IV. Quoique ce prince et ses deux prédécesseurs n’eussent fait en quelque sorte que paroître sur le trône, les coutumes connues sous Philippe-le-Bel étoient déjà si ignorées, et les progrès de l’autorité royale si bien affermis, que Philippe-de-Valois ne pouvoit point se persuader qu’il y eût des personnes assez peu instruites, pour mettre en doute que tout ce qui concerne la fabrication des espèces dans le royaume, ne lui appartînt[172], et qu’il ne fût le maître de les changer, et d’en augmenter ou diminuer la valeur à son gré.

La France, sous le règne de Charles IV, présente un spectacle bien bizarre pour des yeux politiques, mais bien digne cependant de la manière dont le gouvernement s’y étoit formé au gré des événemens et des passions. Quoiqu’une véritable monarchie eût succédé à la police barbare et anarchique des fiefs, dans la plupart des provinces que comprenoit le royaume, le gouvernement féodal subsistoit encore tout entier dans quelques autres. Le roi, monarque dans presque toute la France, n’étoit encore que le suzerain des ducs de Bourgogne, d’Aquitaine, de Bretagne et du comte de Flandre. Ces quatre seigneurs avoient été assez puissans et assez heureux pour ne se point laisser accabler; et s’ils avoient perdu, ainsi que je l’ai fait remarquer, plusieurs de leurs anciens droits, ils conservoient cependant des forces assez considérables pour défendre avec succès les restes de leurs prérogatives, et même, à la faveur d’une guerre heureuse, pour recouvrer toute leur souveraineté.

Quoiqu’ils reconnussent la suzeraineté du roi, et que par les lois et les devoirs multipliés du vasselage, ils ne formassent qu’un corps avec les autres provinces de la France, il faut plutôt les regarder comme des ennemis que comme des membres de l’état. On doit le remarquer avec soin, la politique de Philippe-le-Bel, en assemblant des états-généraux, avoit en effet partagé le royaume en deux parties, dont les intérêts étoient opposés, et entre lesquelles il ne pouvoit plus y avoir aucune liaison; il étoit impossible que les successeurs de Charles IV s’accoutumassent à être rois dans une partie de la France, et simples suzerains dans l’autre.

Les pairs avoient nui autrefois à leurs intérêts, en négligeant de se rendre à la cour du roi; ce fut la cause de leurs premières disgraces, et les ducs de Bourgogne, d’Aquitaine, de Bretagne, et le comte de Flandre, en ne paroissant point dans des assemblées où il n’étoit jamais question que de contribuer aux besoins du roi, firent une faute encore plus considérable. S’ils conservèrent par cette conduite la franchise de leurs provinces, qui ne furent pas soumises aux contributions que le reste de la France payoit, ils laissèrent détruire les principes du gouvernement féodal, auxquels ils devoient, au contraire, tenter de rendre une nouvelle activité. La nation oublia des princes qu’elle ne connoissoit point, et les regarda comme des étrangers. On crut bientôt que, refusant de contribuer aux charges de l’état, ils s’en étoient séparés. Les barons ne leur pardonnèrent pas de les abandonner à l’avidité du prince. Chacun pensa qu’il payeroit des contributions plus légères, si les grands vassaux n’avoient pas eu l’art de se faire une exemption qui devenoit onéreuse pour les contribuables. On leur sut mauvais gré de l’inquiétude que leur donnoit l’ambition du roi. On s’accoutuma enfin à ne les plus voir que comme des ennemis, parce qu’en défendant leur souveraineté, ils obligeoient le roi à faire des dépenses extraordinaires, et à demander souvent de nouveaux secours.

La suzeraineté et le vasselage ne servant qu’à multiplier les sujets de querelle entre des princes à qui le voisinage de leurs terres n’en fournissoit déjà que trop, le roi devoit être continuellement en guerre contre ses vassaux. Peut-être qu’ils auroient recouvré leur ancienne indépendance, et rétabli dans tout le royaume les coutumes féodales dont l’orgueil de la haute noblesse avoit de la peine à perdre le souvenir, s’ils s’étoient conduits avec plus de prudence dans les guerres qu’ils firent à des rois, qui ne savoient pas profiter de leur pouvoir pour l’affermir par des lois sages, et qui, ne se proposant dans leur politique aucun objet fixe, travailloient sans cesse à détruire leurs vassaux, et s’en faisoient sans cesse de nouveaux.

En effet, les princes, occupés du soin de réunir en eux seuls l’autorité, tentoient tout pour s’emparer des fiefs qu’ils ne possédoient pas, et donnoient cependant à leurs enfans de grands apanages, dans lesquels ils jouissoient de tous les droits des grands vassaux. Le roi Jean, qui se saisit du duché de Bourgogne à la mort du duc Philippe I, eut l’imprudence d’en donner l’investiture à son quatrième fils. On n’étoit pas loin cependant du temps où ces grandes principautés devoient devenir le patrimoine de la couronne. C’est dans le quinzième siècle que la Bourgogne, l’Aquitaine et la Bretagne y furent pour toujours réunies. La Flandre, en passant dans la maison d’Autriche, fut dès-lors regardée comme une puissance absolument étrangère. Le frère de Louis XV fut le dernier prince qui exerça dans ses apanages les droits de la souveraineté, et le germe du gouvernement féodal fut étouffé.


CHAPITRE V.

Décadence de l’autorité que le pape et les évêques avoient acquise sous les derniers Carlovingiens et les premiers rois de la troisième race.

Si la cour de Rome avoit usé avec modération du crédit qu’elle avoit acquis en France, il est vraisemblable qu’elle l’auroit conservé; mais toujours occupée de projets plus grands que ses forces, elle divisa par politique la chrétienté que la religion lui ordonnoit de tenir unie, et finit toujours par manquer de moyens pour consommer ses entreprises ébauchées. Elle enlevoit, donnoit et rendoit à son gré des couronnes, et ce fut cette puissance audacieuse, dont les papes étonnoient les empereurs et les rois, qui porta elle-même la première atteinte à la fortune du clergé. Des princes proscrits par des bulles n’étoient pas vaincus. Il leur restoit des ressources; la guerre devoit décider de leur sort, et les armes spirituelles de l’église, se trouvant quelquefois exposées à céder à l’épée de ses ennemis, les papes furent obligés d’acheter à prix d’argent des secours que la superstition impuissante n’auroit pu leur accorder. Ils sentirent la nécessité d’augmenter leurs richesses, et s’appliquant ce que l’écriture dit du souverain pontife des Juifs, à qui les lévites étoient obligés de donner la dîme de leurs biens, ils établirent une taxe sur le clergé de toutes les églises.

Il est fâcheux de le dire, et on ne le diroit qu’en tremblant, si le clergé de notre siècle avoit encore la même ignorance et les mêmes mœurs: l’avarice des évêques de France fut moins patiente que leur orgueil ou leur religion. Ils avoient souffert, sans se plaindre, que l’épiscopat fût dégradé dans ses fonctions les plus importantes et les plus relevées, et ils éclatèrent en murmures quand on attaqua leur fortune temporelle. Ces plaintes, il faut l’avouer, étoient légitimes; car rien n’égale les excès auxquels se porta l’avidité insatiable de la cour de Rome, et sur-tout ses officiers qu’elle chargeoit de lever ses droits. Les évêques opprimés eurent enfin recours à la protection de S. Louis, qui avoit la garde de leurs églises. Ce prince rendit en leur faveur l’ordonnance que nos jurisconsultes appellent communément la pragmatique-sanction de S. Louis, et par laquelle il[173] interdisoit dans son royaume la levée des décimes que le pape y faisoit, à moins que le clergé n’y consentît, et que la cour de Rome n’eût de justes et pressantes nécessités de faire des demandes d’argent.

Les papes, qui jusques-là s’étoient servis de l’espèce de servitude où ils avoient réduit l’épiscopat, pour se faire craindre des princes, et de la terreur qu’ils inspiroient aux princes pour affermir leur despotisme sur le clergé, virent avec indignation que le roi de France et les ecclésiastiques de son royaume étoient unis d’intérêt. Dans la crainte de rendre encore plus étroite cette union déjà si funeste au souverain pontificat, la cour de Rome n’osa agir avec sa hauteur ordinaire. Il n’étoit pas temps pour elle de se faire de nouveaux ennemis, avant que d’avoir triomphé des empereurs dont les querelles troubloient l’Allemagne, l’Italie et la ville de Rome même. D’ailleurs, c’eût été ébranler son empire que de punir les évêques de France, sans être sûr de les soumettre, et décrier ses excommunications, que d’en faire usage contre un prince aussi religieux et aussi puissant que S. Louis.

Telle étoit la situation heureuse du clergé de France; l’insatiable Philippe-le-Bel la troubla. Il voulut que les évêques le payassent de la protection qu’il leur accordoit contre la cour de Rome. Il leur représenta en effet ses[174] besoins, et ne cessant point, sous différens prétextes, de leur demander de nouveaux secours, Boniface VIII, homme adroit, intrépide et ambitieux, saisit cette occasion de se réconcilier avec eux, et devint à son tour leur protecteur. Il défendit à tous les ecclésiastiques de fournir de l’argent à aucun prince, par manière de prêt, de don, de subside, ou sous quelque autre nom que ce fût, sans le consentement du saint-siége. Il déclara que tous ceux qui donneroient ou recevroient de l’argent, ces derniers fussent-ils revêtus de la dignité royale, encourroient l’excommunication par le fait seul.

Philippe appela de cette bulle au futur concile, et par-là entretint la division entre le pape, qui, plein d’idées de la monarchie universelle, refusoit de reconnoître un supérieur; et les évêques, lassés de n’avoir qu’une juridiction inutile, et à qui on ouvroit une voie de recouvrer leur dignité. Pendant tout le cours de ce démêlé scandaleux, dont je ne rapporte pas les détails, personne ne les ignore, le clergé de France ne savoit quel parti prendre entre deux puissances qui se disputoient ses dépouilles, en feignant de défendre ses intérêts. On diroit que les évêques cherchoient à se faire un protecteur du roi contre l’ambition de la cour de Rome, et un appui du pape contre les entreprises du prince. Ils furent punis de cette misérable politique qui, en n’obligeant personne, n’est propre qu’à faire des ennemis. Les successeurs de Boniface, obligés de rechercher la paix, n’imaginèrent rien de plus sage pour concilier leurs intérêts avec ceux d’un roi qu’il étoit dangereux d’irriter, que de l’associer à leurs exactions. Ils lui accordèrent le privilége de lever des décimes[175], ou partagèrent avec lui celles qu’il leur permettoit d’exiger, et les évêques, au lieu d’un maître, en eurent deux.

Les vues d’intérêt qui avoient divisé le clergé furent la principale cause du triomphe de Philippe-le-Bel sur la cour de Rome; l’avantage qu’il remporta produisit une révolution dans tous les esprits. Les évêques, accoutumés à dominer pour le respect dû à leur caractère, sentirent le contre-coup de l’humiliation que le pape avoit éprouvée, et tandis qu’ils commençoient à faire plus de cas de la protection du roi que de celle de la cour de Rome, Clément V eut la foiblesse de se joindre lui-même aux ennemis de son prédécesseur. A ne consulter que les règles de la prudence humaine, il auroit dû accorder à la mémoire de Boniface VIII les honneurs décernés à Grégoire VII; il permit, au contraire, qu’on la flétrît par un procès, et qu’on rendît publiques les dépositions dans lesquelles on accusoit ce pontife d’être le plus scélérat des hommes.

L’autorité de la cour de Rome fut avilie, pendant que l’autorité royale faisoit ses plus grands progrès, et que les gens de robe, aussi entreprenans, mais plus méthodiques dans leur marche que ne l’avoient été autrefois les seigneurs, voyoient avec jalousie l’étendue de la juridiction que les évêques s’étoient attribuée. En effet, les nouveaux magistrats du parlement ne travailloient pas à élever la puissance du roi sur les ruines de la souveraineté des fiefs, pour souffrir que le clergé, continuant à jouir dans ses tribunaux des droits qu’il avoit acquis pendant l’anarchie, pût la perpétuer, ou du moins partager le royaume entre deux puissances indépendantes l’une de l’autre. Leur zèle devoit en quelque sorte s’accroître, lorsqu’il s’agiroit d’attaquer la juridiction ecclésiastique, et d’étendre celle des justices royales dont ils manioient l’autorité. Si les seigneurs avoient autrefois osé faire des efforts pour renfermer dans des limites étroites la compétence des juges ecclésiastiques, il étoit naturel que les magistrats, bornés aux seules fonctions de rendre la justice, dûssent attaquer le clergé avec le même courage, revendiquer la juridiction qu’il avoit usurpée, et que, pour s’enrichir de ses dépouilles, ils détruisissent ce prétendu droit divin, dont les évêques s’armoient en toute occasion, et étonnoient les consciences trop timorées.

Après avoir porté un œil téméraire sur la conduite du pape, on examina sans scrupule celle des simples pasteurs. On vit une foule d’abus et de vices dans l’administration de leurs tribunaux. Les nouveaux magistrats vouloient remédier à tout sans ménagement, parce qu’ils étoient ambitieux; et les évêques, criant à l’impiété et à la tyrannie, aimoient leurs désordres, parce qu’ils étoient le principe et le fruit de leurs richesses et de leur puissance.

Leurs contestations, de jour en jour plus vives, donnèrent lieu à une conférence qui se tint en présence de Philippe-de-Valois. Pierre de Cugnières, avocat du roi au parlement, s’éleva avec force contre les abus crians qui se commettoient dans les justices ecclésiastiques. Quoiqu’elles dussent être d’autant plus sévères, que les citoyens étoient sans mœurs et le gouvernement sans consistance, par je ne sais quel esprit de charité mal entendue, on n’y punissoit les plus grands délits que par des aumônes, des jeûnes ou quelqu’autre pénitence monacale. Cugnières débita tous les lieux communs de ce temps-là contre la puissance dont les successeurs des apôtres s’étoient injustement emparés. Pierre Roger, élu archevêque de Sens, et Pierre Bertrandi, évêque d’Autun, défendirent les intérêts du clergé. «Mais la cause de l’église, dit un des écrivains les plus respectables qu’ait produit notre nation, fut aussi mal défendue qu’elle avoit été mal attaquée; parce que, de part et d’autre, on n’en savoit pas assez. On raisonnoit sur de faux principes, faute de connoître les véritables. Pour traiter solidement ces questions, ajoute l’abbé Fleury, il eût fallu remonter plus haut que le décret de Gratien, et revenir à la pureté des anciens canons et à la discipline des cinq ou six premiers siècles de l’église. Mais elle étoit tellement inconnue alors, qu’on ne s’avisoit pas même de la chercher.» J’ajouterai que, pour terminer cette grande querelle, il eût fallu savoir qu’il y a un droit naturel, la base et la règle de tout autre droit, et auquel on doit éternellement obéir; il eût fallu ne pas ignorer que rien n’est plus contraire au bien de la société, que de voir des hommes y exercer une branche de l’autorité civile, en prétendant ne point la tenir de la société même; et cette vérité, qui devroit être triviale, étoit bien plus ignorée du siècle de Philippe-le-Valois, qu’elle ne l’est du nôtre. Il eût fallu connoître le danger qu’il y a d’accorder une puissance temporelle à des hommes qui parlent au nom de Dieu; infaillibles sur le dogme, ils peuvent se tromper sur le reste: ils prétendront peut-être de bonne foi n’agir que pour notre salut, en nous assujettissant à leur volonté.

Les raisonnemens de Pierre de Cugnières n’étoient pas dans le fond plus mauvais que ceux de Roger et de Bertrandi; mais le magistrat sembloit attaquer la religion, parce qu’il dévoiloit ses abus; et les évêques paroissoient en défendre la dignité, parce qu’ils faisoient respecter ses ministres. Philippe-de-Valois, encore moins instruit que ceux qui avoient parlé devant lui, fut effrayé, et quoiqu’en apparence le clergé sortit vainqueur de cette querelle, les fondemens de son pouvoir furent en effet ébranlés. C’étoit la première hostilité d’une guerre de rivalité; on pouvoit faire des trêves, et non pas une paix solide. J’anticipe sur les temps; mais qu’on me permette de parler ici de tout ce qui regarde la décadence de la juridiction et du pouvoir que les ecclésiastiques avoient acquis pendant l’anarchie des fiefs.

Le parlement acquéroit de jour en jour une nouvelle considération et un nouveau crédit. Cette compagnie qui, après avoir été rendue sédentaire à Paris par Philippe-le-Bel, étoit devenue[176] perpétuelle, présentoit elle-même au roi les magistrats qu’elle désiroit posséder, et ils étoient pourvus de leur office à vie. Formant un corps toujours subsistant, et ses intérêts devant être plus chers qu’autrefois à chacun de ses membres, le parlement mit un ordre plus régulier dans sa police, se fit quelques maximes, et fut en état de les suivre avec constance. Les évêques, qui n’avoient plus affaire à des seigneurs emportés, inconstans, inconsidérés et désunis, devoient voir tous les jours attaquer leurs priviléges par des magistrats qui, malgré leur ignorance, étoient cependant les hommes les plus éclairés du royaume, et qui emploiroient contre le clergé, le courage, l’ambition et la patience qui lui avoient soumis les seigneurs.

L’unique ressource qu’il restoit aux tribunaux ecclésiastiques, pour conserver leur juridiction, c’étoit l’ignorance extrême où tous les ordres de l’état étoient plongés. Mais un rayon de lumière perçoit le nuage: si on découvroit la supposition des fausses décrétales et du décret de Gratien; si on parvenoit à avoir quelque connoissance de la première discipline de l’église, à ne voir dans l’écriture que ce qu’elle renferme, et à ne lui faire dire que ce qu’elle dit en effet; si on parvenoit à se douter des principes d’une saine politique, et à mettre quelque méthode dans ses raisonnemens, toute la puissance temporelle du clergé devoit disparoître comme ces songes que le réveil dissipe. Quand on commença enfin à raisonner, les ecclésiastiques répétèrent par routine les raisonnemens qu’ils tenoient de leurs prédécesseurs. Ils pouvoient se défendre comme citoyens, et opposer avec succès la possession et les coutumes anciennes aux nouveautés que les gens de robe vouloient eux-mêmes introduire; et ils parlèrent encore comme ils avoient parlé dans le temps de la plus épaisse barbarie. On douta de ce droit divin, dont ils étayoient leurs usurpations, on les accusa d’ignorance ou de mauvaise foi, et on ne les crut plus.

«Nous confessons, devoient dire les évêques, que nos prédécesseurs se sont trompés quand ils ont cru qu’ils tenoient de Dieu les droits qu’ils ont acquis dans l’ordre politique, et dont nous jouissons. Faits pour gouverner les consciences, non pas au gré de la nôtre, mais en suivant les règles prescrites par l’église, nous devons nous-mêmes obéir à la loi politique du gouvernement où nous vivons. Notre règne n’est point de ce monde, mais nous sommes citoyens par le droit de notre naissance; et si Dieu ne nous a pas faits magistrats, il ne nous défend pas du moins de l’être. La compétence étendue de nos tribunaux, et les droits que vous nous contestez aujourd’hui, ne les avons-nous pas acquis de la même manière que l’ont été tous les autres droits autorisés par l’usage, et avoués par la nation? Vos pères, malheureuses victimes d’un préjugé barbare, s’égorgeoient pour se rendre justice; c’est pour épargner leur sang, c’est pour les éclairer, que nous les avons invités à se soumettre aux jugemens de nos paisibles tribunaux, dont le plus grand de nos rois a transporté les formalités dans les siens. Nous y consentons: croyez, si vous le jugez à propos, que notre intérêt seul nous y a conduits. Mais qui ne mérite pas parmi nous le même reproche? Répondez: quelqu’un possède-t-il dans le royaume une prérogative qui, dans sa naissance, n’ait pas été une injustice, ou dont il n’ait pas abusé pour l’augmenter? Vous-mêmes, ministres de la loi, et qui avez fermé le parlement aux seigneurs, êtes-vous prêts à leur rendre la place que vous occupez? Ne vous croyez-vous pas les juges légitimes de la noblesse?

Nous sommes en possession de juger nos concitoyens; et cette possession est et doit être dans toute nation et dans toute sorte de gouvernement, le titre le plus respectable aux yeux des hommes; ou, sous prétexte de réformer quelques abus, on ouvrira la porte à toutes les usurpations. L’origine de notre droit remonte au temps où la nation avoit des lois, et personne ne partage avec nous cet avantage. Si vous croyez être les maîtres de nous dépouiller aujourd’hui, pourquoi ne le sera-t-on pas de vous dépouiller demain? Craignez de donner un exemple dangereux pour vos propres intérêts. Examinez si c’est votre ambition, ou l’amour du bien public, qui échauffe votre zèle. Nous réclamons la prescription, cette loi tutélaire du repos des nations, mais d’autant plus sacrée pour la nôtre que, marchant depuis plusieurs siècles sans règles et sans principes, nous n’avons eu que des coutumes incertaines et pas une loi fixe. Nous défendrons avec courage nos droits, qui sont les droits des citoyens. S’il importe à la nation de confier à d’autres mains l’autorité temporelle dont nous jouissons et dont elle nous a tacitement revêtus, en la reconnoissant comme légitime par sa soumission, qu’elle s’explique dans les assemblées de nos états généraux, et nous sommes disposés à nous démettre de tout le pouvoir qu’elle voudra reprendre.

S’il s’est introduit des vices dans nos tribunaux, souvenez-vous que vous êtes hommes, et que la foiblesse de l’humanité doit nous servir d’excuse; mais nous sommes coupables et dignes de châtiment, si nous refusons de corriger les abus. Si c’est en qualité d’évêques que nous prétendons être magistrats, dépouillez-nous d’une dignité qui ne nous appartient pas, et qui pourroit devenir funeste à la société: si c’est en qualité de citoyens, respectez notre magistrature, pour faire respecter la vôtre. Une nation ne peut se passer de juges, mais il lui importe peu qu’ils soient pris dans tel ou tel ordre de citoyens, pourvu qu’ils soient les organes incorruptibles des lois nationales. Vous avez raison de craindre les appels de nos tribunaux à la cour de Rome: c’est placer dans la cour du royaume un magistrat étranger, et dont les intérêts ne seront pas les nôtres. Corrigez cette coutume pernicieuse, modifiez-la, invoquez, en un mot, le secours des lois civiles et politiques, pour rendre à la nation une indépendance que lui donnent les lois naturelles, qu’il n’est jamais permis de violer, et contre lesquelles il n’y a point de prescription. Mais craignez de blesser les droits de la religion, en corrigeant les abus que ses ministres en ont fait.»

Les justices du clergé avoient déjà perdu de leur souveraineté et de leur compétence; on commençoit à connoître «les appels[177] comme d’abus,» et la doctrine des cas royaux dont j’ai parlé avoit déjà fait imaginer aux juges laïcs des cas priviligiés, à l’égard des ecclésiastiques, lorsque l’église fut divisée par le schisme le plus long qu’elle ait souffert. A la mort de Grégoire XI, le collége des cardinaux se trouva partagé en deux factions incapables de se rapprocher, et qui se firent chacune un pape. Urbain VIII et Clément VII furent élevés en même-temps sur la chaire de S. Pierre. Ces deux pontifes et leurs successeurs qui, pendant quarante ans, se traitèrent comme des intrus, éclairèrent les fidelles à force de les scandaliser. En s’excommuniant réciproquement, ils rendirent leurs excommunications ridicules, et cette espèce de guerre civile dans le sacerdoce, contribua beaucoup à débarrasser la religion d’une partie des choses étrangères que les passions de ses ministres avoient jointes à l’ouvrage de Dieu. Les deux papes, pour se conserver une église, furent obligés de perdre leur orgueil. Les rois jusqu’alors avoient eu besoin des papes, et les papes à leur tour eurent besoin des rois. La scène du monde changea de face; et le clergé, trop opprimé autrefois par la cour de Rome pour oser se plaindre, osa espérer de secouer le joug.

L’université de Paris, école la plus célèbre de l’Europe, commençoit à connoître l’antiquité ecclésiastique, et à mettre quelque critique dans ses études. Lassée d’ailleurs de contribuer aux décimes perpétuelles qu’exigeoit un pape équivoque, elle se demanda raison des impôts qu’il ordonnoit, et ne voyant que des doutes et de l’obscurité dans les prétentions de la cour de Rome, elle leva la première l’étendard de la révolte. Cette lumière naissante se répandit sur toute la chrétienté. On ouvrit les yeux, parce qu’on étoit avare; et dès qu’ils furent ouverts, et qu’on se fut familiarisé avec la témérité de voir, de penser, de raisonner et de juger par soi-même, on vit une foule de préjugés, d’abus et de désordres; et il parut nécessaire à toute l’église de réformer ses mœurs, sa discipline et son gouvernement.

Ce nouvel esprit se fit remarquer dans le concile de Constance, ouvert en 1414, et terminé six ans après. Mais on en sentit les effets salutaires d’une manière plus sensible dans le concile de Bâle. Les pères de cette assemblée, ennemis de ce despotisme inconnu dans le premier siècle de l’église, et qui avoit été la source de tous les maux, essayèrent de se rapprocher du gouvernement ancien des apôtres, établirent avec raison la supériorité des conciles sur le pape, et détruisirent ou du moins indiquèrent comment il falloit détruire le germe des désordres. Heureuse la chrétienté, si la cour de Rome, en se corrigeant de son ambition, de son avarice, de son faste et de sa mollesse, eût dès-lors prévenu la naissance de ces deux hérésies qui ont soustrait la moitié de l’Europe à la vérité, et allumé des guerres dont la France en particulier a été pendant très-long-temps désolée, sans en retirer aucun avantage!

C’est sur la doctrine du concile de Bâle, malheureusement réprouvée ou ignorée dans presque toute la chrétienté, que fut faite à Bourges cette célèbre pragmatique-sanction, qui retira de l’abîme ce que nous appelons aujourd’hui les libertés de l’église gallicane. C’est-à-dire, qu’avec les débris de l’antiquité, échappés au temps et à la corruption, on travailla à élever un édifice qui ne sera jamais achevé. En érigeant les canons du concile de Bâle sur la discipline en lois de l’état, on se remit à quelques égards sur les traces de l’ancienne église. L’épiscopat fut presque rétabli dans sa première dignité. Le pape fut le chef de l’église, mais non pas le tyran des évêques. On l’avertit de ne plus se regarder comme le législateur dans la religion, et le seigneur suzerain du monde entier dans les choses temporelles. On lui apprit que vicaire de Dieu sur terre, il devoit être le premier à se soumettre à l’ordre qu’il a établi.

Mais les évêques de France avoient une trop haute idée de la politique de la cour de Rome, et craignoient trop son ressentiment, pour penser que la pragmatique-sanction, sans protecteurs zélés et sans défenseurs vigilans, fût une barrière suffisante contre les entreprises du pape. Il falloit surtout se précautionner contre les flatteurs de cette puissance, qui pensant, si je puis m’exprimer ainsi, qu’il étoit de sa dignité d’être incorrigibles, traitoient hardiment d’hérétiques, tous ceux qui, touchés des maux de l’église, proposoient une réforme indispensable. Les évêques prièrent eux-mêmes Charles VII, de se servir de toutes ses forces, pour faire [178] observer la pragmatique-sanction, et d’ordonner à ses justices de maintenir cette loi avec l’attention la plus scrupuleuse. Mais ils n’évitèrent aucun écueil que pour échouer contre un autre. Les magistrats se prévalurent du besoin que le clergé avoit d’eux contre la cour de Rome, pour s’enrichir de ses dépouilles, et soumettre sa juridiction à la leur.

Sous prétexte de réprimer les contraventions faites à la pragmatique-sanction, et d’ôter au pape la connoissance des affaires intérieures du royaume, il fallut autoriser et accréditer la jurisprudence naissante d’appel comme d’abus. Il ne devoit d’abord avoir lieu qu’en cas d’abus notoire, ou dans les occasions importantes qui intéressoient l’ordre public; mais bientôt toutes les sentences des officialités y furent soumises, et la juridiction des évêques rentra ainsi dans l’ordre du gouvernement national et politique.

Il le faut avouer cependant, quelle que fût l’attention des gens de robe, à étendre leur autorité, cette jurisprudence ne se seroit point accréditée aussi promptement qu’elle fit, si les évêques n’avoient pas voulu exercer sur les ministres inférieurs de l’église, le même despotisme qui leur avoit paru intolérable dans le pape. Les uns méprisoient les règles, parce qu’il paroît commode à l’ignorance et doux à la vanité, de n’en point reconnoître. Les autres les violoient, parce qu’ils les regardoient comme un obstacle à leur zèle, et ne savoient pas que la conscience qui ne se soumet point à l’ordre et à la règle dans l’administration des affaires, est aveugle, imprudente et erronée. Ils forcèrent le clergé du second ordre à chercher une protection contre leur dureté; et avec ce secours, les magistrats laïcs consommèrent leur entreprise.

Les évêques n’ont pas perdu l’espérance de se relever. Qui peut prévoir les changemens que de nouvelles circonstances et des événemens extraordinaires peuvent produire? Peut-être obtiendront-ils un jour la suppression de l’appel comme d’abus qui les offense: mais qu’ils y réfléchissent, ce pouvoir qu’ils prétendent exercer sur le clergé du second ordre, ils seront alors obligés eux-mêmes de le supporter de la part du pape; et que de maux naîtroient peut-être de ce changement! Peut-être reverroit-on tous les désordres que l’ambition de la cour de Rome a autrefois causés.


CHAPITRE VI.

Par quelles causes le gouvernement féodal a subsisté en Allemagne, pendant qu’il a été détruit en France.

Peut-être demandera-t-on pourquoi le gouvernement féodal subsiste en Allemagne, pendant qu’il a été détruit en France; plusieurs causes y ont contribué. L’Allemagne, dont Louis-le-Débonnaire avoit fait un royaume pour Louis-le-Germanique, son second fils, conserva plus long-temps ses lois, que la partie de l’Empire qui fut le partage de Charles-le-Chauve, et éprouva plus tard les révolutions qui firent changer de nature aux bénéfices. Les rois de Germanie[179] disposoient encore librement de leurs bienfaits, lorsqu’en France, les bénéfices, les comtés et les duchés étoient déjà devenus depuis long-temps le patrimoine des familles qui les possédoient. Ce ne fut que quand Conrad II fit une expédition en Italie, dont il pacifia les troubles, que les bénéfices, qui ne passoient point encore aux petits-fils de ceux qui en avoient été investis, leur furent accordés; et c’est sous le règne de Frédéric I, ou peu de temps avant, qu’ils devinrent héréditaires.

L’Allemagne étoit bornée au Nord et à l’Orient par des peuples barbares, toujours prêts à faire la guerre, et semblables à ces anciens Germains qui se glorifioient de ne subsister que de pillage et de butin, et qui détruisirent l’Empire Romain. Les seigneurs Allemands sentirent la nécessité d’être unis pour leur résister, et l’union produit ou entretient l’ordre et la subordination. Si les ravages que les Normands firent dans nos provinces, loin d’y produire un effet si salutaire, y ruinèrent les lois; si les seigneurs Allemands se hâtèrent moins que les seigneurs Français d’affecter dans leurs domaines une entière souveraineté, il ne faut vraisemblablement l’attribuer qu’aux qualités personnelles des princes qui régnèrent en France et en Allemagne. Les uns répandirent de si grands bienfaits par foiblesse, qu’ils en furent épuisés et ne durent trouver que des ingrats; les autres ménagèrent avec plus de prudence leurs dons, et l’espérance qui leur attachoit des créatures, les rendoit puissans.

Tandis que les Français avoient pour rois des Charles-le-Simple, des Louis d’Outremer, des Louis-le-Fainéant, ou des usurpateurs qui n’étoient point avoués par la nation, et qui ne songeoient qu’à leurs intérêts particuliers, Conrad I fut placé sur le trône d’Allemagne, par un prince que les Allemands y avoient appelé par estime pour sa vertu, et qui crut que son grand âge le rendoit peu propre à être à la tête de l’Empire. Henri, surnommé l’Oiseleur[180], lui succéda, et vengea l’Allemagne des affronts que lui avoient faits les Hongrois et d’autres barbares. Othon I, par des talens encore plus grands, affermit l’Empire, et en se faisant craindre au-dehors, se fit respecter au-dedans.

Les provinces devinrent le patrimoine des magistrats qui les régissoient, le gouvernement féodal s’établit, et les droits et les devoirs respectifs des suzerains et des vassaux furent enfin les mêmes en Allemagne qu’en France; mais ces droits y furent respectés, et ces devoirs plus régulièrement observés. En éprouvant les plus grandes révolutions, les Allemands qui avoient été plus lents dans leurs démarches, conservèrent par tradition un reste des lois que Charlemagne leur avoit données. Il subsista une puissance publique au milieu des désordres de l’anarchie. Il se tint encore des assemblées générales de la nation; et quoique ces diètes, toujours irrégulières et souvent tumultueuses, fussent incapables de donner un seul intérêt à toute l’Allemagne, de fixer d’une manière certaine les droits et les devoirs de chaque ordre, et d’armer les lois de la force qui les fait respecter, elles remédièrent cependant à plusieurs maux, et réprimèrent jusqu’à un certain point l’activité de l’avarice et de l’ambition. Les nouveautés durent s’accréditer moins aisément; une usurpation devoit paroître une usurpation aux yeux des Allemands assemblés, tandis qu’elle devoit servir de titre en France pour en faire une nouvelle. Les successeurs de Charles-le-Chauve n’avoient conservé quelques foibles droits que sur leurs vassaux immédiats; et le nombre de ces vassaux étant très-borné, il ne devoit subsister aucune uniformité dans les usages du royaume, et par conséquent il étoit plus facile de les violer. Il n’en fut pas de même en Allemagne; tous les fiefs conservèrent leur immédiateté à l’empereur, et la dignité impériale en fut plus généralement respectée. Leur égalité en dignité contribua à entretenir une certaine uniformité dans les droits et les devoirs de la suzeraineté et du vasselage; et des coutumes trop variées et trop multipliées n’invitèrent point à la tyrannie.

Les seigneurs Allemands, souvent assemblés dans leurs diètes, connurent mieux leurs intérêts que les seigneurs Français. Par la raison même qu’un prince étoit puissant, il eut plusieurs ennemis attentifs à l’examiner, et ligués pour lui résister. Malgré les divisions intestines du corps Germanique, aucune puissance ne pouvoit donc en profiter pour prendre un certain ascendant sur les autres, et jetter les fondemens du pouvoir arbitraire, sous prétexte d’établir un meilleur ordre et une paix durable. Leurs fiefs, donnés à des soldats, conservèrent leur premier caractère, et ne passèrent point à un sexe incapable de faire la guerre; ainsi une maison ne pouvoit point s’accroître subitement par ses alliances. Enfin, quoique les empereurs eussent beaucoup plus d’autorité dans l’Empire que les premiers Capétiens n’en avoient en France, les Allemands n’eurent rien à craindre pour la dignité et les prérogatives de leurs fiefs, parce que la couronne impériale étoit élective.

On voit dès-lors combien les intérêts des empereurs et des rois de France étoient différens à l’égard de leur nation. Ces derniers devoient augmenter les prérogatives du trône, qu’ils regardoient comme leur propre bien. Ils devoient se servir, ainsi qu’ils ont fait, de tous les moyens et de toutes les circonstances que leur fournissoient la fortune, leur suzeraineté, les divisions, l’inconsidération, la légéreté et les autres vices des Français, pour élever la puissance royale sur la ruine des fiefs. Les empereurs avoient un intérêt tout contraire. Ils devoient être plus attachés à la dignité de leurs terres patrimoniales, qu’aux prérogatives d’une couronne élective, qu’ils n’étoient jamais sûrs de placer sur la tête de leurs fils, et dont ils n’auroient étendu les droits qu’au préjudice de leur maison. Il y avoit donc en France une cause toujours subsistante de la décadence des seigneuries, et un poids qui entraînoit la nation malgré elle, à une véritable monarchie, tandis qu’en Allemagne tout tendoit au contraire à augmenter et affermir la grandeur des vassaux. Il y a quelquefois dans les états des intérêts déliés et cachés qui ne se font sentir qu’aux esprits accoutumés à penser avec autant de profondeur que de sagacité; rarement ces intérêts servent de règle à un peuple pour se conduire. Mais ceux dont je parle, étoient des intérêts fondés sur les passions les plus familières aux hommes; et sans avoir la peine de réfléchir, on ne s’en écarte jamais. On obéit alors sans effort à une espèce d’instinct; et plusieurs empereurs travaillèrent avec autant de soin à dégrader la dignité impériale, soit en vendant, soit en aliénant ses droits et ses domaines, que les Capétiens s’appliquèrent à s’enrichir des dépouilles de leurs vassaux.

Les empereurs furent d’ailleurs occupés d’affaires trop importantes au-dehors, pour qu’ils pussent penser de suite aux intérêts de leur maison, et prendre les mesures nécessaires pour l’affermir sur le trône. Othon I, plus ambitieux que son père, ne s’étant pas contenté de la qualité de roi de Germanie, passa en Italie, où il s’étoit élevé plusieurs tyrans qui ravageoient cette riche province et se disputoient l’Empire. Il les soumit, et unit pour toujours la dignité impériale à la couronne d’Allemagne. L’avantage de régner sur l’Italie, qui fut contesté à ses successeurs, et qu’ils se firent un point d’honneur de conserver, les obligea souvent de sortir d’Allemagne pour porter la guerre en Lombardie. Dès que les divisions funestes du sacerdoce et de l’Empire eurent éclaté, les empereurs, méprisés si on les soupçonnoit d’abandonner par timidité leurs intérêts, ou attaqués de toutes parts par les ennemis que leur suscitoient les excommunications des papes, s’ils formoient des entreprises dignes d’eux, étoient toujours chancelans sur le trône. Au milieu des mêmes périls, les Capétiens, loin de songer à détruire la puissance de leurs vassaux, n’auroient pensé qu’à se soutenir en se conciliant leur amitié. D’autres besoins et d’autres circonstances auroient donné un autre cours aux affaires. Qu’on ne soit donc pas étonné si Philippe-le-Hardi étoit déjà un monarque puissant, et prêt à se voir le législateur de sa nation, tandis que la couronne impériale, avilie au contraire et dégradée, étoit offerte inutilement par les Allemands à des princes[181] qui n’osoient l’accepter.

Ce fut pendant le long interrègne qui suivit la mort de Frédéric II, que les seigneurs d’Allemagne, accoutumés aux troubles de leurs guerres civiles, aspirèrent à une entière indépendance, et que leur gouvernement féodal devint absolument pareil à celui des Français, quand Hugues-Capet monta sur le trône. Le serment des fiefs ne fut plus un lien entre les différentes parties de l’état. On ne voulut plus reconnoître ni loi ni subordination; l’anarchie permettant tout à la force et à la violence, il devoit s’établir les coutumes et les droits les plus bizarres et les plus monstrueux.

Rodolphe de Hapsbourg fut enfin élevé à l’Empire; Adolphe de Nassau lui succéda, et eut pour successeur Henri VII, simple comte de Lutzelbourg. Des princes si peu puissans par eux-mêmes, loin d’aspirer à gouverner avec la même autorité que leurs prédécesseurs, n’osoient pas même réclamer en leur faveur les anciennes lois. On ne tint plus de diète générale. Ces assemblées se changèrent en des conventicules de séditieux et de tyrans, et l’Allemagne fut déchirée dans chacune de ses provinces par des partis, des cabales, des factions et des guerres. Plus les maux de l’Empire étoient grands, plus il étoit vraisemblable qu’on n’iroit point en chercher le remède dans ses anciennes constitutions, ignorées pour la plupart, ou qui ne pouvoient pas inspirer de la confiance. L’Allemagne devoit naturellement ne sortir de l’anarchie qu’en établissant son gouvernement sur des principes tout nouveaux; car telle est la manie éternelle des hommes, que plus ils sont fatigués de leur situation, plus ils cherchent des moyens tranchans et décisifs pour la changer; le désespoir porte alors les peuples au-delà du but qu’ils doivent se proposer, et produit ces révolutions qui les ont souvent fait passer de la liberté la plus licencieuse à la tyrannie la plus accablante, et quelquefois du despotisme le plus dur à la liberté la plus inquiète et la plus jalouse de ses droits.

A force d’éprouver des malheurs, l’Empire sentit enfin la nécessité de l’ordre et de la subordination; et quand Charles IV publia dans une diète la célèbre constitution connue sous le nom de bulle d’or, et commença ainsi à débrouiller le chaos Germanique, les seigneurs Allemands se comportèrent avec une intelligence que n’annonçoit point la barbarie de leurs coutumes, soit que l’égalité de leurs forces leur donnât le goût de l’égalité politique, soit que n’étant point distribués, comme en France, en différentes classes de seigneurs subordonnés les uns aux autres, leur jalousie ne les portât pas à se ruiner mutuellement; ils ne travaillèrent ni à augmenter ni à détruire les droits et les devoirs de la suzeraineté et du vasselage; ils ne furent occupés qu’à les régler. Pour prévenir les désordres qui paroissent inévitables dans la constitution féodale, ils eurent la sagesse de distinguer la liberté de l’anarchie, qu’il n’étoit alors que trop commun de confondre; et pour n’avoir point un maître, ils consentirent d’obéir à des lois. Les diètes de l’Empire recommencèrent, les priviléges de chaque seigneur en particulier furent sous la protection du corps entier de la nation. Un gouvernement qui n’avoit jamais eu en France que des coutumes incertaines et flottantes, acquit en Allemagne une certaine solidité; il fut en état de pourvoir à ses besoins, de faire, selon les circonstances, des règlemens avantageux, et d’établir une sorte d’équilibre entre l’empereur et ses vassaux.

Il est vrai que les lois de l’empire étoient incapables d’y entretenir une paix solide; mais elles suffisoient pour conserver aux fiefs toute leur dignité. Tant s’en faut que le corps Germanique craignît, après cette première réforme, d’être opprimé par les empereurs, que ces princes dont les prédécesseurs avoient aliéné ou vendu tous les droits et tous les domaines de l’Empire, n’étoient pas même en état de soutenir leur dignité, s’ils ne possédoient de leur chef quelque riche province. Il falloit nécessairement que les diètes consentissent à payer des contributions à l’empereur, ou n’élevassent sur le trône qu’un prince assez puissant pour se passer de leurs secours.

Telle étoit la situation de l’Allemagne à la mort de Maximilien I. Les électeurs sans doute consultèrent plus leur avarice que les intérêts de leur puissance, quand ils lui donnèrent pour successeur Charles-Quint, dont les forces redoutables à l’Europe entière, étoient capables de rompre cet équilibre de pouvoir qui faisoit la sûreté de l’Empire. Il est vrai qu’on fit jurer à ce prince une capitulation qui donnoit des bornes certaines à la prérogative impériale, et fixoit les droits des membres de l’Empire. Mais qu’en faut-il conclure? Que l’avarice des électeurs ne les aveugla pas entièrement sur le péril auquel ils s’exposoient, et qu’ils furent assez imprudens pour espérer que des sermens et un traité seroient une barrière suffisante contre l’ambition, la force et les richesses de la maison d’Autriche.

L’Empire, quoique toujours électif quant au droit, devint héréditaire quant au fait; et c’étoit déjà un grand mal pour la liberté des vassaux de l’Empire, que les Allemands s’accoutumassent à voir constamment la dignité impériale dans une même maison. Si l’Europe eut encore été dans la même situation où elle étoit deux ou trois siècles auparavant; si chaque peuple eut encore été trop occupé de ses désordres domestiques pour prendre part aux affaires de ses voisins; si l’esprit d’ambition et de conquête n’eut déjà commencé à lier par des négociations et des ligues les principales puissances, ou à les rendre ennemies en leur donnant des intérêts opposés; sans doute que les vassaux des empereurs Autrichiens auroient eu le même sort que ceux des rois de France. Ils ne conservèrent les droits et les priviléges de leurs fiefs que parce que Charles-Quint s’étoit tracé un mauvais plan d’agrandissement. Ce prince, trop ambitieux, n’eut égard ni à sa situation ni à celle de ses voisins. Voulant asservir à la fois l’Empire et l’Europe, il succomba sous la grandeur de son projet. Son inquiétude avertit les étrangers de secourir l’Allemagne, et força l’Allemagne à chercher des alliés et des protecteurs chez ses voisins. S’il eut eu l’adresse d’affecter de la modération et de la justice, d’éblouir l’Empire par un zèle affecté pour le bien public, d’en corrompre les princes par des promesses et des bienfaits, de les acheter avec l’or que lui donnoient les Indes, et de les préparer ainsi avec lenteur à la servitude; s’il eut flatté l’orgueil des Allemands pour se servir de leurs forces contre les étrangers, peut-être qu’en rentrant victorieux en Allemagne, il auroit pu sans danger y parler en maître. Il auroit du moins mis ses successeurs en état d’acquérir peu à peu assez d’autorité dans l’Empire, pour substituer une véritable monarchie à son gouvernement féodal.

Ferdinand I et ses descendans ne furent pas assez habiles pour corriger le plan défectueux de politique que Charles-Quint leur avoit laissé; et tous les efforts de la maison d’Autriche pour subjuguer l’Empire, n’ont servi qu’à allumer des guerres cruelles, et à faire prendre au gouvernement la forme la plus favorable à la dignité des différentes puissances qui composent le corps Germanique. A force de borner les droits des empereurs, on en est venu à regarder l’Empire comme leur supérieur. Le prince étoit autrefois considéré comme la source et l’origine de tous les fiefs, qui étoient censés autant de portions détachées de son domaine: aujourd’hui il donne l’investiture de ces mêmes fiefs, mais ce n’est plus en qualité de donateur, c’est comme délégué de l’Empire, à qui ils appartiennent. Le gouvernement féodal d’Allemagne a pris la forme la plus sage dont il étoit susceptible. Si on juge de sa constitution relativement à l’objet que les hommes doivent se proposer en se réunissant par les liens de la société; si cet objet est d’unir toutes les parties de la société pour les faire concourir de concert à la conservation de la paix, de l’ordre, de la liberté, de la subordination et des lois; sans doute qu’on remarquera des vices énormes dans le gouvernement Germanique. Mais si on regarde tous les membres de l’Empire comme des puissances simplement alliées les unes des autres par des traités, et unies par des négociations continuelles dans une espèce de congrès toujours subsistant, on verra que des puissances libres et indépendantes ne pouvoient pas prendre des mesures plus sages pour entretenir la paix entre elles, et prévenir leur ruine.

Fin du livre quatrième.


OBSERVATIONS
SUR

L’HISTOIRE DE FRANCE.


LIVRE CINQUIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

Situation de la France à l’avénement de Philippe de Valois au trône.—État dans lequel ce prince laissa le royaume à sa mort.

A l’exception de l’Aquitaine, de la Bourgogne, de la Flandre et de la Bretagne, dont les seigneurs jouissoient encore des prérogatives des fiefs, et ne reconnoissoient dans le roi qu’un suzerain et non pas un monarque, on a vu que quand Philippe de Valois monta sur le trône, tous les appuis du gouvernement féodal étoient détruits dans les autres provinces du royaume. Si la foi donnée et reçue n’y étoit plus le seul lien qui unit foiblement les membres de l’état; si les vassaux, devenus sujets, avoient vu changer la nature de leurs devoirs; si, en un mot, la plus grande partie de la nation reconnoissoit dans le roi son suprême législateur, elle étoit cependant bien éloignée du point où la politique lui ordonnoit d’aspirer; je ne dis pas pour goûter un bonheur durable, mais pour jouir de quelque repos par le secours et sous la protection des lois.

Les mœurs, les préjugés et le caractère national que l’ancien gouvernement avoit fait naître, subsistoient encore dans les provinces où les principes de l’anarchie féodale ne subsistoient plus. Telle est la force de l’habitude, qu’elle nous attache malgré nous aux coutumes mêmes dont nous nous plaignons. Les Français, qui avoient vu anéantir successivement ces droits bizarres et insensés dont j’ai parlé, avoient de la peine à se plier à un nouveau gouvernement que l’inconsidération, la légéreté et l’ignorance de leurs pères avoient rendu nécessaire. Soit que le prince lui-même ne fût pas encore familiarisé avec sa nouvelle puissance, ou qu’il n’osât offenser la rudesse indocile des mœurs publiques, il paroissoit plus attaché à l’ancienne politique d’un suzerain qu’à celle qu’exigeoit sa nouvelle qualité de législateur. En parlant vaguement de la nécessité de l’obéissance, sans avoir aucune idée raisonnable sur la nature, l’objet et la fin des lois, la nation ne savoit pas obéir à un monarque qui ne savoit pas commander: on avoit détruit l’ancien gouvernement, et pour affermir le nouveau, il restoit à détruire le génie que les fiefs avoient donné.

S. Louis s’étoit fait, il est vrai, une idée assez juste de la puissance législative; il croyoit qu’elle devoit au moins être aussi utile aux citoyens soumis aux lois qu’au législateur même; la plupart de ses établissemens paroissent marqués à ce caractère, et c’est sans doute ce qui leur donna beaucoup de crédit; mais ses successeurs ne pensèrent pas avec la même sagesse. Faute de génie ou d’amour pour le bien public, ils n’embrassèrent point dans leurs vues le corps entier de la nation, et ne virent qu’eux dans l’état. Ils imaginèrent que le pouvoir de faire des lois consistoit à donner à leur fantaisie des chartes ou des ordres particuliers. Leurs sujets ne voyant rien de fixe dans la législation, ni rien qui contribuât sensiblement à leur bonheur, sentirent seulement qu’on tentoit de les asservir, et devoient être continuellement effarouchés. Les Français, qui ne retiroient presque aucun avantage d’avoir enfin parmi eux une puissance législative, se roidirent contre les événemens qui, si je puis parler ainsi, les poussoient malgré eux à la monarchie; ils regrettoient les droits qu’ils avoient perdus, espéroient de les recouvrer, et ne devoient pas abandonner avec docilité ceux qu’ils possédoient encore.

Quelque artificieuse qu’eût été la politique de Philippe-le-Bel, il n’avoit pu cacher son avarice et son ambition. Dans le moment qu’il préparoit ou consommoit ses fraudes, ses sujets ne s’en apercevoient pas; mais ils voyoient enfin qu’ils avoient été trompés. Une défiance générale s’empara des esprits, et les intérêts du prince et de la nation, qui auroient dû commencer à se confondre, restèrent séparés. Ses fils, moins adroits et aussi entreprenans que lui, suivirent son exemple, et les Français, ne voyant dans le législateur qu’un maître continuellement occupé de sa fortune particulière, continuèrent à éprouver, dans une monarchie incertaine et lente à se former, la plupart des désordres de l’ancien gouvernement féodal qui ne subsistoit plus.

Si ces princes, en assemblant les états-généraux, n’eussent travaillé qu’à rapprocher et unir les différens ordres de citoyens, au lieu de les diviser par des haines; s’ils eussent été assez vertueux pour ne songer aux avantages de leur couronne qu’en ne s’occupant que de l’intérêt public; si du moins leurs passions plus habiles avoient eu la sagesse d’emprunter le masque de quelques vertus: sans doute que les mœurs des François auroient promptement changé, et qu’à l’avénement de Philippe-de-Valois au trône, ils auroient déjà acquis assez de lumières pour entrevoir la fin qu’ils devoient se proposer, et les moyens d’y parvenir. Le clergé, la noblesse et le peuple, instruits par la générosité du prince, auroient bientôt appris à se faire des sacrifices réciproques: chaque ordre auroit compris que, pour ne pas se plaindre des autres, il falloit ne leur pas donner de justes sujets de plainte. Le clergé auroit vu sans inquiétude la décadence d’une[182] autorité qui lui étoit funeste, puisqu’elle étoit dangereuse pour l’état dont il faisoit partie. Les seigneurs, en prenant des sentimens de citoyens, auroient oublié peu à peu les anciennes prérogatives de leurs terres; et la connoissance d’un nouveau bien auroit tempéré leur orgueil, leur avarice et leur ambition. Le tiers état, délivré de ses oppresseurs, auroit reconnu sans répugnance leur dignité, il se seroit affectionné à l’état qu’il auroit fait fleurir. Le roi enfin, renonçant aux droits bizarres et tyranniques de sa souveraineté, auroit commencé à jouir sans effort des droits équitables et plus étendus de sa royauté.

Les Français ayant enfin une patrie, auroient appris la méthode de procéder dans la réforme du gouvernement: des réglemens d’abord grossiers en auroient préparé de plus sages; la nation, instruite par son expérience journalière, se seroit élevée jusqu’à connoître les rapports secrets et déliés par lesquels le bonheur particulier de chaque citoyen est uni au bonheur général de la société, et tous les ressorts de l’état auroient tendu ensemble à la même fin. A la place de ces chartes, de ces ordonnances, tour à tour dictées par le caprice, l’ambition, l’avarice ou la crainte, et qui entretenoient et augmentoient par-tout le trouble et la confusion, nos pères auroient eu des loix générales et impartiales, auxquelles ils auroient donné la force, la majesté et la stabilité qui leur sont nécessaires: des mœurs portées à une licence extrême n’auroient plus été en contradiction avec un gouvernement qui exigeoit la plus grande docilité, et, en conciliant la puissance du prince et la liberté des sujets, on eût tari la source des révolutions dont la France étoit encore menacée.

L’ignorance la plus barbare sembla présider dans les états-généraux que convoquèrent les fils de Philippe-le-Bel. Tandis que les trois ordres, sans objet fixe, sans vue suivie, sans règle constante, flottoient au gré des événemens et de leurs passions, le prince, qui n’étoit pas plus éclairé qu’eux, ne travailloit qu’à diviser des forces dont il craignoit la réunion, et ne savoit pas ensuite profiter de la division qu’il avoit fomentée: il croyoit affermir une monarchie naissante, en continuant d’employer la même politique et les mêmes fraudes dont ses prédécesseurs s’étoient servis pour tromper leurs vassaux et ruiner les prérogatives de leurs fiefs. De-là ce mélange bizarre de despotisme, de foiblesse et de démarches contraires, qui, tour à tour favorable à l’indocilité des sujets et aux prétentions de la couronne, laissoit incertain le sort du royaume.

En effet, des princes jaloux de leur autorité, et qui n’aspiroient qu’à détruire l’indépendance féodale, créoient cependant de nouveaux pairs pour jouir[183] dans leurs terres des mêmes prérogatives qu’ils redoutoient dans le duc de Bourgogne, le duc d’Aquitaine, et le comte de Flandre; ils n’étoient occupés qu’à faire de nouvelles acquisitions, parce qu’ils sentoient que les progrès de leur autorité dépendoient des richesses avec lesquelles ils pouvoient acheter des créatures et des soldats; et ils abandonnoient de riches apanages à leurs enfans, sans prévoir que la couronne, appauvrie par cet abandon continuel de ses domaines, seroit bientôt dégradée: ils n’imaginoient pas même d’établir une sorte de substitution, pour empêcher que ces apanages ne passassent dans des maisons étrangères et peut-être ennemies.[184]

Les progrès que la puissance royale avoit faits, préparoient ceux qu’elle vouloit faire; et cependant il semble quelquefois que les prérogatives qu’on lui a données, ne sont encore que des prétentions chimériques. Le même prince qui ne doute point qu’on ne doive obéir religieusement à ses ordres, et qui, dans quelques occasions, a agi en monarque absolu, seroit encore réduit à promettre de rétablir les coutumes pratiquées sous le règne de St. Louis: il renouvelle les chartes accordées[185] dans la plus grande anarchie des fiefs, et qui, en autorisant les seigneurs à faire la guerre au roi même, auroient fait revivre l’indépendance féodale, si elle avoit pu subsister. On voit à la fois dans la nation un législateur qui prétend que tout est soumis à ses ordres, des seigneurs qui n’avoient pas renoncé à leurs guerres privées, et l’ordre public si foible, si incertain, ou plutôt si inconnu, que les Valois furent obligés de donner des lettres de sauvegarde, et des gardiens particuliers aux églises, aux monastères et aux communautés pour les défendre à main armée, et les protéger contre leurs ennemis.

Quand Philippe-le-Bel avoit fait une loi pour disposer de la régence de ses états, dans le cas qu’il mourût avant que son successeur eût atteint l’âge de majorité, il avoit cru nécessaire d’en faire garantir l’exécution[186] par les seigneurs les plus considérables, preuve certaine qu’il étoit peu persuadé lui-même du respect dû à son pouvoir; et les Valois eurent encore recours à la même méthode pour donner quelque poids à leurs ordonnances et à leurs engagemens: leurs sujets, qui signoient leurs traités comme garans, étoient autorisés à prendre les armes contre eux, ou du moins à ne leur donner aucun secours s’ils en violoient quelque article: et quel nom peut-on donner à une administration qui suppose que tout est incertain et précaire? En lisant l’histoire de France sous ces règnes malheureux, on croiroit lire à la fois l’histoire de deux peuples différens; c’est un assemblage monstrueux de prétentions, de coutumes et de droits opposés, qui s’éteignent, qui renaissent, qui se succèdent tour à tour, et qui, paroissant devoir s’exclure mutuellement, subsistent quelquefois en même temps. Pendant que Charles V régnoit avec un empire absolu, les seigneurs affectoient encore une sorte de souveraineté dans leurs terres, et les anciens préjugés des fiefs osoient se montrer avec assez d’audace, pour que le parlement crût nécessaire de rendre un arrêt[187] qui assurât à ce prince des prérogatives qu’on n’avoit presque pas contestées à Philippe-le-Hardi.

La cause principale de ces contradictions, c’est que les prédécesseurs de Philippe-de-Valois, en étendant leurs droits et leurs prétentions, n’avoient pas apporté les mêmes soins à multiplier leurs richesses et gouverner leurs finances. Ils avoient été obligés de laisser leurs domaines en proie à leurs ministres et à leurs officiers, qui les auroient mal servis à établir la monarchie sur les ruines des fiefs, si leur zèle n’avoit pas fait leur fortune. Plus vains d’ailleurs qu’ambitieux, ils s’étoient livrés au luxe, et avant que d’avoir affermi leur puissance, leur pauvreté les avoit forcés de faire des extorsions secrètes, ou de recourir à la libéralité de leurs sujets; mais quelques prérogatives qu’ils eussent acquises, on ne s’étoit point accoutumé à les regarder comme les juges des besoins de l’état, et les arbitres des impositions nécessaires pour y subvenir. Plus Philippe-le-Bel et ses fils mirent d’art à tromper la nation sur cet objet important, plus elle fut attentive de son côté à ne laisser lever aucun impôt, sans que le gouvernement eût traité avec elle. Si ses franchises à cet égard étoient violées, ses murmures, ou plutôt ses menaces, contraignoient le prince à les rétablir; et l’autorité royale, ébranlée par différentes secousses, étoit moins respectée, ou perdoit même quelques-uns des droits auxquels les esprits commençoient à s’accoutumer. La nation avoit soin de stipuler que tous ses dons étoient gratuits, et en ajoutant que le roi ne pourroit en inférer aucune[188] prétention pour l’avenir, elle se rendoit toujours nécessaire au gouvernement, et empêchoit que le pouvoir arbitraire ne s’affermît.

Si Philippe de Valois et ses fils, possesseurs paisibles du royaume, n’avoient été exposés à aucun danger extraordinaire de la part des rois d’Angleterre, ils ne se seroient point vus dans la nécessité de lasser la patience de leurs sujets par des demandes de subsides trop fortes et trop souvent répétées; n’étant point dégradés par leurs besoins, peut-être seroient-ils parvenus, à force d’art, à établir arbitrairement quelques médiocres impôts, qui n’auroient excité que de légères plaintes; en tâtant continuellement les dispositions de leurs sujets, en avançant à propos, en reculant avec prudence, un abus léger se seroit insensiblement converti en droit incontestable: toute l’histoire de France est une preuve certaine de cette vérité. Si Philippe de Valois eût ménagé l’avarice de ses sujets, il eût laissé à son successeur le droit de suivre son exemple avec moins de retenue; et quand le prince auroit enfin obtenu peu à peu la prérogative importante de décider à son gré des impositions, il lui auroit été facile de dissoudre, pour ainsi dire, la nation, en ne convoquant plus les états-généraux; bientôt il auroit gouverné avec un empire absolu, et ces mœurs, ces préjugés, ce caractère que les fiefs avoient donnés, et qui sembloient tenir la nation en équilibre entre la monarchie et le gouvernement libre, en l’exposant à des agitations violentes, auroient eu le même sort que les coutumes qui les avoient fait naître.

Mais il s’en falloit bien que les circonstances où Philippe-de-Valois se trouva, lui permissent de n’être point à charge à ses sujets. Après l’exclusion des filles de Louis Hutin et de Philippe-le-Long au trône, le sort de la princesse, dont la veuve de Charles-le-Bel accoucha, paroissoit décidé; et quoique Philippe-de-Valois, à la faveur de deux exemples qui établissoient la succession telle[189] qu’elle est aujourd’hui, eût fait sans peine reconnoître ses droits, Edouard III, un des rois les plus célèbres qu’ait eu l’Angleterre, revendiqua la France comme son héritage. Il étoit fils d’une fille de Philippe-le-Bel, et en convenant que les princesses ne pouvoient succéder à la couronne, il prétendoit qu’elles étoient dépositaires d’un droit dont il ne leur étoit pas permis de jouir, et qu’elles le transmettoient à leurs enfans mâles. On répondoit à cette subtilité; mais l’ambition des rois se soumet-elle à des règles, et l’Europe, depuis long-temps, n’étoit-elle pas accoutumée à voir les lois obéir à la force? Les hostilités commencèrent donc, et la fortune favorisa Edouard, ou plutôt la victoire se rangea sous les drapeaux d’un prince aussi habile dans la politique de son siècle que grand capitaine, et à qui son ennemi n’opposoit qu’un courage aveugle et téméraire.

Philippe fut battu à Crécy, et la perte de Calais ouvrit aux Anglais les provinces les plus importantes du royaume. Ces succès, dont nos historiens ne parlent qu’avec une sorte de terreur, paroissent décisifs, quand on ne fait attention qu’aux désordres du gouvernement de France; mais on juge sans peine qu’ils n’annonçoient point la ruine entière de Philippe-de-Valois et de sa nation, ni la fin de la querelle allumée entre les Français et les Anglais: dès qu’on se rappelle la manière dont on faisoit alors la guerre, et que le gouvernement d’Angleterre, quoique moins vicieux que le nôtre, avoit cependant de très-grands vices. Le vainqueur, en effet épuisé, par sa propre victoire, ne fut pas en état de profiter de ses avantages; mais il n’en conçut pas des espérances moins ambitieuses: le vaincu, de son côté, espéra de réparer ses pertes et de se venger; et on ne fit qu’une trêve, qui, n’offrant qu’une fausse image de la paix, devoit perpétuer les maux de la guerre, et forçoit Philippe à fatiguer, ou du moins à éprouver pendant long-temps la patience et l’avarice de ses sujets.

Ce prince cependant, plus haï que craint, avoit aliéné, par la dureté de son gouvernement, des esprits qu’il auroit été d’autant plus nécessaire de ne pas indisposer, que son ennemi avoit le talent de gagner les cœurs. Edouard, en entrant en France, avoit publié une espèce[190] de manifeste, par lequel il promettoit aux Français de les rétablir dans la jouissance de leurs anciens priviléges, et les invitoit à recouvrer les droits dont leurs pères avoient joui: on ne se fia pas sans doute aux promesses d’un prince dont les Anglais redoutoient l’ambition, et plus puissant dans ses états que Philippe ne l’étoit dans les siens; mais cette démarche n’étoit que trop propre à donner une nouvelle force aux mœurs et aux préjugés des fiefs. Tous les ordres de l’état, également opprimés, ne purent s’empêcher de voir et de regretter ce qu’ils avoient perdu. Le souvenir du passé produisit une sorte d’inquiétude sur l’avenir; on se plaignit, on murmura, et on fut plus indigné après la bataille de Crécy des changemens que Philippe fit dans les monnoies, et des nouveaux impôts[191] qu’il établit sans le consentement des états, qu’on ne l’avoit été de la manière injuste et despotique dont il avoit fait conduire au supplice Olivier de Clisson et plusieurs gentilshommes Bretons et Normands. Quelques seigneurs embrassèrent les intérêts d’Edouard, et se lièrent à lui ouvertement ou en secret; les autres virent sans chagrin les malheurs de l’état, dont la situation annonçoit quelque grand désastre. La nation entière, qui peut-être n’auroit pas payé sans murmurer des victoires et des succès, devoit trouver dur de s’épuiser pour nourrir le faste de la cour, satisfaire l’avarice de quelques ministres insatiables, et n’acheter à la guerre que des affronts.

C’est la mauvaise administration des finances, qui, dans tous les temps, et chez tous les peuples, a causé plus de troubles et de révolutions que tous les autres abus du gouvernement. Le citoyen est souvent la dupe du respect auquel il est accoutumé pour ses magistrats, et des entreprises que médite leur ambition: il aime le repos, présume le bien, et ne cherche qu’à se faire illusion à lui-même. Pour être alarmé, quand on attente à sa liberté, il faudroit qu’il fût capable de réfléchir, de raisonner et de craindre pour l’avenir. Il faudroit qu’il vît les rapports de toutes les parties de la société entre elles, l’appui mutuel qu’elles se prêtent, et sans lequel le bon ordre n’est qu’un vain nom pour cacher une oppression réelle. On éblouit le peuple sans beaucoup d’adresse, on le dégoûte de ce qu’il possède en lui faisant de vaines promesses; on ruine un de ses droits sous prétexte de détruire un abus ou de faire un nouveau bien, et il ne manque presque jamais d’aller au-devant des fers qu’on lui prépare; mais quand il plie sous le poids des impôts, rien ne peut lui faire illusion. Quand on veut l’assujettir à une taxe nouvelle, son avarice, qui n’est jamais distraite, commence toujours par s’alarmer, et lui peint le mal plus grand qu’il ne l’est en effet. On ne sent point la nécessité des tributs qui sont demandés, ou l’on fait un tort au gouvernement de cette nécessité; et si les esprits ne sont pas accablés par la crainte, les citoyens doivent se porter à la violence pour se faire justice.

Si le règne de Philippe-de-Valois eût duré plus long-temps, il est vraisemblable que les besoins immodérés de l’état, ou plutôt du prince et de ses ministres, auroient excité un soulèvement général dans la nation. Peut-être que le peuple auroit recouru à la protection de la noblesse contre le roi, comme il avoit eu autrefois recours au roi pour se délivrer de la tyrannie des seigneurs. Quelles n’auroient pas été les suites d’une pareille démarche, dans un temps où le prince ne savoit pas encore se servir de sa puissance législative pour former un gouvernement équitable, et mériter la confiance de ses sujets; que le souvenir de l’ancienne dignité des fiefs n’étoit pas effacé; et que tous les ordres de l’état, assez malheureux pour souhaiter à la fois un changement, sembloient ne consulter que leurs passions? Le règne de Philippe-de-Valois n’est pas l’époque d’une révolution, mais il la prépare et la rend nécessaire. En effet, il étoit impossible que le royaume, engagé dans une guerre bien plus difficile à terminer que celles qu’il avoit eues jusqu’alors, toujours accablé de besoins pressans, et toujours dans l’impuissance d’y subvenir, respectât un gouvernement qui tenoit un milieu équivoque entre la monarchie et la police barbare des fiefs, et dont l’administration incertaine ne fournissoit aucune ressource efficace contre les malheurs qu’elle produisoit.


CHAPITRE II.

Règne du roi Jean.—Des états tenus en 1355.—Ils essaient de donner une nouvelle forme au gouvernement.—Examen de leur conduite; pourquoi ils échouent dans leur entreprise.

Telle étoit la malheureuse situation de la France lorsque Philippe mourut, et laissa pour successeur un prince né sans talens, et qui n’avoit que du courage. Jean, que la dureté de son caractère portoit à tout opprimer, fut d’abord intimidé par les murmures de la nation et le mécontentement qui éclatoit de toutes parts. Il n’avoit pas oublié que dans des temps moins difficiles, et où le gouvernement n’étoit point encore décrié par les disgraces qu’il éprouva depuis de la part des Anglais, son père n’avoit pas tenté impunément de lever des impôts sans consulter les états et obtenir leur consentement. Il s’étoit fait des associations dans presque toutes les provinces pour s’opposer à cette entreprise; la noblesse ne s’étoit prêtée à aucun tempérament, et tous les ordres de l’état se rappeloient avec complaisance que Philippe, effrayé de l’espèce de révolte qu’il avoit excitée, n’en avoit prévenu les suites dangereuses qu’en convenant dans les états de 1339, qu’il ne pouvoit établir des impôts ni lever des subsides sans l’aveu de la nation.

Pour ne pas s’exposer au même danger, le roi Jean convoqua les états-généraux du royaume, et ils s’ouvrirent à Paris dans le mois de février[192] de l’an 1350. Sans doute que cette assemblée ne se comporta pas avec la docilité que les ministres en attendoient, ou qu’elle fit même des plaintes capables d’inquiéter le prince, puisqu’il ne convoqua plus d’états-généraux, c’est-à-dire, d’assemblée où se trouvoient les représentans de toutes les provinces septentrionales et méridionales. Malgré le besoin extrême qu’il avoit d’argent, il eut recours pendant cinq ans à la voie lente de traiter en particulier avec chaque bailliage et chaque ville pour en obtenir quelque subside. Il y a même apparence que ces négociations ne lui réussirent pas; car il abusa, de la manière la plus étrange, du droit qui ne lui étoit pas contesté de changer et d’altérer les monnoies. Dans le cours des quatre années suivantes, on vit le marc d’argent valoir successivement 14 liv., 5 liv. 6 sous, 13 liv. 15 sous, retomber à 4 liv. 14 sous, remonter ensuite à 12 liv., et venir enfin jusqu’à 18 liv.

Cependant la trève avec les Anglais étoit prête à expirer, et les préparatifs d’Edouard pour la guerre ne permettoient pas de tenter de nouvelles négociations et d’espérer les prolongations de la paix. Il falloit des fonds considérables pour assembler avec diligence une armée, et Jean fut contraint par la nécessité à convoquer en 1355 les états-généraux de la Languedoyl à Paris, tandis qu’on assembloit au-delà de la Loire ceux de la Languedoc.

On avoit vu mourir sur un échafaud le comte de Guines et quelques autres seigneurs, et on les jugea innocens, parce qu’ils avoient été condamnés sans être jugés. Le roi de Navarre lui-même, dont on ne connoissoit pas alors la méchanceté et les vices, étoit renfermé dans une prison sans avoir subi aucun jugement: de pareilles violences, commises au commencement du règne de Philippe-de-Valois, avoient plutôt excité de la surprise que de l’indignation; répétées par son fils, elles rendirent le gouvernement odieux. Chacun craignit pour soi le même sort, et la crainte dans des hommes tels qu’étoient alors les seigneurs Français, loin d’affaisser l’ame, devoit les porter à la colère et à la vengeance.

La noblesse étoit assez outragée pour que plusieurs seigneurs, malgré leurs idées de chevalerie et l’espèce de loyauté dont ils se piquoient encore envers leur suzerain, reste du gouvernement des fiefs, eussent formé des liaisons secrètes avec Edouard. Le clergé, qui se croyoit ruiné en se trouvant privé d’un superflu nécessaire à son luxe, se plaignoit amèrement des décimes considérables que l’avarice du gouvernement avoit obtenues[193] du pape. Il regardoit son autorité comme anéantie, parce que le prince, pour reconnoître le zèle du parlement à étendre la prérogative royale, lui permettoit de réprimer les entreprises des juridictions ecclésiastiques, de limiter leur compétence, et d’admettre même quelquefois les appels comme d’abus. Le peuple, en effet, plus malheureux que les deux autres ordres, et épuisé par les rapines du gouvernement et les dons qu’on lui arrachoit depuis cinq ans, trouvoit mauvais qu’après une longue trève, l’état eût encore des besoins, et ne prévoyoit qu’avec indignation les nouveaux impôts auxquels la guerre l’alloit encore exposer.

On se plaignoit que le prince, infidelle aux engagemens souvent renouvelés de ses prédécesseurs, eût fait revivre des droits anéantis. Puisque les fiefs avoient perdu les prérogatives les plus précieuses et les plus utiles aux vassaux, pourquoi le roi conservoit-il plusieurs droits de suzeraineté nés dans la barbarie, et qui n’étoient pas moins contraires au bien public? L’altération et la variation des monnoies avoient ruiné les fortunes, la confiance et le commerce. Sans avoir des idées exactement développées sur la nature et les devoirs de la société, sans s’être fait un plan raisonnable d’administration pour l’avenir, on avoit cette inquiétude vague dont un peuple est toujours agité quand il est las de sa situation, et que le gouvernement n’a pas la force nécessaire pour le contenir.

Philippe de Valois et ses prédécesseurs avoient fait des progrès immenses à la faveur des intérêts différens, des jalousies et des haines qui avoient divisé tous les ordres de l’état; mais la puissance royale devoit éprouver à son tour une secousse violente, dès que le clergé, la noblesse et le peuple auroient moins de motifs de se plaindre les uns des autres que de l’administration du roi. Ils parurent oublier sous le règne de Jean les injures qu’ils s’étoient faites. Leur malheur commun ne leur donna qu’un intérêt; et leur union, qui fit leur force, les auroit mis à portée de fixer enfin les principes d’un gouvernement incertain, s’ils avoient su ce qu’ils devoient désirer.

Les états de 1355, bien différens de ce qu’ils avoient été jusqu’alors, prétendirent que les subsides qu’ils accordoient aux besoins du roi, ne devoient pas servir d’instrument à la ruine du royaume. A la prodigalité du gouvernement la nation opposa son économie; et quoique la difficulté de concilier des vues si opposées semblât annoncer la conduite la plus emportée dans un siècle surtout où les passions se montroient avec une extrême brutalité, on se comporta avec beaucoup de modération. Jean, qui ne se voyoit plus soutenu par une partie de la nation contre l’autre, ne sentit que sa foiblesse et suivit les conseils qu’elle lui donna. Je le remarquerai avec plaisir: quoique les Français eussent à se plaindre de l’administration de tous les rois depuis S. Louis, ils n’en furent pas moins attachés à la maison de Hugues-Capet. Les états furent indignés qu’Edouard voulût être leur roi malgré eux; et pour conserver la couronne à Jean, ils ordonnèrent la levée de trente mille hommes d’armes qu’ils soudoieroient. En ne refusant rien de tout ce qui étoit nécessaire pour faire la guerre avec succès, ils voulurent être eux-mêmes les ministres et les régisseurs des finances.

On vit naître un nouvel ordre de choses. Les états nommèrent des commissaires choisis dans les trois classes des citoyens, le clergé, la noblesse et le peuple, qui les devoient représenter après leur[194] séparation, et que le roi s’obligea de consulter, soit qu’il s’agît de faire exécuter les conditions auxquelles on lui avoit accordé un subside, soit qu’il fût question de traiter de la paix, ou de conclure seulement une trève avec les ennemis. Les états envoyèrent dans chaque bailliage trois députés pour veiller à ce qu’il ne fût fait aucune infraction au traité que le prince avoit passé avec la nation; et ces élus, qui étoient juges dans l’étendue du territoire qui leur étoit assigné, de tous les différens qui s’y élèveroient au sujet de l’aide accordée, avoient sous leurs ordres des receveurs chargés du recouvrement des impositions. Personne n’étoit exempt de cette nouvelle juridiction, et si quelque rebelle refusoit de s’y soumettre, les élus devoient l’ajourner devant les neuf commissaires des états qui résidoient dans la capitale, et qui, avec le titre de généraux ou de surintendans des aides, eurent une juridiction sur tous les bailliages de la Languedoyl, et furent chargés de la disposition de tous les deniers qui étoient envoyés des provinces dans la caisse des receveurs généraux.

Pour donner à ces commissaires une autorité égale sur toutes les parties de la finance, et simplifier en même temps les opérations d’une régie toujours trop compliquée, et qui ne peut jamais être trop simple, les états exigèrent que toute espèce de subsides cesseroient, et leurs délégués s’engagèrent par serment de ne délivrer aucune somme que pour la solde des troupes, et de n’avoir aucun égard aux ordres contraires à cette disposition que le conseil pourroit donner sous le nom du roi. S’ils transgressoient ce règlement, ils devoient être destitués de leur office, et leurs biens répondoient des deniers publics qui auroient été employés contre l’intention des états. On les autorisa, au cas de violence ou de voie de fait, tant on se défioit du roi et de ses ministres, à repousser la force par la force, et tout citoyen dut leur prêter son secours. Le roi convint que s’il n’observoit pas religieusement les articles arrêtés avec les états, ou ne faisoit pas les démarches nécessaires pour les faire exécuter, le subside qu’on lui accordoit seroit supprimé. Il fut encore décidé que, si la guerre finissoit avant la tenue des états indiqués pour la S. André suivante, tout l’argent qui se trouveroit entre les mains des fermiers généraux ou particuliers des états, seroit employé à des établissemens utiles au public.

Ces réglemens auroient peut-être suffi pour établir les droits de la nation, et donner une forme constante à l’administration des finances, quand Philippe-le-Bel convoqua les états pour la première fois. Malgré son ambition, ce prince n’avoit pas de son pouvoir la même idée que le roi Jean avoit du sien. Aucun acte de la nation n’avoit encore reconnu son autorité législative; il ne faisoit, en quelque sorte, qu’essayer ses forces et ses prétentions, et on lui obéissoit plutôt parce qu’il étoit le plus fort, et qu’à la force il joignoit l’adresse, que parce qu’on le crut en droit de faire des lois. Ce n’est que sous ses fils, et peut-être même sous le règne de Philippe-de-Valois, que des états dont nous avons perdu les actes, reconnurent[195] ou déposèrent le pouvoir de la législation dans les mains du roi. Il est du moins certain que cette grande prérogative, dont Philippe-le-Bel ne jouissoit que d’une manière équivoque et précaire, n’étoit plus contestée au roi Jean, et que les états de 1355, qui n’étoient point disposés à se relâcher de leurs droits, avouoient comme un principe incontestable que le roi seul pouvoit faire des lois. D’ailleurs, on sait que ce n’est qu’avec une extrême circonspection que Philippe-le-Bel, gêné de tous côtés par les priviléges de la noblesse, les immunités du clergé et les chartes des communes, osoit tenter de lever quelques taxes hors des terres de son domaine.

Ce prince auroit reçu avec reconnoissance des conditions qui devoient paroître révoltantes à l’orgueil du roi Jean, qui, en qualité de législateur, croyoit avoir droit de ne consulter que ses intérêts particuliers et de n’observer aucune règle: telle étoit alors la doctrine commune des jurisconsultes sur la nature de la puissance législative, et peut-être que cette doctrine n’est pas encore tombée dans le mépris qu’elle mérite. Jean, enhardi par les entreprises des derniers rois qui avoient quelquefois réussi à lever des impôts sans le consentement des états, et gâté par les flatteries et le luxe de sa cour, croyoit de bonne foi tout ce que ses ministres et le parlement lui disoient de son autorité et de l’origine des fiefs. Il étoit persuadé que ses sujets, tenant leur fortune de la libéralité seule de ses ancêtres, ne devoient rien refuser à ses passions. Il regardoit déjà leurs priviléges comme autant d’abus; ces clauses, toujours répétées, par lesquelles les trois ordres du royaume faisoient reconnoître leurs franchises à la concession de chaque subside, ne paroissoient à ce prince que de vaines formalités, et des monumens honteux de l’insolence de ses sujets ou de sa foiblesse, et il devoit recevoir comme une injure les conditions que les états lui avoient imposées.

«Sire, devoit dire l’assemblée de la nation, il est temps enfin, qu’instruits de nos véritables intérêts par nos calamités, nous renoncions aux préjugés inhumains et insensés que nous a donnés le gouvernement des fiefs. Pourquoi rechercher l’origine de nos droits dans des coutumes barbares qui ont rendu nos pères malheureux? Ce sont les lois de la nature que nous devons réclamer, si nous voulons être heureux. Nous voulons que vous le soyez, et vous voulez, sans doute, que nous le soyons; mais comment parviendrons-nous à cette fin, si nous prétendons tous faire notre bonheur les uns aux dépens des autres? Dès que la nature, en chargeant les hommes de besoins, les a destinés à vivre en société, elle leur a fait une loi de se rendre des services réciproques: prêtons-nous donc mutuellement une main secourable. La nature est-elle la marâtre de votre peuple pour le condamner à être sacrifié à vos passions? Si elle ne vous a pas donné une intelligence supérieure à la nôtre, si elle a placé dans votre cœur le germe des mêmes vices que dans les nôtres, pourquoi prétendriez-vous qu’elle vous accorde le droit de nous gouverner arbitrairement?

Quelque grand que vous soyez, vous n’avez comme homme que les besoins d’un homme, et ces besoins sont si bornés, qu’ils ne seront jamais à charge à votre peuple. Comme roi, vous n’avez que les besoins de l’état, c’est-à-dire, Sire, que vous, pour être heureux sur le trône, vous avez besoin de nous rendre heureux par la justice de votre administration, et de nous défendre par la force de vos armes contre les étrangers qui tenteroient de troubler notre bonheur. Votre fortune, comme homme, est immense; considérez vos domaines, vous devez en être satisfait. Votre fortune, comme roi, vous paroît médiocre, vous voulez l’agrandir, vous aspirez à un pouvoir absolu. Mais songez, Sire, qu’il importe au prince que nous conservions notre fortune de citoyens. Si vous parveniez à nous rendre esclaves, vous perdriez la plus grande partie de vos forces. Au lieu de vouloir réunir en votre main toutes les branches de la souveraineté, craignez de vous ruiner, en vous mettant dans la nécessité fatale de ne pouvoir plus remplir les devoirs déjà trop multipliés de votre royauté. Des êtres raisonnables connoissent la nécessité des lois, ils les aiment, s’ils les ont faites; mais ils les craignent et les haïssent, si on les leur impose comme un joug. Ayant besoin, pour affermir votre fortune, de faire des citoyens qui concourent à vous rendre puissant par leurs bras et leurs richesses, craignez de leur donner des soupçons et des haines qui sépareroient leurs intérêts des vôtres. Que vous importe de nous arracher des tributs, de ruiner le reste de nos immunités, et de disposer de nous par des ordres absolus, si la crainte glace nos cœurs, ou si la haine les éloignoit de vous?

Il y a eu un temps où nos ancêtres, toujours divisés et ennemis, étoient trop barbares pour que les lois pussent s’établir parmi eux, s’il ne s’élevoit une puissance considérable, qui, en se faisant craindre, commençât à leur faire connoître le prix de la justice, de l’ordre et de la subordination. Grâces éternelles soient rendues à vos pères qui ont détruit cet affreux gouvernement qui ne connoissoit que les excès du despotisme et de l’anarchie! mais n’auroient-ils détruit les tyrans que pour s’emparer de leurs dépouilles? Vouloient-ils nous soumettre à une règle, et n’en reconnoître eux-mêmes aucune? Ne vouloient-ils que reproduire sous une autre forme des vices qu’ils feignoient de vouloir détruire? Pour mériter notre reconnoissance, ils devoient rendre à la nation les droits imprescriptibles que la nature a donnés à tous les hommes. Puisque la France, peuplée de citoyens, n’est plus déchirée, ni avilie par ces tyrans et ces esclaves qui la deshonoroient, puisque toutes les parties de ce grand corps commencent à se rapprocher sous vos auspices, et ne sont plus ennemis, ne formons enfin qu’une grande famille. Il nous importe également à vous et à nous de n’être plus le jouet de la fortune et de nos passions. Voyez qu’elle a été la condition déplorable de vos prédécesseurs et de nos pères. Deux de nos rois n’ont pas joui de suite de la même puissance: tantôt poussés, tantôt retardés par les événemens, leurs lois suspectes n’ont acquis qu’une médiocre autorité, et les coutumes qui nous gouvernent encore, n’en sont que plus incertaines. Aucuns droits n’étant fixés, les prétentions les plus contraires subsistent à la fois. Nous sommes obligés de nous craindre, de nous précautionner les uns contre les autres, et l’alarme qui est répandue dans les familles, empêche que le royaume ne puisse réunir ses forces.

Établissons enfin sur des principes fixes, un gouvernement qui n’a encore été soumis à aucune règle. Mais quand nous rejettons loin de nous toute pensée d’anarchie, ne vous livrez pas à des idées de pouvoir arbitraire. On vous trompe, sire, sur vos besoins et vos intérêts, si on vous présente l’arrangement que nous venons de faire dans les finances comme un attentat contre votre autorité. Si les états avoient établi, sous le règne de Philippe-le-Bel, les règles prudentes auxquelles nous venons de nous assujettir, vos sujets seroient heureux aujourd’hui, et nous n’aurions pas entendu les plaintes que vous avez faites sur l’état déplorable de votre trésor, quoique toutes nos richesses y aient été englouties: de combien d’inquiétudes amères vous seriez délivré, et le peuple, qui ne seroit point épuisé par les tributs qu’il a payés à la prodigalité inconsidérée de vos pères, ou plutôt à l’avarice de leurs ministres, vous ouvriroit des ressources immenses contre l’ennemi qui ose vous disputer vos droits et les nôtres. Ce que vous souhaitez sans doute que les états précédens eussent fait, nous le faisons aujourd’hui, et puisque vos successeurs doivent nous bénir un jour en trouvant un état florissant, comment pourriez-vous nous regarder aujourd’hui comme des sujets infidelles et révoltés, qui attentent aux droits de votre couronne?

Entre le roi et la nation, qui ne doivent avoir qu’un même intérêt, et dont le devoir est de donner aux lois une autorité supérieure à celle du prince, il s’est élevé des hommes qui les ont divisés; ils ont feint de vous servir, et pour vous rendre plus grand, vous élevant au-dessus des lois, ils ont fait de la royauté une charge qui n’est plus proportionnée aux forces de l’humanité; ils vous ont accablé, dans l’espérance de s’emparer de votre puissance, sous prétexte de vous soulager. Votre trésor et nos fortunes particulières sont également épuisés, tandis que nos ennemis, qui sont les vôtres, ont accumulé dans leurs maisons des richesses scandaleuses. Ils tremblent, sire, en prévoyant la félicité publique, et ne doutez point que leur avarice et leur ambition trompées ne vomissent contre nous les plus noires calomnies.

Daignez, sire, daignez faire attention que les discours de ces flatteurs, qui vous trahissent en ne mettant aucune borne aux droits de votre couronne, ne s’adressent qu’à vos passions. Ils voudroient faire agir en leur faveur votre avarice, votre ambition et votre orgueil; mais ces passions sont-elles destinées à faire votre bonheur et celui de la société qui veut vous obéir? Par les maux qu’elles ont déjà produits, jugez de ceux qu’elles produiront encore. Que vous disent, au contraire, les états? qu’ils veulent que vous soyez heureux, mais que le bonheur ne se trouve que dans l’ordre et sous l’empire des lois. Ils veulent diminuer vos devoirs pour que vous ayez la satisfaction de les remplir; ils vous représentent que la nation elle-même est le ministre naturel et le coopérateur du prince, parce que vous n’êtes pas un être infini et que nous ne sommes pas des brutes; nous voulons être vos économes, pour que vous soyez toujours riche: que deviendra votre fortune, si le royaume, déjà épuisé sous l’administration dévorante des passions, et qui suffit à peine à vos besoins ordinaires, ne peut enfin vous offrir aucune ressource dans ces circonstances extraordinaires qui menacent quelquefois les empires les plus affermis, et que la prudence nous ordonne de prévoir?

Notre objet, en ménageant la fortune et la liberté des citoyens, est de leur donner une patrie, et de les affectionner à votre personne et à votre service: après tant d’expériences de la force et des erreurs des passions, seroit-ce un crime que de nous défier de la fragilité humaine? Nous voulons vous aimer, nous voulons vous servir; mais pourrons-nous obéir à ce sentiment, dans la misère et l’oppression? Le citoyen heureux vous sacrifiera sa fortune et sa vie, mais le sujet malheureux troublera l’état par ses murmures, ne vous servira pas, et peut-être aimera vos ennemis. Suffit-il, pour faire fleurir le royaume, d’opposer une armée aux Anglais? non sans doute; puisque nous avons parmi nous un ennemi plus redoutable qu’eux, et c’est un gouvernement sans principe et sans règle. Nous élevons autour de vous un rempart contre les passions de vos courtisans et contre les vôtres: si vous regardez ce bienfait comme un crime, quels soupçons et quelles alarmes ne répandez-vous pas dans nos esprits? Nous voudrions placer à côté de vous sur le trône, la prévoyance, l’économie, la justice et la modération; vos flatteurs préféreroient d’y voir leurs passions; et si vous pensez comme eux, devons-nous trahir vos intérêts, les intérêts de votre maison et les nôtres, en nous abandonnant inconsidérément à votre conduite?»

Il s’en falloit bien que l’ignorance où nos pères étoient plongés, leur permît de rapprocher ainsi et de concilier les intérêts du roi et de la nation: aussi la France étoit destinée à éprouver encore une longue suite de calamités et de révolutions. Les états, bornés à défendre leur fortune domestique contre les entreprises du gouvernement, ne firent que marquer d’une manière plus frappante la ligne de séparation, entre des intérêts depuis trop long-temps séparés; et par cette conduite, ils détruisoient d’une main l’ouvrage qu’ils vouloient élever de l’autre. Dès que les états étoient convaincus que le roi Jean ne leur pardonneroit jamais l’audace de marquer des limites à son autorité, et de le réduire aux revenus de ses domaines, ils devoient s’attendre à son ressentiment, calculer les forces avec lesquelles ils lui résisteroient, et multiplier par conséquent les moyens pour le soumettre irrévocablement à la loi qu’on lui avoit imposée.

Pour donner aux états la stabilité sans laquelle ils ne pouvoient tout au plus produire qu’un bien passager, suffisoit-il dans ces circonstances de convenir simplement qu’ils s’assembleroient à la Saint-André pour délibérer sur les besoins du royaume? Il falloit demander au roi une loi générale et perpétuelle, qui ordonnât que ces assemblées, devenues un ressort désormais nécessaire de l’administration, se tiendroient tous les ans dans un temps et dans un lieu déterminé, et que les députés des trois ordres s’y rendroient, sans avoir eu besoin d’une convocation particulière; il falloit ne plus souffrir la séparation des états en Languedoyl et en Languedoc; en effet, toute la nation réunie en une seule assemblée auroit opposé une force plus considérable à ses ennemis.

On convint que si les états prochains refusoient au roi les subsides qui lui étoient[196] nécessaires, il rentreroit, à l’exception du droit de prises, qui étoit supprimé pour toujours, dans la jouissance de tous les autres droits auxquels il renonçoit: il est difficile de concevoir les motifs d’une pareille disposition, dont les termes étoient équivoques, et par laquelle les états sembloient se dépouiller du privilége qu’ils venoient de s’attribuer, de réformer les abus et de juger des besoins du royaume. On sentoit les inconvéniens des coutumes et des droits établis pendant la barbarie des fiefs; on en est accablé; pourquoi donc ne fait-on qu’une loi conditionnelle? Pourquoi ne cherche-t-on pas à les proscrire irrévocablement? Par cette conduite inconsidérée, les esprits n’étoient point rassurés sur l’avenir, et les citoyens n’osoient concevoir aucune espérance raisonnable, ni former des projets salutaires. Les maux du royaume n’étoient que suspendus, et il étoit menacé de retomber dans le chaos d’où il vouloit sortir; ou plutôt il n’en étoit point sorti. Le conseil du prince, gêné seulement pour un temps passager, ne désespéroit pas de reprendre sa première autorité; par conséquent, il conservoit ses principes en feignant d’y renoncer; et tous ceux qui prévoyoient la décadence nécessaire du nouveau pouvoir des états devoient travailler à la hâter.

Cet art de faire le bien lentement et par degrés, de ne point franchir brusquement les intervalles que nous sommes condamnés à parcourir avec patience; cet art d’affermir le gouvernement qui est l’appui et la base des lois, avant que de faire des réglemens particuliers pour réprimer quelques abus ou produire quelque bien, sera-t-il éternellement ignoré des hommes? Les états ne s’occupoient que des moyens de payer les plus légères contributions qu’il leur seroit possible, ou d’arrêter le cours de quelques injustices; et ils ne voyoient pas qu’en irritant le conseil sans lui lier les mains, ils augmentoient ses forces, et préparoient par conséquent leur ruine. Ils étendoient leur administration sans s’apercevoir qu’il y a une grande différence entre une autorité étendue et une autorité solidement affermie; l’une ordinairement est bientôt méprisée, et l’autre est de jour en jour plus respectée.

Dans un temps de barbarie, où la force étoit considérée comme le premier des droits, pouvoit-on se flatter de disposer réellement des finances, quand on n’avoit aucune juridiction ni aucune autorité sur les milices? Il n’auroit pas été surprenant dans le quatorzième siècle, qu’un prince eût dit à ses soldats dont il étoit le maître absolu: «vous êtes braves, vous êtes armés, vous êtes exercés à la guerre, pourquoi souffrez-vous donc que des citoyens oisifs, et que vous défendez contre leurs ennemis, payent à leur gré vos services? Répandrez-vous votre sang pour des ingrats? Leur avarice met des entraves à ma libéralité; apprenez-leur à obéir, si vous voulez que votre chef vous récompense d’une manière digne de vous et de lui, et que votre fortune ne dépende que de votre courage. Si un roi de France pouvoit tenir ce langage à ses troupes mercenaires, suffisoit-il que les généraux et les élus des aides fussent chargés de passer les troupes en revue, et de leur payer leur solde? Pour affermir solidement la nouvelle administration, n’eût-il pas fallu lier les milices par un serment, les attacher plutôt à la patrie qu’au prince, et imaginer, en un mot, quelques moyens pour faire penser les soldats en citoyens? Si le roi Jean et son fils ne subjuguèrent pas leurs sujets les armes à la main, la guerre qu’ils soutenoient contre les Anglois s’y opposa; et d’ailleurs, les fautes multipliées des états avoient laissé à ces princes d’autres voies plus douces pour rétablir leur pouvoir; mais Charles V, lassé de l’obstination des Parisiens à lui refuser des secours inutiles, ne les traita-t-il pas en peuple révolté?

Je m’arrête à regret sur ces temps malheureux qui préparoient les plus funestes divisions. Je jetterois un voile épais sur les erreurs de nos pères, s’il n’importoit à leur postérité de les connoître, et d’en développer les causes pour ne pas retomber dans les mêmes malheurs. Je me suis imposé la tâche pénible d’étudier les mœurs et les préjugés qui ont presque été la seule règle de notre nation; je dois suivre, dans les différentes conjonctures où elle s’est trouvée, la trace de l’esprit qui les faisoit agir; et toute l’histoire de ce siècle deviendroit une énigme, si on ne faisoit pas connoître dans un certain détail la conduite des états de 1355.

Un des moyens les plus efficaces pour faire respecter la nouvelle ordonnance qu’ils avoient dictée, c’étoit d’accorder un pouvoir très-étendu à leurs officiers qui devoient les représenter après la séparation de l’assemblée. Il falloit leur donner des forces supérieures à celles des abus qu’on vouloit détruire, et qui étoient accrédités par l’habitude, et chers à des hommes puissans. On ne couroit aucun danger, en confiant à ces magistrats la plus grande autorité, parce qu’elle auroit été combattue et réprimée par l’autorité encore plus grande que le prince affectoit, et que, n’étant d’ailleurs que passagère, elle auroit toujours été soumise à la censure des états mêmes qui l’auroit renforcée.

On négligea cet article préliminaire, et le devoir des généraux des aides étant dès-lors plus étendu que leur puissance, ils devoient nécessairement échouer dans leurs entreprises, et leur zèle pour le bien public ne pouvoit produire que de vaines contradictions. Par quelle inconséquence, qu’on ne peut définir, les élus envoyés dans les bailliages eurent-ils le droit de convoquer[197] à leur gré des assemblées provinciales, tandis que les neuf généraux ou surintendans des aides ne furent pas les maîtres d’assembler les états-généraux? Si on jugeoit ce pouvoir utile dans les uns, pourquoi ne le jugeoit-on pas également utile dans les autres? Les surintendans auroient paru armés en tout temps des forces de la nation entière; et assurés de cette protection toujours présente, ils auroient eu sans effort la fermeté, la constance et le courage que les états exigeoient inutilement d’eux.

Les états voulurent que leurs délégués prissent des commissions[198] du prince, et qu’en tenant leur pouvoir de lui, ils devinssent en quelque sorte ses officiers: c’étoit rendre leur état douteux, et rapprocher de la cour des hommes qu’on ne pouvoit trop attacher à la nation: comme il étoit décidé que l’unanimité des trois ordres seroit nécessaire pour former une résolution définitive, et que les avis de deux chambres ne lieroient pas la troisième, on soumit aussi les surintendans des aides à la même unanimité dans leurs délibérations. Ce réglement bizarre, qui n’étoit propre qu’à retarder l’activité des états, suspendoit toute action dans leurs représentans; et en les empêchant de conclure, de prononcer et d’agir, ne leur laissa qu’un pouvoir inutile. Il semble que les surintendans étant en nombre égal de chaque ordre, ils auroient dû délibérer en commun, et décider les questions à la pluralité des suffrages. Outre que cette forme auroit donné plus de célérité à leurs opérations, elle auroit encore servi à rapprocher le clergé, la noblesse et le peuple; et à confondre leurs intérêts, d’où il seroit résulté une plus grande autorité pour le corps entier de la nation. Les états prévinrent l’espèce d’inaction qui naîtroit nécessairement de l’ordre qu’ils avoient établi, ou plutôt des entraves qu’ils avoient mises à leurs ministres; et pour la prévenir, ils firent une seconde faute peut-être aussi considérable que la première. Leurs représentans purent porter leurs débats au parlement chargé de les concilier; c’est-à-dire, qu’ils reconnurent en quelque sorte pour leurs juges, ou du moins leurs arbitres, des magistrats dévoués par principe à toutes les volontés de la cour, partisans du pouvoir arbitraire, et dont plusieurs entroient même dans le conseil du prince.

Tandis que les états laissoient leur ouvrage ébranlé et chancelant de tout côté, ils s’occupèrent infructueusement à proscrire plusieurs vices et plusieurs abus qui seroient tombés d’eux-mêmes, si l’assemblée de la nation avoit eu la prudence de ne songer qu’à affermir son crédit. Jean s’engagea pour lui, et au nom de ses successeurs, de ne plus fabriquer que de bonnes espèces, et de ne les point changer. Il fut ordonné que ses officiers, tels que ses lieutenans, le chancelier, le connétable, les maréchaux, le maître des arbalétriers, les maîtres d’hôtel, les amiraux, etc., qui avoient étendu jusqu’à eux le droit de prise, seroient désormais traités comme des voleurs publics, s’ils vouloient encore en user. Pour prévenir toute exaction injuste de leur part, il leur fut même défendu d’exiger qu’on leur prêtât de l’argent ou des denrées. On restreignit la juridiction qu’ils s’étoient attribuée dans les affaires relatives aux fonctions de leurs charges. Les tribunaux multipliés à l’infini n’avoient encore qu’une juridiction vague, et aussi incertaine que les coutumes qui l’avoient formée, et on voulut donner des règles à la justice. On tenta de fixer les droits des maîtres des requêtes, et on arrêta les entreprises des maîtres des eaux et forêts, qui étoient devenus les tyrans les plus incommodes des seigneurs.

On défendit aux officiers du roi d’acheter les obligations des citoyens trop foibles ou trop peu accrédités pour contraindre leurs débiteurs à les payer; ce qui suppose dans les personnes attachées à la cour autant de bassesse que d’avarice, et dans les tribunaux une vénalité odieuse, ou du moins une sorte de complaisance criminelle pour les riches, et d’indifférence pour les pauvres. On interdit tout commerce aux ministres du roi, aux présidens du parlement, et généralement à tous les officiers royaux, qui, sans doute, profitant avec lâcheté du crédit que leur donnoient leurs places pour faire des monopoles, mettoient toute la nation à contribution, et ruinoient également tous les ordres du royaume. Pour le dire en passant, c’est peut-être cette loi qui commença à avilir le commerce, que les seigneurs les plus considérables n’avoient pas jugé autrefois indigne[199] d’eux; enfin, on ordonna aux officiers militaires de compléter leurs compagnies. Il fut défendu sous de sévères peines de présenter aux revues des passe-volans; et pour payer aux capitaines la solde de leurs troupes, il ne suffit plus qu’ils affirmassent qu’elles étoient complètes, ou qu’ils donnassent simplement la liste de leurs hommes d’armes.

Cette réforme prématurée fut précisément ce qui contribua davantage à ruiner le crédit naissant des états, et à faire mépriser l’ordonnance qu’ils avoient obtenue du roi, ou qu’ils lui avoient dictée. Les ministres, les courtisans, les officiers de justice et de guerre dont on vouloit arrêter les déprédations, se trouvèrent unis par un même intérêt, et formèrent une conjuration contre la nouvelle loi. Ils irritèrent aisément un prince dur, naturellement emporté, peu instruit des devoirs de la royauté, et peut-être aussi jaloux par avarice que par ambition de gouverner arbitrairement. Ils lui persuadèrent qu’il alloit être l’esclave de l’avarice des états, qui, le trouvant assez riche, le contraindroient bientôt à se contenter de ses domaines; et qu’il importoit à sa gloire de violer les engagemens qu’ils avoient eu la témérité criminelle de lui faire contracter.

Il n’étoit pas besoin de beaucoup d’intrigues, de cabales et d’efforts pour rendre sans effet une ordonnance qui, embrassant un trop grand nombre d’objets, et n’ayant que des défenseurs sans force, ne pouvoit être observée. Toutes les personnes intéressées à la conservation des abus, crurent le danger plus grand et plus pressant qu’il n’étoit en effet. Ignorant, pour ainsi dire, le caractère mobile et léger de la nation, leur avantage sur les surintendans des aides et les élus, et le pouvoir que le temps et l’habitude leur avoient donné sur les esprits, elles firent des ligues et des confédérations. Leur crainte et leur haine allèrent même jusqu’à vouloir faire assassiner ceux qu’on regardoit comme l’ame et les auteurs de la réforme projetée par les états. Il fallut permettre à ceux-ci de se faire accompagner par six hommes d’armes et ordonner à tous les justiciers de leur prêter main-forte en cas de besoin.

A une si grande tempête, que pouvoient opposer les généraux des aides et les élus des bailliages? Trop foibles pour remplir les fonctions difficiles dont on les avoit chargés, et exposés à tous les périls dont les ennemis des états les menaçoient, tantôt ouvertement et tantôt en secret, ils ne tentèrent même pas de faire leur devoir. Après s’être laissé intimider, ils se laissèrent corrompre; et profitant enfin sans pudeur du crédit que leur donnoit leur emploi, pour accroître leur fortune domestique, ils violèrent[200] eux-mêmes les lois dont ils devoient être les gardiens et les protecteurs.

Le gouvernement se comporta avec une sorte de modération jusqu’au mois de mars suivant, que les états devoient se rassembler pour examiner et juger si les subsides qu’ils avoient accordés, suffiroient aux dépenses de la guerre; mais il ne cacha plus ses vrais sentimens, dès qu’il vit que cette dernière assemblée n’avoit pris aucune nouvelle mesure pour affermir son autorité, et faire exécuter son ordonnance. Le roi Jean obtint un nouveau secours établi en forme de capitation; et ce fut un signal pour les conjurés qui, n’ayant plus rien à ménager, ne gardèrent aucune mesure. Sous prétexte de subvenir aux besoins du royaume, qui étoient, il est vrai, excessifs, mais moins grands cependant que l’avarice du conseil, on augmenta la perception des droits par des interprétations abusives[201]. On abandonna la lettre de la loi, et prétendant en suivre l’esprit, on exigea les impositions avec une extrême dureté.

Les plaintes éclatèrent de toutes parts. Tandis que les opprimés, sans ressources en eux-mêmes, et lâchement abandonnés par les délégués des états, réclamoient inutilement la foi publique, les coutumes anciennes, la loi nouvelle et la religion des traités et des sermens, les oppresseurs leur opposoient les violences, et en semant par-tout la crainte, se flattoient d’étouffer enfin les murmures. Ils se trompoient; les esprits irrités s’effarouchèrent. Plus les citoyens, qui avoient imprudemment admiré la sagesse inconsidérée des états, s’en étoient promis d’avantage, plus l’injustice qu’on leur faisoit, dut leur paroître intolérable. Leur misère et leurs plaintes les unirent plus étroitement que n’avoient fait leurs espérances. On ne vit que des cabales et des partis, qui annonçoient que l’esprit des derniers états étoit devenu plus général et plus ardent. Au désir de corriger les abus, se joignit le désir de se venger. La nation, sans presque s’en douter, se trouva partagée en deux partis qu’on pouvoit appeler le parti de la liberté et le parti de la monarchie; et, au milieu des orages auxquels elle alloit être exposée, quel devoit être son sort, et tous les principes du gouvernement n’étoient-ils pas incertains!

C’est dans ces circonstances malheureuses que l’armée française fut battue à Poitiers, et le roi Jean fait prisonnier. Un événement si funeste ne toucha personne. Les ministres et les courtisans étoient peu attachés au prince, ils n’aimoient que son nom et son autorité, dont ils abusoient. Ils se flattèrent que cette grande disgrace occuperoit toute la nation, qu’on ne songeroit point à les punir de leurs injustices et de leurs rapines, et que, sous prétexte de payer la rançon du roi, ils pourroient demander et obtenir des subsides plus considérables. Les mécontens, de leur côté, se flattèrent que la cour et ses partisans, humiliés par les malheurs de l’état et les disgraces du prince, n’oseroient plus avoir la même audace, et que le poids de l’autorité seroit plus léger entre les mains du dauphin.


CHAPITRE III.

Suite du règne du roi Jean.—Des états convoqués par le dauphin, après la bataille de Poitiers en 1356.—Examen de leur conduite.

Le dauphin, prince âgé de dix-neuf ans, se trouva chargé des rênes du gouvernement, et on ne prévoyoit point alors quelle seroit bientôt son adresse à manier et à gouverner les esprits; on n’avoit pas même une idée avantageuse de son courage, et on l’accusoit d’avoir abandonné le champ de bataille avant que la victoire se fût décidée en faveur des Anglais. En arrivant à Paris, après la défaite de son père, il se hâta d’assembler les états, qui n’étoient indiqués que pour le mois de décembre, et l’ouverture s’en fit le 17 octobre. Cette assemblée, qui étoit très-nombreuse et toute composée de mécontens, commença par choisir dans les trois ordres des commissaires qu’elle chargea de rechercher les causes des griefs dont la nation avoit à se plaindre,[202] et préparer les matières sur lesquelles on délibéreroit. Le Dauphin, de son côté, nomma quelques ministres de son père pour assister à ce travail; mais la seconde fois qu’ils s’y rendirent, on leur déclara que les conférences cesseroient s’ils s’y présentoient encore.

C’étoit annoncer au gouvernement des dispositions peu favorables à son égard, et quelque intérêt qu’il eût d’être instruit des vues et des projets des états, il n’osa cependant leur marquer, ni son inquiétude, ni son ressentiment. Le comité continua son travail, et après avoir communiqué à l’assemblée générale le plan qu’il s’étoit formé, et reçu les pouvoirs nécessaires pour entrer en négociation, les commissaires demandèrent audience au dauphin. Le Coq, évêque de Laon, le seigneur de Péquigny, et Marcel, prévôt des marchands de Paris, étoient à leur tête, et ils exposèrent au dauphin les conditions auxquelles on consentiroit à lui donner un subside, soit pour continuer la guerre, soit pour payer la rançon du roi, si on pouvoit parvenir à un accommodement avec Edouard.

L’ordonnance publiée dans les états précédens, et dont je viens de faire connoître les principaux articles, devoit servir de base à celle qu’on demandoit; mais pour faire respecter celle-ci autant que l’autre avoit été méprisée, les commissaires exigèrent que le dauphin dépouillât de leurs emplois tous ceux que les états regardoient comme leurs ennemis, et les auteurs des infidélités et des violences dont le public se plaignoit, et on lui présenta la liste de leurs noms. On demandoit qu’on leur fît leur procès; et enfin les états exigèrent que le conseil fût composé de quatre prélats, de douze seigneurs et de douze députés des communes qu’ils nommeroient eux-mêmes.

Il n’en fallut pas davantage pour rompre une négociation à peine entamée. Le dauphin, sans expérience, accoutumé à croire que l’autorité royale ne peut connoître aucune borne, et conduit par les hommes mêmes dont on demandoit le châtiment, regarda comme un attentat les conditions qu’on avoit osé lui présenter. Les historiens ne balancent point à condamner la conduite des états; et il peut se faire que les commissaires aient demandé une chose juste d’une manière imprudente. Ils manquèrent sans doute de l’art nécessaire pour faire agréer leurs propositions. Plus le prince étoit puissant, plus il falloit apporter de ménagement en traitant avec lui, et des hommes qu’on avoient gouvernés avec une extrême dureté, devoient être peu capables de cette modération. On pourroit même soupçonner, que n’étant point inspirés par l’amour seul de l’ordre et du bien public, ils laissèrent peut-être voir de la haine, de l’emportement et de l’esprit de parti, quand il ne falloit montrer au dauphin qu’une fermeté noble et respectueuse, et un tendre intérêt pour sa fortune et les malheurs du royaume.

Dire à un roi qu’il est homme, qu’il ne règne que parce qu’il y a des lois, et que plus il est élevé dans l’ordre de la société, plus il a d’intérêt de les respecter; ajouter, quand le malheur est extrême, qu’il n’est pas infaillible, qu’il se nuit à lui-même, qu’il prépare sa ruine; que ses ministres ont surpris sa religion, qu’il lui importe de les punir, et que les courtisans sont ses ennemis naturels et les ennemis de la nation: est-ce manquer au respect profond qui lui est dû? Que les peuples n’aient aucun droit à réclamer, j’y consens; mais si la vérité devient un crime dans les occasions où le prince assemble ses sujets pour les consulter; si la flatterie devient alors une vertu, restera-t-il une étincelle d’honneur sur la terre, et les hommes pourront-ils espérer quelque soulagement dans leurs malheurs? S’il s’ouvre un abîme sous les pas du prince, quel est l’étrange respect qui défend à la nation de l’avertir du danger, et lui ordonne de s’y précipiter? Les rois sont les plus malheureux des hommes, s’il est du devoir de leurs sujets de leur inspirer une fausse sécurité. Avant que d’écrire l’histoire, il faudroit au moins être instruit des droits et des devoirs des rois et des citoyens. Pour prouver son attachement au prince, faut-il emprunter des sentimens d’un esclave, et contribuer par ses bassesses au malheur public, en lui donnant un pouvoir dont il abusera? Le sujet fidelle n’est pas celui qui voudroit sacrifier le peuple aux passions du prince, car la perte de l’un prépareroit la perte de l’autre; mais c’est celui qui sait concilier leurs intérêts, et les lier par cette confiance mutuelle que la seule observation des lois peut donner, et à laquelle la nature a attaché la prospérité des états.

Le royaume, dit-on, se trouvoit dans la conjoncture la plus fâcheuse, et quand la France étoit ouverte aux armes des Anglais victorieux, il n’étoit pas temps de contester sur des priviléges; il ne s’agissoit pas de réformer des abus et de faire des lois, mais de lever une armée. L’opiniâtreté des états à ne donner aucun secours au dauphin, exposoit le royaume à passer sous un joug étranger; et si le roi avoit manqué à ses devoirs, la nation trahissoit alors les siens. Mais est-il vrai que des ennemis étrangers soient toujours plus à craindre que des ennemis domestiques? Peu d’états ont succombé sous le courage de leurs voisins, et ceux qui ont trouvé leur ruine dans leurs propres vices, sont sans nombre. Est-il vrai que les dangers, dont la France étoit menacée, se fussent dissipés, si les états eussent accordé libéralement les subsides qu’on leur demandoit? Sans remédier aux causes de la déprédation, pourquoi la déprédation auroit-elle disparu. Il est vraisemblable que le dauphin, engourdi par la complaisance de ses sujets, n’auroit jamais trouvé en lui ces talens qui le rendirent dans la suite si redoutable aux Anglais. Quel usage le gouvernement auroit-il fait de la libéralité des états? Le passé devoit éclairer sur l’avenir. Sans manquer aux règles les plus communes de la prudence, étoit-il permis de présumer qu’un jeune prince, sans expérience, auroit plus d’art et de courage que ses prédécesseurs, pour résister à l’avidité dévorante de ses ministres et de ses officiers? Pourroit-on se flatter que les mêmes hommes, qui avoient mis le royaume sur le penchant du précipice, ne l’y feroient pas tomber? Leurs malversations passées sont peut-être moins propres à justifier les refus des états, que leur obstination à vouloir conserver des places dont on les jugeoit indignes: la retraite est le seul parti qui convienne à des ministres éclairés et vertueux, lorsque, par malheur, étant devenus suspects à leur nation, ils sont devenus incapables de faire le bien.

Quand les états auroient prodigué la fortune des citoyens, quel en auroit été le fruit? La nation entière étoit lasse de l’avarice et de la prodigalité du gouvernement, et les auroit regardés comme des traîtres, qui passoient leurs pouvoirs. Bien loin que les villes, les communautés et les bailliages irrités eussent consenti à payer le tribut imposé, on n’auroit encore vu de toute part que des ligues, des associations et des révoltes. Par-tout l’Angleterre auroit trouvé des Français armés pour faire des diversions en sa faveur. D’ailleurs, est-il vrai qu’Edouard, autrefois obligé de faire une trève après la bataille de Crécy et la prise de Calais, se trouva dans des circonstances plus favorables à ses desseins après la victoire de son fils? Je l’ai déjà dit en parlant de la manière dont on faisoit alors la guerre, il étoit facile aux Anglais de ravager la France, mais impossible de la subjuguer.

Le dauphin cassa les états, et espéra de trouver plus de docilité dans les assemblées provinciales; mais quand il voulut traiter avec la ville de Paris, elle lui refusa opiniâtrement toute espèce de secours. Peut-être que les états, en se séparant, étoient convenus qu’aucun bailliage ni aucune communauté ne se prêteroit aux propositions du conseil; peut-être aussi que cette résistance générale n’étoit qu’une suite du mécontentement général. Quoi qu’il en soit, les provinces montrèrent la même indocilité que la capitale, et le dauphin n’ayant pu obtenir aucun subside dans des circonstances où il en sentoit davantage le besoin, et ne pouvoit employer la force avec succès, fut contraint, après s’être absenté quelque temps de Paris, d’y indiquer pour le 5 février[203] la tenue des états-généraux de la Languedoyl.

Charles consentit donc à déposséder de leurs emplois vingt-deux officiers de son père, dont les noms, consignés dans nos fastes, doivent, de génération en génération, recevoir une nouvelle flétrissure. Pierre-de-la-Forest, homme sans naissance, et qui ne dut qu’à ses intrigues et au malheureux talent de servir les passions de ses maîtres, la pourpre romaine, l’archevêché de Rouen et la dignité de chancelier; Simon de Buey, à la fois ministre d’état et premier président du parlement; Robert de Lorris, ministre d’état et chambellan du roi; Enguerran du Petitcellier, trésorier du roi; Nicolas Bracque, ministre d’état et maître d’hôtel du roi, auparavant son trésorier et maître des comptes; Jean Chauvel, trésorier des guerres; Jean Poillevillain, souverain maître des monnoies et maître des comptes; Jean Challemart et Pierre d’Orgémont, présidens du parlement et maîtres des requêtes; Pierre de la Charité et Ancel Chogouart, maîtres des requêtes; Regnault Meschins, abbé de Fatoise et président des enquêtes du parlement; Bernard Froment, trésorier du roi; Regnault Dacy, avocat général du roi au parlement; Etienne de Paris, maître des requêtes; Robert de Préaux, notaire du roi; Geoffroi le Mesnier, échanson du dauphin; Jean de Behaigne, valet de chambre du dauphin; le Borgne de Veaux, maître de l’écurie du dauphin; et Jean Taupin, seigneur ès-lois et conseil aux enquêtes.

Si c’étoit un avantage que d’avoir déshonoré les hommes que je viens de nommer, il ne falloit pas le rendre inutile en leur laissant la liberté et le pouvoir de se venger.

Plus ils avoient fait d’efforts et montré d’adresse pour empêcher leur disgrace, moins les états devoient se relâcher du projet de les perdre entièrement. Dans toutes les affaires, il y a un point capital qui décide du succès, quoiqu’il ne paroisse pas toujours le plus important; qui le néglige doit voir détruire son ouvrage presque achevé. On lassa sans doute par de longues négociations les représentans d’une nation légère, inconsidérée, trop ardente dans ses démarches, et trop peu accoutumée à réfléchir pour être constante dans ses desseins. Peut-être même employa-t-on les voies de la corruption. Quoi qu’il en soit, les états négligèrent leurs ennemis après les avoir diffamés, et oublièrent jusqu’à leur premier projet de donner un conseil tout nouveau au dauphin. Ils se contentèrent même d’associer quelques ministres aux anciens, qu’ils ne déplacèrent pas[204].

En effet, les officiers disgraciés par les états furent plus en faveur que jamais auprès du prince, qui les considéroit comme des victimes sacrifiées à ses intérêts: déjà ennemis de la nation par avarice et par ambition, ils le furent encore par vengeance. Les nouveaux ministres à qui les états avoient ouvert l’entrée du conseil, n’y furent regardés que comme des censeurs ou des espions incommodes; on ne traita sérieusement devant eux d’aucune affaire, et ils n’eurent aucune part au secret du gouvernement. On tenta par des promesses et des bienfaits, et on intimida, par des menaces, ceux qui avoient le moins de probité et de courage; et tous enfin cédèrent d’autant plus volontiers à la tentation de s’élever, de s’enrichir ou de ne pas se perdre, que les états, loin de s’être corrigés des fautes qu’ils avoient faites l’année précédente, et d’avoir pris des mesures plus sages pour donner à leurs agens une plus grande autorité, avoient au contraire multiplié leurs ennemis.

Tous les officiers du royaume furent suspendus de l’exercice de leurs charges, à l’ouverture des états. Étoit-ce pour prouver, ou du moins pour faire entendre que toute autorité particulière disparoît et s’anéantit devant la puissance suprême de l’assemblée de la nation? Je ne saurois le croire. Les peuples n’en devoient pas tirer cette conséquence, depuis que le gouvernement féodal, en les humiliant, avoit fait oublier tous les droits de l’humanité; et les états eux-mêmes, plongés dans l’ignorance, n’avoient point une si haute idée de leur pouvoir, puisqu’ils s’étoient séparés aux premiers ordres du dauphin. Cette opération dangereuse en elle-même, parce qu’elle arrête et suspend l’action de la puissance exécutrice qui, les yeux ouverts sur le citoyen, ne doit jamais être interrompue, inquiéta le public, mortifia des magistrats dont on n’avoit rien à craindre, et les alarma pour l’avenir. Tout ce qu’il y avoit de plus puissant dans le royaume, ou qui exerçoit quelque fonction publique, craignit d’être soumis à une inquisition trop vigilante. Les états mirent le comble à leur première imprudence par l’ordonnance qu’ils dictèrent au dauphin avant que de se séparer, et qui tendoit à corriger à la fois un trop grand nombre d’abus. Ils devoient se faire désirer, et en se faisant craindre, ils servirent leurs ennemis.

Le parlement dut voir avec indignation qu’on lui ordonnât de ne pas prolonger[205] les affaires, de ne faire acception de personne dans ses jugemens, de traiter les pauvres avec humanité, et sur-tout qu’on diminuât les dépenses fastueuses de ses commissaires, qui, marchant aux frais des parties, les ruinoient avant que de les juger. La chambre des comptes qui, dans son origine, n’avoit été qu’un simple conseil de quelques ministres chargés d’administrer les finances du roi, et de recevoir les comptes des fermiers du domaine, les maîtres des requêtes, les maîtres des eaux et forêts, les baillis, les prévôts, les gens de guerre, etc. tous devoient être également révoltés qu’on s’apperçût des nouveaux droits qu’ils s’étoient faits, qu’on éclairât leur conduite, qu’on dévoilât leurs malversations, et qu’on prétendît corriger des abus que l’effronterie des coupables et l’impunité avoient convertis en autant de droits.

Les états de 1356 ne s’apperçurent point de la faute que j’ai reprochée à ceux de l’année précédente, touchant la forme d’administration à laquelle les généraux des aides étoient soumis. Ils continuèrent à exiger que deux surintendans du clergé, de la noblesse et du tiers-état eussent un même avis[206] pour pouvoir former une résolution. Ces officiers continuèrent ainsi d’avoir les mains liées, et possédèrent ridiculement une autorité dont l’exercice étoit éternellement suspendu par eux-mêmes.

Les états sentirent, il est vrai, que leur ouvrage n’étoit qu’ébauché, et combien il leur importoit de s’assembler quand la situation des affaires l’exigeroit; mais au lieu de songer à se rendre un ressort ordinaire et nécessaire du gouvernement, par des convocations régulières et périodiques, ils ne demandèrent que le privilège de s’assembler à leur gré pendant un an[207].

Il leur fut même impossible d’user de cette permission, parce qu’ils ne chargèrent aucun de leurs officiers du soin de les convoquer en cas de nécessité, ni de juger du besoin d’une convocation; et qu’à moins d’une inspiration miraculeuse, le clergé, la noblesse et les communes ne devoient pas envoyer en même temps ni dans le même lieu leurs députés pour représenter la nation.

Quand les états se séparèrent, leurs ennemis se réunirent, et parvinrent aisément à faire oublier et mépriser une ordonnance accordée avec chagrin, par le prince, aux demandes d’une assemblée qui avoit voulu étendre son pouvoir au lieu de l’affermir, et corriger des abus sans avoir pris auparavant des mesures efficaces pour réussir. Plusieurs officiers que le dauphin avoit feint de disgracier, furent rappelés à la cour. Pendant qu’on intimidoit les généraux des aides et les élus des provinces, ou qu’on lassoit leur fermeté, en les traversant dans toutes leurs opérations, on poursuivit, sous différens prétextes, ceux qu’on regardoit comme les auteurs des résolutions des états; on leur supposa des crimes pour les perdre. Les uns se bannirent eux-mêmes du royaume; ils n’y trouvoient plus d’asile assuré contre la calomnie et la persécution de leurs ennemis, depuis que les états avoient eu l’imprudence d’offenser tous les tribunaux de justice. Les autres, comptant trop sur leur innocence et les intentions droites qu’ils avoient eues, furent livrés à la justice; on leur trouva, ou plutôt, on leur supposa des crimes, et ils furent condamnés au dernier[208] supplice.

C’est avec raison qu’on peut comparer la situation où les Français se trouvèrent sous le règne du roi Jean, à celle où les Anglais s’étoient vus autrefois sous le règne de Jean-sans-Terre. Chez les deux peuples, le prince tendoit également à s’emparer d’un pouvoir sans bornes, et les deux nations en s’agitant firent un effort pour secouer le joug qu’on leur imposoit. Les Anglais et les Français obtinrent, ou plutôt se firent les mêmes droits et les mêmes prérogatives; mais pourquoi nos deux ordonnances de 1355 et 1356 ne sont-elles aujourd’hui qu’un vain titre dans nos mains; tandis que la célèbre charte de Jean-sans-Terre, triomphant de tous les efforts que l’avarice et l’ambition ont faits pour la détruire, est encore le principe et la base du gouvernement actuel de l’Angleterre? En recherchant les causes de cette différence, je mettrai dans un nouveau jour les observations qu’on vient de lire, et je répandrai d’avance de la lumière sur la partie de notre histoire qu’il me reste à développer.

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