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Comte du Pape

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Title: Comte du Pape

Author: Hector Malot

Release date: September 6, 2004 [eBook #13385]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COMTE DU PAPE ***
OEUVRES COMPLÈTES D'HECTOR MALOT

COMTE DU PAPE

ABRÉGÉ DES CAUSES CÉLÈBRES ET INTÉRESSANTES,
AVEC LES JUGEMENS QUI LES ONT DÉCIDÉES. Par Mr. P.F. B****
SIXIÈME ÉDITION.

TOME SECOND

AN 1806.




COMTE
DU PAPE

PAR

HECTOR MALOT




NOTE: L'épisode qui précède Comte du Pape a pour titre: Un bon Jeune Homme.




I

Rome.

Qu'il soit ignorant ou savant, chrétien ou athée, artiste ou bourgeois, ce n'est pas de sang-froid que l'étranger approche de la Ville Éternelle.

L'ignorant s'attendrit à l'idée du pape captif qui gémit sur la paille d'un cachot; le savant fouille la campagne romaine; l'artiste rêve des stanze de Raphaël; le bourgeois qui a usé quelques fonds de culotte sur les bancs du collége pense au fameux S.P.Q.R.

Qu'on monte en wagon à Pise, à Ancône ou à Florence pour venir à Rome, et l'on aura des chances pour voir ces divers sentiments se traduire sur la physionomie des compagnons de voyage que le hasard vous a donnés.

L'aube blanchit les lointains, et déjà de chaque côté de la voie les arbres, les buissons et les broussailles émergent de l'ombre avec des formes distinctes.

Quelques voyageurs s'éveillent, et ceux qui occupent les coins du wagon écrasent le bout de leur nez contre les glaces, après avoir essuyé la buée qui les recouvre au moyen du petit rideau de laine bleue.

Les plus curieux baissent la glace et regardent au loin; l'air froid du matin se précipite dans le wagon et réveille les dormeurs. Il en est peu qui se plaignent. Les uns se penchent par la glace ouverte; les autres se mettent debout, et à la lueur vacillante qui tombe de la lampe du plafond, ils tâchent de lire quelques lignes de leur Hands Books de Murray, de leur Baedeker ou de leur Joanne, selon la nationalité à laquelle ils appartiennent.

Une montagne se détachant d'un massif sombre se montre au loin, blanche de neige.

—C'est le mont Soracte, dit une voix.

Et un personnage au visage rasé et à l'air grave, magistrat ou professeur, murmure le vers d'Horace:

Vides ut alta stet nive candidum Soracte.

A Horace un autre oppose Virgile:

Summe deum, sancti custos Soractis Avollo.

Cependant à droite de la voie une rivière roule ses eaux rapides et jaunes entre des berges escarpées.

—C'est le Tibre.

Et l'on se penche pour regarder, en se frottant les yeux, et en se demandant si l'on ne se trompe pas.

Des vapeurs blanches se traînent, au-dessus de la vallée, au milieu desquelles flottent çà et là quelques monticules couronnés d'une pauvre cabane ou d'un bouquet de hêtres. Cela n'est pas beau, mais c'est peut-être au pied de ces hêtres que «Tityre lentus in umbra a appris aux échos à répéter le nom de la belle Amaryllis.»

Et les souvenirs classiques donnent du style aux paysages qui défilent le long de la route, même alors qu'ils sont insignifiants.

—Monte-Rotondo, crient les employés du chemin de fer.

C'est à quelques pas de là que se trouve Mentana, où les chassepots français «firent merveille» pour la première et la dernière fois.

Plus d'arbres, plus d'arbustes, des collines nues et des champs onduleux que recouvre à peine une herbe maigre et jaunie; pas de villages, pas de fermes, pas de maisons, çà et là seulement une ruine ou l'arche croulante d'un aqueduc effondré.

Cependant les yeux courent curieusement sur ces mornes solitudes.

C'est la campagne romaine!

Et ces boeufs gris, aux longues cornes fines et écartées qui se promènent en troupeaux à travers ces pâtis, sont les descendants de ceux qu'Attila et ses Huns laissèrent en Italie lorsqu'ils reculèrent effrayés devant le pape Léon Ier, ainsi que cela résulte du tableau de Raphaël qu'on verra bientôt dans la chambre d'Héliodore.

Il est rare que dans les trains qui d'Ancône, de Florence et de Pise se dirigent vers Rome, c'est-à-dire dans ceux qui portent des étrangers, cette curiosité ne se manifeste pas une heure ou deux avant l'arrivée, et souvent même plus tôt encore.

Dans un de ces trains venant d'Ancône pour arriver à Rome vers huit heures du matin, une dame d'une cinquantaine d'années, vêtue et gantée de noir, à l'air discret et recueilli, s'était collée à la glace de son wagon dès la station d'Orti.

De temps en temps elle cessait de regarder le paysage motivant qui se déroulait devant elle dans les brumes confuses de l'aube, pour tourner les yeux vers un jeune homme qui, à demi étendu sur la banquette vis-à-vis d'elle, dormait à poings fermés.

Plusieurs fois elle s'était penchée sur lui, mais il ne s'était point réveillé.

Il était évident qu'elle trouvait ce sommeil intempestif.

Enfin, n'y tenant plus, elle posa doucement sa main sur le poing fermé du dormeur.

—Aurélien, Aurélien.

Il se souleva.

—Ah! comme je dormais bien, dit-il d'un ton de regret, et je rêvais encore; un rêve charmant!

—Alors vous êtes fâché?

—Je suis fâché que vous m'ayez enlevé Bérengère, chère maman, voilà tout.

La mère mit vivement un doigt sur ses lèvres, en montrant d'un coup d'oeil rapide les compagnons de voyage qui occupaient le coin opposé au leur.

—Il n'y a pas de danger, dit-il en souriant à demi.

Et de fait, il ne paraissait point que ces compagnons de voyage pussent être attentifs à ce qui se passait autour d'eux.

C'étaient deux ecclésiastiques italiens qui étaient montés à Spolète. Comme il faisait nuit à ce moment, ils s'étaient installés, chacun dans son coin, et ils étaient restés en face l'un de l'autre, n'échangeant que quelques paroles de temps à autre. Mais quand le jour s'était levé, ils avaient tiré leurs bréviaires de leurs poches et ils s'étaient mis à lire dedans à voix basse, articulant seulement les mots des lèvres et faisant le signe de la croix aux endroits obligés, discrètement et à la dérobée. Mais peu à peu ils s'étaient laissés aller à la force de l'habitude, et, se tassant dans leur compartiment, comme dans une stalle, allongeant leurs jambes devant eux, renversant la tête en arrière, ils avaient élevé la voix, alternant l'un l'autre, et se répondant comme s'ils étaient dans leur chapelle et célébraient publiquement l'office. Les signes de croix se faisaient à pleins bras, et les Dominus, les Deus, les Amen ronflaient à pleine voix avec cette prononciation italienne qui donne tant de sonorité aux mots.

Il n'y avait pas apparence que ces deux prêtres primitifs s'amusassent à écouter la conversation de leurs voisins.

—C'est égal, dit la mère en tournant les yeux de leur côté, mais sans tourner sa face.

Et tout de suite elle aborda un autre sujet de peur que son fils parlât «de Bérengère.»

—Ne voulez-vous pas connaître les pays que nous traversons? dit-elle.

—Ma foi, chère maman, répondit-il gaiement, je ne suis pas malheureusement comme vous, qui ne connaissez ni la faim ni la soif, ni le sommeil, ni la fatigue.

—Il y a temps pour tout; quand il n'y a rien à voir, je dors; quand il fait jour, j'ouvre les yeux et je regarde; nous devons tout utiliser, même nos plaisirs.

—Alors utilisons-les, chère maman, dit-il en riant. Et, abaissant la glace, il se mit à regarder le pays qu'ils traversaient.

—Cette rivière aux eaux jaunes, c'est le Tibre, dit-il.

—Le Tibre?

—Oui, la rivière qui traverse Rome.

—Je vous en prie, dit-elle en baissant la voix, quand vous me parlez de quelque chose ou de quelqu'un, d'une rivière, d'un monument, d'un personnage, faites-le de façon à ce que je vous comprenne sans que j'aie besoin de vous interroger. Vous savez que par malheur je n'ai pas eu d'instruction. Et cependant je vis dans un monde où je dois paraître ne rien ignorer de ce que l'on sait généralement. A quelles difficultés je me heurte, vous ne le croiriez jamais. Cela va être encore plus sensible dans cette ville, où tout, le passé comme le présent, m'est inconnu. Cependant il est important, il est d'une importance capitale pour vous que je ne dise pas de sottises et que je n'en fasse pas. Guidez-moi, vous qui savez. Ainsi tout à l'heure, pourquoi ne m'avez-vous pas dit: «Cette rivière que nous longeons est celle qui traverse Rome, c'est le Tibre.» Je n'aurais pas eu besoin de vous interroger, et je vous assure que j'aurais retenu ce que vous m'auriez dit. Tâchez à l'avenir de procéder de cette manière, surtout quand nous sommes en public. Sans doute c'est le monde renversé: ordinairement ce sont les parents qui instruisent les enfants, et ce que je vous demande, c'est que le fils instruise la mère. Le voulez-vous?

—Mais assurément, chère maman.

Cependant le train avait continué de rouler, et, après avoir traversé la campagne romaine, il était arrivé en vue d'un rempart de briques noircies par le temps; puis, après avoir passé à travers ce rempart, il avait ralenti sa vitesse et bientôt il s'était arrêté.

On était à Rome.

Après s'être tant bien que mal défendus contre les cochers, les domestiques de place, les guides, les porteurs, la mère et le fils avaient fini par s'installer dans l'omnibus de l'hôtel de la Minerve, et, en un quart d'heure, à travers des rues étroites et rapides, ils étaient arrivés à cet hôtel.

Ils trouvèrent au second étage le salon et les deux chambres qui leur étaient nécessaires.

—Madame mange-t-elle à table d'hôte? demanda le secrétaire.

—Certainement.

—A quelle table?

—Comment à quelle table!

—A celle servie en maigre ou à celle servie en gras; c'est aujourd'hui vendredi?

—A celle servie en maigre.

—Madame?...

—Madame Prétavoine et M. Aurélien Prétavoine.




II

—Et maintenant, dit doucement madame Prétavoine, lorsqu'elle se trouva seule avec son fils dans le salon, sur lequel ouvraient leurs deux chambres, maintenant mon avis est que nous nous partagions le travail; pendant que j'irai faire visite à madame la vicomtesse de la Roche-Odon et lui parlerai de Bérengère, vous irez à l'ambassade voir votre ancien camarade, M. de Vaunoise, et vous lui parlerez, surtout vous le ferez parler de madame de la Roche-Odon, il pourra nous être utile; par lui vous apprendrez les bruits du monde sur madame de la Roche-Odon et sur son fils, le prince Michel Sobolewski, avec qui M. de Vaunoise a dû se rencontrer. Peut-être même M. de Vaunoise pourra-t-il vous mettre en relation avec ce jeune homme. Une camaraderie qui s'établirait tout naturellement entre vous et le frère de votre future femme vaudrait mieux qu'une liaison qui viendrait à la suite d'une présentation officielle. Si vous voulez que votre mariage réussisse...

—Si je le veux?

—Je pense que vous le voulez, mais je dis que pour cela il ne faut pas que nous éprouvions ici un échec comme nous en avons éprouvé un à Condé. Il est donc important de manoeuvrer avec prudence et de n'avancer que pas à pas. Aujourd'hui, préparons le terrain du côté de madame de la Roche-Odon et de son fils. Plus tard, nous agirons ailleurs.

—En tous cas, dit Aurélien, nous ne pouvons faire ces visites qu'après déjeuner.

—Assurément.

De tous les hôtels de Rome, la Minerve est assurément le plus curieux.

D'autres situés sur la place du Peuple et sur la place d'Espagne, dans le Corso ou dans la via del Babbuino sont plus élégants, ont plus de distinction, ou plus de respectabilité, comme disent les Anglais, mais ce ne sont que des hôtels cosmopolites, comme on en trouve dans toutes les grandes villes d'Europe; la Minerve au contraire a un caractère propre; elle héberge les ecclésiastiques et les Français qui, de près ou de loin, touchent au monde dévot. A vrai dire, il n'est pas indispensable, pour y être reçu, de présenter un billet de confession au portier, et deux tables sont servies les jours d'abstinence, l'une en gras, l'autre en maigre, ce qui indique la présence d'un certain nombre d'incrédules et de mécréants; mais enfin, la clientèle prise en masse, est plutôt cléricale. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à traverser un de ses longs corridors. Les domestiques qui brossent là les vêtements de leurs maîtres, le font discrètement avec des caresses de main, en gens habitués à plier les surplis, les aubes, les étoles et les chasubles. Ces vêtements eux-mêmes, si l'on y prend attention, ont une tournure particulière; ils sont noirs; le drap est plus épais que celui qu'on voit sur les épaules du vulgaire; les redingotes sont plus longues, les pantalons sont plus larges; devant les portes on trouve plus de souliers que de bottines, et encore beaucoup de ces souliers sont-ils à boucles. Les gens qu'on rencontre dans les escaliers et dans les vestibules ont entre eux, pour la plupart, comme un air de famille: visages rasés; yeux baissés; pas glissés; même les jeunes filles semblent sur le point de faire une génuflexion devant le Saint-Sacrement.

Et à la table du déjeuner ce sont de discrets Benedicite et de rapides signes de croix.

A côté d'un voyageur de commerce qui se retient pour ne pas chanter le Fils du pape, est assis un évêque servi par son domestique, qui se tient derrière sa chaise. Un bon curé de village est à la droite de sa châtelaine qui lui a payé le voyage de Rome, et il lui parle humblement, avec un coeur plein de gratitude pour cette générosité; dans la poche de sa soutane il a une lettre que le portier vient de lui remettre; elle vient de l'Anticamera pontifica et le maestro di camera di S. S. le prévient que le lendemain Sa Sainteté daignera le recevoir à son audience. Quelle félicité! Aussi la béatitude dans laquelle il nage lui a-t-elle coupé l'appétit. Ce n'est pas seulement pour lui qu'il est heureux, c'est encore pour sa paroisse, à laquelle il va reporter la bénédiction du Saint-Père. Quel malheur qu'une avvertenza placée au bas de cette lettre dise que E proibito di prensentare al santo padre domande in inscritto per Indulgenze, Facolta, Privilegi; mais enfin chaque chose doit se faire en son temps et en son lieu.

Çà et là, autour de la table, sont assis d'autres ecclésiastiques, des curés, des doyens à l'air important, de jeunes abbés avec leurs élèves, auxquels ils expliquent les vers latins cités dans leurs guides.

Puis tout au bout, comme un président, un gros personnage, qui semble trôner sur ses sacs d'écus, et qui, tout en mangeant fortement, hausse les épaules en regardant le voyageur de commerce chaque fois qu'il voit quelqu'un faire le signe de la croix, en homme qui n'a peur de rien, et qui se demande comment on peut être assez arriéré pour se livrer encore à ces vaines pratiques.

En se trouvant au milieu de ce monde, madame Prétavoine se sentit à son aise; évidemment elle était dans son milieu. Elle fit une courte génuflexion en passant à côté de l'évêque; mais, comme elle savait faire aussi bien que voir plusieurs choses à la fois, elle aperçut à ce moment même le sourire moqueur et le haussement d'épaules du gros personnage qui mangeait au bout de la table.

Elle était femme de résolution, et dans sa vie elle avait tenu tête à des gens assis sur de plus gros sacs d'écus que celui qui se moquait d'elle en ce moment; elle s'arrêta et attacha sur lui deux yeux qui, bien qu'il ne parût pas facile à intimider, lui firent baisser le nez dans son assiette.

Et comme à ce moment le maître d'hôtel qui s'était approché, lui indiquait les places du bout de la table.

—Non, dit-elle, à haute voix de manière à être entendue de tout le monde, pas de ce côté, mais ici.

Et de la main elle indiqua deux chaises libres à une courte distance de l'évêque.

Les sourires du gros personnage et le coup d'oeil de madame Prétavoine avaient été remarqués par plusieurs personnes, et notamment par l'évêque.

La façon dont elle éleva la voix acheva de bien préciser la situation.

Il y eut comme un discret murmure d'approbation.

Et l'évêque, se tournant vers madame Prétavoine, lui fit une longue inclinaison de tête.

Cependant madame Prétavoine et son fils étaient restés debout derrière leurs chaises.

Avant de s'asseoir, ils se tournèrent tous deux vers le gros personnage, mais sans le regarder; puis, ostensiblement et cependant sans affectation, ils firent le signe de la croix et récitèrent leur Benedicite avec recueillement. Lorsqu'ils l'eurent achevé, ils se signèrent de nouveau et s'assirent.

Tous les yeux étaient fixés sur eux, et l'on avait cessé de manger.

—C'étaient là de vrais chrétiens, cette mère et son fils, que le respect humain n'empêchait pas de confesser leur foi.

—Quelle était cette dame?

L'évêque fit un signe à son domestique et celui-ci s'étant penché, il lui dit un mot à l'oreille.

Aussitôt le domestique sortit et au bout de deux minutes à peine il revint, rapportant un petit carré sur lequel un nom était écrit: «Madame Prétavoine.»

Cependant l'évêque avait achevé son déjeuner, il se leva, et avant de se retirer il adressa un salut à madame Prétavoine et à Aurélien.

Et après lui toutes les personnes qui quittèrent la table saluèrent aussi la mère et le fils.

De la fin de leur déjeuner à l'heure à laquelle ils pouvaient faire leurs visites, madame Prétavoine et Aurélien avaient du temps à eux.

En regardant par sa fenêtre madame Prétavoine vit qu'elle avait une église devant elle, elle se dit que son temps ne pouvait pas être mieux employé qu'à faire une station dans cette église.

C'était la première fois qu'elle pénétrait dans une église romaine; mais si elle voyait tout ce qui se passait autour d'elle elle ne prêtait guère d'attention aux monuments. Pour elle cela n'avait pas d'utilité immédiate et pratique, et une église quelle qu'elle fût n'était qu'une église.

Cependant elle avait remarqué ces lourdes portières en cuir, qu'un mendiant vous soulève pour vous permettre d'entrer et de sortir; en sortant elle donna à celui qui lui souleva cette portière une pièce d'argent assez grosse, le mendiant, ébloui de cette générosité, se confondit en bruyantes bénédictions.

—Pendant que vous vous faites conduire chez madame de la Roche-Odon, dit Aurélien, je vais aller chez Vaunoise.

—Conduisez-moi plutôt chez madame de la Roche-Odon, dit-elle, et vous irez ensuite chez M. de Vaunoise; cela nous fera une heure de voiture au lieu de deux courses.

Si Aurélien n'avait pas connu sa mère comme il la connaissait, il aurait été assurément surpris de la voir donner une grosse pièce à un mendiant et en économiser une petite sur une course de voiture; mais, s'il ne devinait pas la cause de cette prodigalité apparente, il savait qu'elle était voulue et calculée: à coup sûr c'était un placement.




III

Le quartier de Rome habité par les étrangers, par les forestiers, comme on dit, est celui de la place d'Espagne, avec ses rues environnantes, via Sistina, via Gregoriana. En effet, il n'y a guère que là qu'on trouve un peu de confort dans le logement et dans son ameublement; ailleurs, les appartements sont généralement distribués et meublés à la romaine, c'est-à-dire d'une façon un peu trop primitive pour qui veut faire un long séjour à Rome. Et puis, raison meilleure encore, ce quartier est à la mode.

C'était rue Gregoriana que demeurait madame la vicomtesse de la Roche-Odon, dans une maison neuve et de belle apparence.

Ce fut à la porte de cette maison qu'Aurélien déposa sa mère.

Au coup de sonnette discret de madame Prétavoine, un petit domestique italien de treize à quatorze ans vint ouvrir la porte.

—Madame la vicomtesse de la Roche-Odon?

Il parut hésitant, mais il y avait cela de particulier dans son hésitation qu'il se montrait beaucoup plus disposé à rejeter la porte sur le nez de la personne qui se tenait devant lui, qu'à la lui ouvrir.

Mais madame Prétavoine ne lui permit pas d'accomplir son dessein, car se glissant vivement et adroitement par la porte entre-bâillée, elle était dans le vestibule avant qu'il se fût décidé.

Il la regarda un moment interloqué, puis lui tournant le dos, il alla à une porte et il appela avec son accent italien:

—Mademoiselle Emma.

Presque aussitôt arriva une personne de tournure imposante, âgée de quarante ans environ, parée, attifée avec prétention, et qui devait être une femme de chambre maîtresse ou une dame de compagnie.

Madame Prétavoine lui exposa son désir, qui était de voir madame la vicomtesse de la Roche-Odon.

Pendant qu'elle parlait, mademoiselle Emma la toisait des pieds à la tête et la dévisageait.

Cet examen ne fut sans doute pas favorable, car mademoiselle Emma répondit que sa maîtresse ne pouvait pas recevoir.

Madame Prétavoine reprit ses explications, d'une voix douce, et elle entra dans des détails qui devaient faire comprendre à cette femme de chambre l'importance qu'elle lui reconnaissait.

—Elle venait de Condé-le-Châtel, le pays de M. le comte de la Roche-Odon, beau-père de madame la vicomtesse.

—Il y a longtemps que je suis avec madame; je connais M. de la Roche-Odon, dit la femme de chambre d'un ton qui montrait que le moyen pour se mettre bien avec elle, n'était pas de lui parler «du beau-père de la vicomtesse.»

—Alors, poursuivit madame Prétavoine sans s'émouvoir, vous devez connaître M. Filsac, avoué à Condé, et qui s'est occupé des affaires de madame la vicomtesse; c'est de sa part que je me présente avec une lettre de lui.

Disant cela, elle tira en effet une lettre de sa poche.

—C'est différent, je vais alors prévenir madame; mais en tous cas, elle est occupée en ce moment.

—J'attendrai.

Mademoiselle Emma la fit entrer dans un tout petit salon qui communiquait avec le vestibule; puis elle se retira pour aller prévenir sa maîtresse, et en s'en allant elle tira la porte de ce vestibule, mais néanmoins sans la fermer complétement.

Madame Prétavoine s'était tout d'abord assise, et elle avait tiré de sa poche un petit livre relié en chagrin noir qui devait être un livre d'heures ou de prières, qu'elle avait ouvert; mais la femme de chambre partie, au lieu de se mettre à lire dans son livre, elle le posa tout ouvert sur une table qui était devant elle, et se levant vivement, en marchant avec précaution sur le tapis, elle commença à examiner curieusement les choses qui l'entouraient, meubles, tentures et gravures de la calcographie accrochées aux murs.

Mais ce qui provoqua surtout son attention, ce furent des cartes de visite jetées pêle-mêle dans une coupe de bronze.

Elle les prit et commença à les lire, mais les noms qu'elles portaient étant pour la plupart étrangers et par suite assez difficiles à retenir; elle tira un carnet de sa poche et se mit à les copier rapidement.

Pour ce qu'elle se proposait, il pouvait lui être utile de savoir avec qui madame de la Roche-Odon était en relations, et puisqu'une sotte habitude permet qu'on fasse ostentation des cartes qu'on reçoit, elle eût été bien simple de ne pas profiter de cette bonne occasion.

Un coup de sonnette vint l'interrompre dans son travail; rapidement elle abandonna les cartes et reprit son livre, de peur d'être surprise par un nouvel arrivant.

En reculant d'un pas, il se trouva que par la porte entre-bâillée elle pouvait voir dans le vestibule.

Son livre à sa main, elle glissa ses yeux jusque-là.

Le petit domestique qui l'avait reçue venait d'ouvrir la porte, mais en reconnaissant celui qui se présentait, il lui avait fait signe qu'on ne pouvait entrer, en l'arrêtant d'une main et en mettant l'autre sur ses lèvres.

Ce nouvel arrivant était un jeune homme vêtu avec élégance, portant au cou une cravate voyante et aux mains des pierreries qui jetaient des feux; son visage était rasé comme celui d'un prêtre ou d'un comédien, ses cheveux noirs étaient frisés.

Comme le dialogue qui s'était engagé entre lui et le petit groom, avait lieu à voix basse et en italien, madame Prétavoine n'entendait pas les paroles qu'ils échangeaient rapidement, et deux mots seulement arrivaient jusqu'à elle: «mylord et Ardea.»

Mais lorsque deux Italiens s'expliquent, il n'est pas indispensable bien souvent d'entendre ce qu'ils disent, pour les comprendre il n'y a qu'à les regarder, tant leur mimique est expressive.

Et madame Prétavoine ne perdait pas un de leurs mouvements.

—Ma maîtresse est avec «mylord,» disait le groom, vous ne pouvez pas entrer.

Là-dessus la physionomie du jeune élégant avait exprimé un vif mécontentement.

—Ardea, avait-il dit en accompagnant ce nom de pays d'autres mots que madame Prétavoine n'avait pas entendus.

—Revenu à l'improviste, avait répliqué le groom.

—Et va-t-il bientôt s'en aller?

Deux bras grands ouverts, la tête baissée en avant furent une réponse qui n'avait pas besoin de traduction.

Pendant ce temps mademoiselle Emma était arrivée et apercevant celui qui se tenait dans la porte entrebâillée, elle avait laissé échapper une sourde exclamation de mécontentement.

Puis s'avançant vivement:

—Mylord est revenu d'Ardea, dit-elle.

—Reste-t-il?

—Je crois qu'il va repartir; je vous ferai prévenir.

Et moitié par persuasion, moitié par force, elle l'avait repoussé et lui avait mis la porte sur le nez.

Immédiatement madame Prétavoine avait repris son livre, et s'asseyant elle s'était plongée dans une lecture si attentive, qu'elle allait jusqu'à prononcer des lèvres les mots qu'elle lisait.

Bien lui avait pris de se hâter, car Emma, après avoir congédié le visiteur, s'était retournée, et elle avait aperçu la porte du salon entre-bâillée.

Alors la pensée s'était présentée à son esprit que la dame qu'elle avait fait entrer dans ce salon, avait pu entendre ou tout au moins voir ce qui venait de se passer, et vivement elle était venue s'assurer de la réalité de ses soupçons.

Mais la dame introduite dans le salon était si profondément absorbée dans sa pieuse lecture, qu'elle ne leva même pas la tête quand Emma entra; ce fut seulement quand celle-ci se trouva devant elle qu'elle l'aperçut.

—Eh bien? demanda-t-elle, reprenant les choses au point où elles avaient été interrompues.

—Madame la vicomtesse prie madame de vouloir bien l'attendre.

—Vous voyez, c'est ce que je fais, dit madame Prétavoine, gracieusement.

Et aussitôt elle s'enfonça de nouveau dans son livre.

—Voilà une bigote, se dit Emma, qui ne voit pas plus loin que son nez.

Et comme elle était Parisienne, elle ajouta en riant toute seule:

—... Un nez de province encore; ils sont jolis les indigènes du pays du comte de la Roche-Odon.

Et le mépris qu'elle professait pour ce vieil avare qui ne voulait pas mourir, se trouva singulièrement augmenté par le mépris que cette femme noire lui inspirait. Elle avait de la religion, mademoiselle Emma, «comme tous les gens comme il faut,» mais elle n'aimait pas les dévots.

Pour madame Prétavoine, restée seule, elle avait de nouveau abandonné son livre pour réfléchir.

Ce qu'elle venait de voir et d'entendre était assez clair pour qu'un grand effort d'esprit ne lui fût pas nécessaire.

«Mylord» était l'amant de madame de la Roche-Odon, l'amant en titre, celui pour lequel on avait des égards et dont sans doute on dépendait à un titre quelconque et ce titre n'était pas bien difficile à deviner pour qui connaissait la position embarrassée de la vicomtesse: on n'habite pas un appartement complet, au premier étage de la via Gregoriana, avec plusieurs domestiques, sans de grosses dépenses. Qui fournissait à ces dépenses?—Mylord.

Quant au jeune élégant qu'on renvoyait, c'était un amant subalterne, avec qui l'on ne se gênait point, et qui malgré son mécontentement acceptait assez volontiers son rôle.

Comme elle en arrivait à ce point de son raisonnement, elle entendit un bruit de voix dans le vestibule.

Rapidement elle reprit son livre.

Et presqu'aussitôt la porte s'ouvrit devant la vicomtesse de la Roche-Odon.




IV

Madame Prétavoine avait souvent entendu parler de la beauté de la vicomtesse de la Roche-Odon; mais pour elle, c'était chose passée que cette beauté; car, bien qu'on ne sût pas au juste l'âge de la vicomtesse, il résultait des incidents de sa vie révélée par ses nombreux procès, qu'elle devait avoir au moins quarante ans, sinon plus.

Et cependant la femme qui venait d'ouvrir la porte ne paraissait pas avoir trente ans; pas une ride sur le visage; une démarche souple, légère, pleine de grâce; une chevelure blonde et fine comme celle d'une jeune fille de quatorze ans; une bouche rose; un sourire radieux; et avec tout cela la beauté correcte d'une statue, de la tête aux pieds.

Madame Prétavoine, qui cependant n'était guère sensible à la beauté, fut émerveillée.

Elle s'était levée; elle resta un moment sans parler.

Ce fut madame de la Roche-Odon qui commença l'entretien:

—On me dit, madame, que vous avez à me remettre une lettre de M. Filsac; il a été plein de zèle, plein de dévouement pour moi M. Filsac, et je serais heureuse de lui témoigner ma reconnaissance pour ses bons soins.

Cela fut dit avec une bonne grâce parfaite qui eût donné du courage à la solliciteuse la plus réservée.

Mais ce n'était point en solliciteuse que madame Prétavoine se présentait.

Elle tendit à la vicomtesse la lettre de l'avoué.

Bien qu'elle fût longue, madame de la Roche-Odon la lut d'un coup d'oeil.

—Ah! madame, dit-elle lorsqu'elle l'eut achevée, combien j'ai d'excuses à vous faire; c'est vous qui venez chez moi quand c'eût été à moi d'aller chez vous, si vous aviez bien voulu m'envoyer cette lettre au lieu de prendre la peine de me l'apporter.

—C'était à moi, madame, d'avoir l'honneur de vous faire la première visite.

—M. Filsac me dit que vous voyez souvent ma chère fille et que vous pouvez me parler d'elle longuement. Comment est-elle, la pauvre petite?

C'était là que madame Prétavoine attendait madame de la Roche-Odon; la première partie de son plan avait réussi, elle était entrée dans la place. A elle maintenant, à son adresse, de s'y établir, à son tact de s'y maintenir.

Puisqu'on l'interrogeait, elle pouvait répondre, et pour cela prendre son temps.

—Il faut, dit-elle, que je vous explique, madame, comment M. Filsac a été amené à me charger de cette lettre et à vous faire parvenir par moi des nouvelles de mademoiselle Bérengère. Touchés, comme tous les catholiques, des malheurs du Saint-Père, nous avons organisé dans le diocèse de Condé une loterie de Saint-Pierre, dont le produit devait être offert à Sa Sainteté. Grâce au ciel, nous avons ainsi réuni une assez grosse somme, je dis grosse, relativement à nos ressources,—et comme j'étais la trésorière de l'oeuvre, j'ai été désignée pour la porter à Rome.

Bien que madame Prétavoine n'eût jamais étudié l'art de la rhétorique, elle venait, en peu de mots, de bâtir un exorde qui réunissait toutes les qualités requises.

Le but de l'exorde étant de se concilier la bienveillance de la personne à laquelle on s'adresse, madame Prétavoine avait voulu tout d'abord se faire connaître. Qui elle était? Une des premières de Condé assurément, puisqu'elle avait été la trésorière d'une oeuvre importante, et que de plus elle avait été choisie entre tous pour venir à Rome, au nom du diocèse entier; catholique fervente, cela va sans dire, et dévouée aux intérêts du Saint-Père, compatissante à ses malheurs. Que demander encore? Tout de suite on voyait à qui on avait affaire et quelle foi on devait accorder à ses paroles.

Elle poursuivit:

—Quand M. Filsac, votre avoué, apprit que le choix de notre comité s'était porté sur moi, il vint me faire une visite et me demanda de vous voir dans ce voyage. M. Filsac est un homme de bien, pour qui nous avons tous une grande estime, je n'avais rien à lui refuser. Mais, d'autre part, j'avais des raisons particulières pour accepter avec empressement la mission qu'il voulait bien me confier. En effet, j'ai le plaisir de connaître mademoiselle Bérengère, avec laquelle je dîne tous les jeudis à la table de son grand-père.

Dire à madame de la Roche-Odon qu'on était reçu dans l'intimité du comte qu'elle détestait, était assez hardi, mais si cette révélation pouvait affaiblir la bienveillance de la vicomtesse, elle devait par contre provoquer son estime; mieux que personne elle savait que tout le monde n'était pas admis à l'honneur de s'asseoir à la table de son beau-père.

—Ayant reçu la visite de M. Filsac, continua madame Prétavoine, j'ai hésité sur la question de savoir si je dirais à mademoiselle votre fille que je vous verrais dans mon voyage à Rome. Mais il m'a semblé que c'était jusqu'à un certain point intervenir dans des querelles de famille qui doivent toujours rester fermées aux étrangers, et avant de partir je n'ai rien dit à mademoiselle Bérengère.

—Ma fille m'écrit.

—Assurément, aussi n'aurais-je rien pu vous rapporter de particulier, tandis que je puis vous parler d'elle et cela sans que ma démarche puisse blesser M. le comte de la Roche-Odon, quand, de retour à Condé, je la lui raconterai.

—M. de la Roche-Odon se blesse facilement.

—Il ne peut pas trouver mauvais qu'une mère ait pensé à apporter des consolations à une mère qui, depuis plusieurs années, est séparée de son enfant. C'est dans ce sens que j'ai accepté la lettre de M. Filsac; c'est uniquement pour vous parler de mademoiselle Bérengère.

Et longuement, abondamment, elle parla de Bérengère.

De sa beauté, de sa grâce, de son esprit, de sa bonté, de sa charité, de sa piété.

Ce fut un portrait complet, avec des petites anecdotes caractéristiques habilement choisies et souvent même habilement inventées; en ce sens au moins qu'avec un rien insignifiant elle faisait quelque chose d'important.

Madame de la Roche-Odon écoutait attentivement, mais elle questionnait fort peu, encore le faisait-elle sans se livrer et sans qu'on pût conclure de ses paroles quels étaient ses sentiments pour sa fille.

Dans son impatience, madame Prétavoine risqua une attaque qui pouvait amener madame de la Roche-Odon à se prononcer.

—M. Filsac voulait encore me charger de paroles que, par déférence pour M. le comte de la Roche-Odon, je n'ai pas cru devoir accepter.

—Ah! dit madame de la Roche-Odon sans montrer la moindre curiosité à l'égard de ces paroles.

—Il voulait, continua madame Prétavoine, que je fisse valoir auprès de vous les raisons qui, selon lui, devraient vous amener à provoquer l'émancipation de mademoiselle Bérengère, qui deviendrait libre ainsi d'habiter près de qui elle voudrait.

—M. Filsac va un peu loin dans son zèle.

—C'est justement la réponse que je lui ai faite pour moi; car enfin, en ce qui me touche, je ne pouvais me charger de cette cause à plaider qu'en prenant parti dans la querelle qui vous divise, vous et M. votre beau-père, et c'eût été une inconvenance de ma part.

Madame de la Roche-Odon ne répondit pas un mot, et madame Prétavoine ne tira de cette tentative qu'un doute de plus. Était-ce seulement parce qu'il lui déplaisait de recommencer des procès, que madame de la Roche-Odon ne voulait pas émanciper sa fille? Était-ce au contraire parce qu'elle attendait la mort prochaine du comte de la Roche-Odon, si bien qu'elle aurait pendant un certain temps l'administration de la fortune, que sa fille non émancipée, recueillerait dans cet héritage?

Comme madame Prétavoine, décidée à en rester là pour cette première visite, s'était levée et allait prendre congé de Madame de la Roche-Odon, un jeune homme entra dans le salon.

Il pouvait avoir vingt ans environ; il était de haute taille, avec une grosse tête blonde sur de larges épaules; le visage était imberbe, sans même un léger duvet; le nez écrasé, l'oeil petit, rond, mais brillant, la bouche largement fendue, avec des dents blanches et pointues; en tout un être baroque et qui à première vue était loin d'inspirer la sympathie.

—Mon fils le prince Michel Sobolewski, dit madame de la Roche-Odon.

Puis se tournant vers madame Prétavoine:

—Madame Prétavoine de Condé-le-Châtel, qui veut bien nous apporter des nouvelles de Bérengère.

Tout d'abord le prince Michel avait regardé cette vieille femme vêtue de noir, d'un coup d'oeil indifférent qu'on accorde à une domestique ou à une fournisseuse.

Cette présentation amena un sourire sur ses lèvres pâles.

—Et comment est-elle, la petite soeur?

Ce fut madame de la Roche-Odon qui répondit à cette question en résumant en quelques mots tout ce que madame Prétavoine venait de lui dire.

—Ah bah! si jolie que cela. Quel âge a-t-elle donc maintenant?

—Seize ans, répondit madame Prétavoine.

—Seize ans et jolie. Alors j'espère qu'elle traîne toute une troupe de soupirants derrière elle; mais qu'elle ne fasse pas la bêtise de choisir un mari. Je lui écrirai. Il ne faut pas qu'elle se marie avant d'avoir vu le monde. Et nous le lui montrerons, n'est-ce pas, mère? Son mari doit avoir un grand nom ou une grande situation et être un peu bêta, afin qu'elle le mène par le bout du nez: je lui trouverai ça.




V

Après avoir déposé sa mère à la porte de madame de la Roche-Odon, Aurélien, achevant d'user son heure de voiture, s'était fait conduire au palais Colonna, à l'ambassade de France.

Mais c'est l'ambassadeur qui occupe le palais Colonna; quant aux bureaux, on les a installés dans des communs, anciennes écuries, remises ou cuisines, qui ouvrent leur porte borgne sur une ruelle appelée la via della Pilotta.

Aurélien trouva son ancien camarade M. de Vaunoise dans une salle basse, enfoncé dans un grand fauteuil, et lisant un numéro du Sport, derrière lequel il disparaissait si bien, qu'on ne voyait de sa personne que deux pieds posés sur le dossier d'une chaise qui lui servait d'appui.

Il fallut qu'Aurélien fit le tour de cette chaise pour découvrir son ami derrière le Sport.

—Tiens, Prête-Avoine! s'écria le jeune attaché en lâchant son journal et en posant brusquement ses pieds par terre, Prête-Avoine à Rome!

C'était ainsi que M. de Vaunoise avait l'habitude de prononcer ce nom roturier de Prétavoine, et il le faisait avec une désinvolture tout aristocratique.

Si Aurélien avait été encore à l'Université et s'il n'avait point eu besoin de lui, il lui aurait répondu comme il lui répondait autrefois:

—Oui, mon cher Balour-Eau.

Mais ce n'était pas le moment de blesser celui dont il venait réclamer les services, et assurément ce nom de Balour-Eau ainsi prononcé n'eût point resserré les liens de leur camaraderie.

En effet, M. le vicomte de Vaunoise se nommait, de son nom patronymique Baloureau, et sa noblesse était de trop fraîche date pour qu'il n'en fût pas fier comme un paon. Jusqu'en 1830 ses pères, qui étaient ardoisiers dans l'Anjou, n'avaient eu d'autre nom que celui de Baloureau, et c'était à cette époque que Charles X, ou plus justement M. de Polignac, voulant récompenser le zèle monarchique et religieux des Baloureau, en avait fait des comtes de Vaunoise. Tout le monde connaissait l'origine et la date de ces lettres de noblesse, et personne n'avait oublié le nom de Baloureau, personne excepté ceux qui le portaient, bien entendu.

C'était même pour que son petit-fils fût digne de son titre que le vieux père Baloureau avait voulu en faire un diplomate. Et par un bienheureux hasard qui ne se rencontre pas souvent, il s'était trouvé que le jeune héritier des ardoisiers avait quelques-unes des qualités de la profession qu'on lui imposait; de la finesse, de la politesse, du bon sens, beaucoup d'entregent, une affabilité qui le faisait tout à tous, de l'esprit, une extrême curiosité de tout savoir, l'amour de l'intrigue pour le plaisir de l'intrigue, de la réserve sous une apparence de légèreté; et, certainement cette réserve lui eût interdit le Prête-Avoine si ce n'avait été une plaisanterie d'école dont l'habitude était prise depuis longtemps.

—Oui, mon cher Vaunoise, répondit Aurélien, avalant sans grimace le Prête-Avoine; à Rome depuis ce matin, et ma première visite est pour toi.

—Bonne idée; je vais te faire faire ta première promenade; comme cela tu associeras mon souvenir à celui de Rome et tu ne m'oublieras plus. Nous prendrons une voiture à la place de Venise; viens.

Ils n'eurent pas besoin d'aller jusqu'à la place de Venise; sur la place des Saints-Apôtres, ils trouvèrent une voiture découverte dans laquelle ils montèrent.

—Tu es à moi, n'est-ce pas? demanda Vaunoise.

—Certes.

—Alors je te conduis.

Et s'adressant au cocher, il lui dit de les mener à Saint-Pierre, en passant par le Panthéon.

Puis se tournant vers Aurélien:

—Il y a quatre choses principales, capitales, à voir à Rome, lui dit-il: le Panthéon, Saint-Pierre avec le Vatican, Saint-Paul et le Colisée avec le Forum et le Palais des Césars; je vais te les montrer, après tu te débrouilleras tout seul.

Puis, comme il ne tenait pas essentiellement à faire étalage de son érudition, qui d'ailleurs était de fraîche date, il changea de sujet:

—Tu es seul à Rome? demanda-t-il.

—Non, je suis avec ma mère.

L'occasion de parler de madame de la Roche-Odon se présentait, Aurélien la saisit avec empressement.

—Mais ma mère ayant une visite à faire à la vicomtesse de la Roche-Odon, cela m'a permis de venir te voir.

—Tu la connais, madame de la Roche-Odon?

—Nous sommes liés avec son beau-père le vieux comte de la Roche-Odon; mais je n'ai jamais vu la vicomtesse.

—Tu la verras ici, et elle vaut la peine qu'on se dérange pour elle, tu aurais dû accompagner ta mère; qui sait?

—Comment?

—Avec madame de la Roche-Odon tout peut arriver, et c'est l'improbable qui a le plus de chances.

—Elle a au moins quarante ans.

—On a l'âge qu'on paraît avoir, et quand tu auras vu madame de la Roche-Odon, tu ne diras pas qu'elle a quarante ans; vingt-cinq, vingt-huit au plus. Une merveille! Si tu habites Rome pendant un certain temps, tu entendras discuter plus d'une fois la question de savoir comment madame de la Roche-Odon est restée belle, et l'on te racontera les choses les plus invraisemblables.

—Lesquelles?

—Tu sais que nous sommes dans le Corso, si tu regardais un peu autour de toi au lieu de bavarder. Voilà le palais Doria.

—T'écouter ne m'empêche pas de regarder: tu me disais qu'on racontait les choses les plus invraisemblables sur madame de la Roche-Odon...

—C'est-à-dire sur les moyens qu'elle emploie pour conserver sa beauté: les uns prétendent que du commencement de l'année à la fin, elle prend un bain froid tous les matins; les autres, que ce n'est pas le froid physique qui la conserve, mais la froideur morale, autrement dit qu'elle ne s'émeut de rien et ne prend des passions que tout juste ce qu'il en faut pour se bien porter en donnant de l'activité à la circulation du sang; enfin mille explications. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui elle est assez belle pour...

Il s'interrompit.

—Nous voilà au Panthéon, il faut descendre.

Mais Aurélien refusa; puisqu'il logeait à la Minerve, il viendrait le lendemain visiter le Panthéon.

—Et puis, ajouta-t-il dévotement, j'aime mieux que ma première visite soit pour Saint-Pierre.

—Ça, c'est une raison respectable; cependant il serait curieux pour toi de voir comment Bramante a pris la coupole du Panthéon pour la poser sur son église.

Mais Aurélien n'avait pas en ce moment des curiosités de ce genre.

—Pourquoi, ou pour qui madame de la Roche-Odon est-elle assez belle? dit-il, pendant que la voiture roulait à travers des rues infectées par l'odeur de la friture et des guenilles qui séchaient au soleil.

—Assez belle à quarante ans pour avoir un amant de vingt-huit ans, qui est fou d'amour, lord Harley. Connais-tu lord Harley?

—Non.

—Eh bien! quand tu l'auras vu, tu comprendras quelle puissance exerce madame de la Roche-Odon; car lord Harley n'est pas le premier venu; il a tout pour lui: élégance, distinction, fortune, savoir, et cependant il est l'esclave d'une femme plus âgée que lui de douze ou quinze ans. Elle le domine si bien que, pour avoir sa liberté à Rome, elle lui a soufflé le goût des fouilles; il passe son temps à Ardea, tu sais la fameuse Ardée de Turnus, la capitale des Rutules, où il est en train, dit-on, de faire des découvertes extraordinaires. Des fouilles dans la voie Apienne ou sur le Palatin, cela est à la portée de tous, mais à Ardea, en plein Latium, au milieu de la Malaria, voilà qui est original. Madame de la Roche-Odon lui a soufflé la passion des fouilles. Il publie sur ses découvertes un ouvrage fort curieux, qui paraît par livraisons, de temps en temps, avec des planches superbes que je te montrerai, et on raconte que naïvement il rapporte tout l'honneur de son travail à sa maîtresse: «C'est à elle, dit-il, qu'Ardea devra sa résurrection.» N'est-ce pas admirable? Tu te demandes peut-être pourquoi, au lieu de garder son amant près d'elle, et de lui faire faire des fouilles dans la voie Apienne ou sur le Palatin, elle l'a envoyé à Ardea.

—Justement.

—C'est qu'Ardea possède un avantage important pour madame de la Roche-Odon, qui est son éloignement, trente-cinq ou quarante kilomètres de Rome, si bien que quand lord Harley est parti pour surveiller ses fouilles, madame de la Roche-Odon est tranquille, elle sait qu'il ne rentrera pas à l'improviste.

—Elle a donc à craindre que lord Harley rentre à l'improviste?

—Je crois bien qu'elle a à craindre, demande à Cerda s'il lui serait agréable d'être surpris par lord Harley.

—Qu'est-ce que c'est que Cerda?

—Cerda est le ténor qui chante en ce moment au théâtre Apollo; un Sicilien que les femmes trouvent charmant et que madame de la Roche-Odon a enlevé à ses rivales. Tu vois par là si elle a quarante ans. Pour moi, je crois volontiers qu'elle ne les aura jamais et qu'elle continuera longtemps encore ses études. Car ce sont, paraît-il, des études que fait madame de la Roche-Odon: elle cherche un homme qui la comprenne ou qu'elle comprenne, je ne sais trop, mais enfin avec lequel il y ait accord parfait, et comme elle ne l'a pas encore trouvé, paraît-il, elle continue ses recherches sans se désespérer aucunement, convaincue qu'elle a encore de longues années devant elle. Présentement c'est Cerda qui est le sujet; et il est probable quelle le gardera tant qu'il ne sera pas réduit à l'état de caput-mortuum, comme disaient les alchimistes.

Cependant, après avoir roulé à travers des rues sales et tortueuses et passé le Tibre sur un pont orné de statues qui feraient bel effet dans une apothéose de féerie, ils étaient arrivés dans une rue aboutissant à une grande place.

De forme ovale, cette place qui va en montant est enserrée par deux colonnades composées de quatre rangs de colonnes: au centre se dresse un obélisque; de chaque côté deux fontaines lancent une haute gerbe d'eau qui se termine en un panache d'écume; enfin à son extrémité commence un vaste escalier qui par trois rampes, conduit à un immense monument au-dessus duquel s'élève un dôme colossal;—ce monument, c'est la basilique de Saint-Pierre.

Si Aurélien avait pu passer avec indifférence devant le Panthéon qui est un monument païen, il ne pouvait pas ne pas paraître ému en s'approchant de Saint-Pierre, qui est le monument chrétien par excellence—sinon par le sentiment et le style, au moins par la tradition.

C'était le moment de s'attendrir et d'éprouver des sentiments de vénération et de componction: Saint-Pierre! le Vatican! c'est avec les yeux de l'âme qu'un catholique les regarde.

Il n'y manqua pas; pas plus qu'il ne manqua d'aller baiser dévotement le pied de la statue de saint Pierre usé par les lèvres ardentes des pèlerins qui depuis des siècles sont venus le polir les unes après les autres.

—Tu reviendras, disait M. de Vaunoise.

Mais Aurélien n'avait pas besoin de cette parole pour hâter sa visite: s'il ne parlait plus de madame de la Roche-Odon, il ne l'oubliait pas, et il était curieux de reprendre l'entretien au point où il avait été interrompu.

Bientôt ils remontèrent dans leur voiture, et par le Janicule, l'île du Tibre et l'Aventin ils se dirigèrent vers Saint-Paul.

Comme beaucoup d'étrangers établis à Rome, Vaunoise avait une peur effroyable de la fièvre, et à chaque instant il s'interrompait pour dire:

—Tu sais, là règne la fièvre.

Mais Aurélien ne voulait pas entendre parler de fièvre: madame de la Roche-Odon toujours, et la seule madame de la Roche-Odon.

Seulement, comme il importait de ne pas éveiller la défiance de Vaunoise, c'était avec des précautions et des détours qu'il revenait sans cesse à ce sujet.

—Tu sais que je rêve de ce que tu m'as raconté de madame de la Roche-Odon; est-ce possible?

—Probablement, puisque c'est vrai.

—Vrai?

—Dame, tout le monde le dit; et si tu vas à l'Apollo un de ces soirs, quand Cerda chantera, tu verras comment il se comporte en scène: il paraît qu'il lui est défendu de regarder qui que ce soit dans la salle; de là un jeu tout à fait étrange, je t'assure, et qui t'amusera.

—Mais lord Harley?

—Un mari, seul à ignorer ce que tout le monde sait; et puis il l'adore, car elle a toujours su se faire adorer, à preuve la naissance de Michel Berceau.

—Qu'est-ce que c'est que Michel Berceau?

—Le fils aîné de madame de la Roche-Odon.

—Le prince Michel Sobolewski?

—Lui-même.

—Pourquoi l'appelles-tu Michel Berceau?

—Je ne l'appellerais certes pas ainsi en lui parlant, mais c'est de ce nom que nous le désignons souvent entre nous.

—Est-ce qu'il y a eu un M. Berceau dans l'histoire de madame de la Roche-Odon?

—Ce n'est pas un M. Berceau qui a rempli un rôle dans l'histoire de madame de la Roche-Odon, ce sont trois berceaux, trois lits d'enfant. Madame de la Roche-Odon avait vingt ans de moins qu'aujourd'hui, et elle était dans toute la splendeur de sa beauté; elle habitait Paris, et son mari, le prince Sobolewski voyageait quelque part, n'importe où; enfin, il était depuis longtemps séparé de sa femme avec laquelle il avait vécu en fort mauvaise intelligence. Crois-tu que madame de la Roche-Odon se désespérait de cet abandon?

—Ce n'est pas probable.

—En tous cas elle avait trouvé des consolateurs, et comme elle allait devenir mère, son enfant lui ferait oublier son mari. Ce grand jour arriva et elle mit au monde un fils.

—Michel.

—Michel Berceau. Tu vas voir d'où vient ce nom de Berceau. Il n'y avait pas trois heures que la princesse Sobolewska était accouchée—c'est-à-dire madame de la Roche-Odon—qu'on apporte un berceau, mais un amour de berceau parisien, ce qui se fait de plus élégant, de plus coquet, de plus luxueux; attachée à la dentelle se montre une carte: c'est celle d'un des consolateurs de la princesse, un homme du monde parisien, jeune, charmant, etc. La princesse est ravie de cette attention; le berceau lui paraît la chose la plus délicieuse du monde, et elle donne l'ordre de coucher son fils dans ce merveilleux berceau, qu'elle fait placer auprès de son lit.

—Je comprends.

—Ne va pas si vite, nous n'y sommes pas encore. L'enfant est à peine couché qu'on apporte un second berceau. Celui-là est beaucoup moins élégant, et de plus il est d'assez mauvais goût. Mais on y a joint un écrin renfermant une parure en diamants et une carte. La princesse regarde peu le berceau, mais elle regarde tendrement les diamants, qui valent une centaine de mille francs. Elle regarde aussi la carte, qui porte le nom d'un de ses autres consolateurs: un financier allemand pas beau, pas jeune, pas spirituel, mais riche. Évidemment, il faut faire honneur à l'écrin. On retire l'enfant du charmant berceau dans lequel on venait de le coucher et on le place dans celui qui était accompagné de l'écrin. Puis cela fait, on met ce second berceau auprès du lit de la mère, et l'on emporte le premier pour le cacher dans quelque cabinet, attendu que les dentelles n'ont jamais pu lutter contre les diamants. Tu vois que tu allais trop vite tout à l'heure.

—Alors c'est donc l'enfant aux deux berceaux.

—Encore trop de hâte, attends un peu avant de les numéroter ainsi, l'histoire n'est pas finie. Voilà l'enfant couché dans le berceau n° 2, et il va s'endormir, lorsque la porte de la chambre de l'accouchée s'ouvre de nouveau devant un troisième berceau. Celui-là est horrible, et tel qu'une bourgeoise du Marais n'en voudrait pas. En le voyant la princesse laisse échapper un geste d'horreur. Coucher son enfant dans une pareille boîte, jamais, jamais. Cependant sa femme de chambre, sa confidente lui présente une enveloppe cachetée d'un large cachet de cire rouge, et qui vient d'être remise en même temps que le berceau, avec recommandation expresse de la porter immédiatement à la princesse. Celle-ci ouvre l'enveloppe. Pas de carte. Pas de lettre. Un simple chèque d'un million, signé du prince Sératoff.—Vite, vite, s'écria la princesse, couchez mon fils dans ce berceau et emportez l'autre.—Puis pendant qu'on opère ce nouveau changement, elle relit le billet doux qu'elle vient de recevoir et elle murmure:—C'est lui le père, il s'est reconnu.—Et voilà, mon cher, pourquoi nous appelons le prince Michel Sobolewski, ou Sératoff si tu aimes mieux, Michel Berceau qui est son vrai nom sans erreur possible, car nous n'avons pas les mêmes raisons que sa mère pour savoir s'il est Russe, Allemand ou Français. Pour achever l'histoire il faut te dire que le million offert à la mère n'est pas venu entre les mains du fils, et comme le prince Sératoff n'a point conservé l'enthousiasme paternel de la première heure, Michel serait aujourd'hui dans une assez lamentable position si lord Harley n'était pas là: il est joueur, le jeune Michel et il ne gagne pas toujours. Mais nous voici à Saint-Paul. Assez de madame de la Roche-Odon. Si tu prononces encore son nom, je ne te réponds pas.




VI

La mère et le fils se retrouvèrent le soir pour dîner.

Et après dîner ils montèrent dans leur appartement.

Pour son fils, non pour elle, insensible aux exigences du bien-être, madame Prétavoine fit allumer du feu.

Et au coin de la cheminée, l'un vis-à-vis de l'autre, à mi-voix, bien que les portes eussent été soigneusement fermées, ils se racontèrent leur journée.

Madame Prétavoine ce qu'elle avait vu et entendu chez madame de la Roche-Odon.

Aurélien, les histoires de son ami Vaunoise.

Sans doute ils ne tenaient pas encore la victoire; c'eût été trop beau pour le premier jour.

Mais enfin, la situation telle qu'elle se présentait, semblait devoir être favorable à leurs desseins.

En venant à Rome, madame Prétavoine n'avait point espéré la trouver meilleure; elle l'avait imaginée autre, mais en tout cas pas plus propice.

Ce fut ce qu'elle expliqua.

—L'un des buts de notre voyage, c'est de gagner l'appui de madame de la Roche-Odon dans l'affaire de ton mariage avec Bérengère: il faut que nous obtenions d'elle un concours qui neutralise les mauvaises dispositions du grand-père. Tout d'abord, j'avais pensé que, si l'on pouvait amener madame de la Roche-Odon à demander l'émancipation de sa fille, cela nous serait un grand avantage. En effet, Bérengère serait enlevée à son grand-père et viendrait habiter avec sa mère, de sorte que nous pourrions agir sur elle beaucoup plus facilement. Mais madame de la Roche-Odon ne voulant pas de l'émancipation, nous n'avons donc rien à attendre de ce côté et c'est d'un autre qu'il faut nous tourner; heureusement la situation telle qu'elle vient de se révéler est bonne. Il est vrai que présentement madame de la Roche-Odon, par sa liaison avec lord Harley, n'a pas besoin de sa fille. Mais que faut-il pour que cette liaison soit rompue? Alors il est évident que le jour où lord Harley verra clair, madame de la Roche-Odon n'aura plus de ressources que dans sa fille.

—Assurément.

—C'est là une force pour qui saura l'utiliser; d'autre part, nous pouvons trouver encore un appui auprès du frère de Bérengère, ce jeune Michel Sobolewski, qui m'a parlé de sa soeur d'une façon si étrange. Celui-là aussi compte sur la fortune du comte de la Roche-Odon, en même temps que sur celle que sa soeur acquerra par le mariage. En ce moment, cette fortune ne lui est pas indispensable, puisqu'il trouve, pour alimenter ses dépenses de jeu, des ressources dans la générosité de sa mère; mais comme cette mère ne possède rien par elle-même et ne donne de la main gauche que ce qu'elle reçoit de la main droite...

—Ou plutôt donne de la main droite ce qu'elle reçoit de la main gauche.

—Parfaitement, dit madame Prétavoine en riant de cette plaisanterie, il s'ensuit que le jour où madame de la Roche-Odon n'aura plus rien à donner par cette raison toute-puissante qu'elle ne recevra plus, le prince Michel, s'il veut continuer l'existence qu'il mène, ne trouvera plus de ressources qu'auprès de sa soeur; c'est alors qu'il tâchera de la marier suivant les idées qu'il m'exposait tantôt. Le mari que la mère et le fils voudront donner à Bérengère sera donc un homme en qui ils auront mis leur espérance.

La marche à suivre était donc clairement indiquée: 1° brouiller madame de la Roche-Odon et lord Harley; 2° gagner les bonnes grâces de madame de la Roche-Odon et du prince Michel.

Ah! la journée avait été réellement heureuse, et leur temps à tous deux avait été bien employé.

Cependant, au milieu de cette joie, madame Prétavoine éprouvait une contrariété assez vive.

De toutes les lettres de recommandation et de présentation dont elle s'était munie, la plus importante était celle que lui avait donnée l'abbé Guillemittes pour Mgr de la Hotoie, évêque de Nyda in partibus infidelium, préfet de la daterie apostolique, etc., etc.

Autrefois camarade de l'abbé Guillemittes, Mgr de la Hotoie était resté son ami fidèle et dévoué: c'était Mgr de la Hotoie qui avait fait obtenir un titre de monsignore à l'abbé Guillemittes, et c'était sur lui que celui-ci comptait pour devenir évêque de Condé.

Dans les entretiens qu'il avait eus avec madame Prétavoine, l'abbé Guillemittes avait recommandé à sa pénitente de ne point faire un pas à Rome sans consulter Mgr de la Hotoie, et de se laisser en tout et pour tout guider par celui-ci.

De plus, dans sa lettre il avait expliqué à son ami dans quel but madame Prétavoine entreprenait ce voyage de Rome; il lui avait dit toute l'importance du mariage qu'elle poursuivait; il lui avait montré comment elle pouvait le réaliser; et enfin en lui demandant ses conseils ainsi que son influence, il avait adroitement insinué que celui qui ferait obtenir à madame Prétavoine ce qu'elle désirait ne perdrait ni son temps ni sa peine.

En sortant de chez madame de la Roche-Odon, madame Prétavoine avait pris une voiture et s'était fait conduire chez Mgr de la Hotoie: mais celui-ci n'était pas à Rome, et tout ce qu'elle put apprendre d'un domestique qui baragouinait à peu près le français, ce fut ce renseignement désolant que «monsignore ne reviendrait pas avant douze ou quinze jours.»

Cela la mettait dans l'impossibilité de rien entreprendre, car elle était bien décidée à se conformer aux instructions de l'abbé Guillemittes et à ne pas faire un pas sans l'approbation du guide qu'il lui avait donné.

Pour son activité, pour son impatience, pour ses principes d'économie, cette inaction était exaspérante: à quoi, comment passer le temps et ne pas perdre tout à fait l'argent qu'on dépensait?

—Nous visiterons Rome, dit Aurélien.

Mais visiter les monuments est un plaisir, et ce n'était point pour son plaisir que madame Prétavoine était venue à Rome, c'était pour une affaire, au succès de laquelle on devait tout ramener.

Après avoir cherché et discuté le possible et le meilleur, il fut arrêté que pendant que madame Prétavoine ferait chaque matin pieuses stations dans l'une des 389 églises de Rome, Aurélien irait travailler à la bibliothèque du Vatican, de neuf heures à midi, temps pendant lequel elle est ouverte.

Puis, par l'entremise de Vaunoise, Aurélien ferait demander une audience au Saint-Père, afin de recevoir sa bénédiction et de prendre date de son arrivée.

Quant à madame Prétavoine, elle ne se présenterait au Vatican qu'après le retour de Mgr de la Hotoie, avec qui elle voulait s'entendre pour bien arrêter ce qu'elle devait dire et pouvait demander.

La bibliothèque du Vatican est disposée d'une façon caractéristique, qui prouve le cas qu'on fait à Rome des livres ou des manuscrits: sa salle principale, divisée en deux nefs par des piliers, est entourée d'armoires à portes pleines qui couvrent les murs; ces armoires sont fermées à clef. Que renferment-elles? Sans doute les conservateurs le savent, mais le public l'ignore.

Ce n'est pas par, seulement par là, que cette bibliothèque ne ressemble en rien à notre Bibliothèque nationale ou à celle du British Museum, c'est encore par les lecteurs qui la fréquentent; car, à part quelques scribes qui copient des manuscrits orientaux, grecs ou latins, pour des savants étrangers qui ont eu assez d'influence pour obtenir qu'ils leur soient communiqués, ce qui n'est pas une petite affaire, les travailleurs sérieux qu'on y voit sont fort peu nombreux.

Ce fut presque un événement quand on vit chaque matin arriver un jeune Français, de toilette et de tournure élégantes, qui pendant trois heures s'enfonçait dans la Somme de la foi contre les Gentils ou la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, et qui, sans lever le nez de dessus ses in-folio, piochait consciencieusement l'Ange de l'école en prenant des notes.

On tournait autour de lui en regardant par-dessus son épaule, on examinait son écriture, on cherchait à deviner sur quel point portaient ses études ou ses recherches.

Il copiait ses citations sans les traduire, mais il prenait ses notes en français.

Quel était ce Français?

Ce fut la question que chacun se posa.

Heureusement la curiosité fut vite satisfaite au moins quant au nom: M. Aurélien Prétavoine, ancien élève de l'Université de Louvain, descendu avec sa mère à l'Hôtel de la Minerve; seulement, quant aux causes déterminantes de ce travail, les discussions restèrent ouvertes sans que personne trouvât rien d'entièrement concluant; un jeune homme de cet âge et de cette tournure, assidu, appliqué au travail, cela n'était pas naturel, et l'on se demandait sans parvenir à le percer, le mystère qui se cachait là-dessous.

Pendant qu'Aurélien allait tous les matins régulièrement s'enfermer pendant trois heures à la bibliothèque du Vatican, madame Prétavoine faisait de pieuses stations dans les églises de Rome, ne choisissant pas les plus belles au point de vue artistique comme les curieux profanes, mais s'agenouillant et priant dans toutes indifféremment, qu'elles fussent belles ou laides, riches ou pauvres, superbes ou humbles, et toujours dans chacune de celles où elle pénétrait, les malheureux qui soulevaient la portière de cuir suspendue à la porte, recevaient d'elle une riche aumône.

Pour la mère comme pour le fils la curiosité s'éveillait et les questions se soulevaient et tourbillonnaient derrière elle.

—Quelle était cette personne pieuse si charitable?

Les bouches qui murmuraient ces paroles étaient humbles, mais de leur réunion sortirait un jour un choeur formidable qui serait entendu des puissants.

Ainsi la mère et le fils, chacun de son côté, bâtissaient dans l'opinion.

Construction lente, assurément, mais solide, et qui s'élèverait pierre par pierre invisible, ignorée tout d'abord, pour apparaître un beau jour, à la surprise générale, dans sa force et sa grandeur.

Les trois heures de travail à la bibliothèque ne prenaient pas tout le temps d'Aurélien; de midi au soir, il était libre, et, bien qu'il eût proposé à sa mère de visiter Rome, en attendant le retour de Mgr de la Hotoie, ce n'était point aux monuments, églises ou musées, qu'il donnait ses heures de liberté.

Ce n'était point la curiosité historique ou artistique qui l'avait amené en Italie. C'était une affaire, et il tenait de sa mère par ce côté pratique, que, pour lui comme pour elle, les affaires devaient passer et passaient avant tout.

Les monuments, les tableaux, les statues, les ruines seraient toujours là; plus tard, quand il aurait l'esprit libre, il s'acquitterait de ses devoirs de politesse envers eux; ce n'était pas lui qui dirait jamais «A demain les choses sérieuses.»

Pour le moment, la chose sérieuse c'était d'entrer en relations avec le frère de Bérengère et de tout faire pour se lier avec lui.

Pour cela, Aurélien avait compté sur M. de Vaunoise, mais comme il n'était point dans ses habitudes de prendre les routes droites pour se diriger vers son but, il s'était bien gardé de dire franchement à son ami ce qu'il attendait de lui, et il s'était contenté de lui demander de faire pour le monde de Rome, ce que dans leur première promenade, il avait fait pour les monuments; ce serait vraiment jouer de malheur si, dans ce chemin détourné, il ne se trouvait pas face à face avec le jeune prince Michel.

Malgré sa finesse, M. de Vaunoise ne s'était nullement douté du rôle qu'on lui donnait à jouer, et il s'était mis d'autant plus volontiers à la disposition de son ancien camarade, que ce qu'on lui demandait l'amusait lui-même.

—Tous les jours tu me trouveras dans le Corso ou au Pincio, et en moins d'une semaine je veux te faire connaître notre monde comme si tu l'avais étudié pendant plusieurs mois; tu sais que le Corso est pour nous ce qu'est le boulevard des Italiens pour Paris, et le Pincio ce que sont les Champs-Élysées; tu verras donc défiler devant toi tout ce qui compte à Rome, et puisque cela t'amuse, je te raconterai l'histoire de chacun, surtout de chacune; il y en a de drôles.

—Aussi curieuses que celles de madame de la Roche-Odon?

—Mais oui; les étrangers et les étrangères qui viennent à Rome n'y sont point tous amenés par la pensée de faire leur salut.

—Malheureusement, hélas!

Cela fut dit avec componction, en chrétien qui pleure sur la perversité de son temps.

Chaque jour Aurélien s'en allait donc par le Corso jusqu'à la porte du Peuple et de là jusqu'au Pincio pour rencontrer son ami.

Si le Corso ne mérite nullement l'éloge qu'en a fait Stendhal, qui a dit que c'était la plus belle rue de l'univers, par contre le jardin du Pincio est digne de sa réputation; d'autres promenades à Londres, à Paris, à Vienne, sont ou plus étendues ou plus champêtres ou mieux dessinées, mais on chercherait vainement ailleurs quelque chose de comparable à la vue qui du haut de cette colline se déroule sur la ville de Rome, le cours du Tibre, Saint-Pierre et, au loin, la campagne romaine; avec cette vue devant les yeux on n'est pas sensible à l'étroitesse de ce petit jardin, pas plus qu'on ne remarque les affreux bustes des grands hommes illustres ou inconnus qui servent de bouteroues à ses allées.

Quand Aurélien n'avait pas rencontré Vaunoise dans le Corso, il était à peu près sûr de le trouver aux environs d'un palmier qui, à cette époque, formait le centre du Pincio, et autour duquel tout Rome venait tourner et se montrer pendant que jouait la musique militaire.

Alors, fidèle à son rôle de cicerone, Vaunoise lui désignait et lui nommait tous ceux et toutes celles qui défilaient lentement, à la queue, devant eux: le roi, accompagné de son grand écuyer, le comte Castellengo; le prince Humbert, en petit phaéton à rechampis rouges, avec le comte Brambilla près de lui; la princesse de Piémont en calèche, sur le siége de laquelle se tiennent raides et dignes ses valets de pied en livrée rouge, et ayant à ses côtés la duchesse Sforza Cesarini et le marquis Calabrini; dans un coupé, la princesse Ginelti, née de Valmy; la marquise Lavaggi; les quatre soeurs Bonaparte, la comtesse Roccogiovine, dont Sainte-Beuve a parlé sous le nom de princesse Julie; la princesse Gabrielli, la comtesse Campello, la comtesse Primoli; et encore, à cheval, M. Ludovico Brazza; le préfet de Rome, le comte Gadda; le duc de Ripalda, qui fut ambassadeur à Paris, et tous les étrangers, les étrangères: Anglais, Russes, Américains, qui, durant l'hiver, foisonnent à Rome: la comtesse Strogonoff, la princesse Bariatinski, le directeur de l'Académie de France, le peintre Hébert, et vingt autres, et cent autres.

Ce n'étaient pas seulement les noms de ceux qui tournaient devant eux que Vaunoise énumérait, c'était encore, selon sa promesse, leurs histoires qu'il racontait.

Il savait tout, et si la diplomatie est l'art de connaître la chronique scandaleuse et les histoires intimes du pays auprès duquel on est accrédité, il était déjà, malgré sa jeunesse, un habile diplomate.

Puis, de ce qui était simplement personnel, passant à des idées un peu plus générales, il expliquait à son ami comment, depuis la suppression du gouvernement papal, se divise la société romaine.

—Pour le temps que tu as à passer à Rome, disait-il, il te suffit de savoir si ceux avec lesquels tu te trouves en relations, sont fidèles au Vatican, ou bien s'ils sont ralliés au Quirinal. Voici la journée d'un jeune Romain dont la famille a accepté le gouvernement de Victor-Emmanuel: le matin il fait un tour dans le Corso où il rencontre les élégantes qui vont faire leurs emplettes de fleurs chez Cardella, ou de bonbons chez Spillmann; il déjeune au cercle de la Caccia, fait quelques visites et monte en voiture pour aller à la villa Borghèse et de là au Pincio; rentré chez lui il s'habille, et s'il n'a pas un dîner obligé, il dîne chez Morteo ou au café du Parlement; puis de là il va au théâtre Apollo et finit sa soirée à la Caccia en perdant quelques lires. La grande affaire de sa vie ce sont les visites, et deux fois par semaine la chasse au renard. Il n'est bon à rien, pas même à avoir des enfants, et il ignore complétement qu'il y a des musées et des antiquités à Rome. Il est grand danseur et parle un peu français. Bien que sa famille ait été comblée par les papes, il n'a pas hésité, le 20 septembre 1870, à attacher son uniforme de garde-noble à la queue de son cheval, et le gouvernement l'en a récompensé en le faisant chevalier de Couronne d'Italie; son grand-père ou son bisaïeul, neveu du pape, était meunier, lui est prince ou duc.

—Et l'autre?

—L'autre entend la messe ou Gesu, et parmi ses nombreuses visites en fait plusieurs à des cardinaux; il est garde-noble ou camérier au Vatican, et cela selon sa taille; il va au cercle des Échecs, lit peu et trouve la Voce della verita tiède et notre Univers incolore; il est convaincu que prochainement l'Italie sera rétablie dans l'état où elle était en 1859; enfin il se marie jeune, a beaucoup d'enfants, dont la plupart entreront dans les ordres.

—J'aime mieux celui-là.

—Moi aussi; et c'est de ce côté que je t'engage à te tourner.

—Et le prince Michel Sobolewski, à quel cercle va-t-il?

C'était pour placer une question de ce genre qu'Aurélien écoutait son ami, et c'était avec l'espérance de rencontrer enfin un jour ce prince Michel qu'il continuait à venir régulièrement au Pincio.




VII

Sur ces entrefaites, Aurélien reçut une réponse à la demande d'audience qui avait été présentée à l'antimera pontifica par l'entremise de son ami Vaunoise.

Un soir comme il rentrait, le portier de la Minerve l'arrêta pour lui remettre un large pli cacheté.

—Une lettre du Vatican, dit-il; la personne qui l'a apportée reviendra demain, pour la petite gratification.

—Pourquoi ne l'avez-vous pas donnée?

—Je ne savais pas combien monsieur voulait donner.

—Et combien donne-t-on ordinairement?

—Trois francs, cinq francs.

—Vous en donnerez vingt.

L'audience était fixée pour onze heures: à dix heures quarante-cinq minutes Aurélien se présenta à la porte du Vatican, qu'il n'eût pas trouvée de lui-même si son cocher ne la lui avait pas indiquée; car, chose étrange, ce palais le plus vaste du monde, n'a pas pour ainsi dire d'entrée.

Dans le vestibule les suisses montaient la garde dans leur uniforme de valets de cartes, à bandes de drap rouge, bleu et jaune, culottes courtes et bas de même couleur que l'uniforme, buffleteries jaunes, Remington sur l'épaule, porté à la prussienne.

Sur les paliers d'un escalier doux et poli, des hallebardiers se tenaient immobiles comme des statues, dans leur bizarre uniforme dessiné par Michel-Ange, le casque à pointe de cuivre sur la tête, le corps serré dans une veste à crevés, la hallebarde à la main.

Et çà et là dans les corridors, dans les antichambres, tout un monde de valets en simarre de soie violette damassée, allant et venant, affairés, importants avec les laïques, complaisants, obséquieux, paternels avec les ecclésiastiques; des femmes en robe de soie noire, la tête couverte d'un voile noir passaient émues, haletantes, allant deçà delà, d'un pas rapide et incertain, une feuille de papier à la main.

On fit entrer Aurélien dans un salon dans lequel se trouvait un monsieur en habit noir et en cravate blanche, qui un carnet à la main prenait des notes ou des croquis, de grands cheveux, une tête laide plutôt que belle, mais caractéristique; la tête, le regard, le carnet, disaient que ce devait être un artiste. Aurélien, ayant passé derrière lui, vit qu'il ne s'était pas trompé dans ses conjectures: le monsieur aux grands cheveux prenait et des notes et des croquis, il avait rapidement esquissé la copie des tapisseries d'Audran qui ornaient les murs et même le tapis vert à fleurs rouges et blanches qui recouvrait le parquet.

Des fenêtres qui éclairaient ce salon, l'on découvrait toute la ville de Rome éparse dans la plaine le long du cours tortueux du Tibre ou étagée sur les pentes de ses sept collines, avec ses maisons, ses palais, ses églises, ses ruines, au-dessus desquels s'élevaient çà et là des dômes, des campaniles, des colonnes, des aiguilles dorées, des obélisques et des cyprès noirs aux tiges élancées ou des pins aux cimes rondes et étalées; vue merveilleuse, encadrée dans des montagnes bleues d'un profil pur et sévère.

Pendant le temps qu'Aurélien était resté le nez collé à la vitre, le salon s'était rempli peu à peu: trois ecclésiastiques s'étaient assis dans un coin; deux étaient vêtus de soutanes neuves, évidemment, étrennées pour cette solennité; ils se tenaient droits, la tête haute, respirant avec peine comme des gens qui sont sous le poids d'une fiévreuse émotion; de temps en temps ils prononçaient quelques mots de français, mais avec un accent étranger qui tenait le milieu entre le bas-normand et l'anglais; le troisième était aussi pimpant que ses deux compagnons étaient embarrassés; il se levait à chaque instant, se promenait par le salon et tournait sur ses talons avec une désinvolture pleine de légèreté.

Dans un coin opposé se tenaient deux Français silencieux et recueillis, ne prêtant aucune attention à ce qui se passait autour d'eux.

Près d'eux, un grand et long personnage décoré, d'ordres étrangers avait déposé sur un fauteuil tout un tas de boîtes et de paquets enveloppés dans du papier blanc! on eût dit un parrain qui venait attendre une marraine avec une collection de bonbons.

Et, dans l'angle de la fenêtre, le monsieur aux longs cheveux, qu'Aurélien avait supposé être un artiste, continuait de prendre des notes ou des croquis sur son carnet: il promenait autour de lui un regard circulaire, et sa main, armée d'un crayon, courait rapide et légère sur le papier, soit pour écrire soit pour dessiner.

A un certain moment, l'ecclésiastique qui paraissait être dans sa propre maison, voulut voir sans doute ce qu'on écrivait sur ce carnet, et il manoeuvra de façon à se rapprocher de la fenêtre; mais cette manoeuvre, si habile qu'elle fût, ne réussit pas, le carnet se ferma et disparut dans une poche juste à point pour tromper l'espérance du curieux; cela se fit simplement, sans affectation, mais de manière cependant à bien marquer l'intention qui avait provoqué ce mouvement.

Deux nouveaux venus attirèrent l'attention d'Aurélien; c'étaient deux jeunes Anglais de dix-huit à dix-neuf ans, qui, faisant leur voyage d'Italie, avaient voulu visiter le pape, comme le lendemain ils visiteraient Garibaldi ou les thermes d'Antonino Caracalla; c'était une curiosité à voir, inscrite dans leur itinéraire, protestants d'ailleurs, à en juger par la pitié méprisante avec laquelle ils regardaient les deux ecclésiastiques et les deux Français, qui laissaient paraître leur émotion dans l'attente de ce qui, pour ces catholiques, était une pieuse solennité.

Ce qui les amusait surtout, c'étaient les paquets déposés sur le fauteuil; ils se les montraient d'un coup d'oeil, et ils parlaient à voix basse, en riant silencieusement.

Évidemment ils avaient deviné ce qui se trouvait renfermé dans ces paquets, et cela leur paraissait profondément ridicule.

Onze heures avaient sonné depuis quelques minutes déjà quand la porte s'ouvrit devant un nouvel arrivant qui, bien qu'en retard, entra sans se presser et d'un pas nonchalant, en homme qui ne prend pas souci qu'on l'ait ou qu'on ne l'ait pas attendu.

Grande fut la surprise d'Aurélien, grande fut sa joie.

Le bienheureux hasard sur lequel il avait compté se réalisait enfin: celui qui venait n'était autre que le fils de madame de la Roche-Odon, le frère de Bérengère,—le prince Michel Sobolewski.

Ils étaient donc en face l'un de l'autre.

Mais quel malheur que Vaunoise ne fût pas dans ce salon pour les mettre en rapport!

Il fallait qu'Aurélien se présentât seul, et la chose était assez délicate.

En aurait-il le temps, d'ailleurs? Les portes n'allaient-elles pas s'ouvrir pour l'audience; et après avoir impatiemment attendu cette audience, il désira qu'elle fût retardée.

Comment aborder Michel? que lui dire?

L'attitude qu'avait prise le jeune prince ne rendait pas la tâche facile.

Il s'était assis sur un fauteuil, et les jambes allongées, la tête renversée, il promenait tout autour du salon un regard dédaigneux et ennuyé.

Comment aller à lui? Sous quel prétexte?

Cependant Aurélien, venant à la fenêtre près de laquelle Michel s'était installé, se rapprocha peu à peu du siége que celui-ci occupait.

Il importait de ne pas s'exposer à une rebuffade et de procéder sagement.

Comme il cherchait cette façon de procéder, le prêtre qui tournait si légèrement sur ses talons vint à son tour dans l'embrasure de la fenêtre et se mit à regarder au loin par-dessus la ville, dans la direction où les yeux d'Aurélien semblaient dirigés.

Puis se tournant vers celui-ci:

—Est-ce que ces montagnes là-bas, tout au loin, ne sont pas les montagnes des Abruzzes? dit-il.

—Je le pense, dit Aurélien.

Il se fit un silence; puis bientôt le prêtre reprit:

—Cette longue galerie qui paraît se diriger vers le château Saint-Ange, c'est le corridor d'Alexandre VI, n'est-ce pas?

—Je le crois, dit Aurélien.

—C'était là une utile précaution.

Mais Aurélien ne répondit pas et colla son nez contre la vitre.

Après avoir regardé un moment la ville et la campagne, comme s'il les voyait pour la première fois, le prêtre tourna de nouveau sur ses talons et rejoignit ses deux compagnons.

Alors Aurélien abandonna sa contemplation pour se rapprocher un peu plus de Michel, il avait trouvé son entrée en matière, et il pouvait l'aborder. Mais Michel qui s'était levé, le prévint.

—Pardon, monsieur, dit-il à voix basse, est-ce que cet abbé ne vous demandait pas si cette galerie n'était pas le corridor d'Alexandre VI?

—Oui, monsieur.

—Ah! elle est bien bonne!

—Pourquoi donc?

—Parce que ce monsieur, qui paraît ne pas connaître Rome, est un chanoine de Saint-Pierre.

Et Michel se mit à rire à mi-voix.

—Mais vous n'avez pas répondu, et il en a été pour ses frais d'amabilité.

Puis, riant toujours, il allait regagner son siége, lorsque Aurélien l'arrêta.

—Voulez-vous me permettre, prince, d'aller au devant d'une formalité qui s'accomplirait dans quelques jours?

—Vous me connaissez, monsieur.

—Et je vous demande la permission de me faire connaître moi-même: ma mère a eu l'honneur de vous rencontrer dernièrement chez madame votre mère: Aurélien Prétavoine.

—Ah! oui, dit Michel après avoir cherché un moment; madame Prétavoine, de Condé-le-Châtel; je me rappelle parfaitement. Alors, monsieur, vous êtes un ami de ma petite soeur?

—J'ai cet honneur.

—Enchanté de faire votre connaissance, monsieur.

Et il tendit la main à Aurélien.




VIII

Enfin la connaissance était faite.

Mais cette banale poignée de main n'était pas pour Aurélien un engagement suffisant, et il importait qu'en cette première rencontre des relations plus solides s'établissent entre lui et le frère de Bérengère.

—Est-ce que le Saint-Père reçoit à l'heure précise fixée par la lettre d'audience? demanda-t-il.

—Ma foi, je n'en sais rien, c'est la première fois que je viens ici.

—Ah! vraiment.

—Cela vous paraît drôle que je n'aie pas encore vu le pape; cela est, cependant. D'ailleurs, il me semble que c'est souvent ainsi que les choses se passent; les habitants d'une ville n'ont jamais vu les curiosités de leur pays que tous les étrangers connaissent. Enfin ça devenait ridicule de n'être pas encore venu au Vatican. J'ai fini par faire demander une lettre d'audience, et me voilà.

—Alors vous ne connaissez pas les habitudes pontificales?

—Pas plus que vous; seulement il me semble que l'exactitude est la politesse des souverains; c'est comme cela qu'on dit, n'est-ce pas? Et pour le moment je voudrais bien qu'il en fût ainsi, car je n'ai pas déjeuné.

Aurélien arrêta ce mot au passage.

—Il est de fait que moi aussi je commence à avoir faim.

Cela n'était peut-être pas très-exact, car il avait déjeuné avant de monter en voiture; mais c'était un jalon qu'il pouvait être utile de planter dès maintenant.

—Enfin, continua Michel, espérons que le pape va bientôt nous recevoir.

Aurélien ne répondit pas, mais tout bas il fit des voeux pour que ce moment n'arrivât pas de si tôt.

Tout en parlant, Michel avait atteint sa lettre d'audience pour voir de nouveau l'heure qu'elle fixait.

—Elle porte bien onze heures, dit-il.

Puis, du corps de la lettre, ses yeux allèrent à une note imprimée en marge.

Alors, montrant cette note à Aurélien, il lut en traduisant:

«Les dames seront reçues en robe noire, avec un voile sur la tête, et les hommes en uniforme ou en frac noir et en cravate blanche.»

Et se mettant à rire:

—Est-ce que ces exigences ne sont pas étranges chez le vicaire de celui qui a voulu naître dans une étable? dit-il.

Avec tout autre, Aurélien aurait vertement relevé cette observation inconvenante, mais avec Michel, il garda un silence prudent; à quoi bon engager une discussion qu'il n'aurait pas la liberté de mener à bonne fin?

—Pendant qu'on prenait ces précautions d'étiquette, continua Michel, on aurait bien dû parler des gants: voilà deux Français, là-bas, qui vont s'attirer des observations de quelque majordome, parce qu'ils sont irréprochablement gantés; pourquoi n'avoir pas dit qu'on ne paraît plus ganté devant le Saint-Père depuis que Colonna mit sa main gantée sur la joue d'un pape, lequel gant, au lieu d'être en chevreau, était en fer.

Cette fois Aurélien ne fut pas maître de retenir sa langue.

—Vous savez que c'est une fable, dit-il; jamais Sciarra Colonna n'a donné de soufflet à Boniface VIII.

—Vous croyez? je le veux bien; en réalité, cela m'est égal.

Ils parlaient dans l'embrasure de la fenêtre, tournés vers la ville, et devant eux, dans la prairie qui s'étend au bas des jardins du Vatican et va jusqu'au château Saint-Ange, des fantassins et des cavaliers de l'armée italienne faisaient l'exercice; de temps en temps, quand la bise soufflait, les roulements du tambour et les éclats du clairon faisaient résonner les vitres.

—Vous voyez, dit Michel en étendant la main dans la direction de cette prairie, qu'on peut en tout temps manquer de respect ou d'égard envers un pape. Ces soldats, ce bruit du tambour et du clairon vous le prouvent. J'aimerais mieux avoir reçu un soufflet comme Boniface VIII, que d'entendre tous les jours, comme Pie IX, ces clairons et ces tambours.

—C'est une infamie.

—Je ne sais pas, mais à coup sûr c'est une maladresse; il y a à Rome d'autres places que cette prairie pour faire l'exercice du clairon et du tambour; on ne parade pas sous les yeux de ceux qu'on a vaincus. Le chanoine ne vous a pas parlé de ces soldats?

—Nullement.

—Pourtant l'occasion était bonne pour vous faire causer.

—Ne vous trompez-vous pas? êtes-vous bien sûr que cet ecclésiastique soit un chanoine de Saint-Pierre?

—Oh! parfaitement sûr; je ne sais pas son nom, mais je l'ai vu il y a deux ou trois jours dans sa stalle de la chapelle Clémentine, et je l'ai remarqué tout particulièrement, à cause de sa désinvolture et de sa façon de tourner sur les talons, quand il venait saluer l'autel. Je n'ai pas des habitudes de dévotion, mais je vais quelquefois, quand je n'ai rien de mieux à faire, assister aux offices dans Saint-Pierre: on est certain de rencontrer là des étrangères plus ou moins jolies, qui sont curieuses à étudier, quand elles cherchent à apercevoir les castrats qui, dit-on, chantent encore dans la tribune.

—Vous avez été distrait par ces étrangères?

—Je vous assure que j'ai parfaitement reconnu votre chanoine, qui maintenant fait métier de mouton, comme on dit dans les prisons. On a voulu vous tâter, et l'on ne vous a abandonné que quand on a vu que vous ne vous livreriez pas.

Le temps s'écoula; la demie, les trois quarts, midi sonnèrent.

Michel déclara qu'il allait attendre encore dix minutes, puis qu'il s'en irait.

Il ne voulait pas crever de faim; ah! non, par exemple.

Mais à midi cinq minutes la porte opposée à celle par laquelle ils étaient entrés s'ouvrit devant un camérier qui annonça que «Sa Sainteté» allait paraître.

Il se produisit un mouvement général et un brouhaha.

Une voix dit:

—A genoux.

—Comment, à genoux? murmura Michel.

—Mais, sans doute, dit Aurélien.

—Au fait, qu'importe? je me traînerais bien à quatre pattes pour voir le grand lama.

Et il s'agenouilla à son tour auprès d'Aurélien.

Ils étaient tous disposés sur une seule file: les trois ecclésiastiques près de la porte par laquelle le pape devait entrer, après eux venaient le monsieur au carnet, Aurélien, Michel, les deux Français, et à la fin le personnage aux paquets enveloppés de papier blanc.

On entendit un murmure de voix, puis comme le bruit d'un bâton frappant des coups irréguliers sur le parquet, et le pape parut entouré de cardinaux en soutane noire ourlée de rouge, d'évêques en violet, d'un majordome, de camériers et de deux gardes-nobles.

Au milieu de ces costumes plus ou moins sombres, le pape, tout en blanc, formait un centre lumineux; il s'avançait en s'appuyant sur une grosse canne, traînant un peu la jambe, et sa figure, bien que pâle, respirait la santé et le contentement; la physionomie générale était noblement bénigne avec quelque chose de spirituel et de malicieux dans le sourire.

Les deux prêtres en soutanes neuves s'étaient prosternés devant lui et ils tâchaient de baiser ses souliers de cuir rouge brodé d'or, mais il les releva avec un geste qui disait que ces adorations n'étaient pas pour lui plaire.

Alors ils lui tendirent une tabatière, dans laquelle on entendit sonner des pièces d'or; il la prit d'un air assez indifférent et la passa à une des personnes de sa suite; puis doucement, avec bienveillance, il leur adressa en français quelques questions sur leur pays, qui était le Canada.

Le monsignore, qui le précédait, demandait les lettres d'audience aux personnes agenouillées, et nommait ces personnes au pape, en disant par qui elles étaient présentées.

—Que voulez-vous de moi? demanda le pape, en arrivant devant le personnage au carnet.

Celui-ci parut interloqué et hésita un moment.

—Présenter mes hommages à Votre-Sainteté.

Le pape le regarda pendant une ou deux secondes.

—Il faut me demander quelque chose.

Il n'y eut pas de réponse.

Alors le pape le regarda plus attentivement; puis, lui mettant la main sur le front:

—Eh bien! je vous donne ma bénédiction.

Et il passa à Aurélien, qu'il questionna assez longuement sur l'université de Louvain.

—Restez-vous longtemps à Rome?

—Je l'espère, Saint-Père.

—Alors je vous reverrai.

A Michel, au contraire, il ne demanda rien, et lui donna seulement son anneau à baiser en passant rapidement devant lui.

Mais avec les deux jeunes Anglais, il ne garda pas cette réserve, et il leur adressa plusieurs questions en français.

Puis, avant de s'éloigner d'eux, il les regarda en souriant:

—Puisque vous êtes venus à moi, dit-il, il faut rester avec moi.

Ils montrèrent un véritable ébahissement.

Alors il leur donna son anneau à baiser; puis, se tournant vers un des cardinaux de sa suite, en gardant son sourire:

—Expliquez à ces jeunes gens, dit-il, le sens des paroles que je viens de leur adresser; ils ont besoin d'être catéchisés.

Et il ajouta en parlant à tous:

—Il faut qu'ils restent avec moi.

Il était ainsi arrivé au monsieur qui avait déposé sur le fauteuil sa provision de boîtes et de paquets.

Profitant de ce que personne ne faisait attention à lui, celui-ci avait développé ses papiers et avait étalé autour de lui, sur le tapis, tout un déballage de chapelets, de médailles, de statuettes, de madones; il y avait des vierges en cuivre doré, une statuette en bronze d'après le saint Pierre de Saint-Pierre, des saints, des saintes.

Le nom que le monsignore prononça ne fut pas celui d'un marchand d'objets de piété, comme on aurait pu le supposer, ce fut celui d'un dignitaire de la cour de Munich.

On se releva et on accompagna le pape jusqu'aux portiques de la cour Saint-Damasse. Sur son passage les hallebardiers s'agenouillaient la tête inclinée.

Aurélien n'avait eu garde de se séparer de Michel.

Et ils descendirent ensemble l'escalier qui mène à la sortie.

—Il a l'esprit d'à-propos, le saint-père, dit Michel; avez-vous vu comme il a imposé sa bénédiction à ce monsieur qui ne voulait pas la lui demander, et les jeunes Anglais, les a-t-il bien collés! Je me retenais pour ne pas rire.

Et libre maintenant, il se mit à rire aux éclats.

Mais tout à coup s'arrêtant:

—C'est égal, il a fallu payer ce plaisir trop cher; je meurs de faim; jamais je ne pourrai gagner le Corso sans défaillance.

—Est-ce qu'il n'y a pas un café, un restaurant sur la place Rusticucci?

—Une gargote.

—Quand on meurt de faim... Pour moi, je m'arrêterai là volontiers, et, si vous voulez me faire l'honneur d'accepter le pauvre déjeuner que je vais me faire servir, je serai heureux de le partager avec vous.

—Au fait, pourquoi pas; il est bon de tout connaître.

Et comme deux amis, ils entrèrent dans un restaurant qui, à vrai dire, n'avait rien d'engageant.

Mais Aurélien avait bien souci de ce qu'on pouvait leur servir: maintenant qu'il tenait le frère de Bérengère, il s'agissait de ne pas le laisser échapper.




IX

Malgré son air rogue, le jeune prince Michel était d'humeur assez facile avec ceux qui savaient le prendre.

Hâbleur, fanfaron, capricieux, jaloux de tout, mécontent des choses et des personnes, orgueilleux comme un coq qui s'admire et ne supporte pas de supériorité, ignorant et parlant haut de tout comme de tous, d'après ce qu'en disait le journal parisien, qui depuis son enfance avait fait et faisait encore sa seule lecture; il ne manquait pas cependant de noblesse dans les manières et même dans certaines façons de penser; après qu'il avait débité d'un ton superbe une niaiserie ou une monstruosité dans un langage vulgaire, on était tout surpris de l'entendre émettre une idée généreuse ou soutenir une cause juste, sans se préoccuper de savoir si elle était triomphante ou vaincue;—si bien que ceux qui connaissaient l'histoire de ses berceaux se demandaient quelquefois s'il n'était pas le fils de plusieurs pères.

Guidé par ce que sa mère lui avait appris, d'autre part éclairé par ce qu'il avait vu et entendu pendant le temps qu'il avait passé au Vatican, Aurélien avait assez bien jugé ce caractère complexe, et, s'il ne l'avait pas pénétré jusqu'au fond, il l'avait néanmoins assez bien justement deviné pour voir qu'en l'abordant par la flatterie, on était à peu près certain d'en faire ce qu'on voudrait. Quoique précoce en tout, ce n'était qu'un jeune homme de vingt ans sans expérience et qui ne s'était jamais heurté contre les difficultés de la vie.

En moins d'une heure, Aurélien avait fait sa conquête, et, avant la fin du déjeuner, ils causaient les coudes sur la table, en face l'un de l'autre, comme deux anciens camarades.

C'est-à-dire que Michel causait, tandis qu'Aurélien écoutait, montrant l'intérêt le plus vif, manifestant une véritable admiration au récit que lui faisait son nouvel ami de ses amours avec une jeune modiste du Corso, «qui avait du chien» et qui l'adorait au point que cela devenait ennuyeux.

Ce récit arrangé à la mode italienne, c'est-à-dire à l'ancienne mode, parlait un peu trop de poignards et de cabinets sombres pour quelqu'un qui eût exigé de la vraisemblance et de la réalité; mais Aurélien n'exigeait qu'une chose, qui était que Michel fût heureux d'avoir trouvé un auditeur complaisant, et c'était à lui, non à Michel, de s'arranger pour obtenir ce résultat.

—Je vous la ferai connaître, dit Michel, nous passerons ensemble tantôt dans le Corso, et je vous la montrerai; vous me direz ce que vous en pensez.

—Non tantôt, dit Aurélien qui voulait se ménager une nouvelle entrevue, car j'ai pour cette après-midi un rendez-vous important, mais demain, si vous voulez bien; ce que vous venez de me raconter d'elle me donne un vif désir de la voir.

—Oh! vous savez, pas de plaisanterie, n'est-ce pas, je la trouverais mauvaise; assurément je ne suis pas jaloux, mais enfin je tiens à elle, au moins pour quelques jours encore; elle m'amuse, et à Rome c'est précieux.

Pour la première fois, Aurélien prit une figure scandalisée:

—Permettez-moi de vous dire que vous ne savez pas dans quels principes j'ai été élevé; je ne cours pas après les femmes.

Michel secoua la tête par un geste qui disait que pour lui les principes ne signifiaient absolument rien.

—Enfin, à demain, dit-il; de quatre à cinq heures vous me trouverez dans le Corso, et elle nous regardera quand nous passerons.

Aurélien avait trouvé cette histoire d'amour d'autant plus longue, que depuis qu'il était avec Michel, il y avait un point qu'il voulait éclairer, et qu'il ne pouvait pas aborder tant qu'il serait question de la modiste.

C'était celui qui touchait les intentions de Michel quant au mariage de sa soeur.

En disant à madame Prétavoine qu'il ne fallait pas que Bérengère se mariât sans avoir vu le monde, et qu'il se chargeait de lui trouver un mari qui eût une grande situation ou qui eût un grand nom et qui fût un peu bêta, avait-il parlé sérieusement, ou bien ces paroles n'avaient-elles été qu'une boutade?

Il était d'une importance capitale d'être fixé à ce sujet.

Enfin par d'habiles détours il ramena la conversation vers Condé, et tout naturellement lorsqu'ils en furent là, elle arriva à Bérengère.

Après avoir longtemps parlé, Michel à son tour écouta, et surtout questionna.

Sa soeur était-elle réellement une beauté, comme l'avait dit madame Prétavoine? la petite fille qu'il se rappelait était dégingandée, et elle n'avait alors de remarquable que des yeux et des cheveux.

Aurélien ne pouvait pas parler de Bérengère avec la chaleur de sa mère, c'eût été se trahir; mais le portrait qu'il fit d'elle, long et détaillé, plutôt exact qu'enthousiaste, donnait bien l'idée de ce qu'elle était réellement.

Michel se montra très-satisfait de ce portrait, car il paraissait tenir beaucoup à la beauté de sa soeur. Quelle eût de l'esprit, du coeur, de la bonté, de la tendresse, il n'en prenait nul souci. Elle était belle? pour lui tout était là.

Il n'était pas bien difficile de deviner ce qui inspirait ce désir. Si Bérengère était belle, on lui trouverait le mari à grand nom ou à grande situation financière qu'il voulait; car c'est avec la beauté comme appât, plus qu'avec le coeur, la bonté ou la tendresse qu'on pêche les maris.

La seconde question sur laquelle il insista presque aussi longuement se rapporta à la santé de M. de la Roche-Odon.

Comment le vieux comte portait-il ses soixante-seize ans? Était-il souvent malade? Que disaient de lui les médecins? Était-il vrai qu'il se fût astreint à un régime sévère, afin de prolonger son existence au-delà des limites permises? Cela était bien ridicule.

Pour ces questions non plus, il n'était pas bien difficile de deviner le mobile qui les dictait: assurément ce n'était point un intérêt sympathique; et ce n'était pas que le comte de la Roche-Odon vécût longtemps encore que Michel souhaitait; tout au contraire, c'était qu'il mourût bientôt en laissant sa fortune à Bérengère.

Mais là-dessus il n'entrait pas dans les combinaisons d'Aurélien de lui répondre comme il l'avait fait pour Bérengère. Tout au contraire, il s'appliqua à démolir les espérances que Michel pouvait avoir: le comte portait gaillardement sa vieillesse, jamais il n'avait une indisposition, le régime qu'il s'était imposé lui réussissait à merveille, et tout le monde, même les médecins, s'accordaient à dire qu'il vivrait au-delà de cent ans.

A chacune de ces réponses Michel avait fait la grimace et à la dernière il s'était levé de table avec colère.

—Il y a les accidents, avait-il dit.

—Encore faut-il qu'on s'y expose.

—Au revoir, à demain.

Et, sans en dire ou en écouter davantage, Michel était sorti, avait fait signe à un cocher et montant en voiture avait planté là son nouvel ami.

Aurélien s'était bien douté que ses paroles ne seraient pas agréables à Michel, mais les choses entre eux étaient assez avancées maintenant pour qu'il risquât ces réponses, quel que pût être leur effet.

Michel pourrait en être contrarié, mais il ne pourrait pas s'en fâcher; et il importait qu'en même temps que ses espérances relatives au mariage de sa soeur se trouvaient confirmées et agrandies, ses calculs sur la mort prochaine du comte de la Roche-Odon fussent radicalement détruits.

Jusqu'alors sa soeur lui avait paru bonne pour deux spéculations.

Dans la première, le comte de la Roche-Odon mourait prochainement, et Bérengère héritière de son grand-père, venait vivre près de sa mère et de son frère, qui l'un et l'autre administraient la fortune de cette petite fille jusqu'au jour de la majorité de celle-ci, et même peut-être plus loin encore.

Dans la seconde, Bérengère n'héritait pas, par cette raison que le comte de la Roche-Odon ne mourait pas, mais elle se mariait à un mari riche, «un bêta», et Michel, qui avait fait le mariage, profitait de la fortune en même temps que de la bêtise de son beau-frère.

Tel était le plan à double issue de ce jeune homme précoce et pratique, qui avait jeté un clair regard sur la vie, et qui attendait le succès de l'une ou l'autre de ces combinaisons, pour prendre dans le monde le rang qui lui appartenait.

Maintenant, éclairé comme il venait de l'être, il renoncerait sans doute à la combinaison n° 1, c'est-à-dire à celle qui reposait sur la mort de M. de la Roche-Odon, et il reporterait toutes ses espérances sur la combinaison n° 2, c'est-à-dire sur le mariage de sa soeur fait et arrangé par lui, dans les conditions qu'il désirait.

C'était là un grand point d'obtenu.

Décidément cette journée avait encore été bonne.

Ce fut le mot de madame Prétavoine quand Aurélien, revenu à la Minerve, la lui raconta.

—La bénédiction de notre saint-père vous a porté bonheur, dit-elle.




X

Si Aurélien employait utilement ses journées, madame Prétavoine ne perdait pas les siennes.

Elle n'était pas fière, madame Prétavoine, et tous les instruments dont elle pouvait tirer un son quelconque, si faible qu'il fût, lui étaient bons.

Partant de ce principe, qu'on a souvent besoin d'un plus petit que soi, qui avait été le sien pendant sa vie commerciale et dont elle s'était toujours bien trouvée, elle avait, en attendant l'arrivée de Mgr de la Hotoie, entrepris deux conquêtes,—celle du signor Baldassare, le valet de chambre, custode, homme à tout faire de Mgr de la Hotoie, et celle de mademoiselle Emma, la femme de chambre, la confidente, la complaisante de madame la vicomtesse de la Roche-Odon.

Mgr de la Hotoie occupait le premier étage d'un palais, oeuvre d'un élève de San-Gallo, situé entre le palais Farnèse et le Ghetto, aux environs de San-Vicenzo et du Tibre, dans un quartier misérable et infect.

Il en était de ce palais comme de la plupart de ceux qu'on voit à Rome, il n'avait jamais été terminé; en effet, un grand nombre de ces palais ont été construits par des cardinaux qui, arrivés tard à la fortune, ont voulu se faire élever une habitation princière: mais, surpris par la mort, ils n'ont pu l'achever, et leurs héritiers, qui bien souvent étaient de simples paysans sans orgueil, n'ont eu garde d'engloutir dans de luxueuses constructions l'argent qu'ils venaient de recueillir. Que leur importait le palais commencé par leur oncle ou leur cousin, qu'ils n'auraient pas pu habiter tous?

Mgr de la Hotoie avait loué une des ailes de ce palais au moment où il avait commencé à former sa collection, et, dans dix grandes pièces qui se suivaient, il avait établi ses tableaux, ses statues, ses meubles, ses armes, ses poteries, ses sarcophages, ses bas-reliefs, ses médailles, dont la réunion formait un très-curieux musée.

Le gardien de ce musée était un pauvre diable nommé Baldassare, que Mgr de la Hotoie avait trouvé en 1870 au bagne de Civita-Vecchia, où il expiait un crime qui, en Italie, n'est nullement déshonorant, un coup de couteau qui avait causé la mort d'une femme. Il est vrai que cette femme était la sienne. Mais c'était la jalousie qui lui avait mis le couteau à la main, et c'était là une circonstance atténuante. Enfin, Mgr de la Hotoie s'était intéressé à lui et avait obtenu sa grâce peu de temps avant l'invasion piémontaise.

Ce n'était pas par un désintéressement tout à fait pur que Mgr de la Hotoie avait accordé sa protection à Baldassare. «Avant son malheur,» comme on dit, celui-ci était ouvrier, très-habile ouvrier chez un marchand de curiosités et d'antiquités de la via Condotti; et Mgr de la Hotoie avait voulu se l'attacher pour entretenir son musée. En sortant du bagne, Baldassare était venu s'établir chez son protecteur, et depuis cette époque il n'était guère sorti des salons qui étaient confiés à sa garde.

Il vivait là, sauvage, farouche, avec une petite fille de six ans que lui avait laissée sa femme, et qu'il adorait passionnément, par cette unique raison qu'elle était le portrait vivant de celle qu'il avait tuée.

La première fois que madame Prétavoine s'était présentée chez M. de la Hotoie pour lui remettre la lettre de l'abbé Guillemittes, elle avait eu affaire à Baldassare, qui l'avait assez mal, ou tout au moins brusquement reçue. Et si elle n'avait point été effrayée par cette tête énergique, au front bas et au menton carré, reposant sur un cou gros et court, et sur de larges épaules, c'était parce qu'il n'était point dans son caractère d'avoir peur de qui que ce fût, mais elle s'était dit qu'il n'y aurait rien à tirer d'une pareille brute, et en redescendant un escalier d'une largeur et d'une hauteur extraordinaires, elle avait pensé que c'était là un singulier domestique pour un évêque français.

Il n'y a pas que les observateurs de profession, agents de police ou romanciers qui aient l'oeil à tout, et l'attention toujours éveillée. Madame Prétavoine, bien qu'elle ne fît pas métier d'observer, avait l'oeil circulaire, qui vivement et sûrement remarque les choses, alors même qu'elles sont insignifiantes. Pendant que la porte avait été entr'ouverte par Baldassare, madame Prétavoine avait aperçu sur un siége des souliers neufs d'enfant, qui avaient dû être posés là par le cordonnier quand il les avait apportés. Il y avait donc un enfant dans la maison, et par cet enfant on pouvait peut-être gagner le père.

Arrivée dans la cour, close par des murailles hautes comme celles d'une forteresse ou d'une prison, elle avait regardé autour d'elle et, dans un coin, elle avait vu une petite fille, qui, avec la pointe d'un couteau, s'amusait à arracher les herbes poussées entre les fentes des dalles.

Alors, comme si elle prenait un intérêt extrême à étudier l'architecture du palais, ses blocs en travertin provenant du Colisée, ses fenêtres à barreaux de fer enchevêtrés, elle s'était approchée de la petite, qui, curieusement, avait levé la tête pour regarder la dame qui s'approchait d'elle.

Mais, hélas! l'enfant ne ressemblait nullement au domestique de Mgr de la Hotoie; elle avait une petite tête fine au menton allongé, couronnée par une forêt de cheveux noirs frisants.

Comment lui adresser la parole: madame Prétavoine ne savait pas un mot d'italien, et cette petite sauvage n'entendait pas le français, sans doute.

Cependant elle s'était risquée et elle avait prononcé le nom de Mgr de la Hotoie.

A sa grande surprise l'enfant avait répondu en français qu'il fallait monter au premier étage.

Alors un dialogue s'était engagé, et madame Prétavoine avait questionné l'enfant.

—Aimait-elle les bonbons?

—Oui, beaucoup.

—Les poupées?

—Elle n'en avait jamais eu.

—Mais les aimait-elle?

—Oh! oui.

Et les yeux de l'enfant avaient jeté des flammes.

—Eh bien, je vous en apporterai.

—Comme celles qu'on voit dans le Corso?

—Comme celles qu'on voit dans le Corso.

Et deux jours après, sous prétexte de demander si Mgr de la Hotoie n'avait pas écrit, madame Prétavoine était revenue, apportant un sac de bonbons et une poupée achetée dans le Corso.

Cette fois, la porte, au lieu de s'entrouvrir devant elle, s'était ouverte toute grande, et Baldassare non-seulement l'avait fait entrer, mais encore il lui avait avancé un siége.

L'enfant avait parlé entre les deux visites.

Grande fut la joie de la petite fille quand elle vit les bonbons et la poupée, mais plus grande encore fut la joie du père. L'enfant riait, dansait; il riait aussi avec sa figure farouche, et volontiers il eût dansé avec elle.

—J'aime beaucoup les enfants, je les adore, je ne peux en voir un sans désirer lui faire plaisir, dit madame Prétavoine, et votre petite fille m'a paru si charmante que je n'ai pu résister à l'envie de lui apporter une poupée. Vous n'avez pas d'autres enfants?

Baldassare avait envoyé sa fille jouer dans la cour et il avait raconté «son malheur» à cette bonne dame qui se montrait si gracieuse pour les enfants.

La première fois qu'il avait répondu à madame Prétavoine, c'était à peine s'il s'était servi de quelques mots français, mais maintenant il s'expliquait sinon facilement au moins suffisamment pour être compris; d'ailleurs madame Prétavoine se gardait bien de laisser paraître qu'elle ne le comprenait pas alors même qu'elle cherchait ce qu'il avait voulu dire; sa physionomie se modelait sur celle de Baldassare, souriant quand il souriait, s'attristant quand il s'assombrissait.

Elle ne lui adressa pas une seule question qui eût rapport à Mgr de la Hotoie, et ne montra d'intérêt ou de curiosité que pour ce qui le touchait personnellement, lui Baldassare et «sa chère petite fille si intelligente, si jolie.»

Les Italiens sont fins, mais comment Baldassare se serait-il défié d'une si bonne dame qui ne prononçait même pas le nom de son maître: elle avait été séduite par l'enfant, c'était après tout bien naturel.

Il parlait donc de l'enfant, de ce qu'il ferait d'elle, de ses espérances, de son avenir, de ses parents, d'un de ses cousins Lorenzo Picconi, qui était aide de chambre au Vatican.

A ce mot, madame Prétavoine ouvrit les oreilles. Un valet de chambre du Saint-Père! quelle heureuse fortune! Décidément ce Baldassare était précieux.

Et tous les deux ou trois jours elle était revenue pour voir «la petite Cecilia», et toujours ses poches comme ses mains étaient pleines.

Avec mademoiselle Emma, la femme de chambre de madame de la Roche-Odon, elle avait procédé à peu près de la même façon; seulement, comme mademoiselle Emma n'avait pas d'enfant, elle s'était adressée à elle directement, et à la place de la tendresse et de l'affection, elle avait employé la flatterie.

Sachant par Aurélien l'heure à laquelle madame de la Roche-Odon allait faire sa promenade quotidienne à la villa Borghèse et au Pincio, elle s'était présentée un jour rue Gregoriana au moment où elle était bien certaine de ne pas rencontrer la vicomtesse chez elle; puis elle s'était retirée.

Deux jours après elle était revenue à la même heure, et bien entendu elle n'avait pas trouvé madame de la Roche-Odon.

Alors elle avait manifesté l'intention de l'attendre.

Puis elle avait demandé à mademoiselle Emma la permission de lui adresser une question relativement à la charmante robe que celle-ci portait deux jours auparavant.

—Est-ce que cette robe avait été faite à Rome?

Mademoiselle Emma éprouvait peu de sympathie pour madame Prétavoine, mais elle était sensible aux compliments, surtout à ceux qui s'adressaient à ses grâces, qui commençaient, hélas! à se faner, car elle n'avait pas dérobé à sa maîtresse le secret de celle-ci pour ne pas vieillir.

Elle avait donc répondu que cette robe avait été faite à Rome.

Madame Prétavoine avait paru très-satisfaite de cette réponse, car elle avait besoin de se commander deux robes et elle ne savait à qui s'adresser; elle serait heureuse que mademoiselle Emma voulût bien lui donner l'adresse de sa couturière.

Mademoiselle Emma avait volontiers donné cette adresse.

Ce n'était pas tout: madame Prétavoine avait encore un service à réclamer d'elle, c'était de vouloir bien la recommander tout particulièrement, car s'il était facile d'habiller une personne qui portait la toilette aussi bien que mademoiselle Emma, ce n'était plus même chose d'habiller une vieille femme.

Mademoiselle Emma avait promis cette recommandation; elle irait le lendemain chez la couturière.

—A quelle heure, chère demoiselle? Si cela ne vous gênait pas, je m'y trouverais en même temps que vous, et alors vous pourriez me présenter.

A tant de politesse, mademoiselle Emma avait dû répondre elle-même poliment, et elle avait proposé à madame Prétavoine d'aller la prendre à son hôtel. Madame Prétavoine s'était défendue, mais elle avait fini par céder.

Le lendemain, quand mademoiselle Emma était arrivée à la Minerve, elle avait trouvé madame Prétavoine, qui ne goûtait jamais, sur le point de s'asseoir devant une table sur laquelle était servie une collation de gâteaux avec une bouteille de Marsala.

—Êtes-vous bien pressée, chère demoiselle?

—Je suis tout à votre disposition, madame.

—Alors, chère demoiselle, faites-moi l'amitié de partager mon goûter; un gâteau seulement et un doigt de Marsala; oh! je vous en prie; asseyez-vous donc. A la crème, le gâteau? Non, sec. Très-bien.




XI

Un matin, comme madame Prétavoine se préparait à sortir pour se rendre à l'église, on frappa à sa porte quelques petits coups discrets qui ne ressemblaient en rien à ceux par lesquels les gens de l'hôtel s'annonçaient ordinairement.

Elle alla ouvrir et se trouva en face du domestique de Mgr de la Hotoie.

—Comment c'est vous, monsieur Baldassare!

Dans la bouche de madame Prétavoine, le «Monsieur» prit une importance considérable, qui montrait bien en quelle estime elle tenait la personne à laquelle elle s'adressait.

—Je viens pour vous dire...

—Avant tout entrez, je vous prie, et dites-moi comment se trouve ce matin votre charmante petite fille.

—Mais bien, je vous remercie: je viens pour vous dire...

—Vous me direz ce qui vous amène tout à l'heure: présentement je ne veux qu'une chose, des nouvelles de votre chère, de ma chère Cécilia.

—Mais bien, très-bien comme à l'ordinaire.

—Quel bonheur! figurez-vous que j'ai rêvé d'elle toute la nuit; cela n'est pas étonnant, je pense si souvent à elle, je l'aime tant la mignonne enfant, car elle est mignonne comme il n'est pas possible de l'être, j'ai donc rêvé d'elle; un rêve affreux; elle était malade.

—Ah! sainte Vierge, s'écria Baldassare, superstitieux comme un vrai Romain et voyant dans ces paroles un funeste présage.

—Alors je sortais ce matin pour aller chez vous prendre de ses nouvelles; mais vous voilà, vous me dites qu'elle est bien, cela me rassure.

Si madame Prétavoine était rassurée, Baldassare était inquiet; on ne rêve pas ainsi qu'une enfant est malade sans que ce rêve ait une signification; il avait hâte de rentrer près de Cécilia, il se dépêcha donc de dire à madame Prétavoine ce qui l'amenait à la Minerve; Monseigneur venait d'arriver; il resterait chez lui toute la journée.

Puis il se sauva pour courir auprès de Cécilia, qui malgré le rêve de madame Prétavoine, était en bonne santé comme à l'ordinaire et ne pensait qu'à jouer, inquiète seulement de l'arrivée de monseigneur, parce qu'il allait la reprendre lorsqu'elle oublierait qu'en français l'u ne se prononce pas ou.

Madame Prétavoine avait longuement agité la question de savoir si elle se ferait accompagner par Aurélien pour se présenter chez Mgr de la Hotoie, ou bien si elle irait seule, et tout bien examiné elle s'était arrêtée à ce dernier parti, la présence d'Aurélien pouvant rendre l'entretien plus difficile.

Quand Baldassare ouvrit la porte à l'amie de sa fille, il commença par rassurer celle-ci sur la santé de Cécilia.

—Décidément le rêve était faux, l'enfant était en bonne santé.

Puis cela dit, à la grande joie de madame Prétavoine qui montra sa satisfaction d'une façon démonstrative, il la conduisit dans la pièce où Mgr de la Hotoie donnait ses audiences.

Ne voulant pas exciter la jalousie, ce qui à Rome est très grave, ni s'exposer à la réputation de savant, ce qui ne l'est pas moins, Mgr de la Hotoie avait trouvé une manière ingénieuse de faire entrevoir à ses visiteurs sa belle collection, malgré lui et malgré eux. Pour cela il avait établi son cabinet de travail dans la pièce située à l'extrémité du palais, de sorte que pour arriver jusqu'à lui, il fallait traverser une enfilade de neuf grandes salles dans lesquelles cette collection était exposée: salle des monnaies et des médailles, salle des antiquités étrusques, salle des ustensiles de ménage en terre et en bronze analogues aux petits bronzes du musée de Naples, salle des antiquités chrétiennes provenant des catacombes, salle des inscriptions, salle des tableaux, salle des livres, etc., etc. S'il n'avait obéi qu'à ses goûts il eût habité cette salle des livres. Mais voulant éloigner ce qui pouvait rappeler le savant, il s'était entouré de tout ce qui dans sa collection était simplement curiosité ou objet d'art, et par ses meubles, par ses tableaux, par ses bronzes, par ses marbres, par ses poteries, par ses faïences, par ses tentures, son cabinet était plutôt le salon d'un amateur qu'un véritable cabinet de travail; la table sur laquelle il écrivait était un simple petit guéridon sur lequel il n'y avait place que pour un tout petit encrier, une plume et un cahier de papier à lettre; assurément cela n'indiquait ni le savant, ni le travailleur. Car il connaissait bien Rome, et savait qu'il n'est permis qu'à celui qui ne veut rien et qui a renoncé à l'ambition, d'étudier et de travailler sérieusement: le père Secchi ne sera jamais que le père Secchi, un savant astronome, rien de plus; les pères Marchi et Tongiorgi n'ont été que de savants archéologues; et Mgr de la Hotoie ne voulait pas n'être qu'un savant.

Lorsque madame Prétavoine, précédée par Baldassare, entra dans ce salon, elle trouva Mgr de la Hotoie assis devant ce guéridon et occupé à écrire.

Elle lui tendit la lettre de l'abbé Guillemittes, et pendant qu'il la lisait elle l'examina à la dérobée.

C'était un homme de moyenne taille, un peu grosse, mais qui dans sa jeunesse avait dû être élégante; la tête belle et noble, mais avec quelque chose de bizarre dans les yeux qui troublait et inquiétait; ces yeux étaient la mobilité même et ne se fixaient sur rien; on ne voyait d'eux qu'un éclair aussitôt éteint qu'allumé; pendant la lecture de sa lettre, qui était longue, il est vrai, madame Prétavoine perçut plus de vingt fois la sensation de cet éclair qui glissait jusqu'à elle et se voilait aussitôt; cela la mit si mal à l'aise qu'elle n'osa plus l'étudier, et vit seulement qu'il était plus soigné, plus coquet que ne le sont ordinairement les ecclésiastiques; par la manche de sa soutane on voyait les manchettes en dentelle; ses cheveux étaient frisés et parfumés.

—Madame, je suis tout à votre disposition et entièrement à vous aussi bien qu'à Guillemittes; que puis-je pour vous?

Parlant ainsi, il tint ses yeux levés sur madame Prétavoine, ou plus justement dans sa direction, car son regard, au lieu de s'arrêter sur elle, allait jusqu'à une glace de Venise à laquelle elle tournait le dos.

C'était en effet l'habitude de Mgr de la Hotoie de parler en se regardant dans cette glace, et pour cette contemplation seulement, qui sans doute lui était agréable, ses yeux gardaient une certaine fixité; son siége et celui qu'occupait la personne qui le visitait étaient placés à l'avance, de manière à ce que le visiteur tournât le dos à la glace, tandis que lui-même lui faisait face, de sorte que, tout en paraissant s'adresser à son interlocuteur et le regarder, c'était à lui-même qu'il souriait avec des mines gracieuses qui étaient pour lui seul.

Madame Prétavoine fut un moment interloquée par cette question directe et précise qui lui était posée de façon à l'obliger de s'expliquer franchement, ce qu'elle n'aimait guère.

—Je croyais, dit-elle, que l'abbé Guillemittes...

—Guillemittes, dans sa lettre qui est un peu entortillée, me dit que vous venez à Rome pour y trouver le moyen de marier, dans votre pays, M. votre fils à une jeune personne appartenant à la haute noblesse; il faut que pour cela vous obteniez de notre Saint-Père un titre de noblesse pour M. votre fils; il me demande donc de vous guider dans vos démarches pour l'obtention de ce titre, et il me prie de mettre mon influence, l'influence qu'il me suppose et que son amitié m'attribue, à votre disposition. De plus, il me dit encore qu'il a besoin de mes services pour lui-même dans des conditions qui me seront expliquées par vous, madame. Je vous prie donc de me dire comment je puis vous être utile et comment je puis servir Guillemittes. Pour vous, madame, aussi bien que pour lui, je suis prêt.

C'était une confession entière que l'évêque de Nyda voulait, et il était évident qu'il fallait la faire.

Madame Prétavoine la fit donc; seulement elle l'arrangea un peu dans certaines parties.

—Son fils aimait passionnément mademoiselle Bérengère de la Roche-Odon, petite-fille du comte de la Roche-Odon.

—Celui qui, malgré son âge, n'hésita pas à s'engager dans l'armée pontificale et à combattre à Castelfidardo et à Ancône?

—Lui-même.

—Par conséquent, cette jeune personne est la fille de madame la vicomtesse de la Roche-Odon, autrefois princesse Sobolewska, qui présentement habite Rome?

—Précisément.

Et madame Prétavoine continua sa confession ou plutôt son récit.

—Cette passion était telle que si son fils n'obtenait pas la main de mademoiselle de la Roche-Odon, il pouvait mourir de désespoir. Il fallait donc que ce mariage réussît. Le principal obstacle, le seul qu'on rencontrât, était la naissance de mademoiselle de la Roche-Odon; car, pour la fortune, il y avait à peu près égalité; la jeune fille ne possédant rien présentement, et la fortune du vieux comte de la Roche-Odon, autrefois considérable, ayant été gravement endommagée par des dettes énormes que le vicomte avait contractées et que son père avait tenu à payer intégralement. C'était pour aplanir cet obstacle que l'abbé Guillemittes avait pensé, car l'idée venait de lui et de lui seul, à obtenir du Saint-Père un titre de noblesse.

Pendant que madame Prétavoine parlait, l'évêque continuait à se regarder dans la glace; à cette conclusion, il se fit un signe de tête que madame Prétavoine prit pour elle, et qu'elle interpréta comme un blâme, ou tout au moins comme un doute.

—Qu'elle voulût ce mariage qui devait assurer le bonheur de son fils, cela était tout naturel, car elle adorait ce fils qui était tout pour elle, sa consolation,—elle avait la douleur d'être veuve,—et son espérance. Mais ce n'était point par des considérations de ce genre que l'abbé Guillemittes désirait ce mariage, et l'appuyait de toutes ses forces. C'était parce qu'il devait puissamment venir en aide à la religion menacée en France, à l'Église indignement persécutée. En effet, c'était pour être le défenseur de la religion et de l'Église, que ce fils avait été élevé. C'était là le but de sa vie, et la tâche qu'il s'était imposée. Élève de l'université de Louvain, il s'était préparé, par de fortes études, à cette mission, et il la remplirait courageusement sans se laisser distraire par aucun intérêt terrestre. Quelle influence, quelle autorité n'aurait pas un homme ainsi préparé, ainsi résolu, alors qu'il serait devenu le gendre du comte de la Roche-Odon? Ainsi considéré, ce mariage n'était plus une affaire personnelle du succès de laquelle dépendait le bonheur de celui-ci et de celle-là, c'était le triomphe de la religion et de l'Église. Ce que M. l'abbé Guillemittes demandait au Saint-Père, ce n'était point un vain titre, c'était une arme pour résister à l'envahissement des mauvais principes, et assurer le triomphe des bons. Elle, mère, avait offert son fils à Dieu; maintenant elle demandait au Saint-Père de prendre ce fils et d'en faire le soldat de l'Église.

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