Conscience
The Project Gutenberg eBook of Conscience
Title: Conscience
Author: Hector Malot
Release date: September 8, 2004 [eBook #13400]
                Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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CONSCIENCE
HECTOR MALOT
1888
PREMIÈRE PARTIE
I
Lorsque le bohème Crozat était sorti de la misère par un bon mariage qui le faisait bourgeois de la rue de Vaugirard, il n'avait pas rompu avec ses anciens camarades; au lieu de les fuir ou de les tenir à distance, il avait pris plaisir à les grouper autour de lui, très content de leur ouvrir sa maison, dont le confortable le jetait loin de la mansarde de la rue Ganneron qu'il avait si longtemps habitée, et le flattait agréablement.
Tous les mercredis, de quatre à sept heures, il y avait réunion chez lui à l'Hôtel des Médicis, et c'était un jour sacré pour lequel on se réservait: quand une idée nouvelle germait dans l'esprit d'un des habitués, elle était caressée, mûrie, étudiée en silence, afin d'être présentée dans sa fleur au cénacle. «J'en parlerai chez Crozat»; les lèvres prenaient un sourire d'espérance, et l'on s'endormait tranquillement en écoutant déjà le tapage qui se ferait dans la petite salle basse de l'hôtel où Crozat, les mains tendues, la figure ouverte, recevait ses amis.
Elle était aimable cette réception, simple comme l'homme, cordiale de la part du mari ainsi que de celle de la femme, qui ayant été comédienne, avait gardé la religion de la camaraderie. Sur une table, on trouvait des cruchons de bière et des chopes; à longueur de bras, un vieux pot en grès de Beauvais, plein de tabac. La bière était bonne, le tabac sec; les chopes ne restaient jamais vides; on pouvait mettre ses pieds crottés sur les barreaux des chaises en causant librement entre hommes, et cracher sans gêne autour de soi.
Et ce n'était point de niaiseries ou de futilités qu'on s'entretenait, de bavardages mondains, de commérages sur les amis absents, ou de potins de coteries, mais des grandes questions philosophiques, politiques, sociales, religieuses, qui règlent l'humanité.
Formé d'abord d'amis ou tout au moins de camarades qui avaient travaillé et traîné la misère ensemble, le cercle de ces réunions s'était peu à peu élargi, et si bien qu'un jour la salle de l'hôtel des Médicis était devenue une «parlotte» où les prêcheurs d'idées et de religions nouvelles, les penseurs, les réformateurs, les apôtres, les politiciens, les esthéticiens et même simplement les bavards en quête d'oreilles plus ou moins complaisantes se donnaient rendez-vous; venait qui voulait, et, si l'on n'entrait point là tout à fait comme dans une brasserie, il suffisait d'être amené par un habitué pour avoir droit à la pipe, à la bière et à la parole.
Mais, quoiqu'une certaine liberté réglât l'ordre du jour de cette parlotte, on n'était pas toujours certain d'arriver à placer le discours préparé pour lequel on était venu; car Crozat qui, selon ses propres expressions, «poursuivait la conciliation de la science moderne avec les religions, quelles qu'elles fussent», usait et même abusait de sa qualité de maître de maison pour ne pas laisser les discussions s'écarter des sujets qui le passionnaient.
D'ailleurs, eût-il faibli en cédant à des considérations de bienveillance, de politesse, ou même de faiblesse qui étaient assez dans son caractère, que le plus assidu de ses habitués, le père Brigard, eût montré de la fermeté pour lui.
C'était une sorte d'apôtre que Brigard, qui s'était acquis une célébrité en mettant en pratique dans sa vie les idées qu'il professait et prêchait: comte de Brigard, il avait commencé par renoncer à son titre qui le faisait vassal du respect humain et des conventions sociales;—répétiteur de droit, il eût pu facilement gagner mille ou douze cents francs par mois, mais il avait arrangé le nombre et le prix de ses leçons de façon que sa journée ne lui rapportât, que dix francs, pour n'être pas l'esclave de l'argent;—vivant avec une femme qu'il aimait, il avait toujours tenu, bien qu'il en eût deux filles, à rester avec elle «en union libre» et à ne pas reconnaître ses enfants, parce que la loi eût affaibli les liens qui l'attachaient à elles et amoindri ses devoirs; c'était la conscience qui sanctionnait ces devoirs; et la nature comme la conscience faisaient de lui le plus fidèle des maris, le meilleur, le plus affectueux, le plus tendre des pères. Grand, fier, portant dans sa personne et ses manières l'élégance native de sa race, il s'habillait comme le commissionnaire du coin, remplaçant seulement le velours bleu par le velours marron, couleur moins frivole. Habitant Clamart depuis vingt ans, il n'était jamais venu à Paris qu'à pied, et les seules concessions qu'il accordât au superflu ou au bien-être consistaient l'hiver, à faire le chemin en sabots, l'été à porter sa veste sur son bras.
Ainsi organisé, il lui fallait des disciples, et il en cherchait partout, dans les rues, où il retenait par le bouton les gens qu'il avait pu agripper sous les arbres du Luxembourg, et le mercredi chez son ami, son vieux camarade Crozat. Combien n'en avait-il pas eu! Par malheur, la plupart avaient mal tourné; quelques-uns étaient devenus ministres; d'autres s'étaient laissés ensevelir dans les hautes places de la magistrature inamovible; il y en avait qui remuaient des millions; deux étaient à Nouméa; l'un prêchait dans la chaire de Notre-Dame.
Une après-midi d'octobre, la petite salle était pleine; la fin des vacances avait ramené les habitués et pour la première fois on se trouvait à peu près en nombre pour ouvrir une discussion utile. Crozat, près de la porte, souriait aux arrivants en donnant des poignées de main «retour de vacances»; et Brigard, son chapeau de feutre mou sur la tête, présidait, assisté de ses deux disciples préférés en ce moment, l'avocat Nougarède et le poète Glady qui, eux, ne tourneraient pas mal, il en était certain.
A la vérité, pour ceux qui savaient regarder et voir, la mine blême de Nougarède, ses lèvres minces, ses yeux inquiets et une austérité de tenue et de manières qui jurait avec ses vingt-six ans, faisaient croire à un ambitieux plutôt qu'à un apôtre. De même, quand on savait que Glady était propriétaire d'une belle maison à Paris et d'immeubles en province qui lui rapportaient une centaine de mille francs de rente, on imaginait difficilement qu'il continuât le père Brigard.
Mais voir n'était pas la faculté dominante de Brigard, c'était raisonner, et le raisonnement lui disait que l'ambition ferait bientôt de Nougarède un député, comme la fortune ferait un jour de Glady un académicien, et alors, bien qu'il détestât les assemblées autant que les académies, ils auraient deux tribunes élevées d'où la bonne parole tomberait sur la foule avec plus de poids. On pouvait compter sur eux. Quand Nougarède avait commencé à venir aux réunions du mercredi, il était creux comme un tambour, et, s'il parlait brillamment sur n'importe quel sujet avec une faconde imperturbable, c'était pour ne rien dire. Dans le premier volume de Glady, on n'avait trouvé que des mots savamment arrangés pour le plaisir des oreilles et des yeux. Maintenant, des idées soutenaient les discours de l'avocat, comme les vers du poète disaient quelque chose—et ces idées, c'étaient les siennes; ce quelque chose, c'était le parfum de son enseignement.
Depuis une demi-heure que les pipes brûlaient avec un tirage forcé, la fumée ne s'élevait plus que lourdement au plafond, et c'était dans un nuage qu'on voyait Brigard, comme un dieu barbu, proclamant sa loi, le chapeau sur la tête, car, s'il avait pour règle de ne jamais l'ôter, il le manoeuvrait continuellement pendant qu'il parlait, le mettant tantôt en avant, tantôt en arrière, à droite, à gauche, le relevant, l'aplatissant selon les besoins de son argumentation.
Il est incontestable, disait-il, que nous éparpillons notre grande force, quand nous devrions la concentrer.
Il enfonça son chapeau.
—En effet,—il le releva—l'heure est venue de nous affirmer comme groupe, et c'est un devoir, pour nous, puisque c'est un besoin pour l'humanité....
A ce moment, un nouveau venu se glissa dans la salle, sans bruit, discrètement, avec l'intention manifeste de ne déranger personne; mais Crozat, qui était assis près de l'entrée, l'arrêta au passage et lui serra la main:
—Tiens, Saniel! bonjour, docteur.
—Bonsoir, cher monsieur.
—Approchez de la table: la bière est bonne aujourd'hui.
—Je vous remercie: je serai très bien ici.
Sans prendre la chaise que Crozat lui désignait de la main, il s'accota contre le mur: c'était un grand et solide garçon d'une trentaine d'années, aux cheveux fauves tombant sur le collet de sa redingote, à la barbe longue, frisante, à la figure énergique, mais tourmentée, ravagée, à laquelle des yeux bleu pâle donnaient une expression de dureté que précisait encore une mâchoire osseuse et son allure décidée: en tout un Gaulois, un vrai Gaulois des temps passés, fort, crâne et résolu.
Brigard continuait:
—Il est incontestable,—c'était sa formule, car tout ce qu'il disait était incontestable pour lui, par cela seul qu'il le disait,—il est incontestable que, dans le désarroi où l'humanité se débat, il importe d'établir le dogme de la conscience, ayant pour unique sanction le devoir accompli et la satisfaction intérieure....
—Le devoir accompli envers qui? interrompit Saniel se détachant du mur pour faire un pas en avant.
—Envers soi-même.
—Alors commencez par établir quels sont nos devoirs, et pour cela codifiez ce qui est bien et ce qui est mal.
—C'est facile, dit une voix.
—Facile si vous admettez un respect en quelque sorte inné de la vie humaine, de la propriété et de la famille. Mais vous reconnaîtrez que tous les hommes n'ont pas ce respect. Combien ne croient pas que c'est une faute de prendre la femme de leur ami, un crime de s'approprier une chose dont ils ont besoin, de supprimer un ennemi! Alors où sont les devoirs de ceux qui raisonnent et sentent ainsi? Que vaut leur satisfaction intérieure? C'est pourquoi je n'admets pas que la conscience soit un instrument de précision propre à qualifier ou à peser nos actions.
Il s'éleva quelques exclamations que Brigard réprima.
—A quelle règle obéira l'humanité, je vous prie? demanda-t-il.
—A celle de la force, qui est le dernier mot de la philosophie de la vie....
—....Ce qui conduit à une extermination progressive et savante. Est-ce là ce que vous voulez?
—Pourquoi non? Je ne recule pas devant une extermination qui allège l'humanité des non-valeurs qu'elle traîne sans pouvoir avancer et se dégager, succombant à la peine. N'y a-t-il pas tout profit pour elle à se débarrasser de ces non-valeurs qui obstruent son chemin?
—Au moins l'idée est bizarre chez un médecin, interrompit Crozat, puisqu'elle supprime les hôpitaux.
—Mais pas du tout: je les conserve pour l'étude des monstres.
—En mettant la société sur ce pied d'antagonisme aigu, dit Brigard, vous supprimez la société même, qui repose sur la réciprocité, sur la solidarité, et vous créez ainsi pour vos forts un état de méfiance qui les paralyse. Carthage et Venise ont pratiqué cette sélection par la force, et elles se sont effondrées.
—Vous parlez de force, mon cher Saniel, interrompit une voix; où prenez-vous ça, la force des choses, le fatum; il n'y a pas d'initiative, pas de volonté; ce sont les événements qui veulent pour nous, le climat, le tempérament, le milieu.
—Donc, répliqua Saniel, il n'y a pas de responsabilité, et cet instrument, la conscience, qui devrait tout peser, ne sert à rien. Sans compter que les conséquences des événements, que le succès ou la défaite viennent encore le fausser, car tel acte que vous avez cru condamnable en l'accomplissant peut servir à l'espèce, tandis que tel autre que vous avez cru bienfaisant peut nuire; d'où il résulte qu'on ne devrait juger que les intentions et qu'il n'y a que Dieu qui peut sonder les coeurs.
Il se mit à rire:
—Le voulez-vous? Est-ce là votre conclusion?
Un garçon de l'hôtel entra portant des cruchons de bière sur un plateau, et la discussion fut forcément interrompue, tout le monde entourant la table où Crozat emplissait les chopes.
Alors des conversations particulières s'établirent, ceux qui avaient été en vacances racontant ce qu'ils avaient fait à ceux qui étaient restés à Paris.
Saniel était venu serrer la main de Brigard, qui l'avait accueilli assez froidement; puis il s'était rapproché de Glady avec l'intention manifeste de chercher à l'accaparer; mais celui-ci avait annoncé qu'il était obligé de partir, et Saniel alors avait dit qu'il ne pouvait pas rester non plus et qu'il n'était entré qu'en passant.
Quand ils furent tous deux sortis, Brigard, s'adressant à Crozat et à Nougarède, en en moment près de lui, déclara que Saniel l'inquiétait:
—C'est un garçon qui se croit plus fort que la vie, dit-il, parce qu'il est solide et intelligent; qu'il prenne garde qu'elle ne l'écrase!
II
Quand Saniel et Glady se trouvèrent sur le trottoir de la rue de Vaugirard, la pluie qui tombait depuis le matin, fouettée par des rafales de l'ouest, venait de s'arrêter, et l'asphalte brillait propre et luisant comme un miroir.
—Il fait bon marcher, dit Saniel.
—La pluie va reprendre, répondit Glady en regardant le ciel tout chargé de gros nuages noirs qui passaient sur la face de la lune, balayés par le vent.
—Je ne crois pas.
Il était évident que Glady ne demandait qu'à prendre une voiture; mais, comme il n'en passait pas en ce moment, il fallut bien qu'il marchât à côté de Saniel.
—Savez-vous, dit-il, que vous avez blessé Brigard?
—Sincèrement, je le regrette; mais la salle de notre ami Crozat n'est pas encore tout à fait une église, et je n'imaginais pas que la discussion y fût défendue.
—Nier n'est pas discuter.
—Vous me dites cela comme si vous étiez fâché contre moi.
—N'allez pas le croire; je suis fâché que vous ayez blessé Brigard, cela et rien de plus!
—C'est déjà trop, car j'ai pour vous une sincère estime et, si vous me permettez de le dire, une réelle amitié.
Mais Glady ne paraissait pas désirer que la conversation prit cette tournure.
—Je crois que voici une voiture vide, dit-il en apercevant un fiacre qui venait sur eux.
—Non, répondit Saniel, je vois la lueur d'un cigare derrière la vitre.
Glady eut un geste d'impatience auquel il ne s'abandonna pas, mais que Saniel, qui l'observait, devait d'autant mieux remarquer qu'il le guettait.
Riche et fréquentant les besoigneux, Glady vivait dans la crainte des emprunteurs. Il suffisait qu'on parût vouloir l'entretenir en particulier pour qu'il crût aussitôt qu'on allait lui demander cinquante louis ou vingt francs, si bien que tout ami ou tout camarade était un ennemi contre qui il devait défendre sa bourse. Dans une réunion, s'il sentait que des regards le cherchaient, aussitôt il entrait en défiance. Dans la rue, si l'on se dirigeait vers lui, tout de suite il se mettait sur ses gardes. On lui souriait: il avait peur, et plus grande peur encore quand on lui tendait la main, ne sachant jamais si c'était pour serrer la sienne ou pour qu'il mît quelque chose dedans. Et, pour n'y rien mettre, il était aux aguets comme si on allait lui sauter dessus, l'oeil ouvert, l'oreille tendue, les deux mains sur ses poches. De là, son attitude avec Saniel, en qui il flairait une demande d'argent, et sa tentative pour y échapper en prenant une voiture. Le guignon voulait qu'il n'en trouvât point, il tâcha de se défendre autrement:
—Ne soyez pas surpris, dit-il avec volubilité, en homme qui parle pour qu'on ne puisse pas placer un mot, que j'aie été peiné de voir Brigard prendre à coeur une sortie qui, évidemment, n'était pas dirigée contre lui.
—Ni contre lui, ni contre ses idées.
—Je le reconnais; vous n'avez pas à vous défendre; mais j'ai tant d'amitié, tant d'estime, tant de respect pour Brigard que tout ce qui le touche retentit en moi. Et comment en serait-il autrement, quand on sait ce qu'il vaut et quel homme il est? N'est-elle pas admirable, cette vie de médiocrité qu'il s'est faite volontairement, pour assurer sa liberté? Quel plus bel exemple!
—Tout le monde ne peut pas le suivre.
—Vous croyez qu'on ne peut pas se contenter de dix francs par jour.
—Je veux dire que tout le monde n'a pas la chance de gagner dix francs par jour.
Les craintes vagues de Glady, qui ne reposaient que sur un pressentiment, se précisèrent par ce mot. Après avoir descendu la rue Férou, ils étaient arrivés à la place Saint-Sulpice.
—Je pense que je vais enfin trouver une voiture, dit-il précipitamment.
Mais cette espérance ne se réalisa pas: il n'y avait pas une seule voiture à la station; du coup, l'impatience s'accentua; il était pris et forcé de subir l'assaut de Saniel sans pouvoir se dérober.
Ce fut ce que Saniel formula:
—Vous voilà obligé de faire route avec moi, et, franchement, je m'en réjouis, car j'ai à vous entretenir d'une affaire... sérieuse... dont dépend mon avenir.
—Nous sommes bien mal ici pour causer sérieusement.
—Je ne trouve pas.
—Nous pourrions prendre un rendez-vous.
—A quoi bon, puisque le hasard nous le donne?
Il fallait se résigner et mettre au moins, en attendant, de la bonne grâce dans les formes.
—Je suis tout à vous, dit-il, d'un ton gracieux qui contrastait avec ses premières résistances.
Saniel, si pressant quelques instants auparavant, resta un moment silencieux, marchant à côté de Glady, qui regardait le bitume brillant; enfin, il se décida:
—Je vous ai dit que de l'affaire dont je désirais vous entretenir dépendait mon avenir; la voici en un mot: si je ne trouve pas à me procurer 3,000 francs avant deux jours, je suis obligé de quitter Paris, de renoncer à mes études, à mes travaux en train, pour aller m'enfouir dans mon pays natal et devenir médecin de campagne.
Glady ne broncha pas; car, s'il n'avait pas prévu le chiffre, il attendait la demande: il continua de regarder le bout de ses pieds.
—Vous savez, continua Saniel, que je suis fils de paysans: mon père était maréchal, tout petit maréchal dans un pauvre village de l'Auvergne. A l'école je fis preuve d'une certaine aptitude pour le travail que mes camarades n'avaient pas au même degré. Notre curé me prit en affection et voulut m'apprendre ce qu'il savait, ce qui ne fut pas bien long. Alors il me fit entrer au petit séminaire. Mais je n'avais pas la docilité d'esprit et la soumission de caractère qu'il faut pour cette éducation, et après quelques années de tiraillements, si on ne me renvoya pas, on me fit comprendre qu'on serait bien aise de me voir partir. J'entrai alors comme maître d'étude dans une petite pension, sans appointements, bien entendu, pour la nourriture et le logement. Je passai de bons examens, et je préparais ma licence quand, à la suite d'une discussion, je quittai cette pension. J'avais gagné quelque argent à donner des leçons particulières et je me trouvais à la tête d'environ quatre-vingts francs. Je partis pour Paris, où j'arrivai, un matin de juin, à cinq heures, sans y connaître personne. J'avais une petite caisse, avec quelques chemises dedans, qui m'obligeait à prendre une voiture. Je dis au cocher de me conduire à un hôtel du quartier Latin. Quel hôtel? dit le cocher. Cela m'est égal.—Voulez-vous l'hôtel Racine? Va—pour l'hôtel Racine: le nom me plaît. Nous roulions depuis assez longtemps quand le cocher arrêta son cheval et voulut revenir en arrière. Qu'est-ce qu'il y a? J'ai dépassé l'hôtel Racine.—Continuez. Je ne tiens pas plus à l'hôtel Racine qu'à un autre.—Voulez-vous l'hôtel du Sénat?—Le nom me va mieux encore; c'est peut-être un présage.» Il me conduisit à l'hôtel du Sénat, où avec ce qui me restait de mes quatre-vingts francs, je payai un mois d'avance. J'y suis resté huit ans.
—C'est drôle.
—Que faire? Je connaissais le latin et le grec aussi bien qu'homme en France, mais pour le reste j'étais ignorant comme un cuistre. Le matin même, je cherchai à tirer parti de ce que je savais, et m'en allai chez un éditeur de livres classiques dont j'avais entendu parler par mon professeur de littérature grecque. Après m'avoir interrogé, il me donna à préparer un Pindare avec des notes en latin et m'avança trente francs qui me firent vivre un mois. Ce qui m'avait amené à Paris, c'était l'envie de travailler, mais sans que je me fusse dit à l'avance à quoi je travaillerais; j'allai partout où des cours étaient ouverts: à la Sorbonne, au Collège de France, à l'École de droit, à l'École de médecine, et ce ne fut qu'après un mois que je me décidai: les subtilités du droit m'avaient déplu; au contraire, l'enseignement de la médecine reposant sur l'observation des faits m'attirait: je serais médecin.
—Tout à fait un mariage de raison, allez.
—Non, un mariage d'amour; car la raison, si je l'avais consultée, m'aurait dit qu'épouser la médecine quand on n'a rien, ni famille pour vous soutenir, ni relations pour vous pousser, c'est se condamner à une vie d'épreuves, de luttes et de misère, dans laquelle les mieux trempés laissent lambeau après lambeau la santé physique aussi bien que la santé morale, leur force comme leur dignité. Mon temps d'études fut heureux; je travaillais; et avec quelques leçons de latin que je donnais j'avais de quoi manger. Quand je touchai comme interne six cents francs, huit cents francs, neuf cents francs, je crus que c'était la fortune, et je serais resté interne toute la vie si j'avais pu. Reçu docteur, je dus quitter l'hôpital. Riche de quelques milliers de francs, j'aurais suivi rigoureusement la voie que mon ambition avait rêvée, celle des concours. Mais je n'avais pas un sou pour attendre. En soignant la maîtresse d'un de mes camarades, j'avais connu un tapissier qui me proposa de meubler un appartement que je payerais plus tard....
—Comme pour une cocotte.
—Justement. Je me laissai tenter. N'oubliez pas que j'avais passé huit ans à l'hôtel du Sénat et que je ne savais rien de la vie parisienne; chez moi! dans mes meubles! un domestique dans mon antichambre, j'allais être quelqu'un. Mon tapissier aurait pu m'installer dans son quartier qu'il m'aurait peut-être trouvé des malades dans la clientèle de la haute noce; mais il n'en eut pas l'idée, jugeant sans doute qu'avec ma tournure lourdaude je n'étais pas fait pour réussir dans ce monde-là: arrivé, c'est une originalité d'être paysan, on vous trouve fort; en route, c'est une honte. Ce fut rue Louis-le-Grand, dans une maison d'aspect grave, qu'il me choisit l'appartement qu'il meubla: un salon magistral avec six fauteuils et deux canapés Louis XIV de grand style, un cabinet austère et confortable à la fois, rien dans la salle à manger, un petit lit en fer et une chaise de paille dans la chambre. Me voilà donc prêt à descendre dans la lutte avec dix mille francs de dettes derrière moi, les intérêts, les très gros intérêts de cette somme, un loyer de deux mille quatre cents francs, pas un sou en poche, pas une relation...
—C'était de la bravoure.
—Je ne savais pas que dans Paris tout se fait par relations, et j'imaginais que des bras solides suffisent à un homme intelligent pour s'ouvrir une trouée. L'expérience allait m'instruire. Quand un nouveau médecin arrive quelque part, ce n'est généralement pas avec sympathie que ses confrères l'accueillent: «Que veut cet intrus? n'étions-nous pas déjà assez nombreux!» On le surveille, et, au premier malade qu'il perd, on tire parti de son ignorance ou de son imprudence, de façon à lui rendre la place difficile. Chez les pharmaciens de mon quartier, auxquels je devais aussi une visite, la réception ne fut pas plus chaude; on me fit sentir la distance qui sépare un honorable commerçant d'un crève-la-faim, et je dus comprendre qu'on ne me protégerait que si j'ordonnais les spécialités qu'on exploitait, le fer de celui-ci, le goudron de celui-là. En commençant, je n'eus donc pour clients que les gens du quartier, dont le principe était de ne pas payer leur médecin, attendant l'arrivée d'un nouveau pour quitter l'ancien,—et l'espèce en est nombreuse partout. Le hasard avait voulu que mon concierge fût Auvergnat comme moi, et il considéra que c'était un devoir pour lui de me faire soigner gratis tous nos pays, qu'il racola dans le quartier et partout, de sorte que j'eus la satisfaction patriotique de voir tous les charbonniers de l'Auvergne se carrer dans mes beaux fauteuils. A la fin, en restant religieusement chez moi les dimanches d'été, pendant que mes confrères étaient aux champs; en me levant vivement la nuit toutes les fois que ma sonnette tintait, je finis par accrocher quelques clients moins fantaisistes. J'obtins un prix à l'Académie. En même temps je faisais, au rabais, des cours d'anatomie dans les pensions de la banlieue; je donnais des leçons, j'entreprenais tous les travaux anonymes de librairie et de journalisme que je pouvais me procurer. Je dormais cinq heures par jour, et en quatre ans j'arrivais à diminuer ma dette de sept mille francs. Mon tapissier aurait voulu être payé: j'en serais venu à bout, mais telle n'était pas son intention: ce qu'il veut, c'est reprendre ses meubles, qui ne sont pas usés, et garder ce qu'il a reçu. Si je ne paye pas ces trois mille francs d'ici quelques jours, je suis dans la rue. A la vérité, j'ai à toucher un millier de francs, mais les clients qui me doivent ne sont pas à Paris ou ne payeront qu'en janvier. Voilà ma situation: désespérée, car je n'ai personne à qui m'adresser; ceux à qui j'ai fait appel ne m'ont pas écouté; je vous ai dit que je n'avais pas de relations, je n'ai pas non plus d'amis... peut-être parce que je ne suis pas aimable. C'est alors que j'ai pensé à vous. Vous me connaissez. Vous savez qu'on croit que j'ai de l'avenir: avant trois mois, je serai médecin des hôpitaux; mes concurrents admettent que je ne raterai pas l'agrégation; j'ai en train des expériences qui me feront peut-être un nom; voulez-vous me tendre la main?
Glady la lui tendit.
—Je vous remercie de vous être adressé à moi, c'est une preuve de confiance qui me touche,—il serra chaleureusement la main qu'il avait prise;—je vois que vous avez deviné les sentiments d'estime que vous m'inspirez.
Saniel respira.
—Malheureusement, continua Glady, je ne pourrais faire ce que vous désirez qu'en me mettant en contradiction avec ma ligne de conduite. En entrant dans la vie, j'ai obligé tous ceux qui s'adressaient à moi, et, quand je n'ai pas perdu mes amis, j'ai perdu mon argent. Je me suis donc juré de refuser tout prêt. C'est un serment auquel je ne puis manquer. Que diraient mes vieux amis s'ils apprenaient que j'ai fait pour un jeune ce que je leur ai refusé?
—Qui le saurait?
—Ma conscience.
Ils arrivaient sur le quai Voltaire, où stationnaient des fiacres.
—Voici enfin des voitures, dit Glady, pardonnez-moi de vous quitter, je suis pressé.
III
Glady était monté si vivement en voiture, que Saniel restait sur le trottoir, interloqué; ce fut seulement quand la portière se referma qu'il comprit:
—Sa conscience! murmura-t-il; les voilà donc! Tartufes!
Après un moment d'hésitation, il continua son chemin et prit le pont des Saints-Pères; mais il marchait à pas hésitants, en homme qui ne sait où il va. Bientôt il s'arrêta et, appuyant ses deux bras sur le parapet, il regarda la Seine couler rapide, sombre, avec de petites vagues qui se frangeaient d'écume blanche à la circonférence des remous. La pluie ne tombait plus, mais le vent soufflait toujours en rafales, soulevant la rivière et balançant dans l'obscurité les feux rouges et verts des bateaux-omnibus. Des passants allaient et venaient, et plus d'un l'examinait du coin de l'oeil, se demandant ce que faisait là ce grand corps et s'il n'allait pas se jeter à l'eau.
Et pourquoi pas? Quoi de mieux à faire?
C'était, en effet, ce que Saniel se disait en regardant l'eau couler: un plongeon, et il en finissait avec la lutte écrasante engagée follement depuis quatre ans et qui, à la fin, affolait son esprit.
Ce n'était pas la première fois que cette idée d'en finir le tentait, et il ne l'avait écartée qu'en inventant sans cesse de nouvelles combinaisons qui, semblait-il au moment même où elles lui venaient à l'esprit, pouvaient le sauver. Pourquoi s'abandonner avant d'avoir tout essayé, tout épuisé? Voilà comment il en était arrivé à Glady. Il le connaissait cependant et savait que sa réputation d'avarice, dont tout le monde plaisantait, reposait sur des faits certains; mais il s'était dit que, si le propriétaire refusait obstinément tout prêt amical, qui ne devait servir qu'à payer des dettes de jeunesse, le poète pouvait très bien vouloir remplir le rôle de la Providence et sauver du naufrage, sans rien risquer, un homme d'avenir qui, plus tard, lui rendrait ce service reçu. Et c'était dans ces conditions qu'il avait risqué sa demande. Le propriétaire avait répondu; le poète s'était tu. Maintenant, rien à attendre de personne. Celui-là était le dernier.
En expliquant sa situation à Glady, il en avait plutôt atténué la misère qu'il ne l'avait exagérée. Ce n'était pas seulement à son tapissier qu'il devait, c'était aussi à son tailleur, à son bottier, au charbonnier, à son concierge, à tous ceux avec qui il était en relations. En réalité, ses créanciers ne l'avaient pas trop harcelé jusqu'à ce jour, parce qu'ils comptaient être payés, mais il n'en allait plus être de même quand ils le verraient poursuivi: eux aussi mettraient les huissiers en marche; alors comment se défendrait-il? Comment vivrait-il? Il n'aurait d'autre ressource que de retourner à l'hôtel du Sénat, où ils ne le laisseraient pas tranquille, ou bien de s'en aller dans son pays natal se faire médecin de campagne. Dans l'un comme dans l'autre cas c'était le renoncement à toutes ses ambitions. Mieux ne valait-il pas la mort?
A quoi était bonne la vie si elle ne lui donnait rien de ce qu'il avait rêvé et de ce qu'il voulait?
Comme beaucoup de ceux qui sont en contact habituel avec la mort, la vie était en soi peu de chose pour lui, la sienne aussi bien que celle des autres. Avec Hamlet il disait: «Mourir... dormir, rien de plus», mais sans ajouter: «Mourir... dormir, rêver peut-être», bien certain que les morts ne rêvait pas; et qu'y a-t-il de meilleur que de dormir pour ceux dont la route a été dure?
Il restait ainsi absorbé dans sa pensée, lorsqu'un corps, s'interposant entre lui et le bec de gaz vacillant, projeta une ombre sur sa tête qui machinalement le fit se redresser. Qui était là? Simplement un sergent de ville qui était venu s'adosser au parapet sur lequel lui-même s'appuyait, il comprit: assurément son attitude était celle d'un homme qui va se jeter à la rivière et le sergent de ville se postait là pour l'en empêcher.
—Merci! dit-il au sergent de ville ébahi.
Et il reprit sa route, marchant vite, mais entendant distinctement l'homme de police qui lui emboîtait le pas, le prenant pour un fou qu'il faut surveiller.
Quand il quitta le pont des Saints-Pères pour la place du Carrousel, cette surveillance cessa, et il put revenir à ses réflexions librement, au moins aussi librement que le permettaient son trouble et son découragement:
—Ce sont les faibles qui se tuent; les forts luttent jusqu'à leur dernier souffle.
Et, si bas qu'il fût, il n'en était pas encore à ce dernier souffle.
Lorsqu'il s'était décidé à s'adresser à Glady, il avait hésité entre celui-ci et un usurier appelé Caffié qu'il ne connaissait pas personnellement, mais dont il avait souvent entendu parler comme d'un vrai coquin s'occupant de toute sorte d'affaires, des mauvaises de préférence aux bonnes, de successions, de mariages, d'interdictions, de chantages; et, s'il n'avait-point été à lui, c'était autant par crainte d'être refusé que par peur de se mettre dans de pareilles mains, au cas où elles voudraient bien l'accepter. Mais ces scrupules et ces craintes n'étaient plus de saison: puisque Glady lui manquait, coûte que coûte et quoi qu'il pût en advenir, il fallait bien se retourner du côté du coquin.
Il savait que Caffié demeurait rue Sainte-Anne, mais il ignorait son numéro: il n'eût qu'à entrer chez un de ses clients, marchand de vin, rue Thérèse, pour le trouver en consultant le Bottin. C'était à deux pas; et tout de suite il décida de risquer l'aventure; l'affaire pressait. Découragé par toutes les démarches qu'il avait essayées jusqu'à ce jour, rebuté par les espoirs trahis, irrité par les rebuffades reçues, il ne s'abusait pas sur les chances de cette dernière tentative, mais enfin il devait la faire, si peu solides que fussent ces chances.
C'était une vieille maison de la butte des Moulins qu'habitait Caffié et qui, autrefois, avait dû être un hôtel particulier: elle se composait de deux corps de bâtiment, l'un sur la rue, l'autre sur une cour intérieure. Une porte cochère donnait accès dans cette cour, et sous sa voûte, après un escalier, se trouvait la loge du concierge. Ce fut vainement que Saniel frappa à cette porte: fermée à clef, elle ne s'ouvrit point; il dut attendre quelques instants et, dans son impatience nerveuse, il se mit à marcher en long et en large dans la cour. Enfin, une vieille femme cassée et voûtée parut, un rat-de-cave à la main, et s'excusa: seule, elle ne pouvait pas être partout en même temps, à garder sa loge et à allumer dans l'escalier de la propriétaire. C'était au premier étage que demeurait Caffié, dans le corps de bâtiment sur la rue.
Saniel monta au premier et sonna; un temps assez long, ou tout au moins qui parut très long à son inquiétude, s'écoula avant qu'on lui répondît; à la fin, il entendit un pas lent et traînant sur le carreau, et la porte s'entr'ouvrit, mais retenue par la main et par le pied:
—Qui demandez-vous?
—M. Caffié.
—C'est moi. Qui êtes-vous?
—Le docteur Saniel.
—Je n'ai pas appelé de médecin.
—Ce n'est pas comme médecin que je me présente, c'est comme client.
—Ce n'est pas l'heure de me consulter.
—Puisque vous êtes chez vous.
—Au fait!
Et Caffié, se décidant à ouvrir la porte, livra passage à Saniel, puis il la referma.
—Entrez dans mon cabinet.
Ils étaient dans une toute petite pièce encombrée de dossiers, qui n'avait pour tout mobilier qu'un vieux bureau et trois chaises; elle communiquait directement avec le cabinet de l'homme d'affaires, plus grand, mais meublé avec la même simplicité et tout encombré de paperasses, qui dégageaient une odeur de moisissure.
—Mon clerc est malade en ce moment, dit Caffié, et quand je suis seul je n'aime pas à ouvrir.
Cette excuse donnée, il montra une chaise à Saniel et, s'asseyant lui-même devant son bureau, éclairé par une lampe dont il avait enlevé l'abat-jour, il dit:
—Docteur, je vous écoute.
Il remit l'abat-jour sur la lampe.
Saniel exposa sa demande, non avec tous les développements dans lesquels il était entré pour Glady, mais succinctement: il devait trois mille francs au tapissier qui lui avait fourni son mobilier et, comme il ne pouvait payer en ce moment, il était sous le coup de poursuites imminentes.
—Quel est ce tapissier? demanda Caffié en tenant sa joue gauche dans sa main droite.
—Jardine, boulevard Haussmann.
—Connu. C'est son industrie de reprendre ainsi les meubles qu'il a vendus quand ils sont aux trois quarts payés, et elle l'a enrichi. Quelle somme lui avez-vous déjà versée sur ce mobilier de dix mille francs?
—Avec les acomptes et les intérêts, près de douze mille.
—Et vous en redevez trois mille?
—Oui.
—C'est gentil.
Caffié parut plein d'admiration pour cette façon de procéder.
—Quelles garanties avez-vous à offrir pour cet emprunt de trois mille francs?
—Pas d'autres que ma position présente, je l'avoue, et surtout mon avenir.
Sur un signe de Caffié, il expliqua quel était cet avenir, tandis que l'homme d'affaires, sa joue dans sa main, écoutait en poussant, de temps en temps, un soupir étouffé, une sorte de plainte.
—Hum! hum! dit Caffié quand Saniel fut arrivé au bout de son explication; vous savez, mon cher monsieur, vous savez:
Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fiera: Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Vous en êtes à dimanche, mon cher monsieur.
—Mais je ne suis ni au bout de ma vie, ni au bout de mon énergie, et je vous assure que cette énergie me rend capable de beaucoup de choses.
—Je n'en doute pas; je sais ce que peut l'énergie: dites à un Grec crevant de faim de monter au ciel, il y va:
Greculus esuriens in caelum, jusseris, ibit.
Mais je ne vois pas que vous soyez parti pour le ciel.
Caffié eut un mauvais sourire accompagné d'une grimace: avant d'être l'usurier de la rue Sainte-Anne dont tout le monde parlait comme d'un coquin, il avait été avoué en province, juge suppléant, et si des malheurs immérités l'avaient obligé à se démettre, pour venir cacher ses désagréments à Paris, il ne perdait jamais l'occasion de montrer qu'il était, par l'éducation, au-dessus de sa situation présente trouvant dans ce nouveau client un érudit, il était bien aise de placer quelques citations qui devaient lui valoir de la considération.
—C'est peut-être parce que je ne suis pas Grec, répondit Saniel; mais je suis Auvergnat, et les gens de mon pays ont les reins solides.
Caffié secoua la tête:
—Mon cher monsieur, je dois vous dire franchement que je ne crois pas l'affaire possible: je la ferais bien moi-même, parce que, par l'intelligence que je lis sur votre physionomie, la résolution qui se montre dans toute votre personne, vous m'inspirez confiance; mais je n'ai pas de fonds à mettre dans ces sortes d'opérations; je ne puis être, comme toujours, qu'un intermédiaire, c'est-à-dire proposer cet emprunt à un de mes clients, et je ne vois pas qui se contentera de garanties ne reposant que sur un avenir plus ou moins problématique; il y a tant de médecins à Paris qui sont dans votre position!
Saniel se leva.
—Vous partez! s'écria Caffié.
—Mais....
—Asseyez-vous donc, mon cher monsieur. Il ne faut pas ainsi jeter le manche après la cognée. Vous m'adressez une proposition, je vous montre les difficultés qu'elle rencontrera selon moi, mais je ne dis pas qu'il n'y a pas un moyen de vous tirer d'embarras; c'est à chercher. Il n'y a que quelques minutes que je vous connais, mais il ne faut pas longtemps pour apprécier les gens comme vous, et franchement vous m'inspirez un très vif intérêt.
Où voulait-il en venir? Saniel n'était pas un naïf qui se laisse prendre au premier mot, et il n'était pas davantage un fat qui accepte bouche béante les compliments qu'on lui adresse. Pourquoi inspirait-il ainsi un intérêt subit à ce coquin, qui avait la réputation de pousser la dureté des hommes d'affaires jusqu'à la férocité. C'était à voir. En attendant il devait se tenir sur ses gardes.
—Je suis très touché de votre sympathie, dit-il.
—Je veux vous prouver qu'elle est réelle et qu'elle peut devenir efficace. Vous venez à moi parce que vous avez besoin de trois mille francs. Que je vous les trouve—et je vous promets de les chercher, bien que cela me paraît difficile, très difficile—ils assureront votre repos présent; mais assureront-ils votre avenir, c'est-à-dire vous permettront-ils de continuer les travaux importants dont vous venez de me parler et sur lesquels votre ambition compte? Non. Les luttes dans lesquelles vous vous débattez et vous usez, recommenceront bientôt. Et c'est de ces luttes que vous devez vous débarrasser pour vous assurer la liberté de travail qui vous est indispensable si vous voulez marcher droit et vite. Pour cela, je ne vois qu'un moyen:—vous marier.
IV
Saniel, qui était sur ses gardes et s'attendait à quelque rouerie de la part de l'agent d'affaires, n'avait pas du tout prévu que ces témoignages d'intérêt aboutiraient à une proposition de mariage; une exclamation de surprise lui échappa. Mais elle se perdit dans le tintement de la sonnette.
Caffié se leva:
—Quel ennui de n'avoir pas de clerc! dit-il.
Il mit à aller ouvrir la porte un empressement qu'il n'avait pas eu pour Saniel, et qui prouvait que, n'étant pas seul, il n'avait plus les mêmes craintes d'introduire quelqu'un chez lui.
Ce fut un garçon de banque qui entra.
—Vous permettez, dit Caffié, revenant dans son cabinet et s'adressant à Saniel; c'est l'affaire d'un instant.
Sous la lampe, le garçon de banque cherchait dans son portefeuille; il en tira une traite qu'il présenta à Caffié.
—Les fonds sont faits, dit celui-ci.
—Avec vous, monsieur Caffié, les fonds sont toujours faits.
Caffié avait tiré de la poche de son gilet une clef avec laquelle il avait ouvert la caisse en fer placée derrière son bureau, et tournant le dos à Saniel ainsi qu'au garçon de banque, il comptait des billets dont ils entendaient le flat-flat. Il se redressa bientôt et, repoussant la porte de sa caisse, il posa sous la lampe les liasses qu'il venait de compter. A son tour, le garçon les compta, et, les ayant placées dans son portefeuille, il salua.
—Tirez la porte en sortant, dit Caffié qui avait déjà repris son fauteuil.
—N'ayez crainte.
Le garçon de banque parti, Caffié s'excusa pour cette interruption.
—Reprenons notre entretien si vous le voulez bien, mon cher monsieur. Je vous disais donc qu'il n'y avait pour vous qu'un moyen d'être tiré à jamais de vos embarras, et que ce moyen vous le trouveriez dans un bon mariage qui mettrait hic et nunc une somme raisonnable à votre disposition.
—Mais ce serait folie à moi de me marier en ce moment, quand je n'ai pas de position à offrir à ma femme.
—Et votre avenir, dont vous parliez tout à l'heure avec tant d'assurance, n'y avez-vous pas foi?
—Une foi absolue, aussi ferme aujourd'hui que quand je suis entré dans la lutte, mais plus éclairée. Cependant, comme les autres n'ont pas les mêmes raisons que moi pour espérer et croire ce que j'espère et crois, je trouve tout naturel qu'on doute de cet avenir: ce que vous avez fait vous-même, à l'instant, en ne le trouvant pas bon pour garantir un simple prêt de trois mille francs.
—Prêt et mariage ne sont pas même chose: un prêt ne vous tire d'embarras que momentanément, en vous laissant bien des chances pour que vous soyez obligé d'en contracter successivement plusieurs autres: ce qui, vous en conviendrez, atténue singulièrement les garanties que vous pouvez offrir; tandis qu'un mariage vous ouvre tout de suite la route que votre rêve ambitieux s'est promis de parcourir.
—Je n'ai jamais pensé au mariage.
—Si vous y pensiez?
—Pour cela il faudrait tout d'abord une femme.
—Si je vous en proposais une, que diriez-vous?
—Mais....
—Vous êtes surpris, n'est-ce pas?
—Je l'avoue.
—Mon cher monsieur, je suis l'ami de mes clients et pour plusieurs,—j'ose le dire,—un père. C'est ainsi qu'ayant beaucoup d'affection pour une jeune dame—et la fille d'une de mes amies, j'ai pensé, en vous voyant et en vous écoutant, que l'une ou l'autre pourrait être la femme qu'il vous faut; toutes deux ont de la fortune; elles sont intelligentes et elles possèdent des avantages physiques qu'un homme, un bel homme comme vous, est en droit d'exiger. Au reste, j'ai précisément leurs photographies, et vous pouvez voir vous-mêmes ce qu'elles sont.
Il ouvrit un tiroir de son bureau et en tira un paquet de photographies dans lesquelles il se mit à chercher. Saniel, qui le suivait des yeux, remarqua que toutes ces photographies étaient des portraits de femmes; enfin il fit son choix et présenta deux cartes à Saniel.
L'une représentait une femme de trente-huit à quarante ans, de forte corpulence, d'apparence robuste, toute couverte d'une quincaillerie d'horribles bijoux dont elle s'était parée pour se faire portraiturer; l'autre, une jeune personne d'une vingtaine d'années, assez jolie, habillée simplement, élégamment, et dont la physionomie distinguée et discrète contrastait avec celle du premier portrait.
Pendant que Saniel regardait ces portraits, Caffié l'examinait, cherchant à deviner l'effet que produisaient ses deux sujets.
—Maintenant que vous les avez vues, dit-il, parlons-en un peu. Si vous me connaissiez mieux, mon cher monsieur, vous sauriez que je suis la franchise même et qu'en affaires j'ai pour principe de tout dire: le bon et le mauvais, de façon que mes clients aient seuls la responsabilité de la décision qu'ils prennent. En réalité il n'y a rien de mauvais sur ces deux personnes, car s'il y en avait, je ne vous les proposerais pas; mais enfin il y a des cotés que ma délicatesse m'oblige à vous signaler, ce que je fais sans inquiétude, bien certain qu'un homme comme vous n'est pas l'esclave d'étroits préjugés.
Il fit une grimace douloureuse et, de nouveau, se prit la mâchoire à deux mains.
—Vous souffrez? demanda Saniel.
—Oui, des dents, cruellement, pardonnez-moi de le laisser paraître; je sais par moi-même que rien n'est plus agaçant que le spectacle de la douleur d'autrui.
—Pas pour les médecins, en tout cas.
—Enfin, laissons cela et revenons à mes clientes. Celle-ci,—il présenta le portrait de la femme aux bijoux,—est, comme vous l'avez deviné, une veuve, une très aimable veuve. Peut-être a-t-elle quelques années de plus que vous, mais ce n'est pas là, me semble-t-il, un grief sérieux que vous puissiez soulever, votre expérience de la vie vous ayant assurément appris que l'homme qui veut être aimé, tendrement aimé, choyé, caressé, gâté, doit prendre une femme plus âgée que lui, qui le traitera en mari et en fils. Son premier mari était un commerçant habile qui, s'il eût vécu, eût fait une belle fortune dans la boucherie,—cela fut mâché plutôt que nettement prononcé,—mais qui, bien que mort au moment où ses affaires se développaient, a laissé vingt belles mille livres de rente à sa femme. Comme je dis le bon, je dois dire aussi le regrettable. Entraîné par les fréquentations que nécessitait son commerce, cet homme très intelligent avait pris des habitudes d'intempérance fâcheuses que, du dehors, il avait apportées dans son intérieur et qu'il avait en quelque sorte imposées à sa femme. J'ai tout lieu de croire qu'elle s'en est corrigée; mais, s'il en était autrement, vous pourriez facilement, vous médecin, l'en guérir....
—Vous croyez?
—Sans doute. Cependant, comme le contraire est possible, vous n'auriez alors qu'à l'abandonner à son vice qui l'emporterait dans un assez bref délai, et, comme le contrat serait réglé par moi en vue de cette éventualité, vous vous trouveriez investi de la fortune et débarrassé de la femme.
—Si nous passions à l'autre? dit Saniel, qui avait écouté sans interrompre ce curieux exposé de situation que Caffié faisait avec la plus parfaite bonhomie; si graves que fussent les circonstances, il ne pouvait pas ne pas s'amuser de cette diplomatie cousue de fil blanc.
—J'attendais votre demande, répondit l'homme d'affaires avec un sourire grimaçant, et, si je vous ai parlé de cette aimable veuve, c'est plutôt par acquit de conscience que dans l'espoir de réussir: quelque dégagé de préjugés qu'on soit, on en garde toujours quelques-uns. Je comprends les vôtres, et je dirai plus, je les partage. Heureusement celle dont j'ai à vous entretenir maintenant ne donne pas prise à des griefs de ce genre. Prenez sa photographie, mon cher monsieur, et regardez-la pendant que je parle. Physionomie charmante, n'est-il pas vrai? Éducation supérieure, faite dans un couvent à la mode. En un mot, une perle dont vous vous parerez. Maintenant, je vais aller à la paille, car il y en a une. Qui n'en a pas? Fille de comédienne, d'une de nos plus gracieuses comédiennes de genre. A sa sortie du couvent, la jeune fille a vécu chez sa mère. C'est là, dans ce milieu... hem! hem! je dirai capiteux, si vous voulez bien... qu'il lui est arrivé un accident. Bref, un enfant, un délicieux petit garçon, que le père aurait sûrement reconnu, tant il estimait la mère, si lui-même n'avait été marié. Au moins a-t-il assuré son sort par une donation de 200,000 francs, de sorte que celui qui épousera la mère et légitimera l'enfant par mariage subséquent aura la jouissance légale de ces deux cent-mille francs jusqu'à la majorité du gamin... si celui-ci y arrive: ces petits êtres sont si fragiles! vous, médecin, vous le savez mieux que personne. Dans le cas d'un malheur, le père hériterait de son fils pour moitié; et, s'il est cruel pour un vrai père d'hériter de son vrai fils, la situation change du tout au tout quand c'est d'un étranger qu'on reçoit une fortune. Voilà l'affaire, mon cher monsieur, nette et franche, et je ne vous fais pas l'injure de supposer que vous n'en voyez pas les avantages sans qu'il soit besoin d'insister. Si je ne me suis pas plus clairement expliqué....
—Mais rien n'est plus clair.
—....La faute en est à cette fluxion qui me paralyse.
Il se prit la mâchoire en geignant.
—Vous avez une dent qui vous fait souffrir? demanda Saniel sur le ton d'un médecin qui interroge un malade.
—Toutes les dents me font souffrir. A vrai dire, elles m'abandonnent.
—Vous avez consulté un médecin?
—Ni médecin, ni dentiste. Certainement je crois à la médecine; mais; quand je me suis adressé à des médecins, ce qui ne m'est arrivé que rarement, j'ai remarqué qu'ils pensaient à leurs propres affaires beaucoup plus qu'à ce que je leur disais, et cela m'a éloigné d'eux; moi, mon cher monsieur, quand un client me consulte, je me mets à sa place et j'entre dans sa peau.
Pendant qu'il parlait, Saniel l'examinait, ce qu'il n'avait pas fait jusqu'à ce moment, et il constatait en lui des signes d'un amaigrissement rapide tout à fait caractéristiques; il flottait dans ses vêtements, faits pour un homme moitié plus gros qu'il ne l'était maintenant; son visage était rouge et luisant comme s'il eût été recouvert d'une couche de sucre de cerise.
—Voulez-vous me montrer vos dents? demanda Saniel; il serait peut-être possible de soulager vos douleurs.
—Vous croyez....
Son examen ne fut pas long.
—Vous avez la bouche sèche bien souvent, n'est-ce pas? demanda-t-il.
—Oui.
—Votre soif est vive?
—Vraiment gênante.
—Dormez-vous bien?
—Non.
—Vous avez des troubles dans la vue?
—Oui.
—Ne vous êtes-vous pas aperçu que vous mettiez des taches poisseuses à votre linge?
—Sans doute; mais je n'y ai pas attaché d'importance.
—Mangez-vous bien?
—Je dévore; et, plus je mange, plus je maigris; je tourne au squelette.
—Je vois que vous gardez à la nuque des cicatrices de furoncles.
—Ils m'ont fait assez souffrir, les coquins; mais ils sont partis comme ils étaient venus. Dame! on n'est plus jeune à soixante et onze ans, on a ses petits ennuis; car ce ne sont que des ennuis, n'est-ce pas?
—Assurément; avec quelques précautions et un régime que je vous indiquerai, si vous le voulez bien, vous vous en débarrasserez facilement. Je vais toujours vous faire une ordonnance pour calmer vos douleurs de dents.
—Nous reparlerons du reste, car nous allons avoir occasion de nous revoir si, comme je le présume, vous appréciez les avantages de la proposition que je vous ai faite.
—Je voudrais y réfléchir,
—Rien de plus juste; d'ailleurs il n'y a pas urgence.
—Où il y a urgence, c'est avec moi; car, si je ne paye pas Jardine, je me trouve dans la rue, ce qui n'est pas une position à offrir à une femme.
—Dans la rue, dans la rue! Les choses n'iront pas aussi vite que cela. Où en sont les poursuites?
—Elles vont commencer; Jardine m'en a menacé.
—Elles vont commencer; elles ne sont pas commencées. Si, comme je le présume, il procède par une saisie-revendication, nous aurons du temps avant le jugement. Devez-vous quelque chose à votre propriétaire?
—Le terme échu le 15.
—Ne le payez pas.
—Cela est facile; il n'y a même que cela qui me soit facile.
—C'est un obstacle dans les jambes de votre Jardine et qui peut l'arrêter un moment. Nous pourrons ainsi manoeuvrer plus aisément. L'essentiel est de m'avertir aussitôt que le feu commencera. Au revoir donc, cher monsieur.
V
Bien que Saniel n'eût aucune expérience des affaires, il n'était pas assez naïf pour ne pas comprendre que Caffié, en lui refusant ce prêt, voulait le tenir dans une dépendance étroite.
—Le calcul est simple, se dit-il, en descendant l'escalier; il se charge de ma défense et la conduit de telle sorte qu'un beau jour, qui n'est pas loin, je ne peux me sauver qu'en tendant la main à la jeune fille charmante. Quel gredin!
Cependant, telle était la situation, qu'il devait se trouver heureux d'obtenir le concours de ce gredin: au moins, c'était du temps gagné, et Jardine, en voyant qu'il n'avait plus devant lui un mouton disposé à se laisser égorger, accepterait peut-être un arrangement raisonnable; le tout était de manoeuvrer de façon que Caffié n'empêchât pas cet arrangement.
Par malheur, il se sentait peu propre à cette manoeuvre, ayant toujours été droit devant lui, l'oeil fixé sur son but, ne pensant qu'au travail qui le lui ferait atteindre;—et voilà que maintenant il fallait qu'il s'improvisât diplomate; en se pliant à des finesses, à des roueries qui n'étaient pas du tout dans sa nature brutale: il avait commencé en ne disant pas tout de suite à Caffié ce qu'il pensait de ses propositions; mais il est plus difficile d'agir que de se contenir, de parler que de se taire.
Que dirait-il, que ferait-il, quand le moment de l'action serait venu?
Il arriva chez lui sans avoir rien trouvé, et, comme il passait devant la loge du concierge, absorbé dans sa préoccupation, il entendit qu'on l'appelait:
—Monchieur le docteur, voulez-vous bien entrer un moment, je vous prie?
Il pensa que c'était quelque consultation qu'on voulait lui demander, un pays qui attendait son retour comme cela se produisait si souvent, et, bien qu'il ne fût pas en disposition d'écouter patiemment des bavardages imbéciles, il revint sur ses pas et entra dans la loge.
—C'est cha qu'on a apporté, dit le concierge en lui tendant une feuille de papier timbré couverte d'une écriture courue.
Cha, c'était le commencement du feu dont Caffié avait parlé. Sans la lire jusqu'au bout Saniel la mit dans sa poche et se prépara à sortir; mais le concierge le retint.
—Je voudrais dire deux mots à monchieur le docteur relativement à ce papier.
—Vous l'avez lu?
—Pour cha non, mais j'ai causé avec le clerc d'huissier qui me l'a remis «parlant à ma perchonne» et il m'a expliqué la situation. C'est-y malheureux, monchieur le docteur!
Il ne manquait plus à Saniel que d'être plaint par son concierge.
—Elle n'est pas ce qu'on vous a dit, répliqua-t-il avec hauteur.
—Allons, tant mieux! j'en suis bien content, pour vous et pour moi. Vous pourrez me payer ma petite note.
—Vous me la donnerez.
—Je vous l'ai déjà donnée deux fois, mais je l'ai refaite; la voilà.
La réclamation d'un créancier paralysait Saniel ou bien il restait bouche béante, étouffé par l'humiliation, ou bien il ne trouvait à répondre que des maladresses. Prenant la note que le concierge lui tendait, il la mit dans sa poche en balbutiant quelques mots.
—Voyez-vous, monchieur le docteur, faut que je vous dise ce que j'ai sur le coeur depuis longtemps. Vous êtes mon pays et je vous estime trop pour ne pas parler. En prenant votre appartement, en vous engageant avec votre tapissier vous avez fait plus que force: vous vous épuisez; quittez cet appartement, prenez celui d'en face qui coûte moitié moins, et ça ira. Vous ne serez pas forcé d'abandonner le quartier. Qu'est-ce que deviendraient les pays si vous nous quittiez? Vous êtes un bon médecin, tout le monde le reconnaît et le dit, les pays s'entend. Maintenant, pour ma petite note, il est convenu que je passerai le premier, n'est-ce pas, comme de juste?
—Aussitôt que j'aurai de l'argent, je vous payerai.
—C'est dit?
—Je vous le promets.
—Je vous remercie bien. Si ça pouvait être demain, cha ferait mon affaire; je ne suis pas riche, vous savez, et pourtant j'ai toujours payé le gaz de vos expériences.
Son papier timbré dans sa poche, Saniel retourna chez Caffié qu'il rencontra sous sa porte cochère, où il lui remit l'exploit de l'huissier.
—Je verrai ça ce soir, dit l'homme d'affaires; pour le moment, je vais dîner. Mais soyez tranquille, je ferai dès demain matin le nécessaire. Bonsoir; je meurs de faim.
Si Saniel ne mourait pas de faim, il eût cependant, lui aussi, dîné volontiers, mais trois jours auparavant il s'était saigné à blanc pour adoucir son tapissier par un acompte aussi fort qu'il avait pu le faire, ne gardant que cinq francs pour lui, et ce n'était pas avec les quelques sous qui lui restaient qu'il pouvait entrer dans un restaurant ni même dans une gargote, si misérable qu'elle fût. Il n'avait qu'à acheter un pain dont il souperait en travaillant comme cela lui était si souvent arrivé.
Mais en rentrant, il ne put pas, comme il le voulait, se mettre à l'article qu'il devait écrire et et livrer le soir même. Parmi les besognes dont il s'était chargé, il y en avait une, et non la moins fastidieuse; qui consistait à donner, par correspondance, des consultations aux abonnés d'un journal de modes ou, plus justement, à recommander, en empruntant la forme de conseils médicaux, tous les cosmétiques,—pâtes épilatoires, élixirs, eaux aromatiques, teintures, essences, huiles, vinaigres, laits, crèmes, savons, opiats, pommades, glycérines, vaselines, sachets, pastilles, dentifrices, fards; et aussi toutes les spécialités pharmaceutiques—vins fortifiants, pilules régénératrices, pâtes pectorales, goudrons, fers, sirops, purgatifs, auxquels leurs inventeurs voulaient donner une autorité que le public, qui se croit malin, refuse à l'annonce toute simple de la dernière page. Avec l'ambition qui était sienne et la carrière qu'il voulait suivre, il n'aurait jamais consenti à faire sous son nom cette correspondance; aussi pour ce travail n'était-il que le secrétaire d'un de ses confrères qui, simple médecin de quartier, n'avait pas les mêmes ménagements à garder et signait bravement ces consultations, trouvant que les clients comme l'argent étaient toujours bons à prendre, d'où qu'ils vinssent. Pour ça peine. Saniel remplaçait ce confrère les dimanches d'été, et de temps en temps recevait à titre gracieux une caisse de parfumerie ou de produits pharmaceutiques, qu'il vendait au rabais quand l'occasion s'en présentait.
Toutes les semaines, on lui donnait la liste des cosmétiques et des spécialités qui devaient figurer dans sa correspondance, et n'importe comment il fallait les recommander, soit en répondant aux lettres qui lui étaient réellement adressées, soit en inventant des questions lui permettant de les introduire plus ou moins à propos.
Il commençait à consulter cette liste et la liasse de lettres des abonnés que le journal lui avait envoyées, quand la sonnette de la porte d'entrée tinta; c'était peut-être un malade, le bon malade qu'il attendait vainement depuis quatre ans: il quitta son bureau pour aller ouvrir.
C'était son charbonnier qui venait pour sa petite note.
—Je passerai un de ces jours chez vous, dit Saniel; ce soir, je suis pressé.
—C'est que, moi aussi, je suis pressé: j'ai une échéance demain et j'ai compté sur M. le docteur.
—Je n'ai pas d'argent ici.
—Que M. le docteur me donne seulement un acompte.
—Je vous dis que je n'ai pas d'argent ici.
—Alors c'est donc vrai ce qu'on raconte que M. le docteur va être poursuivi par les huissiers, qu'on va le vendre, ou lui reprendre ses meubles. Il ne voudra pas me faire perdre mon argent; je suis un père de famille.
Saniel ne le savait que trop, qu'il était père de famille, ayant eu à soigner depuis quatre ans cette famille, composée d'une mère et de trois enfants constamment malades, sans qu'il eût jamais été question de lui payer ses visites.
Tant bien que mal, après une interminable discussion, il parvint à renvoyer le charbonnier, et rentra dans son bureau pour se mettre à son article.
La première lettre qu'il prit, signée: «Parfum de cyclamen», demandait des conseils pour les dents; il répondit:
«Parfum de cyclamen.—Abandonnez votre dentifrice, qui est dangereux et vous ferait perdre toutes vos dents avant cinq ans, adoptez celui de la pharmacie Durand, 215, rue Richelieu, dont je vous garantis les bons effets....
»Jeune femme pâle.—L'opération est radicale, sans danger pour la peau et pour la santé; mais elle doit être faite par une main habile à manier l'électricité. Adressez-vous à moi, 117, Chaussée d'Antin, de deux à quatre heures; j'aurai grand plaisir à vous voir.»
Moi, ce n'était pas lui Saniel, mais bien son confrère, celui qui signait cette correspondance et qui, par ces amorces, pêchait ainsi quelques clients.
Il allait passer à la troisième, signée: «Une affligée de vingt ans», lorsque la sonnette retentit de nouveau. Cette fois, il n'ouvrirait pas: encore un créancier sans doute. Et il écrivit son conseil.
Pourtant? Depuis quatre ans, il attendait que la chance tirât pour lui un bon billet à la loterie de la vie: une malade riche, atteinte d'un kyste ou d'une tumeur qu'il conduisait chez un chirurgien à la mode, lequel partageait avec lui les dix ou quinze mille francs, prix de l'opération. Alors il était sauvé.
Il courut à sa porte. La malade au kyste se présenta sous la forme d'un petit homme barbu, à la trogne allumée, portant par-dessus sa veste le tablier en grosse toile noire des marchands de vin. C'était en effet le marchand de vin du coin qui ayant, lui aussi, appris la vérité de l'huissier, venait toucher sa petite note pour fournitures de vin et de portions faites depuis trois mois pour les déjeuners de M. le docteur.
La scène qui s'était passée avec le charbonnier recommença plus vive, plus violente, et il fallut que Saniel se fâchât, menaçât, pour mettre à la porte le marchand de vin, qui ne partit qu'en promettant de revenir le lendemain avec son huissier.
Saniel reprit son article
«Une Parisienne en perspective.—Puisque vous viendrez bientôt à Paris, je diffère mon ordonnance jusqu'à votre arrivée: toutes les explications ne valent pas un coup d'oeil. Que votre première visite soit pour le 117 de la Chaussée-d'Antin: vous êtes certaine de me trouver de deux heures à quatre heures.
«Entre perruche et ouistiti.—Faites usage des sachets de toilette de la parfumerie du Magnolia, ils retarderont vos rides, que vous exagérez certainement, votre style le dit.»
Sa plume courait sur le papier, lorsqu'un bruit de pas lui fit lever la tête: ou bien il avait mal fermé sa porte sur le dos du marchand de vin, ou bien c'était son domestique qui venait d'entrer avec sa clef.... Alors que voulait-il? Ce n'était point toute la journée qu'il l'employait, mais seulement à l'heure de sa consultation, pour le ménage et pour ouvrir aux clients quand il s'en présentait.
Comme il allait se lever pour voir qui marchait ainsi, on frappa à sa porte: c'était en effet son domestique, à l'air penaud et embarrassé.
—Qu'est-ce qu'il y a, Joseph?
—J'ai pensé que je trouverais monsieur, et je suis venu.
—Pourquoi?
Joseph hésita; puis, prenant courage, il dit avec volubilité, en tenant ses yeux baissés:
—Je viens demander à monsieur de me payer mon mois qui est échu du 15, parce qu'il y a besoin d'argent à la maison tout de suite; s'il n'y avait pas besoin d'argent, je ne serais pas venu.
Saniel le regarda.
—Vous ne savez pas qu'un huissier a laissé du papier timbré chez le concierge.
—Qui est-ce qui a pu dire ça à monsieur?
—Le savez-vous ou ne le savez-vous pas?
—Eh bien, c'est vrai; alors, comme quand les huissiers sont quelque part ils raflent tout, j'ai pensé que monsieur, qui est si juste, ne voudrait pas que je perde mon pauvre argent que j'ai eu tant de mal à gagner. Alors je suis venu, et me voilà.
—Hé bien, je n'ai pas d'argent; si j'en avais eu, j'aurais payé l'huissier.
—Faut donc que je perde mes gages?
—Je vous payerai plus tard.
—Quand?
—Aussitôt que je pourrai.
—Est-ce que les huissiers vous laisseront faire? Ils vont tout vendre ici. Si monsieur voulait, je le tiendrais quitte....
—Comment?
—J'emporterais la redingote que monsieur m'a fait faire il y a deux mois; bien sûr qu'elle ne vaut pas ce qui m'est dû, mais ce serait toujours ça.
—Emportez la redingote.
Joseph eut vite pris sa redingote dans l'armoire de l'entrée où elle était accrochée, et il la roula dans un journal.
—Pour lors monsieur ne comptera pas sur moi demain, dit-il en déposant sa clef sur un coffre; il faut que je cherche une place.
—C'est bien, je ne compterai pas sur vous.
—Bonsoir, monsieur.
Et Joseph fila au plus vite.
Resté seul, Saniel ne se remit pas tout de suite au travail; mais, se renversant dans son fauteuil, il promena un regard mélancolique dans son cabinet et jusque dans le salon, dont la porte était restée ouverte: à la faible lueur de sa bougie, il voyait ses grands fauteuils méthodiquement alignés de chaque côté de la cheminée, les draperies des fenêtres noyées dans l'ombre et tout ce mobilier qui, depuis quatre ans, lui avait coûté tant d'efforts. C'était de ce Louis XIV de camelote qu'il avait été si longtemps prisonnier, et par qui maintenant il allait être exécuté. La belle affaire, vraiment, intelligente et habile! Tout cela n'avait servi qu'à de pauvres Auvergnats, sans que lui-même en jouit, n'ayant pas le goût bourgeois du bibelot, ni le besoin du bien-être. Un mouvement de colère et de révolte contre lui-même lui fit asséner un coup de poing sur son bureau: quel naïf il avait été!
De nouveau la sonnette tinta. Cette fois, il n'entendrait pas, ne comptant plus sur la cliente riche.
Après un court instant, on tambourina doucement sur la porte. Alors, se levant vivement, il courut ouvrir.
Une femme se jeta à son cou:
—Ah! mon chéri, que je suis contente de te trouver chez toi.
VI
Elle lui avait passé un bras autour de la taille, et, se serrant contre lui, se pelotonnant, ils étaient entrés dans le cabinet.
—Que je suis donc contente, répéta-t-elle; quelle bonne idée j'ai eue!
Et d'un brusque mouvement elle se débarrassa de la longue redingote en drap gris qui l'enveloppait jusqu'aux pieds.
—Et toi, es-tu content, dit-elle en se plaçant devant lui pour le mieux regarder.
—Peux-tu le demander?
—Simplement pour te l'entendre dire.
—N'es-tu pas ma seule joie, la douce lumière qui m'éclaire au fond du puits où je pioche jour et nuit!
—Cher Victor!
C'était une grande et svelte jeune femme aux cheveux châtains, qui la coiffaient de boucles épaisses jusque sur les sourcils. De beaux yeux sombres, un nez court, des dents superbes et des gencives couleur de fraise lui donnaient l'air d'un joli chien; elle en avait la gaieté, la vivacité, l'effronterie gracieuse, la caresse passionnée du regard. Habillée à la diable, en Parisienne qui n'a pas le sou, mais qui pare tout ce qu'elle porte, elle avait une désinvolture, une élégance naturelles qui charmaient: avec cela, un ton bon enfant, un rire joyeux et une expression de sensibilité répandue sur son visage frais.
—Je viens dîner avec toi, dit-elle gaiement, et j'ai une faim!...
Il laissa échapper un mouvement qu'elle saisit.
—Je te gêne? dit-elle inquiète.
—Mais pas du tout.
—Tu as à sortir?
—Non.
—Alors pourquoi as-tu fait un mouvement qui trahissait de l'ennui ou tout au moins de l'embarras?
—Tu te trompes, ma petite Philis.
—Avec un autre, je me tromperais peut-être; mais avec toi, est-ce que c'est possible? Tu sais bien qu'entre nous il n'est pas besoin de paroles, que je lis dans tes yeux ce que tu vas dire, sur ta physionomie ce que tu penses comme ce que tu sens. Est-ce qu'il n'en est pas toujours ainsi quand on aime... comme je t'aime?
Il la prit dans ses bras et longuement il l'embrassa; puis, allant à un fauteuil sur lequel en rentrant il avait jeté son pardessus, il tira d'une poche le pain qu'il avait acheté.
—C'est que voilà mon dîner, dit-il en montrant son pain.
—Oh! il faut que je te gronde: le travail te fait perdre la tête. Ne peux-tu prendre le temps de manger?
Il eut un triste sourire:
—Ce n'est pas le temps qui m'a manqué.
Il fouilla dans sa poche et en tira trois gros sous qui lui restaient:
—On ne dîne pas au restaurant avec six sous.
Elle se jeta sur lui:
—Oh! chéri, pardonne-moi, s'écria-t-elle. Pauvre cher martyr, cher grand homme, c'est moi qui t'accuse, quand je devrais embrasser tes genoux. Et tu ne me grondes pas; un triste sourire est toute ta réponse. Eh quoi, tu en es là: pas même de quoi manger!
—On mange très bien avec du pain; que ne suis-je assuré d'en avoir toujours!
—Eh bien, aujourd'hui je veux qui tu aies mieux et plus. Ce matin, en voyant le mauvais temps, il m'est venu une idée à laquelle tu étais associé: c'est bien naturel, puisque tu ne quittes ni mon coeur ni ma pensée: j'ai dit à maman que, si la bourrasque continuait, je coucherais à la pension. Tu t'imagines avec quelle émotion j'ai écouté le vent toute la journée, en regardant la pluie tomber mêlée aux feuilles et aux branches mortes qui passaient en tourbillons. Dieu merci, le temps a été assez mauvais pour que maman me croie bien tranquille à la pension; et me voilà à toi jusqu'à demain matin. Mais, comme nous ne pourrons pas rester à jeun jusque-là, en nous contentant de ton pain, je vais aller acheter à dîner; nous ferons la dînette au coin du feu, ce sera bien plus amusant que d'aller au restaurant.
Elle endossa vivement sa redingote.
—Mets la table pendant que je fais mes achats.
—J'ai mon article à finir qu'on va venir chercher à huit heures; pense que j'ai encore à recommander trois vins toniques, cinq préparations de fer, une teinture au henné, un lait mammaire, deux lotions capillaires, un opiat, je ne sais combien de savons et de poudres de riz, et il faut que, de force ou de bonne volonté, ils entrent dans mon article. Quel métier!
—Eh bien, ne t'inquiète pas de la table; nous la mettrons ensemble quand tu auras fini, ce qui ne sera que plus amusant.
—Tu prends tout par le bon côté, toi!
—Est-ce qu'il est meilleur de le prendre par le mauvais? A tout à l'heure!
Elle allait tirer la porte.
—Ne fais pas de folies, dit-il.
—Il n'y a pas de danger, répondit-elle en frappant sur sa poche.
Puis, revenant à lui, elle l'embrassa passionnément:
—Travaille.
Et elle partit en courant.
Il y avait deux ans qu'ils s'aimaient. A cette époque, Saniel allait toutes les semaines, aux environs de Paris, faire, dans une pension, un cours d'anatomie à l'usage des jeunes filles qui se préparaient aux examens de l'Hôtel de Ville, et chaque fois il se rencontrait avec une jeune femme qu'il n'avait pas pu ne pas remarquer: elle partait et revenait aux mêmes heures que lui, et donnait des leçons dans la pension rivale de celle où il professait: comme elle portait souvent sous le bras un grand carton ou quelquefois un moulage en plâtre, il avait conjecturé, sans avoir besoin pour cela d'un effort, que c'était le dessin qu'elle enseignait. Tout d'abord il n'avait pas fait attention à elle: que lui importait cette maîtresse de dessin; il avait autre chose en tête que les femmes. Mais peu à peu, précisément parce qu'elle était discrète et réservée, il avait été frappé par la vivacité et la gaieté de sa physionomie: il y avait vraiment plaisir à regarder cette jeune femme jolie et surtout plaisante. Cependant il n'avait rien laissé voir de ce qu'il pensait d'elle: si leurs yeux se souriaient lorsqu'ils se rencontraient c'était tout; eux, ils ne se connaissaient point. Quand ils descendaient de wagon ils ne s'en allaient point côte à côte; quand il prenait le trottoir de gauche, il était certain d'avance qu'elle prendrait celui de droite, et réciproquement. Les choses avaient continué plusieurs mois ainsi sans que jamais un mot fût échangé entre eux: seulement par la force des choses ils avaient l'un et l'autre appris qui ils étaient: elle, professeur de dessin comme il l'avait deviné, s'appelait mademoiselle Philis Cormier; elle était la fille d'un peintre mort depuis sept ou huit ans, qui avait eu une certaine réputation; lui était un médecin à qui on prédisait un bel avenir, un homme très fort qu'on verrait un jour à l'oeuvre; et naturellement leur attitude l'un envers l'autre était restée la même; il n'y avait pas là de raisons particulières pour qu'elle changeât. Le hasard avait fait naître ces raisons: un jour d'été que le temps s'était subitement mis à l'orage à l'heure où ils reprenaient ordinairement le train, Saniel, revenant au chemin de fer, avait rejoint en route mademoiselle Philis Cormier, qu'il voyait se hâter devant lui; ils avaient encore cinq ou six cents mètres à parcourir à travers une plaine sans maisons avant d'arriver à la station, c'est-à-dire plus que le temps d'être inondés si les nuages noirs que roulait le vent se décidaient à crever: lui avait un parapluie qu'on venait de lui prêter en quittant la pension; elle n'en avait point. Pour la première fois, il s'était décidé à lui adresser la parole:
—Il semble que l'orage va nous prendre avant que nous ayons gagné là station; vous n'avez pas de parapluie: voulez-vous me permettre de marcher près de vous? je vous abriterai avec celui qu'on vient de me prêter.
Elle avait répondu par un sourire, et ils s'étaient mis à marcher côte à côte jusqu'au moment où la pluie s'était abattue sur eux; alors elle s'était rapprochée de lui, et ils étaient entrés dans la gare en causant gaiement:
—Votre parapluie vaut mieux que la jupe de Virginie, dit-elle.
—Qu'est-ce que c'est que la jupe de Virginie?
—Vous n'avez pas lu Paul et Virginie?
—Non.
—Elle l'avait regardé avec un sourire un peu moqueur, se demandant ce que les gens très forts pouvaient bien lire.
Non-seulement Saniel n'avait pas lu le roman de Bernardin de Saint-Pierre, pas plus celui-là que d'autres d'ailleurs, mais encore il n'avait jamais aimé, les choses du coeur n'étant pas plus son fait que celles de l'imagination. Il faut du loisir pour les lectures d'agrément, et plus encore pour l'amour, comme il leur faut une liberté d'esprit et une indépendance de vie qu'il n'avait pas. Où aurait-il trouvé le temps de lire des romans? Quand et comment se serait-il occupé d'une femme? Celles qu'il avait eues depuis son arrivée à Paris n'avaient jamais pris sur lui la plus légère influence, et il n'avait gardé d'aucune un souvenir bien distinct. Au contraire, pensant à cette promenade sous la pluie, il avait retrouvé cette jeune fille avec une sûreté de mémoire tout à fait extraordinaire chez lui; l'impression avait donc été bien forte qu'elle se continuait ainsi: il revoyait Philis avec son sourire qui découvrait ses dents éblouissantes, il entendait la musique de sa voix, et cette plaine monotone, qu'il avait si souvent traversée sans jamais la voir, lui apparaissait comme le plus joli paysage du monde. Évidemment un changement s'était fait en lui, quelque chose s'était éveillé dans son esprit; pour la première fois, il s'était aperçu que l'organe conoïde creux et musculaire qu'on appelle le coeur peut servir à autre chose qu'à la circulation du sang.
Quelle surprise et aussi quel désappointement! Allait-il être assez naïf pour aimer cette jeune fille et empêtrer d'une femme sa vie déjà si difficile et si lourdement remplie. La belle affaire, en vérité, et comme la nature l'avait bâti pour jouer les amoureux! Il est vrai que ceux-là seulement qui le veulent bien deviennent amoureux, et que, par expérience, il connaissait la force de volonté.
Mais il avait bientôt fallu en rabattre de cette confiance en soi: loin de Philis, il pouvait ce qu'il voulait; près d'elle, c'était elle qui voulait; d'un regard elle était maître de lui; il arrivait furieux pour l'influence qu'elle avait prise sur lui, et contre laquelle il s'était débattu depuis qu'ils ne s'étaient vus; il la quittait ravi de sentir combien profondément il l'aimait.
Pour un homme dont la raison et la logique avaient réglé la vie jusqu'à ce moment, ces contradictions étaient exaspérantes, et il ne se pardonnait de les subir qu'en se disant qu'elles ne pouvaient modifier en rien la ligne de conduite qu'il s'était tracée, ni le faire dévoyer du chemin qu'il suivait.
Riche, ou simplement avec un peu de fortune, il eût pu—quand il était près d'elle et en sa puissance—se laisser entraîner; mais ce n'était pas quand il crevait de faim qu'il allait faire la folie de prendre une femme; qu'aurait-il à lui donner? sa misère, rien que sa misère; et la honte, à défaut d'autre raison, l'empêcherait à jamais de la lui offrir.
Depuis qu'ils se connaissaient, elle avait elle-même, tout naturellement, en causant, complété les renseignements qu'il avait eus tout d'abord: elle était bien, comme on le lui avait dit, la fille d'un peintre; son père, qui avait eu des commencements difficiles, était mort au moment où, après des années de lutte acharnée, il arrivait à la fortune; dix années de plus de travail, et il laissait à sa famille, sinon la richesse, au moins une très belle aisance. En réalité, il ne lui avait laissé que la ruine; l'hôtel qu'il s'était fait construire vendu, et les dettes payées, il ne leur était resté que quelques meubles. Il avait fallu travailler, ils étaient trois, une mère, un fils et une fille; la mère, qui n'avait pas de métier, s'était mise à des travaux de lingerie; le fils avait quitté le collège pour entrer clerc chez un homme d'affaires appelé Caffié; la fille, qui heureusement pour elle avait appris à dessiner et à peindre sous la direction de son père, avait cherché des leçons, et, pour ajouter au peu qu'elles lui procuraient, elle dessinait des menus de dîner pour les papetiers et peignait sur soie des coffrets et des éventails: ils vivaient, et bien juste, avec une dure économie et des privations de toute sorte, encore le frère, las de la triste existence et du labeur que lui imposait son homme d'affaires, venait-il de les quitter pour aller tenter la fortune en Amérique. Si Saniel se mariait jamais, ce dont il doutait, ce ne serait pas, à coup sûr, une femme dans ces conditions qu'il épouserait.
Cette réflexion le rassurant, il s'était un peu plus livré avec elle; pourquoi ne jouirait-il pas du plaisir très doux qu'il avait à la voir et à l'entendre? Sa vie n'était pas déjà si gaie et si heureuse; il se sentait parfaitement sûr de lui et, telle qu'il la connaissait maintenant, il était tout aussi sûr d'elle: une brave et honnête fille; d'ailleurs, comment eût-elle deviné qu'il l'aimait?
Ils avaient donc continué à se voir avec un plaisir qui semblait égal des deux côtés, allant l'un au devant de l'autre aussitôt qu'ils s'apercevaient dans la gare, s'attendant, montant dans le même wagon, s'arrangeant toujours pour faire route ensemble à l'aller comme au retour, et s'entretenant librement, gaiement, oubliant si bien le temps, qu'il était rare que l'arrivée ne les surprit point.
Les choses avaient marché ainsi jusqu'à l'approche des vacances, c'est-à-dire d'une séparation momentanée, et, un peu avant ce moment, ils avaient décidé qu'après leur dernière leçon, au lieu de prendre le train à la station comme à l'ordinaire, ils iraient à une lieue de là pour revenir à Paris par le tramway, ce qui leur ferait une promenade d'une bonne heure à travers bois.
Le soleil était chaud ce jour-là: à moitié chemin, Philis avait demandé à se reposer un moment; ils s'étaient assis dans un taillis, et bientôt ils s'étaient trouvés aux bras l'un de l'autre.
Depuis, Saniel n'avait jamais parlé de mariage et Philis n'en avait jamais rien dit de son côté.
Ils s'aimaient.
VII
Saniel était encore au travail quand Philis rentra.
—Tu n'as pas fini pauvre cher! demanda-telle.
—Le temps de soigner par correspondance une maladie pour laquelle l'examen attentif de dix médecins ne suffirait peut-être pas, et je suis à toi.
En trois lignes l'affaire fut faite; il quitta son bureau:
—Me voilà: que veux-tu que je fasse?
—Aide-moi à sortir ce qu'il y a dans mes poches.
Elle s'était déjà débarrassée d'une bouteille enveloppée dans une feuille de papier qu'elle avait déposée sur le bureau.
—Comme tu es chargée! dit-il.
—Juste ce qu'il faut.
Elle avait des paquets sous les bras, et les poches de sa redingote ainsi que de sa robe paraissaient remplies: ce fut un travail de les vider.
—Ne serre pas trop fort, disait-elle à chaque paquet qu'il lui prenait.
A la fin, les poches furent vides.
—Où dînons-nous? demanda-t-elle.
—Ici; puisque la salle à manger est transformée en laboratoire.
—Alors commençons par faire du feu; j'ai eu les pieds mouillés en pataugeant sur la route de la station.
—Je ne sais pas s'il y a du bois.
—Allons voir.
Elle prit la bougie et ils passèrent dans la cuisine qui, de même que la salle à manger était un laboratoire, était une étable où Saniel élevait, dans des cages, des cochons d'Inde et des lapins pour ses expériences, et où Joseph entassait pêle-mêle tout ce qui le gênait, sans avoir à prendre souci du fourneau ou de la grillade qui n'avaient jamais été allumés. Mais ils eurent beau fureter, leurs recherches furent vaines; il y avait de tout dans cette cuisine, excepté du bois à brûler; de vieux balais, des brosses à cirage, des choux pour les lapins, des carottes pour les cochons d'Inde, des amas de journaux, des caisses et des boîtes.
—Tu tiens à ces boîtes? demanda-t-elle en caressant un petit cochon qu'elle avait pris dans ses bras.
—Nullement; elles ont servi à emballer de la parfumerie et des spécialités pharmaceutiques; elles sont maintenant inutiles.
—Eh bien, on peut très joliment se chauffer avec ces planches; cassées, elles feront un beau feu clair et flambant.
Un vieux couperet rouillé se trouvait sur le fourneau; Saniel le prit et rapidement il fendit assez de caisses pour avoir une bonne provision de bois.
—Ce que c'est que d'être Auvergnat! dit-elle en riant; c'est à croire qu'en naissant vous recevez tous le génie du charbonnage.
—Alors tu te moques de moi?
—Non, mais tu coupes ton bois gravement, lugubrement, comme si tu dépeçais un malade, et je voudrais te faire rire un peu, en riant moi-même de toi, de moi, de n'importe qui, pourvu que tu te dérides.
Ils revinrent dans le cabinet, Saniel portant la provision de bois.
—Maintenant, mettons la table, dit-elle avec entrain.
Un petit guéridon pliant était placé devant la fenêtre, et Saniel s'en servait pour déjeuner bien souvent, avec l'assiette assortie que Joseph allait lui chercher chez le charcutier, ou avec la portion que fournissait le marchand de vin qui, quelques instants auparavant, était venu lui faire une scène; elle le prit et l'apporta devant la cheminée où elle l'ouvrit.
—Où est le linge? demanda-t-elle.
—C'est que je ne suis pas riche en linge; cependant j'ai dans cette armoire des serviettes que j'étale sur la poitrine et les épaules des gens que j'ausculte; voyons s'il y en a de propres.
Justement il en restait quatre, c'est-à-dire une de plus qu'il ne fallait.
—As-tu des assiettes, des couteaux, des fourchettes, des verres?
—Oui, dans une armoire de la salle à manger.
—Allons les chercher.
Cette salle à manger, où l'on n'avait jamais mangé, était la pièce la plus curieusement meublée de l'appartement. Point de table, point de chaises, point de buffet; mais, le long de la muraille, des planches en bois blanc formant étagère, et, sur ces planches, des matras, des ballons, des flacons à effilure horizontale ou verticale, des tubes de culture, des filtres, une étuve à gaz, un microscope, des tranches de pain, des morceaux de pomme de terre, çà et là des bocaux, des fioles, et aussi quelques livres, enfin le matériel d'un petit laboratoire de recherches bactériologiques: voilà, ce qu'était en effet cette salle où Saniel travaillait plus souvent et plus longuement que dans son cabinet de consultation.
C'était dans un placard que se trouvaient les cinq ou six assiettes, les trois couteaux, les verres qui composaient toute la vaisselle et la verrerie de Saniel.
—Tu es sûr qu'il n'y a pas de microbes dans les assiettes? demanda Philis en prenant ce qu'il fallait pour servir la table.
—J'espère que non.
—Enfin, en les essuyant bien.
Le couvert fut promptement mis par Philis, qui allait, venait, tournait autour de la table avec une légèreté gracieuse que Saniel admirait.
—Alors toi tu ne fais rien, dit-elle.
—Je te regarde et je réfléchis.
—Et le résultat de ces réflexions, peut-on le demander?
-C'est qu'il y a en toi un fonds de belle humeur et de gaieté, une exubérance de vie à égayer un condamné à mort.
—Et que serions-nous devenus, je te prie, si j'avais été une mélancolique et une découragée quand nous avons perdu mon pauvre papa? Il était la joie même, chantait toute la journée, s'éveillait une chanson sur les lèvres et, tout en travaillant, riait, plaisantait, sans jamais une minute de mauvaise humeur. C'est par lui et près de lui que j'ai été élevée, et je lui ressemble. Quand, en quelques jours, il, nous a été enlevé, tu peux t'imaginer comment, tombant de cette vie heureuse dans la détresse et le chagrin, nous avons été anéantis; maman, tu le sais, est une mélancolique et une inquiète, une timide disposée à voir tout en noir; mon frère Florentin est comme elle. Ce fut un désespoir morne: maman répétait du matin au soir que nous n'avions qu'à mourir de faim; mon frère voulait s'engager; je ne m'abandonnai point, et, si je ne pus pas rire et chanter, je me remuai assez cependant pour secouer l'engourdissement de la désespérance: je fis obtenir une place à Florentin, je trouvai du travail pour maman, et j'en trouvai pour moi aussi; le courage revint à tout le monde et peu à peu avec lui le calme de l'esprit.
Elle le regarda avec un sourire qui disait: «Veux-tu me laisser faire pour toi ce que j'ai fait pour eux?»
Mais, ces paroles précises, elle ne les prononça point; au contraire, elle chercha tout de suite à effacer leur impression si, comme elle le croyait, il les avait devinées.
—Va donc chercher de l'eau, dit-elle; pendant ce temps, je vais allumer le feu; maintenant c'est le moment.
Quand il revint, apportant une carafe pleine, le feu flambait en jetant des pétillements d'or qui illuminaient le cabinet. Assise devant le bureau, Philis écrivait.
—Que fais-tu donc là? demanda-t-il avec surprise.
J'écris notre menu, car tu penses bien que nous n'allons pas nous mettre comme ça tout bourgeoisement à table. Le voilà: qu'en penses-tu.
Elle lut tout haut:
—Sardines de Nantes.
—Cuisse de dinde rôtie.
—Terrine de pâté de foie gras aux truffes du Périgord.
—Mais c'est un festin, ton dîner!
—Croyais-tu que j'allais t'offrir une portion de fricandeau au jus?
Elle continua:
—Fromage de Brie,
—Choux à la crème vanillée,
—Pomme de Normandie,
—Vin....
—Ah! voilà. Quel vin? Je ne voudrais pas te tromper. Mettons: «Vin du marchand de vin du coin.» Et maintenant, à table.
Comme il allait s'asseoir, elle l'arrêta:
—Tu ne me donnes pas le bras pour me conduire à ma place? Si nous ne faisons pas les choses sérieusement, méthodiquement, nous n'y croirons pas, et les truffes du Périgord se changeront peut-être en petits morceaux noirs de n'importe quoi.
Quand ils furent assis en face l'un de l'autre, la serviette dépliée, elle continua sa plaisanterie:
—Allâtes-vous lundi à la représentation de Don Juan, mon cher docteur?
Et Saniel qui, malgré tout, avait gardé la mine sombre, se mit à rire franchement.
—Allons donc! s'écria-t-elle en frappant ses mains l'une contre l'autre. Plus de préoccupation, n'est-ce pas, plus de souci! Tes yeux dans les miens, cher Victor, et ne pensons qu'à l'heure présente; à la joie d'être ensemble, à notre amour. Est-ce dit?
Elle lui tendit la main par-dessus la table.
Il la prit et la serra:
—C'est dit.
Le dîner continua gaiement, Saniel répondant aux sourires et à la gaieté de Philis, qui conduisait l'entretien en ne le laissant pas languir: elle le servait, lui versait à boire, et c'étaient des éclats de voix, des rires comme ce cabinet n'en avait jamais entendu; de temps en temps, elle quittait sa chaise et jetait une poignée de bois au feu qui, à moitié éteint, reprenait ses pétillements.
Cependant, elle remarqua que peu à peu la physionomie de Saniel, un moment détendue, s'assombrissait et reprenait l'expression de préoccupation et d'amertume qu'elle avait eu tant de peine à chasser; elle voulut faire un nouvel effort.
—Est-ce que cette charmante dînette ne te donne pas l'idée de recommencer bientôt? demanda-telle,
—La recommencer! Comment? Où?
—Mais si j'ai pu venir ce soir sans que maman s'en inquiète, je trouverai bien un moyen, un prétexte, pour recommencer la semaine prochaine.
Il secoua la tête.
—Tu ne seras pas libre la semaine prochaine? demanda-t-elle, inquiète.
—Où serai-je la semaine prochaine, demain, dans quelques jours?
—Tu me fais peur! Explique toi, je t'en prie. Oh! Victor, aie pitié de moi, ne me laisse pas dans l'angoisse.
—Tu as raison; je dois tout te dire et ne pas laisser ta tendresse chercher des explications à ma préoccupation, qui ne peuvent que te tourmenter.
—Si tu as des soucis, ne m'estimes-tu pas assez pour les partager avec moi? Tu sais bien que je suis à toi, tout à toi, aujourd'hui, demain, à jamais!
Sans lui laisser ignorer les difficultés de sa situation, il n'était jamais cependant entré dans des détails précis, aimant mieux parler de ses espérances que de sa misère présente.
Le récit qu'il avait déjà fait à Glady et à Caffié, il le recommença, en ajoutant ce qui venait de se passer avec le concierge, le marchand de vin, le charbonnier et Joseph.
Elle écoutait anéantie.
—Il a emporté la redingote! murmura-t-elle.
—Il n'est venu que pour ça.
—Et demain?
—Ah! demain... demain!
—Avec tant de travail comment as-tu pu en arriver là?
—Comme toi, j'ai cru à la vertu du travail, et voilà où j'en suis! Parce que je sentais en moi une volonté que rien n'affaiblirait, une force que rien ne lasserait, un courage que rien ne rebuterait, je me suis imaginé que j'étais armé pour la lutte, de façon à ne pouvoir pas être vaincu, et je le sais, autant par la faute des circonstances que par la mienne...
—Et de quoi es-tu coupable, pauvre cher?
—D'ignorance de la vie, de maladresse, de présomption, d'aveuglement. Si j'avais été moins naïf, est-ce que je me serais laissé prendre aux propositions de Jardine? Est-ce que j'aurais accepté ce mobilier, cet appartement? Il me disait que les engagements qu'il me faisait signer étaient de simples formalités, qu'en réalité je le payerais quand je pourrais, qu'il se contenterait d'un honnête intérêt: cela m'a paru vraisemblable; je n'ai pas cherché au delà et j'ai accepté, heureux, glorieux de m'installer... certain d'avoir les reins assez solides pour porter ce fardeau. C'est une force d'avoir confiance en soi, mais c'est aussi une faiblesse. Parce que tu m'aimes tu ne me connais pas, tu ne me vois pas. En réalité, je suis peu sociable, et je manque absolument de souplesse, de finesse, de politesse, aussi bien dans le caractère que dans les manières: comment, avec cela, veux-tu qu'on fasse de la clientèle et qu'on réussisse si un coup d'éclat ne vous impose pas? Que le coup d'éclat se produise, j'y compte bien; mais son heure n'a pas encore sonné. Parce que je manque de souplesse, je n'ai pas su gagner la sympathie ou l'intérêt de mes maîtres; ils n'ont vu que ma raideur, et, comme je n'allais pas à eux, plus encore par timidité que par fierté, ils ne sont pas venus à moi,—ce qui est bien naturel, j'en conviens; de plus comme je n'ai pas incliné mes idées devant l'autorité de quelques-uns, ceux-là m'ont pris en grippe, ce qui est plus naturel encore. Parce que je manque de politesse et suis resté pour beaucoup de choses l'Auvergnat lourd et gauche que la nature m'a fait, les gens du monde m'ont dédaigné, s'en tenant à l'écorce qu'ils voyaient et qui leur déplaisait. Plus avisé, plus malin, plus expérimenté, je me serais au moins appuyé sur la camaraderie; mais je n'en ai pas pris souci. A quoi bon? je n'en avais pas besoin: ma force me suffisait; je trouvais plus crâne de me faire craindre que de me faire aimer. Ainsi bâti, je n'avais que deux partis à prendre: ou rester dans ma pauvre chambre de l'hôtel du Sénat, en vivant de leçons et de besognes de librairie jusqu'au jour du concours pour le bureau central et l'agrégation; ou bien m'établir dans un quartier excentrique, à Belleville, Montrouge ou ailleurs, et là faire de la clientèle à la force du jarret avec des gens qui ne me demanderaient ni politesse ni belles manières. Comme ces partis étaient raisonnables, je n'ai pris ni l'un ni l'autre:—Belleville parce que je voulais pas ne plus travailler que des jambes, comme un de mes camarades que j'ai vu fonctionner à la Villette: «Votre langue.—Bon.—Votre bras.—Bon!—Et, tandis qu'il est censé tâter le pouls à son malade, de l'autre main il écrit son ordonnance: «Vomitif, purgatif....—C'est quarante sous.»—Et il s'en va, sans jamais perdre cinq minutes pour son diagnostic: il n'a pas le temps;—l'hôtel du Sénat, parce que j'en avais assez, et qu'avec ses propositions Jardine me tentait. Voilà où il m'a amené.
—Et maintenant?
VIII
A ce moment, la bougie qui éclairait la table, s'éteignit dans le flambeau, sans que sa lueur vacillante depuis quelques instants déjà les eût avertis qu'elle allait mourir. Philis se leva:
—Où y a-t-il des bougies? demanda-t-elle.
—Il n'y en a plus; celle-ci était la dernière.
—Eh bien! il n'y a qu'à faire flamber le feu.
Elle jeta une petite poignée de bois dans l'âtre; puis, au lieu de reprendre sa chaise, elle alla chercher un coussin sur le divan et, le déposant devant la cheminée, elle s'assit dessus en s'accoudant sur le genou de Saniel.
—Et maintenant, répéta-t-elle, les yeux levés sur lui.
—Maintenant! je suppose qu'il ne me reste plus qu'à me sauver en Auvergne et me faire médecin de campagne.
—Mon Dieu. est-ce possible? murmura-t-elle d'un ton qui surprit Saniel; car, s'il y avait de la douleur dans ce cri, il y avait aussi un autre sentiment qu'il ne comprenait pas.
—En quittant l'École, je pouvais continuer à demeurer à l'hôtel du Sénat et, en donnant des leçons pour vivre, préparer mes concours; maintenant, après avoir occupé une position jusqu'à un certain point en vue, puis-je reprendre cette existence d'étudiant besoigneux? Mes créanciers, qui se sont déjà abattus sur moi ici, me harcelleront et mes concurrents au concours exploiteront ma misère... qui n'a pas d'autre cause que mes vices; on trouvera que je déshonorerais la Faculté et je serai repoussé. Ni médecin des hôpitaux, ni agrégé, j'en serais réduit à n'être que médecin de quartier; à quoi bon? l'épreuve a été faite ici; tu vois comme elle a réussi.
—Alors tu partirais?
—Non sans déchirement, sans désespoir, puisque ce serait notre séparation et le renoncement aux espoirs sur lesquels je vis depuis dix ans, l'abandon de mes travaux, la mort; tu vois maintenant pourquoi, malgré ta gaieté, je n'ai pas eu la force de te cacher ma préoccupation: plus tu étais charmante, plus je sentais combien tu m'es chère, plus j'étais désespéré de cette séparation.
—Pourquoi nous séparer?
—Que veux-tu?
Elle se retourna vers lui:
—Partir avec toi. Tu me rendras ce témoignage que, jusqu'à cette heure, jamais je ne t'ai parlé de mariage et n'ai laissé paraître la pensée que tu pouvais faire de moi ta femme un jour. Dans la position où tu te trouvais, dans la lutte que tu soutenais, une femme eût été un fardeau qui t'eût paralysé, alors surtout que cette femme n'était qu'une pauvre misérable créature comme moi, qui n'apportait en dot que sa misère et celle de sa famille. Mais les conditions ne sont plus les mêmes: te voilà, toi, aussi misérable et de plus désespéré; dans ton pays, où tu n'as plus que des parents éloignés qui ne te sont rien, puisqu'ils n'ont ni ton éducation, ni tes idées, ni tes besoins, ni tes habitudes, que vas-tu devenir tout seul avec tes déceptions et tes regrets? Si tu m'acceptes, je vais avec toi; à deux et quand on s'aime, on n'est nulle part malheureux. Quant tu rentreras fatigué, tu me trouveras souriante à ton retour; quand tu resteras à la maison, tu m'associeras à tes pensées, à ton travail, et je tâcherai de te comprendre. Je n'ai pas peur de la pauvreté, tu sais, et je n'ai pas peur davantage de la solitude; partout où nous serons ensemble, je serai bien. Tout ce que je te demande, c'est d'emmener ma mère avec nous, car tu sens bien que je ne peux pas l'abandonner; en la soignant, tu as appris à la connaître assez pour savoir qu'elle n'est ni gênante ni difficile; quant à Florentin, il restera à Paris où il trouvera à s'employer: son voyage en Amérique l'a assagi et ses ambitions sont maintenant faciles à contenter: gagner petitement sa vie est tout ce qu'il demande. Sans doute, nous te serons une charge, mais pas aussi lourde qu'au premier abord on pourrait le supposer: une femme, quand elle le veut, met l'ordre et l'économie dans une maison, et je te promets que je serai cette femme. Et puis je travaillerai: j'ai la certitude que mon papetier me donnera des menus aussi bien quand je serai en Auvergne qu'il m'en donne à Paris. Je pourrai aussi, sans doute, me procurer d'autres travaux; c'est cent francs par mois, peut-être cent cinquante, peut-être même deux cents. En attendant que tu te sois créé une clientèle, nous vivrons avec cet argent; en Auvergne, la vie ne doit pas être chère.
Elle lui avait pris les deux mains, et elle suivait anxieusement sur son visage, qu'éclairait la flamme capricieuse de la cheminée, l'effet de ses paroles: c'était leur vie à tous deux qui allait se décider, et l'émotion qui lui serrait le coeur faisait trembler sa voix. Qu'allait-il répondre? Elle le voyait le visage bouleversé, sans pouvoir lire plus loin.
Comme elle se taisait, il dégagea ses deux mains et, lui prenant la tête, il la regarda en silence pendant quelques instants:
—Comme tu m'aimes! dit-il.
—Donne-moi le moyen de le prouver autrement qu'en paroles.
—Ce serait une lâcheté de t'associer à ma misère.
—Ce serait m'estimer assez pour être assuré que j'en serai heureuse.
—Et moi?
—L'amour dans ton coeur ne l'emportera-t-il pas sur la fierté? Ne sens-tu pas que depuis que je t'aime mon amour a pris toute ma vie, et que rien au monde que ce qui est lui, que ce qui est toi, n'existe dans le présent comme dans l'avenir! Parce que je te vois quelques heures de temps en temps à Paris, je suis heureuse; quelles que soient les difficultés qui nous attendent, je serai plus heureuse encore en Auvergne, par cela seul que nous nous verrons toujours.
Il garda pendant assez longtemps un morne silence:
—Là-bas, pourrais-tu m'aimer? murmura-t-il.
Évidemment c'était plutôt à lui qu'à elle que s'adressait cette question, qui résumait ses réflexions.
—Oh! cher Victor! s'écria-t-elle, pourquoi douter de moi? L'ai-je mérité? Le passé, le présent ne répondent-ils pas de l'avenir?
Il secoua la tête:
—L'homme que tu as aimé, que tu aimes, ne s'est jamais montré à toi ce qu'il est réellement. Malgré les difficultés et les tristesses de sa vie, il a pu sourire à ton sourire, parce que, si cruelle que fût cette vie, il était soutenu par l'espoir et la confiance; en Auvergne il n'y aura plus ni espoir, ni confiance, mais la rage d'une existence brisée et l'accablement de l'impuissance. Quel homme serais-je? Pourrais-tu l'aimer, celui-là?
—Mille fois plus encore, puisqu'il serait malheureux et que j'aurais à le soutenir.
—En aurais-tu la force? A la longue, la lassitude te prendrait, car le poids serait trop lourd, si grand que fût ton dévouement, si profonde que fût ta tendresse. Vois ma situation, vois mes espérances et, descendant dans l'avenir, vois mon écrasement. Tu me sais ambitieux mais vaguement, n'est-ce pas? sans avoir jamais mesuré la portée de cette ambition et des espoirs, des rêves, si tu veux, sur lesquels elle repose. Comprends que ces rêves sont à la veille de se réaliser: encore deux mois, en décembre ou en janvier, je passe le concours pour le bureau central, qui me fait médecin des hôpitaux, et à la même époque celui pour l'agrégation, qui m'ouvre la Faculté de médecine. Sans illusion orgueilleuse, je me crois en état de réussir,—ce que les gens de sport appellent en condition. Donc quand je n'ai plus qu'une attente de quelques jours, me voilà abattu à jamais.
—Pourquoi à jamais?
—On vient de son village à Paris pour faire sa trouée, on n'en revient pas quand la mauvaise chance ou l'impuissance vous y ont renvoyé. D'ailleurs, c'est seulement tous les quatre ans que s'ouvre un concours pour l'agrégation. Dans quatre ans, quelle serait ma condition morale ou intellectuelle; comment aurais-je supporté cet exil de quatre ans; te représentes-tu ce que peuvent produire quatre années d'isolement au fond des montagnes. Mais ce n'est pas tout. A côté de ce but ostensible que je poursuis depuis que j'ai débarqué de mon village, j'ai mes travaux en train qui exigent absolument Paris. Sans que je t'aie jamais assommée de médecine, tu sais, n'est-ce pas? qu'elle est à la veille de subir une révolution qui va la transformer. Jusqu'à présent, il a été enseigné officiellement, en pathologie, que l'organisme humain portait en soi le germe d'un grand nombre de maladies infectieuses qui s'y développaient spontanément dans certaines conditions: ainsi, la tuberculose est le résultat de fatigues, de privations, de misères physiologiques. Eh bien, depuis un certain, temps, on admet, c'est-à-dire des révolutionnaires admettent une origine parasitaire à ces maladies, et il y a en France, en Allemagne, en Europe, toute une armée qui cherche ces parasites. Je suis un soldat de cette armée, et c'est à ces recherches que me sert ce laboratoire installé dans la salle à manger. C'est aux parasites de la tuberculose et du cancer que je me suis attaché, et, pour ce dernier, depuis sept ans déjà, ce qui, lorsque j'étais interne, m'avait fait appeler par mes camarades «le topique du cancer». Pour la tuberculose, je suis arrivé à découvrir son parasite, mais non encore à le débarrasser de toutes ses impuretés par des procédés de culture. J'en suis là. C'est-à-dire que je brûle, et que, demain peut-être, dans quelques jours, je tiens une découverte qui est une révolution et donne la gloire à celui qui l'a faite. De même pour le cancer, j'ai trouvé son micro-organisme. Mais tout n'est pas dit. Et voilà ce qu'il me faut abandonner en quittant Paris.
—Pourquoi abandonner? Ne peux-tu pas continuer tes recherches en Auvergne?
-C'est impossible pour toute sorte de raisons trop longues à expliquer, mais dont une seule suffira. Les cultures de ces parasites ne peuvent se faire que dans certaines températures rigoureusement maintenues au degré voulu, et ces températures ne peuvent être obtenues que dans des étuves comme celle de mon laboratoire, alimentées par le gaz dont l'entrée est réglée automatiquement par le plus ou moins de chaleur de l'eau. Comment veux-tu que cette étuve fonctionne dans un pays où il n'y a pas de gaz? Non, non, si je quitte Paris, tout est fini position aussi bien que travail; je deviens médecin de village et rien que médecin de village. Que les huissiers me mettent dehors demain, et tout ce que j'ai accumulé depuis quatre ans dans ce laboratoire, tous mes travaux en train, ce qui est achevé comme ce qui ne demande plus peut-être que quelques jours, que quelques heures, s'en va chez le brocanteur ou est jeté à la rue. De tant d'efforts, de tant de nuits passées, de tant de privations, de tant d'espérances, il ne reste qu'un souvenir... pour moi. Et encore s'il ne restait pas, peut-être serais-je moins exaspéré et accepterais je d'un coeur moins ulcéré la vie à laquelle je ne me résignerai jamais. Tu sais bien, que je suis un révolté, non un résigné.
Elle se leva et, lui prenant la main qu'elle serra fortement:
—Il faut rester à Paris, dit-elle. Pardonne-moi d'avoir insisté tout à l'heure pour te prouver que tu pouvais vivre dans ton village. C'était à moi que je pensais plus qu'à toi, à notre amour, à notre mariage; c'était une pensée égoïste, une mauvaise, pensée. Il faut chercher, il faut trouver un moyen, n'importe lequel, quoi qu'il puisse coûter, de ne pas renoncer à tes travaux.
—Il faut! Mais comment? Crois-tu que je n'aie pas tout épuisé?
Il raconta ses démarches auprès de Jardine, ses sollicitations, ses prières et aussi sa demande de prêt à Glady, enfin sa visite à Caffié.
—Caffié! s'écria-t-elle, comment l'idée t'est-elle venue de t'adresser à Caffié?
—Un peu parce que tu m'avais souvent parlé de lui.
—Mais je t'en ai parlé comme du plus dur et du plus méchant des hommes, capable de tout, si ce n'est de ce qui est bon et de ce qui est bien.
—Un peu aussi parce que je savais par un de mes clients qu'il prêtait à ceux qu'il pouvait exploiter.
—Et il t'a répondu?
—Qu'il ne trouverait sans doute personne pour consentir le prêt que je désirais; cependant il m'a promis de chercher, et il doit me rendre réponse demain soir; il m'a promis aussi de me défendre contre Jardine.
—Tu t'es mis entre ses mains!
—Eh! que veux-tu? Dans ma position, je n'ai pas la liberté de m'adresser à qui je veux et m'inspire confiance par son honorabilité. Que j'aille chez un notaire, un banquier: ils ne m'écouteront pas, puisqu'au premier mot je serai obligé de leur répondre que je n'ai ni gage ni garantie à offrir. C'est pour cela que les malheureux tombent sous la coupe des coquins; au moins ceux-là les écoutent et leur accordent quelque chose, si peu que ce soit.
—Que t'a-t-il accordé?
—Ses conseils.
—Et tu les as acceptés?
—C'est toujours du temps de gagné. Demain peut-être, on m'eût mis dans la rue: Caffié m'obtiendra quelque répit.
—Et de quel prix payeras-tu cette défense?
—Il n'y a que ceux qui ont quelque chose qui s'inquiètent du prix.
—Tu as ton nom, ton repos, ta dignité, ton honneur, et, une fois que tu seras aux mains de Caffié, qui peut savoir ce qu'il exigera de toi, ce qu'il te forcera à faire sans que tu puisses lui résister!
—Alors tu veux que je quitte Paris?
—Non certes; mais je veux que tu te tiennes en garde contre Caffié, que tu ne connais pas et que je connais, moi, par tout ce que Florentin nous racontait pendant qu'il était chez lui. Si secret qu'il soit, un homme d'affaires ne peut pas se cacher de son clerc: ce n'est pas seulement de coquineries que Caffié est coupable, c'est aussi de vrais crimes; je t'assure qu'il a mérité dix fois la mort. Pour gagner cent francs il est capable de tout: il faut qu'il gagne, qu'il amasse, rien que pour le plaisir d'amasser, puisqu'il n'a ni enfant ni parent, ni héritier.
—Eh bien, je te promets de me tenir sur mes gardes, comme tu me le conseilles; mais, si coquin que puisse être Caffié, je crois que je dois accepter le concours qu'il m'a offert. Qui sait ce qui peut se produire pendant le temps qu'il me fera gagner? Car je n'ai pas à te dire, n'est-ce pas, que je connais d'avance sa réponse pour le prêt que je lui ai demandé: il n'aura trouvé personne.
—Je viendrai quand même demain soir pour connaître cette réponse.
IX
Bien que Saniel ne se fit pas d'illusion sur la réponse de Caffié, il alla le lendemain, à la même heure que la veille, sonner à la porte de l'homme d'affaires.
Comme la veille, il eut à attendre assez longtemps avant que la porte s'ouvrît; à la fin il entendit un pas traînant sur le carreau.
—Qui est là? demanda la voix de Caffié.
Aussitôt que Saniel eut répondu, le pène fut tiré.
—Comme je n'aime pas être dérangé le soir par des importuns, dit Caffié, je n'ouvre pas toujours; mais j'ai pour mes clients un signal qui me permet de les reconnaître: après avoir sonné, vous frappez du doigt trois coups également espacés contre le bois de la porte.
Pendant cette explication, Saniel était entré dans le cabinet de l'homme d'affaires.
—Vous êtes-vous occupé de ma demande? dit-il après un moment d'attente, car Caffié paraissait décidé à ne pas engager l'entretien le premier.
—Oui, mon cher monsieur, j'ai couru toute la matinée pour vous; je ne néglige jamais mes clients, leur affaire est la mienne.
Il fit une pause.
—Alors? demanda Saniel.
Caffié donna à sa physionomie une expression désolée.
—Que vous avais-je dit, mon cher monsieur, rappelez-vous-le, je vous prie? Une expérience comme la mienne ne parle pas à la légère, faites-moi l'honneur de le croire. Eh bien, ce que j'avais prévu s'est réalisé: partout la même réponse: l'aléa est trop grand; personne n'en veut courir la chance.
—Même pour un gros intérêt?
—Même pour un gros intérêt: il y a tant de concurrence dans votre profession? Moi, je crois à votre avenir et je vous l'ai prouvé par ma proposition; mais, moi, je ne suis que l'intermédiaire et non le bailleur de fonds, malheureusement.
Caffié avait insisté sur le mot «ma proposition» et du regard il l'avait encore soulignée; mais Saniel ne parut pas avoir compris.
—Et l'assignation du tapissier? demanda-t-il.
—Soyez tranquille de ce côté, j'ai agi aussi; votre propriétaire, à qui il est dû un terme, va intervenir, et il faudra que votre créancier le désintéresse avant d'aller plus loin. S'y résignera-t-il? C'est à voir. Si oui, nous nous défendrons sur un autre terrain. Je ne dis pas victorieusement, mais enfin de façon à gagner du temps.
—Combien de temps?
—Ça, mon cher monsieur, je ne peux pas le savoir: la chose dépend de notre adversaire et de ses conseils. D'ailleurs, qu'entendez-vous par «combien de temps»: l'éternité?
—J'entends jusqu'au mois d'avril.
—Alors c'est bien l'éternité. Croyez-vous donc être en mesure de vous libérer au mois d'avril? Si vous avez cette espérance—reposant sur des garanties—il faut le dire, mon cher monsieur.
Cette question fut posée d'un ton tout à fait bienveillant auquel Saniel se laissa prendre.
—Je n'ai pas ces garanties, dit-il; mais, par contre, il serait pour moi d'une importance capitale que l'affaire traînât jusque-là. Comme je vous l'ai expliqué, je suis à la veille de passer deux concours; ils durent trois mois; et en mars, au plus tard en avril, je puis être médecin des hôpitaux et agrégé de la Faculté. Si cela est, j'offrirai alors une surface aux prêteurs qui vous permettra sans doute de me trouver la somme nécessaire pour payer Jardine et les frais qui auront été faits, y compris vos honoraires.
A mesure qu'il parlait, Saniel comprenait qu'il avait tort de se livrer ainsi; cependant il alla jusqu'au bout.
—Je serais indigne de votre confiance, mon cher monsieur, répondit Caffié, si je vous entretenais dans l'idée que nous pourrons gagner cette époque. Quoi qu'il m'en coûte,—et il m'en coûte beaucoup, je vous assure,—je dois vous dire que c'est impossible, radicalement impossible: quelques jours, oui, peut-être quelques semaines, mais c'est tout.
—Eh bien, obtenez-moi ces quelques semaines, dit Saniel en se levant, ce sera toujours quelque chose.
—Et après?
—D'ici là, nous verrons.
—Mon cher monsieur, ne partez pas; vous ne sauriez croire combien vivement votre position me touche; je ne pense qu'à vous. Quand j'ai vu que décidément je ne pouvais pas vous trouver la somme dont vous avez besoin, j'ai été faire une petite visite amicale à ma jeune cliente, celle dont je vous ai parlé...
—Qui a reçu une éducation supérieure dans un couvent à la mode?
—Précisément; et je lui ai demandé ce qu'elle penserait d'un jeune médecin plein d'avenir, futur professeur à la Faculté, actuellement considéré déjà comme un savant de premier ordre, beau garçon—car vous êtes beau garçon, mon cher monsieur, ce n'est point de la flatterie de le constater,—de bonne santé, paysan de naissance, qui se présenterait comme mari. Elle a paru flattée, je vous le déclare franchement. Mais tout de suite elle m'a dit: «Et le petit?» A quoi j'ai répondu que je vous savais trop grand, trop noble, trop généreux pour n'avoir point cette indulgence des hommes supérieurs qui leur fait accepter avec sérénité une faute involontaire. Ai-je été trop loin?
Il n'attendit pas la réponse:
—Non, n'est-ce pas? Justement, le petit était là, car la mère veille sur lui avec une sollicitude toute pleine de promesse pour l'avenir, et j'ai pu l'examiner à mon aise. Bien fragile, mon cher monsieur; il tient de son père, le pauvre bébé, et je doute que malgré tout votre savoir de médecin vous puissiez le faire vivre: si par malheur sa mort arrive, comme ce n'est que trop à craindre assurément, elle ne nuira pas à votre réputation: vous donnez les soins, n'est-ce pas, non la vie!
—A propos de soins, interrompit Saniel, qui ne voulait pas répondre, avez-vous fait ce que je vous ai conseillé?
—Pas encore. Les pharmaciens de ce quartier sont des égorgeurs patentés; mais j'irai ce soir chez un de mes clients, pharmacien aux Batignolles, qui me traitera en ami.
—Je vous reverrai alors.
—Quand vous voudrez, mon cher monsieur, quand vous aurez réfléchi; maintenant vous avez le mot de passe.
Avant de sortir de chez lui, Saniel avait laissé sa clef à son concierge pour que Philis ne l'attendit pas dans la rue si elle venait en son absence; lorsqu'il rentra, le concierge lui dit que «madame» était montée depuis assez longtemps déjà, et, à son coup de sonnette, ce fut elle qui, vivement, lui ouvrit la porte.
—Eh bien? demanda-t-elle d'une voix frémissante avant même qu'il fût entré.
—Ce que je te disais hier: il n'a trouvé personne.
Elle le serra dans une longue étreinte passionnée.
—Et pour le tapissier?
—Il a promis de gagner du temps.
Tout en parlant, ils étaient entrés dans le cabinet: le feu brûlait dans la cheminée, et ce n'était pas des morceaux de planches qui flambaient, comme la veille, mais des bûches de charme; sur la table, éclairée par deux bougies, se montrait un beau poulet rôti, entouré de cresson, et une bouteille de vin rouge faisait vis-à-vis à la carafe d'eau.
Il la regarda surpris.
—J'ai mis la table, dit-elle, tu vois, je dîne avec toi.
Et se jetant dans ses bras:
—Connaissant Caffié mieux que toi, j'avais deviné sa réponse, et je ne voulais pas que tu fusses seul en rentrant ici: j'ai encore trouvé un prétexte pour ne pas dîner avec maman.
—Mais ce poulet?
—Il nous fallait bien un plat de résistance.
—Ce bois, ces bougies?
—Ça, c'est la fin de mes économies; j'aurais été si heureuse qu'elles fussent moins misérables et pussent te servir à quelque chose d'utile.
Comme la veille, ils s'assirent devant le feu, et tout de suite elle se mit à parler de choses et d'autres pour l'occuper et le distraire: mais ce que leurs lèvres ne disaient point, leurs regards, en se rencontrant, l'exprimaient avec plus d'intensité que la parole; cependant, jusqu'à la fin du dîner, ils purent l'un et l'autre ne rien dire de décisif.
Ce fut lui qui, à un certain moment, trahit sa préoccupation.
—Ton frère avait bien observé Caffié, dit-il comme s'il se parlait à lui-même.
—N'est-ce pas?
—C'est assurément le plus parfait coquin que j'aie jusqu'à ce jour rencontré.
—Il t'a proposé quelque infamie, je suis sûre?
—Il m'a proposé de me marier.
—J'en avais le pressentiment.
—Et c'est pour cela qu'il me refuse le prêt que je demande. J'ai eu la simplicité de lui expliquer franchement ma situation; en même temps, je lui ai dit quelle importance il y avait pour moi à gagner le mois d'avril, et il espère que, sous le coup des poursuites, quand je verrai que je vais être mis dans la rue, j'accepterai l'une des deux femmes qu'il me propose: le couteau sur la gorge, il faudra bien que je cède; c'est pour le tenir suspendu qu'il a promis de retarder les poursuites de Jardine et de les traîner en longueur.
—Et ces femmes? demanda-t-elle, sans oser le regarder en face.
—Sois tranquille, tu n'as rien à craindre d'elles l'une est une bouchère ivrogne, l'autre est une jeune fille qui a un enfant.
—Et ce sont là les femmes qu'il ose proposer à un homme comme toi!
—Ses propositions ne sont pas aussi nues que je te les présente; elles sont accommodées à une sauce qui, selon son sentiment, doit les faire passer. Si je ne guéris pas la bouchère de l'ivrognerie, je n'ai qu'à l'abandonner à son vice qui l'emportera dans un bref délai, et, comme le contrat sera réglé en vue de cette éventualité, je me trouverai l'héritier de ses vingt mille livres de rentes. Pour la vierge à l'enfant, la combinaison est autre: cet enfant a été doté par son vrai père de deux cent mille francs, et celui qui le légitimera en épousant la mère aura la jouissance du revenu de ces deux cent mille francs jusqu'à la majorité du petit..., si, toutefois, celui-ci parvient à sa majorité, car il est bien fragile, si fragile même que, si sa mort arrivait, elle ne nuirait en rien à ma réputation de médecin.
—Tu, vois quel monstre il est!
—Pendant qu'il m'expliquait ainsi ses combinaisons, en m'offrant la mort des autres, je pensais à la sienne, et me disais que, si on le supprimait, il n'aurait vraiment que ce qu'il mérite.
—Ça, c'est bien vrai.
—Pour moi, rien ne m'aurait été plus facile, à un certain moment. Comme il a mal aux dents, il me montra sa mâchoire: je n'avais qu'à l'étrangler; nous étions seuls: un misérable diabétique comme lui qui, j'en suis sûr, n'a pas six mois à vivre, n'aurait pas résisté à une poigne comme celle-ci. Je retirais de son gilet ses clefs, j'ouvrais sa caisse, j'y prenais les trente, quarante, soixante mille francs que j'y ai vus entassés: du diable si la justice aurait, jamais rien découvert: un médecin n'étrangle pas ses clients, il les empoisonne, il les tue scientifiquement, non brutalement.
—Voilà le malheur, c'est que ces moyens d'arranger les choses ne sont à la portée que des gens qui n'ont par de conscience, et qu'ils n'existent pas pour nous.
—Je t'assure bien que ce n'est pas la conscience qui m'aurait retenu.
—La peur du remords, si je me sers d'un mauvais mot.
—Mais les gens intelligents n'ont pas de remords, ma chère enfant, attendu que chez eux le raisonnement précède le fait et ne le suit pas: avant d'agir, ils pèsent le pour et le contre, et savent quelles seront les conséquences de leurs actions pour les autres aussi bien que pour eux; si cet examen préalable leur prouve que pour une raison quelconque ils peuvent agir, ils seront à jamais tranquilles, assurés de n'être pas exposés aux remords, qui ne sont que les reproches de la conscience.
—Sans doute, ce que tu dis là est juste, et pourtant il m'est impossible de l'accepter. Si je n'ai pas commis de crimes dans ma vie, j'ai fait cependant des sottises, même des fautes, et pour quelques-unes ça été délibérément, après cet examen préalable dont tu parles: j'aurais donc dû être parfaitement tranquille et à l'abri des reproches de ma conscience; cependant, le lendemain matin, je m'éveillais malheureuse, tourmentée, bouleversée quelquefois, sans pouvoir étouffer la voix mystérieuse qui m'accusait.
—Et au nom de qui parlait-elle, cette voix plus vague encore que mystérieuse?
—Au nom de ma conscience, évidemment.
—«Évidemment» est de trop, et tu serais bien embarrassée de me démontrer cette évidence, attendu que rien n'est plus incertain et insaisissable que ce qu'on est convenu d'appeler la conscience, qui n'est en réalité qu'une affaire de milieu et d'éducation.
—Je ne comprends pas.
—Ta conscience te fait-elle un crime de m'aimer?
—Non, assurément.
—Tu vois donc que tu as une façon personnelle de comprendre ce qui est bien et ce qui est mal qui n'est pas celle que suit notre pays, ou il est admis, au point de vue religieux comme au point de vue social, qu'une jeune fille est coupable quand elle a un amant. Par conséquent, tu vois aussi que la conscience est un mauvais instrument de pesage, puisque chacun pour la faire fonctionner se sert de poids qu'il fabrique lui-même.
—Enfin, quoi qu'il en soit, tu as bien fait de ne pas étrangler Caffié....
—Que tu as condamné à mort, toi-même, cependant!
—Par la main de la justice providentielle ou humaine, mais non par la tienne, pas plus que par celle de Florentin ou par la mienne, bien que nous sachions mieux que personne qu'il ne mérite aucune grâce.
—Tu vois que j'ai prévu tes objections, puisque je n'ai pas serré sa cravate.
—Heureusement.
—Est-ce bien «heureusement» qu'il faut dire?