Comte du Pape
XXXIII
Tandis qu'à la Rouvraye les choses semblaient prendre une tournure favorable au mariage de Bérengère et du capitaine de Gardilane,—à Rome elles s'arrangeaient de façon à assurer le succès des combinaisons de madame Prétavoine.
Mais Bérengère et le capitaine ignoraient entièrement comment à Rome ils étaient menacés dans leurs espérances.
Et, de son côté, madame Prétavoine ne savait pas combien la situation qui, en son absence, s'était établie à la Rouvraye, était dangereuse pour elle: les rapports qu'elle recevait l'inquiétaient, il est vrai, mais pas au point cependant de la faire revenir à Condé. Elle était à Rome, elle croyait pouvoir y rester à travailler au triple résultat qu'elle poursuivait: la nomination de l'abbé Guillemittes à l'évêché de Condé-le-Châtel; surtout l'obtention d'un titre de noblesse pour Aurélien; et enfin l'appui et le consentement de la vicomtesse de la Roche-Odon. Cela fait, elle reviendrait à la Rouvraye, et alors elle trouverait bien moyen de combattre l'influence qu'aurait pu gagner ce grand dadais d'officier. Qu'avait-il pour lui? Pas de relations pour le soutenir; pas de roueries, pas de détours, pas de finesse. Le coeur de Bérengère serait peut-être avec lui. Eh bien! on s'arrangerait pour briser ce coeur. Voilà tout. Quand il n'y aurait plus que cela à trouver, on serait bien près du but; c'est chose si délicate et si fragile qu'un coeur de jeune fille!
Obligée d'attendre le modèle de l'église d'Hannebault, que l'abbé Guillemittes faisait fabriquer par sa serrurerie artistique, elle se trouvait frappée d'inaction vis-à-vis du Saint-Père; tout ce qu'elle pouvait, c'était poursuivre son intimité avec Baldassare et préparer la terrain du côté de Lorenzo Picconi, l'aide de chambre du Vatican; c'était continuer ses pieuses visites aux basiliques et aux couvents avec la soeur Sainte-Julienne, enfin c'était mettre en oeuvre les conseils qui lui avaient été donnés par monseigneur de la Hotoie.
Mais cela n'employait ni tout son temps ni toutes ses forces.
De sorte qu'en attendant l'arrivée de ce fameux modèle, elle avait concentré toute son activité sur la vicomtesse de la Roche-Odon, car, s'il était important d'obtenir du Saint-Père un titre de comte ou de baron qui décidât le comte de la Roche-Odon à donner sa petite-fille à Aurélien, il ne l'était pas moins d'obtenir le consentement de la vicomtesse, ces deux points se tenaient étroitement, et il fallait réussir à les enlever l'un et l'autre, non l'un ou l'autre; sans le consentement de la vicomtesse, le titre de comte ne décidait rien; sans le titre de comte, le consentement de la vicomtesse n'avait aucun effet utile; la situation était telle qu'il fallait les obtenir tous les deux en même temps ou presque en même temps, et cela compliquait, singulièrement une entreprise déjà pleine de difficultés de tout genre.
Mais, parce qu'une chose est difficile, il ne s'en suit pas qu'elle est impossible; elle demande seulement plus d'adresse, plus d'application, plus de persévérance.
En se liant avec la vicomtesse et en la voyant sur le pied de l'intimité, elle eût eu de bonnes chances pour arriver à son but; malheureusement cette manière de procéder était impraticable, d'abord parce que la vicomtesse ne paraissait pas du tout disposée à permettre cette intimité, et puis ensuite parce qu'alors même qu'elle l'eût permise, madame Prétavoine n'eût pas pu l'accepter sous peine de compromettre à l'avance la réputation de piété, de sainteté qu'elle était en train de bâtir dans l'opinion publique. Comment admettre qu'une femme pieuse telle que cette madame Prétavoine, qui édifiait la ville de Rome, voyait intimement une femme dissolue telle que cette vicomtesse de la Roche-Odon, qui scandalisait toutes les bonnes âmes? Il y avait là quelque chose de tout à fait incompatible et même d'inexplicable, à moins...
C'était justement cet «à moins» qu'il fallait soigneusement éviter, si grand intérêt qu'il y eût à voir fréquemment la vicomtesse.
Heureusement s'il y avait impossibilité à se lier avec la maîtresse, il n'y avait pas les mêmes dangers à fréquenter la femme de chambre, personne obscure sur laquelle tout le monde n'avait pas les yeux fixés comme sur la vicomtesse.
Et puis, d'autre part, cette façon détournée d'aborder les difficultés était plus dans les goûts et dans les habitudes de madame Prétavoine, qu'une attaque directe et franche. Avec une subalterne elle était certaine de développer tous ses moyens, et elle ne subissait point cette sorte de fascination qu'une haute situation due à la naissance ou à la fortune avait toujours exercée et exerçait même encore sur elle.
Sans doute cette demoiselle Emma paraissait être une fine mouche, d'esprit plus délié que sa maîtresse, mais madame Prétavoine, qui avait confiance dans sa propre finesse pour l'avoir souvent exercée, n'avait pas peur de celle des autres; et elle aimait mieux avoir à lutter contre l'habileté, même contre la rouerie de cette fine mouche que contre l'élégance et les grandes manières de la vicomtesse: un mot, un simple regard de cette femme du monde la paralysaient, tandis qu'avec cette femme de chambre elle était sûre d'elle-même.
Instruite par l'expérience elle n'avait plus tenté d'aller vite avec mademoiselle Emma, ni de l'interroger plus ou moins directement sur le compte de sa maîtresse.
Mais lentement, insensiblement, pas à pas, elle avait cherché à gagner son amitié et à capter sa confiance, puis un beau jour, quand elle avait jugé son acheminement souterrain assez avancé, elle avait risqué une nouvelle attaque.
—J'ai une grâce à vous demander, ma chère demoiselle.
—A moi, madame?
—Oui, ma chère demoiselle.
L'amitié n'avait pas amené la familiarité et c'était toujours avec les formes les plus respectueuses que madame Prétavoine adressait la parole à «cette chère demoiselle.»
—Et à quoi puis-je vous être utile?
—A moi, personnellement, vous ne me seriez pas utile, et cependant la joie que vous me causeriez serait bien douce à mon âme.
—Alors, je suis toute disposée à faire ce que vous désirez.
—C'est que cela peut paraître si étrange, au moins, pour certaines personnes qui... enfin pour des personnes qui ne sont pas pieuses.
—Vous voulez que j'aille à la messe! s'écria Emma en riant.
—Cela, oui, je le voudrais de tout mon coeur, car alors il ne vous manquerait plus rien pour être une personne accomplie, cependant ce n'est pas de vous que je veux parler en ce moment.
—Alors, c'est de madame? demanda Emma avec inquiétude.
Mais madame Prétavoine n'était pas assez simple pour répondre ainsi tout de suite à une question directe posée en ces termes.
—Pour vous, continua-t-elle, je suis rassurée, vous avez votre place dans mes prières et vous êtes une trop digne et trop honnête personne pour que Notre-Seigneur ne m'exauce pas un jour.
—Mais alors?
—Vous ne voudrez pas.
—Avant de vous rien promettre, faut-il que je sache de quoi il s'agit.
—Je voudrais... je n'ose pas.
La curiosité d'Emma étant assez surexcitée, madame Prétavoine se décida enfin à s'expliquer:
—Ce que j'ai à vous demander serait bien simple pour vous et bien facile, il ne faudrait qu'un peu de volonté et l'intention d'être utile à madame la vicomtesse, pour laquelle vous montrez un dévouement si admirable, ce serait...
Elle fit une pause.
—... Ce serait de coudre dans les robes qu'elle porte ordinairement des saintes médailles de notre bonne mère qui est au ciel, que je vous donnerais.
Emma ne fut pas maîtresse de retenir un éclat de rire.
Madame Prétavoine ne se fâcha pas, mais joignant les mains et levant les yeux au ciel en remuant vite les lèvres, elle parut demander pardon à Dieu d'un pareil blasphème.
Puis après un moment reprenant la parole:
—Vous riez parce que vous ne savez pas quels miracles ces médailles peuvent accomplir. Si vous saviez comme moi, et par des exemples vivants, combien leur grâce est efficace, vous seriez la première à m'en demander. Tenez, voici ce que m'a raconté un saint prêtre qui était vicaire dans notre paroisse: le neveu de notre curé était atteint d'une mélancolie qui menaçait de l'envoyer au tombeau, mélancolie causée par un amour sans espoir; M. l'abbé Colombe, c'est le nom de ce saint prêtre, s'entendit avec le domestique de ce jeune homme pour faire coudre une médaille dans la doublure de son gilet; au bout de huit jours le jeune homme était guéri et peu de temps après il épousait, lui qui n'avait rien, la jeune personne qu'il aimait, laquelle avait plusieurs centaines de mille francs de rente.
—Mais madame la vicomtesse n'est pas malade, elle n'a pas besoin d'être guérie.
—Ce n'est pas seulement le corps que ces saintes médailles guérissent, c'est aussi l'âme.
Emma voulut éviter une conversation sur ce sujet.
—Elle ne veut pas non plus se marier, dit-elle en souriant.
—Hélas! C'est justement pour qu'elle le veuille que que je vous demande de coudre ces médailles dans ses robes.
Puis tout de suite et avec une volubilité qui ne permettait pas la plus petite interruption, elle continua:
—Vous devez bien penser que depuis que je suis à Rome, je n'ai pas été sans entendre parler de madame la vicomtesse; justement parce que les quelques personnes que je connais, savent qu'elles sont mes relations avec le comte de la Roche-Odon et avec mademoiselle Bérengère, toutes m'ont parlé et reparlé de Madame la vicomtesse. Et ce sont ces propos, confirmés par les voix les plus graves, qui m'ont donné l'idée de m'adresser à vous, ne pouvant m'adresser directement à madame la vicomtesse. Vous devez donc bien penser que je sais tout ce qui a rapport à lord Harley et à ce comédien, à ce chanteur dont je ne veux pas prononcer le nom. Ne voudrez-vous pas m'aider à faire cesser ce scandale? Prêtez-moi votre concours, et j'ai la conviction que la grâce touchera madame la vicomtesse; ce chanteur sera congédié par elle, et elle fera consacrer par les liens sacrés du mariage sa liaison avec lord Harley. Ah! quelle félicité si nous pouvions ainsi rendre une mère à son enfant, à cette chère petite Bérengère que j'aime tant, car c'est pour elle, après Dieu, que j'agis en tout ceci et que je vous demande d'agir vous-même. Pourquoi ce mariage ne se ferait-il pas? madame la vicomtesse est assez belle et assez jeune pour que cet Anglais soit heureux de devenir son mari, et d'ailleurs Dieu ne peut-il pas tout? Quelle satisfaction si j'avais été l'humble instrument de cette réparation!
Si mademoiselle Emma avait mieux connu madame Prétavoine, elle aurait su qu'avec elle la meilleure manière de deviner ce qu'elle voulait obtenir, c'était bien souvent de prendre juste le contre-pied de ce qu'elle demandait.
Dans l'espèce, ce qu'elle demandait était un moyen pour faire le mariage de la vicomtesse de la Roche-odon avec lord Harley; il était donc probable que ce qu'elle cherchait c'était une rupture entre la vicomtesse et son amant.
C'était cela en effet, mais comme il eût été trop naïf à elle de l'avouer, elle avait inventé cette histoire «des saintes médailles de notre bonne mère qui est au ciel» pour tromper mademoiselle Emma.
Comment celle-ci se serait-elle défiée d'une excellente personne qui ne pensait qu'à assurer le bonheur de sa maîtresse?
Il était assez probable qu'elle refuserait de coudre les saintes médailles dans les robes de sa maîtresse, mais madame Prétavoine comptait bien sur ce refus, car ayant vraiment foi dans la vertu de ses médailles, elle eût été fort inquiète de savoir la vicomtesse sous leur protection.
Ce qu'elle avait voulu, c'était de pouvoir dire à mademoiselle Emma, sans que celle-ci l'interrompît ou se fâchât, qu'elle savait parfaitement que madame de la Roche-Odon était la maîtresse de lord Harley et qu'elle aimait le chanteur Cerda, parce que, cela dit, elle pourrait revenir sur ce sujet et tirer de la femme de chambre, sans que celle-ci eût des soupçons, des renseignements utiles au succès de son plan et même à la disposition de ce plan.
Car ce qu'elle savait se bornait à fort peu de chose: à la double liaison de la vicomtesse. Mais cela n'était qu'un fait. Pour tirer parti de ce fait, pour l'exploiter utilement, il importait de le bien connaître dans tous ses détails. Or personne ne pouvait mieux la renseigner, l'instruire et la guider que la confidente obligée de madame de la Roche-Odon, c'est-à-dire sa femme de chambre.
Ce qu'elle avait prévu se réalisa; Emma refusa les médailles, mais elle ne refusa pas de parler de choses qu'elle avait connues.
Elle parla même beaucoup, sinon de sa maîtresse, pendant les premiers jours qui suivirent cette offre des médailles, au moins de Cerda, qu'elle haïssait.
Mademoiselle Emma était une personne de manières distinguées et de goûts aristocratiques, qui n'était restée femme de chambre que parce qu'elle n'avait pas trouvé un mari occupant une situation digne de ses mérites.
Cerda était un ancien garçon d'auberge qu'une belle voix avait fait ténor, et qu'une large poitrine, des reins vigoureux, une encolure de taureau qu'on ne rencontre pas souvent chez les ténors, et une santé que n'affectaient aucune fatigue ni aucun excès, avaient mis à la mode auprès d'un certain public.
Mais, malgré ses succès, Cerda était resté garçon d'auberge; pourquoi aurait-il changé, on l'aimait ainsi; garçon d'auberge pour les manières, pour les goûts, pour l'éducation.
La première fois qu'il était venu chez madame de la Roche-Odon, il avait été reçu par Emma qui, discrètement, obéissant aux instructions qu'elle avait reçues, lui avait ouvert la porte.
Mais Cerda n'allait pas à un rendez-vous et n'entrait pas dans une maison avec les façons du vulgaire.
En trouvant cette camériste derrière la porte, il avait vivement défait son pardessus et, sans un mot, il le lui avait jeté sur les bras; puis, avec un geste théâtral, il lui avait donné son chapeau et sa canne.
Alors il s'était passé les deux mains dans les cheveux de manière à faire bouffer sa frisure aplatie et collée sur ses tempes, puis la poitrine cambrée, les bras arrondis, la tête renversée en arrière dans la pose de Fernand, d'Edgar ou de Raoul prêt à chanter sa grande scène d'amour, il avait suivi Emma sans prêter plus d'attention à cette confidente que si elle avait été une simple dame des choeurs.
Emma n'était nullement bégueule, elle admettait très-bien qu'une femme eût des caprices; la liaison de sa maîtresse avec lord Harley étant une sorte de mariage, il était parfaitement légitime et tout à fait naturel à ses yeux que la vicomtesse voulût se distraire de la monotonie et de la vulgarité de cette vie conjugale par quelques fantaisies; mais encore fallait-il prendre pour partenaire, dans ces distractions, un homme qui ne fût pas mal élevé, et ce chanteur était un goujat. Pas un mot; ne retirer son chapeau que pour le lui donner à tenir! Elle avait plus d'une fois ouvert ainsi la porte à des gens d'autre volée que ce comédien, et ceux-là avaient été polis avec elle, quelquefois même galants, dans tous les cas généreux.
Bientôt, d'autres griefs plus sérieux encore, s'étaient ajoutés à ceux-là qui à ses yeux étaient déjà bien assez graves, cependant, pour qu'elle détestât et méprisât ce chanteur.
Contrairement au commun usage, elle éprouvait pour sa maîtresse une sincère affection, car la vicomtesse était de ces charmeuses qui se font aimer de tout ce qui les approche; gens et bêtes, égaux ou inférieurs, il fallait qu'elle séduisît, et pour arriver à ce résultat elle déployait un art incomparable, et un charme irrésistible; il est vrai qu'une fois qu'elle avait réussi, elle ne s'occupait de ceux sur lesquels elle avait exercé sa puissance que le jour où ils menaçaient de l'abandonner, et encore fallait-il qu'elle eût intérêt à les retenir; pour ceux qui ne lui étaient pas utiles, elle les laissait aller, satisfaite à leur égard de la victoire qu'elle avait remportée. Comme, de toutes les personnes qui l'entouraient, Emma était précisément celle qui lui rendait les plus grands services, et qui par là lui était indispensable, elle avait continué avec sa femme de chambre son système de séduction, si bien que celle-ci, malgré le nombre des années qui s'étaient écoulées, en était restée à la lune de miel.
En voyant sa maîtresse tombée sous la domination de Cerda, mademoiselle Emma avait éprouvé un véritable chagrin: ce n'était plus en effet le caprice qu'elle permettait, et pour lequel elle avait des explications aussi bien que des excuses, c'était une passion, et elle n'admettait point les passions,—chez la femme, bien entendu, car chez l'homme c'était tout autre chose. Qu'un homme fît des folies ou commît des crimes pour une femme, cela lui paraissait tout naturel; mais qu'une femme s'inquiétât d'un homme, cela lui avait toujours paru invraisemblable; sur ce point le dicton populaire: «Un de perdu, dix de retrouvés,» était le sien.
Comment la vicomtesse, aux pieds de laquelle elle avait vu les hommes les plus remarquables par la position, le talent, la naissance ou la fortune, des princes, des artistes, des financiers, s'était-elle prise d'une belle passion pour ce ténor qui naguère était garçon d'auberge, c'était ce qu'elle ne pouvait pas comprendre.
Que madame de la Roche-Odon eût voulu savoir ce qu'était ce vainqueur qui avait remporté tant de victoires, c'était ce qu'elle s'expliquait facilement; mais pourquoi, la curiosité satisfaite, ne l'avait-elle pas consigné à sa porte?
Un caprice à satisfaire était excusable; une liaison avec un individu de cette espèce était plus qu'un crime, c'était une maladresse et une faute.
Mademoiselle Emma n'était pas seulement la femme de chambre de madame de la Roche-Odon, elle était encore son intendante, son homme de confiance; c'était elle qui payait les fournisseurs et qui discutait avec les créanciers; elle connaissait donc les ressources et les dettes de la vicomtesse mieux que celle-ci ne les connaissait elle-même.
Que deviendrait-on si cette liaison amenait une rupture avec lord Harley?
Ce serait la misère, et une misère honteuse, à moins que, le comte de la Roche-Odon mourant, on pût mettre la main sur la personne et sur la fortune de Bérengère.
Mais on ne pouvait guère compter sur cette mort d'un homme qui avait la bassesse de prendre toutes sortes de lâches précautions pour conserver sa santé, tandis qu'on pouvait compter d'une manière à peu près certaine sur une rupture avec lord Harley.
Que fallait-il pour que cela arrivât? un rien, un hasard malheureux ou l'indiscrétion d'une ennemie.
Sans doute lord Harley aimait la vicomtesse, il l'adorait, mais si cet amour l'avait empêché jusqu'à ce jour d'ouvrir ses oreilles aux insinuations plus ou moins bienveillantes qu'on avait tentées auprès de lui, il n'irait pas jusqu'à fermer ses yeux à l'évidence. Qu'on lui prouvât que celle qu'il aimait le trompait, qu'elle le trahissait avec un comédien, et tout, l'amour blessé, l'orgueil outragé, se réuniraient pour amener une rupture irréparable.
Alors que ferait-on? que deviendrait-on?
Cette question qu'Emma se posait chaque fois que Cerda venait chez la vicomtesse, avait tout naturellement entretenu la haine qu'elle portait au ténor.
Un fait l'exaspéra.
Toujours aux écoutes et aux aguets pour découvrir quelque chose de désagréable sur son compte, elle avait appris en ces derniers temps que, ne se contentant pas de la vicomtesse, il avait pour maîtresse une Transtévérine, une belle, une superbe, mais aussi une vulgaire fille du peuple.
Naturellement, elle s'était empressée de faire part à madame de la Roche-Odon de cette découverte, et naturellement aussi celle-ci avait eu une terrible explication avec son amant; par malheur, les preuves matérielles de cette liaison manquaient, et Cerda avait pu se disculper. Il y avait eu des querelles, des pleurs, des accès de fureur et de désespoir, il n'y avait point eu rupture, et la vicomtesse s'était rejetée d'autant plus ardemment dans sa passion qu'elle l'avait sentie menacée et qu'elle avait craint de perdre celui qui l'inspirait.
Ce fut le récit de cette infidélité qu'Emma dans sa haine pour le ténor, fit à madame Prétavoine, une fois qu'elle eut la preuve qu'elle pouvait parler sans indiscrétion.
D'ailleurs, s'il y avait indiscrétion à raconter les amours de lord Harley avec la vicomtesse ou celles de la vicomtesse avec Cerda, il n'y en avait aucune à parler de celles du ténor avec sa Transtévérine; cela déchargeait son coeur et le soulageait.
—Un garçon d'auberge ne doit-il pas aimer une fille du peuple?
Et dans ces deux mots «garçon d'auberge,» et «fille du peuple,» elle avait mis un mépris superbe.
—Aimer au-dessus de soi, jamais au-dessous, tel avait été son principe.
A l'exposition de ce principe, madame Prétavoine avait doucement répondu que madame la vicomtesse de la Roche-Odon ne l'avait pas mis en pratique; mais Emma n'avait pas répliqué, et l'entretien en était resté sur ce mot pour ce jour-là.
Et madame Prétavoine s'était retirée, désolée de n'avoir pas pu faire accepter «ses médailles de notre bonne mère qui est au ciel.»
XXXIV
C'était beaucoup pour madame Prétavoine d'avoir pu amener mademoiselle Emma à parler des amours et des amants de sa maîtresse, mais ce qu'elle avait obtenu tout d'abord n'avait guère été satisfaisant.
Que lui importait Cerda et sa Transtévérine?
Ce qui l'eut autrement intéressée, c'eût été un récit un peu détaillé des amours de la vicomtesse et de lord Harley.
Mais en réfléchissant à ce qu'elle avait appris de Cerda et de sa Transtévérine, l'idée lui vint que ce qui, au premier abord, lui aurait paru insignifiant, pouvait au contraire devenir plein d'intérêt.
Madame Prétavoine n'était point une femme d'imagination en ce sens qu'elle n'inventait pas; il lui fallait un fait qui lui servit de point de départ; mais une fois ce fait trouvé, elle savait en tirer tout le parti possible.
Lorsque, dans le recueillement de la nuit, elle se rappela l'histoire de Cerda et de Rosa, elle vit que de ce côté il y avait aussi de la tromperie: Cerda trompait sa maîtresse du Transtévère pour madame de la Roche-Odon, comme celle-ci trompait lord Harley pour Cerda.
Ce fut un trait de lumière.
Ce fut le fait qu'elle avait vainement cherché du côté de la vicomtesse, et qui surgissait du côté de la Transtévérine, tout à coup, juste à point, par une grâce de la douce Providence; car dans tout ce qui lui arrivait d'heureux, madame Prétavoine ne manquait jamais de voir la main de la Providence, qui, selon sa croyance, restait toujours étendue vers elle pour la guider, même alors qu'elle marchait à un but que le vulgaire pouvait trouver peu honnête, mais qui pour elle devenait légitime du moment qu'elle réussissait à l'atteindre. Son raisonnement sur ce point était des plus simples: «Je n'entreprends rien qu'avec l'aide de Dieu; comme Dieu est essentiellement juste, si je réussis, c'est que Dieu a trouvé juste que je réussisse.» Avec une pareille force intérieure, elle n'avait pas besoin de prendre souci des lois de la morale vulgaire, elle n'avait à s'inquiéter que du succès, qui pour elle justifiait tout, puisqu'il était l'oeuvre même de Dieu.
Lorsque ce trait de lumière éblouit son esprit, elle sauta à bas de son lit, et se jetant à genoux sur le plancher de sa chambre, elle adressa un chaleureux acte de grâce à la Providence.
Cette inspiration était divine.
Maintenant elle tenait la vicomtesse, ou tout au moins elle la tiendrait à un moment donné, lorsque par de longs détours elle l'aurait circonvenue et enveloppée.
Ce n'était plus qu'une affaire de temps.
Et à la pensée de prendre ces chemins détournés, au lieu de risquer une attaque directe, dans laquelle elle aurait dû s'exposer personnellement, elle se sentait pleine d'espérance.
Ce qu'il y avait à faire était la simplicité même: il s'agissait tout bonnement d'amener la rupture entre la vicomtesse et lord Harley par l'intervention de la maîtresse de Cerda.
Cette femme aimait Cerda; si on lui prouvait que son amant la trompait avec la vicomtesse et surtout qu'il aimait celle-ci, elle voudrait sans doute se venger.
Alors les choses étant amenées à ce point, il n'y aurait qu'à les diriger de façon à ce que cette vengeance fût telle, qu'une rupture entre la vicomtesse et lord Harley en résultât fatalement.
Si cela était simple de conception, au moins pour madame Prétavoine, il semblait au premier examen que l'exécution devait présenter de sérieuses difficultés:
En effet, madame Prétavoine ne connaissait pas cette Transtévérine.
Elle ne savait même pas quel était son nom.
Elle ignorait quel était son caractère, quelle était sa vie.
Et tout cela réuni formait bien des inconnues.
Mais elle savait que Cerda l'aimait et qu'elle aimait Cerda.
Pour le moment c'était assez, car avec les gens passionnés il y a toujours des ressources, ce sont des instruments sur lesquels on peut compter; une fois qu'on les a mis en mouvement, ils agissent tout seuls.
Or, c'était là pour madame Prétavoine un point capital; il fallait que cette Transtévérine vînt disputer son amant à madame de la Roche-Odon, sans que celle-ci pût jamais soupçonner d'où venait le coup qui la frappait.
Dans son plan primitif, c'était même cette difficulté qui avait le plus sérieusement inquiété madame Prétavoine; comment obtenir de mademoiselle Emma les renseignements indispensables à la rupture, sans que cette fine mouche, la rupture accomplie, se doutât du rôle qu'on lui avait fait jouer et avertît la vicomtesse? Que cela se réalisât et c'en était fait des projets de mariage d'Aurélien; jamais madame de la Roche-Odon n'accorderait sa fille au fils de celle qui lui avait enlevé son amant.
Si, au contraire, on pouvait faire porter ce coup par cette femme du Transtévère, il y avait de grandes probabilités pour que ni Emma, ni madame de la Roche-Odon ne découvrissent jamais à quelle instigation elle avait obéi.
Comment avoir l'idée d'accuser de cette rupture, la personne qui précisément proposait «des saintes médailles de notre bonne mère qui est au ciel,» pour amener par cette intervention divine le mariage de lord Harley et de madame la vicomtesse?
C'était à genoux, la tête appuyée sur son lit, que madame Prétavoine avait examiné les chances que lui offrait cette inspiration; elle aimait en effet cette façon de réfléchir, et c'était ainsi qu'elle avait toujours trouvé ses meilleures idées.
Elle se recoucha; depuis qu'elle était à Rome, elle n'avait jamais si bien dormi; il fallut que le matin la soeur Sainte-Julienne la réveillât.
A l'heure à laquelle il y avait des chances pour ne pas trouver la vicomtesse chez elle, elle retourna via Gregoriana, car elle avait besoin de s'entretenir de nouveau avec Emma et de tirer de celle-ci quelques renseignements complémentaires.
Bien entendu, elle ne se présenta pas franchement pour reprendre l'entretien au point où il avait été interrompu, car plus que jamais maintenant il fallait veiller à ne pas provoquer le plus léger soupçon chez Emma.
Mais elle n'était jamais à court de prétextes et savait en approprier à toutes les circonstances.
Elle venait chercher ses saintes médailles.
—Je ne les ai pas prises, répondit Emma.
—Hélas! je ne le sais que trop, mais je les ai laissées sur la table qui était entre nous; j'en suis certaine.
—Je ne les ai pas vues.
—Ah! mon Dieu! s'écria madame Prétavoine en montrant la plus vive inquiétude.
—Il est vrai que je ne les ai pas cherchées et que je n'ai pas regardé sur cette table après votre départ.
—Alors elles sont sûrement restées à la place où je les avais déposées.
Mais on eut beau chercher, on ne les trouva pas.
Jamais femme n'avait manifesté pareille désolation.
—Ces médailles, ces saintes médailles perdues. Quel malheur! Il est vrai qu'elle pouvait en faire venir d'autres, mais enfin c'était un retard.
Cependant, après quelques instants donnés au chagrin, il lui vint cette pensée consolante qu'elles ne pouvaient pas être perdues, qu'elles étaient tombées dans des mains quelconques, et que là où elles étaient, elles accompliraient assurément des miracles.
Puis avec un sourire:
—Est-ce que ce chanteur est venu hier après mon départ? demanda-t-elle.
Emma hésita à répondre à une pareille question.
—Vous ne savez pas pourquoi je vous fais cette question? demanda madame Prétavoine. Eh bien, je me dis que s'il est venu et que si par mégarde ou pour une raison quelconque il a mis ces médailles dans sa poche...
—Cela n'est pas probable.
—Enfin, s'il les avait mises, elles pourraient très bien amener son mariage avec cette Tibérine.
Emma se mit à rire.
—J'ai mal dit? demanda madame Prétavoine.
—C'est non-seulement le mot qui me fait sourire, mais c'est encore, c'est surtout l'idée du mariage.
—Elles ont accompli de plus grands miracles. Mais de quel mauvais mot me suis-je donc servie?
—Ce n'est pas Tibérine, c'est Transtévérine.
—Enfin, une femme qui habite auprès ou au-delà du Tibre, n'est-ce pas? c'est cela que je voulais dire; mais j'avoue que je n'entends rien à tous ces noms romains; ainsi je n'ai même pas retenu le nom de cette femme ou fille qu'aime ce chanteur.
—Rosa Zampi.
—Vous me le diriez vingt fois, que je ne le retiendrais pas; j'ai la mémoire très-mal organisée pour les noms.
—Moi je les retiens facilement.
—A propos de cette femme et de ce chanteur, je me demande comment vous n'avez pas donné à madame la vicomtesse des preuves de leur liaison.
—Parce que ces preuves sont difficiles à obtenir, j'entends des preuves contre lesquelles il n'y ait pas de défense. Ainsi cette Rose Zampi, étant la fille d'un cabaretier de Transtévère, au bout du pont Quatre-Capi, Cerda prétend qu'il n'a été dans ce cabaret que pour boire un certain vin qui ne se trouve que là; enfin il s'en tire avec des raisons pitoyables, mais qui, pour madame, aveuglée par la passion, sont des raisons.
—C'est épouvantable, s'écria madame Prétavoine en joignant les mains.
Puis revenant au sujet de sa visite:
—Je vous en prie, n'est-ce pas, faites encore chercher mes saintes médailles, et si vous les retrouvez, soyez assez bonne pour me prévenir par un mot; surtout ne me les renvoyez pas.
—Je ne crois pas les retrouver.
Cependant, chose extraordinaire, deux heures après le départ de madame Prétavoine, Emma ayant un livre à prendre sur la table où elles avaient si bien cherché les médailles, les trouva. Comment deux heures auparavant, ne les avait-elle pas vues? Elle ne le comprit pas. Mais enfin, il fallait bien se rendre à l'évidence, elles étaient là.
XXXV
Rentrée chez elle, madame Prétavoine attendit avec impatience le retour d'Aurélien, qui était au Vatican.
Elle avait en effet besoin du concours de son fils.
Aurélien n'étant rentré qu'au commencement du dîner, ce fut le soir seulement qu'elle put lui faire part de sa communication.
—Vous irez demain prendre M. de Vaunoise à l'ambassade et vous vous rendrez avec lui dans le Transtévère, au bout du pont Quatro-Capi; là, vous chercherez, vous demanderez où se trouve le cabaret d'un nommé Zampi,—ce Zampi est père d'une belle fille qui s'appelle Rosa.
Aurélien se mit à rire.
—S'agit-il d'une conspiration?
—Il s'agit de votre mariage.
—Avec mademoiselle Rosa Zampi?
—Avec mademoiselle de la Roche-Odon.
—Alors expliquez-vous, ma mère, car je n'y suis pas du tout, et c'est vainement que je cherche quels rapports peuvent exister entre Bérengère et cette cabaretière.
—Vous m'avez promis l'obéissance.
—Encore faut-il que je sache ce que j'ai à faire.
—Rien.
—Alors pourquoi m'envoyez-vous chez cette fille?
—Pour que vous y alliez.
—Et Vaunoise?
—Pour qu'il vous accompagne.
—Il n'a rien à faire non plus?
—Rien.
—Rien à dire?
—Vous direz l'un et l'autre ce que vous voudrez; je ne vous demande la réserve que sur un seul point: il ne faut pas qu'on sache vos noms.
—Mais cela a l'air d'un roman.
—Imaginez que c'en est un, qui, par un chemin détourné, doit vous mener à mademoiselle de la Roche-Odon.
—Vous savez que ma curiosité n'a jamais été plus vivement surexcitée.
—Tant mieux, cela vous donnera le désir de voir cette Rosa Zampi; au reste, vous n'aurez pas à regretter cette visite, c'est à ce qu'il paraît une des plus belles filles de Rome.
—Il paraît? Vous ne la connaissez donc pas?
—Je ne l'ai jamais vue.
—Et vous savez qu'elle peut faire mon mariage avec Bérengère.
—Elle le peut.
—Comment cela?
—Puisqu'il est entendu que vous ne devez pas comprendre, ne m'interrogez pas; je ne vous répondrais pas.
—Mais Vaunoise, qui ne vous a pas juré obéissance et qui d'ailleurs ne désire pas épouser Bérengère, voudra savoir pourquoi nous allons voir mademoiselle Rosa Zampi.
—Vous lui direz la vérité.
—La vérité?
—Celle que vous savez, qui est que vous allez voir cette fille, pour la voir, parce que vous avez entendu dire que c'était une des plus belles filles de Rome, et que vous lui demandez de vous accompagner dans cette visite parce que vous ignorez où se trouve ce cabaret.
—Vous dites au bout du pont de Quatro-Capi?
—Je ne sais pas le nom de la rue, il y aura des renseignements à prendre pour lesquels M. de Vaunoise vous sera utile; de plus, il vous sera utile encore dans ce cabaret où seul vous ne sauriez quelle contenance tenir, et où d'ailleurs vous ne sauriez probablement pas vous faire comprendre.
—Mais il me demandera qui m'a parlé de Rosa Zampi.
—Vous lui répondrez ce qui vous passera par l'idée, en ayant soin seulement de vous rappeler ce que vous lui avez répondu; il est essentiel, vous devez le deviner, qu'on ne sache pas que c'est moi qui vous envoie chez cette fille.
Le lendemain soir Aurélien rendit compte à sa mère de sa visite: ce cabaret était un bouge dans lequel on buvait du mauvais vin et où l'on jouait à la morra; mais Rosa Zampi était réellement une superbe fille, un vrai type de Romaine au front bas, aux yeux ardents, une merveille:
—Et maintenant que dois-je faire? dit-il en riant.
—Retourner là demain et après-demain, puis ne plus y aller; le reste me regarde.
Quelques jours après, madame Prétavoine se rendit chez Mgr de la Hotoie, et en chemin elle s'arrêta pour faire—à bon marché—une acquisition de bonbons pour Cecilia.
—Monseigneur n'est pas ici, dit Baldassare en ouvrant la porte.
Mais avant de parler de cette affaire, madame Prétavoine voulut voir Cecilia manger ses bonbons, s'extasiant sur sa gentillesse quand elle croquait le sucre, admirant ses dents, admirant ses yeux brillants de gourmandise, l'embrassant, la caressant et répétant sans cesse:
—Êtes-vous heureux d'avoir une fille.
Puis quand Cecilia fut descendue dans la cour du palais:
—Ah! si j'avais une fille, dit-elle, au lieu d'un fils, vous ne me verriez pas tourmentée comme je le suis.
Et de fait elle paraissait en proie à l'inquiétude et au chagrin.
Poliment Baldassare lui demanda ce qui la tourmentait ainsi.
—C'est précisément pour cela que je viens vous demander service, un grand, un très-grand service.
Mais avant de vous dire ce dont il s'agit, il faut que je vous explique comment l'idée m'est venue de m'adresser à vous. Cette idée m'a été inspirée par la tendresse que vous témoignez à votre petite fille, à cette si jolie, si gracieuse, si charmante, si séduisante Cecilia; pensant à cette tendresse, il m'a semblé qu'un bon père tel que vous devait compatir aux chagrins et aux inquiétudes d'une mère, et même, si cela lui était possible, vouloir les soulager.
—Oh! assurément, madame, et surtout s'il s'agissait d'une personne telle que madame.
—Précisément, il s'agit de moi, et d'avance je vous remercie de vos bonnes dispositions.
—M. Aurélien...
—Mon fils est un bon jeune homme; il a toutes les qualités, toutes les vertus, mais enfin c'est un fils, ce n'est pas une fille; de là le mal, de là mes inquiétudes. On m'a rapporté, et j'ai tout lieu de croire ce renseignement exact, que mon fils s'était laissé toucher par la beauté extraordinaire d'une jeune fille du Transtévère. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'on l'a vu chez elle. Et cela est d'autant plus facile que le père de cette jeune fille tient un cabaret au bout du pont Quatro-Capi.
—M. Aurélien!
—Hélas! oui. Vous voulez dire, n'est-ce pas, que mon fils, dans sa position et avec la fortune dont il jouira un jour, ne doit point se prendre d'amour pour la fille d'un simple cabaretier. Cela est bien juste. Malheureusement cela n'est juste que pour nous; les jeunes gens ne raisonnent pas, ne sentent pas comme les personnes de notre âge, et mon fils s'est laissé toucher par la beauté extraordinaire de cette jeune fille. Quels sentiments ressent-il pour elle? Je l'ignore. Est-ce une amourette? Est-ce un amour véritable? Si c'est une simple amourette, cela n'est pas bien grave, nous quitterons Rome, et il n'en sera plus question; car vous pensez bien que je ne suis pas femme à permettre que mon fils ait une maîtresse.
Baldassare fit un signe d'assentiment à l'énonciation de ces principes.
—Si au contraire c'est un amour véritable, les choses prennent une importance capitale. Si je ne suis pas femme à permettre que mon fils ait une maîtresse, d'autre part je ne suis pas femme non plus à faire son malheur parce que celle qu'il aimerait serait la fille d'un simple cabaretier. Que cette jeune fille soit digne de lui par les qualités morales, par ses vertus, et je ne m'opposerais pas à ce qu'il la prit pour femme, bien que cela ruinât d'autres projets que j'ai en vue. En ce moment mon embarras est donc bien cruel, et voilà pourquoi je m'adresse à vous.
Baldassare laissa paraître une surprise qui disait clairement qu'il ne s'imaginait pas du tout comment il pouvait soulager l'embarras de madame Prétavoine.
Elle poursuivit:
—Ce qu'il me faudrait savoir présentement, c'est si ce que mon fils éprouve pour cette jeune fille est une amourette ou de l'amour; et aussi quelle est cette jeune fille, ce qu'est son éducation, ce que sont ses moeurs, en un mot toute une série de renseignements qui me la fassent connaître. Et c'est là une tâche presque impossible pour moi. Comment aller dans ce cabaret, moi, une femme, moi qui ne sais pas un mot d'italien, enfin moi qui ne dois pas m'exposer à être rencontrée là par mon fils. Sans doute, je pourrais y envoyer une personne de ma connaissance, mais cette personne qui ne sera pas de ce quartier et, d'autre part, qui ne ferait pas partie du monde qui fréquente ordinairement ce cabaret, pourrait éveiller les soupçons de cette jeune fille, et alors les renseignements que nous aurions ainsi seraient faussés.
Elle fit une pause, mais Baldassare ne disant rien, elle dut continuer:
—-Voilà pourquoi je m'adresse à vous, à vos sentiments de père, en vous demandant si vous voulez être cette personne.
—Moi, madame!
—Mais sans doute; vous avez de la finesse, de la prudence, vous savez regarder autour de vous, vous savez écouter. De plus vous êtes presque du même quartier que cette jeune fille, puisque vous n'avez que le pont à traverser. Il vous serait donc facile, si vous y consentiez, de me rendre ce grand service. Pour cela, vous n'auriez qu'à aller pendant plusieurs jours vider une bouteille de vin, que je serais heureuse de vous offrir dans ce cabaret, où vous sauriez bien vite tout ce que j'ai un si grand intérêt à apprendre sur cette jeune fille,—qui se nomme Rosa Zampi.
Il était bien difficile à Baldassare de refuser une pareille mission, qui d'ailleurs le flattait dans son amour-propre.
Il promit donc de faire ce que lui était demandé, et en même temps il promit de ne parler à personne de la confidence qu'il venait de recevoir, et à Monseigneur moins encore qu'à tout autre, car c'était surtout à Monseigneur que madame Prétavoine tenait à cacher cette faiblesse de son cher fils: cet orgueil d'une mère n'était-il pas tout naturel?
XXXVI
Quelques jours après cette visite à Baldassare, madame Prétavoine apprit en rentrant chez elle que le domestique de Mgr de la Hotoie s'était présenté en son absence pour la voir; et il avait prié mademoiselle Bonnefoy de dire à madame Prétavoine qu'il avait rempli la mission dont elle l'avait chargé, et que le danger qu'elle redoutait n'existait pas.
—Je regrette de n'avoir pas une communication plus précise à vous faire, dit mademoiselle Bonnefoy, mais c'est tout ce que j'ai pu obtenir de cet homme, il reviendra avant la fin de la semaine.
Ceci se passait le mardi.
Le vendredi, madame Prétavoine se rendit chez Mgr de la Hotoie, sachant que ce jour-là elle trouverait Baldassare seul, l'évêque de Lyda étant retenu au Vatican par les devoirs de sa charge.
Elle n'avait pas hâte de savoir «comment le danger qu'elle redoutait n'existait pas,» puisqu'elle avait ellemême inventé ce danger, et pourvu qu'elle empêchât Baldassare de s'exposer de nouveau à la curiosité des demoiselles Bonnefoy, cela suffisait.
Comme elle avait pour règle de conduite de ne jamais se présenter les mains vides, chez les gens dont elle avait besoin, elle remplaça cette fois les bonbons par un jouet pour Cecilia, et dans sa générosité elle alla jusqu'à le payer cinq lires. Si Baldassare avait bu un litre avec des amis chaque fois qu'il avait été chez le cabaretier Zampi, il n'était vraiment pas juste qu'il supportât ces dépenses; dix litres à 30 centimes, cela faisait trois francs. C'était donc un remboursement ce jouet de cinq lires, et de plus un cadeau. Elle ne lui devait plus que de la reconnaissance,—ce qui heureusement se paye par à-compte. Tout d'abord ces à-compte sont considérables, mais ils vont bien vite en diminuant progressivement d'importance jusqu'au dernier, pour lequel il n'y a que les gens vraiment prodigues qui ne demandent pas qu'on leur rende leur monnaie.
—Si je n'avais pas craint de paraître vouloir vous presser, je serais venue plus tôt, dit madame Prétavoine, tant j'étais inquiète.
—J'avais cependant bien recommandé qu'on vous dit que le danger que vous redoutiez n'existait pas.
—Quel danger?
—Mais celui dont vous m'aviez parlé, que M. Aurélien aime cette Rosa Zampi.
—Que me dites-vous là, mon excellent monsieur Baldassare.
—Je ne dis pas que M. Aurélien n'a pas trouvé que Rosa n'était pas une belle fille, car c'est vraiment une très-belle fille, mais rien n'indique qu'il éprouve véritablement de l'amour pour elle, et quant à l'épouser il n'y à rien à craindre de ce côté. Rosa n'est pas une fille qu'on épouse, et la preuve c'est que ceux qui l'ont aimée ne l'ont pas épousée.
—Mais ce qu'on m'a rapporté...
—Ce qu'on vous a rapporté, c'est que M. Aurélien et un autre Français de ses amis avaient fréquenté le cabaret de Rosa Zampi; cela est vrai.
—Vous voyez bien.
—C'est-à-dire que c'est vrai et que ce n'est pas vrai; pendant plusieurs jours on les a vus chez Zampi, et tout de suite on a dit qu'ils venaient pour sa fille, ce qui est bien possible, car ce spaccio divino n'est pas un endroit où vont ordinairement des personnes de la classe de M. Aurélien; mais bien que M. Aurélien ait fréquenté ce débit, cela ne prouve pas qu'il aime Rosa; ce qu'on appelle aimer d'amour, ni surtout qu'il ait eu la pensée de la prendre pour femme. Ceux qui vous ont fait un pareil récit ont commis une grosse exagération.
—Vous en êtes sûr?
—Je vous le jure sur mon salut.
—Ah! mon excellent M. Baldassare, comme vous me rendez heureuse! s'écria madame Prétavoine.
Et dans son effusion de joie, elle leva vers le ciel ses yeux remplis d'une douce extase.
Baldassare n'était pas une nature douce, cependant il fut touché de cette explosion de sentiments maternels: comme elle aimait son fils!
Au bout de quelques instants elle redevint assez maîtresse d'elle-même pour reprendre l'entretien:
—Assurément, je vous crois, dit-elle, et bien que vos paroles soient en complète contradiction avec celles qui m'avaient inspiré ces craintes relativement à mon fils, j'ai pleine confiance en vous; de là cette joie dont je n'ai pas pu modérer l'expression; je vous sais homme sage, prudent, fin et incapable de vous tromper, aussi bien que de vous laisser tromper. Si vous me dites que je n'ai rien à craindre de cette fille, je sens que cela est vrai. Cependant... Mon Dieu, pardonnez-moi d'insister... cependant j'ose vous demander de m'expliquer sur quoi vous établissez votre opinion. En un mot qui vous fait croire que mon fils ne peut pas aimer cette fille; et qui vous donne la conviction qu'il n'y a pas à craindre qu'il la veuille épouser? Puisque vous avez cette conviction, faites-la passer en moi, en me disant comment elle s'est établie en vous.
—Par ce que j'ai vu.
—C'est cela même; dites-moi, si vous le voulez bien, ce que vous avez vu et aussi ce que vous avez entendu.
—Ce n'est pas un beau débit que celui de Zampi, mais une hôtellerie comme il y en a beaucoup dans le quartier; cependant, pour être juste, il faut dire que le vin est bon et pas cher, trois sous.
En entendant cela, madame Prétavoine se dit qu'elle avait été trop loin dans sa générosité, avec un jouet de trois francs, elle eût bien payé les services de Baldassare, puisqu'il n'avait déboursé que trente sous pour le vin et encore il avait bu ce vin.
—Tout d'abord, continua Baldassare, mon premier soin a été de tâcher d'apprendre ce qui avait rapport à M. Aurélien. Cela n'a pas été difficile, et j'ai su presque tout de suite qu'on avait vu deux Français dont l'un était M. Aurélien, (je le reconnus au portrait qu'on m'en fit), qui étaient venus plusieurs fois dans l'osteria de Zampi.
—Vous voyez.
—Ce fut ce que je me dis aussi, mais ce que j'appris ensuite me rassura. C'est vrai que Rosa est une belle, très-belle fille, mais elle se l'est laissé dire assez souvent pour qu'un homme tel que M. Aurélien n'ait rien à craindre d'elle.
—Voulez-vous dire qu'elle a eu des amants?
—Elle en a eu, et elle en a présentement, au moins elle en a un dont elle est folle.
—Cela, c'est beaucoup.
—N'est-ce pas? Mais il y a plus, son amant, qui est un chanteur, le ténor Cerda, l'aime comme il est lui-même aimé, et il fait bien.
—Vous trouvez qu'elle mérite cet amour?
—C'est-à-dire qu'elle a des manières de se faire aimer qui doivent donner à réfléchir à ses amants. Ainsi, l'année passée, elle avait pour amant un jeune Français, un peintre de l'académie de France. Vous savez, les peintres sont attirés par la beauté des femmes du Transtévère. Était-ce par la beauté, était-ce par la femme même que celui-là avait été attiré? Je n'en sais rien. Mais ce qu'il a de certain, c'est que Rosa qui l'aimait, s'aperçut qu'il ne lui était pas fidèle et, dans une querelle de jalousie, elle fit un malheur.
—Un malheur?
—Vraiment oui, elle lui donna un coup de couteau dont il faillit mourir et dont il fut malade pendant plusieurs mois.
—Un coup de couteau!
—Chez nous, ce n'est pas comme chez vous, la main est près du coeur.
Baldassare savait mieux que personne la promptitude de la main italienne, aussi madame Prétavoine ne voulant pas le laisser se perdre dans ses réflexions dont elle n'avait que faire, se hâta de parler d'autre chose.
—Et cette fille qui donnait un coup de couteau à son amant infidèle, a pris cette année un nouvel amant qu'elle aime passionnément, dites-vous?
—Je répète ce que m'ont dit ceux qui la connaissent bien.
—Oh! je ne doute pas de vos paroles; et maintenant dites-moi, je vous prie, quelle femme est-ce? car si elle inspire de pareilles passions, elle est bien dangereuse.
—Oh! c'est une belle fille.
—Ce n'est pas cela que je veux dire; est-ce qu'elle a reçu de l'instruction?
—Plus que beaucoup de filles du Transtévère; elle sait lire, écrire.
—Vous croyez?
—Je l'ai vue lire et écrire.
—Ce n'est pas là ce que j'entends par instruction.
—Je crois que c'est tout ce qu'elle sait; ce n'est pas une grande dame, vous devez bien le penser; et voilà pourquoi j'ai été vous dire tout de suite qu'il n'y avait pas de danger pour M. Aurélien, même avant de savoir ce que j'ai appris par la suite.
—Oh! quelle inquiétude vous m'enlevez! Jamais je n'oublierai ce service, mon bon M. Baldassare. Maintenant je n'ai plus qu'un chagrin, c'est d'avoir pu sur les propos qui m'ont été rapportés, juger mon fils capable de s'amouracher d'une pareille femme, lui si honnête, si distingué. Ainsi, je vous en prie, ne parlez jamais, n'est-ce pas, de la mission que je vous ai confiée.
—Soyez tranquille, madame.
—Je ne serai tranquille que si vous me jurez de n'en parler à personne; car vous comprenez que cela pourrait revenir à mon fils et je ne veux pas rougir devant lui.
—Je vous jure de n'en parler à personne.
—Et moi, je vous jure de n'oublier jamais le service que vous m'avez rendu.
Il était considérable en effet, ce service.
Ainsi elle savait que Rosa Zampi était femme à donner un coup de couteau à son amant dans un accès de jalousie. Et elle savait aussi que Rosa était en état de lire une lettre.
C'étaient là deux renseignements précieux pour qui saurait en tirer profit.
Ainsi, que Rosa apprit par une lettre anonyme que son amant était chez la vicomtesse de la Roche-Odon, sa maîtresse, et qu'on lui donnât les moyens de les surprendre dans les bras l'un de l'autre, que ferait-elle?
Avec un pareil caractère on pouvait concevoir et caresser les meilleures espérances.
XXXVII
Madame Prétavoine était une femme prudente et avisée, qui ne se laissait pas éblouir par le succès, pas plus celui qu'elle avait obtenu que celui qu'elle espérait, si bonnes que fussent les cartes qu'elle eût en main.
De ce qu'elle avait des chances pour amener une rupture entre madame de la Roche-Odon et lord Harley, il n'en résultait pas pour elle qu'elle devait se contenter de suivre cette seule piste, en négligeant toutes les autres qui pouvaient se présenter.
Par le prince Michel elle pouvait aussi atteindre le but qu'elle poursuivait.
Il fallait donc envelopper le fils comme la mère avait été enveloppée, de manière à réussir avec celui-ci, si par extraordinaire on échouait avec celle-là, et peut-être même combiner ces deux actions si l'occasion s'en présentait, ou plutôt si l'on était assez heureux pour la faire naître: ceux-là ne doivent-ils pas tout espérer qui marchent sous la protection divine?
En se réservant madame de la Roche-Odon et Emma, madame Prétavoine avait confié Michel à Aurélien.
Elle n'avait pas, en effet, pour surveiller le fils les mêmes facilités que pour surveiller la mère, tandis qu'Aurélien pouvait, en continuant et en resserrant sa liaison avec Michel, arriver à une intimité, qui, avec un peu d'adresse, le lui livrerait pieds et mains liés à un moment donné.
Aurélien, qui n'avait pas besoin qu'on l'invitât à travailler lui-même au succès de son mariage, s'était appliqué avec ardeur à faire la conquête de son futur beau-frère, et Michel, qui ne pouvait pas prévoir dans quel but on le courtisait, s'était livré d'autant plus facilement aux séductions et aux flatteries de son nouvel ami, que par suite de son caractère hargneux, de ses insolences, de son égoïsme et de sa brutalité, il n'était pas habitué à une pareille bonne fortune; un homme de son âge, indépendant par position et par fortune, qui acceptait ses rebuffades, cela était précieux.
Ce qui tout d'abord l'avait séduit dans Aurélien, ç'avait été la complaisance de celui-ci à se faire le confident et le compagnon de ses amours avec «la jeune modiste du Corso qui avait du chien».
Ainsi que cela arrive pour un grand nombre de jeunes gens, le prince Michel était très-fier d'avoir une maîtresse à lui, et ce n'était point pour sa vanité une petite chose que de montrer à un camarade combien il était aimé, et aussi comment il savait se faire aimer.
Aurélien avait joué ce rôle de confident avec un talent véritable, écoutant les forfanteries de Michel, riant aux plaisanteries de sa maîtresse, et n'intervenant entre eux que pour les raccommoder lorsqu'ils se brouillaient, ce qui, à vrai dire, arrivait souvent.
Pour Michel, c'était une joie à nulle autre pareille de pouvoir dire à Aurélien:
—Eh bien! mon cher, vous voyez comme nous nous aimons.
Pour lui, le bonheur était fait pour une bonne part de l'envie et de la jalousie qu'il se flattait d'inspirer aux autres: c'était pour humilier les simples bourgeois qu'il était heureux d'être prince; et ç'aurait été pour les écraser de son luxe qu'il aurait voulu être riche, très-riche, insolemment riche.
Ne pouvant se donner ce luxe, il se donnait au moins celui d'être aimé, et par là le plaisir d'accabler Aurélien de l'amour qu'on lui témoignait. Il n'y avait qu'un homme tel que lui, qu'un prince qu'on pouvait aimer, comme il était aimé, et bien certainement cette fille, «qui avait du chien», n'aurait pas prodigué son amour à un autre; il fallait toutes les qualités, toutes les supériorités dont il était doué pour avoir inspiré une pareille passion; et ce n'était pas qu'il eût rien fait au moins pour provoquer cet amour, ni qu'il fît rien pour le conserver, cela eût été indigne de lui; il s'imposait, il n'avait qu'à se laisser aimer, faisant une grâce à celle qu'il daignait admettre à l'honneur de le rendre heureux.
Ils ne sont pas rares, les confidents qui se laissent mettre en tiers entre deux amants, mais ce qui est rare et merveilleux, c'est que d'un rôle tout d'abord passif, ils ne passent pas bien vite au rôle actif et ne se fassent pas les consolateurs de celui des deux qui n'est pas aimé comme il avait espéré l'être.
Aurélien, qui avait débuté par être confident, était resté simple confident, sans vouloir jouer un autre personnage et sans jamais adresser à la maîtresse de son ami une seule parole ou un seul regard dont l'amant le plus jaloux aurait pu se montrer inquiet; il avait bien autre chose en tête que de chercher à plaire à cette fille; ce n'était pas la conquête de la femme qu'il cherchait, c'était celle de l'homme.
Et, grâce au système de complaisance sans bornes qu'il avait adopté avec l'un et d'extrême réserve qu'il pratiquait avec l'autre, il avait atteint son but.
Michel ne pouvait point se passer de lui.
—Quel dommage que nous ne soyons pas du même cercle, disait-il souvent.
Mais malgré toute l'envie qu'Aurélien avait de ne lui rien refuser et de le suivre partout d'aussi près que possible, ce désir n'était pas réalisable, car il y a un abîme entre le club de la Chasse et celui des Échecs; qui fait partie de l'un, ne fait pas partie de l'autre; et Aurélien, le défenseur de Boniface VIII, ne pouvait pas se souiller au contact des libéraux qui ont travaillé au renversement du pouvoir temporel du pape et qui retardent son rétablissement.
Ce n'était pas seulement pour avoir à ses côtés quelqu'un qu'il pourrait accabler de sa grandeur et tourmenter de ses caprices, que Michel aurait voulu qu'Aurélien fit partie du club de la Chasse, c'était encore, c'était surtout dans un but intéressé.
Tout le temps que Michel ne donnait point à sa maîtresse ou à de longues flâneries dans le Corso, il le passait au club de la Chasse, retenu, cloué sur sa chaise par la passion du jeu, et comme il perdait plus souvent qu'il ne gagnait, il aurait eu grand besoin d'un banquier dans la bourse duquel il aurait pu puiser aux heures terribles de la déveine.
Cela lui aurait été d'autant plus commode qu'Aurélien, sur la question du prêt, s'était montré aussi complaisant, aussi coulant que sur toutes les autres.
Un jour que le prince l'accueillait avec une mine hargneuse et par des paroles désagréables, il l'avait doucement interrogé et peu à peu confessé.
—Si vous aviez perdu ce que j'ai perdu cette nuit, nous verrions si vous seriez de bonne humeur!
—Vous avez beaucoup perdu?
—Qu'est-ce que ça vous fait?
—Cela m'intéresse, et ce qui me touche, surtout, c'est de voir votre mécontentement.
—Voulez-vous que je chante quand je ne sais où me procurer la somme que je dois?
—Comment!
—J'ai fait tant d'emprunts à ma mère en ces derniers temps, que je ne peux plus lui rien demander.
—Pourquoi ne vous adressez-vous pas à vos amis?
—Parce que les amis qui ouvrent leur bourse sont plus rares que ceux qui ouvrent leur coeur.
—Laissez-moi vous dire que ceux qui ferment leur bourse après avoir ouvert leur coeur ne sont pas des amis.
—Vous en connaissez des amis de cette espèce idéale?
—Certes, oui; en tous cas j'en connais un.
—Et où est-il?
—Ici.
—Vous!
—Si vous le voulez bien.
Il y a des gens qui ont la fierté dans les manières et d'autres qui l'ont dans le coeur, ce n'était point dans cet organe que le prince Michel Sobolewski avait placé la sienne.
Il tendit la main à Aurélien avec un mouvement d'effusion.
—Mon cher Prétavoine, vous êtes un bon garçon.
—Un ami.
—Oui, un bon ami, soyez certain que je n'oublierai jamais ce que vous faites pour moi en ce moment.
Il l'avait si peu oublié, qu'au bout de quelques jours, il lui avait adressé une nouvelle demande à laquelle Aurélien avait répondu de la même manière, c'est-à-dire en ouvrant sa bourse ou plus justement son livre de chèques.
—Je vous rendrai tout ensemble, mon cher ami, et dans deux ou trois jours; tenez, samedi prochain sans faute; il est impossible que la déveine me poursuive toujours; je vais me rattraper; et puis d'ailleurs j'ai de l'argent à recevoir.
La déveine l'avait cependant toujours poursuivi, et au lieu de recevoir de l'argent il en avait demandé de nouveau à Aurélien, une fois, dix fois, avec des assurances sans cesse plus formelles, mais qui malheureusement ne se réalisaient pas.
Chaque fois qu'Aurélien faisait ainsi un nouveau prêt, il en parlait bien entendu à sa mère, et toujours celle-ci lui répondait:
—Allez toujours.
—Jusqu'où?
—Jusqu'au jour où il sera bien convaincu que vous êtes le beau-frère qu'il désire,—celui qui possède une grande situation financière et qui est assez bêta, comme il dit, pour se laisser mener par le bout du nez.
—Cela pourra nous entraîner loin.
—Pas plus loin que je ne voudrai; d'ailleurs, en lui faisant reconnaître de temps en temps par une simple lettre ce qu'il vous doit, non pas sous la forme d'un reçu, mais par un mot dit en passant, pour ordre, nous prenons nos précautions, et je vous garantis que tout, avec les intérêts et les intérêts des intérêts nous sera intégralement payé, alors même que vous n'épouseriez pas Bérengère.
—Et comment cela?
—C'est encore un secret qui vous sera expliqué plus tard. Pour que ce que je vous propose se réalise, il ne faut qu'une chose: la conviction chez le prince qu'il n'a qu'à vous demander de l'argent pour l'obtenir, et que l'argent qu'il aura perdu la nuit, il est assuré de le trouver chez vous le matin, de manière à payer dans le délai de l'honneur, puisqu'il y a honneur à cela, sa dette de jeu.
—Cette assurance, il l'a.
—C'est ce qu'il faut; il arrivera un jour où elle vous obtiendra le consentement de madame de la Roche-Odon à votre mariage avec sa fille. Prêtez donc, n'hésitez jamais; qu'il sache bien que vous avez une grosse provision à la Banque de Rome, tout est là.
—Et ce secret est connexe à celui de Rosa Zampi?
—Ils se tiennent; en vous expliquant l'un je vous expliquerai l'autre, ou plutôt ils s'expliqueront tous deux seuls et en même temps.
—Et quand cela arrivera-t-il?
—Bientôt, je l'espère, car il n'y a pas de jour, pas d'heure où je ne travaille au succès de cette double combinaison.
XXXVIII
La grande difficulté de l'entreprise, c'était de faire concorder ces diverses combinaisons de manière à ce qu'elles marchassent de front.
Aussi accablait-elle l'abbé Guillemittes de lettres pour le presser d'envoyer le modèle de son église.
Car, de ce côté, elle se trouvait en retard, et elle voyait arriver le moment où elle pourrait faire sauter les mines creusées sous les pieds de madame de la Roche-Odon et de Michel, sans pouvoir en même temps agir auprès du Vatican.
Enfin l'abbé Guillemittes lui annonça que le modèle allait être achevé, et alors, dans le transport de sa joie, elle télégraphia pour commander qu'on lui envoyât ce modèle par grande vitesse, les frais du port devant être acquittés par elle.
Puis elle s'entendit avec Mgr de la Hotoie pour demander une audience au Saint-Père et les autorisations nécessaires pour disposer à l'avance le modèle de son église.
Elle ne pouvait pas, en effet, prendre sous son bras le modèle de l'église d'Hannebault et s'en aller tout simplement à son audience, pas plus qu'elle ne pouvait mettre dans sa poche les cent cinquante mille francs en or pesant cinquante kilogrammes, qui devaient garnir l'intérieur de sa pièce montée.
D'ailleurs ce n'était pas pour avoir une audience comme le commun des mortels qu'elle avait si longtemps attendu et qu'elle s'était imposée de si grandes dépenses; il lui fallait quelque chose d'extraordinaire qui frappât les esprits et s'imposât aux souvenirs.
Nourrie de l'Écriture sainte, elle avait pensé à la promenade de l'arche autour des murs de Jéricho; quelle gloire pour elle, si elle pouvait faire porter de chez les soeurs Bonnefoy au Vatican le modèle de l'église d'Hannebault par quatre hommes: soutenant un brancard sur lequel serait posé son modèle renfermant dans ses flancs les cent cinquante mille francs en or! Elle marcherait seule derrière ce brancard et en tête du cortège elle aurait trois trompettes qui sonneraient comme l'avaient fait les lévites autour de Jéricho; quel triomphe lorsqu'elle arriverait avec cette pompe au Vatican! la garde suisse lui porterait les armes.
Cependant elle avait renoncé à cette idée, en se disant que la police romaine, dirigée maintenant par les spoliateurs, n'autoriserait sans doute pas ces trompettes, et puis en se disant encore que les cent cinquante mille francs exposés ainsi au grand jour pourraient bien être pillés par la canaille. Que fallait-il pour cela? Au milieu de la foule le brancard porté sur les épaules de ses quatre hommes pouvait être renversé; l'or roulait à terre; et il y avait de grandes probabilités pour qu'elle ne retrouvât pas son compte.
De cette cérémonie imposante elle n'avait gardé que la partie qui ne présentait pas de dangers, la promenade du modèle.
Si une police audacieuse prenait dans la force le droit d'interdire les trompettes, elle ne pouvait pas s'opposer à ce que des porteurs traversassent Rome avec un brancard sur lequel serait exposé le modèle de l'église d'Hannebault: les rues sont libres, même pour les objets religieux.
D'ailleurs, à réduire ainsi sa conception première, elle trouvait un avantage, qui était d'entrer enfin en relations avec cet aide de chambre du Vatican, ce Lorenzo Picconi, ce cousin de Baldassare, employé dans la domesticité du pape.
Pourquoi ne réussirait-elle pas, avec lui et par lui, auprès du Saint-Père, comme elle allait réussir par Emma auprès de madame de la Roche-Odon? Les petits ont du bon, on ne les voit pas agir.
D'ailleurs elle commençait à accuser Mgr de la Hotoie d'indifférence à son égard, et elle était bien aise de chercher un autre point d'appui. Peut-être même n'avait-elle que trop attendu.
Plusieurs fois déjà, elle avait essayé de connaître ce Lorenzo Picconi, mais toujours Baldassare, auquel elle n'avait pas pu adresser ouvertement sa demande, avait feint de ne pas comprendre ce qu'elle désirait.
Mais cette fois l'occasion était telle qu'il lui était permis de parler franchement et que Baldassare ne pouvait la refuser.
Cependant elle avait si peu confiance dans la franchise et elle aimait si peu cette manière de procéder, qu'elle s'arrangea de façon à se faire offrir les services de Lorenzo Picconi par Mgr de la Hotoie.
—Son embarras était extrême; elle aurait besoin au Vatican d'un homme qui pourrait l'aider à placer les 150,000 fr. dans le modèle; il fallait un homme en qui elle pût avoir pleine confiance, et qui parlât français (elle savait par Baldassare que Lorenzo Picconi avait été au service d'un prélat français); sans doute elle pouvait offrir ces 150,000 fr. en billets de banque et en agissant ainsi elle ferait même un joli bénéfice; la pièce d'or valant en ce moment 22 fr., elle pouvait, rien que par l'opération du change, gagner 15,000 fr.; mais elle ne voulait pas se livrer à une pareille opération; plutôt que de faire un bénéfice sur Sa Sainteté, elle aimerait mieux en mettre de nouveau de sa poche; seulement il n'était pas facile à elle de porter ces 150,000 fr., car cette somme fait 7,500 louis, lesquels pèsent près de 50 kilogrammes, ce qui est un poids pour une femme et même pour un homme; enfin une fois que les 150,000 fr. seraient au Vatican, il lui faudrait quelqu'un d'adroit pour l'aider à arranger ces 7,500 louis dans l'intérieur du modèle, car elle serait tellement émue à la pensée de paraître bientôt devant Sa Sainteté qu'elle serait incapable de rien faire ni de rien ordonner; ce quelqu'un était-il introuvable?
Et comme Mgr de la Hotoie allait prononcer un nom, elle se hâta de parler de celui qu'elle voulait qu'on lui proposât.
—Est-ce que Baldassare n'avait pas un parent, un ami, parmi les domestiques du palais? Elle croyait se rappeler vaguement, mais très-vaguement, qu'il avait prononcé le nom de cet ami; mais elle avait oublié ce nom.
—Lorenzo Picconi.
—Peut-être, mais elle ne se rappelait pas.
Le lendemain, Lorenzo Picconi s'était présenté chez les soeurs Bonnefoy, et madame Prétavoine l'avait reçu avec les bonnes grâces qu'elle déployait toujours pour ceux dont elle avait besoin.
Longuement elle lui avait expliqué ce qu'elle attendait de sa complaisance, puis en causant tout bonnement, car elle n'était pas fière, elle lui avait dit dans quel but elle était venue à Rome. Tout d'abord c'était pour offrir cette somme au Saint-Père, et puis c'était pour obtenir un titre de comte en faveur de son fils; assurément, jamais titre n'avait été si bien mérité; cependant elle saurait reconnaître le service que lui rendraient ceux qui, directement ou indirectement, hâteraient le moment où le Saint-Père daignerait leur accorder cette grâce; elle ne voulait pas dès maintenant fixer une somme, mais ce serait une grosse somme que se partageraient les intermédiaires.
Elle n'en avait pas dit davantage, laissant la réflexion et l'intérêt agir.
Enfin le modèle était arrivé, et l'heure si impatiemment attendue par madame Prétavoine avait sonné.
A midi, elle avait quitté la maison des demoiselles Bonnefoy pour se rendre au Vatican.
Une de ses grandes inquiétudes avait été de savoir si le temps serait beau; heureusement l'aimable Providence lui avait été favorable, et elle avait pu réaliser son dessein, c'est-à-dire se rendre au Vatican à pied, marchant dans les rues sans boue et sans poussière avec la soeur Sainte-Julienne derrière ses quatre porteurs chargés du modèle de l'église d'Hannebault, dont les cuivres brillaient dans cette claire lumière de Rome; immédiatement sur ses pas venait une voiture dans laquelle se trouvait Aurélien avec les cent cinquante mille francs.
Ce n'était pas tout à fait la pompe qu'elle avait rêvée; cependant ces quatre porteurs chargés de cette église scintillante, cette femme en noir, la tête couverte du voile bien connu des Romains et qui dit qu'on se rend à une audience du pape; cette voiture marchant au pas, tout cela frappait les passants; et dans les rues où elle passait, la via del Tritone, la place d'Espagne (elle prenait le plus long), la via Condotti, la via della Fontanella, le pont Saint-Ange, le Burgo nuovo, on s'arrêtait pour regarder ce défilé et l'on s'interrogeait curieusement.
L'effet qu'elle avait voulu était produit,—même sans trompettes.
Dans la cour Saint-Damase, elle trouva parmi ceux qui l'attendaient Lorenzo Picconi, et on la conduisit dans la salle Mathilde, où se donnent le plus souvent les audiences particulières; là, ses porteurs ayant été renvoyés, elle put, avec l'aide d'Aurélien et de Picconi placer les 7,500 louis dans l'intérieur du modèle, puis cela fait, elle n'eut plus qu'à attendre.
Depuis longtemps, elle s'était préparée à cette audience, se demandant ce qu'elle dirait, et après avoir pesé le pour et le contre, elle avait décidé, avec Mgr de la Hotoie, de ne rien dire et de laisser celui-ci parler.
A cela il y avait plusieurs avantages.
D'abord, elle ne demandait rien elle-même, ce qui, alors qu'elle apportait une offrande si considérable, eût eu quelque chose de grossier.
Et puis elle pouvait, en gardant le silence, s'abandonner à une émotion qui, selon elle, devait produire un bon effet sur le Saint-Père, le flatter et même le toucher.
Lorsque la porte du salon s'ouvrit devant le pape, qui parut entouré de quelques personnes de sa suite, parmi lesquelles se trouvait l'évêque de Nyda, madame Prétavoine se prosterna sur le tapis.
Comme il avait été convenu à l'avance, ce fut Mgr de la Hotoie qui prit la parole et fit la présentation.
Mais ce fut bien plus celle de l'église de l'abbé Guillemittes et des 150,000 francs que de madame Prétavoine qui, dans son petit discours, ne vint que d'une façon incidente et ne tint qu'une place secondaire, celle qu'on accorde à un intermédiaire, à un commissionnaire. Tout, église, offrande, fut ramené par lui à l'abbé Guillemittes, dont il célébra la piété et surtout le dévouement au Saint-Siége.
—Et moi, et moi! se disait à chaque parole madame Prétavoine.
Mais son tour ne vint pas, il y avait tant de choses à dire sur l'abbé Guillemittes qu'on ne pouvait vraiment point parler d'elle.
Dans sa réponse ce fut aussi de l'abbé Guillemittes que le pape parla.
Faisant à madame Prétavoine l'accueil le plus gracieux par le sourire et par les manières, il examina longuement le modèle de l'église d'Hannebault, déclara que c'était une vraie magnificence, et se tournant vers l'évêque de Nyda, il dit qu'il remercierait directement le curé d'Hannebault, dont il bénissait la paroisse avec la plus paternelle affection.
—Et moi! et moi! se disait madame Prétavoine.
Elle aussi fut bénie; mais elle avait voulu, elle avait espéré, il avait été convenu qu'elle obtiendrait davantage.
XXXIX
Madame Prétavoine sortit du Vatican exaspérée, la rage au coeur.
Les sentiments qu'elle éprouvait étaient de même nature que ceux qui l'avaient enfiévrée après sa première visite à M. de la Roche-Odon, alors que pour la première fois de sa vie, elle avait pensé qu'on pouvait prendre plaisir à guillotiner ces gens-là.
Nobles, prêtres, ils étaient les mêmes.
Il fallait se sacrifier pour eux; cela leur était dû; ils n'avaient pas à vous en remercier.
Cet évêque de Nyda s'était-il bien moqué d'elle! et elle ne s'était douté de rien.
Elle avait eu la simplicité de s'imaginer qu'il serait un instrument entre ses mains, et c'était elle qui en avait été un entre les siennes.
Dupe! Elle dupe!
Elle résolut de s'expliquer avec lui, et le lendemain de l'audience elle se rendit à son palais.
—Eh bien, chère madame, dit Mgr de la Hotoie en prenant les devants, avez-vous été heureuse de voir notre Saint-Père? Jamais accueil n'a été plus affable, plus gracieux!
—Je viens vous adresser mes remerciements en mon nom et au nom de M. l'abbé Guillemittes.
—Je pense qu'il sera satisfait; je l'ai mis en pleine lumière, vous laissant vous même jusqu'à un certain point dans l'ombre; et, en parlant ainsi, j'ai cru aller au-devant de vos désirs; vous avez toujours été si bonne, si dévouée pour ce pauvre Guillemittes; d'ailleurs cette façon d'agir était commandée par la faveur dont jouit ici M. l'abbé Fichon, qui est très-appuyé, très-recommandé par des personnes puissantes: c'est une lutte, entre lui et Guillemittes, pleine d'intérêt; si Guillemittes était battu vous succomberiez, vos causes sont solidaires.
—J'ai senti cela.
—N'est-ce pas? d'ailleurs je n'avais pas besoin que vous me le disiez, je n'en ai pas douté un instant; averti au dernier moment qu'on venait de faire une tentative en faveur du vicaire général de Condé, je n'ai pas pu vous prévenir, mais j'ai pensé qu'en me voyant appuyer Guillemittes si chaudement, vous devineriez que j'avais une raison impérieuse pour le faire; je vois que mon pressentiment ne m'avait pas trompé. Si nous réussissons pour Guillemittes, votre succès est assuré; l'un entraînera l'autre. Nos adversaires battus n'oseront rien contre vous. Au contraire, si nous avions commencé par vous, cela eût éveillé leur défiance et nous aurions échoué sur toute la ligne, aussi bien de votre côté que de celui de Guillemittes.
—Est-ce curieux! les raisons que vous me donnez en ce moment sont précisément celles que j'imaginais en venant vous remercier, car c'est une visite de remerciement que je vous fais.
—Je ne la reçois pas; dans quelque temps ce sera différent.
Il était impossible de mettre plus d'affabilité, plus de courtoisie dans les paroles et dans les manières qu'ils n'en déployaient l'un et l'autre dans cet entretien, mais les mots qu'ils murmuraient tout bas au fond du coeur n'étaient pas les mêmes que ceux que leurs lèvres prononçaient avec de gracieux sourires.
—Essayez donc de vous fâcher, disait l'évêque de Nyda.
—Vous me payerez tout cela plus tard, répliquait madame Prétavoine.
Et ils continuaient à se sourire, madame Prétavoine appuyant de plus en plus fort sur sa gratitude, Mgr de la Hotoie se refusant de plus en plus à l'accepter.
—Non, disait-il, pas dans ces termes, je vous prie; plus tard.
—Alors à plus tard, dit madame Prétavoine de guerre lasse.
Et ce fut sur ce mot qu'ils se séparèrent.
Mgr de la Hotoie souriant toujours.
Madame Prétavoine se confondant en respects et en génuflexions.
Mais de son éducation première, au temps où elle courait les rues d'Hannebault avec les gamins de son âge, il lui était resté des façons de penser et de s'exprimer qui, malgré la tenue qu'elle s'imposait maintenant, l'emportaient quelquefois.
A peine avait-elle descendu une dizaine de marches de l'escalier qu'elle se retourna vers la porte fermée, et, lui montrant le poing:
—Canaille! murmura-t-elle, canaille!
Et elle continua son chemin en proie à une colère furieuse, qui de temps en temps lui arrachait des cris étouffés.
Sur son chemin, les gens de son quartier, qui vivent en grand nombre assis ou accroupis devant leur porte, la regardaient passer, et se demandaient si cette femme noire était une folle ou si ce n'était pas le diable.
Elle ne retrouva un peu de calme qu'en pensant à Lorenzo Picconi.
Ah! comme elle avait eu bonne idée de s'adresser à cet aide de chambre.
Celui-là n'était point un personnage, c'était un simple domestique; mais il savait calculer, il savait voir où était son intérêt, et, par cela seul qu'en la servant il se servirait lui-même, il y avait tout lieu de croire qu'il agirait.
D'ailleurs, elle le stimulerait.
Elle lui avait donné rendez-vous pour le lendemain, afin de pouvoir le remercier du service qu'il lui avait rendu.
Il fut exact, et la rémunération qu'il reçut le disposa à l'épanchement.
—Relativement à l'affaire dont on l'avait entretenu, il en avait parlé à quelqu'un, qui l'avait communiqué à une personne, qui l'avait recommandé à un personnage en situation de la faire réussir. On connaissait le nom de madame Prétavoine; on savait quelle était sa piété, et l'on était au courant des charités qu'elle distribuait mystérieusement. Malgré tout le soin qu'elle prenait de se cacher, ces charités étaient connues, car Rome est une ville où tout se sait, le bien comme le mal. Ce personnage avait promis de s'intéresser à cette affaire. Seulement...
Et il s'était arrêté, mais madame Prétavoine lui avait rendu la parole en lui disant que s'il s'agissait d'argent il ne devait pas être embarrassé, attendu que, comme elle le lui avait déjà expliqué, elle était disposée à reconnaître très-largement le service qu'on lui aurait rendu, et à le reconnaître pour tous ceux qui y auraient travaillé.
Ainsi encouragé, il avait continué:
—C'était précisément d'argent qu'il s'agissait, et il en faudrait beaucoup, non pour le personnage en question, il était incapable de recevoir de l'argent, mais pour son entourage qui n'avait pas les mêmes scrupules que lui.
—Je donnerai ce qu'il faudra.
—Il serait fâcheux que madame pût croire qu'à Rome les choses justes ne s'obtiennent qu'avec de l'argent, mais depuis la spoliation des Piémontais la misère est grande.
Et alors il avait longuement expliqué qu'avant cette spoliation il y avait des personnages qui subvenaient aux besoins de leur maison avec les produits des hautes charges qu'ils occupaient. Mais, depuis la spoliation, ces produits avaient été supprimés et les personnages qui n'avaient pas voulu renvoyer de vieux serviteurs s'étaient trouvés bien embarrassés pour les payer. C'était leur charité, leur bonté qui faisait leur gêne. Fallait-il blâmer des serviteurs qui tâchaient de soulager leur détresse?
Assurément ce n'était pas madame Prétavoine qui porterait un pareil blâme: cette détresse arrangeait trop bien ses affaires pour qu'elle ne trouvât pas toutes naturelles les exigences de ceux qui voulaient la soulager.
Car ses idées avaient changé depuis qu'elle avait quitté Condé, et maintenant qu'elle était dans la Ville éternelle, elle ne la voyait plus avec cette auréole de la sainteté devant laquelle pendant si longtemps elle s'était inclinée de loin, respectueusement.
Le respect s'en était allé.
Elle avait vu que dans ce monde de prêtres et de cardinaux on était en proie à l'envie, à la jalousie, à la haine ni plus ni moins que dans le monde profane.
Elle avait constaté que ce n'était point du tout le royaume de la paix et qu'on y vivait dans un état de guerre intestine, se déchirant, se calomniant, s'assassinant pour de mesquines querelles aussi bien que pour de hautes rivalités.
Elle avait entendu raconter des histoires scandaleuses sur certains cardinaux, non par des profanes, non par des ennemis de l'Église, mais par des prêtres, même par des cardinaux médisant de leurs amis, calomniant leurs ennemis.—Celui-ci était de moeurs peu austères et le pape riait lui-même en lisant les entrefilets de la Capitale dans lesquels on disait: «Hier le cardinal ***** est entré au numéro **** du Corso, à deux heures, il n'en est sorti qu'à cinq heures; qu'a-t-il pu faire pendant ces trois heures? trois heures!!!»—Celui-là passait son temps à faire la cuisine et on le trouvait chez lui le bonnet de coton blanc sur la tête, en place de la calotte rouge;—l'un a fait une fortune honteuse dans les spéculations des chemins de fer;—l'autre a des intelligences avec le roi et trahit la papauté.
De même sur la famiglia nobile, c'est-à-dire sur les personnages qui composent la maison particulière du pape, elle avait réuni toutes sortes de renseignements fort peu édifiants: l'un était d'une rapacité féroce;—l'autre était une nullité;—auprès de celui-ci on réussissait par les femmes;—auprès de celui-là en gagnant l'un de ses domestiques auquel il ne refusait rien.
C'était d'après ces observations, ces récits, ces renseignements qu'elle avait bâti son plan de conduite à l'égard de l'aide de chambre du Vatican.
Que la détresse dont il parlait fût vraie ou fausse, qu'elle fût une excuse valable ou un simple prétexte, peu importait; elle permettait de demander et de recevoir, cela suffisait.
Arrivant seule à Rome et sans la recommandation de l'abbé Guillemittes pour Mgr de la Hotoie, elle n'eût pas eu l'idée de s'adresser à un cardinal ou à un prélat de la Famiglia pontificia, mais elle eût cherché à entrer en relations avec le domestique d'un de ces prélats, et elle eût trouvé, secrétaire, cuisinier ou valet de chambre, celui qui pouvait inscrire Aurélien sur le livre de la noblesse pontificale.
Avec ses belles paroles, Mgr de la Hotoie lui avait fait perdre un temps précieux, que Picconi par bonheur allait regagner.
Si elle n'avait pas osé s'expliquer franchement avec l'évêque de Nyda, elle n'eut pas la même retenue avec l'abbé Guillemittes.
Elle lui écrivit une lettre à coeur ouvert,—au moins elle le disait,—et lui expliqua comment Mgr de la Hotoie l'avait sacrifiée; sans doute elle avait été, elle était heureuse de pouvoir contribuer à son élévation, et il savait trop combien elle lui était dévouée pour insister là-dessus, mais enfin elle avait des devoirs à remplir envers son fils et elle le priait de lui faciliter cette tâche.
Qu'il mît en oeuvre tous les moyens dont il disposait pour presser maintenant la démission de Mgr Hyacinthe, et il y avait tout lieu d'espérer qu'il serait préféré à M. l'abbé Fichon.
Aussitôt nommé au siége épiscopal de Condé, il serait bon qu'il organisât un pèlerinage national de Condéens à Rome, et qu'il vînt lui-même à la tête de ce pèlerinage présenter ses remerciements à Sa Sainteté.
Elle espérait bien qu'à cette époque, elle aurait enfin obtenu l'insigne faveur qu'elle demandait; mais enfin, si par extraordinaire elle avait été encore retardée, il pourrait l'aider personnellement.
Car maintenant, c'était son aide personnelle qu'elle réclamait, qu'elle implorait, et non des recommandations auxquelles on répondait obligeamment, gracieusement, mais qui restaient sans effet.
Quelle satisfaction pour elle de le voir alors à la tête de ce pèlerinage!
Tout cela était assez décousu; mais c'était l'habitude de madame Prétavoine, qui avait à un si haut point l'esprit de suite dans les idées, d'écrire avec incohérence; c'était chez elle un système auquel elle trouvait l'avantage de rendre sa vraie pensée plus difficile à saisir.
Or, dans le cas présent, elle avait une pensée, une espérance qu'elle ne voulait pas dire à son confident: c'était, si ce pèlerinage avait lieu, qu'il tournât non à la gloire de l'abbé Guillemittes, mais à celle d'Aurélien.
Quel prestige pour celui-ci, si on pouvait le montrer aux personnes les plus notables du diocèse de Condé, comme le protégé du Saint-Père.
XL
Les choses étant ainsi disposées de ce côté, madame Prétavoine put revenir à madame de la Roche-Odon, à Cerda et à Rosa Zampi.
Il n'y avait pas de temps à perdre avec ces marionnettes, dont elle tenait les fils dans sa main.
En effet, Rosa Zampi pouvait se brouiller avec son amant.
De son côté, la vicomtesse pouvait se fâcher avec Cerda.
Et si l'un ou l'autre de ces résultats se produisait, c'en était fait de toutes ses combinaisons; il fallait trouver autre chose pour amener une rupture entre madame de la Roche-Odon et lord Harley.
Il y avait donc urgence à agir, ou plus justement à faire agir mademoiselle Rosa Zampi, principal personnage de la pièce qui allait se jouer.
Madame Prétavoine avait longuement réfléchi à la façon dont elle devait imprimer l'impulsion à cette marionnette.
Sans doute, la chose en soi ne présentait pas de grandes difficultés.
En écrivant à Rosa Zampi une lettre anonyme que copierait le premier écrivain public venu, et en disant dans cette lettre que Cerda était l'amant de madame de la Roche-Odon, il était bien certain que la jalousie de cette Transtévérine, prompte aux coups de couteau, lui ferait faire quelque éclat.
Ce qu'il fallait à madame Prétavoine, ce n'était pas un coup de couteau donné dans le spaccio di vino de M. Zampi père; que lui importait en effet que Cerda reçût ou ne reçût pas des coups de couteau?
Pour elle, pour ses intérêts, il n'y avait qu'une chose utile, c'était que le scandale, si scandale il y avait, ou le coup de couteau (ce qui était meilleur), eussent pour théâtre l'appartement même de madame de la Roche-Odon, de telle sorte que lord Harley ne pût pas conserver le moindre doute ni la plus légère illusion sur ce qui se serait passé.
Mais comment ouvrir l'appartement de la vicomtesse à mademoiselle Rosa Zampi?
Là était la difficulté,—le point délicat,—l'inconnue à dégager et à trouver.
Tout d'abord il était évident qu'une seule personne pouvait ouvrir cet appartement, et cette personne c'était mademoiselle Emma.
En dehors d'elle, ce qu'on chercherait serait peu pratique ou dangereux, et madame Prétavoine était de caractère aussi prudent que peu romanesque; sa règle étant de s'avancer, par un chemin sûr, vers un but qu'elle apercevait dès le départ, et que, dans sa route, elle ne voulait pas perdre de vue.
Puisque c'était Emma qui devait être l'instrument de la rupture entre la vicomtesse et lord Harley, c'était par Emma qu'il fallait mettre Rosa Zampi en action.
Une fois arrêtée à cette idée, madame Prétavoine ne perdit pas de temps pour entreprendre cette négociation.
Elle avait un prétexte pour se présenter, ses médailles, car prévenue par Emma que ces saintes médailles n'étaient pas perdues et qu'elles avaient été retrouvées sur la table même où elles avaient inutilement fureté ensemble, elle n'avait eu garde d'aller les reprendre, réservant cette occasion pour un moment favorable.
—Eh bien, dit Emma en la recevant, vous n'avez guère mis d'empressement à venir chercher ces médailles, et je vous les aurais renvoyées si vous ne m'aviez tant recommandé de ne les confier à personne.
—Savez-vous pourquoi j'ai tardé ainsi?
—Non.
—Vous ne devinez pas?
—Vous avez été occupée par votre réception au Vatican.
—Ah! vous avez su?
—Nous avons vu cela dans les journaux.
—Et qu'a dit madame la vicomtesse?
—Que vouliez-vous qu'elle dit!
—C'est juste; je pensais à Condé en parlant ainsi, mais madame la vicomtesse ne s'intéresse pas à notre cher diocèse. Je vous demandais donc si vous ne deviniez pas pourquoi je n'étais pas venue chercher mes médailles.
—Eh bien, non, je ne devine pas.
—C'était parce que j'espérais que mes prières seraient exaucées et qu'alors vous vous décideriez enfin à coudre ces médailles dans les robes de madame la vicomtesse.
Emma se mit à rire comme elle l'avait fait la première fois que madame Prétavoine lui avait communiqué sa pieuse idée.
—Est-ce que mes saintes médailles seraient inutiles aujourd'hui? demanda madame Prétavoine.
—Elles n'auraient jamais été plus utiles, au contraire.
A de pareilles paroles, il n'y avait qu'à répondre: «Eh bien! prenez-les alors.» Et c'eût été ce que madame Prétavoine eût répondu si elle avait sincèrement voulu les voir cousues dans les robes de madame de la Roche-Odon, mais tel n'était pas son but.
—Alors cela dure toujours? dit-elle.
—Plus que jamais.
—Et l'idée ne vous est pas venue de tenter quelque chose pour rompre cette liaison et rendre la liberté à cette pauvre vicomtesse?
—Oh! si, bien des fois!
—C'est ce que je me disais en pensant à cette malheureuse situation. Il est impossible qu'un jour ou l'autre mademoiselle Emma, qui est si bonne pour madame de la Roche-Odon, ne la sauve pas.
—C'est bien difficile.
—Tout est difficile; seulement, j'ai toujours vu qu'avec de l'adresse et de la persévérance on réussissait ce qu'on voulait fermement.
—J'hésite.
—Ah! je comprends cela; cependant il y a un moment où l'hésitation devient une sorte de complicité.
—C'est ce que je me dis.
—Votre idée, n'est-ce pas, l'idée que sûrement vous avez eue, c'est de faire surprendre ce chanteur auprès de madame la vicomtesse, par cette fille d'au-delà du Tibre, cette... j'ai oublié le nom.
—C'est là justement qu'est la difficulté.
—Est-ce que ce chanteur ne vient pas ici?
—Il n'y vient que trop.
—Est-ce qu'il ne reste pas quelquefois... la nuit?
Emma ne voulut pas répondre, mais elle fit un signe affirmatif.
—Et vous ne savez jamais à l'avance quand il doit venir, quand il doit rester?
—Oui, quelquefois; ainsi je suis certaine qu'il viendra d'aujourd'hui en huit et qu'il restera, c'est sa fête, et madame veut la lui souhaiter; en sortant de son théâtre il se rendra ici pour souper.
—Eh bien! alors?
—Certainement je n'aurais qu'à faire prévenir cette Rosa Zampi, et la constatation de l'infidélité de son amant serait facile pour elle; mais ce n'est pas pour cette fille que cette constatation est utile, c'est pour madame.
—Je ne comprends pas.
—Que m'importe que Rosa Zampi se fâche avec Cerda; ce que je voudrais, ce serait que madame se fâchât avec Cerda.
—Comment, vous croyez que si par une lettre anonyme vous préveniez cette fille que, dans huit jours, c'est-à-dire lundi, n'est-ce pas, à minuit, elle pourra surprendre son amant auprès d'une dame et dans une position à ne laisser aucun doute sur leur intimité; que pour cette surprise elle n'aura qu'à monter au premier étage d'une maison via Gregoriana, n° 81; à sonner, à écarter vivement le jeune domestique qui viendra lui ouvrir et à entrer; vous croyez qu'après que madame la vicomtesse aurait vu cette fille faire une scène à son amant, ce serait seulement une rupture entre la Transtévérine et le chanteur qui se produirait?
—Évidemment non, si les choses se passaient ainsi; mais il me paraît bien difficile, pour ne pas dire impossible, que toutes ces prévisions se réalisent.
—Et pourquoi cela? Il est certain, n'est-ce pas, que cette fille, en recevant votre lettre écrite par un écrivain public, accourt ici. Il est certain, n'est-ce pas, qu'elle peut facilement repousser votre petit domestique. Alors est-ce qu'il n'est pas tout naturel qu'en entendant ce bruit, vous qui êtes occupée à servir le souper des deux coupables, vous ouvriez la porte de la pièce où ils sont; et alors, est-ce qu'il n'est pas tout naturel aussi que cette fille se précipite par cette porte? Ce qui vous paraît difficile me paraît, à moi, aller tout seul. Il est vrai que je n'entends rien à ces intrigues. Cependant il y a une chose certaine que je vois, c'est la liberté de madame la vicomtesse.
—Cela, oui.
—Ce que je vois encore, c'est que c'est vous, vous seule qui la sauvez, et dans des conditions telles que personne ne peut découvrir quel a été votre rôle, et même si vous en avez joué un; car ouvrir une porte en entendant un bruit insolite ne constitue pas une intervention.
Madame Prétavoine n'ajouta pas un mot, car elle avait dit l'essentiel; la réflexion compléterait ce qu'elle avait indiqué.
Se levant, elle mit les médailles dans sa poche.
—Maintenant je vois que je puis les emporter, c'est vous qui ferez le miracle que j'attendais d'elles.
Puis, arrivée à la porte elle s'arrêta.
—Voulez-vous me permettre une question; tout ce que vous me dites est si extraordinaire et s'écarte tellement de nos moeurs bourgeoises, que je n'y comprends rien; comment se fait-il que madame la vicomtesse reçoive ainsi ce chanteur chez elle; lord Harley peut revenir à l'improviste, il me semble.
—Jamais sans prévenir.
—Alors il n'a pas de clef?
—Si; mais lord Harley est un gentleman qui pousse à l'extrême la délicatesse; il ne se présenterait pas ici sans se faire annoncer.
—C'est superbe, cela.
—Ah! madame l'a bien élevé.
XLI
Madame Prétavoine avait obtenu beaucoup plus qu'elle n'avait tout d'abord espéré et imaginé.
Il était bien certain que mademoiselle Emma écrirait la lettre dont elle venait de lui inspirer l'idée.
Il était certain que le lundi suivant Rosa Zampi, pénétrant au n° 81 de la via Gregoriana, surprendrait son amant soupant en tête-à-tête avec madame de la Roche-Odon.
Et il était certain encore que de cette surprise résulterait une scène terrible, dans laquelle se diraient et se feraient toutes sortes de choses dramatiques.
Enfin il était non moins certain que cette scène ne resterait pas circonscrite aux seuls acteurs qui la joueraient: il y aurait du bruit, du scandale, peut-être même des blessures, et lord Harley serait sûrement informé de ce qui, en son absence, se serait passé chez celle qu'il aimait.
Tout cela c'était ce que madame Prétavoine avait prévu et arrangé en expliquant à Emma l'idée que celle-ci «avait sûrement eue.»
Mais l'entretien qu'elle avait dirigé, avait si heureusement tourné qu'elle pouvait maintenant pousser ses avantages beaucoup plus loin.
Ce n'était plus d'informer lord Harley de ce qui se serait passé en son absence chez sa maîtresse, qu'il s'agissait, c'était de le rendre témoin de ce qui s'y passerait sous ses yeux, c'était de lui faire entendre ce qui s'y dirait.
Tout se trouvait changé et, par bonheur, dans un sens favorable à ses desseins.
Sachant ce qu'elle savait maintenant, elle pourrait même se passer du concours de Rosa Zampi; en effet, il suffisait que lord Harley, arrivant dans la nuit, trouvât Cerda et madame de la Roche-Odon en tête-à-tête, soupant galamment, pour rompre avec sa maîtresse infidèle.
Mais il n'y avait aucun inconvénient à aller au delà du simple suffisant.
Bien qu'elle se connût mal aux choses de l'amour, elle savait cependant que les amants sont faibles et que qui dit amoureux dit aveugle et sourd de parti pris, aveugle à ne pas voir ce qui crève les yeux, sourd à ne pas entendre ce qui déchire les oreilles.
Elle était habile, la vicomtesse; qu'elle fût surprise à table avec Cerda, et elle était femme à trouver une explication à ce tête-à-tête; tandis que si lord Harley survenait au moment où Rosa Zampi reprocherait à la vicomtesse de lui avoir enlevé son amant, ou bien arracherait les yeux à Cerda, toutes les explications du monde ne prévaudraient pas contre cette scène qui se passerait devant lui; ce que son amour crédule admettrait, son orgueil justement exaspéré le repousserait; un homme comme lord Harley méprise la femme assez faible pour vous donner comme rival un comédien et pour s'exposer aux injures d'une fille du Transtévère; il y avait là une promiscuité à soulever le coeur le moins délicat.
Il était donc important, puisque les circonstances le permettaient, que lord Harley, Rosa Zampi et Cerda se rencontrassent tous les trois au même moment chez la vicomtesse.
Pour Cerda il n'y a pas à s'en occuper, ce serait madame de la Roche-Odon qui l'inviterait elle-même.
Pour Rosa Zampi, il n'y avait qu'à laisser mademoiselle Emma agir; si une catastrophe arrivait et si la scène ne se renfermant pas dans les paroles dégénérait en actes de violence qui amenassent des recherches judiciaires, Emma seule serait compromise; n'était-ce pas elle qui seule avait eu l'idée de débarrasser sa maîtresse de Cerda; n'était-ce pas elle qui avait fait écrire la lettre de Rosa; ne serait-ce pas elle enfin qui aurait ouvert la porte par laquelle la Transtévérine en fureur aurait pénétré auprès de madame de la Roche-Odon? Emma, Emma seule, aurait tout conçu; Emma seule aurait tout exécuté. Où voir une autre main? Où lui trouver une complice?
Pour lord Harley, au contraire, il fallait se décider à intervenir directement et personnellement.
Assurément cela était fâcheux, et il eût été grandement à souhaiter qu'elle eût établi, soit par elle-même, soit par Aurélien, des relations avec cet Anglais, car alors elle eût pu manoeuvrer avec lui, comme elle venait de le faire avec madame de la Roche-Odon, se tenant dans la coulisse, et mettant en avant des intermédiaires inconscients du rôle qu'on leur donnait à jouer; mais enfin, puisque cela n'avait pas été préparé en temps, il était trop tard maintenant; ce n'était pas en huit jours qu'on pouvait trouver des amis complaisants qui se chargeraient de prévenir lord Harley qu'il était trompé et que pour avoir la preuve de cette tromperie il n'avait qu'à pénétrer chez sa maîtresse le lundi suivant, à minuit, en se servant pour la première fois de sa clef.
Dans ces conditions, il n'y avait donc qu'à agir soi-même, et cela sans perdre de temps.
Le seul moyen qui lui parût sûr était celui qu'elle employait déjà avec Rosa Zampi, une lettre anonyme, que la poste se chargerait de remettre sans inquiétude de savoir ce qu'elle portait.
Mais un embarras se présentait pour madame Prétavoine, qui, ne sachant ni l'italien ni l'anglais, ne pouvait écrire sa lettre qu'en français; or se servir de cette langue à Rome en parlant à un Anglais était une grosse imprudence, qui tout d'abord restreignait les recherches à un petit nombre de personnes.
Il était donc d'une importance capitale que cette lettre fût en anglais ou en italien, et qu'elle fût écrite par quelqu'un qu'on ne pût pas trouver, si on se livrait à des recherches.
Cela réalisé, on n'aurait plus qu'une mauvaise chance de son côté; celle résultant de l'étonnement d'Emma en voyant surgir lord Harley; mais contre celle-là, il n'y avait rien à faire au moins préventivement; si plus tard Emma demandait comment lord Harley avait été prévenu, on se défendrait, et cela serait d'autant plus facile qu'on la tiendrait par la lettre qu'elle aurait écrite elle-même à Rosa.
C'était en revenant de la via Gregoriana chez les soeurs Bonnefoy que madame Prétavoine avait ainsi examiné la situation; arrivée dans sa chambre, elle se mit à sa table et vivement elle atteignit ce qui lui était nécessaire pour écrire: son plan était arrêté, elle avait trouvé celui qui écrirait cette lettre en anglais, sans qu'on pût jamais le découvrir.
C'était un vieil employé qu'elle avait eu pendant vingt ans dans sa maison de banque, où il faisait la correspondance anglaise; elle avait pleine confiance en lui, le sachant incapable d'une indiscrétion, si légère qu'elle fût, et, en mettant les choses au pire, il n'était pas possible d'admettre qu'on allât le chercher jamais à Hannebault pour l'interroger.
«Mon cher Duvau,
«Je vous prie de me rendre le service que voici: vous me traduirez en anglais la lettre ci-jointe, en écrivant votre traduction sur une feuille de papier ordinaire ne portant aucun signe, soit comme en-tête, soit dans la pâte; puis vous mettrez cette lettre dans une enveloppe, sur laquelle vous écrirez: Mylord Harley, Ardea, et vous me l'enverrez dans une seconde enveloppe plus grande; vous me répondrez poste pour poste; l'affaire est importante, de plus elle demande une grande discrétion; je vous l'expliquerais si je n'étais moi-même en tout ceci qu'un simple intermédiaire; et c'est justement cette qualité d'intermédiaire qui fait que je vous prie de me renvoyer cette lettre et celle à traduire, afin que je puisse les remettre à la personne que cette affaire intéresse, laquelle ne connaissant pas, comme moi, vos hautes qualités de probité et de discrétion, ne sera rassurée qu'en détruisant elle-même ces deux lettres.
«Recevez mes remerciements et croyez à mon affection dévouée.
«Veuve PRÉTAVOINE.»
A cette lettre était jointe celle que Duvau devait traduire.
«Mylord,
«Un ami à qui vous avez dix fois fermé la bouche lorsqu'il a cherché à aborder un sujet délicat, vous écrit pour vous donner un avertissement qui vous touche dans votre honneur et dans vos sentiments les plus chers; ne vous en prenez qu'à vous, si au lieu de vous donner cet avertissement de vive voix il est contraint de recourir à une lettre.
«Revenez lundi d'Ardea sans prévenir personne et sans qu'on puisse soupçonner votre intention de retour; allez via Gregoriana; pénétrez avec votre clef deux minutes après minuit dans la chambre de celle que je ne veux pas nommer, et vous verrez si votre honneur n'est pas gravement compromis.
«Si vous voulez savoir qui vous donne cet avis, cherchez parmi vos amis celui qui vous est le plus dévoué, qui vous aime le plus, et vous trouverez. Au reste venez à lui, lorsque les choses seront accomplies, dites-lui un mot, un seul de cette lettre, et il s'en reconnaîtra aussitôt l'auteur; s'il ne la termine pas par son nom c'est pour que vous ne la repoussiez pas, comme déjà tant de fois vous avez repoussé ses avertissements.»
Le samedi matin, par la première distribution, elle reçut la réponse qu'elle attendait.
Avec sa régularité habituelle, Duvau s'était conformé aux instructions qu'il avait reçues: sous la même enveloppe se trouvaient la lettre à lord Harley et celles de madame Prétavoine.
La lettre adressée à lord Harley n'étant pas cachetée, madame Prétavoine l'ouvrit, mais sans pouvoir la lire, puisqu'elle ne savait pas l'anglais; cependant, en l'examinant et en la tournant entre ses doigts, elle remarqua que Duvau avait écrit mylord en deux mots: My Lord; et sur l'adresse elle remarqua aussi un changement; au lieu de mylord Harley: il y avait The Right hon. Lord Harley.
Et alors elle s'applaudit d'avoir eu recours à Duvau, car pleine de confiance en lui, elle se dit que c'était ainsi sans doute que les choses devaient se faire. Sa lettre paraîtrait écrite par un Anglais, et avec la précaution qu'elle avait eu le soin de prendre, de parler au nom de l'amitié, il n'y avait guère à craindre que les soupçons arrivassent jusqu'à elle. Lord Harley chercherait parmi ses amis celui qui aurait pu lui écrire cette lettre, et jamais l'idée ne viendrait à personne que c'était elle, madame Prétavoine. Pourquoi l'eût-elle écrite? Dans quel but! On ne le connaissait pas, ce but. Comment supposer qu'il y avait quelqu'un qui avait intérêt à amener une rupture entre lord Harley et madame de la Roche-Odon, afin d'obtenir de celle-ci, réduite à la misère, de consentir au mariage de sa fille? On n'imagine pas facilement des combinaisons si compliquées; on va au plus près; et dans ces circonstances, le plus près c'était quelque rivalité, quelque jalousie de femme à propos de ce chanteur.
Persuadée qu'Emma écrirait à Rosa Zampi, madame Prétavoine n'avait eu garde de retourner chez la vicomtesse; malgré tout le désir et toute l'impatience qu'elle avait d'être fixée à ce sujet, il fallait éviter qu'on pût constater qu'elle avait cherché à savoir si Rosa avait été prévenue.
D'ailleurs, alors même que celle-ci ne l'aurait pas été, ce qui n'était guère probable, cela n'empêcherait pas lord Harley de surprendre Cerda en tête-à-tête avec madame de la Roche-Odon, et c'était déjà un assez bon résultat pour qu'on lui envoyât la lettre de Duvau.
Elle cacheta donc cette lettre, et elle la porta elle-même à la poste de la piazza Colonna; si lord Harley ne la recevait pas le soir, il la recevrait au moins le lendemain dimanche, et il aurait tout le temps nécessaire pour venir à Rome le lundi soir.
Elle attendit le lundi soir avec une fiévreuse impatience, et de bonne heure elle se retira dans sa chambre disant à la soeur Sainte-Julienne, ainsi qu'à Aurélien, qu'elle désirait se coucher.
Mais au lieu de se coucher, elle atteignit un grand manteau noir à capuchon et l'ayant disposé sur une table, elle souffla la lumière.
Puis cela fait, elle s'installa dans un fauteuil et resta là immobile, comptant les heures de sa pendule qui résonnaient dans le silence de la nuit.
Lorsque la demie sonna après onze heures, elle endossa vivement son manteau mais sans faire de bruit, et sortant à pas glissés elle descendit, au grand étonnement de mademoiselle Bonnefoy la jeune, qui n'était point encore couchée.
—Êtes-vous donc indisposée? demanda mademoiselle Bonnefoy.
La question n'était peut-être pas en situation, car si madame Prétavoine avait été indisposée, elle ne serait pas sortie à onze heures et demie; mais comme mademoiselle Bonnefoy n'osait pas demander franchement: «Où allez-vous en pareille heure?» elle se servait de la question qui s'offrait à son esprit.
—Non, pas du tout; je vous remercie, répondit madame Prétavoine.
Et, sans en dire davantage, elle sortit vivement.
De la place Barberini à la via Gregoriana, la course n'est pas longue; en peu de minutes, madame Prétavoine arriva devant la maison de madame de la Roche-Odon.
Les fenêtres de l'appartement de la vicomtesse étaient éclairées, et par les fentes des rideaux on apercevait des jets de lumière; c'était là un signe favorable: évidemment Cerda était attendu.
Comme madame Prétavoine ne pouvait pas s'établir en faction devant cette maison, elle s'éloigna de quelques pas, marchant le long des murs, enveloppée dans son manteau, la tête si bien cachée dans son capuchon qu'il aurait fallu braquer une lanterne en plein visage pour la reconnaître.
La rue d'ailleurs était déserte, et comme il n'y avait pas de lune au ciel, elle se trouvait assez mal éclairée par le gaz qui laissait çà et là des places dans l'ombre; c'était dans cette ombre que se tenait madame Prétavoine, ralentissant alors le pas et ne l'allongeant que lorsqu'elle recevait en plein la lumière.
Une autre femme eût pu avoir peur dans cette rue silencieuse et déserte, mais c'était un sentiment que madame Prétavoine ne connaissait pas quand elle n'avait pas des grosses sommes d'argent ou des valeurs sur elle.
C'était même parce qu'elle était bien certaine à l'avance de n'avoir pas peur, qu'elle n'avait pas pris une voiture pour venir s'embusquer devant la maison de la vicomtesse: cette voiture aurait eu un cocher, et ce cocher, surpris de cette étrange station aurait pu devenir un témoin gênant; mieux valait être seule dans la rue.
Il y avait à peine dix minutes qu'elle était arrivée, lorsqu'elle vit venir à elle un homme qui marchait avec nonchalance et sans se presser. Lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas d'elle et sous la lumière du bec de gaz, elle reconnut en lui le jeune homme qu'elle avait vu chez madame de la Roche-Odon la première fois qu'elle s'y était présentée, c'est-à-dire Cerda.
Il passa près d'elle, sans même la regarder; puis, arrivé à la porte de la vicomtesse, il sonna et entra.
Madame Prétavoine allait revenir sur ses pas lorsqu'elle aperçut au loin dans l'ombre une forme confuse qui s'avançait rapidement en rasant les murs.
Alors elle continua lentement son chemin.
La forme confuse s'était nettement dessinée, c'était une femme; sa tête était couverte d'un châle brun; elle passa si vite près de madame Prétavoine que celle-ci ne put voir son visage; elle entendit seulement sa respiration, qui était haletante.
Mais elle n'avait pas besoin de la voir, elle savait que c'était Rosa Zampi.
Arrivée devant le n° 81, celle-ci s'arrêta un moment.
Qu'allait-elle faire?
Les gens du peuple, à Rome, ne sont pas habitués à avoir affaire aux concierges, qui sont rares dans cette ville et ne se rencontrent guère que dans les maisons louées aux étrangers: sans doute Rosa se demandait comment entrer; mais son hésitation ne fut pas longue; elle tira la sonnette; la porte s'ouvrit et se referma; elle était entrée.
Madame Prétavoine, qui s'était arrêtée, revint vivement sur ses pas, et, traversant la rue, se blottit dans l'ombre d'une grande porte, vis-à-vis la maison de la vicomtesse; puis, elle resta là immobile, épiant, regardant, écoutant comme le chasseur à l'affût.
Et de fait, le gibier qu'elle poursuivait n'était-il pas tombé dans son embuscade?
L'heure sonna et frappa sur le coeur de madame Prétavoine.
C'était beaucoup d'avoir amené Cerda et Rosa chez madame de la Roche-Odon, mais maintenant il fallait que lord Harley arrivât.
Si son angoisse fut vive, elle ne fut pas de longue durée; un bruit de pas retentit sur les dalles sonores.
Un homme se montra, il marchait à pas incertains, et de temps en temps il portait la main à son front; arrivé devant la maison de la vicomtesse, il s'arrêta et étendit le bras vers la sonnette; mais au lieu de sonner, il resta le bras suspendu.
Son geste n'avait pas besoin d'être traduit pour madame Prétavoine; c'était celui de l'hésitation.
N'allait-il pas entrer?
Il laissa retomber sa main sans sonner et s'éloigna de quelques pas.
—Le lâche! murmura madame Prétavoine, il n'ose pas.
De nouveau il s'arrêta, l'irrésolution, la perplexité et l'angoisse se trahissaient dans ses mouvements incohérents.
Tout à coup il traversa vivement la rue et se trouva presque face à face avec madame Prétavoine.
Mais il ne prit pas garde à elle; se retournant il regarda les fenêtres de la vicomtesse; des ombres fantastiques simulant des grands bras et des mouvements violents se dessinaient sur les rideaux; en même temps on entendit des éclats de voix.
D'un bond lord Harley sauta la rue et ayant sonné, il entra vivement.
Enfin, enfin!
Ils étaient donc en présence les uns des autres, et si de son affût elle ne voyait point et n'entendait point ce qui se passait et se disait entre-eux, elle pouvait cependant, par les ombres qui se dessinaient sur les rideaux et par les éclats de voix qui retentissaient dans le silence de la nuit, suivre assez clairement la scène pour deviner ce qu'elle était.
Terrible sans doute; mais cela n'épouvantait pas madame Prétavoine, bien au contraire.
Il n'y avait que quelques minutes que la porte s'était refermée sur lord Harley quand elle se rouvrit devant lui; il s'arrêta un moment sur le trottoir comme si tout à coup la nuit s'était faite devant ses yeux.
Poussée par la curiosité, madame Prétavoine avait quitté l'embrasure de la porte dans laquelle elle se cachait, et elle avait avancé de deux pas, le cou tendu.
Brusquement, lord Harley traversa la rue et venant à elle, il lui dit d'une voix furieuse deux ou trois mots en anglais qu'elle ne comprit pas.
Elle se garda de répondre.
Alors il se pencha sur elle pour la regarder, mais dans l'ombre il ne put pas voir son visage qu'elle avait d'ailleurs détourné.
Avant qu'elle eût pu se défendre, il la saisit par le bras et l'entraîna au milieu de la rue, sous la lumière du bec de gaz, et la tenant solidement d'une main malgré les efforts qu'elle faisait pour se dégager, de l'autre il abaissa le capuchon dans lequel elle se cachait.
Puis se penchant de nouveau sur elle, il la regarda.
Mais presque instantanément il lui abandonna le bras, et sans un mot il s'éloigna.
Bien qu'elle ne fût pas peureuse, son saisissement avait été si vif, qu'elle resta un moment sans trop savoir où elle était, après que lord Harley se fut éloigné.
Mais elle n'avait pas l'habitude de s'abandonner à ses émotions pas plus qu'à l'ébranlement de ses nerfs.
Elle réagit vivement et vigoureusement contre la surprise qui, durant quelques secondes, l'avait paralysée, et se dit qu'elle avait été bien bête de se laisser surprendre ainsi.
L'action de lord Harley, incompréhensible tout d'abord, s'expliquait facilement en l'examinant: malgré sa préoccupation, il l'avait vue, lorsque traversant la rue avant de sonner, il s'était presque jeté sur elle, et lorsqu'en sortant il l'avait retrouvée à la même place, l'idée lui était venue qu'elle était là pour l'observer; donc puisqu'elle savait qu'il allait arriver, c'était elle qui devait avoir écrit la lettre anonyme.
Cela se déduisait logiquement, et le reste était tout aussi clair.
S'il l'avait ainsi brusquement entraînée sous le bec de gaz, c'était dans l'espérance de la reconnaître, et s'il s'était éloigné avec un geste de fureur, c'était parce que le visage qu'il avait vu ne lui avait rien dit.
Mais ayant échappé à ce danger, il était imprudent de s'exposer à un autre: Cerda et Rosa, qui, eux aussi, pouvaient l'avoir vue en passant, allaient peut-être venir à elle en la retrouvant là lorsqu'ils descendraient, et il n'était pas du tout certain qu'ils se contenteraient du geste de fureur de lord Harley: les italiens ont le sang plus bouillant que les Anglais, et leur main est prompte au couteau.
Elle s'éloigna donc, si vive que fût son envie de voir la fin de cette scène, qui avait si bien commencé.
Ce qu'elle avait vu, d'ailleurs, était pour elle le point essentiel, celui-là même qu'elle avait désiré et poursuivi,—c'est-à-dire le départ de lord Harley.
Le reste était affaire de simple curiosité. Ce n'était pas la querelle de Cerda avec madame de la Roche-Odon ou de Rosa avec Cerda, qui devait faire le mariage d'Aurélien; c'était celle de lord Harley avec la vicomtesse.
Et pour celle-là, elle était fixée.
Sans avoir vu comment les choses s'étaient passées, elle pouvait sûrement reconstituer leur marche.
En pénétrant chez la vicomtesse, lord Harley avait entendu et vu la scène que Rosa faisait à Cerda, et, aux premiers mots, il avait tout compris. Alors, sans faire lui-même une scène à sa maîtresse, il était sorti.
Cela résultait jusqu'à l'évidence du peu de temps qu'il avait passé dans la maison. Bien certainement il s'était contenté de ce qu'il avait vu et entendu, et s'il avait dit un mot, ç'avait été un seul: «Tout est fini!»
Et, pour madame Prétavoine, ce mot suffisait. Quant au reste, elle n'avait pas à en prendre souci.
La seule question inquiétante qui se présentait, était de savoir si, après être ainsi sorti sous l'impulsion d'une juste fureur, lord Harley ne reviendrait pas ramené par la lâcheté de la passion.
Mais c'était là une question insoluble et même insondable pour le présent; l'avenir seul pouvait la décider.
Et, rentrée dans sa chambre, madame Prétavoine se coucha avec la douce satisfaction d'avoir bien employé sa soirée.
Le lendemain matin, de bonne heure, elle entra dans la chambre d'Aurélien avant que celui-ci fût éveillé, et ce fut le bruit de sa porte qui lui fit ouvrir les yeux.
—Je désire que vous vous arrangiez pour voir le prince Michel aujourd'hui; dit-elle.
—Ah! et pourquoi?
—Pour le voir.
—Et c'est tout?
—C'est le principal, surtout si vous l'observez bien.
—Dans quel sens?
Madame Prétavoine n'aimait point à parler de ce qu'elle avait entrepris, avant de l'avoir mené à bonne fin; mais, dans le cas présent, elle était obligée de manquer à cette règle de conduite, et de s'ouvrir jusqu'à un certain point à son fils, si elle voulait que celui-ci lui vint en aide d'une manière efficace.
—J'ai tout lieu de supposer, dit-elle, que lord Harley a rompu avec madame de la Roche-Odon.
—C'est impossible! Il y a trois jours encore ils étaient au mieux, je puis vous l'assurer.
—Trois jours, c'est bien loin.
—Et quand aurait eu lieu cette rupture, alors?
—Cette nuit à minuit.
—Vous êtes sortie déjà ce matin?
—Non.
—Vous avez vu quelqu'un?
—Personne, ce matin.
—Cependant...
—Vous savez que je ne parle jamais à la légère; je suis sortie hier à minuit, et j'ai appris ce que je viens de vous dire.
Aurélien regarda sa mère avec stupéfaction.
—Et pourquoi voulez-vous que j'observe Michel? demanda-t-il.
—Pour voir l'effet que cette rupture a produit sur lui.
—Je ne peux pas l'interroger?
—Assurément, non; d'ailleurs, interroger les gens est un mauvais moyen pour apprendre ce qu'ils ont intérêt à cacher; je suis certaine de la rupture, mais j'ignore, bien entendu, si elle ne sera pas suivie d'un rapprochement; voilà pourquoi je vous demande d'observer attentivement le prince Michel; si la rupture persiste, elle se traduira dans sa mauvaise humeur; si au contraire un rapprochement se produit, cette mauvaise humeur disparaîtra.
—Michel est toujours de mauvaise humeur.
—Plus ou moins, c'est pour vous, qui devez maintenant le bien connaître, une affaire de mesure; de plus, je vous demande de ne pas lui donner d'argent s'il veut vous en emprunter.
—Cela serait difficile avec les habitudes que je lui ai laissé prendre.
—Vous direz que vous êtes à court.
—Il me demandera de lui donner un chèque sur la banque de Rome.
—Vous répondrez que votre crédit est épuisé; au reste, il s'agit de lui faire tirer la langue pendant quelques jours seulement; c'est un moyen pour moi plus sûr qu'un interrogatoire de savoir où en sont les choses; dans quelques jours vous mettrez de nouveau notre bourse à sa disposition et plus largement que jamais, de façon qu'il soit bien certain à l'avance d'obtenir de vous tout ce qu'il voudra, et qu'il compte sur vous comme sur son banquier, s'il en avait un.
—Comme il a déjà cette confiance, c'est ce qui rend un refus difficile; mais il sera fait ainsi que vous désirez.
—Tout en fréquentant le prince Michel, le plus qu'il vous sera possible aujourd'hui et pendant quelques jours encore, vous verrez aussi votre ami, M. de Vaunoise, et vous écouterez attentivement tout ce qu'il vous racontera; enfin vous écouterez de la même façon tous ceux avec qui vous êtes en relations; il est impossible que la rupture de lord Harley avec la vicomtesse de la Roche-Odon ne soulève pas un scandale dans Rome, et il est impossible que la rupture de Corda avec la vicomtesse d'une part, et d'autre part avec Rosa Zampi...
—Cerda, Rosa Zampi, la vicomtesse!...
—Oui, dit madame Prétavoine en souriant, c'était une échéance.
Et enchantée de sa plaisanterie, elle se mit à rire d'un petit rire sec, en se frottant doucement les deux paumes des mains l'une contre l'autre.
Puis reprenant la parole:
—Vous comprenez, n'est-ce pas, que tout cela va soulever un beau tapage et dans la société étrangère et dans le monde du théâtre; ce que je vous demande, c'est de recueillir avec soin tout ce qui aura rapport à ces divers personnages; seulement, si vous devez écouter, vous ne devez pas parler. Vous ne savez rien, et vous ne saurez que ce qu'on vous aura raconté dix fois. Si vous commettiez aujourd'hui une indiscrétion, ou même si vous laissiez paraître sur votre visage quelque chose qui pût donner à croire que vous connaissez les événements de cette nuit, nous serions exposés à perdre les avantages de cette rupture, et ces avantages seront considérables, puisqu'ils vous feront obtenir le consentement de madame de la Roche-Odon à votre mariage avec Bérengère.
—Un mot seulement, une question?... cette rupture, c'est vous qui...
—Moi!
—Mais...
—Croyez-vous donc que Dieu ne fait rien pour ceux qui sont les siens? Cette rupture est l'oeuvre de la Providence.
—Sans doute, mais...
—C'est le ciel, mon cher enfant, qui veut votre mariage, et rien de ce que nous entreprenons ne réussirait si le ciel n'était pas avec nous; comment voulez-vous que moi, étrangère dans cette ville; qui ne connais pas le chanteur Cerda, qui ne connais pas Rosa Zampi, qui ne connais pas lord Harley, qui connais à peine la vicomtesse de la Roche-Odon, comment voulez-vous que j'aie accompli ces ruptures? C'est à Dieu que nous devons adresser nos remerciements, et pendant que vous allez vous promener dans la ville pour recueillir les fruits de la grâce qui nous est accordée, je vais avec la bonne soeur Sainte-Julienne allumer un cierge pour vous et un pour moi à Saint-Jean de Latran, à Sainte-Marie Majeure, à Saint-Paul, à Saint-Sébastien, à Saint-Laurent et à Sainte-Croix de Jérusalem.
XLII
Madame Prétavoine ne s'était pas trompée en disant que ce qui venait de se passer chez la vicomtesse de la Roche-Odon, allait soulever dans Rome du scandale et du tapage.
Après avoir quitté sa mère, Aurélien se rendit, comme tous les matins, au Gesu pour y entendre la messe.
Au moment où il arrivait devant la grande porte de cette église, il rencontra un de ses amis du cercle des Échecs.
Ils s'arrêtèrent et se serrèrent la main.
—Vous savez la nouvelle? demanda le jeune Italien.
—Quelle nouvelle?
—Un grand scandale.
—Au Quirinal?
—Non, là il est à perpétuité.
—Alors?...
—Alors si vous ne savez rien, je ne puis rien vous dire.
—Si je savais quelque chose il me semble que ce serait justement le cas de ne rien me dire, répliqua Aurélien en souriant.
—Je n'ai pas vu, je ne sais que vaguement, par ouï-dire; je ne peux pas me faire le porte-voix d'un scandale, qui peut-être ne repose sur rien de fondé; et puis, d'autre part, comme il s'agit d'un grand nom de la noblesse française, le cas demande des ménagements particuliers.
—Cela est très-juste, répliqua Aurélien; au reste, je crois que je ne pourrais pas entendre votre récit, sans nous exposer à être en retard pour la messe.
Et sans un mot de plus, ils entrèrent tous les deux dans l'église, et ils allèrent s'agenouiller devant la statue en argent du bienheureux saint Ignace.
Aurélien ne tenait pas du tout aux renseignements de son discret ami, il suffisait que celui-ci lui eût parlé d'une grande nouvelle et d'un scandale, pour que dans la journée il pût aborder les gens de connaissance qu'il rencontrerait en leur disant:
—Le comte Algardi m'a parlé tout à l'heure d'un scandale sans vouloir me le conter; de quoi donc et de qui s'agit-t-il?
Puisque ce scandale était connu du comte Algardi, il devait l'être d'autres personnes.
Ce raisonnement était juste; Aurélien ne tarda pas à rencontrer des gens moins timorés que le comte Algardi.
Dans le Corso on n'entendait que les noms de Cerda, de la vicomtesse de la Roche-Odon et de lord Harley, chacun racontant l'histoire de la nuit à sa manière.
Avant deux heures de l'après-midi, Aurélien avait plus de dix versions de cette histoire, quelques-unes entièrement contradictoires.
Selon la recommandation de sa mère il écoutait tout sans rien dire, ou, s'il se permettait un mot, c'était pour poser une question:
—Et lord Harley?
—Et madame de la Roche-Odon?
—Et Rosa Zampi?
A ces questions, chacun, bien entendu, avait sa réponse.
—Lord Harley avait quitté Rome.—Il était retourné à Ardea.—Il attendait la nuit pour rentrer chez la vicomtesse et lui demander pardon.—Rosa avait donné un coup de couteau à Cerda.
Et nombreux étaient les gens qui terminaient la conversation en disant:
—Je ne manquerai pas demain la représentation de Cerda... s'il chante.
Vers deux heures, Aurélien s'en alla à l'ambassade.
—Eh bien! s'écria Vaunoise dès qu'il l'aperçut, Rosa nous trompait tous les deux.
—Est-ce que c'est vrai?
—Comment, si c'est vrai; rien n'est plus vrai.
Et à son tour Vaunoise raconta l'histoire de la nuit, qu'Aurélien écouta comme s'il l'entendait pour la première fois.
Ce fut seulement à la fin qu'il se permit quelques questions:
—Enfin, comment tout cela est-il arrivé? Ce n'est pas le hasard qui a amené en même temps lord Harley et Rosa Zampi chez la vicomtesse.
—A minuit, cela n'est pas probable.
—Alors?
—Alors madame de la Roche-Odon a des ennemies intimes.
—Je comprends cela; mais ce que je ne comprends pas, c'est cette concordance dans l'arrivée de Rosa et de lord Harley, juste au moment où Cerda se trouvait à souper avec madame de la Roche-Odon.
—Ni moi non plus, mais enfin cela s'est passé ainsi.
—Et la suite?
—Lord Harley a quitté Rome.
—Pour retourner à Ardea?
—Pour aller à Naples; on l'a vu prendre le train de neuf heures et demander un billet pour Naples.
—Alors, c'est une vrai rupture?
—Cela l'indique; mais lord Harley aime si passionnément la vicomtesse qu'il n'a peut-être pas été plus loin qu'Albano; ce ne serait pas le premier qui aurait voulu s'éloigner d'une femme méprisable et qui ne l'aurait pas pu.
—Ce serait une lâcheté.
—Peut-être; mais n'en commet pas qui veut.
—Et Cerda?
—Cerda est rentré chez lui avec pas mal de cheveux en moins et les ongles de mademoiselle Rosa imprimés sur la figure.
—Cela vaut mieux qu'un coup de couteau.
—A son premier amant, Rose a joué du couteau; au second, des ongles; au troisième, elle prendra les choses avec une douce philosophie.
—Et madame de la Roche-Odon, comment-va-telle prendre les choses? On disait qu'elle était folle de Cerda.
—J'avoue que ce qui m'intrigue le plus, c'est de savoir comment Michel Berceau va les prendre: il était bien certain que c'était lord Harley, qui lui fournissait l'argent nécessaire à ses pertes de jeu, non pas en le lui donnant directement, mais par les mains de la vicomtesse; comment va-t-il jouer maintenant?
—Tu sais que je ne croirai jamais cela? dit Aurélien, voulant prendre la défense de celle qui serait bientôt sa belle-mère.
—Qu'est-ce que tu ne veux pas croire?
—Que la vicomtesse acceptait de l'argent de lord Harley.
—Alors d'où lui venaient les deux ou trois cent mille francs qu'elle dépensait chaque année?
—Cela, je n'en sais, rien; mais jamais, je n'admettrai qu'une femme telle que la vicomtesse a accepté une pareille existence.
—Crois ce que tu voudras, et si tu as tant d'estime pour elle va la consoler.
De cet entretien avec son ami Vaunoise, il résultait que lord Harley était parti pour Naples, et c'était là un renseignement d'une grande importance.
Voulant en obtenir d'autres encore, et poursuivre son enquête, Aurélien retourna dans le Corso, où il était sûr de rencontrer vingt personnes qui lui parleraient de cette aventure.
Un peu avant d'arriver à la place Colonna, il aperçut Michel; qui se tenait devant l'entrée du club de la Caccia, la tête haute, toisant avec un air d'insolence et de défi les gens qui le regardaient.
Il alla à lui et l'aborda comme à l'ordinaire:
—Comment allez-vous, mon cher prince?
—Pourquoi me demandez-vous cela? répliqua Michel, plus rogue et plus brutal qu'il ne l'avait jamais été.
Sans se fâcher; Aurélien lui prit le bras:
—Voulez-vous que nous fassions un tour dans le Corso?
—Si vous voulez.
Au fond Michel était heureux du secours qui lui arrivait, car il se sentait isolé et perdu au milieu des regards curieux qui de tous côtés se fixaient sur lui, mais il ne convenait pas à sa fierté ni à sa honte d'être sensible à l'offre d'Aurélien: de là son air rogue, de là sa réponse brutale.
Mais eût-elle été plus grossière encore, cette réponse, Aurélien ne s'en serait pas fâché; en effet jamais moment plus favorable ne s'était présenté pour gagner le coeur de son futur beau-frère, au cas où celui-ci aurait un coeur, ce qui était assez problématique, en tous cas pour plaire à son orgueil blessé.
Ils se mirent donc à marcher côte à côte dans le Corso, Aurélien causant joyeusement de choses sans importance; Michel répondant de temps en temps par un oui ou par un non.
Jamais il n'avait porté la tête plus haut, les yeux à quinze pas, le nez au vent, le chapeau légèrement incliné sur le côté, en tout l'attitude provocante de ceux qui se croient méprisés et qui espèrent s'imposer par l'intimidation.
De temps en temps Aurélien, qui le tenait par le bras, sentait ce bras frémir; c'était le regard, c'était le sourire d'un passant, c'était le salut d'un homme de son monde qui avait provoqué ce frémissement.
Ils allèrent ainsi jusqu'à la place du Peuple sans que personne les arrêtât pour leur adresser la parole; on les regardait, quelquefois on les saluait, d'autres fois on détournait la tête comme si on ne les avait pas vus, mais personne ne leur parlait.
Et cependant c'était l'heure où le monde de Rome se trouve dans le Corso, se rendant au Pincio et à la villa Borghèse, ou bien en revenant.
Aurélien avait cru que Michel s'arrêterait à la place du Peuple et qu'ils se sépareraient là; il commençait à être inquiet du rôle qu'il jouait, car il suffisait d'un sourire ou d'un mot pour que Michel souffletât celui qui se serait permis cette marque de mépris, et la perspective d'être témoin dans un pareil duel n'était pas faite pour le rassurer.
Mais Michel voulait se montrer au Pincio et il était trop heureux d'avoir un second pour l'abandonner ainsi.
—Montons au Pincio, dit-il.
Au Pincio l'attitude de Michel fut la même que dans le Corso, avec quelque chose de plus provoquant encore, car la réunion d'un grand nombre de personnes dans cet emplacement restreint rendait l'échange des saluts plus fréquent.
Comme ils étaient arrêtés pour regarder le défilé des voitures qui tournaient autour de la musique, ils aperçurent madame de la Roche-Odon seule dans sa calèche.
Elle se tenait à demi renversée et elle promenait sur la foule des yeux dans lesquels il n'y avait pas de regard: ceux qui ne savaient rien de l'aventure de la nuit précédente pouvaient croire à son indifférence et à son calme; mais ceux qui étaient au courant de cette histoire devinaient qu'elle s'était mis un masque sur la figure de même qu'elle avait mis du rouge sur ses joues et sur son front.
—Voici ma mère, dit Michel, il faut que je vous présente à elle; liés comme nous le sommes, il est ridicule que vous ne soyez pas reçu chez elle.
Et de la main faisant un signe au cocher, il arrêta la voiture.
A la présentation faite par son fils, madame de la Roche-Odon qui avait tout d'abord paru sortir d'un rêve, répondit en invitant Aurélien à la venir voir bientôt.
—Où vas-tu? demanda Michel en s'adressant à sa mère.
—A la villa Borghèse.
—Veux-tu nous donner place dans ta voiture, nous irons avec toi, et tu nous ramèneras.
—Mais avec plaisir.