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Comte du Pape

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XLIII

Quand madame de la Roche-Odon ramena Aurélien à la porte des demoiselles Bonnefoy, madame Prétavoine, suivie de la soeur Sainte-Julienne, marchant derrière elle comme son ombre; rentrait justement de ses stations dans les saintes basiliques où elle avait été allumer des cierges pour remercier le bon Dieu et la très-sainte Vierge du succès qu'elle avait obtenu.

Venant en sens contraire de la calèche, elle arriva en même temps qu'elle devant la madone des soeurs Bonnefoy.

—Aurélien dans la calèche de la vicomtesse! Quel était ce miracle?

Mais ce n'était point l'habitude de madame Prétavoine de se laisser aller à la surprise.

Elle avait mieux à faire pour le moment d'ailleurs; vivement elle s'avança pour saluer madame de la Roche-Odon et s'informer de sa santé.

—Mère, c'est madame Prétavoine, dit Michel.

Et de nouveau la vicomtesse, qui n'avait guère parlé pendant la promenade, parut sortir de son rêve; sa figure contractée s'anima, ses yeux eurent un éclair, ses lèvres eurent un sourire; on eût dit d'une comédienne avertie par le régisseur que c'était à elle d'entrer en scène, et qui se faisait rapidement la tête de son rôle.

Avec la meilleure grâce du monde elle reprocha à madame Prétavoine de ne pas l'avoir vue plus souvent, et elle exprima l'espérance que désormais elle voudrait bien accompagner son fils dans ses visites.

Puis, cela dit en aussi peu de mots que possible, elle fit signe à Michel d'avertir le cocher de continuer son chemin.

Et avant que les chevaux se fussent remis en route, elle reprit sa physionomie accablée, son regard morne.

Aussitôt madame Prétavoine se tourna vers son fils:

—Vous montez?

—Assurément.

—Alors je vous suis.

Mais avant de rejoindre son fils, qui avait pris les devants, madame Prétavoine fut arrêtée en chemin.

En son absence, mademoiselle Emma était venue pour la voir; elle reviendrait dans la soirée.

La vicomtesse d'un côté, Emma de l'autre, la situation se dessinait; mais avant de se préoccuper de la femme de chambre et de sa visite, il fallait vider la question de la maîtresse.

—Eh bien, demanda madame Prétavoine lorsqu'elle se fut enfermée avec Aurélien, ne m'expliquerez-vous pas comment je vous retrouve dans la voiture de madame de la Roche-Odon?

Aurélien donna ces explications longues, détaillées, complètes; en racontant tout ce qu'il avait fait et tout ce qu'il avait entendu dans sa journée, sans que sa mère l'interrompît une seule fois, sans même qu'elle fît un signe d'approbation ou de blâme.

Lorsqu'il fut arrivé au bout de son récit, elle garda le silence.

Alors les craintes d'Aurélien lui revinrent, et la question qu'il s'était posée souvent en donnant le bras à Michel ou en s'asseyant à côté de la vicomtesse se représenta à son esprit.

—Ai-je eu tort?

Madame Prétavoine le regarda un moment sans rien dire, puis tout à coup se levant et lui prenant la tête dans ses deux mains, elle l'embrassa sur le front.

—Le bon Dieu est avec nous, dit-elle, Bérengère sera votre femme.

—Alors j'ai bien fait d'accompagner Michel?

—N'est-il pas déjà votre beau-frère; non-seulelement vous avez bien fait de l'accompagner, mais maintenant il faut le défendre partout, ainsi que la vicomtesse qui est la mère de votre femme; on peut croire d'étrangers ce qu'on ne croit pas des siens; maintenant il me paraît très-possible que madame de la Roche-Odon soit une pauvre calomniée par la malignité publique.

—C'est ce que j'ai déjà répondu à Vaunoise.

—Ah! mon cher fils, comme nous nous entendons; rien n'est plus doux pour mon coeur que cette entente.

Maintenant ce qui inquiétait madame Prétavoine, c'était la visite de mademoiselle Emma. Pourquoi la femme de chambre de mademoiselle de la Roche-Odon voulait-elle la voir? Avait-elle des soupçons?

Ce fut à neuf heures que mademoiselle Emma arriva: madame Prétavoine l'attendait seule dans sa chambre, Aurélien était sorti et la soeur Sainte-Julienne s'était retirée chez elle.

Au premier coup d'oeil, madame Prétavoine vit que l'entretien allait être sérieux, et ce fut une raison pour elle de redoubler de politesse et d'affabilité, mais avec une nuance de tristesse.

—Vous savez ce qui s'est passé? dit mademoiselle Emma.

—Lorsque je suis rentrée ce soir, mon fils m'a parlé de certains bruits qui couraient dans Rome; seraient-ils vrais?

—Quels bruits?

—Une scène aurait eu lieu chez madame la vicomtesse, entre ce chanteur et cette fille; lorsque j'ai appris cela, je n'ai été qu'à moitié surprise, pensant que vous aviez sans doute exécuté votre idée. J'avoue cependant que je ne croyais pas que vous vous y décideriez, car s'il y avait de bonnes raisons pour faire écrire cette lettre, il y en avait tant d'autres pour ne pas l'envoyer! Mais ce qui m'a stupéfiée, c'est ce qu'on m'a dit au sujet de lord Harley. Comment lord Harley se trouve-t-il mêlé à cette affaire? Je n'y comprends absolument rien.

—Ni moi non plus, répondit Emma en regardant madame Prétavoine dans les yeux.

—Ne m'aviez-vous pas dit qu'il ne revenait jamais d'Ardéa sans prévenir madame la vicomtesse?

—Il n'était jamais revenu.

—Alors il avait donc des soupçons?

—Il faut croire.

—Comment lui étaient-ils venus?

—C'est justement ce que je cherche.

—Supposez-vous qu'il ait été prévenu par quelqu'un?

—J'en suis sûre.

—Par qui?

Il y avait tant de simplicité, tant d'ignorance, tant de candeur, tant de bonne foi dans le ton de madame Prétavoine que mademoiselle Emma fut un moment déconcertée.

Mais bientôt elle reprit:

—Une seule personne savait avec moi que cette Rosa Zampi devait se rencontrer hier, à minuit, chez madame la vicomtesse avec Cerda.

—Cela est grave.

—N'est-ce pas?

—J'entends si cette personne avait intérêt à prévenir lord Harley; connaissez-vous cet intérêt?

—Je le cherche.

—Est-ce que cette personne pouvait être ou était une rivale?

—Non.

—Alors ce serait une vengeance.

Emma resta un moment sans répondre; puis, tout à coup, comme si elle prenait son élan pour se jeter au milieu d'un danger:

—Il vaut mieux, s'écria-t-elle, que je vous nomme tout de suite cette personne.

—Je la connais?

—Mais, c'est vous, madame!

—Moi! s'écria madame Prétavoine.

—Vous seule saviez que je devais faire écrire à Rosa Zampi de venir surprendre Cerda chez madame.

Madame Prétavoine joignit les deux mains et levant ses bras vers une madone qui était accrochée vis-à-vis d'elle:

—O sainte Vierge! s'écria-t-elle; ô Marie conçue sans péché!

Et elle resta ainsi assez longtemps, semblant demander une inspiration à cette madone.

Sans doute la madone répondit, car bientôt, se levant, madame Prétavoine vint se placer devant mademoiselle Emma.

—Savez-vous ce que mon fils et moi nous sommes venus faire à Rome? dit-elle.

Emma fit un signe négatif.

—Non, n'est-ce pas; eh bien, je vais vous l'expliquer; mais avant il faut que je vous confie un secret. Vous savez, n'est-ce pas, que nous sommes de l'intimité du vieux comte de la Roche-Odon. Dans cette intimité mon fils n'a pu voir mademoiselle Bérengère sans l'aimer, et il a conçu pour elle une véritable passion. Quand j'ai connu cet amour, j'en ai tout d'abord été malheureuse, car il y a entre mademoiselle Bérengère et mon fils l'obstacle de la naissance; mais, comme la fortune de mon fils est supérieure à celle que mademoiselle Bérengère aura un jour, j'ai pensé que cet obstacle de la naissance pouvait être aplani, et alors nous sommes venus à Rome. Dans quel but, ne le devinez-vous point?

—Non, madame.

—Dans le but de demander à madame la vicomtesse de la Roche-Odon de consentir au mariage de sa fille avec mon fils. Et voilà pourquoi j'ai cherché à me rapprocher d'elle. Voilà pourquoi, froidement accueillie, j'ai cherché à me créer des relations qui me missent en rapport avec elle. Enfin, voilà pourquoi j'ai si vivement insisté auprès de vous pour amener un mariage entre lord Harley et madame la vicomtesse de la Roche-Odon, mais qui était la belle-mère de mon fils. Ce mariage faisait cesser un état que, comme chrétienne, je déplorais, et que comme parente je ne pouvais tolérer. Comprenez-vous maintenant?

—Ce que vous vouliez s'est réalisé; cet état a cessé.

—Il est vrai, et en même temps qu'il prenait fin, notre projet a pris fin aussi. Cet amour, je vous l'ai dit, était le bonheur pour mon fils, c'était l'espérance de sa vie. Mais mon fils et moi nous sommes avant tout chrétiens. Après le scandale épouvantable qui vient de se produire, nous renonçons à ce mariage. Je ne sais si mon fils se consolera jamais de la grande douleur qui vient de le frapper; mais, dut-il en mourir, il offrirait sa vie en sacrifice, plutôt que se laisser entraîner dans l'abîme de honte que ce scandale vient d'ouvrir. Les paroles que je prononce en ce moment sont celles-là mêmes que j'ai fait entendre à mon fils quand il m'a parlé de cette catastrophe. Tout d'abord son coeur s'est révolté; mais j'espère qu'avec la grâce de Dieu, il trouvera des consolations dans notre sainte religion. Voilà, quant à nous, ce qu'a fait l'indiscrétion de cette personne que vous cherchez: notre malheur, la vie de mon fils brisée.

—Madame...

—Oh! je ne vous adresse pas de reproches, je ne me plains même pas; l'excès du malheur rend injustes les âmes qui ne sont point éclairées par la foi; et le vôtre aussi bien que celui de votre maîtresse que vous aimez et servez avec tant de dévouement, est si grand qu'il explique les injustices les plus invraisemblables. Continuez donc vos recherches. Mais si j'ai un conseil à vous donner, que ce soit avec discrétion. Car vous pouvez ne pas toujours tomber sur une femme qui, comme moi, ait fait du pardon des injures, la règle de sa vie. Que serait-il arrivé si je m'étais abandonnée à la colère? Une seule chose, il me semble. J'aurais été trouver madame de la Roche-Odon et je lui aurais dit la vérité. Mon Dieu, je sais bien que vous n'avez agi que dans l'intérêt de madame la vicomtesse. Mais enfin, croyez-vous que celle-ci vous pardonnerait jamais, surtout après ce qui s'est passé, votre intervention dans ses affaires, intervention qui devait la sauver et qui l'a perdue! irrémissiblement perdue.

Et sur ces mots, madame Prétavoine fit un pas vers la porte.




XLIV

Débarrassée de mademoiselle Emma, madame Prétavoine n'était cependant pas à l'abri de tout danger, puisque lord Harley avait vu son visage.

Comment expliquerait-elle sa présence dans la via Gregoriana, à minuit, si lord Harley venait à parler de la personne vêtue de noir qui semblait faire le guet devant les fenêtres de madame de la Roche-Odon?

Assurément elle trouverait une explication, mais la faire admettre serait bien difficile.

Heureusement elle n'eut point cette difficulté à vaincre; après avoir passé cinq jours dans l'inquiétude, elle apprit par Aurélien, qui le tenait de M. de Vaunoise, toujours bien informé, que le soir même de son arrivée à Naples, lord Harley s'était embarqué sur un paquebot de la compagnie Rubatino, allant de Gênes à Bombay.

Quel soulagement!

Si lord Harley partait pour les Indes, c'était que la rupture était définitive; et qu'il voulait fuir sa maîtresse; avant qu'il revînt à Rome, s'il y revenait jamais, elle avait dix fois; cent fois plus de temps qu'il ne lui en fallait pour arracher à madame de la Roche-Odon le consentement qui devait donner Bérangère à Aurélien.

Pendant ces cinq jours, Aurélien avait mis en pratique, avec le prince Michel, la ligne de conduite qui lui avait été recommandée par sa mère, c'est-à-dire qu'il avait refusé de lui prêter de l'argent.

—Il n'en avait pas pour le moment; ses fonds déposés à la Banque de Rome étaient épuisés; dans quelques jours il serait tout à sa disposition, mais présentement c'était impossible.

Si Michel était ordinairement rogue, insolent et brutal, il savait se faire insinuant et gracieux avec les gens dont il avait besoin; alors aucune câlinerie, aucune bassesse ne lui coûtait.

Or, il n'avait jamais eu autant besoin de la bourse d'Aurélien qu'en ce moment; car pour soutenir l'attitude hautaine et provocante qu'il avait prise, il fallait qu'il ne changeât rien à ses habitudes, et qu'on le vît jouer chaque jour comme il jouait depuis qu'il était à Rome.

Et justement il n'y avait qu'Aurélien qui pouvait lui fournir cet argent de jeu; le soir où s'était passée la scène préparée par madame Prétavoine, il était resté au club jusqu'au petit matin, et il s'était retiré devant une assez grosse somme à ses adversaires.

Cette somme il l'avait demandée à sa mère en la grossissant d'un quart, selon ses habitude, et madame de la Roche-Odon la lui avait donnée, avec la superbe indifférence qu'elle avait pour l'argent, aussi bien celui qu'elle recevait, que celui qu'elle dépensait.

Mais cette réserve n'avait pas duré dans les mains de Michel; le lendemain elle était dépensée.

Il était alors revenu à sa mère; celle-ci, sans un mot de reproche ou sans une observation, avait passé la revue de tous ses tiroirs; mais ne trouvant rien par cette excellente raison qu'elle les avait déjà visités et vidés la veille, elle l'avait renvoyé à Emma, qui était sa caissière.

Mais celle-ci n'avait pas pour le fils l'amitié et le dévouement qu'elle avait pour la mère, et même, à dire vrai, elle haïssait du plus profond de son coeur le jeune prince, qui ne l'avait jamais traitée qu'avec grossièreté. Leurs querelles, où les gros mots n'étaient épargnés de part ni d'autre, avaient plus d'une fois troublé la maison.

—Vous ruinez votre mère et vous la ferez mourir de chagrin, dans la misère, disait la fidèle femme de chambre.

—Si ma mère n'avait pas gaspillé ce qui m'appartenait, je ne lui demanderais rien aujourd'hui, répliquait Michel.

C'était pour ne pas recourir à Emma, qui, il le savait d'avance, ne lui donnerait rien, qu'il s'était adressé à Aurélien.

Mais, malgré ses câlineries, Aurélien avait tenu bon.

—Je n'en ai pas, mon cher prince.

—Eh bien! vous avez du crédit, vous qui êtes un homme rangé; usez-en pour moi, et vous m'aurez rendu un service que je n'oublierai jamais.

—Cela est absolument impossible: vous savez que ma mère, qui ne peut pas se reposer et qui a le génie des affaires, voudrait qu'on fondât à Rome une grande banque catholique, qui, centralisant tous les capitaux, serait un puissant moyen d'influence pour la papauté. Comment voulez-vous que, dans ces conditions, moi, son fils, j'aille emprunter quelques milliers de francs: ce serait compromettre son crédit et surtout son autorité. Attendez quelques jours, et je vous promets de mettre à votre disposition les fonds dont vous avez besoin; il ne s'agit que de quelques jours.

Mais précisément Michel ne pouvait pas attendre ces quelques jours, car il se disait que, s'il cessait de paraître à son club et d'y jouer, on ne manquerait pas de murmurer tout bas, peut-être même de crier tout haut que c'était parce que la source qui alimentait ses dépenses venait de se tarir, et, à cette pensée, il était pris d'une rage folle, cherchant parmi ses amis ceux qui les premiers parleraient ainsi de lui, et regrettant de ne pas pouvoir leur loger une balle dans la tête ou six pouces de fer dans le coeur.

—Il s'était alors retourné vers Emma, mais il avait reçu de celle-ci l'accueil qu'il attendait.

—Je n'ai rien, et si j'avais quelque chose, je ne vous le donnerais pas; je le garderais pour votre mère qui ne va pas tarder à se trouver dans un terrible embarras; au lieu de perdre votre temps à jouer, vous feriez mieux de chercher un mari à votre soeur.

—Je n'ai que faire de vos avis.

—Je vais vous en donner un cependant: ne cherchez pas les bijoux et les diamants de madame pour les vendre; je les ai mis en place chez quelqu'un qui ne vous les donnerait pas.

Pendant dix jours, Michel n'avait pas paru à son cercle.

Enfin, au bout de ces dix jours, Aurélien lui avait annoncé qu'il avait un nouveau compte ouvert à la Banque de Rome, et qu'il pouvait mettre à sa disposition les quelques milliers de francs qu'il lui avait fait l'honneur et le plaisir de lui demander.

Dix minutes après, Michel s'asseyait dans le petit salon du fond du club de la Chasse, et la tête haute, le regard dédaigneux, il reprenait la place qu'il avait dû abandonner pendant ces dix jours.

La chance l'avait favorisé, il avait gagné, et le matin il s'était retiré avec une assez grosse somme.

Bien entendu, Aurélien ne l'avait pas revu, mais par des amis communs il avait appris la veine du prince.

Cette veine avait continué pendant plusieurs jours, puis la mauvaise fortune était revenue d'autant plus obstinée que Michel avait joué comme les joueurs malheureux qui, au lieu de calculer et de raisonner, se laissent entraîner par la fièvre de la perte.

Les sommes gagnées avaient disparu et aussi les quelques mille francs prêtés par Aurélien.

Michel s'était dit qu'on l'attendait là pour voir s'il continuerait de jouer, car telle était la situation qu'il s'était faite, que s'il voulait la soutenir il était obligé de jouer bien plus pour perdre que pour gagner et prouver ainsi qu'il pouvait perdre maintenant comme il avait perdu quelques semaines auparavant.

Ne plus jouer c'était avouer qu'il était sans ressources.

Et faire cet aveu, c'était avouer en même temps d'où lui venaient celles qui lui permettaient de jouer intrépidement quelques semaines auparavant.

Il fallait qu'il jouât.

S'il gagnait, c'était bien, il était sauvé!

S'il perdrait, il fallait qu'il continuât de jouer, et fît taire ainsi les interprétations malignes dont il se sentait enveloppé.

De même qu'Aurélien avait connu sa veine, de même il avait appris sa déveine; on ne joue pas à Rome comme à Paris, et il ne s'y établit pas de ces différences considérables qui chez nous, sont telles qu'elles font de temps en temps demander qu'on en revienne aux jeux publics; à Rome, une perte d'une somme assez minime est connue le lendemain de toute la ville; c'est un sujet de conversation et par là une distraction.

Aurélien, qui avait intérêt à savoir ce que faisait Michel, recueillait avidement tous ces bruits, et, jour par jour, heure par heure pour ainsi dire, il était tenu au courant des phases par lesquelles passait la fortune de son futur beau-frère.

Et par lui, madame Prétavoine, soigneusement renseignée, notait les pertes et les bénéfices qui lui étaient annoncés, de manière à faire chaque jour la balance de la situation du prince.

Les bénéfices l'avaient contrariée, mais sans l'inquiéter cependant, car elle avait très-bien deviné les vrais sentiments de Michel.

—Il joue et il jouera, avait-elle dit à Aurélien, non-seulement parce qu'il est joueur, mais parce qu'il tient à démontrer qu'il ne profitait pas de l'argent de lord Harley; et s'il joue il perdra à un moment donné, et par là nous le tiendrons.

—Je n'ose vous demander comment et par quel moyen.

—Il vaut mieux, en effet, que vous ne me fassiez pas cette demande; cependant je veux bien vous dire le moyen que je compte employer et sur quelle espérance il repose, tant cette espérance me paraît maintenant d'une réalisation certaine. La voici: j'espère qu'un de ces jours, et il ne peut pas tarder maintenant, le prince fera une grosse perte, et comme il est à bout de ressources il s'adressera de nouveau à vous.

—Voulez-vous donc que nous nous engagions dans de nouveaux prêts?

—Je veux que le prince soit convaincu que vous ne le refuserez pas et qu'il peut compter sur vous, de manière à jouer sur cette conviction. Quand il aura perdu, il viendra pour vous emprunter la somme qui lui sera indispensable. Il faut qu'à ce moment il ne vous trouve pas. Et cela est à arranger entre moi et les demoiselles Bonnefoy, qui au lieu de le laisser monter à votre appartement comme il en a l'habitude, l'arrêteront en bas en lui disant que vous êtes sorti.

—Et alors?

—Alors j'interviendrai et je n'aurai plus qu'à agir, il sera à nous. Seulement pour faciliter ma tâche, arrangez-vous pour savoir exactement ce qu'il perd comme ce qu'il gagne, et autant que possible pour le savoir au moment même où les choses se passent, ou en tout cas peu de temps après qu'elles se sont passées; et puis le jour où il aura fait la forte perte sur laquelle je compte, arrangez-vous aussi pour qu'il ne vous rencontre pas; si par malheur il vous rencontrait, ne lui donnez rien et remettez-le à quelques heures plus tard.




XLV

Aurélien avait trouvé un moyen sûr d'être exactement informé des pertes comme des gains du prince Michel.

Avec deux membres du club de la Chasse, il avait parié que le prince ne changerait rien à ses habitudes et qu'il continuerait de jouer maintenant comme il avait toujours joué depuis son installation à Rome.

Dans ces conditions, il pouvait interroger tous ceux qui savaient ce qui se passait au club,—il s'agissait de son pari.

Et, de plus, il prenait ostensiblement la défense de madame de la Roche-Odon et de Michel, ce qui était une utile précaution en vue de l'avenir.—N'ayant jamais cru aux infamies qu'on répétait, il était assez naturel qu'il n'eût pas de répugnance à devenir le gendre de la vicomtesse.

Ainsi que madame Prétavoine l'avait prévu et annoncé, Michel retourna au jeu, et comme il n'avait pas pu trouver d'argent auprès d'Emma, ce fut à Aurélien que de nouveau il s'adressa.

Seulement, comme il commençait à être assez embarrassé pour faire ses emprunts, il adopta une nouvelle formule.

—Prêtez donc moi mille francs jusqu'à demain, dit-il à Aurélien, j'en ai besoin pour vingt-quatre heures seulement; je vous promets de vous les reporter chez vous demain dans la matinée, avant onze heures.

A une pareille demande, il était difficile de répondre par un refus; Aurélien avait donc lâché les mille francs, et Michel s'était empressé d'aller les risquer sur le tapis vert du club de la Chasse.

Tout d'abord il avait commencé par gagner, et à six heures du soir Aurélien, passant dans le Corso pour rentrer chez les demoiselles Bonnefoy dîner avec sa mère, avait appris que son ami venait de faire une rafle de trois mille francs sur le baron Kanitz, un jeune Autrichien contre lequel il jouait le plus souvent.

Aurélien avait tout de suite porté cette nouvelle à sa mère, mais celle-ci ne s'en était pas tourmentée.

—Nous n'avons qu'à attendre, avait-elle répondu.

D'ailleurs elle n'était pas en disposition de s'inquiéter ou de se désoler: elle venait de recevoir une dépêche lui annonçant que l'abbé Guillemittes était nommé à l'évêché de Condé, et que le premier acte du nouvel évêque serait d'organiser un pèlerinage à Rome.

—Le Dieu tout-puissant est avec nous, avait-elle dit en terminant son récit, et si le Saint-Esprit nous protége en France, il est impossible que la sainte Vierge nous abandonne à Rome.

La sainte Vierge ne les avait pas abandonnés: dans la soirée Aurélien avait rencontré un des deux amis contre lesquels il avait parié, et celui-ci lui avait raconté que le prince Michel Sobolewski venait de perdre neuf mille francs sur parole; lesquels neuf mille francs, il devait payer le lendemain au baron Kanitz.

—Vous voyez bien qu'il joue, dit Aurélien.

—Je vois bien qu'il a joué, mais je ne vois pas qu'il ait payé.

—Vous le verrez demain.

—J'en doute.

Aurélien s'était empressé de rentrer pour prévenir sa mère.

Aux premiers mots, madame Prétavoine l'avait abandonné et s'était précipitée dans les escaliers comme si le feu était à la maison.

—Si on vient demander mon fils, dit-elle à la femme qui remplissait les fonctions de portier, vous répondrez qu'il n'est pas rentré.

Et cette précaution prise, elle était remontée près d'Aurélien.

—Dieu est avec nous, dit-elle, le prince ne nous échappera pas; il doit venir vous rendre demain les mille francs que vous lui avez prêtés, n'est-ce pas?

—Il m'a promis de venir demain matin avant onze heures.

—Il viendra certainement et, je crois, avant onze heures; seulement ce ne sera pas pour vous rendre vos mille francs, ce sera pour vous en emprunter neuf mille; les choses tournent mieux que nous ne pouvions raisonnablement l'espérer; ce qui vous prouve bien que la Providence vous protège. Bien entendu vous ne serez pas ici.

—Où voulez-vous que j'aille?

—A Naples, et vous allez partir tout de suite.

—Il n'y a plus de train.

—Peu importe; vous quittez cette maison immédiatement, vous allez coucher dans un hôtel auprès de la gare et demain matin vous prenez le premier train; pendant que vous vous promènerez dans Naples j'agirai ici; quand vous reviendrez nous aurons le consentement de madame de la Roche-Odon.

—Je vous admire.

—Ce qu'il faut, c'est m'obéir sans retard; pendant que je vais vous préparer un sac de nuit, mettez-vous à cette table et écrivez au prince.

—Que voulez-vous que j'écrive?

—Quelques lignes pour lui dire que vous partez ce soir pour Naples, d'où vous ne reviendrez que dans cinq ou six jours, et qu'en conséquence vous le priez de retarder jusque-là le remboursement qu'il devait vous faire demain.

Pendant qu'Aurélien écrivait cette lettre, madame Prétavoine entassait dans un sac le linge et les objets de toilette qui pouvaient être nécessaires à son fils pour ce court voyage.

Comme Aurélien, ayant achevé sa lettre, allait se lever de devant le bureau sur lequel il l'avait écrite, sa mère s'approcha de lui.

—A propos, dit-elle, donnez-moi votre cahier de chèques.

Il la regarda avec surprise, car, bien qu'il n'eût jamais fait d'affaires de banque, il connaissait assez ces sortes d'affaires pour savoir qu'un cahier de chèques ne peut servir qu'à la personne à laquelle il appartient, puisque c'est cette personne seule qui doit remplir le chèque et le signer.

—J'en ai besoin, dit-elle.

Il ouvrit les lèvres pour prononcer le mot «pourquoi?» mais il les referma sans avoir dit ce mot.

Il baissa même les yeux sous le regard de sa mère, et ouvrant les tiroirs de son bureau, il lui donna le cahier qu'elle demandait. Sans deviner ce qu'elle en voulait faire, il sentait vaguement qu'il valait mieux ne pas la questionner à ce sujet.

—Que devons-nous faire de cette lettre? demanda-t-il.

—Je me charge de faire tout ce qui sera nécessaire, dit-elle sans répondre directement à la demande de son fils.

Le sac fut bientôt terminé, et Aurélien ayant revêtu un costume de voyage se trouva prêt à partir.

—A Naples, vous descendrez à l'hôtel de Rome, dit-elle, et vous voudrez bien y revenir plusieurs fois par jour, car il est possible que j'aie besoin de vous télégraphier et qu'il faille que votre réponse ne soit pas retardée.

Ils n'avaient plus qu'à descendre, mais madame Prétavoine n'avait pas encore pris toutes ses précautions.

—Comme nous pourrions rencontrer le prince en descendant, dit-elle...

—Cela n'est guère probable.

—Enfin cela est possible; pour éviter cette rencontre qui ruinerait toutes mes combinaisons, je vais envoyer chercher une voiture, elle stationnera à la porte, vous vous jetterez dedans, et vous vous ferez conduire à la gare; puis de la gare vous vous ferez ramener à l'hôtel le plus proche.

Bientôt la voiture fut devant la porte, et pour conjurer tout danger, madame Prétavoine se mit elle-même en faction sur le trottoir, regardant à droite et à gauche à la lueur des deux lampes carcel brûlant devant la madone, si elle n'apercevait point Michel.

Alors elle appela Aurélien qui était resté dans le vestibule, et l'ayant installé vivement dans la voiture, elle l'embrassa rapidement.

—Remerciez le bon Dieu, dit-elle.

Puis la voiture se mit en route du côté de la place Barberini, et madame Prétavoine referma elle-même la porte d'entrée.

Mais avant de remonter chez elle, elle appela la portière.

—Il est possible que le prince Sobolewski vienne demain matin pour voir mon fils, dit-elle; vous lui répondrez que M. Aurélien est sorti et qu'il a laissé une lettre pour lui.

La portière tendit la main, mais madame Prétavoine ne lui donna pas la lettre dont elle parlait.

—Vous prierez le prince de monter dans la chambre de mon fils, et vous lui direz qu'il trouvera cette lettre sur son bureau.

Et comme la portière la regardait surprise de cette façon de procéder:

—Comme le prince aura probablement à répondre à mon fils, il trouvera là ce qui lui sera nécessaire pour écrire, et cela sera plus commode.

Puis, sans en dire davantage, elle monta à son appartement.

Mais elle ne se coucha point.

Étant entrée dans la chambre de son fils, elle mit en belle place sur le bureau, de façon à frapper la vue, la lettre qu'Aurélien avait écrite au prince, puis à côté elle plaça le cahier de chèques tout ouvert, comme si Aurélien avant de partir l'avait oublié là.

Cela fait, elle disposa une lumière sur le bureau, et allant à la porte, elle joua le jeu d'une personne qui entre et qui cherche quelque chose.

Elle fut satisfaite de ses dispositions: la lettre tirait bien l'oeil et il était impossible de la prendre sans remarquer le cahier de chèques.

Alors seulement elle se coucha, après avoir fait une longue prière, pour remercier le bon Dieu des grâces qu'il lui accordait: l'abbé Guillemittes, évêque de Condé, Michel endetté de neuf mille francs, la journée avait été heureuse, Bérengère épouserait Aurélien et serait comtesse Prétavoine.

Le lendemain matin, au jour naissant, elle se leva, et allant trouver la chère soeur Sainte-Julienne, elle la chargea de commencer pour elle des neuvaines dans cinq ou six églises aux quatre coins de Rome, de telle sorte que la chère soeur, qui devait faire toutes ces courses à pieds, ne pouvait être de retour qu'après midi.

Pour elle, se trouvant souffrante, elle ne quittait pas sa chambre, et comme elle ne voulait pas être dérangée, elle priait la portière de dire aux personnes qui pourraient la demander, qu'elle était sortie.

Et quand la soeur Sainte-Julienne fut partie, elle ferma toutes ses portes en dedans, celle qui ouvrait sur le vestibule, et celle qui communiquait avec l'appartement d'Aurélien.

Puis contre cette porte qui, à sa partie supérieure était terminée par une imposte vitrée, elle plaça sa malle, et sur cette malle elle déposa une boîte assez haute qu'elle recouvrit d'un tapis.




XLVI

Comme tous les joueurs, Michel s'était trouvé entraîné malgré lui.

Après avoir perdu son gain et les mille francs prêtés par Aurélien, il avait voulu s'arrêter.

Un mot de son adversaire l'avait retenu sur sa chaise.

—Comment, vous ne jouez plus?

—Je suis décavé.

—Je jouerai avec vous sur parole tant que vous voudrez.

Dans son apparente courtoisie le mot était un défi et une insolence; au moins Michel l'avait compris ainsi.

—Alors continuons, avait-il dit, les dents serrées et les lèvres pâlies par la rage.

Ils avaient continué, et Michel avait d'autant plus perdu qu'il voulait plus ardemment gagner, car au jeu le succès est à celui des adversaires qui domine les autres par le sang-froid, la raison et le calcul.

Michel, hors de lui, pouvait avoir quelques coups heureux, mais finalement il devait être battu.

Il le fut, et il sortit du club, devant neuf mille francs au baron Kanitz.

Comment les payer le lendemain?

Il n'avait qu'une ressource, celle qu'il trouverait près de cet imbécile de Prétavoine.

Était-il idiot ce grand dadais de Normand! Et l'on disait que les Normands étaient rusés! Quelle blague! où était-elle la ruse de celui-là, où était sa finesse?

Et Michel s'alla coucher assez tranquille quant à son échéance, exaspéré seulement d'avoir perdu, et contre cette brute de Kanitz encore.

Car, devant lui, tous ceux qu'il fréquentait, amis ou simples connaissances, étaient des imbéciles ou des idiots, des individus d'une espèce inférieure à la sienne, pour lesquels il professait le plus profond mépris.

Cependant, malgré cette tranquillité relative, il s'éveilla de bonne heure, car il faudrait peut-être un certain temps à cet imbécile de Prétavoine pour qu'il trouvât ses neuf mille francs.

La somme était grosse pour un crétin de bourgeois; il pousserait des holà, des hélas, et dans ces conditions il était sage de prendre ses précautions à l'avance.

Quelle tête il allait faire quand, au lieu de recevoir les méchants mille francs sur lesquels il comptait, il serait obligé d'en prêter à nouveau neuf mille.

Heureusement il était riche, très-riche même, disait-on; au moins sa mère l'était; quel malheur qu'il ne fût pas titré, car on pourrait alors en faire un mari pour Bérengère; il était assez bête pour être un bon mari, surtout un excellent beau-frère, et le titre disposerait ce vieux gâteux de comte de la Roche-Odon à lâcher une bonne dot; mais ce titre il ne le possédait pas. Madame Prétavoine! On ne s'appelle pas madame Prétavoine; c'est honteux! pour lui il ne pourrait se résigner à dire: «Je vous présente M. Aurélien Prétavoine, mon beau-frère», ah! non, par exemple.

Et cependant il avait du bon le Prétavoine, et dans les circonstances présentes, il était politique d'être aimable avec lui.

Où trouver ces neuf mille francs s'il ne les donnait pas? Nulle part. Les demander à cette rosse d'Emma était inutile: elle ne se laisserait toucher par aucune raison, et puisque sa mère était assez bête pour se laisser mener par cette voleuse, il n'y avait rien à espérer de ce côté.

Si le Prétavoine ne lâchait pas les neuf mille francs, il serait impossible de payer cette brute de Kanitz.

Et alors?

Alors c'était l'expulsion du club; c'était la honte; c'était l'aveu que les soupçons de toutes ces canailles d'Italiens étaient fondés.

Et pendant un grand quart d'heure, M. le prince Michel Sobolewski, qui avait été élevé dans l'intimité des cochers et des palefreniers de sa mère, égrena tout son chapelet de jurons.

Puis il se calma, en se disant qu'il était impossible que la vanité de cet imbécile de Prétavoine ne fût pas glorieuse de lui prêter ces neuf mille francs.

Et ce fut sur cette idée consolante qu'il quitta la via Gregoriana.

Grande fut sa surprise quand la portière des demoiselles Bonnefoy l'arrêta au passage pour lui dire que M. Aurélien Prétavoine était sorti.

—Comment! sorti le Prétavoine, au lieu de m'attendre, quand je lui ai donné rendez-vous! qu'est-ce que cela signifie?

La portière, se conformant à la consigne qu'elle avait reçue, ajouta que M. Aurélien Prétavoine avait laissé dans sa chambre une lettre pour le prince Sobolewski, au cas où celui-ci viendrait pour le voir.

—Pourquoi ne vous l'a-t-il pas donnée?

—Cela, je n'en sais rien.

—Quand doit-il revenir?

—Je ne sais pas; la lettre le dit sans doute, et c'est peut-être pour que M. le prince puisse attendre que cette lettre est dans la chambre de M. Prétavoine.

C'était là une raison, et jusqu'à un certain point rassurante.

—Il va rentrer, se dit Michel en montant l'escalier, et j'aurai tout simplement l'ennui de l'attendre; c'est égal, il ne se gêne pas avec moi cet imbécile-là; il a besoin d'être remis à sa place; demain je lui réglerai son affaire.

Et pour commencer ce règlement, Michel se promit de lui demander dix mille francs au lieu de neuf mille; neuf mille francs, cela ne faisait pas un compte; et ce n'était pas trop que mille francs pour payer son attente.

En entrant dans la chambre d'Aurélien et dès la porte, il aperçut la lettre telle qu'elle avait été disposée par madame Prétavoine; et pour la prendre il fut obligé de déranger le cahier de chèques.

Que pouvait bien lui dire cet imbécile-là pour s'excuser: quelque messe, quelque cérémonie religieuse sans doute.

Et tout en décachetant la lettre, il haussait les épaules par un geste de pitié.

Mais à la première ligne qu'il lut, il devint singulièrement attentif et ne haussa plus les épaules.

«Mon cher prince,

«Forcé de partir pour Naples, à l'improviste, je ne puis vous faire prévenir de ne pas vous déranger demain. Et comme je ne sais où vous envoyer ce mot (passerez-vous la nuit via Gregoriana ou au Corso), je prends le parti de le laisser ici pour vous prier d'agréer mes excuses.»

—Stupide bête! s'écria le prince, je m'en fiche bien de tes excuses.

Mais sans se laisser emporter par la colère, il continua sa lecture.

«Quand je serai de retour, j'aurai le plaisir d'aller vous faire ma visite et nous réglerons alors l'affaire pour laquelle je suis désolé que vous ayez pris la peine de vous déranger aujourd'hui; et si par malheur vous n'avez pas été sage, eh bien! nous attendrons.

«Encore une fois pardonnez-moi et, avec mes regrets, agréez l'assurance de mes sentiments dévoués.

«Aurélien PRÉTAVOINE.»

Michel resta un moment abasourdi.

Parti pour Naples!

Et instinctivement il chercha au bas de la lettre l'adresse «de cet imbécile.»

Mais il ne la trouva pas.

D'ailleurs qu'en eût-il fait?

Il faut huit ou dix heures, selon les trains, de Rome à Naples: dix heures pour aller, dix heures pour revenir, cela faisait déjà vingt heures en admettant que le Prétavoine se trouverait en descendant de chemin de fer; or, c'était ce jour même qu'il devait payer ces neuf mille francs «à cette brute de Kanitz».

Maintenant où les trouver, ces neuf mille francs?

Il fallait qu'il les trouvât, qu'il se les procurât n'importe comment, n'importe à quel prix.

Il était resté devant le bureau d'Aurélien, tenant sa lettre dans sa main; ses yeux tombèrent sur ce bureau et virent le cahier de chèques grand ouvert.

Si cet imbécile avait été là, comme il devait y être, il n'aurait eu qu'à remplir un de ces chèques et les neuf mille francs étaient trouvés; Kanitz était payé, quel triomphe!

Tandis que, parce que cette triple brute avait eu la fantaisie d'aller se promener à Naples, ce serait une chute honteuse qui se produirait au lieu de ce triomphe.

Évidemment si ce bon garçon était là, il ne refuserait pas de mettre sa signature au bas d'un de ces petits morceaux de papier.

Car enfin si c'était un imbécile, c'était aussi un bon garçon; assurément il avait des qualités.

Que fallait-il pour que ce petit morceau de papier devint le salut? trois mots: «neuf mille francs» et une signature.

Il étendit la main vers le cahier de chèques.

Mais comme il allait le prendre, un craquement ébranla la muraille.

Michel fit un bond en arrière et regarda autour de lui avec épouvante.

Il ne vit rien.

Personne n'était entré dans la chambre, la porte qu'il avait refermée lui-même était restée close.

D'ailleurs ce n'était pas de ce côté qu'avait éclaté ce craquement, mais du côté opposé à la porte d'entrée; au moins il l'avait cru.

Mais il avait dû se tromper, car après avoir écouté en retenant sa respiration et les battements de son coeur, il n'avait plus rien entendu; la porte qui ouvrait dans cette muraille était close aussi.

Pour plus de sûreté, il tourna le bouton: elle était fermée en dehors, à clef ou à verrou.

C'était le bois qui avait produit ce craquement.

Et alors il haussa les épaules.

—Suis-je bête! dit-il à mi-voix.

Et, revenant au bureau d'un pas assuré, il déchira un des feuillets du cahier, enlevant la souche avec le chèque.

Puis l'ayant plié en quatre, il le mit dans sa poche et sortit.

Cependant, s'il s'était retourné, et si au lieu de promener son regard autour de lui à la hauteur d'un homme, comme il l'avait fait lorsqu'il avait cherché d'où pouvait venir le bruit qui l'avait surpris et épouvanté, il l'avait levé vers le plafond, il aurait vu à travers le carreau de l'imposte qui terminait la porte dont il avait tourné le bouton, deux yeux ardents qui suivaient tous ses mouvements,—les yeux de madame Prétavoine.




XLVII

Quand le prince fut parti, madame Prétavoine dégringola rapidement de dessus son échafaud de malles et de boîtes.

Elle était fort peu à son aise ainsi perchée, et c'était la fatigue autant que l'émotion qui l'avait fait s'appuyer contre l'imposte au moment où Michel avait étendu la main vers le cahier de chèques.

De là ce craquement qui avait failli tout compromettre.

En un tour de main, elle eut remis toutes choses en place et vivement elle regagna son lit.

Si par extraordinaire on forçait sa porte, on la trouverait couchée, malade.

Et, si on la laissait tranquille, ce qu'elle espérait, elle pourrait réfléchir à tête reposée à ce qui venait de se passer.

Il ne fallait pas une grande perspicacité pour deviner comment Michel allait utiliser son chèque; sur la ligne laissée en blanc, il écrirait la somme dont il avait besoin, au dessous il apposerait la signature d'Aurélien, ce qui lui serait d'autant plus facile qu'il avait aux mains une lettre dans laquelle il trouverait le modèle de cette signature, et cela fait il se présenterait à la caisse de la banque de Rome.

Madame Prétavoine avait le don, comme quelques romanciers et quelques auteurs dramatiques, de voir agir les personnages auxquels elle pensait: de son lit, elle aperçut Michel enfermé dans sa chambre, s'appliquant à imiter la signature d'Aurélien posée devant lui; des gouttes de sueur coulaient sur sa grosse face blonde et glissant le long de sa peau imberbe, tombaient sur son papier; enfin, étant arrivé à une imitation suffisante, il prenait le chèque et après un court moment d'hésitation, il se décidait à écrire dessus. La somme, madame Prétavoine ne la voyait pas distinctement et comme dans nos rêves, où les choses que nous ne connaissons pas s'enveloppent d'un brouillard propice, cette somme n'apparaissait pas avec netteté, tandis que la signature, au contraire, éclatait en traits éblouissants sur le papier teinté de rose.

Ce que madame Prétavoine ne devinait pas non plus avec certitude, c'était l'heure à laquelle Michel présenterait ce chèque à la banque de Rome; cependant il était vraisemblable que dans sa hâte à s'acquitter il ne tarderait pas à faire cette présentation.

Malgré cette quasi-certitude, madame Prétavoine ne quitta son lit qu'à trois heures pour se rendre à la banque de Rome.

Elle n'était pas assez simple, on le comprend, pour demander tout de suite ce qu'elle avait tant à coeur de savoir et pour parler du prince Sobolewski.

Si elle venait à la banque, malgré une indisposition qui l'avait retenue au lit toute la journée, c'était pour prendre un chèque sur Naples et l'envoyer à son fils, qui se trouvait dans cette ville depuis la veille et qui était parti si précipitamment qu'il n'avait pas pu se munir d'argent.

C'était à l'un des directeurs de la banque qu'elle adressait ce petit discours.

Lorsque celui-ci entendit dire que le fils de sa cliente, M. Aurélien Prétavoine, était à Naples depuis la veille, il laissa échapper un geste de surprise.

—Comment monsieur votre fils n'est pas à Rome en ce moment? demanda-t-il.

Madame Prétavoine se mit à sourire d'un air bonasse.

—C'est sérieusement que je vous parle, madame.

—Si mon fils était à Rome, je ne lui enverrais pas d'argent à Naples; il a son compte ouvert chez vous, il viendrait prendre lui-même ce dont il aurait besoin.

—Et il est à Naples depuis hier, dites-vous? s'écria le banquier en insistant.

—Il m'a quittée hier soir, partant pour Naples.

Plus le banquier mettait d'insistance dans ses demandes, plus madame Prétavoine mettait de simplicité dans ses réponses.

—Qu'a donc de surprenant ce que je vous dis? demanda-t-elle.

Sans répondre, le banquier se leva et passa dans une pièce voisine dont la porte était ouverte.

Presqu'aussitôt il revint, tenant dans sa main un carré de papier plié.

Madame Prétavoine n'eut pas besoin de voir ce papier pour deviner que c'était le chèque d'Aurélien ou plus justement du prince Michel.

—Monsieur votre fils est habitué à la régularité, n'est-ce pas? demanda le banquier.

—Je ne vous comprend pas bien.

—Je veux dire qu'il ne se tromperait pas de date par étourderie.

—Mon fils n'a jamais été étourdi; il apporte en toutes choses de l'ordre et de la méthode. Mais toutes ces questions m'inquiètent réellement. Tout à l'heure je vous ai demandé ce que mes paroles avaient d'étonnant, vous ne m'avez pas répondu; je vous en prie, calmez d'un mot les inquiétudes que vous avez fait naître. Que se passe-t-il?

—Eh bien, on a présenté à la caisse un chèque de dix mille francs signé par Aurélien Prétavoine et daté d'aujourd'hui.

—Un chèque de dix mille francs!

—Daté d'aujourd'hui.

—Hélas! mon cher monsieur, vous avez été volé.

—La signature...

—La signature, la date, tout est faux; je n'ai pas besoin de voir la pièce; mon fils ne tire pas des chèques de dix mille francs.

Bien qu'elle n'eut pas besoin de voir la pièce, elle avait tendu la main pour la prendre.

Pendant quelques secondes elle l'examina attentivement:

—L'écriture est bien imitée, dit-elle, et je comprends que votre caissier ait pu se tromper; cependant il y a dans cette écriture et surtout dans la signature des hésitations qui trahissent la main d'un faussaire.

—C'est le porteur du chèque plutôt que la signature qui a empêché le caissier d'avoir des soupçons.

Alors madame Prétavoine poussa un cri comme si elle découvrait à l'instant le nom de ce porteur.

—Le prince Michel Sobolewski, quelle catastrophe!

Mais tout de suite elle se reprit:

—C'est impossible, le chèque doit être bon, la signature doit être vraie.

Et de nouveau elle examina l'écriture et la signature.

—Eh bien?

—Eh bien, il y a quelque chose que je ne comprends pas: la signature est fausse.

—La chose est claire, le prince Michel Sobolewski s'est procuré un chèque en blanc, détaché du cahier de monsieur votre fils, car vous voyez que c'est bien le numéro du compte de celui-ci, et il l'a rempli et signé ni plus ni moins que s'il était M. Aurélien Prétavoine; puis il est venu le toucher. Nous allons envoyer M. le prince Sobolewski aux galères, voilà tout.

—Vous ne ferez pas cela.

—Ma plainte sera déposée dans cinq minutes, et si le prince est encore à Rome, il sera arrêté avant une heure.

—Mon cher monsieur, vous ne ferez pas cela.

—Et nos dix mille francs.

—On vous les payera.

—Qui?

—La mère du prince.

—Il faudrait qu'elle le pût.

—Une mère ne laisse pas déshonorer son fils pour une affaire d'argent; elle paye.

—Encore faut-il qu'elle puisse payer; et je ne crois pas que la vicomtesse de la Roche-Odon puisse maintenant nous payer ces dix mille francs. D'ailleurs il y a un faux.

—Sans doute, c'est horrible, mais ce faux ne porte préjudice à personne qu'à celui qui a eu le malheur de le commettre. Songez donc que cet infortuné jeune homme appartient à une grande famille.

—Il n'en est que plus coupable.

—Sans doute; mais sa famille, elle, n'est pas coupable, et cependant elle portera le poids de cette culpabilité.

—Je crois madame de la Roche-Odon capable de porter plusieurs poids de ce genre sans en être écrasée.

—Ce n'est pas seulement de madame de la Roche-Odon que je parle, bien que je la plaigne de tout mon coeur d'avoir à supporter cet affreux chagrin après toutes les calomnies dont on l'a abreuvée, c'est encore de mademoiselle Bérengère de la Roche-Odon, la soeur du prince, une jeune personne accomplie, un modèle de toutes les grâces et de toutes les vertus, que nous aimons tendrement, et qui va être victime de l'égarement, je veux dire du crime de son malheureux frère.

—Sans doute tout cela est terrible, mais nous n'y pouvons rien.

—Si je vous ai parlé de cette famille infortunée, je veux vous parler maintenant de nous, mon cher monsieur, de moi, de mon fils. Mon fils a été lié avec ce malheureux jeune homme; bien que leurs habitudes, comme leurs fréquentations ne fussent pas les mêmes, il n'en est pas moins vrai qu'ils ont été en relations assez intimes. Croyez-vous que je verrais sans souffrir, sans rougir, ces relations livrées au grand jour de la publicité par un procès en cour d'assises? Ce procès serait des plus fâcheux pour nous, et j'ajoute que pour vous il pourrait devenir regrettable.

—Pour nous?

—J'ai comme vous dirigé une maison de banque, j'ai comme vous été victime de vols; je ne les ai jamais dénoncés. Savez-vous ce que j'ai gagné à ce silence? c'est d'avoir été peu volée et rarement, tandis que d'autres maisons l'étaient fréquemment et pour des sommes considérables. Celles-là se plaignaient; on voyait que le vol était facile chez elles, et on le pratiquait; tandis qu'on le croyait impossible chez moi, et on ne le risquait pas.

—Nous ne pouvons pas perdre ces dix mille francs.

—Vous ai-je demandé de les perdre; non, n'est-ce pas? ce que je vous demande, c'est de renoncer à la plainte dont vous me parliez. Tenez, chargez-moi de cette affaire.

—Mais, madame...

—Vous avez peur de perdre vos dix mille francs; je les prends à ma charge si vous me remettez ce chèque; ce n'est pas un grand risque que je cours, car je suis certaine qu'il me sera remboursé ce soir, seulement j'aurai la satisfaction de sauver un grand nom du déshonneur et de nous épargner à tous bien des chagrins.




XLVIII

A cinq heures la négociation était terminée, et madame Prétavoine, sortant de la banque de Rome, se dirigeait vers la maison de madame de la Roche-Odon, ayant dans les profondeurs de la longue poche de sa robe, le chèque fabriqué par le prince Michel.

Ce fut Emma qui lui ouvrit la porte:

—Madame la vicomtesse est sortie.

—J'attendrai son retour.

—Je ne sais quand elle rentrera.

—L'affaire est de telle importance que je ne puis la remettre à demain.

Ces quelques mots s'étaient échangés rapidement, mademoiselle Emma parlant d'un ton sec et raide, madame Prétavoine répondant avec sa douceur ordinaire.

Depuis la visite qu'Emma lui avait faite, madame Prétavoine n'était pas venue chez madame de la Roche-Odon, et cette première entrevue était significative.

Elle disait clairement quels étaient les sentiments de la femme de chambre de la vicomtesse pour celle qu'elle accusait toujours, ou tout au moins qu'elle soupçonnait d'avoir perdu sa maîtresse.

Mais présentement madame Prétavoine n'avait pas à prendre souci de cette hostilité; l'arme qu'elle avait aux mains étant assez puissante pour vaincre toutes les résistances.

Emma, il est vrai, pouvait avoir répété à sa maîtresse l'histoire qu'elle lui avait contée, c'est-à-dire l'amour d'Aurélien pour Bérengère, son projet de mariage et l'abandon de ce projet à la suite du scandale causé par le départ de lord Harley; mais si ce récit avait été fait, et si la vicomtesse s'étonnait qu'on vînt lui demander son consentement au mariage de sa fille quelques jours après qu'on avait annoncé très haut qu'on ne voulait plus de ce mariage, il n'y aurait qu'à légitimer ce changement par quelque bonne explication, et cette explication ne serait nullement impossible à trouver.

Et madame Prétavoine s'installa seule, mademoiselle Emma ne daignant pas lui tenir compagnie, dans le petit salon, où, à son arrivée à Rome, on l'avait fait entrer pour attendre madame la vicomtesse de la Roche-Odon.

Que les temps étaient changés!

Alors pour être reçue elle n'avait à présenter timidement, humblement, qu'une lettre de recommandation d'un petit avoué de province.

Tandis que maintenant elle tenait dans sa poche un talisman qu'elle n'avait qu'à montrer pour qu'on se prosternât à ses pieds.

Qui l'avait obtenu, ce talisman?

A cette pensée, un mouvement d'orgueil soulevait sa poitrine, et la légitimité des moyens qu'elle employait lui paraissait d'autant plus évidente, que le succès jusqu'alors avait récompensé ses efforts: Dieu la protégeait et la guidait.

Mais si l'orgueil était dans son coeur, il ne se manifestait pas au dehors dans son attitude ou dans ses paroles.

En pénétrant dans cette maison pour la première fois et en s'installant dans ce salon, elle avait tiré de sa poche un petit livre de prières, et discrètement, osant à peine s'asseoir sur le fauteuil qu'on lui avait avancé, elle avait commencé à lire dans ce petit livre relié en chagrin noir.

Pouvant se présenter maintenant en maîtresse, elle garda la même attitude et de nouveau elle tira de sa poche le même petit livre; seulement avant de commencer sa lecture, elle retira de dedans ce livre un petit morceau de papier plié en quatre qui pouvait mettre le feu à cette maison, et la faire sauter; puis cela fait elle se recueillit dans sa pieuse lecture.

Ce fut à six heures seulement que madame de la Roche-Odon rentra.

Madame Prétavoine qui avait l'oreille fine, entendit qu'un colloque s'engageait à mi-voix dans l'antichambre entre la vicomtesse et Emma, mais toutes les paroles de ce colloque n'arrivèrent pas jusqu'à elle.

—Je vais la congédier, disait Emma.

—Non, il faut la recevoir, mais vous auriez bien dû m'éviter ce supplice.

Madame de la Roche-Odon entra dans le petit salon le sourire sur les lèvres.

—Que je suis heureuse de vous voir, chère madame.

Mais madame Prétavoine, qui avait pris sa figure du vendredi saint, arrêta net l'épanouissement de ce sourire.

—Madame, je voudrais vous entretenir en particulier.

—Nous sommes seules.

D'un coup d'oeil madame Prétavoine montra les portes.

—Ce que j'ai à vous dire est d'une extrême gravité.

—Mais, madame...

—Il s'agit de l'honneur de monsieur votre fils.

Madame de la Roche-Odon laissa échapper un geste d'effroi.

—Voulez-vous prendre la peine d'entrer dans ma chambre.

Madame Prétavoine voulait bien entrer dans cette chambre, mais elle ne consentit pas à passer la première.

—Je vous écoute, madame, dit sa vicomtesse, lorsque la porte fut refermée.

—Vous savez, madame, que monsieur votre fils et le mien se sont liés assez intimement; de cette intimité il est résulté différents prêts d'argent faits par mon fils.

—Je ne m'occupe pas des affaires d'argent de mon fils, qui est émancipé, dit la vicomtesse avec un certain dédain.

—Vous avez sans doute vos raisons pour agir ainsi; cependant je vous demande la permission d'insister, et de vous dire que les emprunts contractés ainsi par le prince Michel s'élèvent aujourd'hui à une somme totale de 17,000 fr.

—Madame, c'est à mon fils de payer ses dettes; il va rentrer bientôt; vous lui présenterez votre demande. En attendant, je vous serais reconnaissante, si vous le voulez bien, de parler d'autre chose.

—C'est que cette dette est le point de départ de l'affaire grave qui m'amène près de vous.

—Ce qui me paraît grave dans cette affaire, c'est le montant de cette dette; ne trouvez-vous pas que c'est la facilité du prêteur qui a fait l'exigence de l'emprunteur?

—Mon Dieu, madame, comment vouliez-vous que le prêteur refusât quelque chose à l'emprunteur, alors qu'il trouvait en celui-ci un jeune homme vers lequel il était attiré, non-seulement par une vive sympathie, mais encore par un sentiment... plus puissant.

—Quel sentiment?

Madame Prétavoine, qui paraissait en proie à une vive émotion, ne disait pas un mot qui ne fût préparé, qui ne fût pesé, et qui ne conduisît l'entretien à un but qu'elle visait; cette question de la vicomtesse, elle l'attendait donc.

Alors elle expliqua ces sentiments par l'amour que son fils avait conçu pour mademoiselle Bérengère, amour profond, passionné, qui dominait sa vie et qui lui avait fait voir dans le prince Michel le frère de celle qu'il adorait.

La surprise avec laquelle la vicomtesse accueillit cette confession, surprise qui par plus d'un point touchait au dédain et au mépris, montra à madame Prétavoine que mademoiselle Emma n'avait pas parlé, et alors elle se trouva plus libre pour continuer.

Elle put ainsi improviser une fin à sa confidence, appropriée aux besoins du moment.

—Ce serait vous tromper que de vous dire que j'étais favorable à ce mariage; bien des raisons, dans le détail desquelles il est inutile d'entrer, m'y rendaient au contraire hostile, et c'était pour empêcher mon fils de vous adresser sa demande que je l'avais accompagné à Rome.

—Ah! vraiment?

—Mon Dieu, madame, je vous parle avec une entière franchise, je suis une femme d'argent, je ne trouvais pas que la fortune que mademoiselle Bérengère recueillerait un jour fût en rapport avec celle dont mon fils jouira. D'autre part je suis une femme chrétienne, profondément chrétienne, et de ce côté j'avais aussi des motifs pour ne pas désirer cette union. Enfin je fis tant, qu'aidée par la protection divine, j'empêchai mon fils de vous entretenir de son amour et de vous demander la main de mademoiselle votre fille. J'espérais avoir réussi et j'avais vu mon fils partir pour Naples, persuadée qu'il avait renoncé à ce projet de mariage, quand ce matin j'ai reçu de lui une lettre mise à la poste à Rome avant son départ, et dans laquelle il me signifie qu'il ne s'éloigne que pour me faire connaître plus librement ses intentions. Tenez,—elle fouilla dans sa poche, puis tout à coup elle retira sa main,—mais non, je ne puis pas vous la lire, j'ai tant pleuré que, si je la lisais de nouveau, je serais incapable de garder ma raison. Enfin il me dit que ce mariage est sa vie, et que s'il ne devient pas le mari de mademoiselle Bérengère, il est décidé à aller en Chine se faire le disciple et le serviteur des pieux missionnaires qui prêchent notre foi dans ce pays où si souvent ils trouvent le martyre.

Elle se cacha le visage entre ses mains comme pour ne pas voir la croix sur laquelle son fils serait crucifié un jour.

Puis après ce moment de faiblesse donné à la douleur maternelle, qui malgré les efforts apparents qu'elle faisait pour se contenir, l'avait domptée, elle reprit:

—Mais ce n'est pas pour nous entretenir de mon fils que je suis venue, c'est pour vous parler du vôtre, car si grand que soit mon malheur il est cependant au-dessous de celui qui vous frappe.

—Que voulez-vous dire, madame?

—Ce que je viens de vous expliquer n'avait qu'un but, vous faire comprendre comment des affaires d'argent avaient pu s'établir entre nos deux enfants; mon fils voyant dans le prince un frère, aurait partagé avec lui sa fortune entière. Mon fils n'a pas été élevé comme moi à l'école du travail et de l'économie, c'est la générosité même, sa main est toujours ouverte pour ses amis, et il partagerait avec bonheur tout ce qu'il possède entre ses parents; avec lui il n'y a qu'à demander.

—Mon fils... interrompit la vicomtesse, impatientée par tous ces détails.

Mais madame Prétavoine ne parlait pas à la légère, chaque mot qui tombait de ses lèvres était une semence qui devait produire un fruit; il importait à son plan que la vicomtesse crût à la générosité d'Aurélien.

—Monsieur votre fils emprunta donc de l'argent au mien qui ne refusa jamais, et c'est ainsi que fut créée cette dette de 17,500 francs. Mon fils, je vous le répète, aurait partagé sa fortune avec celui qu'il regardait comme un frère, et le prince comptait si bien sur lui que, toutes les fois qu'il avait besoin d'argent, il venait en chercher. Les choses étaient ainsi lorsque mon fils partit pour Naples comme je vous l'ai expliqué tout à l'heure. La nuit dernière le prince perdit au jeu une grosse somme et pour la payer il vint le matin s'adresser à mon fils, qu'il ne trouva pas, bien entendu. Il monta néanmoins à son appartement...

Ici madame Prétavoine s'arrêta étouffée par l'émotion; sa voix tremblait.

—Eh bien! s'écria la vicomtesse.

—Ah! madame, laissez-moi demander à Dieu la force de continuer et le moyen d'adoucir la violence du coup que je vais vous porter.

Et elle joignit les mains comme si elle s'adressait à Dieu.

—Parlez, mais parlez donc, madame!

—Arrivé dans l'appartement, le prince ne trouva pas mon fils, mais sur le bureau de celui-ci il trouva, oublié, un carnet de chèques; mon fils est, en effet, tellement confiant, qu'il laisse à découvert son argent et les choses les plus précieuses. Le prince déchira un de ces chèques...

—Madame!

—Déchira un de ces chèques, continua madame Prétavoine d'une voix assurée, l'emporta, y inscrivit la somme de dix mille francs, et le signa du nom d'Aurélien Prétavoine.

—C'est impossible.

—Non-seulement il fit cela, mais il présenta ce chèque à la banque de Rome et toucha les dix mille francs.

—Non, non, mille fois non; c'est une infâme calomnie.

—Direz-vous non à ce carnet,—elle tira le cahier de sa poche—dont une feuille, vous le voyez, a été enlevée avec la souche; direz-vous non au caissier de la banque qui a payé les dix mille francs entre les mains du prince; direz-vous non à ce chèque dont la signature est fausse?

Elle mit le chèque sous les yeux de la vicomtesse, mais en le tenant de loin solidement à deux mains, de peur qu'on le lui enlevât.

La précaution était superflue, car madame de la Roche-Odon paraissait atterrée et disposée plutôt à fermer les yeux qu'à les ouvrir, à laisser tomber plutôt ses mains ballantes qu'à les étendre.

—Je dois vous dire, continua madame Prétavoine, comment ces faits sont venus à ma connaissance, vous verrez alors qu'ils ne sont malheureusement que trop vrais. Ayant gardé la chambre pendant toute la matinée, malade de chagrin à la lettre de mon fils, je suis allée à la Banque de Rome vers quatre heures, pour une affaire que j'avais à traiter avec le directeur. En parlant celui-ci m'a appris qu'il avait le matin payé un chèque de dix mille francs tiré par mon fils, c'était assez pour me révéler un faux; mon fils ne tire pas des chèques de cette importance sans que j'en sois informée. De plus, la date confirmait ma certitude, puisque mon fils était à Naples, il ne pouvait pas dater un chèque de Rome. On me montra la pièce. Je prouvai qu'elle était fausse. Alors le directeur me dit qu'il allait déposer une plainte pour faire arrêter celui qui avait touché ce chèque et qui l'avait fabriqué,—le prince Michel Sobolewski. Comme vous, madame, mon premier mouvement fut de m'écrier: c'est impossible! Je dus me rendre à l'évidence. Alors je suppliai le directeur de ne pas déposer sa plainte. Je lui demandai de me charger de cette affaire. J'eus le plus grand mal à le décider. Enfin il me confia cette pièce. Avant de venir vous trouver, je rentrai chez moi pour voir le carnet de chèques de mon fils. Je le trouvai sur son bureau, avec cette feuille manquant. De plus, on me dit que le prince était venu le matin et qu'il était monté chez mon fils. Voilà les faits.

Madame de la Roche-Odon resta sans parler, accablée, écrasée sous ce coup, car ce n'était pas une mère pleine de confiance en son fils qui venait de le recevoir, c'était au contraire une mère qui connaissait ce fils, et mieux que personne savait de quoi il était capable.

Pour madame Prétavoine, elle n'avait plus rien à dire, au moins pour le moment; elle n'avait qu'à voir venir sa victime.

Comme elles restaient ainsi en face l'une de l'autre sans se regarder, un bruit de pas retentit dans le salon, et la porte de la chambre s'ouvrit, brusquement poussée: c'était Michel qui rentrait et qui venait débarrasser sa mère de cette «vieille sorcière» dont on lui avait annoncé la présence, afin de dîner au plus vite.

Mais un coup d'oeil lui suffit pour voir que tout était découvert, et il s'arrêta.

Madame Prétavoine avait baissé les yeux et les tenait attachés sur une fleur du tapis; madame de la Roche-Odon, au contraire, les avait levés, et elle regardait son fils, qui restait immobile, le front contracté, les lèvres serrées, les paupières abaissées et mi-closes, regardant en-dessous, avouant son crime par son attitude et l'expression de son visage.

—Alors, cette chose horrible est donc vraie? s'écria la vicomtesse.

Il releva la tête, et, regardant sa mère en face, il haussa les épaules:

—Voilà de bien grands mots, dit-il, pour une chose en réalité toute simple.

—Simple! s'écria madame de la Roche-Odon.

Madame Prétavoine ne dit rien, mais elle joignit les mains et leva les yeux au ciel.

—Je comptais sur Prétavoine, continua Michel, je ne l'ai pas trouvé, son carnet de chèques était sur son bureau, j'en ai pris un, je l'ai rempli et j'ai touché la somme dont j'avais besoin: voilà tout.

—Et tu en conviens ainsi!

—Parbleu! il n'y a pas à nier.

—Une plainte va être déposée.

—Prétavoine ne fera pas une pareille bêtise; j'allais d'ailleurs lui écrire pour le prévenir.

—Ce n'est pas mon fils qui doit déposer cette plainte, dit madame Prétavoine intervenant, c'est la banque de Rome, car c'est elle qui a été...

Elle s'arrêta.

—Volée, acheva la vicomtesse.

—Encore les grands mots; il n'y a vol que quand il y a préjudice, et Prétavoine sera remboursé.

—Et le faux, qui l'effacera? demanda madame de la Roche-Odon, pâle et frémissante; toi, toi, tu as pu faire un faux!

De nouveau Michel haussa les épaules, mais cette fois avec colère; puis il fit quelques pas à travers la chambre, et, venant se camper devant sa mère, les bras croisés, la tête haute:

—Il ne faudrait pas cependant, s'écria-t-il, m'obliger à dire ce que je ne veux pas dire: j'avais besoin de cette somme.

—Il ne fallait pas jouer.

—Il me fallait au contraire jouer, et, ayant perdu, il me fallait payer, ceci devrait être compris et non demandé.

Il lança ces quelques paroles à la face de sa mère; puis, continuant avec une violence qui à chaque mot allait croissant:

—Si j'avais eu mon patrimoine, j'aurais pris dessus l'argent nécessaire pour soutenir cette lutte. Mais qu'est-il devenu? A qui la faute si j'ai fait arme de tout? Donc, pas de reproches.

—Des reproches!

—Pas d'accusation; chacun a ses vices, et ce n'est que justice d'être indulgent les uns pour les autres.

Madame de la Roche-Odon s'était affaissée dans son fauteuil, car chacune de ces paroles l'avait atteinte en plein corps.

Dans leur forme vague elles étaient pour elle d'une terrible précision, et il n'était rien de ce qu'il avait voulu dire, qu'elle n'eut compris.

Ce justicier c'était son fils, son fils faussaire, rejetant sur elle une part de son crime.

—Pourquoi ai-je joué?

—Pour qui?

—Pourquoi n'ai-je pas payé?

Les réponses à ces horribles questions elle les trouvait en elle.

Elle leva ses deux mains pour cacher son visage, mais dans ce moment ses yeux rencontrèrent le visage extatique de madame Prétavoine.

Elle avait oublié qu'ils n'étaient pas seuls; il fallait s'observer devant elle et contre elle se défendre.

Dans sa vie agitée madame de la Roche-Odon s'était trouvée plus d'une fois au milieu de situations difficiles et douloureuses, jamais plus horribles cependant, jamais plus cruelles que celle au milieu de laquelle elle venait d'être précipitée par la main de son fils; ce n'était pas seulement le présent, c'était encore le passé qui accablaient, qui écrasaient la femme et la mère.

Sans répondre à son fils, elle se tourna vers madame Prétavoine:

—Madame, vous aviez un but en venant me dénoncer ce... faux?

—Empêcher le prince de passer en cour d'assises.

—Madame! s'écria Michel menaçant.

Mais on n'intimidait pas madame Prétavoine; sans se troubler, elle répondit:

—C'est la cour d'assises qui juge les faussaires, et c'est l'intention des directeurs de la banque de Rome de déposer leur plainte pour que vous soyez poursuivi.

Sans en avoir l'air elle appuyait sur les mots terribles.

—Et comment comprenez-vous qu'on puisse empêcher ce procès, madame? demanda la vicomtesse; pour cela je suis prête à tout; ce qu'on demandera je le donnerai, ce qu'on exigera je le ferai.

—Il n'y a qu'à payer, dit Michel.

—Vous croyez? demanda madame Prétavoine.

—Parbleu!

—Le faux est-il effacé par la réparation du préjudice causé?

—C'est la plainte qui constatera... ce que vous appelez un faux et ce qui est tout simplement un emprunt.

—Et qui empêchera le dépôt de cette plainte?

Michel ne répondit pas.

—Eh bien, continua madame Prétavoine, vous voyez que les choses ne sont pas aussi simples que vous dites; aussi, comme vous ne paraissez pas vouloir comprendre leur gravité, je vous demande de me laisser traiter cette question avec madame votre mère, qui, elle, en sent toute la gravité.

—Oh! comme vous voudrez, dit Michel en se dirigeant vers la porte.

Mais d'un geste, madame Prétavoine l'arrêta.

—Je ne sais quelles sont vos vraies intentions, dit-elle, seulement je vous préviens qu'au cas où vous voudriez quitter Rome, ce serait une grosse imprudence qui vous exposerait à y être ramené malgré vous.




XLIX

Pendant que le prince Michel sortait de la chambre, madame Prétavoine eut une tentation.

Les choses avaient si bien marché qu'elles avaient dépassé ses espérances.

Pourquoi ne profiterait-elle pas de ses avantages?

Pourquoi ne ferait-elle point payer à madame de la Roche-Odon et les 17,500 fr., montant de la dette contractée par ce jeune coquin au profit d'Aurélien, et les 10,000 francs, montant du chèque faux?

En réalité, il avait indûment touché 27,500 francs; et c'est une belle somme, agréable à recouvrer.

Que fallait-il pour cela?

Un peu d'habileté, et la vicomtesse payait ces 27,500 francs.

Devait-elle risquer cette aventure?

Elle avait, il est vrai, fait son deuil de cet argent, qui, ainsi déboursé, était une simple avance de fonds destinée à s'assurer la main de Bérengère et l'héritage du vieux comte de la Roche-Odon.

Cette considération financière la détermina à renoncer à cette affaire. La risquer serait s'écarter de la règle qui avait dirigé sa vie, celle «du gagne-petit».

—Vous pensez peut-être que j'ai été bien sévère avec monsieur votre fils, dit-elle d'un ton bénévole.

Sans répondre, madame de la Roche-Odon fit un signe négatif.

—Mon Dieu, poursuivit madame Prétavoine, il faut juger humainement les choses humaines; il est certain qu'à la faute de ce pauvre jeune homme, on peut trouver des circonstances atténuantes, et même des excuses. Ainsi qu'il l'a dit lui-même, si mon fils avait été chez lui, ce faux n'aurait pas été fabriqué, mon fils aurait prêté ces dix mille francs comme il en avait déjà prêté dix-sept mille cinq cents.

—Ces dix mille francs et ces dix-sept mille francs vous seront rendus par moi, madame.

Certes l'occasion était bien tentante, cependant madame Prétavoine la refusa une fois encore.

—Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, au moins pour le moment, dit-elle; en tout cas, si nous parlons de ce remboursement, que ce soit pour bien marquer qu'il arrive comme une excuse. Ainsi d'une part, le prince est certain que si mon fils était à Rome, il lui prêterait ces dix mille francs; et d'autre part il est certain aussi que ces dix mille francs seront payés par vous. Ces deux certitudes changent considérablement, vous en conviendrez, les conditions dans lesquelles s'est accompli le... je veux dire l'accident. Ce n'est plus du tout le crime dont me parlait le directeur de la banque de Rome et que par ses yeux j'avais vu tout d'abord: le prince s'introduisant chez mon fils, dérobant un chèque, le couvrant d'une écriture et d'une signature fausses, et le présentant à la banque pour voler une somme de dix mille francs. Où est le vol, puisqu'il n'y avait plus intention de s'approprier ces dix mille francs? où est le faux, puisque mon fils, s'il avait été chez lui, aurait rempli ce chèque et l'aurait signé exactement comme le prince l'a fait lui-même? Non véritablement, non, je ne puis voir dans tout cela ni un vol, ni un faux.

Madame de la Roche-Odon buvait ces paroles qui répondaient trop bien à son propre sentiment, pour qu'elle eût la force de les arrêter au passage et de les examiner.

S'il était habile de s'engager dans cette voie, il ne fallait cependant pas aller trop loin, sous peine de dépasser le but; madame Prétavoine s'arrêta.

—Mes sentiments se sont si bien modifiés en serrant de près cette question, dit-elle, que j'en reviens à l'idée à laquelle je m'étais arrêtée ce matin après avoir reçu la lettre de mon fils, et dont je vous faisais part tout à l'heure.

—Quelle idée?

—Celle qui s'applique aux projets de mon fils.

—C'est de ce malheureux chèque qu'il s'agit.

—Sans doute, et c'est de lui aussi que je veux parler. Ainsi ce chèque aurait été un faux nettement caractérisé, comme je le croyais en venant ici, avec la circonstance aggravante d'escroquerie, que bien certainement j'aurais renoncé à cette idée. Je vous l'ai dit et vous le savez d'ailleurs, je suis une femme chrétienne, comme mon fils est un jeune homme sincèrement chrétien, nous ne pourrions donc ni lui ni moi nous allier à une famille dont un membre aurait commis un crime. Vous me direz que la charité ordonne de pardonner: assurément; mais c'est aux autres qu'il faut être indulgent, non aux siens, c'est-à-dire à soi-même. Le crime auquel je croyais n'existant plus, je puis donc revenir à mon idée.

—Mais, madame...

—Vous ne comprenez pas que je veuille aujourd'hui ce que j'ai naguère combattu de toutes mes forces. Cependant le changement qui s'est fait en moi est, il me semble, bien explicable. Tant que j'ai cru que je pourrais détourner mon fils de son projet, je n'ai rien épargné pour lui opposer une vive résistance. Mais je vois aujourd'hui que je suis vaincue. Aujourd'hui mon fils m'annonce que je ne le reverrai plus et qu'il s'expatriera en Chine où il recherchera le martyre, s'il ne devient pas le mari de celle qu'il aime jusqu'à en mourir. Dans ces conditions désespérées, la mère l'emporte en moi sur la femme d'argent, et j'ai l'honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille pour mon fils.

—Ma fille! s'écria madame de la Roche-Odon.

Et cette seule exclamation en apprit plus à madame Prétavoine qu'un long discours: la vicomtesse ne voulait pas marier sa fille et surtout elle ne voulait pas la donner à M. Aurélien Prétavoine.

Cependant, la situation était telle que madame de la Roche-Odon devait se contenir et ménager celle qui avait entre les mains ce terrible chèque.

—Ma fille, dit-elle, mais, madame, je ne sais si elle veut se marier; je ne sais si elle accepterait monsieur votre fils pour mari; je ne sais...

—Ce n'est pas que vous me donniez mademoiselle Bérengère que je demande, c'est que vous me donniez votre consentement à son mariage avec mon fils. Gagner mademoiselle Bérengère, toucher son coeur, se faire aimer d'elle, cela regarde mon fils; ce qui me regarde, moi, c'est d'obtenir votre consentement, et c'est ce seul consentement que je vous demande.

—Mais, madame, encore une fois, c'est de mon fils qu'il s'agit en ce moment, non de ma fille; pour elle nous verrons plus tard; je ne puis vous répondre ainsi.

—Nous nous comprenons mal ou plutôt nous ne nous comprenons pas du tout; si je vous parle de mademoiselle votre fille, cela n'empêche pas qu'il s'agisse de monsieur votre fils: ils sont en ce moment solidaires l'un de l'autre. Vous avez trop d'expérience pour ne pas voir que je veux en ce moment profiter des avantages que le hasard, disons mieux, que la Providence divine a mis entre mes mains. Je n'ai qu'un mot à dire, que cent pas à faire pour que le prince Michel, votre fils, soit arrêté comme faussaire et passe aux assises. Ce mot, assurément, je ne le dirai pas, je ne pourrais pas le dire, s'il s'applique au futur beau-frère de mon fils. Mais ne sentez-vous pas que si ma demande était accueillie par un refus dédaigneux, mes sentiments pourraient être changés? De quoi n'est pas capable une mère qui veut assurer le bonheur de son enfant, et c'est le bonheur, c'est la vie de mon fils qui sont en jeu en ce moment. Réfléchissez à cela, madame, je vous en prie, dans votre intérêt, dans celui de votre fils, réfléchissez avant de répondre à ma demande.

Pour la première fois, madame de la Roche-Odon comprenait ce que pouvait être cette femme de manières douces à laquelle elle n'avait jamais daigné prêter attention; mais plus elle était à craindre, plus il fallait se montrer prudent avec elle.

—Vous avez raison, dit-elle, je réfléchirai, et demain, en vous portant les 27,500 francs qui vous sont dus, je répondrai à votre demande, que j'aurai pu examiner.

—Soit, madame, à demain.

Et madame Prétavoine se leva.

La vicomtesse se crut sauvée, mais madame Prétavoine ne sortit pas.

—Si j'accepte demain, dit-elle, c'est pour la réponse et non pour les 27,500 fr. En effet, je ne prendrai pas cette somme.

—Elle vous est due.

—Elle serait due à une étrangère, mais demain, j'en ai la conviction, vous aurez compris que je ne puis pas être une étrangère pour vous. J'aurai l'honneur de vous attendre jusqu'à trois heures. Pour ces 27,500 francs, je n'accepterai de vous qu'une seule chose: une reconnaissance de cette somme payable à présentation. Pour ma demande, je n'accepterai aussi qu'une seule chose: un consentement à ce mariage passé par vous devant le chancelier de la légation. Avant demain trois heures, vous aurez eu tout le temps de réfléchir, et si ce que je vous demande ne vous paraît pas possible, il sera inutile que vous preniez la peine de vous déranger. A quatre heures, la plainte en faux sera déposée avec ce chèque à l'appui. Elle ne le serait avant que si vous jugiez à propos de quitter Rome ce soir, par exemple, ou demain matin, avec monsieur votre fils, et vous le comprenez, que le prince Michel Sobolewski soit condamné pour faux par contumace ou contradictoirement, c'est exactement la même chose, au moins au point de vue de l'honneur.

—Mais c'est un égorgement! s'écria madame de la Roche-Odon qui se sentait prise dans un étau dont cette femme à la voix onctueuse manoeuvrait la vis avec une main de fer.

—Ce qui en serait un, ce serait de faire le malheur de mon fils, qui adore mademoiselle votre fille, et qui sera pour vous, madame, le gendre le plus tendre, le plus affectueux, le plus soumis; près de lui, près de votre fille, vous pourrez continuer la grande existence qui vous est nécessaire, car sa fortune, je vous l'ai déjà dit, est considérable, et de plus Sa Sainteté daigne lui conférer dans quelques jours le titre de comte. Que si dans vos réflexions vous vous préoccupez, comme cela est naturel, du bonheur de votre fille, vous devez écarter tout souci à ce sujet. Encore une fois, ce n'est pas vous, madame, qui marierez mademoiselle votre fille, ce sera son grand-père, le comte de la Roche-Odon, près duquel elle vit, et qui, vous le pensez bien, ne lui donnera pas un mari indigne d'elle; ce sera elle-même qui choisira librement son mari. Tout ce que je vous demande, c'est votre consentement légal, et après avoir réfléchi, vous verrez, j'en suis certaine, les avantages qu'il y a pour tous à l'accorder, et les dangers, au contraire, qu'il y aurait à le refuser.

Et sur ce mot, ayant salué humblement, elle se dirigea vers la porte.




L

En sortant de chez madame de la Roche-Odon, madame Prétavoine retourna à la banque de Rome, car il fallait prévoir le cas, probable d'ailleurs, où la vicomtesse voudrait faire une tentative auprès des directeurs de cette banque afin d'empêcher le dépôt de la plainte en faux.

La banque était fermée, mais madame Prétavoine obtint l'adresse du directeur à qui elle avait eu affaire dans la journée, et elle alla immédiatement le relancer à son domicile particulier, via Venti Settembre.

—Eh bien, madame, demanda le directeur lorsqu'il vit quelle était la personne qui l'avait dérangé.

—Eh bien, j'ai l'espérance d'être payée demain; seulement je pense que demain matin on viendra vous demander, vous supplier de ne pas déposer de plainte, et moi je viens ce soir vous demander de ne pas recevoir madame de la Roche-Odon.

—Voulez-vous donc que la plainte soit déposée?

Madame Prétavoine comprit que cet homme d'affaires cherchait à deviner quel intérêt elle pouvait avoir à s'occuper si activement de ce faux, et elle voulut lui donner une raison qui expliquât et justifiât son intervention.

—Il faut vous dire, continua-t-elle, que le prince Michel Sobolewski doit à mon fils une somme de 17,500 francs, et je profite de cet incident du chèque faux pour me faire payer, en même temps que les 10,000 francs, montant du chèque, cette somme de 17,500 francs.

—Ah! parfaitement, dit le banquier, comprenant alors l'intervention de madame Prétavoine dans une affaire qui, en apparence, ne la touchait que d'une façon incidente. Vous avez bien raison de saisir cette occasion, car vos 17,500 francs seraient perdus, tandis que les 27,500 francs seront payés.

—Alors?

—Alors, vous pouvez compter sur moi; vous m'avez rendu service en vous occupant de cette négociation, je vous en rendrai demain un du même genre en ne m'occupant de rien. Vous avez commencé cette affaire, vous la terminerez; je n'interviendrais que pour déposer la plainte s'il y avait lieu. Il faut bien s'entr'aider, que diable! Soyez donc rassurée pour demain; si madame de la Roche-Odon me cherche, elle ne me trouvera pas, je serai à chasser dans la forêt de Laurentum, et je ne rentrerai à Rome que tard dans la soirée; il faudra donc qu'elle s'adresse à vous.

Et madame Prétavoine, pleinement rassurée, rentra dîner de bon appétit: elle avait bien employé sa journée quoiqu'elle fût restée au lit une grande partie de la matinée.

Tandis que madame Prétavoine dînait tranquillement, madame de la Roche-Odon restait livrée à de terribles angoisses, se demandant si elle devait abandonner son fils pour sauver sa fille ou sacrifier sa fille pour sauver son fils.

Car il n'y avait pas à se bercer dans l'illusion, cette femme noire serait implacable; elle voulait ce mariage, et s'il lui échappait alors qu'elle croyait le tenir, elle se vengerait en déposant cette plainte en faux.

Les sentiments que madame de la Roche-Odon éprouvait pour sa fille n'étaient point ceux d'une mère passionnée; elle avait peu vu cette enfant, et entraînée dans le tourbillon de sa vie de plaisir, elle l'avait bien souvent oubliée. Mais cette vie de plaisir venait d'être brusquement interrompue, et le désespoir qu'elle éprouvait avait amolli son coeur; elle était seule maintenant, car elle ne pouvait pas compter sur Michel, et l'excès de son propre malheur la rendait plus tendre au malheur d'autrui qu'elle ne l'eût été quelques semaines auparavant.

Il ne fallait pas, elle ne devait pas consentir à ce mariage.

Il n'y avait qu'un moyen pour ne pas donner ce consentement, c'était de payer la banque de Rome, afin d'empêcher le dépôt de la plainte.

Elle sonna sa femme de chambre; et lui dit qu'il fallait tout de suite prendre sur ses diamants ce qui était nécessaire pour se procurer une somme de vingt huit mille francs.

Mais Emma, qui avait son franc-parler avec sa maîtresse, déclara nettement qu'elle ne se chargerait pas d'une pareille négociation.

—Je ne peux pas empêcher madame de se réduire à la misère pour son fils, mais j'aimerais mieux me couper la main que de vendre ses diamants; d'ailleurs les vendre en ce moment c'est avouer que les bruits qui ont couru Rome sont vrais; madame n'a pas pensé à cela.

Certes, oui, la vicomtesse avait pensé à cela, mais elle n'avait pas d'autres moyens pour se procurer cette somme que de vendre ou tout au moins que d'engager ses diamants, seule épave qui lui restât de son naufrage et des millions qu'elle avait dissipés.

Il lui en coûtait de dire la vérité à Emma qui détestait déjà Michel si profondément; cependant comme elle avait besoin de son concours, elle s'y décida; seulement elle arrangea le faux comme madame Prétavoine l'avait arrangé lorsqu'elle avait voulu l'excuser.

Emma fut épouvantée, car si dans cette terrible affaire elle ne vit pas la main de madame Prétavoine, elle la devina, comme elle l'avait devinée dans l'arrivée de lord Harley.

Elle ouvrit la bouche pour dire ses soupçons, mais la réflexion la retint; elle ne pouvait pas accuser madame Prétavoine sans s'accuser elle-même, et son repentir n'allait pas jusqu'à se confesser. Comment la vicomtesse prendrait-elle cette confession dans l'état de crise où elle était? D'ailleurs elle avait mieux à faire; c'était de sauver sa maîtresse.

—Madame pense bien que je ne suis pas sans avoir fait quelques économies; j'ai quarante mille francs à moi en diverses valeurs; je les déposerai demain chez un banquier, j'emprunterai dessus les vingt-huit mille francs, de sorte que madame pourra payer ainsi et les dix mille francs du chèque et dix-sept mille cinq cents francs réclamés par madame Prétavoine.

Pendant que ceci se passait entre madame de la Roche-Odon et sa femme de chambre, le prince Michel se faisait servir à dîner «parce qu'il était diablement pressé, ayant sa revanche à prendre avec les mille francs qui lui restaient.»

Cependant il ne put pas sortir aussitôt qu'il en avait l'intention, sa mère le retint pour lui expliquer les menaces de madame Prétavoine.

—Pourquoi ne pas lui donner ce consentement? dit-il, le Prétavoine est riche et il est assez bête pour faire un précieux mari; maintenant qu'il va être comte, rien ne s'oppose à ce qu'on l'accepte; en tous cas, cela vaudrait mieux que de prendre l'argent de cette gueuse d'Emma, qui est sûrement de l'argent volé, car enfin on ne me fera jamais accroire qu'une femme de chambre peut économiser quarante mille francs; pourquoi payer ces 27,500 francs quand on peut ne pas les payer? donne donc ton consentement; si Bérengère ne veut pas du Prétavoine elle le refusera.

Et il s'en alla fort satisfait de la tournure que prenait son affaire, car en aucun cas il n'avait rien à craindre, et que sa mère donnât les 27,500 francs ou qu'elle donnât son consentement, le chèque serait toujours rendu,—ce qui pour lui était le seul point à considérer.

Le lendemain matin, à dix heures, Emma apportait 28,000 francs à sa maîtresse, et celle-ci courait à la banque de Rome; mais, à ses questions, on répondait que le directeur était absent de Rome, pour toute la journée, sans qu'on sût où il était. A qui s'adresser? Elle ne pouvait pas parler de ce chèque aux caissiers et aux employés. D'ailleurs à quoi bon, ils n'auraient pas pu prendre une résolution.

La situation était cruelle.

Si pénible que fût la démarche, il fallait aller demander à madame Prétavoine d'attendre jusqu'au lendemain.

Elle y alla.

Mais madame Prétavoine ne voulut rien entendre.

—C'est un délai que vous me demandez; je n'en ai jamais accordé un quand j'étais dans les affaires; pour moi, ce qui est dit une fois l'est pour toujours.

—Mais, madame...

—Vous voulez voir le directeur de la banque pour obtenir de lui que la plainte ne soit pas déposée; il n'est pas à Rome, parce que je n'ai pas voulu qu'il y fût. Si à quatre heures je n'ai pas votre consentement, c'est moi qui ferai déposer cette plainte; cela me regarde seule.

Madame de la Roche-Odon s'abaissa jusqu'à prier, jusqu'à supplier; poliment madame Prétavoine lui répondit qu'elle était obligée de sortir et qu'elle aurait l'honneur de l'attendre à trois heures.

Quand Michel apprit ce résultat, il entra dans une colère terrible.

—Voulez-vous que cette vieille sorcière dépose la plainte? s'écria-t-il. Elle a raison, la vieille dévote, de tenir à ce qu'elle a dit: en quoi ce mariage est-il effrayant? ne nous tire-t-il pas d'embarras, au contraire, non-seulement dans le présent, mais encore dans l'avenir, puisqu'il paraît que ce vieux gredin de comte ne veut pas mourir; toi plus que moi encore; les enfants ne doivent-ils pas des aliments à leurs parents?

Si brutales que fussent ces paroles, elles avaient cependant un fond de vérité, et madame de la Roche-Odon en était arrivée à le reconnaître.

Oui, cela était vrai, ce mariage les tirait d'embarras, puisque, suivant le mot de son fils, le comte ne voulait pas mourir.

Cependant elle ne se rendit pas, et jusqu'à deux heures elle resta hésitante, voulant et ne voulant pas.

Mais à deux heures, ce fut Michel lui-même qui vint l'arracher à ses angoisses.

—Vas-tu donc laisser déposer la plainte?

Elle fut presque heureuse de céder à cette violence.

Les formalités à remplir à la légation furent plus longues qu'elle n'avait pensé, et ce fut à trois heures quarante-cinq minutes seulement qu'elle arriva chez madame Prétavoine.

—J'allais partir pour déposer la plainte, dit celle-ci, qui, ayant vu madame de la Roche-Odon arriver, s'était dépêchée de mettre son chapeau et de revêtir son manteau.

Sans rien dire, madame de la Roche-Odon tendit le consentement et les 27,500 francs en billets de banque.

Madame Prétavoine prit le consentement, mais elle repoussa les billets:

—Non, dit-elle, telles ne sont pas nos conventions, j'ai parlé d'une reconnaissance, et c'est une reconnaissance que je vous prie de m'écrire, car si ce mariage se fait, comme je l'espère, elle sera déchirée.

Madame de la Roche-Odon se mit au bureau que lui montra madame Prétavoine et écrivit cette reconnaissance sous la dictée de celle-ci.

Cela fait, elle se leva et tendit la main à madame Prétavoine pour recevoir en échange le terrible chèque.

Mais celle-ci ne donna pas le chèque qui lui était ainsi demandé.

—Ce chèque est ma garantie que vous ne reviendrez pas sur ce consentement.

—Et moi, madame, où est ma garantie que vous ne déposerez pas cette plainte?

—Dans mon intérêt. Comment voulez-vous que j'accuse de faux le beau-frère de mon fils, le frère de ma bru; le jour du mariage, ce chèque vous sera remis; il n'irait aux mains de la justice que si, par votre fait, ce mariage venait à manquer. Mais cela ne sera pas, j'en suis certaine; votre présence ici est la preuve que vous avez compris qu'il doit avoir lieu. Dans quelques jours j'irai vous rendre votre visite avec mon fils, qui, bien entendu, ignorera toujours comment votre consentement a été obtenu; et aura pour vous les sentiments de gratitude, de tendresse et de respect qu'un fils doit à une mère qui a assuré son bonheur.




LI

Si occupée qu'eût été madame Prétavoine du côté de madame de la Roche-Odon, elle n'avait pas pour cela négligé l'aide de chambre du Vatican, et plusieurs fois par semaine Lorenzo Picconi venait lui rendre compte de la marche des négociations qui devaient faire de M. Aurélien Prétavoine un comte du pape.

Malheureusement ces négociations qui tout d'abord avaient paru devoir réussir assez facilement, rencontraient des obstacles qui les entravaient et les arrêtaient.

Quand tant d'autres Français, diplomates, militaires, avocats, négociants avaient obtenu du Saint-Père des titres de comte ou de baron en n'ayant pour ainsi dire qu'à faire demander ces titres par quelque personnage de la cour papale, on opposait aux efforts de ceux qui s'occupaient d'Aurélien une résistance inexplicable.

Évidemment madame Prétavoine avait des ennemis ou tout au moins des adversaires au Vatican; quels étaient-ils? Lorenzo n'avait pu les découvrir, mais on lui avait affirmé leur existence.

Bien que madame Prétavoine n'eût plus confiance en Mgr de la Hotoie, elle crut que dans ces circonstances il fallait encore s'adresser à lui, et par son entremise rechercher quels étaient ces adversaires.

Elle le pressa donc de réaliser ses promesses en lui rappelant ses paroles: «Si nous réussissons pour Guillemittes, votre succès est assuré; l'un entraînera l'autre.» On avait réussi pour l'abbé Guillemittes; et maintenant qu'il était évêque, c'était au tour d'Aurélien d'être fait comte, puisque le succès de l'un devait entraîner le succès de l'autre. Le temps s'écoulait, des affaires impérieuses la rappelaient à Condé, elle le priait, elle le suppliait d'user de toute son influence pour obtenir enfin ce titre.

Bien entendu, elle n'avait pas parlé de Lorenzo Picconi; c'était de Mgr de Nyda qu'elle attendait cette insigne faveur, de lui seul, de sa seule influence, de sa seule gracieuseté; c'était à lui, à lui seul qu'elle voulait devoir une reconnaissance qui ne s'éteindrait en ce monde qu'avec sa vie.

A cette demande, Mgr de la Hotoie avait répondu avec une parfaite affabilité que les choses n'avaient pas marché comme il l'avait espéré. Au lieu de se tenir pour battus les adversaires de l'abbé Guillemittes, c'est-à-dire les amis et les protecteurs de l'abbé Fichon, s'étaient tournés contre celle à laquelle ils attribuaient leur échec, et en voyant qu'elle-même demandait une grâce, ils avaient, par un esprit de basse vengeance, entrepris de la combattre. L'abbé Fichon avait transmis sur elle (au moins, on supposait que c'était l'abbé Fichon), des renseignements d'après lesquels il résulterait que la Banque des campagnes, en attribuant 2 000 aux membres du clergé qui lui procuraient des affaires, avait nui à la considération de ce clergé dans le diocèse de Condé, ainsi que dans les diocèses environnants, et même qu'elle avait gravement compromis la cause sacrée de notre sainte religion. Dans ces conditions, le Saint-Père pouvait-il conférer un titre de comte au fils de celle qui avait organisé et dirigé cette banque?

Madame Prétavoine indignée, avait voulu prouver que cette Banque des campagnes était au contraire une institution qui avait rendu et qui rendait les plus importants services à la cause religieuse, mais l'évêque de Nyda ne l'avait pas laissée entreprendre ce panégyrique.

—Ce que vous me dites, chère madame, c'est ce que j'ai moi-même répondu; vous n'avez donc pas à me convaincre; mais ces accusations, quoique fausses et absurdes, n'ont pas moins produit un effet désastreux; de là l'opposition que nous rencontrons.

—Alors que faut-il faire pour repousser ces accusations?

—Directement rien, car vous savez aussi bien que moi que contre des bruits calomnieux tout est inutile; indirectement, au contraire il y aurait beaucoup à faire.

—Mais quoi?

—Je ne saurais trop préciser, mais il me semble que maintenant il ne faudrait que quelque action d'éclat qui confessât votre foi et affirmât votre dévouement au Saint-Siége d'une manière si triomphante que vos adversaires fussent réduits au silence.

—Quelle action d'éclat?

—C'est à chercher... j'étudierai la question, et j'aurai l'honneur de vous revoir.

En disant que c'était à chercher, Mgr de la Hotoie pensait à madame Prétavoine et non à lui.

Il commençait à croire qu'il avait assez fait pour elle, tandis qu'elle-même n'avait fait que fort peu de chose. Sans doute elle avait habilement mis en pratique les indications qu'il lui avait données. Mais, au point de vue de curiosité artistique où il s'était placé, il trouvait que cela manquait d'originalité, il aurait voulu quelque chose de neuf, d'imprévu, et comme il ignorait par quelles combinaisons madame Prétavoine avait obtenu le consentement de madame de la Roche-Odon, comme il ignorait aussi la mise en action de Lorenzo Picconi, il se disait que cette mère et son fils n'étaient décidément pas ce qu'il avait pensé tout d'abord: intelligents, oui assurément, déliés, retors, insidieux même: tout cela dans une moyenne mesure et non avec des qualités supérieures qui forcent l'intérêt.

Se tireraient-ils à leur avantage des difficultés que l'abbé Fichon venait de soulever devant eux?

C'était à voir.

Si madame Prétavoine avait encore été au temps de son arrivée à Rome, elle se serait contentée de la promesse de Mgr de la Hotoie, «d'étudier la question», et elle aurait tranquillement attendu qu'il lui fît connaître le résultat de cette étude.

Mais son aventure, à la remise du modèle de l'église d'Hannebault, lui avait donné de l'expérience, et maintenant elle comprenait qu'il valait mieux qu'elle étudiât elle-même cette question, plutôt que la laisser à la sollicitude de l'évêque de Nyda.

Une action d'éclat qui confessât sa foi et affirmât son dévouement au Saint-Siège!

Que pouvait-elle faire de plus que ce qu'elle avait déjà fait?

N'avait-elle point déjà payé assez de sa personne et de sa bourse?

Et le total de ses dépenses se dressait devant elle comme un remords.

Mais précisément parce qu'elle avait beaucoup dépensé, elle était entraînée à dépenser encore: sa situation était celle du créancier qui se ruine pour ne pas perdre ce qu'il a avancé.

Encore un effort, et puis après celui-là un autre encore, et toujours.

Elle chercha, et bientôt elle trouva.

Tous ceux qui ont visité Rome il y a quelques années ont remarqué une croix qui se dressait dans le Colisée.

Cette croix avait été élevée au milieu du dix-huitième siècle, par Benoît XIV, dans le but d'arracher le Colisée aux dévastations. Voulant empêcher les grands seigneurs de continuer à prendre là, comme dans une carrière, les pierres nécessaires à la construction où à la réparation de leurs palais (les palais de Venise, Farnèse, Barberini, etc., sont construits avec des matériaux enlevés au Colisée), ce pape n'avait trouvé d'autre moyen que de placer le cirque de Vespasien et de Titus sous la protection de la religion et il avait fait ériger cette croix. Tous les vendredis les confrères des amants et des amantes de Jésus venaient faire devant ces oratoires les stations du Calvaire et les terminaient au pied de cette croix qu'on baisait dévotement, à baisers redoublés; car par chaque baiser donné au pied de la croix on gagnait deux cents jours d'indulgence.

Depuis son installation à Rome, madame Prétavoine qui ne manquait aucune occasion de manifester publiquement sa piété, s'était fait recevoir dans cette confrérie des amantes de Jésus, et elle venait tous les vendredis faire ces stations de la croix dans le Colisée.

Quelle sût au juste pourquoi ce lieu était sacré, cela n'était pas bien prouvé, pas plus qu'il n'était prouvé qu'elle comprenait un mot aux sermons du capucin qu'elle écoutait prêcher avec de béates extases, les yeux perdus dans le ciel bleu, ou attachés sur un arbuste poussé tout en haut de ces ruines, entre deux pierres; mais peu importait, elle était là, on la remarquait, cela suffisait: elle n'était ni secouée ni écrasée par le grandiose de cette image vivante de la puissance romaine; et ce qu'elle voyait, ce n'était point les pouces relevés de cent mille spectateurs demandant la mort du gladiateur abattu et appuyé sur sa main; ce n'était point Titus, ce n'était point Domitien, ce n'était point les martyrs chrétiens livrés aux bêtes, c'était une seule femme, une jeune fille, Bérengère de la Roche-Odon, qui bientôt allait être comtesse Prétavoine; c'était pour elle, pour elle seule, qu'elle venait là.

Mais en ces derniers temps ces processions et ces stations avaient été interdites.

Un savant archéologue avait obtenu du gouvernement italien qu'on ferait des fouilles dans l'arène du Colisée, afin de rechercher quels étaient les dessous de ce théâtre et comment il était machiné.

Pour faire ces fouilles il avait fallu naturellement enlever la croix qui se trouvait au milieu du cirque.

De là une certaine émotion dans le monde dévot, ou plus justement dans les confréries des amants et des amantes de Jésus.

Ces fouilles étaient un sacrilége; devait-on, dans l'intérêt de la science ou d'un savant, profaner le sol arrosé du sang des martyrs; c'était l'abomination de la désolation, et l'on se répandait en plaintes contre les oppresseurs, contre les spoliateurs qui autorisaient ces fouilles.

Mais les oreilles des gouvernements ne sont pas, dans tous les pays, sensibles de la même manière aux plaintes des dévots; il y a des pays dans lesquels un dévot n'a qu'à pousser un léger cri pour qu'aussitôt les ministres croient leur portefeuille perdu; il y en a d'autres, au contraire, où les ministres ont l'oreille plus dure.

Tel était le cas du ministère qui, à ce moment, dirigeait les affaires italiennes; il n'avait point entendu les lamentations des amants et des amantes de Jésus, ou si elles étaient parvenues jusqu'à lui il n'en avait pas pris souci: les fouilles avaient continué et l'arène bouleversée avait été interdite aux pieuses processions.

C'était sur cette interdiction que madame Prétavoine comptait pour accomplir l'action d'éclat conseillée par Mgr de la Hotoie, confesser publiquement sa foi, affirmer son dévouement au Saint-Siége, et gagner enfin ce titre de comte qu'on lui marchandait si misérablement.




LII

Les amants et les amantes de Jésus ne s'étaient pas contentés de plaintes.

Ils avaient voulu faire des manifestations, et pour cela ils avaient organisé des processions; le vendredi, en costume, avec croix et bannières, ils venaient faire le tour du Colisée en chantant.

Mais ils ne pénétraient point dans l'arène, attendu qu'un poste de police en défendait l'entrée; on stationnait devant ces entrées, on se groupait, on s'échauffait en paroles plus ou moins violentes, en lamentations plus ou moins éloquentes; puis, après s'être ainsi bien excités les uns les autres, on rentrait tranquillement chez soi avec la conscience satisfaite du devoir accompli. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les Romains ont pris l'habitude de céder à la force, et, pour les entraîner à quelque acte de violence, il aurait fallu que quelqu'un de résolu se mit à leur tête, et, jusqu'à ce jour, ce quelqu'un ne s'était point trouvé parler, oui, agir, non.

Madame Prétavoine décida qu'elle serait ce quelqu'un: où trouver une plus belle occasion pour confesser sa foi!

Pendant plusieurs jours, elle visita les membres de la confrérie chez lesquels elle pouvait se présenter, et dans la conversation il ne fut bien entendu question que du sacrilége qui s'accomplissait en ce moment dans le Colisée.

—Le laisserait-on s'accomplir ainsi jusqu'au bout!

—Que faire? ils ont la force pour eux.

—A la force opposer la force.

—Ils sont capables de tout.

—Eh bien! nous aussi nous devons être capables de tout, même du martyre, pour confesser notre foi.

Quelques-uns approuvaient; d'autres blâmaient. «Il fallait être prudent.» C'était le plus grand nombre; mais qu'on fût pour l'action ou pour l'attente peu importait. On parlait, et c'était ce que madame Prétavoine avait voulu.

Cela préparé, elle écrivit à l'abbé Guillemittes ou plus justement, à Mgr Hubert, le nouvel évêque de Condé, pour le presser d'intervenir: on se moquait d'elle, notamment l'évêque de Nyda; il fallait qu'il la soutint énergiquement; elle avait travaillé pour lui, sans s'épargner; à lui maintenant de travailler pour elle, de même. Ce qu'il avait à faire, elle n'avait pas à le lui dire; mais ce qu'elle allait faire, elle le lui expliqua. Ne voudrait-il pas battre L'abbé Fichon?

Quand elle écrivait aux étrangers, elle employait une écriture illisible, impossible, qui escamotait les difficultés orthographiques; mais avec lui, son confesseur, elle n'avait point de ces hontes pudiques, et ce qu'elle voulait dire, elle le disait en toutes lettres, du moins celles qui lui paraissaient nécessaires.

Si après cet appel le nouvel évêque n'agissait pas, c'est qu'alors, lui aussi, était un traître; mais cela, elle ne voulait pas le croire; il aurait encore besoin d'elle; et voulût-il être traître, il ne l'oserait pas.

Les visites de madame Prétavoine et les commérages qui les avaient suivies avaient ravivé l'émotion autour de la Croix du Colisée.

Qu'allait-il se passer?

Le vendredi qui suivit ces visites, la réunion des amants et des amantes de Jésus fut nombreuse; on voulait voir ce qui allait arriver et ce que ferait cette Française.

On partit en procession croix en tête, chacun ayant revêtu le costume: longue robe et capuche. Suivie de la soeur Sainte-Julienne, madame Prétavoine se faufilait de groupe en groupe, excitant le zèle des fidèles par l'entremise de la soeur qui traduisait ses paroles enflammées, mais, il faut le dire, en les affaiblissant; car, étant de caractère doux et d'humeur placide, elle n'était nullement faite pour prendre le clairon qui sonne la bataille.

On arriva devant le Colisée.

Le mot d'ordre donné par madame Prétavoine était qu'il fallait entrer.

On se présenta à la porte orientale, celle qui s'ouvre vis-à-vis la rue conduisant à Saint-Jean de Latran; mais devant les gardiens on s'arrêta, et un mouvement d'hésitation s'étant produit, on continua la procession en longeant les murs du Colisée comme on l'avait déjà fait les vendredis précédents.

Contrairement à ce qu'on attendait, madame Prétavoine, ou plus justement comme on disait «la Française», n'avait fait aucune tentative sérieuse pour forcer l'entrée de l'arène: bien qu'elle fût aux premiers rangs du cortége, elle avait suivi l'impulsion donnée sans faire de résistance.

—Elle n'avait donc de l'audace qu'en parole.

Mais elle avait parfaitement prévu ce mouvement, et avant d'intervenir elle avait voulu qu'il fût bien constaté que personne n'avait osé se mettre en avant.

Cette constatation faite et bien faite, elle intervint et passant en tête du cortége, elle prit la croix de bois noir de la confrérie qui portait d'un côté l'éponge et de l'autre la lance et la couronne d'épines.

Une fois qu'elle la tint entre ses mains nerveuses, elle releva la tête et se retournant vers les membres de la confrérie qui la suivaient, elle leur fit comprendre d'un seul regard que celle qui maintenant les conduisait ne reculerait pas.

Un frémissement courut dans le cortége, et plus d'une des amantes de Jésus regrettant déjà d'être venue se demanda quelle bonne raison on pourrait invoquer pour s'en aller discrètement.

Bientôt on arriva à la porte qui regarde le mont Palatin et madame Prétavoine tenant la croix droite, se présenta pour passer.

Ce qui s'était produit déjà à la porte orientale se répéta, on barra le passage au cortége.

Mais cette fois celle qui tenait la tête de ce cortége n'était pas d'humeur à se retirer docilement. Inclinant la croix en avant comme elle eût fait d'une lance, elle la présenta à ceux qui lui faisaient obstacle et ils reculèrent de quelques pas; peut-être eussent-ils foncé sur une lance, mais pour un Italien mettre la main sur une croix est une grande affaire.

Profitant de ce moment d'hésitation, madame Prétavoine avança vivement et celles qui étaient derrière elle enhardies, la suivirent.

Il y eut un mouvement de bagarre et de confusion; malheureusement dans ce pêle-mêle madame Prétavoine avait redressé la croix; alors l'homme de police ne voyant plus devant son visage ce signe saint, reprit courage et en même temps le sentiment de la consigne; s'avançant à son tour il mit la main sur l'épaule de madame Prétavoine.

D'autres gens de police étaient accourus et l'entrée se trouvait barrée.

—Osez-vous porter la main sur une chrétienne, s'écria madame Prétavoine en se servant de sa langue maternelle, sur une Française!

—Il est défendu d'entrer, vous n'entrerez pas, répondit en italien l'homme de la police.

—Que dit-il? demanda madame Prétavoine à la soeur Sainte-Julienne.

Celle-ci traduisit les quelques mots qui venaient d'être prononcés.

—J'entrerai, s'écria madame Prétavoine, de bonne volonté ou de force.

Et se tournant vers son armée:

—Suivez-moi, s'écria-t-elle en brandissant sa croix d'une main.

Mais elle était solidement tenue par le bras, et elle ne put se dégager; d'autre part l'impulsion qu'elle attendait de sa troupe ne se produisit pas.

On parlait fort, on gesticulait avec véhémence, mais on ne se précipitait pas en avant comme elle l'avait espéré.

Un autre homme de police était survenu, et celui-là paraissait avoir un grade; il entendait et parlait le français.

—Allons, madame, dit-il à madame Prétavoine, retirez-vous, il est défendu d'entrer, vous ne pouvez pas passer.

—Vous n'avez pas le droit d'arrêter une chrétienne.

—Je ne vous arrête pas, madame, je vous prie de vous retirer.

—C'est un sacrilége, c'est une persécution

—Allons, madame, retirez-vous.

Et de la main il fit signe à son subalterne de lâcher madame Prétavoine.

Celle-ci ne fut pas plus tôt libre qu'elle se précipita en avant, mais elle ne put pas écarter le barrage vivant qui s'était formé devant elle.

Des bras s'étendirent pour la repousser, alors tombant à genoux:

—Tuez-moi, s'écria-t-elle, sur la terre arrosée du sang des martyrs, je mourrai pour ma foi.

—Il n'est pas question de mort ni de martyre, retirez-vous, voilà ce qu'on vous demande; allons, allons, obéissez.

—Je ne me retirerai pas.

—Ne m'obligez pas à la rigueur.

—Oseriez-vous porter la main sur une Française?

—J'ai une consigne, je la ferai respecter.

Tout cela n'était pas bien tragique, cependant l'exaspération commençait à gagner madame Prétavoine, d'ailleurs il était dans son plan de pousser les choses à l'extrême.

—La France va bientôt vous mettre à la raison et vous chasser de Rome.

Le patriote italien se fâcha cette fois, et il fit un signe à ses hommes, qui, prenant madame Prétavoine chacun par le bras, l'entraînèrent au dehors.

—Vous tous soyez témoins! s'écriait la prisonnière vers son armée.

Mais le moment de la débandade était venu: que faire contre la force?

La soeur Sainte-Julienne, bien qu'épouvantée, n'avait cependant pas abandonné madame Prétavoine, et elle marchait près d'elle en l'engageant doucement à se calmer.

Se calmer! il était vraiment bien question de cela. Au contraire elle résistait.

—Allez prévenir mon fils, dit madame Prétavoine, afin qu'il prévienne lui-même notre ambassadeur.

Puis, s'adressant aux gens de police:

—Vous savez que c'est à une Française que vous avez affaire?

Assurément les martyrs chrétiens qui dix-huit cents ans plus tôt avaient passé à cette même place, entraînés vers le cirque où ils allaient être livrés aux bêtes pour la plus grande joie du peuple romain, n'avaient pas une attitude plus triomphante que celle de madame Prétavoine marchant entre ses deux agents de police, la tête haute, les yeux perdus dans le ciel qui s'entr'ouvrait pour elle; et si la Providence avait permis que les élèves de l'Académie de France fussent là, ils auraient certainement vu au-dessus de sa tête ce limbe brillant qu'on appelle l'auréole des martyrs. Malheureusement ils n'avaient pas été prévenus, et ils ne jouirent point de ce spectacle curieux qui bien probablement ne se reproduira pas dans notre siècle d'impiété; il n'y avait que des Anglais qui, leur Guide à la main, cherchaient les vestiges de la maison Dorée de Néron, de vulgaires curieux ou des Romains indifférents qui regardaient passer cette dame que conduisaient des agents de police.

Ils ne la conduisirent pas bien loin; sur un geste de leur chef, ils s'arrêtèrent et lâchèrent leur prisonnière:

—Vous êtes libre, madame, dit le chef; je vous engage à rentrer chez vous.

—Mais...

Mais ils lui avaient déjà tourné le dos, et en riant ils retournaient vers le Colisée.

Madame Prétavoine pensa à courir après eux, mais elle ne pouvait pas cependant les arrêter pour qu'à leur tour ils l'arrêtassent.

Au surplus, l'effet qu'elle avait cherché était produit.




LIII

Il fut considérable, cet effet, grâce au bruit que firent les journaux dévoués au Vatican, autour de cette arrestation.

L'Osservatore romano, la Voce della verita, la rusta, le Vessilloicattolsco, partirent en guerre avec un ensemble parfait: c'était la persécution religieuse qui commençait; à Paris, l'Univers, le Monde, l'Union, la Gazette de France, demandèrent si le gouvernement n'allait pas enfin se concerter avec les puissances étrangères afin de rétablir le Souverain Pontife dans les conditions nécessaires du libre gouvernement de l'Église catholique, qui seul pouvait protéger la religion menacée. A Rome, à Paris, les journaux libéraux intervinrent, et dans le Siècle notamment parut un article du correspondant romain de ce journal, qui racontait tout au long l'incident avec une ironie douce et une politesse légèrement dédaigneuse.

Madame Prétavoine avait réussi: elle avait l'auréole et elle n'avait pas le martyre.

Cependant elle continuait sa vie simple, ne se montrant que dans les églises et s'enfuyant humblement aussitôt que quelqu'un essayait de lui parler de sa gloire.

—Dieu ne m'a pas jugée digne de souffrir pour lui, disait-elle modestement.

Quelques jours après que les journaux eurent commencé leur tapage, elle reçut la visite de Lorenzo Picconi qui venait lui apprendre que les choses avaient changé d'aspect et qu'on espérait maintenant obtenir ce qu'elle avait demandé.

A peine Lorenzo était-il sorti qu'on lui monta une dépêche télégraphique.

Elle était de l'abbé Guillemittes et ne contenait que six mots; mais quels mots!

«Tout va bien; voyez notre ami.»

Bien que cette dépêche fût encourageante, madame Prétavoine ne voulut pourtant pas voir l'évêque de Nyda, comme le lui conseillait le nouvel évêque de Condé.

Il lui paraissait plus sage d'attendre.

Elle n'attendit pas longtemps.

Le lendemain Baldassare lui apporta une lettre de Mgr de la Hotoie.

«Je suis invité à vous conduire demain au Vatican, j'aurai l'honneur de vous attendre à midi; veuillez revêtir la toilette d'étiquette pour les audiences.»

Elle voulut que Baldassare emportât un souvenir pour «cette chère petite Cécilia»; cependant dans son trouble, de joie, elle eut la force de se renfermer dans une générosité tempérée par la réflexion: elle allait bientôt quitter Rome; il n'y avait plus nécessité à gaspiller l'argent; elle n'en avait que trop dépensé.

Bien entendu elle avait fait revenir Aurélien de Naples, et quoiqu'il ne pût l'aider à rien, elle voulait qu'il fût là pour jouir du triomphe qu'elle lui avait ménagé.

Quand elle partit pour se rendre chez l'évêque de Nyda, elle l'envoya au Vatican.

—Informez-vous dans quelle salle je serai reçue et tenez-vous à la sortie de cette salle afin que je puisse vous dire tout de suite ce qui se sera passé.

Quand Mgr de la Hotoie la vit entrer à midi moins cinq minutes, il l'accabla de compliments.

—Mes félicitations, chère madame; ce n'est pas une action d'éclat, c'est un coup de maître. Toutes les difficultés sont aplanies. Vous n'avez plus que des amis; on ne parle que de vous; Mgr le cardinal-vicaire est vivement touché de vos charités et monseigneur (il nomma le personnage que Lorenzo Picconi avait mis en action) fait votre éloge et celui de votre fils avec un feu d'autant plus flatteur pour vous qu'il ne vous connaît pas personnellement; il me disait encore hier: «C'est un plaisir rare et délicat de pouvoir servir une personne méritante qu'on ne connaît pas et qu'on n'a jamais vue»; et je sais de source certaine que Son Éminence n'a rien négligé pour que vous obteniez la grâce que vous sollicitez; il faudra l'en remercier.

—Je ne veux devoir qu'à vous, monseigneur, qu'à vous seul.

L'évêque de Nyda avait de la finesse, il comprit ce mot normand, qui voulait dire: Je m'acquitterai envers ceux qui m'ont servi, mais à vous, le peu que je dois, je le devrai toujours.

—Vous voyez, dit-il, que le vrai mérite est toujours récompensé.

C'était là une parole bien mondaine pour un évêque; madame Prétavoine le corrigea:

—Je vois que les prières de ceux qui mettent leur espoir en Dieu sont toujours exaucées, dit-elle, lorsqu'elles ont pour elles l'intercession d'un saint.

Mgr de la Hotoie ne répondit que par un discret sourire, mais tout bas il se dit que cette brave dame était vraiment supérieure à ce qu'il avait cru en ces derniers temps: elle avait du sens et de l'esprit; tant il vrai qu'il n'y a pas de gens fins devant une flatterie, si bête qu'elle soit.

Il se montra plein de déférence pour elle en montant le doux escalier de marbre qui conduit à la salle Mathilde, et les gardes devant lesquels ils passèrent purent croire que c'était une grande dame, peut-être même une princesse, que ce monsignore accompagnait.

Arrivés dans la salle d'audience, il ne la quitta point, restant près d'elle jusqu'au moment où Sa Sainteté parut.

Quand au bout de vingt-cinq minutes madame Prétavoine sortit de cette audience, elle était réellement transfigurée; elle n'avait jamais été belle, même à vingt ans; elle l'était en ce moment.

Aurélien l'attendait comme elle lui avait recommandé, elle se jeta dans ses bras, tremblante, éperdue.

—Eh bien? murmura-t-il, ne pouvant contenir son impatience.

Elle l'embrassa de nouveau, et pendant qu'elle le tenait ainsi, elle lui dit vivement, à voix basse, dans l'oreille:

—Comte, camérier de cape et d'épée, chevalier de l'ordre de Saint-Sylvestre.

Quelle joie! Quel triomphe! quand ils purent s'entretenir librement.

Mais madame Prétavoine ne s'endormit pas dans son ivresse.

—A quelle heure part ce soir le train pour la France? demanda-t-elle.

—A dix heures trente-cinq minutes.

—Alors cela me donne neuf heures.

—Eh quoi! voulez vous donc partir?

—Assurément, ce soir même: nous n'avons pas de temps à perdre, nous n'en avons déjà que trop perdu; il faut que je rentre à Condé pour voir ce qui s'y passe, surtout ce qui se passe à la Rouvraye. Maintenant il s'agit de réussir auprès du vieux comte de la Roche-Odon, comme nous venons de réussir auprès du Saint-père; heureusement l'abbé Guillemittes est évêque de Condé, et il nous servira. Pour vous, bien entendu vous restez à Rome. Le pèlerinage de notre diocèse arrivera dans dix jours; il faut que vous soyez ici pour qu'on vous voie dans votre gloire; c'est la place que vous occuperez dans la maison du Saint-Père qui vous imposera comme candidat politique dans les élections prochaines. Maintenant, mon cher enfant, votre fortune est faite, vous n'avez plus qu'à marcher seul.

—Et vous ne voulez pas rester près de moi?

—J'ai été à la peine, il n'est pas nécessaire que je sois à l'honneur; et puis pour vous, dans votre intérêt, il vaut mieux que vous paraissiez seul; je n'ai que trop agi jusqu'à ce jour; désormais il sera bon que vous agissiez vous-même, il faut qu'on prenne confiance en vous, et pour cela je dois m'effacer.

Neuf heures pour tout ce que madame Prétavoine avait à faire, c'était peu: prendre congé des personnes chez lesquelles elle avait été reçue; faire ses adieux à Mgr de la Hotoie; porter un dernier cadeau à Baldassare et à Cécilia; régler avec Lorenzo Picconi les honoraires du service rendu par lui et ses protecteurs; enfin se présenter chez madame de la Roche-Odon, pour toute autre que pour elle, il y avait de quoi employer plusieurs journées. Mais madame Prétavoine connaissait l'art d'économiser les mouvements et les paroles inutiles; à cinq heures du soir il ne lui restait plus à faire que la visite à la vicomtesse de la Roche-Odon: il est vrai que ce n'était pas la partie la plus agréable et la plus facile de sa tâche.

Elle n'avait revu la vicomtesse qu'une fois depuis la remise du consentement au mariage, et cette entrevue dans laquelle madame la Roche-Odon avait accueilli Aurélien comme un futur gendre, avait été plus que froide.

Devant cette grande dame, madame Prétavoine n'avait jamais été à son aise, et une seule fois, ayant aux mains le faux de Michel, elle l'avait dominée; mais chose bizarre, puisqu'elle possédait toujours cette arme, c'était la vicomtesse maintenant qui la dominait: elle avait notamment une manière de la regarder de haut en relevant la tête qui la troublait et soulevait en elle comme un sentiment de malaise, et cependant, si une de ces deux femmes devait rougir devant l'autre, madame Prétavoine croyait bien sincèrement que c'était madame de la Roche-Odon et non elle-même.

Cette seconde entrevue ne fut pas plus expansive que ne l'avait été la première; au récit que fit madame Prétavoine des insignes faveurs que daignait leur accorder le Saint-Père, madame de la Roche-Odon répondit seulement par quelques signes de tête et, quand ce récit fut terminé, par un mot de félicitation adressé à Aurélien; encore ce mot fût-il une blessure:

—Cette récompense était bien due aux vertus de madame votre mère, dit-elle; ce sont elles que Sa Sainteté a voulu anoblir.

Heureusement Michel, qui était là, intervint pour sauver la situation: il n'avait pas gardé rancune à madame Prétavoine, lui, et même il trouvait que c'était bien joué. Au point où en étaient les choses maintenant, le prompt mariage de sa soeur lui paraissait une bonne affaire, et puisque «l'imbécile de Prétavoine» se présentait, autant lui qu'un autre; il y avait de la ressource en lui, et quand il serait un beau-frère pour de bon, on pourrait en tirer quelque chose.

—Ne m'invitez-vous pas à aller en déplacement de sport chez vous, ma chère madame Prétavoine? dit-il gaîment. Je serai bien aise de voir vos courses. On dit que le saut de votre rivière est curieux pour les chevaux qui courent mieux qu'ils ne sautent.

—Ne serez-vous pas chez votre soeur, chez vous, mon prince?

—C'est entendu. D'ailleurs, je commence à en avoir assez de Rome, ça pue la ruine.

A neuf heures et demie, madame Prétavoine se sépara des soeurs Bonnefoy en les embrassant, et, à la porte, sous la madone, elle embrassa aussi la soeur Sainte-Julienne, qui pleurait, la pauvre fille, désolée de ne pas pouvoir la conduire jusqu'au chemin de fer, mais madame Prétavoine avait voulu être seule avec son fils.

Lorsqu'ils furent ensemble dans la voiture qui les conduisait à la gare, elle ne dit rien cependant, et elle resta à le regarder, perdue dans une muette admiration. Tout à coup elle lui prit la main, et, comme si elle suivait sa pensée intérieure:

—Comte! monsieur le comte! s'écria-t-elle.

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