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Conscience

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X

Ce soir-là Philis devait rentrer de bonne heure: le dîner ne se prolongea donc pas tard comme la veille; cependant, avant de partir, elle voulut desservir la table et tout remettre en ordre.

—Tu pourras très bien déjeuner demain avec le reste du poulet, dit-elle en le serrant dans le garde-manger, où il alla rejoindre la boîte de sardines et la terrine de foie gras.

Et comme il l'accompagnait, un flambeau à la main pour l'éclairer, il put voir que ce n'était pas seulement à son déjeuner du lendemain et des jours suivants qu'elle avait pensé: dans la cuisine, une provision de bois occupait un coin; sur une tablette étaient posés deux paquets de bougies, et sur les coffres des lapins s'entassait une provision de carottes suffisante pour les nourrir pendant plusieurs jours, eux et les cochons d'Inde.

—Quel brave petit coeur tu es! dit-il.

—Parce que je pense aux lapins?

—Pour ta tendresse et ta discrétion.

—Je voudrais tant t'être bonne à quelque chose!

Lorsqu'elle l'eût quitté, il s'assit immédiatement à son bureau et tout de suite il commença à travailler, pressé de regagner le temps qu'il venait de donner au sentiment. Que son travail ne dût servir à rien, et que ses expériences fussent brusquement interrompues le lendemain ou quelques jours plus tard, n'était pas pour l'arrêter: il avait à travailler, il travaillait comme s'il avait la certitude de passer ses concours, et aussi celle que les expériences qu'il poursuivait depuis plusieurs années seraient menées à bonne fin sans que personne pût les déranger.

C'était en effet sa force que cette puissance de travail qui jamais ne s'était laissé distraire ou écraser par rien, le plaisir pas plus que la souffrance, les préoccupations pas plus que la misère et ses privations: dans la rue, il pouvait penser à Philis, avoir faim, sentir le poids du sommeil; à son bureau, il n'y avait plus pour lui ni Philis, ni faim, ni sommeil, ni souci, ni souvenirs, il y avait son travail qui le prenait tout entier.

C'était sa force et aussi sa fierté, la seule supériorité dont il se vantât; car, bien qu'il s'en reconnût d'autres, de celles-là il ne parlait jamais, tandis qu'il disait volontiers à ses camarades:

—Moi, je travaille quand je veux et tant que je veux; ma volonté appliquée au travail n'a jamais eu de défaillances; ce qu'on raconte d'Alexandre le Grand qui, pour rester éveillé la nuit, tenait dans sa main une boule de métal au-dessus d'un bassin d'airain, prouve tout simplement que le Macédonien était un mollasse.

Ce soir-là, il en fut pendant une heure à peu près comme il en était toujours: ni les huissiers, ni Jardine, ni Caffié ne le troublèrent; cependant, ayant eu une recherche à faire, il constata que sa mémoire ne lui obéissait point comme à l'ordinaire: elle hésitait, s'embrouillait, surtout elle avait des distractions réellement étonnantes; il la violenta et elle obéit, mais ce fut pour peu de temps: bientôt elle le trahit une seconde fois, puis une troisième, une quatrième.

Décidément il n'était pas dans un état normal et sa volonté obéissait au lieu de commander.

Il y avait un nom et une phrase qu'il se répétait de temps en temps machinalement; ce nom était celui de Caffié; cette phrase, c'était: «Rien de plus facile».

Pourquoi cette hypothèse d'étrangler Caffié, dont il n'avait parlé qu'en l'air et sans y attacher nulle importance au moment où il l'avait émise, lui revenait-elle ainsi comme une sorte d'obsession.

N'était-ce pas bizarre?

Jamais, jusqu'à ce jour, il n'avait eu l'idée qu'il pouvait étrangler un homme, si coquin que fût cet homme, et voilà qu'en causant il avait trouvé des raisons qui rendaient toute naturelle et même légitime la mort de ce coquin.

Philis, elle-même, ne l'avait-elle pas condamné?

A la vérité, elle avait ajouté que la Providence ou la Justice devait procéder à l'exécution, mais c'était le scrupule d'une conscience naïve qui s'était formée dans un milieu dont lui ne subissait pas l'influence.

Est-ce qu'il avait de ces scrupules, le vieil homme d'affaires qui, froidement, pour le seul intérêt d'un tant pour cent sur une dot, conseillait de tuer une femme par l'ivrognerie, et un enfant n'importe comment?

Avec lui on était réellement à deux le jeu et au plus fort des deux.

Comme il en arrivait à cette conclusion, il s'arrêta, se demandant s'il était fou de suivre une pareille idée; puis tout de suite, pour la chasser, il se remit au travail qui, pendant un certain temps, mais moins longuement que la première fois, l'absorba.

Puis, de nouveau, sa volonté lui échappant, il se reprit à penser à Caffié.

Il n'était que trop évident que, s'il avait réalisé l'idée d'étrangler Caffié, toutes les difficultés contre lesquelles il se débattait et qui allaient l'écraser, sinon le lendemain, au moins dans quelques jours auraient été immédiatement aplanies.

Plus d'huissiers, plus de créanciers! Quelle délivrance!

Le repos, la possibilité de passer ses concours avec un esprit tranquille que la fièvre des inquiétudes matérielles ne troublerait point: dans ces conditions, son succès était assuré, il le sentait.

Et ses expériences! il ne courait plus le danger de les voir brusquement interrompues, ses préparations n'étaient pas jetées dans la rue, ses tubes de culture n'étaient pas brisés, ses matras, ses ballons ne s'en allaient point chez le brocanteur; il continuait ses recherches, elles aboutissaient aux résultats qu'il poursuivait: pour lui, la gloire; pour l'humanité, la guérison d'une des plus terribles maladies qui la fauchent, et peut-être de deux!

Ainsi la question se posait bien simple:

D'un côté, Caffié;

De l'autre, l'humanité et la science;

Un vieux coquin, qui avait mérité vingt fois la mort, qui d'ailleurs allait mourir naturellement dans un délai prochain;

Et l'humanité, la science qui allaient profiter d'une découverte dont il serait l'auteur.

Il s'aperçut que la sueur perlait sur ses mains et lui coulait dans le cou.

Pourquoi cette défaillance? Par horreur du crime dont il admettait la possibilité? Ou par peur de voir ses expériences anéanties?

Il fallait réfléchir, se rendre compte, s'observer.

Il avait dit à Philis que les gens intelligents, avant de s'engager dans une action, en pèsent le pour et le contre.

Contre la mort de Caffié, il ne voyait rien.

Pour, au contraire, tout se réunissait.

S'il avait eu les scrupules de Philis ou les croyances de Brigard, il n'aurait eu qu'à s'arrêter.

Mais, ne les ayant pas, ne serait-il pas naïf de reculer?

Devant quoi reculerait-il? Pourquoi s'arrêterait-il?

Le remords? Mais il était convaincu que les gens intelligents n'ont pas de remords quand ils se sont décidés en connaissance de cause: c'est avant qu'ils en ont, non après; et justement il en était à cette période de l'avant.

La peur de se faire prendre? Mais les gens intelligents ne se font pas prendre. Ceux qui se perdent, ce sont ou les brutes qui vont tout droit, ou les demi-intelligents qui mettent toute leur habileté, leur finesse, à combiner une action compliquée ou romanesque dans laquelle on retrouve leur main. Lui, il était homme de science et de précision, et il ne se compromettrait ni par l'acte, ni par le sentiment: rien à craindre pendant, rien à craindre après. Caffié étranglé, ce ne serait pas sur un médecin que les soupçons se porteraient, ce serait sur une brute; quand les médecins veulent tuer quelqu'un, ils opèrent savamment par le poison ou tout autre mort scientifique; les brutes y vont brutalement; le meurtre dit la profession de l'assassin.

Quelques instants auparavant, la sueur l'inondait; ce mot le glaça.

Il se leva nerveusement et se mit à marcher à grands pas saccadés dans son cabinet. Le feu était éteint depuis longtemps déjà; au dehors les bruits de la rue avaient cessé, et dans son cerveau résonnait le mot qu'il prononçait tout bas: assassin!

Était-il homme à se laisser influencer et arrêter par un mot? Où sont les enrichis, les parvenus, les arrivés qui n'ont pas laissé derrière eux des cadavres sur le chemin parcouru? Le succès les porte, et ils n'ont eu le succès que parce qu'ils avaient la force.

Certainement la violence n'était pas une récréation, et il serait plus agréable de faire tranquillement son chemin, par la seule puissance, de l'intelligence et du travail; que de se l'ouvrir à coups de poing; mais on ne le choisit pas, ce chemin, on est jeté dedans par les circonstances, par les fatalités de la vie, et qui veut arriver au bout n'a pas le choix de ses moyens; s'il faut marcher dans la boue, qu'importe, quand on sait qu'on ne se crottera pas?

Si encore Caffié avait eu des héritiers, de pauvres gens sauvés de la misère par cette fortune sur laquelle ils comptaient, il se serait sans doute laissé toucher par cette considération: voleur, le mot était encore plus vilain que celui d'assassin; mais à qui manqueraient les quelques billets de banque qu'il prendrait dans cette caisse? Voler, c'est faire tort à quelqu'un. A qui ferait-il tort? Il ne le voyait pas. Tandis qu'il voyait très distinctement l'armée d'affligés à laquelle il rendrait service.

Un coup de sonnette timide le fit sursauter; et il éprouva un mouvement de colère de se sentir si nerveux, lui ordinairement maître de son esprit comme de son corps.

Il alla ouvrir: un homme vêtu en ouvrier le salua humblement.

—Je vous demande bien pardon de vous déranger, monsieur le docteur.

—Qu'est-ce qu'il y a?

—C'est rapport à ma femme que je viendrais vous chercher si vous vouliez bien venir.

—Qu'a-t-elle?

—Elle est en mal d'enfant; et ça ne va pas; la sage-femme n'y est plus; elle veut un médecin.

—C'est la sage-femme qui vous a conseillé de venir me chercher?

—Non, monsieur le docteur; elle m'a envoyé chez M. Legrand.

—Eh bien?

—Son épouse m'a dit qu'il ne pouvait pas se lever rapport à sa bronchique. Alors le pharmacien m'a donné votre adresse.

—C'est bon.

—Je vas vous dire, monsieur le docteur, je suis un honnête homme, moi; nous ne sommes pas riches, nous ne pourrons pas vous payer... tout de suite.

—J'y vais. Attendez-moi.

Saniel prit ses instruments et suivit l'ouvrier qui, en route, lui expliqua ce qu'éprouvait sa femme.

—Où allons-nous? demanda Saniel, interrompant ces explications.

—Rue de la Corderie.

C'était derrière le marché Saint-Honoré, au sixième, sous les toits, dans une chambre proprette malgré sa pauvreté. Quand Saniel entra, la sage-femme vint au-devant de lui, et l'arrêtant, elle lui dit à voix basse, sentencieusement:

—C'est un cas de dystocie par malformation du bassin.

—L'enfant est vivant?

—Oui.

—C'est bon, nous allons voir.

Il s'approcha du lit et examina longuement la malade, qui répétait:

—Je vais mourir! Sauvez-moi, monsieur le médecin.

—-Mais certainement nous allons vous sauver, dit-il doucement; je vous le promets.

Il s'était relevé, et il avait ôté sa redingote, puis son gilet.

—Donnez-moi un tablier, dit-il à la sage-femme en retroussant les manches de sa chemise.

Elle lui apporta ce tablier et, tandis qu'il le nouait sous ses bras:

—Eh bien? demanda-t-elle.

—Il n'y a qu'à tuer l'enfant pour sauver la mère; on n'a que trop attendu.

—Vous allez pratiquer l'embryotomie!

—Avec ça que je vais me gêner.

L'opération fut longue, difficile, pénible, et, après qu'elle fut terminée, Saniel resta encore longtemps auprès de la malade; quand il descendit dans la rue, cinq heures sonnaient à une horloge, et déjà la place du marché s'animait.

Mais dans les rues, retrouvant le silence et la solitude de la nuit, il se prit à réfléchir: ainsi il n'avait pas hésité à tuer cet enfant, qui avait peut-être soixante ou quatre-vingts années de vie heureuse devant lui, et il s'arrêtait devant la mort de Caffié, qui n'avait plus qu'une misérable existence de quelques jours. L'intérêt d'une pauvre femme débile et rachitique l'avait décidé; le sien, celui de l'humanité, le laissaient perplexe, irrésolu, faible et lâche. Quelle contradiction!

Il marchait les yeux baissés; à ce moment, sur la chaussée, devant lui, il aperçut un objet brillant sous le scintillement du gaz; il s'en approcha C'était un couteau de boucher, qu'un garçon allant à l'abattoir ou venant au marché avait perdu.

Il hésita un moment s'il le ramasserait ou le laisserait là: puis, regardant autour de lui et ne voyant personne dans la rue déserte, n'entendant aucun bruit de pas dans le silence, il se baissa vivement et le prit.

Le sort de Caffié était décidé.




XI

Quand, après deux heures de sommeil, Saniel s'éveilla, il ne pensa pas tout d'abord à ce couteau il était las et ses idées confuses restaient engourdies; machinalement il allait, venait dans la chambre, sans se rendre compte de ce qu'il faisait, comme s'il était en état de somnambulisme; et cela l'étonnait, car jamais il ne ressentait la fatigue de l'esprit, pas plus que celle du corps, si peu qu'il eût dormi.

Mais tout à coup, ses yeux ayant rencontré le couteau, qu'en rentrant il avait déposé sur le marbre de la cheminée, il reçut une commotion qui secoua son engourdissement et sa fatigue: ce fut comme un éclair qui l'aurait ébloui.

Il le prit et, s'approchant de la fenêtre, il l'examina à la clarté pâle du jour naissant; c'était un instrument solide qui, en une main ferme, serait une arme terrible: nouvellement aiguisé, il avait le fil d'un rasoir.

Alors l'idée, la vision qu'il avait eue deux heures auparavant, lui revint nette et complète comme elle s'était présentée: à la nuit tombante, c'est-à-dire au moment où la concierge se trouvait dans le second corps de bâtiment, il montait chez Caffié, sans qu'on le vît passer, et, avec ce couteau, il lui coupait la gorge; c'était aussi simple que facile, et ce couteau abandonné auprès du cadavre, de même que la nature de la plaie, disaient à la police qu'elle devait chercher un boucher ou, du moins, un homme habitué à se servir d'un couteau de ce genre.

Lorsqu'il avait discuté, la veille, la mort de Caffié, le moment de l'exécution ainsi que le comment étaient restés dans le vague; mais, maintenant le jour et le moyen étaient précisés: ce serait avec ce couteau et ce soir même.

Cela le secoua de sa torpeur et lui donna un frisson.

Mais il se fâcha contre cette faiblesse: savait-il ou ne savait-il pas ce qu'il voulait? Irrésolu ou lâche?

Alors, sautant d'une idée à une autre, il pensa à une observation qu'il avait faite et qui semblait prouver que chez bien des sujets il y avait moins de fermeté le matin que le soir. Était-ce là un résultat du dualisme des centres nerveux, et la personnalité humaine était-elle double comme le cerveau? y avait-il des heures où l'hémisphère droit est le maître de nos volontés; y en avait-il d'autres où c'est le gauche; l'un de ces hémisphères possède-t-il des qualités spéciales que l'autre n'a pas, et selon que c'est celui-ci ou celui-là qui est entré en activité, a-t-on tel caractère ou tel tempérament? Cela serait curieux et reviendrait à dire que, mouton le matin, on peut être tigre le soir. Chez lui, c'était un mouton qui s'éveillait, que dans la journée un tigre dévorait. A quel hémisphère appartenait l'une ou l'autre de ces personnalités?

Mais il se fâcha de se laisser prendre par ces réflexions; c'était bien l'heure, vraiment, d'étudier cette question de psychologie; c'était de Caffié qu'il devait s'occuper et du plan qui, dans la rue, avant qu'il se décidât à ramasser ce couteau, s'était instantanément dessiné dans son esprit.

Évidemment, les choses n'étaient ni aussi simples ni aussi faciles que tout d'abord il les avait vues, et pour que son plan réussit, il fallait tout un concours de circonstances qui pouvaient très bien ne pas se trouver réunies.

La concierge ne le verrait-elle point passer? Quelqu'un ne monterait ou ne descendrait-il pas l'escalier? Serait-il seul? Ouvrirait-il? Ne sonnerait-on point quand ils seraient enfermés ensemble?

Il y avait là toute une série de questions qui ne s'étaient pas tout d'abord présentées à son esprit, mais qui maintenant s'imposaient.

Il fallait les examiner, les peser, et ne pas se jeter à l'étourdie dans une aventure qui pouvait présenter de tels hasards.

Toute la journée était à lui heureusement, et, comme dans l'état d'agitation où il se trouvait il n'y avait pas à penser au travail, il la donnerait à cet examen: l'enjeu en valait la peine; son honneur et sa vie.

Aussitôt qu'il fut habillé, il sortit et s'en alla droit devant lui par les rues dont le mouvement du matin encombrait déjà les trottoirs.

Ce fut seulement quand il eut quitté le centre de Paris qu'il put réfléchir comme il le voulait, c'est-à-dire sans être dérangé à chaque instant par des gens pressés qu'il devait éviter ou par des lecteurs de journaux qui, ne regardant pas devant eux, se jetaient sur lui.

Évidemment les risques étaient autrement sérieux qu'il n'avait imaginé, et, en les voyant se dessiner, il se demanda s'il devait aller plus loin. Supprimer Caffié, bien; se faire prendre, non.

Alors il fut surpris de constater qu'il n'éprouvait aucune déception; au contraire, c'était plutôt une sorte d'apaisement qui se faisait en lui.

—Si c'est impossible...

Il n'était pas homme à s'acharner follement contre l'impossible: il aurait fait un rêve... un mauvais rêve, et ce serait tout.

Il s'arrêta et, après un moment d'hésitation, tournant sur ses talons, il rebroussa chemin: à quoi bon aller plus loin? Il n'avait plus à réfléchir ni à balancer le pour et le contre; Il fallait renoncer à ce plan, décidément trop dangereux.

Mais il avait à peine fait quelques pas pour revenir chez lui qu'il se demanda si, réellement, ces dangers étaient tels qu'il venait de les entrevoir, et s'il se trouvait bien en face d'une impossibilité radicalement démontrée.

Sans doute, la concierge pouvait le remarquer quand il passerait devant sa loge, soit en montant, soit en descendant; mais elle pouvait aussi ne le point remarquer: cela, en réalité, dépendait de lui pour beaucoup, et de la façon de procéder.

Tous les soirs, cette vieille concierge aux reins ankylosés avait à allumer le gaz dans deux corps de bâtiment, celui de la rue et celui de la cour. Elle commençait par celui de la rue et, avec la gêne qu'elle éprouvait à marcher, elle devait mettre un temps assez long à gravir ses cinq étages ainsi qu'à les redescendre. Que de la rue on guettât le moment où, à la nuit tombante, elle sortirait de sa loge, son rat-de-cave allumé à la main; qu'on montât aussitôt l'escalier derrière elle, mais d'un peu loin et sans la rejoindre, de façon à se trouver sur le palier du premier étage quand elle-même arriverait sur celui du second, et on aurait tout le temps, l'affaire faite, de regagner la rue avant qu'elle fût revenue dans sa loge après avoir allumé le gaz de ses deux escaliers. Il s'agissait pour cela de procéder régulièrement, méthodiquement, sans se presser, mais aussi sans s'attarder.

Était-ce impossible?

Là précisément se trouvait le point délicat, celui qu'il fallait examiner avec sang-froid, sans se laisser influencer par aucune autre considération que celle qui dérivait du fait même.

Il avait donc eu tort de ne pas continuer sa route, et le mieux était assurément de sortir de Paris: à la campagne, dans les champs ou les bois, il trouverait le calme qui était indispensable à son cerveau surexcité, dans lequel les idées se choquaient comme les vagues d'une mer démontée.

Il était en ce moment au milieu du faubourg Saint-Honoré: il prit une rue qui devait le conduire aux Champs-Elysées, à cette heure matinale, déserts assurément.

Longuement il examina toutes les hypothèses qui pouvaient se présenter, et il arriva à la conviction que ce qui lui avait apparu impossible ne l'était nullement: qu'il conservât son calme, qu'il ne perdît pas le sentiment du temps écoulé et il pouvait très bien échapper à la concierge,—ce qui était le point capital.

A la vérité, le danger de la concierge écarté, tout n'était pas dit; il restait celui d'être rencontré dans l'escalier par un locataire de la maison; de même restait aussi la mauvaise chance de ne pas trouver Caffié chez lui ou qu'il ne fût pas seul, ou enfin qu'un coup de sonnette arrêtât levée la main au moment décisif; mais, par cela même qu'elles dépendaient uniquement du hasard, ces circonstances ne pouvaient être décidées à l'avance: c'était un aléa; si une d'elles se réalisait, il attendrait au lendemain; ce serait une journée d'agitation de plus à passer.

Mais une question qui devait être décidée à l'avance, parce que, sûrement, elle se présenterait avec des dangers sérieux, c'était celle de savoir comment il justifierait la venue entre ses mains d'une somme d'argent qui, providentiellement et à point nommé, le tirait des embarras contre lesquels il luttait:—Vous avez payé vos dettes, c'est parfait; avec quoi? Vous étiez sans ressources, aux abois, noyé; où avez-vous trouvé celles qui miraculeusement vous ont sauvé?

Il était arrivé au bois de Boulogne; il continua d'aller devant lui; mais, en passant devant une fontaine dont le clapotement attira son attention, il s'arrêta: bien que le temps fût humide et froid sous l'influence d'un fort vent d'ouest chargé de pluie, il avait la langue desséchée: il but deux gobelets d'eau, puis il reprit sa marche, sans s'inquiéter de savoir où elle le porterait.

Alors il bâtit tout un arrangement qui lui parut ingénieux au moment où il lui vint à l'esprit: c'était pour emprunter trois mille francs qu'il s'était présenté chez Caffié; pourquoi celui-ci ne les lui aurait-il pas prêtés, sinon le premier jour, au moins le second? Ce serait avec cet emprunt qu'il aurait payé ses dettes, si on l'interrogeait jamais sur ce point; pour prouver ce prêt, il n'avait qu'à souscrire un billet qu'il placerait dans la caisse et qu'on trouverait là. Le premier soin de ceux qui ont signé un engagement de ce genre n'est-il pas de le reprendre quand l'occasion s'en présente? Puisqu'il n'aurait pas saisi cette occasion et fait disparaître son billet, ce serait la preuve qu'il n'aurait pas ouvert cette caisse.

Entre autres avantages, cet arrangement avait celui de supprimer le vol: ce n'était plus qu'un emprunt; plus tard il rendrait ces trois mille francs aux héritiers de Caffié; tant pis pour celui-ci si c'était un emprunt forcé!

En rentrant dans Paris, il achèterait une feuille de papier timbré, et, comme il avait fait la veille une visite dont il avait touché le prix, cette dépense lui était possible.

Arrivé à Saint-Cloud, il entra dans un cabaret et se fit servir un morceau de pain avec du fromage et du vin; mais, s'il but beaucoup, il ne put que très peu manger, sa gorge serrée se refusant à avaler le pain.

Il reprit sa route et s'engagea dans les chemins glaiseux qui courent sur les pentes du mont Valérien; mais il était insensible au désagrément et à la fatigue des glissades sur un sol détrempé, et il allait toujours au hasard, n'ayant d'autre souci que de ne pas trop s'éloigner de la Seine, afin de pouvoir rentrer à Paris avant la nuit.

Depuis qu'il s'était arrêté à cette combinaison du billet, il s'y complaisait; mais, à force de l'examiner et de la retourner, il s'aperçut qu'elle n'était pas aussi ingénieuse qu'il avait cru, et même qu'elle pouvait le perdre. Est-ce que les débitants de papier timbré ne numérotent pas bien souvent leur papier? Avec ce numéro, on pourrait remonter à celui qui avait vendu la feuille sur laquelle le billet était écrit et par lui à celui qui l'avait achetée. Et puis, était-il vraisemblable qu'un homme d'affaires méticuleux comme Caffié n'inscrivit pas sur un carnet ou sur un livre les prêts qu'il consentait, et l'absence de cette inscription, alors qu'on trouverait un billet, ne serait-elle pas un indice suffisant pour éveiller les soupçons et les guider?

Décidément, il n'échappait à un danger que pour tomber dans un autre: partout des chausse-trapes.

Il eut un mouvement de découragement, mais sans aller jusqu'à la défaillance. Son erreur avait été de s'imaginer que l'exécution de l'idée qui lui était venue à l'esprit en ramassant le couteau était aussi simple que facile: mais, pour compliquée et périlleuse qu'elle fût, elle n'était pas impossible: qui n'a pas ses dangers?

La question qui, en fin de compte, se posait était celle de savoir s'il y avait en lui la force nécessaire pour faire tête à ces dangers, et sur ce terrain l'hésitation n'était pas possible: vouloir tout prévoir à l'avance était folie; ce qu'il n'aurait pas pensé se produirait.

Il revint vers Paris et, par le pont de Suresnes, rentra dans le bois de Boulogne; comme il n'était pas encore trois heures, il avait tout le temps d'arriver rue Sainte-Anne avant la nuit; mais, en route, une averse le força de s'abriter sous un champignon: et il resta là assez longtemps à regarder la pluie tomber, se demandant si ce hasard qu'il n'avait pas prévu n'allait pas déranger son plan, au moins pour ce soir même: un homme qui aurait reçu cette averse ne pourrait pas se promener dans la rue, devant la porte de Caffié, sans attirer l'attention des passants, et justement ce qui importait, c'était qu'il ne provoqua l'attention de personne.

Enfin, la pluie cessa, et, à quatre heures quarante il arrivait chez lui: il lui restait quinze ou vingt minutes de jour, c'était plus qu'il ne lui en fallait.

Il piqua la pointe du couteau dans un bouchon et, après l'avoir placé, entre les feuilles repliées d'un journal, dans la poche intérieure du côté gauche de sa redingote, il partit.




XII

Quand il arriva devant la porte de Caffié, la nuit n'était point encore tout à fait établie, et, si le gaz des boutiques flambait déjà, celui des lanternes de la rue n'avait pas encore été allumé.

Le mieux et le plus sûr pour lui eût été de stationner devant la porte cochère et du côté opposé; de là il guettait la concierge, qui n'aurait pas pu sortir de sa loge sans qu'il la vît. Mais bien que les passants fussent peu nombreux à ce moment, ils l'auraient peut-être remarqué: juste en face de cette porte cochère se trouvait un petit café, dont la devanture brillante de gaz le mettrait trop en pleine lumière. Il continua donc son chemin, mais lentement et presque aussitôt il revint sur ses pas.

Toute irrésolution, toute hésitation avaient disparu, et le seul point sur lequel il s'interrogeât encore portait sur l'état dans lequel il se trouvait en ce moment même: il se sentait ferme, et son pouls, il en avait la certitude, battait son mouvement régulier: il était tel qu'il avait imaginé qu'il serait; l'expérience confirmait ses prévisions: sa main ne tremblerait pas plus que sa volonté.

Comme il repassait devant la maison, il vit la concierge sortir lentement de sa loge et fermer avec soin sa porte, dont elle mit la clef dans sa poche; de la main gauche, elle tenait quelque chose de blanchâtre que dans l'obscurité il distinguait mal, mais qui devait être un rat-de-cave, qu'elle n'avait point allumé de peur sans doute que le vent qui s'engouffrait sous la voûte de la porte cochère ne l'éteignît.

C'était là une circonstance favorable qui lui donnait une ou deux minutes en plus de celles sur lesquelles il avait compté, puisque dans l'escalier elle serait obligée de frotter des allumettes pour allumer son rat-de-cave; et, dans l'exécution de son plan, deux minutes, une seule minute même, pouvaient avoir une importance décisive.

A pas traînants, le dos voûté, elle disparut par le vestibule de l'escalier; alors il continua son chemin comme un simple passant, afin qu'elle eût le temps de monter le premier étage; puis, tournant sur lui-même, il revint à la porte-cochère et la franchit vivement: à la lueur du bec de gaz du vestibule, il vit à sa montre, qu'il tenait dans la main, qu'il était cinq heures quatorze minutes; il fallait donc, si son calcul était juste, qu'à cinq heures vingt-quatre ou vingt-cinq minutes il passât devant la loge, qui devait être vide encore à ce moment.

Au-dessus de lui il entendit, dans l'escalier, le pas lourd de la concierge; elle venait d'allumer le bec du premier étage et continuait son ascension lentement. A pas rapides mais légers, il monta derrière elle, et, en arrivant à la porte de Caffié, il sonna en s'appliquant à ce que ce ne fût ni trop brutalement ni trop timidement; puis il frappa à coups également espacés, comme il lui avait été indiqué.

Caffié était-il seul?

Jusque-là, tout avait marché à souhait: personne sous le vestibule, personne dans l'escalier; la chance était pour lui; l'accompagnerait-elle jusqu'au bout?

Pendant qu'il attendait à la porte, se posant cette question, une idée lui traversa l'esprit: il ferait une dernière tentative; si Caffié consentait le prêt, il se sauvait lui-même; s'il le refusait, il se condamnait.

Après quelques secondes qui lui parurent longues comme des heures, son oreille aux aguets perçut des bruits qui annonçaient que Caffié était chez lui: un grattement de bois sur le carreau disait qu'un siège avait été repoussé; des pas lourds traînèrent, puis le pène grinça et la porte s'entr'ouvrit avec précaution.

—Ah! c'est vous, mon cher monsieur! dit Caffié avec surprise.

Saniel était entré vivement et avait lui-même refermé la porte en l'appuyant bien.

—Est-ce que nous avons du nouveau? demanda Caffié, en passant de l'entrée dans son cabinet.

—Non, répondit Saniel.

—Eh bien, alors? demanda Caffié en prenant place dans son fauteuil devant son bureau, qu'éclairait une lampe, c'est donc pour ma jeune personne que vous venez; cet empressement est d'un heureux augure.

—Non, ce n'est pas de cette jeune personne que je veux vous entretenir...

—Je le regrette.

Saniel avait tiré sa montre en s'asseyant vis-à-vis de Caffié; deux minutes s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté le vestibule; il fallait se hâter... De peur de ne pas se rendre compte du temps écoulé, il garda sa montre dans sa main.

—Vous êtes pressé?

—Oui, et je viens tout de suite au fait: c'est de moi qu'il s'agit, de ma position, et c'est un dernier appel que je veux vous adresser. Il faut jouer cartes sur table. Vous pensez sans doute, que poussé par ma détresse et voyant que je vais être à jamais perdu, je me déciderai à accepter ce mariage qui me sauverait?

—Pouvez-vous supposer ça, mon cher monsieur? s'écria Caffié.

Mais Saniel l'arrêta:

—Le calcul est trop naturel pour que vous ne l'ayez pas fait. Eh bien, je dois vous dire qu'il est faux: jamais je ne me prêterai à pareil marché. Renoncez donc à votre projet, et revenons à ma demande: j'ai absolument besoin de ces trois mille francs, et je les payerai le prix que vous-même fixerez.

—Je n'ai pas trouvé de bailleur, mon cher monsieur; j'en ai été bien peiné, je vous assure; mais que voulez-vous?

—Que vous fassiez un effort vous-même.

—Moi! mon cher monsieur?

—C'est à vous que je m'adresse.

—Mais je n'ai pas d'argent liquide!

—C'est un appel désespéré que je tente. Je comprends que la longue pratique des affaires vous ait rendu peu sensible aux misères que vous voyez tous les jours....

—Insensible! Dites qu'elles me navrent, mon cher monsieur.

—... Mais ne vous laisserez-vous pas toucher par celle d'un homme jeune, intelligent, courageux, qui va se noyer faute d'une main tendue vers lui? Pour vous, ce secours que je vous demande avec cette insistance n'est rien....

—Trois mille francs, ce n'est rien! Bigre! comme vous y allez!

—Pour moi, si vous me les refusez, c'est la mort.

Saniel avait commencé à parler les yeux fixés sur les aiguilles de sa montre, mais bientôt, entraîné par la fièvre de la situation, il les avait relevés pour regarder Caffié et voir l'effet qu'il produisait sur lui; dans ce mouvement il avait fait une découverte qui détruisait toutes ses combinaisons.

Le cabinet de Caffié était une pièce plus longue que large qui, par une fenêtre haute, prenait jour sur la cour; n'étant venu dans ce cabinet que la nuit, il n'avait point fait attention que cette fenêtre n'était fermée ni par des volets, ni par des rideaux, pas plus de mousseline que d'étoffe drapée: le vitrage tout simple. A la vérité, deux grands rideaux de damas de laine pendaient de chaque côté de la fenêtre; mais ils n'étaient pas tirés. S'adressant à Caffié, placé entre lui et cette fenêtre, Saniel s'était tout à coup aperçu que, de l'autre côté de la cour, dans le second corps de bâtiment, au deuxième étage, deux fenêtres éclairées faisaient vis-à-vis au cabinet et que de là on plongeait dans ce cabinet de manière à voir tout ce qui s'y passait. Comment exécuter son plan sous les yeux des gens qu'il voyait aller et venir dans cette chambre? Ce serait sûrement se perdre. En tout cas, c'était risquer une aventure si hasardeuse qu'il aurait fallu être fou pour la tenter, et il ne l'était point; jamais même il ne s'était senti si maître de son esprit et de ses nerfs.

Aussi n'était-ce plus pour sauver la vie de Caffié qu'il plaidait, c'était pour se sauver lui-même en arrachant ce prêt.

—Je ne puis, à mon grand regret, que vous répéter ce que je vous ai déjà dit, mon cher monsieur: pas d'argent liquide!

Et il se prit la mâchoire en geignant comme si ce refus réveillait ses douleurs de dents.

Saniel s'était levé: évidemment il ne lui restait qu'à partir: c'était fini et, au lieu d'en être désespéré, il en éprouvait comme un soulagement.

Mais, prêt à se diriger vers l'entrée, un éclair lui traversa l'esprit.

Vivement il regarda sa montre, que depuis un certain temps déjà il ne consultait plus; elle marquait cinq heures vingt minutes: il lui restait donc quatre minutes, cinq au plus.

—Pourquoi ne fermez-vous pas ces grands rideaux? dit-il; je suis sûr que vos douleurs sont causées pour beaucoup par le vent que donne cette fenêtre mal close.

—Vous croyez?

—J'en suis sûr; vous avez besoin de chaleur à la tête et vous devez éviter les courants d'air.

Passant derrière le dos de Caffié, il alla à la fenêtre pour tirer les rideaux, mais les cordons résistèrent.

—C'est qu'il y a des années qu'ils n'ont été fermés, dit Caffié; sans doute les cordons sont emmêlés. Je vais vous éclairer.

Et, prenant la lampe, il vint à la fenêtre, la tenant haut pour éclairer les cordons.

En un tour de main, Saniel eut détressé les cordons, et les rideaux qu'il tira glissèrent sur leurs tringles en fermant à peu près la fenêtre.

—C'est vrai qu'il venait beaucoup de vent par cette fenêtre, dit Caffié; je vous remercie, mon cher docteur.

Tout cela avait été fait avec une rapidité fiévreuse qui étonna Caffié.

—Décidément vous êtes pressé? dit-il.

—Oui, très pressé.

Il regarda sa montre.

—Pourtant j'ai encore le temps de vous donner une consultation si vous le désirez.

—Je ne voudrais pas abuser...

—Vous n'abusez pas.

—Mais si!

Asseyez-vous dans votre fauteuil et montrez-moi votre bouche.

Pendant que Caffié s'asseyait, Saniel continuait d'une voix vibrante:

—Vous voyez que je fais le bien pour le mal:

—Comment cela, mon cher monsieur?

—Vous me refusez un service qui aurait pu me sauver, et moi, je vous donne une consultation; il est vrai que c'est la dernière.

—Et pourquoi la dernière, mon cher monsieur?

—Parce que la mort est entre nous.

—La mort!

—Ne la voyez-vous point?

—Non.

—Moi, je la vois.

—Il ne faut pas avoir de des idées-là, mon cher monsieur; on ne meurt pas parce qu'on ne peut pas payer trois mille francs.

Le fauteuil dans lequel Caffié avait pris place était un vieux voltaire au dos incliné, et il se tenait dedans renversé: comme il portait des cols de chemise trop larges depuis son amaigrissement, et des cravates étroites à peine nouées, il tendait la gorge autant que la mâchoire.

Saniel, derrière le fauteuil, avait de sa main droite tiré le couteau, en même temps que de la gauche il appuyait fortement sur le front de Caffié, et d'un coup puissant, rapide comme l'éclair, il avait tranché le larynx au-dessous de la glotte, ainsi que les deux artères carotides avec les veines jugulaires; de cette blessure terrible s'était échappé un gros jet de sang qui, traversant le cabinet, avait été s'écraser contre la porte d'entrée; pas un cri n'avait pu être formé par la trachée, coupée net, et dans son fauteuil Caffié était agité de convulsions générales qui lui secouaient tout le corps, les jambes et les bras.

Sortant de derrière le fauteuil, Saniel, qui avait jeté le couteau à terre, l'observait la montre à la main, comptant les battements de l'aiguille des secondes, et à mi-voix, il les notait: une, deux, trois....

A quatre-vingt-dix, les convulsions cessèrent. Il était cinq heures vingt-trois minutes: maintenant il importait de se presser et de ne pas perdre une seconde.

Le sang, après avoir jailli en gros jet, avait coulé le long du corps et mouillé la poche du gilet dans laquelle devait se trouver la clef de la caisse; mais le sang ne produit pas le même effet sur un médecin ou sur un boucher que sur ceux qui ne sont pas habitués à sa vue, à son odeur et à son toucher: malgré la mare tiède dans laquelle elle baignait, Saniel prit la clef, et après s'être essuyé la main à l'un des pans de la redingote de Caffié, il l'introduisit dans la serrure.

Le pêne allait-il jouer librement, ou bien le mécanisme était-il fermé par une combinaison? La question était poignante.... La clef tourna et la porte s'ouvrit. Sur une tablette et dans une sébille étaient les liasses de billets de banque et les rouleaux d'or qu'il avait vus le soir où le garçon de recette était venu toucher une traite: brusquement, sans compter, au hasard, il les fourra dans ses poches et, sans refermer la caisse, il courut à la porte d'entrée, ayant soin seulement de ne pas marcher dans les filets de sang qui, sur le carreau en pente, avaient coulé vers cette porte. L'heure pressait.

C'était maintenant le moment du plus grand danger, celui d'une rencontre derrière cette porte ou dans l'escalier: il écouta, aucun bruit; il sortit: personne. Sans courir, mais en se hâtant, il descendit l'escalier. Regarderait-il dans la loge ou détournerait-il la tête? Il regarda et ne vit pas la concierge.

Une seconde après, il se trouvait dans la rue, mêlé aux passants, et respirait.




XIII

Il n'avait plus à s'observer, à écouter, à tendre ses nerfs, à retenir son coeur, il pouvait marcher librement et réfléchir.

Sa première pensée fut de chercher à se rendre compte de ce qu'il éprouvait, et il trouva que c'était un immense soulagement, quelque chose d'analogue sans doute à l'état de l'asphyxié qui revient à la vie: physiquement, il avait repris son calme; moralement, il ne sentait en lui aucun trouble, aucun remords: il ne s'était donc pas trompé dans sa théorie quand il avait expliqué à Philis que chez l'homme intelligent le remords précède l'action et ne la suit pas.

Mais où il s'était trompé, c'était en s'imaginant qu'il apporterait dans son acte un sang-froid et une force qui en réalité lui avaient complètement manqué.

Allant d'une idée à une autre, ballotté par l'irrésolution, il n'avait nullement été l'homme fort qu'à l'avance il croyait être: celui qui marche au but sans s'émouvoir, prêt à faire face à toute attaque d'où qu'elle vienne, maître de ses nerfs comme de sa volonté, en pleine possession de tous ses moyens. Au contraire, il avait été le jouet de l'agitation et de la faiblesse. Si un danger sérieux s'était dressé sur sa route, il n'aurait su de quel côté l'aborder, la peur l'eût paralysé et incontestablement il se serait perdu lui-même.

A la vérité, sa main avait été ferme, mais sa tête avait été affolée.

Il y avait là quelque chose d'humiliant qu'il fallait qu'il s'avouât et, ce qui était plus grave, d'inquiétant; car, par cela que tout avait marché à souhait jusqu'à présent, tout n'était pas fini et même rien n'était commencé.

Si les recherches que la justice allait entreprendre venaient jusqu'à lui, comment se défendrait-il?

Il se croyait bien certain de n'avoir pas été vu dans la maison de Caffié au moment où le crime avait été commis; mais sait-on jamais si on a été vu ou si on ne l'a pas été?

De même il y avait la provenance de l'argent qu'il allait employer pour payer ses dettes qui pouvait devenir une accusation contre laquelle il lui serait difficile de se défendre. «Vous étiez sans ressources hier, aux abois; comment, du jour au lendemain, vous êtes-vous procuré les sommes considérables pour vous, avec lesquelles vous avez désintéressé vos créanciers?»—Cette question, il l'entendait sans plus lui trouver de réponse maintenant qu'au moment où pour la première fois il l'avait examinée; et ce n'était plus pour un jour indéterminé qu'il fallait la résoudre, c'était pour demain; en tout cas, il devait se tenir prêt comme si certainement c'eût été pour le lendemain. Et ce qui pouvait la compliquer, c'était que Caffié, en homme de précaution qu'il était, eût pris soin de relever, sur un livre qu'on trouverait, les numéros de ses billets de banque.

En quittant la rue Sainte-Anne il avait pris la rue Neuve-des-Petits-Champs pour rentrer chez lui déposer ses billets de banque, faire disparaître les taches de sang qui avaient dû l'éclabousser et laver ses mains, surtout la droite, encore rouge; mais tout à coup l'idée lui passa par l'esprit qu'il pouvait être suivi et que ce serait folie de dire où il demeurait. Alors, pressant assez le pas pour forcer à courir celui qui le suivrait, il se lança devant lui, n'ayant d'autre souci que de prendre des rues mal éclairées, celles où il y avait peu de chances pour qu'on vît les taches, si elles se montraient sur ses vêtements, son linge ou ses chaussettes. Il marcha ainsi pendant une demi-heure environ, tournant et retournant sur sa piste, la brouillant, et après avoir traversé deux fois la place Vendôme où il avait pu voir loin derrière lui, il s'était décidé à rentrer, ne sachant trop s'il devait être satisfait d'avoir ainsi dérouté les recherches ou s'il ne devait pas plutôt être furieux d'avoir cédé à une sorte de panique.

Comme il passait devant la loge sans s'arrêter, son concierge l'appela et, sortant aussitôt, lui remit une lettre avec un empressement peu ordinaire; Saniel, qui voulait échapper à tout examen, la prit vivement et la fourra dans sa poche.

—C'est une lettre importante, dit le concierge; le domestique qui me l'a remise m'a dit qu'elle renfermait de l'argent.

Il fallait cette recommandation pour qu'en un pareil moment Saniel eût la pensée de l'ouvrir,—ce qu'il fit en entrant chez lui.

«Je ne veux pas, mon cher docteur, quitter Paris pour Monaco, où je vais passer deux ou trois mois, sans vous adresser tous nos remerciements.

» Votre bien reconnaissant

» C. DUPHOT.»

Ces remerciements étaient représentés par deux billets de cent francs, paiement plus que suffisant pour les soins que Saniel avait donnés, quelques mois auparavant, à la maîtresse de cet ancien camarade. Que lui importaient maintenant ces deux cents francs qui, quelques jours plus tôt, lui eussent été si utiles; il les jeta sur son bureau; et tout de suite, après avoir allumé deux bougies, il passa l'inspection de ses vêtements et de son linge.

La précaution qu'il avait prise de se placer derrière le fauteuil lui avait réussi; le sang, en jaillissant en avant et de chaque côté, ne l'avait pas atteint; seules, la main qui tenait le couteau et la manchette de la chemise avaient été éclaboussées; mais cela était sans conséquence: un médecin a bien le droit d'avoir du sang sur ses manches, et cette chemise allait rejoindre celle avec laquelle il avait, la nuit précédente, délivré la femme de la rue de la Corderie.

Dégagé de ce souci, il ne l'était point de celui de l'argent qui chargeait encore ses poches; il les vida sur son bureau, où il compta le tout: cinq rouleaux d'or de mille francs et trois liasses de dix mille francs chacune en billets de banque.

Comment se débarrasser tout de suite de cette somme, pour lui considérable, et comment, plus tard, justifier de sa provenance quand le moment serait venu... s'il venait?

La question était complexe, et, malheureusement pour lui, il n'était guère en état de l'examiner froidement.

Pour l'or, il n'avait qu'à brûler tout de suite les papiers des rouleaux; les louis n'ont ni numéros ni marques particulières; mais les billets en ont: où les cacher en attendant qu'il sût par les journaux si Caffié avait ou n'avait pas noté ces numéros?

Tout en brûlant les papiers sur lesquels Caffié avait écrit de sa main «1,000 francs.» il cherchait la cachette qu'il lui fallait: derrière une glace, sous le chambranle de la cheminée qu'il soulèverait, sous une feuille de parquet, dans ses livres: mais tous ces moyens ne lui paraissaient pas assez sûrs pour que, dans une perquisition bien conduite, on ne découvrit pas cette cachette, ce qui le perdrait.

Comme il promenait ses regards autour de lui, demandant aux choses une inspiration que son cerveau ne lui fournissait pas, ils tombèrent sur la lettre qu'il venait de recevoir, et ce fut elle qui lui en suggéra une moins banale: Duphot était à Monaco pour jouer; pourquoi n'irait-il pas aussi et ne jouerait-il pas?

N'ayant ni parents ni amis auprès desquels il pût se procurer une certaine somme, sa seule ressource était de la demander au jeu, et, dans la position désespérée qui était la sienne au vu et au su de tout le monde, rien de plus naturel que cette tentative: il venait de recevoir deux cents francs qui ne pouvaient pas le sauver de ses créanciers; il les risquait à la roulette de Monaco. Qu'il gagnât ou qu'il perdît, peu importait; il aurait joué. Cela suffisait. On l'aurait vu au jeu. Qui saurait s'il y avait perdu ou gagné? Il raconterait qu'il avait gagné; personne pour le contredire. De Monaco, il ferait payer Jardine par un mandat télégraphique, sur les cinq mille francs en or, qui seraient plus que suffisants pour cela; et, quand il rentrerait à Paris, il se débarrasserait de ses autres créanciers avec ce qui lui resterait.

L'affaire de la provenance tranchée, et il lui sembla qu'elle l'était intelligemment, ne résolvait pas celle des billets de banque qui, étalés devant ses yeux, le gênaient. Qu'en faire? Il eût été vraiment plus sage à lui de ne pas les prendre dans la caisse. Si légères que fussent en réalité ces trois liasses, elles l'écrasaient, et sous leur poids, il se sentait paralysé. Un moment, il pensa à allumer du feu et à les jeter dedans. Mais la réflexion le retint: ne serait-ce pas folie d'anéantir cette fortune; en tout cas, ne serait-ce pas la marque d'un esprit borné, peu fertile en ressources? Il fallait chercher; il fallait trouver; et en cherchant bien, un moyen se présenterait assurément.

Il chercha donc; mais, si profondément absorbé qu'il voulût être, il ne parvenait pas à chasser une pensée qui s'imposait à son esprit: Que se passait-il maintenant rue Sainte-Anne? La mort était-elle découverte?

C'était là qu'il aurait dû être pour voir, au lieu de se tenir poltronnement enfermé dans ce cabinet où il se dévorait.

Pendant quelques instants, il essaya de résister à cette obsession; mais elle était plus forte que sa volonté et que son raisonnement: tant qu'il serait sous son influence, il ne trouverait rien.

Bon gré, mal gré, que ce fût fou ou censé, il fallait qu'il y allât.

Il se lava les mains, changea de chemise et, après avoir jeté les billets et l'or dans un tiroir, il partit.

Il se rendait très bien compte qu'il y avait un certain danger à laisser chez lui ces preuves du crime, qui, trouvées dans une perquisition, l'accablaient sans qu'il pût se défendre; mais il se disait que cette perquisition immédiate était invraisemblable et que, s'il ne faisait pas entrer la vraisemblance dans ses calculs, le probable et l'improbable, mieux valait pour lui ne pas raisonner: c'était une chance qu'il courait, mais combien de bonnes n'avait-il pas de son côté!

Il avait parcouru la rue Neuve-des-Petits-Champs à pas pressés; mais, en approchant de la rue Sainte-Anne, il ralentit sa marche, regardant devant lui, autour de lui, écoutant: rien d'insolite ne le frappa; de même quand il tourna dans la rue Sainte-Anne, il lui trouva son aspect ordinaire: peu de passants, pas de curieux, pas de groupes sur les trottoirs, pas de boutiquiers sur le pas de leurs portes; rien que ce qui se voyait tous les jours.

Sans aucun doute, on n'avait rien découvert encore. Alors il s'arrêta, jugeant inutile d'aller plus loin; déjà il n'avait passé que trop de fois devant la porte de Caffié, et quand on était bâti comme lui, d'une taille au-dessus de la moyenne, avec une physionomie et une tournure qui n'étaient pas celles de tout le monde, on devait éviter de provoquer l'attention.

Pendant quelques minutes, il se promena à petits pas, allant, revenant de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue du Hasard; de là il voyait jusqu'à la maison de Caffié, et il en était cependant assez éloigné pour qu'on n'imaginât pas qu'il montait la garde devant.

Mais cette promenade, toute naturelle cependant et que dans des circonstances ordinaires il eût continuée, pendant une heure sans penser qu'on pouvait s'en étonner, ne tarda pas à l'inquiéter: il lui sembla qu'on le regardait, et, deux passants s'étant arrêtés pour causer, il se demanda si ce n'était pas de lui: pourquoi ne continuaient-ils pas leur chemin? Pourquoi de temps en temps tournaient-ils la tête de son côté? Des commis qui rentraient un étalage dans leur magasin l'inquiétèrent plus encore: ils ne se pressaient point d'achever leur besogne et, chaque fois qu'ils revenaient sur le trottoir, ils le poursuivaient de leurs regards curieux; plus tard, ils pourraient être de dangereux témoins.

Il abandonna la place et, comme il ne voulait pas, comme il ne pouvait pas se décider à s'éloigner de «la maison», il trouva ingénieux d'aller s'attabler dans le petit café qui lui faisait vis-à-vis.

En entrant, il s'assit près de la porte, à une table appuyée contre la devanture et qui lui parut un excellent observatoire, d'où il surveillerait facilement la rue.

—Il faut servir à monsieur? demanda le garçon.

—Du café.

Ce fut machinalement qu'il fit cette réponse, sans savoir ce qu'il disait, et il n'y pensa qu'après l'avoir lâchée, se demandant s'il était naturel de prendre du café à cette heure: les gens attablés dans la salle buvaient des apéritifs ou de la bière; n'était-ce pas une maladresse?

Mais tout lui semblait une maladresse, comme tout lui semblait dangereux; ne pourrait-il donc reprendre son sang-froid et sa raison? Il but son café lentement, à petits coups; puis il se fit donner un journal, pour prendre une contenance. La rue était toujours calme, et les gens sortaient du café les uns après les autres; sur une table du fond, on servit le dîner pour le personnel du café.

Et lui, derrière son journal, réfléchissait: c'était sa fièvre de curiosité qui lui avait fait admettre que la mort de Caffié devait être découverte dans la soirée; en réalité, elle pouvait très bien ne l'être que le lendemain: autant de raisons se présentaient pour une hypothèse que pour l'autre, et il ne pouvait pas rester dans ce café jusqu'au lendemain, ni même jusqu'à minuit; peut-être n'y était-il déjà resté que trop longtemps.

Cependant il ne voulut pas encore partir et, comme il ne pouvait pas, croyait-il, lire indéfiniment, il demanda ce qu'il fallait pour écrire et paya le garçon, de façon à sortir au plus vite si quelque incident se produisait.

Quoi écrire? Barbouiller simplement du papier. Il voulut se forcer à mettre en ordre un travail prêt, pour lequel le temps lui avait manqué: ce serait une épreuve qui lui dirait de quoi il était capable. Chose curieuse, il put en écrivant suivre ses idées et trouver le mot propre, mais, quand il se relisait, sa volonté lui échappait: il était dans la rue.

Le temps cependant s'écoulait; tout à coup, il se fit un mouvement sous la porte cochère de «la maison», et un homme traversa la rue en courant; trois ou quatre personnes s'arrêtèrent et se groupèrent.

—Il sortit sans trop se presser et, d'une voix qu'il affermit, il demanda ce qui se passait.

—Un agent d'affaires a été assassiné chez lui: on est parti chercher la police au bureau de la rue du Hasard.




XIV

Saniel était venu là pour voir et savoir, sans avoir arrêté, pendant sa longue attente, ce qu'il devrait faire. Instantanément, avec un esprit de décision qui lui avait si souvent manqué depuis la veille, il résolut de monter chez Caffié avec la police: n'était-il pas médecin, et, de plus, médecin de la victime?

—Un homme d'affaires! dit-il; est-ce M. Caffié?

—Précisément.

—Mais je suis son médecin!

—Un médecin! voici un médecin! crièrent quelques voix.

On s'écarta et Saniel entra sous la porte cochère, où la concierge, à demi défaillante, était assise sur une chaise, entourée de toutes les bonnes de la maison et de quelques voisins à qui elle racontait l'aventure.

En jouant des coudes, il parvint à s'approcher d'elle.

—Qui a dit que M. Caffié était mort? demanda-t-il avec autorité.

—Personne n'a dit qu'il était mort; pas moi au moins.

—Alors?

—Alors, il y a une tache de sang qui, de son cabinet, a coulé sur le palier, même que ça ressemble aux ordures d'un chat, sans y ressembler, et comme il est chez lui, puisque de la cour on voit faiblement la lumière de sa lampe, qu'il ne laisse jamais brûler quand il va dîner... on croit qu'il y a du malheur; et puis pourquoi que ses rideaux sont fermés? Lui, les laissait toujours ouverts.

A ce moment, deux sergents de ville entrèrent sous la porte, précédant un serrurier armé d'un trousseau de crochets, et un petit homme à lunettes, à la mine fine et futée, coiffé d'un chapeau mécanique sous lequel tombaient des cheveux blonds frisants—le commissaire de police, probablement.

—A quel étage? demanda-t-il à la concierge.

—Au premier.

—Venez avec nous.

Il commençait à monter l'escalier, accompagné de la concierge, du serrurier et d'un agent; Saniel voulut les suivre; le second agent lui barra le passage.

—Pardon, monsieur le commissaire, dit Saniel.

—Que voulez-vous, monsieur?

—Je suis le médecin de M. Caffié.

—Monsieur?

—Le docteur Saniel.

—Laissez passer monsieur le docteur, dit le commissaire, mais seul; faites sortir tout le monde et qu'on ferme la porte cochère!

En arrivant sur le palier, le commissaire s'arrêta pour regarder la tache brune qui, en coulant sous la porte, s'était étalée sur le carreau, Caffié n'ayant jamais eu de paillasson.

—C'est bien une tache de sang, dit Saniel, qui s'était baissé pour l'examiner et avait trempé son doigt dedans.

—Ouvrez la porte, commanda le commissaire au serrurier; elle doit n'être fermée qu'au demi-tour.

Le serrurier examina l'entrée, chercha dans ses crochets, en choisit un et au premier essai la porte s'ouvrit.

—Que personne n'entre! dit le commissaire. Monsieur le docteur, veuillez me suivre.

Et, passant le premier, il pénétra dans le premier cabinet, celui du clerc, suivi de Saniel. Deux petits ruisseaux de sang déjà épaissi, partant du fauteuil de Caffié et courant sur la pente du carreau qui s'inclinait du côté de l'escalier, s'étaient réunis en cette tache qui avait fait découvrir le crime; le commissaire et Saniel eurent soin de ne pas marcher dedans.

—Le malheureux a eu le cou coupé, dit Saniel. La mort remonte à deux ou trois heures; rien à faire.

—Pour vous, monsieur le docteur, mais pas pour moi.

Et, se baissant, il ramassa le couteau auprès du fauteuil.

—N'est-ce pas un couteau de boucher? demanda Saniel, qui n'était venu là que pour jeter ce mot.

—Cela en a tout l'air.

Il avait relevé la tête de Caffié et il examinait la blessure:

—Vous voyez, dit-il, que la victime a été égorgée; le coup a été porté de gauche à droite par une main ferme qui devait être habituée à manier ce couteau; mais ce n'est pas seulement une main forte et exercée qui a tué, c'est aussi une intelligence qui savait comment elle devait procéder pour que la mort fût rapide, presque foudroyante et en même temps silencieuse.

—Vous croyez à un boucher?

—A un tueur de profession: le larynx a été tranché au-dessous de la glotte, et du même coup les deux artères carotides avec les veines jugulaires. Comme l'assassin avait dû relever la tête, la victime n'a pu pousser aucun cri; il y a eu un jet de sang considérable, et la mort a dû arriver en une ou deux minutes.

—La scène me paraît très bien reconstituée, dit le commissaire.

—Le sang a dû jaillir dans cette direction, continua Saniel en montrant l'entrée; mais, comme la porte de cette entrée était ouverte, on ne vit rien.

Pendant, que Saniel parlait, le commissaire jetait autour de lui un regard circulaire, ce regard du policier qui voit tout et ramasse tout.

—La caisse est ouverte, dit-il; l'affaire se caractérise: assassinat suivi de vol.

Une porte faisait vis-à-vis à celle de l'entrée, le commissaire l'ouvrit: c'était celle de la chambre à coucher de Caffié.

—Je vais vous donner un homme pour vous aider à transporter le cadavre dans cette chambre, où vous pourrez continuer votre examen plus à l'aise, tandis que, moi, je pourrai plus facilement aussi me livrer à mes investigations dans ce cabinet.

Saniel aurait voulu rester dans le cabinet pour assister à ces investigations; mais soulever une objection était impossible. Le fauteuil fut roulé dans la chambre, où les bougies de la cheminée avaient été allumées, et, quand le cadavre eut été étendu sur le lit, le commissaire retourna dans le cabinet.

Saniel fit durer son examen aussi longtemps qu'il put, afin de ne pas quitter la maison, mais cependant il ne pouvait pas le prolonger au delà de certaines limites; lorsqu'elles furent atteintes, il revint dans le cabinet du clerc, où le commissaire s'était installé, et recevait la déposition de la concierge.

—Ainsi, disait-il, de cinq à sept heures personne ne vous a demandé M. Caffié?

—Personne; mais je suis sortie de ma loge à cinq heures un quart pour allumer le gaz de mes escaliers; ça m'a bien pris vingt minutes, parce que je ne suis plus souple, et pendant ce temps-là on a pu monter et descendre l'escalier sans que je voie ceux qui passent devant la loge.

—Eh bien, demanda le commissaire à Saniel avez-vous trouvé quelque chose de caractéristique?

—Non; il n'y a pas d'autre blessure que celle du cou.

—Voulez-vous rédiger votre rapport médico-légal pendant que je continue mon enquête?

—Volontiers.

Et, sans attendre, il s'assit au bureau du clerc, faisant vis-à-vis au secrétaire du commissaire, arrivé depuis quelques instants.

—Je vais vous faire prêter serment, dit le commissaire.

Quand cette formalité fut accomplie, Saniel commença son rapport:

—Nous soussigné, Victor Saniel, docteur en médecine de la Faculté de Paris, demeurant à Paris, rue Louis-le-Grand, après avoir prêté serment de remplir en honneur et conscience la mission qui nous est confiée...»

Tout en écrivant, il était attentif à ce qui se disait autour de lui et ne perdait pas un mot de la déposition de la concierge.

—Je suis certaine, disait-elle, que de cinq heures et demie à maintenant il n'a passé par l'escalier que des gens de la maison.

—Mais avant cinq heures et demie?

—Je vous ai-dit que, de cinq heures un quart à cinq heures et demie; je n'étais pas dans ma loge.

—Et avant cinq heures un quart?

—Il a passé bien des personnes que je ne connais pas.

—Parmi ces personnes s'est-il trouvé quelqu'un qui vous ait demandé M. Caffié?

—Non; c'est-à-dire, si. Il y a quelqu'un qui m'a demandé si M. Caffié était chez lui; mais, celui-là, je le connais bien; c'est pour cela que je répondais non.

—Et quel est ce quelqu'un?

—Un ancien clerc de M. Caffié.

—Il s'appelle?

—M. Florentin... M. Florentin Cormier.

La main de Saniel s'arrêta, mais il eut la force de ne pas lever la tête.

—A quelle heure est-il venu? demanda le commissaire.

—Vers les trois heures, plutôt avant qu'après.

—L'avez-vous vu repartir?

—Bien sûr; même qu'il m'a parlé.

—Quelle heure était-il?

—Trois heures et demie.

—Croyez-vous que la mort puisse remonter à ce moment? demanda le commissaire en s'adressant à Saniel.

—Non; je crois qu'elle peut être fixée entre cinq et six heures.

—Il ne faut pas que M. le commissaire puisse soupçonner M. Florentin, s'écria la concierge; c'est un bon jeune homme, incapable de faire du mal à une puce. Et puis, il y a une bonne raison pour que la mort ne remonte pas à trois heures ou trois heures et demie: c'est que la lampe de M. Caffié était allumée, et vous savez, le pauvre monsieur, c'était pas un homme à allumer sa lampe en plein jour; regardant qu'il était... comme il convient.

Brusquement, elle s'interrompit en se donnant un coup de poing au front.

—V'là que ça me revient et vous allez voir que M. Florentin n'est pour rien dans l'affaire. Comme je montais l'escalier à cinq heures un quart pour allumer mon gaz, quelqu'un est monté derrière moi et a sonné à la porte de M. Caffié en frappant trois ou quatre coups espacés, ce qui était le signal pour se faire ouvrir.

De nouveau, la plume de Saniel s'arrêta, et il fut obligé d'appuyer sa main sur la table pour l'empêcher de trembler.

—Qui était ce quelqu'un?

Saniel n'eut pas la force de ne pas regarder la concierge.

—Ah! ça, je ne sais pas, répondit-elle; je ne l'ai pas vu, mais je l'ai entendu, un pas d'homme. C'est le coquin qui a fait le coup, vous pouvez en être sûr.

Cela était en effet vraisemblable.

—Il sera sorti pendant que j'étais dans l'autre escalier; il connaissait bien les habitudes de la maison.

Saniel avait repris la rédaction de son rapport.

Après avoir tourné et retourné la concierge sans pouvoir lui en faire dire davantage, le commissaire la renvoya, et laissant Saniel à sa besogne, il passa dans le cabinet de Caffié, où il resta assez longtemps.

Quand il revint, il apportait un petit carnet qu'il consulta: sans doute, c'était le livre de caisse de Caffié, simple et primitif comme tout ce qui touchait aux habitudes du vieil homme d'affaires, réglées par la plus étroite économie; aussi bien dans les dépenses que dans le travail.

—De ce carnet, dit le commissaire à son secrétaire, il semble résulter qu'on aurait pris dans la caisse 35 ou 36,000 francs; mais on y a laissé des titres et des valeurs pour une somme qui paraît considérable.

Saniel, qui avait terminé son rapport, ne quittait pas des yeux le carnet, et ce qu'il pouvait voir était pour le rassurer. Évidemment, cette comptabilité était réduite au minimum: une date, un nom, une somme, et après cette somme un P majuscule qui, sans doute, voulait dire payé, ou un autre signe hiéroglyphique, et c'était tout; il paraissait donc peu vraisemblable qu'avec un pareil système, Caffié eût jamais pris la peine d'inscrire le numéro des billets qui lui passaient par les mains; en tout cas, s'il le faisait, ce n'était point sur ce carnet. En trouverait-on un autre?

Mon rapport est terminé, dit-il, le voici.

—Puisque je vous ai, pouvez-vous me donner quelques renseignements sur les habitudes de la victime et sur les personnes qu'il recevait.

—Pas du tout, je ne le connaissais que depuis peu, et il n'était mon client que comme j'étais le sien, par hasard: il s'occupait d'une affaire pour moi, et je lui avais donné simplement quelques conseils; il était diabétique au dernier degré; l'assassin n'a avancé sa mort que de très peu de temps, de peu de jours.

—C'est égal, il l'a avancée.

—Oh! parfaitement. D'ailleurs, s'il est habile pour couper le cou des gens, peut-être l'est-il moins pour diagnostiquer leurs maladies.

—C'est probable, répondit le commissaire en souriant.

—Vous croyez à un boucher?

—Il y a des présomptions.

—Le couteau?

—Il peut avoir été volé ou trouvé.

—Mais la façon d'opérer?

—C'est il me semble, le point d'où nous devons partir.

Saniel ne pouvait rester plus longtemps, il se leva pour se retirer.

—Vous savez mon adresse, dit-il; mais je dois vous prévenir que, si vous aviez besoin de moi, je pars demain pour Nice; je ne serai d'ailleurs absent que le temps juste d'aller et de revenir.

—Si nous avons besoin de vous, ce ne sera pas sans doute avant plusieurs jours; nous n'allons pas marcher bien vite dans l'inconnu où nous nous trouvons.




XV

En suivant la rue des Petits-Champs pour rentrer chez lui, Saniel marchait allègrement. Si, plus d'une fois, son émotion avait été poignante pendant cette longue séance, en somme il ne pouvait être que satisfait de ses résultats: la concierge ne l'avait pas vu, cela était désormais acquis; l'hypothèse du couteau de boucher était posée de façon à faire son chemin; enfin, il semblait vraisemblable que Caffié n'avait pas pris les numéros de ses billets.

Mais eussent-ils été notés et dût-on découvrir plus tard le carnet qui les contenait, que ce danger n'était pas immédiat. En effet, pendant qu'il rédigeait son rapport et qu'il écoutait la déposition de la concierge, son esprit, au lieu de se tendre sur ces deux choses, avait, par une anomalie bizarre, couru à une troisième: alors, comme par une sorte d'inspiration, il avait trouvé le moyen qui s'était toujours dérobé à lui lorsqu'il le cherchait de toutes les forces de son application,—et qui consistait à se débarrasser le soir même des billets de banque, sans les détruire; pour cela il n'avait qu'à les diviser en petits paquets, à les mettre sous enveloppe, et à les confier, sous diverses initiales, à la poste restante, qui les lui garderait fidèlement jusqu'au jour où il pourrait les lui redemander sans se compromettre.

Dans la déposition de la concierge, dans la piste indiquée par le couteau, dans l'invention de la poste restante, il y avait donc de justes motifs de satisfaction qui pouvaient rendre sa respiration libre; décidément la chance semblait être avec lui, et il aurait pu se dire que tout était pour le mieux, s'il n'avait point commis l'imprudence vraiment folle d'entrer dans ce café. Qu'avait-il besoin de s'établir là et d'y rester assez longtemps pour provoquer l'attention? Pour éviter celle des passants, il avait été s'exposer à la curiosité du personnel de ce café; la belle affaire en vérité, et bien digne d'un imbécile qui a perdu la tête! On lui aurait raconté cela d'un homme à peu près intelligent, qu'il se serait refusé à le croire, et pour lui c'était vrai cependant. Quelles conséquences aurait cette maladresse? C'était ce qu'on ne pouvait prévoir. Aucune, peut-être. Et peut-être de très graves. Dans ces conditions d'incertitude, le mieux était donc de faire comme s'il ne l'avait pas commise, et de tâcher de l'oublier; ce qui pressait pour le moment, c'étaient les billets de banque, et il ne devait penser qu'à eux.

Rentré chez lui et sa porte fermée, il mit tout de suite son idée à exécution: des trois liasses de billets il fit dix paquets, de façon à ne former qu'un petit volume, plia chacun d'eux dans une feuille de papier fort, le plaça sous enveloppe simplement gommée, et sur cette enveloppe il écrivit deux lettres de l'alphabet se suivant en commençant par A, et deux chiffres commençant par 1 et se suivant aussi: A. B. 12,—C. D. 34,—E. F. 56;—puis il les adressa poste restante dans les dix premiers bureaux de Paris inscrits sur son almanach. Cet ordre logique et facile à retenir lui permettait de ne pas garder une note de cette combinaison, et de défier ainsi toute recherche si jamais on en faisait. Sans doute un ou plusieurs de ces paquets pouvaient être volés ou égarés, mais c'était là une considération peu importante pour lui: ce n'était pas pour trente mille francs qu'il avait tué Caffié, c'était simplement pour trois mille; et puisqu'il avait eu la pensée de brûler ces billets, il pouvait maintenant, sans souci, s'exposer à en perdre quelques-uns.

Quand cette idée de la poste restante lui était venue, il s'était dit qu'il jetterait ses enveloppes dans la boîte la plus voisine de chez lui, ce qui terminerait tout; mais, au moment de partir, il réfléchit que ces dix lettres ayant une suscription à peu près pareille, trouvées en tas dans la même boîte, pourraient provoquer la curiosité, et il résolut de les diviser dans cinq ou six bureaux, où il allait les porter lui-même, à pied, sans prendre une voiture, bien qu'il eût maintenant de quoi la payer, car le cocher qui l'aurait conduit pourrait devenir un jour un témoin redoutable.

Après la course folle de la journée à travers les bois et les champs, après ses émotions de la soirée, il se sentait brisé et las d'une fatigue qu'il ne connaissait point, mais il comprenait qu'il n'avait pas la liberté d'écouter cette lassitude. Une nouvelle situation lui était faite qui avait cela de particulier qu'il cessait de s'appartenir pour être désormais, et pour rester jusqu'à la fin de sa vie, le prisonnier de son crime; ce serait ce crime qui, à partir de cette soirée, commanderait, à lui qu'il faudrait obéir.

De cela, il eut une perception très nette qui le frappa: comment n'avait-il pas prévu cette situation quand, pesant si longuement le pour et le contre, en homme intelligent qui peut scruter l'avenir sous toutes ses faces, il avait examiné ce qui devrait arriver? Mais pour surprenante qu'elle fût, la découverte n'en avait pas moins une certitude incontestable, et la preuve qui s'en dégageait, fâcheuse et troublante, était que, si intelligent qu'on soit ou qu'on se croie, on a toujours à apprendre de l'expérience.

Qu'apprendrait-il encore? Il fallait qu'il s'avouât qu'il se trouvait en face de l'inconnu, et tout ce qu'il pouvait souhaiter, c'était que cette leçon qu'il recevait des faits fût la plus dure; quant à s'imaginer qu'elle était la dernière, c'eût été folie: on verrait.

Pour le moment, il ne s'agissait que des lettres qu'il avait préparées, et, qu'il fût ou ne fût pas fatigué, il devait au plus vite s'en débarrasser: il les prit et tout de suite il se mit en route, allant, par les rues qui commençaient à se faire désertes et sombres, du bureau de la rue Cambon à celle de la place Ventedour, de la rue de Choiseul à la place de la Bourse, et continuant ainsi jusqu'à ce qu'il eût fini.

Quand il rentra, une heure du matin était sonnée depuis assez longtemps déjà; il se coucha tout de suite, et dormit d'un lourd sommeil, sans réveils et sans rêves.

Il faisait grand jour lorsqu'il ouvrit les yeux le lendemain; surpris d'avoir dormi si tard, il sauta à bas du lit: sa montre marquait huit heures; mais, comme il ne devait partir qu'à onze heures quinze minutes, il avait du temps devant lui.

A quoi l'employer?

C'était la première fois, depuis des années, qu'il se posait une pareille question, lui qui, chaque matin, trouvait toujours qu'il lui manquerait trois ou quatre heures pour remplir son programme.

Il s'habilla lentement, c'est-à dire lentement pour lui qui, d'ordinaire mettait dix minutes à sa toilette, mais cela ne faisait encore que huit heures vingt.

Alors il pensa à écrire à Philis pour la prévenir de son voyage; puis tout de suite il changea d'idée en décidant d'aller le lui annoncer lui-même.

L'année précédente, il avait soigné madame Cormier, atteinte d'une attaque de paralysie, et il pouvait, à condition de ne pas répéter trop souvent ses visites, se présenter chez elle sans paraître venir voir Philis: c'était en passant, pour prendre des nouvelles d'une malade à laquelle il s'intéressait par cela même qu'il l'avait guérie, et dont il voulait suivre la guérison.

Au moment où il l'avait soignée, madame Cormier habitait aux Batignolles, rue des Moines, un petit rez-de-chaussée au fond d'un jardin, qu'il lui avait fait quitter parce qu'il était trop humide, pour la faire monter à un cinquième étage où elle trouvait de l'air et de la lumière. A neuf heures, il frappait à sa porte.

—Entrez, répondit une voix d'homme.

Il fut surpris, car, au temps où il venait presque tous les jours, il n'avait jamais rencontré d'homme. Qui était celui-là qui répondait comme s'il était chez lui? Il tourna la clef dans la serrure et se trouva dans un vestibule noir d'où était partie évidemment cette voix et où cependant il ne vit personne, celui qui avait répondu étant sans doute caché par un rideau qui partageait le vestibule en deux. De plus en plus surpris, car il n'avait pas encore vu ce rideau, il frappa à la porte de la salle à manger; cette fois, ce fut la voix claire de Philis qui répondit:

—Entrez.

Il ouvrit et, devant une grande table posée contre la fenêtre, il vit Philis, habillée d'une blouse grise, qui travaillait. Sur la table étaient étalés de petits cartons, et à portée de la main elle avait une boîte à aquarelle avec un verre dont l'eau était salie par le lavage des pinceaux.

Au bruit des pas sur le parquet, elle retourna la tête, et instantanément elle fut debout; mais elle retint le cri, le nom qui lui était monté aux lèvres:

—Maman, dit-elle, c'est M. le docteur Saniel.

Aussitôt madame Cormier, sortant de la cuisine, entra dans la salle en marchant difficilement; car, si Saniel l'avait remise sur pied, il ne lui avait rendu ni la souplesse ni l'aisance de la jeunesse.

Les premières politesses échangées, Saniel expliqua que, ayant une visite à faire aux Batignolles, il n'avait pas voulu venir auprès de sa malade sans la voir et lui demander comment elle se trouvait.

Pendant que madame Cormier expliquait, avec la prolixité des malades, ce qu'elle éprouvait et aussi ce qu'elle était étonnée de n'éprouver point, Philis regardait Saniel, inquiète de lui trouver la physionomie si convulsée. Assurément il s'était passé quelque chose de très grave; sa visite le disait, d'ailleurs. Mais quoi? Son angoisse était d'autant plus vive qu'il évitait assurément de la regarder. Pourquoi? Elle n'avait rien fait et ne trouvait aucun reproche à s'adresser.

A ce moment la porte du vestibule s'ouvrit, et un homme jeune encore, de grande taille, à la barbe blonde frisée, entra dans la salle: celui du vestibule, pensa Saniel en l'examinant.

—Mon fils, dit madame Cormier.

—Mon frère Florentin, dont nous avons si souvent parlé, dit Philis.

Florentin! Il était donc devenu imbécile de n'avoir pas pensé que cet homme que le rideau lui avait caché et qui répondait en maître quand on frappait, ne pouvait être que le frère de Philis? Était-il si profondément bouleversé qu'un raisonnement aussi simple lui était impossible? Décidément il importait qu'il partît au plus vite; le voyage calmerait sa machine nerveuse affolée.

—On m'a écrit, dit Florentin, et depuis mon retour, on m'a raconté combien vous aviez été bon pour ma mère. Permettez-moi de vous en remercier d'un coeur ému et reconnaissant; j'espère que bientôt cette reconnaissance ne restera pas un vain mot.

—Ne parlons pas de cela, dit Saniel, en regardant Philis avec une franchise et un visage ouvert qui, jusqu'à un certain point, la rassurèrent; c'est moi qui suis l'obligé de madame Cormier. Si le mot n'était pas barbare; je dirais que sa maladie a été une bonne fortune pour moi.

Puis, pour détourner la conversation, et surtout pour tâcher de dire à Philis qu'il voulait l'entretenir en particulier un court instant, il s'approcha de la table:

—Et que faites-vous là de charmant, mademoiselle? demanda-t-il.

—Oh! charmant! Je ne sais pas si, en travaillant consciencieusement, je serais jamais arrivée à avoir un talent qui me permît de faire charmant; mais c'est au métier que je suis réduite, et le métier doit se contenter de l'à-peu-près. Voyez ces douze menus: ils n'ont tous les douze qu'un seul et même dessin, et voilà comment je dois procéder pour gagner quelque chose au bout de ma journée.

Disant cela, elle trempa son pinceau dans sa boîte à couleurs, établit la nuance qu'elle voulait sur le fond d'une assiette cassée qui lui servait de palette, et rapidement elle appliqua cette nuance sur chacun de ces douze menus.

—Économie de temps et de couleur, dit-elle; mais avec de pareils procédés, qui sont une nécessité, comment penser à faire charmant? je voudrais bien essayer pourtant... si j'en avais le loisir.

—La vie a de ces duretés et pour tout le monde. Il faudrait ne travailler que pour le plaisir....

—Alors on ne ferait rien, dit Florentin avec béatitude.

—Veux-tu te taire, paresseux! s'écria Philis.

Saniel donna quelques conseils à madame Cormier, puis il se leva pour partir.

Philis le suivit, et Florentin parut vouloir les accompagner; mais elle l'arrêta:

—J'ai une question à adresser à M. Saniel, dit-elle.

Quand ils furent arrivés sur le palier elle tira la porte du vestibule de façon à la fermer complètement.

—Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle d'une voix hâtée qui tremblait.

—J'ai voulu t'avertir que je pars à onze heures pour Monaco.

—Tu pars?

—J'ai reçu 200 francs, d'un client et je vais les risquer au jeu. Deux cents francs ne peuvent pas payer Jardine ni les autres; au jeu, ils peuvent me donner quelques milliers de francs.

—Oh! pauvre cher, comme il faut que tu sois désespéré pour avoir, toi, tel que tu es, une pareille idée!

—J'ai tort?

—Jamais tort à mes yeux, pour mon coeur, pour mon amour! Que la fortune, ô mon bien-aimé, soit avec toi?

—Donne-moi ta main.

Elle regarda autour d'elle en écoutant: personne, aucun bruit.

Alors, l'attirant, elle lui mit ses lèvres sur les lèvres:

—Toute à toi, avec toi!

—Je serai de retour mardi.

—Mardi, à cinq heures, j'arriverai.




XVI

Personne ne connaissait le jeu aussi peu que Saniel: il savait qu'on jouait à Monaco, voilà tout; et à Paris il avait pris son billet pour Monaco, où il descendit de wagon.

En sortant de la gare, il regarda autour de lui pour s'orienter; ne voyant rien qui ressemblât à une maison de jeu telle qu'il la comprenait, c'est-à-dire au casino de Royat, le seul établissement de ce genre qu'il eût jamais vu, il s'adressa à un passant:

—La maison de jeu, je vous prie?

—On ne joue pas à Monaco.

—Je croyais.

—C'est à Monte-Carlo qu'on joue.

—Et c'est loin, Monte-Carlo?

—Là-bas.

De la main, le passant lui indiqua, sur la pente de la montagne, un endroit verdoyant où, au milieu du feuillage, se montraient les toits et les façades de constructions importantes.

Il remercia et se dirigea de ce côté, tandis que le passant, en appelant un autre, racontait la demande qui venait de lui être adressée; et tous deux riaient en haussant les épaules: pouvait-on être bête comme ces Parisiens! Encore un qui allait se faire plumer et qui arrivait de Paris exprès pour ça! Était-il drôle avec ses grandes jambes et ses grands bras!... Est-ce qu'on joue avec une pareille tournure!...

Sans s'inquiéter de ces rires qu'il entendait derrière lui, Saniel continua son chemin en regardant la mer bleue miroiter sous les rayons obliques du soleil déjà bas à l'horizon. Malgré sa nuit passée en wagon, il ne ressentait aucune fatigue; au contraire, il se trouvait dispos de corps et d'esprit; le voyage avait calmé l'agitation de ses nerfs, et c'était avec une tranquillité parfaite qu'il envisageait ce qui s'était passé avant son départ. Dans l'état d'apaisement qui était le sien présentement, il n'avait plus à craindre de maladresse ou de coups de folie, et, puisqu'il avait ressaisi sa volonté, tout irait bien: plus de regards en arrière, encore moins en avant, le présent seul devait l'occuper.

Le présent, à cette heure, c'était le jeu. Comment jouait-on? A quoi jouait-on? A la roulette, il le savait; mais, ce qu'était la roulette, il l'ignorait. Il ferait comme ses voisins. Si on se moquait de lui, peu importait; et même, en réalité, il devait désirer qu'on s'en moquât: on se rappelle avec plaisir ceux dont on a ri; ce qu'il venait chercher dans ce pays, c'était justement qu'on se souvînt de lui.

Quand il entra dans les salons de jeu, il remarqua qu'il y régnait un silence religieux: autour d'une grande table recouverte d'un tapis en drap vert que partageaient des dessins et des chiffres, des gens étaient assis sur les chaises hautes d'où ils paraissaient officier; d'autres sur des chaises plus basses ou simplement debout autour de la table poussaient ou ramassaient des louis et des billets de banque sur le drap vert, et une voix forte répétait d'un ton monotone: «Messieurs, faites votre jeu!... Le jeu est fait!... Rien ne va plus?...» alors une petite boule d'ivoire était lancée dans un cylindre où elle roulait avec un bruit métallique. Bien qu'il n'eût jamais vu de roulette, il n'eut pas un effort d'intelligence à faire pour deviner que c'en était une.

Et, avant de mettre sur la table les quelques louis qu'il tenait déjà dans sa main, il regarda autour de lui comment on procédait. Mais il eut beau s'appliquer, après la dixième partie il n'avait pas mieux compris qu'après la première: avec des râteaux les croupiers ramassaient l'enjeu de certains joueurs; avec ces mêmes râteaux, ils doublaient, décuplaient, ou même payaient dans des proportions dont il ne se rendait pas compte certains autres, et c'était tout.

Enfin, peu importait; croyant avoir vu comment on mettait son argent sur la table, cela suffisait. Il avait cinq louis dans la main, quand le croupier dit «Messieurs, faites votre jeu»; il les posa sur le numéro 32 ou, tout au moins, il crut qu'il les plaçait sur ce numéro. «Rien ne va plus!...» La boule roula dans le cylindre que le croupier avait fait tourner.

—31! appela le croupier qui ajouta quelques autres mots que Saniel entendit mal ou qu'il ne comprit pas.

Si peu qu'il connût la roulette, il crut qu'il avait perdu: il avait placé sa mise sur le 32, c'était le 31 qui sortait, la banque gagnait. Il fut surpris de voir le croupier lui pousser un tas d'or qui devait former une centaine de louis, ou à peu près, et accompagner ce mouvement d'un coup d'oeil qui, sans que le doute fût possible, voulait dire: «A vous, monsieur!»

Que devait-il faire? Puisqu'il avait perdu, il ne pouvait pas ramasser cet argent qu'on lui envoyait par erreur.

Il avait déposé sa mise en se penchant pardessus l'épaule d'un monsieur à la chevelure et à la barbe d'un noir invraisemblable, qui, sans jouer, piquait une carte avec une épingle. Ce monsieur se tourna vers lui et, avec un sourire tout à fait aimable, du ton le plus gracieux:

—A vous, monsieur, dit-il.

Décidément, il s'était trompé en croyant qu'il avait perdu, et il devait ramasser ce tas de louis; ce qu'il fit, mais en oubliant de ramasser aussi sa première mise.

La roulette tournait de nouveau.

32! appela le croupier.

Saniel venait de s'apercevoir que ses cinq louis étaient restés sur le 32, il crut qu'il avait gagné puisque c'était ce numéro qui venait de sortir, et son ignorance n'allait pas jusqu'à ne pas savoir qu'un numéro, à la roulette, est payé trente-six fois sa mise: c'était donc cent quatre-vingts louis que le râteau du croupier allait lui pousser.

Mais, à sa grande surprise, il ne lui en poussa pas plus qu'au premier coup. Cela devenait incompréhensible: on le payait quand il avait perdu, et quand il avait gagné on ne lui donnait que la moitié de son dû.

Sa physionomie trahit si bien son étonnement qu'il vit un sourire moqueur dans les yeux du monsieur à la chevelure noire, qui s'était de nouveau tourné vers lui.

Comme il jouait pour jouer, et non pour gagner ou pour perdre, il empocha ce qu'on venait de lui envoyer, ainsi que sa mise.

—Puisque vous ne jouez plus, dit le monsieur aimable en quittant sa chaise, voulez-vous me permettre de vous dire un mot?

Saniel s'inclina et ils s'éloignèrent de la table; quand ils furent assez à l'écart pour ne pas troubler le recueillement des joueurs, le monsieur salua cérémonieusement:

—Permettez-moi de me présenter moi-même: prince Mazzazoli.

Saniel crut qu'il devait répondre en donnant son nom et sa qualité.

—Eh bien, monsieur le docteur, dit le prince avec un fort accent italien, vous me pardonnerez, je l'espère, une simple observation que mon âge autorise peut-être: vous jouez comme un enfant.

—Comme un ignorant, répondit Saniel sans se fâcher, car, si insolite que fût cette observation, il avait déjà calculé qu'il pouvait être bon pour l'avenir d'avoir à invoquer le témoignage d'un prince.

—Je suis sûr que vous en êtes encore à vous demander pourquoi on vous a payé dix-huit fois votre mise au premier coup que vous avez joué, et pourquoi on ne vous l'a pas payée trente-six fois au second.

—C'est vrai.

—Eh bien, je vais vous le dire. C'est que, au lieu de placer votre argent en plein sur le numéro que vous aviez choisi, vous l'avez placé à cheval sur le 31 et le 32: par une chance qu'on peut vous envier, le résultat a été le même pour vous; mais que ne donnerait pas cette chance si, au lieu de s'en remettre au hasard, elle était éclairée! Car la roulette n'est pas un jeu de hasard, comme on le croit à tort: tout y est calcul et combinaison. Ainsi, en plaçant votre argent sur deux numéros, vous aviez cinq chances contre vous, comme vous en auriez eu six et demie sur trois numéros, sept sur quatre. Voilà ce qu'il faut savoir avant de rien risquer, et ce que je vous offre si vous voulez que nous formions une association jusqu'à ce soir. Votre chance unie à mon expérience, nous faisons sauter la banque.

Saniel n'avait pas attendu cette conclusion pour deviner à peu près ce qu'elle allait être: un mendiant, ce vieux prince italien si bien teint.

—Mon intention est de ne plus jouer, dit-il.

—Avec votre chance, ce serait plus qu'une faute.

—J'avais besoin d'une certaine somme, je l'ai gagnée, elle me suffit.

—Vous ne ferez pas la folie de refuser la main que la Fortune vous tend.

—Êtes-vous sûr qu'elle me la tend? dit Saniel, qui trouvait que c'était le prince.

—N'en doutez pas; je vais vous le démontrer....

—Je vous remercie; je ne reviens jamais sur ce que j'ai arrêté.

En tout autre moment, Saniel eût tourné le dos à cet importun; mais c'était un témoin qu'il fallait ménager.

—Je n'ai plus rien à faire ici, dit-il poliment; permettez que je me retire après vous avoir remercié de votre offre, dont j'apprécie la gracieuseté.

—Eh bien, s'écria le prince, puisque vous ne voulez pas épuiser votre chance, laissez-moi le faire pour vous; cet argent peut être un fétiche, prenez dessus cinq louis, cinq louis seulement: confiez-les-moi; je les joue d'après mes combinaisons, qui sont certaines, et ce soir je vous remets votre part de bénéfices. Où êtes-vous descendu? Moi j'habite la Villa des Palmes.

—Nulle part; j'arrive.

—Alors trouvez-vous ce soir, à dix heures, dans cette salle et nous liquiderons notre association.

Son premier mouvement fut de refuser. A quoi bon faire la charité à ce vieux singe? Mais, après tout, ce n'était pas bien cher que de payer son témoignage cinq louis, et il les lui donna.

—Mille grâces! Ce soir, à dix heures.

Comme Saniel allait sortir de la salle, il se trouva face à face avec son ancien camarade Duphot, qui entrait accompagné d'une femme,—celle-là même qu'il avait soignée.

—Comment! vous ici? Ah! par exempte, elle est bien bonne.

Et tous deux, l'amant et la maîtresse, s'exclamèrent.

Saniel raconta pourquoi il était à Monaco et ce qu'il avait fait depuis son arrivée.

—Avec mon argent! Ah! elle est bien bonne, s'écria Duphot.

—Et vous ne jouez plus? demanda la femme.

—J'ai ce qu'il me faut.

—Alors vous allez jouer pour moi.

Il voulut se défendre, mais ils l'entraînèrent à la table de la roulette et lui mirent chacun un louis dans la main.

—Jouez.

—Comment?

—Comme l'inspiration vous conseillera: vous avez la veine.

Mais sa veine n'avait guère de souffle; les deux louis qu'ils avaient jetés au hasard furent perdus.

On lui en donna deux autres; cette fois ils en gagnèrent huit.

—Vous voyez, cher ami.

Il continua avec des chances diverses, gagnant, perdant.

Au bout d'un quart d'heure on lui permit d'abandonner le jeu.

—Et qu'allez-vous faire maintenant? demanda Duphot.

—Envoyer ce que je dois à mon créancier par mandat télégraphique.

—Vous savez où est le télégraphe?

—Non.

—Je vais vous conduire.

C'était un second témoin dont Saniel n'avait garde de refuser le concours.

Quand il eut envoyé son mandat à Jardine, il n'avait plus rien à faire à Monte-Carlo, et comme il ne pouvait partir que le soir, à onze heures, il resta désoeuvré, ne sachant à quoi employer son temps. Alors il acheta un journal de Nice et alla s'asseoir dans le jardin, sous un bec de gaz, en face de la mer tranquille et sombre. Peut-être trouverait-il dans ce journal quelque dépêche télégraphique qui lui apprendrait ce qui s'était passé rue Sainte-Anne depuis son départ.

Il chercha assez longtemps; puis à la fin du journal, aux Dernières nouvelles, il lut: «Le crime de la rue Sainte-Anne paraît entrer dans une voie nouvelle; des recherches faites avec plus de soin ont amené la découverte d'un bouton de pantalon auquel adhère un morceau d'étoffe. Il est donc démontré qu'avant le crime il y a eu lutte entre la victime et son assassin. Comme ce bouton porte certaines lettres et certaines marques, c'est un indice précieux pour la police.»

Cette preuve d'une lutte entre la victime et son assassin fit sourire Saniel: si la police entrait dans cette voie, elle ferait un joli bout de chemin avant d'arriver à un résultat. Qui pouvait savoir depuis combien de temps ce bouton se trouvait dans cette pièce peu balayée? De qui provenait-il?

Tout à coup, quittant brusquement son banc, il entra dans un bosquet et vivement il se tâta: n'était-ce pas lui qui avait perdu ce bouton?

Mais il fut bien vite honteux de ce mouvement inconscient: le bouton que la police était si fière d'avoir découvert ne lui appartenait point; ce ne serait pas à lui que conduirait la nouvelle voie sur laquelle elle venait de s'engager.




XVII

Le mardi, un peu avant cinq heures, Philis, comme elle l'avait promis, sonnait à sa porte; et il sortait de son laboratoire, où il s'était remis au travail, pour aller lui ouvrir.

Elle lui sauta au cou:

—Eh bien? demanda-t-elle d'une voix frémissante.

Il raconta comment il avait joué, comment il avait gagné, mais sans préciser la somme; et il raconta aussi les propositions d'association du prince Mazzazoli, la rencontre de Duphot, l'envoi du mandat télégraphique à Jardine.

—Oh! quel bonheur, dit-elle en le serrant dans ses bras; te voilà libre.

—Plus de créanciers! Maître de moi: tu vois que j'ai eu une bonne inspiration.

—La justice des choses le voulait.

Puis, s'interrompant:

—A propos de justice, tu ne m'as pas parlé de Caffié, le matin de ton départ.

—J'étais sous le coup de préoccupations qui ne me laissaient pas la liberté de penser à Caffié.

—Est-ce curieux, cette coïncidence de sa mort avec la condamnation que nous avions portée contre lui: est-ce que cela précisément ne prouve pas cette justice des choses?

—Si tu veux.

—Comme l'argent que tu as gagné à Monaco le prouve pour toi: ce qui est juste arrive nécessairement. Caffié a été puni de toutes ses coquineries et de ses crimes; toi, tu as été récompensé de tes souffrances.

—Est-ce qu'il n'aurait pas été juste que Caffié fût puni plus tôt, et que moi, je souffrisse moins longtemps?

Elle resta sans répondre.

—Tu vois, dit-il en souriant, que ta philosophie reste court.

—Ce n'est pas à ma philosophie que je pense, c'est à Caffié et à nous.

—En quoi Caffié peut-il être associé à toi ou aux tiens?

—Il l'est ou plutôt il pourrait l'être, si cette justice, à laquelle je crois, malgré tes plaisanteries, permettait qu'il le fût.

—Tu conviendras que cela ressemble à une énigme.

—Qu'est-ce que tu as appris de Caffié depuis ton départ?

—Rien ou presque rien.

—Tu sais qu'on croit que le crime a été commis par un boucher.

—Le commissaire a ramassé le couteau devant moi, et c'est bien un couteau de boucher; de plus, le coup qui a tranché la gorge de Caffié a été porté par une main habituée à l'égorgement; c'est ce que j'ai indiqué dans mon rapport.

—Depuis, des recherches plus attentives que celles du premier moment ont fait découvrir sous un meuble un bouton de pantalon...

—Qui aurait été arraché dans une lutte entre Caffié et son assassin, j'ai lu cela dans un journal; mais, pour moi, je ne crois pas à cette lutte: la position de Caffié dans le fauteuil où il a été frappé et où, il est mort indique que le vieux coquin a été surpris; d'ailleurs s'il ne l'avait pas été, s'il avait lutté, il aurait crié, et sans doute il se serait fait entendre.

—Si tu savais comme je suis heureuse de t'entendre dire cela, s'écria-t-elle.

—Heureuse! Qu'est-ce que cela peut te faire?

Il l'examina surpris.

—Que t'importe que Caffié ait été tué avec ou sans lutte? Tu l'avais condamné, il est mort; cela doit te suffire.

—J'ai eu bien tort de porter cette condamnation, en causant et sans y attacher d'importance.

—Crois-tu que c'est elle qui ait amené son exécution?

—Je n'ai pas cette simplicité, mais enfin j'aimerais mieux ne pas l'avoir condamné?

—Tu le regrettes?

—Je regrette qu'il soit mort.

—Décidément l'énigme continue; mais tu sais que je n'y suis pas du tout; et, si tu veux, nous en resterons là; nous avons mieux à faire que de nous entretenir de Caffié.

—Permets-moi d'en parler, au contraire, car nous avons besoin de tes conseils.

De nouveau, il la regarda en tâchant de lire en elle et de deviner pourquoi elle tenait tant à parler de Caffié, alors que lui justement aurait voulu n'en pas parler. Que pouvait-il se trouver sous cette insistance?

—Je t'écoute, dit-il, et, puisque tu as un conseil à me demander à ce sujet, tu aurais dû me dire tout de suite ce dont il s'agit.

—Tu as raison, et je l'aurais déjà fait si je n'étais retenue par un sentiment d'embarras... et de honte que je me reproche, car avec toi je ne dois avoir ni embarras ni honte.

—Assurément.

—Mais avant tout il faut que je te dise, il faut que tu saches que mon frère Florentin est un bon et brave garçon; il faut que tu le croies, que tu en sois convaincu.

—Je le suis, puisque tu me le dis; d'ailleurs il m'a produit la meilleure impression pendant le peu de temps que je l'ai vu l'autre matin chez toi.

—N'est-ce pas qu'on voit tout de suite que c'est une bonne nature?

—Certainement.

—Et franc, et droit; faible, c'est vrai, et un peu mou aussi, c'est-à-dire manquant de ressort et de volonté, se laissant entraîner... par bonté et par tendresse. Cette faiblesse lui a fait commettre une faute avant son départ pour l'Amérique. Je te l'ai cachée jusqu'à cette heure, mais il faut que tu la connaisses maintenant: aimant une femme qui le dominait et lui faisait faire ce qu'elle voulait, il s'est laissé entraîner à... détourner une somme de quarante-cinq francs qu'elle lui demandait, qu'elle exigeait le soir même, espérant pouvoir la remettre trois jours après, sans que son patron s'en aperçût.

—Son patron était Caffié?

—Non; il avait quitté Caffié depuis trois mois et il était entré chez un autre homme d'affaires dont je ne t'ai jamais parlé, tu comprends maintenant pourquoi. L'argent sur lequel il avait compté pour remplacer celui qu'il avait donné à cette femme lui manqua. Au lieu de s'adresser à nous, il chercha ailleurs, ne trouva pas, perdit la tête, si bien qu'on découvrit son détournement et que son patron, qui n'était pas moins dur que Caffié, déposa une plainte contre lui. Comment nous parvînmes à la faire retirer et à empêcher le pauvre garçon de passer en justice, ce serait trop long. Enfin nous réussîmes, et, désespéré, mourant de honte, il partit pour l'Amérique, malgré nous, autant pour n'avoir à rougir devant personne que pour faire fortune, car son caractère est aussi facile à l'illusion qu'à la désespérance. Maintenant que tu as vu Florentin, tu admettras qu'on peut être coupable de la faute qu'il a commise, sans être capable... de devenir un assassin.

Il allait répondre, elle lui ferma les lèvres d'un geste rapide:

—Tu vas voir pourquoi je parle de cela, et tu vas comprendre aussi que je ne me suis écartée ni de Caffié, ni de ce bouton sur lequel la police compte pour retrouver le coupable: ce bouton appartenait à Florentin.

—A ton frère?

—Oui, à Florentin, qui, le jour même du crime, a été chez Caffié.

—C'est vrai; la concierge a dit au commissaire de police qu'il était venu vers trois heures.

Philis poussa un cri désespéré:

—On sait qu'il est venu, voilà qui est encore plus grave que ce que nous pouvions imaginer et craindre.

—Le commissaire, interrogeant la concierge pour savoir quelles personnes Caffié avait reçues dans la journée, a nommé ton frère; mais, comme cette visite a eu lieu entre trois heures et trois heures et demie, et que le crime a certainement été commis entre cinq heures et cinq heures et demie, personne ne peut accuser ton frère d'être l'assassin, puisqu'il était parti avant que Caffié allumât sa lampe. Comme cette lampe n'a pas pu s'allumer toute seule, il en résulte qu'il ne peut pas avoir égorgé un homme qui était encore vivant une heure après que la concierge eut vu ton frère et lui eut parlé.

—Ce que tu me dis est un grand soulagement; si tu savais quelle peur nous avons eue!

—Vous avez été bien promptes à vous alarmer.

—Trop promptes; mais quand Florentin, nous lisant le journal tout haut, est arrivé à l'histoire du bouton et s'est écrié: «Mais c'est à moi, ce bouton!» nous avons tous éprouvé un saisissement qui nous a fait perdre la tête. Nous avons vu la police tombant chez nous, interrogeant Florentin, lui reprochant le passé qui serait étalé au grand jour dans tous les journaux, et tu dois sentir quelle a été notre émotion.

—Mais ton frère peut, n'est-ce pas, expliquer comment il a perdu ce bouton chez Caffié?

—Bien sûr, et de la façon la plus naturelle. Comme la concierge l'a raconté, il a été, le jour de l'assassinat, chez Caffié, pour demander à celui-ci un certificat constatant qu'il avait été son clerc pendant plusieurs années. Caffié lui a fait ce certificat, qui devait remplacer celui que Florentin avait perdu; puis, tout en causant, Caffié lui a parlé d'un dossier qu'il ne pouvait pas retrouver et dont il avait besoin. C'était Florentin qui s'était occupé de cette affaire plus que Caffié lui-même, et, quand elle avait été terminée, il avait rangé le dossier, qui était volumineux et ne pouvait pas entrer dans les cases où on les classe ordinairement, sur une planche au haut d'une armoire. Le hasard voulut qu'il s'en souvînt; il le dit à Caffié qui répondit qu'il avait cherché dans cette armoire sans rien trouver. «C'est que vous avez mal cherché, dit Florentin, ou que le dossier a été dérangé par mon successeur.—J'ai bien cherché, répliqua Caffié, et votre successeur ne l'a jamais vu.—Eh bien, alors, dit Florentin, je vais le trouver.» Et allant chercher une petite échelle, il monta dessus pour atteindre le haut de l'armoire. Sa mémoire ne l'avait pas trompé: le dossier était bien où il croyait, mais une épaisse couche de poussière noire avait obscurci la fiche sur laquelle étaient inscrites les indications qui devaient le faire reconnaître. Il le prit pour le descendre, fit un faux pas et, dans un brusque mouvement pour se retenir, un des boutons de son pantalon fut arraché.

—Et il ne l'a pas ramassé?

—Il ne s'en est même pas aperçu tout d'abord; c'est plus tard, dans la rue, en voyant qu'une jambe de son pantalon était plus longue que l'autre et traînait sur ses bottines, qu'il a pensé à l'échelle et qu'il a constaté qu'un bouton lui manquait. Il n'allait pas retourner chez Caffié pour le chercher, n'est-ce pas?

—Assurément.

—Comment prévoir que Caffié allait être assassiné; que le crime serait assez habilement combiné et exécuté pour laisser échapper le coupable; que, deux jours après, la police aux abois trouverait un bouton sur lequel elle bâtirait toute une histoire; que, de cette histoire, il résulte qu'il y a eu lutte entre l'assassin et sa victime; que dans cette lutte un bouton a été arraché, et que celui qui l'a perdu est nécessairement celui qui a coupé le cou à Caffié? Florentin n'a pas pensé à tout cela.

—Ça se comprend.

—Il a lui-même, le soir, remplacé son bouton par un autre, et c'est seulement en lisant le journal qu'il a senti ce qu'il pouvait y avoir de grave dans ce fait en apparence insignifiant, et comme lui, en même temps que lui, nous avons partagé son émoi.

—Vous n'avez parlé à personne de ce bouton?

—Certes non; nous n'avions garde; et je ne t'en ai parlé que parce que je te dis tout, et aussi parce que, si nous étions menacés, nous n'aurions de secours à attendre que de toi. Florentin est un bon garçon, mais c'est un mouton qui ne sait que tendre le dos quand il lui pleut dessus; maman est comme lui sous plus d'un rapport, et moi, quoique je sois plus résistante, j'avoue qu'en face de la loi et de la police je perdrais facilement la tête, comme les enfants qui se mettent à hurler quand on les laisse dans l'obscurité; la loi, n'est-ce pas la nuit, quand on ne la connaît pas, et une nuit troublante, pleine d'effarements, toute peuplée de fantômes?

—Je ne crois pas que vous soyez menacés comme tu l'as imaginé dans un premier moment d'émotion....

—Bien naturelle.

—Bien naturelle, j'en conviens, mais dont la réflexion montre le peu de fondement. Ce bouton ne porte pas le nom du tailleur qui l'a fourni....

—Non, mais il porte des initiales et une marque de fabrique: un A et un P avec une couronne et un coq.

—Eh bien! comment veux-tu que la police trouve, parmi les deux ou trois mille tailleurs de Paris, ceux qui emploient les boutons ainsi marqués; et comment ces tailleurs trouvés pourraient-ils désigner celui de leurs clients à qui appartient ce bouton, celui-là précisément et non un autre? C'est chercher une aiguille dans une botte de foin. Où ton frère a-t-il fait faire ce pantalon? Ne l'a-t-il pas rapporté d'Amérique?

—Le pauvre garçon n'a rien rapporté d'Amérique, si ce n'est de misérables vêtements bien usés, et nous avons dû commencer par l'habiller des pieds à la tête. Nous avons été à l'économie, et c'est un petit tailleur de l'avenue de Clichy, appelé Valérius, qui lui a fait ce costume.

—Il ne me paraît guère probable que la police trouve ce petit tailleur de l'avenue de Clichy, bien qu'il eût mieux valu que ce pantalon vînt de la Belle Jardinière ou d'un autre grand magasin: mais le découvrît-on et le tailleur reconnût-il que le bouton provient de sa provision que cela ne désignerait pas ton frère. Enfin, arrivât-on jusqu'à lui, il faudrait encore prouver qu'il y a eu lutte comme on le suppose, que le bouton a été arraché dans cette lutte, et que ton frère se trouvait rue Sainte-Anne entre cinq et six heures, alors que sans doute il lui sera facile, à lui, de prouver où il était à ce moment.

—Mais chez nous, avec maman!

—Tu vois donc que vous pouvez être tranquilles.




XVIII

Rassurée, Philis avait hâte de revenir rue des Moines pour faire partager à sa mère et à son frère la confiance que Saniel lui avait mise au coeur: ce fut à pas pressés qu'elle remonta la rue Louis-le-Grand aux Batignolles et d'une main fiévreuse qu'elle tira le cordon de leur sonnette.

Car le temps n'était plus où, dans cette maison tranquille dont tous les locataires se connaissaient, on laissait la clef sur la porte et où il n'y avait qu'à frapper avant d'entrer. Depuis que les journaux parlaient du bouton trouvé chez Caffié, la liberté et la sécurité qui régnaient dans cet intérieur où jusqu'à ce moment, on n'avait rien à craindre pas plus qu'à cacher, avaient disparu; plus de clef sur la porte d'entrée, plus d'entretien à haute voix, plus de rires: maintenant, la porte restait toujours fermée; on ne riait plus; et quand on parlait, quand on lisait les journaux qu'on achetait matin et soir, c'était à mi-voix, comme si, derrière les murs, des oreilles avaient été aux aguets; que la sonnette tintât et l'on se regardait avec émoi, en se demandant d'un coup d'oeil craintif si ce n'était pas l'annonce d'un danger.

Quand son frère vint lui ouvrir la porte, elle trouva la table servie: on l'attendait.

—J'avais peur qu'il ne te fût arrivé quelque chose, dit madame Cormier.

—J'ai été retenue.

Vivement elle s'était débarrassée de son chapeau et de sa redingote.

—Tu n'as rien appris: demanda madame Cormier en apportant la soupe sur la table.

—Non.

—On ne t'a parlé de rien? continua Florentin à voix basse.

—On ne m'a parlé que de ça; ou je n'ai entendu parler que de ça quand on ne s'adressait pas à moi directement.

—Que dit-on?

—Personne n'admet que les recherches de la police aboutissent pour le bouton.

—Tu vois, Florentin, interrompit madame Cormier en souriant à son fils.

Mais celui-ci secoua la tête.

—Cependant l'opinion de tous a une valeur, s'écria Philis.

—Parle donc plus bas, dit Florentin.

—On soutient qu'il est impossible que la police trouve, parmi les deux ou trois mille tailleurs de Paris, tous ceux qui emploient des boutons marqués A.P.; et l'on dit que, les trouvât-on, ils ne pourraient pas désigner ceux de leurs clients à qui ils ont fourni des boutons de ce genre; de sorte que c'est chercher réellement une aiguille dans une botte de foin.

—Quand on veut bien y mettre le temps, on trouve une aiguille dans une botte de foin, dit Florentin.

—Tu me demandes ce que j'ai entendu, je te le répète. Mais je ne m'en suis pas tenu à cela. Comme je passais aux environs de la rue Louis-le-Grand, je suis monté chez M. Saniel: c'était l'heure de sa consultation et j'espérais le trouver.

—Tu lui as avoué la situation? s'écria Florentin.

Dans toute autre circonstance, elle eût répondu franchement, en expliquant qu'on pouvait avoir confiance en Saniel; mais ce n'était pas quand elle voyait l'agitation de son frère qu'elle allait l'exaspérer par cet aveu, alors surtout qu'elle ne pouvait pas donner en même temps les raisons de sa foi en Saniel; il fallait donc qu'elle le rassurât avant tout.

—Non, dit-elle; mais je pouvais parler de Caffié avec M. Saniel sans qu'il s'en étonnât; puisque c'est lui qui a fait les premières constatations, n'était-il pas tout naturel que ma curiosité voulût en apprendre un peu plus que ce que racontent les journaux?

—C'est égal; la démarche peut paraître étrange.

—Je ne crois pas; mais, en tout cas, l'intérêt que nous avions à nous renseigner m'a fait passer sur cette considération, et, je crois que, quand je t'aurai dit l'opinion de M. Saniel, tu ne regretteras plus ma visite.

—Et cette opinion? demanda madame Cormier.

—Son opinion est qu'il n'y a pas eu de lutte entre Caffié et l'assassin, attendu que la position de Caffié dans le fauteuil où il a été frappé prouve qu'il a été surpris; donc, s'il n'y a pas eu de lutte, il n'y a pas eu de bouton arraché, et tout l'échafaudage de la police s'écroule.

Madame Cormier poussa un profond soupir de délivrance:

—Tu vois! dit-elle à son fils.

—Et l'opinion de M. Saniel n'est pas celle du premier venu, ce n'est même pas celle d'un médecin quelconque: c'est celle du médecin qui a constaté la mort et qui, plus que personne, a qualité, a autorité pour dire comment elle a été donnée,—par surprise, sans lutte, sans bouton arraché.

—Ce n'est pas M. Saniel qui dirige les recherches de la police, ni qui les inspire, répondit Florentin; son opinion ne donne pas un coupable, tandis que le bouton peut en donner un, au moins pour ceux qui croient à la lutte, et entre les deux la police ne peut pas hésiter: déjà on la raille dans les journaux de n'avoir pas encore découvert l'assassin, qui va rejoindre tous ceux qu'elle a laissés échapper, il faut qu'elle suive la piste sur laquelle elle s'est engagée, et cette piste....

Il baissa la voix:

—C'est ici qu'elle peut l'amener.

—Pour cela, il faudrait qu'elle passât par l'avenue de Clichy, et c'est ce qui paraît invraisemblable.

—C'est le possible qui me tourmente, ce n'est pas le vraisemblable, et tu ne peux pas ne pas reconnaître que ce que je crains est possible: j'ai été chez Caffié le jour du crime, j'y ai perdu un bouton arraché avec violence, ce bouton ramassé par la police prouve, selon elle la culpabilité de celui à qui il a appartenu; qu'elle trouve que je suis celui-là...

—Elle ne le trouvera pas.

—....Admettons qu'elle le trouve, comment me défendrais-je?

—En prouvant que tu n'étais pas rue Sainte-Anne entre cinq et six heures, puisque tu étais ici.

—Et quels témoins attesteront cet alibi? Je n'en ai qu'un: maman. Que vaut le témoignage d'une mère en faveur de son fils dans de pareilles circonstances?

—Tu auras celui du docteur affirmant qu'il n'y a pas eu lutte, ni, par conséquent, de bouton arraché.

—Affirmant, mais n'apportant aucune preuve à l'appui de son sentiment; opinion de médecin que l'opinion d'un autre médecin peut combattre et détruire! Et puis, pour démontrer qu'il n'y a pas eu lutte, M. Saniel met en avant la surprise. Qui a pu surprendre Caffié? Ce n'est-pas le premier venu, n'est-ce pas? De même, ce n'est pas non plus le premier venu qui a pu s'introduire dans la maison, entrer et sortir en échappant à la surveillance de la concierge. Celui-là, bien sûr, était au courant des habitudes de la maison. De plus, il savait que, pour se faire ouvrir la porte par Caffié quand le clerc était sorti, il fallait sonner d'abord et ensuite frapper trois coups d'une certaine manière. Qui mieux que moi savait tout cela?

C'était pied à pied que Philis défendait le terrain contre son frère; mais peu à peu la confiance qui, tout d'abord, la soutenait s'affaiblissait. Chez Saniel, près de lui, elle était vaillante; entre son frère et sa mère, dans cette salle qui déjà avait vu leurs inquiétudes, n'osant pas élever la voix, elle se troublait et se laissait gagner par l'anxiété des siens:

—Vraiment, dit-elle, il semble que nous soyons des coupables et non des innocents!

—Et tandis que nous sommes là à nous tourmenter, le coupable, probablement, dans une tranquillité parfaite, rit des recherches de la police; il n'avait pas pensé à ce bouton, le hasard le met dans son jeu; la chance est pour lui, elle est contre nous... une fois de plus.

C'était la plainte qui revenait le plus souvent sur les lèvres de Florentin. Bien qu'il n'eût jamais été joueur, et pour cause, tout pour lui se décidait par la chance. Il y a des gens qui sont nés sous une bonne étoile, d'autres sous une malheureuse; il y en a qui, dans la bataille de la vie, reçoivent les coups sans se décourager, parce qu'ils attendent tout du lendemain, comme il y en a qui faiblissent, parce qu'ils n'attendent rien de bon et qu'ils savent, par expérience, que demain sera pour eux ce qu'est le jour présent, ce qu'a été la veille. Il était de ceux-là. Qu'avait-il eu de bon depuis que la bataille était en engagée? Pourquoi leur père était-il mort juste au moment où, après de rudes épreuves, il arrivait à force de persévérance et de travail, à mettre le pied à l'échelle? Encore quelques années et c'était d'une fortune, c'était d'un nom glorieux qu'héritaient ses enfants, tandis qu'il ne leur avait laissé que ce qu'il avait toujours eu: la misère. Pourquoi lui-même n'avait-il pas pu achever ses études, au lieu de devenir un pauvre clerc d'hommes d'affaires qu'on accablait de besognes fastidieuses du matin au soir, et de fatigues au point qu'il ne lui restait pas une heure de liberté pour travailler utilement? Ne devait-il pas, comme ses camarades, passer des examens qui lui auraient donné une situation analogue à celles qu'occupaient ces camarades, ni plus intelligents ni plus courageux que lui? Pourquoi, au lieu de trouver un brave homme de patron, ce qui n'avait rien d'impossible, était-il tombé sur Caffié qui l'avait martyrisé et abêti? Pourquoi sa mère, née à la campagne, solide, d'une bonne et belle santé, avait-elle tout à coup été frappée de paralysie? Enfin pourquoi Philis, belle fille comme elle était, gaie malgré tout, intelligente, douée de toutes les qualités qui font la vie heureuse dans un ménage, ne trouvait-elle pas un mari assez dégagé de préjugés et d'étroits calculs pour l'épouser? Pourquoi fallait-il que, du matin au soir; sans repos, sans lassitude, elle travaillât penchée sur sa table, ou courût les rues de Paris comme une pauvre ouvrière qui va chercher ou reporter de l'ouvrage?

—Que ne suis je resté en Amérique! dit-il.

—Puisque tu étais trop malheureux, mon pauvre garçon! dit madame Cormier, dont le coeur maternel avait été remué par ce cri.

—Suis-je plus heureux ici? le serai-je demain? Que nous réserve-t-il, ce demain plein d'incertitude et de dangers?

—Pourquoi veux-tu qu'il n'ait que des dangers? dit Philis d'un ton conciliant et caressant.

—Tu attends toujours le bon, toi.

—Au moins je l'espère, et n'admets pas de parti pris qu'il est impossible. Je ne dis pas que la vie soit toujours rose, mais elle n'est pas non plus toujours noire; et je crois qu'il en est d'elle comme des saisons: après l'hiver, qui est vilain, je te l'accorde, vient le printemps, l'été et l'automne.

—Eh bien si j'avais l'argent nécessaire au voyage, j'irais passer la fin de l'hiver dans un pays où il serait moins désagréable qu'ici et surtout moins dangereux pour ma constitution.

—Tu ne dis pas cela sérieusement, j'espère? s'écria madame Cormier.

—Très sérieusement, au contraire.

—Nous sommes à peine réunis, et tu penses à une nouvelle séparation, dit madame Cormier tristement.

—Ce n'est pas à une séparation que Florentin pense, s'écria Philis, c'est à la fuite.

—Et pourquoi pas?

—Parce qu'il n'y a que les coupables qui se sauvent.

—C'est justement le contraire; les coupables intelligents restent, en vertu de ton axiome, et, comme généralement ce sont des gens résolus ils savent d'avance qu'ils pourront faire face au danger; tandis que les innocents qui sont tout le monde, des timides comme moi ou des pas chanceux perdent la tête et se sauvent, parce qu'ils savent à l'avance aussi que, si un danger les menace, il les écrasera sans qu'ils puissent lui échapper. C'est pourquoi je retournerais en Amérique si je pouvais payer mon voyage au moins j'y serais tranquille.

Il se fit un moment de silence et chacun resta les yeux fixés sur son assiette, comme s'il n'avait d'autre souci que d'achever de dîner.

—En constatant que ce projet n'était pas réalisable, reprit bientôt Florentin, il m'est venu une autre idée.

—Pourquoi as-tu des idées? demanda Philis.

—Je voudrais que tu fusses à ma place, nous verrions si tu n'en aurais pas.

—Je t'assure que j'y suis, à ta place, et que ton inquiétude est la mienne; seulement elle ne se traduit pas de la même manière. Enfin quelle est-elle ton idée?

—C'est d'aller trouver Valérius et de tout lui raconter.

—Et qui nous répond-de la discrétion de Valérius? demanda madame Cormier; ne serait-ce pas la plus grosse imprudence que tu pourrais commettre? On ne joue pas avec un secret de cette importance.

—Valérius est un brave homme.

—C'est parce qu'il ne peut pas travailler quand les affaires politiques ou plutôt patriotiques vont mal, que tu dis ça.

—Et pourquoi non? Chez un pauvre misérable qui vit si petitement de son travail, ce souci et cette fierté de la patrie ne sont-elles pas la marque d'un coeur élevé?

—Je t'accorde cette élévation; mais c'est une raison de plus pour être prudent avec lui, dit Philis. Précisément parce qu'il peut être ce que tu crois, la réserve nous est imposée. Tu lui dis ce qui s'est passé: il l'accepte et il accepte ton innocence, c'est parfait; il ne trahira ton secret ni volontairement ni par maladresse. Mais il ne l'accepte pas; il cherche les dessous; il suppose que tu as voulu le tromper; il te soupçonne; alors ne va-t-il pas tout raconter au commissaire de police de notre quartier? Pour moi, j'estime que c'est un danger qu'il serait fou de provoquer.

—Et, selon toi, que faut-il faire?

—Rien; c'est-à-dire attendre, puisqu'il y a mille chances contre une pour que nos inquiétudes, que nous exagérons les uns les autres, ne se réalisent jamais.

—Eh bien, attendons, dit-il; au surplus, j'aime autant cela; au moins je n'ai pas de responsabilité. Il adviendra ce qui pourra.




XIX

Pour que le bouton trouvé chez Caffié mît sur la piste de l'assassin, il fallait qu'il sortît des mains d'un tailleur parisien, ou tout au moins français, et que le pantalon n'eût point été vendu par un magasin de vêtements confectionnés, où l'on ne garde ni le nom ni le souvenir des acheteurs qui passent.

La tâche de la police était donc difficile, comme faibles étaient ses chances de succès.

Qu'elle se fût adressée, ainsi que l'imaginait Saniel, à chacun des trois mille tailleurs de Paris, pour connaître ceux d'entre eux qui employaient des boutons au Coq et à la Couronne marqués A.P., elle eut réellement cherché une aiguille dans une botte de foin.

Mais ce n'était point de cette façon qu'elle avait procédé: au lieu de courir après ceux qui employaient ces boutons, elle avait cherché ceux qui les fabriquaient ou les vendaient, et tout de suite, sans aller plus loin que le Bottin, elle avait trouvé ce fabricant: A. Pélinotte; manufacture de boutons métal pour pantalons, marque de fabrique A. P., Couronne et Coq, faubourg du Temple.

Tout d'abord, ce fabricant s'était montré assez peu disposé à répondre aux questions de l'agent qui s'était rendu chez lui; mais, quand il avait commencé à comprendre qu'il pouvait retirer un avantage de l'affaire, en bon commerçant qu'il était, jeune et actif, il avait mis ses livres et ses placiers à la disposition de la justice. Sa prétention, en effet, était que ses boutons, grâce à une barrette en cuivre, autour de laquelle le fil s'enroulait au lieu de passer dans des trous, ne coupaient jamais le fil et qu'ils étaient incassables: quand ils sautaient, c'était avec un morceau de l'étoffe. Quelle meilleure justification de ses prétentions, quelle meilleure réclame que ce bouton arraché avec un morceau du pantalon de l'assassin? Il fallait que l'affaire vint aux assises et que, dans tous les journaux, on parlât des boutons A.P.; pour ce résultat, il eût payé un bon prix.

On ne lui avait demandé que son concours, et, au bout de quelques jours, les recherches avaient pu commencer, guidées par une liste dont l'exactitude épargnait les démarches inutiles.

Un matin, un agent de la sûreté arriva avenue de Clichy et trouva le tailleur Valérius dans sa boutique, occupé à lire son journal. Car ce n'était pas seulement quand la patrie était en danger que Valérius se passionnait pour la lecture des journaux, c'était tous les matins et tous les soirs: quand les affaires politiques allaient mal, il prenait si tragiquement les soucis qu'elles lui causaient qu'il fallait les conversations et surtout les consommations du café pour l'en distraire, et alors, bien entendu, il ne travaillait pas; au contraire, lorsqu'elles allaient à peu près bien, personne n'était plus appliqué que lui à la besogne, il ne sortait pas de sa petite boutique et, la lecture du journal du matin finie, il ne quittait ses ciseaux que pour s'asseoir à sa machine à coudre, et, tout en appuyant sur la pédale, il ruminait ce qu'il avait lu: politique, polémique, faits divers, tribunaux et feuilleton.

Rien de ce qui se publiait dans les journaux ne lui échappait; aussi aux premiers mots de l'agent comprit-il tout de suite de quoi il allait être question:

C'est pour l'affaire de la rue Sainte-Anne que vous avez besoin de ces renseignements? demanda-t-il.

—Franchement, oui.

—Eh bien, franchement aussi, je ne sais si le secret professionnel me permet de vous répondre.

L'agent, qui n'était pas bête, sentit tout de suite à qui il avait affaire, et, au lieu de s'abandonner à l'envie de rire qu'avait provoquée cette réponse faite noblement, par ce bonhomme dont la longue barbe noire touffue et la calvitie accentuaient la gravité, il prit une figure de circonstance:

—C'est à discuter, dit-il.

—Alors discutons: un client confiant dans ma probité et ma discrétion me donne un pantalon à faire; il me paye comme il convient, sans rien rabattre et au jour dit; les choses se passent entre nous loyalement; je lui donne un bon pantalon honnêtement confectionné, il me paye en bon argent. Nous sommes quittes; ai je le droit ensuite, par des paroles imprudentes ou autrement, de fournir des armes contre lui? Le cas est délicat.

—Mettez-vous l'intérêt de l'individu au-dessus de celui de la société?

—Quand il s'agit du secret professionnel, oui. Où irions-nous si l'avocat, le notaire, le médecin, le confesseur, le tailleur pouvaient accepter des compromissions sur ce point de doctrine? A l'anarchie tout simplement, et, en fin de compte, ce serait l'intérêt de la société qui en souffrirait.

L'agent, qui n'avait pas de temps à perdre, commençait à s'impatienter.

—Je vous ferai remarquer, dit-il, que le tailleur, quelle que soit l'importance de sa profession, n'est pas tout à fait dans les mêmes conditions que le médecin ou le confesseur, qui ne tiennent pas une comptabilité pour ce que leur confient leurs clients. Vous, n'est-ce pas, vous avez un livre sur lequel vous inscrivez les commandes de vos clients?

—Certainement.

—De sorte que si, mal inspiré et persévérant dans une théorie poussée à l'extrême, vous ne voulez pas répondre à mes questions, je n'aurais qu'à aller chercher le commissaire de votre quartier qui, en vertu des pouvoirs que la loi lui confère, saisirait vos livres....

—Ce serait de la violence, et ma responsabilité se trouverait dégagée.

—Et sur ces livres M. le juge d'instruction verrait à qui vous avez fourni un pantalon de cette étoffe; il ne resterait plus qu'à découvrir dans quel intérét vous avez voulu égarer les recherches de la justice.

Disant cela, il avait pris dans sa poche une petite boîte et, développant un papier de soie, il en avait tiré un bouton auquel adhérait un morceau d'étoffe bleu marine.

Valérius, que la menace du commissaire n'avait nullement ému, car il était homme à braver le martyre, regardait curieusement la boite; quand l'agent en sortit délicatement le bouton, il laissa échapper un mouvement de vive surprise.

—Vous voyez, s'écria l'agent, que vous connaissez cette étoffe!

—Voulez-vous me permettre de la regarder? dit Valérius.

—Volontiers, mais à condition de n'y pas toucher; elle est précieuse.

Valérius prit la boîte et, s'approchant de la devanture, il regarda le bouton et le morceau d'étoffe.

—C'est bien un bouton marqué A. P., comme vous le constatez, et nous savons que vous employez ces boutons.

—Je ne le nie pas; ce sont de bons boutons, et je ne donne que du bon à ma clientèle.

Rendant la boîte à l'agent, il avait été prendre un gros livre qu'il s'était mis à feuilleter; des morceaux d'étoffe étaient collés sur les pages, et à côté se trouvaient quelques lignes d'une grosse écriture. Arrivé à une page où se voyait un morceau de drap bleu, il prit la botte et compara ce morceau à celui du bouton, en le regardant au jour.

—Monsieur, s'écria-t-il, je vais vous dire des choses graves.

—Je vous écoute.

—Nous tenons l'assassin de la rue Sainte-Anne, et c'est moi qui vais vous donner le moyen de le découvrir.

—Vous avez fait un pantalon de cette étoffe? J'en ai fait trois; mais il n'y en a qu'un qui vous intéresse, celui de l'assassin. Je vous ai dit tout à l'heure que le secret professionnel m'empêchait de répondre à vos questions; mais ce que je viens de voir délie ma conscience. Comme je vous l'ai expliqué, quand j'ai confectionné un bon pantalon pour un client qui me l'a payé en bon argent, je ne crois pas avoir le droit de révéler à qui que ce soit au monde, même à la justice, les affaires de ce client.

—J'ai compris, interrompit l'agent que l'impatience gagnait.

—Mais cette réserve de ma part repose sur la réciprocité: à bon client, bon tailleur. Si le client n'est pas bon, la réciprocité cesse, ou plutôt elle continue sur un autre terrain,—celui de la guerre: on s'est mal conduit avec moi, je rends la pareille. Le pantalon auquel appartient cette étoffe,—il montra le bouton,—je l'ai fait pour un... particulier que je ne connaissais pas, et qui se présentait à moi comme Alsacien, ce que j'acceptai d'autant plus facilement qu'il s'exprimait avec un fort accent étranger. Ce pantalon, je n'ai pas à vous dire comme je l'ai soigné: je suis patriote, monsieur. Il avait été convenu qu'il serait payé contre livraison. Quand cette livraison eut lieu, la jeune apprentie qui en était chargée eut la faiblesse de ne pas exiger l'argent: on allait me l'apporter à l'instant, enfin toutes les roueries des mauvais débiteurs. J'y courus. Je fus mal reçu et ne pus rien obtenir; ce serait pour le lendemain sans faute. Le lendemain on menaça de me jeter du haut en bas des escaliers. Le surlendemain, on avait déménagé à la cloche de bois. Plus personne. Disparu; sans laisser d'adresse comme vous pouvez le penser.

—Et ce client?

—Je vous livre son nom sans hésitation aucune: Fritzner, non un Alsacien, comme j'avais cru, mais un Prussien à coup sûr, qui certainement a fait le coup, sa disparition le lendemain du crime en est la preuve.

—Vous dites que vous n'avez pu vous procurer son adresse?

—Mais vous qui disposez d'autres moyens que moi, vous la trouverez: vingt-sept à trente ans, taille moyenne, yeux bleus, barbe blonde et complet bleu de cette étoffe.

L'agent écrivait ce signalement sur son carnet à mesure que le tailleur le donnait.

—S'il n'a pas quitté Paris avec les trente-cinq mille francs volés, nous le trouverons, dit-il, et ce sera grâce à vous.

—Heureux de vous être bon à quelque chose.

L'agent allait sortir; il se ravisa:

—Vous disiez que vous aviez fait trois costumes de cette étoffe.

—Oui, mais il n'y a que celui du Fritzner qui compte; les deux autres l'ont été pour d'honnêtes gens bien connus dans le quartier, et qui m'ont loyalement payé.

—Puisqu'ils ne peuvent pas être inquiétés, vous ne devez pas avoir de scrupules à les nommer: ce n'est pas pour la justice que je vous demande leurs noms, c'est pour moi; ils feront bien dans mon rapport et prouveront que mes recherches ont été poussées à fond.

—L'un est un commerçant de la rue Truffant, il se nomme M. Blanchet; l'autre est un jeune homme qui arrive d'Amérique et se nomme M. Florentin Cormier.

—Vous dites Florentin Cormier? demanda l'agent, qui se rappela que ce nom était celui d'une personne qu'on avait vue chez Caffié le jour du crime; vous le connaissez?

—Pas précisément; c'est la première fois que je l'habille; mais je connais sa mère et sa soeur, qui habitent la rue des Moines depuis cinq ou six ans au moins; de bien honnêtes gens qui travaillent dur et ne doivent rien à personne.

Le lendemain matin, vers dix heures, peu de temps après le départ de Philis, Florentin, qui lisait le journal dans la salle à manger, pendant que madame Cormier préparait le déjeuner, entendit des pas, qui voulaient se faire légers, s'arrêter sur le palier devant leur porte. Son oreille, depuis quelques jours, s'était trop habituée aux bruits de la maison pour se tromper: il y avait dans ces pas une hésitation ou une précaution qui trahissaient évidemment un étranger; et avec le peu de relations qu'ils avaient, un étranger était sûrement un ennemi,—celui qu'il attendait.

Un coup de sonnette donné d'une main ferme le fit sauter sur sa chaise; il n'y avait pas à hésiter lentement et en prenant un air indifférent, il alla ouvrir.

Il trouva devant lui un homme d'une quarantaine d'années, vêtu d'un veston court, coiffé d'un chapeau melon, au visage affable et fin.

—Monsieur Florentin Cormier?

—C'est moi.

Il le fit entrer dans la salle à manger.

—M. le juge d'instruction vous prie de passer à son cabinet.

Madame Cormier sortit de la cuisine pour entendre ces quelques mots, et, si Florentin, qui la regardait, ne lui avait pas fait un geste énergique, elle se serait trahie; les paroles qu'elle avait sur les lèvres «Vous venez arrêter mon fils!» lui auraient échappé; elle les refoula.

—Et pouvez-vous me dire pour quelle affaire M. le juge d'instruction me convoque? demanda Florentin en affermissant sa voix.

—Pour l'affaire Caffié.

—Et à quelle heure dois-je me présenter devant M. le juge d'instruction?

—Tout de suite.

—Mais mon fils n'a pas déjeuné! s'écria madame Cormier. Au moins prends quelque chose avant de partir, mon cher enfant.

—Ce n'est pas la peine.

Il lui fit un signe pour qu'elle n'insistât pas: sa gorge était trop serrée pour avaler un morceau de pain, et il importait de ne pas trahir son émotion devant cet agent.

—Je suis à vous, dit-il.

Venant à sa mère, il l'embrassa, mais légèrement, sans épanchement, comme s'il ne sortait que pour une courte absence.

—A tout à l'heure!

Elle était éperdue: mais, comprenant qu'elle compromettait son fils si elle s'abandonnait, elle se contint.

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