Comte du Pape
XXIII
Grande avait été la surprise de Bérengère en entendant son grand-père lui parler du capitaine et de ses projets de conversion à l'égard de celui-ci.
Qui avait suscité ces projets?
Comme tous les enfants malheureux, et elle avait été horriblement malheureuse pendant sa première jeunesse, Bérengère avait pris l'habitude de ne jamais laisser passer une question qui la surprenait sans lui chercher une explication ou tout au moins une raison.
Combien de fois, alors qu'elle vivait près de sa mère, avait-elle deviné ainsi d'étranges choses qui n'étaient pas de son âge et que cependant, par une sorte d'intuition mystérieuse, elle comprenait: terrible éducation qui, par bonheur pour elle, avait été interrompue au moment où elle menaçait de devenir pernicieuse.
Suivant cette habitude, elle se mit donc à analyser le projet de son grand-père et à s'en demander le pourquoi.
Assurément ce n'était pas l'esprit seul de prosélytisme qui lui avait donné naissance: malgré sa foi militante, M. de la Roche-Odon vivait auprès des gens en respectant leurs croyances ou en tolérant leurs erreurs sans chercher à les convertir. C'était plutôt l'esprit de tolérance que l'esprit de conversion qui animait son grand-père, et s'il prêchait sa foi, c'était plutôt par l'exemple que par la parole.
D'ailleurs puisqu'il avait jusqu'à ce moment accepté les idées de Richard (quand elle pensait au capitaine, elle disait Richard tout court, et non le capitaine ou M. de Gardilane), il n'était pas admissible que tout à coup il voulût ainsi changer ces idées, sans avoir une raison puissante pour le faire.
Cela n'était point un fait de son caractère.
Il avait obéi à une raison.
Laquelle?
C'était cette raison qu'elle voulait chercher et trouver.
Une seule se présentait à son esprit, mais si elle était fondée, elle était terrible pour elle.
Son grand-père avait donc deviné son secret?
A cette pensée, elle fut prise d'une douloureuse confusion et d'une grande honte.
On savait qu'elle aimait Richard.
Ce «on» était à la vérité son grand-père, mais néanmoins cela était terrible.
Elle s'était donc trahie?
Comment?
Quand?
C'était à peine si elle avait osé s'avouer à elle-même ses sentiments vrais, et encore n'y avait-il pas longtemps qu'elle l'avait fait en toute sincérité, ayant trouvé toujours jusque-là des explications plus ou moins satisfaisantes à ce qu'elle avait appelé tout d'abord sa sympathie pour Richard, ensuite sa tendresse, après son amitié, et enfin, alors qu'il lui avait été impossible de se mentir à elle-même plus longtemps—son amour.
Et cependant elle s'était si bien cachée, elle avait si bien dissimulé!
Surtout depuis qu'elle avait reconnu qu'elle aimait, elle avait observé une si grande réserve avec Richard!
Ce fut un moment cruel pour elle que celui où elle fut contrainte de reconnaître que son grand-père avait observé et qu'il avait lu ce qui se passait dans son coeur.
Jamais elle n'avait été si embarrassée, si mal à l'aise, que le lendemain du jour où elle avait compris que son grand-père savait tout; et en descendant pour déjeuner elle avait un pouce de rouge sur le front et sur les joues, quand son grand-père, l'embrassant tendrement comme à l'ordinaire, l'avait longuement regardée les yeux dans les yeux.
Il avait cependant l'habitude de l'examiner ainsi et de plonger dans son âme chaque fois qu'elle venait à lui le matin; mais elle s'imaginait dans son trouble que jamais il n'avait mis dans son regard la curiosité et toutes les questions qu'elle y trouvait en ce moment.
Miss Armagh aussi lui causa une impression pénible, et à table elle s'imagina que les domestiques avaient une étrange façon de la regarder, comme s'ils eussent été maîtres de son secret.
Mais peu à peu ce trouble s'apaisa, et après n'avoir été sensible qu'à ce qu'il y avait de blessant pour sa pudeur dans cette situation, elle en vint à voir les avantages qui s'y trouvaient.
Puisque son grand-père s'inquiétait des croyances de Richard et voulait l'amener à se convertir, c'était donc qu'il n'était point fâché quelle aimât Richard.
Cela était d'une logique rigoureuse.
Fâché de cet amour, il eût rompu avec Richard.
Au contraire, il voulait se rapprocher de lui par l'union de la foi.
Alors il admettait donc l'idée de le prendre pour gendre?
Cela encore était logique.
Quelle joie!
Richard accueilli par son grand-père!
Richard son mari!
Puisque c'était son mari qu'elle aimait, elle n'avait plus à rougir.
Ce n'était pas de ce moment qu'elle savait que son grand-père désirait la marier et la marier jeune.
Si elle n'avait pas connu dans tous leurs détails les actes d'hostilité qui s'étaient échangés entre son grand-père et sa mère, elle en avait assez appris pourtant pour ne pas ignorer les sentiments de haine dans lesquels ils étaient l'un vis-à-vis de l'autre.
Bien qu'on se fût toujours caché d'elle et qu'on eût évité de parler de sa mère quand elle pouvait entendre, elle avait saisi assez de paroles au vol, et d'autre part elle avait deviné assez de choses pour savoir que la crainte suprême de son grand-père, c'était de mourir avant qu'elle fût émancipée ou mariée.
De là le régime sévère qu'il s'était imposé et dont elle souffrait chaque fois qu'à table elle le voyait rester sur son appétit, c'est-à-dire presque chaque jour.
De là les précautions excessives qu'il prenait pour sa santé.
De là cette crainte de la mort, dont il pouvait mourir plutôt que de toute autre maladie moins dangereuse, moins douloureuse assurément.
Si elle n'avait pas été jusqu'à deviner tout ce que son grand-père redoutait, c'est-à-dire ce qui avait rapport au côté moral de son existence près de sa mère, elle avait en tout cas parfaitement compris ce qu'il craignait quant à ce qui touchait le côté matériel de cette existence, c'est-à-dire le gaspillage de l'héritage qu'il laisserait.
Elle avait gardé un souvenir vivace de ce gaspillage, et elle avait encore devant les yeux, la figure de ces gens vêtus de noir, qui parcouraient l'appartement de sa mère, se faisant ouvrir les meubles, comptant le linge, pesant l'argenterie, et écrivant cette énumération sur des feuilles de papier timbré qu'ils appelaient un procès-verbal de saisie.
C'était pour qu'elle ne fût pas exposée à ces dangers que son grand-père voulait, avant de mourir, l'émanciper ou la marier.
En se mariant elle assurait donc la tranquillité de son grand-père, c'est-à-dire sa vie même, le débarrassant de toutes ces craintes, de toutes ces précautions qu'il s'imposait ou dont il souffrait depuis si longtemps.
Il était donc tout naturel que les choses étant ainsi, il eût voulu convertir Richard qu'il acceptait pour gendre sous cette seule condition de conversion.
Richard se convertirait-il?
Pas plus que son grand-père elle ne savait quelles étaient les idées religieuses de Richard.
Était-il indifférent, était-il incrédule? elle l'ignorait, n'ayant jamais pensé à cela jusqu'à ce jour, et ne s'étant pas demandé, quand elle avait commencé à l'aimer: est-il ou n'est-il pas chrétien? grand-papa l'acceptera-t-il ou le refusera-t-il?
Mais maintenant cette question qui ne s'était pas présentée à son esprit, devait être résolue.
Elle était capitale et c'était elle qui allait décider leur vie à tous.
—Il m'aime, se dit-elle, il pensera comme je pense; je crois, il croira; n'est-ce pas là cette union des pensées comme des sentiments qui est l'amour?
Et en raisonnant, en calculant ainsi, elle se sentait pleine de confiance.
Elle n'en était pas en effet à douter comme le capitaine, et tandis que celui-ci se demandait avec une entière bonne foi: «M'aime-t-elle?» elle se disait avec une entière assurance: «Il m'aime.»
Jamais cependant une parole d'amour n'avait été échangée entre eux, jamais un serrement de main n'avait indiqué ce que les lèvres n'osaient pas prononcer.
Mais est-ce qu'une femme, est-ce qu'une jeune fille, même la plus innocente et la plus candide, a besoin de paroles précises ou de caresses matérielles pour savoir qu'elle est aimée?
En cherchant dans sa tête un seul mot qui affirmât l'amour de Richard, Bérengère ne l'eût pas trouvé; mais sans chercher elle sentait dans son coeur mille témoignages de cet amour plus frappants, plus éblouissants, plus enivrants les uns que les autres.
Il l'aimait, donc il penserait, il sentirait, il croirait comme elle.
C'était ainsi au moins que dans son assurance enfantine elle comprenait l'amour, n'admettant pas une seconde qu'il pût y avoir doute à cet égard.
Seulement pour qu'il répondît à son grand-père dans le sens que celui-ci désirait, il fallait qu'il fût prévenu.
En effet, s'il ignorait dans quelle intention M. de la Roche-Odon avait entrepris sa conversion, il pouvait très-bien arriver qu'il ne prêtât qu'une oreille distraite aux exhortations qu'on lui adresserait; il était soldat et il pouvait ne pas aimer les sermons.
M. de la Roche-Odon lui démontrant l'excellence de la religion parce que cette religion était excellente, ne serait pas écouté comme M. de la Roche-Odon, lui demandant une conversion qui ferait le mariage de sa petite-fille.
Ah! si elle avait pu le prévenir et le styler!
Mais cela n'étant pas possible, elle voulut au moins ne pas rester dans l'angoisse intolérable que le doute à propos de la réponse de Richard lui causait, et pour cela elle se décida à l'interroger elle-même pour voir dans quelles dispositions il était.
D'ailleurs, en le questionnant à ce sujet, ne pouvait-elle pas en même temps le prêcher?
Et il y avait certitude qu'il ne l'écouterait pas d'une oreille distraite.
Pourquoi ne le convertirait-elle pas elle-même?
Elle n'avait, elle le reconnaissait, ni le savoir, ni l'éloquence, ni l'autorité de son grand-père; mais Richard ne l'écouterait pas, elle en était certaine, comme il écouterait M. de la Roche-Odon.
XXIV
Depuis que Sophie était installée, avec son enfant, dans la chaumière du parc de la Rouvraye, Bérengère et le capitaine avaient pris l'habitude de se rencontrer là tous les jeudis, une heure avant le dîner.
Cette habitude s'était établie tout naturellement et sans qu'il y eût accord formel entre eux.
Le jeudi qui avait suivi le baptême, le capitaine avait dit à Bérengère qu'avant de venir à la Rouvraye il s'était arrêté chez Sophie pour voir son filleul, et le jeudi d'après Bérengère avait tout naturellement éprouvé le désir d'aller voir l'enfant qui était aussi son filleul à elle, une heure avant le dîner.
Par un hasard bien surprenant en vérité, le capitaine était arrivé juste au moment où elle tenait l'enfant dans ses bras et le faisait sauter.
Ils étaient un instant restés chez Sophie, puis ils s'étaient mis en route pour la Rouvraye, accompagnés de Miss Armagh.
Et depuis, toujours bien servis par ce hasard de plus en plus surprenant, ils s'étaient ainsi rencontrés chaque jeudi, tantôt Bérengère étant arrivée la première, tantôt au contraire Richard l'ayant devancée.
Ces visites hebdomadaires, sans compter celles que Bérengère lui faisait dans la semaine, étaient les grandes joies de Sophie.
Car malgré les promesses de M. de la Roche-Odon et malgré la protection ouverte dont il la couvrait, elle était traitée en paria par les gens du château, même par la femme de charge qui ne s'était point montrée la bonne et digne personne que le comte avait annoncée.
Cette protection déclarée du comte et sa générosité avaient naturellement éveillé la jalousie: bien des gens avaient espéré qu'on leur donnerait cette maisonnette du parc; en voyant qu'elle était pour une nouvelle venue, pour une coureuse, pour une fille perdue, leur espoir déçu s'était changé en haine et en hostilité contre celle qui leur volait leur bien.
Une ligue s'était formée contre elle dans le personnel et dans l'entourage du château, de sorte que tous les bavardages, tous les bruits à propos de son suicide et de son accouchement, soufflés et entretenus par cette hostilité, ne s'étaient pas éteints.
On continuait à se demander quel était le père de son enfant.
Et, de plus, on en était arrivé jusqu'à le lui demander à elle-même, non pas directement, bien entendu,—aucun des gens de la Rouvraye n'eût eu cette hardiesse,—mais à la façon des paysans, sous forme de plaisanterie, ou bien dans son dos, comme si l'on ne s'adressait pas à elle.
Quand elle traversait le jardin pour se rendre chez la femme de charge, portant son enfant dans ses bras, elle entendait les jardiniers élever la voix et parler exprès assez fort pour que leurs propos arrivassent quand même à ses oreilles.
—C'est-y drôle, Placide, d'avoir un père avant sa naissance, et de ne plus en avoir après.
—Es-tu bête! les enfants ont toujours un père; on en a vu qui en avaient plusieurs.
Alors on la saluait, comme si on venait seulement de l'apercevoir.
—Bonjour, mademoiselle Sophie!
—Montrez donc voir un peu à qui il ressemble, ce chéri.
Tout cela sans parler des mépris et des dédains qu'on affectait de lui témoigner, comme si c'eût été une honte d'avoir affaire à elle.
—Pensez donc une fille qui a eu un enfant!
—Encore si on savait quel en est la père.
—Si elle l'avait su elle-même, est-ce qu'on ne l'aurait pas forcé à se déclarer?
Alors ceux des domestiques qui étaient ennuyés de faire maigre les jours d'abstinence, et qui par gourmandise rageaient contre la dévotion de leur maître, insinuaient que ce père pouvait bien être un ecclésiastique.
—Ça c'est vu.
—Allons donc; il paraît qu'on leur enseigne dans les séminaires des moyens pour ne pas avoir d'enfants.
—Vraiment?
—C'est sûr.
Cette guerre était d'autant plus douloureuse pour Sophie, qu'après son installation avec son enfant dans la maisonnette isolée du parc, elle avait cru que c'en était fini de ses souffrances.
Le comte de la Roche-Odon, mademoiselle Bérengère, le capitaine Gardilane avaient été si bons pour elle; on était si bien dans cette petite maison isolée au milieu des herbages; c'était chose si importante d'avoir du travail assuré toujours, qu'elle était revenue à la vie.
Ces blessures la rejetaient dans le passé avec ses cruels souvenirs, et quand une voix gouailleuse ou haineuse parlait de son enfant, quand un mauvais rire insultait à son malheur, elle se reprenait à penser douloureusement à celui que dans le silence et le recueillement du travail, elle parvenait à rejeter loin d'elle, et même à oublier.
Car elle ne l'aimait plus, et il lui semblait que les pièces d'argent qu'il avait déposées dans sa main avaient agi sur elle comme ces fers chauffés à blanc qui détruisent une plaie et la cicatrisent.
Quand elle s'était relevée de son lit, elle était guérie de son amour, elle ne ressentait plus pour celui qu'elle avait aimé jusqu'à en mourir, qu'un profond mépris.
Mais l'horrible blessure qu'elle avait reçue était de celles qui exigent le repos absolu, et justement ces propos la ravivaient sans cesse, et la faisaient saigner.
Elle eût tant voulu oublier!
Et quand, dans le calme de sa maisonnette où elle n'entendait que la chanson du vent dans les arbres, le gazouillement des oiseaux et le meuglement des boeufs, elle était parvenue à s'engourdir en berçant son enfant, et se berçant elle-même, avec les rêves qu'elle faisait pour l'avenir de ce cher petit être qui pendait à son sein,—ces paroles méchantes de ceux qui s'acharnaient contre elle, sans qu'elle leur eût rien fait, la rejetaient douloureusement dans le passé.
Ce n'était pas seulement la honte qui l'étreignait au coeur, c'était encore le mépris pour lui.
Cela était si affreux de ne pas avoir un souvenir qui ne fût souillé par une tromperie, ou une déloyauté: le vol de ses lettres, car il les lui avait littéralement volées; l'envoi à Bruxelles alors qu'il était décidé à ne jamais la rejoindre; cet argent mis dans la main suppliante qu'elle tendait vers lui, tout cela n'était-il pas ignoble? Quelle bassesse, quelle misérable lâcheté!
Rien dans ce passé qui ne fût flétri, pas une joie pure de laquelle elle pourrait plus tard parler à son enfant, lorsque celui-ci, devenu grand, lui demanderait ce qu'était son père.
—Un misérable!
Pourquoi s'acharnait-on ainsi après elle, pour la rejeter dans cette bourbe? Une fois elle avait été témoin d'une pareille cruauté sauvage: c'était au bord de l'Andon, un chien auquel on avait attaché une pierre au cou était entraîné par le courant, il se débattait et luttait pour aborder, mais des gamins étaient sur le quai, et, en riant, en s'amusant ils le rejetaient au large avec des bâtons ou des cailloux qu'ils lui lançaient; quand ils l'avaient frappé à la tête, quand ils l'avaient atteint sur ses yeux suppliants qu'il tendait vers eux, ils poussaient des cris de triomphe; comme ils s'amusaient! vingt fois il vint au bord, vingt fois il fut repoussé et il disparut dans un remous.
Les gens du château s'amusaient d'elle ainsi, et la mine confuse qu'elle leur montrait quand ils frappaient sur elle leur procurait un moment de gaieté: il faut bien rire en ce monde, et assurément il n'y a rien de plus drôle qu'une fille assez bête pour se faire faire un enfant.
On comprend que dans de pareilles conditions, les visites du capitaine et de mademoiselle de la Roche-Odon apportaient la consolation et le bonheur dans la maisonnette.
Leurs yeux qui la regardaient marquaient la sympathie, leurs voix qui lui parlaient se faisaient douces, affables et bienveillantes.
Et c'était précisément de sympathie et de bienveillance qu'elle avait besoin pour s'en faire un bouclier contre les pierres qu'on lui lançait de tous côtés comme au chien noyé.
Il est vrai qu'une autre voix lui faisait aussi entendre des paroles de bienveillance, c'était celle de l'abbé Colombe. Aussitôt que Sophie était devenue sa paroissienne, le curé de Bourlandais l'avait visitée, et, avec sa bonté ordinaire, avec son ardent amour du prochain, qui faisait de lui le prêtre le plus charitable du diocèse, il s'était appliqué à la consoler. Mais à ses paroles de bienveillance se mêlaient des exhortations religieuses, et Sophie, bien qu'élevée chrétiennement, n'était pas en état en ce moment d'ouvrir son âme à ces pieuses exhortations. Lui parler religion, c'était lui parler d'Aurélien, et elle ne voulait rien entendre. Comme il arrive souvent pour ceux que le malheur a jetés hors du sentiment de justice, elle déplaçait les responsabilités, et parce que Aurélien, ce modèle de piété, avait agi misérablement avec elle, elle accusait et repoussait tout ce qui touchait à la religion.
Et puis l'abbé Colombe, malgré toute sa bonté et sa charité, ne savait pas trouver le chemin de son coeur comme mademoiselle de la Roche-Odon et M. de Gardilane.
Il s'occupait d'elle, exclusivement d'elle; tandis que le capitaine et Bérengère s'occupaient surtout de son enfant.
Et dans son coeur, l'amour de la mère avait remplacé l'amour de l'amante; cet enfant elle l'aimait aussi ardemment aussi passionnément qu'elle avait aimé Aurélien: ce qu'on faisait pour lui, l'intérêt ou la sympathie qu'on lui témoignait étaient plus doux à sa tendresse maternelle que ce qu'on eût fait pour elle-même.
Combien de fois ses yeux s'étaient-ils mouillés de larmes en voyant mademoiselle de la Roche-Odon prendre l'enfant dans ses bras, lui chatouiller le menton pour lui faire faire risette et l'embrasser quand il avait ri.
Décidée à entreprendre la conversion de Richard, Bérengère avait décidé que ce serait dans ses visites à Sophie qu'elle réaliserait son idée.
Sans doute il ne serait pas facile de s'entretenir librement devant miss Armagh, dont la surveillance était devenue de plus en plus scrupuleuse, mais enfin, en cherchant bien, on trouverait des moyens pour se débarrasser quelquefois et durant quelques minutes de cette gardienne trop fidèle.
Alors vivement et en quelques paroles elle pourrait le catéchiser.
Que fallait-il?
Qu'il sût qu'elle désirait qu'il crût comme elle croyait, et ce devait être assez.
XXV
Le jeudi fixé pour l'exhortation de Richard, Bérengère annonça à miss Armagh, vers trois heures, qu'elle avait besoin d'aller à Condé, et la vieille Irlandaise se mit avec empressement à la disposition de son élève.
Il s'agissait d'acheter chez les demoiselles Ledoux différents objets de lingerie que Bérengère jugeait utiles à son filleul.
Le choix fut long, car Bérengère ne voulait pas arriver chez Sophie trop longtemps avant le capitaine.
Pour retourner de chez les demoiselles Ledoux à la Rouvraye, ce n'était point précisément le chemin de passer devant la maison de Richard, cependant Bérengère voulut prendre cette route et justifia son désir par une explication plus ou moins heureusement trouvée.
Elle ne savait pas si elle verrait Richard dans son jardin, mais enfin elle verrait sa maison, l'allée dans laquelle il se promenait, le saule sous lequel il s'asseyait et rêvait.
Elle ne l'aperçut point, alors elle hâta le pas de peur qu'il ne fût déjà arrivé chez Sophie, et elle traîna derrière elle miss Armagh, qui se demandait pourquoi, après avoir marché si lentement d'abord, on marchait maintenant si vite.
—Voici quelques petits objets pour notre petit Richard, dit Bérengère en déposant son paquet sur la table et en le défaisant; ce sont des béguins et des brassières; le petit grossit et j'ai remarqué qu'il était gêné des bras; il remuera mieux lorsqu'il sera plus à l'aise.
—Oh! mademoiselle, combien vous êtes bonne! dit Sophie, mais c'est trop beau pour mon enfant.
—Cela ne lui donnera pas des idées de luxe, je l'espère, et puis j'ai plaisir à voir mon filleul beau. Voulez-vous que nous le fassions beau; nous allons lui mettre une brassière neuve et un béguin.
Et toutes deux elles se mirent à habiller l'enfant; Sophie le tenant sur ses genoux, Bérengère lui passant ses petits bras potelés dans les manches de la brassière.
Lorsqu'elles l'eurent bien pomponné, Bérengère lui tourna la tête vers elle comme elle eût fait d'une poupée articulée, puis lui souriant:
—Allons, Richard, mon petit Richard, faites risette, monsieur.
Et comme l'enfant agitait ses petits bras en les tendant vers elle:
—Il entend son nom, n'est-ce pas? demanda-t-elle.
—Ah! je crois bien, mademoiselle.
Cette toilette avait pris un certain temps, cependant le capitaine n'arrivait pas.
Alors Bérengère se mit à tourner dans la maison, furetant partout comme à son ordinaire.
Au reste elle pouvait faire cela sans indiscrétion, car il régnait un ordre parfait dans le ménage de Sophie: le linge à coudre rangé sur une table en chêne placée devant la fenêtre et flanquée d'un berceau en osier, dans lequel l'enfant dormait ordinairement, sous le regard et à portée de la main de sa mère;—la vaisselle en exposition sur les tablettes du buffet;—la bassine en cuivre jaune plus brillante qu'un miroir;—les landiers et la crémaillère bien récurés suivant l'usage normand;—le carreau en terre rouge bien balayé.
Tout en allant de çà de là, Bérengère s'arrangeait pour revenir toujours à la porte afin de jeter un rapide coup d'oeil dans l'herbage, et voir si Richard arrivait.
A la fin elle l'aperçut gravissant rapidement le sentier; alors au lieu de le regarder venir, elle alla à la cheminée chauffer ses pieds qui n'étaient nullement froids.
Ce fut seulement quand le capitaine fut entré qu'elle se retourna.
—Tiens, vous voilà, capitaine?
—Vous ici, mademoiselle?
Mais ils poussèrent ces deux exclamations sans se regarder en face.
—Passant à travers l'herbage, dit le capitaine, j'ai voulu entrer pour voir comment allait Bérenger.
—Oh! bien, je vous remercie, monsieur le capitaine, répondit Sophie.
—Voyez donc comme il est beau, notre petit Richard, avec sa brassière et son béguin, dit Bérengère.
—Allons Richard-Béranger, dit Sophie, fais risette à ton parrain.
Tandis que Bérengère appelait l'enfant «Richard», le capitaine l'appelait «Bérenger».
Et ainsi, chacun de son côté, ils prenaient plaisir à prononcer ce nom à chaque instant et inutilement: Bérengère ne trouvant rien de plus doux que le nom de Richard, le capitaine se complaisant à prononcer celui de Bérenger.
Pour Sophie, qui n'avait pas les mêmes raisons pour aimer tel ou tel nom, elle appelait son fils Richard-Bérenger, réunissant ainsi ceux qui l'avaient sauvée dans une même appellation; mais au fond du coeur elle souriait en cachette, devinant bien pourquoi Bérengère tenait tant au nom de Richard, et le capitaine à celui de Bérenger.
Ils s'aimaient, et ils étaient dignes l'un de l'autre; aussi vingt fois par jour faisait-elle des voeux pour leur bonheur. Elle se disait qu'il était impossible qu'ils ne fussent pas heureux; n'avaient-ils pas ce qui assure le bonheur: la jeunesse, la beauté, la tendresse, et mieux encore l'honnêteté et la bonté?
Tout à coup Bérengère abandonna le capitaine devant la cheminée, se dirigea vers la table chargée de linge, et prenant la pièce à laquelle Sophie travaillait en ce moment, elle la montra à miss Armagh, qui, assise près de cette table n'avait pas bougé depuis qu'elle était entrée.
—Est-ce que vous trouvez cette reprise mal faite? demanda-t-elle.
Et elle lui mit la reprise sous le nez.
Mais le jour avait baissé et l'ombre avait peu à peu rempli la cuisine.
—Je ne vois pas bien, dit miss Armagh.
—Regardez de près, je vous prie, continua Bérengère; j'ai soutenu l'autre jour à la femme de charge que ces reprises étaient parfaites, et je serai bien aise, si la discussion recommence à ce sujet, d'être appuyée par votre autorité, devant laquelle il n'y a qu'à s'incliner.
Miss Armagh tenait trop au prestige de son autorité, pour ne pas déférer à une demande qui lui était présentée en ces termes: elle aimait d'ailleurs à rendre des jugements, même sur une question de couture.
Elle quitta sa chaise, et prenant la pièce de lingerie que Bérengère lui tendait, elle se dirigea vers la porte pour bien voir la reprise qui était soumise à son jugement, et aussi pour mettre ses lunettes, sans que le capitaine et Sophie s'en aperçussent.
C'était là que Bérengère l'attendait; elle la suivit, et même elle l'attira en dehors de la maison.
—Nous serons mieux dehors, dit-elle, et nous profiterons des dernières lueurs du jour.
Le nez chaussé de lunettes, miss Armagh examina longuement, consciencieusement la reprise de Sophie:
—C'est incontestablement parfait, dit-elle, on a tort de blâmer un pareil travail.
—N'est-ce pas?
—Assurément; je le soutiendrai envers et contre tous.
Et elle se prépara à rentrer dans la cuisine.
Mais avant qu'elle eût tourné sur elle-même, Bérengère la prenant par le bras l'arrêta.
Alors, baissant la voix:
—Miss Armagh!
—Mon enfant?
Et, jusqu'à un certain point étonnée par cet appel, Miss Armagh la regarda avec attention.
Elle paraissait confuse et embarrassée.
—Qu'ayez-vous donc? demanda l'institutrice.
—C'est que cela n'est pas facile à dire.
—Quoi?
—Ce que je veux dire.
—Même à moi?
—Surtout à vous, attendu qu'il s'agit de vous dans ce qui m'embarrasse.
—N'ai-je plus votre confiance, mon enfant?
—Ah! ma chère miss Armagh!
—Eh bien! alors, parlez, si la chose est urgente ou bien, si elle ne l'est pas, remettez-la à un moment où, ayant réfléchi, vous serez mieux préparée.
—Elle est urgente.
—Alors, mon enfant, dites-la.
—Mais...
—Dites-la, je vous prie. Qui peut vous retenir? Ne suis-je pas votre amie?
Miss Armagh se montrait d'autant plus pressante, qu'elle était vivement intriguée par ces hésitations et ces réticences.
—Que va-t-elle m'apprendre? se demandait-elle.
Sans en avoir l'air, Bérengère l'observait à la dérobée.
Lorsqu'elle jugea le moment favorable à l'exécution de son dessein, elle se décida à parler.
—Il s'agit d'une chose qui vous surprendra, dit-elle.
Et de nouveau elle s'arrêta.
—Pour laquelle j'ai besoin du concours de M. de Gardilane.
—Une chose qui me surprendra?
—Si vous cherchez à comprendre, je ne vais pas plus loin.
—Cependant...
—Il n'y a qu'une seule chose que vous devez comprendre, c'est que si je demande le concours de M. de Gardilane ouvertement devant vous, il n'y aura plus de surprise pour vous. Cela est clair, n'est-ce pas?
—Clair?
—Il me semble que si vous savez ce que je dis à M. de Gardilane, la surprise est supprimée.
—Alors?
—Alors il faudrait tout naturellement que vous ne l'entendissiez point. Ainsi nous allons rentrer au château tout à l'heure, tous les trois ensemble. Eh bien! sous un prétexte quelconque, ou même sans prétexte, car avec M. de Gardilane, il n'est pas nécessaire de prendre des précautions excessives, vous restez de quelques pas en arrière; oh! pas beaucoup, huit ou dix pas, enfin assez pour ne pas entendre notre entretien.
—Mais...
—Alors il y a surprise pour vous; c'est bien simple.
Elle dit cela gaîment, en riant, comme si réellement il s'agissait de la chose la plus simple et la plus naturelle.
Bien qu'étant interloquée par cette demande bizarre, Miss Armagh s'était gardée de laisser paraître les idées qui avaient traversé son esprit.
—Que veut-elle donc demander à M. de Gardilane? se disait-elle en réfléchissant, tandis que Bérengère parlait.
Cet éclat de rire acheva de dissiper ses hésitations.
—C'est quelque cachotterie de petite fille, se dit-elle.
Et elle se mit à sourire en pensant aux inquiétudes du comte: petite fille des pieds à la tête, petite fille de coeur et d'esprit, rien que petite fille.
Cela le prouvait de reste.
Il s'agissait d'une surprise; assurément d'une surprise que Bérengère voulait lui faire pour son jour de naissance qui arrivait dans trois semaines, et c'était pour cela qu'elle avait besoin de M. de Gardilane qui, sans doute, irait à Paris d'ici-là.
Mais en quoi consistait cette surprise?
Et son imagination se mit à galoper sur cette piste: c'était peut-être une théière en argent que Bérengère voulait lui donner, comme déjà elle lui avait donné deux tasses pour sa fête; à moins que ce ne fût une parure en guipure dont elle avait parlé. Mais non, le capitaine ne savait pas acheter de la guipure: c'était donc une théière.
Pendant qu'elle cherchait ainsi, Bérengère l'observait du coin de l'oeil.
Enfin miss Armagh releva la tête:
—Je resterai de quelques pas en arrière, dit-elle.
Bérengère voulut cacher son émotion sous le rire:
—Et vous n'écouterez pas! dit-elle.
—Ah! mon enfant.
XXVI
Les choses étant ainsi arrangées, Bérengère avait hâte de se mettre en route pour le château, c'est-à-dire de se trouver en tête-à-tête avec Richard.
Elle entra dans la cuisine suivie de miss Armagh réfléchissant toujours à sa surprise, et après avoir embrassé son filleul: «Adieu, Richard, adieu, petit Richard, petit Richard adieu», ils prirent tous les trois congé de Sophie.
Lorsqu'ils sortirent de la maisonnette, le soleil venait de s'abaisser derrière la ligne des collines vaporeuses qui forment l'horizon du côté de l'ouest, et dans le ciel d'un bleu pâle, il avait été remplacé par la lune dont le fin croissant se détachait sur de légers nuages argentés qui, au bord de leurs contours déchiquetés, s'illuminaient successivement et rapidement de toutes les nuances de l'iris, à mesure que le soleil s'enfonçait.
—Ah! le joli coucher de soleil, dit Bérengère; allons donc jusqu'au bout de l'herbage, nous le verrons mieux.
—Vous allez vous mouiller les pieds dans l'herbe, dit miss Armagh.
—Je suis bien chaussée, répliqua Bérengère; et vous, capitaine?
—Je n'ai pas peur de me mouiller.
—Moi j'ai cette peur, dit miss Armagh, je suivrai donc le sentier et vous attendrai à l'allée du colombier.
—C'est cela, nous vous rejoignons tout à l'heure, dit Bérengère.
Et tandis que miss Armagh retournait vers le château à petits pas en suivant le sentier battu, Bérengère et le capitaine coupant à travers l'herbage, se dirigeaient rapidement vers l'endroit d'où la vue s'étendait plus librement sur la vallée et sans rideau d'aucune sorte jusqu'à l'horizon.
Ils marchèrent ainsi côte à côte, sans rien dire, puis lorsqu'ils furent arrivés à l'extrémité de l'herbage, au point où le terrain commence à descendre vers la rivière, ils s'arrêtèrent et restèrent un moment silencieux.
—Ce coucher de soleil est vraiment superbe! dit le capitaine, et je ne comprends pas qu'il y ait des gens assez aveugles pour se plaindre de la monotonie de la campagne pendant l'hiver: est-ce que ce n'est pas la saison, au contraire, pendant laquelle le ciel change le plus souvent d'aspect, quand par bonheur il n'est pas gris?
Mais Bérengère n'était pas venue là pour parler du coucher du soleil et de l'aspect du ciel.
Elle resta un moment recueillie sans répliquer; puis tout à coup, se tournant vers le capitaine et le regardant en face:
—Grand-papa m'a rapporté l'entretien qu'il avait eu avec vous, dit-elle.
Le capitaine s'était demandé, en marchant, s'ils venaient vraiment là pour voir le soleil se coucher, ou bien si Bérengère n'avait pas quelque chose de particulier à lui dire. Ce mot le fixa; il comprit de quoi il allait être question et se sentit fort mal assuré.
—Quelle joie ce serait pour nous tous! continua Bérengère.
Il ne répondit rien.
—Pour grand-papa et... pour moi, dit-elle en insistant.
Le capitaine n'avait pas besoin qu'elle lui expliquât à quelle joie elle faisait allusion; il n'avait que trop bien compris ses paroles.
En examinant la situation que lui créait le projet de conversion du comte, il n'avait pas eu l'idée qu'il aurait à soutenir un jour des discussions avec Bérengère.
Comment se défendre contre elle, que lui répondre?
L'angoisse lui étreignit le coeur.
Il ne pouvait pas avec elle, comme il l'avait essayé avec le comte, tourner autour de cette question et se tenir dans des généralités plus ou moins vagues.
De lui à elle, il ne devait y avoir aucune tromperie.
L'habileté même eût été un crime.
Tout devait être entre eux loyal et franc.
Si elle devait être sa femme un jour, il ne fallait pas, quand elle le connaîtrait bien, qu'elle éprouvât une déception et pût croire qu'elle avait été abusée.
Si elle ne devait pas l'être, il ne fallait pas que, par l'adresse de ses paroles, il l'attirât à lui et lui inspirât des espérances irréalisables.
Il ne s'agissait pas, à cette heure décisive, de s'abriter derrière les convenances et la modestie, ni de se dire: «Elle ne m'aime pas et ne m'aimera jamais»; le probable au contraire était que si elle ne l'aimait pas en ce moment, elle était au moins poussée vers lui par un sentiment de sympathie et de tendresse qui pouvait très bien se changer en amour; que fallait-il pour que cela se réalisât? Tout simplement peut-être qu'elle pût croire que son grand-père réussirait dans l'oeuvre de conversion qu'il avait entreprise, car enfin ce n'était pas inconsidérément qu'elle venait ainsi lui parler des espérances de son grand-père et même des siennes: elle avait une raison, elle avait un but.
La raison,—savoir ce qu'il pensait;
Le but—l'engager sans doute à écouter la parole de M. de la Roche-Odon, et à se laisser convaincre par elle.
Ce qu'il pensait, il devait le lui dire.
Mais lui promettre de se laisser convaincre par M. de la Roche-Odon, il ne pouvait en prendre l'engagement.
Il n'y avait pas d'illusion à se faire: agir ainsi, c'était la perdre; et cependant il ne pouvait agir autrement sous peine de commettre une infamie envers elle, et une lâcheté envers lui-même.
Alors qu'il avait eu la pensée d'écouter les enseignements du comte, afin de prolonger son intimité avec Bérengère, il s'était dit qu'il ne profiterait point des dernières journées qu'ils passeraient ensemble pour chercher à lui plaire, et qu'il ne ferait rien pour accentuer dans un sens plus passionné les sentiments de tendresse qu'elle lui témoignait; eh bien! l'heure était venue de le tenir, cet engagement, et quoi qu'il pût arriver, il le tiendrait.
Il était un soldat et il savait obéir à son devoir: plutôt mourir que trahir.
—Eh bien, dit-elle, voyant qu'il se taisait, vous ne répondez pas?
—C'est que je n'ai rien à répondre, ou plus justement ce que j'ai à dire, j'aimerais mieux le taire.
—Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle en mettant sa main sur son coeur.
Elle le regarda; il baissa les yeux.
—Mais ce que grand-papa m'a rapporté... dit-elle.
—Je n'ai point eu avec M. le comte de la Roche-Odon, la franchise que je veux... que je dois avoir avec vous.
—Vous!
Ce mot lui alla au coeur tant il disait clairement qu'elle le croyait incapable de duplicité ou de tromperie; mais en même temps qu'il lui fut doux il lui fut douloureux aussi, car il lui rappela que, sous peine de manquer à cette confiance, il devait parler avec franchise entière et absolue.
—Assurément je n'ai pas trompé M. votre grand-père, mais tout ce que je devais dire je ne l'ai pas dit, puisqu'il a pu croire qu'il réussirait dans la tâche qu'il entreprenait; pour être franc, j'aurais dû lui avouer qu'il ne... réussirait point.
—Mais puisqu'il doit avoir avec vous des entretiens...
—Ces entretiens n'auront pas le résultat qu'il espère.
—Comment le savez-vous à l'avance, puisque vous ne l'avez pas encore entendu?
—Parce qu'il ne s'adressera pas, ainsi qu'il se l'imagine, à un esprit flottant et indécis, mais bien à un esprit réfléchi et résolu.
—Alors... vous ne croyez point?
Elle avait hésité avant de poser cette question formelle, et sa voix avait faibli lorsqu'elle s'était enfin décidée à la formuler.
De son côté il hésita aussi avant de répondre, mais l'heure des faiblesses était passée, il devait parler.
—Je ne crois point.
Elle fut accablée par ce coup; cependant elle voulut faire un dernier effort:
—Vous croirez.
Sans répondre il secoua la tête par un geste qui en disait plus que toutes les paroles.
—Pourquoi vous prononcer ainsi, dès maintenant, sans savoir?
—Ah! certes j'ai la plus profonde admiration pour M. votre grand-père, pour sa foi, pour sa bonté, pour sa haute intelligence, mais ce n'est pas avec l'admiration qu'on persuade, c'est avec la raison.
—Et pourquoi ne croiriez-vous pas? s'écria-t-elle avec un mouvement de dépit et de colère.
—Voulez-vous donc que nous entreprenions une discussion religieuse; voulez-vous que je vous explique pourquoi je ne crois pas; voulez-vous que je vous démontre que je ne peux pas croire, et cela au risque de vous blesser dans vos convictions que je respecte, bien que je ne les partage pas?
—Ce n'est pas une discussion que je veux, c'est un mot qui me fasse comprendre ce que je ne comprends pas et qui... vous justifie par une raison que je puisse me dire et me répéter.
Évidemment la question étant ainsi posée, mieux valait une explication quelle qu'elle fût qu'une affirmation toute sèche; le point capital était que cette explication ne blessât pas Bérengère dans sa foi. Troublé, profondément ému, il s'imagina qu'il pouvait obtenir ce résultat en séparant la religion de l'Église et mettre ainsi une sorte de sourdine à l'expression de ses sentiments.
—Pour moi, l'Église catholique est épuisée; sa force d'expansion est depuis longtemps éteinte et elle est arrivée à la sénilité. Elle ne compte plus ni dans les sciences, ni dans les arts, ni dans les lettres, et depuis des années, elle n'a pas eu une oeuvre, pas eu un homme qui aient marqué dans l'histoire de l'humanité.
—Il me semble que si vous ne voyez pas sa puissance et sa vitalité, c'est que vous n'ouvrez pas les yeux, et dès lors on pourrait vous montrer ce que vous ne voyez pas.
Sur leur droite s'élevait un grand arbre, au tronc gris, marqué de plaques blanches, un tremble, dont la tête était desséchée; Richard étendit la main vers la cime de ce tremble:
—Regardez cet arbre, dit-il, il est bien évident pour vous, n'est-ce pas, qu'il est frappé de mort; pour vous en convaincre vous n'avez qu'à lever les yeux vers sa couronne, qui est desséchée; au contraire, si vous regardez seulement à son pied, vous pourrez croire qu'il est vivant en comptant les vigoureux gourmands qui poussent ça et là, aussi loin que s'étendent ses racines: ce qui lui reste de vitalité s'est concentré désormais dans cette végétation envahissante. Que produit cette végétation? Des broussailles qui encombrent le terrain et empêchent qu'on le cultive, rien de plus. Cet arbre est l'image de l'Église.
Elle joignit les mains par un geste désespérée, puis d'une voix désolée:
—Oh! mon Dieu! dit-elle, mon Dieu!
Il fut ému jusqu'au fond du coeur par ce geste et par ce cri, mais il ne répliqua pas. Que dire, en effet?
Ils restèrent ainsi à côté l'un de l'autre, ne parlant pas, ne se regardant pas.
Enfin elle étendit le bras vers l'horizon:
—Le soleil est couché, dit-elle; voici la nuit, rejoignons miss Armagh.
Il la suivit sans parler; la nuit s'était fait aussi dans son coeur.
XXVII
Elle pressait le pas, et il marchait près d'elle.
Elle allait droit son chemin à travers les herbes desséchées par l'hiver, les yeux baissés, sans les relever et sans les tourner vers lui.
Et de son côté il ne la regardait pas davantage.
Quant à prendre la parole, ni l'un ni l'autre n'en avaient l'idée, chacun suivant sa pensée intérieure et réfléchissant à ce qui venait de se dire.
—Il ne croit pas, se disait Bérengère, il ne m'aime donc pas.
—Pourra-t-elle m'aimer maintenant? se demandait le capitaine.
Il aurait eu cent choses à dire et à expliquer, mais telle était la situation, que précisément il ne devait rien dire de ce qui aurait pu la ramener à d'autres sentiments que ceux qu'il venait de provoquer.
Et justement ils n'avaient que quelques secondes à eux avant de rejoindre miss Armagh, qui se promenait en long et en large à la croisée des deux allées, et encore eussent-ils dû baisser la voix pour qu'elle ne les entendît pas.
Ce fut la vieille institutrice qui prit la parole et qui, heureusement pour leur embarras, la garda jusqu'au château.
—Assurément elle aimait, elle admirait les couchers de soleil, mais elle en avait vu sur le Mangerton de plus beaux que ce pays pouvait en offrir, et puis, d'autre part, elle avait peur de se mouiller les pieds.
Et jusqu'au château elle fit les frais de la conversation, car une fois qu'elle avait abordé en Irlande, il n'était pas facile de l'en faire partir.
Ce bavardage leur fut un soulagement; au moins ils n'avaient pas besoin de parler, et comme l'ombre s'était épaissie, ils pouvaient lever les yeux sans avoir à craindre que leurs regards, se rencontrant, trahissent leur trouble et leur émotion.
Ordinairement Bérengère s'installait dans le salon aussitôt que le capitaine était arrivé, mais ce soir-là elle monta à son appartement, d'où elle ne descendit que pour se mettre à table; encore les convives étaient assis depuis quelques instants, et déjà servis.
Elle prit sa place accoutumée auprès du capitaine, mais après avoir porté à sa bouche sa cuiller pleine de potage, elle la reposa dans son assiette; sa gorge était tellement contractée qu'elle ne pouvait avaler.
Cependant il fallut qu'elle répondît à ceux qui lui adressaient la parole: au marquis de la Villeperdrix, à Dieudonné de la Fardouyère, au comte, à la comtesse O'Donoghue, à la présidente, qui comme toujours l'accabla de politesses; elle le fit d'un mot, d'un signe de tête, puis elle s'enferma dans le silence qu'elle garda pendant tout le dîner, ne tournant même pas la tête du côté de Richard et répondant aux rares paroles qu'il lui dit par un oui ou par un non.
Bien qu'en ces derniers temps elle se fût souvent montrée à table d'une humeur bizarre, une telle attitude ne pouvait pas ne pas éveiller la surprise et la curiosité.
Ses manières surtout vis-à-vis M. de Gardilane étaient véritablement étranges, et la tenue de celui-ci n'était pas moins étonnante.
Que s'était-il donc passé entre eux?
Étaient-ils fâchés?
S'ils se fâchaient ainsi, ils étaient donc dans des conditions qui permettaient la brouille ou la bouderie?
Quelles étaient ces conditions?
De toutes les personnes qui se posaient ces questions, miss Armagh était celle qui était la plus inquiète.
Avant leur tête-à-tête, Bérengère et M. de Gardilane causaient librement et gaîment, et maintenant ils avaient l'air de deux adversaires ou de deux complices.
Que s'était-il donc dit, dans ce tête-à-tête?
Bérengère ne serait-elle pas la petite fille qu'elle croyait?
Dans ce cas, elle se serait donc moquée d'elle avec sa surprise?
Tout cela était grave.
Heureusement pour Bérengère et le capitaine, le bon abbé Colombe était venu à leur secours en accaparant la conversation.
Il avait été à Hannebault dans la journée, et il avait vu le modèle de l'église que l'abbé Guillemittes faisait exécuter en cuivre à la serrurerie artistique, pour être offert à Sa Sainteté; c'était admirable, merveilleux, miraculeux.
Et, dans son enthousiasme, il se laissait entraîner jusqu'à adresser la parole d'un bout de la table à l'autre à ceux qui l'interrogeaient.
Quelle félicité! quelle gloire!
Puis, tout naturellement, du modèle de l'église d'Hannebault, il en vint à parler de madame Prétavoine et du bon jeune homme: c'était pour offrir ce modèle au Saint-Père qu'ils restaient à Rome.
Le bon jeune homme figurait dans toutes les cérémonies du Vatican.
Quelles délices!
On gagna ainsi le dessert.
Lorsqu'on quitta la table, Bérengère alla s'asseoir au piano, et elle ne cessa de jouer pendant toute la soirée; un pianiste loué au cachet n'eût pas eu autant de zèle.
Plusieurs fois le capitaine s'approcha d'elle, mais elle ne s'interrompit pas, et, à la façon nerveuse dont elle jouait, il pouvait suivre son trouble et sa fièvre.
L'heure vint de se retirer; déjà presque tous les convives étaient partis; allait-il quitter la Rouvraye sans échanger un mot avec elle, un regard tout au moins?
Comme il se disposait à prendre congé du comte, celui-ci appela Bérengère; mais elle ne s'interrompit pas, n'ayant pas sans doute entendu son grand-père.
Alors M. de la Roche-Odon éleva la voix:
—Le capitaine va partir, dit-il, ne veux-tu pas qu'il te fasse ses adieux?
Il fallait quitter le piano.
D'ordinaire le capitaine lui tendait la main, mais comme elle se tenait droite devant lui, les yeux baissés, et les deux bras collés contre sa robe, il n'osa pas avancer la main.
Quoi dire? Adieu? Au revoir?
Il n'osait, dans cette circonstance dernière, employer l'un ou l'autre de ces deux mots.
—Mademoiselle, j'ai l'honneur de vous souhaiter le bonsoir.
—Bonsoir, monsieur.
—Au revoir, mon cher capitaine, dit le comte. A demain matin, j'irai vous voir avant déjeuner.
Le capitaine sortit bouleversé.
—Fini, c'était fini.
Il s'éloigna à grands pas, marchant avec violence, la tête perdue, le coeur brisé, se répétant tout haut machinalement:
—Fini, c'est fini.
Puis quand il fut arrivé au bout de l'avenue, il revint sur ses pas jusqu'à la grille, et là, s'appuyant contre un chêne, il resta à regarder les fenêtres du château, et parmi ces fenêtres celles de la chambre de Bérengère, qui étaient éclairées.
Ah! comme il l'aimait! Pour la première fois, par la douleur, il sentait toute la puissance de son amour, c'était la mort qui lui apprenait combien lui était chère celle qu'il avait perdue.
Car elle était perdue, à jamais perdue, et par sa faute.
Pourquoi avait-il parlé? Ne pouvait-il se taire? Quelle stupidité avait été la sienne!
Et il entra dans une colère folle contre lui-même; il s'accabla de reproches et d'injures; il se frappa la poitrine à grands coups.
Le temps s'écoula.
Peu à peu les lumières qui éclairaient les fenêtres du château s'étaient éteintes les unes après les autres, et, dans sa façade sombre, il n'y avait plus qu'un point lumineux: sa chambre.
Elle ne s'était point couchée; elle ne dormait point.
A quoi pensait-elle? A qui?
A lui, à sa réponse.
Et elle s'indignait sans doute.
N'avait-elle pas raison, cent fois raison, mille fois raison?
Si pendant le dîner et pendant la soirée, il s'était fâché de l'attitude qu'elle gardait avec lui, il se disait maintenant que cette attitude avait été ce qu'elle devait être.
Bérengère était venue à lui, elle lui avait tendu la main; il l'avait repoussée; elle s'était retirée blessée, et d'autant plus profondément qu'elle lui avait témoigné plus de tendresse.
—C'était fini, bien fini.
Et ce mot était celui qui terminait ses réflexions, et toutes les hypothèses qu'il tournait et retournait dans sa tête comme dans son coeur.
—Je lui fais horreur.
Cependant s'il avait pu traverser l'espace et voir ce qui se passait dans cette chambre, il n'eût pas répété avec la même désespérance: «Fini, c'est fini.»
Ce mot avait été aussi celui de Bérengère, lorsque, rentrée chez elle, elle avait pu s'abandonner aux mouvements de son âme.
Et pendant longtemps, marchant dans sa chambre, elle l'avait répété comme le capitaine au pied de son chêne, et avec le même accent, avec la même douleur.
Mais tandis qu'il s'était dit et répété que l'irréparable était accompli, elle en était arrivée à la longue à se dire qu'il ne fallait pas que ce qui s'était passé entre eux fût irréparable.
Car le sentiment d'horreur qu'il croyait avoir éveillé en elle ne se trouvait pas dans son coeur.
Elle avait été blessée par sa réponse, elle en avait éprouvé un sentiment de colère, mais nullement d'horreur.
Si elle se disait: «c'est fini,» ce n'était point parce que depuis qu'il lui avait parlé, elle le jugeait indigne d'être son mari, mais parce qu'elle croyait que son grand-père le jugerait tel, quand il apprendrait la vérité.
Pour elle, il fallait bien qu'elle s'avouât qu'elle l'aimait toujours, après comme avant, et qu'elle reconnût combien profondément elle l'aimait.
Elle ne voulait donc pas que «ce fût fini.»
Une partie de la nuit se passa à chercher comment renouer ce qui avait été brisé, et peu à peu elle en vint à se persuader que s'il avait su qu'elle l'aimait, il n'aurait point parlé comme il l'avait fait.
—S'il savait que je l'aime, il ne penserait pas comme il pense.
Et, lorsqu'enfin elle s'endormit, elle prononça son nom à plusieurs reprises, tendrement, avec espoir.
XXVIII
Le lendemain matin, au moment où M. de la Roche-Odon allait partir pour Condé, Bérengère parut devant lui habillée, chaussée, et la toque en plumes sur la tête, en tout une toilette pour sortir.
—Bonjour, grand-papa, veux-tu de moi dans ta promenade?
—Mais je vais à Condé.
—Je sais bien; c'est pour cela que je te demande si tu veux que je t'accompagne.
—Tu as besoin à Condé?
—Oui, chez les demoiselles Ledoux pour mon filleul, et comme miss Armagh m'assassine toujours d'observations quand je veux acheter quelque chose pour Richard, il me serait agréable de faire une fois dans ma vie mes acquisitions tranquillement, librement, et avec toi je suis assurée d'avoir cette liberté. Tu me laisseras choisir sans me parler d'économie, de modestie, de convenances, de position médiocre, etc., etc.
—Mais j'ai besoin d'aller chez le capitaine; je lui ai fixé un rendez-vous.
—Liberté pour liberté; tu me laisseras libre chez les demoiselles Ledoux, je te laisserai libre chez le capitaine; si vous avez à vous entretenir de choses sérieuses, je me promènerai dans le jardin.
M. de la Roche-Odon ne savait rien refuser à sa fille.
—Partons, dit-il.
Et par l'avenue de chênes ils gagnèrent la grande route.
—Sais-tu que je suis, jusqu'à un certain point, peu satisfait de te conduire chez M. de Gardilane, dit le comte; tu as été si bizarre avec lui hier, que je me demandais si vous étiez en querelle.
—Si j'ai été bizarre avec M. de Gardilane, je l'ai été avec tout le monde, il me semble.
—Cela est très-vrai: qu'avais-tu donc?
—J'étais nerveuse.
—Eh bien, ma chère mignonne, laisse-moi te dire qu'il ne faut pas s'abandonner ainsi à ses nerfs, car alors il arrive fatalement qu'au lieu de nous obéir comme cela se doit, c'est nous qui leur obéissons et qui devenons leurs esclaves; cela n'est pas d'une jeune fille de ton âge.
—Tu as raison, grand-papa, et je t'assure que je n'ai pas attendu ton observation pour me dire que j'avais été parfaitement ridicule.
—Ridicule?
—Si, grand-papa, je l'ai été, je te soutiens que je l'ai été, et je veux m'en excuser auprès de M. de Gardilane.
—Ne va pas d'un excès à l'autre, je te prie.
—Sois tranquille, je ne veux pas lui faire de plates excuses; j'ai été désagréable avec lui hier, je veux être aimable aujourd'hui, voilà tout.
—Bien, mon enfant; il faut toujours savoir réparer sa faute.
Ils ne tardèrent pas à arriver à l'entrée de la ville.
—Et par où commençons-nous nos visites? demanda le comte.
—N'as-tu pas rendez-vous avec M. de Gardilane?
—Oui.
—Eh bien! il ne faut pas le faire attendre; nous irons chez les demoiselles Ledoux en sortant de chez lui; d'ailleurs, j'avoue que j'ai hâte de réparer ma faute.
Ils trouvèrent le capitaine dans son cabinet, ne travaillant pas, mais se promenant en long et en large, le visage pâle, les yeux battus, portant dans toute sa personne les marques d'une préoccupation fiévreuse.
Lorsqu'il vit entrer Bérengère derrière son grand-père, il s'arrêta stupéfait et ne pensa même pas à prendre la main que le comte lui tendait.
Il était resté les yeux attachés sur Bérengère, les sourcils élevés, la bouche ouverte, le regard fixe, cloué sur place.
Comme elle était restée derrière son grand-père, de telle sorte que celui-ci ne pouvait pas voir ses mouvements, elle fit signe au capitaine, avec un sourire, de prendre la main que le comte lui tendait.
Puis passant au premier plan, elle lui offrit elle-même la main à son tour.
—Comment allez-vous, ce matin?
Il balbutia quelques mots tant sa stupéfaction était profonde.
Il avait cru ne jamais la revoir, et il avait passé la nuit en proie à cette affreuse pensée; tout au contraire, elle était là, souriante devant lui.
Elle lui pressa les doigts doucement, longuement, et la joie la plus vive qu'il eût jamais ressentie fit bondir son coeur.
Alors?
Mais il n'était pas en état, pas plus qu'il n'était en situation d'examiner cette question et de voir ce qu'il y avait dans ce changement prodigieux.
Elle était là, il la voyait, il l'entendait, il ressentait dans ses veines les chaudes vibrations qu'avait soulevées son étreinte, et dans son trouble de joie, il était incapable de raisonner froidement.
D'ailleurs il lui fallait répondre à M. de la Roche-Odon, et c'était là une tâche déjà bien assez difficile.
Il fit un effort pour se remettre et trouver quelque chose de raisonnable à dire, mais son esprit était emporté par un irrésistible tourbillon.
Ce que disait le comte, il ne l'entendait même pas.
Bérengère, après lui avoir serré la main, avait reculé de quelques pas, et elle était restée debout derrière son grand-père.
Comme si elle ne savait que faire, elle se mit à prendre des livres les uns après les autres, à les feuilleter négligemment et à les reposer sur la table.
Puis; tout à coup levant un doigt en l'air, elle fit signe au capitaine d'être attentif.
Il n'avait pas besoin de cet appel, ne la quittant pas des yeux.
Alors, ayant abaissé sa main levée, elle la glissa dans la poche de sa robe, tandis que de sa main gauche, elle ouvrait un volume posé à plat sur la table.
D'un rapide coup d'oeil, elle réitéra et appuya son appel d'être attentif à tous ses mouvements.
Puis vivement elle tira un papier de sa poche et le plaça dans le volume, qu'elle referma.
Alors, levant le volume de manière à ce que le capitaine pût en bien lire le titre imprimé en gros caractères sur la couverture, elle le lui présenta; puis, après le temps nécessaire pour cette lecture, elle le reposa sur la table, et entassa vivement par-dessus lui trois ou quatre livres qu'elle prit au hasard.
Cela fait légèrement, rapidement, en moins d'une minute, elle s'avança de quelques pas, et s'adressant à son grand-père:
—Je vais dans le jardin, dit-elle.
—Mais, mademoiselle..., interrompit le capitaine, qui voulait la garder.
—Ne me retenez pas, je vous prie, j'exécute une convention arrêtée avec grand-papa, et si je n'étais pas sage, il ne me ramènerait plus.
Sans attendre une réponse, elle se dirigea vers la porte d'un pas léger, et arrivée là elle se retourna et, posant un doigt sur ses lèvres entr'ouvertes, elle sortit.
De ce que M. de la Roche-Odon lui dit ce jour-là, le capitaine n'entendit pas, ou tout au moins ne comprit pas un seul mot.
Son esprit était tout entier à ce livre et à cette lettre.
Que contenait cette feuille de papier?
A en juger par la physionomie de Bérengère, par son sourire et son geste d'encouragement, il y avait tout lieu de se laisser aller à l'espérance.
Mais encore?
Jusqu'où espérer?
La nuit d'angoisse qu'il venait de passer avait si douloureusement tendu ses nerfs, qu'il était incapable d'appliquer sa pensée sur un seul objet; son esprit affolé allait d'une extrémité à l'autre et ne se fixait à rien, pas plus au doute qu'à la confiance. Son sort, sa vie, son bonheur étaient dans cette lettre.
Et cependant il devait répondre de temps en temps à M. de la Roche-Odon, sous peine de se trahir; il le faisait par quelques monosyllabes: «oui, non», ou bien par quelques mots insignifiants: «peut-être, sans doute, je ne dis pas non».
A la fin, le comte comprit qu'il était inutile de poursuivre davantage un entretien qui, en réalité, était un vrai monologue qu'il débitait seul.
—Je vois que vous êtes préoccupé, dit-il en se levant.
—Il est vrai; mais je vous écoute, je vous assure.
—Nous reprendrons cette conversation un autre jour. D'ailleurs, Bérengère m'attend, et, à regarder l'eau couler, elle trouverait le temps long.
Tout en parlant, il s'était appuyé sur la table chargée de livres, et machinalement il avait ouvert un volume.
Le capitaine étendit le bras par un mouvement instinctif; mais il se retint, car il ne pouvait pas paraître vouloir empêcher le comte de toucher à ses livres.
Heureusement telle n'était pas l'intention de celui-ci; il n'y avait aucune arrière-pensée dans son mouvement.
Ils sortirent.
Bérengère était assise sous le saule et elle s'amusait à jeter des petits cailloux dans la rivière, comme une enfant qui fait des ronds.
Elle fit un signe discret au capitaine pour lui demander s'il avait lu le papier caché dans le livre.
Il répondit que non de la même manière.
Alors elle eut un geste d'impatience, qu'elle corrigea d'ailleurs aussitôt par un sourire.
—Nous vous laissons à votre travail, dit-elle.
Et comme il les reconduisait, elle voulut lorsqu'ils passèrent devant la maison qu'il rentrât; mais il tint à aller jusqu'à la grille.
Les adieux ne furent pas longs, car Bérengère se chargea elle-même de les abréger en prenant le bras de son grand-père.
Il put alors courir à son cabinet de travail.
Les mains tremblantes, il ouvrit le volume; le billet n'était pas cacheté:
«Voulez-vous vous trouver demain, à trois heures, dans les ruines du temple; j'y serai seule.
BÉRENGÈRE.»
Il relut ce billet à quatre ou cinq reprises, et à chaque fois il lui donna une interprétation nouvelle.
Laquelle était la vraie?
Il n'osait croire son coeur.
Cependant il y avait un fait certain:
—Ce n'était pas fini.
Et après la journée de la veille et la nuit qui l'avait suivie, après ce qu'il avait vu, après ce qu'il avait souffert, c'était le ciel qui s'ouvrait devant ses yeux éblouis.
XXIX
Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, à l'époque où le marquis de Girardin publiait un livre sur la Composition des paysages et sur les Moyens d'embellir la nature, un comte de la Roche-Odon, qui était philosophe et amant de la nature, avait eu l'idée d'embellir sa terre patrimoniale selon le goût du jour.
Choisissant dans sa forêt de la Rouvraye, à peu de distance du parc réservé, un monticule isolé, une sorte de petite colline formée de rochers éboulés, du haut de laquelle on découvrait un immense horizon, il avait fait élever sur le point culminant un petit temple grec de forme ronde, surmonté d'un dôme reposant sur une colonnade; un escalier tracé en pente douce sur les flancs de la colline, à travers les blocs de grès et les massifs de pins, de genévriers et de bouleaux, conduisait à ce monument; au bas de cet escalier, on trouvait l'autel de l'Examen, au milieu l'autel du Doute, et enfin, à son sommet, le temple de la Philosophie, au milieu duquel était érigée une statue de Montaigne.
Pendant une vingtaine d'années, ce temple avait été une des curiosités du pays; mais, après 89, les habitants de Condé et les paysans d'alentour, n'admettant pas qu'on bâtit un temple rien que pour honorer la philosophie (connais-tu ça, toi, sainte Lisophie?), s'étaient imaginé que le trésor de la Roche-Odon était caché dans ce temple. Cette croyance s'était répandue, et, en 93, le club de l'Égalité, présidé par Fabu (qui plus tard devait devenir Fabu de Carquebut et beau-père du marquis de Rudemont), avait décidé que des fouilles seraient faites dans ce temple en vue de restituer à la nation les trésors des ci-devant comtes de la Roche-Odon.
De trésors, on n'en avait point trouvé; mais la colline avait été si bien fouillée que le temple s'était écroulé et, dans sa chute, avait écrasé trois travailleurs patriotes, dont la mort, selon l'opinion d'une grande partie de la contrée restée fidèle à la religion, avait été causée par la vengeance de sainte Lisophie.
Quand les la Roche-Odon avaient repris possession de leur domaine, ils n'avaient eu garde de relever le temple voué à Michel Montaigne, car leurs croyances s'étaient épurées à l'expérience de 93, et il ne s'agissait plus pour eux de jouer à la philosophie, au doute, à l'examen ou autres niaiseries de ce genre.
Pour le présent comte de la Roche-Odon, cette partie de la forêt qui rappelait une défaillance d'un de ses ancêtres, était un endroit maudit.
Abandonnée aux forestiers, cette colline naguère embellie, était donc retournée à l'état de nature; les mousses, les lichens, les orseilles, les fougères avaient recouvert les colonnes couchées sur la terre, les marches de l'escalier s'étaient effondrées, les autels avaient été emportés pour devenir des auges à cochons, et partout les broussailles, les ronces, et la végétation foisonnante des bois sauvages avaient remplacé les savantes combinaisons de l'amant de la nature.
C'était là que Bérengère avait donné rendez-vous à Richard, certaine à l'avance de n'y être point surprise.
Toute la difficulté pour elle était de s'y rendre; mais l'amour lui avait inspiré une hardiesse et une audace qu'elle n'avait pas au temps où elle avait prié le capitaine de Gardilane de venir dans le saut-de-loup. Son intention n'était pas d'inventer une combinaison plus ou moins habile pour se débarrasser de la surveillance de miss Armagh. Sans raison, sans prétexte, elle quitterait furtivement le château, et sortant du parc elle se rendrait aux ruines. Si on s'inquiétait d'elle, ce qui était probable, si on la cherchait, tant pis; l'essentiel était qu'on ne la trouvât point, et il y avait bien des chances pour qu'on ne vint pas la relancer jusque dans les ruines du temple.
Vers deux heures elle sortit du château, et tout d'abord elle se dirigea du côté opposé à celui où se trouvaient les ruines, de façon que si l'on demandait aux jardiniers où elle était, ils indiquassent une fausse piste.
Tant qu'on put la voir elle marcha doucement d'un air indifférent comme si elle se promenait sans trop savoir où elle allait, puis lorsqu'elle fut arrivée à un massif boisé qui la cachait, elle prit une allée latérale, et vivement elle se dirigea vers la sortie du parc.
Elle avait bien examiné toutes ses chances, les bonnes comme les mauvaises, et sa grande inquiétude avait été de trouver chez lui le garde qui habitait le pavillon élevé à cette porte, car s'il la voyait passer, il ne manquerait pas de donner des indications dangereuses à ceux qui la chercheraient; heureusement à cette heure de la journée il devait être en tournée dans la forêt, ses enfants devaient être à l'école, et comme il était veuf, il y avait des probabilités pour que la maison fût inoccupée.
Les choses se réalisèrent ainsi: les portes et les fenêtres du pavillon étaient fermées, et personne ne se trouva là pour la voir ouvrir et refermer la porte.
Dans la forêt elle était sauvée.
Elle regarda l'heure à sa montre, la demie était passée de cinq minutes; comme il fallait un quart d'heure à peine pour atteindre la colline, elle avait du temps devant elle.
Se disant cela elle voulut respirer, mais ce fut en vain, son coeur était trop serré par l'émotion.
C'était chose si grave que celle qu'elle faisait.
C'était sa vie, son honneur qu'elle engageait, sans avoir consulté personne, de son propre mouvement, sinon par un coup de tête au moins par un entraînement du coeur.
Elle voulut chasser ces idées et se mit à regarder autour d'elle, tout en marchant à petits pas.
A travers les branches dépouillées de feuilles, l'oeil s'étendait au loin sous bois et se perdait dans la confusion grise des taillis. La solitude était profonde, et dans le silence de la forêt, on n'entendait que la plainte monotone du vent dans les grands chênes, et la chanson harmonieuse que les sapins murmuraient en se balançant.
Cent fois elle avait parcouru ce chemin, et cependant jamais encore elle n'avait remarqué la profondeur de ces lointains.
Cent fois elle avait entendu le vent souffler dans ces arbres, et jamais encore elle n'en avait été émue comme en ce moment.
Que se passait-il donc de mystérieux en elle, d'inconnu?
Ses yeux voyaient plus loin.
Ces bois, ces arbres, ces nuages qui couraient dans la ciel, ces murmures qui l'enveloppaient, ce silence de la forêt, lui parlaient un langage qu'elle ne connaissait point.
Comme ces voix étaient douces! elles la transportaient dans un autre monde que celui où elle avait vécu jusqu'à ce jour, et son âme avec de délicieux frissons s'ouvrait à des sensations qui étaient nouvelles pour elle.
De temps en temps elle murmurait un nom:
—Richard.
Et alors s'arrêtant, elle regardait autour d'elle pour voir si elle n'apercevait point celui que son coeur appelait.
Puis elle reprenait sa marche.
Ce n'était plus à la gravité de son action qu'elle pensait, c'était à lui, à lui qu'elle aimait, qu'elle adorait.
Elle arriva bientôt au bas de la colline, et là encore elle s'arrêta pour écouter et regarder autour d'elle.
Elle n'entendit que le bruit du vent, et au loin quelques cris d'oiseaux.
Elle eût été heureuse de le trouver arrivé avant elle.
Mais peut-être l'était-il.
Et vivement elle gravit le sentier qui avait remplacé l'escalier par lequel on montait autrefois au temple de la philosophie.
Deux fois seulement elle se retourna pour voir s'il ne montait pas derrière elle, et s'il n'allait pas la rejoindre.
Mais les tournants de ce sentier étaient assez petits, et la vue, gênée d'ailleurs par les amas de grès et par les buissons de genévriers poussés entre leurs fentes, ne s'étendait pas bien loin.
Quelqu'un qui l'aurait rencontrée, n'aurait pas eu besoin d'une grande pénétration pour deviner où allait cette jeune fille, dont les pieds foulaient à peine la mousse du chemin, et dont le regard rayonnant était perdu dans le ciel.
Elle atteignit bientôt le sommet de la colline; mais par suite des fouilles entreprises pour trouver le trésor des la Roche-Odon, ce plateau avait été complétement bouleversé, des excavations avaient été creusées, de sorte que les amas de terre, mêlés aux ruines du temple, avaient dévoyé l'ancien escalier, et le sentier qui serpentait maintenant au milieu des amas de terre couverts de buissons et des blocs de grès.
En sortant de derrière un de ces blocs elle aperçut devant elle, à quelques pas, debout, au milieu du chemin, l'attendant, Richard, arrivé depuis longtemps déjà.
Elle ne fut pas maîtresse de retenir le cri qui du coeur lui monta aux lèvres, le nom qu'elle avait tant de fois prononcé.
—Richard!
Vivement il vint à elle les mains tendues.
Mais il ne fit pas tout le chemin, car non moins vivement que lui, elle s'avança les mains tendues aussi.
Et ce fut par un même mouvement que ces mains se posèrent les unes dans les autres et s'étreignirent.
Ils restèrent ainsi les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, sans avoir conscience du temps qui s'écoulait.
Enfin Bérengère se dégagea doucement.
—Et vous étiez-là, dit-elle, tandis que moi je me retournais pour voir si vous ne veniez pas derrière moi.
—D'ici je vous voyais; vous vous êtes arrêtée là-bas au pied de ce gros chêne, et puis là encore devant ce sapin.
—Et vous n'avez rien dit.
—Pouvais-je donc élever la voix?
—C'est vrai.
—Et vous avez pu venir.
—C'est-à-dire que j'ai pu m'échapper, car je me suis échappée sans prévenir personne, et miss Armagh doit me chercher maintenant, mais avant qu'elle ait la pensée de venir ici, nous avons du temps à nous, le temps de causer, librement, sans craindre qu'on nous dérange, comme madame Prétavoine est venue nous déranger dans le saut-de-loup.
Elle parlait précipitamment, entassant les paroles les unes par-dessus les autres, avec l'assurance voulue de ceux qui ne se sentent pas maîtres de leur émotion.
Elle se tut, puis elle regarda autour d'elle; une grosse pierre couverte de mousse était adossée à un énorme bloc de grès, placée là comme pour faire un siége.
—Voulez-vous que nous nous asseyions là, dit-elle, nous serons bien pour causer.
Il la conduisit à la pierre qu'elle venait de lui montrer.
Elle s'assit, et de la main elle l'engagea à prendre place près d'elle.
Depuis qu'elle avait écrit à Richard, elle n'avait eu qu'une pensée: ce qu'elle dirait dans ce tête-à-tête. Elle s'était bien préparée: «Elle dirait ceci, elle ferait cela.» Sans doute elle serait terriblement émue, mais enfin quand à l'avance on a bien disposé son plan de conduite et soigneusement choisi ses paroles, on doit se tirer mieux d'affaire qu'alors qu'on se livre à l'improvisation.
Mais en comptant sur une émotion terrible, elle était restée au-dessous de la réalité; celle qui l'étouffa au coeur et la serra à la gorge au moment où elle voulut prononcer le premier mot de ce qu'elle avait à dire, fut si violente, qu'elle resta la bouche ouverte sans pouvoir articuler un son.
Par un effort tout-puissant de sa volonté, elle réagit contre cet effet physique, mais chose extraordinaire, quand elle chercha dans sa mémoire ce qu'elle avait si bien préparé, elle ne trouva rien: elle était emportée dans un tourbillon et incapable de se ressaisir.
Elle leva les yeux sur Richard, mais le regard qu'elle rencontra la troubla encore plus profondément.
De nouveau elle baissa les yeux et se tut; mais à travers ses paupières abaissées elle sentait les yeux de Richard, de même que sur ses joues elle sentait son souffle qui la brûlait.
Dépitée contre elle-même, effrayée aussi, elle se leva vivement et faisant quelques pas en avant, elle vint sur le bord du plateau à l'endroit où la vue s'étendait librement sur la forêt.
Le vent qui lui souffla frais au visage calma un peu les mouvements précipités de son coeur, et ne sentant plus le regard de Richard, ne respirant plus son haleine, n'étant plus sous l'influence du courant qui par leurs mains jointes passait de lui en elle, il lui fut possible de réagir contre l'ivresse qui l'avait gagnée.
Après quelques secondes, elle revint à la pierre et se rasseyant près de Richard:
—Mon billet a dû bien vous surprendre, dit-elle.
—Dites qu'il m'a rendu bien heureux, après notre entretien d'avant-hier, après notre dîner, après notre soirée, je...
—Oh! ne parlez pas de cela, je vous en prie, si vous ne voulez pas que je vous demande pardon de mon attitude pendant ce dîner et cette soirée. Ce n'est pas pour cela que je vous ai prié de venir ici, et ce n'était pas de cela que je voulais vous entretenir. Je ne sais comment ces paroles sont venues sur mes lèvres; ç'a été involontairement, insciemment. Cette attitude vous sera expliquée plus tard; mais, si je commençais par là je ne pourrais vous dire ce que je veux... ce que je dois vous dire.
Elle parlait d'une voix haletante, par mots entrecoupés; mais enfin elle pouvait parler, et maintenant elle était certaine d'aller jusqu'au bout.
Après une courte pause, elle reprit:
—Vous savez quelles sont les inquiétudes de grand-papa à mon égard. Vous savez aussi quelles précautions il prend pour conserver sa santé, c'est-à-dire la vie, jusqu'au jour...
Elle hésita.
—... Jusqu'au jour où je serai libre, soit par l'émancipation, soit par le mariage.
Elle avait prononcé ces dernières paroles lentement, péniblement, mettant un silence entre chaque mot, mais cela dit, elle parla avec volubilité comme si elle venait de débarrasser sa langue du bâillon qui la paralysait.
—Cette émancipation il l'avait espérée pour une date prochaine; mais, par suite de formalités légales, mal comprise par lui, il paraît qu'elle est impossible. Je n'ai pas à vous expliquer cela, c'est inutile, n'est-ce pas? Il y a un fait, je ne puis pas être émancipée, je ne puis être que mariée. Mais précisément je ne veux pas qu'on me marie.
—Ah! vous ne voulez pas...
—Non, je veux me marier moi-même; petite fille je disais que je n'épouserais que l'homme que j'aurais choisi et que j'aimerais; grande fille je n'ai pas changé de sentiment.
Il se fit un silence.
Le capitaine écoutait avec une anxiété si vive qu'il ne pensait pas à interrompre ou à interroger.
Quant à Bérengère, elle s'était de nouveau laissé reprendre par l'émotion qui, quelques instants auparavant, l'avait paralysée.
Cependant après quelques secondes elle continua:
—Vous pensez bien, n'est-ce pas, que je ne suis pas fille à me laisser donner un mari, même quand ce serait pour assurer le repos et le bonheur de mon pauvre grand-papa que j'aime tant; dites-moi que vous le pensez.
—Je le pense.
—Alors, puisqu'il en est ainsi, vous ne devez pas être surpris que je me sois résolue à me marier, et c'est pour vous annoncer mon mariage que je vous ai demandé ce rendez-vous.
—Vous vous mariez! s'écria-t-il, bouleversé, éperdu.
—Oui, je me marie, heureuse et fière du choix que librement j'ai fait.
Depuis qu'elle parlait, deux pensées absolument opposées l'avaient alternativement transporté et accablé; mais il n'osait accepter l'une, et il ne pouvait s'abandonner à l'autre.
Ah! je vous en conjure, s'écria-t-il, parlez sérieusement.
—Sérieusement! Regardez-moi donc et dites-moi si je ne suis pas sérieuse dans mes paroles.
Elle se pencha vers lui, tandis qu'il s'inclinait vers elle, et pendant un espace de temps dont ils n'eurent pas conscience, ils restèrent ainsi face à face, les yeux dans les yeux.
Violemment il leva tout à coup les deux bras pour la prendre et l'éteindre, mais un dernier effort de volonté et de raison le retint; il ramena ses bras sur sa poitrine et se cacha la tête entre ses deux mains pour ne plus voir ces yeux qui l'attiraient irrésistiblement.
—Vous voyez donc bien que je parle sérieusement, dit-elle.
Il balbutia quelques mots qu'elle n'entendit point.
Alors elle attendit un moment, puis elle poursuivit:
—Puisque vous êtes mon confident, il faut que je vous dise qui j'ai choisi; je m'étais imaginé, en prenant cette résolution, que je n'aurais pas cet aveu à vous faire, mais je vois que vous êtes si peu brave que vous ne me viendriez pas en aide. C'est...
Cette fois il ne fut plus maître de lui, et tendant les deux bras vers elle, il s'écria:
—Bérengère, chère Bérengère!
—Richard, oui, Richard, c'est Richard.
Et, cédant à son émotion, elle se laissa aller vers lui et se coucha la tête sur sa poitrine.
Il l'avait prise dans ses bras et, penché sur elle, le visage enfoncé dans ses cheveux, il la serrait passionnément.
Enfin Richard ayant dénoué ses bras pour lui relever la tête et la regarder, elle se dégagea et se redressa.
Alors il se laissa glisser à ses genoux, et, lui prenant les deux mains, relevant la tête et la haussant de manière à effleurer presque son visage:
—Ah! chère Bérengère, dit-il, laissez-moi vous regarder ainsi, ces beaux yeux dans les miens.
Elle le regarda comme il le demandait; puis, avec un sourire:
—Alors vous ne me connaissez pas encore? dit-elle.
—Mademoiselle de la Roche-Odon? oui, je la connais; mais celle que je regarde en ce moment, celle que j'admire, celle que j'adore à genoux, c'est ma femme, ma chère petite femme.
—Oh! Richard, mon Richard bien-aimé!
Il est des heures dans la vie où les yeux parlent un langage plus éloquent, plus passionné que les lèvres, où les mots sont inutiles et où, dans leur forme matérielle, ils ont même quelque chose d'incomplet pour traduire des sentiments qui n'ont rien de matériel.
Pendant longtemps ils restèrent ainsi perdus, ravis dans une muette extase.
Ce qu'ils avaient à se dire, ils l'avaient dit.
Ils s'aimaient.
Et c'était sa femme qu'il tenait dans ses bras.
Cependant il vint un moment où cette pensée fut emportée dans les mouvements tumultueux de sa passion, alors de peur de se laisser entraîner, il voulut prendre la parole.
—Ainsi vous m'aimez!
—Il a fallu vous le dire, puisque, vous mettiez tant de mauvaise volonté à me comprendre.
—Ah! Bérengère.
—Il paraît que ce qui était difficile à dire pour vous, devait être facile pour moi.
—Pouvais-je vous dire que je vous aimais, quand j'avais creusé moi-même par mes paroles un abîme entre nous?
—Et ce sont justement ces paroles, cher Richard, qui ont amené ma résolution; en vous voyant si plein de loyauté et de franchise avec moi, alors que vous compreniez tous les dangers de vos paroles, j'ai compris que, moi aussi je devais être loyale et franche avec vous. C'est vous qui par votre héroïsme m'avez montré mon devoir. Vous m'aimiez...
—Si je vous aimais!
—Oui, je le savais, je le sentais; vous m'aimiez, et cependant, au risque de me perdre, vous n'avez pas hésité, quand je vous obligeais à répondre, à le faire loyalement, sans détours, sans tromperie; cela m'a dicté ma conduite; puisque, par ma faute, je vous empêchais de jamais pouvoir me dire que vous m'aimiez, j'ai compris que c'était à moi de venir à vous pour vous dire: je vous aime.
—Oh! Bérengère encore ce mot, encore et toujours.
—Richard, je vous aime, Richard, je vous aime.
Et comme il voulait l'étreindre de nouveau, elle l'arrêta doucement.
—Maintenant que vous connaissez mes sentiments, à vous, mon cher Richard, d'agir en conséquence.
—Mais...
—Oh! loyalement, franchement comme vous avez agi avec moi; ce que je vous dis, c'est un seul mot: «je vous aime». Ce que je veux, c'est une seule chose: «être votre femme»; maintenant...
Mais tout à coup dans le silence de la forêt éclata l'appel d'une voix qui vint résonner dans les rochers et se répercuter dans leurs échos.
—On me cherche, s'écria-t-elle.
Et vivement elle courut sur le bord du plateau.
Dans le chemin par lequel elle était venue elle aperçut, au bas de la colline, un homme, un garde.
—C'est Cornu, dit-elle en revenant vivement vers Richard; il va monter ici, il faut que je vous quitte, et que j'aille au devant de lui; vous, restez là assis, afin qu'on ne vous aperçoive pas,—et de la main, elle le fit se rasseoir sur la pierre;—vous ne partirez que longtemps après que je serai rentrée. Adieu, mon Richard,—mon bien-aimé,—mon mari!
Et vivement elle lui effleura le front de ses lèvres.
Puis comme une biche effarée, les cheveux au vent, elle se lança en courant dans le sentier et disparut.
XXX
Elle arriva au bas du sentier au moment où le garde y arrivait lui-même en sens contraire pour le monter.
En l'apercevant il s'arrêta.
—Eh bien, Cornu, que se passe-t-il donc? demanda-t-elle.
—Je cherchais mademoiselle.
—Parce que?
—Oh! bien sûr que ce n'est pas moi qui ai eu cette idée, c'est miss Armagh qui a mis tout le monde en mouvement pour chercher mademoiselle, les autres et moi; alors j'ai fait ce qu'on me disait.
—C'est bien, rentrez au château, dites que je ne suis pas perdue et que je viens derrière vous.
Elle avait besoin d'être seule.
Parler en ce moment était une sorte de profanation pour elle; elle avait besoin d'écouter les échos des paroles enchanteresses qu'elle venait d'entendre, de se recueillir, d'entendre encore, de voir encore par le souvenir celui qu'elle aimait.
En venant à ce rendez-vous elle avait été sensible au murmure des arbres et aux beautés de la forêt, mais en retournant au château, elle ne fut sensible qu'à ce qui se passait en elle, elle ne vit que Richard resté dans ses yeux, elle n'entendit que la musique de sa voix résonnant dans son coeur.
Ah! comme ce qui n'était pas son amour, comme ce qui n'était pas lui, comme ce qui n'était pas elle, était insignifiant ou misérable en ce moment.
Lorsqu'elle approcha du château elle aperçut miss Armagh qui accourait au-devant d'elle.
—Eh bien! s'écria celle-ci de loin.
Bérengère la laissa venir jusqu'à elle, et alors d'une voix hautaine:
—Eh bien! dit-elle.
—Vous étiez sortie.
—Sans doute.
—Sans rien dire.
—Aviez-vous peur que je fusse perdue?
Ce n'était pas sur ce ton que Bérengère répondait ordinairement à son institutrice, aussi miss Armagh resta-t-elle un moment interloquée.
Mais elle se remit bien vite; n'avait-elle pas le droit de son côté? Alors, le prenant de haut, elle s'adressa à cette petite fille révoltée, en héritière (sans héritage, hélas!) des rois d'Irlande.
Malheureusement cette petite fille était aussi une héritière, et si son institutrice descendait des rois d'Irlande, elle descendait, elle, d'un sang qui avait fait des rois: Rollon, Robert Guiscard et Guillaume le Conquérant.
Miss Armagh l'ayant pris de haut, Bérengère le prit de plus haut encore.
Elle n'était plus une petite fille.
Stupéfaite de cette résistance, miss Armagh jugea prudent de ne pas continuer une lutte ainsi engagée.
—Nous nous expliquerons ce soir avec M. le comte, dit-elle.
—Parfaitement; je regrette que vous fassiez cette peine à grand-papa, mais comme je n'ai rien à lui cacher, j'accepte cette explication. A ce soir.
Et, la tête haute, le regard assuré, elle monta à son appartement où elle s'enferma, pour être libre de penser à Richard.
Que lui importait miss Armagh!
Elle ne descendit que lorsque la cloche eut sonné le dîner.
A la façon dont son grand-père la regarda lorsqu'elle entra dans la salle à manger, elle comprit que miss Armagh avait fait son rapport.
Cependant le comte ne lui adressa pas la moindre observation, mais il parut préoccupé, et bien que, par suite de son abstinence habituelle, il eût généralement bon appétit, il mangea ce soir-là moins encore que de coutume.
Le dîner fut long, car miss Armagh ne desserra les lèvres que pour manger et boire, le comte ne prononça que quelques mots, et Bérengère resta perdue dans son rêve.
Ce fut seulement lorsqu'on s'installa dans le salon, que M. de la Roche-Odon interpella Bérengère.
—Miss Armagh m'a rapporté... dit-il.
—Que j'avais été peu convenable avec elle, interrompit Bérengère.
—Mademoiselle! s'écria l'institutrice.
—C'est parce que je parle de moi que je me sers de cette expression adoucie, vous auriez pu en employer une plus sévère, cela n'eût été que justice.
Cela dit en s'adressant à miss Armagh, elle se tourna vers son grand-père.
—Oui, grand-papa, les plaintes de miss Armagh sont pleinement fondées, et je suis d'autant plus satisfaite qu'elle ait cru devoir t'en faire part, que cela me permet de lui en témoigner tous mes regrets devant toi.
Alors, quittant son siége et allant se placer devant son institutrice:
—Croyez bien, chère miss Armagh, que je n'oublierai jamais ce que vous avez été pour moi depuis mon enfance, votre bonté, votre indulgence, votre sollicitude; j'ai eu le tort, le grand tort, tantôt, de répondre à vos observations...
—Mon enfant... voulut interrompre miss Armagh.
Mais Bérengère ne la laissa pas parler, elle poursuivit vivement:
—Vous m'avez fait une observation parfaitement juste, et au lieu d'y répondre comme je le devais, je me suis fâchée; acceptez, je vous prie, mes excuses et donnez-moi la main.
Miss Armagh se leva, ouvrit les bras dans son premier mouvement de trouble, pour embrasser son élève, puis ramenée aux convenances par la réflexion, elle lui tendit la main.
Mais si puissant que fût chez elle ce sentiment des convenances, il ne le fut pas encore assez cependant; si elle avait pu se retenir d'embrasser Bérengère, elle ne put pas empêcher ses larmes de couler et de tomber en deux grosses gouttes sur les mains de son élève...
Pour sauver la situation, et en même temps sa dignité, elle voulut prononcer quelques paroles appropriées à la circonstance.
Mais aux premiers mots son émotion l'entraîna beaucoup plus loin qu'elle n'aurait voulu aller, et plus elle se débattit, plus elle s'enfonça.
—Oh! mon enfant, ma chère enfant, combien je suis heureuse de vous entendre reconnaître ainsi un moment d'erreur; rien n'est plus beau, assurément rien n'est plus beau; mais que penseriez-vous de moi si j'acceptais vos excuses sans vous adresser les miennes? Car enfin, moi aussi j'ai eu tort à votre égard, grand tort; je n'aurais pas dû vous présenter une observation sur ce ton; vous n'êtes plus une enfant; je me suis oubliée; il était donc légitime que vous fussiez blessée; pardonnez-moi.
Et au bout de cette période entrecoupée, elle se retourna vers M. de la Roche-Odon:
—Quelle chère enfant! s'écria-t-elle, ah! quelle noble enfant!
M. de la Roche-Odon avait commencé par être ému des excuses de Bérengère, mais celles de miss Armagh le touchèrent beaucoup moins, et il avait même fini, bien qu'il fût l'homme le moins moqueur du monde, par être pris d'une irrésistible envie de rire, tant étaient drolatiques les mines que faisait cette pauvre miss Armagh.
Pour ne pas céder à ce rire, il s'adressa à Bérengère:
—Alors tu as été te promener dans la forêt? dit-il.
—Oui, grand-papa.
—Et où as-tu été?
—Aux ruines du temple.
—Idée bizarre.
Et longuement il la regarda.
Elle se sentit rougir, et pour cacher sa confusion elle détourna la tête.
—C'est auprès des ruines que Cornu t'a retrouvée?
—Non, j'ai entendu Cornu appeler; j'ai pensé qu'il me cherchait peut-être et je suis descendue.
—Alors tu l'as empêché de monter?
—Il n'avait pas besoin de monter, puisque je descendais.
—C'est précisément ce que je dis, il n'a pas monté aux ruines.
Il se fit un silence.
Mais M. de la Roche-Odon ne cessa pas de tenir ses yeux attachés sur Bérengère, qui ne savait quelle contenance prendre.
Enfin il reprit:
—Et c'est pour cette promenade aux ruines du temple, que tu n'as pas voulu venir avec moi?
Elle ne répondit pas.
—Car enfin tu as refusé de m'accompagner, insista le comte.
Elle baissa la tête.
—Tu comprends donc que dans de pareilles circonstances, l'insistance de cette excellente miss Armagh et ses observations étaient parfaitement fondées.
—Je l'ai reconnu.
—C'est vrai, et comme miss Armagh je suis satisfait de voir que tu n'as pas persisté dans ta faute, mais, enfin, malgré tout, tu n'as pas répondu aux questions que miss Armagh, surprise par cette promenade, a dû te poser, et que je te pose maintenant à mon tour.
Après un moment d'hésitation, Bérengère fit un signe furtif à son grand-père, pour lui montrer l'institutrice.
Mais soit que le comte n'eût pas compris ce signe, soit qu'il n'eût pas voulu le comprendre, il insista:
—Et alors? demanda-t-il.
—Mais je suis prête à te répondre, dit-elle avec résolution, en soulignant le te.
Elle avait relevé la tête et, bien qu'elle eût le visage empourpré, elle regardait son grand-père en face.
—Eh bien! réponds, mon enfant.
De nouveau elle se leva et, s'approchant de miss Armagh, comme elle l'avait fait quelques instants auparavant:
—Lorsque je vous ai assuré tout à l'heure de ma tendresse et de ma reconnaissance, vous n'avez pas douté de moi, n'est-ce pas? dit-elle.
—Assurément non, mon enfant.
—Vous savez donc que j'ai pleine confiance en vous; vous savez aussi combien je vous aime...
—Mais...
—Mais si grande que soit cette estime, si vive que soit cette amitié, elles ne peuvent pas faire cependant que vous remplaciez grand-papa dans mon coeur; il y a certaines choses qu'on dit à son père et qu'on ne dit pas à d'autres.
—Bérengère! s'écria le comte.
Tout d'abord miss Armagh fut suffoquée par ces paroles, qui disaient si clairement qu'on ne voulait pas s'expliquer devant elle; sa fierté et sa dignité furent blessées de ce manque de confiance; mais c'était au fond du coeur une brave et excellente femme.
—Parlez à monsieur votre grand-père, mon enfant, dit-elle.
Et sans un mot de plus, elle se dirigea vers la porte.
Bérengère courut à elle; miss Armagh lui tendit la main.
—Bonsoir, ma mignonne.
Et avec un sourire sur les lèvres, mais le coeur gros cependant, elle sortit.
Lorsque miss Armagh fut sortie, Bérengère revint vers son grand-père.
—Oh! grand-papa, dit-elle, comme tu me regardes; jamais je ne t'ai vu ces yeux irrités.
—Ta conduite avec cette excellente miss Armagh explique, il me semble, mon mécontentement.
—Écoute-moi d'abord, et tu verras ensuite si j'ai eu tort ou raison de ne pas vouloir te répondre devant miss Armagh.
—Je t'écoute.
—Oh! pas ainsi, ou bien je ne pourrai pas me confesser, car c'est ma confession que tu vas entendre.
Elle poussa un siége bas et le plaça devant le fauteuil du comte; cela fait, elle s'assit vivement et s'accoudant sur les genoux de son grand-père, elle le regarda longuement.
Puis avec le sourire d'un enfant gâté, qui est sûr de l'indulgence et même de la faiblesse de son juge:
—J'attends, dit-elle.
—Moi aussi.
M. de la Roche-Odon aurait voulu prononcer ces deux mots avec sévérité, mais cela lui fut impossible, l'accent démentit le sens des paroles.
Alors Bérengère lui prenant la main et la lui baisant tendrement:
—C'est que tu n'es pas un confesseur comme l'abbé Colombe, toi, grand-papa, dit-elle. Que l'abbé Colombe ait l'air irrité ou indulgent, cela n'a pas d'importance; ce n'est pas à lui que je parle quand je lui adresse la parole, ce n'est pas lui que je regarde, c'est Dieu. Mais avec toi, c'est toi que je regarde, c'est à toi que je m'adresse,—à toi, mon cher grand-papa, si bon, si indulgent, si tendre, si doux, si aimant; alors comme en te regardant, je ne trouve plus cette bonté, cette tendresse, cette douceur, je suis paralysée, et c'est pour cela que je te dis: «j'attends.» Est-ce que tu ne veux pas me sourire un peu?
Et, souriant elle-même, elle le regarda jusqu'au moment où elle l'eut contraint, pour ainsi dire, sympathiquement à sourire en faisant violence à la sévérité qu'il imposait à son visage, mais qui n'était pas dans son coeur.
—C'est cela, s'écria-t-elle, comme cela tu me donnes du courage, et si tu savais combien j'ai besoin d'être encouragée!
—Mais parle, parle donc, cruelle enfant! s'écria M. de la Roche-Odon, qui commençait à être sérieusement inquiet.
—Certainement je veux parler, je le dois, mais enfin il me semble que jamais jeune fille n'a dit à son père ce que j'ai à te dire. A sa mère peut-être, et encore faut-il pour cela une bien grande confiance unie à la tendresse. Mais tu es une mère pour moi, en même temps qu'un père, c'est-à-dire tout.
Et se levant vivement, elle lui jeta ses deux bras autour du cou, et à plusieurs reprises elle l'embrassa.
Un pareil début n'était pas fait pour calmer les craintes du comte, mais quelque envie qu'il eût de l'entendre, il ne pouvait pas repousser ces caresses qui remuaient si délicieusement son coeur.
Avant de se rasseoir, elle se recula un peu pour regarder le visage de son grand-père, puis l'ayant contemplé un moment, elle fit un signe de la main comme pour dire qu'elle le trouvait tel qu'elle le souhaitait.
Alors s'étant rassise et ayant de nouveau posé ses mains sur les genoux de son grand-père, elle parla ainsi:
—Si je te dis tout ce que je pense, tout ce que je fais, tout ce que je désire, tu n'agis pas de la même manière avec moi, il y a bien des choses que tu penses et que tu désires, et que tu ne me dis pas. Cela me permet, n'est-il pas vrai, de chercher à deviner et à connaître ce que tu ne me confies pas, au moins quand cela a rapport à moi. J'ai donc deviné que tu voulais me marier, et... j'ai compris... au moins à peu près compris, pourquoi tu voulais ce mariage.
—Tu crois?
—Je suis sûre. D'autre part, tu sais bien que j'ai compris aussi pourquoi tu t'es imposé ce régime sévère qui fait que tu n'oses même pas manger quand tu as faim; tu sais bien que je ne suis pas aveugle, et tu sais bien aussi que je ne suis pas tout à fait bête. Suis-je bête?
M. de la Roche-Odon n'avait pas envie de plaisanter, cependant il ne put retenir le sourire qui lui vint sur les lèvres.
—Ah! enfin te voilà comme je t'aime, s'écria-t-elle, et je t'assure que ta bonne figure te va mieux que tes airs sévères. Puisque tu me souris, tu voudras bien sans doute me répondre maintenant; me suis-je trompée en devinant que tu désirais me voir mariée?
—Mais...
—Oh! je t'en prie, grand-papa, un oui ou un non: tu ne saurais croire combien tu faciliteras ma tâche, qui, je t'assure, est pénible; si tu me dis que je ne me suis pas trompée.
—Dans une certaine mesure, mais dans une certaine mesure seulement, non, tu ne t'es pas trompée, je...
—Oh! c'est assez, je ne t'en demande pas davantage.
—Cependant...
—Non, c'est assez, pour moi il suffit que j'aie pu penser que tu désirais me voir mariée, et tu l'as désiré. Pensant cela, j'ai examiné si de mon côté je désirais me marier; car tu es trop bon pour me marier contre mon gré, et de mon côté je ne suis pas d'un caractère à accepter un mariage qui ne me plairait pas. Bien certainement je suis prête à tout faire pour te contenter, à tout entreprendre, à tout souffrir; cependant, il y a une chose qui me serait impossible, même quand tu me la demanderais, ce serait d'accepter un mari que tu aurais choisi et que je n'aimerais pas.
Où voulait-elle en arriver?
C'était ce que se demandait M. de la Roche-Odon, surpris de cet étrange langage et du ton avec lequel il était débité.
—De mon examen de conscience, poursuivit Bérengère, il est résulté que je n'avais pas de répugnance pour le mariage et par suite que je serais heureuse de te donner la joie de me voir libre, c'est-à-dire, en t'affranchissant de tes inquiétudes, d'assurer ta santé.
—Chère enfant!
—Oh! crois bien que je pense à toi, grand-papa si j'osais, je dirais autant que tu penses à moi. Je reviens à mon mariage. Après avoir examiné la question en théorie, je l'ai examinée pratiquement, car enfin, pour se marier, il faut un mari.
—Et ce mari?
—C'est celui que tu as choisi toi-même, grand-papa.
—Moi?...
—Le jour où tu as décidé de ramener à notre sainte religion la personne dont tu m'as parlé.
—M. de Gardilane.
—C'est toi qui l'as nommé.
—Tu aimes M. de Gardilane?
Sans répondre, elle se leva vivement et se cacha le visage dans le cou de son grand-père.
Alors, après un moment de silence, se haussant jusqu'à son oreille qu'elle effleura de ses lèvres lèvres:
—Oui, grand-papa, murmura-t-elle, nous nous aimons.
—Vous vous aimez! s'écria M. de la Roche-Odon en lui prenant la tête, et en la regardant; M. de Gardilane a dit qu'il t'aimait?
—Je n'avais pas besoin qu'il me le dît, je le savais.
—Enfin il a osé...
—Non, grand-papa, il n'aurait jamais osé, c'est pour cela que j'ai osé, moi; il le fallait bien.
—Toi!
Elle ne répondit pas, mais le prenant dans ses bras, elle l'embrassa tendrement.
Il la repoussa.
—Ce n'est pas de caresses qu'il s'agit, mais d'une explication franche; la vérité, toute la vérité?
Il parlait avec une sévérité qu'elle ne lui avait jamais vue.
—Oh! grand-papa, murmura-t-elle.
—La vérité?
Il s'était levé, et s'étant dégagé de son étreinte, il s'était mis à parcourir le salon à grands pas, le visage pâle, les mains tremblantes.
Comme elle se taisait, il s'approcha d'elle.
—Eh bien, dit-il, me laisseras-tu longtemps encore dans cette affreuse angoisse? Parle, parle donc.
Son accent était tellement navré qu'elle fut épouvantée; mais bien vite elle comprit que pour calmer cette émotion de son grand-père et ne pas la laisser s'exaspérer, le mieux était de faire ce qu'il demandait.
—Il y avait longtemps que je savais que Richard...
—Richard!
—... M. de Gardilane m'aimait, sans qu'il m'eût jamais parlé de son amour, quand, par ce que tu me dis de lui, je compris que tu regardais comme chose possible et même favorable un mariage entre lui et moi. Je savais tout le bien que tu pensais de lui, toute l'estime que tu faisais de son caractère, toute la sympathie, toute l'amitié qu'il t'inspirait. Je savais aussi combien étaient vifs les sentiments de respectueuse affection qu'il ressentait pour toi.
—Passons.
—Non, grand-papa, car tout est là, dans cette estime, dans cette amitié réciproques que vous éprouviez l'un pour l'autre. Un seul obstacle pouvait s'opposer à notre mariage; celui-là même que tu avais entrepris d'aplanir. Comme Ri... comme M. de Gardilane ne connaissait pas tes intentions, il y avait danger qu'il ne t'écoutât pas, ainsi qu'il l'eût fait, s'il les avait connues et qu'alors tu renonçasses à ton projet de mariage, et nous nous aimions, grand-papa; il m'aimait, je l'aimais. Alors la pensée me vint de prévenir ce danger. J'écrivis à M. de Gardilane...
—Tu as écrit!
—Deux lignes, pour lui dire que je le priais de se trouver aujourd'hui, à trois heures, dans les ruines. Il est venu à ce rendez-vous, et là je lui ai expliqué que j'étais décidée à me marier, pour toi d'abord, pour assurer ton repos, pour te rendre la santé, pour que tu vives heureux et tranquille, sans inquiétudes sur mon avenir,—ensuite pour moi-même parce que j'aimais un honnête homme qui me respectait assez pour ne m'avoir jamais dit un mot d'amour.
—Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria M. de la Roche-Odon.
Puis, après un moment de silence, il fit signe à Bérengère de continuer.
—Je n'ai rien de plus à te dire, grand-papa.
—Rien?
—Rien.
M. de la Roche-Odon voulut la regarder, en plongeant dans ses yeux, comme il le faisait souvent mais il n'en eut pas la force, et il détourna la tête.
—Et ce mariage? demanda-t-il.
—J'ai dit à Richard que maintenant qu'il connaissait mes sentiments, c'était à lui d'agir en conséquence, loyalement, franchement, dans la droiture de sa conscience. A ce moment, nous avons été interrompu par Cornu, qui me cherchait, et nous n'en avons pas dit davantage.
Elle se tut, et, pendant plus d'un grand quart d'heure, éternel pour elle, elle vit son grand-père marcher en long et en large dans le salon; de temps en temps il la regardait mais presque aussitôt il détournait la tête comme s'il avait peur de rencontrer ses yeux.
Enfin il s'arrêta devant elle:
—Je te prie de monter à ta chambre, dit-il. Demain nous reprendrons cet entretien; pour aujourd'hui, j'ai besoin de me remettre et de réfléchir à tête posée,—si cela est possible.
XXXI
Ce ne fut point avec Bérengère que M. de la Roche-Odon continua cet entretien. Ce fut avec le capitaine de Gardilane.
Le lendemain matin, après une nuit d'insomnie, il quitta la Rouvraye au jour naissant, et quand il arriva devant la grille du capitaine, l'aube commençait seulement à blanchir le ciel du côté de l'orient.
Cependant, il sonna vigoureusement, en homme qui n'a pas le temps d'attendre ou que l'impatience aiguillonne.
Les yeux encore gros de sommeil, Joseph vint ouvrir.
—Le capitaine?
—Il n'est pas levé, par extraordinaire.
—J'attendrai; prévenez-le que je suis là.
C'était l'habitude de M. de Gardilane de se lever matin, mais, ce jour-là il était resté au lit, éveillé perdu dans ses rêves.
Le coup de sonnette du comte ne l'avait pas troublé, mais quand son domestique vint lui dire que c'était M. de la Roche-Odon qui avait ainsi sonné, il sauta à bas du lit.
Le comte à pareille heure? Que pouvait signifier cette visite?
En moins d'une minute il s'habilla et descendit.
A la lueur de deux bougies allumées par Joseph, il aperçut le comte adossé à la cheminée et portant dans toute sa personne les marques d'une sombre préoccupation, le visage pâle, les sourcils contractés, les lèvres convulsées, les mains tremblantes.
Il courut à lui:
—Monsieur le comte!
D'un geste M. de la Roche-Odon l'arrêta à trois pas.
—Ma petite-fille m'a dit ce qui s'était passé hier entre elle et vous, je viens pour vous demander des explications à ce sujet.
Le capitaine s'inclina respectueusement.
—Monsieur le comte, je suis à votre disposition.
Et poussant un fauteuil auprès de la cheminée, il l'offrit au comte.
Mais celui-ci indiqua d'un geste rapide que ces témoignages de politesse n'étaient pas en situation.
—Je vous écoute, dit-il.
—Que voulez-vous que je vous dise?
—Tout.
—Veuillez m'interroger, je vous répondrai.
Le comte fronça le sourcil, mais le capitaine parlait d'un ton si respectueux qu'il était impossible de se fâcher de ses paroles.
—Ainsi vous aimez ma petite-fille? dit-il.
—Oui, monsieur le comte, de tout mon coeur je l'aime; pour toujours je l'aime.
—Vous l'aimiez, lorsque je suis venu, il y a quelque temps, à cette place même, vous adresser certaines questions.
—Je l'aimais.
—Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit alors?
—Parce que je ne croyais pas, je n'espérais pas que mademoiselle Bérengère pût jamais devenir ma femme, et dans ces conditions je ne devais pas vous avouer un amour qui ne pouvait pas être un danger pour mademoiselle Bérengère.
—Cependant ma petite-fille connaissait cet amour.
—J'ignorais qu'elle le connût et je n'avais jamais rien fait pour le lui révéler,—au moins je croyais n'avoir rien fait.
—Et pourquoi pensiez-vous que ma petite-fille ne pouvait pas devenir votre femme?
—Parce qu'il y avait entre elle et moi des obstacles que je croyais insurmontables.
—Quels obstacles?
—Ceux qui résultaient de votre position.
—Par votre naissance vous êtes digne d'entrer dans la famille la plus noble de France.
—Je n'ai pas de fortune.
—Vous recueillerez un jour de beaux héritages.
—Un jour...
—Et vous ne pensiez pas à d'autres obstacles?
—Je pensais que vous n'accepteriez pour gendre qu'un homme qui serait en communauté de croyances avec vous.
—Et vous n'étiez pas cet homme?
—Je ne l'étais pas.
Le comte se recueillit un moment avant de continuer.
Et le capitaine le vit agité d'un tremblement qui disait combien vive était son émotion.
Lui-même, quoique plus maître de ses nerfs, n'était pas moins ému, car il comprenait à quel but tendait cet interrogatoire, mené sans détour par M. de la Roche-Odon.
Les angoisses qu'il avait eu à supporter la première fois que le comte l'avait questionné, l'étreignaient de nouveau, et plus poignantes, plus cruelles maintenant, car ce n'était plus dans des espérances plus ou moins vagues qu'elles le menaçaient, c'était dans une certitude qu'elles l'atteignaient. Bérengère l'aimait, Bérengère voulait être sa femme, et au moment où le comte était venu le précipiter durement dans la réalité, c'était ce rêve qu'il caressait.
Qu'allait-il résulter de ses réponses?
Après quelques minutes d'un silence douloureux pour tous deux, M. de la Roche-Odon poursuivit:
—L'homme que vous étiez alors, l'êtes-vous toujours?
—Mais...
—Je veux dire, afin de bien préciser cette question pour moi capitale,—il souligna ce mot,—et ne pas laisser place à l'erreur, je veux vous demander si les entretiens que nous avons eus à ce sujet n'ont pas modifié les idées que vous m'avez fait connaître à ce moment? Le comte l'avait dit, la question était capitale, et le capitaine voyait clairement que sa réponse pouvait décider et briser son mariage.
Sans doute, les circonstances n'étaient plus les mêmes qu'au moment où M. de la Roche-Odon était venu l'interroger sur ses principes religieux.
A ce moment, il ne connaissait pas l'amour de sa petite-fille, et sa démarche n'avait d'autre objet que de s'assurer si le capitaine était ou n'était pas un mari possible pour elle.
Tandis que maintenant il le connaissait, cet amour, il savait qu'elle aimait, il savait qu'elle était aimée, et il y avait des probabilités pour admettre qu'il ne voudrait pas briser la vie de cette enfant qu'il adorait.
Mais était-il délicat, était-il loyal de spéculer pour ainsi dire sur cette situation nouvelle? Était-il honnête, relevant fièrement la tête, de répondre au comte: «Je ne partage pas vos croyances, mais comme votre fille m'aime, peu importe, il faudra bien que vous me la donniez.»
Le capitaine rejeta loin de lui un pareil calcul, et avec d'autant plus de fermeté qu'il n'avait pas mis cette assurance dans sa réponse, alors que la situation étant autre, il avait toutes chances de perdre Bérengère en parlant de ce ton.
Ce qu'il n'avait pas fait alors il ne devait pas le faire maintenant; les situations peuvent changer, ces changements n'ont aucune influence sur une âme droite et loyale.
La seule réponse possible pour lui était donc celle qu'il avait déjà faite, ou plutôt celle de n'en pas faire du tout; mais le comte s'en contenterait-il?
Il cherchait comment sortir de cette difficulté lorsque le comte insista:
—Eh bien! vous ne répondez pas?
—C'est que je n'ai rien à répondre.
—Ce que je vous demande, c'est un oui ou un non.
—Et justement c'est ce qui me rend hésitant. Que je vous réponde: «Non, je ne suis plus l'homme que j'étais alors,» ma réponse ne paraîtrait-elle pas dictée plutôt par mon amour que par ma conscience? Au contraire, que je vous réponde: «Oui, je suis toujours cet homme,» ne pourrez-vous pas supposer que, me sentant fort de l'aveu que m'a fait celle que j'aime, j'espère violenter votre consentement? De là mon embarras, mon angoisse, monsieur le comte, et jamais je n'en ai supporté de plus douloureuse. Ne m'écoutez pas comme un juge sévère...
—N'en ai-je pas le droit?
—Je me soumets à ce droit, mais cependant j'ose faire appel à l'amitié que vous vouliez bien me témoigner, et ce que je vous demande, c'est de m'écouter comme un ami, comme un père.
De la main M. de la Roche-Odon lui fit signe de parler.
—Ne vous offensez pas de mon premier mot, il faut que je le dise, il faut que je l'affirme: j'aime mademoiselle Bérengère d'un amour tout-puissant. Comment cet amour est né, je ne saurais le dire: à mon insu j'ai été gagné par sa grâce, par sa beauté, par sa bonté, par le charme de son esprit, par les qualités de son coeur, par cette séduction irrésistible qui se dégage d'elle tout naturellement comme le parfum de la fleur, et qui pénètre, qui enivre ceux qui l'approchent. Enfin un jour j'ai constaté que cet amour était dans mon coeur. Je ne m'y suis point abandonné. J'ai voulu l'arracher, car je savais qu'entre elle et moi, ou plus justement entre vous et moi, il y avait un abîme. Je n'ai point réussi et j'ai senti qu'il m'avait envahi tout entier par des racines si nombreuses et si fortes, que je ne les briserais jamais, et que contre lui, raison aussi bien que volonté seraient impuissantes. Je n'ai pu qu'une chose: le cacher, l'enfermer au plus profond de mon coeur et veiller à ce qu'il ne se trahît, aux yeux de celle qui l'avait inspiré, ni par un geste ni par une parole. Sur mon honneur je vous affirme, monsieur le comte, que tout ce qui était humainement possible, je l'ai fait. Je n'ai pas réussi; celle à laquelle je voulais le cacher l'a senti, car entre ceux qui s'aiment il n'est pas besoin de gestes ni de paroles pour se comprendre et s'entendre, et quand le mot d'amour a échappé à nos lèvres, elles n'ont fait que répéter ce que nos coeurs s'étaient dit depuis longtemps. Maintenant je sais que mademoiselle Bérengère m'aime, elle sait que je l'aime; je sais qu'elle consent à être ma femme, je sais qu'elle le désire; je sais qu'il n'y a entre elle et moi qu'un obstacle; eh bien! monsieur le comte, si je ne dis pas le mot qui lèverait cet obstacle, c'est que je ne peux pas le dire. D'un côté il y a mon amour, ma vie, mon bonheur, le bonheur de celle que j'aime; de l'autre il y a l'honneur et la loyauté, et ce n'est pas vous, monsieur le comte, qui me conseillerez de préférer le bonheur à l'honneur. Lorsque nous nous sommes séparés, son dernier mot a été pour me dire: «Je veux être votre femme; agissez en conséquence, mais franchement, loyalement.» C'est à elle que j'obéis en vous répondant comme je le fais.
Le comte se cacha le visage dans ses deux mains, et quelques mots entrecoupés s'échappèrent de ses lèvres frémissantes.
—Oh! mon enfant, ma pauvre enfant!
Puis il resta silencieux, adossé au marbre de la cheminée, la tête inclinée en avant, ses longs cheveux blancs tombant sur ses mains et sur son visage.
Ce ne fut qu'après un temps assez long qu'il releva la tête:
—Monsieur de Gardilane, dit-il, nous sommes dans une situation terrible que je ne puis trancher dans un sens ou dans l'autre. Vous continuerez donc de venir à la Rouvraye, mais à une condition, qui est de me jurer que vous serez avec ma fille ce que vous étiez avant la journée d'hier.
Le capitaine mit la main sur son coeur, et d'une voix ferme:
—Je vous en donne ma parole d'honneur.
XXXII
Bérengère avait entendu son grand-père sortir, et de derrière son rideau elle avait vu, à la pâle clarté de l'aube naissante, qu'il se dirigeait vers la grande avenue.
Il allait donc à Condé.
C'est-à-dire chez Richard.
Elle n'avait pas eu une seconde de doute à ce sujet.
Aussi jusqu'au retour de son grand-père, son anxiété avait-elle été poignante.
Que se serait-il passé entre eux?
Ce que Richard aurait répondu, elle le savait à l'avance, et sa passion lui faisait admettre qu'il aurait assurément tenu le langage qu'il devait tenir; il ne pouvait pas se tromper, il ne pouvait pas faillir, n'avait-il pas toutes les qualités, tous les mérites, toutes les perfections, puisqu'il était aimé.
Ce qui la tourmentait c'était de deviner quelles avaient pu être les exigences de son grand-père.
Sans doute lui aussi était aimé, et d'une ardente tendresse, mais ce n'est pas l'amour filial qui produit le phénomène du mirage avec ses illusions merveilleuses.
Si elle n'avait pas d'inquiétudes au sujet de Richard, elle en avait par contre de fiévreuses et cruelles au sujet de son grand-père.
Qu'avait-il dit?
Qu'avait-il exigé?
Elle s'habilla devant sa fenêtre, ne quittant pas l'avenue des yeux, et quand elle fut habillée, elle resta derrière la vitre, guettant, attendant le retour de son grand-père.
Elle se disait que maintenant qu'il savait qu'elle aimait Richard, il aurait une indulgence qu'il n'aurait pas eue auparavant.
Mais d'autre part, elle se disait aussi qu'il n'y avait qu'un point sur lequel il ne pouvait être indulgent,—la foi,—et que pour tout ce que lui commanderait cette foi, il était homme à obéir, si pénible que lui fût l'obéissance, et dût-elle même aller jusqu'au martyre.
Vingt fois elle crut l'apercevoir, et vingt fois elle dut reconnaître qu'elle s'était trompée.
Enfin elle le vit revenir, marchant à pas lents dans l'avenue, la tête basse, portant de temps en temps la main gauche à son visage et la laissant tout à coup retomber.
Vivement elle descendit pour courir au-devant de lui.
Pendant une grande partie de la nuit, elle s'était demandé comment elle oserait soutenir son regard après l'aveu qu'elle lui avait fait; car si elle avait osé parler de son amour pour Richard, ç'avait été dans un mouvement d'exaltation qu'elle ne retrouverait pas, et elle était bien certaine maintenant de n'éprouver que de l'embarras ou de la confusion.
Mais quand elle l'aperçut revenant de chez Richard, elle ne pensa plus à cet embarras ni à cette confusion, et n'eut qu'une idée: savoir ce qui s'était décidé entre eux—son père et son mari, son Richard.
—Tu viens de Condé? s'écria-t-elle.
—Qui te l'a dit?
—Mon coeur; tu as vu Rich..., M. de Gardilane?
—Je l'ai vu.
—Et...?
J'ai demandé à M. de Gardilane d'être avec toi, ce qu'il avait été avant la journée d'hier, et il m'a donné sa parole d'honneur de se conformer à cette condition. Toi, de ton côté, tu vas me faire la même promesse.
—Oh! grand-papa!
—Si tu veux me jurer de ne pas adresser une parole de tendresse à M. de Gardilane et d'être pour lui ce qu'une jeune fille modeste doit être pour un ami de son père, cela et rien de plus; M. de Gardilane continuera à être reçu ici le jeudi, jusqu'au jour où j'aurai pris une résolution définitive. Peut-être serait-il plus sage à moi de ne plus recevoir M. de Gardilane, cependant je veux avoir encore confiance en vous, en lui comme en toi, si tu me fais le serment que je te demande.
—Mais... grand-papa...
—Je ne veux pas de discussion à ce sujet, comprends-le.
—Cependant...
—Tu jures, il vient; tu refuses de jurer, il ne vient pas. A toi de décider si tu veux le voir.
Bérengère comprit que toute discussion serait inutile.
Elle verrait Richard.
Tout était là, et après les craintes qu'elle venait d'éprouver, c'était un grand point d'obtenu, c'était le triomphe.
Le reste viendrait plus tard.
Une rupture immédiate était possible; puisqu'elle n'avait pas eu lieu, il n'y avait pas à craindre qu'elle se produisit dans la suite; ce serait à elle, ce serait à Richard de l'empêcher, et sans chercher à s'entretenir de leur amour ou de leur mariage, ils arriveraient bien à s'entendre tacitement à ce sujet; leurs coeurs n'étaient-ils pas d'accord?
—Je te jure d'être ce que tu veux que je sois, dit-elle.
—Bien; maintenant qu'il ne soit plus question de M. de Gardilane entre nous, c'est encore une condition que je t'impose.
Vingt ans plus tôt, M. de la Roche-Odon n'eût pas adopté cette ligne de conduite avec le capitaine; il eût dit:
«Vous aimez ma fille, vous voulez l'épouser, c'est bien, convertissez-vous, sinon elle ne sera jamais votre femme, et en attendant cette conversion vous ne mettrez pas les pieds chez moi; à vous de voir si vous êtes pressé de vous marier.»
C'était à peu près ainsi qu'il avait procédé avec son fils lorsque celui-ci était venu lui annoncer qu'il désirait épouser la princesse Sobolewska.
Mais c'était précisément la fermeté qu'il avait eue en cette occasion qui faisait sa faiblesse maintenant; il avait reçu de la passion une terrible leçon qu'il n'avait point oubliée.
Bérengère venait de prouver que le sang de son père coulait dans ses veines; que ferait-elle s'il s'opposait fermement à son amour?
A la pensée de la voir malheureuse, désespérée, malade peut-être, son coeur s'amollissait.
Il n'en venait pas, il est vrai, jusqu'à se dire qu'il donnerait sa fille à un homme qui n'était pas catholique; mais enfin il se disait que si cet homme n'avait pas la foi en ce moment, il n'y avait aucune impossibilité à ce qu'il l'eût plus tard. Pourquoi l'amour ne ferait-il pas ce miracle? Là où il n'avait pas réussi, lui, par insuffisance sans doute, pourquoi Bérengère ne réussirait-elle pas? Dans les nombreux entretiens qu'il avait eus avec le capitaine, rien ne lui avait absolument démontré que ce succès était impossible. Le capitaine s'était toujours défendu, mais par des arguments qui, aux yeux du comte, n'avaient aucune valeur. La foi d'ailleurs n'était-elle pas plutôt un élan du coeur qu'un résultat de savants raisonnements? Ce coeur échauffé par la tendresse ne s'ouvrirait-il pas à la voix de la femme aimée? Que cela se réalisât, c'était non-seulement le bonheur et la sécurité de sa fille qu'il assurait par ce mariage, mais c'était encore le salut de ce brave jeune homme, pour lequel il éprouvait une si vive amitié.
Dans ces conditions, il ne fallait donc pas se décider brusquement; la raison disait qu'il fallait au contraire attendre, voir venir les choses, les étudier, les peser et, dans une situation mauvaise, naviguer de manière à éviter le pire; incontestablement il y avait des dangers à laisser Bérengère et le capitaine se voir chaque semaine, mais n'y en aurait-il pas de plus grands encore à les empêcher de se voir complétement? La démarche à laquelle Bérengère s'était laissé entraîner montrait bien qu'il ne s'agissait pas d'un caprice plus ou moins léger; c'était la passion qui l'avait poussée, et avec la passion tout est possible, même l'impossible.
Ces deux journées avaient été terribles pour lui; lorsque Bérengère l'embrassa le soir, elle remarqua qu'il avait le visage plus coloré qu'à l'ordinaire, mais, comme il ne se plaignait point, elle n'attacha point grande importance à cette remarque: il avait été assez agité pour avoir un peu de fièvre.
Dans le milieu de la nuit, elle se réveilla en sursaut croyant entendre des gémissements; effrayée, elle écouta. La chambre qu'elle occupait était celle que sa grand'mère avait habitée autrefois, et elle n'était séparée de celle du comte que par un grand cabinet sur lequel chaque chambre avait une porte.
Tout d'abord, n'entendant rien, elle crut s'être trompée; mais bientôt elle crut entendre son nom prononcé d'une voix faible et plaintive, avec l'accent de l'appel.
Cette voix venait de la chambre de son grand-père.
En moins de trois secondes elle alluma une lumière, passa un peignoir et arriva dans la chambre de son grand-père.
—Ah! mon Dieu! Bérengère, dit-il d'une voix empâtée, c'est toi?
Elle courut à lui.
—Qu'as-tu? s'écria-t-elle, grand-papa, qu'as-tu?
—Un étourdissement, une congestion; je me suis senti étourdi, puis il m'a semblé qu'une déchirure se faisait dans ma tête; j'ai voulu t'appeler, mais je n'ai pas pu et j'ai perdu connaissance.
—Je vais appeler... un médecin.
—Non, n'appelle pas, il ne faut pas, je te le défends; je sais ce qu'il me faut; j'avais pris mes précautions à l'avance; mets-moi de l'eau froide sur la tête avec une compresse et des sinapismes aux jambes; il y en a dans le tiroir de la table de citronnier; mouille-les et pose-les toi-même; j'ai voulu me lever, je n'ai pas pu.
Sans perdre la tête, malgré son émotion, elle fit vivement ce qui lui était demandé.
—Cache la lumière, dit-il, et ouvre une fenêtre, doucement, sans bruit; il ne faut pas qu'on sache que j'ai eu cette congestion.
—Mais le médecin...
—Non, pas de médecin, je te le défends; cela va mieux, d'ailleurs; je ne pouvais pas remuer le bras tout à l'heure, je le lève maintenant.
Il resta pendant longtemps calme et silencieux; puis, l'appelant:
—Mets-moi une autre compresse, dit-il, et renouvelle-la souvent; qu'elle soit toujours bien froide; tu changeras ensuite les sinapismes de place.
Et de nouveau il garda le silence.
Elle eût voulu appeler, car elle était épouvantée, se demandant avec une horrible anxiété si les soins qu'elle lui donnait étaient bons, et s'il n'y aurait pas mieux à faire; mais devant sa défense nettement formulée et répétée, elle n'osait.
De même, elle n'osait pas non plus le questionner.
Pendant plus de deux heures, elle continua ces soins, encouragée, rassurée par le mieux qui se manifestait peu à peu.
Enfin il déclara qu'il se trouvait tout à fait bien.
—Ce ne sera rien, dit-il, pour cette fois; nous en serons quitte pour la peur; ce n'a été qu'une très-légère attaque; tu vois que j'ai bien fait de te défendre d'appeler.
—Et pourquoi me l'as-tu défendu?
—Parce qu'une attaque est généralement suivie d'une ou deux autres attaques avant la dernière; si l'on savait que j'ai eu la première, il y a une personne qui compterait sur la dernière pour une époque prochaine, et qui, spéculant là-dessus, refuserait son consentement à ton mariage. Il faut donc que tout le monde ignore ce qui s'est passé cette nuit, car une indiscrétion serait assurément commise. Je n'ai pas confiance, pour la discrétion, dans les médecins de Condé. Cependant, comme je veux tout faire pour empêcher ou tout au moins éloigner la seconde attaque, nous irons demain à Paris consulter Carbonneau; je suis sûr que lui ne parlera pas.