Conscience
IX
Saniel avait vu son collègue le solennel Balzajette, et, assez adroitement pour ne provoquer ni la surprise ni le soupçon, il avait pu lui parler de madame Dammauville, à laquelle il s'intéressait incidemment; sans insister, en passant et seulement pour justifier sa question, il avait expliqué la nature de cet intérêt.
Pour être solennel, Balzajette n'en était pas moins bavard, et même c'était sa solennité qui faisait son bavardage: il s'écoutait parler, et quand, les jambes légèrement écartées, il était bien posé sur un trottoir pas trop étroit, bombant la poitrine, appuyant son menton rose, rasé de frais, sur sa cravate blanche, décrivant dans l'air, de sa main baguée, des gestes nobles et démonstratifs, on pouvait, si on avait la patience de l'écouter, lui faire dire tout ce qu'on voulait: car il était convaincu que son interlocuteur passait un moment agréable dont le souvenir ne s'effacerait pas; ses malades pouvaient l'attendre dans la douleur ou dans l'angoisse, il n'en hâtait pas le majestueux débit de ses phrases ronflantes aux adjectifs choisis, et à moins qu'il ne se rendît à une invitation à dîner, ce qui lui arrivait cinq jours au moins par semaine, il ne vous lâchait qu'après vous avoir fait partager l'admiration qu'il professait pour lui-même.
C'était à une affection de la moelle qu'était due la paralysie de madame Dammauville: par conséquent, elle était parfaitement guérissable; et même Balzajette s'étonnait qu'avec son traitement et ses soins cette guérison se fit attendre:
—Mais que vous dirai-je, jeune confrère; vous savez mieux que moi qu'avec les femmes tout est possible... surtout l'impossible!
Et, pendant une demi-heure il avait complaisamment raconté les étonnements que causaient à son savoir et à son expérience les femmes du monde qu'il soignait: certainement il n'entendait pas contester les leçons que le médecin reçoit à l'hôpital,—à Dieu ne plût qu'il eût pareille outrecuidance!—mais combien plus variées, combien plus complètes, combien plus profondes étaient celles que donnait la clientèle mondaine quand on était assez heureux pour s'en être créé une.
—Enfin, pour me résumer, que vous dirai-je, jeune confrère?...
Et ce qu'il avait dit et redit, expliqué et ré-expliqué avec des digressions enchevêtrées les unes dans les autres, c'était comment il voulait remettre sa cliente sur pied avant peu. Certainement, il n'entendait pas contester les travaux récents publiés sur l'anatomie pathologique des lésions médullaires,—à Dieu ne plût qu'il eût une pareille outrecuidance!—mais l'expérience est l'expérience, et, sans forfanterie, il croyait pouvoir compter sur celle que trente années de pratique dans sa clientèle mondaine lui avaient acquise.
—On ne traite pas une duchesse comme une marchande des quatre saisons, n'est-ce pas, mon jeune confrère?
Bien qu'en dehors d'un journal boulevardier Balzajette ne lut rien et n'ouvrit jamais un livre pour se tenir au courant, cependant la jeune réputation de Saniel était venue jusqu'à lui,—par ses oreilles,—et précisément parce qu'elle était jeune, il tenait à ménager ce confrère, qui semblait appeler à se faire une belle place. Malgré la haute estime qu'il professait pour ses mérites et sa personne, il n'était pas sans savoir vaguement que les médecins de sa génération, arrivés à de grandes situations, ne le traitaient pas avec toute la considération qu'il s'accordait lui-même, et, pour donner une leçon à ses anciens camarades, il était bien aise de nouer de bonnes relations avec un jeune dans le mouvement; il parlerait de son jeune confrère Saniel: «Vous savez, celui qui vient d'être nommé agrégé», et il raconterait les conseils que lui Balzajette lui avait donnés.
Que madame Dammauville fût remise sur pied, par cette vieille baderne, en temps pour venir à l'audience, Saniel en doutait fort, surtout après que Balzajette lui eut expliqué son traitement; mais, avec la situation que lui aurait faite cette comparution, il ne pouvait que s'en réjouir. Sans doute, il serait fâcheux pour Florentin de n'avoir pas ce témoignage et de ne pas profiter du coup de théâtre préparé par Nougarède; mais, pour lui-même, il ne pouvait que s'en trouver heureux. Malgré toutes les précautions qu'il avait prises, mieux valait ne pas s'exposer à une rencontre avec madame Dammauville dans la chambre des témoins ou même à l'audience. On s'en tiendrait à une lettre appuyée par la déposition de Balzajette, et Florentin n'en serait pas moins acquitté: seul Nougarède aurait à regretter son coup de théâtre; mais il n'avait pas à s'inquiéter des satisfactions ou des déceptions de Nougarède.
Bien entendu, il n'avait pas dit à Philis les idées que son entretien avec Balzajette lui avait suggérées, se contentant de lui résumer les conclusions de cet entretien: avant peu madame Dammauville serait sur pied; Balzajette l'affirmait; s'il n'était pas un maître infaillible, il en savait assez pour qu'on pût ajouter foi à sa parole: puisqu'il promettait un mieux rapide, on devait croire à ce mieux: Florentin serait sauvé; il n'y avait qu'à laisser aller les choses, elles étaient en bonne voie, en aussi bonne que si on les avait soi-même dirigées.
Et Philis, madame Cormier, Nougarède, Florentin lui-même, que la cellule de Mazas n'avait cependant réconcilié, ni avec l'espérance, ni avec la justice providentielle, s'étaient tous complu dans cette idée.
Aussi, quand la chambre des mises en accusation renvoya Florentin devant les assises, l'émoi ne fut-il pas trop violent chez madame Cormier et Philis: madame Dammauville serait en état de faire sa déposition, puisque la veille même elle avait pu quitter son lit, et, bien qu'elle ne fût restée levée qu'une heure, bien qu'elle n'eût pu sortir de sa chambre que pour aller dans son salon, cela suffisait. Nougarède disait que l'affaire viendrait à la seconde session d'avril: d'ici là, madame Dammauville serait assez solide sur ses jambes pour paraître devant le jury et enlever l'acquittement.
Avec Philis, Saniel avait répété que la guérison était certaine, et avec elle aussi il s'en était hautement réjoui; mais tout bas il n'avait pas été sans s'inquiéter de cette guérison: cette rencontre, dont l'idée seule l'avait épouvanté au point de lui faire perdre la tête, allait donc se produire et dans des conditions qui ne pouvaient pas ne pas l'émouvoir. A la vérité, les précautions qu'il avait prises, devaient le rassurer, mais enfin il n'en restait pas moins une incertitude troublante. Qui pouvait savoir! Il eût préféré qu'elle ne quittât pas sa chambre, comme le traitement de Balzajette le donnait à prévoir, et que Nougarède trouvât un moyen pour obtenir sa déposition sans qu'elle l'apportât elle-même; il se fût senti plus rassuré, et c'eût été d'un esprit plus tranquille, avec un visage plus impassible, qu'il se fût rendu à l'audience.
Était-il vraiment méconnaissable? C'était la question qui maintenant l'obsédait, et plusieurs fois par jour il se plaçait devant une glace, la photographie qu'il avait prise chez Philis à la main, et longuement il comparait sa physionomie actuelle avec celle du portrait. Parfois il trouvait que les dissemblances étaient telles que quelqu'un qui ne saurait pas à l'avance que ces deux physionomies appartenaient à la même tête ne l'imaginerait jamais. Mais d'autres fois c'étaient des points de contact qui le frappaient, et alors il se disait qu'ils pouvaient aussi frapper madame Dammauville. La barbe, les cheveux étaient tombés; mais les yeux, ces yeux d'acier, comme disait son ancien camarade le photographe, étaient restés, et rien ne pouvait les changer ni les cacher. Un moyen s'offrait: porter un lorgnon bleu ou des lunettes, se blesser dans une expérience de chimie qui lui imposerait un bandage; mais ce serait un déguisement qui provoquerait la curiosité et des questions d'autant plus dangereuses qu'il coïnciderait avec la suppression de la barbe et des cheveux.—Pourquoi donc a-t-il cherché à changer si complètement sa physionomie?—Il ne fallait pas qu'on se demandât cela, car ce serait ouvrir une piste qui pouvait mener loin.
Mais ces inquiétudes ne le tourmentèrent pas longtemps, car Philis, qui maintenant passait tous les jours rue Sainte-Anne, prendre des nouvelles de madame Dammauville, arriva un soir désespérée et lui annonça que ce jour-là la malade n'avait pu rester levée que quelques minutes et qu'elle avait dû reprendre le lit.
Elle n'irait donc pas à l'audience.
Cette appréhension de se rencontrer face à face, avec madame Dammauville avait fini par l'exaspérer: il se trouvait lâche de la subir, et, puisqu'il n'avait pas la force de la secouer, il était heureux de s'en trouver débarrassé par la seule intervention du hasard, qui, après lui avoir été mauvais si longtemps, lui devenait favorable; la roue tournait.
—Vois madame Dammauville tous les jours, dit-il à Philis, et note tout ce qu'elle ressent; peut-être trouverai-je, pour réparer cet accroc, quelque chose que je suggérerai à Balzajette sans qu'il se doute de rien. D'ailleurs il est à croire que la recrudescence de froid que nous subissons entre pour une bonne part dans sa rechute, et il est probable qu'avec un peu de chaleur printanière elle ira mieux.
Il avait voulu par ce conseil endormir l'inquiétude de Philis et gagner du temps; ce fut précisément le contraire qui arriva; dans son angoisse, qui s'accroissait à mesure qu'approchait le procès, ce n'était pas à des probabilités pas plus qu'à l'influence incertaine du printemps que Philis pouvait se fier, il lui fallait plus et mieux; mais, de peur d'être refusée, elle se garda de lui dire ce qu'elle espérait obtenir.
Ce fut seulement quand elle eut réussi qu'elle parla.
Tous les soirs, en sortant de chez madame Dammauville, elle venait lui raconter ce qu'elle avait appris, et pendant trois jours son récit avait été le même:
—Elle ne peut pas quitter son lit.
Et toujours il lui avait fait la même réponse:
—C'est le froid; certainement, le temps va changer: à la fin de mars, cette gelée et ce vent ne peuvent pas continuer.
Il était peiné de sa désolation et de son angoisse; mais qu'y pouvait-il? Ce n'était pas sa faute si cette rechute se produisait juste au moment décisif; le hasard avait été pendant assez longtemps contre lui: il n'allait pas le contrarier au moment où il se mettait de son côté, en cédant au désir que Philis n'osait pas exprimer, mais qu'il devinait, et en acceptant de voir madame Dammauville.
Le quatrième jour, quand elle entra dans son cabinet, il comprit tout de suite à son allure que quelque changement heureux pour Florentin s'était produit.
—Madame Dammauville s'est levée? dit-il.
—Non!
—Je l'avais pensé à la vivacité et à la légèreté de ton entrée.
—C'est que je suis en effet, bien heureuse: madame Dammauville veut te consulter.
Il lui prit violemment les deux mains et les secouant:
—Tu as fait cela! s'écria-t-il.
Elle le regarda épouvantée.
—Toi! toi! répétait-il avec une fureur croissante.
—Au moins, écoute-moi, murmura-t-elle; tu verras que je ne t'ai compromis en rien.
Compromis! c'était bien à la dignité professionnelle qu'il pensait vraiment!
—Je n'ai pas besoin de t'écouter: je n'irai pas.
—Ne dis pas cela.
—Il ne manquait plus que de disposer de moi à votre guise.
—Victor?
La colère l'affolait.
—Je vous appartiens donc; je suis donc ta chose; tu fais donc de moi ce que tu veux; tu décides et je n'ai qu'à obéir! C'en est trop, à la fin! Tu peux partir, tout est fini entre nous.
Elle l'écoutait anéantie; mais ce dernier mot, qui la frappait dans son amour, lui rendit la force; à son tour elle lui prit les deux mains, et, bien qu'il voulut les dégager, elle les retint dans les siennes:
—Tu peux me jeter à la figure toutes les paroles que t'arrache la colère; tu peux m'adresser tous les reproches que tu trouves que je mérite; je ne me révolterai pas. Sans doute j'ai des torts envers toi, et je sens toute leur portée en voyant combien profondément tu es blessé; mais me chasser, me dire que tout est fini entre nous, non, Victor, tu ne feras pas cela; tu ne le diras pas, car tu sais que jamais homme n'a été aimé comme je t'aime, adoré, respecté: et volontairement, de parti pris, même pour sauver mon frère, je t'aurais compromis!
Il la repoussa:
—Va-t'en, dit-il durement.
Elle se jeta à genoux et, retenant les mains qu'il lui retirait, elle les embrassa désespérément.
—Mais écoute-moi, s'écria-t-elle; avant de me condamner, laisse-moi dire ce que j'ai pour ma défense. Quand même je serais cent fois plus coupable que je ne le suis réellement, tu ne peux pas me repousser avec cette dureté impitoyable.
—Va-t'en!
—Tu perds la tête; la colère t'égare. Qu'as-tu? Il est impossible que ce soit moi qui, par ma maladresse, par ma faute, te mette dans cet état d'exaspération folle. Qu'as-tu, mon bien-aimé?
Ces quelques mots firent plus que la soumission désespérée de Philis et que ses élans d'amour: elle avait raison, il perdait la tête; et si coupable qu'elle se trouvât envers lui, elle ne pouvait pas admettre évidemment que la faute qu'elle avait commise le jetât dans cet accès de folie furieuse; cela n'était pas naturel, et il fallait que, dans ses paroles comme dans ses actions, tout fût naturel, tout fût explicable.
—Eh bien! parle, dit-il, je t'écoute; au surplus, il vaut encore mieux savoir. Parle donc.
X
—Tu dois comprendre, dit-elle avec un peu plus de calme,—car, puisqu'il lui permettait de parler, elle espérait bien le convaincre,—que depuis quatre jours j'ai fait tout ce que j'ai pu pour amener madame Dammauville à l'idée d'appeler en consultation avec M. Balzajette un médecin...
—Qui serait moi.
—... Toi ou un autre; je n'ai prononcé aucun nom; tu ne dois pas me croire assez maladroite pour aller grossièrement te mettre en avant; ce n'eût pas été un bon moyen pour te faire accepter par une femme intelligente; et j'ai assez souci de ta dignité pour ne pas jouer avec elle. Je croyais qu'un autre médecin que M. Balzajette trouverait un remède, un moyen quelconque, un miracle, si tu veux, qui permettrait à madame Dammauville de se rendre au palais de Justice, et je le disais; je le disais sur tous les tons, de toutes les manières, avec autant de persuasion que j'en pouvais mettre dans mes paroles. N'était-ce pas la vie de mon frère que je défendais, notre honneur? Tout d'abord, je trouvai madame Dammauville très opposée à cette idée.—Un autre médecin, à quoi bon? M. Balzajette l'avait bien soignée, puisqu'il avait pu lui faire quitter le lit. Il est vrai qu'elle avait dû le reprendre; mais c'était là un accident qu'on ne pouvait lui imputer sans injustice. Combien de raisons expliquaient cet accident? Sa longue maladie, sa faiblesse, les mauvaises conditions d'un temps dur. Elle irait mieux bientôt, elle le sentait. D'ailleurs, dût-elle se faire porter au palais de Justice, qu'elle n'hésiterait pas.
—Elle ferait cela!
—Assurément. Personne n'a plus qu'elle le sentiment du juste: elle se trouverait coupable de ne pas apporter son témoignage à un innocent; ne pas le sauver quand elle le peut, serait prendre la responsabilité de sa perte. Il est donc certain que, si elle ne peut pas venir à l'audience toute seule, elle fera tout pour y venir n'importe comment, au bras de M. Balzajette, sur une civière. J'étais donc assez tranquille de ce côté; mais je ne l'étais pas pour la civière. Que penserait-on si on la voyait en cet état? Quelle impression ferait sur les jurés cette malade! Sa maladie laisserait-elle à son témoignage toute sa valeur? Cela me fit insister. Je crois t'avoir dit que madame Dammauville me témoigne maintenant une sympathie affectueuse, qui chaque jour va s'augmentant: elle me fait rester près d'elle plus longtemps; elle m'écoute avec bienveillance; enfin elle me témoigne une véritable amitié; comme si je la connaissais depuis longtemps et avais pu lui rendre service. Je mis cette bienveillance à profit pour revenir sur la question de la consultation, mais, je te le répète, sans prononcer ton nom et sans jamais te mettre en avant. Que cela soit bien entendu et, je t'en prie, crois-moi quand je te l'affirme. Je lui représentai que, puisque M. Balzajette pouvait se dire, avec toutes les apparences de la raison, qu'il l'avait guérie, il ne devait pas se fâcher qu'elle désirât chercher à consolider cette guérison; que d'ailleurs elle avait des motifs impérieux qui l'obligeaient à ne pas attendre, car il lui en coûterait beaucoup de se présenter à la cour d'assises dans un appareil théâtral qui n'était pas du tout dans son caractère et dans ses habitudes. Il ne m'avait pas fallu grande finesse pour deviner que le souci de peiner ce vieil ami de son mari, qu'elle est trop intelligente pour ne pas connaître, était l'empêchement principal qui s'opposait à cette consultation. Ce fut alors que ton nom fût prononcé.
—Tu l'avoues donc!
—Tu vas voir comment et tu diras si tu dois t'en fâcher. Je n'ai pas passé tant de temps auprès de madame Dammauville sans lui parler de maman, et par conséquent sans lui dire comment tu l'as guérie d'une paralysie qui, par plus d'un point, ressemblait à la sienne. Il n'était pas mal, n'est-ce pas, de dire ce que tu avais fait pour nous, et, sans rien laisser soupçonner de mon amour, je pouvais bien sans doute faire ton éloge que dictait la seule reconnaissance. Tu connais trop les malades pour ne pas deviner que madame Dammauville elle-même m'avait, la première, interrogée bien des fois sur ces points de ressemblance entre sa paralysie et celle de maman, sur le traitement que tu avais ordonné, sur les effets qu'il avait produits, et naturellement comme toujours, quand je parle de toi, quand j'ai la joie de prononcer ton nom, je lui avais répondu longuement, en détail; ce n'est pas un crime, cela?
Elle attendit un moment en le regardant; sans adoucir la dureté de son regard, il lui fit signe de continuer.
—Quand j'insistai pour la consultation, madame Dammauville se rappela ce que je lui avais dit et la première,—tu entends: la première,—prononça ton nom. Je n'avais pas de raisons, il me semble, pour m'enfermer dans une réserve qui eût été inexplicable et incompréhensible; je racontai donc tout ce que pouvait dire une femme d'un homme dans ta position. Puisque tu avais soigné et guéri ma mère, j'avais bien le droit de faire ton éloge; avec une nature comme la sienne, elle n'eût pas compris que je ne le fisse point, et certainement elle eût cru à l'ingratitude de ma part. Je citai ton travail sur les maladies de la moelle, et cela encore était tout naturel: puisque c'est d'une maladie de la moelle que ma mère a été guérie, il m'était permis, si ignorante que je fusse en médecine, de l'avoir lu et étudié avant la guérison. Comme elle manifestait le désir de le connaître, j'offris de le lui prêter...
—Est-ce naturel, cela?
—Avec une autre que madame Dammauville, non, sans doute; mais elle n'est point un esprit frivole, ses lectures sont sérieuses; elle sait beaucoup; enfin, je crus pouvoir le lui prêter sans faire mal et sans encourir ton blâme. Je le lui apportai il y a deux jours, et tout à l'heure elle m'a dit que sa lecture l'avait décidée à t'appeler.
—Je n'irai certes pas: elle a son médecin.
—Ne va pas imaginer que je suis chargée de te demander de lui faite visite tout est entendu avec M. Balzajette, qui doit t'écrire ou te voir, je ne sais au juste.
—Cela serait bien extraordinaire de la part de Balzajette!
—Peut-être le juges-tu mal. Quand madame Dammauville lui a parlé de toi, il n'a pas soulevé la plus petite objection; au contraire, il a fait ton éloge; il dit que tu es un des rares jeunes en qui on peut avoir confiance; ce sont ses propres paroles que madame Dammauville m'a rapportées.
—Que m'importe le jugement de cette vieille bête!
—Je t'explique comment tu es appelé en consultation, non parce que j'ai parlé de toi, mais parce que tu inspires confiance à M. Balzajette. Si bête qu'il soit, il te rend justice et sait ce que tu vaux.
Il était donc arrivé, le moment de cette rencontre qu'il n'avait pas voulu croire possible tout d'abord, et qui, cependant, se présentait dans de telles conditions qu'il ne voyait pas comment l'éviter. Refuser Philis, il le pouvait; mais Balzajette? Comment? sous quel prétexte? Un collègue l'appelait en consultation, pourquoi ne s'y rendrait-il pas? Il eût prévu ce coup, qu'il aurait quitté Paris jusqu'au moment du procès; mais il était pris à l'improviste. Que dire pour justifier une absence qu'il n'avait pas annoncée? Il n'avait pas de mère, de frères qui pussent l'appeler et auprès desquels il fût obligé de rester. D'ailleurs il voulait aller à l'audience, et, puisque son témoignage devait peser d'un poids considérable sur la conviction des jurés, c'était son devoir de l'apporter à Florentin; c'eût été une lâcheté méprisable de manquer à ce devoir, et, de plus, c'eût été une imprudence: aux yeux de tous, il devait paraître n'avoir rien à craindre, et cette assurance, cette confiance en soi étaient une des conditions de son salut. Or, s'il venait à l'audience, et à tous les points de vue il était impossible qu'il n'y vînt pas, il s'y rencontrerait avec madame Dammauville, puisqu'elle voulait s'y faire porter au cas où elle ne pourrait pas s'y rendre librement. Soit chez elle, soit au palais de Justice, la rencontre était donc fatale, et, quoi qu'il eût fait, les circonstances plus fortes que sa volonté l'avaient préparée et amenée: tout ce qu'il tenterait ne l'empêcherait pas.
La seule question qui méritât d'être à cette heure sérieusement pesée était celle de savoir où cette rencontre serait moins dangereuse pour lui,—chez madame Dammauville, ou au Palais? Tout le reste était au-dessus de lui, et échappait à sa volonté.
Il réfléchissait ainsi silencieusement, sans plus s'occuper de Philis que si elle n'était pas près de lui, ne la regardant pas, les yeux perdus dans le vague, le front contracté, les lèvres serrées, quand la sonnette de l'entrée résonna: comme Joseph était à son poste, Saniel ne bougea pas.
—Si c'est un malade, dit Philis, qui ne voulait pas partir déjà, j'attendrai dans la salle à manger.
Et elle se leva.
Avant qu'elle fût sortie, Joseph entra:
—Monsieur le docteur Balzajette, dit-il.
—Tu vois, s'écria Philis.
Sans lui répondre, Saniel fit signe à Joseph d'introduire le docteur Balzajette, et, tandis qu'elle disparaissait légèrement, sans bruit, il se dirigea vers le salon.
Balzajette vint à lui les deux mains tendues:
—Hé! bonjour, mon jeune confrère! Enchanté de vous rencontrer.
L'accueil était bienveillant, amical et aussi protecteur; Saniel y répondit de son mieux.
—Depuis que nous nous sommes rencontrés, continua Balzajette, j'ai pensé à vous. A cela, rien que de naturel, car vous m'inspirez une vive sympathie, et ce n'est pas d'aujourd'hui; la première fois que vous êtes venu me faire visite, vous m'avez tout de suite plu; je vous ai deviné et me suis dit «Voilà un grand garçon qui fera son chemin.» Vous souvenez-vous?
Assurément il se souvenait; et de toutes les visites qu'il avait faites à ce moment aux médecins et aux pharmaciens de son quartier, celle à Balzajette avait été la plus dure; il était impossible de montrer plus de morgue, plus de hauteur; plus de dédain, que ce solennel n'en avait mis dans son accueil. Mais alors le jeune confrère était perdu dans la foule des pauvres diables et vraisemblablement il y resterait; tandis que, maintenant qu'il en était sorti, on ne savait pas où il irait.
—Je vous disais que j'avais pensé à vous, continua Balzajette; c'est à propos de cette cliente dont vous m'avez parlé; vous savez?
—Madame Dammauville?
—Précisément. Je l'ai remise sur pied comme j'en étais sûr et comme je vous l'avais annoncé; mais, depuis, cette mauvaise température lui a fait reprendre le lit. Ce n'est qu'une affaire de jours, sans aucun doute; seulement, en attendant, la pauvre femme s'irrite, s'impatiente; vous savez, jeune confrère, les femmes! Enfin, que vous dirai-je? Pour calmer cette impatience, je lui ai spontanément proposé une consultation, et naturellement j'ai prononcé votre nom, qui était indiqué par votre beau travail sur les lésions médullaires; je l'ai appuyé comme il convenait, avec l'estime qu'il s'est acquise, et j'ai eu la satisfaction de le voir accepter.
Saniel remercia comme s'il croyait à la parfaite sincérité de cette proposition spontanée.
—J'aime les jeunes, et tiens à vous dire que, toutes les fois que l'occasion s'en présentera, je serai heureux de vous introduire dans ma clientèle. Pour madame Dammauville, quel jour voulez-vous que nous prenions?
Comme Saniel paraissait hésitant, Balzajette, se méprenant sur la cause de son silence, insista:
—C'est une impatiente, dit-il; prenons donc le jour le plus rapproché qu'il sera possible.
Il fallait répondre, et dans ces conditions un refus n'était pas explicable.
—Voulez-vous demain? dit-il.
—Demain, c'est entendu. Votre heure?
Avant de répondre, Saniel alla à son bureau et consulta un almanach, ce qui parut parfaitement ridicule à Balzajette:
—Est-ce qu'il s'imagine, le jeune confrère, que je vais croire son temps si étroitement pris, qu'il lui faut des combinaisons pour me donner une heure? Mais ce n'était point une combinaison de ce genre que Saniel cherchait: poser devant cette vieille baderne, l'éblouir, il avait bien la tête à cela! Son almanach donnait le lever et le coucher du soleil, et c'était l'heure précise de ce coucher qu'il voulait: 26 mars, 6 h. 20 m.; à ce moment, il ne ferait pas encore assez nuit pour que les lampes fussent allumées chez madame Dammauville, et déjà, cependant, le jour serait assez sombre pour que dans l'incertitude du soir elle le vît mal.
—Voulez-vous six heures un quart? Je passerai vous prendre à six heures.
—Volontiers; seulement je vous demanderai d'être très exact; j'ai un dîner pour sept heures, rue Royale.
Et Saniel promit l'exactitude; ce dîner était une circonstance favorable qui lui promettait de sortir de chez madame Dammauville avant qu'on apportât les lampes.
Quand Balzajette fut parti, il alla rejoindre Philis dans la salle à manger où elle attendait anxieuse:
—Rendez-vous est pris pour demain, à six heures un quart, chez madame Dammauville.
Elle se jeta à son cou:
—Je savais bien que tu me pardonnerais.
XI
Ce ne fut pas sans émotion que, le lendemain, Saniel vit s'écouler l'après-midi, et, bien qu'il se fût mis au travail pour employer son temps, à chaque instant il s'interrompait pour regarder l'heure.
Parfois il trouvait qu'elle passait vite, puis tout de suite qu'elle ne marchait pas.
Cette agitation l'exaspérait, car le calme n'avait jamais été plus nécessaire que dans cette circonstance; qu'un danger se présentât et ce n'était qu'en restant maître de soi qu'il pouvait se sauver: il lui fallait le sang-froid du chirurgien dans une opération, le coup d'oeil du général dans une bataille, et le sang-froid pas plus que le coup d'oeil ne se trouvent chez les nerveux et les agités.
Surgirait-il, ce danger?
C'était la question qui revenait sans cesse, s'imposait, quoi qu'il fît pour l'écarter, et le jetait dans ce trouble d'autant plus énervant qu'il se rendait parfaitement compte de l'inanité d'un pareil examen. A quoi bon étudier les chances qu'il y avait pour ou contre? Tout cela était en l'air; aux mains du hasard, et par conséquent en dehors de sa volonté.
Ou il avait réussi à se rendre méconnaissable, ou il n'y était pas parvenu; c'était un fait auquel maintenant il ne pouvait rien.
Ce qui était humainement possible dans cet ordre d'idées, il l'avait prévu en choisissant une heure où l'obscurité du soir mettait les chances de son côté; pour le reste, il fallait s'en rapporter à la Fortune.
Et allant à sa cheminée, il restait devant la glace, comparant son visage à la photographie que madame Cormier lui avait remise, et muscle après muscle, il s'étudiait. Ah! s'il n'avait pas eu ces yeux bleu pâle, ces yeux d'acier, il se fût senti plus tranquille; mais dans l'obscurité, madame Dammauville verrait-elle son regard?
Toute la journée il avait étudié le ciel, car pour le succès de sa combinaison il importait qu'il ne fût ni trop clair ni trop sombre: trop clair, parce que madame Dammauville pourrait le bien dévisager; trop sombre, parce qu'on allumerait les lampes. Il devait se souvenir que c'était précisément sous la lumière d'une lampe qu'elle l'avait vu. Jusqu'au soir, le temps fut incertain, avec un ciel tantôt ensoleillé, tantôt nuageux; mais à ce moment les nuages furent emportés par un vent du nord, et le temps se mit décidément au froid, avec la clarté rose et pâle de la fin mars quand il gèle encore.
En s'examinant bien, il eut la satisfaction de constater qu'il était plus calme qu'au matin, et qu'à mesure que le moment de l'assaut s'était rapproché son agitation s'apaisait: la décision, la fermeté, le sang-froid lui étaient revenus; il se sentait maître de sa volonté et capable de n'obéir qu'à elle.
A six heures précises, il sonnait à la porte de Balzajette, et tout de suite ils partaient pour la rue Sainte-Anne. Heureux d'avoir un auditeur aux oreilles complaisantes, Balzajette faisait tous les frais de l'entretien, sans que Saniel eût à répondre de temps en temps autre chose que oui ou non, et, bien entendu, ce n'était pas de madame Dammauville qu'il parlait, mais d'histoires mondaines: de la première représentation de la veille à l'Opéra-Comique, à laquelle il avait assisté; de politique; du prochain Salon, où l'on verrait plusieurs tableaux importants pour lesquels les peintres lui avaient demandé son jugement, certains à l'avance que ce serait celui de l'opinion publique.
A six heures un quart juste, ils arrivaient à la maison de la rue Sainte-Anne, où Saniel n'était pas revenu depuis la mort de Caffié. En passant devant la loge de la vieille concierge, qui salua respectueusement Balzajette, il fut content de lui: son coeur ne battait pas trop vite, ses idées étaient fermes et nettes, tout au moment présent, ni en deçà ni au delà: si un danger se présentait il se sentait assuré de lui faire tête, sans affolement comme sans brutalité.
Au coup de sonnette tiré de main de maître par Balzajette, la porte fut ouverte aussitôt par une femme de chambre postée évidemment dans le vestibule pour attendre leur arrivée.
Balzajette passa le premier et Saniel le suivit, en donnant un rapide coup d'oeil aux pièces qu'ils traversaient: une salle à manger meublée d'acajou, et un salon en tapisserie à la main de couleur fanée; ils étaient arrivés à une porte à laquelle Balzajette frappa deux coups.
—Entrez, répondit une voix de femme au timbre ferme.
C'était le moment décisif: le jour était à souhait, ni trop vif ni trop obscur. Qu'allait dire le premier coup d'oeil de madame Dammauville?
—Mon confrère le docteur Saniel, annonça Balzajette en allant à madame Dammauville pour lui serrer la main.
Elle était étendue sur le petit lit dont avait parlé Philis, mais non contre les fenêtres, plutôt au milieu de la chambre, placé là évidemment d'après l'expérience d'une malade qui sait qu'on devra tourner autour d'elle pour l'examiner.
Profitant de cette disposition, Saniel passa tout de suite entre le lit et les fenêtres, de façon que le jour le frappât de dos et laissât, par conséquent, son visage dans l'ombre; cela se fit naturellement, sans aucune affectation, et il sembla qu'il n'avait pris ce côté du lit que parce que Balzajette avait pris l'autre.
L'examen commença, dirigé par Saniel, avec une netteté et une précision qui firent plaisir à Balzajette: il ne se perdait pas dans des paroles oiseuses, le jeune confrère, pas plus que dans des détails inutiles; il allait droit au but, ne demandant, ne cherchant que l'indispensable, et, comme les réponses de madame Dammauville étaient aussi précises que les questions de Saniel, tout en écoutant et en plaçant un mot bref de temps en temps, il se disait que son dîner ne serait pas retardé, ce qui était le point principal de sa préoccupation. Décidément, il comprenait la vie, le jeune confrère, on pourrait l'appeler en consultation; c'était un garçon à protéger, à lancer: avec sa tournure lourde, son allure brutale, sa tenue négligée, on, n'aurait pas de rivalité à craindre; avant qu'il eût pris les manières et la correction d'un homme du monde, s'il les prenait jamais, il s'écoulerait du temps.
Cependant quand madame Dammauville en vint à se plaindre du froid qu'elle éprouvait, Balzajette trouva que Saniel la laissait se perdre dans des détails un peu minutieux.
—Vous avez toujours été frileuse?
—Oui et avec une fâcheuse disposition à m'enrhumer pour un abaissement de température d'un ou deux degrés.
—Faisiez-vous de l'exercice en plein air?
—Très peu.
—On ne vous a jamais conseillé les affusions d'eau froide?
—Je ne les aurais pas supportées.
—Il faut vous dire, interrompit Balzajette, qu'avant d'habiter cette maison, cette vieille maison qui lui appartient, madame Dammauville occupait un appartement plus moderne, où elle était chauffée au calorifère, et où, par conséquent, il lui était facile de maintenir une température douce et uniforme à laquelle elle s'était habituée.
—En venant m'installer dans cette maison, où il n'était pas possible d'établir un calorifère, continua madame Dammauville, j'ai employé tous les moyens pour me mettre à l'abri du froid qui, j'en suis certaine, est mon grand ennemi: vous pouvez voir que j'ai fait poser de doubles bourrelets aux portes comme aux fenêtres.
Malgré cette invitation et le geste qui l'accompagnait, Saniel se garda bien de tourner la tête du côté de la fenêtre; il maintint son visage dans l'ombre, se contentant de regarder la porte qui lui faisait face.
—En même temps, continua madame Dammauville, j'ai appliqué des tentures sur les murs, des tapis sur le parquet, d'épais rideaux aux fenêtres, des portières aux portes, et malgré les grands feux que j'entretiens dans ma cheminée, bien souvent je n'arrive pas à me réchauffer.
—Est-ce que vous allumez aussi ce poêle? demanda Saniel en montrant un petit poêle mobile placé au coin de la cheminée.
—La nuit seulement, afin que mes domestiques n'aient pas à se relever d'heure en heure pour entretenir le feu de la cheminée: on le charge le soir avant que je m'endorme, on place le tuyau dans la cheminée, et jusqu'au matin il maintient une chaleur à peu près suffisante.
—J'estime qu'il conviendra de supprimer ce mode de chauffage, qui peut avoir de graves inconvénients, dit Saniel, et, mon confrère et moi, nous examinerons tout à l'heure la question de savoir s'il ne serait pas possible de vous donner la chaleur qu'il vous faut, rien qu'avec cette seule cheminée, sans fatiguer vos domestiques et sans vous réveiller trop souvent pour charger le feu. Mais continuons.
Quand il fut arrivé au bout de ses questions, il se leva pour examiner la malade sur son lit, mais sans tourner autour d'elle, et de façon à rester à contre-jour.
Comme peu à peu la réverbération du soleil couchant restée au ciel s'était affaiblie, Balzajette proposa de demander des lampes; sans mettre trop de hâte dans sa réponse, Saniel refusa: inutile, le jour suffisait.
Ils passèrent dans le salon, où ils se mirent d'autant plus vite d'accord, qu'à tout ce que Saniel disait Balzajette répondait:
—Je suis heureux de constater que vous partagez ma manière de voir; c'est cela, c'est bien cela!
Tous deux d'ailleurs avaient leurs raisons pour se hâter: Saniel, la peur des lampes; Balzajette, le souci de son dîner. Diagnostic, traitement à suivre, tout fut rapidement arrêté; Saniel proposait, Balzajette approuvait.
—C'est cela, c'est bien cela!
La question de la suppression du poêle mobile fut de même décidée en deux mots: pour la nuit, on installerait une grille dans la cheminée, on l'emplirait de charbon de terre qu'on couvrirait de poussier mouillé, et avec ce système, employé dans beaucoup de petites gares de chemins de fer, on aurait du feu jusqu'au matin.
—Rentrons, dit Balzajette, qui avait de l'initiative et de la décision pour toutes les choses matérielles.
Saniel, qui avait tenu ses yeux sur les fenêtres, était tranquille: il faisait encore assez jour pour qu'on n'eût pas besoin de lampes; d'ailleurs, pendant leur tête-à-tête, aucune domestique n'avait traversé le salon pour entrer chez madame Dammauville.
Mais, lorsque Balzajette ouvrit la porte de la chambre pour revenir auprès de la malade, un flot de lumière emplit le salon et les enveloppa: une lampe à abat-jour était posée sur une petite table auprès du lit; deux autres lampes avec des globes étaient allumées sur la cheminée, reflétant leur lumière dans la glace.
Comment n'avait-il pas prévu qu'il y avait, pour entrer dans la chambre de madame Dammauville, d'autre porte que celle du salon? Mais quand il l'aurait prévu, quand il aurait aperçu cette porte cachée par la tenture, cela n'eût atténué en rien le danger de sa situation. Il eut trouvé le temps de se préparer; voilà tout. Mais à quoi se préparer? Ou entrer dans la chambre et faire tête à ce danger, ou se sauver. Il entra.
—Voici ce que nous avons décidé, dit Balzajette, qui ne perdait jamais une occasion de se mettre en avant et de prendre la parole.
Pendant qu'il parlait, madame Dammauville ne paraissait pas l'écouter; elle avait attaché ses yeux sur Saniel, placé entre elle et la cheminée de manière à tourner le dos aux lampes, et elle le regardait avec une fixité caractéristique.
Balzajette, qui s'écoutait parler, ne remarquait rien; mais Saniel, qui savait ce qu'il y avait derrière ce regard, ne pouvait pas n'en pas être frappé; heureusement pour lui il n'avait qu'à laisser aller Balzajette, ce qui lui permettait de ne pas se trahir par le frémissement de la voix.
Cependant Balzajette semblait prêt d'arriver au bout de ses explications: tout à coup Saniel vit madame Dammauville étendre la main vers la lampe posée sur la table et soulever l'abat-jour en l'abaissant vers elle de façon à former un réflecteur qui projetât la lumière sur lui; en même temps il recevait un rayon lumineux en plein visage.
Madame Dammauville poussa un petit cri étouffé.
Balzajette s'arrêta, puis ses yeux étonnés allèrent de madame Dammauville à Saniel, et de Saniel à madame Dammauville.
—Vous n'êtes pas souffrante? dit-il.
—Pas du tout.
Que se passait-il donc? Mais il était rare qu'il demandât l'explication d'une chose qui le surprenait, aimant mieux la deviner et l'expliquer lui-même.
—Ah! j'y suis, dit-il avec un sourire satisfait: la jeunesse de mon jeune confrère vous étonne. C'est sa faute; pourquoi diable a-t-il fait couper ses longs cheveux et sa barbe fauve frisée.
Si madame Dammauville n'avait pas lâché l'abat-jour, elle aurait vu le visage de Saniel se décolorer et ses lèvres frémir.
—Mais voilà! continua Balzajette; il a fait ce sacrifice à ses nouvelles fonctions: l'étudiant a disparu devant le professeur.
Il eût pu continuer longtemps: ni madame Dammauville ni Saniel ne l'écoutaient; mais, pensant à son dîner, il n'allait pas se lancer dans un discours qu'à tout autre moment il n'eût pas manqué de placer; il se leva pour se retirer.
Comme Saniel saluait, madame Dammauville l'arrêta d'un mouvement de main.
—Ne connaissiez-vous pas ce malheureux qui a été assassiné en face? dit-elle en montrant ses fenêtres.
Si grave que fût un aveu, Saniel ne pouvait pas répondre par une négation.
—J'ai été appelé pour constater sa mort, dit-il.
Et il fit quelques pas vers la porte; mais elle le retint encore:
—Étiez-vous en relations avec lui? demanda-telle.
—Je l'avais vu quelquefois.
Balzajette coupa court à cette conversation, oiseuse pour lui:
—Bonsoir, chère madame. Je vous reverrai demain, mais pas le matin, car je pars à six heures pour la campagne et ne reviendrai qu'à midi.
XII
—Avez-vous remarqué comme je lui ai coupé la parole? dit Balzajette dans l'escalier. Si on écoutait les femmes, elles ne vous laisseraient jamais partir. Du diable si je devine pourquoi elle vous a parlé de cet homme assassiné! Et vous, vous en doutez-vous?
—Non.
—Je crois que cet assassinat lui a jusqu'à un certain point détraqué la cervelle; en tout cas, il lui a fait prendre cette maison en horreur.
Il continua ainsi sans que Saniel écoutât ce qu'il disait; en arrivant à la rue Neuve-des-Petits-Champs, Balzajette héla une voiture qui passait vide.
—Vous avez eu la gentillesse de ne pas me mettre en retard, dit-il en serrant la main de son jeune confrère; cependant je vois que je serais obligé de marcher vite pour arriver à mon dîner, et je n'aime pas à m'asseoir à une bonne table sans me sentir en possession de tous mes moyens. Au revoir!
Quel débarras! Ce bavardage donnait le vertige à Saniel.
Il fallait se remettre, se reconnaître, envisager la situation et ce qui pouvait, ce qui devait en advenir.
Elle était simple, cette situation; le cri de madame Dammauville l'avait révélée: lorsque la lumière de la lampe l'avait frappé en plein visage, elle avait retrouvé en lui l'homme qu'elle avait vu tirer les rideaux de Caffié. Si, dans sa stupéfaction, elle s'était d'abord refusée à le croire, ses questions à propos de Caffié, et les explications de Balzajette sur les longs cheveux et la barbe frisée du jeune confrère avaient anéanti ses hésitations et remplacé le doute par l'horreur de la certitude: l'assassin, c'était lui, elle le savait, elle avait vu; et, telle qu'elle venait de se révéler à lui, il ne semblait pas qu'elle fût femme à récuser le témoignage de ses yeux et à laisser ébranler par de simples dénégations la solidité de ses souvenirs, appuyés sur les paroles de Balzajette.
Tout cela était d'une clarté aveuglante qui montrait jusqu'au fond l'abîme ouvert devant lui; mais ce qu'il ne voyait pas, c'était de quelle façon elle allait le pousser dans ce gouffre vertigineux, c'est-à-dire à qui elle révélerait la découverte qu'elle venait de faire; à Philis, à Balzajette, à la justice.
Ce lui fut presque un soulagement de penser que pour ce soir au moins ce ne pourrait pas être à Philis, puisqu'en ce moment même elle devait être chez lui, attendant son retour anxieusement; il y avait en lui une douleur et une révolte à la pensée que, la première, elle pouvait apprendre la vérité. Il ne voulait pas que cela fût, et il l'empêcherait.
Cette préoccupation lui donna un but; il revint rue Louis-le-Grand, pensant plus à Philis qu'à lui-même. Quel désastre quand elle saurait tout! Comment supporterait-elle ce coup et quels sentiments lui inspirerait-il, quel jugement sur celui qu'elle aimait? La pauvre fille! Il s'attendrit sur elle. Lui, il était perdu, et c'était sa faute; il portait la peine de sa maladresse; mais elle, ce serait la peine de son amour qu'elle porterait: quelle blessure pour ce coeur si sensible, pour cette âme haute et fière!
Peut-être allait-il la voir pour la dernière fois; cette heure et plus rien.
Alors il voulut qu'elle fût douce pour elle, et lui laissât un souvenir qui plus tard fût un allègement à sa douleur, un rayon clair et chaud dans son deuil. Il avait été dur en ces derniers temps, fantasque, brutal, inexplicable, et, avec cette sérénité d'humeur qui était sa nature même, elle ne lui en avait pas voulu; quand il la bousculait de sa main lourde, elle avait baisé cette main, en attachant sur lui ses beaux yeux tendres, tout pleins de caresses passionnées. Il fallait qu'elle oubliât cela, et que de leur dernière entrevue elle emportât une impression attendrie qui la soutiendrait.
Que ferait-il bien; pour elle? Il se rappela combien elle avait été heureuse de leurs dîners improvisés au coin du feu six mois auparavant et il voulut lui donner ce même plaisir: il la verrait heureuse encore et, près d'elle, sous son regard, peut-être oublierait-il le lendemain.
Il entra chez le restaurateur qui lui fournissait ses déjeuners, et commanda deux dîners qu'on apporterait chez lui immédiatement.
Il n'eût pas à mettre la clef dans sa serrure: Philis était derrière la porte, écoutant. Quand elle reconnut son pas sur le palier, elle ouvrit.
—Eh bien?
—Ton frère est sauvé.
—Madame Dammauville ira à l'audience?
—Je te promets qu'il est sauvé.
—Par toi?
—Oui, par moi... précisément.
Dans son trouble de joie, elle ne remarqua pas l'accent de ces derniers mots.
—Alors tu me pardonnes?
Il la prit dans ses bras, et l'embrassant avec une émotion grave:
—De tout mon coeur, je te jure!
—Tu vois bien qu'il était écrit que tu irais chez madame Dammauville, malgré toi, malgré tout; c'était providentiel.
—Il est certain que ton amie la Providence ne pouvait pas intervenir plus à propos dans mes affaires.
Cette fois elle ne put pas ne pas être frappée du ton qu'il avait mis dans sa réponse; mais elle s'imagina que c'était uniquement cette allusion à une intervention supérieure qui l'avait contrarié.
—C'était à nous que je pensais, dit-elle, non à toi.
—J'ai bien compris. Mais ne parlons pas de cela; tu es heureuse, je ne veux pas assombrir ta joie; au contraire, j'ai pensé à m'y associer en te faisant une surprise: nous allons dîner ensemble.
—Oh! cher, s'écria-t-elle frissonnante, que tu es gentil!
Mais tout de suite, s'arrêtant:
—Et maman qui attend dans l'inquiétude! Je ne peux pas la laisser se dévorer.
—Écris-lui la bonne nouvelle, en lui disant que tu es retenue par moi, par Nougarède, le premier prétexte venu; je donnerai ta lettre au garçon de Colliot qui va nous monter notre dîner, et il l'enverra par un commissionnaire.
La lettre fut vite faite.
—Maintenant, dit Philis joyeusement, je vais mettre la table; toi, allume le feu; car il nous faut une belle flambée qui pétille dans la cheminée, nous égaie et tienne notre dîner chaud. Qu'est-ce que tu as commandé?
—Je ne sais pas: deux dîners.
—Tant mieux! nous aurons des surprises; nous laisserons les plats couverts devant le feu, et nous les prendrons au hasard; peut-être mangerons-nous le rôti avant l'entrée; mais ce ne sera que plus drôle.
Légère, vive, affairée, elle allait et venait autour de la table, gracieuse et charmante.
Quand le garçon sonna, le couvert était mis; Philis lui donna sa lettre et le renvoya au plus vite, car elle avait hâte d'être en tête à tête avec Saniel.
Alors ils s'assirent à table devant le feu, en face l'un de l'autre.
—Quel bonheur d'être seuls, dit-elle, de pouvoir se parler, se regarder librement!
C'était avec une tendresse qu'elle n'avait jamais vue dans ses yeux qu'il la regardait, une profondeur de contemplation émue qui la bouleversait et l'anéantissait. De temps en temps, de petits cris de bonheur lui échappaient:
—Oh! cher, cher, murmurait-elle.
Cependant elle le connaissait trop bien pour ne pas voir que souvent un nuage de tristesse voilait ces yeux tout pleins d'amour, et que souvent aussi ils étaient sans aucune expression, comme s'ils regardaient en dedans. Tout d'abord elle ne dit rien; mais, à la longue, elle ne put pas toujours imposer silence à l'inquiétude: pourquoi cette mélancolie en un pareil moment?
—Quelle différence entre ce dîner, dit-elle, et ceux de la fin d'octobre! A ce moment, tu étais écrasé par les difficultés les plus dures, en lutte avec les créanciers, menacé de tous les côtés, sans lendemain; et maintenant tout est aplani: plus de créanciers, plus de luttes, les ennuis que je t'imposais ont pris fin, la vie s'ouvre facile et glorieuse, le but que tu poursuivais est atteint, tu n'as plus qu'à marcher droit devant toi, fier et superbe. Et pourtant il y a dans ta physionomie une tristesse qui me tourmente. Qu'as tu? Parle, je t'en prie. A qui te confesseras-tu, si ce n'est à celle qui t'adore.
Il la regarda longuement sans répondre, se demandant si, pour le repos de son coeur, cette confession ne vaudrait pas mieux que le silence, mais le courage lui manqua, l'orgueil ferma ses lèvres.
—Que veux-tu que j'aie? dit-il. Si ma physionomie est chagrine, c'est qu'elle ne traduit pas fidèlement ce que je ressens; car ce que je ressens en ce moment c'est un ineffable sentiment de tendresse pour toi, une inexprimable reconnaissance pour ton amour et pour le bonheur que tu m'as donné. Si j'ai été heureux dans ma vie rude et cahotée, ç'a été par toi; ce que j'ai eu de bon: joie, confiance, espoir, souvenirs, c'est à toi que je l'ai dû; et, si nous ne nous étions pas rencontrés, j'aurais le droit de dire que j'ai été le plus misérable des malheureux. Quoi qu'il arrive de nous, garde ces paroles, ma mignonne, et descends-les au plus profond de ton coeur, où tu les retrouveras un jour quand tu voudras me juger.
—Te juger, moi!
—Tu m'aimes, tu ne me connais pas; mais il viendra une heure où tu voudras justement connaître celui que tu as aimé: alors souviens-toi de cette soirée.
—Elle est trop radieuse pour que je l'oublie.
—Quelle qu'elle soit, rappelle-la toi: c'est chose si fragile et si éphémère que la vie, qu'il est beau de pouvoir la concentrer, la résumer par le souvenir, dans une heure qui la marque et lui donne sa portée: cette heure, c'est celle qui s'écoule en ce moment où je te parle avec cette sincérité émue.
Philis n'était point habituée à ces élans, car dans les rares épanchements auxquels il s'était parfois abandonné, Saniel avait toujours observé une certaine réserve, comme s'il craignait de se livrer et de laisser lire au fond de sa nature. Que de fois l'avait-il raillée lorsqu'elle sentimentalisait, comme il disait, et «chantait sa romance»; et voilà que lui-même la chantait, cette romance d'amour.
Si grand que fût son bonheur à l'écouter, elle ne pouvait pas se défendre cependant d'un étonnement inquiet, et de se demander sous quelle impression mélancolique il se trouvait en ce moment.
Il savait trop bien lire en elle pour ne pas deviner cette inquiétude; alors, ne voulant pas se trahir, il amena un sourire dans ses yeux:
—Tu ne me reconnais pas, n'est-ce pas? dit-il, et je suis sûr que tu te demandes si je ne suis pas malade.
—Oh! cher, ne raille point et ne te raidis pas contre le sentiment qui met une si douce musique sur tes lèvres: heureuse, si heureuse de t'entendre parler ainsi que je voudrais voir ton bonheur égal au mien, dissiper le nuage assombri dont ton regard est voilé. Ne t'abandonneras-tu jamais? A cette heure surtout où tout chante et rit en nous comme autour de nous! Que tu fusses chagrin il y a six mois, rien n'était plus légitime: c'était désespéré que tu aurais pu être en face du lendemain; mais aujourd'hui que te manque-t-il pour être heureux?
—Rien, c'est vrai.
—Ce présent n'est-il pas le matin radieux d'un avenir superbe?
—Que veux-tu! il y a des physionomies chagrines, comme il y en a d'heureuses: la mienne n'est pas la tienne mais ne parlons plus de cela, ni de passé, ni d'avenir: soyons au présent.
Il se leva et, la prenant dans ses bras, il la fit asseoir près de lui sur le divan.
Le tintement de la sonnette de l'entrée fit sursauter Saniel comme s'il avait reçu une forte commotion électrique.
—Tu ne vas pas ouvrir? dit Philis. Qu'on ne nous prenne pas notre soirée.
Mais bientôt une nouvelle sonnerie, plus ferme, le mit sur ses jambes.
—Le mieux est de savoir, dit-il, et il alla ouvrir la porte, laissant Philis dans son cabinet.
Une femme de chambre lui tendit une lettre:
—De la part de madame Dammauville, lui dit-elle; il y a une réponse.
Il la laissa dans le vestibule, éclairé par la porte ouverte sur le palier, et rentra dans son cabinet pour lire la lettre: le rêve n'avait pas duré longtemps, la réalité le ressaisissait de ses mains impitoyables; cette lettre à coup sûr allait annoncer le coup qui le menaçait.
«Si M. le docteur Saniel est libre, je le prie de venir me voir ce soir pour affaire urgente; je l'attendrai jusqu'à dix heures; sinon je compte sur lui demain matin à partir de neuf heures.
A. DAMMAUVILLE».
Il revint dans le vestibule:
—Dites à madame Dammauville que je serai près d'elle dans un quart d'heure.
Quand il rentra dans son cabinet, il trouva Philis debout devant la glace, occupée à mettre son chapeau.
—J'ai entendu, dit-elle. Quel chagrin! Mais je ne peux pas t'en vouloir, puisque c'est pour Florentin que tu me quittes.
Comme elle se dirigeait vers la porte, il l'arrêta:
—Embrasse-moi donc une fois encore.
—Jamais il ne l'avait serrée d'une étreinte aussi longue, aussi passionnée.
XIII
Saniel n'avait pas eu une seconde de doute; ce n'était pas pour l'entretenir de médecine que madame Dammauville l'appelait, c'était pour lui parler de Caffié, et, dans la crise qui venait d'éclater, il devait se dire que c'était peut-être une bonne chance qu'il en fût ainsi: au moins il allait être le premier à savoir ce qu'elle avait décidé, et alors, il pourrait se défendre; rien n'est désespéré tant que la lutte est possible.
A son coup de sonnette donné avec fermeté, la domestique qui avait apporté la lettre ouvrit la porte, et une petite lampe à la main elle lui fit traverser la salle à manger et le salon pour l'introduire dans la chambre de madame Dammauville.
Dès le seuil, un coup d'oeil lui montra que les dispositions de cette chambre étaient changées: le petit lit, sur lequel il avait vu madame Dammauville, était rangé, replié entre les deux fenêtres, et elle était couchée dans un grand lit à baldaquin, avec rideaux d'étoffe sombre; auprès d'elle, elle avait une table assez grande sur laquelle était posée une lampe à abat-jour, des livres, un buvard; une théière et une tasse; sur la blancheur des draps, se détachait un cordon de sonnette plus long qu'ils ne le sont d'ordinaire, de façon à traîner sur son lit, où elle pouvait le prendre sans faire de mouvements; le feu de la cheminée était éteint, mais du poêle mobile rayonnait une chaleur qui disait qu'on l'avait chargé pour la nuit.
Cette chaleur saisit Saniel, qui, par un mouvement machinal, déboutonna son pardessus.
—Si la chaleur vous incommode, veuillez vous débarrasser de votre pardessus, dit madame Dammauville.
Tandis qu'il le déposait, ainsi que son chapeau sur un fauteuil, à côté de la cheminée, il entendit madame Dammauville qui disait à sa femme de chambre:
—Restez dans le salon et prévenez la cuisinière de ne pas se coucher.
Que signifiait cette recommandation? Aurait-elle peur qu'il lui coupât le cou?
—Voulez-vous approcher de mon lit, dit-elle, nous pourrons-nous entretenir sans élever la voix, ce qui est important.
Il prit une chaise et s'assit à une certaine distance du lit, de façon à ne pas se trouver dans le cercle lumineux de la lampe; puis il attendit.
Un moment de silence qu'il trouva terriblement long s'écoula avant qu'elle prît la parole.
—Vous savez, dit-elle enfin, comment le hasard m'a fait voir de cette place—elle montra une des fenêtres de sa chambre—le visage de l'assassin de mon malheureux locataire, M. Caffié.
—Mademoiselle Cormier me l'a raconté, répondit-il du ton de la conversation ordinaire.
—Peut-être vous étonnerez-vous qu'à pareille distance j'aie vu ce visage assez bien pour le retrouver après cinq mois comme si je l'avais encore devant moi.
—Cela, en effet, est extraordinaire.
—Pas pour ceux qui ont la mémoire des physionomies et des attitudes; or, chez moi, cette mémoire a toujours été très développée. J'ai gardé le souvenir de mes camarades d'enfance, et je les revois telles qu'elles étaient à six ans, à dix ans, sans qu'aucune confusion se fasse dans mon esprit.
—Les impressions de l'enfance sont généralement vives et persistantes.
—Cette persistance ne s'applique pas qu'à mes impressions de jeunesse: aujourd'hui, je n'oublie pas ou ne confonds pas plus une physionomie qu'autrefois. Peut-être, si j'avais eu de nombreuses relations et si j'avais vu tous les jours une grande quantité de gens, cette confusion se serait-elle établie, mais ce n'est pas mon cas, la fragilité de ma santé m'a imposé une vie retirée, et il n'est personne avec qui j'ai eu des rapports, même passagers, dont mes yeux ne se souviennent. Quand je pense à quelqu'un, ce n'est pas tout d'abord son nom que j'évoque, c'est sa physionomie. Toutes les fois que j'ai été au Sénat ou à la Chambre, je n'ai pas eu à demander le nom des députés ou des sénateurs qui parlaient; quand j'avais vu leur portrait, je les reconnaissais sûrement. Si j'entre dans ces détails, c'est qu'ils ont une grande importance comme vous allez le voir.
Il n'avait pas besoin qu'elle lui signalât cette importance, il ne la comprenait que trop.
—Enfin, je suis ainsi, reprit-elle; il n'est donc pas étonnant que la physionomie et l'allure de l'homme qui a tiré les rideaux dans le cabinet de M. Caffié ne soient pas sortis de ma mémoire; vous l'admettez, n'est-ce pas?
—Puisque vous me consultez, je dois vous dire que les opérations de la mémoire ne sont pas aussi simples qu'on l'imagine dans le monde, elles comprennent trois choses: la conservation de certains états, leur reproduction et leur localisation dans le passé, qui doivent être réunies pour constituer la mémoire parfaite. Or, cette réunion n'a pas toujours lieu, et souvent la troisième manque.
—Je ne saisis pas bien; quelle est, je vous prie, cette troisième chose?
—La reconnaissance.
—Eh bien! je puis vous affirmer que dans le cas qui m'occupe, elle ne manque pas.
L'action s'engageant de cette façon, il était d'une importance capitale pour Saniel de jeter des doutes dans l'esprit de madame Dammauville et de l'amener à croire que cette mémoire dont elle se montrait sûre n'était peut-être pas aussi solide, aussi parfaite qu'elle l'imaginait.
—C'est que précisément, dit-il, cette troisième chose est la plus délicate et la plus complexe des trois, puisqu'elle suppose, outre l'état de conscience principal, des états secondaires variables en nombre et en degré qui, groupés autour de lui, le déterminent.
Madame Dammauville resta un moment silencieuse et Saniel vit qu'elle faisait effort pour tendre son esprit sur ces paroles obscures:
—Je ne comprends pas, dit-elle enfin.
C'était justement ce qu'il voulait; cependant, comme il n'eût pas été adroit de laisser croire qu'il cherchait à la tromper ou à l'étourdir, il crut qu'il pourrait être un peu plus précis:
—Je veux demander, reprit-il, si vous avez la certitude que dans le mécanisme de la vision et celui de la reconnaissance qui est une vision dans le temps, il ne s'est glissé aucune confusion.
Elle respira, satisfaite évidemment de sortir de ces subtilités qui la troublaient.
—C'est justement parce que j'admets la possibilité de cette confusion, au moins en partie, que je vous ai appelé, dit-elle, pour que vous l'établissiez.
Saniel devait paraître ne pas comprendre:
—Moi, madame.
—Vous-même. Il y a quelques heures, lorsque vous êtes venu avec M. Balzajette, vous n'avez pas pu ne pas remarquer que je vous examinais d'une façon peu naturelle. Avant qu'on allumât les lampes, et quand vous tourniez le dos au jour, je cherchais où je vous avais déjà vu, mais sans y arriver. J'étais certaine de trouver en vous des points de ressemblance avec une physionomie que je connaissais, mais le nom à mettre sur cette physionomie m'échappait. Lorsque vous êtes rentré et que je vous ai mieux vu à la clarté des lampes, mes souvenirs se sont précisés; j'ai soulevé l'abat-jour, la lumière vous a frappé en plein et alors vos yeux si caractéristiques, en même temps qu'une violente contraction de votre visage, m'ont crié ce nom: cette physionomie, ces yeux, ce visage appartenaient à l'homme que, de cette place,—elle montra la fenêtre,—j'ai vu tirer les rideaux de M. Caffié.
Saniel ne broncha pas.
—Voilà une ressemblance qui serait fâcheuse pour moi, dit-il, si votre mémoire était fidèle.
—Je me dis qu'elle pouvait ne pas l'être, et après un premier mouvement de surprise qui m'avait arraché un cri, je me confirmai dans cette pensée en constatant que vous ne portiez pas les grands cheveux et la longue barbe blonde qu'avait l'homme qui avait tiré les rideaux; mais à ce moment même M. Balzajette parla de cette barbe et de ces cheveux que vous aviez fait couper; je fus anéantie; cependant j'eus la force de vous demander si vous aviez été en relation avec M. Caffié. Vous vous rappelez votre réponse?
—Parfaitement.
—Après votre départ, je restai dans une angoisse cruelle: c'était vous que j'avais vu tirer les rideaux; et ce ne pouvait pas être vous. Je cherchai ce que je devais faire: avertir la justice, vous demander un entretien. Longtemps je balançai ma résolution. Enfin, je décidai l'entretien. Je vous écrivis.
—Je me suis rendu à votre appel; mais j'avoue que je ne sais que répondre à cette étrange communication; vous croyez reconnaître en moi l'homme qui a tiré les rideaux.
—Je vous reconnais.
—Alors que voulez-vous que je dise: ce n'est pas une consultation que vous me demandez?
Elle crut comprendre le sens de cette réplique et deviner son but:
—Ce n'est pas de moi qu'il s'agit, répondit-elle, ni de mon état moral ni de mon état mental, c'est de vous: mes yeux, ma mémoire, ma conscience portent contre vous une accusation effroyable: je ne peux croire ni mes yeux ni ma mémoire, je récuse ma conscience, et je vous demande de réduire à néant cette accusation.
—Et comment, madame?...
—Oh! pas par des protestations.
—... Comment voulez-vous qu'un homme dans ma position s'abaisse à discuter des accusations qui reposent sur une hallucination...
—Croyez-vous que je sois hallucinée? Si oui, appelez demain un de vos confrères en consultation; s'il le croit comme vous, je me soumettrai; si non, je resterai convaincue que j'ai vu, bien vu, et j'agirai en conséquence.
—Si vous avez bien vu, madame, et je suis prêt à vous le concéder, c'est qu'il y a de par le monde quelqu'un qui est mon sosie; ces ressemblances extraordinaires existent, vous le savez.
—Je me le suis dit; et c'est précisément cette idée qui m'a fait vous écrire; j'ai voulu vous donner l'occasion de prouver que vous ne pouviez pas être cet homme.
—Vous conviendrez qu'il m'est difficile d'admettre une discussion sur une pareille accusation.
—On peut se trouver accusé par un concours de circonstances fatales et n'en être pas moins innocent, témoin ce malheureux garçon emprisonné depuis cinq mois pour un crime dont il n'est pas coupable; et je pars de votre innocence comme de la sienne pour vous demander de démontrer que les charges qui s'élèvent contre vous sont fausses.
—Il n'y a pas de charges contre moi.
—Il peut ne pas y en avoir; cela dépend de vous. Ainsi vos cheveux et votre barbe pouvaient être déjà coupés au moment de l'assassinat: alors il est bien certain que l'homme que j'ai vu n'était pas vous, et que je suis une hallucinée. L'étaient-ils ou ne l'étaient-ils pas?
—Ils ne l'étaient pas; c'est, il y a quelques jours, pour obtenir la guérison d'une maladie contagieuse que je les ai fait couper.
—Il se peut, continua-t-elle, sans paraître touchée de cette explication, que le jour de l'assassinat à l'heure où je vous ai vu, vous ayez été quelque part occupé de façon à prouver que vous ne pouviez pas, à la même heure, vous trouver rue Sainte-Anne, et que j'ai été le jouet d'une hallucination; enfin il se peut encore qu'à ce moment votre situation n'ait pas été celle d'un homme aux abois, poussé fatalement au crime par la misère ou l'ambition, et que, conséquemment, vous n'aviez pas intérêt à commettre ce crime d'un désespéré. Que sais-je? Vingt autres moyens de défense peuvent être entre vos mains.
—Vous citiez l'exemple de ce pauvre garçon qui est emprisonné bien qu'innocent, ne me serait-il pas applicable, si vous ne reconnaissiez pas l'erreur de vos yeux ou de votre mémoire: ne serait-il pas condamné sans votre témoignage; ne le serais-je pas, si je n'en trouve pas un qui réduise à néant votre accusation; et je ne vois pas à qui demander ce témoignage. Avez-vous pensé à l'infamie dont va me couvrir une pareille accusation. Que je la repousse, et je la repousserai, ne m'aura-t-elle pas déshonoré, perdu à jamais.
—C'est justement parce que j'y ai pensé que je vous ai appelé, afin que par une explication que vous deviez me donner, me semblait-il, vous m'empêchiez de communiquer à la justice cette accusation. Cette explication vous ne me la donnez pas, je ne dois plus penser qu'à celui dont l'innocence est prouvée pour moi, et prendre sa défense contre celui dont la culpabilité ne l'est pas moins; demain, j'aurai prévenu la justice.
—Vous ne ferez pas cela.
—Mon devoir m'y oblige, et quoi qu'il en dût advenir, j'ai toujours obéi à mon devoir: pour moi, dans cette horrible affaire, il y a un innocent et un coupable en cause; je me range du côté de l'innocent.
—Je puis vous prouver que c'est par une aberration de vision...
—Vous le prouverez à la justice: elle appréciera.
Il se leva violemment; elle posa la main sur le cordon de sonnette; ils se regardèrent un moment et ce que leurs lèvres n'exprimèrent point, leurs yeux se le dirent:—Je ne te crains pas, mes précautions sont prises.—Cette sonnette ne te sauvera pas.
Enfin, il prit la parole d'une voix rauque et frémissante:
—A vous la responsabilité de ce qui va arriver, madame.
—Je l'accepte devant Dieu, dit-elle avec une fermeté calme. Défendez-vous.
Il alla au fauteuil sur lequel il avait déposé son pardessus, et se baissant pour le prendre, sans-bruit il tourna la clef du poêle.
En même temps madame Dammauville tirait le cordon de sonnette; la femme de chambre ouvrit la porte du salon.
—Reconduisez M. le docteur Saniel.
XIV
En rentrant Saniel se laissa tomber atterré sur son divan, et, sans même allumer une bougie, il resta là, anéanti.
Ce qui était effroyable, c'était la rapidité avec laquelle il avait condamné à mort cette pauvre femme et, sans hésitation, l'avait exécutée: pour qu'il fût sauvé, il fallait qu'elle mourût: elle mourrait. Cette fois, l'idée n'avait pas tourné et dévié comme pour Caffié, allant d'une contradiction à une autre, le faisant passer par des étapes successives qui lui avaient donné l'accoutumance; n'y a-t-il donc que le premier crime qui coûte, et, dans la route où il était entré, irait-il jusqu'au bout en semant les cadavres derrière lui?
Un frisson le secoua de la tête aux pieds en pensant que cette victime pouvait n'être pas la dernière qu'exigerait son salut. Quand elle l'avait menacé de prévenir la justice, il n'avait cru que cette menace: si elle parlait, il était perdu; il lui avait fermé la bouche. Mais, cette bouche, ne s'était-elle pas déjà ouverte avant qu'il la fermât; déjà n'avait-elle pas parlé? Avant de se décider à cet entretien, elle avait pu tout raconter à des personnes de son entourage, qui, entre le moment où il était sorti avec Balzajette et celui où il était revenu, lui auraient fait visite ou qu'elle aurait mandées près d'elle pour les consulter. Alors celles-là étaient donc aussi condamnées à mort?
Crime inutile, ou série de crimes.
L'horreur qui le souleva fut si forte qu'il pensa à courir rue Sainte-Anne; il réveillerait la maison endormie, se ferait ouvrir les portes, casserait les carreaux des fenêtres, la sauverait; mais, depuis qu'il était sorti jusqu'à ce moment, l'acide carbonique et l'oxyde de carbone avaient eu le temps de produire l'asphyxie, et certainement il arriverait après la mort, ou bien, s'il la trouvait encore en vie, c'est qu'on se serait aperçu que la clef du poêle avait été tournée, et en survenant ainsi sans raison, il se trahissait aussi sûrement que par un aveu.
Après tout, il était possible qu'on eût vu que la clef était tournée, et même les probabilités étaient pour que cela fût; alors elle était sauvée et lui perdu: le hasard aurait décidé entre eux.
C'était une solution comme une autre, et qui avait cela de bon qu'elle lui échappait: advienne que pourra. Il y a des moments où le naufragé, fatigué de nager, ne sachant de quel côté se diriger, sans phare, sans direction, à bout de forces et d'espérance, fait la planche et se laisse ballotter, jouet du flot, pour se reposer et attendre une éclaircie,—c'était son cas, il n'avait qu'à attendre; tout le reste serait agitation stérile et dangereuse.
Il n'allait pas recommencer la folie de vouloir prévoir et savoir comme pour Caffié;—il saurait toujours assez tôt, quel que fût le résultat, trop tôt.
Se relevant, il alluma une bougie et se mit à marcher par son appartement, tournant sur lui-même, allant, revenant comme une bête de ménagerie; puis l'idée lui vint qu'au-dessous de lui on devait entendre ses pas; sans doute, on remarquerait cette marche agitée, on s'en étonnerait, on lui chercherait des explications, et, dans sa situation, il fallait qu'il veillât à ne donner prise à aucune remarque qui ne s'expliquât pas d'elle-même, naturellement; or, il n'est pas naturel qu'on se promène la nuit, à pas saccadés, au lieu de dormir honnêtement dans son lit. Il ôta ses bottines et, comme il ne pouvait pas rester assis, il recommença son tournoiement, le cou enfoncé dans les épaules, le dos tendu, les bras ballants.
Mais aussi pourquoi lui avait-elle parlé de doubles bourrelets aux portes et aux fenêtres, de tentures aux murs, d'épais rideaux? C'était elle qui lui avait ainsi suggéré l'idée de la clef du poêle, qui ne lui serait pas venue spontanément. S'il admettait l'influence du hasard, il y en avait une là, à coup sûr, bien caractéristique, qui, jusqu'à un certain point le dégageait.
La nuit se passa à agiter ces pensées; tantôt il trouvait que l'heure ne marchait pas, que le matin n'arriverait jamais, tantôt, au contraire, qu'elle lui échappait avec une rapidité stupéfiante; par moments, la sueur lui tombait du front sur les mains; dans d'autres, il se sentait glacé.
Quand l'aube commença à blanchir les vitres, il revint s'asseoir accablé et frissonnant sur le divan et, s'étant appuyé à un coussin, il y retrouva le parfum de Philis; alors, enfonçant sa tête dedans, il resta là immobile et le sommeil le prit.
Un coup de sonnette le réveilla, effaré, effrayé, il se trouva debout sans savoir où il était. Le jour, s'était fait; des voitures roulaient dans la rue. Un second coup de sonnette retentit, plus fort, plus précipité. Il alla ouvrir; grelottant, et reconnut la femme de chambre qui, la veille, lui avait apporté la lettre de madame Dammauville. Il n'eut pas besoin de l'interroger: le hasard s'était rangé de son côté. Son regard se troubla; ce fut sans la voir qu'il entendit la femme de chambre expliquer ce qui l'amenait.
—Elle avait été chez M. Balzajette, mais il venait de partir pour la campagne, elle alors était accourue: sa maîtresse était presque froide dans son lit, ne parlant pas, ne respirant pas, le visage rosé cependant.
—Je vais avec vous.
Il n'avait pas besoin d'en apprendre davantage cette coloration rosée, qui se remarque dans les asphyxies par l'oxyde de carbone, l'avait fixé. Cependant, en chemin, marchant vite près d'elle dans les rues encore désertes, il l'interrogea sur ce qui s'était passé après son départ:
—Il ne s'était rien passé; elle avait causé dans la cuisine avec la cuisinière qui, vers minuit, était montée à sa chambre au cinquième, et elle s'était alors couchée dans un cabinet attenant à la chambre de sa maîtresse. La nuit, elle n'avait rien entendu; le matin, au jour levant, elle avait trouvé sa maîtresse dans l'état qu'elle venait de dire, et tout de suite elle avait couru chez M. Balzajette.
Continuant son interrogatoire, il voulut savoir ce que madame Dammauville avait fait depuis la consultation avec M. Balzajette.
—Elle avait dîné comme à l'ordinaire, mais moins qu'à l'ordinaire, ne mangeant presque rien; puis elle avait reçu la visite d'une de ses amies qui n'était restée que quelques minutes, partant en voyage.
C'était bien là ce qu'il redoutait: madame Dammauville avait pu s'ouvrir à cette amie. S'il en était ainsi, son crime ne servirait donc à rien; jusqu'où l'entraînerait-il?
Au bout de quelques instants, et d'un ton qu'il s'efforça de rendre indifférent, il demanda quelle était cette amie.
—Une camarade d'enfance, madame Thézard, demeurant rue des Capucines, n° 9; la femme d'un consul.
Jusqu'à la maison de la rue Sainte-Anne, il se répéta ce nom et cette adresse, qu'il ne pouvait pas écrire et que sa tête bouleversée ne devait pas oublier, car c'était de là maintenant, que partirait le danger, si madame Dammauville avait parlé.
Depuis longtemps il était habitué au spectacle de la mort, mais, quand il se trouva en face de cette femme étendue sur son lit, comme si elle dormait, une contraction le secoua.
—Donnez-moi un miroir et une bougie, dit-il à la femme de chambre et à la cuisinière, qui se trouvaient à la porte du salon sans oser entrer.
Tandis qu'elles cherchaient, l'une ce miroir, l'autre cette bougie, il alla au poêle: la clef était restée telle qu'il l'avait tournée la veille; il l'ouvrit et revint au lit.
Son examen ne fut pas long: elle avait succombé à une asphyxie, causée par les vapeurs de charbon. Le mauvais tirage provenait-il de la construction du poêle ou d'une défectuosité de la cheminée? Ce serait ce que l'enquête déciderait; pour lui, il ne pouvait que constater la mort.
En le quittant la veille, Philis, inquiète, lui avait dit qu'elle viendrait le lendemain matin, de bonne heure, savoir ce que madame Dammauville voulait. Quand il lui apprit qu'elle était morte, ce fut une prostration désespérée: alors Florentin était perdu.
Il s'efforça de la rassurer, mais sans y parvenir; elle avait mis trop d'espérance dans ce témoignage pour accepter la catastrophe qui le leur enlevait.
Nougarède ne l'accepta pas davantage, et chez lui la déception se compliqua d'un regret: s'il avait procédé autrement et suivi la marche régulière, ce témoignage serait aujourd'hui acquis à Florentin.
Cependant il s'efforça de rassurer Philis: en somme, l'accusation ne s'appuyait que sur le bouton et la lutte qui l'avait arraché. Saniel détruirait cette hypothèse: il fallait compter sur lui.
Saniel redevint donc, comme il l'avait été jusqu'à l'intervention de madame Dammauville, la suprême espérance de Philis et de madame Cormier, et, pour les relever, il exagéra lui-même l'influence qu'il reconnaissait à son intervention:
—Quand j'aurai démontré qu'il n'y a pas eu de lutte, l'hypothèse du bouton arraché s'écroulera toute seule.
—Et si elle se maintient debout, comment et avec quoi l'abattrons-nous?
Il se fût montré tel qu'il était autrefois, qu'elle eût partagé la confiance qu'il tâchait de lui inspirer; mais depuis la mort de madame Dammauville, de si grands changements s'étaient faits en lui qu'elle ne pouvait pas ne pas s'en inquiéter. Évidemment c'était la disparition de madame Dammauville qui avait rendu son humeur sombre et son caractère irritable au point qu'on ne pouvait pas lui faire une objection: il voyait les dangers de la situation que cette disparition avait créés pour Florentin, et, avec sa générosité ordinaire, il se reprochait de n'avoir pas consenti à soigner madame Dammauville plus tôt; il l'eût certainement sauvée, puisqu'il avait commencé par demander la suppression de ce poêle, et Florentin eût été sauvé aussi.
Enfin le jour de l'audience arriva, sans que Saniel eût entendu parler de madame Thézard, ce qui prouvait que madame Dammauville n'avait rien dit à son amie. Depuis six mois que l'assassinat était passé, l'affaire avait perdu de son intérêt pour le public parisien; en province on en parlait encore, mais à Paris elle était escomptée depuis longtemps déjà: un clerc qui coupe le cou à son patron pour le voler, cela manque de romanesque; pas de femme, pas de mystère. Aussi le président, qui aimait les belles salles, avait-il eu l'ennui de ne pas se voir assailli de demandes: sa salle était pleine, elle n'était pas trop pleine.
Saniel aurait voulu que Philis restât auprès de madame Cormier; mais elle avait tenu, malgré ses observations et ses prières, à venir à l'audience: il fallait qu'elle fût là, que Florentin la vît, prît courage dans ses yeux; il se défendrait mieux s'il se sentait soutenu.
Il se défendit mal, ou tout au moins mollement, sans conviction, en homme qui s'abandonne parce qu'il sait d'avance que tout ce qu'il dira sera inutile.
Jusqu'à la déposition de Saniel, les témoins qui défilèrent furent assez insignifiants et ne révélèrent rien qui ne fût connu; seul Valérius, par ses prétentions au secret professionnel, qu'il développa longuement, amusa l'auditoire. Cette déposition, Saniel la fit brève et précise, se contentant de répéter son rapport; mais alors Nougarède se leva et pria le président de demander au témoin de s'expliquer sur la lutte qui aurait eu lieu entre la victime et son assassin; et le président, qui avait commencé par argumenter, dut, devant l'insistance de la défense, se décider à poser cette question. Alors Saniel, longuement, expliqua comment, de la position du cadavre dans le fauteuil et de son état, il résultait la preuve scientifique que cette lutte ne s'était pas produite.
—C'est une opinion, dit le président sèchement; MM. les jurés apprécieront.
—Parfaitement, répliqua Nougarède, et je me réserve de faire sentir à MM. les jurés le poids qu'elle emprunte à l'autorité de celui qui l'a formulée.
Cette phrase à effet était destinée à infirmer à l'avance les contradictions que l'accusation devait, croyait-il, soulever contre ce témoignage; mais ces contradictions ne se produisirent point, et Saniel put aller prendre prendre place à côté de Philis sans être rappelé à la barre pour soutenir son opinion contre un médecin dont l'autorité scientifique serait opposée à la sienne.
A défaut de madame Dammauville, Nougarède avait fait citer la concierge de la rue Sainte-Anne, ainsi que la femme de chambre et la cuisinière, qui avaient entendu leur maîtresse dire que l'homme qui avait tiré les rideaux de Caffié ne ressemblait pas au portrait de Florentin; mais ce n'étaient que des on-dit répétés par des gens sans importance, qui ne pouvaient pas produire l'effet du coup de théâtre sur lequel il avait basé sa défense.
Quand l'avocat général prononça son réquisitoire, on comprit pourquoi l'opinion de Saniel sur l'absence de lutte n'avait pas été contredite; bien que l'accusation crût à cette lutte, elle voulait bien l'abandonner un moment, n'ayant pas besoin de cette hypothèse pour prouver que le bouton n'avait pas été arraché en tombant d'une échelle: il l'avait été dans l'acte même de l'assassinat, dans l'effort fait pour couper le cou de la victime qui avait violemment tendu le bras droit et, par la secousse imprimée à la bretelle, arraché ce bouton. L'effet de la déposition de Saniel fut donc détruit, et celui, beaucoup moins fort, produit par les témoignages des servantes de madame Dammauville le fut de même quand l'avocat général démontra que ces on-dit se tournaient contre l'accusé; elle avait vu, racontait-on, un homme aux cheveux longs, et à la barbe frisée tirer les rideaux; eh bien! est-ce que ce signalement ne s'appliquait pas à l'accusé? A la vérité, on rapportait qu'elle n'avait pas retrouvé celui-ci dans un portrait publié par un journal illustré. Eh bien! c'est que ce portrait n'était pas ressemblant. D'ailleurs, était-il vraisemblable d'admettre qu'une femme du caractère de madame Dammauville n'eût pas averti la justice, si elle avait cru son témoignage important et décisif? La preuve qu'elle l'avait elle-même reconnu insignifiant était dans ce fait qu'elle l'avait tu.
La plaidoirie de Nougarède, si éloquente qu'elle eût été, n'avait pas détruit ces deux arguments, pas plus qu'elle n'avait effacé l'impression produite par la déposition de l'homme d'affaires relative au vol des quarante-cinq francs, et ç'avait été un verdict affirmatif, écartant la préméditation et admettant les circonstances atténuantes, que le jury avait rapporté.
En entendant l'arrêt qui condamnait Florentin à vingt ans de travaux forcés, Philis, suffoquée, s'était cramponnée au bras de Saniel; mais il ne put pas s'occuper d'elle comme il aurait voulu, car Brigard, qui était venu à l'audience pour assister au triomphe de son disciple, venait de l'aborder:
—Recevez mes félicitations pour votre déposition, mon cher; c'est un acte de courage qui vous honore. Si ce pauvre garçon avait pu être sauvé, il l'était par vous: vous avez beau dire, vous êtes l'homme de la conscience.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
I
Pendant ses premières années de séjour, à Paris, Saniel avait publié dans une revue de jeunes, du quartier Latin, un article sur la Pharmacie de Shakespeare: le poison d'Hamlet, celui de Roméo et Juliette; et bien que, depuis son choix pour la médecine, il ne lût plus guère que des livres de science, il avait dû à ce moment étudier le théâtre de son auteur; de cette étude il lui était resté dans la mémoire une phrase qui, pendant dix ans, ne lui était jamais revenue sur les lèvres, et qui tout à coup s'était imposée à son souvenir avec la persistance exaspérante d'un air entendu autrefois et qu'on répète,—celle de Macbeth: «Macbeth a tué le sommeil, le sommeil, innocent, mort de la vie de chaque jour, bain du travail douloureux, baume des âmes blessées.»
C'est que cette phrase était la traduction d'un état particulier qu'il traversait: lui aussi l'avait perdu, «ce sommeil innocent, bain du travail douloureux, baume des âmes blessées.» Jamais il n'avait été grand dormeur, en cela au moins qu'il s'était imposé l'habitude, dure au commencement, moins pénible en continuant, de ne passer que quelques heures au lit; mais ces quelques heures, il les employait bien, dormant comme les fatigués, poings fermés, sans rêves et sans réveils: le côté où il se couchait était celui où il ouvrait les yeux, et la pensée qui occupait son esprit le soir, celle qu'il retrouvait la première le matin, n'ayant point été chassée par d'autres, pas plus que par des rêves.
Après la mort de Caffié, ce sommeil tranquille et réparateur avait continué aussi calme, aussi solide; mais voilà que tout à coup, après celle de madame Dammauville, il s'était trouvé interrompu.
Tout d'abord, il ne s'en était pas tourmenté: il ne dormait pas, tant mieux! il travaillerait davantage. Mais on ne peut pas plus toujours travailler qu'on ne peut rester toujours sans manger. Saniel savait mieux que personne que la vie de tout organe se compose de périodes alternatives de repos et d'activité: l'une pendant laquelle l'organe renouvelle sa provision de matériaux nutritifs, l'autre pendant laquelle il consomme ces matériaux dans le développement de forces vives, et il n'imaginait pas qu'il pourrait travailler indéfiniment sans dormir: seulement il croyait qu'après des journées de vingt heures de travail, écrasé de fatigue, il aurait malgré tout quatre heures de sommeil complet, celui que Shakespeare appelait le bain du travail douloureux.
Il ne les avait pas eues, ces quatre heures, et la loi qui veut que tout état d'excitation prolongée amène un épuisement, que doit réparer un repos fonctionnel, s'était trouvée faussée pour lui. Quand, après ses longues journées de travail, vers une heure ou deux heures du matin, alors que tous les bruits de la vie avaient cessé dans la maison comme dans la rue, et que la lassitude se traduisait par l'inertie des muscles qui laissaient la tête s'abaisser sur la poitrine et les paupières sur ses yeux brouillés, il allait se mettre au lit, marchant avec précaution, se déshabillant lentement et sans secousse, il s'endormait sans retard dans ses draps. Mais presque aussitôt, bien souvent, il se réveillait en sursaut, suffoqué, couvert de sueur, dans un état d'anxiété extrême, l'esprit agité par des hallucinations qu'il ne chassait pas tout de suite. Alors, c'en était fait pour longtemps de son sommeil, malgré le besoin général qu'il en avait; ou bien si, après s'être tourné et retourné sur son lit, il parvenait à se rendormir, ce n'était jamais du sommeil complet et profond qui était le sien autrefois; quelques régions de son cerveau veillaient et, si leur excitation n'amenait pas le réveil brusque, elles produisaient des rêves plus pénibles pour lui, car il s'en rendait compte, il les suivait, les examinait sans pouvoir se détacher d'eux, s'en débarrasser, se réveiller tout à fait, leur jouet, leur victime: et ils étaient affreux, ces rêves, toujours les mêmes, ne quittant madame Dammauville que pour le ramener à Caffié. N'était-ce pas curieux que Caffié, qui jusqu'alors avait été complètement effacé de son souvenir, mort comme il l'était réellement, s'était trouvé ressuscité par madame Dammauville et cela la nuit seulement, spectre de l'ombre que le jour dissipait?
Croyant que l'une des causes de cette excitabilité du cerveau pouvait bien être le travail d'esprit qu'il lui imposait à doses excessives, à l'heure précisément où il aurait fallu ne pas prolonger cette excitabilité et, au contraire, l'engourdir, il avait décidé de changer un système lui ayant si mal réussi: au lieu d'un travail intellectuel, il se livrerait à un travail matériel, qui, par l'épuisement des fonctions musculaires, lui procurerait le sommeil des pauvres gens qui ont peiné toute la journée, manoeuvres ou terrassiers, charretiers ou bûcherons, et comme il ne pouvait pas rouler la brouette ou fendre le bois, il s'était mis, tous les soirs après son dîner, à marcher droit devant lui au pas accéléré, faisant ses sept ou huit lieues avant de rentrer: il aurait bien raison, à coup sûr, de ce cerveau rétif.
Le travail corporel n'avait pas mieux réussi que le travail spirituel; il avait pu se donner la fatigue des terrassiers et des bûcherons, non leur sommeil. Se mettant au lit les jambes brisées, les pieds endoloris, affaissé par sa longue marche précipitée, il avait les mêmes réveils sursautés, les mêmes rêves douloureux qui l'affolaient et l'épuisaient. Décidément la fatigue du corps ne valait pas mieux que celle du cerveau. Et même elle valait moins. Devant sa table, plongé dans ses livres, ou dans son laboratoire courbé sur son microscope, il s'absorbait dans la tâche entreprise et, par la force d'une volonté longuement exercée et soumise à l'obéissance, il parvenait à maintenir sa pensée appliquée sur le sujet imposé, sans distraction comme sans rêveries; le temps passait. Mais quand il marchait par les rues de Paris, sur les routes désertes de la banlieue, à travers les champs ou dans les bois, le long de la Seine ou de la Marne, sa pensée libre courait où elle voulait; il ne lui commandait pas; elle était la maîtresse, et toujours elle le ramenait à madame Dammauville, à Caffié, à Florentin: il semblait que l'échauffement de la marche mettait en pression son cerveau comme la chaudière d'une machine, qui alors l'entraînait, sans frein possible, sans direction, vertigineusement. Quand il rentrait en cet état, après plusieurs heures de cette excitabilité cérébrale, comment eût-il trouvé le sommeil tranquille et réparateur, complet et profond, des pauvres gens qui n'ont fait travailler que leurs muscles?
N'ayant jamais été malade, il n'avait jamais eu à s'examiner ni à se traiter: bonne pour les autres, inutile pour lui, la médecine! Avec une machine organisée comme la sienne, il n'aurait à craindre que les accidents, et, jusque-là, ils lui avaient été épargnés; en vrai fils de paysans qu'il était, il avait victorieusement résisté à la vie de Paris comme au surmenage de l'esprit. Mais le moment était venu de se livrer à cet examen, et d'essayer un traitement qui lui rendît le repos: il n'était point un médecin sceptique, et il croyait bons pour lui les remèdes qu'il avait ordonnés aux autres.
Le malheur était qu'il ne constatait en lui aucune des causes qui déterminent l'insomnie: il n'avait ni méningite, ni encéphalite, ni rien qui annonçât une tumeur cérébrale; il n'était point anémique; il mangeait; il ne souffrait pas de névralgies ni d'aucune affection aiguë ou chronique qui accompagne généralement l'absence du sommeil; il ne buvait ni café ni alcool, et, sans cet état de surexcitabilité des centres encéphaliques, il eût pu dire qu'il était en bonne santé, un peu amaigri seulement, mais voilà tout.
C'était cette excitation qu'il devait guérir, et comme il y a des remèdes classiques contre l'insomnie, il avait employé celui qui, semblait-il, devait convenir à son état; mais le bromure de potassium, malgré ses propriétés hypnotiques, n'avait pas produit plus d'effet que le surmenage intellectuel ou physique. Son inefficacité reconnue, il l'avait remplacé par le chloral; mais le chloral, qui après quelques jours d'usage devait créer une disposition particulière au sommeil, avait échoué tout comme le bromure de potassium. Alors il avait essayé les injections de morphine.
Ce n'était point sans une certaine inquiétude qu'il en était arrivé à ce troisième essai, les deux premiers ayant si mal réussi, et, puisqu'il est acquis que le chloral produit un sommeil plus calme que la morphine, il semblait qu'il devait échouer encore; cependant il avait dormi sans être tourmenté par les réveils et les rêves qui faisaient l'épouvante de ses nuits si courtes; et le lendemain il avait dormi encore.
Mais il connaissait trop bien les effets que produit l'usage prolongé de ces injections, pour les continuer au delà de ce qui était strictement indispensable; il avait donc voulu les interrompre: le sommeil l'avait de nouveau abandonné. Il les avait reprises; puis, bientôt, comme les doses primitives perdaient de leur efficacité, il les avait graduellement augmentées. Au bout d'un certain temps, ce qu'il devait craindre et ce qu'il craignait s'était réalisé: sa maigreur avait augmenté; il avait perdu l'appétit, la force musculaire en même temps que l'énergie morale; son visage pâle avait commencé à prendre l'expression si caractéristique des morphinomanes.
Alors il s'était arrêté épouvanté.
Qu'il continuât, il devenait, en effet, un morphinomane dans un temps donné, et l'apathie dans laquelle il tombait l'empêchait de résister au besoin d'absorber de nouvelles doses de poison, besoin aussi impérieux, aussi irrésistible dans le morphinisme que l'est celui de l'alcool pour l'alcoolique, et plus terrible par ses effets: la perversion des facultés intellectuelles, la perte de la volonté, de la mémoire, du jugement, la paralysie ou la manie qui conduit au suicide.
Qu'il ne continuât point, et ces nuits sans sommeil ou ces sommeils agités qui l'avaient affolé reprenaient, et à la suite revenait cette surexcitabilité du cerveau qui, en troublant la nutrition de la masse encéphalique, pouvait être le prélude de quelque affection cérébrale grave.
D'un côté, la manie par le morphinisme; de l'autre, la démence par l'excitabilité constante et désordonnée du cerveau: voilà ce qui l'attendait.
Entre un résultat fatalement certain et un qui n'était que possible, il n'avait pas à hésiter: il fallait renoncer à la morphine; et ce choix s'imposait avec d'autant plus de force que, si la morphine assurait à peu près le sommeil des nuits, elle ne donnait nullement la tranquillité des jours,—au contraire.
Quand il avait commencé à user de ce remède, c'était seulement pendant la nuit qu'il tombait sous l'influence de certaines idées; le jour, en s'appliquant au travail et en maintenant par un effort de volonté son application tendue, il échappait à ces idées: il était l'homme qu'il avait toujours été, maître de sa force et de sa pensée. Mais l'action de la morphine n'avait pas tardé à affaiblir cette volonté jusque-là toute-puissante, si bien que, quand ces idées avaient durant le jour traversé son travail, il n'avait plus eu l'énergie nécessaire pour les chasser. Il essayait de les secouer: c'était vainement; elles ne se laissaient point détacher de son cerveau, auquel elles se collaient et qu'elles envahissaient avec une expansion foisonnante.
C'est qu'en vérité ces deux cadavres le gênaient horriblement. N'était-ce pas exaspérant, pour un homme qui en avait tant vu et dépecé, qu'il n'y en eût que deux qui fussent toujours devant ses yeux, même fermés,—celui de ce vieux coquin et celui de cette malheureuse femme? Pour ne pas compliquer cette impression d'une autre qui l'humiliait, il s'était débarrassé des liasses de billets de banque pris chez Caffié en les envoyant «comme restitution» au directeur de l'Assistance publique; mais cela avait été sans effet appréciable.
La pensée aussi de Florentin l'obsédait, et, s'il voyait Caffié affaissé dans son fauteuil inondé de sang, madame Dammauville immobile et rose sur son lit, il ne lui était pas moins cruel de voir Florentin dans l'entrepont du transport qui bientôt allait l'emporter à la Nouvelle-Calédonie.
Les idées qu'il avait émises chez Crozat sur la conscience, et celles qu'il avait expliquées à Philis, à propos du remords, étaient toujours les siennes; mais, enfin, il n'en était pas moins certain que ces deux morts et ce condamné pesaient d'un poids terriblement lourd sur lui, effrayants, étouffants comme l'éphialte du cauchemar: ce n'était ni de son éducation ni de son milieu d'avoir ces cadavres derrière soi et, devant, cette victime.
Mais où ses idées d'autrefois avaient été bouleversées, depuis que ces morts avaient saisi sa vie, c'était dans sa confiance en sa force.
L'homme fort qu'il s'était cru, celui qui marche droit à son but, sans souci de rien ni de personne, ne regardant que devant soi et jamais derrière, maître de son esprit comme de son coeur et de son bras, n'était pas du tout celui qu'avait révélé la réalité.
Faible, au contraire, il avait été dans l'action, et plus faible encore après.
Et ce n'était pas seulement une humiliation dans le présent qu'il éprouvait à reconnaître cette faiblesse, c'était aussi une inquiétude pour l'avenir: car, s'il n'avait pas cette force qu'il s'était attribuée avant d'en avoir éprouvé la puissance, il devait, si ses croyances étaient vraies, succomber un jour avec les faibles.
Évidemment, s'il avait été tout à fait fort, il n'aurait pas compliqué sa vie d'un amour: les forts vont seuls, parce qu'ils n'ont besoin de personne; et lui avait besoin d'une femme, si grand besoin que c'était par elle seule, près d'elle, quand il la regardait, quand il l'écoutait, qu'il éprouvait un peu de calme.
Pour cela, était-il donc faible et lâche? Non peut-être; mais simplement humain.
II
Précisément parce qu'il éprouvait du calme auprès de Philis, Saniel eût voulu qu'elle ne le quittât point.
Mais, si heureuse qu'elle fût, dans sa douleur, de voir qu'au lieu de s'éloigner d'elle—ce qu'un autre moins généreux eût fait peut-être—il cherchait à s'en rapprocher chaque jour davantage, elle ne pouvait pas abandonner ses leçons et son travail, qui étaient leur vie même, pour donner tout son temps à son amour, pas plus qu'elle ne pouvait laisser toujours seule sa mère accablée de chagrin, qui jamais autant que maintenant n'avait eu besoin d'être relevée et soutenue.
Elle ne passait pas un jour sans venir le voir; mais, malgré l'envie qu'elle en avait, elle ne pouvait pas rester avec lui aussi longtemps qu'elle aurait voulu et que lui-même demandait. Quand elle se levait pour partir et qu'il la retenait, elle ne partait point, mais ce n'étaient jamais que quelques minutes de gagnées: elles étaient courtes, et bientôt arrivait l'heure où, après s'y être reprise dix fois, il fallait qu'elle le quittât.
En tout temps, ces séparations avaient été pour elle des désespoirs, dont l'appréhension dès le moment de l'arrivée la paralysait; mais maintenant elles lui étaient plus cruelles encore. Autrefois, quand elle le quittait, elle le voyait bien souvent déjà plongé dans son travail avant qu'elle eût tiré la porte; maintenant, au contraire, il la conduisait dans le vestibule, la retenait, ne la laissait descendre l'escalier que quand elle s'était arrachée à son étreinte, après qu'elle lui avait promis et répété de venir le lendemain de bonne heure, et de rester plus longtemps avec lui. Autrefois aussi, elle était tranquille lorsqu'elle s'éloignait, n'ayant pas à se préoccuper de sa santé, ni à se demander comment elle le retrouverait: solide et vaillant comme à l'ordinaire, aussi sain de corps que d'esprit, cela était certain. Au contraire, maintenant elle avait l'inquiétude de chercher à prévoir, chaque fois qu'elle arrivait, comment il serait: la tristesse, la mélancolie, l'abattement persisteraient-ils encore ce jour-là; son amaigrissement, sa pâleur auraient-ils augmenté? C'était son souci, son angoisse de tâcher de deviner les causes des changements qui s'étaient faits en lui, et qui se traduisaient si manifestement en tout, dans ses sentiments comme dans sa personne. N'était-ce pas extraordinaire vraiment qu'il fût plus sombre ou plus inquiet, maintenant que sa vie était assurée, qu'au temps si dur où elle était menacée sans qu'il sût jamais ce que serait son lendemain? La position que son ambition poursuivait, il l'avait conquise; l'argent nécessaire à ses besoins, il le gagnait; ses expériences avaient donné des résultats plus beaux que ceux qu'il pouvait espérer, il en convenait lui-même; les études qu'il venait de publier sur ces expériences étaient vivement discutées, louées par les uns, contestées par les autres; il semblait qu'il eût atteint son but, et il était chagrin, mécontent, malheureux, plus tourmenté qu'alors qu'il s'épuisait en efforts, sans autre soutien que sa volonté. Enfin quand, effrayée de le voir ainsi, elle l'interrogeait sur ce qu'il éprouvait, il se fâchait et lui répondait brutalement:
—Malade? Pourquoi veux-tu que je sois malade? Ne suis-je pas plus en état que personne de savoir ce que j'ai? Je me suis surmené, voilà tout; et, comme ma vie de privations ne me permettait pas de réparer mes forces, je suis arrivé à l'anémie; ce n'est pas bien grave, il me semble. Il est étrange vraiment que tu ailles chercher des explications extraordinaires à ce qui est naturel et en quelque sorte obligé: compte les dents des polytechniciens et regarde leurs cheveux après leurs examens, tu me diras ce que tu en penses. Pourquoi veux-tu qu'il en soit autrement de moi? On ne se dépense pas impunément, ce serait trop beau; tout se paye en ce monde. Il n'y a que les bourgeois qui gagnent leur fortune en tapant des cartes ou des dominos sur des tables de café et en faisant rouler des billes de billard; ce qui leur permet d'être aimables et bien entripaillés.
Elle devait croire qu'il avait raison et voyait clair dans son état; pourtant elle ne pouvait pas ne pas se tourmenter. Elle ne connaissait rien à la médecine, ne savait pas ce que c'était que le surmenage et l'anémie qui en résultait, cependant elle trouvait que cette anémie ne suffisait pas pour tout expliquer, pas plus ses brusqueries d'humeur et ses accès de colère à propos de rien, que ses élans de tendresse, ses défaillances et ses abattements, ses préoccupations et ses absences.
Par cela même qu'elle l'observait de près, elle avait très bien remarqué l'effet qu'elle produisait sur lui, et comment, par sa seule présence, elle égayait cette humeur sombre et relevait cet accablement à la seule condition de ne pas lui adresser des questions maladroites sur certains sujets qu'elle n'était pas encore arrivée à déterminer, mais qu'elle espérait bien éviter. Aussi aurait-elle voulu ne pas le quitter et s'ingéniait-elle à faire naître des occasions qui lui permissent de venir le voir jusqu'à deux fois par jour, le matin en allant à ses leçons; l'après-midi ou le soir, sous un prétexte quelconque: il se montrait si heureux lorsqu'elle lui faisait une de ces surprises!
Un soir, tard, elle sonna à sa porte d'une main que la joie rendait nerveuse.
—Je viens pour jusqu'à demain, dit-elle d'une voix triomphante.
Elle s'attendait à ce qu'il allait répondre à sa joie, par une étreinte de bonheur; il n'en fut rien.
—Est-ce que tu as à sortir?
—Pas du tout; ce n'est pas à moi que je pense, c'est à ta mère.
—Crois-tu donc que je l'aurais laissée seule dans l'état de faiblesse nerveuse et morale qui est le sien maintenant, ayant peur de tout? Il nous est arrivé une cousine de la province qui va coucher dans mon lit, et j'en ai profité bien vite pour dire que je resterais à la pension. Et me voilà.
Malgré l'envie qu'il en avait eue plus d'une fois, jamais il n'avait osé demander qu'elle lui donnât une nuit; le jour, il ne se trahissait que par son humeur chagrine ou fantasque; mais la nuit, avec le sommeil halluciné, qui était le sien, ne se trahirait-il pas par quelque parole grave qui lui échapperait?
Cependant, puisqu'elle était venue, il y avait impossibilité à la renvoyer; il ne le pouvait ni pour elle, ni pour lui. Quel prétexte trouver pour dire: «Va-t'en; je ne veux pas de toi»? Justement il la voulait: il voulait la regarder, l'écouter, entendre sa voix, qui berçait et engourdissait ses angoisses, la sentir près de lui, rien que pour l'avoir là et n'être pas face à face avec ses pensées.
A la dérobée, elle l'examinait, se demandant la cause de ce singulier accueil, debout dans le cabinet où elle était entrée à sa suite, n'osant se débarrasser de son chapeau. Comment son arrivée produisait-elle un effet si différent de celui sur lequel elle comptait en accourant heureuse et légère?
—Tu ne retires pas ton chapeau? dit-il.
—Je me demandais si tu n'avais pas à travailler.
—Pourquoi te demandais-tu cela?
—De peur de te déranger.
—Quelle rage as-tu de te demander toujours quelque chose? s'écria-t-il violemment. Que cherches-tu en moi? Qui t'étonne? Pourquoi me dérangerais-tu? En quoi? Voyons, parle une bonne fois: explique-toi.
Le temps était loin où ces explosions la stupéfiaient; mais elles la peinaient toujours, et chaque fois qu'elles éclataient, davantage: comme il était irritable, inquiet! Mais elle ne laissait plus voir sa peine et sa surprise.
—J'ai encore été maladroite à m'expliquer, dit-elle! Que veux-tu? je suis ainsi; pardonne-moi.
Ce seul mot: «Pardonne-moi!» était pour lui plus cruel que tous les reproches, car il savait bien qu'il n'avait rien à lui pardonner, puisqu'elle était la victime, et qu'il était, lui, le coupable. Ne serait-il donc jamais maître de ces emportements aussi imprudents qu'injustes?
Il la prit dans son bras, en la faisant asseoir près de lui:
—C'est à toi, de pardonner.
Autant il avait été brutal, autant il se fit tendre et caressant; il était fou de s'imaginer qu'elle pouvait avoir des soupçons, et le plus sûr moyen d'en faire naître était, précisément, de montrer de la peur qu'elle en eût; se trahir par ces maladresses était aussi grave que de laisser échapper une plainte ou un aveu pendant son sommeil.
D'ailleurs pour cette nuit il avait trouvé un moyen qui, en réalité, n'était guère difficile, de ne pas s'exposer à parler en dormant: c'était de ne pas dormir; quand le sommeil le prendrait, il ferait en sorte de se tenir éveillé. Après avoir passé tant de nuits sans fermer les yeux, il les tiendrait bien ouverts cette nuit toute entière, sans doute.
Mais il se trompait; quand il entendit la respiration calme et régulière de Philis, et que sur son épaule, où elle avait appuyé sa tête, il sentit la douce chaleur qui se dégageait d'elle le pénétrer, dans l'immobilité qu'il s'était imposée, sans s'en apercevoir, se croyant loin du sommeil et bien convaincu dès lors qu'il n'avait aucun effort à faire pour n'y pas succomber, tout à coup, il s'endormit.
Quand il s'éveilla, un rayon de soleil pâle emplissait un des coins de la chambre; accoudée sur le traversin, Philis le regardait.
Il fit un brusque mouvement et se jeta en arrière.
—Qu'est-ce qu'il y a? s'écria-t-il. Qu'ai-je dit?
Instantanément son visage pâlit, ses lèvres frémirent; il sentit son coeur battre tumultueusement et sa gorge serrée par une constriction douloureuse.
—Mais il n'y a rien, répondit-elle en le regardant tendrement, tu n'as rien dit.
Au fait pourquoi aurait-il parlé? Il n'y avait pas de raisons pour cela, si ce n'est sa peur même de se trahir: dans ses sommeils troublés, sous l'effroi de ses hallucinations, il avait pu gémir, crier, parler, mais il ne savait pas si réellement il avait jamais crié ou parlé, personne ne s'étant jamais trouvé près de lui pour l'observer et l'entendre. D'ailleurs, ce n'était pas d'un de ces sommeils agités qu'il venait de s'éveiller; au moins rien en lui ne révélait qu'il eût été agité. Malgré son trouble et sa frayeur, ces réflexions s'étaient faites instantanément dans son esprit, et son visage s'était détendu.
—Quelle heure est-il?
—Bientôt six heures.
—Six heures!
—N'entends-tu pas les voitures rouler dans la rue? Les pierrots piaillent.
Il devait être à peu près une heure lorsque ses yeux s'étaient clos; il avait donc dormi cinq heures, et d'un sommeil profond, complet, celui qu'il avait si longtemps poursuivi sans l'obtenir, «le baume des âmes affligées, le bain du travail douloureux», et il sortait de ce bain, calme, reposé, rajeuni, le corps dispos, l'esprit tranquille, en tout l'homme qu'il était autrefois en ses années de jeunesse heureuse, et non celui de ces derniers temps effroyablement durs.
Un soupir gonfla sa poitrine libre.
—Ah! si je t'avais toujours, murmura-t-il, s'adressant ces paroles à lui-même autant qu'à elle.
Et il attacha sur elle un long regard dans lequel brillait un sourire ému; puis, lui passant un bras autour des épaules, il l'attira contre lui.
—Chère petite femme!
Jamais elle n'avait senti une tendresse si profonde, si vibrante, dans sa voix; jamais elle n'avait pu, comme en entendant ces trois mots, mesurer la grandeur de l'amour qu'elle lui inspirait, et même il semblait que c'était comme la déclaration d'un amour nouveau.
La serrant passionnément, il répétait:
—Chère petite femme!
Éperdue, elle ne répondait rien, anéantie dans son bonheur.
Tout à coup il l'écarta doucement, et, la regardant avec son même sourire:
—Ce mot ne te dit rien?
—Il me dit que tu m'aimes.
—Et c'est tout?
—Que puis-je souhaiter de plus? Tu le dis, je le sens, tu me donnes la plus grande joie que je puisse rêver.
—Elle te suffit?
—Elle me suffirait si elle ne devait pas être interrompue: mais c'est là le malheur de notre vie que nous devions nous séparer au moment où les liens qui nous unissent sont le plus fortement tendus.
—Pourquoi nous séparer?
—Hélas! Et maman? Et la vie?
—Si tu ne quittais pas ta mère; si tu n'avais plus à prendre souci de ta vie.
Elle le regarda, sans oser l'interroger, ne trahissant la marche de sa pensée que par un frémissement que malgré ses efforts elle ne parvenait pas à comprimer.
—J'entends: si tu devenais ma femme.
—Oh! mon bien-aimé!
—Ne le veux-tu point?
Elle se jeta dans ses bras, défaillante; mais après un court instant, elle se redressa.
—Hélas! murmura-t-elle, c'est impossible.
—Pourquoi impossible?
—Ne me le demande pas, ne m'oblige pas à le dire.
—Mais, au contraire, je veux que tu le dises.
Elle détourna la tête et, d'une voix à peine perceptible, dans un souffle étouffé:
—Mon frère...
—C'est beaucoup pour ton frère que je veux ce mariage.
Puis, tout de suite, se reprenant:
—Me crois-tu homme à subir les sots préjugés du monde?
III
Saniel n'avait pas attendu ce jour pour reconnaître l'influence salutaire que Philis,—par sa seule présence, exerçait sur lui. Cependant, l'idée de la prendre pour femme ne s'était jamais imposée à son esprit: il était si peu fait, croyait-il, pour le mariage; il se sentait si peu mari; jusqu'à ces derniers temps, il avait eu si peu besoin d'un intérieur!
C'était tout à coup que cette idée lui était venue et l'avait frappé fortement, au moins autant par le calme qu'il sentait en lui, que par le charme qui se dégageait d'elle, la santé, le bonheur, la gaieté et la vie.
—Ah! si je t'avais toujours!
Ce mot qui lui avait échappé caractérisait la situation,—ce qui lui manquait et ce qu'il espérait.
Ce n'était pas seulement le calme corporel qu'elle lui donnait par une affinité mystérieuse à laquelle sa médecine n'entendait rien, mais dont il ne sentait pas moins toute la force; c'était encore le calme moral.
Il avait des devoirs envers elle, et terriblement lourds, envers sa mère, envers Florentin.
Pour celui-là, il avait fait ce qu'il pouvait, et même plus qu'il ne pouvait, devenant tout à coup solliciteur, assiégeant les gens, importun, osant tout pour adoucir son sort et empêcher son embarquement, ce à quoi jusqu'à présent il était parvenu, en attendant mieux.
Mais ce n'était vraiment pas là tout ce qu'il leur devait: Florentin n'en était pas moins emprisonné avec des misérables; madame Cormier, tombée dans un morne désespoir, s'affaiblissait chaque jour, et Philis, malgré son ressort et sa vaillance, se courbait écrasée sous le poids de l'injuste fatalité.
Combien la situation changeait s'il l'épousait,—et pour eux, et pour lui!
Quel soulagement! De là son cri: «C'est beaucoup pour ton frère que je veux ce mariage»; au moins il aurait fait le possible pour racheter, dans la mesure des moyens humains, ce qu'il avait été impuissant à empêcher.
Quand Philis fut un peu remise de son trouble de joie, elle l'interrogea:
—Quand s'était-il décidé à ce mariage?
Il ne voulut pas mentir et répondit que c'était à l'instant que la pensée lui en était venue, assez précise, assez forte pour donner un corps aux idées qui depuis plusieurs mois flottaient en lui vaguement.
—Au moins as-tu bien réfléchi? demanda-t-elle craintivement, n'as-tu pas cédé à un entraînement d'amour?
—Valait-il mieux céder à un calcul longuement raisonné? Je t'épouse parce que je t'aime, et aussi parce que je suis certain que, sans toi, je ne peux pas être heureux: franchement, je reconnais que j'ai besoin de toi, de ta tendresse, de ton amour, de ta force de caractère, de ton égalité d'humeur, de ta foi invincible dans l'espérance, qui pour moi, tel que je suis organisé, valent la plus belle dot.
—C'est que justement je n'ai pas la moindre dot à t'apporter. Je pouvais bien, quand tu étais aux abois, désespéré et écrasé, demander à devenir la femme du pauvre médecin de village que tu allais être; mais aujourd'hui, dans ta position, surtout dans celle que tu occuperas avant peu, la pauvre petite Philis est-elle digne de toi? Tu me fais aujourd'hui la plus grande joie que je peux goûter, celle à laquelle je ne rêvais qu'en me disant que ce serait folie d'en espérer la réalisation; mais justement cela me donne la force de te demander de réfléchir, et de voir si tu ne regretteras jamais ce moment d'entraînement qui me rend si heureuse.
—J'ai réfléchi, et ce que tu me dis en ce moment prouve, mieux que tout, que je ne me suis pas trompé; c'est une femme qui m'aime que je veux, tu es cette femme-là.
—Plus que je ne peux le dire en ce moment, étourdie par le bonheur, mais pas plus que je ne te le prouverai dans la continuité de notre amour.
—D'ailleurs, chère petite, ne te fais pas d'illusions sur les splendeurs de cette position dont tu parles; il est plus que probable qu'elles ne se réaliseront jamais, car je ne suis pas un homme d'argent et ne ferai rien pour en gagner; à moins qu'il ne vienne tout seul...
—Il viendra.
—Ce n'est pas le but que je poursuivrai: celui que je voulais, je l'ai en grande partie obtenu; si maintenant je gagnais de l'argent et me créais une riche clientèle, la jalousie de mes confrères me ferait manquer ou attendre trop longtemps ce que je veux encore et ce que mon ambition préfère à la fortune. Pour le moment cette position sera donc modeste: mes quatre mille francs de traitement d'agrégé, ce que je gagnerai au bureau central, en attendant que je sois en titre médecin d'hôpital, et en plus cinq cents francs par mois que mon éditeur me propose pour des travaux et une revue de bactériologie, nous donneront environ une douzaine de mille francs, et il est à croire que pendant assez longtemps nous devrons nous contenter de cela.
—Pour moi, c'est la fortune.
—Pour moi aussi; mais je n'ai pas moins tenu à t'avertir.
—Et pour quand veux-tu notre mariage?
—Tout de suite, aussitôt après les délais exigés par la loi, et aussi après que je me serai installé dans un nouvel appartement, car tu ne peux pas entrer, ma femme dans celui-ci, où on t'a vue venir si souvent: cela te blesserait de passer devant le concierge et me gênerait d'y passer avec toi. J'espère que je trouverai facilement, et tu voudras bien, je le pense, n'être pas plus exigeante que moi.
—Oh! cher!
—D'ailleurs, nous ne ferons pas cette fois la folie de nous mettre à la discrétion des tapissiers: la première a coûté assez cher.
Il dit ces derniers mots avec une énergie farouche; mais tout de suite il continua:
—Que nous faut-il, d'ailleurs? Un salon pour les clients, s'il en vient; un cabinet pour moi, une pièce qui me servira de laboratoire; une chambre pour nous, une pour ta mère...
—Tu veux...
—Mais sans doute! Croyais-tu donc que je te demanderais de te séparer d'elle?
Elle lui prit la main et, la lui baisant avec un élan passionné:
—Oh! le plus cher, le plus généreux des hommes.
—Ne parlons pas de cela, dit-il avec une gêne évidente. Dans l'état de prostration morale où est ta mère, ce serait la tuer que de la laisser seule; le médecin ne le permettrait pas: elle a besoin de toi, la pauvre femme, et je te promets de t'aider à adoucir sa douleur. Précisément parce qu'elle n'a pas ta force de résistance; nous devrons nous occuper d'elle beaucoup. Nous lui organiserons un intérieur pour lui plaire, où elle ne soit pas tristement; et, bien que je n'aie pas une nature très tendre, je tâcherai de lui remplacer celui dont elle est séparée: ce sera du bonheur pour elle si elle te voit heureuse.
Longuement il s'étendit sur ce qu'il voulait, éprouvant un sentiment de satisfaction à parler de ce qu'il ferait pour madame Cormier, en qui en ce moment il voyait bien plus la mère de Florentin que celle de Philis.
—Crois-tu que nous lui ferons oublier? disait-il de temps en temps.
—Oublier, non; ni elle ni moi n'oublierons jamais; mais enfin il est certain que notre chagrin se noiera dans notre bonheur; et, ce bonheur, nous te le devrons. Oh! comme tu seras adoré, respecté, béni.
Adoré, respecté! Tout bas il se répétait ces paroles. On pouvait donc être heureux à faire des heureux. Il avait eu si peu l'occasion, jusqu'à ce jour, de s'occuper des autres, que c'était là en quelque sorte la révélation d'un sentiment qu'il s'étonnait d'éprouver, mais qui, pour être nouveau, n'en était que plus doux pour lui.
Il voulut se donner la satisfaction d'en goûter toute la douceur.
—Où vas-tu ce matin? demanda-t-il.
—Je retourne à la pension faire travailler mes élèves, qui font leurs compositions pour les prix; c'est cette circonstance qui m'a fourni un prétexte à donner pour y coucher: il faut des beaux sous-verres pour emporter chez les parents aux vacances.
—Eh bien, pendant que tu seras à ta pension, ce matin même, j'irai chez ta mère. Le procédé de demande en mariage que nous venons d'employer est peut-être original et conforme aux lois de la nature,—si la nature admet le mariage, ce que j'ignore, mais il ne l'est pas certainement à celles du monde, et maintenant il convient que j'adresse cette demande à ta mère.
—Quelle joie tu vas lui faire!
—Je l'espère bien.
—C'est égal, je voudrais être là pour jouir de son bonheur. Imagine-toi que maman a la manie du mariage; elle passe son temps à marier les gens qu'elle connaît ou même ne connaît pas; elle ne lit de romans que pour le mariage de la fin, heureuse s'il a lieu, désespérée s'il manque; et elle était convaincue, la pauvre femme,—comme moi d'ailleurs—que je mourrais dans la peau jaunie d'une vieille fille. Enfin, ce soir elle aura le bonheur de m'annoncer ta visite et ta demande. Pour cette visite, ne la fais qu'après midi, n'est-ce pas? parce qu'à ce moment notre cousine sera partie.
Saniel employa sa matinée à chercher l'appartement qu'il voulait, et, comme il n'avait pas d'autres exigences que celles d'une distribution appropriée à ses besoins, il en trouva un dans une rue déserte du quartier des Invalides, qu'il arrêta. Peut-être ce quartier n'était-il guère à portée de la clientèle; mais aurait-il jamais de la clientèle? En tout cas, s'il lui en arrivait une, ce ne serait plus celle d'Auvergne, et celle-là pourrait venir le chercher aux Invalides!
Ce fut vers une heure qu'il monta aux Batignolles, où il trouva madame Cormier en train de mettre de l'ordre dans son petit logement, après le départ de la cousine. Comme toujours, lorsqu'il venait, elle lui jeta, en le voyant entrer, un regard de curiosité anxieuse dont il ne connaissait que trop la signification: Qu'avait-on obtenu pour Florentin? ne partirait-il pas?
—Ce n'est pas de lui que j'ai à vous parler aujourd'hui, dit-il sans prononcer de nom, ce qui était inutile.
Le visage de madame Cormier exprima une déception douloureuse.
—C'est de mademoiselle Philis...
—Est-ce que vous la trouvez malade? s'écria madame Cormier, qui n'admettait que des malheurs.
—Pas du tout; c'est d'elle et de moi. Ne vous inquiétez pas: j'espère que ce que j'ai à vous dire ne sera pas une cause de chagrin pour vous.
—Il faut me pardonner si je vois partout des sujets de crainte; nous avons été si effroyablement éprouvés, si injustement!
Il lui coupa la parole, car ses plaintes n'étaient pas pour lui plaire:
—Depuis longtemps, dit-il vivement, mademoiselle Philis m'a inspiré un profond sentiment d'estime et de tendresse: je n'ai pas pu la voir si courageuse, si vaillante dans l'adversité, si décidée dans la vie, si bonne avec vous, si charmante en tout, sans l'aimer, et je viens vous demander de me la donner pour femme.
Aux premiers mots de Saniel, les mains de madame Cormier avaient été agitées d'un tremblement qui avait été en augmentant:
—Est-ce possible? murmura-t-elle en fondant en larmes. A ma fille un si grand bonheur! à nous un tel honneur, à nous, à nous!
—Je l'aime.
—Pardonnez-moi si l'émotion m'emporte au delà des convenances, mais je perds la tête. Nous sommes si malheureuses, que notre âme est faible contre la joie. Je ne devrais pas parler ainsi, peut-être; mais, d'autre part, il me semble que je serais indigne du bonheur que vous nous apportez, si je ne vous répondais pas franchement. Peut-être aussi devrais-je cacher les sentiments de ma fille; mais, pour la même raison je ne peux pas ne pas vous dire que cette estime, que cette tendresse dont vous parlez, elle les partage; il y a longtemps que je l'ai deviné, bien qu'elle ne me l'ait jamais avoué; votre demande ne peut donc être accueillie qu'avec bonheur par la mère comme par la fille.
Cela avait été dit à mots entrecoupés, jetés évidemment par un coeur débordant, mais tout à coup son visage s'attrista:
—Je viens de vous parler, reprit-elle, dans la sincérité de mon âme; emportée dans un élan de joie que je ne croyais pas pouvoir éprouver encore. Mais la réflexion doit nous faire revenir en arrière. Vous êtes jeune, je ne le suis plus, et mon âge me fait un devoir de ne pas céder à l'entraînement. Nous sommes des malheureux, vous le savez mieux que personne; des parias écrasés. Vous, vous êtes un heureux de ce monde; bientôt vous serez un riche, un glorieux; est-il sage que vous embarrassiez votre vie d'une femme qui est dans la position de ma fille?
A quelques mots près, c'était la réponse de Philis, il fit à la mère celle qu'il avait faite à la fille.
Ce n'est pas pour vous que je parle, continua madame Cormier; je ne me permettrais pas de vous donner des conseils; c'est en me plaçant seulement au point de vue de ma fille, au mien, sa mère, qui dois avec l'expérience de mon âge, veiller à son avenir. Est-il certain que dans les luttes de la vie vous n'aurez jamais à souffrir de ce mariage, non parce que ma fille ne vous rendra pas heureux,—de ce côté, je suis tranquille,—mais parce que la situation que la fatalité nous a faite vous pèsera et vous entravera? Je connais ma fille, sa délicatesse, sa susceptibilité inquiète,—celle des malheureux,—sa fierté: celle des irréprochables; ce serait là pour elle une blessure qui ferait succéder le malheur au bonheur, car elle ne supporterait pas le mépris.
—Si cela est dans la nature humaine, ce n'est pas dans la mienne; je vous en donne ma parole.
—Vous pensez bien que je ne demande qu'à vous croire; je n'ai parlé ainsi que parce que je le devais.
Elle revint et d'un bond, à la joie de ce mariage: c'était donc vrai qu'il y avait des hommes, en ce monde, assez clairvoyants pour reconnaître les qualités d'une fille pauvre et ne lui demander que ces qualités?
Il expliqua comment il entendait organiser leur vie et, quand elle comprit qu'elle avait sa place entre eux, elle s'écria en joignant les mains:
—Oh! mon Dieu, qui m'avez pris mon fils, que vous êtes bon de m'en rendre un!
IV
Il ne demandait pas mieux que d'être un fils pour cette pauvre femme; en réalité il vaudrait bien ce malheureux garçon, mou et incapable. Que lui fallait-il, à cette affamée de maternité? Un fils à aimer. Elle le trouverait dans son gendre. En voyant sa fille heureuse, comment, pourquoi ne serait-elle pas heureuse elle-même?
Il pouvait se dire que personne n'était moins que lui disposé à l'infatuation; aussi n'était-ce que justice de reconnaître qu'il réparait dans la mesure du possible la fatalité dont elles avaient été victimes.
Évidemment elles seraient heureuses,—la mère comme la soeur,—et, quoi qu'en pensât Philis, encore sous le coup du chagrin, elles oublieraient. Elles lui devraient cette consolation. Pour lui, c'était quelque chose, c'était même beaucoup.
Il y avait longtemps qu'il n'avait travaillé avec la sérénité qui le soutint ce jour-là, et quand le soir, inquiet comme toujours de sa nuit, il se coucha, il s'endormit aussi tranquillement que si Philis avait appuyé sur son épaule sa tête charmante, dont il aurait respiré le parfum.
Décidément, faire des heureux était encore ce qu'il y avait de meilleur au monde, et, lorsqu'on pouvait se donner cette satisfaction, il n'y avait pas à craindre qu'on fût malheureux soi-même: quand on crée pour les autres une atmosphère de bonheur, on en profite en même temps que les autres.
Il attendait Philis avec impatience, car elle allait lui apporter certainement un écho de la joie de sa mère, et c'était une récompense qu'on lui devait bien.
Sans doute, elle arriva heureuse, souriante, toute pénétrée de tendresse; mais il l'observait de trop près pour ne pas voir qu'il y avait en elle comme une arrière-pensée, quelque chose qui l'embarrassait et qu'elle ne disait pas.
Il n'était pas en disposition d'admettre qu'elle pouvait se cacher de lui et ne pas tout lui dire.
Tout de suite il la questionna:
—Que me caches-tu?
—Comment peux-tu supposer que je te cacherais quelque chose?
—Enfin qu'as-tu? Tu comprends, n'est-ce pas, qu'il ne peut rien se passer en toi que je ne lise dans tes yeux? Eh bien, tes yeux parlent quand tes lèvres se taisent.
—C'est que j'ai une demande à t'adresser, une prière.
—Pourquoi ne la dis-tu pas?
—Parce que je n'ose.
—Il me semble cependant que je ne montre pas des dispositions qui puissent te faire croire que je te refuse rien.
—C'est justement de là que vient mon embarras et ma réserve: j'ai peur de te peiner au moment où je voudrais te prouver tout ce qu'il y a de gratitude et d'amour dans mon coeur.
—Si tu dois me peiner, le mieux est de ne pas me faire attendre.
Elle hésita; puis, devant un geste impatient, elle se décida.
—Je voulais te demander comment tu entends que se fera notre mariage?
Il la regarda surpris.
—Mais comme tous les mariages!
—Tous? dit-elle en insistant.
—Est-ce qu'il en est qui se font d'une façon différente des autres?
—Mais oui.
—Tu sais que je ne comprends rien à cette manière d'interroger en énigmes; si tu veux faire allusion à un usage mondain que je ne connaisse pas, dis-le franchement: cela n'est pas pour me blesser, puisque je suis le premier à avouer que je n'en connais aucun. Que veux-tu?
Elle sentait l'irritation croître, et pourtant elle ne pouvait se décider.
—J'ai mal commencé, reprit-elle; j'aurais dû te dire tout d'abord que tu trouveras toujours en moi une femme respectueuse de tes idées et de tes croyances, qui ne se permettra jamais de les juger, encore moins de chercher à les combattre ou les modifier: cela, tu le sens, n'est-ce pas, ne serait ni de ma nature, ni de mon amour?
—Conclus, dit-il impatiemment.
—Je pense donc; dit-elle avec une hésitation embarrassée et craintive, que tu n'admettras pas que je manque de respect à tes idées en te demandant que notre mariage se fasse à l'église.
—Mais c'était mon intention.
—Vrai! s'écria-t-elle, oh! cher, et moi qui avais si grande crainte de te blesser!
—Pourquoi veux-tu que cela me blesse? dit-il en souriant.
—Tu consens à aller à confesse?
Instantanément le sourire qui était dans ses yeux et sur ses lèvres fut remplacé par un éclair de fureur.
—Et pourquoi n'irais-je pas à confesse? s'écria-t-il.
—Mais...
—Tu supposes que je puis avoir peur de me confesser Pourquoi supposes-tu cela? Dis-le, ce pourquoi.
Il la regardait avec des yeux qui la perçaient jusqu'au coeur, comme s'ils voulaient fouiller en elle.
Stupéfaite de cet accès de fureur qui éclatait sans que rien l'eût fait prévoir, puisqu'il venait de répondre en souriant à la demande du mariage religieux qu'elle avait cru si dangereuse, elle ne trouvait rien à dire, ne comprenant pas en quoi ce simple mot «à confesse» avait pu l'exaspérer ainsi. Et cependant elle ne pouvait pas s'y tromper, c'était bien celui-là et non un autre qui l'avait mis dans cet état.
Il continuait de l'examiner; alors elle voulut essayer de s'expliquer:
—Je n'ai supposé qu'une chose, dit-elle, c'est que je pouvais te blesser en te demandant un acte en contradiction avec tes croyances.
La colère folle qui venait de l'emporter si maladroitement commençait à perdre de sa violence initiale: un mot ajouté à ce qui lui avait échappé serait un aveu. Ne se débarrasserait-il donc jamais, même alors que son esprit se trouvait dans les meilleures conditions, de l'idée fixe qui l'obsédait? Un homme comme lui pouvait avoir de la répugnance pour se confesser, mais il ne devait pas admettre l'idée qu'on supposât qu'il avait peur de cette confession: pourquoi peur?
—Ne parlons plus de cela, dit-il; surtout n'y pensons plus.
—Permets-moi un seul mot, répondit-elle. J'aurais été dans la situation de tout le monde, que je ne t'aurais rien demandé; les idées que je peux avoir au fond du coeur se seraient inclinées devant les tiennes, je t'aime assez pour cela; mais pour toi, pour ton avenir, pour ton honneur, tu ne dois pas paraître te marier en cachette, honteusement, avec une paria.
—Sois tranquille; je sens comme toi, plus que toi, la nécessité pour nous des cérémonies consacrées.
Elle ne tarda pas à comprendre que dans cette voie il allait beaucoup plus loin qu'elle.
Pour ne pas rester sous l'impression fâcheuse qu'aurait pu avoir le mot malencontreux d'où était partie cette explosion, il lui proposa de visiter l'appartement qu'il avait arrêté la veille, et tout de suite ils allèrent rue d'Estrée.
Pour la première fois, ils marchaient franchement la tête haute, côte à côte, dans les rues de Paris, sans craindre des rencontres: quel orgueil pour elle! Son mari! c'était au bras de son mari qu'elle s'appuyait! Quand ils traversèrent les Tuileries, elle fut presque surprise qu'on ne se retournât pas pour les voir passer; volontiers elle eût crié à ces indifférents, à ces ignorants: «C'est lui! Mères qui couvez si tendrement vos enfants d'un regard ému, c'est lui qui vous les guérira; enfants qui embrassez vos mères, c'est lui qui les conservera longtemps à votre affection.»
Dans les dispositions où elle était, elle ne pouvait que trouver admirable ce qu'il avait choisi: admirable la rue, admirable la maison, admirable l'appartement.
Comme il comprenait trois chambres à coucher donnant sur une terrasse où il logerait les bêtes destinées à ses expériences, Saniel voulut qu'elle décidât laquelle de ces chambres elle choisissait; puisqu'elle devait la partager avec lui, elle voulut prendre la plus belle, mais il n'accepta point cet arrangement.
—C'était entre les deux petites que je te demandais de choisir, dit-il; la grande et la belle doit être réservée à ta mère, qui, ne pouvant pas sortir, a besoin plus que nous d'espace, d'air et de lumière.
Comment n'eût-elle pas été transportée de reconnaissance en le trouvant en toutes choses, les petites comme les grandes, si parfaitement bon, plein de prévenance, de délicatesse, de générosité? Jamais elle ne l'aimerait assez pour s'élever jusqu'à lui.
Par une chance heureuse, les pièces principales, le salon et le cabinet se trouvaient à peu près de même dimension que celles de la rue Louis-le-Grand; il n'y aurait donc rien ou presque rien à changer à l'ameublement; si les rideaux n'allaient pas tout à fait bien, on tricherait un peu. Pour les autres pièces, peu importait; on se contenterait de ce qu'on avait, en le complétant avec le mobilier de la rue des Moines: ce n'était pas du présent qu'ils devaient prendre souci, c'était de l'avenir; plus tard, on verrait.
Ce bavardage féminin, coupé d'effusions et d'élans passionnés, charmait Saniel, qui avait oublié l'incident de la confession, sa colère aussi bien que son obsession, ne pensant qu'à Philis, ne voyant qu'elle, ravi par sa gaieté, sa vivacité, remué dans tout son être par les tendres caresses de ses beaux yeux sombres.
Comment ne serait-il pas heureux avec cette femme délicieuse, qui avait pris tant d'empire sur lui, et qui l'aimait si ardemment? Une inspiration inconsciente ne l'aurait pas poussé au mariage, que la raison et le calcul devraient l'y amener. Pour lui, un seul danger, désormais,—la solitude,—elle l'en préservait; avec son entrain, sa belle humeur, sa vaillance, son amour, elle ne le laisserait pas retourner à ses pensées; le travail ferait le reste.
Après la question de l'ameublement, ils réglèrent celle du mariage lui-même, c'est-à-dire de la cérémonie; et ce fut alors qu'elle eut l'étonnement de voir en lui des idées et des exigences qu'elle ne soupçonnait pas, et qui étaient même la négation de ce qu'elle avait cru jusqu'à ce jour.
La toilette avait été décidée,—robe de taille aussi simple que possible qu'elle ferait elle-même comme toutes ses robes,—et ils étaient arrivés aux témoins.
—Nous n'avons plus de relations, dit Philis.
—Vous en aviez autrefois; ton père avait des amis, des camarades.
—Je ne suis plus la fille de mon père, je suis la soeur de mon frère; je n'oserai pas leur demander d'être témoin de mon mariage.
—C'est justement parce que tu es la soeur de ton frère qu'ils ne peuvent pas te refuser: ce serait une cruauté doublée d'une grossièreté! La cruauté passe, mais la grossièreté! Parmi les gens de talent, quel était le meilleur camarade de ton père?
—Cintrat.
—Est-ce que ce n'est pas un bohème, un ivrogne?
—Mon père le regardait comme le plus grand peintre de notre temps, le plus original...
—Il ne s'agit pas du talent, mais du nom; je suis sûr qu'il n'est pas seulement décoré. Ton père avait bien d'autres amis, plus incontestablement arrivés, plus bourgeoisement, si tu veux?
—Glorient.
—Le membre de l'Institut, parfait?
—Casparis, le statuaire.
—Académicien aussi. C'est ce qu'il nous faut, et tous deux archi-décorés. Inutile de chercher plus loin; tu iras les inviter, tu diras qui je suis: professeur agrégé à l'École de médecine, médecin des hôpitaux; je te promets qu'ils accepteront. Pour moi, je prendrai mon vieux maître, Carbonneau, en ce moment président de l'Académie de médecine, et Claudet, l'ancien ministre, qui en sa qualité de député de mon département, ne pourra pas se dérober plus que les autres; et ça nous donnera des témoins décoratifs qui feront bien dans les journaux.
Ce ne fut pas seulement dans les journaux qu'ils firent bien, ce fut aussi dans l'église Sainte-Marie des Batignolles quand on les vit en tête du cortège défiler sur le tapis qui, dans la nef un peu sombre, montait de la rue jusqu'à l'autel.
—Glorient! Casparis! Carbonneau! Claudet! Les arts, la science, la politique. A moins d'avoir des diplomates, on ne pouvait espérer des boutonnières plus fleuries.
Il fallut la beauté et le charme de la mariée pour qu'elle ne fût pas éclipsée par ces glorieux témoins; mais quand on la vit passer au bras de Glorient, si libre dans sa modestie, si rayonnante de grâce, des exclamations d'admiration ou de sympathie l'accompagnèrent jusqu'au sanctuaire.
Pendant qu'à l'autel le prêtre célébrait la messe, dehors, devant la grille, un homme, vêtu d'un costume en velours marron et coiffé d'un feutre cabossé, se promenait en fumant une bouffarde: c'était M. le comte de Brigard, à qui ses principes interdisaient, aussi bien aux mariages qu'aux enterrements, l'entrée des églises et qui péripatétisait sur le trottoir avec ses disciples, en attendant la sortie, pour féliciter le marié. Quand elle eut lieu, il coupa le cortège et, prenant la main de Saniel, il la lui serra chaleureusement, en le séparant de sa femme:
—C'est bien, c'est noble, dit-il; c'est la situation qui a fait ce mariage sans elle inutile. J'ai compris; pour cela je l'excuse; je fais plus, je l'applaudis. Mon cher, vous êtes un homme.
Et comme c'était un mercredi, le soir, à la parlotte chez Crozat, il revint publiquement sur cette approbation qui, dans les conditions où elle avait été donnée, ne suffisait pas à sa conscience.
—Messieurs, nous avons assisté aujourd'hui à un grand acte réparateur, le mariage de notre ami Saniel avec la soeur de ce pauvre garçon, victime d'une injustice qui crie vengeance. Un soir, dans cette même salle, j'ai parlé de Saniel légèrement, quelques-uns de vous s'en souviennent peut-être, malgré le temps écoulé; je tiens à lui en faire publiquement réparation, aujourd'hui qu'il s'est affirmé homme de devoir et de conscience, se mettant bravement au-dessus des faiblesses sociales.
—N'est-ce pas une faiblesse sociale, dit Glady, d'avoir pris pour les témoins de cet acte réparateur des personnages qui semblent n'avoir été choisis que pour le côté décoratif de leurs situations oficielles?
—Profonde ironie, au contraire! dit Brigard, en assurant son feutre, leçon puissante et féconde que celle gui fait concourir à la démolition des préjugés ceux-là mêmes qui en sont les défenseurs professionnels! Saniel est un homme.