← Retour

Conscience

16px
100%



XX

Puisque c'était un rôle qu'il remplissait, Florentin se dit qu'il devait le jouer jusqu'au bout de son mieux, en entrant dans la peau du personnage qu'il voulait être, et ce rôle était celui de témoin.

Il avait été le clerc de Caffié; la justice voulait l'interroger sur son ancien patron, rien n'était plus naturel; c'était cela seulement, et rien que cela, qu'il pouvait admettre; par conséquent, il devait s'intéresser aux recherches de la police, et avoir la curiosité d'apprendre où elles en étaient.

Ce fut la question qu'il posa à l'agent lorsqu'ils marchèrent côte à côte dans la rue:

—Avancez-vous dans l'affaire Caffié?

—Je ne la connais pas, dit l'agent, qui trouvait prudent de rester sur la réserve, et je n'en sais pas plus que ce que racontent les journaux.

En sortant de la maison de sa mère, Florentin avait remarqué sur le trottoir opposé un homme qui paraissait être là en station; au bout de quelques minutes, en tournant une rue, il vit que cet homme les suivait à une certaine distance: donc ce n'était point une simple comparution devant le juge d'instruction, car on ne prend pas ces précautions avec: un témoin.

Lorsqu'ils arrivèrent place Clichy, l'agent lui demanda s'il voulait monter en voiture, mais il n'accepta point. A quoi bon? c'était une dépense inutile.

Alors il vit l'agent lever son chapeau comme s'il saluait quelqu'un, mais sans que ce salut bien certainement s'adressât à personne; et aussitôt l'homme qui les suivait se rapprocha. Ce coup de chapeau était un signal: comme, des quartiers déserts des Batignolles, ils entraient dans la foule, on craignait qu'il n'essayât de se sauver; le caractère de l'arrestation s'accentuait.

Après les pressentiments et les craintes qui l'avaient tourmenté en ces derniers jours, cela n'était pas pour l'étonner, mais puisque l'on gardait ces ménagements avec lui c'est que tout n'était pas encore décidé: il devait donc se défendre de son mieux. Affolé avant le danger, il se sentait moins faible maintenant qu'il était dedans.

En arrivant au palais de Justice, il fut immédiatement introduit dans le cabinet du juge d'instruction. Mais celui-ci ne s'occupa pas de lui aussitôt: il était en train d'interroger une femme; il continua, et Florentin put l'examiner à la dérobée: c'était un homme de tournure élégante et aisée, jeune encore, qui avait plutôt l'air d'un boulevardier ou d'un sportsman que d'un magistrat, sans rien de solennel ni d'imposant.

Tout en continuant son interrogatoire, lui aussi examinait Florentin, mais d'un coup d'oeil rapide, sans insister, comme par hasard, et simplement parce que ses regards la rencontraient. Devant une table, un greffier écrivait, et près de la porte deux gendarmes attendaient avec la physionomie ennuyée et vide de gens qui sont ailleurs.

Bientôt le juge d'instruction leva la tête vers eux:

—Vous pouvez emmener l'inculpée.

Puis tout de suite s'adressant à Florentin, il lui demanda son nom, ses prénoms, et son domicile.

—Vous avez été le clerc de l'agent d'affaires Caffié; pourquoi l'avez-vous quitté?

—Parce que mon travail était trop pénible.

—Vous craignez le travail?

—Non, quand il n'est pas excessif; il l'était chez M. Caffié et ne me laissait pas le temps de travailler pour moi: je devais arriver à l'étude le matin à huit heures, j'y déjeunais et n'en partais qu'à sept heures pour aller dîner chez ma mère aux Batignolles; j'avais une heure et demie pour cela; à huit heures et demie il fallait que je fusse de retour et je restais jusqu'à dix heures ou dix heures et demie. En acceptant cette place j'avais cru que je pourrais achever mon éducation interrompue par la mort de mon père, faire mon droit, et devenir mieux qu'un misérable clerc d'homme d'affaires; cela n'était pas possible avec M. Caffié: je le quittai, et ce fut cette seule raison qui nous sépara.

—Où avez-vous été ensuite?

C'était là la question délicate, celle que Florentin redoutait, car elle pouvait soulever contre lui des préventions que rien ne détruirait; cependant il ne pouvait pas ne pas répondre, car ce qu'il ne dirait pas lui-même d'autres le révéleraient: une enquête sur ce point était trop facile.

—Chez un autre homme d'affaires, M. Savoureux, rue de la Victoire, où je ne devais pas travailler le soir. J'y suis resté trois mois environ et suis parti pour l'Amérique.

—Pourquoi?

—Parce que, lorsque j'ai voulu me mettre sérieusement au travail je me suis aperçu que mes études avaient été interrompues trop longtemps pour qu'il me fût possible de les reprendre: j'avais oublié une bonne partie de ce que j'avais mal appris; j'échouerais sans doute à mon baccalauréat, je ne pourrais commencer mon droit que trop tard. Je quittai la France pour l'Amérique, où j'espérais trouver une bonne situation.

—Vous êtes revenu à Paris.

—Il y a trois semaines.

—Et vous avez été chez Caffié?

—Oui.

—Quoi faire?

—Lui demander un certificat qui remplaçât celui qu'il m'avait donné et que j'avais perdu.

—C'est le jour du crime.

—Oui.

—A quelle heure?

—Je suis arrivé chez lui vers deux heures quarante-cinq minutes, et j'en suis reparti vers trois heures et demie.

Vous a-t-il donné le certificat que vous demandiez?

—Oui; le voici.

Et, le tirant de sa poche, il le présenta au juge d'instruction: c'était une attestation disant que, pendant tout le temps que M. Florentin Cormier avait été son clerc, Caffié n'avait eu qu'à se louer de lui, de son travail comme de son exactitude et de sa probité.

—Et vous n'êtes pas revenu chez lui dans la soirée? demanda le juge d'instruction.

—Pourquoi y serais-je revenu? j'avais obtenu ce que je désirais.

—Enfin y êtes-vous ou n'y êtes-vous pas revenu?

—Je n'y suis pas revenu.

—Vous souvenez-vous de ce que vous avez fait en sortant de chez Caffié?

Si Florentin avait pu se faire la moindre illusion sur sa comparution devant le juge d'instruction, la façon dont était conduit son interrogatoire la lui aurait enlevée: ce n'était pas un témoin qu'on questionnait, c'était un inculpé; il n'avait pas à éclairer la justice, il avait à se défendre.

—Parfaitement, dit-il; il n'y a pas si longtemps. En sortant de la rue Sainte-Anne, comme je n'avais rien à faire, je suis descendu sur les quais, et j'ai bouquiné depuis le port Royal jusqu'à l'Institut; mais à ce moment une averse est survenue et je suis remonté aux Batignolles où je suis resté avec ma mère.

—Quelle heure était-il lorsque vous êtes arrivé chez madame votre mère?

—Cinq heures et quelques minutes.

—Ne pouvez-vous pas préciser?

—Cinq heures un quart à quelques minutes près, soit avant, soit après.

—Et vous n'êtes pas ressorti?

—Non.

—Est-il venu quelqu'un chez madame votre mère, après que vous avez été rentré?

—Personne; ma soeur est rentrée à sept heures comme toujours, lorsqu'elle revient de sa leçon.

—Avant de monter chez vous, avez-vous parlé à quelque locataire de la maison?

—Non.

Il y eut une pause et Florentin sentit les yeux du juge fixés sur lui avec une persistance gênante: il semblait que ce regard, qui l'enveloppait de la tête aux pieds, voulût le déshabiller.

—Autre chose, dit le juge d'instruction; vous n'avez pas perdu un bouton de pantalon pendant que vous étiez chez Caffié?

Florentin attendait cette question; et depuis longtemps il avait examiné la réponse qu'il lui ferait. Nier était impossible. Il serait trop facile de le convaincre de mensonge, car, par cela seul qu'on la lui poserait, ce serait dire qu'on avait en main la preuve que ce bouton lui appartenait. Il fallait donc confesser la vérité, si grave qu'elle pût être.

—Effectivement, dit-il, et voici comment...

Il raconta en détail l'histoire du dossier classé sur la plus haute planche d'un casier; sa quasi-chute; l'arrachement du bouton dont il ne s'était aperçu que dans la rue.

Le juge d'instruction ouvrit un tiroir et en tira une petite boîte dans laquelle il prit un bouton qu'il présenta à Florentin.

—Est-ce celui-ci? demanda-t-il.

Florentin le regarda.

—Il m'est assez difficile de répondre, dit-il enfin; un bouton ressemble à un autre.

—Pas toujours.

—Il faudrait pour cela que j'eusse remarqué la forme de celui que j'ai perdu, et je n'y ai prêté aucune attention: il me semble que personne ne sait au juste comment et en quoi sont faits les boutons qu'il porte.

De nouveau le juge d'instruction l'examina:

—Mais le pantalon que vous avez aujourd'hui n'est-il-pas le même que celui auquel ce bouton a été arraché?

—C'est celui que je portais le jour où j'ai été chez M. Caffié.

—Alors il est tout simple de comparer le bouton que je vous montre à ceux de votre pantalon, et votre réponse devient facile.

Il était impossible d'échapper à cette vérification.

—Déboutonnez votre gilet, dit le juge, et faites votre comparaison avec soin, avec tout le soin que vous jugerez bon: la question a son importance.

Florentin ne la sentait que trop, l'importance de cette question; mais, telle qu'elle lui était posée, il ne pouvait pas ne pas répondre franchement.

Il déboutonna son gilet et compara le bouton trouvé avec les siens.

—Je crois que c'est bien le bouton que j'ai perdu, dit-il.

Bien qu'il se fût appliqué à ne pas trahir son angoisse, il sentit que sa voix tremblait et qu'elle avait un accent rauque; alors il voulut expliquer cette émotion:

—C'est là un hasard vraiment terrible pour moi, dit-il.

Le juge d'instruction ne répondit pas.

—Mais parce que j'ai perdu un bouton chez M. Caffié, il n'en résulte pas que ce bouton m'ait été arraché dans une lutte!

—Vous avez votre système, vous le ferez valoir ce n'est pas ici le lieu; je n'ai plus qu'une question à vous poser: Par quel bouton avez-vous remplacé celui que vous aviez perdu?

—Par le premier venu.

—Qui l'a cousu?

—Moi.

—C'est votre habitude de recoudre vos boutons vous même?

Bien que le juge d'instruction n'eût insisté, sur cette dernière question ni par le ton ni par la forme qu'il lui donnait, Florentin voyait l'accusation que sa réponse allait formuler.

—Quelquefois, dit-il.

—Cependant, en rentrant chez vous, vous avez trouvé votre mère, m'avez-vous dit; avait-elle des raisons pour ne pouvoir pas vous recoudre elle-même ce bouton?

—Je ne lui ai pas demandé de le faire.

—Mais quand elle vous a vu le coudre, elle ne vous a pas pris l'aiguille des mains?

—Elle ne m'a pas vu.

—Pourquoi?

—Elle était occupée à préparer notre dîner.

—Il suffit.

—J'étais dans l'entrée de notre logement où depuis mon retour on m'a établi un lit; ma mère était dans la cuisine.

-La cuisine et l'entrée ne communiquent pas entre elles?

—La porte était fermée.

Tout un flot de paroles lui monta aux lèvres pour protester contre les conclusions qui semblaient résulter de ses réponses, mais il s'arrêta; il se voyait pris dans un engrenage, et tous ses efforts pour s'en dégager ne faisaient que l'étreindre plus fortement.

Puisqu'on ne le questionnait plus, le meilleur, semblait-il, était de ne rien dire; et il garda le silence pendant un temps assez long, dont il n'apprécia que vaguement la durée: le juge parlait à mi-voix, le greffier écrivait rapidement, et il n'entendait qu'un murmure monotone que déchiraient les grincements d'une plume sur le papier.

—On va vous lire votre interrogatoire, dit le juge.

Il voulait tendre toute son attention sur cette lecture, mais il ne tarda pas à en perdre le fil: quand les questions passaient d'un fait à un autre, il restait à celui qui venait d'être examiné et arrivait trop tard à celui qu'on abordait: l'impression qu'il éprouva cependant fut que ce qu'il avait dit avait été fidèlement reproduit ou résumé; il signa.

—Maintenant, dit le juge d'instruction, mon devoir m'oblige, en présence des charges qui ressortent de votre interrogatoire, à délivrer contre vous un mandat de Dépôt.

Florentin reçut le coup sans broncher.

—Je sais, dit-il, que toutes les protestations que je ferais entendre n'auraient en ce moment aucun effet; je vous les épargnerai donc; mais j'ai une faveur... une grâce à vous demander: c'est de me permettre d'annoncer mon arrestation à ma mère et à ma soeur... qui m'aiment tendrement. Oh! vous lirez ma lettre.

—Faites, monsieur.




XXI

Après le départ de son fils et de l'agent, madame Cormier était restée anéantie: son fils! son Florentin! le pauvre enfant! et elle s'était abîmée dans son désespoir.

N'avaient-ils pas assez souffert! Leur fallait-il cette nouvelle épreuve! Pourquoi la vie leur était-elle si impitoyablement cruelle?

Tout une série de plaintes qui s'enchaînaient l'avait fait remonter d'année en année jusqu'à la mort de son mari,—le point de départ de leurs malheurs. Qu'avait-elle eu de bon depuis ce jour? Après tant d'autres, ce dernier coup qui s'abattait sur elle était le plus dur et l'écrasait. Ah! pourquoi le docteur Saniel ne l'avait-il pas laissée mourir; au moins elle n'aurait pas vu cette dernière catastrophe, cette honte: son fils accusé d'assassinat, en prison, aux assises!

Et, ces plaintes, elle les répétait tout haut en pleurant, avec le soulagement d'une douleur qui s'abandonne: elle était seule dans son logement désert; personne pour l'entendre, la regarder, la gronder.

Car, lorsqu'elle se laissait ainsi prendre par le chagrin, Philis la grondait toujours, tendrement il est vrai, avec de douces paroles, avec des caresses, mais enfin elle la grondait: une surveillance de tous les instants, pas une minute de liberté quand elle était à la maison. Qu'un soupir lui échappât, qu'une contraction plissât ses lèvres, que ses yeux fussent voilés de tristesse, aussitôt Philis s'en apercevait et, d'un coup d'oeil, d'un mot: «Maman!» elle lui rappelait qu'il ne fallait pas s'abandonner.

Et pourquoi ne s'abandonnerait-elle pas? Elle n'était vraiment pas raisonnable, Philis, de vouloir qu'on ne se plaignit jamais de la vie et de l'injustice des choses. Pour résister, il faut avoir des nerfs qui permettent la résistance; et, ces nerfs solides, elle ne les avait point, pauvre femme qu'elle était.

Maintenant qu'elle était seule, elle pouvait au moins pleurer à son aise, et se plaindre et gémir.

Elle pleura, elle gémit; mais il arriva un moment, où après avoir été à l'extrême du désespoir qui lui montrait son fils condamné comme assassin et exécuté, elle s'arrêta en se demandant si elle n'allait pas trop loin. Ce n'était plus Philis qui lui disait qu'il est mauvais de s'abandonner, c'était elle-même.

Pour être appelé devant le juge d'instruction, il n'en résultait pas que Florentin ne dût pas revenir et qu'il fût perdu, comme son affolement maternel l'avait imaginé.

Sans bien connaître les habitudes de la justice, elle croyait qu'on ne procédait point avec les gens qu'on arrête comme cet agent l'avait fait: «Monsieur le juge d'instruction vous prie de passer à son cabinet»; ce n'étaient point des manières de gendarme.

Il allait revenir; certainement elle pouvait l'attendre.

Et elle l'avait attendu sans vouloir déjeuner; il serait content, le pauvre enfant, quand il rentrerait, de ne pas se mettre à table tout seul. D'ailleurs, elle était trop profondément bouleversée pour pouvoir manger. Avec soin, elle avait couvert de cendres le charbon du fourneau pour que son haricot de mouton restât chaud: c'était son plat favori, avec des navets, et, justement elle en avait trouvé d'excellents, tendres et frais, le matin, au marché; quelle faim il aurait!

Le temps s'était écoulé, les minutes, les heures, et il n'arrivait pas; il avait fallu allumer d'autres charbons, les couvrir aussi, et malgré toutes ces précautions la sauce avait tourné: quel ennui!

Alors ses angoisses l'avaient reprise: un témoin n'est pas retenu ainsi par un juge d'instruction, et, bien que Florentin en eût long à raconter sur Caffié, bien qu'on ne pensât pas à l'interrompre lorsqu'il parlait, il devenait de plus en plus impossible d'admettre qu'il ne se fût point passé quelque chose d'extraordinaire. On l'aurait donc arrêté? Mais alors qu'allait-il advenir de lui?

Elle était retombée dans une crise de larmes et de désespoir, mais cette fois sans éprouver du soulagement à être seule; au contraire, elle aurait voulu que Philis fût là: avec elle on ne perdrait pas la tête; elle savait toujours se tirer d'affaire; elle trouvait quelque chose à dire; peut-être, après tout, les choses n'étaient-elles pas aussi graves qu'elles paraissaient.

Heureusement, elle ne devait pas rentrer tard ce jour-là: il n'y aurait qu'à l'attendre et à ne pas désespérer jusqu'à ce qu'elle arrivât.

Elle attendit, et depuis plusieurs années elle avait si bien pris l'habitude de compter pour tout sur sa fille, qu'elle se rassura presque à se dire qu'elle allait arriver.

Enfin un bruit de pas légers et hâtés se fit entendre sur le palier: aussi vivement qu'elle le put, Madame Cormier alla ouvrir la porte et fut stupéfaite de voir la figure convulsée de sa fille: évidemment Philis avait été surprise par la brusque ouverture de la porte.

—Tu sais donc tout? s'écria madame Cormier.

Philis la prit dans ses bras et l'entraîna dans la salle à manger où elle la fit asseoir:

—Calme-toi, dit-elle, rassure-toi, on ne le gardera pas.

—Tu as un moyen?

—Nous trouverons; je te promets qu'on ne le gardera pas.

—Tu en es sûre?

—Je te le promets.

—Tu me rends la vie. Mais comment as-tu su?

—Il m'a écrit: le concierge m'a remis, comme je passais, sa lettre qui venait d'arriver.

—Que dit-il?

Madame Cormier prit la lettre que Philis lui tendait, mais le papier tremblait tellement dans sa main agitée qu'elle ne put pas lire.

—Lis-la-moi.

Philis la reprit et lut:

Chère petite soeur,

Après m'avoir entendu, le juge d'instruction me

garde. Adoucis pour maman la douleur de ce coup;

fais-lui comprendre qu'on ne peut pas ne pas

reconnaître bientôt la fausseté de cette accusation

et, de ton côté, emploie-toi à rendre évidente cette

fausseté, tandis que, du mien, je vais travailler à

prouver mon innocence.

Embrasse bien la pauvre maman pour moi, et

trouve dans ta tendresse, dans ta force et ta bonté

des consolations pour elle; la mienne sera de penser

que tu es près d'elle, chère petite soeur bien-aimée.

FLORENTIN.

—Et c'est ce brave garçon qu'on accuse d'un assassinat! s'écria madame Cormier en fondant en larmes.

Il fallut plusieurs minutes à Philis pour calmer un peu cette crise.

—C'est à lui qu'il faut penser, maman; ne nous abandonnons pas.

—Tu vas faire quelque chose, n'est-ce pas, ma petite Philis?

—Je vais aller trouver M. Saniel.

—M. Saniel est médecin, il n'est pas avocat.

—Justement c'est comme médecin que M. Saniel peut sauver Florentin. Il sait que Caffié a été tué sans lutte entre lui et son assassin, conséquemment sans arrachement du bouton. Qu'il le dise, qu'il le prouve au juge d'instruction et l'innocence de Florentin est démontrée. Je vais chez lui.

—Je t'en prie, ne me laisse pas seule trop longtemps.

—Je reviens tout de suite.

Ce fut en courant que Philis descendit des Batignolles à la rue Louis-le-Grand. A son coup de sonnette saccadé, Joseph qui avait repris sa place dans l'antichambre, ouvrit vivement, et, comme Saniel n'avait personne, elle entra tout de suite dans son cabinet.

—Qu'as-tu? demanda-t-il en voyant son agitation.

—Mon frère est arrêté.

—Ah! le pauvre garçon.

Ce que Saniel avait dit à Philis pour expliquer que cette arrestation ne pouvait pas avoir lieu était sincère, il le croyait, et même il faisait plus que de le croire, il le voulait. Quand il s'était décidé à supprimer Caffié, il n'avait pas admis que la justice pût jamais découvrir un coupable: ce serait un crime qui resterait impuni, comme il y en a tant, et personne ne serait inquiété. Voilà que maintenant elle en trouvait un qui était arrêté, et ce coupable était le frère de la femme qu'il aimait. Il fut un moment déconcerté.

—Comment a-t-il été arrêté? demanda-t-il, autant pour savoir que pour se remettre.

Elle raconta ce qu'elle savait et lut la lettre de Florentin.

—C'est un bon garçon que ton frère, dit-il, comme s'il se parlait à lui-même.

—Tu vas le sauver.

—Comment cela.

Ce fut un cri qui lui échappa sans qu'elle en comprît la portée, sans qu'elle devinât davantage l'expression de curiosité inquiète du regard qu'il avait attaché sur elle.

—A qui veux-tu que je m'adresse, si ce n'est à toi? N'es-tu pas tout pour moi! mon appui, ma direction, non conseil, mon Dieu!

Elle expliqua ce qu'elle attendait de lui.

Une fois encore, une exclamation échappa à Saniel:

—Tu veux que j'aille chez le juge d'instruction, moi!

—Qui mieux que toi peut expliquer comment les choses se sont passées?

Saniel, qui était revenu de son premier mouvement de surprise, ne broncha pas; évidemment elle parlait avec une entière bonne foi, sans rien soupçonner, et ce serait folie de chercher autre chose que ce qu'elle disait.

—Mais on ne se présente pas ainsi devant un juge d'instruction, répondit-il; c'est lui qui vous appelle.

—Pourquoi n'irais-tu pas au-devant de sa convocation, puisque tu sais des choses qui peuvent l'éclairer?

—Est-il vraiment habile de devancer cette convocation? En allant le trouver, je me fais le défenseur de ton frère....

—C'est cela précisément que je te demande.

—....Et, par cela seul que je me présente en défenseur, j'enlève du poids à ma déposition, qui aurait plus d'autorité si elle était celle d'un simple témoin.

—Mais quand te demandera-t-on cette déposition? Pense aux souffrances de Florentin pendant ce temps d'attente, à celles de maman, aux miennes. Il peut perdre la tête. Il peut se tuer. Son âme n'est pas ferme; celle de maman qui n'est pas non plus bien solide, résistera-t-elle à tout ce que vont publier les journaux? Il y a ce malheureux passé qu'on va rappeler et qui nous couvrira de honte.

Saniel hésita un moment.

—Eh bien! j'irai, dit-il, non ce soir même, il est trop tard, mais demain matin.

—Oh! cher Victor, s'écria-t-elle en le serrant dans ses bras, je savais bien que tu le sauverais: nous te devrons sa vie, comme nous te devons déjà, celle de maman, comme je te dois le bonheur; n'ai-je pas raison de dire que tu es mon Dieu?

Quand elle fut partie pour revenir au plus vite près de sa mère, il eut un moment de retour sur soi qui lui fit regretter cette faiblesse; car c'était bien une faiblesse une sensiblerie bête, indignes d'un homme fort, qui ne se serait pas laissé ainsi toucher et entraîner. Quel besoin avait-il d'aller provoquer le danger quand il pouvait rester bien tranquille, sans que personne pensât à lui? N'était-ce pas une folie? La justice voulait un coupable; il en fallait un à la curiosité publique: pourquoi leur enlever celui qu'elles avaient? Qu'il y réussit, n'en chercheraient-elles pas un autre? Là était l'imprudence et—à dire le vrai mot—la démence. Maintenant qu'il n'était plus sous l'influence des beaux yeux éplorés de Philis, il n'allait pas commettre cette imprudence. Toute la soirée il s'affermit dans cette idée; et quand il se coucha, sa résolution était prise: il n'irait pas chez le juge d'instruction.

Mais en s'éveillant il eut la surprise de constater que cette résolution du soir n'était plus celle du matin, et que ce dualisme de personnalité qui déjà l'avait frappé s'affirmait de nouveau: c'était la nuit qu'il avait résolu la mort de Caffié et le soir qu'il l'avait exécutée; c'était le matin qu'il en avait abandonné l'idée, comme c'était le matin qu'il revenait sur la décision prise la veille de ne pas aller au secours de ce pauvre garçon, De quoi donc était faite la volonté de l'homme, ondoyante comme la mer et variable comme le vent, qu'il avait eu la folie de croire si ferme chez lui?

A midi, il arrivait au Palais de Justice et faisait passer au juge d'instruction sa carte, sur laquelle il avait simplement écrit trois mots: «Pour l'affaire Caffié.»

Presqu'aussitôt il fut reçu, et brièvement il exposa comment, selon lui, Caffié avait été tué d'une mort rapide et foudroyante, par une main ferme en même temps qu'intelligente, celle d'un tueur de profession.

—C'est la conclusion de votre rapport, dit le juge d'instruction.

—Ce que je n'ai pas pu indiquer dans mon rapport, puisque je ne connaissais pas la trouvaille du bouton et les conclusions auxquelles elle a conduit, c'est qu'il n'y a pas eu lutte, comme on le suppose, entre l'assassin et sa victime.

Et médicalement, il démontra comment cette lutte avait été impossible.

Le juge d'instruction l'écouta attentivement, sans un mot, sans un geste d'interruption.

—Vous connaissez ce jeune homme? dit-il.

—Je l'ai vu une seule fois; mais je connais sa mère, que j'ai soignée, et c'est à son instigation que je me suis décidé à vous présenter ces observations.

—Sans doute, elles ont leur valeur; mais je vous ferai remarquer qu'elles ne tendent à rien moins qu'à détruire notre hypothèse.

—Si elle n'est pas fondée!

—Je vous ferai remarquer que vous êtes négatif, monsieur le docteur, et non suggestif. Nous avons un coupable et vous n'en avez pas. En voyez-vous un?

Saniel crut s'apercevoir que le juge d'instruction le regardait avec une persistance inquiétante:

—Non, dit-il vivement.

Puis, s'étant levé, il ajouta avec plus de calme:

—Ce n'est pas dans mon rôle.

Il n'avait qu'à se retirer, ce qu'il fit, et en suivant le long vestibule sonore il se dit que ce magistrat avait raison: il tenait un coupable, croyait-il; pourquoi l'aurait-il lâché?

Pour lui, il avait fait ce qu'il pouvait.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.




DEUXIÈME PARTIE




I

Saniel avait passé les premières épreuves de ses deux concours si brillamment que les résultats n'en étaient douteux ni pour l'un ni pour l'autre. En soutenant sa thèse pour l'agrégation, il avait forcé son auditoire à l'admiration: tour à tour agressif, hargneux, ironique, éloquent, il avait si bien réduit son adversaire aux abois que celui-ci, écrasé à la fin, n'avait rien pu répondre. Dans sa leçon d'une heure qu'il avait faite sur la mort dans les maladies du coeur, il avait déployé tant de clarté dans la démonstration, une si belle sobriété de paroles, une éloquence scientifique si ferme, si simple, si sûre que, ses adversaires les plus injustes avaient dû reconnaître qu'il possédait les qualités des grands professeurs: un brutal mais quelqu'un. Brutal, il l'avait été aussi dans les épreuves pour le concours des hôpitaux: comme son diagnostic était opposé à celui de ses juges, sans ménagements, sans compliments, rien que pour l'amour du vrai, il avait accumulé tant de preuves fortes à l'appui de son opinion, une logique si serrée, une argumentation si entraînante, que le jury avait décidé de retourner au lit du malade, et qu'après un nouvel examen, dans lequel il avait reconnu son erreur, le président lui avait dit: «Quand je serai malade, c'est vous qui me soignerez.»

Que pouvait peser la mort de Caffié mise en balance avec tous ces résultats? Si peu, qu'elle ne comptait même pas et n'aurait tenu aucune place dans ses préoccupations, si elle ne s'était trouvée mêlée à l'accusation qui allait faire passer Florentin aux assises.

Dégagée de ce fait, la mort du vieil homme d'affaires ne lui passait que rarement par l'esprit: il avait autre chose en tête, vraiment, que ce souvenir qui ne s'imposait ni par un regret ni par un remords, et ce n'était pas au moment où il touchait au but qu'il allait, avec Caffié, embarrasser ou attrister son triomphe.

Un peu avant que le délai de deux mois pendant lequel la poste restante garde les lettres fût près d'expirer, il avait été réclamer celles qui contenaient les trente mille francs dans les divers bureaux où il les avait adressées, et, remettant les billets sous de nouvelles enveloppes, il les avait expédiées comme la première fois, mais en commençant par les bureaux les derniers inscrits sur son almanach, puis il n'y avait plus pensé.

Qu'avait-il besoin de cet argent qui, en réalité, lui était une gêne? Depuis qu'il l'avait, ses habitudes étaient restées les mêmes, si ce n'est qu'il ne se débattait plus contre ses créanciers. Il se fût jugé lâche et misérable de l'employer à se donner un bien-être dont la misère l'avait jusqu'à ce moment privé, et l'idée ne lui en était même pas venue. Comme aux jours de détresse, il continuait à déjeuner avec la portion de boeuf nature ou de fricandeau au jus que Joseph allait lui chercher à la gargote du coin, et le seul changement à la tradition était que maintenant on payait comptant et de force, car le gargotier qui exigeait l'argent quand on ne lui en offrait point, n'en voulait plus depuis qu'on ne demandait plus crédit: «On portera ça sur la note.» Et ce qu'il faisait pour les choses matérielles de la vie se répétait pour tout; non par prudence, non pour ne pas attirer l'attention, mais simplement parce qu'il n'y avait pour lui ni désir ni nécessité de rien changer à ce qui se faisait autrefois: son ambition était ailleurs et plus haut que dans les petites satisfactions, très petites pour lui, que peut donner l'argent.

Il n'eût point eu à s'occuper de Florentin que certainement il eût passé des journées entières, peut-être même des séries de jours, sans donner une pensée à Caffié; mais Florentin et surtout Philis lui rappelaient que, cette tranquillité dont il jouissait maintenant, c'était à la mort de Caffié qu'il la devait, et elle s'en trouvait relativement troublée.

Que les recherches de la justice vinssent maintenant jusqu'à lui, il ne le croyait pas: tout se réunissait pour le confirmer dans sa sécurité. Ce qu'il avait si laborieusement arrangé aurait réussi à souhait, et la seule imprudence qu'un moment d'aberration lui eût fait commettre ne paraissait pas avoir été remarquée; personne n'avait signalé sa présence au café, en face de la maison de Caffié, et personne non plus ne s'était étonné de son obstination à rester là à une heure si caractéristique.

Mais il ne suffisait pas qu'il fût lui-même à l'abri de ces recherches, il fallait encore qu'il empêchât Florentin d'être injustement condamné pour un crime dont il était innocent: c'était déjà beaucoup que le pauvre garçon fût emprisonné et que sa soeur fût désespérée, sa mère malade de chagrin; mais qu'il fût, en plus, envoyé à l'échafaud ou au bagne, ce serait trop; en soi la mort de Caffié serait peu de chose: elle devenait atroce si elle amenait un pareil dénouement.

Il ne fallait pas, il ne voulait pas que cela fût; et il devait tout faire, non seulement pour que la condamnation n'eût pas lieu, mais encore pour que la détention ne se prolongeât pas.

C'était à ce sentiment qu'il avait obéi en allant expliquer au juge d'instruction que les charges contre Florentin résultant de la trouvaille du bouton ne reposaient sur rien, puisqu'il n'y avait pas eu lutte; mais la façon dont on avait accueilli son intervention, en lui montrant que la justice n'était pas disposée à laisser déranger son hypothèse par une simple démonstration médicale, l'avait jeté dans l'inquiétude et la perplexité.

Sans doute, un autre à sa place eût laissé les choses continuer leur cours et, puisque la justice avait un coupable dont elle se contentait, n'eût rien fait pour le lui enlever; tandis qu'elle suivait son hypothèse pour prouver la culpabilité de celui qu'elle tenait, elle ne cherchait point ailleurs; quand elle l'aurait fait condamner, tout serait fini; enterrée, l'affaire Caffié, comme Caffié était lui-même enterré; le silence se faisait avec l'oubli et pour lui la sécurité. Le crime était puni, la conscience publique satisfaite ne réclamait plus rien, pas même de savoir si la dette avait été acquittée par celui qui la devait réellement, il y avait eu payement, cela suffisait. Mais il n'était pas cet autre, et, s'il trouvait légitime la mort de ce vieux coquin, c'était à condition qu'on ne la fît pas payer à Florentin, à qui elle n'avait profité en rien.

Il fallait donc que Florentin fût relâché au plus vite, et c'était son devoir de s'y employer, son devoir impérieux,—non seulement envers Philis, mais encore envers lui-même.

Telle que l'affaire s'était trouvée engagée après la démarche auprès du juge d'instruction, il avait compris et il avait fait comprendre à Philis éperdue que, jusqu'au jour de la comparution de Florentin devant les jurés, il ne pouvait plus rien ou presque rien directement. Ce jour-là, il est vrai, il reprendrait son autorité, et, en parlant au nom de la science, il prouverait aux jurés que l'histoire du bouton était une invention de policiers aux abois qui ne supportait pas l'examen: mais jusque-là, le pauvre garçon restait à Mazas, et, si assuré qu'on pût être d'un acquittement à ce moment, mieux valait une ordonnance de non-lieu immédiate, si on pouvait l'obtenir.

Pour cela l'intervention et la direction d'un médecin étaient de peu d'utilité; c'était celle d'un avocat qu'il fallait.

Lequel prendre? Philis aurait voulu qu'on s'adressât au plus illustre, à celui qui, par son talent, son autorité, ses succès, devait gagner toutes ses causes. Mais il lui avait représenté que ces faiseurs de miracles n'existaient probablement pas plus au barreau qu'en médecine, où l'on ne pouvait appeler un médecin qui ne perdît pas de malades, et que, existât-il d'ailleurs, ni elle ni lui ne possédaient la grosse somme dont il faudrait le payer. A la vérité, il eût volontiers abandonné les trente mille francs que la poste restante gardait, ou une forte partie de cette somme, pour que Florentin fût mis en liberté; mais, outre qu'il eût été imprudent de tirer les billets de leur cachette en ce moment, il ne pouvait pas avouer qu'il avait trente mille francs ni même dix mille: comment se les serait-il procurés? Du plus illustre des avocats, ils avaient donc dû descendre à un modeste, et comme, pour faire ce choix, Saniel ne se reconnaissait aucune compétence, il avait décidé avec Philis de consulter Brigard, qui, mieux que personne, après avoir fabriqué depuis trente ans toute une armée d'avocats, avait qualité pour en trouver et en indiquer un bon.

Un mercredi, il était donc retourné à la parlotte de la rue Vaugirard, où il n'avait pas remis les pieds depuis sa tentative auprès de Glady; comme à l'ordinaire, il avait été reçu affectueusement par Crozat, qui l'avait grondé de se faire si rare, et, comme à l'ordinaire aussi, pour ne pas troubler la discussion engagée par une entrée bruyante, il était resté debout près de la porte: la réunion finie, il entretiendrait Brigard en particulier.

Ce soir-là, c'était une phrase de Chateaubriand qui servait de thème aux discours: «Le tigre tue et dort; l'homme tue et veille», et, en écoutant les développements auxquels elle prêtait, Saniel se disait tout bas que c'était vraiment dommage de ne pouvoir pas répondre par un simple fait d'expérience personnelle à toute cette rhétorique: jamais il n'avait si bien dormi, si tranquillement, que depuis que, par la mort de Caffié, il s'était débarrassé de tous les soucis qui en ces derniers mois, avaient tant tourmenté et abrégé son sommeil. Glady s'était particulièrement distingué et, du choc de cette antithèse, il avait fait jaillir des images qui avaient été chaudement applaudies ou soulignées par de petits cris d'admiration dont Brigard donnait le signal. A travers la fumée, Saniel avait cherché Nougarède, pour voir quel effet produisait sur lui ce succès de son rival, mais il ne l'avait pas trouvé.

A la fin, Brigard avait résumé la discussion en constatant que rien ne prouvait mieux la puissance de la conscience humaine que cette différence entre l'homme et la bête; puis, après que les cruchons de bière avaient été vidés, on s'était retiré: Glady le premier, la peur d'avoir à subir un nouvel assaut de Saniel faisant passer avant la joie, de goûter son triomphe celle d'échapper à un emprunt.

Alors Saniel, restant seul avec Brigard et Crozat, avait exposé sa demande.

—Mais c'est l'affaire Caffié?

—Précisément.

Et longuement il avait expliqué l'intérét qu'il portait à Florentin, fils d'une de ses clientes, ainsi que la situation de cette cliente.

—Eh bien, mon cher, le conseil que j'ai à vous donner, c'est de confier l'affaire à Nougarède. Vous me direz: Nougarède, est ceci et cela. Tout ce que vous voudrez, si vos objections remontent à deux ans; à ce moment, j'en conviens, elles étaient fondées: un peu creux et vide, c'est vrai. Mais depuis il s'est formé; sa parole n'a rien perdu de son charme entraînant, et son esprit s'est affermi; il a gagné en étendue autant qu'en profondeur; enfin, selon moi, c'est l'homme qu'il vous faut. Je l'ai entendu, dans ses deux dernières affaires aux assises; avec sa faconde méridionale, ses manières séduisantes et câlines, la sympathie qu'il inspire à première vue, la chaleur, l'émotion, la tendresse dont il use sans en abuser, il a enlevé le jury. Sans doute, ce n'est pas un maître; mais votre cliente peut-elle se payer un maître, et ce maître, occupé de cinquante affaires importantes, se donnerait-il à la vôtre comme le fera Nougarède? Sans compter que Nougarède subira votre influence, la mienne, et, qu'il s'emploiera à obtenir une ordonnance de non-lieu si c'est possible, ce qui vaudra mieux qu'un acquittement.

Crozat avait appuyé dans ce sens, en recommandant d'aller voir Nougarède dès le lendemain:

—Le matin, n'est-ce pas? parce qu'après le Palais Nougarède est tout à son mariage, qui, comme vous le voyez, l'a empêché de venir ce soir.

—Comment! Nougarède se marie? s'était écrié Saniel, surpris que le disciple préféré donnât ce démenti à la doctrine et aux exemples du maître.

—Mon Dieu, oui; il ne faut pas trop lui en vouloir. Il subit les fatalités d'un milieu spécial. Sans que nous le sachions, Nougarède, on peut le dire maintenant et même on doit le dire, était l'amant heureux d'une jeune personne charmante, fille d'une de nos plus gracieuses comédiennes de genre et élevée dans un couvent à la mode; vous voyez la situation. De cette liaison était né un enfant, un délicieux petit garçon. Il semblait tout naturel, n'est-ce pas, qu'ils vécussent en union libre, puisqu'ils s'aimaient, et n'affaiblissent point par des liens légaux, la force de ceux qui les attachaient à cet enfant. Mais il y avait la mère, comédienne comme je vous l'ai dit, et qui en cette qualité, pour son passé, pour son milieu, voulait que sa fille reçût tous les sacrements que la loi—et l'Eglise peuvent conférer. Elle a si bien manoeuvré que le pauvre Nougarède a cédé; il va à la mairie, il va à l'église, il légitime l'enfant, et même il accepte une dot de deux cent mille francs. Je le plains, le malheureux; mais j'avoue que j'ai la faiblesse de ne pas le condamner comme il le mériterait sil se mariait dans un milieu honnête.

Saniel avait été un peu surpris de ces points de ressemblance avec la jeune personne charmante que Caffié lui avait proposée. Fille d'une de nos plus gracieuses comédiennes de genre, élevée dans un couvent à la mode, mère d'un délicieux petit garçon, dotée de deux cent mille francs: la rencontre était pour le moins curieuse; mais, s'il s'agissait d'une seule et même femme, il n'était pas fâché de voir que Nougarède avait été moins difficile que lui.




II

En se rendant chez Nougarède, Saniel s'imaginait vaguement que l'avocat allait lui dire qu'un acquittement était certain si Florentin passait aux assises et même qu'une ordonnance de non-lieu était probable. Mais son espérance ne s'était point réalisée.

—L'aventure du bouton nous serait arrivée, à vous ou à moi, qu'elle n'aurait pas la même gravité que pour ce garçon; nous n'avons pas d'antécédents sur lesquels on puisse établir des présomptions, lui en a: les quarante-cinq francs qui constituent un détournement par homme à gages seront certainement le point de départ de l'accusation; on commence par une faiblesse, on finit par un crime. Entendez-vous l'avocat général? il débute par le portrait du clerc d'autrefois, laborieux, exact, scrupuleux, content de peu et mettant sa satisfaction dans le devoir accompli; puis, en opposition, il passe à celui du clerc d'aujourd'hui: aussi irrégulier dans son travail que dans sa conduite, dévoré de besoins, pressé de jouir, mécontent de tout et de tous, des autres comme de lui-même. «Est-il exemple plus frappant que celui que vous avez en ce moment devant vous, messieurs les jurés? Le voilà cet irrégulier dont je vous parlais; sans instruction spéciale, il a la bonne fortune inespérée de trouver une situation honorable; mais il faut travailler et le travail le gêne, surtout parce qu'il l'empêche de s'amuser; ce qu'il veut, ce sont les plaisirs de la vie mondaine, celle des heureux de ce monde qu'il envie. Sa situation, il la quitte pour une autre qui lui laissera la liberté de satisfaire ses appétits. Qu'en fait-il, de cette, liberté? Il se livre à la débauche et se plonge dans cette existence désordonnée qu'il voulait. De dangereuses sirènes l'attirent, le charment, le fascinent, et il est perdu. Elles aussi sont dévorées par le besoin du luxe. Où trouverait-il l'argent qu'elles exigent de lui, et que sa passion n'a pas la force de refuser? Dans la caisse de son patron. Il commence par détourner quarante-cinq francs et finit par en voler trente-cinq mille après un assassinat.» Soyez sûr que, si l'affaire vient aux assises, comme je le crois, vous entendrez ces paroles, ou tout au moins ce thème, et je vous affirme que nous aurons du mal à détruire l'impression qu'il aura produite sur les jurés; mais nous y arriverons... je l'espère.

Il avait fallu renoncer à l'ordonnance de non-lieu et se dire que l'affaire viendrait aux assises; mais de ce qu'on est accusé il n'en résulte pas qu'on sera condamné, et Saniel avait persisté dans sa croyance que Florentin ne pouvait pas l'être: assurément la prison préventive était dure pour le pauvre garçon, et la comparution devant le jury, avec toute l'ignominie qui en est l'accompagnement obligé, serait plus dure encore; mais enfin tout cela disparaîtrait dans la joie de l'acquittement: à ce moment on trouverait bien quelque idée ingénieuse, sympathie, appui effectif, pour lui payer ce qu'il aurait souffert. Certainement les choses se passeraient ainsi, et l'acquittement serait enlevé haut la main.

Il se l'était dit et redit sur tous les tons, et, du jour où il avait remis l'affaire à Nougarède, il avait été souvent voir celui-ci pour se l'entendre répéter.

—N'est-ce pas qu'il ne peut pas être condamné?

—On peut toujours être condamné, même quand on est innocent, comme on peut toujours mourir, vous le savez, même avec une excellente santé.

Cette réserve, qui l'avait contrarié, ne l'avait pas autrement inquiété sur le résultat final: Nougarède, en malin qu'il était, exagérait le danger possible pour grandir son importance et, en fin de compte, son succès.

Dans une de ces visites, il s'était rencontré avec madame Nougarède, mariée depuis quelques jours, et, en reconnaissant en elle la jeune vierge à l'enfant dont Caffié lui avait montré le portrait, il s'était affermi dans son idée que la conscience, telle qu'on la comprend, était décidément un singulier instrument de pesage, à qui l'on faisait dire ce qu'on voulait: à quoi bon toutes ces hypocrisies et qui croyait-on tromper?

Bien qu'il eût toujours répété à Philis que l'acquittement était certain, et qu'il lui eût promis de s'occuper de Florentin,—ce qu'il avait réellement fait d'ailleurs,—elle ne s'en était complètement remise ni à lui ni à Nougarède du soin de défendre son frère, et avec eux elle avait travaillé à cette défense.

Ce qui avait retardé le renvoi devant les assises, croyait Nougarède, c'étaient les recherches tentées pour savoir si, pendant son séjour en Amérique, Florentin n'avait pas travaillé dans quelque grande usine de viande, dans quelque bergerie, quelque garderie de troupeaux, où il aurait appris à se servir du couteau des égorgeurs de bestiaux, ce qui était le point capital pour l'accusation. Afin de parer à ce danger, Philis, de son côté, avait écrit dans les diverses villes où Florentin avait passé, pour prouver que, pendant ces deux années de séjour, son temps avait été employé de telle sorte qu'il n'avait pas pu faire cet apprentissage: à la vérité, il avait travaillé à la Plata comme comptable, pendant six mois, dans les bureaux d'une grande bergerie de Bahia-Blanca; mais de ce qu'il avait tenu les écritures d'une bergerie il ne résultait pas qu'il en eût jamais égorgé les moutons.

Quand elle recevait une lettre, elle l'apportait tout de suite à Saniel, puis après à Nougarède; et, en même temps, de tous les côtés, à Paris, parmi ceux qui avaient eu des relations avec son frère, elle cherchait des témoignages qui prouvassent au jury qu'il ne pouvait pas être l'homme que l'accusation croyait. C'était ainsi que, toute seule, sans autres moyens d'action que ceux qu'elle trouvait dans sa tendresse fraternelle et sa vaillance, elle avait organisé une instruction parallèle à celle de la justice, qui, au jour du jugement, pèserait d'un certain poids, semblait-il, sur la conviction du jury, en lui montrant quelle avait été la vie vraie de cet irrégulier et de ce débauché, capable de tout pour assouvir son appétit et satisfaire ses besoins.

Chaque fois qu'elle avait obtenu une déposition favorable, elle accourait chez Saniel pour lui en faire part, et alors en duo ils se répétaient qu'une condamnation était impossible.

—Tu crois, n'est-ce pas?

—Ne l'ai-je pas toujours dit?

Il avait dit aussi qu'on ne pouvait pas arrêter Florentin en basant l'accusation sur le bouton arraché; de même il avait dit que certainement une ordonnance de non-lieu serait rendue par le juge d'instruction; mais ils ne voulaient s'en souvenir ni l'un ni l'autre.

Les choses en étaient là quand, un samedi soir, Saniel avait vu Philis tomber chez lui radieuse.

Dès la porte, elle s'écria:

—Il est sauvé!

—Ordonnance de non-lieu?

—Non, mais maintenant peu importe; nous pouvons aller aux assises.

Elle poussa un soupir qui disait combien étaient grandes ses craintes, malgré la confiance qu'elle affirmait quand elle répétait qu'une condamnation était impossible.

Il avait quitté le bureau devant lequel il travaillait et, venant à elle, il l'avait prise dans son bras pour la faire asseoir près de lui sur le divan:

—Tu vas voir que je ne me laisse pas enlever par l'illusion et que, comme je te le dis, il est sauvé, bien sauvé. Tu sais qu'un journal illustré a publié son portrait?

—Je ne lis pas les journaux illustrés.

—Tu aurais pu le voir à la montre des kiosques où il s'étale; c'est là que je l'ai vu, moi, hier matin, en sortant, et je suis restée pétrifiée, rouge de honte, éperdue, ne sachant où me cacher: «Florentin Cormier, l'assassin de la rue Sainte-Anne.» N'est-ce pas infâme qu'on puisse ainsi déshonorer un innocent? C'était ce que je me disais en baissant les yeux devant les kiosques que je rencontrais sur mon chemin, sans me douter de la joie qu'allait m'apporter la publication de ce portrait. Où le journal s'est-il procuré la photographie d'après laquelle la gravure a été exécutée? je n'en sais rien. On était venu nous en demander une; mais tu peux imaginer comment j'avais accueilli celui qui s'était présenté, n'imaginant pas qu'il pût résulter quelque chose de bon pour nous de ce que je considérais comme une honte.

—Et qu'est-il résulté?

—La preuve que ce n'est pas Florentin qui était chez Caffié au moment où l'assassinat a été commis. Toute la journée d'hier et toute la matinée d'aujourd'hui, j'étais restée sous l'impression de honte qui me poursuivait, quand à trois heures j'ai reçu ce petit mot de la concierge de la rue Sainte-Anne.

Elle sortit de sa poche un morceau de papier plié en forme de lettre, avec une adresse grossièrement écrite, qu'elle tendit à Saniel.

«Mademoiselle,

Si vous voulez passer rue Sainte-Anne, j'ai

quelque chose à vous apprendre qui vous fera

bien plaisir, à ce que je crois.

Je suis votre servante.

Veuve ANAÏS BOUCHU.»

—Tu sais que la vieille concierge aux reins ankylosés n'a jamais voulu admettre que mon frère pouvait être coupable. Florentin avait été poli et bon avec elle pendant son séjour chez Caffié, et elle lui en est restée reconnaissante. Bien souvent, elle m'avait dit qu'elle était certaine qu'on découvrirait le coupable, que les cartes l'annonçaient, et que, quand cela arriverait, elle me priait de l'en avertir. Au lieu que ce soit moi qui ait eu à lui apporter cette bonne nouvelle, c'est elle, comme tu le vois, qui m'a écrit de venir la recevoir d'elle. Tu penses comme je suis descendue vivement des Batignolles à la rue Sainte-Anne. Si loin qu'allât mon imagination, elle restait cependant au-dessous de la réalité: je comptais sur quelque indice favorable, une découverte, un témoignage, non sur une preuve; et cette preuve, nous l'avons. Quand j'arrivai, la vieille femme me prit les deux mains et me dit qu'elle allait me conduire tout de suite auprès d'une dame qui avait vu l'assassin de Caffié.

Vu! s'écria Saniel, frappé d'un coup qui le secoua de la tête aux pieds.

—Parfaitement vu, comme je te vois. Elle ajouta que cette dame était la propriétaire de la maison et qu'elle habitait le second corps de bâtiment, au deuxième étage sur la cour, juste en face le cabinet de Caffié. Cette dame, qui s'appelle madame Dammauville, veuve d'un avoué, est atteinte de paralysie, elle ne quitte pas sa chambre depuis un an, je crois. Ce fut ce que la concierge m'expliqua en traversant la cour et en montant l'escalier, répétant toujours: «Vos chagrins sont finis, ma pauvre demoiselle», mais sans me dire comment et pourquoi. Quand je la pressais, elle répondait: «Attendez encore un peu, Madame vous l'expliquera mieux que moi, et puis elle n'aime pas qu'on bavarde.»

Si elle avait pu observer Saniel, elle l'aurait vu pâlir au point que ses lèvres étaient aussi blanches que ses joues; mais tout à son récit, elle s'absorbait dans ce qu'elle disait.

—Une domestique nous introduisit chez madame Dammauville, que je trouvai couchée sur un petit lit auprès d'une fenêtre, et la concierge lui dit qui j'étais. Elle m'accueillit d'une façon affable, et, après m'avoir fait asseoir en face d'elle, elle me dit qu'ayant su par sa concierge que je m'occupais de réunir des témoignages en faveur de mon frère, elle en avait un à me donner qui allait démontrer que l'assassin de Caffié n'était pas celui que la justice avait arrêté et retenait. Le soir de l'assassinat de Caffié, elle était dans cette même chambre, étendue sur ce même lit, devant cette même fenêtre, et, après avoir lu pendant toute la journée, elle réfléchissait et rêvait à son livre, en regardant vaguement dans la cour le soir qui descendait et déjà brouillait tout dans son ombre. Machinalement, elle avait fixé ses yeux sur la fenêtre du cabinet de Caffié qui lui faisait face; tout à coup, elle vit un homme de grande taille, qu'elle prit pour un tapissier, s'approcher de cette fenêtre et tâcher de manoeuvrer les rideaux; il n'y réussit pas; alors Caffié se leva, et, prenant la lampe, il vint l'éclairer, de telle sorte que la lumière tombait en plein sur le visage de ce tapissier. Tu comprends, n'est-ce pas?

—Oui, murmura Saniel.

—Elle le vit donc très bien, assez pour ne pas l'oublier et le confondre avec un autre: taille élevée, cheveux longs, barbe blonde frisée; le vêtement, celui d'un monsieur, non d'un pauvre diable. Les rideaux furent tirés; il était alors cinq heures un quart ou cinq heures vingt minutes; et c'est à ce moment même que Caffié a été égorgé par ce faux tapissier qui n'a évidemment tiré les rideaux que pour tuer Caffié en toute sécurité, sans être vu, n'imaginant pas que, précisément, on venait de le voir accomplissant un fait qui le dénonçait pour l'assassin aussi sûrement que si on l'avait surpris le couteau à la main. En lisant dans les journaux le signalement de Florentin, quand il avait été arrêté, madame Dammauville avait cru que la justice tenait le coupable: taille élevée, cheveux longs, barbe frisée, il y avait, en effet, des points de ressemblance; mais dans le portrait publié par le journal illustré qu'elle reçoit, elle n'a pas reconnu celui qui avait manoeuvré les rideaux, et elle a la certitude que la justice se trompe! Tu vois que Florentin est sauvé.




III

Comme il n'avait rien répondu à ce cri de triomphe, surprise elle le regarda.

Elle le vit pâle, le visage bouleversé, sous le coup, bien évidemment, d'une émotion violente qu'elle ne s'expliquait pas.

—Qu'as-tu? demanda-t-elle avec inquiétude.

—Rien! répondit-il brutalement.

—Tu ne veux pas affaiblir mon espoir? dit-elle, n'imaginant pas qu'il pût ne pas penser à cet espoir et à Florentin.

Dans son désarroi, c'était une voie qu'elle lui ouvrait: en la suivant, il aurait le temps de se reconnaître.

—Il est vrai, dit-il.

—Tu ne trouves donc pas que ce que madame Dammauville a vu prouve l'innocence de Florentin?

—Ce qui peut être une preuve pour madame Dammauville, pour toi, pour moi, en sera-t-il une pour la justice?

—Cependant....

—Je te voyais si pleine de joie que je n'osais t'interrompre.

—Alors tu crois que ce témoignage est sans valeur, murmura-telle accablée.

—Je ne dis pas cela. Il faut réfléchir, peser le pour et le contre, envisager la situation à divers points de vue,—ce que j'essaye de faire; de là ma préoccupation qui t'étonne.

—Dis qu'elle m'écrase; je m'étais si bien laissée enlever.

—Il ne faut pas être écrasée, pas plus qu'il ne faut être envolée. Certainement, ce que cette dame vient de te dire constitue un fait considérable....

—N'est-ce pas?

—Sans aucun doute; mais, si le témoignage qu'elle apporte peut être gros de conséquences, c'est à condition que le témoin est digne de foi.

—Crois-tu que cette dame peut avoir inventé une pareille histoire?

—Je ne dis pas cela; mais avant tout il faut savoir ce qu'elle est.

—La veuve d'un avoué.

—Veuve d'avoué, propriétaire: évidemment, cela constitue un état social qui mérite considération pour la justice; mais l'état moral, quel est-il? Tu dis qu'elle est paralysée?

—Depuis plus d'un an.

—De quelle paralysie? C'est là un mot bien vague pour nous autres; il y a des paralysies qui troublent la vision, il y en a qui troublent la raison. Est-ce d'une de ces paralysies que cette dame est atteinte? ou bien est-ce d'une autre qui lui a permis de voir réellement, le soir de l'assassinat, ce qu'elle raconte, et qui laisse maintenant ses facultés mentales en état sain? C'est là, avant tout, ce qu'il serait important de savoir.

Philis était anéantie.

—Je n'avais pas pensé à tout cela, murmura-telle.

—Il est bien naturel que tu n'y aies pas pensé; mais je suis médecin, et, pendant que tu parlais, c'est le médecin qui t'écoutait.

—C'est vrai, c'est vrai! répéta-t-elle accablée; je n'ai vu que Florentin.

—A ta place, je n'aurais vu, comme toi, que mon frère, et me serais laissé emporter par l'espoir; mais je ne suis pas à ta place: c'est par ta voix que parle cette femme, que je ne connais pas et contre laquelle je dois me tenir en garde par cela seul que c'est une paralytique qui fait ce récit.

Elle ne put pas retenir les larmes qui lui étaient montées aux yeux, et silencieusement elle les laissa couler, ne trouvant rien à répondre.

—Je suis fâché de te peiner, dit-il.

—Je ne voyais que la liberté de Florentin.

—Je ne dis pas que ce témoignage de madame Dammauville n'aura pas d'influence sur la justice, et surtout sur les jurés; mais je dois t'avertir que tu t'exposerais à une terrible déception si tu croyais que, par cela seul qu'elle affirme que le portrait publié par un journal illustré n'est pas celui de l'homme qu'elle a vu ou cru voir, à cinq heures un quart dans le cabinet de Caffié, on va remettre ton frère en liberté. Ce n'est pas sur un témoignage de cette espèce et de cette qualité que la justice se décide; mieux que nous, elle sait à quelles illusions on peut se laisser prendre quand il s'agit d'un crime qui occupe et passionne la curiosité publique: il y a des témoins qui, de la meilleure foi du monde, croient avoir vu les choses les plus extraordinaires qui n'ont jamais existé que dans leur imagination; et il y a des gens qui s'accusent eux-mêmes plutôt que de n'avoir rien à dire.

Il entassait les mots par-dessus les mots, comme si, en cherchant à convaincre Philis, il pouvait espérer se convaincre lui-même; mais, quand le bruit de ses paroles s'affaiblissait, il était bien obligé de s'avouer que, quelle que fût la paralysie de cette femme, elle n'avait à cette occasion produit ni trouble dans la vision, ni trouble dans la raison: elle l'avait vu, bien vu, l'homme à la taille élevée, aux cheveux longs, à la barbe frisée, vêtu en monsieur, qui n'était pas Florentin; quand elle racontait l'histoire de la lampe et des cordons de tirage, elle savait ce qu'elle disait; toutes ses explications ne pouvaient donc avoir d'effet que sur Philis, et elles s'arrêteraient à elle.

Il est vrai que c'était quelque chose, car dans son premier mouvement de trouble il avait été bien près de se trahir. Sans doute il aurait dû se dire que cet incident des rideaux pouvait se traduire d'un moment à l'autre par un danger: mais tout s'était si rapidement passé qu'il n'avait jamais imaginé que, précisément au moment même où Caffié levait la lampe pour l'éclairer; il y avait une femme en face pour le regarder et le voir si bien, qu'elle ne l'eut pas oublié. Il avait cru mettre toutes les précautions de son côté en allant fermer ces rideaux, quand au contraire il aurait mieux fait de les laisser ouverts: sans doute la veuve de l'avoué aurait été témoin d'une partie de la scène, mais dans l'ombre elle n'aurait pas distingué ses traits comme elle avait pu le faire alors qu'il se posait lui-même en belle place, contre la fenêtre, sous la lumière; et avant qu'elle fût revenue de sa surprise, avant qu'elle eût appelé, qu'on fût arrivé à sa voix, qu'on eût descendu les deux étages, il aurait eu le temps de gagner la rue. Mais cette idée ne lui était pas venue à l'esprit, et, pour se mettre à l'abri d'un danger immédiat, il s'était jeté dans un autre qui, pour avoir une échéance incertaine, n'était pas moins grave.

Peu à peu Philis s'était retrouvée, et l'espérance que madame Dammauville avait mise dans son coeur, un moment écrasée par les observations de Saniel, s'était relevée.

—N'est-il pas possible que madame Dammauville ait réellement vu ce qu'elle raconte?

—Sans aucun doute, et même il y a des probabilités pour qu'il en soit ainsi, puisque l'homme qui a tiré les rideaux n'était pas ton frère, nous le savons, nous; malheureusement ce n'est pas nous qu'il faut convaincre, puisque d'avance notre conviction est faite; c'est ceux qui, d'avance aussi, en ont une qu'ils n'abandonneront que si on la leur arrache de force.

—Mais si madame Dammauville a bien vu?

—Ce qu'il faut avant tout savoir, c'est si elle est en état de bien voir; je n'ai pas dit autre chose.

—Un médecin le saurait sûrement en l'examinant?

—Sans doute.

—Si tu étais ce médecin?

—Moi?

Ce fut un cri plutôt qu'une exclamation: elle voulait qu'il se présentât devant cette femme; mais alors elle le reconnaîtrait!

Une fois encore, sous peine de trahir son émoi, il dut revenir sur ce premier mouvement.

—Mais comment veux-tu que j'aille examiner cette femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas. Tu sais bien que ce sont les malades qui choisissent leur médecin, et non les médecins qui choisissent leurs malades.

—Si elle t'appelait!

—A quel titre?

—Sans que tu la voies, par ce que j'apprendrais en faisant parler la concierge, ne pourrais-tu pas reconnaître son genre de paralysie.

—Ce ne serait qu'un à-peu-près bien vague: cependant, je t'engage à faire cette enquête et à l'étendre autant que tu pourras; tâches d'apprendre, non seulement tout ce qui touche à sa maladie, mais encore ce qui se rapporte à elle: quelle est sa situation, quelles sont ses relations, cela est important pour un témoin qui s'impose autant par ce qu'il est que par ce qu'il dit: tu comprends qu'une déposition qui détruit tout le système de l'accusation sera sévèrement discutée, et qu'elle ne sera acceptée que si madame Dammauville a, par son caractère et sa position, une autorité suffisante pour briser les résistances.

—Je tâcherai aussi de savoir quel est son médecin; peut-être le connais-tu. Ce qu'il te dirait vaudrait mieux que tous les propos que je pourrai te rapporter.

—Nous serions tout de suite fixés sur la paralysie, et nous verrions quel crédit nous pouvons accorder aux paroles de cette femme.

Tout en écoutant Philis et tout en parlant lui-même, il avait eu le temps d'envisager la situation que lui créait ce coup de foudre: évidemment, la première chose à faire était d'empêcher le soupçon de naître dans l'esprit de Philis, et c'était à quoi il s'était appliqué en se jetant dans des explications sur les divers genres de paralysie: il la connaissait assez pour voir qu'il avait réussi. Si tout d'abord elle avait été surprise de son émoi, elle lui trouvait maintenant des raisons suffisantes pour ne s'en inquiéter plus tard que dans le cas où des accusations directes s'élèveraient contre lui et la feraient revenir en arrière. Mais il ne devait pas s'en tenir à ce résultat; il fallait plus. Qu'allait-elle faire maintenant? Comment entendait-elle se servir de la déclaration de madame Dammauville? En avait-elle parlé à quelqu'un avant lui? Son intention était-elle d'aller raconter à Nougarède ce qu'elle venait d'apprendre? Tout cela devait être éclairci. Et autant que possible, il fallait qu'elle ne fît rien qu'à l'avance il ne connût et n'eût approuvé. Les circonstances étaient assez critiques pour qu'il ne laissât pas le hasard maître de les diriger et de les conduire à l'aveugle.

—Quand as-tu vu madame Dammauville? demanda-t-il.

—A l'instant.

—Et maintenant, que veux-tu faire?

—Je croyais que je devais avertir M. Nougarède.

—Évidemment, quelle que soit la valeur de la déclaration de madame Dammauville, il doit la connaître: ce sera à lui d'apprécier; seulement, comme il est bon de lui expliquer ce qui peut vicier cette déclaration, je vais, si tu veux, aller le trouver?

—Certainement je le veux et je t'en remercie.

—Toi, pendant ce temps-là, remonte auprès de ta mère, et dis-lui ce que tu as appris; mais, pour qu'elle ne se laisse par aller à un espoir exagéré, dis-lui aussi que s'il y a des chances, et de grandes, en faveur de ton frère, d'un autre côté, il y en a contre. Demain ou ce soir tu reviendras rue Sainte-Anne et tu commenceras ton enquête auprès de la concierge; si la vieille femme ne te dit rien d'intéressant, tu retourneras auprès de madame Dammauville, que tu demanderas à voir sous un prétexte quelconque: tu la feras parler en écoutant bien le rythme de sa voix, tu noteras si ses idées s'enchaînent, tu examineras sa face et ses yeux; enfin tu ne négligeras rien de ce qui te paraîtra caractéristique. Pour avoir soigné ta mère, tu connais presque aussi bien qu'un médecin les symptômes de la myélite et tu pourras voir tout de suite s'il en existe d'analogues chez madame Dammauville; ce sera déjà un point d'obtenu.

—Si j'osais! dit-elle timidement après une courte hésitation.

—Quoi?

—Je te demanderais de venir avec moi chez la concierge, tout de suite.

—Y penses-tu? s'écria-t-il.

Depuis le soir où il avait constaté la mort de Caffié, il n'était jamais retourné rue Sainte-Anne, et ce n'était pas quand le signalement donné par madame Dammauville courait déjà le quartier, sans doute, qu'il allait commettre l'imprudence de se montrer.

Mais il fallait expliquer cette exclamation.

—Comment veux-tu qu'un médecin se livre à une pareille enquête? De ta part, elle est toute naturelle. De la mienne, elle serait déplacée et ridicule; ajoute qu'elle serait dangereuse: tu as besoin de te concilier les bonnes grâces de cette madame Dammauville; et ce serait vraiment s'y prendre bien maladroitement que de lui donner prétexte à croire que tu cherches à savoir si elle a ou n'a pas sa raison.

—C'est vrai, dit-elle. Je n'avais pas pensé à cela. Je me disais que, tandis que je ne peux qu'écouter tout ce que voudra bien me raconter la concierge, tu saurais, toi, l'interroger d'une façon utile pour l'amener à dire ce que tu as intérêt à apprendre.

—J'espère que ton enquête me l'apprendra; en tout cas, ne brusquons rien; si demain tu ne me rapportes que des choses insignifiantes, nous verrons à aviser; en attendant, retourne chez la concierge ce soir même, interroge-la; s'il est possible, monte chez madame Dammauville, et ne rentre chez ta mère qu'après avoir obtenu quelques renseignements sur ce que nous avons si grand intérêt à apprendre. Moi, de mon côté, je vais chez Nougarède.




IV

Ce n'était point pour fausser le récit de Philis que Saniel avait tenu à voir Nougarède: à quoi bon? ce serait une maladresse qui tôt ou tard se découvrirait toute seule et tournerait alors contre lui; il aurait voulu, avec l'autorité du médecin, expliquer que ce témoignage d'une paralytique pouvait n'avoir pas plus d'importance que celui d'une folle.

Mais, aux premiers mots de son explication, Nougarède l'avait arrêté:

—Ce que vous dites-là est très possible, mon cher ami; mais je vous ferai remarquer que ce n'est pas à nous de soulever des objections de ce genre. Voilà, un témoignage qui peut sauver notre client: acceptons-le tel qu'il est et d'où qu'il vienne. C'est l'affaire de l'accusation de prouver que notre témoin n'a pas pu voir ce qu'il raconte avoir vu, ou que son état mental ne lui permet pas de savoir ce qu'il dit. Et, soyez sans crainte, les recherches ne manqueront pas. Ne donnons donc pas nous-mêmes l'éveil de ce côté; ce serait naïf.

Ce n'était certes pas là ce que Saniel avait voulu; seulement il avait cru devoir, en sa qualité de médecin, indiquer à quels écueils on pouvait se heurter.

—Notre devoir, poursuivit l'avocat, est donc de manoeuvrer de façon à les éviter, et voici comment je comprendrais le rôle de ce témoin réellement providentiel, s'il est encore possible de le lui faire prendre. Puisqu'il vous est venu à l'esprit, vous qui souhaitez l'acquittement de ce pauvre garçon, que le témoignage de madame Dammauville pouvait être vicié par cela seul qu'il émanait d'une femme malade, il est incontestable, n'est-ce pas, que cette même idée se présentera à ceux qui tiennent à la condamnation. Ce témoignage serait irréfutable, il s'imposerait de telle sorte qu'on ne pourrait élever contre lui aucun reproche, qu'il enlèverait l'acquittement à quelque moment qu'il se produisit: c'est de cinq heures un quart à cinq heures et demie que Caffié a été assassiné: à cinq heures un quart juste, une femme respectable par sa position, et que ses facultés intellectuelles aussi bien que ses facultés physiques rendent digne de toute croyance, aurait vu dans le cabinet de Caffié un homme, qu'il est matériellement impossible de confondre avec Florentin Cormier, tirer les rideaux de la fenêtre et préparer ainsi le crime; elle ferait sa déposition dans ces conditions et dans ces termes, que l'affaire serait finie: il n'y aurait pas de juge d'instruction, après confrontation, pour envoyer Florentin Cormier devant les assises, et y en eût-il un qu'il ne se trouverait assurément pas dans le jury deux voix pour la condamnation. Mais ce n'est pas ainsi que les choses se présentent et se passeront. Sans doute, madame Dammauville porte un nom qui lui vaut crédit, surtout au palais: son mari était un avoué estimé, un frère de celui-ci a été notaire à Paris; ce n'est pas la première venue, il s'en faut.

—Vous êtes-vous jamais trouvé en relations avec elle? demanda Saniel.

—Jamais; je vous dis ce qui est de notoriété publique dans le monde des affaires. Moralement, elle est donc irréprochable. Mais physiquement, intellectuellement, en est-il de même? Pas du tout, par malheur. C'est une femme atteinte d'une maladie qui bien souvent ne laisse intactes ni les facultés de l'esprit ni celles des sens; sa vue peut subir des aberrations, son esprit des hallucinations. Donc, on peut argumenter sur ce qu'elle dit, et, s'il se trouve un médecin pour affirmer que sa paralysie ne donne lieu ni à ces aberrations ni à ces hallucinations, il s'en trouvera bien un autre qui contestera ces affirmations et arrivera à une conclusion radicalement opposée. Voilà pour le témoin lui-même; maintenant passons au témoignage. Il ne dit pas, ce témoignage, que l'homme qui a tiré les rideaux à cinq heures un quart était fait de telle sorte qu'il est matériellement impossible de le confondre avec Florentin Cormier, parce qu'il était petit, ou bossu, ou chauve, ou vêtu en rôdeur de barrière, tandis que Florentin est grand, droit, chevelu, barbu et vêtu en monsieur; simplement, il dit que l'homme qui a tiré les rideaux était de taille élevée, avec des cheveux longs, une barbe blonde frisée, et vêtu en monsieur. Mais ce signalement est précisément celui de Florentin Cormier comme il est le vôtre d'ailleurs....

—Le mien! s'écria Saniel.

—Le vôtre, comme celui de bien des gens. Et c'est là ce qui, malheureusement pour nous, lui enlève cette irréfutabilité qu'il nous faudrait. Comment est-elle certaine que cet homme de taille élevée, aux cheveux longs et à la barbe frisée n'est pas Florentin Cormier, puisque celui-ci se caractérise par cela même? Et c'est la nuit, à douze ou quinze mètres de distance, à travers une fenêtre aux vitres obscurcies par la poussière des paperasses et par le brouillard, que cette femme malade, dont les yeux sont troublés, dont l'esprit est affaibli par la souffrance, a pu, dans un espace de temps très court, alors qu'elle n'avait aucun intérêt à se graver dans la mémoire ce qu'elle voyait, saisir des signes certains qu'elle se rappelle aujourd'hui assez fortement pour affirmer que l'homme qui a tiré les rideaux n'est pas Florentin Cormier, contre qui tant de charges se sont accumulées de divers côtés, et qui n'a pour lui que ce témoignage... que toute personne sensée ne pourra pas ne pas trouver suspect!

—Mais c'est vrai, dit Saniel, heureux de se laisser prendre à ce plaidoyer qui était le sien.

—Ce qui fait la vérité d'une chose, mon cher, c'est la manière de la présenter; changeons cette manière et nous allons la fausser. Pour arriver à la conclusion qui vous a fait dire: «C'est vrai!» je suis parti de l'idée que dès demain le récit de madame Dammauville était connu de la justice, qu'on entendait la brave dame dans l'instruction, et qu'on avait tout le temps d'examiner ce témoignage que vous-même trouvez suspect. Maintenant partons d'un point opposé. Le récit de madame Dammauville n'est pas connu de la justice ou, s'il en transpire quelque chose, nous nous arrangerons pour que ce quelque chose soit tellement vague que l'instruction n'y attache que peu d'importance; et cela est possible si nous-même ne basons pas sur ce témoignage toute une nouvelle défense. Nous arrivons au jugement, et, quand l'instruction a fait entendre ses témoins qui nous ont accablés: l'agent d'affaires Savoureux, le tailleur Valérius, etc.; c'est le tour de madame Dammauville: elle raconte simplement ce qu'elle a vu, et affirme que l'homme qui est sur le banc des accusés n'est pas le même que celui qui, à cinq heures un quart, a tiré les rideaux. Voyez-vous le coup de théâtre? L'accusation ne l'a pas prévu: elle n'a pas fait d'enquête sur la santé du témoin; elle n'a pas là de médecin tout prêt à alléguer les troubles de la vision et de la raison; très probablement, elle ne pense pas à la vitre obscurcie, pas plus qu'à la distance; enfin tous les arguments qu'on pourrait nous opposer si on avait le temps de les mettre en bon ordre manquent, et nous emportons haut la main l'acquittement.

Les choses, arrangées ainsi, étaient trop favorables à Saniel; pour qu'il n'accueillît pas avec un sentiment de soulagement cette combinaison qui amenait l'acquittement de Florentin plus sûrement, semblait-il, que tout ce qu'ils avaient combiné jusqu'à ce jour pour sa défense; cependant il lui vint à la pensée une objection qu'il communiqua aussitôt à Nougarède:

—Voudra-t-on admettre que madame Dammauville ait gardé le silence sur un fait aussi grave et attendu l'audience pour le révéler?

—Ce silence, elle l'a bien gardé jusqu'à hier; pourquoi ne pas lui passer quelques jours de plus? il est évident que, si elle n'a pas raconté ce qu'elle avait vu, c'est qu'elle avait des raisons pour se taire, il est vraisemblable que, étant malade, elle n'a pas voulu s'exposer aux ennuis et aux fatigues d'un interrogatoire, alors que sa déposition, pouvait, à ses yeux, n'avoir pas grande importance. Qu'aurait-elle révélé à l'instruction? Que l'homme qui avait commis le crime était de grande taille, avec la barbe blonde frisée? Cet homme, la justice le tenait, ou elle en tenait donc un, le signalement répondait à celui-là, ce qui pour madame Dammauville était la même chose; elle n'avait donc pas à appeler les gens de la police, le juge d'instruction; pour leur révéler des choses... insignifiantes: pour sa tranquillité et aussi parce qu'elle jugeait n'avoir rien d'intéressant à dire, elle n'a pas parlé. C'est quand le hasard lui a mis sous les yeux un portrait de l'accusé qu'elle a reconnu que la justice ne tenait pas le vrai coupable, et alors elle a rompu le silence. Le moment où le hasard lui a mis ce portrait sous les yeux n'est pas à préciser; je me charge d'arranger cela. Ce n'est pas là qu'est la difficulté.

—Où la voyez-vous?

—Dans ceci: que madame Dammauville peut avoir déjà raconté son histoire à tant de personnes qu'elle soit tombée dans le domaine public, où l'instruction l'a ramassée; alors plus de coup de théâtre; on l'interroge, on examine la déposition, on lui oppose tout ce que nous disions tout à l'heure, et nous n'avons plus qu'un témoignage suspect. La première chose à faire est donc, dès aujourd'hui, de savoir à quel point cette histoire s'est répandue et; s'il en est temps encore, d'empêcher qu'elle ne se répande davantage.

—Cela n'est guère facile, il me semble.

—Je crois que mademoiselle Philis peut l'obtenir. En voilà une brave fille, vaillante, intelligente, décidée, que rien n'abat ni ne déconcerte, et qui est la preuve vivante que nous ne valons que par la force et la souplesse du ressort intérieur; au reste, je n'ai pas à faire son éloge, puisque vous la connaissez mieux que moi, et ce que je dis n'a d'autre but que d'expliquer la confiance que je mets en elle. Puisque je ne peux pas intervenir moi-même, j'estime que personne mieux qu'elle n'est en état d'agir sur madame Dammauville, sans l'inquiéter comme sans la blesser, et d'amener le résultat que nous cherchons. Je suis sûr qu'elle a déjà gagné madame Dammauville et qu'elle sera écoutée avec sympathie.

—Voulez-vous que je lui écrive de venir vous voir demain?

—Non; le mieux serait que vous la vissiez vous-même ce soir, si cela est possible.

—Je vais aller aux Batignolles en vous quittant.

—Elle entrera parfaitement dans son rôle, j'en suis certain; et elle réussira, j'en ai l'espoir; mais tout ne sera pas dit.

—Il me semble que votre combinaison repose surtout sur le coup de théâtre de la non-reconnaissance de Florentin par madame Dammauville: comment amènerez-vous cette paralytique à l'audience?

—C'est sur vous que je compte.

—Et comment?

—Vous l'examinerez.

—Que j'aille chez elle!

—Pourquoi pas?

—Parce que je ne suis pas son médecin.

—Vous le deviendrez.

—C'est impossible.

—Je ne trouve pas du tout impossible que vous soyez appelé en consultation; je n'ai pas oublié que votre thèse a été faite sur les paralysies dues à l'affection de la moelle, et elle a été assez remarquable pour que nous nous en soyons occupés dans notre parlotte de la rue de Vaugirard; vous avez donc autorité en la matière.

—Ce n'est pas pour avoir fait quelques travaux sur l'anatomie pathologique des lésions médullaires, et spécialement sur les altérations des racines antérieures de la moelle, qu'on acquiert de l'autorité dans une question aussi étendue et aussi délicate.

—Ne soyez pas trop modeste, cher ami; j'ai eu à consulter dernièrement l'article Paralysie dans mon Dictionnaire de médecine, et j'ai vu votre travail cité à chaque page. De plus, la façon dont vous venez de passer votre concours vous a mis en lumière; on ne parle que de vous. Il n'y a donc rien d'impossible à ce que mademoiselle Philis, racontant que sa mère a été guérie par vous d'une paralysie précisément, n'amène madame Dammauville à l'idée de vous consulter, et que son médecin ne vous appelle.

—Vous ne ferez pas cela!

—Et pourquoi ne le ferais-je pas?

Ils se regardèrent un moment en silence, et Saniel détourna les yeux.

—Je ne déteste rien tant que de paraître me mettre en avant.

—Dans l'espèce, il ne s'agit pas de ce que vous détestez ou de ce que vous aimez: il s'agit de sauver ce malheureux jeune homme que vous savez innocent; et vous pouvez, pour une bonne part, nous aider. Vous examinez madame Dammauville: vous voyez de quelle paralysie elle est atteinte et, conséquemment, quels reproches on peut opposer à son témoignage; en même temps vous voyez, si vous pouvez la guérir, ou tout au moins la mettre en état de venir à l'audience.

—Et s'il est constaté qu'elle ne pourra pas quitter son lit?

—Alors j'apporte un changement à mon ordre de bataille, et c'est pour cela qu'il est d'une importance capitale—vous savez que c'est le mot—que je sois averti à l'avance.

—Vous faites recevoir sa déposition par le juge d'instruction?

—En aucun cas; mais je fais écrire une lettre par elle que je lis au moment voulu, et je cite son médecin pour qu'il explique qu'il n'a pas permis à sa cliente de venir à l'audience: sans doute, l'effet produit ne serait pas celui que je cherche, mais enfin, nous en aurions toujours un.




V

Après Philis, voilà que Nougarède voulait qu'il vît madame Dammauville, et cette coïncidence n'était pas le moindre danger de la situation qui s'ouvrait.

Qu'elle le vît, et les chances étaient pour qu'elle reconnût en lui l'homme qui avait tiré les rideaux; car, s'il avait pu parler à Philis et à Nougarède de troubles de vision ou de raison, il ne croyait pas à ces troubles, qui n'étaient pour lui que des échappatoires.

Philis, lorsqu'il arriva chez madame Cormier, n'était pas encore rentrée, et il eut à expliquer à la mère inquiète pourquoi sa fille se trouvait en retard.

Alors ce fut un délire de joie devant lequel il se sentit embarrassé. Comment briser l'espérance de cette malheureuse mère?

Ce qu'il avait dit à Philis et à Nougarède, il le répéta: Avant de voir Florentin libre, il fallait savoir ce que valait le témoignage de madame Dammauville; et il expliqua comment la valeur de ce témoignage pouvait se trouver compromise.

—Mais il est possible aussi qu'un paralytique jouisse de toutes ses facultés! s'écria madame Cormier avec une décision qui n'était ni dans ses habitudes ni dans son caractère.

—Assurément.

—N'en suis-je pas un exemple?

—Sans doute.

—Alors Florentin serait sauvé.

—C'est ce que nous devons espérer. Je ne vous prémunis contre un excès de joie que par un excès de prudence; au reste, il est probable que mademoiselle Philis va pouvoir nous fixer en rentrant.

—Vous auriez peut-être mieux fait d'aller rue Sainte-Anne: vous l'auriez encore trouvée.

C'était donc une manie universelle de vouloir l'envoyer rue Sainte-Anne!

Ils attendirent; mais la conversation fut difficile et lente entre eux; ce n'était ni à Philis ni à Florentin que Saniel pensait, c'était à lui et à ses propres craintes; de son côté, madame Cormier courait au-devant de sa fille: alors il y avait de longs silences que madame Cormier interrompait en allant dans la cuisine surveiller son dîner, prêt depuis plus de deux heures et qu'elle tenait au chaud.

Ne sachant que dire et que faire en présence de la mine sombre de Saniel et de sa préoccupation, qu'elle ne s'expliquait pas, elle lui demanda s'il avait dîné.

—Pas encore.

Si vous vouliez accepter une assiette de potage; j'ai du bouillon d'hier, Philis ne l'a pas trouvé mauvais.

Mais il n'accepta point, ce qui peina madame Cormier. Il y avait longtemps que, pour elle, Saniel était une sorte de dieu, et, depuis qu'elle le voyait si zélé à s'occuper de Florentin, le culte qu'elle lui avait voué s'était fait encore plus fervent. Combien de fois parlant de lui avec Philis, s'était-elle écriée «Comment pourrons-nous jamais nous acquitter envers M. Saniel!» et voilà qu'au moment où elle espérait pouvoir lui être agréable il la refusait. Mais elle ne lui en voulut pas: sans doute, il avait ses raisons; rien de ce qui venait de lui ne pouvait être mal.

Cependant les minutes s'écoulaient et Philis n'arrivait pas; enfin, on entendit son pas précipité.

—Comment! vous êtes venu prévenir maman? s'écria-t-elle en apercevant Saniel.

D'ordinaire, madame Cormier l'écoutait respectueusement, mais elle lui coupa la parole.

—Et madame Dammauville? demanda-t-elle.

—Madame Dammauville a des yeux excellents; c'est une femme de tête qui, sans le secours d'aucun homme d'affaires, administre sa fortune.

Défaillante, madame Cormier se laissa tomber sur une chaise.

—Oh! le pauvre enfant! murmurait-elle.

Des exclamations de joie lui échappaient qui n'avaient pas de sens précis.

Philis, radieuse, regardait Saniel, qui faisait des efforts pour ne pas rester sombre, et paraître s'associer à cette joie.

—C'est bien ce que je pensais, dit-il; mais il était imprudent de s'abandonner aujourd'hui à des espoirs que demain aurait détruits.

Pendant qu'il parlait, il échappait au moins à l'embarras de sa situation et à l'examen de Philis.

—Qu'a dit M. Nougarède? demanda-t-elle.

—Je vous l'expliquerai tout à l'heure; commencez par nous raconter ce que vous avez appris de madame Dammauville; c'est son état qui décidera notre conduite, au moins celle que Nougarède conseille d'adopter.

—Quand la concierge m'a vue revenir, commença Philis, elle a montré une certaine surprise; mais n'est une bonne femme qui se laisse facilement apprivoiser, et je n'ai pas eu trop de peine à la faire raconter sur madame Dammauville tout ce qu'elle sait. Il y a trois ans que madame Dammauville est veuve, sans enfant; elle a environ quarante ans; et c'est depuis son veuvage qu'elle habite sa maison de la rue Sainte-Anne. Jusqu'à l'année dernière, elle n'était pas mal portante, cependant elle allait tous les ans aux eaux à Lamalou. Il y a un an, elle a été prise de douleurs qu'on a cru rhumatismales et à la suite desquelles s'est déclarée la paralysie qui la tient au lit. Elle souffre parfois à crier, mais ce sont des crises qui ne durent pas toujours. Dans les intervalles elle vit de la vie ordinaire, si ce n'est qu'elle ne se lève point: elle lit beaucoup, reçoit quelques amies, sa belle-soeur, veuve d'un notaire, ses neveux et nièces, un des vicaires de la paroisse, car elle est pieuse et surtout très charitable. Ses yeux sont excellents. Jamais elle n'a eu ni délire ni hallucination. Elle est très réservée, déteste les bavardages, et cherche par-dessus tout à vivre tranquille; aussi l'assassinat de Caffié l'a-t-il exaspérée: elle ne voulait pas qu'on lui en parlât et elle-même n'en parlait à personne; elle aurait même dit que, si elle était en état de quitter sa maison, elle la vendrait, pour ne plus entendre prononcer le nom de Caffié.

—Comment a-t-elle parlé du portrait et de l'homme qu'elle a vu dans le cabinet de Caffié? demanda Saniel.

—C'est justement la question à laquelle la concierge n'a pas pu répondre; alors je me suis décidée à me présenter de nouveau chez madame Dammauville.

—Es-tu brave! dit madame Cormier avec fierté.

—Je t'assure que je ne l'étais guère en montant l'escalier: après ce que je venais d'apprendre de son caractère, c'était vraiment de l'audace de venir une seconde fois, à deux heures d'intervalle, troubler sa tranquillité; mais il le fallait. Elle voulut bien me recevoir. En montant, j'avais cherché une raison pour justifier ou tout au moins pour expliquer ma seconde visite, et je n'en avais trouvé qu'une aventureuse pour laquelle je dois demander votre indulgence.

Elle dit cela en se tournant vers Saniel, mais les yeux baissés, sans oser le regarder et avec une émotion pour lui inquiétante.

—Mon indulgence? dit-il.

—J'ai agi sans avoir le temps de bien réfléchir et sous la pression de la nécessité immédiate. Comme madame Dammauville se montrait surprise de me revoir, je lui dis que ce qu'elle m'avait appris était si grave et pouvait avoir de telles conséquences pour la vie et l'honneur de mon frère, que j'avais pensé à revenir le lendemain accompagnée d'une personne au courant des affaires, devant laquelle elle répéterait son récit, et que c'était la permission de me présenter avec cette personne que je lui demandais; cette personne, c'était vous.

—Moi!

—Et voilà pourquoi, dit-elle faiblement, sans lever les yeux sur lui, j'ai besoin de votre indulgence.

—Mais je vous avais dit... s'écria-t-il avec une violence que le mécontentement qu'on eût ainsi disposé de lui ne suffisait pas à justifier.

—....Que vous ne pouviez pas vous présenter chez madame Dammauville en qualité de médecin sans qu'elle vous eût fait appeler, je ne l'avais pas oublié; aussi n'était-ce pas comme médecin que je voulais vous prier de m'accompagner... mais comme ami, si vous me permettez de parler ainsi, comme l'ami le plus dévoué, le plus ferme, le plus généreux que nous ayons eu le bonheur de rencontrer dans notre détresse.

—Ma fille parle en mon nom comme au sien, dit madame Cormier avec une gravité émue, et je tiens à ajouter que c'est une amitié respectueuse, une reconnaissance profonde que nous vous avons vouée.

Bien que Philis fût tremblante de voir l'effet qu'elle avait produit sur Saniel, elle continua avec fermeté:

—Vous m'accompagniez donc et, sans rien faire ostensiblement, sans rien dire qui fût d'un médecin, pendant qu'elle parlait, vous pouviez l'examiner. A ma demande, madame Dammauville répondit par son consentement donné avec une parfaite bonne grâce. Je retournerai donc demain chez elle et, si vous jugez que c'est utile, si vous croyez devoir accepter le rôle que je vous ai attribué sans vous avoir consulté, vous pouvez m'accompagner.

Il ne répondit pas à ces dernières paroles, qui étaient une invitation en même temps qu'une question.

—Ne l'avez-vous pas examinée comme je vous l'avais dit? demanda-t-il après un moment de réflexion.

—Avec toute l'attention dont j'étais capable dans mon angoisse: le regard m'a paru être droit et sans aucun trouble; la voix est régulière, bien rythmée; les paroles se suivent sans hésitation, les idées s'enchaînent, elles s'expriment avec ordre. Il n'y a aucune trace de souffrance sur ce visage jaune, qui porte seulement la marque d'une douleur résignée; elle remue les bras librement; mais les jambes, autant que j'ai pu en juger sous la couverture qui les cachait, sont immobiles; par plusieurs points il me semble que sa paralysie se rapproche de celle de maman; il est vrai que, par d'autres, elle s'en écarte; elle doit être extrêmement frileuse, car, bien que le temps ne soit pas froid aujourd'hui, la température de sa chambre m'a paru très élevée.

—Voilà un examen, dit Saniel, qu'un médecin n'eût pas mieux conduit, à moins d'interroger la malade, et j'aurais été avec vous dans cette visite que nous n'en saurions pas plus que ce que vous avez observé. Il paraît certain que madame Dammauville est en pleine possession des facultés qui rendent son témoignage inattaquable.

Madame Cormier attira sa fille, et passionnément elle l'embrassa.

—Je n'aurais donc rien à faire chez cette dame, continua Saniel, avec la précipitation d'un homme qui vient d'échapper à un danger; mais votre rôle à vous, mademoiselle, n'est pas fini, et vous devrez retourner demain chez elle pour remplir celui que Nougarède vous confie.

Il expliqua ce que Nougarède attendait d'elle.

—Certainement, dit-elle, je ferai pour Florentin tout ce qu'on me conseillera: je retournerai chez madame Dammauville, j'irai partout; mais me permettez-vous de m'étonner qu'on ne profite pas tout de suite de cette déclaration pour obtenir la mise en liberté de mon frère?

Il répéta les raisons que Nougarède lui avait données pour ne pas procéder de cette manière.

—Je ne voudrais rien dire qui ressemblât à un reproche, répliqua madame Cormier avec plus de décision qu'elle n'en mettait ordinairement dans ses paroles; mais peut-être M. Nougarède fait-il entrer des considérations personnelles dans son conseil. Nous, notre intérêt est que Florentin soit rendu au plus vite à notre affection, et qu'on lui épargne les souffrances de la prison. Mais je comprends qu'à une ordonnance de non-lieu dans laquelle il ne paraît pas, M. Nougarède préfère le grand jour de l'audience, où il pourra prononcer une belle plaidoirie, utile à sa réputation.

—Qu'il ait ou n'ait pas fait ce calcul, dit Saniel, les choses sont ainsi. Moi aussi, j'aurais préféré l'ordonnance de non-lieu, qui avait le grand avantage de tout terminer immédiatement. Nougarède ne croit pas que cette route soit bonne à prendre: il faut suivre celle qu'il nous trace.

—Nous la suivrons, dit Philis, et je crois qu'elle pourra amener le résultat qu'attend M. Nougarède, car madame Dammauville ne doit avoir parlé du portrait qu'à très peu de personnes. Quand j'ai tâché de la faire s'expliquer sur ce point, sans lui poser directement cette question, elle m'a dit qu'elle n'avait raconté à sa concierge la non-ressemblance entre le portrait et l'homme qu'elle a vu tirer les rideaux, que pour que celle-ci, qui plusieurs fois l'avait entretenue de Florentin et de mes démarches, m'avertit. Je verrai donc demain dans quelle mesure son récit a pu se répandre et j'irai vous en avertir vers cinq heures, à moins que vous ne préfériez que j'aille tout de suite chez M. Nougarède.

—Commencez par moi, et nous irons ensemble chez lui, s'il y a lieu. Je vais lui écrire.

—Si je comprends bien le plan de M. Nougarède, il me semble qu'il repose sur la comparution de madame Dammauville à l'audience. Cette comparution sera-t-elle possible? C'est ce que je ne pourrai pas savoir; un médecin seul pourrait répondre. Saniel ne voulut pas laisser paraître qu'il avait compris ce nouvel appel.

—J'oubliais de vous dire, continua Philis, que celui qui la soigne est le docteur Balzajette, demeurant rue de l'Échelle; le connaissez-vous?

—Un solennel qui cache sa nullité sous la dignité de ses manières.

Il n'eut pas plutôt lâché ces quelques mots qu'il en sentit la maladresse; elle devait avoir un excellent médecin, madame Dammauville, et si haut placé dans l'estime de ses confrères que, s'il ne la guérissait point, c'était parce qu'elle était incurable.

—Alors, comment pouvons-nous espérer qu'il la guérira en temps pour qu'elle paraisse à l'audience? dit Philis.

—Il ne répondit pas et se leva pour se retirer. Timidement, madame Cormier répéta son invitation; mais il n'accepta pas, malgré le tendre regard que Philis attachait sur lui; il était obligé de rentrer sans pouvoir attendre davantage.




VI

Pourrait-il résister à la pression qui de tous les côtés à la fois le poussait vers la rue Sainte-Anne? Il semblait que rien n'était plus facile que de ne pas commettre la folie d'y céder, et cependant telle était la persistance des efforts qui se réunissaient contre lui, qu'il devait se demander si un jour il ne serait pas amené malgré lui à leur obéir: Philis, Nougarède, madame Cormier; maintenant d'où viendrait la nouvelle attaque?

N'y avait-il pas là quelque chose d'extraordinaire qu'il eût même qualifié de providentiel ou de fatal, s'il avait cru à la Providence ou à la Fatalité?

Depuis plusieurs mois il était arrivé à une sécurité complète, qui l'avait convaincu que tout danger était à jamais écarté; mais voilà que tout à coup ce danger éclatait dans de telles conditions qu'il devait reconnaître qu'il ne pouvait plus y avoir de sécurité pour lui: aujourd'hui madame Dammauville le menaçait; demain ce serait un autre. Qui? il n'en savait rien. Tout le monde. Et c'était l'angoisse de sa situation d'être condamné à vivre désormais dans la crainte et sur la défensive, sans repos, sans oubli.

Mais ce n'était pas du lendemain qu'il devait en ce moment s'inquiéter, c'était de l'heure présente, c'est-à-dire de madame Dammauville.

Pour qu'elle eût dit avec tant de fermeté, sur la vue d'un simple portrait, que l'homme qui avait fermé les rideaux n'était pas Florentin, il fallait qu'elle eût une excellente mémoire des yeux, en même temps qu'une résolution d'esprit et une décision dans les idées qui lui permettaient d'affirmer sans hésitation ce qu'elle croyait la vérité.

S'ils se rencontraient jamais, elle le reconnaîtrait donc, et, le reconnaissant, elle parlerait.

Serait-elle crue?

C'était là que se trouvait la question décisive, et il semblait qu'étant donné le caractère de cette femme entourée de considération et de respect, qui était intelligente, circonspecte, réservée, on ne devait guère douter qu'elle ne le fût, ou tout au moins qu'elle ne soulevât contre lui des présomptions contre lesquelles il serait obligé de se défendre.

Des négations ne suffiraient pas. Il n'était pas venu chez Caffié à cinq heures un quart. Où était-il à ce moment? Quel témoignage pourrait-il invoquer pour justifier de l'emploi de son temps dans cette soirée? Ne serait-ce pas alors que sa présence dans le café serait signalée, et se dresserait contre lui pour l'écraser? La blessure de Caffié avait été faite par une main habile à donner la mort, et précisément cette main savante était la sienne plus encore que celle d'un tueur de profession. Sa situation au moment du crime était désespérée, tout le monde le savait: aux abois, harcelé par ses créanciers, poursuivi par les huissiers, menacé d'être mis dans la rue; et c'était à ce moment que tout à coup, miraculeusement, il avait payé ses dettes. Avec quoi? Qui pourrait accepter l'histoire de Monte-Carlo, bonne quand il n'y avait pas de charges contre lui, détestable et accusatrice au contraire quand ces charges s'étaient élevées.

Un mot, une simple insinuation de madame Dammauville et il était perdu, sans défense, sans lutte possibles.

A la vérité, et par bonheur, puisqu'elle était paralysée, et retenue sur son lit, il n'était pas exposé à se trouver face à face avec elle au coin d'une rue ou dans une maison tierce, ni à entendre le cri de surprise qu'elle ne manquerait pas de pousser en le reconnaissant; mais cela ne suffisait pas pour qu'il s'endormît dans une imprudente sécurité en se disant que cette rencontre était invraisemblable. Il était invraisemblable aussi d'admettre que quelqu'un se trouvait précisément en face de la fenêtre de Caffié au moment où il avait tiré les rideaux, plus invraisemblable encore de croire que ce fait insignifiant en soi, que cette vision d'un court instant, se graveraient assez solidement dans une mémoire de femme pour se retrouver vivaces après plusieurs mois; comme s'ils dataient de la veille, et cependant, de toutes ces invraisemblances, il s'était formé une réalité qui l'enserrait si bien que d'un moment à l'autre elle pouvait l'étouffer.

Malgré les instances de Philis, de madame Cormier, de Nougarède et de toutes celles, quelles qu'elles fussent, qui pourraient encore surgir, il ne serait pas assez fou pour aller affronter le danger d'une reconnaissance dans la chambre où cette paralytique était clouée,—au moins cela était probable, car, après ce qui venait d'arriver, il n'était certain de rien,—mais elle pourrait très bien se faire ailleurs, cette reconnaissance.

Dans le plan de Nougarède, madame Dammauville venait à l'audience faire sa déclaration; lui-même était témoin: ils devaient donc, à un moment donné, se rencontrer, et il n'était pas impossible que ce fût en pleine audience que la reconnaissance éclatât par un coup de théâtre autrement dramatique que celui qu'avait arrangé Nougarède.

Sans doute, il y avait bien des chances pour que madame Dammauville ne pût pas quitter son lit et venir à l'audience; mais n'y en eût-il qu'une pour qu'elle le quittât, qu'il devait la prévoir et prendre ses précautions.

Une seule offrait des garanties: se rendre méconnaissable, couper sa barbe, couper ses cheveux, n'être plus l'homme aux cheveux longs et à la barbe blonde frisante qu'elle se rappelait: il eût été comme tout le monde qu'elle ne l'aurait sans doute pas remarqué lorsqu'il était venu à la fenêtre, et certainement, elle l'eût oublié, ou du moins confondu avec d'autres, tandis que la singularité de sa physionomie et de sa tournure, son air gaulois avaient marqué ce souvenir d'une empreinte caractéristique que le temps n'avait point effacée: il ne faut se permettre une originalité que quand on est sûr à l'avance de n'avoir jamais rien à craindre.

Assurément, rien n'était plus facile que de se faire couper la barbe et les cheveux: il n'y avait pour cela qu'à entrer chez le premier coiffeur qu'il allait rencontrer sur son chemin: en quelques minutes la transformation serait radicale.

Chez les indifférents, il n'avait pas trop à s'inquiéter de la curiosité que ce changement pourrait produire; plus d'un ne le remarquerait pas, et ceux qui seraient surpris au premier abord n'y penseraient bientôt plus, sans doute; d'ailleurs, pour ceux-là, il y avait une réponse facile: à la veille de devenir un personnage grave, il abandonnait les dernières excentricités du vieil étudiant, et passait les ponts sans esprit de retour sur la rive gauche.

Mais ce n'était pas seulement aux indifférents qu'il devait des comptes, il appartenait encore et bien plus à ceux avec lesquels il se trouvait en relations suivies: à Philis, à Nougarède.

Ne les avait-il pas remarqués, ces cheveux longs et cette barbe frisante, l'avocat, quand il avait constaté les points de ressemblance qui existaient entre les deux signalements, et, dès lors, n'était-ce pas une imprudence de l'amener à se demander pourquoi tout à coup, ce qui constituait cette ressemblance disparaissait chez l'un des deux.

Dangereuse chez l'avocat, cette question le devenait bien plus encore chez Philis: Nougarède ne pouvait marquer que de la surprise; Philis pouvait demander des explications.

Et il devrait lui répondre d'autant plus nettement que, quatre ou cinq fois déjà, il avait failli se trahir à propos de madame Dammauville, et que, si elle avait laissé passer ses exclamations ou ses moments d'embarras, ses hésitations ou ses refus sans l'interroger franchement, elle n'en avait pas moins été étonnée certainement: qu'il se montrât devant elle sans cheveux et sans barbe, ce serait un nouvel étonnement qui s'ajouterait aux autres, des rapprochements s'établiraient, et logiquement, par la force même des choses; malgré elle, malgré son amour et sa foi, elle arriverait à des conclusions auxquelles elle ne pourrait pas se soustraire:—Comme ça, tout à coup; pourquoi?—Déjà cinq ou six mois auparavant, cette question des cheveux longs et de barbe de Fleuve mythologique s'était agitée, entre eux: comme il se plaignait un jour des bourgeois qui ne voulaient pas venir à lui, elle lui avait doucement expliqué que, pour plaire à ces bourgeois et les attirer, le moyen n'était peut-être pas très bon d'étonner ceux qu'on ne choquait pas: que des redingotes moins longues, des chapeaux moins larges de bord, des cheveux plus courts, une barbe moins hirsute, un ensemble enfin qui le rapprochait d'eux leur serait peut-être plus agréable; et, à ce moment, il s'était fâché, lui répondant nettement qu'il était à prendre tel quel ou à ne pas prendre, et que ces concessions n'entraient pas dans son caractère. Comment maintenant brusquement entrer dans ces concessions, et cela précisément à l'heure même où le succès de ses concours le mettait au-dessus de ces petites compromissions: il avait résisté quand il avait besoin de tout le monde et qu'un client était pour lui affaire de vie ou de mort; il cédait quand il n'avait plus besoin de personne et qu'il se moquait des clients. La contradiction serait vraiment trop forte et telle qu'elle ne pourrait pas ne pas frapper Philis, dont l'attention n'avait déjà eu que trop d'occasions de s'éveiller.

Et cependant, si délicate que fût cette décision à prendre de se rendre méconnaissable, c'eût été démence de sa part de la reculer: le plus tôt serait le mieux; sa faute avait été de ne pas prévoir, le lendemain de la mort de Caffié, que des circonstances pourraient surgir un jour ou l'autre qui la lui imposeraient; à ce moment, elle n'eût pas présenté les mêmes dangers que maintenant; mais partant de l'idée qu'il n'avait été vu par personne, qu'il ne pouvait pas avoir été vu, il s'était complu dans la sécurité que lui donnait cette conviction et, tranquillement, il s'y était engourdi.

Le réveil avait sonné; les yeux ouverts il voyait l'abîme au bord duquel sa maladresse l'avait amené: combien ne serait-il pas fort si, depuis trois mois, il n'avait plus ces cheveux et cette barbe qui portaient contre lui le plus terrible témoignage; au lieu de se réfugier dans de misérables échappatoires quand Philis et Nougarède lui avaient demandé de voir madame Dammauville, il eût intrépidement tenu tête, et se fût rendu chez elle comme ils le voulaient: maintenant il serait sauvé et bientôt Florentin le serait aussi.

Et il s'était cru intelligent! et fièrement il s'était imaginé qu'il pourrait à l'avance combiner si bien les choses qu'il serait à l'abri de toute surprise! il arriverait ce qu'il aurait prévu, rien de plus: la leçon que lui donnait l'expérience était rude, et ce n'était pas la première: le soir de la mort de Caffié, il avait déjà eu la perception très nette qu'une situation nouvelle venait de s'ouvrir pour lui, qui, jusqu'à la fin de sa vie, le ferait le prisonnier de son crime. A la vérité, cependant, cette impression s'était assez vite affaiblie; mais voilà qu'elle reprenait plus forte que jamais, et à coup sûr, pour ne plus le lâcher; ce pressentiment dont il ne pouvait se dégager, n'en était-il pas lui-même la preuve?

Mais rien ne servait de revenir en arrière, c'était le présent, c'était l'avenir qu'il devait sonder d'un coup d'oeil clair et ferme, s'il ne voulait pas se perdre.

Tout bien pesé, bien examiné, il devait se faire couper les cheveux et la barbe; car, si aventureuse que fût cette résolution, si fâcheuse qu'elle pût devenir en provoquant la curiosité et les questions, c'était le seul moyen d'empêcher une reconnaissance possible.

Machinalement, par habitude, il se dirigea vers la rue Neuve-des-Petits-Champs, où demeurait son coiffeur; mais il n'avait pas fait quelques pas que la réflexion l'arrêta: ce serait certainement une maladresse de provoquer les bavardages de ce coiffeur qui le connaissait, et qui, pour le plaisir de causer, raconterait aux gens du quartier qu'il venait de couper les cheveux et la barbe du docteur Saniel.—Celui qui avait une si longue barbe?—Lui-même.—Tiens, c'est drôle.—Il fallait qu'il n'y eût rien de drôle en lui, ni sur son compte. Il revint donc vers le boulevard où certainement il n'était pas connu.

Mais prêt à mettre la main sur le bouton de la boutique où il avait décidé d'entrer, il changea encore d'avis: il venait de trouver l'explication qu'il fallait pour Philis, et comme il tenait à éviter la surprise qu'elle ne manquerait pas d'éprouver si, brusquement, elle le voyait sans cheveux et sans barbe, il lui donnerait cette explication avant de les faire couper, de façon que, tout d'abord et sans chercher autre chose, elle comprît que cette opération était indispensable.

Et il s'en alla dîner, furieux contre lui-même contre les choses de voir à quels misérables expédients il en était réduit.




VII

Le lendemain, à cinq heures, quand Philis sonna, ce fut lui qui alla ouvrir; car Joseph, qui n'était jamais venu le dimanche, ne venait pas davantage maintenant.

A peine entrée, elle voulut comme d'habitude se jeter à son cou, et avec un élan qui disait combien elle était heureuse de le voir; mais de la main il l'arrêta.

—Qu'as-tu? demanda-t-elle paralysée et pleine de craintes.

—Rien, ou tout au moins peu de chose.

—Contre moi?

—Certes non, chère petite.

—Tu es malade?

—Non pas malade, mais j'ai des précautions à garder qui m'empêchent de t'embrasser. Je vais t'expliquer cela. Ne n'inquiète pas, ce n'est pas grave.

—Vite, s'écria-t-elle, en l'examinant pour tâcher de le devancer par la pensée.

—Tu as des choses à me dire, toi?

—Oui, et de bonnes. Mais, je t'en prie, parle d'abord; ne me laisse pas dans cette inquiétude.

—Je t'assure que tu n'as pas à t'inquiéter, et, quand je te parle ainsi, tu sais que tu dois me croire; tu vois bien que je n'ai pas l'air inquiet moi-même.

—C'est pour les autres que tu t'inquiètes, jamais pour toi:

—Sais-tu ce que c'est que la pelade?

—Non.

—C'est une affection spéciale du système pileux, les cheveux, la barbe, due à la présence dans l'épiderme d'une sorte de champignon; eh bien, il est probable que j'ai gagné cette affection.

—C'est grave?

—Ennuyeux et gênant pour un homme, mais désastreux pour une femme, puisque avant tout traitement on doit commencer par couper les cheveux. Tu comprends donc que si, comme je le crois, j'ai la pelade, je ne vais pas t'exposer à te la donner en t'embrassant, car elle se transmet avec une extrême facilité par le contact, et alors il faudrait faire pour toi ce que je vais être obligé probablement de faire pour moi, c'est-à-dire te couper les cheveux. Chez moi, c'est insignifiant; mais ne serait-ce pas un meurtre de sacrifier ces belles mèches frisées qui donnent tant de charme à la physionomie.

—Tu dis: probablement.

—C'est que je ne suis pas encore tout à fait certain d'avoir la pelade. Il y a une quinzaine de jours, je me suis senti un léger prurit à la tête, et naturellement je n'y ai pas prêté attention; j'avais autre chose à faire et, d'ailleurs, je n'allais pas pour une démangeaison me croire atteint d'une maladie parasitaire. Mais, après un certain temps, mes cheveux sont devenus secs par plaques, ternes, et ils se sont arrachés facilement, puis ils sont tombés spontanément. Je me suis dit que je m'occuperais de cela; mais je n'ai pas eu le temps et les jours se sont écoulés; d'ailleurs, dans le surmenage que m'imposaient mes concours, il y avait des raisons plus que suffisantes pour expliquer la chute de mes cheveux. Enfin aujourd'hui, peu de temps avant ton arrivée, ayant un peu de liberté, j'ai voulu savoir à quoi m'en tenir et j'ai examiné au microscope un de ces cheveux malades; si je n'avais pas été dérangé je serais maintenant fixé.

—Reprends ton examen.

—J'ai le temps; d'ailleurs l'opération, pour être complète, ne se fait pas en quelques minutes; après avoir étudié le cheveu, il faut rechercher les spores dans les pellicules épidermiques. Si c'est bien la pelade, comme j'ai lieu de le croire, demain tu me verras sans cheveux et sans barbe; je n'hésiterai pas, malgré l'étonnement que je provoquerai en me montrant rasé.

—Qu'est-ce que cela te fait?

—Je ne peux pas dire à tout le monde: je me suis fait couper les cheveux et la barbe parce que je suis atteint d'une maladie parasitaire: on sait qu'elle est contagieuse, cette maladie, bien des gens se sauveraient.

—Les cheveux coupés, que deviendra la maladie?

—Avec un traitement énergique, elle disparaîtra rapidement; avant peu tu pourras m'embrasser si... tu ne me trouves pas trop laid.

—Oh! cher.

—Maintenant à toi: tu viens de chez madame Dammauville?

Il n'avait pas besoin d'insister: Philis avait accepté assez bien son histoire pour qu'il fût rassuré de son côté; ce ne serait point elle qui s'inquiéterait; quant aux autres, l'embarras d'avouer une maladie contagieuse serait aussi une explication suffisante, si jamais il était obligé d'en fournir une.

—Que t'a-t-elle dit? demanda-t-il.

—Pour commencer, de bonnes et gracieuses paroles qui montrent bien quelle excellente femme elle est. Après m'être présentée deux fois chez elle hier, tu comprends que je n'étais pas à mon aise en lui demandant aujourd'hui de me recevoir encore. Comme je tâchais de m'en excuser, elle m'interrompit: «Je suis heureuse de voir votre dévouement pour votre frère, et vous n'aurez jamais à vous excuser de me demander mon concours; il vous est acquis dans tout ce que je pourrai.» Ainsi encouragée, je lui expliquai ce que nous désirions d'elle; mais, contrairement à la promesse qu'elle venait de me faire, elle parut peu disposée à nous accorder ce concours. «Quelle singulière procédure!» répéta-t-elle plusieurs fois. Sans pouvoir lui donner les raisons de M. Nougarède, je lui dis que nous étions obligés de nous conformer aux conseils de ceux qui dirigeaient l'affaire, et que je la suppliais de nous aider. Enfin, elle se laissa gagner, mais à regret et en protestant. «Je ferai ce que vous voudrez, me dit-elle; mais je ne puis pas vous assurer que les personnes de mon entourage et les gens à mon service n'ont pas parlé; de même je ne peux pas vous promettre de quitter ce lit pour me rendre à la cour d'assises le jour de l'audience; il y a un an que je garde la chambre: on me promet un mieux prochain...»

—Elle compte se lever bientôt? interrompit Saniel.

—Je te répète ses paroles, auxquelles j'ai prêté assez d'attention pour ne pas les oublier: «On me promet un mieux prochain, mais se réalisera-t-il? Je vais presser mon médecin pour qu'il me donne une réponse, et, quand vous reviendrez me voir, je vous la communiquerai.» Profitant de la porte qu'elle m'ouvrait, je mis l'entretien sur ce médecin: il me semble, mais je n'en suis pas certaine, qu'elle n'a en lui qu'une confiance relative; il était le camarade de classe de son mari ainsi que de son beau-frère le notaire, il est le parent ou l'ami de toutes les personnes qu'elle voit, il marie les filles, rompt les liaisons compromettantes des garçons, raccommode les ménages qui vont mal, confesse les femmes, distrait les maris, choisit les domestiques et, par-dessus le marché, quand l'occasion s'en présente, il soigne ceux qui sont malades, les guérit quand ça se trouve ou les laisse mourir au hasard; tu vois quelle catégorie de médecins il appartient.

—Je t'ai dit que je le connaissais.

—Vois si je me suis trompée, et à ce que je te rapporte ajoute ce que tu sais déjà. Effrayée de voir en quelles mains se trouvait madame Dammauville, j'ai pris tous les chemins détournés que j'ai pu m'ouvrir et j'ai fini par savoir—sans le lui avoir demandé directement—qu'elle n'avait pas vu d'autre médecin depuis un an: au moment où la paralysie s'est déclarée, il y a eu une consultation, et depuis elle s'est contentée du docteur Balzajette; non pas tant par indifférence ou par incrédulité, par désespérance ou par apathie, que pour ne pas le contrarier: «C'est un si brave homme! m'a-t-elle dit; pourquoi lui faire de la peine? Ma maladie a été établie par la consultation: il la soigne aussi bien que le ferait un autre.»

Saniel trouva l'occasion bonne pour revenir sur la maladresse qu'il avait commise en exprimant franchement son opinion sur le solennel Balzajette:

—C'est probable, dit-il.

—Est-ce certain? Crois-tu que depuis un an il ne se soit rien présenté dans la maladie de madame Dammauville qui aurait exigé un traitement nouveau, que le solennel Balzajette était incapable de trouver, à lui tout seul?

—Il n'est pas si nul que tu supposes.

—C'est toi qui parles de nullité.

—Diagnostiquer une maladie et la traiter sont deux choses; c'est la consultation dont tu parles qui a établi la maladie de madame Dammauville et institué le traitement que Balzajette n'a qu'à appliquer, et sa capacité, je te l'assure, suffit à cette tâche.

Comme elle se montrait peu rassurée, il crut devoir insister; car c'était une imprudence de laisser Philis férue de l'idée que, s'il soignait madame Dammauville, sûrement il la guérirait, fallût-il pour cela un miracle:

—Nous avons un certain temps devant nous, puisque l'ordonnance de renvoi devant les assises n'est pas encore rendue; d'autre part, madame Dammauville t'a promis de presser son médecin pour savoir s'il espère la mettre en état de quitter son lit bientôt; attendons donc.

—Ne vaudrait-il pas mieux agir qu'attendre?

—Au moins, attendons la réponse de Balzajette à la demande de sa malade; ou elle sera satisfaisante, et alors nous n'aurons rien à faire; ou elle ne le sera pas, et alors je te promets de voir Balzajette. Je le connais assez pour pouvoir lui parler de ta cliente, alors surtout qu'il m'est permis, en faisant intervenir ton frère, de m'intéresser ouvertement à son rétablissement.

—Oh! cher, cher, murmura-t-elle dans un élan de reconnaissance émue.

—Tu ne peux pas douter de mon dévouement, à toi d'abord, et à ton pauvre frère ensuite. Tu m'as demandé une chose impossible que j'ai dû à mon grand regret te refuser, précisément par cela qu'elle était impossible; mais, tu le sais bien, je suis à toi et aux tiens entièrement.

—Pardonne-moi.

—Je n'ai rien à te pardonner; à ta place, je penserais comme toi, mais je crois qu'à la mienne tu agirais comme moi.

—Sois certain que je n'ai jamais eu dans le coeur une idée de blâme pour ce qui est chez toi affaire de dignité; c'est parce que tu es haut et fier que je t'aime si passionnément.

Elle se leva.

—Tu pars, dit-il.

—Je voudrais porter à maman les bonnes paroles de madame Dammauville: tu sens avec quelle angoisse elle m'attend.

—Partons; je te quitterai au boulevard pour monter chez Nougarède.

L'entrevue avec l'avocat fut courte.

—Vous voyez, cher ami, que mon plan est bon; amenez-moi madame Dammauville à l'audience et nous passerons quelques instants agréables.

Cette fois, Saniel n'eut pas les hésitations de la veille et il entra dans la première boutique de coiffeur qu'il trouva sur son chemin.

—Monsieur veut une frisure? demanda le garçon en le faisant asseoir dans un fauteuil.

—Non, coupez-moi les cheveux à la tondeuse, et rasez-moi.

—Ah! par exemple!

Quand Saniel rentra chez lui, il alluma deux bougies et, les posant sur sa cheminée, il se regarda dans la glace.

La coquetterie n'avait jamais été son péché, et il lui était souvent arrivé de passer des séries de semaines sans arrêter ses yeux sur une glace: un débarbouillage avec un torchon rude, un coup de peigne à ses cheveux, un fort brossage à sa barbe, sa cravate nouée à la diable, et c'était toute sa toilette, pour laquelle les miroirs ne lui servaient à rien. Cependant quand il était jeune garçon, avant que la barbe lui poussât, il était quelquefois resté devant la petite glace de son lavabo à s'étudier avec curiosité, se demandant ce qu'il était et ce qu'il deviendrait, de même que réfléchissant à son avenir et sondant son intelligence, il s'était demandé à quoi il serait bon et quel homme la vie ferait de lui; et de cette époque il se rappelait un visage énergique aux traits nettement dessinés, à la physionomie ouverte et franche qui, sans être ce qu'on appelle jolie, n'était cependant pas désagréable. Depuis, la barbe, en poussant, avait caché quelques-uns de ses traits et changé cette physionomie; mais, maintenant qu'elle était tombée, il se disait sans trop réfléchir qu'il allait sans doute retrouver le jeune garçon dont il avait gardé l'image dans sa mémoire.

Ce qu'il trouva devant la glace, ce fut un front plissé transversalement, des sourcils obliques, relevés à l'extrémité interne, et une bouche aux lèvres serrées, abaissées aux coins; des sillons étaient creusés dans les joues, et toute la physionomie, heurtée, ravagée, exprimait la dureté.

Qu'était devenue celle du jeune homme d'autrefois? Il avait devant lui l'homme que la vie avait fait et dont les violentes contractions des muscles de la face avaient modelé le visage.

—Voilà bien vraiment une gueule d'assassin! murmura-t-il.

Puis, regardant sa tête rasée, il ajouta avec un triste sourire:

—Et peut-être celle d'un condamné à mort dont la toilette vient d'être faite pour la guillotine.




VIII

S'être rendu méconnaissable était, sans doute, une bonne précaution; mais, entré dans cette voie, il ne serait tranquille que quand il les aurait épuisées toutes, et de telle sorte que madame Dammauville ne pût jamais retrouver l'homme qu'elle avait si bien vu sous la lampe de Caffié.

Précisément parce qu'il n'était pas coquet et n'avait aucune prétention à la beauté ou à la séduction, il avait échappé à la manie photographique. Une seule fois, il s'était fait photographier et encore malgré lui, après s'être défendu, simplement pour ne pas refuser sans raison un ancien camarade qui, abandonnant la médecine pour la photographie, avait voulu sa tête.

Mais maintenant cette seule fois était de trop, car il pouvait y avoir un danger à ce que son portrait, fait trois ans auparavant, et le représentant avec ces cheveux et cette barbe qu'il venait de supprimer, traînât de par le monde. Sans doute, il y avait peu de chances pour que jamais il en passât une épreuve devant les yeux de madame Dammauville; mais, n'en existât-il qu'une contre cent mille, qu'il devait s'arranger pour n'avoir pas à la craindre. Un journal avait bien publié le portrait de Florentin; à un moment donné et dans certaines circonstances qu'on ne pouvait pas prévoir, mais possibles à la rigueur, un autre journal publierait peut-être aussi le sien. Il ne fallait pas que cela fût, et, pour son repos, il ne voulait pas se dire que ce danger pouvait le menacer.

De ce portrait, son camarade lui avait offert douze épreuves, et, comme ses relations n'étaient pas nombreuses, il les gardait encore dans un tiroir pour la plus grande partie; il en avait envoyé un à sa mère, encore vivante à ce moment; un au curé de son village, et, plus tard, il en avait donné un à Philis; il devait donc lui en rester neuf. Il les chercha et, les ayant trouvés dans leur boîte au fond du tiroir où il les avait mis quand il les avait reçus, il les brûla immédiatement.

Des trois qui restaient, un seul pouvait porter témoignage contre lui, celui de Philis; mais il lui serait facile de le reprendre en inventant un prétexte; quant aux deux autres, il n'était pas admissible, vraiment, qu'il en eût jamais rien à craindre, celui de sa mère étant passé aux mains d'une vieille tante, qui le gardait accroché par quatre clous au mur enfumé de sa maisonnette; celui de son curé étant caché au fond d'un village perdu où personne n'irait le déterrer.

Mais d'où le danger pouvait surgir et d'où il était sage de l'attendre, c'était du côté du photographe qui avait peut-être des épreuves en main et qui sûrement conservait le cliché; ce fut sa première démarche du lendemain.

En entrant dans l'atelier de son ancien camarade, il éprouva une désagréable déception qui le troubla et l'inquiéta: il n'avait pas donné son nom, et comptant sur les changements que la coupe de ses cheveux et de sa barbe apportaient à sa physionomie, il s'était dit que ce camarade, qu'il n'avait pas vu depuis longtemps d'ailleurs, ne le reconnaîtrait certainement pas.

Lorsqu'il eut fait quelques pas dans l'atelier, le chapeau à la main, en étranger qui va aborder un inconnu, il vit venir à lui le photographe, la main tendue, le sourire d'un accueil amical sur le visage:

—Vous, mon cher! Quelle bonne fortune me vaut le plaisir de votre visite; puis-je vous être utile à quelque chose?

—Vous me reconnaissez?

—Comment! si je vous reconnais? C'est pour la suppression de votre barbe et de vos cheveux que vous le demandez? Évidemment, cela vous change et vous donne une nouvelle physionomie; mais je serais indigne de mon métier si, par un arrangement de chevelure, je me laissais dérouter au point de ne pas vous reconnaître. D'ailleurs, des yeux d'acier comme les vôtres ne se laissent pas oublier c'est un signalement cela et une signature.

Alors ce moyen en qui il avait mis tant de confiance n'était qu'une imprudence nouvelle, comme la question: «Vous me reconnaissez donc?» était une maladresse.

—Nous allons poser tout de suite, n'est-ce pas? dit le photographe. Très curieuse, cette tête rasée, et plus intéressante encore, je crois, qu'avec la barbe et les cheveux: les traits de caractère s'accusent mieux.

—Ce n'est pas pour un nouveau portrait que je viens, c'est pour l'ancien; en avez-vous des épreuves?

—Je ne crois pas; mais on va chercher; en tout cas, si vous en voulez, il est facile de vous en tirer, puisque j'ai le cliché.

—Voulez-vous faire faire ces recherches, car je n'ai plus une seule épreuve de celles que vous m'avez données, et, en me regardant ce matin devant ma glace, j'ai trouvé de tels changements entre ma figure d'aujourd'hui et celle d'il y a trois ans, que je voudrais les étudier; il m'est venu à ce propos des idées sur l'expression de la physionomie dont je voudrais contrôler l'exactitude avec pièces à l'appui.

Les recherches faites par un commis n'amenèrent aucun résultat: il n'y avait pas d'épreuves.

—Justement, il y a quelques jours, je pensais à en faire tirer, dit le photographe; car voilà enfin venu pour vous le jour de gloire où votre portrait a sa place marquée dans les vitrines et les collections: on ne parle que de vos concours. Bien que j'aie abandonné la médecine sans esprit de retour, je ne suis pas devenu indifférent à ce qui la touche, et j'ai connu vos succès. Quel portrait mettrons-nous en circulation? l'ancien ou le nouveau?

—Le nouveau.

—Alors préparons-nous pour la pose.

—Pas aujourd'hui; c'est d'hier seulement que je me suis fait raser, à la suite d'une menace de pelade et la peau recouverte par la barbe a gardé une crudité de blancheur, qui accentuerait encore la dureté de ma physionomie, ce qui est vraiment inutile; nous attendrons donc que l'air m'ait bruni un peu; alors je reviendrai, je vous le promets.

—Combien voulez-vous d'épreuves de votre ancien portrait.

—Une me suffit.

—Je vous en enverrai une douzaine.

—Ne prenez pas cette peine, je les prendrai quand je viendrai poser; mais en attendant ne pourriez-vous pas me montrer le cliché?

—Rien de plus facile; on va vous l'apporter.

En effet, on l'apporta bientôt et Saniel prit la plaque de verre, du bout des doigts, délicatement, avec précaution, aux deux coins opposés, de façon à ne pas l'effacer; puis, comme il se trouvait dans l'ombre d'un rideau bleu tendu sous le vitrage, il en sortit pour se diriger vers la cheminée, où la lumière tombait crue, et il commença son examen.

—C'est bien cela, disait-il; très curieux!

—Il n'y a que la photographie pour avoir cette valeur documentaire.

Pour comparer ce document avec la réalité, Saniel se rapprocha encore de la cheminée, au-dessus de laquelle se trouvait une glace; quand ses pieds touchèrent la plaque de marbre qui formait l'encadrement du foyer, il s'arrêta, regardant alternativement le cliché, qu'il tenait précieusement dans ses mains, et son visage que reflétait la glace.

Tout à coup il poussa une exclamation: il venait de lâcher le cliché, qui, tombant bien à plat sur le marbre, s'était cassé en petits morceaux qui avaient sauté çà et là.

—Quel maladroit je fais!

Il montra un dépit qui ne devait pas laisser le plus petit doute au photographe au cas où celui-ci en aurait eu: c'était un élément de travail perdu, et tous ceux qui ont travaillé savent qu'on n'accepte pas de gaieté de coeur une pareille déception.

Il faudra vous procurer une des épreuves que vous avez données, dit le photographe; car, pour moi, je n'en ai pas une seule; mais cela ne doit pas être impossible.

—Je chercherai.

Ce qu'il chercha en sortant, ce fut de savoir si, oui ou non, il avait réussi à se rendre méconnaissable, car il ne pouvait pas s'en tenir à cette expérience, faussée par cela seul que cet ancien camarade était photographe: c'était chez lui affaire de métier de noter les traits typiques qui distinguent une physionomie d'une autre, et il avait acquis dans une longue pratique une sûreté de coup d'oeil que ne pouvait pas posséder madame Dammauville.

Parmi les personnes avec lesquelles il avait des relations, il lui sembla que celle qui se trouvait dans les meilleures conditions pour donner un caractère de certitude à l'épreuve, était madame Cormier. Et tout de suite il monta aux Batignolles: à cette heure, il savait Philis sortie pour une leçon; madame Cormier serait seule, et, comme elle n'avait assurément pas été prévenue par sa fille qu'il devait se faire raser, l'expérience se présenterait de façon à donner un résultat aussi exact que possible.

A son coup de sonnette, ce fut madame Cormier qui vint ouvrir et il salua sans qu'elle le reconnût; mais comme l'entrée était sombre, cela n'avait pas grande signification. Le chapeau à la main, il la suivit dans la salle à manger, sans parler, pour que la voix ne le trahit point.

Alors, après qu'elle eut regardé un moment avec une surprise inquiète d'abord, elle se mit à sourire:

—Mais c'est M. Saniel! s'écria-t-elle. Mon Dieu! que je suis sotte, de ne pas vous avoir reconnu; cela vous change tellement de vous être fait raser! Pardonnez-moi.

—C'est parce que je me suis fait raser que je viens vous demander un service.

—A nous, cher monsieur! Ah! parlez vite; nous serions si heureuses de vous prouver notre reconnaissance.

—Je voudrais prier mademoiselle Philis de me rendre, si elle l'a encore, une photographie que je lui ai donnée il y a un an environ.

Comme Philis voulait avoir la liberté d'exposer cette photographie franchement, pour la garder toujours devant elle, c'était en présence de sa mère qu'elle l'avait demandée et en présence de madame Cormier que Saniel l'avait donnée.

—Si elle l'a toujours! s'écria madame Cormier; ah! cher monsieur, vous ne savez pas la place que toutes vos bontés et les services que vous nous avez rendus vous ont acquise dans notre coeur.

Et, passant dans la pièce voisine, elle en rapporta un petit cadre en velours dans lequel se trouvait la photographie; Saniel l'en retira en expliquant l'étude pour laquelle il en avait besoin et, après avoir promis de la rapporter bientôt, il s'en revint chez lui.

Décidément, tout avait bien marché: le cliché détruit, l'épreuve de Philis entre ses mains, il n'avait plus rien à craindre de ce côté; quant à l'expérience tentée sur madame Cormier, elle était assez décisive pour lui inspirer pleine confiance: si madame Cormier, qui l'avait vu si souvent, si longuement, et qui pensait à lui à chaque instant, ne l'avait pas reconnu, comment admettre que madame Dammauville, qui ne l'avait aperçu que de loin et pendant quelques secondes seulement, le reconnaîtrait après plusieurs mois?

L'écueil était donc heureusement franchi, et, si périlleux qu'il eût tout d'abord paru, il n'aurait pas dû lui faire perdre la tête: ne s'habituerait-il donc jamais à l'idée que sa vie ne pouvait pas avoir la tranquille monotonie d'une existence bourgeoise, qu'elle éprouverait des heurts et des orages, mais que, s'il savait rester toujours maître de sa force et de sa volonté, il devait la mener à bon port!

Le calme qui était le sien avant cette bourrasque lui revint donc bien vite, et, quand les dernières épreuves de ses concours, confirmant les succès des premières, lui eurent donné les deux titres qu'il avait si ardemment désirés et poursuivis au prix de tant de peines, de tant d'efforts, de tant de privations, il put en toute sécurité jouir de son triomphe.

Enfin, il tenait le présent dans des mains vigoureuses, et l'avenir était à lui!

Maintenant, il pouvait marcher droit, hardiment, la tête haute, en bousculant ceux qui le gênaient, d'une allure qui était celle de son tempérament.

Bien que ces derniers mois eussent été terriblement agités pour lui par tout ce qui touchait à l'affaire de Caffié et de Florentin, et surtout par les fatigues, les émotions, les fièvres de ses concours, il n'avait cependant pas interrompu ses travaux particuliers ni un jour, ni une heure, et ses expériences poursuivies depuis tant d'années lui avaient enfin donné des résultats importants, que la prudence seule l'avait empêché de publier. En opposition avec l'enseignement officiel de l'école, ces découvertes auraient fait dresser les cheveux sur de vieux crânes où, depuis longtemps, on n'en voyait plus, et ce n'était pas le moment, quand il demandait la porte, de s'attirer l'hostilité de ces vénérables portiers qui barreraient le chemin à un révolutionnaire. Mais, maintenant, qu'il était dans la place pour dix ans au moins, il n'avait plus de ménagements à garder, ni pour les personnes, ni pour les idées, et il pouvait parler.

Chargement de la publicité...