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Collection complète des oeuvres de l'Abbé de Mably, Volume 2 (of 15)

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REMARQUES ET PREUVES
DES
Observations sur l’histoire de France.


LIVRE QUATRIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

[138] «Li Bers ne ses justices ne doivent pas fere recors au vavassor de riens du monde qui soit gié pardevant eux.» (Estab. de S. Louis, L. I, C. 40.) Je placerai dans cette remarque les preuves des usurpations récentes qu’avoient faites les barons, et dont je parle dans le premier chapitre de ce quatrième livre.

«Li Queens les (ses vassaux) puet fere semondre par ses serjens serementés par un ou par pluriex». (Beaum. C. 2.)

«Li Queens et tuit cil qui tiennent en baronie ont bien droit seur leur houmes par reson de souverain, que se il ont mestier de fortereche à leur houmes pour leur guerre, ou pour mettre leurs prisonniers ou leurs garnisons, ou pour aus garder, ou pour le pourfit quemum dou païx, il le pueent penre, &c.» (Beaum. C. 58.) Cet auteur ajoute tout de suite que si le vassal a besoin de son château, parce que il est lui-même en guerre, le suzerain doit le lui garantir. Il dit encore que si le vassal a un héritage ou possession qui nuise ou convienne fort à la maison ou au château de son suzerain, celui-ci ne peut pas le contraindre à vendre, mais bien à consentir à un échange.

«Se li houme d’aucun seigneur fet de son fief, ou d’une partie de son fief, arriere-fief, contre coustume sans le congié de son seigneur, sitost comme li sires li fet, il le puet penre comme li sien propre pour le meffet. (Beaum. C. 2.) Aucun puet son fief estrangier ne vendre par parties sans l’otroi dou seigneur de qui il le tient. Ne puet ou franchir son serf sans l’otroi de chelui de qui en tient li fief: car li drois que je ai seur mon serf est du droit de mon fief, doncques, se je li ai donné franchise, apetice-je mon fief. Ne pue nus donner abriegement de serviches de fief ne franchises de hiretages sans l’autorité de son pardessus.» (Ibid. C. 45.) «Nus vavasor ne gentishom ne puet franchir son home de cors en nule maniere sans l’assentement au baron ou du chief seigneur.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 34.)

Il est parlé du droit de rachat dans une ordonnance du 1 Mai 1209. Quandocumque contigerit; pro illo totali feodo servitium domino fieri, quilibet eorum secundùm quod de feodo illo tenebit, servitium tenebitur exhibere, et illi domino deservire et reddere rachatum et omnem justitiam. (Art. 2.) Par l’ordonnance du mois de mai 1235, on voit que le droit de rachat se payoit à chaque mutation, même en ligne directe. Quand Beaumanoir écrivit en 1283, son ouvrage sur les coutumes de Beauvoisis, le rachat n’avoit plus lieu qu’en ligne collatérale; mais peut-être que cette coutume n’étoit pas générale. Il dit, C. 27, «quant fief eschiet à hoirs qui sont de costé, il i a rachat.» En parlant de lods et ventes, il dit «quant hiretages est vendus, se il est de fief, li sires a le quint dernier dou prix de la vente.» Ce droit n’a sans doute été imaginé qu’après que les barons eurent établi comme une maxime constante, que les possesseurs des fiefs, qui relevoient d’eux, ne pouvoient point, selon l’expression de Beaumanoir, les estrangier.

Le pouvoir de lever des subsides sur ses vassaux n’est pas une chose dont on puisse douter; on en trouve les preuves dans mille endroits. Mais il faut bien se garder de croire avec quelques écrivains, que les vassaux eux-mêmes payassent ces subsides ou aides de leurs propres deniers. Brussel rapporte dans son traité de l’usage des fiefs, (L. 3, C. 14), des lettres-patentes de Philippe-le-Bel du 6 octobre 1311, adressées au bailli d’Orléans, par lesquelles il lui ordonne de lever dans les terres des barons de son ressort, le subside du mariage de sa fille Isabelle avec Edouard II, roi d’Angleterre; et cela de la même manière et aussi fortement quant à la somme, que les barons ont coutume d’exiger dans leurs terres le mariage de leur fille. Cela suffit pour indiquer comment les barons levoient des aides sur leurs vassaux, ou plutôt sur les sujets de leurs vassaux. S’ils avoient soumis leurs vassaux mêmes à payer cette sorte de taxe de leurs deniers, est-il vraisemblable que Philippe-le-Bel, qui affectoit sur les barons les mêmes droits qu’ils s’étoient faits eux-mêmes sur leurs vassaux, eût eu pour eux quelque ménagement? Cette conduite seroit contraire à tout le reste de la politique de ce prince, aussi hardi et entreprenant, que adroit et rusé.

Quicumque etiàm, sivè mater, sivè aliquis amicorum, habeat custodiam fœminæ quæ sit heres, debet præstare securitatem domino à quo tenebit in capite, quod maritata non erit, nisi de licentiâ ipsius domini et sine assensu amicorum. (Ord. an. 1246, art. 2.) «Quant dame remeient veve, et elle a une fille, et elle assebloie, et li sires à qui elle sera feme lige viegne à lui et li requierre, dame je vuel que vous me donnés seureté que vous ne mariés votre fille sans mon conseil et sans le conseil au linage son perre, car elle est feme de mon home lige, pour ce ne vuel je pas que ele soit fors conseillée, et convient que la dame li doint par droit; et quand la pucelle sera en aage de marier, se la dame tru qui la li demaint, ele doit venir à son seigneur, et au lignage devers le pere à la damoiselle, et leur doit dire en tele maniere; seigneur l’en me requiert ma fille à marier, et je ne la vuel pas marier sans vostre consel; ore melés bon consel que tel homme me la demande, et le doit nommer, et se li sires dit, je ne voel mie que cil l’ait, quar tiex homme la demande qui est plus riches est plus gentishom et riches, que cil de qui vous parlés, qui volentiers la prendra, et se li lignage dit, encore en savons nous un plus riche et plus gentishom que nus de ceux; adonc si doivent regarder le meilleur des trois et le plus proufitable à la damoiselle, et cil qui dira le meilleur des trois, si en doit êstre creus; et se la dame la marioit sans le conseil au seigneur, et sans le conseil au lignage devers le pere, puisque li sires li auroit donnée, elle perdroit ses meublés.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 61.)

On voit par ce dernier passage, qui sert de commentaire à celui qui le précède, combien le P. Daniel se trompe, quand il avance qu’un vassal se rendoit coupable de félonie, et s’exposoit par conséquent à perdre son fief, s’il marioit un de ses enfans sans le consentement de son suzerain. S. Louis, qui, par intérêt personnel et par amour de l’ordre et du bien public, ne cherchoit qu’à établir la subordination la plus exacte et la plus marquée entre le vassal et le suzerain, se seroit-il exprimé, comme il fait dans le passage de ses établissemens que je viens de citer, si la coutume eût été plus favorable à l’autorité du suzerain? On ne sauroit trop se défier de nos historiens; il m’est arrivé plus d’une fois de recourir à la pièce qu’ils citent en marge, et de n’y rien trouver de ce qu’ils y ont vu.

En 1200, la comtesse Blanche de Champagne passa l’acte suivant avec Philippe-Auguste. Ego propriâ meâ voluntate juravi, quod sinè consilio et assensu et propriâ voluntate domini mei Philippi regis Francorum, non acciperem maritum, et quod ei tradam filiam meam et alium infantem meum, si ego remanserim gravida de meo marito, &c. Pourquoi Philippe-Auguste et la comtesse de Champagne auroient-ils passé un pareil acte, si la convention qu’il contenoit eût été de droit commun dans le gouvernement féodal? Pourquoi ces expressions de la comtesse de Champagne, propriâ voluntate juravi? Pourquoi Philippe-Auguste, si jaloux de ses droits, auroit-il négligé de s’exprimer dans cet acte, qu’il ne demandoit cet engagement à la comtesse de Champagne, que comme une confirmation du droit de suzerain, et une reconnoissance plus formelle de la part de cette princesse, d’un devoir établi par la coutume, et auquel elle ne pouvoit manquer sans trahir la foi du vasselage? Ce sont de pareils traités qui vraisemblablement ont contribué à établir de nouveaux usages et de nouveaux droits.

Il me faudroit faire une longue dissertation, si je voulois exposer ici toutes les raisons qui m’ont déterminé à croire que les coutumes dont je rends compte dans le premier chapitre de ce livre, étoient des nouveautés entièrement inconnues avant le règne de Louis-le-Gros. Qu’on se rappelle les circonstances où se forma le gouvernement féodal; qu’on songe qu’il dut bien plus sa naissance à l’esprit d’indépendance qu’à l’esprit de tyrannie, sur-tout entre les seigneurs; et l’on sera porté à juger que les coutumes dont je viens de parler dans cette remarque, ne pouvoient pas être établies sous les premiers Capétiens.

Je l’ai déjà dit, et je le répète encore. Je me suis fait une règle que je crois sûre, c’est de ne regarder comme coutumes primitives du gouvernement féodal, que celles qui ont une analogie marquée avec quelqu’une des lois connues sous la seconde race; celles qui y sont contraires, doivent sans doute être des nouveautés introduites par le temps, dans un gouvernement où la force, la violence et l’adresse décidoient de tout, et où un seul exemple devenoit un titre pour tout oser, tout entreprendre et tout exécuter.

J’ai avancé dans le livre précédent, que les justices des seigneurs, quoique toutes souveraines, n’avoient pas la même compétence sous Hugues-Capet; parce que je trouve cette différente attribution des justices établies par Charlemagne. (Voyez la remarque 95, chapitre 2, du livre précédent.) Je dis actuellement que le droit de prévention dont les barons jouissoient à l’égard de leurs vassaux sous le règne de S. Louis, étoit un droit nouvellement acquis; parce que je le trouve contraire aux établissemens de la seconde race. Je me contenterai de rapporter en preuve un passage qu’on a déjà lu dans quelque remarque précédente. Si vassus noster justitias non fecerit, tunc, et comes et missus ad ipsius casam sedeant et de suo vivant quousque justitiam faciat. (Cap. an. 779, art. 21.) Peut-il y avoir une preuve plus forte que le droit de prévention, d’une justice sur l’autre, étoit inconnu sous la seconde race, puisque le comte et l’envoyé royal ne pouvoient point connoître, dans le cas même du déni de justice, d’une affaire dont la connoissance appartenoit à la justice d’un seigneur particulier?

Quand on voit avec quelle espèce de fureur les seigneurs démembroient leurs terres, sous les prédécesseurs de Louis-le-Gros, pour se faire des vassaux; quand on considère leur manie de tout ériger en fief, comment pourroit-on croire que la coutume dont Beaumanoir parle, et qui défendoit d’apeticier son fief et d’affranchir son serf, ne fût pas nouvelle? On voit d’abord qu’un grand vassal de la couronne est cité aux assises du roi par deux de ses pairs; dans la suite la comtesse Jeanne de Flandre se plaint que le roi ne l’a fait ajourner que par deux chevaliers. Cette entreprise étoit donc nouvelle, et ce nouveau droit a sans doute pris naissance dans le même temps que les barons avoient commencé à faire ajourner leurs vassaux par de simples sergens. Cum esset contentio inter Johannam comitissam Flandriæ.... Dominus rex fecit comitissam citari coràm se per duos milites. Comitissa ad diem comparens proposuit se non fuisse sufficienter citatam per duos milites, quia per pares suos citari debebat. Partibus appodiantibus se super hoc, judicatum est in curiâ domini regis quod comitissa fuerat sufficienter et competenter citata per duos militès, et quod tenebat et valebat submonitio per eos facta de comitissa.» (Voyez cet arrêt du parlement, dans le traité des fiefs de Brussel. L. 2, C. 24.)

Il nous reste un ouvrage précieux et très-propre à nous donner des lumières sur les époques de l’origine de nos différentes coutumes; ce sont les assises de Jérusalem. Godefroy de Bouillon et les seigneurs qui les rédigèrent, étoient passés dans la Palestine vers la fin du onzième siècle. N’est-il pas raisonnable de penser que les coutumes dont ils conviennent entre eux, étoient pratiquées en France à leur départ, et que ceux de nos usages dont ils ne disent rien, y étoient alors encore inconnus?

Les établissemens de S. Louis, tels que nous les avons aujourd’hui, forment un ouvrage très-bizarre. Le compilateur inepte qui les a rassemblés, a tout confondu. Observations, remarques, lois pour les domaines, réglemens, conseils, rien n’est distingué; et ce n’est qu’avec le secours d’une critique constante qu’il faut les étudier, si on ne veut pas courir les risques de se tromper à chaque instant.

[139] Baronie ne depart mie entre freres, se leur pere ne leur a facte partie. Mes li aisnés doit faire avenant bienfet aux puisnés, et li doit les filles marier.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 24.)

(Voyez la troisième dissertation de Ducange, sur la vie de S. Louis par Joinville.) On appeloit tenir en frerage un fief, quand les puînés faisoient hommage à leur frère aîné pour les portions de terres démembrées qui formoient leurs apanages; et tenir en parage, quand ils ne faisoient pas hommage à leur aîné, et que celui-ci rendoit hommage à son suzerain pour les apanages des puînés.

«Se li bers fait l’aide par dessus les vavasors, il les doit mander par devant li, et se li vavasor avoient aparageors qu’ils deussent mettre en l’aide, il leur doit mettre jor que il auront leur aparageors, et li vavasor doit dire as autres aparageors que eus viegnent à tel jor voir faire l’aide». (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 42.)

Quicquid tenetur de domino ligie, vel alio modo, si contigerit per successionem hæredum, vel quocumque alio modo divisionem indè fieri, quocumque modo fiat, omnis qui de illo feodo tenebit, de domino feodi principaliter et nullo medio tenebit, sicut unus antea tenebat priusquàm divisio facta esset. (Ordon. du 1 mai 1209, art. 1.)

[140] «Nus ne tient en baronie, se il ne part de baronie par partie ou par frerage, ou se il n’a le don dou roi sans riens retenir fors le ressort. Et qui a marchir, chastellerie, ou paage ou lige estage, il tient en baronie, à droitement parler». (Estab. de S. Louis, L. 2, B. 36.) Voilà des usages incontestablement nouveaux. Dans l’origine, on ne qualifioit de barons que les seigneurs qui relevoient immédiatement d’un des grands vassaux de la couronne. Des vassaux même immédiats de la couronne ne prenoient souvent que ce titre; tels étoient les barons de Bourbon, de Montmorency, etc. Les ducs, grands vassaux du royaume, ne prenoient quelquefois que ce titre; je me rappelle d’avoir vu une pièce où le duc de Bourgogne ne se qualifie que de baron de Bourgogne. Si je ne me trompe, un comte de Champagne, roi de Navarre, est appelé baron.

[141] On a vu dans la remarque 65, chapitre 3, du second livre, que les lettres de sauvegarde ou de protection avoient été connues des rois Mérovingiens; les premiers Carlovingiens en donnèrent aussi: mais cet usage se perdit sans doute, quand leurs successeurs n’eurent plus ni considération ni pouvoir dans l’état. Quel cas auroit-on fait des patentes et des ordres de Charles-le-Simple et de Louis-le-Fainéant? Pourquoi se seroient-ils compromis en essayant d’en donner? Le règne de Charles-le-Chauve avoit accoutumé les Français à ne plus obéir. Rien n’étoit plus contraire aux principes du gouvernement féodal que ces préceptions, sur-tout si on les considère relativement aux seigneurs de la première classe. Ce n’est sans doute que quand les fiefs eurent souffert différentes atteintes, que les rois Capétiens commencèrent à faire revivre cette coutume oubliée, ou plutôt la créèrent: car je crois qu’alors, on ignoroit très-parfaitement tout ce qui s’étoit passé sous les deux premières races.

«Se aucuns s’avoe homs le roy, le roy le tient en sa garde jusques à tant que contreres soit prouvés.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 31.) «Se aucuns justice prend un home le roy, aucun justisable qui au roi savoe, en quelque meschiet que ce soit, en présent fet en sa justice ou en sa seignorie, et il noie le présent, la justice qui le suivra si prouvera le présent pardevant la justice le roy, si en seront en saisinne la gent le roy avant toute œuvre». (Ibid. L. 2, C. 2.) Voyez encore les établissemens de S. Louis, (L. 2, C. 13); on y trouve que si un homme ajourné à une justice royale, ne veut pas en reconnoître le juge, il doit lui dire: «Sires, je ai un seigneur par qui je ne vée nul droit, et sui couchant et levant en tel lieu, en tele seignorie». Mais si l’ajourné, au lieu de décliner ainsi la juridiction du tribunal devant lequel il comparoît, répondoit à l’affaire, le juge royal s’en trouvoit saisi au préjudice du juge naturel. «Car là, dit S. Louis, ou ces plés est entamés et commanciés, illuec doit prendre la fin selonc droit escrit, en code des juges ubi, en code de foro competenti, en la loi qui commence Nemo.» Les ecclésiastiques lisoient dans ce temps-là le code de Justinien. S. Louis le fit traduire: il est bien singulier que dans un gouvernement féodal, on cite les lois des empereurs Romains. Ce mélange bizarre annonçoit que les Français verroient bientôt anéantir les coutumes barbares et absurdes des fiefs.

[142] «Si quis etiam de prædictis Lombardis, Caorcinis, et aliis alienigenis morantur in terris et jurisdictionibus aliorum dominorum tue baillivie, sivè sint cleri, sivè sint laïci, ex parte nostrâ requiras eosdem, ut eos de terrâ expellant.... ut non oporteat quod manum super his apponamus». (Ordon. de janvier 1268.) «L’en mendera à tous les bailliz que il facent garder en leurs baillages et en la terre aux barons qui sont en leurs baillages, ladite ordenance de deffendre les vilains sermens, les bordeaux communs, les jeux de dés, etc.» (Ordon. de 1272.)

[143] Un arrêt du parlement, de la Pentecôte de 1286, rendu en faveur des justices du duc d’Aquitaine, prouve combien la nouvelle doctrine des cas royaux avoit déjà fait de progrès. «Mandabitur senescallo regis Franciæ quod gentibus regis Angliæ reddat curiam de subditis suis, in casibus non pertinentibus ad regem Franciæ.» Il est évident que c’est la prérogative qu’affectèrent les barons, de connoître de certains délits privilégiés, dans les terres de leurs vassaux, qui fit imaginer par les baillis du roi, des cas royaux. Je remarquerai en passant, que cet arrêt du parlement sert encore à prouver le fait dont il s’agit dans la remarque précédente. Ce sénéchal dont parle le parlement, avoit dans son ressort les états du duc d’Aquitaine.

«Sçavoir faisons que comme nous ayons octroïé, aux nobles de Champagne aucunes requestres, que il nous faisoient, en retenant les cas qui touchent nostre royal majesté; et nous eussent requis que les cas nous leurs voullisions éclaircir, nous les avons éclairci en cette manière, c’est assavoir, que le royal majesté est entendu es cas qui de droit ou de ancienne coustume puent et doient appartenir à souverain prince et à nul autre. En tesmoing, etc.» (lett. part. du 1 septembre 1315.)

[144] «Se aucuns hom se plaint en la cort le roy de son seigneur, li hom n’en fera ja droit ne amende à son seigneur, ainçois se la justice savoit que il les pledoiat, il en feroit le plet remaindre, et li sires droit au roy dont il aurroit pledoyé.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 55.)

[145] «Voirs est que li rois est souverains par dessus tous et a de son droit le général garde dou royaume. (Beaum. C. 34.) Coustume est li quens tenu à garder, et fera li garder à ses sougés que nus le corrompe, et si li quens meisme le vouloit corrompre ou souffrir que elos fussent corrompuës, ne le devroit pas li rois sousffrir, car il est tenus à garder et à fere garder les coustumes de son royaume.» (Ibid. C. 24.) Pierre de Fontaine dit la même chose dans ses conseils. «Voir au roy à qui les coustumes dou païx sunt à garder et à faire tenir.» (C. 22, §. 25.)

«Si comme pour refaire pontz et chaussées, ou moustiers, ou autres aisemens quemuns, en tiés cas puet li rois, et autres que li rois, non. (Beaum. C. 49.) De nouvel nus ne puet ferevile de quemune où royaume de France sans l’assentement dou roy.» (Ibid. Chap. 50.)


CHAPITRE II.

[146] Avant le règne de S. Louis, ce qu’on appeloit établissemens aux lois, n’étoit que des traités entre le roi et des seigneurs. J’en donnerai pour exemple une pièce qu’on nomme communément une ordonnance, et qui n’est en effet qu’un traité. C’est l’acte passé en 1206, entre Philippe-Auguste, la comtesse de Champagne, et le sire de Dampierre. Philippus, Dei gratiâ, Francorum rex, noverint universi ad quos litteræ præsentes pervenerint, quod hoc est stabilimentum quod nos fecimus de Judeis per assensum et voluntatem delictæ et fidelis nostræ comitissæ Trecentium, et Guidonis de Damnapetra.... hoc autem stabilimentum durabit, quousque nos et comitissa Trecensis, et Guido de Damnapetra qui hoc fecimus, per nos et per illos ex baronibus nostris quos ad hoc vocare voluerimus, illud diffaciamus.

L’acte du mois de novembre 1223, n’est encore qu’un traité. Ludovicus Dei gratià Franciæ rex, omnibus ad quos litteræ præsentes pervenerint, salutem. Noveritis quod per voluntatem et assensum archiepiscoporum, episcoporum, comitum, baronum et militum regni Franciæ qui Judeos habent et qui Judeos non habent, fecimus stabilimentum super Judeos, quod juraverunt tenendum illi quorum nomina scribuntur. Ces sortes d’actes ou de traités se passoient entre les seigneurs qui s’étoient rendus aux assises du roi, et qui, se trouvant réunis, profitoient de cet avantage pour traiter ensemble, comme ils faisoient quelquefois dans les congrès dont j’ai parlé ailleurs.

Il falloit que l’on commençât dès-lors à avoir quelques idées de la nécessité de publier des lois générales, puisqu’on se hasarde de dire dans le troisième article de cette pièce: Sciendum quod nos et barones nostri statuimus et ordinavimus de statu Judeorum, quod nullus nostrum alterius Judeos accipere potest vel retinere, et hoc intelligendum est tam de his qui stabilimentum juraverunt. Les Juifs étoient des espèces de serfs, et appartenoient aux seigneurs, comme les hommes de poote ou attachés à la glèbe. On trouve encore quelque chose de plus fort dans un pareil acte, que S. Louis fit au mois de décembre de 1230. Si aliqui barones noluerint hoc jurare, ipsos compellemus, ad quod alii barones nostri cum posse suo bonâ fide juvare tenebuntur. Toutes ces pièces sont dans les ordonnances du Louvre.

[147] «Quand li rois fait aucun establisement especiaument en son domaine, li barone ne laissent pas pour che à user en leurs terres selonc les anchiennes coustumes, mais quant li establissement est generaux, il doit courre par tout le royaume et nous devons croire que tel establissement sont fet par très-grand conseil, et pour le quemun pourfit.» (Beaum. C. 48.)

«Pour che que nous parlons en che livre plureix de souverain, et de che que il puet et doive fere, aucunes personnes si pourroient entendre, pour che nous nommons ne duc ne comte, que che fust dou roy.» Il falloit que le préjugé favorable à l’autorité législative du roi eût fait des progrès bien considérables sous le règne de S. Louis, puisque Beaumanoir se croit obligé de prévenir ainsi ses lecteurs, de peur qu’ils ne se trompent. Il continue. «Mes en tous les liex là où li rois n’est pas nommés, nous entendons de chaux qui tiennent en baronie, car chascuns des barons si est souverain en sa baronie; voirs est que est li rois est souverains par dessus tous, et a de son droit le général garde dou royaume, par quoi il puet fere tex establissemens comme il li plest pour le quemun pourfit, et che que il establit i doit estre tenu.» (Beaum. C. 34.)

Beaumanoir semble n’avoir point de sentiment qui fixe sur cette matière; il semble même se contredire: c’est qu’il rend plutôt compte de l’opinion publique que de la sienne.

Les appels des justices seigneuriales aux justices royales, contribuèrent beaucoup à faire regarder le roi comme le gardien et le protecteur général des coutumes du royaume; et de-là il n’y avoit pas loin à lui attribuer une sorte de puissance législative. Je finirai cette remarque par un passage important d’une ordonnance, que Philippe-le-Long donna en décembre 1320. «Comme nous ayons fait nos ordenances par nostre grand conseil lesqueles nous voulons estre tenues et fermement gardées sans corrompre, nous voulons et commandons que aucun de nos notaires ne mette ou escripte es lettres qui commandées li seront le langage, non contrestant ordenances faites ou à faire, et se par adventure aucunes les estoient commandées contre nos ordenances par leur serment, ils ne passerons ne signeront icelles lettres, avant qu’ils nous en ayent avisés.» Rien n’est plus propre à faire connoître comment s’est formée d’une manière lente et insensible la puissance législative du prince; cela devoit être ainsi dans un pays où il n’y avoit aucune loi, et où de simples coutumes gouvernoient tout. Tandis que les successeurs de S. Louis continuoient à faire des ordonnances, les seigneurs continuoient de leur côté à y désobéir, quand ils y avoient intérêt, et qu’ils pouvoient le faire impunément.

[148] «Quiconque va contre l’establissement, il chiet en l’amende de chaux qui contre l’establissement iront, et chacun baron et autres qui ont justice en leurs terres, ont les amendes de leurs sougés qui enfraignent les establissemens selonc la taussation que li rois fist, mais che est à entendre quant il font tenir en leur terre l’establissement le roy; car se il en sont rebelle ou négligent et li rois par leur défaute i met le main, il en puet lever les amendes.» (Beaum. C. 49.)

[149] Tout ce qui nous reste de monumens de ces temps-là en fait foi. C’étoit l’intérêt du clergé, qui, ayant à se plaindre des seigneurs dont ses terres relevoient, et des protecteurs qu’il avoit choisis, étoit parvenu à faire du roi une espèce de vidame général, qui devoit défendre ses immunités et ses droits, dans toute l’étendue du royaume.

«Li roi generaument a le garde de toutes les esglises dou royaume, mes especiaument chascuns baron l’a en sa baronnie, se par renonciation ne s’en est ostés, mes se li baron renonche especiaument à la garde d’aucune esglise, adoncques vient ele en la garde especiaument du roy. Nous n’entendons pas pourche se li rois à le garde général des esglises qui sont dessous les barons, que il i doit metre la main pour garder tant comme li baron fera de le garde son devoir, mais se li baron leur fet tort en se garde, ou il ne les vient garder de chaus qui tout leur font, adoncques se pueent il traire au roy comme à souverain, et che prouvé contre le baron qui le devoit garder, la garde espécial demeure au roy.» (Beaum. C. 46.)

Beaumanoir ajoute: «Aucunes esglises sont qui ont privilege des roys de France, li quel privilege tesmoignent que eles sont en chief et en membres en le garde le roy, et ne pourquant se lex esglises ou li membres de tex esglises sont en la terre des aucuns des barons, et estoient au tans que li privilege leur fu donnés, li privilege ne ote pas la garde espécial dou baron, car quant li roys donne, conferme ou otroie aucune chose, il est entendu sauf le droit d’autrui.» (Ibid.)

[150] Voyez, dans le Glossaire de Ducange, au mot apanare, l’arrêt du parlement, de la Toussaint en 1283, qui adjuge à Philippe-le-Hardi le comté de Poitiers et la seigneurie d’Auvergne, en déboutant Charles, roi de Sicile, de ses prétentions et demandes. Après les signatures des archevêques de Rheims, Bourges, Narbonne, des évêques de Langres, Amiens, Dol, de l’évêque élu de Beauvais et de l’abbé de S. Denis, on trouve dans cet acte celle du doyen de S. Martin de Tours, de plusieurs archidiacres et chanoines, &c.

[151] Voyez dans les recherches de Pasquier, (L. 2, C. 3,) les raisons sur lesquelles il se fonde pour croire que l’ordonnance dont il rapporte un extrait, concerne le parlement tenu en 1304 ou 1305.

[152] «Il n’aura nulz prelaz députés en parlemens, car le roi fait conscience de eus empechier au gouvernement de leurs espérituautés, et li roys veut avoir en son parlement gens qui y puissent entendre continuellement sans en partir, et qui ne soient occupés d’autre grans occupations.» (Ordon. du 3 décembre 1319.)

[153] «Quand nostre dit parlement sera finy, nous manderons nostre dit chancelier, les trois maistres présidens de nostre dit parlement, et dix personnes tant clercs comme laïcs de nostre conseil tels comme il nous plaira, lesquels ordonneront selon nostre volenté de nostre dit parlement, tant de la grand-chambre de nostre dit parlement, et de la chambre des enquestes, comme des requestes, pour le parlement advenir; et jurront par leurs serments, qu’ils nous nommeront des plus suffisans qui soient en nostre dit parlement, et nous diront quel nombre de personnes il dura suffire.» (Ordon. du 8 avril 1342, art. 7.)

[154] Conqueritur idem dux (Britanniæ) super eo quod curia nostra indifferenter admittit appellationes ab officialibus seu curiis vassalorum et subditorum ipsius ad nos emissas, emisso dicto duce, ad quem debet primo et convenit antiquitus appellari (Lett. Pat. de Louis X, de 1315, art. 7.) Super eo quod idem dux conqueritur quod interdum nostra curia concedit de integrandis et executioni mandandis in dicto ducatu per baillivos, servientes et alios officiarios nostros, litteras confectas super contractibus factis cum subditis ducatus prædicti. (Ibid. art. 9.) Super eo quod curia nostra de novo recipit applagiamenta a subditis dicti ducis in ejus præjudicium. (Ibid. art. 10.) Conqueritur idem dux super eo quod nonnuli sui subditi litteras a curiâ nostrâ reportant indifferenter ad baillivos et alios officiales nostros, tacito in eisdem quod sunt subditi ducis ejusdem; virtute quarum litterarum alios subditos ducatus et gentes ducis ipsius infestant sæpius multipliciter ac molestant, licet per appellationem, vel aliter non sint a jurisdictione dicti ducis exempti. (Ibid. art. 12.)

[155] S. Louis cite assez souvent les lois romaines, dans ses établissemens; Pierre de Fontaine en fait un usage encore plus fréquent dans ses conseils. On peut juger du progrès qu’on fit dans l’étude du droit romain, et combien on étoit préparé à en adopter les idées; puisque dans une ordonnance du premier avril 1315, il est déjà parlé du crime de lèse-majesté. Cum peterent nullum, qui ville Tolose consul, sivè capitularius aut decurio sit, vel fuerit, aut filius ejusdem, pro aliquo crimine sibi impositi, illo duntaxat lese majestatis excepto, questionibus subjici, etc. (art. 19.) Sous Philippe-le-Bel, on voit plusieurs pièces où se trouve l’expression de lésion de la majesté royale. C’est aussi aux lois romaines que nous devons l’usage de la question.

Nos jurisconsultes les plus anciens donnent la qualité d’empereur au roi de France. «Est roi et empereur en son royaume, et qui y puet faire loi et edict à son plaisir.» (dit Boutillier, somme rurale, Tit. 34.) «Sachés, ajoute-il ailleurs, que le roi de France, qui est empereur en son royaume, peut faire ordenances qui tiennent et vaillent loy, ordonner et constituer toutes constitutions. Peut aussi remettre, quitter et pardonner tout crime criminel, crime civil; donner graces et respit des dettes à cinq ans, à trois ans et à un an. Legitimer, affranchir et anoblir, relever de negligences, donner en cause ou causes, et généralement de faire tout, et autant que à droit impérial appartient.» (Ibid. L. 2, T. 1.) «La neufiéme maniere si est crime de sacrilege, si comme par croire contre la sainte foy de Jesus-Christ, spirituellement à parler, crime de sacrilege, si est de faire, dire ou venir contre l’establissement du roy ou de son prince, car de venir contre, c’est encourir peine capitale de sacrilege.» (Ibid. T. 24) «Possession acquise contre le roy nostre sire, ne tient lieu par la raison de sa dignité, et aussi de sa majesté impériale, car il est conditeur de loy et pour cela loy pour et par lui faicte ne lui doit estre contraire, car il ne chet en nul exemple contre autre, ni riens ne se doit comparer à lui, et pour ce nul ne peut acquerre droict de ses sujets.» (Ibid. T. 31.)

Il seroit assez curieux de suivre la doctrine de nos jurisconsultes les plus célèbres. Ferrault, qui écrivoit sous le règne de Louis XII, dit: Antiquâ lege regiâ, quæ salica nuncupatur, omne jus omnisque potestas in regem, translata est, et sicut imperatori soli hoc convenit in subditos, ità et regi; nam rex Franciæ omnia jura imperatoris habet, quia non recognoscit, in temporalibus superiorem. (De jur. et privil. Reg. Franc.) Je voudrois savoir de quel article de la loi salique Ferrault inféroit que toute la puissance publique avoit été conférée au prince. Jamais, après avoir lu la loi salique, a-t-on pu l’appeler Lex regia? Selon les apparences, Ferrault n’en connoissoit que le nom: d’ailleurs, qu’importoit sous Louis XII, tout ce qu’avoit pu statuer la loi salique? Il y avoit plusieurs siècles que, tombée dans l’oubli et le mépris, elle avoit été détruite par des coutumes contraires, et ne pouvoit pas avoir plus d’autorité sur les Français, que les lois des Babyloniens, des Égyptiens, ou des anciens Grecs.

Fidelitas supremo regi nostro debita, non solum debita est ut supremo domino feudali, sed multo magis ut regi; multa enim sunt feuda non dependentia à rege, sed ab allaudis quæ à nullo moventur, nec à rege quidem, sed nullus est locus in hoc regno qui non subsit supremæ jurisdictioni et majestati regiæ, nec sacer quidèm, ut dixi. Aliud jurisdictio et majestas regia, aliud dominum directum feudale vel censuale, et eorum recognitio.» (Dumoulin, commentaire sur la coutume de Paris, Tit. 1. Gloss. in verb. Mouvant de lui.) «Adverte quod hæc potestas potest competere domino nostro regi duplici jure, primo ex natura feudi, concessionis vel investituræ rei tanquàm ad quemlibet dominum, si sit immediatus dominus directus, et de hoc dictum est suprà; secundo tanquàm ad regem jure illo regali quo omnia in regno nonnisi legibus suis, scilicet regis possidentur nec aliter possideri possunt.» (Ibid. Tit. 1. Gloss. in verb. Jouer de son fief.) «Fidelitates illæ ligiæ et feuda ligia inferiorum dominorum, quorum fit mentio, non sic dicuntur, nec sunt verè, sed impropriè, abusivè et magis quam impropriè.» (Ibid. Tit. 1. Gloss. in verb. Le fief.) «Rex non potest in aliquo privari jurisdictione regià quam habet in offensum, quia formalis et essentialis virtus regis est jurisdictio quæ prorsùs de se est inabdicabilis à rege manente rege, nec est separabilis à regiâ dignitate sinè sui velut subjecti corruptione.» (Ibid. T. 1. Gloss. in verb. Serment de féauté.)

En lisant Dumoulin et Loyseau, qu’on appelle par habitude les lumières du barreau, on a quelque peine à concevoir comment ils conservent leur ancienne réputation; elle devroit être un peu déchue, depuis qu’on met de la dialectique dans les ouvrages, qu’on raisonne sur des idées et non pas sur des mots; qu’on commence à connoître le droit naturel, qu’on le regarde comme la base et le fondement du droit politique et civil, et que des savans ont publié une foule de monumens précieux qui nous mettent à portée de connoître notre histoire et notre droit public. J’avois d’abord eu dessein de recueillir les principales erreurs de ces deux jurisconsultes, sur les matières relatives à nos antiquités, et de les réfuter dans une remarque, mais j’ai vu avec effroi qu’il me faudroit composer un gros ouvrage. D’ailleurs, la conversation de quelques gens de robe m’a fait soupçonner qu’on ne révère encore la doctrine de ces deux écrivains, que parce qu’on les lit peu, quoiqu’on les cite souvent. Dumoulin, très-supérieur à Loyseau, étoit un très-grand génie; c’étoit le plus grand homme de son siècle; mais il en avoit plusieurs défauts; s’il renaissoit dans le nôtre, il rougiroit de ses erreurs, et nous éclaireroit.

[156] On trouve, dans les ordonnances du Louvre, (T. 7, p. 7,) un traité du 2 janvier 1307, entre Philippe-le-Bel d’une part, et l’évêque et le chapitre de Viviers de l’autre, qu’il est curieux et important de connoître. Le préambule de cette pièce fait voir combien les officiers du roi chicanoient les seigneurs qui possédoient leurs terres en alleu. On leur contestoit toutes leurs prétentions; ou, si on convenoit de leurs droits, on ne les attaquoit pas avec moins d’opiniâtreté. L’évêque de Viviers consentit à tenir son alleu en fief, pour être tranquille chez lui. Dictus enim episcopus et successores sui Vavarienses episcopi qui pro tempore fuerint, jurare debebunt se esse fideles de personis et terris suis nobis et successoribus nostris regibus Franciæ; licet terram suàm a nemini tenere, sed eam habere allodialem noscantur. (Art. 2.)


CHAPITRE III.

[157] De monetâ constituimus similiter, ut ampliùs non habeat in librâ pensante nisi viginti-duos solidos, et de ipsis viginti-duobus solidis monetarius habeat solidum unum, et illos alios reddat. (Cap. an. 755, art. 27.)

Sous le règne de Charlemagne même il se commit plusieurs fraudes dans la fabrication des espèces; et pour y remédier, ce prince ordonna que les monnoies ne se frapperoient qu’à sa cour. De falsis monetis, quia in multis locis contrà justitiam et contrà edictum nostrum fiunt, vòlumus ut nullo alio loco moneta sit, nisi in palatio nostro; nisi forte à nobis iterùm aliter fuerit ordinatum. (Cap. an. 805, art. 18.) De monetis, ut in nullo loco moneta percutiatur nisi ad Curtem. (Cap. an. 805, art. 7.)

Nous avons une charte de l’an 836. Voyez le recueil de Dom Bouquet, (T. 6, p. 609,) par laquelle Louis-le-Débonnaire confirme le droit que les évêques du Mans avoient obtenu de battre monnoie dans leur ville. Il est ordonné aux juges de ne pas troubler ces prélats dans la jouissance de leur droit. Par un capitulaire de l’an 822, art 18, il paroît qu’il se commettoit de très-grandes malversations dans la fabrication des espèces, et qu’il y avoit des monnoies dans plusieurs endroits du royaume.

Sequentes consuetudinem prædecessorum nostrorum, sicut in illorum capitulis invenitur, constituimus ut in nullo loco alio in omni regno nostro moneta fiat, nisi in palatio nostro et in Quentorico ac Rotomago, quæ moneta ad Quentoricum ex antiquâ consuetudine pertinet, et in Remis, et in Senonis, et in Parisio, et in Aurelianis, et in Cavillono, et in Metullo, et in Narbonâ. (Edic. Pisten. an. 864. art. 12.) Baluze observe, dans une note sur cet article, qu’on fabriquoit encore des espèces dans plusieurs autres villes, comme le Mans, Bourges, Tours, &c. L’article suivant du même édit de Pistes, prouve que ces monnoies appartenoient en propre à des seigneurs ecclésiastiques ou laïcs, soit qu’ils eussent obtenu à cet égard les mêmes concessions que les évêques du Mans avoient obtenues, soit qu’ils en eussent usurpé le droit. Ut hi in quorum potestate deinceps monetæ permanserint, omni gratiâ et cupiditate seu lucro postposito, fideles monetarios eligant, sicut Dei et nostram gratiam volunt habere. (Art. 13.) Quand les ducs et les comtes se rendirent souverains, il étoit tout simple qu’ils s’emparassent de la monnoie qu’ils trouvoient établie dans leur seigneurie. Pendant la révolution, d’autres seigneurs puissans érigèrent vraisemblablement une monnoye dans leurs terres, ou conservèrent leur droit, s’ils furent assez forts pour le défendre.

Ducange, (voyez son glossaire au mot moneta,) a cru que les monnoies du roi étoient reçues dans tout le royaume, tandis que les espèces fabriquées par les seigneurs n’avoient cours que dans l’étendue de leurs seigneuries. Cela pouvoit être ainsi dans les premiers commencemens de l’usurpation. Peut-être même que les seigneurs se contentèrent alors de percevoir les droits utiles de la monnoie, et frappoient leurs espèces à la marque du roi; mais cette coutume ne dut pas être de longue durée. Elle n’est point analogue au reste du gouvernement, ni aux mœurs de ce temps-là. On ne concevroit point pourquoi les seigneurs, qui avoient pris dans leurs domaines la même autorité que le roi avoit dans les siens, auroient eu quelque ménagement sur l’article des monnoies. Les grands vassaux, les prélats et les barons qui avoient leurs monnoies, se firent bientôt un coin particulier; et il est certain que, quand Hugues-Capet monta sur le trône, les monnoies de ce prince n’avoient aucun privilége particulier, et n’étoient reçues que dans ses domaines.

Les savans bénédictins, qui ont donné une édition du glossaire de Ducange, ont réfuté complétement l’erreur de ce célèbre écrivain; Brussel l’avoit déjà fait avec succès dans son traité de l’usage des fiefs: je renvoie mes lecteurs à ces deux ouvrages. Il faut toujours se rappeler que tous les seigneurs ne battoient pas monnoie; j’ai déjà dit qu’il n’y en avoit guères plus de 80 dans le royaume qui eussent ce droit. Je parlerai dans ce chapitre du différent prix qu’a eu l’argent à différentes époques; et on trouvera la preuve de ce que j’avance dans la table des variations des espèces que le Blanc a jointe à son traité historique des monnoies de France, ou dans celle qui est à la tête de chaque volume des ordonnances du Louvre, et qui est beaucoup plus étendue et plus exacte.

[158] Promittimus quod omnibus qui monetam hujusmodi insolutam vel alias recipient in futurum, id quod de ipsius valore ratione minoris ponderis, alley sivè legis deerit, in integrum de nostro suplebimus, ipsosque indamnos servabimus in hac parte, nos et terram nostram, hæredes et successores nostros ac nostra et eorum bona et specialiter omnes redditus nostros et proventus quoscumque totius domanii, de voluntate et assensu charissimæ consortis nostræ Johanne, reginæ Franciæ, ad hoc in integrum obligantes. (Ord. de mai 1295.)

[159] Le 2 octobre 1314, Philippe-le-Bel ordonna aux bonnes villes d’envoyer à Paris deux ou trois notables bourgeois; pour lui donner leurs avis sur le règlement des monnoies. (Voyez les ordonnances du Louvre, T. 1, p. 548.) «En chacune monnoye des prélats et des barons, y aura une garde de par le roi à ses propres couts et dépens, laquelle garde pour ce que fraude contre les ordonnances ne puisse estre faite, delivrera les deniers de tel poids comme il sera ordené, et sera à tous les achaps d’argent et de billon; et que l’on ne pourra fondre ne mettre à fournel, se la dite garde n’est présente, parquoi l’on ne puisse fondre nulles monnoyes contre les dites ordonnances, et iront les maistres des monnoyes le roy par toutes les monnoyes des prelats et des barons, et prendront les boistes des dites monnoyes, et en feront essay, pour sçavoir si icelles monnoyes seront faites de tel poids et de telle loi comme ils doivent estre.» (Ord. de 1315.)

S. Louis avoit déjà prétendu avant Philippe-le-Bel, que sa monnoie devoit avoir cours dans tout le royaume. Il dit dans une ordonnance de 1262: «Puet et doit courre la monnoye le roy par tout son royaume sans contredit de nulli qui ait propre monnoye, ou point que ele courra en la terre le roy.» Il y a grande apparence que cette ordonnance ne fut point observée; il n’y eut tout au plus que quelques évêques et quelques barons voisins des domaines du roi qui obéirent.

Voyez dans les ordonnances du Louvre, (T. 2, p. 603,) la lettre de Philippe-le-Bel au duc de Bourgogne. Depuis la réforme que ce prince fit dans ses monnoies en 1306, il ne fit plus que deux augmentations dans les espèces, ou du moins nous n’en connoissons pas d’avantage. En 1310, le marc d’argent valut trois livres sept sols six deniers; en 1313, il revint à deux livres quatorze sols sept deniers.

[160] Volumus etiam quod missi à nobis pro financiis faciendis, meliores financias faciant pro nobis, quod supra dictum est, si possit; deteriores autem non recipiant ullo modo. (Ord. de l’an 1291, art. 10.) Je ne rapporte cette ordonnance, antérieure à la grande opération des monnoies, que pour faire connoître quelle avoit toujours été la politique de Philippe-le-Bel, et elle lui devint plus nécessaire, quand il n’osa plus altérer les espèces.

Le prince ayant établi en 1302 une très-forte imposition dans ses domaines, au sujet de la guerre qu’il faisoit en Flandre, exempta ceux qui la payeroient de toute autre subvention, de prêt forcé, et du service militaire. Dans l’instruction secrète qu’il donna à ses baillis, il leur recommanda d’essayer de faire les mêmes levées dans les terres des barons. «Et cette ordenance, leur dit-il, tenés secrée, mesmement, l’article de la terre des barons, quar il nous seroit trop grand domage, se il le savoient, et en toutes les bonnes manières que vous pourrés, les menés à ce que ils le veillent suffrir, et les noms de ceux que vous y trouverés contraires, nous rescrivés hastivement, à ce que nous metions conseil de les ramener, et les menés et traitiés par belles paroles, et si courtoisement que esclande n’en puisse venir.» (Ordon. du Louvre, T. 1, p. 371.)

Quand Philippe-le-Bel voulut obtenir, en 1304, une subvention générale, il traita, comme il le dit lui-même dans son ordonnance du 9 juillet 1304, «avec les archevêques, évêques, abbés, doyens, chapitres, couvens, &c. ducs, comtes, barons et autres nobles, pour qu’il lui fust octroié de grace une subvention générale des nobles personnes et des roturiers.» (Ordon. du Louvre, T. 1, p. 412.)

[161] Le temps a respecté plusieurs de ces lettres-patentes. «Fasons sçavoir et recognoissons que la dernière subvention que il nous ont faite (les barons, vassaux et nobles d’Auvergne) de pure grace sans ce que il y fussent tenus que de grace; et voulons et leur octroyons que les autres subventions que il nous ont faites ne leur facent nul préjudice; es choses es quelles ils n’étoient tenus, ne par ce nul nouveau droit ne nous soit acquis ne amenuisié.» (Ordon. du Louvre, T. 1, p. 411.)

Philippe-Auguste donna de pareilles lettres-patentes à la comtesse de Champagne. Philippus, Dei gratiâ Francorum rex, dilectæ et fideli suæ Blanchæ, comitissæ Trecensi, salutem et dilectionem. Noveritis quod auxilium illud quod amore Dei et nostro promisisti faciendum ad subsidium terræ Albigensis: vicesima parte reddituum vestrorum, deductis rationabilibus expensis, ad nullam nobis vel hæredibus nostris trahemus consequentiam vel consuetudinem (actum Meleduni, anno 1221.) S. Louis fit de pareilles collectes dans les villes, et leur donna de pareilles lettres-patentes. Comme on ne se gouvernoit encore que par des coutumes, et qu’un seul fait avoit souvent suffi pour établir un nouveau droit, il étoit indispensable de ne rien accorder et donner au prince ou à quelque seigneur, sans obtenir en même temps une charte ou des lettres-patentes qui notifiassent que le subside accordé ne tireroit point à conséquence pour l’avenir.

Les communes, qui craignoient toujours qu’on ne voulût exiger d’elles des contributions plus considérables que celles dont elles étoient convenues, et traitant de leur liberté, n’accordoient rien par-delà les taxes réglées par leurs chartes, sans faire reconnoître que c’étoit un don gratuit.

Voyez Ord. du Louvre, T. 1, p. 580, l’ordonnance de mai 1315, portant que la subvention établie pour l’armée de Flandre cessera. Il faut que ce subside fût levé par l’autorité seule de Philippe-le-Bel, puisque Louis X dit dans son ordonnance: «à la requeste des nobles et des autres gens de nostre royaume disans icelle subvention estre levée non duement et requerans ladite subvention cesser dou tout, &c.» Louis X dit que son père avoit supprimé ce subside par une ordonnance; mais sans doute que sous main, Philippe-le-Bel avoit ordonné à ses officiers de continuer à le percevoir; rien n’étoit plus digne de la politique de ce prince. Louis X ajoute dans la même ordonnance: «voulons encore que, pour cause de la dite subvention levée, nul nouveau droit ne nous soit acquis pour le temps à venir, et nul préjudice aux gens de nostre royaume n’en soit ainsint.» C’est sans doute de cet impôt, levé illicitement, sans avoir traité avec ceux de qui on l’exigeoit, que parlent les historiens, quand ils représentent le royaume prêt à se soulever.

Cette entreprise de Philippe-le-Bel étoit en effet très-hardie, et choquoit toutes les idées des différens ordres de l’état. On avoit vu ce prince entrer en négociation avec les vendeurs de marée de Paris, pour faire un changement dans les droits qu’il percevoit sur leur commerce: «nous faisons sçavoir à tous présens et à venir, que comme à la supplication des marchands de poisson de plusieurs parties dessus la mer nous aiens osté et abatu la fausse coustume appelée Hallebic estant à Paris sur la marchandise de poisson, et il fussent assenti, et le nous eussent offert que nostre coustume que nous avons à Paris sur le poisson se doublast, ou cas que ladite fausse coustume cherroit, nous voulons donc en avant que nostre dite coustume soit levée double, en la manière que li dit marchant l’ont accordé et volu.» (Ord. du Louvre, T. 1, p. 791.)

[162] Il seroit curieux de voir les lettres de convocation de Philippe-le-Bel; malheureusement nous n’en avons aucune, et je me contenterai de rapporter ici celles que Philippe-le-Long adressa en 1320 à la ville de Narbonne.

«Philippe par la grace de Dieu roi de France et de Navarre, à nos amés féauls les habitans de Narbonne, salut et dilection. Comme nous desirons de tout nostre cœur, et sur toutes les autres choses qui nous touchent, gouvernier nostre royaume et nostre peuple en paix et en tranquillité, par l’aide de Dieu, et refourmer nostre dit royaume es parties où il en a mestier pour profit commun, et au profit de nos subgiés qui ça en arrières ont été gravés et oprimés en moult de manières, par la malice d’aucunes gens, si comme nous le savons par vois commune, et par insinuation de plusieurs bonnes gens dignes de foy, ayans ordené en nostre conseil avec nous en nostre ville de Poitiers, aux huitiènes de la prochaine feste de Penthecouste, pour adrecier à nostre pouvoir par toutes les voyes et manière que il pourra estre fait, selon raison et équité, et voillons estre fait par si grand délibération et si pour revement, par le conseil des prélats, barons et bonnes villes de nostre royaume, et mesmement de vous, que ce soit au plaisir de Dieu, et au profit de nostre peuple; nous vous mandons et requerons sur la fealité en quoy vous estes tenus et astrains à nous, que vous eslisiés quatre personnes de la ville de Narbonne dessus dite, des plus sages et plus notables qui au dit jours soint à Poitiers instruits et fondés souffisamment de faire aviser et accorder avecques nous tout ce que vous pourriés faire se vous y estiés présens. Donné à Paris le trentième jour de mars 1320.

[163] «Se aucuns avoit donné à aucune religion ou à aucune abaïs une pièce de terre, li sires et qui fié ce seroit ne le souffredroit pas par droit, se il le voloit, ains le pourroit bien prendre en sa main; mes cil à qui l’aumosne aura esté donnée, doit venir au seigneur, et li doit dire, Sire, ce nous a esté donné en ausmone, se li vous plest nous le tenions, et se il vous plest nous l’osterons de nostre main dedans terme avenant. Si leur doit li sires esgarder que ils la doivent oster dedans l’an et li jour de leur main, et se il ne l’ostoient, li sires la porroit prendre comme en son domaine, et si ne l’en reprendroit ja par droit.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 123.) Ce fut pour pouvoir acquérir librement, que le clergé se soumit à payer un droit d’amortissement aux seigneurs dans les terres de qui il acquerroit par achat ou pardon quelques possessions.

[164] «Il ne duit pas à nul gentilhomme dessous le roi à souffrir de nouvel que bourjois s’accroisse en fief, car il seroit contre l’établissement qui est fet dou roy pour le pourfit des gentishommes en général par tout le royaume.» (Beaum. C. 48.) S. Louis, pour faire passer plus aisément sa loi, avoit établi que la taxe de franc-fief seroit payée au baron dans la seigneurie duquel un roturier acquerroit un fief. En 1309, Philippe-le-Bel régla que tout l’argent qui proviendroit de la prestation de serment des évêques et des abbés, seroit déposé entre les mains de son grand-aumônier, pour être employé à marier de pauvres demoiselles. (Ord. du Louvre, T. 1, p. 472.)

[165] Le droit de guerre a été de tous les droits de souveraineté ou de fief, celui dont les seigneurs ont été jaloux le plus long-temps, et tant qu’il subsisteroit, il étoit impossible qu’on vît naître quelque police constante dans le royaume, et que la puissance legislative pût agir avec succès. Un évêque d’Aquitaine imagina en 1032, de publier qu’un ange lui avoit apporté du ciel un écrit, par lequel il étoit ordonné aux seigneurs de se reconcilier et de faire la paix. Les circonstances étoient favorables à ce mensonge pieux; le royaume éprouvoit une disette générale, et la famine y causoit des maladies extraordinaires. On sentit la nécessité d’apaiser la colère de Dieu; et dans l’état de langueur où se trouvèrent les Français, ils furent, pendant quelques années, plus tranquilles. Dès qu’ils eurent recouvré leurs forces, les guerres privées recommencèrent avec autant de fureur que jamais. En 1041, on convint d’une trève générale pour de certains temps et de certains jours que la religion consacre d’une manière particulière au culte de Dieu. Cette trève étoit l’ouvrage des conciles nationaux et provinciaux, qui ne cessoient point d’ordonner la paix sous peine d’excommunication, parce que les domaines des évêques et des monastères souffroient beaucoup des guerres privées des seigneurs.

La licence du gouvernement féodal produisoit cependant encore les mêmes désordres, lorsqu’une espèce d’enthousiaste, homme de la lie du peuple, prétendit que Jésus-Christ et la vierge lui avoient apparu et commandé de prêcher la paix; il montroit pour preuve de sa mission, une image qui représentoit la vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras, et autour de laquelle étoient écrits ces mots, Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem.

L’éloquence grossière de ce prédicateur, qu’on croyoit inspiré, eut le succès qu’elle devoit avoir sur des hommes ignorans, crédules et qui aimoient le merveilleux. Plusieurs seigneurs cessèrent de se faire la guerre, mais leur tranquillité ne fut pas de longue durée; des enthousiastes et des hommes pieux auroient exhorté inutilement les Français à la paix, si la puissance royale n’avoit pas fait chaque jour de nouveaux progrès. S. Louis travailla avec tout le zèle que peuvent inspirer la religion et l’amour de l’ordre, à proscrire les guerres privées; mais les obstacles qu’il rencontra furent plus grands que son pouvoir. Ne pouvant pas extirper la manie aveugle des Français, il tâcha de la soumettre à quelques règles. Il établit qu’on ne pourroit commencer la guerre que quarante jours après le délit ou l’injure qui mettoit en droit de la faire. Cette manière de trève, qui donnoit le temps aux parties de négocier, de se calmer, de se rapprocher, fut appelée la quarantaine le roi, et n’étoit qu’une extension de la nouvelle coutume des assuremens.

Les simples barons n’osant plus se mesurer avec le roi, perdirent en quelque sorte leur droit de guerre contre lui; mais ils le conservèrent entre eux, et Philippe-le-Bel y porta atteinte en 1296. Dominus rex, pro communi utilitate et necessitate regni sui, statuit quod durante guerrâ suâ; nulla alia guerra fiat in regno. Et si forte inter aliquos jam mota sit guerra, quod datis treugis vel assecuramentis, secundùm consuetudines locorum, duraturis per annum; et anno finito iterum continuentur, et omnes aliæ guerræ cessent donec guerra regis fuerit finita. (Ord. du mois d’octobre 1296.) «Nous pour ladite guerre et pour autres justes causes, défendons sus peine de corps et d’avoir, que durant notre ditte guerre, nuls ne facent guerre ne portemens d’armes l’un contre l’autre en nostre royaume.» (Ord. du 19 juillet 1314.) Dans les provinces du midi, les seigneurs étoient bien plus raisonnables que dans les provinces septentrionales; car, par une ordonnance du 9 janvier 1305, Philippe-le-Bel, à la requête des évêques et des barons de Languedoc, avoit déjà défendu pour toujours, dans cette partie du royaume, les guerres privées, sous peine d’être traité comme perturbateur du repos public. (Voyez les ord. du Louvre, T. 1, p. 390.)

«Cessent dou tout toutes manières de guerre quand à ore jusques à tant que nous en mandiens nostre volenté, non contrestans us coustumes de païs, graces ou priviléges octroiés ou faisant au contraire; lesquels nous de nostre auctorité et plain pooir réal, mettons et voulons estre en suspens, tout comme il nous plaira. (Ordon. du 1 juin 1318.)» Philippe-le-Long enjoint à ses baillis de saisir les biens des contrevenans, et de mettre leur personne en prison. Remarquez dans cette ordonnance le ton de suprême législateur que prend le roi, et les ménagemens qu’il est en même-temps obligé d’avoir pour les préjugés des seigneurs.

Philippe-le-Bel entretenoit une armée sur pied; tous les historiens le disent; plusieurs ordonnances le supposent. Voyez l’ordonnance du 18 juillet 1318; il y est parlé des gens d’armes et des gens de pied à la solde du roi; ils étoient reçus par le maréchal et le maître des arbalêtriers, et recevoient leur montre par les trésoriers de la guerre et le clerc des arbalêtriers.

Le même prince avoit encore acquis le droit de convoquer l’arrière-ban dans tout le royaume, ainsi qu’il est prouvé par les lettres-patentes que son fils Louis X donna en conséquence des plaintes des seigneurs du duché de Bourgogne, du comté de Forêts et des terres du sire de Beaujeu.» Feudales verò dictorum ducis, comitis, et domini Bellijoci, vel alios eisdem immediate subditos, nisi homines nostri fuerint, et religiosos in ipsorum terrâ et jurisdictione ac garda existentes, ad exercitus nostros venire, vel pro eis financiam vel emendam nobis præstare nullatenùs compellemus, nisi in casu retrobanni in quo casu quilibet de regno nostro tenetur; dum tamen hoc de mandato nostro per totum regnum nostrum generaliter fiat, si necessitas fuerit generalis.» (Lett. pat. du 17 mai 1315.)

[166] Super eo quod asserit idem dux (Britanniæ) gardiam ecclesiarum ducatûs Britanniæ spectare ad ipsum, et se esse in possessione ejusdem et tam ipsum quam ejus prædecessores ab antiquo fuisse, à quâ possessione per gentes nostras turbari dicitur indebite et de novo. (Lett. pat. de 1315. art. 1.). Super cognitione et punitione facti armorum cujuslibet indebiti in ducatu prædicto, in cujus possessione idem dux se asserit esse et sui antecessores ab antiquo fuerunt, ac per gentes nostras super hoc, ut dicitur, minùs rationabiliter impeditur. (Ibid. art. 2.) Super eo quod præfatus dux asserit, quod in ejus præjudicium, et injustè contrà dictum ducem et ejus subditos, adjornamenti seu simplicis justiciæ, nonnullis interdùm nostræ litteræ concedantur. (Ibid. art. 4.) Super eo quod conqueritur idem dux, quod nonnullis nostræ litteræ conceduntur quibus ipsi duci mandatur ut dampna et injustitias quas ab eodem vel ejus subditis sibi asserunt esse illatas, reducat in statum pristinum indilate, alioquin damus baillivis nostris, eisdem litteris, in mandatis, ut prædicta compleant in ejusdem ducis defectum. (Ibid. art. 6.)


CHAPITRE IV.

[167] Voyez dans les ordonnances du Louvre, T. 1, p. 551, les lettres-patentes de Louis-Hutin en faveur des seigneurs de Normandie, p. 557, l’ordonnance d’avril en 1315, sur les remontrances des seigneurs de Bourgogne et des évêchés de Langres, d’Autun, et du comté de Forêts; p. 561, l’ordonnance du 15 mai 1315; p. 567, l’ordonnance du 17 mai 1315; p. 573, l’ordonnance de mai 1315, faite à la supplication des nobles de Champagne, et p. 576, les additions faites à cette dernière ordonnance.

Toutes ces pièces sont extrêmement curieuses; on y trouvera des preuves de la plupart des propositions que j’ai avancées au sujet des progrès de la puissance royale. On verra que les baillis et les prévôts du roi exerçoient sans aucun ménagement leurs fonctions dans toutes les terres des seigneurs. Ils arrêtoient leurs personnes, se saisissoient de leurs châteaux, forteresses, villes; imposoient par-tout des amendes arbitraires, qu’ils exigeoient avec la dernière rigueur, et jugeoient leurs sujets en première instance. Les seigneurs demandent-ils à n’être soumis à la juridiction des juges royaux qu’en cause d’appel pour défaute de droit ou pour mauvais et faux jugement? «Octroyé, répond-on, si ce n’est en cas qui nous appartiengne pour cause de ressort ou de souveraineté.»

Volumus quod omnes officiarii et ministri nostri terrarum prædictarum, in principio suorum regiminum, publicè jurent quod ex certâ scientiâ non usurpabunt jurisdictionem eorum aut de eâ se intromittent, nisi in casibus ad nos spectantibus, vel quos verisimiliter credent ad nos sine fraude aliquâ pertinere.

Super eo autem quod monetæ extra regnum nostrum cusæ, vel aurum vel argentum quod haberent in massa vel vasis, per officiarios nostros vel successorum nostrorum non auferentur ab eis, nec inviti eas vendere compellantur. Tels étoient les progrès du droit de garde et de protection que Philippe-le-Bel s’étoit arrogé sur toutes les monnoies du royaume. Que répond Louis X à des seigneurs qui font ces demandes ou plaintes? Eis taliter providebimus quod poterunt contentari, et ordinationem ad utilitatem nostræ reipublicæ faciemus.

Voici la manière obscure et équivoque dont Louis Hutin répond au sujet des sauvegardes ou protections. Gardas etiam novas per statuta domini genitoris nostri prohibitas, nullas esse volumus et censemus, nisi illi qui eas allegaverint, ipsas probaverint esse antiquas. Nec in membris alicujus monasterii vel ecclesiæ, in eorum vel alicujus ipsorum jurisdictione alta vel bassa existentibus, specialem gardam, quamquam ipsius ecclesiæ vel monasterii caput in nostra sit garda speciali, nos intelligimus habere, nisi in impositione gardæ expresse actum fuerit, vel nisi prædictam gardam membrorum prædictorum prescripserimus competenter.

J’invite mes lecteurs à lire avec attention les pièces que j’ai indiquées au commencement de cette remarque: quoiqu’elle soit déjà assez longue, je ne puis m’empêcher de parler d’autres abus dont le duc de Bretagne, lui-même, se plaignoit à Louis Hutin, au sujet des lettres de sauvegarde. Super eo quod ejusdem ducatûs subditi ad evadendam suorum maleficiorum punitionem debitam, se in gardiâ nostrâ ponunt, et servientes nostri eos indifferenter suscipiunt in eadem. Quoi! de simples sergens royaux s’étoient arrogé le droit de donner des sauvegardes! Jamais abus ne fut plus dangereux; il étoit capable de mettre obstacle au progrès du gouvernement et de la puissance législative. Que répond Louis X à cette plainte? Quod tales, nisi in casibus appellationis per eos ad curiam nostram emissæ, in gardiâ nostrâ non recipiantur.

[168] «Insuper præcipimus quod ubi ecclesiæ acquisierint possessiones, quas habent amortisatas à tribus dominis, non computata persona quæ in ecclesiam transtulit possessiones easdem, nulla eis per justiciarios nostros molestia inferatur.» (Ord. de 1275, art. 2.) On voit par cette même ordonnance, de Philippe-le-Hardi, que les officiers royaux faisoient dès lors tous leurs efforts pour faire du droit d’amortissement une prérogative de la couronne. Senescalli, baillivi, præpositi, vicecomites (Dans quelques pays les vicomtes n’étoient pas des seigneurs revêtus d’un fief considérable par le comte; ce n’étoient que des hommes de lois, des juges qui rendoient la justice au nom du comte) et alii justiciarii nostri cessent et abstineant molestare ecclesiæ super acquisitionibus quas hactenùs fecerunt in terris baronum nostrorum qui et quorum prædecessores nostri et prædecessorum nostrorum temporibus per longam patientiam, usi fuisse noscuntur publicè. On n’eut aucun égard à cette ordonnance, sous le règne de Philippe-le-Long.

Si personæ ignobiles feoda vel retrò feoda nostra acquisierint extrà terras baronum predictorum (ceux qui avoient conservé la faculté de percevoir la taille du franc-fief) sinè nostro assensu, et ità fit quod inter nos et personam quæ alienaverit res ipsas, non sint tres vel plures intermedii Domini, percepimus si teneant ad servitium minùs competens, quod prestent nobis estimationem fructuum trium annorum, et si est servitium competens nihilominùs estimationem fructuum trium annorum solvent rerum taliter acquisitarum. (Ord. de 1291, art. 9.) De Lauriere a joint une note au mot competens, disant que, quand le service étoit compétent, Philippe-le-Hardi avoit décidé qu’on ne devoit point payer au roi les droits de franc-fief. Philippe-le-Bel, par son ordonnance, les exigea, même dans le cas de service compétent. Cette taxe, encore incertaine, sous son règne, fut exactement payée sous celui de Philippe-le-Long. On appeloit service compétent, le service qu’un fief rendoit à son seigneur, dans toute la rigueur des coutumes féodales, sans prétendre jouir à cet égard de quelque immunité.

[169] En 1318, Philippe-le-Long donna des lettres-patentes, portant que les serfs de ses domaines seroient affranchis en payant finance. Louis Hutin en avoit donné de pareilles le 3 juillet 1315: on y trouve ces paroles remarquables: «comme selonc le droit de nature chascun doit naistre franc.» Pourquoi donc faire acheter à des hommes un droit que la nature leur donne? Ces lettres-patentes de Louis X n’avoient apparemment point eu leur effet, soit par la négligence des officiers du roi, soit parce que les serfs n’avoient point un pécule assez considérable pour acheter leur liberté, ou qu’ils n’osèrent pas se fier au gouvernement.

La plupart des philosophes et des politiques ont fait d’assez mauvais raisonnemens sur la question de l’esclavage ou de la servitude. Ils ont considéré la condition des esclaves telle qu’elle étoit chez les anciens, et autrefois chez les seigneurs de fiefs, et ils ont condamné l’esclavage; certainement ils ont raison. Mais est-il de l’essence d’un esclave d’avoir pour maître un tyran? Pourquoi ne pourroit-il pas y avoir entre le maître et l’esclave des lois humaines, qui leur assignassent des devoirs respectifs? Pourquoi n’y auroit-il pas un tribunal dont l’esclave pût implorer la protection contre la dureté de son maître?

Dans un gouvernement très-sage, l’esclavage est un mal, parce qu’on doit s’en passer; et que, dégradant les hommes, il apprendroit aux citoyens à bannir l’égalité qui fait leur bonheur. Chez les Spartiates, les Romains, etc. la servitude étoit un mal, elle en seroit un chez les Suisses, les Suédois, etc. mais dans un gouvernement où l’on ne connoît aucune égalité, non-seulement entre les citoyens, mais même entre les différens ordres de l’état, la servitude pourroit peut-être produire un bien, et corriger quelques inconvéniens des lois. Je demande quel grand présent c’est pour les hommes que la liberté, dans un pays où le gouvernement n’a pas pourvu à la subsistance de chaque citoyen, et permet à un luxe scandaleux de sacrifier des millions d’hommes à ses frivoles besoins. Que feriez-vous de votre liberté, si vous étiez accablé sous le poids de la misère? Ne sentez-vous pas qu’esclave de la pauvreté, vous n’êtes libre que de nom, et que vous regarderez comme une faveur du ciel, qu’un maître veuille vous recueillir? La nécessité, plus puissante que des lois inutiles qui vous déclarent libre, vous rendra esclave.

[170] C’est par une ordonnance du 12 mars 1316, que Philippe-le-Long établit dans les principales villes un capitaine pour en commander les bourgeois, et dans chaque bailliage un capitaine général. Ce prince dit que c’est à la prière des communes qu’il a fait cet arrangement; et il ajoute que, comme le peuple est assez pauvre et assez misérable pour vendre quelquefois ses armes afin de subsister, chaque bourgeois les déposera dans un arsenal public, et qu’on ne les lui délivrera, que quand il sera question du service de sa majesté, et qu’on le commandera. (Ord. du Louvre, T. 1, p. 635.)

[171] «Sera crié publiquement, et deffendons sur paine de corps et d’avoir à tous nobles et non nobles, que durant le temps de ces présentes guerres, aucun d’eulz à l’autre ne meuve en face guerre en quelque manière que ce soit couverte ou ouverte, ne ne face faire sur paine de corps ou d’avoir, et ayons ordonné et ordonnons que se aucuns fait le contraire, la justice du lieu, sénéchal, baillifs, prévôts ou autres appelés ad ce, se metier est, les bonnes gens du païs prengnent tels guerriers et les contraingnent sans delay par retenue de corps et explettemens de leurs biens, à faire paix et à cessier du tout de guerrier.» (Ordon. de mars 1316, faite sur la requête des états-généraux, art. 34.) Que les progrès de la raison sont lents! Les Français étoient fatigués de leurs guerres privées, et ils ne savoient pas demander une loi générale et perpétuelle qui les déclarât un crime capital contre la société, et défendît pour toujours à tout seigneur les voies de fait, sous peine d’être traité comme perturbateur du repos public.

[172] «Nous ne povons croire que aucun puisse ne doit faire doute que à nous et à nostre majesté royal n’appartiengne, seulement et pour le tout en nostre royaume, le mestier, le fait, la provision et toute l’ordonnance de monoie et de faire monnoier tels monoies et donner tel cours, pour tel prix comme il nous plaist et bon nous semble.» (Lett. Pat. du 16 janvier 1346.)


CHAPITRE V.

[173] Item exactiones et onera gravissima pecuniarum per Curiam Romanam ecclesiæ regni nostri imposita, quibus regnum nostrum miserabiliter depauperatum extitit, sivè etiam imponendas, vel imponenda levari aut colligi nullatenùs volumus, nisi duntaxat pro rationabili, piâ et urgentissimâ causâ, vel inevitabili necessitate, ac de spontaneo et expresso consensu nostro et ipsius ecclesiæ regni nostri. (Ordon. de mars 1268, art. 5.) J’ai lu dans le Longueruana, que l’abbé de Longuerue croyoit cette pièce suspecte. Si l’auteur de ce petit ouvrage avoit pris la peine d’exposer les raisons sur lesquelles étoit fondé le sentiment de ce savant homme, on pourroit les examiner; mais on n’en dit rien, et j’avoue franchement que je ne les devine pas.

Si je ne me trompe, on ne trouve rien dans cette pièce qui puisse faire soupçonner que quelque faussaire l’ait fabriquée dans un temps postérieur à S. Louis. Il étoit naturel que le clergé de France, ruiné par les exactions perpétuelles de la cour de Rome, recourût à la protection d’un prince qui avoit la garde générale des églises de son royaume; et il étoit à la fois du devoir et de l’intérêt de S. Louis de l’accorder: sa politique lui en faisoit une loi, et sa piété étoit trop éclairée pour en être alarmée.

Quoi qu’il en soit, il est certain que l’église de France fut moins docile sous le joug de la cour de Rome, que le reste de la chrétienté. On voit que les successeurs de S. Louis accordèrent leur protection à leur clergé, dont ils tirèrent des secours assez abondans, et qu’en conséquence, les églises de France furent plus ménagées par les papes que celles des autres états qui en envioient le sort. J’en tire la preuve du traité que Philippe-le-Bel passa avec l’évêque de Viviers, et dont j’ai déjà eu occasion de parler dans une remarque du IIe chapitre de ce livre. Curabimus à sede apostolicâ impetrare, quod Vivariensis ecclesia et alie ecclesie Vivariensis diocesis, non teneantur solvere decimam, nisi cum decima levabitur in ecclesiâ gallicanâ; et quod in collectis, contributionibus et procurationibus, deinceps tractentur, sicut alie ecclesie de regno Francie tractabuntur.» (art. 26.)

[174] Philippe-le-Bel écrivit, pendant la guerre de Flandre, aux évêques pour les prier de lui accorder des décimes. Nous avons encore la lettre qu’il adressa à l’évêque d’Amiens. Quo circà dilectionem vestram requirimus et rogamus, quatenùs prædictas necessitates et onera diligentius attendentes, et quod in hoc casu causa nostra, ecclesiarum et personarum ecclesiasticarum ac dicti regni, singulariter omnium, generaliter singulorum, agi dignoscitur, et proprium cujuslibet prosequitur interesse, nobis in tantæ necessitatis urgentiâ prædictam decimam in præsenti solvere et exhibere curetis, et ab abbatibus, prioribus, ecclesiis, capitulis, conventibus, collegiis, et aliis personis ecclesiasticis regularibus et secularibus civitatis et diocesis Ambianensis faciatis præsentialiter exhiberi.

Je remarquerai en passant qu’il n’est point parlé dans cette lettre du consentement du pape pour demander une décime, et qu’ainsi quelques écrivains ont eu tort, en parlant, il y a quelques années, des immunités du clergé, de dire que les rois de France n’ont jamais fait aucune demande d’aide ou de subside à leur clergé, sans avoir obtenu auparavant le consentement de la cour de Rome. Premièrement, quand Philippe-le-Bel écrivit la lettre que je viens de rapporter, comment auroit-il été d’usage d’obtenir du pape la permission de lever des décimes avant que de les demander, puisque Philippe-le-Bel est le premier de nos rois qui ait fait une pareille demande? Comment auroit-il pu lui venir dans l’esprit de croire l’agrément du pape préalable et nécessaire pour requérir une décime qu’il n’exigeoit pas comme un droit, mais qu’il regardoit comme une grâce? Secondement, si le consentement de la cour de Rome eût été nécessaire, Philippe-le-Bel en auroit certainement parlé dans sa lettre, et il n’en dit pas un mot. Si on prétend que c’est un oubli, et que ce prince avoit obtenu la permission de demander une décime au clergé; qu’on m’explique comment la demande de Philippe-le-Bel lui suscita un différend avec Boniface VIII: de quoi auroit pu se plaindre ce pape, après avoir donné son consentement? Pourquoi auroit-il défendu au clergé de donner des secours d’argent à Philippe?

[175] Les successeurs de Philippe-le-Bel ne purent demander de décimes au clergé, sans y être autorisés par une bulle du Saint Siége, qui régloit même la forme dans laquelle la décime accordée seroit levée. «Nous les en quittons (les ecclésiastiques) excepté toutes voies ce qui peut estre deu des disièmes octroiés par nostre Saint-Pere le pape, sur ces diz prelats et autres gens d’église avant l’assemblée de Paris faite au mois de février de l’an 1356, qui se lèvera par les diz ordinaires selon la fourme des bulles sur ces faits.» (Ord. du 4 mai 1358.) Les rois de France se soumirent à cette règle, pour prévenir toute contestation entre eux et la cour de Rome. Quand en conséquence de quelque tenue des états, soit généraux, soit provinciaux, le clergé consentoit, conjointement avec la noblesse et le tiers-état, à la levée de quelque subside qui se percevoit sur la vente des denrées ou marchandises, on n’avoit pas besoin du consentement du pape. Il est sûr du moins qu’aucune ordonnance ni aucun historien n’en font mention.

[176] Le parlement que Philippe-le-Bel rendit sédentaire à Paris, devoit s’y tenir deux fois l’an, à Pâques et à la Toussaint, et chaque séance devoit être de deux mois. «Il y ara deux parlemens, li uns des quiex commencera à l’octaves des Pasques, et li autres à l’octaves de la Tousainct, et ne durera chacun que deux mois.» (Ord. rapportée par Pasquier, L. 2, C. 3.) Il seroit fort difficile de dire avec une certaine précision, combien de temps subsista cet ordre établi par Philippe-le-Bel. Si on veut établir l’époque fixe de la perpétuité du parlement, je crois qu’on se donnera beaucoup de peine sans succès; car cette époque, selon les apparences, n’existe point. Si on se contente de rechercher en quel temps à peu près le parlement devint perpétuel, on trouvera dans nos monumens des lumières satisfaisantes.

Dans une ordonnance du 3 décembre 1319, il est dit: «Il n’aura nulz prélaz député en parlement, car le roi fait conscience de eus empechier au gouvernement de leurs expérituautés, et li roi veut avoir en son parlement gens qui y puissent entendre continuellement sans en partir, et qui ne soient occupés d’autres grans occupations.» Si par le parlement on ne veut entendre que la grand-chambre, qu’on appeloit par excellence le parlement, il est évident que cette compagnie ne fut point rendue perpétuelle par Philippe-le-Long, ainsi qu’on pourroit le conclure du réglement que je viens de rapporter; puisqu’il est réglé par ordonnance de l’année suivante, que la chambre des enquêtes se partageoit en deux chambres, «pour plus despecher de besoignes, et dureroit par tout l’an en parlement et hors.» Mais si on regarde la chambre des enquêtes comme faisant partie de la cour supérieure de justice du roi, il est sûr que le parlement, ou du moins une partie du parlement, tenoit ses assises pendant toute l’année. «Les gens des enquestes, dit Pasquier, L. 2 C. 3, d’après l’ordonnance que je cite, étoient tenus de venir toutes les après-dinées depuis Pasques jusqu’à la Saint-Michel, et durera cette chambre par l’affluence des procès par tout l’an du parlement et dehors; et néanmoins le parlement clos pourront les conseillers d’icelui se trouver aux enquestes, pour juger le procès avecques les autres: quoy faisans ils seront payés de leurs salaires et vacations extraordinaires.»

Les affaires se multipliant de jour en jour, dans un temps qu’on n’avoit encore aucune loi, et que les coutumes n’étoient point rédigées par écrit, il est très-vraisemblable que l’ordre établi dans le parlement par Philippe-le-Long, en 1320, subsista constamment après lui. Tous les ans on nommoit un nouveau parlement, c’est-à-dire, qu’on faisoit une nomination des magistrats qui devoient tenir cette cour; et sans qu’il y eût une ordonnance générale qui la rendît perpétuelle, et changeât l’ordre établi par Philippe-le-Bel, on lui ordonna, par des lettres particulières, et suivant le besoin, de continuer ses assises: cet usage subsistoit encore en 1358. Voyez dans les ordonnances du Louvre, T. 4, p. 723, une ordonnance de Charles, régent du royaume, du 18 octobre 1358, qui statue que les officiers du parlement qui devoient finir ses séances, continueront à juger jusqu’à ce qu’il y ait un nouveau parlement assemblé. Voyez encore T. 4, p. 725, une autre ordonnance du même régent, du 19 mars 1359, qui porte que les présidens du parlement, ledit parlement non séant, jugeront toutes les affaires qui seront portées devant eux.

Il y a toute apparence que Charles V, pendant tout son règne, se comporta à l’égard du parlement, comme il avoit fait pendant la prison du roi son père. Le peuple avoit le même besoin d’avoir continuellement des juges pour terminer ses différends. D’ailleurs, personne n’ignore que ce prince, ainsi qu’on le verra dans le livre suivant, avoit une affection particulière pour les magistrats du parlement, qui étoient particulièrement attachés aux intérêts de la couronne. En 1356, ce prince avoit déclaré aux états-généraux, qu’il auroit soin qu’à l’avenir les chambres du parlement, des enquêtes et des requêtes, tinssent leurs assises pendant toute l’année.

Il en a été du parlement parmi nous, comme de tout le reste, on agissoit au jour le jour, sans vue générale, et c’étoit aux circonstances à tout ordonner et tout régler. Je crois avec Pasquier, que c’est sous le règne de Charles VI, qu’il se fit une grande révolution dans tous les autres ordres de la nation. «La foiblesse du cerveau du roi et les partialités des princes furent cause, dit-il, qu’ayant leurs esprits bandés ailleurs, on ne se souvint plus d’envoyer de nouveaux rôles de conseillers, et par ce moyen le parlement fut continué.» Les magistrats qui se trouvèrent en place, continuèrent leurs fonctions pour que la justice fût toujours administrée. Ils se tinrent toujours assemblés, parce qu’ils y étoient accoutumés, et que l’abondance des procès les y forçoit. D’ailleurs, la cour, occupée d’objets plus intéressans pour elle, avoit également oublié de leur ordonner de continuer ou de suspendre leurs séances. Cet ordre se trouva tout établi sous le règne de Charles VIII. Voyez l’ordonnance de ce prince, en avril 1453, pour la réformation de la justice et police du parlement, art. 2 et 3.

Les offices devinrent perpétuels, et quand quelque membre du parlement mourut, la compagnie choisit elle-même son successeur. «Voulons et ordonnons que nul ne soit mis ou dit lieu et nombre ordinaire dessusdit (des présidens et conseillers du parlement) quand le lieu vacquera, se premierement il n’est tesmoigné à nous par nostre amé et féal chancelier, et par les gens de nostredit parlement, estre souffisant à exercer ledit office, et pour estre mis ou dit lieu et nombre dessusdit, et se plusieurs le requeroient ou estoient à ce nommés que on preigne et élise li plus souffisant.» (Ord. du 5 février 1388, art. 5.)

«Que dores en avant quant les lieux de présidens et des autres gens de nostre parlement vacquerroit, ceulz qui y seront mis, soient prins mis par élection, et que lors nostre dit chancelier aille en sa personne en nostre court de nostre dit parlement, en la presence du quel y soit faicte la dicte election, et y soient prinses bonnes personnes, sages, lectrées, expertes et notables selon les lieux où ils seront mis, afin qu’il soit pourveu de telles personnes comme il appartient à tel siége, et sans aucune faveur ou accepcion de personnes; et aussi que entre les autres, l’on y mette de nobles personnes qui seront à ce souffisans.» (Ord. du 7 janvier 1400, art. 18.)

[177] Au sujet de l’origine des appels comme d’abus, voyez l’Institution au droit ecclésiastique, par l’abbé Fleury, partie 3, chap. 24. Au sujet des cas privilégiés, voyez Boutillier, (L. 2, Tit. 1.)

[178] Ea propter nobis humiliter supplicaverunt memorati archiepiscopi, episcopi, capitula notabilia, decani, abbates, cæterique prælati et viri ecclesiastici atque scientifici universitatum studiorum generalium regni et Delphinatûs nostrorum prædictorum repræsentantes, quatenùs eorum deliberationibus et conclusionibus sic secundùm Deum, justitiam et sinceritatem conscientiarum suarum acceptis, tam respectu præfatorum decretorum et canonum ipsius sacro-santæ generalis Synodi Basiliensis, quam alias in his quæ pro utilitate reipublicæ ecclesiæ regni et Delphinatûs nostrorum fuerunt inter eosdem deliberata et conclusa, regium nostrum consensum præbere, eaque protegere efficaciter et exequi ac inviolabiliter per omnes subditos nostros observari facere et mandare dignaremur... quo circà delectis et fidelibus consiliariis nostris præsens tenentibus et qui in futurum tenebunt parlamenta, omnibusque justitiariis regni et Delphinatûs nostrorum cæteris officiariis, etc. (Prag. Sanct. Tit. 25.)


CHAPITRE VI.

[179] Antiquissimo enim tempore, sic erat in dominorum potestate connexum, ut quando vellent, possent offerre rem in feudum à se datam; posteà verò conventum est, ut per annum tantum firmitatem haberent, deinde statutum est ut usque ad vitam fidelis perduceretur. (Lib. Feudorum, Tit. 1). Conrad II étoit contemporain de notre roi Robert et de Henri I. Il commença à régner en 1024, et mourut en 1039. Cum verò Conradus Romam proficisceretur petitum est à fidelibus qui in ejus erant servitio, ut lege ab eo promulgatâ hoc etiam ad nepotes ex filio producere dignaretur, et ut frater fratri sinè legitimo hærede defuncto in beneficio quod eorum patris fuit succedat. (Ibid. T. 1.) Fréderic I, contemporain de notre Louis-le-Jeune et de Philippe-Auguste, mourut en 1190. Le livre des fiefs que je cite ici, fut écrit sous son règne; et il y est encore dit: «sciendum est quod beneficium adveniens ex latere ultrâ fratres patrueles non progreditur successione ab antiquis sapientibus constitutâ, licet moderno tempore usque ad septimum geniculum sit usurpatum, quod in masculis descendentibus novo jure in infinitum extenditur

[180] Plusieurs écrivains Allemands croient que l’Empire fut héréditaire jusqu’à Henri IV; quelques-uns même pensent qu’il ne fut véritablement électif qu’après le règne de Henri VI. Je demanderois à ces écrivains: Conrad I ne fut-il pas élu? Toutes les histoires n’en sont-elles pas autant de preuves? Henri, duc de Saxe, et surnommé l’Oiseleur, fut sans doute élu empereur, puisque Conrad voyant que ce prince étoit trop puissant pour ne pas usurper l’Empire, ou ne s’en pas séparer, conseilla de le choisir pour son successeur. Il est vrai que sa postérité, pendant trois générations, occupa le trône; mais cela ne prouve rien contre le droit de l’Empire et de la nation Allemande. Quand même il seroit certain que ces princes n’auroient pas attendu une élection pour prendre le titre d’empereurs, que pourroit-on conclure de trois démarches irrégulières, contre l’éligibilité de l’Empire? Après la mort d’Othon III, Henri II, duc de Bavière, surnommé le Boiteux, ne fut-il pas élu empereur, de même que son successeur Conrad II, duc de Franconie? Il me semble que les témoignages des historiens sur tous ces faits, ne sont point équivoques, et dès lors quels motifs raisonnables peut-on avoir de douter?

Puffendorf dit dans son ouvrage intitulé, de Statu Imperii Germanici, et publié sous le nom de Severin de Monzambano; Proceres in Imperatorem (Henricum) insurgunt, eumque regno dejiciunt, editâ constitutione, ut deinceps filius regis, et si dignus, per spontaneam electionem non per successionis, lineam proveniret.» (C. 6. §. 7.) Cette diète se tint à Forcheim, et la constitution dont parle Puffendorf, se trouve dans le recueil de Goldast. Si de ce fait on vouloit inférer que la couronne étoit héréditaire avant Henri IV, on auroit tort, ce me semble. Tout ce qu’on en peut conclure, c’est que les élections ne s’étoient pas faites bien régulièrement, et que quatre princes de la maison de Saxe, et trois de la maison de Franconie s’étant succédés, leurs partisans pouvoient avoir voulu rendre équivoque le droit de l’Empire; et que pour dissiper tout doute et prévenir les entreprises ambitieuses des empereurs, il étoit nécessaire de porter une loi qui renouvellât les anciennes constitutions et coutumes du corps germanique. Dans un siècle d’ignorance, et où la force a beaucoup de pouvoir, cette précaution étoit fort utile.

[181] Richard, duc de Cornouaille, et Alphonse X, roi de Castille. L’interrègne ne finit qu’en 1373, par l’élection de Rodolphe, comte de Hapsbourg.

Fin des remarques du livre quatrième.


REMARQUES ET PREUVES
DES
Observations sur l’histoire de France.


LIVRE CINQUIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

[182] Voyez le cinquième chapitre du livre précédent, où j’ai parlé assez au long de la décadence du pouvoir des ecclésiastiques. Différentes occupations m’ont empêché, jusqu’au commencement de 1772, de songer à mettre en ordre les remarques et les preuves d’un ouvrage qui étoit fait depuis plusieurs années; et j’avoue que ce n’est qu’à contre-cœur que je prends la plume pour travailler encore à l’histoire d’un peuple frivole, inconsidéré, que sa patience, son engouement, son luxe et son amour de l’argent ont peut-être rendu incorrigible. Je cède aux sollicitations de mes amis: ils pensent que tout n’est pas absolument désespéré; et puisqu’ils le veulent, je vais continuer à m’occuper des fautes de nos pères. Si nous pouvons encore en profiter pour les réparer, mon travail ne sera pas inutile, et j’aurai rendu à ma patrie le service le plus important. Si nos maux sont sans remèdes, parce que nos ames sont avilies et corrompues, on me fait espérer que notre histoire pourra servir de leçon aux peuples qui ne sont encore que sur le penchant du précipice; en voyant nos malheurs, ils apprendront à en craindre de pareils pour eux, et peut-être feront-ils des efforts utiles pour les prévenir.

[183] Sicque volentes eumdem comitem (Andegavensem) hujusmodi suæ probitatis et præcellentium meritorum obtentu honoribus promovere præcipuis, et non minùs regni nostri solium veterum dignitatum ornatibus reformare, comitem ipsum de gratiæ nostræ abundantiâ et plenitudine regiæ potestatis, præfati regni nostri. Creamus et promovemus in parem, et paritatis hujusmodi dignitatem Andegaviæ comitatui annexentes, præsentium tenore statuimus ut tam in se quam successoribus ejusdem comitis Andegavensis, qui pro tempore fuerint, pro ejusdem regni perpetuis honoribus habeatur, omniumque paritatis ejusdem, quemadmodùm diligens et fidelis dux Burgundiæ compar ejus jure et prærogativâ lætetur. Lettres d’érection du comté d’Anjou en pairie. Elles sont du mois de septembre 1297. Le duché de Bretagne et le comté d’Artois furent érigés en même temps en pairie, et les lettres de Philippe-le-Bel leur attribuent les mêmes prérogatives.

C’est dans le même esprit que Louis X érigea le comté de Poitiers en pairie, pour Philippe son frère. Quod nunc in perpetuum dictus Philippus, ejusque successores comites pictavienses qui pro tempore fuerint pares sint Franciæ, et aliorum Franciæ parium prærogativis, privilegiis libertatibus perpetuo gaudeant et utantur. Voyez les lettres par lesquelles Philippe-le-Long et son frère Charles-le-Bel érigèrent en pairie le comté d’Evreux, la baronie de Bourbon, le comté de la Marche. Ces pièces ont depuis servi de modèle à toutes les érections suivantes; et les nouveaux pairs n’ont jamais soupçonné que leurs droits disparoîtroient successivement, à mesure que l’autorité royale feroit des progrès aux dépens de la liberté de la nation.

Il est assez bizarre qu’en faisant des efforts continuels pour faire oublier les prérogatives des fiefs et ruiner les grands vassaux, nos rois créassent cependant de nouveaux pairs auxquels ils attribuoient tous les droits de l’ancienne pairie. Ne soyons pas étonnés de cette bizarrerie. Dans tous pays où le gouvernement n’a aucune règle fixe, les passions les plus opposées entre elles, doivent gouverner successivement; et il ne peut en résulter que la politique la plus déraisonnable: aujourd’hui l’ambition ou l’avarice décidera de tout, et demain ce sera la vanité ou la prodigalité. Les successeurs de S. Louis aspirèrent à un pouvoir arbitraire, parce qu’il est doux de ne trouver aucun obstacle à ses volontés; ainsi ils vouloient écraser tout ce qui étoit puissant; mais parce qu’ils étoient vains, et que l’ancien gouvernement les avoit accoutumés à juger de la grandeur du suzerain par celle de ses vassaux, ils vouloient encore faire des grands.

[184] Personne ne doute que Hugues-Capet et ses premiers successeurs ne donnassent des apanages à leurs enfans puînés; et il est prouvé par tous nos monumens, que ces terres distraites du domaine du roi, et regardées comme des propres, passoient aux filles mêmes, et par conséquent dans les maisons des seigneurs auxquels elles étoient mariées. J’ai fait voir dans les remarques des livres précédens, que l’inaliénabilité des terres de la couronne n’étoit qu’une chimère avant les états de 1356. Ne faut-il pas conclure de cette doctrine que sous les premiers Capétiens, les apanages donnés aux princes puînés étoient distraits pour toujours de la couronne? Pourquoi les rois auroient-ils cru qu’ils pouvoient aliéner pour toujours leurs domaines en faveur des étrangers, et qu’ils ne le pouvoient pas en faveur de leurs enfans, pour lesquels ils devoient avoir plus d’affection?

Alphonse, comte de Poitou et d’Auvergne, étant mort sans enfans, son frère Charles, roi de Sicile, se porta pour son héritier, et intenta procès à Philippe-le-Hardi son neveu, qui s’étoit emparé de la succession. Les raisons que Charles allégue pour défendre ses droits, prouvent qu’on ne mettoit alors aucune différence entre les terres distraites du domaine du roi et les autres natures de bien. Mais on m’objectera qu’il perdit son procès. Quod de generali consuetudine hactenùs à multis generationibus regem plenius observari, cum donatio quæcumque hæreditagii procedit à domino rege uni de fratribus suis donatoris ipso sinè hærede proprii corporis viam universæ carnis ingresso, donationes ipsæ ad ipsum donatorem aut ejus hæredem succedentem in regno revertuntur pleno jure. Arrêt du parlement. On le trouve dans le glossaire de Ducange, au mot apanare: remarquez les clauses uni de fratribus suis.... sinè hærede proprii corporis. Il falloit donc, pour que la substitution en faveur du roi eût lieu, que ce fût le prince même qui avoit reçu l’apanage, qui ne laissât aucun héritier ou aucun enfant: sinè hærede proprii corporis, prouve évidemment que les filles n’étoient pas exclues; car, elles ont toujours été comprises sous le nom d’héritier depuis l’établissement du gouvernement féodal; et je pourrois placer ici cent autorités qui ne laissent aucun doute.

Philippe-le-Bel, dit du Tillet, ordonne par son codicille que le comté de Poitiers, dont il avoit apanagé son second fils, connu depuis sous le nom de Philippe-le-Long, seroit réversible à la couronne, au défaut d’hoirs mâles. Les apanages passoient donc aux filles, puisque Philippe-le-Bel croit qu’il est nécessaire de les exclure par une clause expresse. L’exemple que donna ce prince ne devint point une règle générale de notre droit, on ne porta point une loi. Sous ses successeurs, les filles continuèrent à hériter des apanages donnés à leurs pères. Nous en trouvons la preuve dans le diplome par lequel Philippe-de-Valois confère les comtés d’Anjou et du Maine à son fils Jean. «Si ledit Jehan nostre fils trépassoit de cest siècle, nous survivans à lui, et de lui ne demeurant hoirs masle, mais seulement fille ou filles, en icelui cas les comtés d’Anjou et du Maine revenront à nous et au royaume de France, et la fille, si elle étoit seule ou l’aisnée, s’il y en avoit plusieurs, emporteroit sept mille livres tournois de terre ou de rente à value de terre; et la seconde auroit deux mille de terre et cinquante mille livres tournois pour une fois... ni plus grand droit ne pourroient lesdites filles demander ni avoir en la succession du dit Jehan nostre fils, quant en cely cas les comtés d’Anjou et du Maine revenront au dit royaume de France.»

Les filles continuèrent à hériter des apanages donnés à leur branche; elles eurent même le droit d’en demander pour elles, et j’en trouve la preuve incontestable dans l’édit du mois d’octobre 1374, par lequel Charles V règle la portion héréditaire que chacun de ses enfans doit avoir après sa mort. «Voulons et ordonnons que Marie nostre fille soit contente de cent mille francs que nous lui avons ordonné donner en mariage avec tels estoremens et garnisons comme il appartient à fille de France, et pour tout droit de partage ou appanaige que elle pourroit demander en nos terres et seigneuries.» Il donne soixante mille livres à sa seconde fille aux mêmes conditions. Cette autorité est si claire et si précise, qu’elle n’a besoin d’aucun commentaire.

La masculinité des apanages n’est l’ouvrage d’aucune loi particulière; c’est une coutume dont Philippe-le-Bel a donné le premier exemple, et que nous avons enfin regardée comme une loi sacrée. Elle ne commença à s’accréditer qu’après que les états de 1356 eurent forcé le dauphin, pendant la prison de son père, à déclarer que les domaines de la couronne seroient désormais inaliénables. «Avons promis et promettons en bonne foy aux gens des dits trois états, que nous tenrons, garderons et deffendrons de tout nostre pouvoir, les hautesses, noblesses, dignités, franchises de la dicte couronne, et tous les domaines qui y appartiennent et peuvent appartenir, et que iceux nous ne aliénerons ne ne soufferrons estre aliennez ne estrangiez.» (Ordon. du mois de mars 1356, art. 41.) Cet article ne fut pas mieux observé que les autres de la même ordonnance. Les rois ne vouloient être gênés par aucune règle, et leurs favoris ne souffroient pas patiemment qu’on leur défendît de piller l’état. L’inaliénabilité des domaines, et par une conséquence naturelle, la masculinité des apanages ont enfin fait fortune. Les gens de robe se sont déclarés les protecteurs de cette doctrine avec un zèle, qui enfin, a triomphé de la prodigalité de nos rois et de l’activité de leurs courtisans. Il a fallu recourir à des subtilités, et on a imaginé les engagemens et les échanges. C’est un préjugé bien ridicule qui nous attache à la loi de l’inaliénabilité du domaine. Elle étoit sage, quand les états la demandèrent; on se flattoit que le roi, riche de ses propres terres, si on ne lui permettoit pas de les aliéner, pourroit suffire à ses besoins, ne demanderoit plus des subsides si considérables à ses peuples, ou les demanderoit plus rarement: mais depuis que les rois sont parvenus a établir arbitrairement des impôts, cette loi si vantée est pernicieuse, ou pour le moins inutile.

[185] Voyez à ce sujet dans les ordonnances du Louvre, (T. 1, p. 551,) les lettres de Louis X, du 14 mars 1314, par lesquelles il confirme les priviléges des Normands. Il s’engage pour lui et ses successeurs à rétablir les monnoies sur le pied qu’elles étoient sous S. Louis, et à n’exiger que les services établis par les coutumes anciennes, (p. 557.) Sur les remontrances des nobles de Bourgogne, des évêchés de Langres et d’Autun, et du comté de Forest, le roi s’engage par son ordonnance du mois d’avril 1315, à ne faire aucune acquisition dans les terres des seigneurs, ou s’il acquiert des fiefs, il en fera acquitter les services. Le droit de faire la guerre est confirmé aux nobles. Le roi ne pourra convoquer pour la guerre que ses vassaux immédiats. On rétablira les monnoies de S. Louis, et les justices des seigneurs seront respectées par les officiers royaux, (p. 561.) L’ordonnance du 15 mai 1315, ordonne de faire des recherches, pour s’instruire de la forme du gouvernement, sous S. Louis, et la rétablir, (p. 567.) L’ordonnance du 17 mai 1315, dit la même chose que les précédentes. Le sixième article en est remarquable. Les seigneurs ayant toute justice, ou leurs officiers, auront la connoissance de toutes les obligations, même de celles qui auront été passées sous le scel royal. Executiones verò litterarum, et cognitiones descendantes ab eisdem super obligationibus quibuscumque, sub nostris sigillis confectarum, eisdem in terris eorum, ubi omnimodam habent justitiam, præterquam in debitis nostris, vel si negligenter defectivi fuerint, concedimus faciendas. Que cette doctrine étoit contraire à ce que les praticiens avoient établi au sujet des cas royaux, et au droit de prévention qu’on avoit attribué aux juges royaux!

(P. 573.) L’ordonnance de Mai 1315 permet aux seigneurs de donner des fiefs à des nobles, pourvu que leur seigneurie n’en soit pas trop diminuée, et ordonne de respecter les justices particulières, &c. Cette ordonnance fut suivie d’additions données peu de jours après; il y est dit que les nobles pourront donner sur leurs fiefs des pensions annuelles à leurs serviteurs nobles et roturiers, pourvu que le fief n’en soit pas trop diminué. On ajoute que les hommes que le roi donnera aux seigneurs pour desservir les fiefs qu’il possédera dans leur mouvance, seront tenus de leur obéir, à faute de quoi les seigneurs pourront saisir le fief possédé par le roi, p. 587. Lettres-patentes du 22 juillet 1315, en faveur des habitans de Normandie, «Les anciens priviléges des fiefs sont rétablis. Aucun ne obeisse à ceux qui en nostre nom auront voulu prendre denrées quelconques pour nos garnisons et nécessité, si ils n’apportent lettres-patentes scellées de notre scel ou du maistre de nostre hostel. Et jaçoit qu’ils apportent lettres de nous, ou du dit maistre, ils soient tenus appeler la justice du lieu, et faire priser par loyaux hommes les denrées, et payer le prix qui en sera trouvé, avant qu’ils les emportent. Et qui fera le contraire soit arresté par sil à qui il appartiendra à eux corriger,» p. 617. Lettres de janvier 1315, qui rétablissent les seigneurs de Languedoc dans le droit de donner des fiefs aux églises, sans amortissement, et aux roturiers, sans droit de franc-fief, p. 688. Ordonnance de juin 1317, sur les remontrances des habitans d’Auvergne. Elle ne prouve pas moins que les pièces précédentes, quelle force les anciens préjugés conservoient, et elle n’est pas moins favorable au gouvernement, ou plutôt à l’anarchie des fiefs.

Tome II. p. 61. Lettres-patentes de Philippe-de-Valois du 8 février 1330, pour permettre dans le duché d’Aquitaine les guerres privées; mais à condition qu’elles seroient déclarées dans les formes, et acceptées par ceux à qui elles seroient faites, et qu’elles cesseroient pendant que le roi seroit en guerre contre ses ennemis. De plus, les proclamations, les contraintes et les autres formalités qui devoient précéder ces guerres, devoient être faites par le ministère des sénéchaux royaux, et non par les officiers des seigneurs hauts-justiciers, si ce n’est au refus et par la négligence des officiers du roi, p. 552. Le 9 avril 1353, le roi Jean renouvelle l’ordonnance de S. Louis, nommée la quarantaine le roi, touchant les guerres privées.

Au sujet des gardiens et des sauvegardes dont je parle dans mon ouvrage, voyez dans les ordonnances du Louvre, T. 5, p. 4, les lettres du 6 mai 1357, par lesquelles Charles V donne des gardiens au prieur de Pompone. Ces gardiens étoient nommés pour protéger les biens des cliens, les défendre de toute injure et punir leurs ennemis. Ils faisoient poser sur des poteaux la sauvegarde royale, et assignoient devant les juges royaux ceux qui avoient fait quelque tort à leur client. Si les coupables ne comparoissoient pas, on leur faisoit la guerre, et il étoit ordonné, omnibus justicialibus et subditis nostris, dante tenore presentium in mandatis, ut prefatis gardatoribus in predictis et ea tangentibus, pareant efficaciter et intendant, prestantque auxilium, favorem et consilium, si opus fuerit, et super hoc fuerint requisiti. Ces lettres de sauvegarde devinrent très-communes sous les Valois.

Tandis que les préjugés de la nation se montroient avec tant de force, et qu’on vouloit réduire les fils de Philippe-le-Bel à n’être encore que les gardiens et les conservateurs des coutumes anciennes, on leur attribuoit quelquefois une autorité despotique qui peut changer à son gré toutes les coutumes, et suppléer à toutes les formes usitées. Je n’en citerai pour exemple qu’un arrêt du parlement, qui, sous le règne de Charles-le-Bel, adjugea le comté de Flandre à Louis, comte de Nevers. Philippus quondam rex Franciæ et Navarræ, ad requisitionem dicti comitis Flandriæ defuncti et dictarum partium, autoritate regiâ et certâ scientiâ approbaverat et confirmaverat, cum interpositione decreti sui et pronuntiatione factâ præmissâ sic posse fieri, et valida esse, tollendo consuetudines contrarias, si quæ essent, et supplendo de plenitudine potestatis omnes defectum, si quis forsitàn esset. Cette pièce est rapportée par Lancelot p. 302, du recueil des pièces concernant la pairie.

On voit que la nation sentoit la nécessité d’une puissance législative, et étoit effrayée de la voir toute entière entre les mains du roi. De là, s’est formée parmi nous cette opinion généralement reçue, que le roi est souverain législateur, mais qu’il est obligé d’obéir aux lois que nous appelons fondamentales; et par ce galimathias, nous nous flattons d’être venus à bout de distinguer le despotisme de la monarchie. Nos gens de robe, qui ont rédigé toutes ces sottises en système, n’ont pas vu qu’un peuple n’est pas libre, dès qu’il ne fait pas lui-même ses lois; et que ce que nous appelons la monarchie, n’est que le premier échelon du despotisme. Ils n’ont pas compris qu’il est de l’essence de la puissance législative de pouvoir abroger les anciennes lois, comme d’en faire de nouvelles. La gêner par des bornes, c’est vouloir qu’on ne puisse appliquer de remède efficace aux maux présens; c’est vouloir qu’on flotte toujours entre l’anarchie et la tyrannie.

[186] Philippe-le-Bel fit en octobre 1294 une ordonnance pour établir la reine régente, dans le cas que son fils fût mineur, en montant sur le trône, et demanda à plusieurs grands seigneurs la garantie de cette ordonnance. Il y a, dit du Puy, traité de la majorité de nos rois, p. 146, dans le trésor des chartes, numéro 5, treize lettres d’autant de grands qui approuvent la régence de ladite reine, et qui promettent de l’entretenir et faire observer. Ces assuremens, datés de 1299 et de 1300, sont scellés par l’archevêque de Rheims, l’évêque de Châlons, l’évêque de Beauvais, Charles, comte d’Anjou, Louis, comte d’Evreux, Robert, comte d’Artois, Robert, duc de Bourgogne, chambrier de France, Jean, duc de Bretagne, Jean, comte de Dreux, Hucs de Chastillon, comte de Blois, Hugues le Brun, comte de la Marche, Robert, comte de Boulaigue, Guy, comte de Saint-Paul, bouteillier de France.

Philippe-le-Long ayant des différens avec le comte de Flandre, au sujet de quelques articles du traité de paix conclu entre ce comte et Philippe-le-Bel, le pape Jean XXII fut choisi pour arbitre; et les pairs déclarèrent qu’ils s’engageoient à ne donner aucun secours au roi, dans le cas qu’il violât quelque article convenu par la médiation. Voyez dans le recueil des pièces concernant la pairie, p. 296. Declaratio parium Franciæ de non assistendo nec servitia præstando regi Galliæ. Dans le même recueil, p. 294, on trouve des lettres du comte de Valois du 27 juin 1319, au sujet de cette déclaration; et il est vrai qu’il dit qu’elle est nouvelle et contraire aux coutumes: «combien que en dit conseil soient aucunes choses contenues étranges et non accoutumées de rois, ne de lignage, ne de pairs de France.» Il faut, je crois, se garder d’être de l’avis du comte de Valois, qui ignoroit nos antiquités, ou qui, dans ce moment avoit quelque raison de flatter le roi. «Dans le traité que S. Louis fit avec l’Angleterre, les deux puissances nommèrent des conservateurs ou des gardiens qui s’engagèrent à servir contre leur seigneur, s’il violoit quelque article du traité.» Voyez le Corps diplomatique de Dumont. On retrouve encore la même stipulation dans le traité de 1259 entre les mêmes puissances. Cet engagement des conservateurs étoit tout-à-fait dans l’esprit du gouvernement féodal. Puisqu’il y avoit des cas où le vassal étoit autorisé à faire la guerre à son suzerain, et que S. Louis en convient lui-même dans ses établissemens: puisque le comte de Valois voyoit tous les jours le roi en guerre contre quelques pairs de son royaume, pouvoit-il de bonne foi regarder la déclaration qu’on lui demandoit, comme une nouveauté étrange et contraire aux coutumes? On court risque de se tromper souvent, si on n’a pas l’art de découvrir dans nos monumens anciens, ce que la flatterie y met quelquefois.

Il seroit inutile de m’étendre plus au long pour prouver une vérité dont presque personne ne peut douter. On sait que l’usage des conservateurs a subsisté en Europe long-temps après l’avénement de Philippe-de-Valois au trône.

Voyez ce que j’ai dit là-dessus dans le droit public de l’Europe, chap. 2.

[187] «Au roi seul, et pour le tout appartient donner et octroyer sauvegarde et grace à playdoyer par procureur, et lettres d’état et nobilitations et légitimations. Au roy appartient seul et pour le tout de faire rémission de crimes et rappels de bancs. Si le roy a fait grace et rémission de crime avant condamnation et bannissement, ensuite nul autre Sr. pair, ne autre baron ne peut puis connoître du cas, ne foy entremettre en aucune manière. Au roy seul et pour le tout appartient amortir en tout son royaume, à ce que les choses puissent être dites amorties; car, supposé que les pairs, barons et autres sujets du roi amortissent pour tant comme il leur touche ce qui est tenu d’eux, toutes voyes ne peuvent ne ne doivent les choses par eux amorties avoit effet d’amortissement, jusqu’à que le roi les amortisse; mais peut le roy faire contraindre les possesseurs de les mettre hors de leurs mains dedans l’an, et iceux mettre en son domaine si ils ne le font. Au roi appartient seul et pour le tout en son royaume et non à autres à octroyer et ordonner toutes foires et tous marchés, et les allans, demeurans et retournans sont en sa sauvegarde et protection, &c.»

On voit par cet arrêt, combien les grands seigneurs avoient de peine à renoncer à leurs prérogatives féodales. Certainement le parlement ne l’auroit point porté en 1372, si on n’avoit pas encore contesté au roi le droit qu’on lui attribue ici. Je remarquerai en passant, que cette pièce fait très-bien connoître l’esprit du parlement, dont j’ai déjà eu occasion de parler dans les livres précédens, et qui ne tendoit qu’à humilier les grands. Jamais il n’a dit plus vrai, que lorsque dans ces derniers temps et avant que d’être cassé, il s’est encore glorifié dans ses remontrances, d’avoir travaillé sans relâche à établir le pouvoir arbitraire qu’il espéroit de partager, et dont il a été enfin la victime.

[188] J’ai rapporté dans les remarques 160 et 161 du livre 4, chapitre 3, plusieurs autorités pour prouver que les prédécesseurs de Philippe-de-Valois n’avoient pas le droit d’établir à leur gré de nouveaux impôts: j’aurois pu en ajouter mille autres, si cette question étoit douteuse. Pour faire connoître quelle étoit à cet égard la situation des choses sous le règne de Philippe-de-Valois, il suffira de rapporter ici l’ordonnance de ce prince du 17 février 1349. «Nous ayens fait montrer et exposer à nos amez les bourgeois et habitans de nostre bonne ville de Paris, les grans et innumerables frais, mises et despens dessus dits supporter.... ont libéralement voulu et accordé pour toute leur communité, eue sur ce premièrement bonne délibération et advis, que par l’espace d’un an entièrement accompli, &c.»

Il est dit ensuite à quelle condition on accorde ce subside annuel. 1o. Philippe-de-Valois renonce, tant pour lui que pour la reine et ses enfans, au droit de prise dans Paris et dans les biens des Parisiens. J’ai déjà parlé de ce droit odieux, auquel on avoit cent fois renoncé, qui subsistoit, et qui, bien loin de diminuer, étoit devenu au contraire plus considérable, les officiers de la maison du roi et les juges mêmes du parlement l’ayant étendu jusqu’à eux. 2o. Les habitans de Paris ne seront tenus d’aller ni d’envoyer pendant ladite année à l’Ost pour arrières-bans, quand même ils tiendroient des fiefs. 3o. Tous les emprunts, tant au nom du roi et de la reine que de leurs enfans, cesseront. 4o. Pendant que l’imposition convenue sera levée, les héritages que les bourgeois de Paris possèdent dans tout le royaume, ne seront sujets à aucune autre subvention. «Si voulons et octrayons par ces présentes, de notre grace especial aux dits bourgeois que cette aide ou octroy que fait nous ont de ladite imposition, ne porte ou puisse porter, au temps avenir aucun préjudice à eulx et aux mestiers de ladite ville, ne à leurs privilèges, libertés et franchises, ne que par ce nouvel droit nous soit acquis contre eulx, ne aussi à eulx contre nous, mais le tenons à subside gracieux.»

On verra dans les chapitres suivans, où je parlerai des états de 1355 et 1356, combien la nation étoit jalouse du droit d’accorder librement et gratuitement ses subsides.

[189] On croit assez communément que les filles en France sont exclues de la couronne, en vertu du texte de la loi salique, qui dit: de terrâ verò salicâ nulla portio hæreditatis mulieri veniat, sed ad virilem sexum totæ terræ hæreditas perveniat. Pour se désabuser, il n’est question que de savoir ce qu’il faut entendre par terre salique, et je renvoie à ce que j’ai dit là-dessus dans la remarque 79 du livre 2, chapitre 5. On y verra que la terre salique n’étoit que ce que nous appelons un propre. On verra que les francs regardoient comme injuste et barbare, la loi qui ne permettoit pas aux filles d’avoir leur part dans ces sortes de biens; et que la coutume avoit même établi des formalités qui autorisoient un père à appeler ses filles au partage de ses propres ou de la terre salique. Après cela, je laisse à juger au lecteur, si le texte que je viens de rapporter, peut avoir quelque rapport à la succession du trône. Quand on pourroit même regarder la royauté comme un propre, il faudroit convenir qu’un roi Mérovingien auroit pu jouir du même privilége que ses sujets, et laisser à ses filles une part de sa couronne.

Tant que les Français furent au-delà du Rhin, les filles n’eurent aucun droit à la succession du trône. Il ne devoit pas entrer dans l’esprit d’une nation sauvage, pauvre, libre, guerrière, et pour qui la royauté n’étoit autre chose que le généralat de l’armée, d’obéir à des reines et d’en faire les chefs de leurs expéditions militaires. Après s’être établis au-deçà du Rhin, les Français, comme on l’a vu, conservèrent dans les Gaules leurs mœurs, leurs lois et leur gouvernement; les filles ne durent donc point être appelées au partage de la couronne. Quelque ingénieuse que soit l’ambition à se faire des droits et à tenter des entreprises, on ne trouve nulle part que quelque princesse de la maison de Clovis ait prétendu succéder à son père, ou partager la couronne avec ses frères. Sous la seconde race, les filles n’eurent pas plus de droit que sous la première; voyez la remarque 45 du livre 2, chap. I. Mais il me semble qu’il faut bien se garder de croire que la coutume pratiquée sous les Mérovingiens et les successeurs de Pepin, dût servir de règle et avoir force de loi sous les Capétiens.

Il se fit, comme on l’a vu, la plus étrange révolution dans les mœurs et le gouvernement. Tout le passé fut oublié; à la faveur du despotisme et de l’anarchie, que la foiblesse des derniers Carlovingiens avoit établis, il n’y avoit point de coutume, quelque bizarre qu’elle fût, qui ne pût s’accréditer. Les femmes, qui n’avoient eu aucune part aux fonctions publiques, devinrent, ainsi que je l’ai dit, des magistrats. Elles présidèrent leur cour de justice et se rendirent dans celles de leur suzerain pour juger. Elles furent souveraines et héritèrent des fiefs les plus importans, et qui n’étoient pas moins considérables que ceux de Hugues Capet. Pourquoi donc la royauté, qui n’étoit plus elle-même considérée que comme la première et la plus éminente des seigneuries, auroit-elle été une seigneurie masculine, tandis que toutes les autres passoient aux filles? Depuis Hugues Capet jusqu’à Louis Hutin, on n’eût point occasion de traiter cette question; mais ce dernier prince, ne laissant qu’une fille pour lui succéder, ne voit-on pas, aux difficultés qu’éprouva Philippe-le-Long, que rien n’étoit plus équivoque ni plus incertain que l’ordre de la succession au trône?

Au défaut de lois et d’exemples dans la succession Capétienne, il étoit naturel qu’une sorte d’analogie servît de règle, à la mort de Louis X; et ce qui se passoit à l’égard de toutes les autres successions, devoit donc porter les Français à exclure Philippe-le-Long du trône, pour y placer sa nièce. Ce prince, en effet, ne succéda point à son frère, sans trouver de grands obstacles. Je ne devine point quelles raison il pouvoit alléguer pour défendre et faire valoir ses prétentions. Auroit-il cité la loi salique et la coutume des deux premières races? Il n’y avoit pas vraisemblablement deux hommes dans le royaume qui en fussent instruits. Auroit-il parlé des peuples les plus célèbres de l’antiquité? Philippe-le-Long et les Français ignoroient parfaitement l’histoire ancienne. Auroit-il prétendu que les femmes, bornées par leur foiblesse aux soins économiques de leur maison, sont incapables de gouverner une nation? On ne l’auroit pas entendu, car les Français étoient galans, et à leur chevalerie près, qui les avoit endurcis à la fatigue, ils n’étoient guère plus instruits des devoirs du gouvernement et de l’administration que la femme la plus ignorante. Ils étoient accoutumés à voir tomber en quenouille les plus grandes principautés; et puisqu’ils avoient souffert que des princesses gouvernassent en qualité de régentes, ils devoient être disposés à leur déférer la royauté.

Quoi qu’il en soit, la fille de Louis Hutin eut des partisans, parmi lesquels on compte des princes de sa maison. Philippe-le-Long fut obligé de négocier avec eux, et la duchesse de Bourgogne protesta contre son couronnement. «Antiqua duchissa Burgundiæ appellatione, ut dicebatur, facta, intimari fecit paribus qui coronationi intererant, ne in ipsam procederent, donèc tractatum esset de jure, quod Joanna juvencula puella Ludovici regis defuncti primogenita, habeat in regni Franciæ et Navarræ. Istis tamen non obstantibus, coronationis festum fuit solemniter celebratum, januis civitatis clausis et armatis ad earum custodiam deputatis.»

Philippe-le-Long n’eut qu’un fils nommé Louis, qui mourut au berceau, et quatre filles qui lui survécurent. Charles-le-Bel, son frère, se servit contre ces princesses de l’exemple que Philippe-le-Long avoit donné contre la fille de Louis X. Si on a remarqué comment les coutumes se sont formées sous notre troisième race, si on a fait attention que sous l’empire des coutumes un grand exemple a autant de force qu’une loi, on ne doutera point que l’élévation de Charles-le-Bel au trône ne soit l’époque de l’opinion qui a établi l’ordre de succession que nous connoissons, et que nous regardons aujourd’hui comme la plus sacrée de nos lois; on m’objectera sans doute que le droit des mâles n’étoit pas encore bien certain, que puisque Charles-le-Bel lui-même étant prêt à mourir, et laissant sa femme grosse, sembla douter de la légitimité de l’exclusion des filles. «Quand le roy Charles apperçut que mourir lui convenoit, il advisa que s’il advenoit que ce fût une fille, que les douze pairs et hauts barons de France eussent conseil et avis entr’eux d’en ordonner, et donnassent le royaume à celui qui auroit droit par droit.»

Je réponds que cette déclaration de Charles, en lui faisant dire tout ce qu’elle ne dit peut-être pas, n’étoit point le fruit d’un doute, mais du désir qu’il avoit de se voir succéder par sa fille, qu’il préféroit, quoiqu’elle ne fût pas encore née, à la branche des Valois. J’ajouterai que l’opinion de l’exclusion des filles étoit si bien établie dans la nation, par l’exemple des deux derniers règnes, qu’Edouard III n’osa point l’offenser. C’étoit comme mâle, plus proche parent des derniers rois, que Philippe-de-Valois, qu’il demanda la couronne.

L’élévation de ce dernier prince assura le droit des mâles. Si les armes d’Edouard avoient été assez heureuses pour dépouiller son concurrent, et forcer les Français à consentir à sa demande, on auroit vu les princesses exclues de la succession, et cependant donner à leurs enfans mâles un droit dont il ne leur auroit pas été permis de jouir. L’histoire, si je ne me trompe, offre un pareil ordre de succession.

Prétendre que le droit des mâles à la couronne n’ait été certain et bien constaté que sous Charles VII, c’est une erreur: il est vrai que Charles VI déshérita le dauphin, et appela à sa succession sa fille Catherine, qui devoit épouser Henri V. Mais que peut-on conclure d’une disposition faite dans un temps de trouble et de parti, et qui fut regardée comme une injustice? Le violement de l’ordre ne prouva pas qu’il n’y avoit point d’ordre. Ce qu’a fait Charles VI démontre seulement que l’imbécillité est obligée de céder à l’esprit, la foiblesse à la force, et que la loi du vainqueur est supérieure à toutes les lois. Si la cour d’Angleterre avoit réussi dans son entreprise, il seroit toujours vrai de dire que sous les règnes de Philippe-le-Long, de Charles-le-Bel et de Philippe-de-Valois, la couronne avoit été déclarée masculine; et que par une révolution, elle étoit devenue féminine sous le règne de Charles VI.

[190] «Sumes est ferunt purpos de faire gratieusement et débonnairement ad ceux qui voilent faire devers nous leur devoir, et n’est mie nostre entention de vos tollir nou duement nos droitures, mais pensons de faire droit à tous, et de reprendre les bons lois et les costumes que suivit au temps de nostre ancestre primogéniteur S. Louis roi de France. Et aussi n’est mie nostre volenté de querre nostre gaigne en vostre damage par eschanger de monois ou par exaction ou male toltes nient dues, car, la diex meviez, assetz en avons par nostre estat et nostre honneur maintener. Ainz volons nos subgets, tant come nous pourrons; cezer, et les libertés et priviléges de touz et espécialement de Sainte Eglise, défendre espécialement maintenir en nostre poair. Et si volons totefois es busoignes du roielme, avoir et suir le bon conseil des piers, prelats, nobles et autres sages nos foialz dudit roielme, sans rien sodisnement ou volunteirement faire ou commencer.» (Lettre d’Edouard III, du 8 février 1540, aux états du royaume de France.)

[191] Rien n’est mieux prouvé, comme on l’a vu dans les remarques précédentes, que les franchises et l’indépendance de la nation au sujet des impôts. L’exemple que Philippe-le-Bel avoit donné d’établir de nouveaux droits, fut suivi par ses successeurs, quand ils purent se flatter de le faire impunément. Philippe-de-Valois ménagea les personnes puissantes, mais il pilla les foibles. Au sujet des changemens qu’il fit dans les monnoies, charge pour le peuple qui tournoit au profit du prince, voyez la table jointe aux ordonnances du Louvre.


CHAPITRE II.

[192] Le roi Jean parvint à la couronne, le 23 avril 1350, fut sacré un mois après; et le 16 du mois de février suivant, qui étoit le mois de février de l’an 1350, parce que l’année ne commençoit alors qu’à Pâques, les états-généraux des provinces méridionales et septentrionales furent assemblés à Paris. Nous n’avons aucun monument qui nous instruise de leur conduite.

[193] Voyez le chapitre cinquième du quatrième livre.

[194] «Promettons en bonne foy, afin que union, et accort soit en nostre royaume que à ces choses seront accordez toutes les gens de nostre dit pays, et de ce nous faisons fort, et à ce les induirons, et se metier est, les contraingdrons par toutes les voyes et manières que nous pourrons et que conseillée nous sera par les trois estatz dessus diz, (Ordon. du 28 décembre 1355, art. 1,) par le conseil des supérintendans ez leuz par les rois estatz dessus dits, eslirons et establirons bonnes personnes et honnestes et sanz souzpçon pour le fait du nos monnoyes. (Ibid. art. 8.) Nous ne donnerons trèves ni abstinances (aux ennemis,) si nous n’en sommes bien conseillierz et par plusieurs personnes des trois estatz.» (Ibid. art. 31.)

«Est ordonné que les trois estatz dessus diz, seront ordonnez et depputez certaines personnes bonnes et honnestes, solables et royauls, et sans aucun soupçon, qui par le pays ordonneront les choses dessus dites, qui auront receveur et ministre selon l’ordonnance et instruction qui sera faite sur ce; et outre les commissaires ou députés particuliers du pays et des contrées, seront ordenés et establis par les trois éstatz dessus dix, neuf personnes bonnes et honnestes, c’est assavoir de chascun estat trois, qui seront generaltz et superintendans sur tous les autres, et qui auront deux receveurs generaulx prudhommes biens solables. (Ibid. art. 2.) Aux deputés dessus diz, tant les generaulz comme les particuliers, seront tenus de obéir toutes manières de gens de quelque estat ou condition que il soient, de quelque privilege que il eusent; et pourront estre constrains par le diz depputés par toutes voyes et manieres que bon leur semblera, et se il y en avoit aucuns rebelles, ce que je n’aveigne, que les diz depputés particuliers ne puissent contraindre, ilz les ajourneront par devant les generaulz superintendans qui les pourront contraindre et punir, selon ce que bon leur semblera, chacunz ceulz de son estat, presens toutes voyes et conseillans leurs compagnons des autres es estatz.» (Ibid. art. 3.)

«Voulons ordonnons que durant cette presente aide, tous autres subsides cesseront. (Ibid. art. 27.) Toutes les aides dessus dittes, prouffiz et amendes quelconques que d’icelles aides ou pour cause ou à choisons d’icelles istront ou avendront par quelque maniere que ce soit, seront tournées et converties entierement ou fait de la guerre, sans ce que nous, nostre très chere compaigne, nostre très cher amé fils le duc de Normandie, autres de nos enfans, de nostre sanc ou de nostre linaige, ou autres de nos officiers, lieutenans, connestable, mareschaux, admiraulz, maistre des arbalestriers, trésoriers ou autres officiers quelconques, en puissent prendre, lever, exiger ou demander aucune chose par quelque manière que ce soit, ne faire tourner ou convertir en autres choses que en la guerre ou armées dessus dites. Et ne seront les dites aides et ce qui en istra, levées ni distribuées par nos gens, par nos trésoriers ou par nos officiers, mais par autres bonnes gens saiges, loyaulz et solables, ordennez, commis et depputés par les trois estatz dessus diz, tant ès frontières comme ailleurs, où il les conviendra distribuer.» (Ibid. art. 15.)

Il est encore dit dans ce même article que les receveurs des états feront serment sur les évangiles, de ne délivrer de l’argent que par ordre des commissaires des états, et que le roi, la reine et les princes de la famille royale jureront de même de n’en point demander. C’est pour abréger que je ne rapporte pas ici le texte de l’ordonnance même.

«Se par importunité ou autrement, aucun impetroit lettres ou mandemens de nous ou d’autres au contraire, les diz depputés, commissaires ou receveurs jureront aux saintes évangiles de Dieu, que aux dites lettres ou mandemens ne obeiront; ne distribueront l’argent ailleurs ou autrement que diz est; et s’il le faisoient pour quelconques mandemens qu’il leur venist, il seroient privés de leurs offices, et mis en prison fermée, de laquelle il ne pourroient yssis, ni estre eslargis par cession de biens ou autrement, jusques à tant que il eussent entièrement payé, et rendu tout ce qu’il en auroient baillé. Et si par aventure, aucuns de nos officiers ou autres, sous un umbre de mandemens ou impétrations aucunes vouloient ou s’efforçoient de prendre le dit argent, les diz députés ou receveurs leur pourroient et seroient tenus de résister de fait, et pourroient assembler leurs voisins des bonnes villes et autres, selon que bon leur sembleroit, pour euls resister, comme dit est.» (ibid. art. 5.) De pareilles précautions de la part des états, sont une preuve des violences que le gouvernement étoit accoutumé d’exercer. Qu’on se rappelle que le droit de prise subsistoit encore, et ce droit servoit de prétexte à toutes les rapines qu’on vouloit faire.

«Se dans le premier jour de mars prochain avenant, tous n’estoient à accort des choses dessus dites, et de celles qui cy après seront déclarées et spécifiées, ou au moins se il n’apparoit que nous en eussions fait notre diligence bien et suffisament dedans le dit jour, les dites aydes cesseroient du tout. (Ibid. art. 1.) Se il plaisoit à Dieu que par sa grace, et par l’aide de noz bons sulgiés, nos dittes guerres, fussent finies dudans un an, les dites aides cesseroient du tout; et se l’argent, et de ce qui en sera levé avoit aucun reste ou résidu, il seroit tourné ou converti ou prouffit et es nécessités des païs où il auroit été cuilli, selon l’ordenance des trois étaz dessus dit.» (Ibid. art. 7.)

[195] J’ai prouvé dans les remarques du chapitre II, livre IV, qu’avant le règne de S. Louis, il n’y avoit point de puissance législative dans le royaume. On a vu que les droits respectifs des suzerains et des vassaux varioient continuellement, et que chaque seigneur étoit un vrai despote dans ses terres, avant qu’il eût traité avec ses sujets et donné des chartes de commune. J’ai fait voir quelle étoit la doctrine de Beaumanoir sur le droit de faire des lois générales, qu’il n’ose attribuer ouvertement au roi, qui n’étoit encore regardé que comme le gardien et le conservateur des coutumes. On commençoit à sentir la nécessité d’un législateur, et ce qui facilita sans doute les progrès rapides de la doctrine de Beaumanoir, c’est le respect qu’on avoit pour la vertu de S. Louis. D’ailleurs le besoin d’une puissance législative dans la société, est une de ces vérités sensibles et évidentes auxquelles l’esprit humain ne peut se refuser quand on la lui présente. On laissa donc prendre au roi la prérogative de faire des lois, parce que dans la profonde ignorance où le gouvernement féodal avoit jeté les esprits, personne ne pouvoit se douter que la nation pût avoir quelque droit de se gouverner par elle-même. Mais comme on ne savoit point en quoi devoit consister la puissance législative, on conserva encore tous les préjugés et toutes les passions du gouvernement des fiefs. En effet, si on cherche à pénétrer l’esprit qui dictoit les requêtes et les remontrances présentées au fils de Philippe-le-Bel, on voit que les seigneurs laissoient au roi le droit de publier ses lois, mais en se réservant celui de désobéir, si les lois les choquoient. C’est sous les règnes de ces princes que, selon les apparences, commença à s’établir la doctrine que le roi est législateur, mais qu’il doit gouverner conformément aux lois; c’est-à-dire, qu’il peut faire des lois nouvelles, et ne peut cependant abroger ou contrarier les anciennes: absurdité que les générations se sont successivement transmises, que nous répétons tous les jours, et qui ne nous choque pas, ou parce que nous y sommes accoutumés, ou parce que nous n’entendons pas ce que nous disons.

Il est vraisemblable que toutes les fois que Philippe-de-Valois et ses prédécesseurs assemblèrent la nation, en suivant l’exemple que leur avoit donné Philippe-le-Bel, le prince et la nation s’exposèrent mutuellement leurs besoins. Les états demandoient des réglemens pour corriger quelques abus ou pour établir une nouvelle police, et le roi les publioit en son nom. La loi étoit faite de concert, et la puissance législative étoit en quelque sorte partagée. Mais comme les ordonnances paroissoient l’ouvrage seul d’un prince, et qu’on n’y voyoit que son nom, on s’accoutuma à regarder le seul législateur; et les états, entraînés par l’opinion publique, crurent n’avoir que le droit ridicule de faire des doléances et des remontrances. Si cette doctrine n’eût pas été regardée comme un principe incontestable du gouvernement, quand le roi Jean monta sur le trône, est-il vraisemblable que tous les ordres de l’état, qui étoient également mécontens en 1355, au lieu de vouloir partager la puissance législative, eussent traité avec le roi, et cru avoir besoin de son nom et de son autorité pour faire des réglemens? La loi n’auroit-elle pas paru sous une forme toute différente de celle qu’elle a? Toutes nos coutumes, tous nos usages se sont établis d’une manière insensible, et c’est pour cela qu’il est si difficile d’en fixer l’époque. Quoi qu’il en soit, il est certain que les états de 1355 regardoient le roi comme le législateur de la nation.

[196] «Pource que par aventure nos guerres ne seront pas finées du tout en cette présente année, les gens de trois estaz s’assembleront à Paris avec les gens de nostre conseil à la saint au Dieu prochain, par eulx ou par leurs procureurs suffisamment fondés, ordenneront ensemble de nous faire ayde convenable pour noz guerres, considéré les qualités et l’estat d’icelles; et aussi si au temps avenir nous aviens autres guerres, il nous en feront ayde convenable, selon la délibération des trois estaz sens ce que les deux puissent lier le tiers: et se tous les trois estaz n’estoient d’accord ensemble, la chose demeurroit sens determination, mais en ce cas nous retournerions à nostre domaine des monnoyes, et à nos austres, excepté le fait des prinses, lesquelles en ce cas nous ne pourrions faire si ce n’estoit en payant l’argent et par juste prix.» (Ord. du 28 décembre 1355, art. 27.)

[197] On trouve dans les ordonnances du Louvre, T. 4, p. 181, une commission en date du 3 mars 1356, donnée aux élus des bailliages de Clermont en Auvergne et de Saint Flour, qui prouve ce que j’avance ici: «ont avisé (les états-généraux) que vous aurés pooir et autorité de nous, de mender et faire assembler à Clermont et à S. Flour ou ailleurs es dittes dioceses ou nom des trois estaz généralement et espécialement tous ceulx des trois estaz des dittes dioceses, et aucuns d’eulx, ainsi et toutes fois que bon vous semblera, pour le fait dessus diz et les déppendances: et nous des maintenant l’octroyons et avons octroyé.» Je n’ai trouvé, malgré les recherches que j’ai pu faire, aucune pièce qui fasse conjecturer que les surintendans des aides eussent le droit de convoquer les états-généraux. Toutes les ordonnances, au contraire, et les faits connus invitent à croire qu’ils ne l’avoient pas. Comme l’histoire est moins faite pour nous apprendre ce qui s’est passé, que pour nous instruire de ce que nous devons faire, je marquerai très-expressément, que si la nation se trouve jamais rassemblée, elle doit, en se séparant, nommer des commissaires chargés d’exécuter ses ordres, et qui se fassent respecter, en étant les maîtres de convoquer extraordinairement les états. Sans cette précaution, on peut prédire à la nation qu’on trouvera sans peine le secret de rendre inutile tout ce qu’elle aura fait, et de lui redonner les fers qu’elle aura tenté de briser. Je ne fais que répéter ici ce que j’ai déjà dit dans le corps de mon ouvrage; mais la matière est si importante, et nous sommes si inconsidérés, que ma répétition est bien pardonnable.

[198] «Nous rappellons toutes les lettres et commissions per nous données, tant sur le fait des diz subsides et aydes du temps passé, tant aux generaux à Paris, aux esleus particuliers par les dioceses et autrement: et aussi toutes manieres de réformations à Paris et ailleurs, et le pooir à eulx et à chascun d’eulz donné par nostre dit seigneur (le roi Jean) ou nous soubz quelconques fourmes de paroles, ne pour quelconque cause que ce soit, et leur pooir remettons et retenons et nous, et leur defendons que dores en avant il ne s’en entremettent en quelque maniere, et les reputons pour estre privés personnes. (Ordon. du 14 mai 1358, art 4.) Certaines personnes, c’est assavoir un chascun estat, seront esleus par les dites gens d’église, nobles, et bonnes villes et commis de par nous pour le fait des dites aides ordener et mettre fin.» (Ibid. art. 17.) Dans la commission du 2 mars 1356, que j’ai citée dans la note précédente, il est dit: «ont ordonné (les états de 1356, les plus puissans qu’il y ait eu en France) et avisié que vous soyez les esleus es villes et dioceses de Clermont et de S. Flour, et aurés povoir de nostre autorité de asseoir, cuillir et recevoir par nous ou par autre que vous députerés ad ce, es villes et diocese de Clermont et de St. Flours toutes les revenues dudit ayde, povoir de contraindre et faire contraindre, &c.»

«Ne pourront riens faire les généraulx superintendenz des trois estaz dessus diz, ou fait de leur administration, se il ne sont d’accort tous ensemble, et se il advenoit que il fussent à descort des choses qui regardent leurs offices, nos gens du parlement les pourroient accorder et ordonner du descort.» (Ord. du 28 Décembre 1355, art. 5.)

[199] «Uns gentishom ne rend coustumes ne peages de riens qu’il achete ne qu’il vende se il n’achete pour revendre et pour gaigner.» (Estab. de S. Louis, L. 1, C. 58.) Dans les capitulaires de Charlemagne et de Louis-le-Débonnaire, on trouve plusieurs articles qui prouvent que la noblesse faisoit le commerce. Je pourrois citer ici plusieurs chartes de commune données par des seigneurs puissans à leurs sujets, et dans lesquelles ils se réservoient un certain temps marqué pour vendre privativement, non pas les seules denrées qui provenoient de leurs terres, mais celles même qu’ils avoient achetées pour les revendre.

[200] C’est à ces intrigues et à ces ligues, dont je parle dans le corps de mon ouvrage, qu’a rapport l’article 48 de l’ordonnance du mois de mars 1356, et donnée sur la demande des états. «Nous ferons jurer audit chancelier, aux gens dudit grand conseil et aux austres officiers et conseillers qui sont entour nous, sur saintes évangiles de Dieu, qu’ils ne feront ensemble confédération, conspiration ou alliance, et par exprès leur avons défendu et enjoint et commandé sur peine d’estre privés de tous offices royaulz perpétuellement et sens rappel, au cas qu’il feront le contraire.»

L’article 52 de la même ordonnance ajoute: «pour ce qu’il est venu à nostre cognoissance que auscuns des personnes qui furent à Paris à l’assemblée d’environ la S. Remy dernièrement passé, et à l’assemblée du cinquième jour de février en suivant, et qui vendront aux autres assemblées, ont encouru la malivolence, ou pourroient encourre d’aucuns des officiers pour le temps de nostre dit seigneur et de nous, lesquels se sont de fait effarciés, se ils eussent peu, de eulz grandement navrer, blecier, ou mettre à mort ou faire mettre, et encore pourroient faire, &c.»

[201] «Les aides, subsides, gabelles ont peu prouffité ou fait des guerres ou elles estoient ordonnées, parce que aucuns se sont efforciés par mauvais conseil de les distribuer et convertir en d’autres usages dont tout li royaume est grandement grevé.» (Ordon. du mois de mars 1356, art. 2.) «Pour ce qu’il est à nostre cognoissance venu que plusieurs subgés du royaume ont moult esté grevés et dommagiés par ceulz qui ont été commis à lever, imposer, et exploiter la gabelle, imposition et subside octroyez en l’année passée, et que ce que ils levoient, ils ne tournoient pas à moitié au proufit de la guerre, mais à leur proufit singulier et particulier, &c.» (Ibid. art. 20) Je n’ignore pas qu’il faut se défier des ordonnances et les étudier avec une critique sévère. Dans les temps anciens, comme aujourd’hui, le conseil ne se piquoit pas de respecter toujours la vérité. Il me seroit facile d’en citer vingt exemples; mais je me contenterai d’avertir mes lecteurs, qu’avant de compter sur une ordonnance, il faut examiner avec soin dans quelles circonstances elle a été publiée, et quel esprit ou quel intérêt l’a dictée: c’est une règle que je me suis prescrite, et que j’ai observée religieusement. Pour juger combien l’ordonnance que je viens de citer, doit avoir de poids, et combien les reproches qu’on fait aux agens des états, sont mérités, il suffit de remarquer que cette ordonnance ne fut point l’ouvrage du seul conseil, ce qui la rendroit suspecte; mais qu’elle fut dressée de concert avec les états; et ils n’auroient pas passé cette accusation contre leurs officiers, si elle n’eût été fondée.


CHAPITRE III.

[202] Les députés aux états recevoient de leurs commettans des instructions et des pouvoirs qu’il ne leur étoit point permis de passer; et le conseil lui-même convenoit de cette vérité. «Nos vous mandons que vous envoyés vers nous à Bourges à ceste prochaine Pasques flories, sufficiens et sages à qui nous puissions avoir conseil, et qui apportent avec eux sufficiant pooir de vous, par quoy ce qui sera fait avec eux et avec les autres bonnes villes, soit ferme et estable par le profit commun.» Lettres de convocation de Philippe-le-Long en 1316, aux habitans de la ville d’Alby; (Voyez. D. Vaissete T. IV. preuves, p. 154.) «Nous vous mandons et requerons, sur la féalité en quoy vous estes tenus et astrains à nous, que vous eslisiés quatre personnes de la ville de Narbonne dessus dite, des plus sages et plus notables, qui audit jour soient à Poitiers instruits et fondés suffisament du faire aviser et accorder avecques nous tout ce que vous pourriés faire se tous y estiés présens.» Lettres de convocation du 30 mars 1320, (Ibid. D. Vaissete, p. 162.)

«Au premier jours de mars prochain venant, s’assembleront en nostre ville de Paris, les personnes des trois estaz dessus diz, par eulz ou par procureurs souffisament fondés, pour veoir et oir, &c. (Ordon. du 28 décembre 1355. art. 6.) Pour ce que lesdites aides ne sont accordées que pour un an tant seulement, les personnes des trois estaz dessus diz par eulz ou leurs procureurs suffisament fondés s’assembleront, &c.» (Ibid. art. 7.) Cette doctrine étoit si constante et si certaine, que dans les états de 1382, les députés des villes répondirent aux demandes du roi, qu’ils avoient ordre d’entendre simplement les propositions qu’on leur feroit, et qu’il leur étoit défendu de rien conclure. Ils ajoutèrent qu’ils feroient leur rapport, et qu’ils ne négligeroient rien pour déterminer leurs commettans à se conformer aux volontés du roi. S’étant rassemblés, ils déclarèrent qu’on ne pouvoit vaincre l’opposition générale des peuples au rétablissement des impôts, et qu’ils étoient résolus de se porter aux dernières extrémités pour l’empêcher. Les députés de la province de Sens outrepassèrent leurs pouvoirs et furent désavoués par leurs commettans, qui ne payèrent point le subside accordé. Des bailliages ont même quelquefois refusé de contribuer aux charges de l’état, sous prétexte qu’aucun représentant n’avoit consenti en leur nom. Ils avoient raison, puisque toute aide étoit regardée comme un don libre, volontaire et gratuit.

[203] Pour prévenir tout embarras, j’avertis encore ici le lecteur que ce mois de février dont je parle, appartenoit à l’année 1356, parce que l’année ne commençoit alors qu’à Pâques.

[204] «Nous avons pour obvier à ce (la négligence, l’infidélité, &c. des ministres) enjoint estroitement à tous ceulz et à chascun par soi, que nous avons maintenus, esleus et retenus dudit grand conseil, par le bon avis et conseil des diz trois estaz, &c.» (Ordon. du mois de mars 1356, art. 42.)

[205] Voyez l’ordonnance du mois de mars 1356, les art. 7 et 12, au sujet des reproches qu’on faisoit au parlement. L’article 13 regarde la chambre des comptes. Au sujet des autres abus dont je parle, et qu’on eut l’imprudence d’attaquer à la fois et trop précipitamment, voyez les articles 8, 24, 25, 28, 30, 31, 37, 38, 44, 45, 46 et 47.

[206] «Avons accordé et ordonné, accordons et ordonnons de la volonté et consentement des diz trois estaz que les diz generalz deputés sur le subside ou fait de leur administration, ne puissent rien faire, se il ne sont d’accort tout ensemble ou au moins les siz, d’un chacun estat deux. (Ibid. art. 3.)

[207] «Ordenons que sans autres lettres ou mandemens de nostre dit seigneur ou de nos gens, les diz trois estaz se puissent rassembler en la ville de Paris, ou ailleurs, où bon leur semblera par deux ou trois fois et plus si mestier est, dudit lundi de quasimodo jusques à l’autre premier jour de mars mil trois cent cinquante-sept, pour pourveoir et adviser sur le fait de la dicte guerre et la provision et ordonnance de la dicte aide, et sur le bon gouvernement du royaume.» (Ibid. art. 5.) S’il reste quelque doute au sujet de la puissance législative, que j’ai dit que les états reconnoissoient dans le roi Jean, je prie de bien peser les expressions de ces derniers articles et de juger.

[208] «Appert clerement et notoirement que aucun d’eulz comme traistres et conspirateurs en contre la majesté de Monsieur et de nous, et de l’honneur et bien de la couronne et royaume de France, en ont été depuis justiciés et mors vilainement, et les autres s’en sont fouiz, qui n’ont osé attendre la voie de la justice, et se sont rendus nos ennemis de tout leur pouvoir publiquement et notoirement.» Lettres patentes du 28 mai 1359, par lesquelles le dauphin, régent, rétablit dans leurs titres et dignités les vingt-deux officiers, destitués par les états de 1356. Il y a peu de pièces plus importantes que celle-ci: que doit devenir le gouvernement, quand on voit louer publiquement la plus honteuse flatterie et calomnier le patriotisme?


CHAPITRE IV.

[209] Rapin Thoiras, dans sa dissertation sur le gouvernement des Anglo-Saxons, croit que les fiefs étoient établis en Angleterre avant la conquête de Guillaume, duc de Normandie; mais j’ai peur que ce savant historien n’ait pris pour des fiefs les terres que ces rois Saxons donnoient à leurs courtisans, et qui n’étoient autre chose que les dons de nos rois mérovingiens, et que j’ai cru devoir appeler des bénéfices. Il est démontré, si je ne me trompe, que les peuples germaniques n’avoient aucune idée des fiefs; la plupart ne cultivant point la terre, n’avoient aucune demeure fixe. N’étant que des brigands unis pour faire du butin qu’ils partageoient également, étoit-il naturel qu’ils imaginassent de vendre leurs services? Si les fiefs étoient établis en Angleterre quand Guillaume y passa, Rapin auroit dû nous en expliquer la nature. Ces fiefs n’avoient-ils rapport qu’à l’ordre économique des familles, comme ceux que Charles Martel établit; ou formoient-ils, comme sous nos derniers Carlovingiens, le droit public de la nation? Il auroit fallu faire connoître les évènemens qui avoient produit cette révolution. Si elle eût été plus ancienne que la conquête, le gouvernement féodal des Anglais auroit eu un caractère particulier, et il me semble, au contraire, qu’il paroît être fait sur le modèle de celui des Normands.

Si on y remarque quelque différence, c’est qu’il étoit tout simple qu’en faisant des libéralités en Angleterre, Guillaume ne s’assujettit pas aux coutumes qui le gênoient en Normandie. Il étoit libre de mettre dans ses diplomes d’investiture les clauses qui lui étoient les plus favorables; et la France, ainsi qu’on l’a vu, lui en fournissoit des exemples. Hume nous dit que le vainqueur partagea l’Angleterre en sept cents baronies, qui toutes relevèrent immédiatement de la couronne; que les justices des barons ne furent point souveraines dans leurs terres, et que le roi soumit les fiefs à une légère redevance. Je le crois sans peine, car Guillaume devoit altérer et tempérer les coutumes qui lui étoient incommodes en Normandie. Il sentoit combien il lui étoit utile que les grands fiefs relevassent immédiatement de lui. La souveraineté des justices normandes resserroit désagréablement sa juridiction; et il savoit par expérience que plus il seroit riche, plus il seroit puissant.

[210] Il y a deux copies de cette charte dans le livre rouge de l’échiquier: Mathieu Paris en donne aussi deux copies, et Blackstone en fournit une cinquième dans son savant recueil des lois d’Angleterre. Il y a quelques différences entre toutes ces copies, sur-tout dans le préambule et la conclusion de la charte; mais le corps de la pièce est essentiellement le même. Blackstone trouve un peu extraordinaire, qu’ayant été envoyée dans tous les comtés d’Angleterre et déposée dans les monastères, on n’en trouva plus aucune copie sous le règne de Jean-sans-Terre; et de-là il paroît douter de la réalité de cette charte. Je n’entreprendrai point de discuter les raisons de ce savant Anglais, dont je n’entends pas la langue. Je conviens qu’il est extraordinaire que toutes les copies de la charte de Henri I aient disparu en même-temps; mais le seroit-il moins que toute l’Angleterre eût cru avoir une charte qu’on ne lui avoit pas donnée? Quoi qu’il en soit, il me suffit, pour fonder mes raisonnemens, que les Anglais fussent persuadés qu’ils avoient reçu de Henri I une charte qui rétablissoit leurs anciennes libertés.

[211] Concessimus etiam omnibus liberis hominibus regni nostri pro nobis et hæredibus nostris in perpetuum, omnes libertates subscriptas habendas et tenendas eis et hæredibus suis de nobis et hæredibus nostris. (Mag. Cart. art. 1.) Nulla vidua distringatur ad se maritandum dum voluerit vivere sinè marito, ità tamèn quod securitatem faciat quod se non maritabit sinè assensu nostro, si de nobis tenuerit; vel sinè assensu domini sui de quo tenuerit, si de alio tenuerit. (Ibid. art. 8.) On a vu que le royaume fut partagé en sept cents baronies. Ces barons immédiats abandonnèrent une partie de leurs terres et se firent des vassaux, dont le nombre, selon les historiens, monta à soixante mille deux cent quinze. En lisant les articles de la grande charte, que je ne rapporte ici que pour faire voir avec quelle sagesse les seigneurs Anglais traitèrent avec Jean-sans-Terre, on pourra s’apercevoir que Guillaume-le-Conquérant avoit établi en Angleterre les coutumes féodales de France.

Nullum scutagium vel auxilium ponatur in regno nostro, nisi per commune consilium regni nostri nisi ad corpus nostrum redimendum, et primogenitum filium nostrum militem faciendum, et ad filiam nostram primogenitam maritandam, et ad hæc non fiat nisi rationabile auxilium. Simili modo fiat de Auxiliis de civitate London. (Ibid. art. 13.) et civitas London habeat omnes antiquas libertates et liberas consuetudines suas, tam per terras quam per aquas. Pretereà volumus et concedimus quod omnes aliæ civitates et Burgi et ville et portus habeant omnes libertates et liberas consuetudines suas: (Ibid. art. 13.) nos non concedemus de cætero alicui quod capiat auxilium de liberis hominibus suis nisi ad corpus suum redimendum, et ad faciendum primogenitum filium suum militem, et ad primogenitam filiam suam maritandam, et ad hoc non fiat nisi rationabile auxilium. (Ibid. art. 5.)

Communia placita non sequantur curiam nostram, sed teneantur in aliquo loco certo. (Ibid. art. 17.) Nos, vel si extrà regnum fuerimus, capitalis justiciarius noster, mittimus duos justiciarios per unum quemque comitatum, per quatuor vices in anno, qui cum quatuor militibus cujuslibet comitatus electis per comitatum, capiant in comitatu et in die et loco comitatus assisas predictas. (Ibid. art. 18.) Liber homo non amercietur pro parvo delicto nisi secundùm modum delicti, et pro magno delicto amercietur secundùm magnitudinem delicti salvo contenemento suo; et mercator eodem modo salvâ mercandisâ suâ; et villanus eodem modo amercietur salvo wainnagio suo, si inciderint in misericordiam nostram; et nulla predictarum misericordiarum ponatur nisi per sacramentum proborum hominum devisneto. (Ibid. art. 20.) Nullus constabularius vel alius ballivus noster capiat blada vel alia catalia alicujus, nisi statìm indè reddat denarios, aut respectum indè habere possit de voluntate debitoris. (Ibid. art. 28.) Nullus vice-comes vel ballivus noster vel aliquis alius capiat equos vel caretas alicujus liberi hominis, pro cariagio faciendo, nisi de voluntate ipsius liberi hominis. (Ibid. art. 30.) Breve quod vocatur precipe, de cætero non fiat alicui de aliquo tenemento, undè liber homo amittere possit curiam suam. (Ibid. art. 34.) Nullus liber homo capiatur, imprisonetur, aut dissaisiatur, aut urtagetur, aut aliquo modo destruatur; nec super eum ibimus, nec super eum mittemus, nisi per legale judicium parium suorum, vel per legem terræ. (Ibid. art. 39.)

Omnes mercatores habeant salvum et securum exire de Angliâ, et venire in Angliam, et morari et ire per Angliam, tam per terram quam per aquam, ab æmendum et vendendum sinè omnibus malistoltis per antiquas et rectas consuetudines, præterquam in tempore guverro, et si sint de terrâ contrà nos guverriva. Et si tales inveniantur in terrâ nostrâ in principio guverre, attachientur sinè dampno corporum et rerum, donec sciatur à nobis vel capitali justiciario nostro, quomodo mercatores terræ nostræ tractentur qui tùm invenientur in terrâ contrà nos guverriva; et si nostri salvi sint ibi, alii salvi sint in terrâ nostrâ. (Ibid. art. 41.)

[212] In perpetuùm facimus et concedimus eis, (baronibus) securitatem subscriptam, videlicet quod barones eligant viginti quinque barones de regno quos voluerint, qui debeant pro totis viribus suis observare, tenere et facere observari pacem et libertates quas eis concessimus, et hac presenti cartâ nostrâ confirmavimus. Ità scilicet quod si nos vel justiciarius noster, vel baillivi nostri, vel aliquis de ministris nostris in aliquo ergà aliquem designerimus, vel aliquem articulorum pacis aut securitatis transgressi fuerimus, et delictum ostensum fuerit quatuor baronibus de prædictis vigenti quinque baronibus, illi quatuor barones accedant ad nos vel ad justiciarium nostrum, si fuerimus extrà regnum, proponentes nobis excessum, petent ut excessum illum sinè dilatione faciamus emendari; et si nos excessum non emendaverimus vel si fuerimus extrà regnum, justiciarius noster non emendaverit intrà tempus quadraginta dierum computandum à tempore quo monstratum fuerit nobis vel justiciario nostro si extrà regnum fuerimus, prædicti quatuor barones referant causam illam ad residuas de vigenti quinque baronibus; et illi vigenti quinque barones cum communa totius terræ, distringant et gravabunt nos modire omnibus quibus poterunt, scilicet per captionem Castrorum terrarum, possessionum, et aliis modis quibus poterunt, donec fuerit emendatum secundùm arbitrium eorum, salva persona nostra et regine nostre et liberorum nostrorum, et cum fuerit emendatum, intendant nobis sicut priùs; et quicumque voluerit de terrâ, juret quod ad predicta omnia exequenda parebit mandatis predictorum vigenti quinque baronum, et quod gravabit nos pro posse suo cum ipsis; et nos publicè et liberè damus licentiam jurandi cuilibet qui jurare voluerit et nulli unquàm jurare prohibemus. Omnes autem illos de terrâ qui per se et sponte suâ noluerint jurare vigenti quinque baronibus de distringendo et gravando nos cum eis, faciemus jurare eosdem de mandato nostro sicut predictum est. Et si aliquis de vigenti quinque baronibus decesserit, vel à terrâ recesserit, vel aliquo modo impeditus fuerit, quominùs istà predicta possent exequi, qui residui fuerint de predictis vigenti quinque baronibus, eligant alium loco ipsius pro arbitrio suo, qui simili modo erit juratus quin et ceteri. In omnibus autem que istis vigenti quinque baronibus commituntur exequenda, si fortè ipsi vigenti quinque presentes fuerint, et inter se super re aliquâ discordaverint, vel aliqui ex eis summoniti nolint vel nequeant interesse, ratum habeatur et firmum quod major pars eorum qui presentes fuerint providerit vel preceperit, ac si omnes vigenti quinque in hoc consensissent, et prædicti vigenti quinque jurent quod omnia antè dicta fideliter observabunt, et pro toto posse suo facient observari. Et nos nihil impetrabimus ab aliquo per nos nec per alium per quod aliqua istarum concessionum et libertatum revocetur et minuatur; et si aliquid tale impetratum fuerit, irritum sit et inane, et nunquam eo utemur per nos nec per alium. (Cart. Mag. art. 61.)

[213] Pour se convaincre que la grande charte donna un nouveau caractère aux Anglais, il suffit de voir dans le recueil de Blackstone, les pièces qui concernent les successeurs de Jean-sans-Terre. Voyez la charte de Henri III du 11 février 1224, vous y trouverez les mêmes articles, à l’exception de la juridiction des vingt-cinq barons, dont il est parlé dans la remarque précédente.

L’acte d’Edouard I, du 5 novembre 1297, est remarquable. «Sachiez que nous al honeur de Dieu et de seinte église e au profist de tout nostre roiaume avoit graunté pur nous et pur nos heyrs, ke la graunt chartre de fraunchises e la chartre de la foreste lesquels feurent faites par un commun asent de tout le roiaume en le tems le roi Hanry nostre pere, soient tenues en touz leur pointz sauns nul blemissement. E volums ke meismes celes chartres desoutz nostre seal soient envieez à nos justices aussi bien de la forest, cume as autres, e à tous les viscountes des counteez, e à touz nos ministres, e à toutes nos citeez parmi la terre ensemblement ore noz brefz; en les qui eux serra countenu kil facent les avaunt dites chartres publier; e ke il fount dire au peuple ke nos les avumes graunteez de tenir les on toutz leur pointz....... et volums ke si nuls jugemenz soient donnez desoremes encountre les pointz des chartres avaunt dites par justices e par nos autres ministres qui countre les pointz des chartres tiennent pledz devaunt eaux, soient defez et pur nyent tenus. E voloms ke mieismes celes chartres desoutz nostre seal soient envieez as églises cathedrales parmi nostre roiaume, e la demeorgent, e soient deus fiez par an lues devaunt le peuple. E ke arceveesques, évesques doingnent sentences du graunt escumeng countre touz ceaux qui countre les avaunt dites chartres vendrount ou en fait, ou en ayde, ou enconseil conseil, ou nul poynt enfreindront, ou encountre vendrount; et ke celes sentences soient denunciez e publiez deux foys par an par les avant dits prelas. Et si meismes les prelas évesques ou nul deux soient necgligentz à la denunciatiun susdite faire par les arceveesques de Caunterbire e du Evewyk qui par tems ferrount, si en me croyent; soient repris e distrintz a meismes cele denunciaciun fere en la fourme avaunt dite..... et au suit avaons graunte pur nous e pur nos heyrs, as arceveesques, évesques, abees, prieurs e as autre gentz de seint église, e as countes, e barouns, e à toute la communauté de la terre que mes pur nuls busoignie tien manere des aydes mises ne prises de nostre royaume, ne prendrums ke par commun assent de tut le royaume, e a commun profist de meisme le roiaume, sauve les anciennes aydes e prises dues e acoustumees, e pur ce ke tout le plus de la communauté del roiaume se sentent durement grevez de la maletoute des leynes, c’est à saver de chescun sac de leyne quarante sous a nous unt prie ke nous les vousessums relesser; nous a leur priere les avums pleinement relesse, e avums graunte ke cela ne autre mes ne prendrons sauntz leur commun assent e lur bone volonte.»

Je ne puis me dispenser de rapporter encore ici l’acte du même Edouard I, du 6 mars 1299. On verra que les Anglais étoient fortement attachés à la grande charte, et que l’esprit de cette pièce devint l’esprit général de la nation.

«Que celes chartres soient bailles à chescun viscont d’Engleterre desoutz le seal le roi a lire quatre foiz par an devant le poeple en plein conte, e est asavoir a prochein conte apres la Seint Michel, al prochein conte apres la Noel, al prochein conte apres la Pasque, et a prochein conte apres la Seint Johan. Et a celes deus chartres en chescun poynt, et en chescun article, de eles fermement tenir ou remedie ne fust avant par la commune ley, soient eslus en chescun conte par la commune de meismes le conte, trois prodes hommes chivaliers ou autres loiaux, sages et avises qui soient justices, jures et assignes par les lettres le roi overtes de soen grant seal, de oyr et determiner santz autres bref qe leur commun garant, les pleintes qe se ferront de tous iceaux qe vendront ou mesprendront en nul desditz poyntz des avant dites chartres es contetz ou ils sont assignes, ausi bien de deuz franchises come dehors, e ausi bien des ministres le roi hors de leur places come des autres; et les plintes oyr de jour en jour santz delay les terminent santz alluer les delais qe sont alluer par commune ley. E qe meismes ceaux chivaliers aient poer de punir tous ceaux qe serront atteintz de trepas fait en contre nul point des chartres avant dites, ou remedie ne fust avant par commune ley, ausi come avant est dit par enprisonement, ou par ranceoun, ou par amerciement, selon ce qe la tres pars le demande, et par ces nentend pas le roi ne nul de ceaux qe fust a cest ordonement fere, qe les chivaliers avant dits tiegnent nul play le poer qe donne leur serra, en cas ou avant ces houres fust remedie, pourveu selont la commune ley par bref, ne qe prejudice en soit fet à la commune ley ne a les chartres avant dites en nul de leur pointz. E voet le roi qe si tous treis ne soient presents, ou ne purront as toutes les fois entendre a faire leur office en la fourme avant dite, qe deus des treis le facent, e ordone est qe les viscontes e les baillifs entendantz as les comandements des avant dites justices en quant qe apent a leur office.»

Edouard I confirma encore le 14 février 1300, la grande charte et la charte des forêts; il est dit dans cet acte: Volumus et concedimus pro nobis et heredibus nostris, quod si quo statuta fuerint contraria dictis cartis vel alicui articulo in iisdem cartis contento, ea de communi concilio regni nostri modo debito emendentur vel etiam adnullentur.

Je ne rapporterai pas un plus grand nombre d’autorités; il suffit de parcourir les ordonnances des successeurs de Jean-sans-Terre, pour voir combien toute la nation est attachée à la grande charte. C’est toujours le même esprit qui règne dans toutes les lois. Les ordonnances commencent toujours par ordonner que la grande charte sera observée; c’est une loi fondamentale dont on ne s’écarte jamais. Les Anglais furent moins empressés à faire de nouvelles lois qu’à confirmer les anciennes, ce qui consolidoit à la fois leurs mœurs, leur caractère et leur gouvernement. Avoit-on à reprocher au gouvernement quelque infidélité? On ne se contentoit point de faire des plaintes vagues. On exigeoit du roi un nouveau serment, et on rappeloit dans la nouvelle ordonnance l’article de la loi qui avoit été violée ou transgressée: les abus n’avoient pas le temps de s’accréditer.

Avant que de finir cette remarque, je dirai que dans les ordonnances qui ont suivi la grande charte, il n’est plus parlé de cette juridiction ou de ce tribunal formé par vingt-cinq barons, et destiné à réparer les torts et les injustices du roi. Peut-être n’avoit-on eu recours à cet expédient un peu violent, que parce que les assemblées du parlement n’étoient ni fixes ni régulières; elles le devinrent bientôt: le parlement fut convoqué tous les ans, et on ne sentit plus la nécessité d’avoir des tribuns qui veillassent d’une manière particulière à la sûreté publique.

[214] On a vu, dans les notes précédentes, que Guillaume-le-Conquérant soumit toutes les terres d’Angleterre à quelques redevances, et on imagine sans peine que ses successeurs ne tardèrent pas à vouloir les augmenter. Plus les princes sont ignorans et foibles, plus ils croient que l’argent supplée à tout: ainsi Jean-sans-Terre exigea des ecclésiastiques et des barons, la septième partie de leur mobilier, et établit à plusieurs reprises des impôts arbitraires. Cette violence souleva la nation, et on ne manqua point d’établir dans la grande charte que le roi ne pourroit faire aucune levée d’argent sans le consentement des barons.

«Eausi avoms grante pur nous et pur nos heirs as ercevesques, évesques, abbés e prieurs et as autres gentz de seint église, e as contes, e barons, e tote la communaute de la terre qe mes pur nule besoigne tien manere des aides, mises ne prises de nostre roiaume ne prendrons, fors qe par commun assent de tout le roiaume, et a commun profit de meisme le roiaume, sauve les auncienes aides e prises dues a coustumes.» (Ordonnance d’Edouard I, du 10 octobre 1297, art. 6. Autre ordonnance du même prince, donnée la trente-quatrième année de son règne.) Nullum Tallagium vel auxilium per nos vel heredes nostros, in regno nostro ponatur seu levetur sinè voluntate et assensu archiepiscoporum, episcoporum, comitum, baronum, militum, Burgensium et aliorum liberorum communium de regno nostro. (Art. 1.)

[215] On ne peut se déguiser que les prédécesseurs de Jean-sans-Terre n’eussent dans leurs mains toute la puissance législative. Les barons, assez forts pour forcer le roi à donner la grande charte, n’osent rien insérer dans cette pièce qui indique qu’ils aient quelque prétention de concourir à la loi. La charte qu’ils arrachent au prince est toute son ouvrage. Concessimus etiam omnibus liberis hominibus regni nostri, pro nobis et heredibus nostris in perpetuùm omnes libertates subscriptas habendas et tenendas eis et heredibus suis de nobis et heredibus nostris. (Art. 1.)

A la tête de cette charte du roi Jean, on trouve, dans un exemplaire, une attestation des évêques d’Angleterre, dans laquelle ils disent: Sciatis nos inspexisse cartam quam dominus noster Johannes illustris rex Angliæ fecit comitibus, baronibus et liberis hominibus suis Angliæ de libertate sanctæ ecclesiæ, et libertatibus et liberis consuetudinibus suis eisdem ab eo concessis sub hac formâ. Si on fait attention à la doctrine et aux préjugés du temps dont je parle, on ne doutera point que les deux passages que je viens de citer ne prouvent la proposition que j’ai avancée. La nation croyoit avoir si peu le droit de faire les lois avec le prince, que la grande charte est moins une loi qu’un traité. (Voyez une pièce que Blackstone a mise à la suite de la grande charte.) Hec est conventio facta inter dominum Johannem regem Angliæ ex unâ parte, et Robertum...... et alios comites et barones et liberos homines totius regni ex alterâ parte.

La grande charte fit une révolution, et le gouvernement étant entièrement changé, le roi ne put porter des lois sans le consentement de son parlement. «Ce sont les établissementz le roi Edward fils le roi Henry, faitz à Wertsm’à son prim’parlement general après son coronement, lendimaine de la clause de pask’, l’an de son regne tierce, par son conseil, et par l’assentement des arcevesques, evesques, abbez, prieurs, countes, barons, et la comminatte de la terre illesqes semons.» (Ordon. du 25 avril 1275.) Dès que le consentement d’un ordre est nécessaire pour faire et publier la loi, il faut avouer que cet ordre est en partie législateur. Suivez les ordonnances recueillies par Blackstone, et vous verrez que le roi ne fait plus de loi sans le consentement des grands, et que bientôt on demande celui des communes.

[216] Les Anglais ne sont point d’accord entre eux sur le temps où les communes entrèrent dans le parlement; et je ne suis point assez versé dans leur histoire pour oser entreprendre de décider cette question. Je me bornerai à faire ici quelques réflexions que j’abandonne aux lecteurs. Dans l’article 14 de la grande charte, qui règle de quelle manière on convoquera le conseil de la nation, il est dit que le roi fera sommer, par des ordres particuliers, les archevêques, évêques, abbés, comtes et les principaux barons, et sommer en général, par ses baillis, les vassaux les moins importans de la couronne. Il n’est point parlé des communes; il n’est point même parlé de la ville de Londres; n’en peut-on pas conclure qu’elles n’entroient point au parlement? Cette conjecture est d’autant plus vraisemblable, que sous les prédécesseurs de Jean-sans-Terre, le parlement n’étoit que la cour féodale du roi; et en vertu de quel titre les particuliers de Londres ou des comtes auroient-ils été appelés pour siéger avec les pairs du royaume? L’orgueil des fiefs ne permettoit pas ce mélange.

Sciatis nos inspexisse cartam quam Dominus noster Johannes illustris rex Angliæ fecit comitibus, baronibus et liberis hominibus suis Angliæ, &c. Il me semble qu’on ne peut point inférer de ce passage, que j’ai déjà cité dans une remarque précédente, que le roi Jean eût traité avec les communes: elles sont nommées, il est vrai; mais pourquoi ne le seroient-elles pas, puisque les grands stipuloient en leur faveur? En 1299 Edouard I confirma la grande charte et la charte des forêts. «Le roi les ad de novel grante renovele e confirme, et a la requeste des prelatz, contes et barons en soen parlement a Wesmenstre en quaremme l’an de soen regne vynt et utisme ad certaine fourme, &c.» Ce passage, si je ne me trompe, décide que les communes n’entrèrent pas dans ce parlement, on en auroit certainement fait mention. Les grands vassaux, toujours attentifs aux entreprises du roi dont ils se défioient, et qui, pour défendre leur liberté, avoient le bon sens de protéger celle du peuple, auroient-ils négligé de parler de ses représentans, s’ils eussent été admis dans le parlement? L’acte d’Edouard en auroit acquis plus de force.

Cependant je trouve, dans une ordonnance du 25 avril 1275, que les communes furent appelées au parlement. J’ai apporté cette autorité à la fin de la note précédente, et je prie d’y remarquer ces expressions: «par l’assentement des arcevesques, evesques, abbés, prieurs, countes, barons et la comminalté de la terre illesques semons,» elles sont décisives. Dans le statut du 30 octobre 1279, il est encore parlé des communes. «Ja en nostre proschein parlement a Westmoustre apres le dit tretit les prelatz, countes et barons et la comunalté de nostre roialme illocques assembles en avisement sur ceste busoigne.» Ne pourroit-on pas inférer de-là que la présence des communes n’étoit pas nécessaire pour donner au parlement le droit et le pouvoir de faire des lois? On les convoquoit quand les circonstances l’exigeoient, ou quand on vouloit rendre l’assemblée plus auguste.

«Al honeur de Dieu et de Seint Eglise, et en amendement des oppressions du peuple, le roi Edward, filz le roi Edward filz au roi Edward filz le roi Henri, à son parlement gil tynt a Wesmonster apres la feste de la purification de Nostre Dame, l’an de son regne primes, à la requeste de la commune de son roialme par les pétitions mys devant luy et son conseil en ledit parlement par assent des prelatz, countes, barons es autres grantz audit parlement assembles ad graunte par luy et ses heizer à toutzjours les articles soutzescritz.» Il paroît par cette ordonnance de 1327 que les communes n’entrèrent pas dans ce parlement, et se contentèrent de présenter leurs remontrances. On croit voir une coutume qui se forme lentement, et qui, malgré les contrariétés qu’elle éprouve de temps en temps, ne laisse pas d’acquérir tous les jours de nouvelles forces.

Dans l’ordonnance de 1328, il est parlé du consentement du peuple, de même que de celui des seigneurs. «Par assent de prelatz, countes et barons et autres grantz, et tote la communalté du roialme audit parlement semons, ordona et establit en meisme le parlement les choses sousthascrites en la forme qe souscrit. «En 1336 on ne trouve plus le même langage. «Ces sont les choses accordes en parlement nostre seigneur le roi Edward tierce apres le conquest, tenu à Wesmonster, le lundi prochein apres my quaremme, l’an de son regne dieme par ledit nostre seigneur le roi, de l’assent des prelatz, countes et barons, et auxint à la requeste des chivalers, des countes et gentz de commune par lor petition mise en dit parlement.» Dans l’ordonnance du 27 septembre 1337, il est dit. «Accorde par nostre seigneur le roi, prelats, countes, barons des assent des gents de commune en parlement semons à Westmonster.» Dans l’ordonnance du 16 avril 1340, on trouve encore que le consentement du peuple est nécessaire pour faire la loi. «Volons et grantoms et establissons par nous et par nos heirs et successeurs par assent des prelatz, countes, barons et communes de nos dit roialme d’Angleterre.»

Cette remarque deviendroit trop longue, si je voulois suivre toutes les ordonnances. En finissant, je me contenterai d’observer, que celle de 1397, mérite une attention particulière. Le parlement vendu à Richard II établit la prérogative royale, de façon que le gouvernement devenoit arbitraire. Cette ordonnance fut annullée par le parlement convoqué à l’avénement de Henri IV au trône en 1399, et c’est peut-être là l’époque de la souveraineté du parlement.


CHAPITRE V.

[217] Son père, Philippe, comte d’Evreux, petit-fils de Philippe-le-Hardi, avoit épousé Jeanne, fille et héritière de Louis Hutin, qui possédoit par le chef de sa mère le royaume de Navarre et les comtés de Champagne et de Brie. Philippe-de-Valois, remit à Jeanne, comtesse d’Evreux, le royaume de Navarre, mais il ne voulut point se dessaisir des comtés de Champagne et de Brie qui appartenoient également à cette princesse. Philippe-de-Valois prétendoit que ses prédécesseurs ayant possédé ces deux comtés pendant trente ans, il y avoit prescription en faveur de la couronne.

[218] «Avons octroyé et octroyons auxditz prelatz et autres gens d’église, nobles, bonnes villes et platz pays, et aus habitans dudit royaume de ladite Languedoyl, que les octroiz, aydes, dons, subsides et imposicions et gabelles autrefois faitz à nostre dit seigneur, à ses devanciers, à nous, ne ceste présente ayde ne soient teniz ne ramenez à consequence, à depte ne à servitude, et que en aucune maniere ce ne face, porte ou engendre à eulx ne à aucuns d’eulx, ne à leurs successeurs, servitude, dommage ne préjudice; aucun prouffit ne nouvel droit à nostre dit seigneur, à nous ne aus successeurs de lui et de nous, en saisine ne en proprieté, pour le temps passé et avenir, et confessons pour nostre dit seigneur, pour nous et pour les successeurs de lui et de nous, que ce ont il fait de leur liberalité et courtoisie et par manière de pur don.» (Ord. du 14 mai 1358, art. 20.) Je prie de comparer le style de cette ordonnance avec celui des ordonnances Anglaises que j’ai citées dans les remarques précédentes. On voit que les successeurs de Philippe-le-Bel parlent en législateurs, et que ceux de Jean-sans-Terre partagent avec leur nation la puissance législative.

[219] «Parce que par importunité des requerans, nous avons passé ou pourrions passer et accorder en temps avenir, senz advis et deliberacion de nostre conseil ou autrement, plusieurs choses qui ont été ou sont, ou pourroient estre en dommage de nostre dit seigneur, de nous ou du peuple dudit royaume ou d’auscun d’ice-lui contre le bien de justice, nous avons ordené et promis, ordenons et promettons que dores en avant nous ne ferons, ou passerons, ferons faire ne passer aucuns dons, remissions de crimes, ou ordenances d’officiers, capitaines, ou autres choses quelconques touchant le fait des guerres, le demaine du royaume et la finance de nostre dit seigneur et de nous, senz la presence, advis et deliberation de trois gens de nostre dit grand conseil ensemble tout du moins et en nostre presence. Voulons et ordenons que es lettres qui en seront faites, lesdites genz de nostre grant conseil, c’est assavoir trois du moins de ceulx qui auroint esté ausdittes lettres passer et accorder, le soubscripsant de leurs mains, ou qu’ils y mettent leurs signes, s’ils ne savent écrire, avant que les secrétaires ou notaires les signent.» (Ibid. art. 11.)

[220] Par exemple, après avoir défendu dans l’article 12, que les lettres-patentes soient scellées du sceau secret, et ordonné de n’avoir aucun égard à celles qui seroient ainsi scellées, on lit: «deffendons à tous les justiciers et subgés du dit royaume qu’ils n’y obéissent, si ce n’est en cas de nécessité, et les cas touchant l’estat et le gouvernement de nostre hostel, et autre cas là ou l’en a acoustumer à sceller.» Cette malheureuse méthode de faire des lois inutiles, ou qui ne sont propres qu’à laisser la liberté de tout faire à son gré, n’a que trop été imitée par les successeurs de Charles V. L’inconsidération française aime à espérer contre toute raison; elle ne voit jamais la fraude qu’on prépare, et quand elle est obligée enfin de l’apercevoir, elle croit que le législateur, entraîné par les événemens, fait le mal malgré lui et va se corriger. Nous avons peu d’ordonnances qui, à la faveur de quelque clause ou de quelque malheureux, &c. ne se détruise elle-même.

[221] «Nous avons ordené et ordenons que nous prendrons et aurons sur ledit peuple es partie de la Languedoyl l’aide qui nous est nécessaire et qui ne grevera pas tant nostre peuple de trop, comme feroit la mutacion de nostre monnoye, seulement, c’est assavoir, douse deniers pour la livre de toutes marchandises et denrées qui seront vendues es parties de la Languedoyl, et le paiera le vendeur, et ayde sur le sel et aussi auront le troisième sur les vins et autres bevrages; lesquelles sur le sel et sur les vins et autres bevrages seront levés et cueillis par la forme et maniere que nous avons ordené et ordenons au moins de grief de nostre peuple que nous pourrons: lesquelles nous ferons mettre es commissions et instructions que nous envoirons à ceulx que nous deputerons sur ce es parties de Languedoyl.» (Ordon. du 5 décembre 1360, art. 1.)

Cette ordonnance ne fait aucune mention du consentement des états pour la levée du subside qu’elle établit; formalité à laquelle on n’auroit pas manqué s’ils eussent été assemblés. En second lieu, ces différentes impositions sont établies pour six ans, ce qui est contraire à la pratique des états, qui n’accordoient jamais un subside annuel. Ces raisons ont fait conjecturer à Secousse, second compilateur des ordonnances du Louvre, que le roi Jean avoit établi cette aide de son autorité privée; et il me semble qu’on pourroit encore donner d’autres preuves pour appuyer son opinion: mais il n’est pas question de cela. Secousse ajoute, préface du T. 3, p. 91, «qu’il ne fut pas nécessaire d’assembler les états pour imposer cette aide, parce qu’elle étoit légitime, c’est-à-dire, due par une loi et par les principes du droit féodal, suivant lesquels les vassaux et les sujets devoient une aide à leur seigneur dans trois cas; lorsqu’il fait son fils aîné chevalier, lorsqu’il marie sa fille aînée, et lorsqu’il est obligé de payer une rançon.»

Secousse n’avoit sans doute pas fait attention que par l’usage des fiefs, le droit que le suzerain avoit d’exiger des aides dans trois cas, ne s’étendoit que sur les sujets de ses vassaux, et non sur les vassaux mêmes. (Voyez ce que j’ai dit là-dessus livre 4, chap. 1, remarque 138.) Par exemple, en supposant que le baron de Montmorency dût une aide de cent francs au roi, ce n’étoit pas de ses propres deniers qu’il payoit cette somme, mais il la levoit sur les habitans de ses terres pour la remettre au roi. L’aide exigée par le roi Jean, étoit contraire à la liberté féodale; elle s’étendoit sur les vassaux mêmes; car un droit établi sur les consommations, devoit être également payé par tout le monde.

Secondement, quand un seigneur armoit son fils aîné, chevalier, marioit sa fille aînée, ou étoit fait prisonnier de guerre, il ne dépendoit point de lui d’établir arbitrairement une imposition. Dans l’un de ces trois cas les vassaux s’assembloient, jugeoient ce qu’il étoit nécessaire de donner, et faisoient la répartition dans leurs terres. Si le roi Jean avoit pensé que l’aide qu’il établissoit lui étoit due par les raisons que Secousse allègue, pourquoi n’en diroit-il rien dans son ordonnance? pourquoi ne se soumettoit-il pas aux formes établies par le gouvernement féodal? Il y a toute apparence que ce prince, fier de l’autorité que son fils avoit acquise, et de l’humiliation où ses sujets étoient tombés par leur faute, ne doutoit point qu’il ne fut le maître de tout oser. J’ai eu une fois l’honneur d’entretenir Secousse sur cette matière chez le marquis d’Argenson; et je le forçai à me dire, au grand scandale de tout le monde, que la constitution primitive des Français est une monarchie absolue; qu’un roi de France est essentiellement maître de tout; que les Capétiens, en se rendant tout-puissans, n’ont fait que reprendre l’autorité légitime qui leur appartenoit; qu’en respectant quelquefois les coutumes, ils n’ont pas usé de leurs droits, mais ont ménagé par prudence et par bonté nos préjugés, pour nous en délivrer plus sûrement. Il ajouta enfin que les lois et les sermens mêmes que nos rois font à leur sacre, ne sont point des titres qu’on puisse leur opposer. Voilà la doctrine d’un homme qui n’avoit point d’autre principe de droit public que ceux de nos gens de robe.

Puisque l’occasion s’en présente, je releverai ici une autre erreur de Secousse au sujet d’une imposition sur le sel, établie par Charles V. «Sera vendu chacun muid (de sel) à la mesure de Paris, oultre le prix que le marchand en devra avoir, vingt-quatre francs pour convertir au sujet de la dicte délivrance (du roi Jean).» (Ordon. du 7 décembre 1366, art. 3.) Secousse croit que cette ordonnance fut rendue à la clôture des états tenus cette année à Compiègne; mais il pourroit bien se tromper. Je remarquerai d’abord qu’il est dit dans cette ordonnance qu’elle a été faite par le roi en son conseil. Si elle avoit été rendue à la suite d’une tenue d’états, Charles V n’auroit point manqué de le dire; le nouvel impôt étoit assez considérable pour qu’on n’oubliât pas de publier que la nation y avoit consenti.

J’ajouterai en second lieu que nous ne connoissons les états de Compiègne de 1366 que par le neuvième article de l’ordonnance du 19 juillet de l’année suivante; et qu’il est dit dans ce neuvième article, que dans ces états on s’étoit plaint de l’imposition sur la gabelle, et que le roi l’avoit réduite à moitié. «Sur le sujet de la gabelle du Sel, duquel de l’assemblée par nous dernièrement tenue à Compiègne, nous ouymes plusieurs complaintes de nos subgés, qui de ce souvent se douloient, nous qui toujous avons eu et avons parfait desir de relever nos subgés de tous griefs, avons deuement amendri et retranché du tout, la moitié du droit et prouffit que nous y prenons et avons accoutumé de prendre, et ad ce pris voulons que sans délai, il soit ramené.»

C’est parce qu’il y avoit des états à la fin de 1366, que Secousse ne balance point de regarder comme leur ouvrage, l’ordonnance dont nous parlons. Cette pièce est datée, il est vrai, du mois de décembre; mais il falloit faire attention que l’année, ne commençant alors qu’à Pâques, le mois de décembre n’étoit point le dernier mois de l’année, et qu’il restoit encore plus de temps qu’il n’en falloit à Charles V pour tenir les états qui le gênoient, et qu’il renvoyoit le plutôt qu’il étoit possible.

Je croirois que les états de 1366 ont été postérieurs à l’ordonnance du 7 décembre, c’est-à-dire, n’ont été tenus que dans le mois de janvier ou même de février. Je croirois que les plaintes qui éclatèrent en voyant une imposition de vingt-quatre livres sur chaque muid de sel, inquiétèrent Charles V, et le forcèrent à assembler la nation. Il est dit dans l’ordonnance du 19 juillet 1367, que les états de l’année précédente diminuèrent la moitié de la gabelle, et j’en conclus qu’ils ne peuvent point avoir fait l’ordonnance du 7 décembre. Qui oseroit penser, quelque avare que fût Charles V, qu’il eût osé établir un impôt de quarante-huit livres sur chaque muid de sel, dans un temps où il falloit encore agir avec une certaine précaution, que le royaume étoit ruiné, et que le marc d’argent ne valoit que cent sous?

Soit que l’ordonnance du 7 décembre ait précédé les états, soit qu’elle fût leur ouvrage, il est toujours certain que Charles V établit des impôts de son autorité privée, c’est à quoi il faut faire une attention particulière. Pour prouver cette vérité, j’ajouterai qu’en 1371, la noblesse de Languedoc ou des provinces méridionales, refusa de payer un subside établi pour la défense du pays. Si cette imposition eût été accordée par les états, pourquoi la noblesse auroit-elle appelé au parlement de l’ordonnance du roi? pourquoi auroit-elle dit qu’on violoit ses priviléges? Enfin, Charles V ne se seroit pas servi dans les lettres patentes qu’il adressa aux sénéchaux de Toulouse, Carcassonne et Beaucaire, des expressions qu’il emploie. Nos attendentes emolumenta quæcumque dictarum impositionum et subsidiorum aliorum, in opus communis deffensionis patriæ, ad omnium et singulorum habitatorum ejusdem, tàm nobilium quam innobilium, utilitatem et commodum debere converti, quamobrèm ordinasse meminimus, neminem cujusvis conditionis aut status, indè forùm liberum. Ce prince, pour confondre la noblesse, auroit-il oublié de dire que les états avoient consenti à l’aide qu’il levoit, s’il ne l’eût pas, en effet, établie de son autorité privée?

[222] Sçavoir faisons à tous presens et avenir que sur plusieurs requestes à nous faites par plusieurs prelatz et autres gens d’eglise, plusieurs nobles, tant de notre sang comme autres, et plusieurs bonnes villes de nostre royaume, qui darrainement ont esté a Amiens nostre mandement pour avoir avis et déliberacion avecques eulz sur le fait de la guerre et provision de la deffense de nostre royaume, nous par la deliberacion de nostre grant conseil avons ordené et ordenons, &c. (Ordon. du 3 décembre 1363.)

Fin des remarques du livre cinquième.

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