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Comte du Pape

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XII

Lorsque madame Prétavoine fut arrivée au bout de son long discours, Mgr de la Hotoie garda le silence pendant quelques minutes, puis, au lieu de lui répondre, il lui adressa une nouvelle question:

—Et pourquoi Guillemittes a-t-il besoin de mes services dans des conditions qui doivent m'être expliquées par vous? demanda-t-il.

—M. l'abbé Guillemittes attache tant de prix à ce mariage, que, pour être mieux en situation de le faire réussir, il consent à accepter l'évêché de Condé-le-Châtel, après l'avoir pendant si longtemps refusé.

—Ah! vraiment.

—Vous savez quelles étaient les raisons de son refus, il ne voulait pas abandonner les oeuvres qu'il avait fondées, son église, le patronat de Saint-Joseph, son imprimerie catholique, sa serrurerie artistique, son couvent de Sainte-Rutilie installé maintenant dans le château de Rudemont; mais aujourd'hui que ces oeuvres ont été bénies par le Seigneur, et qu'elles sont en pleine prospérité, il juge qu'il est de son devoir de donner tous ses soins à une oeuvre nouvelle, dont il attend le plus grand bien, c'est-à-dire au mariage de mon fils avec mademoiselle de la Roche-Odon, et pour cela il désire l'évêché de Condé, ce qui lui permettrait d'exercer une influence décisive sur la volonté chancelante de M. le comte de la Roche-Odon. Vous savez que son compétiteur est notre premier vicaire général, M. l'abbé Fichon. Mais cette rivalité ne l'effraye pas; il a de sérieuses promesses, et il pense que si vous pouviez faire dire un mot à S.E. le nonce de notre Saint-Père à Paris, cette recommandation assurerait sa nomination.

Dans l'attention que Mgr de la Hotoie avait accordée à madame Prétavoine, il n'y avait eu tout d'abord que de la politesse; il avait devant lui une solliciteuse qui lui était recommandée par son ami Guillemittes, il devait l'écouter: et de fait il l'avait écoutée; mais peu à peu l'intérêt avait succédé à la politesse, et il avait cessé de s'admirer dans la glace, pour regarder cette vieille femme en noir qu'il avait jugée insignifiante.

Décidément il avait été trop vite dans ce jugement; non insignifiante elle était, mais curieuse au contraire, originale; assurément ce n'était point une femme banale comme on en rencontre chaque jour; elle avait une personnalité, une valeur. Comment ne l'avait-il pas compris, en voyant ces yeux ardents, ce front volontaire, ces lèvres minces, et ce geste de main, sec, régulier, qui enfonçait les mots comme l'eût fait un marteau? C'était là une maîtresse femme. Et s'il lui manquait l'éducation, elle avait l'intelligence, la finesse, la souplesse, la volonté.

Comme elle avait habilement mêlé les intérêts de la religion et de l'Église aux siens! car l'évêque de Nyda était lui-même trop fin pour accepter le désintéressement dont elle avait fait montre.

Guillemittes était-il sa dupe?

Ou bien voulait-il réellement ce mariage pour les raisons que madame Prétavoine venait d'énumérer, ou pour d'autres inconnues?

C'était là une question à réserver, qui devait être éclaircie par une correspondance directe, et non par l'entremise de cette femme, habile à confondre ses intérêts avec ceux du ciel.

Avant de s'engager, il fallait donc attendre.

—Sans doute, dit-il, le Saint-Père peut conférer des titres de noblesse, et il arrive assez fréquemment qu'il en confère à des personnes qui ont rendu des services au saint-siége. Autrefois, avant les temps désastreux dans lesquels nous vivons, il créait deux sortes de nobles: aux uns il donnait un fief et un titre; aux autres un simple titre. Depuis que par la perversité des méchants il a été dépouillé du patrimoine de saint Pierre, il ne peut plus donner de fiefs puisqu'il ne possède plus de biens terrestres. Mais il est une prérogative dont personne ne peut le dépouiller, et il continue d'accorder des titres à ceux qui se sont rendus dignes de cette grâce. Il ne vous fait pas comte de tel pays, de tel village, de tel château, puisqu'il ne possède plus ni pays, ni village, ni château, il vous fait comte sans fief, et par conséquent sans particule. Ainsi que vos désirs soient exaucés, monsieur votre fils ne sera pas comte ou baron de Condé, il sera comte ou baron Prétavoine.

En entendant ces derniers mots, madame Prétavoine ne put s'empêcher de joindre les mains par un mouvement extatique, les yeux levés au ciel, et de murmurer les lèvres mi-closes:

—Comte Prétavoine, comte Prétavoine.

C'était la première fois qu'elle entendait cette appellation formulée à haute voix: comte Prétavoine! le ciel venait de s'ouvrir pour elle; comte Prétavoine, son fils!

Et bien qu'elle nageât dans une joie céleste, elle eut un retour en arrière, et se vit dans sa petite boutique sombre d'Hannebault servant un cahier de deux sous à un gamin de l'école.

Comte Prétavoine!

—C'est ainsi, continua Mgr de la Hotoie, que N.-S.-P. le pape a fait un certain nombre de nobles. Ainsi vous en trouverez en France dans l'armée et notamment dans la diplomatie. Beaucoup d'attachés, de secrétaires ne sont venus à Rome que pour obtenir du Saint-Père un titre de noblesse. Ils étaient roturiers, de basse extraction, fils de marchands, ils n'avaient quelquefois même pas d'autre nom que celui qu'ils avaient reçu à leur baptême, et Sa Sainteté a daigné en faire des comtes: le comte Paul, le comte Joseph. C'est ce que vous appelez en France, des barons, des comtes du pape. Il y a deux sortes de titres, les uns qui sont personnels et s'éteignent avec la personne à laquelle ils ont été conférés: pour ceux-là le droit de chancellerie est de 3,000 fr.

Madame Prétavoine fit un geste qui disait clairement que l'argent en cette circonstance n'était rien pour elle, et qu'elle était prête à payer tout ce qu'on lui demanderait.

—Les autres, continua Mgr de la Hotoie, sont héréditaires et transmissibles en ligne masculine, d'aîné en aîné, nés de légitime mariage et persévérant dans la religion catholique et dans l'obéissance au saint-siége. Le prix à payer pour ceux-là est de 7,000 fr.

—Bien entendu, ce que je désire, dit madame Prétavoine, c'est un titre transmissible, car M. le comte de la Roche-Odon voudra que ses petits-enfants soient nobles.

—Vous voyez que ce que vous désirez est possible.....

—Ah! monseigneur! s'écria madame Prétavoine prête à se prosterner.

Mais l'évêque la retint d'un mot.

—... En principe, j'entends, car en ce qui touche monsieur votre fils, vous comprenez que je ne puis rien dire. La chose est à voir, à étudier, et vous pouvez être certaine que j'y mettrai toute l'activité dont je suis capable. Je sonderai le terrain. Et tout ce que je puis vous promettre aujourd'hui, c'est ce que mon ami Guillemittes demande, c'est-à-dire un dévouement absolu, qui me fera suivre votre affaire comme si elle était mienne. Mais vous-même, de votre côté, n'avez-vous jusqu'à présent rien fait?

—Rien, monseigneur, j'ai attendu votre arrivée.

—Et il y a longtemps déjà que vous êtes à Rome?

—Trois semaines.

—Trois semaines!

—Nous avons employé notre temps, moi dans les basiliques et dans les églises à adorer les saintes reliques, mon fils à la bibliothèque du Vatican.

Mgr de la Hotoie laissa échapper un geste, mais il ne fit pas d'observation.

—Il a aussi rendu visite à Sa Sainteté qui a daigné le recevoir.

—Et a-t-il parlé à Notre Saint-Père de ce que vous désirez?

—Assurément non; moi-même je n'ai pas voulu demander d'audience avant de vous avoir consulté, bien que je sois chargée de remettre à Sa Sainteté une somme de cent cinquante mille francs, produit d'une loterie organisée dans notre contrée par les soins de M. l'abbé Guillemittes et par les miens.

—Guillemittes m'avait parlé de cette loterie.

—J'ai les fonds, ou plutôt ils sont chez notre banquier; mais avant de les remettre entre les mains du Saint-Père, j'ai voulu consulter Votre Grandeur pour savoir ce que j'avais à dire ou à demander dans cette audience.

Il resta assez longtemps sans répondre, réfléchissant.

—Il faut, dit-il, que cette somme, due à vos pieux soins comme à ceux de Guillemittes, vous soit utile à l'un comme à l'autre. Sans doute Sa Sainteté vous adressera ses remercîments quand vous lui remettrez cette somme. Mais je crois qu'il serait bon que cette remise s'accomplit dans certaines circonstances qui frapperaient particulièrement son attention. Ainsi, pourquoi cette somme ne serait-elle pas renfermée dans un modèle de la châsse de sainte Ruitilie, ou mieux encore dans un modèle artistique de l'église que Guillemittes a fait élever à Hannebault! Ce serait, il est vrai, une dépense considérable...

—Qui importe peu!

—Eh bien! alors, je crois que ce moyen peut produire les plus heureux résultats. Je verrai. Ce modèle peut être exécuté soit ici, soit chez Armand Cailliat, à Lyon. Je m'occuperai de cela et nous choisirons celui des orfèvres qui nous promettra le plus de diligence. Dans quelque jours j'aurai l'honneur de vous revoir. Vous êtes logée?

—A la Minerve.

—Eh bien! Je vous ferai prévenir, et j'espère que vous voudrez m'amener monsieur votre fils, que je désire connaître.




XIII

Madame Prétavoine quitta Mgr de la Hotoie enchantée de lui.

Comte Prétavoine!

Comme cela était doux à prononcer!

Elle embrassa Cécilia avec effusion et Baldassare fut remué jusqu'au fond du coeur en voyant la joie que manifestait cette bonne dame parce que sa fille n'était pas malade.

—Puisque le rêve ne s'est pas réalisé, dit madame Prétavoine, cela signifie bonheur et chance.

—Je vais lui prendre un billet à la loterie, dit Baldassare.

—Non, répliqua madame Prétavoine, c'est moi qui vais lui en offrir un.

Et elle emmena l'enfant, qui la conduisit dans une petite boutique où une veilleuse brûlait entre une image de la Madone et un portrait du roi Victor-Emmanuel. Non-seulement madame Prétavoine prit un billet pour Cécilia, mais elle en prit encore plusieurs pour Baldassare, qu'elle remit à l'enfant.

Et par les rues tortueuses, elle se dirigea vers la Minerve, ne voyant rien, n'entendant rien, répétant tout bas:

—Comte Prétavoine, comte Prétavoine.

Elle était aussi ravie de l'idée d'offrir ses cent cinquante mille francs dans le modèle de l'église d'Hannebault. Elle avait vu dans les bons journaux qu'elle lisait, que des donateurs avaient quelquefois déposé leurs offrandes aux pieds du Saint-Père d'une façon plus ou moins ingénieuse, les uns dans une canne creuse, les autres dans un pâté, celui-ci dans une madone dont le sein contenait des pièces d'or qui, par un mécanisme ingénieux, se répandaient sur la table de Sa Sainteté; celui-là dans un poisson miraculeux, mais aucune de ces inventions ne valait celle du modèle de l'église d'Hannebault. Évidemment ce modèle frapperait l'attention du Saint-Père, qui voudrait assurément récompenser le constructeur de cette admirable église, et l'abbé Guillemittes serait sûrement évêque.

Cependant, en réfléchissant à cette idée, une inquiétude se glissait dans son contentement: grisée, emportée par la joie du triomphe, elle avait été trop vite en disant que la dépense que nécessiterait ce modèle importait peu.

Au contraire, elle importait beaucoup.

Assurément, s'il fallait faire cette dépense, s'il le fallait absolument, elle l'accepterait, comme elle en avait déjà subi, comme elle était disposée à en subir encore tant d'autres; seulement, si on pouvait l'économiser ou simplement si on pouvait la réduire, gagner dessus quelques milliers, quelques centaines de francs, cela était à considérer et à étudier.

Tout en réfléchissant, elle marchait toujours; mais, comme elle ne regardait pas devant elle, elle s'était égarée dans ce quartier aux ruelles tortueuses, infectes, bordées d'échoppes croulantes, devant les portes desquelles grouillait une population de vieilles femmes et d'enfants déguenillés qui se vautraient dans les ruisseaux croupissants.

A qui parler pour demander son chemin, elle ne savait pas un mot d'italien.

Elle continua à marcher droit devant elle, et elle arriva ainsi sur la berge du Tibre, alors qu'elle croyait rencontrer le Corso.

Lorsqu'une rivière traverse une grande ville, elle est un point de repère commode pour les étrangers; on suit ses quais, et l'on arrive ainsi à quelque rue transversale qui vous remet dans le bon chemin. Mais le Tibre n'a pas de quais: sur ses berges, des terrains vagues encombrés d'immondices, au milieu desquelles chiens et gens viennent s'accroupir, ou bien des masures qui trompent leurs fondations verdies et leurs escaliers vacillants dans l'eau jaune du fleuve, au-dessus de laquelle des porches supportent des guenilles et des linges immondes qui sèchent au soleil.

Madame Prétavoine retourna sur ses pas, et, désespérant de se retrouver dans ce dédale de rues, elle monta dans la première voiture qu'elle rencontra, et dit au cocher de la mener au télégraphe.

Son plan était arrêté.

Il était des plus simples: il consistait à charger l'abbé Guillemittes d'exécuter lui-même ce modèle de son église.

Dans ces conditions, de quel prix ne serait pas cette offrande? Ce serait le fondateur même de l'église qui aurait pensé à l'offrir au Saint-Père: oeuvre d'artiste, originale et spontanée.

Avec les ouvriers de la serrurerie artistique, cela devait lui être assez facile.

En tous cas, on pouvait être assuré qu'il ne ferait pas comme les artistes et qu'il n'en prendrait pas à son aise; la marche de son travail serait réglée sur la détermination de Mgr Hyacinthe, et il était bien certain que le modèle serait achevé avant que l'évêque de Condé eût donné sa démission. De telle sorte que ce modèle arriverait à Rome assez à temps pour que le constructeur de l'église d'Hannebault pût être utilement recommandé au nonce apostolique, et par celui-ci au ministre des cultes de la République française, qui nomme plus ou moins librement les évêques.

Enfin, avec l'abbé Guillemittes, la dépense serait minime, car travaillant pour lui-même et sous pression d'une date prochaine, il serait économe de son argent aussi bien que de son temps.

Ce fut d'après ce plan qu'elle rédigea sa dépêche:

«GUILLEMITTES, doyen,

Hannebault (France),

Monseigneur pense que la somme doit être offerte dans un modèle de votre église; faites faire tout de suite ce modèle par la serrurerie artistique; je vous demande permission de prendre à ma charge la dépense pour la matière employée, cuivre doré; réponse immédiate, payée. Vous écris pour explication. Faites commencer travail dès aujourd'hui, si acceptez.

PRÉTAVOINE.»

Sans doute c'était là une dépêche bien longue, mais il importait qu'elle fût claire et précise.

D'ailleurs les quelques mots: «je vous demande permission de prendre à ma charge la dépense pour la matière employée, cuivre doré» rapportaient plus qu'ils ne coûtaient.

Dans ce modèle, c'était la main-d'oeuvre qui devait être la grosse dépense, et cette main-d'oeuvre ce serait l'abbé Guillemittes qui la payerait. N'était-ce pas juste? Après tout, ce serait lui qui serait évêque.

La réponse ne se fit pas trop attendre. Quatre heures après, madame Prétavoine la recevait à la Minerve, où elle était rentrée.

«Excellente idée. On sera demain au travail, qui sera poussé activement.

GUILLEMITTES.»

Aussitôt elle retourna chez Mgr de la Hotoie, à qui il fallait faire accepter cette «excellente idée», qui pouvait lui paraître exécrable par cela seul qu'il ne l'avait pas eue et quelle détruisait la sienne.

Baldassare baisa le bas de sa robe.

—Ah! signora, je gagnerai, c'est sûr; c'est aujourd'hui la date et le jour de mon malheur.

Mais ce n'était pas de la joie de Baldassare qu'elle avait souci pour le moment.

En la voyant entrer Mgr de la Hotoie laissa paraître une légère surprise, mais elle se hâta d'expliquer ce qui l'amenait:

—Lorsque vous avez bien voulu me suggérer cette idée du modèle de l'église d'Hannebault, je l'ai accueillie comme elle méritait de l'être, et l'enthousiasme a fait taire la réflexion. Mais dans la rue la réflexion a parlé; j'ai pensé que M. l'abbé Guillemittes, était lui-même un artiste et que par conséquent il pourrait être blessé de voir son oeuvre reproduite par un autre que par lui, alors surtout que dans les ateliers de sa serrurerie artistique, il pouvait peut-être exécuter ce modèle.

—Effectivement.

—Alors je lui ai envoyé une dépêche et voici sa réponse.

Disant cela, elle tendit le télégramme à l'évêque.

C'était le moment critique.

Heureusement pour son plan Mgr de la Hotoie ne montra aucune contrariété.

—Ce qu'il nous faut, dit-il, c'est le modèle, et après tout mieux vaut qu'il ait été exécuté par Guillemittes lui-même; ce sera une attention de plus. Nous pourrons le représenter comme l'héritier de saint Éloi.




XIV

Six jours après, madame Prétavoine reçut un billet de Mgr de la Hotoie, par lequel l'évêque de Nyda la prévenait qu'il serait heureux de la voir, elle et son fils; il regrettait de ne pouvoir lui rendre visite, mais il était un peu souffrant, et d'ailleurs la Minerve n'était pas un endroit favorable aux entretiens qui exigent la discrétion.

Ces six jours avaient été mis à profit par Mgr de la Hotoie pour écrire à son ami Guillemittes et recevoir une réponse.

Car avant de s'engager avec cette madame Prétavoine, il importait de savoir au juste qui elle était, et si vraiment le doyen d'Hannebault désirait aussi vivement le mariage d'Aurélien Prétavoine avec mademoiselle de la Roche-Odon, que cette vieille femme le prétendait: Guillemittes était-il sa dupe ou bien réellement était-il son associé? Il était bon d'échanger directement et sans aucune entremise, un mot à ce sujet.

La réponse lui prouva que l'abbé Guillemittes désirait ce mariage, sinon autant que madame Prétavoine, au moins assez pour que lui ne pût pas refuser de concourir à son succès, au moins dans une certaine mesure.

Il désirait voir ce jeune homme qui se mariait par vocation religieuse, pour devenir le défenseur de la religion et de l'Église. Si le fils valait la mère, c'était vraiment une famille intéressante.

Il y avait de l'artiste et du dilettante dans Mgr de la Hotoie; il prenait plaisir à voir agir un personnage rien que pour le plaisir de le suivre, sans s'inquiéter de savoir s'il agissait bien ou mal, question tout à fait secondaire au point de vue où il se plaçait; il ne lui demandait point: êtes-vous moral ou immoral? mais seulement: êtes-vous habile?—en un mot, c'était un curieux.

Et il était bien certain qu'avec madame Prétavoine et son fils, cette curiosité allait trouver à se satisfaire.

Ils n'auraient pas qu'à étendre les mains pour saisir le but qu'ils poursuivaient.

Ils rencontreraient des obstacles sur leur chemin, il faudrait lutter, s'ingénier, inventer des combinaisons, en poursuivre l'exécution, les remplacer par d'autres quand elles auraient échoué.

Du fond de son cabinet, tranquille dans son fauteuil il suivrait cette lutte et s'en distrairait.

E terra magnum alterius spectare laborem.

Cette vérité proclamée par Lucrèce «qu'il est doux de regarder du rivage ceux qui luttent contre la tempête» est de tous les temps: il les verrait errant ça et là, cherchant le chemin à suivre, luttant de génie et nuit et jour se consumant en efforts admirables. Dans sa vie monotone ce serait une occupation.

Sans cesse ils reviendraient à lui et, jour par jour, heure par heure, ils lui apporteraient le spectacle de leurs espoirs enthousiastes ou de leurs déceptions.

Combien regrettable était la nécessité où il se trouvait de ne pas les abandonner à leurs propres ressources, et de ne pas les laisser agir seuls d'après leur propre inspiration.

Mais, comme cette vieille femme avait eu l'adresse de lier sa cause à celle de Guillemittes, il se trouvait par cela seul obligé d'agir.

Il est vrai que ce lien n'était pas aussi solide qu'elle voulait le faire croire en exagérant sa force; en réalité il pouvait être dénoué, et parce que Guillemittes deviendrait évêque de Condé-le-Châtel, il ne s'en suivait pas nécessairement qu'Aurélien Prétavoine dût devenir comte.

Son intervention pouvait donc se diviser: active et dévouée pour l'ancien camarade, elle pouvait être modérée pour les protégés de celui-ci.

Sans doute il les guiderait de ses conseils, mais enfin il ne se jetterait point à l'eau pour eux; du bord du rivage, il leur tendrait de temps en temps la main pour ne pas les laisser se noyer et il verrait leurs efforts; s'ils touchaient le port, eh bien! cela aurait été une lutte curieuse qui lui aurait fait passer quelques bons moments.

S'ils sombraient, tant pis pour eux; les dénouements tristes valent les dénouements gais; au moins il pensait ainsi, ayant l'esprit ouvert et nullement exclusif.

Quand madame Prétavoine se présenta avec Aurélien, il fut parfait de bonne grâce et d'affabilité pour celui-ci.

Il est vrai qu'il éprouva une certaine surprise en voyant un jeune homme élégant dans sa mise, correct dans sa tenue, au lieu du lourdaud qu'il s'attendait à trouver.

Il le fit asseoir vis-à-vis son fauteuil, et comme il avait suffisamment regardé la mère, lors des premières visites de celle-ci, ce fut le fils qu'il regarda et qu'il examina.

Le pied était petit, mais un peu trop court, la main était soignée, le geste était étudié, le regard habilement voilé ne disait rien, quoiqu'il pût, à l'occasion et selon la volonté, exprimer la béatitude ou la moquerie.—Ce garçon-là aussi était quelqu'un, et il n'y avait aucune outrecuidance à demander la noblesse pour lui.

—Allons, tant mieux, se dit l'évêque; si intellectuellement le fils vaut la mère, la comédie sera bien jouée.

Puis, tout de suite, s'adressant à madame Prétavoine, il lui expliqua pourquoi il avait désiré la voir.

—La nécessité où nous sommes d'attendre plus ou moins longtemps le modèle de l'église d'Hannebault, va prolonger votre séjour à Rome au delà des limites que vous vous étiez peut-être fixées. Dans ces circonstances, j'ai pensé que la vie d'hôtel vous serait fatigante.

—Elle nous l'est déjà, dit Aurélien, et nous songions à prendre un appartement.

—Je ne vous engage pas à cela, il faudrait vous faire servir et vous auriez des ennuis de toutes sortes. Mais nous avons ici une maison respectable dans laquelle vous pourriez trouver le calme uni au bien-être qui vous sont nécessaires. Cette maison, qui n'est point un hôtel, qui n'est même pas une maison meublée, car elle ne s'ouvre pas devant tous ceux qui frappent à sa porte, est tenue par deux vieilles demoiselles françaises dont vous avez sans doute entendu parler: les demoiselles Bonnefoy.

La mère et le fils firent un même signe pour dire qu'ils n'avaient pas l'honneur de connaître les demoiselles Bonnefoy.

—On n'est ordinairement reçu dans cette respectable maison qu'après présentation, ou quand on porte un grand nom de la noblesse ou du clergé français: j'ai vu ce matin mademoiselle Bonnefoy, la jeune,—elle a cinquante-huit ou cinquante-neuf ans,—et elle veut bien mettre à votre disposition, madame, ainsi qu'à celle de monsieur votre fils, un appartement.

Madame Prétavoine se confondit en remerciements, gonflée de joie à la pensée de loger dans une maison qui ne recevait que des représentants de la noblesse et du clergé. Quant à Aurélien, il demeura impassible, cachant avec soin les sentiments qu'il éprouvait à la pensée d'aller s'enterrer dans une maison respectable tenue par deux vieilles filles dont la plus jeune avait cinquante-neuf ans.

—Située via della Pigna dans le quartier de la place d'Espagne, cette maison vous sera très-commode pour vos visites aux églises, car on revient toujours facilement à la place d'Espagne; c'est un centre. Au reste j'ai pensé aussi qu'une personne vous serait très-utile pour vous guider dans ces visites non-seulement aux églises, aux vieilles basiliques fermées qu'elle vous ferait ouvrir, mais encore aux pieuses reliques, celles des corps saints, des chaînes des martyrs, de la sainte Vierge, de la passion de Notre-Seigneur dont Rome est si riche. En même temps elle pourrait aussi vous introduire dans les églises des congrégations que, en vertu de l'abominable loi de 1866, on a fait fermer lorsqu'on a spolié le Saint-Père. Ah! madame, vous trouverez là, si vous le pouvez, à exercer bien utilement votre charité.

Madame Prétavoine était toutes oreilles, car elle comprenait que ces paroles, dites sur le ton de la simple conversation, étaient la loi que Mgr de la Hotoie lui dictait.

—J'ai parlé de cette personne à mademoiselle Bonnefoy la jeune, et elle espère vous donner une religieuse qui sera ce guide dans vos pieuses stations et qui vous éclairera pour vos charités.

Puis cessant de s'adresser à madame Prétavoine, pour se tourner vers Aurélien:

—Madame votre mère m'a dit que depuis votre arrivée à Rome, vous alliez travailler chaque matin à la bibliothèque du Vatican. Assurément cela est fort méritoire, alors surtout que vous travaillez pour le plaisir de l'étude, sans un but déterminé.

A son tour, Aurélien écouta sans perdre un mot, car c'était sa ligne de conduite qu'on allait lui tracer.

—Je suis sûr, continua l'évêque, que vous êtes un objet de curiosité et même d'étonnement, on se demande sans doute si vous vous préparez à abandonner la vie laïque. Il ne faut pas en vouloir à ceux qui se posent ces questions; c'est qu'ici ces habitudes studieuses sont plutôt celles des cadets que des jeunes gens de hautes familles qui entourent le trône de Notre Saint-Père. Pour vous aussi le temps va être long, et je voudrais que vous pussiez le passer sans trop d'ennui. Voici une lettre d'introduction pour une personne qui vous présentera et vous fera recevoir au cercle de Saint-Pierre. C'est le seul qu'un jeune homme tel que vous puisse fréquenter. Vous le trouverez composé de Romains et d'étrangers qui sont dévoués à Sa Sainteté; et vous pourrez faire société avec des jeunes gens élégants, distingués, qui s'amusent honnêtement. Avec eux vous aurez le bonheur et la gloire de figurer dans les réceptions du Saint-Père. Vous verrez que ces jeunes gens sont d'excellents camarades, pieux sans trop de rigidité, et qui comprennent les amusements de la jeunesse. Je n'ai pas de conseils à vous donner, cependant comme je m'adresse à un étranger, je puis peut-être vous dire qu'il n'y a aucun inconvénient à vous distinguer par de l'élégance dans la toilette et la tenue. Si vous n'avez pas apporté de Paris une garde-robe suffisante, vous pourrez vous faire habiller chez les fratelli Reanda, ganter chez Cagiati, coiffer chez Bessi, friser chez Lancia. Bien entendu, on jouit d'une liberté absolue de parole, et il n'y aura aucun inconvénient à ce que vous affirmiez hautement et en toutes circonstances vos croyances et votre foi. Ainsi j'entendais dernièrement un jeune homme soutenant la thèse si juste que les gouvernements doivent être soumis à l'Église, dire hautement que les rois devraient servir le pape à table, la couronne sur la tête, comme les rois de Naples et de Bohême servirent Boniface VIII, après avoir l'un et l'autre conduit sa haquenée par la bride, et ce jeune homme courageux fut couvert d'applaudissements. Avez-vous étudié l'histoire de Boniface VIII?

—Peu.

—Elle est très-utile à connaître de nos jours, et je pourrais vous prêter Muratori qui vous intéressera vivement; je vous prêterai aussi le code publié par Boniface sous le nom de Sexte, et vous y trouverez des maximes qu'il est bon d'avoir sans cesse présentes à l'esprit et sur les lèvres, en ces temps d'erreur que nous traversons, telle que celle qui ouvre ce code et par laquelle il proclame que le pontife romain: Jura omnia in scrino pectoris sui sensetur habere.

Et s'adressant à madame Prétavoine:

—C'est-à-dire que le pape possède tous les droits dans son sein.

—Cela est bien vrai, répondit celle-ci.




XV

C'est au coin de la via della Pigna, et d'une rue conduisant à la place Barberini que se trouve la maison dans laquelle les demoiselles Bonnefoy veulent bien recevoir moyennant une honnête rémunération, les représentants de la noblesse française et du haut clergé qui viennent passer quelque temps à Rome; si vous n'êtes pas de grande noblesse, archevêque, ou tout au moins évêque, vous n'êtes reçu dans cette maison qu'avec des lettres de recommandation, ou une présentation officielle affirmant votre piété, votre dévouement à l'Église, et votre fidélité au saint-siége.

Bien entendu il n'y a point d'enseigne pour signaler cette pension nobiliaire et épiscopale à l'attention des passants; au contraire, elle ne s'annonce au dehors que par la discrétion, le mystère et la propreté: si elle était plus vaste, on pourrait la prendre pour un couvent de religieuses cloîtrées.

Cependant, comme il fallait bien une enseigne pour signaler leur maison aux clients distraits ou maladroits qui ne savent pas se reconnaître dans une ville étrangère, les demoiselles Bonnefoy en ont trouvé une qui a fondé leur réputation et fait en même temps leur fortune.

Elle consiste en deux puissantes lampes carcel qui flanquent une madone exposée dans l'embrasure d'une fenêtre du premier étage, et qui, toute la nuit, du soir au matin, brûlent là comme deux phares et éclairent tout le quartier.

Peu de personnes circulent dans la via della Pigna, mais beaucoup au contraire traversent la place Barberini, et la nuit il est impossible de passer par cette place sans apercevoir les deux globes lumineux qui illuminent la façade de la maison des soeurs Bonnefoy et font pâlir les becs de gaz.

—Quelles sont donc ces lumières? demandent les étrangers.

—Les lampes des demoiselles Bonnefoy.

—Et qu'est-ce que c'est que les demoiselles Bonnefoy?

Alors les explications arrivent tout naturellement, et se gravent dans la mémoire.

On emporte de Rome le souvenir de deux lampes carcel, et rentré dans sa province, on en parle à ceux de ses amis qui doivent faire le voyage d'Italie.

—Surtout, logez-vous chez les demoiselles Bonnefoy; seulement faites-vous avant recommander; tout le monde n'y est pas admis.

Les gens qui peuvent dire qu'ils ont habité chez les deux soeurs, en reçoivent une sorte de lustre. Mais cet avantage, si précieux pour certaines personnes, n'est pas le seul qu'offrent les soeurs Bonnefoy; on trouve en plus chez elles des appartements propres, et une cuisine qui si elle est nécessairement composée de poulets et de beefsteaks romains, est au moins arrangée à la française; enfin, on n'y est point écorché.

Sur la recommandation de Mgr de la Hotoie les portes de cette respectable maison voulurent bien s'ouvrir devant madame Prétavoine et son fils.

Ce fut mademoiselle Bonnefoy la jeune qui les reçut et les installa elle-même dans deux chambres du premier étage, et tout de suite madame Prétavoine se mit bien avec la vieille fille, en montrant combien elle était sensible à l'honneur et à la grâce qu'on lui faisait.

—Il y avait si longtemps que je désirais être reçue chez vous; j'ai soupiré plus d'une fois en passant par devant la Madone sous la protection de laquelle votre respectable maison est placée.

Mademoiselle Bonnefoy la jeune ne manquait pas de finesse, cependant elle se laissa prendre aux paroles de madame Prétavoine, à son émotion, à son trouble de joie, tant la flatterie est une arme puissante entre des mains décidées à l'employer franchement, sans scrupule et sans honte. Or cette façon de procéder était celle de madame Prétavoine, qui n'avait ni scrupule ni honte, et qui, alors qu'elle voulait plaire aux gens, les louait effrontément, bassement, eux, leur femme, leurs enfants, leur chien, leur chat, leur serin ou leur perroquet.

Elle employa le même système avec la religieuse qui le lendemain, vint se mettre à sa disposition pour la guider et l'accompagner dans ses stations aux sanctuaires et aux basiliques.

—Lorsque Mgr de la Hotoie m'a parlé de vous, ma chère soeur, mon premier mouvement a été de décliner cette proposition, tant je me sens indigne de prendre le temps d'une sainte fille du Seigneur. Mais j'ai réfléchi que ces stations que je désire faire, n'ont point pour but une vaine satisfaction, ou une coupable curiosité, mais au contraire, mon instruction et mon salut. Or il n'y a pas oeuvre plus méritante, n'est-ce pas, ma très-chère soeur, que de travailler au salut de notre prochain. Ainsi comprise, votre mission devient une oeuvre pieuse, et c'est ainsi que vous daignerez j'espère l'accepter. C'est à une coupable, à une pécheresse, que votre main charitable va servir de guide. Mais avec votre secours, avec votre soutien, j'espère que je marcherai d'un pas ferme dans la voie de la pénitence et de l'expiation. Dans le pèlerinage que j'entreprends, de quelle utilité n'allez-vous pas être à mon ignorance. Occupée à me diriger, je n'aurais pas pu me préparer dignement, et serais arrivée au pied des autels l'âme troublée ou distraite. Au contraire, votre bonne parole me soutiendra, comme votre main me guidera.

La soeur Sainte-Julienne était une grosse Flamande aux yeux bleus et au caractère de mouton, qui n'était point habituée à de pareils procédés; elle fut séduite.

En se trouvant en face de cette vieille femme dont l'oeil l'avait toisée, jaugée et pesée des pieds à la tête, elle avait éprouvé un mouvement de crainte instinctive, mais ces paroles la rassurèrent.

—Quelle bonne dame! se dit-elle.

Et elle se sentit heureuse, glorieuse, de pouvoir travailler humblement au salut d'une personne aussi pieuse.

Ce fut une vie nouvelle qui commença pour madame Prétavoine, du jour où elle fut installée dans la maison des demoiselles Bonnefoy, et où elle eut la soeur Sainte-Julienne pour l'accompagner.

Elle avait soigneusement retenu les paroles de Mgr de la Hotoie, et sous leur forme adroitement entortillée et déguisée, elle avait très-bien vu la ligne de conduite qu'elles lui traçaient.

Cette ligne elle était décidée à la suivre fidèlement, mais en complétant les indications qui n'avaient été qu'à demi esquissées, sans doute à dessein.

Elle était trop habituée au langage ecclésiastique pour n'avoir pas compris ce que Mgr de la Hotoie s'était contenté de marquer d'un trait léger, sans le préciser, et elle ne lui en voulait nullement de sa retenue.

—C'est un habile homme, s'était-elle dit.

Et pour cette habileté, elle l'avait tenu en plus grande estime, que s'il s'était livré franchement, ayant horreur d'ailleurs de la franchise, qui pour elle était niaiserie ou duperie, ou tout au moins une politesse qu'on fait aux imbéciles; à quoi bon la sincérité avec des gens intelligents qui savent deviner et comprendre; l'employer avec eux est leur faire injure: Mgr de la Hotoie l'avait jugée digne d'un langage moins primitif, et elle en était fière. Chaque matin madame Prétavoine quittait la maison des demoiselles Bonnefoy, et par les rues de la ville, dans les quartiers populeux du Tibre, du Ghetto et du Transtévère, comme dans les quartiers déserts de la vieille Rome du Palatin, de l'Aventin ou de l'Esquelin, on voyait passer une femme vêtue de noir, accompagnée d'une religieuse: elles allaient d'un pas lent, et dans les mains des malheureux qui se trouvaient sur leur passage, elles glissaient une aumône; la religieuse regardait autour d'elle, sensible et attentive aux choses de ce monde, misères ou joies; la vieille dame, au contraire, marchait droite, raide, les yeux perdus dans le ciel, où habitait assurément sa pensée intérieure.

Devant ces deux femmes s'ouvraient les portes des basiliques, des églises, des sanctuaires, même celles qui étaient fermées ordinairement.

Et les gens obscurs qui fréquentent ces pauvres églises dans lesquelles l'étranger n'a jamais pénétré; car elles ne sont même pas nommées dans les guides et sur les cartes, parlaient avec surprise et aussi avec une grande édification d'une dame vêtue de noir qui venait s'agenouiller sur la première marche de l'autel et qui là, les bras en croix sur la poitrine, la tête haute, s'entretenait avec Dieu, tandis qu'une religieuse, dont elle était accompagnée, était agenouillée à quelques pas derrière elle. Puis après cette prière, la dame en noire quittait l'autel et, venant prendre place à côté de sa religieuse, en se mêlant au commun des fidèles, elle faisait une longue méditation. C'étaient des gens peu importants qui parlaient ainsi, mais d'une piété profonde, et dont les voix seraient un jour entendues.

Ce n'était pas seulement les portes des basiliques et des églises qu'elles franchissaient, c'était encore celles des couvents et des chapelles qui s'ouvraient devant elles.

On sait que depuis que les Italiens sont entrés à Rome, en 1870, ils ont appliqué la loi de 1866 qui dit que les ordres religieux ne sont plus reconnus et que leurs maisons et établissements sont supprimés. Cependant dans certaines églises, dans certaines chapelles, on a laissé un moine ou une religieuse pour les entretenir. D'autre part, de riches particuliers ont offert leurs villas aux ordres religieux et leur ont permis d'ouvrir chez eux, à l'abri du domicile privé, de véritables maisons conventuelles avec des chapelles.

C'étaient dans ces églises, dans ces chapelles anciennes ou nouvelles, que madame Prétavoine venait prier.

Puis, par l'entremise de sa religieuse, elle s'entretenait avec le père, la mère, ou la soeur qui les avaient reçues, des malheurs et de la persécution de l'Église.

Et pour réparer autant qu'il était en elle ces malheurs, en même temps pour protester contre cette persécution et confesser sa foi, elle déposait mystérieusement une offrande sans vouloir faire connaître son nom.

On la priait, on la suppliait.

Elle se défendait et refusait.

A quoi bon, qu'importait son nom obscur; tout ce qu'elle consentait à dire, c'était qu'elle était Française, demandant une prière pour son pays, livré lui aussi à l'erreur.

Mais avant de se retirer un dernier élan de foi la prosternait au pied de l'autel, et pendant qu'elle était plongée, noyée dans sa prière, la soeur Sainte-Julienne livrait tout bas ce nom refusé avec une si persistante humilité.

Et le soir ou le lendemain matin, monseigneur le cardinal-vicaire recevait de la supérieure une lettre qui lui apprenait qu'une dame française avait visité l'église, la chapelle, le sanctuaire, le couvent de... et qu'en se retirant elle avait laissé une généreuse offrande de... scudi. On avait voulu savoir le nom de cette généreuse donatrice, mais avec une humilité toute chrétienne elle avait refusé de le faire connaître, rien n'avait pu vaincre sa résistance; heureusement on avait pu incidemment apprendre le nom de cette pieuse personne.

C'était une dame Prétavoine, du diocèse de Condé-le-Châtel.

Et ce nom, auquel le cardinal-vicaire n'avait pas prêté grande attention la première fois qu'il l'avait lu, s'était peu à peu imposé à son esprit, si bien que lui aussi en était arrivé à parler de cette dame Prétavoine du diocèse de Condé-le-Châtel, de sa charité, de son humilité.




XVI

De son côté Aurélien suivait aussi la ligne de conduite qui lui avait été indiquée par Mgr de la Hotoie.

Mais bien entendu c'était par une voie toute différente que celle que sa mère avait adoptée.

Une démarcation très-nette avait en effet été tracée entre eux par l'évêque de Nyda.

La mère d'une dévotion ardente et militante;

Le fils pieux, mais sans bigoterie, surtout sans rien qui rappelât le cadet; tout au contraire une vie élégante, avec un dévouement ostensible au Saint-Siége et à la puissance temporelle des papes.

Si Mgr de la Hotoie n'avait pas nettement formulé cette loi, il l'avait suffisamment esquissée pour que le doute ne fût pas possible.

Tandis que madame Prétavoine s'agenouillait dans les églises et les chapelles, Aurélien devenait un des membres les plus élégants du cercle de Saint-Pierre, et il avait l'insigne honneur de figurer dans quelques-unes des cérémonies du Vatican.

Les zélateurs papalins ne manquent pas d'une certaine imagination dans l'invention et l'arrangement des pieuses manifestations qui, tout en servant à l'édification du monde catholique, sont en même temps une récréation ou tout au moins une consolation pour le pontife-roi réduit en captivité; pèlerinages nationaux, pèlerinages étrangers, réceptions de la Société de la jeunesse catholique, de l'Union catholique, des chevaliers du Syllabus, oeuvre de la tabatière, etc. On organise une association ou une oeuvre en Italie, en France, en Bavière, en Espagne, même en Angleterre, et l'on donne rendez-vous aux membres de cette association ou de cette oeuvre, à Rome, pour être reçu par le Saint-Père.

Malheureusement il arrive parfois, il arrive même souvent que le nombre des membres qui viennent au rendez-vous, n'est pas celui sur lequel on avait compté; il y a des empêchements, des défections, des paresses, des économies obligées, et la manifestation pompeusement annoncée par les bons journaux menace d'échouer piteusement.

C'est alors que les membres de la Société des intérêts catholiques ou du cercle de Saint-Pierre apparaissent comme des sauveurs. On serait trois cents, ils interviennent, et l'on est un millier; l'honneur est sauf, la manifestation a réussi une fois de plus.

On se réunit en deçà de la porte de Bronze, et portant sur la poitrine le signe des nouveaux croisés: la croix blanche bordée d'un liseré rouge, on gravit en silence, la tête découverte, les escaliers du Vatican, les prêtres les premiers, comme cela se doit; on traverse la cour Saint-Damase, et l'on se groupe dans la salle du consistoire, où l'on attend. Bientôt le Pape paraît entouré de huit ou dix cardinaux et de sa cour; il s'assied sur son trône, et on lui lit l'adresse «où toujours des affirmations doctrinales sont relevées par des expressions d'un ardent amour pour le Saint-Père.» Celui-ci se lève et répond par un très-long discours tout plein d'entraînement, dans lequel, avec une remarquable fécondité, il réédite ses idées sur les malheurs de l'Église, sur le doux lien de la religion qui faisait l'unité de l'Italie, sur «la secte,» sur l'esprit de la Révolution, sur les armes de la prière qui doivent assurer le prochain triomphe de la religion et la restauration du droit éternel dans le monde entier.

Des acclamations lui répondent, et dans sa joie il ne reconnaît pas qu'il a déjà entendu bien souvent ces voix, pas plus qu'il ne voit ou ne veut voir que ces visages placés au second rang ne sont pas ceux de pèlerins belges, français ou autrichiens, mais bien de comparses fidèles qui figurent dans toutes les fêtes du Vatican pour donner plus de pompe aux cérémonies et plus d'importance aux manifestations.

Admis dans ces pieuses manifestations, Aurélien y remplit très-convenablement son rôle et se fit remarquer par son zèle autant que par sa tenue élégante.

Il avait fidèlement exécuté les prescriptions de Mgr de la Hotoie, et il n'y avait pas au cercle de Saint-Pierre, de jeune homme mieux habillé, mieux ganté, mieux frisé.

Grâce à ceux qui l'avaient présenté, il s'était créé quelques relations; et, à se faire des amis, il avait déployé la même habileté que sa mère mettait à gagner les gens dont elle croyait pouvoir se servir.

Il était impossible d'être plus affable, plus gracieux, plus séduisant, mais sans aucune obséquiosité, sans aucune bassesse et en se gardant soigneusement de forcer les sympathies qui paraissaient vouloir rester sur la réserve.

Ce n'était pas seulement par la politesse et l'élégance, par l'affabilité des manières ou par la grâce de l'esprit qu'il s'établissait dans le milieu où Mgr de la Hotoie l'avait fait admettre; c'était encore par son savoir et son érudition.

Le temps qu'il avait passé à la bibliothèque du Vatican avait été mis par lui à profit, et ses études de la vie de Boniface VIII dans Muratori et dans Tosti avaient été si consciencieusement faites, que bien souvent il étonnait ses interlocuteurs par ses citations ou par ses appréciations.

Il n'y avait en lui nulle morgue, nulle pédanterie, mais une fermeté qui pour être pleine de douceur dans la forme n'en était pas moins inébranlable dans ce qui était le principe, et que rien n'arrêtait alors que la conscience l'obligeait à intervenir dans une discussion.

Il y a encore un certain nombre de prélats romains qui pratiquent la tolérance et la mansuétude, au moins dans les choses mondaines.

Qu'un de ces prélats excusât ainsi une faute, légèrement, bénévolement, et Aurélien se permettait de donner non son opinion, mais celle d'une autorité de l'Église.

—Je ferai remarquer à Votre Grandeur que saint Thomas d'Aquin dans la Somme... condamne expressément cette opinion et dit...

Et alors venait la citation de saint Thomas d'Aquin empruntée à la Somme de la foi contre les Gentils, ou à la Somme théologique et rapportée textuellement sans erreur, aussi bien que sans hésitation.

Que répondre à un contradicteur qui vous colle avec le docteur angélique?

Se fâcher était impossible, tant l'observation avait été présentée avec déférence et respect.

Alors le prélat qui bien souvent avait oublié son saint Thomas et quelquefois même ne l'avait pas lu, se tirait d'embarras par des félicitations.

Qu'on parlât des malheurs du saint-siége, de ses persécutions, ce qui était un sujet auquel on revenait sans cesse, Aurélien ne se prononçait pas sur le temps présent, mais il avait toujours une opinion empruntée au passé et particulièrement à Boniface VIII qui se rapportait d'une façon topique à ce qu'on disait, et tranchait souverainement la question.

—J'oserai faire remarquer à Votre Grandeur que Boniface VIII, dans la bulle ausculta Dei, dit que Dieu l'a constitué seul maître et juge des rois, constituit Deus nos super reges et regna, imposito nobis jugo apostolicae servitutis.

C'était vraiment admirable de voir ce jeune homme de vingt-cinq ans frisé, parfumé, le visage souriant, la bouche en coeur et le bras arrondi, faire doucement, avec des flatteries de geste et des caresses d'intonation, la leçon à de vieux prélats et à des personnages importants par leur âge ou par leur position.

Mais, ce qui l'était mille fois plus encore, c'était que personne ne s'en blessait ni ne s'en fâchait.

Tout au contraire.

—Ce jeune homme ira loin, disait-on.

Ce mot de tous était aussi celui de Mgr de la Hotoie, qui commençait a être fier de son élève.

Décidément la mère et le fils étaient dignes l'un de l'autre, et ils se valaient pour la perfection avec laquelle ils remplissaient leurs personnages; ils jouaient même si bien leur rôle qu'ils supprimaient l'émotion; on n'avait pas peur pour eux.

Cependant, au milieu de ses triomphes, Aurélien éprouvait une sérieuse contrariété.

C'était que Michel fit partie du club de la Caccia, tandis que lui-même appartenait au cercle de Saint-Pierre.

Combien la situation eût-elle été plus avantageuse pour lui s'ils avaient été réunis chaque jour, chaque soir!

Mais cette réunion malheureusement était impossible, car il y a entre ces deux cercles le même abîme qu'il y a entre le Vatican et le Quirinal, entre le pape et le roi d'Italie.

Qui fréquente l'un, par cela seul s'interdit l'autre.

Il était cependant d'un intérêt capital pour Aurélien de se lier de plus en plus intimement avec Michel, de même qu'il était capital pour madame Prétavoine d'obtenir la confiance et surtout les confidences de mademoiselle Emma, la femme de chambre de madame de la Roche-Odon.

Mais, de ce côté, les choses ne prenaient pas une tournure aussi favorable.

Sans doute Aurélien s'arrangeait pour voir Michel presque chaque jour, pour le rencontrer par hasard et faire un tour de promenade avec lui.

Mais ces rencontres ne valaient pas une camaraderie journalière telle que celle qui s'établit dans un cercle.

Si Aurélien, au lieu d'être du cercle de Saint-Pierre, avait été du club de la Caccia, il aurait été près de Michel, alors que celui-ci jouait, il aurait même pu jouer avec lui, en tout cas il l'aurait surveillé, il aurait su au juste ce qu'il perdait, et dans des heures de déveine et de détresse, rien n'eût été plus naturel que d'offrir son portefeuille au perdant; cela se faisait facilement, pour ainsi dire forcément.

De là des liens nouveaux et plus solides.

Au contraire, séparés comme ils l'étaient, ne fréquentant pas le même monde, il se trouvait que ce qui eût été action était simplement récit: grand désavantage pour Aurélien.

Encore ces récits étaient-ils bien souvent incomplets, et Aurélien n'apprenait-il les pertes de «son ami» que par la mauvaise humeur de celui-ci.

Dans les premiers temps, il avait nettement posé des questions à Michel:

Mais, un jour que Michel n'avait pas été heureux, il s'était fâché.

—Pourquoi diable vous inquiétez-vous toujours de mon jeu? Est-ce que vous souhaitez ma ruine?

Et il avait fallu plus de circonspection et plus d'adresse.

De même madame Prétavoine, pour avoir voulu aller trop vite avec mademoiselle Emma, avait vu celle-ci prendre une figure glaciale le jour où elle avait soupçonné qu'on voulait la faire parler sur sa maîtresse.

Et cependant il fallait avancer du côté de Michel, aussi bien que du côté de madame de la Roche-Odon, de manière à les bien tenir l'un et l'autre au moment où, ayant réussi pour l'obtention du titre de comte, on pourrait quitter Rome.

Le temps qu'on aurait ainsi employé loin de Condé et surtout loin de la Rouvraye serait toujours trop long; il ne fallait donc pas l'allonger encore, car, bien que madame Prétavoine reçût chaque semaine des lettres de l'abbé Armand et de l'abbé Colombe, et aussi de deux autres personnes en état de savoir ce qui se passait à la Rouvraye, elle n'était nullement rassurée, ayant laissé un ennemi dangereux près de Bérengère.

Où en étaient les choses entre cette jeune imprudente et ce Richard de Gardilane?

Que disait, que faisait Sophie?

Terribles questions pour elle, qui souvent rendaient bien longue sa nuit sans sommeil.




XVII

Si madame Prétavoine avait pu apprendre l'entière vérité sur ce qui se passait à la Rouvraye, d'une part entre Bérengère et le capitaine Richard de Gardilane, et d'autre part entre ce dernier et le comte de la Roche-Odon, elle se fût assurément décidée à retourner aussitôt à Condé, malgré les intérêts qui la retenaient à Rome.

Mais en dépit des précautions qu'elle avait eu soin de prendre avant son départ, elle n'était et ne pouvait être que très-imparfaitement renseignée.

Par l'abbé Armand elle savait à peu près ce qu'on avait dit le jeudi à la table du comte de la Roche-Odon.

Par l'abbé Colombe, elle était tenue au courant de ce qui, dans la semaine, s'était passé à Bourlandais et spécialement à la Rouvraye.

Enfin, par deux de ses amies elle recevait l'écho des bavardages des domestiques de la Rouvraye et en même temps celui des propos de Joseph, l'ordonnance du capitaine.

Malheureusement tout cela était assez vague sur beaucoup de points, et elle n'arrivait à se faire une idée approximative de la situation qu'en comparant toutes ces lettres entre elles, et en complétant elle-même par l'imagination les nombreuses lacunes de ses correspondants.

Pour être exactement renseignée, il aurait fallu qu'elle expliquât franchement l'intérêt capital qu'elle attachait à savoir jour par jour, heure par heure, ce que faisaient, ce que disaient Bérengère et le capitaine, et cela n'était possible qu'en livrant le secret de son plan, c'est-à-dire que cela était impraticable.

Avec l'abbé Colombe elle avait pu procéder par la franchise, parce que le curé de Bourlandais était un instrument docile qu'elle était certaine de bien tenir dans sa main, et dont elle pouvait d'ailleurs jouer à son gré.

Mais avec l'abbé Armand, bavard comme un perroquet, causeur pour le plaisir de causer, incapable de garder un secret; avec ses amies envieuses et jalouses, avouer qu'elle espérait donner son fils pour mari à Bérengère de la Roche-Odon, c'eût été tout simplement se faire fermer au nez les portes de la Rouvraye.

Et ce n'était pas pour un pareil résultat qu'elle avait entrepris le voyage (pour Condé, le pèlerinage) de Rome.

Dès les premiers temps de son arrivée, elle avait reçu une lettre qui, si elle ne l'avait pas sérieusement inquiétée, l'avait en tous cas fortement irritée.

Cette lettre était de l'abbé Armand.

Après avoir longuement raconté tout ce qui s'était fait et dit à Condé depuis qu'elle était partie, le chanoine, avec la prolixité d'un homme inoccupé pour lequel une lettre, en un jour de pluie, est une bonne fortune, lui avait enfin parlé de la Rouvraye, de Bérengère, du comte et du capitaine. «Puisque j'ai entrepris une sorte de journal de mon temps, je dois arriver à ma journée d'hier, qui, comme de coutume, s'est passée à la Rouvraye. «C'était la première fois que, depuis votre départ, nous nous trouvions réunis à la table de ce cher comte, et les convives étaient quelques-uns de ceux avec lesquels vous vous entreteniez ordinairement. «Tout d'abord le comte et mademoiselle Bérengère, cela va sans dire, le comte et la comtesse O'Donoghue, le baron McCombie, le marquis de la Villeperdrix, le président de la Fardouyère, la présidente et leur fils, le capitaine de Gardilane, l'abbé Colombe et votre serviteur; miss Armagh s'étant retirée pour ne pas faire la treizième à table. «Vous savez combien est bon cet excellent abbé Colombe; tout d'abord il ne s'était pas aperçu de l'éclipse de miss Armagh, mais quelqu'un en ayant fait l'observation, voilà Colombe qui se dérobe et veut se retirer lui-même. «—Jamais miss Armagh ne le souffrira, dit mademoiselle de la Roche-Odon. «—Quand je serai parti, elle consentira à revenir, dit Colombe.

«Une discussion s'engage, qui n'est interrompue que par l'annonce que le dîner est servi. «Colombe tente encore de s'échapper, mais mademoiselle Bérengère, avec sa liberté d'allure, le prend par la main et l'amène à table. «Là elle le fait asseoir près d'elle, ne lui lâchant pas la main.

«—Si vous vous sauvez, vous m'enlevez avec vous, disait-elle en riant.

«Et chacun riait avec elle, Colombe excepté, qui était rouge comme une pivoine et fort mal à son aise, comme vous l'imaginez facilement «sous les attouchements d'une personne du sexe.»

«Cette réflexion n'est pas de moi, bien entendu, car ces scrupules me paraissent trop respectables pour que j'aie la pensée de les blâmer; elle est du jeune Dieudonné de la Fardouyère, et je ne la rapporte que pour vous donner la physionomie exacte et complète de ce qui s'est passé.

«Vaincu, Colombe n'était pas réduit au silence, et il lui échappa un cri qui montre combien il vous est attaché.

«—Il n'en est pas moins vrai, dit-il, que si cette bonne madame Prétavoine n'était pas à Rome, nous n'aurions pas le chagrin de voir miss Armagh se retirer dans sa chambre.

«—Pleurons madame Prétavoine, dit Dieudonné de la Fardouyère.

«—Et le bon jeune homme, continua mademoiselle Bérengère.

«Ne soyez pas surprise de cette appellation; c'est encore une plaisanterie dirigée contre ce pauvre Colombe qui, toutes les fois qu'il parle de M. Aurélien, ne manque jamais de l'appeler «ce bon jeune homme», et dans sa bouche, vous savez que c'est un éloge qui, pour lui comme pour moi d'ailleurs, est pleinement justifié par les qualités de votre cher fils.

«—Pleurons madame Prétavoine, dit le vieux comte O'Donoghue; je m'associe volontiers à ces regrets, mais je ne veux pas pleurer le «bon jeune homme», comme dit Bérengère.

«—Et pourquoi donc? demanda mademoiselle de la Roche-Odon.

«Colombe, vous le savez, n'est pas d'une bravoure héroïque, et son habitude n'est pas de se jeter à travers les discussions. A ce mot cependant il releva la tête.

«—Oui, pourquoi? demanda-t-il.

«—Parce que «votre bon jeune homme» me paralyse la langue. Voilà tout. Je ne crois pas que personne puisse me reprocher de me complaire dans des récits inconvenants; cela n'est ni dans mes goûts, ni dans mes habitudes. Jamais je n'ai hésité à rire et à plaisanter devant Bérengère. Eh bien, devant votre «bon jeune homme,» j'étais paralysé; il me semblait que j'allais le blesser dans son austérité, et, quand il se tournait vers moi, grave et digne, avec sa tête jeune, ma langue se glaçait; quand il s'approchait, je baissais la voix.»

«—Bravo! s'écria Dieudonné.

«—Il est certain, dit le capitaine de Gardilane, qu'il ne vous met pas à l'aise, et cependant je déclare que, pour moi, je l'ai toujours trouvé, dans nos rapports, plein de prévenances.

«—Eh bien, dit Bérengère en riant, ne le pleurons pas alors, et puisque les langues sont déliées, qu'elles abusent de leur liberté.

«Vous comprenez que l'abbé Colombe et moi nous nous élevâmes contre cette condamnation et nous défendîmes Aurélien comme il devait être défendu.»

Bien entendu madame Prétavoine n'avait pas communiqué cette lettre à Aurélien, pas plus qu'elle ne lui avait montré celles dans lesquelles on parlait des assiduités du capitaine de Gardilane au château de la Rouvraye,—de la mélancolie de mademoiselle de la Roche-Odon, et des changements qui se faisaient en elle, sans que cependant on pût dire qu'elle était malade,—de la belle amitié qu'elle témoignait à Sophie Fautrel et à son enfant,—d'un voyage que le capitaine de Gardilane avait dû faire dans le Midi, et qui au moment même du départ, avait manqué sans que Joseph, l'ordonnance du capitaine, sût pourquoi,—des propos du monde au sujet de l'intimité de plus en plus étroite entre cet officier et le comte de la Roche-Odon,—des visites fréquentes que celui-ci faisait au capitaine le matin, tantôt chez lui, tantôt sur ses travaux, où il allait le trouver,—des longues conversations qui s'engageaient entre eux et dans lesquelles ils agitaient des questions religieuses, on avait vu le comte parler avec véhémence et le capitaine au contraire avec calme, on avait entendu quelques-unes de leurs paroles et il était à supposer que M. de la Roche-Odon avait entrepris la conversion de l'officier.

Ces bruits de conversion, qui lui étaient venus de différents côtés, avaient été confirmés par l'abbé Colombe, en situation mieux que personne d'être bien renseigné à ce sujet.

«Il faut maintenant que je vous entretienne, ma bien estimable dame, d'une affaire importante qui peut beaucoup contribuer à la gloire de Dieu: M. le comte de la Roche-Odon a de fréquents entretiens avec M. le capitaine de Gardilane, et j'ai tout lieu d'espérer que la parole chrétienne de notre vénéré comte trouvera le chemin du coeur de ce bien digne et bien excellent officier. Oh! quelle joie et quel triomphe si l'aimable Providence nous réservait ce succès; quelle félicité! Vous vous associerez, j'en suis certain, à nos espérances. Je dis chaque semaine une messe et chaque jour deux chapelets à cette intention. Je vous demande d'unir vos prières aux nôtres, et d'adorer les saintes reliques à ces fins. Nous vous accompagnons dans votre pieux pèlerinage de nos voeux et de nos prières. Veuillez ne pas nous oublier et me croire de coeur et d'âme, ma bien estimable dame, votre bien humble en N.S.»

C'était chose grave, très-grave, que ces propos, car il était à craindre que le comte de la Roche-Odon n'eût pas entrepris cette conversion poussé seulement par sa foi, et qu'il y eût là-dessous quelque intention personnelle.

Et cette intention personnelle n'était-elle pas de pouvoir donner sa petite-fille à cet officier lorsqu'il serait converti?

Ah! comme les journées étaient longues à Rome! Et cependant il était impossible de repartir avant d'avoir réussi à obtenir le titre qu'on était venu chercher, et aussi sans avoir gagné l'alliance de madame de la Roche-Odon.




XVIII

Les lettres dans lesquelles on parlait à madame Prétavoine de la mélancolie de mademoiselle de la Roche-Odon, n'étaient pas très exactes, ou tout au moins le mot mélancolie n'était-il pas celui qui s'appliquait à son état; c'était plutôt gravité qui eût été juste.

En effet, cette jeune fille, cette enfant qu'on était habitué à voir légère, rieuse, sautillante, disposée à se moquer des choses comme des gens et à les prendre les uns comme les autres par le côté plaisant ou amusant, se montrait maintenant avec les allures et la tenue d'une personne sérieuse qui réfléchit et qui raisonne.

Sans doute elle n'avait pas entièrement perdu son enjouement, et du matin au soir elle n'était pas plongée dans le recueillement et la méditation, mais enfin le changement qui s'était fait en elle était assez sensible pour frapper les indifférents, et à plus forte raison son grand-père.

—Pourquoi donc Bérengère ne joue-t-elle plus avait demandé M. de la Roche-Odon qui, avec ses yeux de grand-père, ouverts par la tendresse, avait été le premier à remarquer ce qui se passait dans sa petite-fille.

A cette question qui lui était adressée, miss Armagh avait répondu qu'il ne fallait ni s'étonner, ni s'inquiéter de ce changement qui était chose naturelle.

—Il y a longtemps déjà que j'attendais cette métamorphose, dit-elle, l'enfant devient jeune fille, le papillon dépouille sa chrysalide et déplisse ses ailes d'or sous les chauds rayons d'un soleil printanier.

Malheureusement M. de la Roche-Odon n'était pas homme à se contenter de cette réponse poétique.

—C'est que précisément, dit-il, je ne trouve pas qu'elle déplisse ses ailes d'or pour prendre son vol; tout au contraire il me semble qu'elle incline son front pensif vers la terre, et que ses réflexions n'ont rien d'aérien.

Miss Armagh avait souri comme une personne sûre de ce qu'elle avance.

Mais la comte avait insisté:

—Je vous assure qu'il y a quelque chose d'étrange dans Bérengère, et qui n'est pas si naturel que vous croyez.

—Étrange, oui, je vous l'accorde, insolite; mais je vous affirme que rien n'est plus naturel.

—Enfin je vous demande de la suivre de près et de l'étudier. Vous savez que j'ai toujours eu l'habitude, quand dans le milieu de la journée je me retire chez moi, de ne pas la quitter des yeux toutes les fois que le temps lui permet de se promener dans le jardin et dans le parc. Assis derrière mon rideau, c'était ma joie de la suivre du regard alors que, petite enfant encore, elle jouait dans les allées du jardin ou qu'elle courait sur les pelouses après les papillons, ou qu'elle soignait son jardin. Depuis cette époque j'ai passé ainsi de longues heures à l'accompagner, je la connais donc bien, et je n'avais donc pas besoin qu'elle me parlât ou qu'elle me regardât pour savoir ce qui se passait en elle, pour deviner ses joies et ses chagrins.

—Et vous ne les devinez plus?

—Précisément.

—La jeune fille s'enveloppe d'un voile pudique que l'enfant ne connaît pas.

—On n'enveloppe d'un voile que ce qu'on veut cacher, et je vous assure que Bérengère veut cacher quelque chose.

—Que supposez-vous?

—Est-ce qu'il y a un an, est-ce qu'il y a un mois, elle était ce qu'elle est maintenant? elle jouait, elle courait, elle sautait, c'était une biche échappée dans le parc; non-seulement elle avait la légèreté, le caprice de la biche, mais encore elle en avait les yeux doux, limpides, effarés et sauvages; n'avez-vous pas remarqué comme son regard a changé et comment il a gagné en profondeur ce qu'il a perdu en limpidité; combien souvent quand je la regarde maintenant ne détourne-t-elle pas son visage rougissant?

—Justement, dit miss Armagh qui lorsqu'elle avait adopté une idée ne l'abandonnait pas facilement.

—Et non, mille fois non; je ne dis pas que vous n'ayez pas raison sur un point, et assurément il ne faut pas considérer une grande fille telle que Bérengère est maintenant avec les mêmes yeux que nous regardions la petite fille; là-dessus je suis d'accord avec vous; mais il y a plus que la métamorphose dont vous parliez.

—On pourrait l'interroger.

—Gardez-vous en bien!

—Cependant en l'interrogeant avec délicatesse et habileté...

—Je n'ai ni cette délicatesse ni cette habileté, et l'eussé-je que je ne risquerais pas cet examen. Je vous prie donc de ne pas le tenter. Mes questions n'avaient d'autre but que d'apprendre si vous en saviez plus que moi. Je vois que nous en sommes au même point et que nous ne différons que d'appréciation. Vous avez comme moi remarqué que Bérengère n'est plus ce qu'elle était naguère.

—Assurément.

—Vous vous expliquez ce changement par des causes naturelles, moi je ne me l'explique pas. Pour savoir qui de nous a raison je trouve inutile de commettre une imprudence. D'ailleurs il n'y a aucune urgence à brusquer les choses. Au contraire, il y a tout avantage à les laisser aller comme elles vont. Tout ce que je vous demande, tout ce que j'attends de votre sollicitude et de votre perspicacité, c'est d'étudier Bérengère à la dérobée, sans vous montrer, comme de mon côté je l'étudierai moi-même.

Ce n'était pas seulement lorsqu'elle se trouvait ou croyait se trouver à l'abri des regards, que Bérengère n'était plus l'enfant d'autrefois, et ce n'était pas seulement dans les allées du parc, alors qu'elle réfléchissait, qu'on pouvait observer les changements qui s'étaient opérés en elle, dans son caractère, dans son humeur, aussi bien que dans sa tenue.

A table, le jeudi, quand les convives ordinaires de son grand-père se trouvaient réunis, ces changements se manifestaient d'une façon encore bien plus évidente, bien plus frappante.

Maîtresse toute-puissante au château de la Rouvraye, du jour où elle y était arrivée, elle avait pris une liberté de langage qui n'est point ordinairement celle des enfants. Sans parler à tort et à travers de manière à se rendre insupportable aux étrangers, elle avait l'habitude de prendre la parole toutes les fois qu'elle avait quelque chose à dire, et elle le faisait avec une décision, une indépendance, souvent même avec une originalité qui réjouissaient son grand-père, en admiration, en adoration devant elle. Dans les premiers temps, miss Armagh, élevée dans un pays où les enfants n'ont le droit de parler qu'avec les domestiques dont ils font leur société, avait été scandalisée par cette liberté, mais le comte ne lui avait pas permis de la réprimer, et à seize ans Bérengère était aussi à l'aise dans la conversation qu'une femme de vingt-cinq ans, qui à de l'esprit naturel joint l'usage du monde.

Mais depuis quelque temps elle avait perdu cette décision et cette indépendance de parole; souvent elle se troublait; plus souvent elle gardait le silence; elle était devenue la jeune personne correcte qu'elle n'avait jamais été, qui se tient droite sur sa chaise, les yeux baissés, et mange comme si elle accomplissait une cérémonie.

M. de la Roche-Odon, qui avait du temps à lui, lorsqu'il avait achevé sa petite côtelette et son mince morceau de pain coupé carrément, s'était trouvé en position mieux que personne de constater cette tenue, qui ressemblait si peu à celle d'autrefois.

Était-ce un visage antipathique qui la gênait?

Était-ce un visage sympathique qui la troublait?

Avec précaution, sans se livrer, il l'avait observée en même temps qu'il observait chacun de ses convives.

Assurément il n'y avait pas à chercher du côté du comte et de la comtesse O'Donoghue, pas plus que du côté du baron McCombie; elle avait encore, comme elle avait toujours eu, pour ces vieux amis une tendresse expansive qui se traduisait par mille prévenances.

De même il n'y avait pas à s'inquiéter non plus de l'abbé Armand ni de l'abbé Colombe.

L'abbé Armand l'amusait, et ses sentiments pour l'abbé Colombe étaient ceux de toutes les personnes qui approchaient l'abbé, le respect et l'affection.

La question d'antipathie ainsi résolue, restait celle de la sympathie.

Dieudonné de la Fardouyère, au vu de tout le monde, cherchait à lui plaire, mais il ne paraissait point que jusque-là il eût réussi: tout au contraire.

Elle se moquait de lui ouvertement, sans acrimonie, bien entendu, mais très-franchement: de sa myopie, de son lorgnon, qui ne manquait jamais de tomber de dessus son nez, toujours juste au moment où Dieudonné allait faire ou dire quelque chose; de ses allures de hanneton ébloui par la lumière, et se cognant partout; de sa locution habituelle: «Je vais vous en conter une bien bonne.»

Assurément, celui-là n'était pas dangereux.

De même le marquis de la Villeperdrix ne l'était pas davantage, et cela pour des raisons différentes: pour sa mine grave, pour sa tenue compassée, pour son esprit froid, enfin pour ses trente-six ans et les rares cheveux qu'il ramenait habilement sur son front luisant. Si elle ne se moquait pas de lui, elle était disposée, malgré les prétentions qu'il affichait, à le classer dans la catégorie des amis respectables, avec le comte O'Donoghue et le baron McCombie.

Et Richard de Gardilane?

Il ne fallait pas une bien grande perspicacité pour reconnaître que Bérengère était autre avec le capitaine de Gardilane qu'avec les convives habituels de la Rouvraye.

Elle ne se moquait pas de lui, comme elle le faisait de Dieudonné.

Elle ne le traitait pas sérieusement, cérémonieusement, comme le marquis de la Villeperdrix.

En réalité elle était avec lui bizarre, fantasque et très-inégale d'humeur.

Et cela avec une mobilité étrange.

A de certains moments rieuse, expansive, familière.

A d'autres, réservée, contrainte, mal à l'aise, rougissante.

Et toujours sans que les uns ou les autres de ces mouvements soudains fussent motivés par une cause apparente.

Elle recevait le capitaine en souriant, elle engageait une conversation enjouée; puis tout à coup, sans qu'on pût comprendre pourquoi, elle se taisait, et personne ne pouvait lui arracher une parole.

Si encore elle avait toujours été ainsi, mais justement il n'était pas bien difficile de constater à quel moment elle avait changé; c'était peu de temps après qu'elle avait été marraine, avec le capitaine, de l'enfant de cette pauvre fille.

Il y avait là un fait caractéristique et une date certaine.

L'aimait-elle?

C'était la question qui se présentait et qui s'imposait à l'esprit du comte.

Et c'était précisément pour cela qu'il n'avait pas permis à miss Armagh de procéder à cet interrogatoire dont elle avait émis l'idée.

Une pareille question ne prenait pas le comte à l'improviste.

Bien souvent il l'avait examinée depuis que sa petite-fille lui avait été confiée, non pas en la rapportant à telle ou telle personne, mais théoriquement et à un point de vue général.

Que ferait-il quand elle aimerait?

Comment se conduirait-il avec elle?

Si un jour elle aimait, il ne s'opposerait certes pas à la naissance de cet amour, et d'une main dure et jalouse il ne comprimerait pas les premiers battements de son coeur.

Au contraire, il les écouterait et les suivrait dans leur développement.

Il se ferait le confident de sa fille.

Et, autant que possible, il se ferait son guide.

Elle l'aimait assez pour avoir pleine confiance en lui, elle lui dirait tout; il l'éclairerait, et d'une main douce il la soutiendrait.

Mais alors qu'il s'était arrêté à ces idées, il n'avait pas cru que leur réalisation dût se produire de sitôt.

Si Bérengère aimait, ce serait plus tard, beaucoup plus tard.

Elle n'était qu'une enfant.

Cela était vrai alors.

Mais l'enfant avait grandi.

Seulement, ainsi qu'il arrive bien souvent, il ne l'avait pas vue grandir, et pour lui elle était toujours, elle n'était qu'une enfant.

Quand il avait admis la possibilité de cet amour, il avait imaginé que Bérengère toucherait alors à un âge qui lui permettrait de se marier sans le consentement de sa mère, c'est-à-dire qu'elle aurait de par la loi le droit de faire violence à ce consentement qu'on lui refuserait, au moyen de cet expédient qu'on appelle les actes respectueux.

Mais ce n'était pas ainsi que les choses se présentaient, si réellement elle aimait Richard de Gardilane.

Elle était loin, très-loin de sa majorité.

Et par ce fait seul il se trouvait placé dans une fâcheuse condition pour provoquer les confidences au sujet du capitaine.

En effet, que lui répondrait-il si elle lui confessait son amour?

Il ne pouvait pas lui dire: «Je te le donne», puisqu'il n'avait pas le droit de consentir légalement à son mariage, et qu'elle, de son côté, n'était pas encore maîtresse de sa volonté.

La seule personne qui en ce moment avait le droit de consentir ou de s'opposer à son mariage, c'était sa mère, et dans les dispositions d'hostilité et de haine où celle-ci se trouvait, sinon envers sa fille pour laquelle elle n'avait guère que de l'indifférence,—au moins envers lui, comte de la Roche-Odon,—il y avait tout à craindre qu'elle repoussât Richard par cette seule raison que ce ne serait pas elle qui l'aurait choisi.

Cela rendait sa situation tout à fait délicate et devait lui imposer une extrême réserve à provoquer les confidences de sa petite-fille.

En effet, parler d'amour à Bérengère, c'était implicitement reconnaître qu'elle pourrait aimer, et c'était là un aveu que les circonstances rendaient particulièrement dangereux.

Si elle éprouvait un sentiment tendre pour le capitaine, il se pouvait très-bien qu'elle ignorât la nature de ce sentiment ou qu'elle se refusât à se l'expliquer elle-même.

Avec une enfant innocente et pure comme elle l'était, cela n'était nullement impossible.

Et il n'était nullement impossible d'admettre aussi que si rien ne venait provoquer l'explosion de ce sentiment, il pouvait se maintenir longtemps encore à l'état vague.

Or, en gagnant du temps, ils se rapprocheraient du moment où Bérengère pourrait se passer du consentement de sa mère.

Que par un mot imprudent au contraire on provoquât une explosion, et immédiatement ce qui était vague devenait précis; ce qui était calme devenait irrésistible; l'amour qui s'ignorait se changeait en une passion exigeante; les tourments, les souffrances naissaient.

Amené à cette conclusion par l'intérêt bien compris de sa petite-fille, il s'y trouvait d'autre part maintenu par des considérations d'un ordre tout différent, puisqu'elles s'appliquaient à Richard de Gardilane, et qui avaient à ses yeux une importance considérable.

Ce qu'il éprouvait pour le capitaine, c'était plus que de la sympathie, c'était de l'amitié et de l'estime; il aimait son caractère ferme, sa nature droite, son esprit ouvert; il l'estimait pour ce qu'il avait appris de lui et pour ce qu'il en voyait chaque jour; il lui reconnaissait de la politesse et de la distinction; il le trouvait beau garçon, d'une beauté virile; pour la naissance, il le savait le descendant d'une famille dont la noblesse avait des preuves écrites dans l'histoire du Midi depuis plus de cinq cents ans; enfin, pour la fortune, s'il n'avait rien ou tout au moins peu de chose pour le présent, il était certain que deux héritages, qui lui appartenaient, le mettraient un jour dans une belle situation.

C'était donc un homme dont il pouvait faire son gendre, en qui il avait toute confiance, et près duquel il serait heureux de vivre.

Mais, malgré ces qualités réelles et solides qu'il lui reconnaissait, malgré l'amitié et l'estime qui le poussaient de son côté, il avait contre lui un grief qui, pour être unique, n'en était pas moins capital.

C'était l'irréligion, ou plus justement l'absence de religion du capitaine.

Pour lui, c'était un article de foi,—son gendre devait être catholique.

Mais de plus c'était une exigence de son amour paternel: s'il donnait sa fille en cette vie, il voulait avoir la certitude d'être réuni à elle au-delà de la mort.

Or, il ne paraissait pas que le capitaine pût être ce gendre.

Quelles étaient au juste ses croyances? le comte l'ignorait, car ils n'avaient jamais eu d'explication précise à ce sujet; mais il était bien certain néanmoins que le capitaine n'avait pas la foi; jamais, il est vrai, il ne lui était échappé une plaisanterie contre la religion des autres, mais jamais non plus il n'avait dit un mot montrant qu'il était chrétien; son état paraissait être l'indifférence, une indifférence absolue.

Mais à quoi tenait cette indifférence?

Était-elle raisonnée ou irréfléchie?

C'est-à-dire était-elle ou n'était-elle pas guérissable?

Cette question méritait maintenant d'être examinée et résolue, car avant de dire: «Cet homme ne sera jamais le mari de ma fille,» il fallait savoir s'il ne serait pas digne de le devenir un jour.

Et au cas où l'amour qui semblait couver en ce moment dans le coeur de Bérengère éclaterait, il importait de pouvoir dire ce jour-là: «Il sera ou ne sera pas ton mari.»

Enfin il importait d'autant plus impérieusement d'être fixé à ce sujet, que les réponses du capitaine dicteraient la conduite qu'on tiendrait à son égard.




XIX

M. de la Roche-Odon avait longtemps balancé le pour et le contre avant de se décider à interroger le capitaine de Gardilane.

Il n'était pas de ceux, en effet, qui jouent avec la passion, s'imaginant dans leur superbe sagesse qu'il n'y a qu'à lui tracer des barrages en lui disant: «Tu n'iras pas plus loin».

Il avait l'exemple de son fils, et c'était là une leçon terrible qui se dressait devant lui et continuellement le frappait au coeur pour lui rappeler ce que sont et ce que font les passions.

Ce fils avait aimé, et dans son amour, tout avait été submergé, emporté: famille, dignité, honneur.

Par plus d'un point, Bérengère ressemblait à son père: qui pouvait savoir ce que la passion ferait d'elle le jour où elle se serait emparée de son coeur.

De là des hésitations, des luttes de conscience, une irrésolution sans cesse renaissante.

C'était le bonheur de sa fille, c'était le sien qui étaient en jeu.

Et au moment de parler, il n'osait plus ouvrir les lèvres.

Le présent, il le voyait et il n'était pas immédiatement inquiétant.

Tandis que l'avenir, il ne savait pas, il ne pouvait pas prévoir ce qu'il serait.

Les choses traînaient ainsi, arrêtées un jour, remises en discussion le lendemain, lorsqu'un entretien que M. de la Roche-Odon eut avec son ancien notaire, le bonhomme Painel, vint leur imprimer une marche plus rapide et déterminée.

Bien que M. de la Roche-Odon eût pris Griolet pour notaire, lorsque celui-ci avait acheté la charge de Me Painel, c'était toujours ce dernier qu'il consultait quand il se trouvait embarrassé ou bien encore lorsqu'il s'agissait d'une affaire importante. Sans doute Griolet méritait toute confiance; il était appuyé et recommandé par les personnes bien pensantes de la ville; ses principes religieux étaient connus de tous; par sa foi autant que par son habileté, il avait acquis dans le pays une réelle autorité, et cependant... cependant c'était à ce vieux sceptique de bonhomme Painel, qui ne mettait jamais les pieds dans une église, que M. de la Roche-Odon recourait dans les questions délicates, c'était à lui qu'il s'ouvrait entièrement et se confessait.

Une seule fois il s'était départi de sa règle de suivre les conseils du vieux notaire, pour écouter ceux du jeune, et ç'avait été dans l'affaire de l'emprunt à madame Prétavoine, que Griolet le pressait de faire, et dont Painel le dissuadait. Encore n'avait-il écouté Griolet que parce que le bonhomme Painel avait refusé de s'expliquer catégoriquement, se renfermant dans des finasseries et des sous-entendus de paysan normand.

—Madame Prétavoine, une bonne dame assurément; cependant en affaires il n'y a pas de bonnes gens.

—N'avez-vous pas confiance en elle?

—Si les affaires se faisaient rien qu'avec la confiance, les notaires seraient inutiles.

—Mais enfin?

—Vous la connaissez mieux que moi.

Et le vieux notaire s'était réfugié dans l'affaire elle-même, qu'il ne trouvait ni sage, ni prudente.

Cependant M. de la Roche-Odon sous le coup de la visite de l'aimable Esperandieu, «huissier à Condé-le-Châtel, y demeurant rue du Pont», avait cédé aux suggestions de Griolet, mais sans l'avouer à Painel qu'il n'avait même pas revu pour ne pas lui dire: «Je ne vous ai pas écouté».

Mais ce mouvement de honte n'avait pas tenu contre l'inquiétude que lui inspirait la situation de Bérengère, et alors qu'il cherchait un moyen de ne pas en arriver à une rupture avec le capitaine, il avait voulu consulter le vieux notaire sur la question de savoir s'il ne serait pas possible de forcer madame de la Roche-Odon à consentir au mariage de sa fille, au cas où celle-ci aimerait M. de Gardilane,—digne de cet amour et de ce mariage.

Depuis qu'il n'était plus notaire, le bonhomme Painel s'était retiré à la campagne, dans un domaine, à une lieue de Condé; ce domaine consistait, selon le style notarial, en une maison d'habitation édifiée en bois et en galandage, couverte en tuiles (la vraie maison normande de la Basse-Normandie), et d'une cour-masure plantée de pommiers. Pas de jardin paysager, pas de pelouses, pas d'arbres d'agrément, mais un beau tapis d'herbes à travers lequel couraient des sentiers conduisant aux bâtiments d'exploitation, granges, étables, poulaillers.

Quand M. de la Roche-Odon arriva chez le vieux notaire, il trouva celui-ci dans sa cour, une petite bêche à la main, en train de gratter le tronc d'un pommier depuis les racines jusqu'à la première couronne de branches, et à faire tomber la vieille écorce couverte de mousse et de lichen sous laquelle grouillaient des insectes.

—Mon cher Painel, dit M. de la Roche-Odon, je viens vous faire mes excuses; je vous ai demandé un conseil et ne l'ai pas suivi; montrez-moi que vous ne m'en voulez pas en m'éclairant aujourd'hui.

—Est-ce que madame Prétavoine vous a joué un tour? s'écria le notaire qui dans sa surprise trahit sa pensée intérieure et ses craintes.

—Non, mon cher Painel, aucun, et ce n'était pas de madame Prétavoine qu'il s'agissait; mais vous m'effrayez à votre tour; quel tour voulez-vous qu'elle me joue?

—Et dame, ma foi! je ne sais pas.

—Si, vous savez bien; vous aviez une idée, une crainte.

—Sans vouloir vous jouer un tour, elle aurait pu... dans un besoin de fonds, transporter une partie de sa créance sur vous, et vous comprenez...

—Puisqu'elle a voulu être ma seule créancière.

—Elle a pu le vouloir à un moment et elle peut avoir changé d'idée maintenant.

—Eh bien, si elle avait fait ce transport, quel danger verriez-vous?

—Que celui auquel aurait été fait ce transport pourrait, lui, vous jouer le tour; enfin puisque heureusement il n'en est rien, dites-moi, je vous prie, ce qui me vaut l'honneur de votre visite, et croyez bien que je suis tout à votre disposition.

Alors tout en se promenant dans la cour au milieu des vaches et des poulinières qui passaient en liberté, M. de la Roche-Odon expliqua son affaire: lui était-il possible, au cas où il voudrait marier sa petite-fille, de forcer la vicomtesse de la Roche-Odon à consentir à ce mariage? Il savait que la loi exigeait ce consentement. Il savait d'autre part que la vicomtesse le refuserait. Mais ce qu'il ne savait pas et ce qu'il demandait, c'était s'il n'y avait quelque moyen de procédure de tourner cette double difficulté. Il était prêt à tout, même à un procès.

Le vieux notaire secoua la tête.

—Aucun moyen de procédure, dit-il, madame la vicomtesse de la Roche-Odon, veuve, se trouve investie seule de la puissance paternelle, et seule elle peut l'exercer comme elle l'entend, selon son caprice ou son intérêt.

—Je ne prévoyais que trop votre réponse, mon cher Painel, et c'est plutôt par acquit de conscience que par espérance que je suis venu vous consulter.

Et il baissa la tête, accablé, désespéré.

Ils s'étaient arrêtés dans leur marche, et le bonhomme Painel avait profité de ce moment de repos pour tirer de la poche de son gilet une tabatière en corne; il l'ouvrit et se bourra le nez de tabac si complétement, qu'il ne pouvait plus respirer que par la bouche.

Alors sa vieille figure tannée et ridée prit une expression de malice.

—Je vous parlais de l'intérêt de madame la vicomtesse, dit-il, on s'entend toujours avec les intérêts.

—Comment cela?

—Voilà mon voisin, j'ai besoin de passer à travers son herbage pour aller à la rivière: il m'en empêche et je ne peux rien contre son droit, qu'il tient de la loi; alors je lui fais une proposition.

—Laquelle?

—Dame, je lui achète à beaux deniers comptants le droit de passer. Madame la vicomtesse a un droit, qui est celui de consentir ou de ne pas consentir à notre mariage; nous désirons qu'elle consente, elle refuse, nous lui faisons une offre.

—Ah! Painel.

—Dame, monsieur le comte, ça n'est pas beau, j'en conviens, mais il y a comme ça dans la vie bien des choses qui ne sont pas belles; un remède n'est jamais ragoûtant, et ce que je vous indique là c'est un remède. Ce qui vous blesse, n'est-ce pas, c'est que la personne en question porte votre nom, et que ce qui abaisse votre nom vous abaisse vous-même. Je comprends cela, et si j'osais, je dirais, moi, vieux roturier, que je sens cela. Mais que voulez-vous, il ne faut pas penser à vous, il ne faut que penser à votre petite-fille et à assurer son bonheur.

—Jamais la personne dont vous parlez n'accepterait un pareil marché.

—Vu la situation dans laquelle elle se trouve, je ne pense pas comme monsieur le comte. D'ailleurs nous n'irions pas le lui proposer comme ça, tout naïvement. Nous commencerions par lui faire une bonne peur qui la disposerait favorablement à écouter toute offre, et en même temps à ne pas se montrer trop exigeante.

—Et vous avez dans votre arsenal une arme pour faire cette bonne peur, comme vous dites?

—Nous l'avons.

—Et quelle est-elle?

—Un petit procès, un tout petit procès; nous attaquons la personne susdite en destitution de tutelle.

—Comment, vous pouvez enlever la tutelle de ma petite-fille à la vicomtesse? s'écria M. de la Roche-Odon.

Le notaire se tapota les deux narines de manière à faire tomber les grains de tabac qui les obstruaient.

—Parfaitement, dit-il, et c'est bien simple; seulement cela est assez vilain.

—Voyons, dit M. de la Roche-Odon, comment vous vous y prenez pour enlever la tutelle à la vicomtesse?

—Tout simplement en invoquant le premier paragraphe de l'article 444 du code civil.

—Et que dit cet article?

Le bonhomme Painel toussa au lieu de répondre, puis ensuite il se bourra le nez de tabac; longuement, en réfléchissant.

—Eh bien? demanda M. de la Roche-Odon, que ce silence inquiétait.

—Je croyais que vous le connaissiez.

—Peut-être, mais le numéro par lequel vous le désignez ne dit rien à mon esprit.

—Voyons, là, franchement, monsieur le comte, vous avez fait votre deuil, n'est-ce pas, de cette alliance, et si ce que l'on vous dit de madame la vicomtesse vous peine, cela ne vous fâche pas?

—De vous, mon cher Painel, rien ne me fâchera. Cet article?

—Eh bien! cet article dit textuellement: «Sont aussi exclus de la tutelle et même destituables, s'ils sont en exercice, 1° les gens d'une inconduite notoire...»

—Assez, Painel; jamais je n'intenterai un procès à madame la vicomtesse de la Roche-Odon, duquel résulterait la preuve qu'elle est d'une inconduite notoire....

—Cependant...

—Jamais; comment voulez-vous que je déshonore la mère de ma petite-fille?...

—Qui veut la fin...

—Non, mille fois non; quand même cette femme devrait dissiper entièrement ce que je laisserai, j'aimerais encore mieux cela que d'exposer ma chère enfant à ne pas pouvoir penser à sa mère sans rougir. Vous n'avez pas réfléchi à cela, Painel.

—J'ai réfléchi à sauver votre fortune; d'ailleurs il me semble que le procès en séparation de corps a révélé assez de choses sur la conduite de madame la vicomtesse, pour qu'un nouveau procès ne soit pas à craindre.

—Bérengère était alors une enfant, et elle n'a su de ce procès que le résultat; maintenant c'est une jeune fille, et il serait impossible de lui cacher pourquoi sa mère n'est plus sa tutrice.

—N'en parlons plus, monsieur le comte, et renonçons à mon moyen. Cependant, je vous avoue que pour moi ce n'est pas sans chagrin. Ah! comme nous aurions manoeuvré! Il est certain, n'est-ce pas, que le procès en destitution de tutelle aurait ému madame la vicomtesse; tout d'abord nous aurions obtenu cette destitution du conseil de famille, cela est certain. En votre qualité de subrogé tuteur, vous auriez poursuivi l'homologation de cette délibération devant le tribunal; là madame la vicomtesse se serait défendue, car on peut bien dire, il faut même dire qu'elle se flatte d'avoir un jour l'administration de la fortune que vous laisserez à sa fille, et elle n'eût jamais adhéré à la délibération ni à l'entrée en fonctions du nouveau tuteur, qui n'aurait été autre que vous, monsieur le comte.

—Assurément elle se serait défendue, et c'est pour cela que je repousse votre moyen.

—Nous n'aurions pas été jusqu'au bout du procès; mais au moment où l'affaire aurait été engagée de telle sorte que madame la vicomtesse eût bien vu qu'elle aurait été perdue pour elle, nous aurions introduit notre demande en consentement au mariage, et nous aurions fait notre offre. La situation était bien simple, et telle qu'une femme comme madame la vicomtesse la comprenait tout de suite et se voyait battue. Si elle refusait de consentir au mariage de sa fille, le procès en destitution de tutelle continuait, et comme madame la vicomtesse était assurée d'être destituée, c'est-à-dire de n'avoir jamais l'administration de la fortune que vous laisserez un jour à mademoiselle Bérengère, elle réfléchissait: «Vous refusez votre consentement, c'est bien; nous attendrons notre majorité; mais pendant ce temps, si une succession nous échoit, vous n'en verrez pas un sou, attendu que vous ne serez plus notre tutrice; au contraire, vous consentez? alors, pour reconnaître ce bon procédé, nous vous offrons...» Nous aurions vu ce qu'on pouvait lui offrir.

Le bonhomme Painel était ordinairement économe de ses paroles, et s'il continuait ainsi à développer son plan, ce n'était pas par amour-propre d'auteur ni par intérêt purement théorique. Seulement, comme il n'osait pas revenir en droite ligne au jamais de M. de la Roche-Odon, il prenait un détour pour montrer comment on aurait réussi. Qui pouvait savoir si, en face de ce succès certain, ce ne serait pas le comte lui-même qui reviendrait sur son jamais?

Il se crut d'autant mieux autorisé à espérer ce résultat, que le comte, après qu'il eut cessé de parler, resta un moment silencieux en homme qui réfléchit.

—Il est évident qu'il y a du bon dans votre idée, dit-il enfin.

—Parbleu! tout est bon.

—Non, pas tout, mais une partie.

—Et laquelle?

—Celle qui a rapport à l'offre à faire à la vicomtesse pour obtenir, disons le mot, pour acheter son consentement au mariage de sa fille. Elle est femme à l'accepter.

—Vous pouvez en être sûr.

—Ce n'était pas parce que j'en doutais que je l'ai repoussée tout à l'heure, mais parce qu'elle a quelque chose de honteux. Cependant, comme il faut avant tout songer au bonheur de Bérengère, je crois que, le moment venu, je tenterai cette négociation.

—Qui échouera ou qui vous ruinera, si elle n'est pas appuyée par la cessation imminente de la tutelle! Tout se tient dans mon plan. Si madame la vicomtesse de la Roche-Odon a l'espérance de rester tutrice, elle ne consentira pas au mariage. En effet, son calcul est bien simple, et si vous voulez me permettre de vous l'expliquer dans toute sa brutalité, vous allez voir qu'il n'y a pas possibilité de scinder mon moyen. Ce calcul le voici: madame la vicomtesse se dit que si vous mourriez demain, dans six mois, dans un an, elle administrerait la fortune de sa fille pendant trois ou quatre ans.

—Vous comptez jusqu'à la majorité de vingt et un ans.

—Sans doute.

—N'allez pas si vite; nous faisons émanciper ma petite-fille à l'âge de dix-huit ans, et alors si nous voulons nous marier, nous offrons, en échange du consentement de la mère, ce que vous vouliez lui proposer au moment de la destitution de la tutelle par jugement: que cette tutelle cesse par émancipation ou par destitution, c'est même chose, n'est-ce pas?

—A mon tour, je vous dis: N'allez pas si vite, monsieur le comte; vous faites émanciper votre petite-fille à l'âge de dix-huit ans, comment cela?

—Au moyen d'une délibération du conseil, comme la loi l'indique.

—Quelle loi?

—Mais le code.

—Jamais le code n'a permis une émancipation de ce genre.

M. de la Roche-Odon regarda le notaire d'un air stupéfait.

—Jamais, monsieur le comte, jamais.

—Mais je vous affirme que moi-même, j'ai fait émanciper un de mes parents en proposant cette émancipation au conseil de famille, et le jeune homme avait dix-huit ans, j'en suis certain.

—Il ne s'agit pas de l'âge; votre parent, n'est-ce pas, n'avait ni père ni mère?

—Sans doute.

—Est-ce là le cas de mademoiselle de la Roche-Odon?

—Elle n'a plus de père.

—Mais elle a une mère, qui exerce la puissance paternelle et qui l'exerce seule; elle peut, cette mère, provoquer l'émancipation de sa fille lorsque celle-ci a atteint non pas l'âge de dix-huit ans, mais simplement de quinze ans révolus; mais personne autre qu'elle ne peut exercer ce droit; ne me parlez donc pas d'une émancipation demandée par vous et prononcée par une délibération du conseil de famille, ni vous ni le conseil n'avez qualité pour cela.

M. de la Roche-Odon resta atterré; puis après un moment d'accablement il se révolta.

—Voyons, Painel, vous vous trompez, mon cher ami.

—Sac à parchemins! s'écria le vieux notaire, je me trompe, moi! Venez à la maison, monsieur le comte, et quand vous aurez lu l'article 477, vous verrez si je me trompe.

—Mais enfin, j'ai dit à tout le monde que je ferais émanciper ma petite-fille à dix-huit ans, me basant sur ce qui s'était passé pour mon jeune parent, et personne ne m'a représenté mon erreur.

—Qui, tout le monde? Moi? Griolet? un magistrat? un avocat?

—Je ne sais; mais enfin plusieurs personnes que je vois.

—Ce qu'on appelle des gens du monde. Eh bien! monsieur le comte, il en est du droit comme de la médecine; chacun croit s'y connaître sans avoir rien appris. On a vu administrer tel remède à une personne de ses amis, il a réussi; alors vite on se l'administre à soi-même dans un cas semblable, ou qu'on estime, d'après ses propres lumières, être semblable. Le remède était bon pour notre ami et il l'a sauvé; il est mauvais pour nous qui ne souffrons pas du tout de la même maladie, et il nous tue. Voilà ce qui s'est passé pour vous. Vous avez fait émanciper un mineur de dix-huit par délibération du conseil de famille, et vous avez conclu que tous les mineurs de dix-huit ans pouvaient être émancipés de la même manière. Voilà votre erreur.

—J'ai lu la loi cent fois.

—Vous avez lu ce que vous aviez dans l'esprit et non ce que vous aviez sous les yeux; venez la lire une cent et unième fois avec moi et vous verrez que je ne me trompe pas.

Il fallut que M. de la Roche-Odon se rendît à l'évidence.

—Et maintenant, dit le bonhomme Painel, vous voyez que pour obtenir le consentement de madame la vicomtesse, il n'y a qu'un moyen, qui est celui que je vous indiquais, une action en destitution de tutelle.

—Oui, je le vois et je le comprends; mais je ne pourrai jamais me résigner au moyen.

—Réfléchissez, monsieur le comte.

—La conscience n'a pas besoin de réfléchir, mon cher Painel.




XX

Quelle déception, pour M. de la Roche-Odon!

Depuis trois années il vivait dans l'attente de cette émancipation, comptant les mois, comptant les jours, comptant les heures qui le séparaient du moment où Bérengère atteindrait ses dix-huit ans.

La mort en tant que mort n'avait rien d'effroyable pour lui; avec ses idées chrétiennes c'était le simple passage de cette vie dans un monde meilleur, où il espérait voir le Tout-Puissant, et chanter éternellement sa gloire; pour lui nulle horreur de l'enfer, mais seulement le profond regret de n'avoir pas mieux servi Dieu.

Ce qui l'épouvantait, c'était la crainte de laisser Bérengère seule et sans défense.

Avec lui s'éteignait le jugement qui avait remis Bérengère sous sa garde.

Lui mort, la vicomtesse s'emparerait de sa fille; non-seulement de la fortune que celle-ci viendrait de recueillir, mais ce qui était autrement terrible, autrement effroyable, de sa personne même, de son esprit, de sa chair, de son âme.

Que deviendrait l'honnête et pure enfant qu'il avait élevée, au contact de cette mère indigne?

A côté de cette question, combien petite était celle qui s'appliquait à la fortune?

Bérengère, flétrie par les exemples qu'elle aurait sous les yeux, exposée à tous les dangers, à toutes les corruptions, à toutes les séductions!

Bérengère devenue un sujet à exploiter entre les mains cupides et ambitieuses de sa misérable mère!

Cette image qui se dressait devant lui le rendait lâche.

Mariée par cette femme!

Sa vie sacrifiée, sa pureté ternie, son honneur perdu, sa foi menacée!

Elle résisterait, oui, elle combattrait courageusement, mais quelle lutte, quelles souffrances elle aurait à supporter, la chère mignonne, quels supplices et quelles hontes!

Et pour que tout cela n'arrivât pas, il suffisait qu'il pût vivre jusqu'au jour où les dix-huit ans de sa fille seraient accomplis.

Alors il exagérait les précautions déjà si méticuleuses qu'il avait adoptées.

Un jour il diminuait de quelques grammes sa portion de pain, se figurant qu'il avait trop mangé; le lendemain il ajoutait un légume à sa côtelette, se demandant si ce n'était pas la faiblesse qui avait causé le malaise dont il avait souffert.

Pour l'affaire la plus importante, il n'eût pas retardé son coucher ou son dîner de dix minutes.

Et il eût traité en ennemi quiconque l'eût fait mettre en colère.

S'il avait accepté les propositions de madame Prétavoine, ç'avait été malgré les conseils de Painel, et aussi malgré sa propre répugnance, pour se débarrasser des tracas journaliers qui troublaient sa digestion et son sommeil.

Et cela non pour mieux dormir ou pour mieux manger, mais pour se garder en bonne santé, en éloignant de lui tout ce qui pouvait déranger la régularité de sa vie.

Et à sa prière du matin ainsi qu'à celle du soir, il en ajoutait une spéciale qu'il avait composée pour demander à Dieu de prolonger ses jours jusqu'au moment décisif: «O mon Dieu! envoyez-moi sur cette terre toutes les souffrances physiques et morales, humiliez-moi, frappez-moi dans ce qui m'est le plus agréable et le plus doux, mais, je vous en supplie, laissez-moi vivre assez pour sauver mon enfant.»

Pendant trois années il avait tout ramené à cette espérance.

Et voilà que tout à coup la parole du vieux notaire la démolissait brusquement.

Il tombait dans le vide.

Était-ce possible?

Et bien qu'il eût lu le code avec le bonhomme Painel, il voulut le relire encore en rentrant à la Rouvraye.

—Art. 477. Le mineur resté sans père ni mère, pourra aussi, mais seulement à l'âge de dix-huit ans accomplis, être émancipé, si le conseil de famille l'en juge capable.

«Sans père ni mère,» le texte était formel.

Comment n'avait-il pas vu ce ni toutes les fois qu'il avait lu cet article?

Mais non, l'esprit plein de son idée d'émancipation, il n'avait prêté attention qu'aux dix-huit ans.

Pour lui tout avait été dans cette date, sur laquelle il avait bâti son système et arrangé l'avenir de sa fille.

Parmi les personnes auxquelles il avait parlé de son projet, il en était cependant qui étaient en état de lui en montrer l'inanité et l'absurdité.

Comment ne l'avaient-elles pas fait?

Il voulut s'en expliquer avec le président Bonhomme de la Fardouyère.

Il savait comme tout le monde le cas qu'on devait faire des connaissances et de l'intelligence du président, mais enfin c'était un homme du métier.

Le président eut une réponse simple et digne, comme il en avait toujours d'ailleurs.

—Est-ce qu'un homme comme moi se permet de présenter des objections à un homme comme vous? sans doute j'ai été surpris de vous entendre dire que vous émanciperiez mademoiselle Bérengère à dix-huit ans, mais je ne laisse jamais paraître ma surprise; d'ailleurs en y réfléchissant je me disais qu'il y avait sans doute accord entre vous et madame la vicomtesse à propos de cette émancipation, qui s'opérerait par la déclaration de la mère; l'usufruit légal au profit des père ou mère cessant lorsque l'enfant accomplit ses dix-huit ans, je ne voyais pas quel intérêt madame la vicomtesse pouvait avoir à différer cette émancipation, puisque, d'autre part, elle n'a pas la garde de sa fille.

Un accord entre lui et la vicomtesse, c'était là assurément ce que chacun avait pensé en l'entendant parler d'émancipation.

Malheureusement cet accord n'existait pas, et il n'était même pas possible, au moins à l'amiable.

Maintenant, il était bien certain qu'il n'y avait qu'un moyen pour émanciper Bérengère et la soustraire à sa mère, au cas—probable, d'ailleurs,—où il mourrait avant qu'elle eût atteint sa majorité.

Ce moyen, c'était celui que la loi lui mettait sous les yeux chaque fois qu'il ouvrait le code pour relire le chapitre de l'Émancipation. «Le mineur est émancipé de plein droit par le mariage.»

Cela était clair et précis.

Sur sa fille mariée, la vicomtesse ne pouvait rien, pas plus sur sa personne que sur sa fortune.

Par le mariage, Bérengère était donc sauvée; mais elle ne pouvait l'être que par le mariage.

Il fallait qu'il la mariât.

Et il n'y avait pas de temps à perdre pour faire ce mariage, puisque d'un jour à l'autre, le lendemain peut-être, la mort pouvait le frapper.

Il est vrai que pour ce mariage, de même que pour l'émancipation, le consentement de la mère était indispensable, mais on s'arrangerait pour qu'elle ne le refusât pas, c'est-à-dire qu'adoptant l'idée du vieux notaire, on l'achèterait.

Mais où était-il, le mari digne de ce choix?

Celui qu'elle pouvait aimer?

Celui qui la protégerait et qui assurerait son bonheur?

Car cette nécessité d'un mariage immédiat, déterminante pour lui, grand-père, ne serait d'aucun poids sur une jeune fille de dix-huit ans telle que Bérengère. Assurément, ce ne serait pas parce qu'il faudrait qu'elle se mariât qu'elle accepterait un mari; ce serait parce qu'elle aimerait l'homme qu'on lui proposerait.

Et quel homme pouvait-elle aimer? Un seul: Richard de Gardilane.

C'était ainsi que M. de la Roche-Odon avait été, par la seule force des circonstances, ramené au capitaine, et dans des conditions telles, qu'il devait souhaiter maintenant que le capitaine aimât sa petite-fille et que celle-ci aimât le capitaine.

Une seule chose restait inquiétante: la religion du capitaine.

Et cette inconnue, il fallait maintenant l'examiner au plus vite.




XXI

C'était chose assez délicate pour M. de la Roche-Odon que d'aller confesser M. de Gardilane.

Heureusement il avait pris en ces derniers temps l'habitude de faire au capitaine de fréquentes visites, soit chez lui, soit à son bureau des casernes; et par là se trouvait épargné l'embarras de se présenter de but en blanc sans avoir une raison ou un prétexte.

De raison ou de prétexte, il n'en avait pas besoin; il venait comme à l'ordinaire, pour rien, pour le plaisir.

Il ne lui fallait qu'une occasion.

Mais il en était de lui comme des amants jeunes et timides qui ne trouvent jamais bonne l'occasion qui se présente, tant ils ont peur de perdre la femme qu'ils aiment passionnément. Cette occasion, ils n'osent la faire naître, il faut qu'elle s'impose à eux, et encore bien souvent la repoussent-ils.

Ce fut ainsi qu'il alla trois ou quatre fois chez le capitaine, parfaitement décidé à parler en quittant la Rouvraye, et cependant revenant à la Rouvraye sans avoir rien dit de ce qu'il avait laborieusement préparé, ingénieusement combiné, savamment arrangé.

En route, il disposait son plan: il disait ceci, et puis cela; c'était bien simple; le capitaine serait forcé de répondre; il prévoyait ses répliques.

Il arrivait brave et décidé:

—Bonjour, mon cher ami.

Le capitaine s'inclinait.

—J'ai voulu vous voir pour...

Le capitaine fixait sur lui son regard clair et franc.

Et justement la franchise de ce regard troublait le comte; était-il honnête de tendre un piége à ce loyal garçon?

—J'ai voulu vous voir pour... vous serrer la main, vous allez bien, n'est-ce pas?

—Mais, parfaitement; et vous-même, monsieur le comte, et mademoiselle Bérengère?

—Très-bien, je vous remercie; est-ce que vous avez remarqué quelque chose d'insolite dans Bérengère?

—Qui peut vous faire croire?

—Il m'a semblé que vous m'adressiez votre demande d'un ton singulier.

C'était au tour du capitaine de se troubler: il hésitait; il cherchait des paroles et les pesait.

—Elle m'a paru un peu plus sérieuse que de coutume, comme si quelque chose la préoccupait.

—Ah! vous voyez bien.

—Cependant en bonne, en très-bonne santé; rose, fraîche, charmante.

Et l'on parlait de Bérengère; si bien qu'il n'était pas possible d'aborder la question religieuse.

Le rapport entre les deux sujets eût été trop direct et le capitaine eût pu avoir des soupçons.

Il valait donc mieux attendre et remettre au lendemain.

Un matin qu'il était venu de bonne heure, plus décidé encore que les jours précédents, il trouva le capitaine dans son cabinet de travail en train d'écrire un ordre pressé qu'un entrepreneur attendait, et, pour passer le temps, il se mit à regarder les uns après les autres les livres qui étaient entassés çà et là sur la table, sur des chaises et même sur l'appui des fenêtres.

Pendant ce temps, le capitaine acheva sa besogne, et, ayant congédié l'entrepreneur, il vint vers le comte en s'excusant.

—Ce sont là vos lectures ordinaires? demanda M. de la Roche-Odon, qui dans ces livres avait enfin trouvé l'occasion si longtemps cherchée.

—Vous voyez.

—Il y a de tout?

—Ah! certes, non. En dehors de ce qui touche à l'art militaire, je ne lis guère que des livres d'histoire et de littérature.

—Des récits historiques, des mémoires, des vers, des romans?

—Justement.

—Pas de livres philosophiques?

—Non.

Le comte hésita un moment.

—Pas de livres religieux? demanda-t-il enfin assez timidement.

—Pas davantage.

—Pourquoi?

Le moment était décisif.

Et ce n'était pas seulement pour M. de la Roche-Odon, c'était encore et tout aussi bien pour le capitaine.

En posant sa question, M. de la Roche-Odon pensait à Bérengère.

Et, en pesant sa réponse, c'était aussi à Bérengère que le capitaine pensait.

Tous deux en étaient ainsi arrivés au même point, le père et l'amant.

M. de la Roche-Odon avait conscience que ce mot si court qu'il venait de lancer après l'avoir tant de fois retenu, «pourquoi,» allait décider le bonheur, l'honneur, peut-être même la vie de sa fille.

Et, de son côté, le capitaine sentait que son amour, que son bonheur étaient en jeu, dépendant de la réponse qu'il allait faire.

—J'ai peu de temps à moi pour les études sérieuses qui ne se rapportent pas directement à mon métier, dit-il après une longue hésitation.

—Ces volumes de poésie, ces romans?

—Ces lectures sont un délassement, non un travail.

M. de la Roche-Odon comprit que le capitaine cherchait à ne pas répondre, et il éprouva un moment d'hésitation.

Mais il était trop engagé maintenant, trop avancé pour reculer.

—Le travail, c'est ce qui nous ennuie, n'est-ce pas? dit-il en souriant.

—Oh! certes non! en tous cas, pas pour moi; ainsi, je vous assure que les choses de mon métier me plaisent et que je les aime; néanmoins, quand je m'en occupe, elles sont un travail pour moi, et elles en sont si bien un que je ne suis plus en disposition d'en accepter un autre quand je les abandonne; c'est ce qui explique la présence de ces livres dans mon cabinet; ils remplacent pour moi les distractions du cercle ou du café.

Le capitaine était décidé à ne pas répondre; mais, de son côté, le comte était décidé aussi à aller jusqu'au bout de son interrogatoire.

Alors quittant le ton dégagé qui d'ailleurs ne convenait ni à son âge ni à son caractère, il redevint lui-même:

—Mon cher capitaine, dit-il d'une voix grave, vous savez quelle est mon estime pour vous, quelle est mon amitié, si vous ne les avez pas devinées je tiens à vous affirmer qu'elles sont grandes, très-grandes, plus je vous vois, plus je m'attache à vous, et bien souvent j'ai regretté que vous ne soyez pas mon fils.

Le capitaine se sentit perdu; il balbutia quelques paroles de remerciement.

—Je pense, j'espère que de votre côté, vous ressentez pour moi quelques-uns des sentiments que j'éprouve pour vous, continua M. de la Roche-Odon, et, si je m'en rapporte à nos relations, il est bien certain qu'il existe entre nous une réelle sympathie, non-seulement de coeur, mais encore d'esprit. Cependant il y a un point sur lequel nous ne nous sommes jamais expliqués. Je veux parler de nos idées religieuses. Quand je dis que nous ne nous sommes pas expliqués, c'est une mauvaise façon de m'exprimer, car il n'est pas nécessaire que je vous fasse une profession de foi pour que vous sachiez quelles idées sont les miennes.

Comme le capitaine ne répliquait rien, le comte insista:

—Cela est vrai, n'est-ce pas?

—Assurément, et d'une telle évidence, que je ne croyais pas avoir besoin de répondre à votre interrogation.

—Il vaut toujours mieux s'expliquer.

—Je connais et j'admire votre foi.

—Eh bien! mon cher ami, je voudrais en dire autant de vous; je ne connais pas vos croyances, je ne sais pas ce qu'elles sont et ne sais même pas si vous en avez. Dans la conversation et dans les relations de la vie, je vous ai toujours vu d'une tolérance parfaite pour les idées des autres, les respectant en tout; et les quelques paroles de scepticisme ou de raillerie qui vous ont quelquefois échappé étaient si bénignes, que je me demande ce qu'il faut penser de vous, ou, pour parler franchement, je vous le demande.

Cette fois il n'y avait plus moyen de s'échapper, il fallait répondre.

Ce fut le coeur serré et la voix presque tremblante que le capitaine fit sa réponse:

—Il me semble que précisément cette tolérance parlait pour moi.

—Comment cela?

—Qui dit croyant dit absolu dans sa foi, convaincu de l'excellence de cette foi et plein de mépris pour les erreurs des autres.

—Ah! mépris!

—Pitié, si vous voulez.

—Pas toujours; je vous assure que quant à moi je n'ai ni mépris ni pitié pour les idées qui ne sont pas les miennes; mais il ne s'agit pas de moi, il s'agit de vous; ainsi votre tolérance est de l'indifférence?

—Il me semble qu'il faut tout comprendre et tout admettre, la foi aussi bien que l'incrédulité.

—C'est là ce que j'appelle l'indifférence religieuse.

Le capitaine garda le silence, fort embarrassé, encore plus ému.

S'il avait eu plus de liberté d'esprit il aurait remarqué que M. de la Roche-Odon n'était pas moins ému que lui, et il aurait été bien certain que ces questions n'étaient point dictées par une vaine curiosité.

M. de la Roche-Odon continua:

—Il y a deux espèces d'indifférences; on est indifférent en matières religieuses parce qu'on est entraîné par les affaires ou les plaisirs de la vie, de sorte qu'on n'a pas le temps de penser à Dieu; ou bien on est indifférent parce qu'on rejette la religion comme inutile ou nuisible; laquelle de ces indifférences est la vôtre?

Comme le capitaine ne répondait pas, car il ne pouvait le faire avec sincérité qu'en s'exposant à perdre Bérengère, tant la situation était grave maintenant et tant les paroles avaient d'importance, M. de la Roche-Odon poursuivit:

—Bien que nous n'ayons jamais échangé nos idées à ce sujet, j'ai peine à croire qu'un homme tel que vous considère les idées religieuses comme inutiles ou nuisibles.

C'était une main que le comte lui tendait, il la saisit, et voyant qu'il n'avait plus à répondre par un oui ou non il voulut faire un effort pour sauver la situation.

Car il n'y avait pas à espérer que le comte lui permît de s'échapper: cet entretien était voulu et préparé; M. de la Roche-Odon lui faisait subir un examen de conscience, et il ne s'arrêterait assurément dans son interrogatoire que quand il aurait obtenu tout ce qu'il s'était promis d'apprendre.

Dans ces conditions il fallait donc renoncer à des échappatoires qui n'étaient ni dignes, ni même habiles, et mieux valait s'expliquer sinon complétement au moins bravement et en faisant soi-même la part du feu.

—Je suis si éloigné de considérer les idées religieuses comme inutiles ou comme nuisibles, que ce qui me paraît le plus grave dans la crise que notre époque traverse, c'est l'affaiblissement et la disparition de ces idées.

—Jamais elles n'ont été plus vivaces.

—Je ne pense pas comme vous sur ce sujet, et en voyant la religion chrétienne perdre une part de son influence sur l'homme, en la voyant aujourd'hui telle qu'elle est demeurée, se mettre en lutte ouverte avec la société moderne telle que celle-ci est devenue; je me demande avec inquiétude ce qui résultera de cette lutte. Et la question est d'autant plus sérieuse que ni la science ni la philosophie ne prennent la place laissée vide par la religion. Ce qui disparaît n'est pas remplacé, et quand le soleil qui éclaira le monde pendant de longs siècles s'éteint, je m'effraye en ne voyant pas de phares s'allumer. J'aurais voulu que la philosophie (bien entendu je parle d'une science nouvelle) suivît l'humanité sur les hauteurs libres où celle-ci est parvenue, et en lui montrant d'une main la route parcourue, lui indiquât de l'autre le but à atteindre. Et c'est justement parce que je n'aperçois nulle part ce guide, que je me désintéresse de questions qui, pour moi, sont en ce moment insolubles. De là ce que vous appelez mon indifférence. De là surtout ma tolérance; elle est d'autant plus grande que j'admire, que j'envie ceux qui croient.

C'était en hésitant, en parlant lentement, en cherchant ses mots, que le capitaine avait fait cette réponse qu'il avait maintenue, avec grand soin, dans des termes vagues.

Qu'allait dire le comte?

Non pas l'ami, mais le catholique fervent?

N'était-ce pas une insulte à sa foi?

Bérengère était-elle perdue?

Serait-elle jamais sa femme?

Il avait parlé les yeux dans ceux du comte, épiant, suivant l'effet produit par chaque mot, par chaque phrase.

A sa grande surprise, le visage de M. de la Roche-Odon qui s'était tout d'abord contracté sous une impression assurément pénible et peut-être même répulsive, s'était peu à peu éclairci.

Lorsque le capitaine eut cessé de parler, M. de la Roche-Odon demeura pendant assez longtemps silencieux, la tête penchée sur la poitrine, absorbé dans le recueillement et dans la réflexion.

Que se passait-il en lui?

Ses premières paroles allaient être certainement un jugement.

Lequel?

L'angoisse du capitaine était cruelle; des gouttes de sueur roulaient sur son front.

Tout à coup M. de la Roche-Odon releva la tête, et, tendant la main au capitaine par un mouvement qui calma instantanément l'anxiété de celui-ci:

—Mais vous êtes une âme religieuse! s'écria-t-il. Vous m'auriez répondu que Dieu était une hypothèse dont votre raison n'avait pas besoin, que j'aurais été désolé. Mais grâce au ciel, il n'en a pas été ainsi. Vous sentez, vous reconnaissez la nécessité de la foi.

Ce n'était pas tout à fait cela que le capitaine avait dit, il s'en fallait même de beaucoup, mais il ne souleva pas de contestation.

—Comment avez-vous été élevé? demanda le comte, chrétiennement?

—J'ai reçu l'instruction religieuse qu'on donne au collége.

—C'est bien cela. Et depuis, n'est-ce pas, vous n'avez pas étudié notre sainte religion?

—Non, pas particulièrement.

—Eh bien, mon cher ami, cette lumière que vous demandez, elle est dans votre âme, et il suffit d'une étincelle pour allumer le flambeau de la foi qui vous guidera.

Cette fois il n'eût pas été loyal de laisser croire au comte qu'il avait exprimé la vérité; le capitaine secoua donc la tête par un geste de dénégation.

—Vous ne la voyez pas, cette lumière, s'écria M. de la Roche-Odon, mais je me charge de vous la montrer, le voulez-vous?

Le capitaine hésita un moment, mais il n'eut pas la force de repousser la proposition du comte.

—Volontiers, dit-il.




XXII

Volontiers!

Ce mot n'était pas bien exact.

En effet, ce ne pouvait pas être de bonne volonté qu'il acceptait cette proposition, alors qu'il la savait inutile, et quand il comprenait quels dangers elle pouvait amener.

Que M. de la Roche-Odon s'imaginât, dans son zèle et dans son amitié, qu'il pourrait ramener le capitaine à la pratique de la religion chrétienne, cela s'expliquait et se comprenait jusqu'à un certain point.

Convaincu de l'excellence de cette religion, le comte était persuadé, comme tous ceux qu'une foi ardente enflamme, qu'il n'y a qu'à démontrer l'excellence de cette religion pour convertir les esprits qui jusqu'alors sont restés plongés dans l'ignorance;—quand le capitaine saurait, il croirait; quand il croirait, il pratiquerait: cela se tenait et s'enchaînait logiquement.

Mais le capitaine, qui se connaissait, savait parfaitement à l'avance que la parole du comte serait impuissante et qu'elle n'amènerait aucun changement dans ses idées.

De ces entretiens demandés par M. de la Roche-Odon, il ne pouvait donc sortir que des luttes et finalement sans doute une rupture; car il serait obligé, sous peine de déloyauté, de répondre aux arguments du comte, et il ne pourrait pas le faire en se maintenant dans les termes vagues qu'il venait d'employer. Il se reprochait de n'avoir pas été plus affirmatif. Continuer ce système serait une lâcheté dont il se sentait incapable. Sans doute il écouterait respectueusement le comte, il le laisserait parler tant que celui-ci voudrait, il répondrait même à ses arguments, en les discutant avec la plus grande modération, mais enfin il arriverait une heure où il faudrait bien que toutes ces discussions se résumassent dans un mot, et ce mot il devrait le dire sincère et précis, quoi qu'il pût en résulter.

Alors le rêve s'évanouirait pour faire place à la triste réalité. Bérengère serait perdue. Car il n'y avait pas à espérer que M. de la Roche-Odon consentît jamais à donner sa petite-fille en mariage à un homme qui ne croyait pas. Son irritation serait d'autant plus vive que, pendant un certain temps, il se serait complu dans ses idées de conversion: antipathie religieuse, griefs personnels, espérance déchue, amour-propre blessé, tout se réunirait pour amener une rupture que rien ne pourrait empêcher.

Il est vrai qu'un mot, un seul, aurait pu prévenir cette rupture, mais, hélas! ce mot il lui était impossible de le prononcer; c'eût été une indigne tromperie envers le comte et envers Bérengère, une lâche hypocrisie envers soi-même.

Il ne pouvait pas croire par ordre, ni même par amour, et ne croyant pas, il ne pouvait pas dire qu'il croyait, même pour obtenir Bérengère.

C'était là une fatalité de leur situation, en présence de laquelle il se trouvait désarmé et impuissant.

Et il se reprocha sa faiblesse et sa faute, qui avaient été d'autant plus grandes qu'au moment même où il avait reconnu qu'il était attiré vers Bérengère par un sentiment plus vif que la sympathie, il avait nettement vu ce qu'il adviendrait de cet amour.

Il avait alors fait son examen de conscience, et sous le saule pleureur de son jardin, au bord de la rivière, il avait passé toute une soirée à suivre les caprices de son imagination qui, s'envolant par-dessus les prairies noyées dans les vapeurs de la nuit, étaient retournées à la Rouvraye auprès de Bérengère. C'était là qu'il s'était avoué quelle impression profonde cette charmante enfant avait produite sur son coeur. C'était là qu'il s'était dit qu'elle serait une femme délicieuse. C'était là enfin qu'il avait admis pour la première fois l'idée du mariage à laquelle, jusqu'à ce jour, il n'avait jamais pensé. Mais ne se faisant aucune illusion, il avait sincèrement reconnu qu'il ne pouvait être le mari de Bérengère et qu'entre elle et lui, il y aurait toujours un abîme.

Il se rappelait parfaitement le mouvement de colère qui, à ce moment, l'avait agité, et il voyait encore la place, dans la rivière, où il avait jeté son cigare.

Cependant, bien qu'il eût mesuré la profondeur de cet abîme, il s'était laissé entraîner par cet amour naissant; au lieu de l'étouffer d'une main vigoureuse, il l'avait caressé; au lieu de fuir Bérengère, il l'avait recherchée, et il s'était hypocritement demandé si c'était vraiment une folie d'aimer cette jeune fille; les raisons raisonnables tirées de la situation du comte et surtout de ses croyances lui avaient répondu: «Oui»; les raisons sentimentales lui avaient répondu: «Non.» Et c'était seulement à celles-là qu'il s'était arrêté, repoussant les autres, ne les écoutant pas. Il avait vu l'avenir rempli de luttes et de souffrances, et néanmoins il avait accepté cet avenir, se disant qu'il lutterait, qu'il souffrirait, mais au moins qu'il vivrait.

Et il avait vécu, délicieusement vécu, aimant Bérengère, aimant son amour,—ne demandant rien, heureux du présent et fermant les yeux à ce qui pourrait se produire le lendemain.

Ce lendemain était arrivé et maintenant il fallait mourir.

Eh bien, il mourrait!

S'il avait été hypocrite avec lui-même, au moins ne le serait-il pas avec les autres.

Il ne pouvait devenir le mari de Bérengère que par le mensonge et la tromperie; il ne mentirait point, il ne tromperait point, et s'il n'obtenait pas pour femme celle qu'il aimait, au moins il l'aurait aimée, il l'aimerait toujours pour la joie de l'aimer, loin d'elle, sans qu'elle sût même qu'elle était aimée, qu'elle était adorée.

Désormais il n'aurait plus que quelques journées pour la voir; sa seule faiblesse serait de prolonger ces journées, et l'engagement qu'il venait de prendre avec M. de la Roche-Odon aurait au moins cela de bon qu'il pourrait jouir encore de quelques semaines d'intimité avec Bérengère, de quelques mois peut-être.

Il n'y avait aucune indélicatesse à laisser M. de la Roche-Odon développer longuement son enseignement, et à écouter patiemment les développements de ses leçons; cela ne pouvait qu'être une satisfaction pour le comte.

Ce qui serait indélicat, ce qui serait criminel, ce serait de profiter de ces dernières journées d'intimité pour chercher à plaire à Bérengère et pour tenter d'accentuer dans un sens plus passionné les sentiments de tendresse qu'elle lui témoignait; mais cela il ne le tenterait point, il ne le ferait point.

Puisqu'il ne pouvait pas devenir son mari, puisqu'il ne voulait pas essayer de se faire aimer d'elle, à quoi bon provoquer cette tendresse et la développer? Pourquoi lui préparer des regrets et des chagrins? C'était assez qu'il souffrît seul, et seul il souffrirait.

Cette pensée de prolonger ainsi leur intimité l'empêcha, lorsqu'il s'y fut arrêté, de regretter le «volontiers» par lequel il avait répondu à la proposition du comte, et peu à peu, détournant les yeux de ce qui arriverait fatalement dans l'avenir, il s'attacha d'autant plus ardemment au présent, qu'il le sentait, qu'il le savait plus fragile.

Malgré tout, cet entretien s'était encore moins mal terminé qu'il ne l'avait craint, quand il avait vu où tendait l'interrogatoire du comte.

La rupture immédiate qu'il avait pressentie et qu'il avait cru certaine ne s'était point accomplie. C'était quelque chose, cela, et même une grande, une très grande chose. Il avait du temps devant lui. Qu'arriverait-il pendant ce temps de grâce? Ç'eût été folie d'espérer le mieux, mais il ne fallait pas non plus croire au pire. Il attendrait; il verrait, et chaque jour il se dirait le mot de ceux qui ne peuvent pas désespérer: «Qui sait?»

De son côté M. de la Roche-Odon trouvait que cet entretien avait mieux tourné qu'il ne l'avait cru en l'engageant.

Sans doute il était désolé de la confession du capitaine.

Mais enfin, lorsqu'il avait décidé de risquer cet interrogatoire, il avait craint des réponses plus mauvaises que celles qu'il avait obtenues.

Si le capitaine ne croyait pas, il n'était nullement prouvé qu'il ne croirait pas un jour.

Entraîné par les exigences de la vie, il avait oublié les principes religieux de sa jeunesse.

D'ailleurs, par quelle instruction avaient-ils été développés, ces principes? Par celle qu'on reçoit dans les colléges. Et justement le comte n'avait aucune confiance dans cette instruction; n'avait-il pas entendu dire sur tous les tons que l'université ne fait que des incrédules ou des indifférents? Ce résultat avait été obtenu pour M. de Gardilane, qui ne se trouvait pas ainsi tout à fait responsable de l'état présent de sa conscience.

Le collége avait commencé l'indifférence, le monde, les mauvais exemples, les mauvaises lectures l'avaient achevée.

C'était la marche ordinaire des choses, mais elle ne l'avait pas conduit, comme cela arrive trop souvent, jusqu'à l'irréligion et l'incrédulité absolues.

Il avait dit, à la vérité, un mot bien grave sur la religion chrétienne, «qui, telle qu'elle est demeurée, se trouve en lutte avec la société telle que celle-ci est devenue.»

Mais il ne fallait pas attacher trop d'importance à cette parole, puisque justement il ne savait pas ce qu'était cette religion dont il parlait légèrement.

Au fond de l'âme se trouvait le sentiment religieux, et pour le moment cela suffisait; lorsque ce sentiment serait développé par l'instruction, il arriverait tout naturellement au catholicisme: il ne pouvait pas en être autrement.

Au moins telle était la conviction de M. de la Roche-Odon.

D'ailleurs il comptait sur un auxiliaire tout-puissant dans la tâche qu'il assumait—l'amour.

Si le capitaine n'avait pas vu le but auquel tendait le comte, il le verrait certainement un jour, et alors il comprendrait comment il pouvait obtenir Bérengère.

Ce jour-là l'indifférence serait vaincue, et si l'instruction était alors assez avancée, la conversion se produirait immédiatement, non par intérêt, mais par élan sympathique, par communauté d'idées, par ce sentiment qui est l'essence même de l'amour et qui fait que nous voyons ce que voit la personne aimée, que nous croyons ce qu'elle croit, que nous aimons ce qu'elle aime.

Les espérances de M. de la Roche-Odon furent si vives, sa confiance dans une heureuse conclusion s'établit si fermement qu'il crut pouvoir faire part de son projet à Bérengère,—au moins en ce qui touchait la conversion du capitaine, et sans lui rien dire, bien entendu, de ce qui résulterait de cette conversion. A ses yeux, cette explication aurait l'avantage d'empêcher Bérengère de chercher ce qui motivait leurs entrevues fréquentes et leurs longs entretiens.

Aux premières paroles de son grand-père elle se troubla et pâlit; mais peu à peu elle se remit.

—Et tu as bon espoir de réussir? demanda-t-elle, avec un léger tremblement de voix qui trahissait son émotion intérieure.

—Sans doute; cependant je ne peux rien affirmer, et ce serait aller trop vite et trop loin de considérer cette conversion comme accomplie: il faut attendre.

—Ce serait un grand bonheur.

—Un grand bonheur, assurément, et que je souhaite de tout mon coeur.

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