Conscience
V
Le dimanche qui suivit son mariage, Philis éprouva une surprise à laquelle elle réfléchit longtemps, sans lui trouver une explication satisfaisante.
Comme elle s'habillait, Saniel entra dans sa chambre:
—Que comptes-tu faire aujourd'hui?
—Ce que je fais tous les jours.
—Tu ne vas pas à la messe?
Elle le regarda étonnée, n'étant pas maîtresse de son premier mouvement, et, comme toujours lorsqu'elle paraissait vouloir lire en lui, il montra de la mauvaise humeur.
—En quoi ma question est-elle extraordinaire? dit-il.
—La messe n'est pas précisément le sujet habituel de tes préoccupations, il me semble.
—Elle peut le devenir exceptionnellement quand je pense aux autres, et c'est le cas: n'allais-tu pas à la messe quelquefois?
—Quand je pouvais.
—Eh bien, tu peux aujourd'hui si tu veux; voilà ce que j'avais à te dire: et j'ai cru que cela devait être dit. Je n'ai pas oublié la promesse que tu m'as faite d'être respectueuse de mes idées et de mes croyances: je veux te rendre la pareille, c'est bien simple.
—Tout ce qui est bon et généreux te paraît simple.
—Alors?
—Je vais y aller tout de suite.
—Comment! tout de suite? il n'est pas huit heures. Va plutôt à la grand'messe, c'est plus convenable.
Convenable! Quel mot étrange dans sa bouche! Ce n'était pas par respect pour les convenances qu'elle allait quelquefois à la messe, et plus souvent en ces derniers temps qu'autrefois, mais parce qu'il y avait en elle un fond de sentiments religieux et de piété un peu vague, que les malheurs de Florentin avaient avivés.
—J'irai à la grand'messe, dit-elle sans rien laisser paraître de ce que ce mot avait suggéré en elle, et en continuant de s'habiller.
—C'est cette robe que tu vas mettre? demanda-t-il en montrant celle qui était posée sur une chaise.
—Mais oui; à moins qu'elle ne te déplaise.
—Je la trouve un peu simple.
En effet, elle était d'une simplicité extrême, faite d'une étoffe à bas prix, ne valant que par l'originalité de façon que Philis lui avait donnée en la taillant elle-même.
—N'oublie pas, continua-t-il, que Saint-François-Xavier n'est pas une église de besoigneux; quand on est charmante comme toi, on se fait partout remarquer: on voudra savoir qui tu es.
—Tu as raison; je vais prendre ma robe de distribution de prix.
—C'est cela, et ton chapeau fermé, n'est-ce pas? plutôt qu'un chapeau rond; la première impression produite doit être la bonne.
Ce mélange de préoccupation religieuse et mondaine n'était-il pas tout à fait surprenant chez lui? Elle l'avait donc bien mal connu jusqu'à ce jour? Après tout, peut-être n'était-ce qu'une exception: au départ, il avait voulu lui donner un conseil qu'il jugeait sage.
Mais ces exigences pour la toilette se répétèrent.
Bien qu'avant le mariage elle n'eût fait que passer dans la vie de Saniel, elle la connaissait assez cependant pour savoir qu'elle était rigoureusement employée au travail, sans rien donner de son temps aux distractions ou même simplement aux relations mondaines; et elle avait cru que les choses continueraient ainsi; marié, il travaillerait comme avant de l'être. Pour le travail, elle avait raisonné juste, faux pour les distractions ou plutôt les relations. Peu de temps après leur mariage, l'un de leurs témoins, l'ancien ministre Claudet avait rattrapé un bon portefeuille et, Saniel l'ayant guéri d'une névralgie faciale juste à point pour qu'il pût faire les courses et mener les négociations qui avaient abouti à sa nomination, il s'était pris d'une belle amitié pour ce jeune médecin à qui il devait son ministère: c'était un homme bon à avoir sous la main, que celui qui faisait ces miracles et vous permettait d'aller ou de ne pas aller à la Chambre selon les circonstances; sans compter qu'il vous enlevait à la main une douleur dont seuls peuvent parler ceux qui l'ont éprouvée. Étant donné le caractère de Saniel et ses habitudes, il semblait que cette amitié ne devait guère avoir d'influence sur lui: médecin, non courtisan; mais il s'était trouvé que le médecin et le courtisan n'avaient fait qu'une seule et même personne, et que Saniel était devenu le commensal du ministère; il n'y avait pas de réunions, pas de fêtes sans qu'il y fût invité, et toutes il les acceptait, pour lui aussi bien que pour sa femme.
Quel étonnement quand elle l'avait vu tout quitter pour aller s'asseoir à la table du ministre ou figurer dans ses salons, et aussi quand les observations à propos de la robe de la messe avaient recommencé pour celles des dîners et des soirées!
Tout d'abord la robe du mariage avait été appropriée à ces exigences par un habile décolletage; mais elle ne pouvait pas toujours aller: il avait fallu l'orner, la modifier, en faire avec une seule trois ou quatre, ce qui n'était pas facile; si ingénieuse qu'elle fût pour ces arrangements, quelques mètres de tulle et de gaze ne lui fournissaient pas des combinaisons indéfinies.
D'ailleurs, elles ne lui suffisaient point; il les trouvait trop simples et voulait des dentelles, du jais, des fleurs, du brillant, du clinquant, ce qu'il voyait aux autres femmes.
Comment le contenter avec les faibles ressources dont elle disposait? Elle avait apporté dans son ménage une économie d'avare; Joseph, congédié, était remplacé par une bonne qui faisait tout, l'appartement, la cuisine et même un peu de blanchissage; cette cuisine était d'une simplicité de pauvres gens; mais ces petites économies, gagnées d'un côté, fondaient vite d'un autre, dans les toilettes, dans les voitures qu'il fallait prendre, bon gré, mal gré, trop souvent.
Alors elle avait voulu se remettre au travail, non des leçons, ce qui n'était plus possible, mais des menus, qui lui donneraient une centaine de francs par mois assez facilement. Il n'y avait pas consenti, et, comme elle insistait doucement, il s'était fâché:
—Cela ne serait pas digne de toi; je ne veux pas qu'on dise que ma femme descend à ces besognes.
Il lui avait seulement permis la peinture; puisque autrefois elle avait peint dans l'atelier de son père pour s'amuser, et qu'elle n'avait renoncé aux tableaux, quand elle avait dû gagner sa vie, que parce que le temps lui manquait pour travailler honnêtement; elle pouvait s'y remettre, maintenant qu'elle n'était plus poussée par la tâche quotidienne; si le métier était honteux, l'art pouvait être honorable; qu'elle eût du talent, il en serait heureux, même glorieux; qu'elle vendît ses tableaux, ce serait une originalité qui ferait parler d'elle dans le monde.
Le salon avait été en partie transformé en atelier et elle avait essayé quelques petits tableaux qui, pour n'avoir aucune prétention au grand art, étaient cependant agréables, faciles, enlevés avec un chic brillant qui plaisait. Glorient, à qui elle les avait montrés, les avait trouvés «gentils comme tout», et il en avait fait acheter deux par son marchand, qui en avait commandé d'autres, à un prix doux, il est vrai, très doux même, mais enfin, pour elle, beaucoup au-dessus de ce qu'elle attendait.
Avec le courage et la constance que les femmes apportent à ce qui leur plaît, elle eût volontiers travaillé du matin au soir; mais les relations que Saniel s'était créées ne lui en laissaient pas la liberté. Par cela seul qu'il était assidu chez Claudet, on l'avait invité ailleurs, et comme au lieu de se dérober à ces invitations il les avait recherchées, il en était résulté pour elle des obligations mondaines qui lui dévoraient son temps; tous les jours elle avait une ou plusieurs visites à faire: elle devait aller aux enterrements, aux mariages, se montrer aux ventes de charité; elle-même avait son jour, et pendant trois heures il lui fallait écouter des papotages féminins sans intérêt pour elle.
Et lui, quel plaisir pouvait-il prendre à endosser un habit, quand il était las après une journée bien employée, pour s'en aller dans un salon, lui fils de paysan, resté paysan par tant de côtés, lui qui autrefois ne comprenait rien à la vie mondaine et n'avait pour elle que du mépris, la trouvant aussi ennuyeuse que ridicule.
Elle avait cherché à deviner la cause de ce changement, et quand, avec adresse, avec légèreté, d'une façon détournée, elle l'avait amené à s'expliquer là-dessus, elle n'en avait tiré qu'une réponse, qui pour elle n'en était pas une:
—Il faut être du monde.
Pourquoi donc tenait-il tant à être du monde? était-ce pour elle, parce qu'elle était la soeur d'un forçat, qu'il voulait l'imposer partout et la faire admettre la tête haute? Cela, elle l'eût jusqu'à un certain point compris, bien que ce rôle qu'il lui faisait jouer fût le plus cruel qu'on pût lui donner, et précisément le contraire de celui qu'elle aurait pris si elle avait été libre.
Mais il n'y avait pas que cela dans ce besoin d'être du monde. Lui, pour l'avoir épousée, n'était pas le frère d'un forçat, et cependant, en l'observant de près, on pouvait croire que ce qu'il demandait à ces relations et aux personnages dans de hautes situations qu'il recherchait, c'était une part de leur importance, de leur considération, de leur honneur, comme s'il voulait s'en couvrir. Il n'avait besoin cependant ni de cette importance, ni de cette considération, ni de cet honneur, et n'avait rien à leur prendre en se frottant à eux. Il était quelqu'un par lui-même. La place qu'il s'était faite était digne de son mérite. Son nom était honoré. On enviait son avenir.
Et pourtant, comme s'il ne sentait pas cela, il recherchait de petites satisfactions indignes d'une ambition sérieuse et d'une valeur incontestée; n'avait-elle pas eu la surprise, un soir que, par une belle nuit, ils s'en revenaient à pied, de lui entendre dire qu'on venait de lui proposer la décoration d'une république espagnole. Bien qu'elle eût appris à veiller sur ses paroles, une exclamation lui avait échappé:
—Qu'est-ce que tu ferais de ça?
—Je n'ai pas pu la refuser.
Non seulement il n'avait pas refusé celle-là, mais encore il en avait accepté d'autres: des bleues, des vertes, des jaunes, des tricolores aussi; il en avait porté à la boutonnière, autour du cou, et en plaque sur son habit. Quel bien pouvaient lui faire ces décorations qui l'amoindrissaient; et comment un homme de son mérite avait-il hâte d'obtenir la Légion d'honneur avant qu'elle lui tombât naturellement lorsqu'elle serait mûre pour lui?
Il y avait là des étonnements, des obscurités, des non-sens qui faisaient travailler son esprit lorsque, assise toute seule devant son chevalet, elle peignait, pendant qu'à côté d'elle, dans son laboratoire, il poursuivait ses expériences ou que dans son cabinet il écrivait un article pour sa Revue.
Mais ce n'était pas sans résistance qu'elle se laissait aller ainsi à le juger: on ne juge pas ceux qu'on aime, et elle l'aimait. N'était-ce pas manquer de respect à son amour que de ne pas l'admirer en tout? Quand ces idées la tourmentaient, elle abandonnait son chevalet et, se levant, elle allait le trouver là où il était: près de lui, elles se dissipaient. Les premières fois, pour ne pas le déranger, elle était entrée sur la pointe des pieds, marchant à pas étouffés, et elle s'était penchée sur son épaule, l'embrassant avant qu'il l'eût vue ou entendue; mais alors il avait trahi un tel effarement, une telle peur, qu'elle avait renoncé à cette manière de l'aborder.
—Pourquoi m'arrives-tu ainsi sur le dos? Que cherches-tu? Que veux-tu?
Pour cela, cependant, elle n'avait point cessé de venir le voir; mais elle avait procédé autrement; au lieu de le surprendre, elle avait annoncé son arrivée, claquant le pêne de la porte, traînant les pieds; et au lieu de l'accueillir d'une façon inquiète, il l'avait alors reçue avec une joie franche.
—Tu ne travailles plus?
—Je viens te voir un peu.
—Eh bien, reste là, ne t'en retourne pas tout de suite; je ne suis jamais si heureux, je ne travaille jamais si bien que lorsque je t'ai près de moi.
Cela était vrai, elle le voyait et le sentait; par cela seul qu'elle était près de lui, qu'elle parlât ou ne parlât point, rien que par sa présence il était heureux.
Encore fallait-il qu'elle ne parût pas le regarder trop attentivement, avec l'intention manifeste de l'observer; car, cela ayant eu lieu dans les premiers temps de leur mariage, il s'était emporté et fâché comme lorsqu'elle avait eu la maladresse de lui tomber sur le dos à l'improviste:
-Pourquoi m'examines-tu ainsi? Que cherches-tu en moi?
Elle se l'était tenu pour dit et, lorsqu'elle restait ainsi près de lui elle s'observait pour garder une attitude discrète qui ne le fâchât point: pas de regards curieux, pas de questions, il était content. Cependant, comme cette attitude n'était pas toujours commode, elle lui demandait de l'aider, et après lui elle revoyait en secondes des épreuves, ou bien elle lui mettait au net des dessins un peu grossiers qu'il faisait lui-même pour ses recherches microscopiques: alors le temps passait vite. S'il avait voulu rester ainsi et, dans cette douce intimité, laisser passer les heures de la soirée, sans parler de sortir, comme elle eut été heureuse! Mais il n'oubliait jamais l'heure:
—Allons, disait-il en s'interrompant, il faut sortir.
Elle n'avait jamais osé demander les raisons vraies de ce «il faut».
VI
Si elle n'osait pas lui adresser franchement cette question: «Pourquoi faut-il sortir?» pas plus celle-là que les autres, d'ailleurs: «Pourquoi est-il convenable que je me fasse voir à la messe?—Pourquoi dois-je porter des toilettes qui nous ruinent?—Pourquoi acceptes-tu des décorations sans valeur à tes yeux?—Pourquoi recherches-tu la compagnie de gens qui n'ont d'autre mérite que celui qu'ils tirent de leur situation officielle ou de leur fortune?—Pourquoi nous imposons-nous des devoirs mondains qui nous ennuient autant l'un que l'autre, au lieu de rester en tête à tête dans une tendre et intelligente intimité qui nous est aussi douce à l'un qu'à l'autre?» elle ne pouvait pas ne pas se les adresser à elle-même.
Elles eussent toutes appartenu à cet ordre d'idées, qu'elle eût sans doute trouvé à les expliquer: disposition de caractère; exigences d'une ambition pressée de réaliser ses désirs; susceptibilité ou fierté ombrageuse; mais il y en avait d'autres qui reposaient sur des observations ou des souvenirs n'ayant avec celles-là aucun rapport,—au moins lui semblait-il.
Elle eût commencé à connaître son mari le lendemain de son mariage, qu'elle aurait pu croire qu'il avait toujours été tel qu'il se révélait à elle; mais ce n'était pas là son cas et l'homme qu'elle avait aimé ressemblait si peu à celui dont elle était devenue la femme, qu'on aurait pu croire qu'ils faisaient deux.
A la vérité, ce n'était point le mariage qui avait amené dans son humeur les changements qui la frappaient; mais ils n'en étaient pas moins caractéristiques par cela qu'ils remontaient à une époque antérieure à ce mariage.
Comment ils avaient commencé, elle se le rappelait avec une netteté qui ne laissait place ni au doute ni à l'hésitation: c'était au moment où les poursuites de ses créanciers l'avaient mis en relation avec Caffié. Pour la première fois, lui, toujours si ferme qu'elle le croyait au-dessus de la faiblesse, avait eu un moment de découragement en annonçant qu'il allait peut-être être obligé de quitter Paris; mais ce découragement n'avait rien des colères ou des défaillances qu'elle avait trouvées en lui plus tard: c'était la juste douleur d'un homme qui voit son avenir brisé, rien de plus. La seule surprise qu'elle eût alors éprouvé avait été causée par l'idée d'étrangler Caffié et de prendre dans sa caisse l'argent qu'il lui fallait pour se tirer d'affaire, et aussi parce qu'il lui avait dit—comme conséquence de cet acte—du remords chez l'homme intelligent, qui n'a jamais à supporter les reproches de sa conscience, puisque pour lui la conscience n'existe pas. Mais c'était là évidemment une simple théorie philosophique, non un trait de caractère; un mot de plaisanterie ou un argument de discussion.
Débarrassé de ses créanciers avec l'argent gagné à Monaco, il avait repris son calme, travaillant plus que jamais, passant ses concours, et, quand il était dans les conditions les mieux faites pour se montrer nerveux, violent, injuste, brutal, restant, au contraire, l'homme qu'il avait toujours été depuis qu'elle le connaissait. Puis, tout à coup, peu de temps avant que Florentin passât aux assises, avaient éclaté ces bizarreries d'humeur, ces colères, ces inquiétudes pour elle inexplicables, se manifestant précisément au moment même où, par l'intervention de madame Dammauville, on pouvait espérer que Florentin allait être sauvé. Elle n'avait pas oublié la colère furieuse avec laquelle il avait repoussé sa demande de voir madame Dammauville, sans que rien expliquât et justifiât cet accès: il l'avait chassée durement, il voulait rompre, et, avant d'en avoir été témoin, elle n'imaginait pas qu'on pût mettre une pareille violence dans l'exaspération; puis à cette scène en avait succédé une autre, tout opposée, qui ne l'avait pas moins frappée, quand, dans leur dîner au coin du feu, il avait laissé paraître une si profonde désolation en lui recommandant de garder le souvenir de cette soirée le jour où elle voudrait le juger, et en lui annonçant d'une façon en quelque sorte prophétique qu'une heure viendrait où elle voudrait connaître celui qu'elle aimait.
Et voilà que cette heure, dont elle avait rejeté bien loin la pensée, avait sonné; voilà qu'elle cherchait à combiner les éléments de ce jugement qui, alors, lui paraissait criminel, et, maintenant, s'imposait à ses préoccupations quoi qu'elle fît pour le repousser.
Que de fois lui était revenu ce souvenir, à ce point qu'on pouvait dire qu'il ne l'avait pas quittée, doux et douloureux en même temps, et moins doux, plus douloureux à mesure que de nouveaux sujets d'inquiétude s'étaient ajoutés les uns aux autres, en insistant sur l'impression mystérieuse et troublante qui lui en était restée!
Le juger! Pourquoi voulait-il qu'elle le jugeât? Et sur quoi?
Et cependant, ce n'était pas là, chez lui, une parole insignifiante, mais bien la constatation d'un état particulier de sa conscience, qui, plusieurs fois depuis, s'était affirmé. N'était-ce pas, en effet, à cet ordre d'idées qu'appartenait le cri qui lui avait échappé dans la nuit où, se réveillant tout à coup, il avait demandé avec émoi, avec effroi: «Qu'ai-je dit?» Et aussi au même qu'appartenait encore la colère qui l'avait emporté lorsque, à propos de leur mariage religieux, elle avait parlé de la confession: «Pourquoi admets-tu que je puisse avoir peur d'aller à confesse?»
Comment imaginait-il qu'elle pouvait admettre chez lui l'idée de cette peur? Jamais elle ne s'était présentée à son esprit jusqu'à ce moment; et, si maintenant le souvenir de son étonnement lui revenait, c'était parce que d'autres petits faits, s'ajoutant les uns aux autres avec le temps écoulé, l'évoquaient.
Combien nombreux et significatifs étaient-ils, ces faits: son constant souci de se voir observé par elle; son irritation quand il pouvait supposer qu'elle pensait à l'interroger; ses accès d'emportement quand, par mégarde ou maladresse, par oubli, ou simplement par hasard, elle lui adressait une question sur certains sujets, et aussitôt les retours de tendresse qui suivaient, si brusques qu'ils paraissaient plutôt voulus en vue d'un but déterminé que naturels et spontanés.
Elle avait été longtemps à admettre le calcul sous les douces paroles qui la rendaient si heureuse; mais, à la fin, il avait bien fallu qu'elle ouvrît les yeux à l'évidence et vît qu'elles étaient, chez lui, la conséquence de la même et constante préoccupation,—celle de ne pas se livrer.
De là à se demander ce qu'il ne voulait pas livrer, il n'y avait qu'un pas.
Cependant, si court qu'il fût, elle avait longtemps résisté à la curiosité qui la poussait: c'était son devoir de femme aimante et dévouée de ne pas chercher au delà de ce qu'on lui montrait, et ce devoir était en parfait accord avec les dispositions de son amour; mais la force même des choses vues l'avait emporté sur la volonté et la raison: elle pouvait ne pas appliquer son esprit à chercher ce qui l'angoissait, elle ne pouvait pas fermer ses yeux et ses oreilles à ce qui les frappait.
Et, ce qui les frappait, c'étaient les mêmes observations, tournant toujours dans le même cercle, s'appliquant aux mêmes sujets et aux mêmes personnes:
Le nom de Caffié l'agaçait;
Celui de madame Dammauville le fâchait ou le troublait;
Celui de Florentin le rendait positivement malheureux.
Pour ceux de Caffié et de madame Dammauville, elle avait pu empêcher qu'ils ne fussent prononcés, lorsqu'elle avait vu l'effet qu'ils produisaient infailliblement.
Mais, pour celui de Florentin, elle ne pouvait pas faire, pas plus qu'elle ne voulait, qu'il en fût ainsi: comment aurait-elle dit à sa mère de ne jamais prononcer le nom de celui qui occupait constamment leur pensée; comment elle-même l'aurait elle arrêté sur ses lèvres?
Malgré les démarches et les sollicitations de Saniel, appuyées de celles de Nougarède, Florentin avait été embarqué pour la Nouvelle-Calédonie, d'où il écrivait aussi souvent qu'il le pouvait: ses lettres avaient raconté ses tortures dans le bagne du transport où il avait été enfermé dans sa traversée, et depuis elles n'étaient qu'une longue plainte qui se continuait de l'une à l'autre comme un récit sans fin, roulant toujours sur le même sujet: ses souffrances matérielles, son humiliation, ses dégoûts au milieu des misérables dont il était le compagnon, son découragement.
Quand ces lettres arrivaient, c'était, chez la mère et la soeur, une désolation qui emplissait la maison de pleurs pendant plusieurs jours; et alors il se fâchait de cette douleur que ni l'une ni l'autre ne pouvait dissimuler.
—Que feriez-vous, s'il était mort? disait-il à Philis?
—Ne serait-il pas moins à plaindre?
—Enfin, il reviendra!
—Dans quel état?
—Sommes-nous maîtres de la fatalité?
—Nous pleurons; nous ne nous plaignons pas.
Mais lui se plaignait des visages éplorés qui l'entouraient, des larmes qu'on lui cachait, des soupirs qu'on étouffait. D'ordinaire, il était doux et affectueux avec sa belle-mère, d'une prévenance et d'une déférence qui, par certains côtés, avaient même quelque chose d'affecté, comme si c'était par volonté plutôt que par sentiment naturel qu'il fût ainsi; mais alors il oubliait cette douceur et c'était durement qu'il la traitait, si injustement que plus d'une fois madame Cormier n'avait pas pu ne pas s'en plaindre à sa fille:
—Comment ton mari, qui est si bon avec moi, devient-il si impitoyable quand il s'agit de Florentin? On dirait que notre chagrin fait sur lui l'effet d'un reproche que nous lui adresserions.
Un jour que les choses avaient été plus loin que de coutume, elle avait eu le courage de s'en expliquer avec lui.
—Pardonnez-nous de vous imposer l'ennui de notre chagrin, lui dit-elle: quand je me plains de tout, des hommes et des choses, vous devez bien penser que vous êtes excepté, vous qui avez tout fait pour le sauver.
Mais ces quelques mots, qui, croyait-elle; devaient calmer l'irritation de son gendre, l'avaient, au contraire, exaspéré; il était parti furieux.
—Je ne comprends rien à ton mari, avait-elle dit à sa fille. Ne m'expliqueras-tu pas ce qu'il a?
Comment eût elle donné à sa mère cette explication qu'elle ne pouvait se donner à elle-même? Arrivée devant un abîme insondable, elle n'osait même pas se pencher au-dessus pour regarder au fond, et, au lieu d'aller de l'avant dans la voie où elle s'était engagée malgré elle, elle faisait effort pour revenir en arrière, ou tout au moins pour s'arrêter.
Il était ainsi. Eh bien, à cela elle ne pouvait rien. A quoi bon chercher pourquoi il était ainsi, et ce qui se trouvait sous ce qu'il prenait tant de soins à cacher? Ce ne pouvait être là qu'une curiosité coupable dont un jour ou l'autre elle serait punie.
A tourner et retourner continuellement ces pensées, elle avait perdu son entrain, sa force de résistance aux coups du sort, comme aux contrariétés de la vie, qui la faisaient autrefois si vaillante; le ressort si vigoureux en elle s'était affaissé sous le poids trop lourd qui le chargeait, et ses yeux souriants exprimaient maintenant plus souvent l'anxiété que le bonheur et la confiance.
Si attentive qu'elle fût à s'observer, elle n'avait pas pu cacher ces changements à Saniel, car ils se manifestaient en tout: sur sa physionomie autrefois ouverte et qui maintenant portait l'empreinte de la douleur enfermée, dans son attitude concentrée, dans ses silences et ses distractions.
Qu'avait-elle? Il l'avait interrogée: elle n'avait rien répondu qui fût pour lui un éclaircissement, autrement que par la prudence même qu'elle mettait dans ses réponses. Il l'avait examinée en médecin, et n'avait rien trouvé qui indiquât un état maladif, et qui, par conséquent, justifiât ses changements.
Si elle ne voulait pas répondre à ses questions,—et il avait la preuve qu'elle ne voulait pas; si, d'autre part, elle n'était pas malade, et il avait la conviction qu'elle ne l'était pas,—il fallait qu'il se passât en elle quelque chose de grave, pour que la femme en qui il lisait si facilement naguère fût devenue l'énigme troublante qui l'inquiétait.
Et quelle chose, si ce n'était celle dont il portait lui-même le poids écrasant sur ses épaules qui fléchissaient? Elle avait deviné; elle avait compris, sinon tout, au moins une partie de la vérité!
Quelle situation extraordinaire que la sienne et bien faite, en vérité, pour dérouter sa raison.
Rien à craindre des autres, tout de soi: la justice, la loi, le monde, de tous les côtés on le laisse tranquille; on ne lui demande rien: ce qui était dû a été payé; mais lui, par une aberration maladive, va réveiller les morts qui dorment dans leur tombe d'où personne ne pense à les tirer, et en fait des spectres qu'il est seul à voir, seul à entendre.
Et il s'était cru fort. Fou qu'il était, et plus encore ignorant, d'avoir pris une pareille charge quand, par l'exercice de sa volonté il ne s'était pas mis en état de la porter! Vouloir! Mais il n'avait pas appris à vouloir, pas plus qu'à se servir de ce frein que le cerveau fait manoeuvrer, de sorte qu'il en était de lui comme des animaux inférieurs chez qui les mouvements réflexes s'accentuent par l'ablation du cerveau.
VII
Le calme relatif que Saniel avait éprouvé depuis son mariage, c'était à Philis qu'il le devait, à la force, à la confiance, à la paix qu'il puisait en elle. Philis sans force, sans confiance, sans paix intérieure, telle qu'il la voyait maintenant, ne pouvait lui donner ce qu'elle n'avait plus, et il revenait aux temps bouleversés qui avaient précédé son mariage, avec les mêmes agitations désordonnées et stériles, les mêmes angoisses, le même affolement. Les belles relations, la considération mondaine, le succès, les décorations, les honneurs, c'était bon pour les autres; mais, pour son repos, il fallait la tranquillité et la sérénité de sa femme, sa bonne santé morale qui passaient en lui lorsqu'elle dormait sur son épaule; alors, pas de brusques réveils, pas d'insomnies: au bruit de sa douce respiration, il se rassurait et les spectres restaient dans leur tombe.
Mais que cette respiration fût agitée, qu'il ne sentît plus en elle cette tranquillité et cette sérénité, qu'il la vît faible, inquiète, il n'en était plus ainsi: c'était sa fièvre qu'elle lui donnait, non son sommeil.
—Tu ne dors pas? Pourquoi ne dors-tu pas?
—Et toi?
Il fallait qu'il sût.
Il avait recommencé ses questions, mais elle s'était toujours défendue, dérobée plutôt, sans qu'il pût rien tirer d'elle, arrêté qu'il était par la peur de se livrer, ce qui semblait facile au point où l'on devait croire qu'elle était arrivée; un mot maladroit, une insistance trop appuyée faisaient en elle la lumière.
Aussi affectait-il de ne parler que comme médecin lorsqu'il l'interrogeait, et de ne chercher en elle que des explications médicales à son état: Si tu ne dors pas, c'est que tu es souffrante; quelle est cette souffrance? D'où provient-elle?
N'ayant pas de raisons à donner pour la justifier, puisqu'elle n'osait même pas parler de son frère, elle la niait obstinément.
—Mais je n'ai rien, répétait-elle; je t'assure que je n'ai rien. Que veux-tu que j'aie?
—C'est ce que je te demande.
—Alors, moi, je te demande: «Que veux-tu que je te cache?»
Il ne pouvait pas avouer qu'il la soupçonnait de vouloir lui cacher quelque chose.
—Tu t'observes mal.
—Je n'y puis rien.
—Je te forcerai à t'observer mieux et à parler.
—Et comment?
—En t'endormant.
La menace était si terrible, qu'elle la jeta hors d'elle-même.
—Ne fais pas cela! s'écria-t-elle.
—Pourquoi ne le ferais-je pas?
Ils se regardèrent quelques instants en silence, aussi épouvantés l'un que l'autre: elle de la menace, lui de l'aveu qu'il venait d'arracher; mais montrer cette épouvante était, de son côté, en lâcher un autre plus grave encore.
—Pourquoi ne chercherais-je pas, par tous les moyens, à découvrir en toi les causes de ces malaises qui se dérobent à mon examen comme au tien; pour cela, le somnambulisme provoqué nous en offre un excellent.
—Mais puisque je ne suis pas malade, essaya-t-elle, que te dirai-je de plus endormie que ce que je te dis éveillée?
—Nous verrons.
—C'est une expérience que je te demande de ne pas tenter: essayerais-tu un poison sur moi?
—Le somnambulisme n'est pas un poison.
—Qui sait?
—Ceux qui l'ont manié.
—Tu n'es pas de ceux-là.
—Encore en sais-je assez pour que tu ne coures aucun danger entre mes mains.
Elle crut qu'il lui ouvrait une porte pour s'échapper.
—C'est égal, j'aurai trop grand peur; si jamais tu veux que je parle en état de somnambulisme provoqué, demande à celui de tes confrères en qui tu as confiance de m'endormir.
Devant un confrère, elle était certaine qu'il ne lui serait pas posé de questions dangereuses.
Il comprit qu'elle voulait encore se dérober.
—Peur de quoi? dit-il. Peur que je t'interroge sur le passé, sur ce qu'a été ta vie avant que nous nous connaissions, et te demande une confession qui serait une blessure pour mon amour.
—Oh! Victor, s'écria-t-elle éperdue, quelle blessure plus cruelle au mien pouvais-tu faire que celle de ces paroles: ma confession! Mais elle tient dans deux mots: je t'aime, je n'ai jamais aimé que toi; je n'aimerai jamais que toi; de passé, je n'en ai point: ma vie a commencé avec mon amour.
Il ne pouvait pas la presser davantage sans montrer l'importance qu'il attachait à cet interrogatoire:
—Je n'insiste pas, dit-il; c'était un moyen comme un autre, meilleur qu'un autre; tu n'en veux pas, n'en parlons plus.
Mais il avait cédé trop vite pour qu'elle pût espérer qu'il renonçait à son projet, et elle resta sous le coup d'une frayeur stupéfiante. Que dirait-elle s'il la faisait parler? Tout n'était-il pas possible, alors qu'elle ne savait même pas quelles pensées se cachaient au fond de son cerveau et qu'elle ignorait entièrement ce qu'était ce somnambulisme provoqué dont elle était menacée.
A cette époque, les travaux de l'École de Nancy sur le sommeil, l'hypnotisme et la suggestion n'avaient pas encore été publiés, ou tout au moins le livre qui leur a servi de point de départ n'était pas connu, et elle ne savait rien des procédés qu'on peut employer pour provoquer le sommeil hypnotique, en étant restée à ce qu'elle avait lu, sans y prêter grande attention d'ailleurs, sur Cagliostro. Aussitôt que son mari fut parti, elle chercha dans la bibliothèque les livres qui pouvaient l'éclairer; mais le dictionnaire qu'elle trouva ne fournit à sa curiosité que des renseignements obscurs ou confus au milieu desquels elle se noya; le seul point précis qui la frappa fut la formule à employer pour provoquer le sommeil; faire regarder au sujet qu'on veut endormir un objet brillant placé à 15 ou 20 centimètres au-dessus de ses yeux; si cela était vrai, elle n'avait pas à craindre d'être jamais endormie.
Cependant elle ne se laissa pas rassurer, et comme à quelques jours de là elle se trouva dans un dîner à côté d'un confrère de son mari, qui, elle le savait, s'occupait de somnambulisme, elle eut le courage de vaincre sa timidité habituelle en tout ce qui touchait à la médecine, pour l'interroger:
—Est-ce qu'il n'y a que les personnes malades de certaines maladies qui peuvent être mises en état de somnambulisme?
—C'était une croyance autrefois admise par le public et par beaucoup de médecins qu'on ne pouvait provoquer le somnambulisme que chez les sujets atteints d'hystérie, de nervosisme, mais il y avait là une erreur: le somnambulisme artificiel s'obtient chez un grand nombre de sujets parfaitement sains.
—Conserve-t-on sa volonté dans le sommeil?
—Le sujet ne conserve de spontanéité et de volonté que ce que veut bien lui en laisser son hypnotiseur, qui, à son gré peut le rendre triste, gai, colère, tendre et jouer de son âme comme d'un instrument1.
—Mais c'est effroyable.
—Curieux au moins; il est certain qu'il y a une paralysie locale de telle ou telle cellule dont l'étude deviendra le point de départ de découvertes intéressantes.
—Une fois réveillé, le sujet se rappelle-t-il ce qu'il a dit pendant son sommeil?
—On n'est pas d'accord là-dessus: les uns sont pour l'affirmative, les autres pour la négative; quant à moi, je crois que le souvenir tient pour beaucoup au degré de sommeil du sujet: sommeil léger, il y a souvenir; sommeil profond, le sujet ne se rappelle ni ce qu'il a dit, ni ce qu'il a entendu, ni ce qu'il a fait.
Elle eût voulu continuer, et son interlocuteur, heureux de parler de ce qui l'occupait, l'eût volontiers suivie, mais elle vit son mari placé à l'autre bout de la table les regarder à plusieurs reprises, et de peur qu'il ne devinât le sujet de leur entretien, elle en resta là.
Ce qu'elle venait d'apprendre lui paraissait effroyable, son cri le disait; mais enfin, tant qu'elle ne se laisserait pas hypnotiser, elle n'avait rien à craindre; et s'en tenant à ce qu'elle avait lu, elle se promettait de ne jamais accepter qu'il la plaçât dans des conditions où il pourrait l'endormir: c'était pendant le sommeil que la volonté de l'hypnotiseur se substituait à celle du sujet, non pendant la veille.
S'appuyant sur cette croyance et aussi sur ce qu'il ne lui avait plus reparlé de l'endormir, elle se rassura: n'était-ce pas la marque qu'il acceptait la résistance qu'elle lui avait opposée et renonçait à son idée de somnambulisme provoqué?
Mais elle se trompait.
Une nuit qu'elle s'était couchée à son heure habituelle, tandis qu'il restait à travailler, elle s'éveilla brusquement et le vit debout près d'elle, la regardant avec des yeux dont la fixité l'effraya.
—Qu'y a-t-il? demanda-telle; que veux-tu?
—Il n'y a rien, je ne veux rien; je me couche.
Malgré l'étrangeté du regard qui l'avait frappée, elle n'insista pas: les questions ne lui auraient rien appris; et d'ailleurs, maintenant qu'il ne se mettait plus au lit en même temps qu'elle, il n'y avait rien d'extraordinaire dans son attitude.
Mais à quelques jours de là elle se réveilla encore dans la nuit sous une impression de gêne, et elle le vit penché sur elle, comme s'il voulait l'envelopper de ses deux bras.
Cette fois, si effrayée qu'elle fût, elle eut la force de ne rien dire; mais son angoisse n'en fut que plus intense: voulait-il donc l'hypnotiser pendant qu'elle dormait? Était-ce possible? Alors le dictionnaire l'avait donc trompée?
Exact au moment de sa publication, ce dictionnaire ne l'était plus quant aux procédés à employer pour amener le sommeil; c'était, en effet, pendant qu'elle dormait que, par des passes, Saniel cherchait à transformer en artificiel son sommeil naturel. Réussirait-il? Il n'en savait rien, puisque l'expérience était neuve; mais enfin il la risquait.
La première fois, au lieu de la mettre en état de somnambulisme, il l'avait réveillée; la seconde, il n'avait pas mieux réussi; la troisième, quand il vit qu'après un certain temps elle n'ouvrait pas les yeux, il supposa qu'elle était endormie. Pour s'en assurer il lui leva un bras, qui resta en l'air jusqu'à ce qu'il l'abaissât sur le lit. Puis, lui prenant les deux mains, il les fit tourner, et retirant les siennes, l'impulsion qu'il avait donnée continua jusqu'à ce qu'il l'arrêtât: sa physionomie avait une expression de calme et de tranquillité qu'on ne voyait plus en elle depuis longtemps: elle était la jolie Philis d'autrefois, au visage enjoué.
—Demain, je t'endormirai à la même heure, dit-il, et tu parleras.
Le lendemain, en effet, il l'endormit, et plus facilement encore; mais, quand il l'interrogea, elle résista.
—Non, dit-elle, je ne parlerai pas, c'est horrible, je ne veux pas, je ne peux pas!
Il insista, elle se défendit.
—Eh bien, soit, dit-il, pas aujourd'hui, demain, mais demain je veux que tu parles et que tu ne me résistes pas; je veux!
S'il n'avait pas insisté, c'était non seulement parce qu'il savait qu'il fallait une accoutumance pour la soumettre à sa volonté sans qu'elle pût se défendre, mais encore parce qu'il ignorait si elle garderait ou ne garderait pas, éveillée, le souvenir de ce qui s'était passé dans son sommeil,—ce qui était un point capital.
Le lendemain, elle fut ce qu'elle était la veille, et rien n'indiquait qu'elle eût conscience de son sommeil provoqué, pas plus que de ce qu'elle avait dit dans ce sommeil; il pouvait donc continuer.
Cette fois, elle s'endormit plus vite encore, plus facilement, et sa physionomie prit de nouveau l'expression de tranquillité reposée qu'il avait vue la veille. Allait-elle répondre? et, si elle y consentait, parlerait-elle sincèrement, sans chercher à atténuer ou fausser la vérité? L'émotion faisait trembler sa voix lorsqu'il lui posa sa première question, c'était sa vie, son repos, leur bonheur à tous deux qui se décidait.
—Où souffres-tu? demanda-t-il.
—Je ne souffre pas.
—Cependant tu es agitée, sombre quelquefois ou bien inquiète; tu dors mal. Qui te tourmente?
—J'ai peur.
—Peur de quoi? De qui?
—De toi!...
Il frissonna.
—Peur de moi! Crois-tu donc que je puisse te faire mal?...
—Non!...
Son coeur serré se détendit:
—Alors pourquoi as-tu peur?
—Parce qu'il se passe en toi des choses qui m'épouvantent.
—Quelles choses? Il faut les préciser.
—Les changements qui se sont faits dans ton humeur, ton caractère, tes habitudes.
—En quoi ces changements peuvent-ils t'inquiéter?
—En cela qu'ils sont les indices d'une situation grave.
—Quelle situation?
—Je ne sais pas; je ne l'ai jamais précisée.
—Pourquoi ne l'as-tu pas précisée?
—Parce que j'ai eu peur; alors j'ai fermé les yeux pour ne pas voir.
—Voir quoi?
—L'explication de tout ce qui est mystère dans ta vie.
—Quand as-tu remarqué du mystère dans ma vie?
—Au moment de la mort de Caffié; et avant, quand tu m'avais dit que tu le tuerais sans aucun remords.
—Sais-tu qui a tué Caffié?
—Non.
Son soulagement fut si grand que, pendant quelques instants, il oublia de continuer son interrogatoire; puis il reprit:
—Et après?
—Un peu avant la mort de madame Dammauville, quand tu es devenu irritable et furieux à propos de rien; quand tu m'as chassée parce que tu ne voulais pas voir madame Dammauville; quand, le soir qui a précédé sa mort, tu t'es montré si tendre et m'as demandé de ne pas te juger sans me rappeler cette heure.
—Cependant, tu m'as jugé.
—Jamais. Quand l'inquiétude me poussait, mon amour m'arrêtait.
—Qui provoquait cette inquiétude en dehors de ces faits?
—Ta manière d'être depuis notre mariage: tes accès de colère et de tendresse, ta peur d'être observé, ton agitation la nuit, tes plaintes...
—J'ai parlé? s'écria-t-il.
—Jamais distinctement; mais tu gémis souvent, tu te plains, tu prononces des mots entrecoupés et sans suite, inintelligibles...
L'angoisse avait été violente; quand il fut remis, il continua:
—Qu'est-ce qui t'a encore inquiétée dans cette manière d'être?
—Ton constant souci de ne pas te livrer...
—Livrer quoi?...
—Je ne sais pas...
—Et encore?
—La colère que tu ressens, ou l'embarras, quand on prononce le nom de Caffié, celui de madame Dammauville, celui de Florentin...
—Et tu conclus de ma colère à entendre ces trois noms?...
—Rien... j'ai peur!...
VIII
Cette confession le bouleversa, car si elle n'allait pas au delà de ce qu'il avait craint, elle révélait cependant une situation terrible.
Clairement, à livre ouvert, il avait lu en elle: si elle ne savait pas tout, elle n'avait plus qu'un pas à faire pour arriver à la vérité, et si elle ne l'avait pas fait, c'était parce que son amour l'avait retenue: moins solide cet amour, moins grand, elle n'eût certainement pas résisté aux preuves qui de tous côtés la pressaient.
Mais pour que cette résistance se fût maintenue jusqu'à ce jour, il n'en fallait pas conclure que la lutte se continuerait ainsi et qu'un coup plus violent, une preuve plus forte que les autres ne lui ouvriraient pas les yeux malgré elle.
Il ne fallait pour cela qu'une imprudence, une maladresse de sa part, et, par malheur, il n'en était plus à les compter.
Instruit par ce qu'il venait d'apprendre, il lui était facile, il est vrai, en s'observant sévèrement, d'éviter les sujets dangereux, ceux qu'elle venait de lui signaler; mais s'il pouvait le jour veiller sur ses paroles et sur ses regards, ne rien dire ou ne rien laisser paraître qui fût une accusation, ne pas confirmer les soupçons contre lesquels elle se débattait, il ne pouvait rien la nuit.
Il n'avait pas parlé, et c'était un poids terriblement lourd qu'elle lui avait ôté de dessus le coeur, en répondant négativement à sa question, mais il avait gémi, il s'était plaint, il avait prononcé des mots entrecoupés, sans suite, inintelligibles, et là se trouvait le danger.
Que fallait-il pour que ces soupirs et ces gémissements, ces mots entrecoupés et inintelligibles devinssent distincts et prissent un sens? Un rien, un hasard, puisque ses dispositions cérébrales actuelles le mettaient jusqu'à un certain point en état de somnambulisme. Ces dispositions étaient-elles congénitales chez lui, ou acquises? Il n'en savait rien. Et avant les nuits agitées qui avaient suivi la mort de madame Dammauville et la condamnation de Florentin, il n'avait jamais eu l'idée qu'il pouvait parler dans son sommeil; mais, maintenant, il avait la preuve que les craintes vagues qui le tourmentaient à ce sujet n'étaient que trop fondées: il parlait, et si les paroles qui lui échappaient n'étaient pas en ce moment compréhensibles, elles pouvaient le devenir.
Sans avoir fait une étude particulière du sommeil, spontané ou provoqué, il savait que chez les somnambules naturels le sommeil hypnotique est facile à produire, et qu'en s'entretenant avec un sujet qui parle en dormant, on peut facilement l'hypnotiser. Sans doute il n'avait pas cela à craindre de Philis; mais le possible, c'était qu'une nuit où il laisserait échapper des mots incohérents, elle ne pût pas résister à la tentation d'engager avec lui une conversation et de l'amener à confesser ce qu'elle voulait savoir, ce que l'amour qu'elle éprouvait pour son frère la poussait à vouloir apprendre. Si ce cas se présentait, lequel, de l'amour pour le frère ou de l'amour pour le mari, l'emporterait? Si elle l'interrogeait, que ne dirait-il pas?
Pour la première fois il se demanda s'il avait eu raison de se marier, et si, au contraire, il n'avait pas commis une imprudence folle d'introduire une femme dans une vie tourmentée comme la sienne. A cette femme il avait demandé le calme, et c'était l'épouvante que maintenant elle lui apportait.
A la vérité, il n'y avait que la nuit qu'elle fût dangereuse, et s'il trouvait moyen de faire chambre à part, il n'aurait rien à craindre d'elle le jour, à condition de se tenir sur une défensive rigoureuse l'aimant comme elle l'aimait, elle résisterait à la curiosité qui l'entraînait... si l'inquiétude la poussait, son amour la retiendrait, ainsi qu'elle le disait elle-même; peu à peu cette inquiétude et cette curiosité, n'étant plus surexcitées, s'apaiseraient, et ils pourraient revoir les douces journées qui avaient suivi leur mariage.
Mais, dans les conditions présentes, ce moyen était difficile à trouver, car, proposer à Philis de faire deux chambres, c'était avouer qu'il avait peur d'elle, et par conséquent lui donner un nouveau mystère à étudier. Il chercha, et partant de l'idée qu'il fallait que la proposition des deux chambres vint de Philis elle-même, il arriva à une combinaison qui, semblait-il, pouvait réaliser ce qu'il voulait.
Ignorant qu'elle avait été hypnotisée et ne se souvenant pas qu'elle avait parlé, Philis restait toujours, sans doute, sous la crainte d'être endormie; qu'il l'en menaçât de nouveau, et certainement elle chercherait à se défendre en lui échappant.
Ce fut ce qui arriva: quand, le lendemain même, il lui dit que décidément il voulait l'endormir pour savoir ce qui se passait en elle, elle montra le même effroi que la première fois.
—Tout ce que tu m'as demandé, tout ce que tu as désiré, dit-elle en s'efforçant de se contenir, je l'ai voulu comme toi et avec toi; mais cela, je ne l'accepterai jamais.
—Comme ta résistance est folle, je ne m'y arrêterai pas.
—Tu ne m'endormiras pas malgré moi.
—Parfaitement.
—Ce n'est pas possible.
Sans répondre, il alla prendre un livre dans sa bibliothèque et, l'ayant feuilleté, il lut:
«Peut-on faire passer une personne endormie, sans la réveiller, du sommeil naturel au sommeil hypnotique? La chose est possible, au moins pour certains sujets.»
Puis lui tendant le livre:
—Tu vois que pour t'endormir artificiellement je n'ai qu'à profiter du moment où tu dors naturellement; c'est bien simple.
—Ce serait odieux.
—Des mots.
Il l'avait jetée dans une frayeur qui, toute la nuit, la tint éveillée, enfiévrée, et comme lui-même ne dormit pas de peur de parler, il sentit qu'elle ferait tout pour n'être pas endormie. Mais n'avait-il pas été trop loin; et par cette menace n'allait-il pas la pousser à quelque acte désespéré: si elle se sauvait, si elle l'abandonnait? Que deviendrait-il sans elle? N'était-elle pas toute sa vie? Mais il se rassura en se disant qu'elle l'aimait trop pour qu'une séparation fût jamais possible. Après avoir cherché, elle viendrait sans doute d'elle-même à l'idée qu'il voulait qu'elle eût.
En effet, quand il rentra, le soir, elle lui dit que sa mère n'était pas en bonne santé et qu'elle le priait de l'examiner. De cet examen il résulta que madame Cormier était dans son état ordinaire; cependant elle se plaignait d'étouffements; dans la journée elle avait craint une syncope.
—Si tu voulais, dit-elle, je coucherais auprès de maman; j'ai peur de ne pas l'entendre cette nuit, si elle est souffrante.
Il commença par refuser, puis il consentit à cet arrangement; et, pour l'en remercier, elle resta avec lui dans son cabinet, affectueuse pleine de tendresse et de caresses, jusqu'au moment où il passa dans sa chambre.
Il était donc libre de dormir ou de ne pas dormir; qu'il gémît, qu'il parlât, elle ne l'entendrait point puisqu'il n'y avait pas de porte de communication entre sa chambre et celle de sa belle-mère; sa voix, à coup sûr, ne passerait pas à travers la cloison.
Qui lui eût dit, la nuit où il s'était décidé au mariage, qu'il en arriverait là: à avoir peur, à se cacher de celle qui lui avait rendu le calme du sommeil; et cela par sa faute, par un enchaînement d'imprudences et de maladresses, comme s'il était écrit qu'en tout ce serait à lui seul qu'il devrait ses souffrances, et que s'il succombait jamais dans le tourbillon qui l'entraînait, ce serait par son fait, de sa propre main. Enfin, en attendant, il avait assuré la tranquillité de ses nuits, et pour plus de précautions, bien qu'il n'eût pas à craindre que Philis entrât dans sa chambre pendant son sommeil pour le surprendre, elle qui n'osait pas regarder en face ce que le soupçon lui montrait, il ferma sa porte au verrou. Sans doute Philis ne pourrait pas toujours coucher auprès de sa mère; mais d'ici là il chercherait un moyen pour faire franchement chambre à part; et sûrement il en trouverait un dans l'arsenal de la médecine.
Ces soucis et de pareilles craintes n'étaient pas de nature à le disposer au sommeil, aussi s'agita-t-il longtemps dans une insomnie nerveuse exaspérante; comme la nuit était chaude, il crut qu'un peu de fraîcheur le calmerait et il ouvrit sa fenêtre; si cette fraîcheur ne le calma pas, au moins l'endormit-elle.
Obligée d'improviser un lit dans la chambre de sa mère, Philis l'avait placé contre la cloison qui la séparait de son mari, et cela sans intention préconçue, simplement, par hasard, parce que c'était la seule place où elle pût mettre ce lit. Au milieu de la nuit un bruit insolite la réveilla: elle s'assit pour écouter et se reconnaître; il semblait que ce bruit venait de la chambre de son mari; inquiète, elle appliqua son oreille contre la cloison; elle ne s'était pas trompée c'étaient des gémissements étouffés, des plaintes qui se répétaient à des intervalles assez rapprochés.
Avec précaution, mais vivement cependant, elle descendit de son lit, et comme l'aube avait déjà blanchi les vitres, elle put sortir adroitement et sans bruit. Arrivée à la porte de la chambre de son mari, elle écouta; elle ne s'était pas trompée: c'étaient bien des plaintes, mais plus fortes, plus douloureuses que celles qu'elle avait si souvent entendues la nuit. Elle voulut entrer, la porte résista, fermée évidemment à l'intérieur par le pène ou le verrou. Une frayeur vague la glaça. Que se passait-il? Il fallait savoir, courir près de lui, lui porter secours. Elle pensa à frapper, à secouer la porte; mais, puisqu'il n'avait pas répondu lorsqu'elle avait essayé d'ouvrir, c'est qu'il n'entendait pas ou ne voulait pas entendre. Alors l'idée lui vint d'aller sur la terrasse; de là elle verrait ce qui se passait, et, s'il le fallait, elle casserait un carreau pour entrer.
Elle trouva la fenêtre ouverte et l'aperçut sur le lit, la tête tournée vers elle, dormant; elle s'arrêta, se demandant si elle devait passer le seuil et l'éveiller.
A ce moment il prononça, les lèvres fermées, quelques mots plus distincts que ceux qui lui avaient tant de fois échappé:
—Philis... pardonne.
Il rêvait d'elle; pauvre ami, que voulait-il donc qu'elle lui pardonnât? de l'avoir menacée de l'endormir, sans doute.
Dans l'entrebâillement de la fenêtre, elle avança la tête sans entrer dans la chambre, tout attendrie de cette marque d'amour, pour lui donner un regard avant de retourner près de sa mère; mais en apercevant son visage que la lumière blanche du matin frappait en plein, elle fut effrayée: il exprimait la plus violente douleur, ce visage aux traits convulsés, l'angoisse en même temps que l'horreur. Certainement il était malade. Elle devait le réveiller. Au moment où elle faisait un pas pour aller à lui, il recommença à parler:
—Ton frère... ou moi.
Elle s'arrêta foudroyée, puis, instinctivement, elle recula et se cramponna à la fenêtre du vestibule pour ne pas tomber, se répétant les deux mots qu'elle venait d'entendre, ne comprenant pas, ne voulant pas comprendre.
Au lieu de revenir près de sa mère, elle entra chancelante, se tenant au mur, dans le salon et se laissa tomber sur un fauteuil, anéantie, écrasée.
—Ton frère, ou moi!
C'était donc la vérité, l'épouvantable vérité, qu'elle n'avait jamais voulu voir.
Elle resta là jusqu'à ce que les bruits du matin l'eussent avertie qu'on allait la surprendre, alors elle revint près de sa mère qui s'éveilla.
—Je sors, dit-elle, je rentrerai à huit heures et demie ou neuf heures.
—Mais ton mari ne te verra pas avant de partir pour l'hôpital.
—Tu lui diras que je suis sortie.
Ce fut à neuf heures et demie qu'elle revint. Madame Cormier achevait de s'habiller.
—Enfin, te voilà, dit-elle.
Mais au visage de sa fille, elle vit qu'il se passait quelque chose de menaçant:
—Mon Dieu! qu'y a-t-il? demanda-t-elle tremblante.
—Une chose grave, très grave, mais irréparable par malheur: nous allons sortir d'ici pour n'y jamais revenir.
—Ton mari...
—Il faut ne jamais me parler de lui; c'est la prière que je t'adresse.
—Hélas! je comprends. Ce que j'avais prévu, ce que je lui avais dit se réalise: tu ne peux pas supporter le mépris qu'à cause de ton frère il fait retomber sur nous.
—Nous devons être désormais étrangers l'un à l'autre, et c'est pour cela que nous quittons cette maison.
—Mon Dieu, à mon âge, traîner mes os...
—J'ai arrêté un logement aux Ternes; une voiture de déménagement va venir prendre les meubles qui nous appartiennent, ceux que nous avons apportés ici, ceux-là seulement. Pour le concierge, nous partons à la campagne. Pour Joséphine, tu n'as pas à craindre de questions indiscrètes, je viens de lui donner son jour de sortie.
—Mais de l'argent?
—Il me reste deux cents francs de la vente de mon dernier tableau, c'est assez pour l'heure présente; avant qu'ils soient épuisés, j'en aurai fait et vendu un autre; ne t'inquiète pas, nous ne manquerons de rien.
Tout cela était dit d'un ton saccadé, mais résolu.
Un coup de sonnette les interrompit. C'étaient les déménageurs.
—Veille à ce qu'on n'emporte que ce qui nous appartient, dit Philis; pendant qu'ils chargeront leur voiture, j'écrirai dans le salon.
Au bout d'une heure, la voiture était chargée. Madame Cormier entra dans le salon pour en prévenir sa fille.
—J'ai fini, dit Philis.
Ayant enfermé sa lettre dans une enveloppe, elle la disposa en belle vue sur le bureau de Saniel.
—Maintenant partons, dit-elle.
Et comme sa mère soupirait en marchant difficilement:
—Appuie-toi sur moi, pauvre maman, tu sais bien que je suis forte.
IX
Saniel ne devait revenir qu'assez tard dans l'après-midi. Quand il rentra, en ouvrant la porte avec sa clef, comme toujours, il fut surpris de ne pas voir sa femme accourir au devant de lui pour l'embrasser.
—Elle travaille, se dit-il, elle ne m'a pas entendu.
Il passa dans le salon, convaincu qu'il allait la trouver devant son chevalet: mais il ne la vit point et le chevalet lui-même n'était plus à sa place habituelle, ni là, ni autre part, d'ailleurs.
Il frappa à la porte de la chambre de madame Cormier, on ne répondit pas; ayant frappé plus fort et attendu un moment, il entra; la chambre était vide plus de lit, plus de meubles, personne.
Il regarda autour de lui, stupéfait, puis, revenant vivement dans le vestibule, il appela:
—Philis!... Philis!
On ne répondit pas: il courut à la cuisine, personne; il vint dans son cabinet, personne non plus mais comme il regardait autour de lui, la lettre de Philis, placée sur son bureau, lui sauta au coeur; il se jeta dessus, et d'une main tremblante l'ouvrit:
«Je suis partie pour ne plus revenir. Mon désespoir et mon dégoût de la vie sont tels, que sans ma mère et sans le pauvre être qui est là-bas, je me serais tuée; mais malgré l'horreur de ma situation, il m'a fallu réfléchir, et je n'ai pas voulu aggraver par une faiblesse le mal qui s'est fait autour de moi. Ma mère n'est plus jeune, elle est malade et elle a cruellement souffert; non seulement je lui dois d'adoucir sa vieillesse par ma présence, par le soutien matériel et moral que je puis lui donner, mais il faut qu'elle garde la confiance que je suis là pour la remplacer et ouvrir mes bras à son fils, à mon frère. C'est bien le moins que je puisse faire pour eux de l'attendre courageusement; et si pesante, si terrible, si effroyable que soit désormais ma vie, je la supporterai pour que le malheureux, le paria que le sort implacable a terrassé, trouve en revenant, un foyer, une maison, une amie. Ce sera là mon unique but, ma raison d'être, et afin de me sauver des lâchetés, de la lassitude, ma pensée ira toujours en avant vers l'heure où me sera rendu celui dont je veux faire mon enfant et que mon amour doit sauver et guérir. Je sais que de longues années me séparent de ce jour, et que mon coeur brisé ne pourra jamais, avant qu'il se lève, avoir un moment de repos; mais j'emploierai ce temps à travailler pour lui, pour le frère, pour l'enfant, pour l'être chéri qui m'arrivera vieilli, désespéré, et je veux qu'il puisse croire encore à quelque chose de bon, qu'il n'imagine pas que tout est injuste et infâme dans ce monde, car il me reviendra accablé par vingt ans de honte, de honte dégradante, imméritée. Comment les aura-t-il supportés, ces vingt ans? Quels efforts ne me faudra-t-il pas faire pour lui prouver qu'il ne doit pas s'abandonner à la désespérance, et que la vie offre parfois le remède, la compassion aux plus profondes, aux plus injustes douleurs humaines! Comment lui faire croire cela? Comment amener son pauvre coeur fermé à la confiance, à l'épanchement, aux pleurs qui seuls pourront le soulager? Enfin Dieu qui m'a tant éprouvée, viendra sans doute à mon aide et m'inspirera les paroles consolatrices, me montrera le chemin à suivre et me donnera la force de la persévérance; n'ai-je pas déjà à le bénir d'être seule au monde en dehors de la maman et du frère, de ceux qui ne me trahiront pas? Je n'ai point d'enfants de mes entrailles, et je suis sauvée de la terreur de voir une âme grandir pour le mal, une intelligence m'échapper et aller vers l'infamie ou le déshonneur. Je me retire donc comme je suis venue: pauvre fille j'étais, pauvre femme je m'en vais. J'ai repris les vêtements et les objets personnels que j'avais apportés dans le logis commun, aucun de ceux acquis de l'argent commun, et je vous interdis de rien changer à ma volonté en ce qui touche cette question matérielle, pas plus qu'à ma résolution de vous fuir. Rien ne peut plus nous réunir jamais; rien ne nous réunira, aucune considération, aucune nécessité. Je repousse le passé, ce passé coupable dont la responsabilité pèse si lourdement sur ma conscience, et je voudrais perdre la mémoire d'un temps détesté. Il me serait impossible d'accepter la lutte, ni des supplications s'il vous convenait d'en faire. J'ai tranché nos liens, et nous serons désormais aussi loin l'un de l'autre que si l'un de nous était mort, plus loin encore. N'ayez donc aucun scrupule à me laisser seule en face d'une nouvelle vie, d'un recommencement qui peut paraître difficile et pénible à quiconque n'est pas à ma place. Les épreuves d'autrefois m'auront été bonnes, puisqu'elles m'ont aguerrie aux difficultés du travail; la désolation d'aujourd'hui me soutiendra, en ce sens que, ayant souffert tout ce qu'on peut souffrir, je n'ai plus à craindre quelque catastrophe décourageante qui m'arrêterait dans mes résolutions. Pour ne pas vous compromettre et redevenir mieux moi-même, je reprendrai mon nom de famille,—nom déshonoré, mais que je porterai sans honte. Je vivrai obscurément, absorbée par le travail et m'appliquant à oublier jusqu'à votre existence: faites de même. Vous trouverez peut-être que je suis dure, si vous songez au passé; cependant ce n'est pas une désertion égoïste que ce départ; je ne vous suis plus bonne à rien, et le repos dont vous avez besoin vous fuirait désormais près de moi. Au contraire, cherchez l'oubli comme je vais le chercher moi-même. Si vous parvenez à effacer de votre vie le temps pendant lequel je l'ai traversée, vous arriverez peut-être à éloigner le reste et à reconquérir un peu du calme d'autrefois. Je ne peux plus me rappeler que je vous ai aimé, car ma situation a cela de particulier que je ne garde même pas le refuge du souvenir; à mon âge, il faut que je reste sans passé comme sans avenir; ce qui fait la consolation des malheureux me manque avec tout. Je ne puis pas sortir de mon accablement pour essayer de retrouver une heure où la vie se soit montrée douce pour moi; ces heures-là, au contraire, me font frémir et je me les reproche comme un crime. Ainsi, de quelque côté que je me retourne, je ne trouve que la douleur et les regrets poignants; tout est flétri, déshonoré pour moi.»
Il avait lu cette lettre écrite d'un trait, d'une seule poussée, debout au milieu de son cabinet; arrivé à la fin, vaguement il regarda autour de lui; son fauteuil était un peu écarté de son bureau: il se laissa tomber dessus et resta là, anéanti, gardant la lettre dans sa main crispée:
—Seul!
C'était une après-midi d'octobre, sombre et boueuse; dans la rue des Saints-Pères, le long des maisons qui cachent l'hôpital de la Charité, des coupés étaient rangés, attendant, et leur file se prolongeait jusque sur le boulevard Saint-Germain, où les cochers, descendus de leur siège, causaient en gens qui sont habitués à se rencontrer. Du porche à colonnes prétentieuses et lourdes qui fait le coin de la rue et du boulevard, vers quatre heures et demie, dans l'obscurité qui commençait, on vit sortir des hommes à la tournure grave et aux vêtements sombres,—les membres de l'Académie de médecine,—qui, la séance du mardi levée, regagnaient leurs voitures: les uns, ceux-là étaient seuls, vivement, pour partir grand train; les autres, ceux-là étaient accompagnés, avec d'habiles lenteurs, s'arrêtant pour aborder aimablement un journaliste et lui recommander leur communication de ce jour, ou bien continuant avec un confrère non académicien l'entretien commencé dans la salle des pas-perdus; c'était la Bourse aux consultations qui s'achevait, l'originalité la plus amusante de ce lieu pour ceux qui savent regarder ou sont au courant des petites intrigues électorales qu'on joue là. Tous les membres de l'Académie n'ont pas, en effet, une longue liste de malades chez qui courir; mais tous ont une voix à donner, et ce sont ceux-là que les candidats entourent, en tâchant de les gagner.... On a déjà une riche clientèle, mais on n'est pas encore de l'Académie; on manoeuvre donc pour y arriver: avec le chirurgien, on arrange, aux frais des clients qui ont la foi, une consultation pour aller voir un panaris superficiel; avec le médecin, on en arrange une pour visiter une migraineuse. On espère que, le jour du vote venu, l'académicien ne refusera pas sa voix à un confrère qui, par des consultations de cette importance, vous fait gagner mille ou quinze cents francs par an, vous envoie du gibier de sa chasse, sa loge à l'Opéra, son coupon des Français; et qu'en galant homme qu'il est, il aura la reconnaissance de l'estomac ou du porte-monnaie.
Un des académiciens, qui parut le dernier au haut des marches, était un homme de grande taille, mais voûté, au visage creux et blême, qu'éclairaient deux yeux bleu pâle d'une expression étrange, dure et désolée à la fois; il s'avançait seul, et à sa démarche lourde, à son pas traînant, on pouvait se demander s'il avait soixante ans, tandis que, par d'autres côtés il gardait encore une certaine jeunesse,—Saniel, vieilli de vingt ans.
Sans que personne échangeât un signe de tête ou un serrement de main avec lui, il descendit sur le trottoir, et, le remontant, il vint jusqu'au boulevard, où il ouvrit la portière d'un coupé dont l'intérieur montrait l'installation complète d'une bibliothèque ambulante: tablette pour écrire, avec papier, encrier et lampe, poches, soufflets tous pleins de livres et de brochures.
Au moment où il allait monter, une voix l'arrêta:
—Cher maître!
Il se retourna; c'était un de ses anciens internes, médecin depuis peu dans la banlieue, du côté de Gentilly, qui accourait.
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda Saniel.
—Je voudrais vous prier de venir m'assister dans un cas d'éclampsie très curieux, où votre intervention peut être décisive.
—Où?
—A la Maison-Blanche, une pauvre femme.... Quel jour pourrez-vous me donner?
—Il y a urgence?
—Oui.
—Tout de suite alors; montez avec moi, après avoir donné des explications à mon cocher.
Mais à ce moment, un homme à cheveux blancs, vêtu de velours marron, coiffé d'un feutre cabossé et chaussé de sabots, vint vers eux accompagné de deux jeunes gens avec lesquels il discourait à haute voix en gesticulant: sur leur passage on se retournait pour les regarder, tant était originale, au milieu des gens corrects qui à ce moment passaient par là, la tenue du vieux Brigard, resté des pieds à la tête l'homme d'autrefois.
Il vint à Saniel les deux mains tendues, et Saniel, chapeau bas, l'accueillit avec toutes les marques du respect.
—Enchanté de vous rencontrer, dit Brigard, car j'ai été hier à votre consultation sans vous voir.
—Comment ne m'avez-vous pas prévenu par un mot? Si vous avez besoin de moi, je suis tout à vous.
—Merci, je n'ai pas, par bonheur, besoin de vos conseils, ni pour moi, vous le voyez, ni pour les miens; c'était simplement vous voir que je voulais. Arrivé chez vous avant l'heure, j'ai attendu dans votre salon, puis sont entrées derrière moi plusieurs personnes: une jeune femme qui paraissait cruellement souffrir; une vieille dame qui donnait tous les signes de l'anxiété, enfin un homme agité de mouvements désordonnés qui ne pouvait rester en place. Et moi, les regardant, je me disais que, n'ayant qu'une visite amicale à vous faire, j'allais prolonger l'attente de ces malheureux qui comptaient les minutes; alors je suis parti.
—Puis-je vous demander ce qui me valait l'honneur de cette visite?
Les deux jeunes gens qui accompagnaient Brigard et l'ancien interne de Saniel s'étaient discrètement éloignés de quelques pas.
—Le désir de vous présenter mes félicitations. Quand j'ai appris votre candidature à l'Académie de médecine, je me suis dit: «En voilà un qui n'a aucune chance; il a l'originalité, l'ami Saniel, la force, il a réussi brillamment, et ces qualités-là ne sont pas précisément académiques.» Je me trompais: vous avez enfoncé les portes, ce qui est la seule manière d'entrer dans ces endroits que je comprenne; c'est pour cela que je vous félicite. Et puis j'ai eu des torts envers vous autrefois....
—Des torts, vous?
—Je vous ai accusé de vous croire plus fort que la vie: vous l'étiez en effet; mes compliments! C'est un spectacle réconfortant pour moi de vous suivre.
Après avoir chaleureusement serré les mains de Saniel, il s'éloigna accompagné de ses deux disciples, en prêchant.
Le jeune médecin s'était rapproché de Saniel:
—Voilà un original, dit-il.
—Un homme heureux!