Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 1 (of 2)
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Title: Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 1 (of 2)
Author: Emmanuel Cosquin
Release date: September 13, 2018 [eBook #57892]
Language: French
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Note sur la transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Cet ouvrage se compose de 2 tomes: jusqu'au numéro 31 les renvois aux contes se rapportent au tome I, les numéros suivants au tome II.
EMMANUEL COSQUIN
CONTES POPULAIRES
DE
LORRAINE
COMPARÉS
AVEC LES CONTES DES AUTRES PROVINCES DE FRANCE
ET DES PAYS ÉTRANGERS
ET PRÉCÉDÉS
D'UN ESSAI
SUR L'ORIGINE ET LA PROPAGATION
DES CONTES POPULAIRES EUROPÉENSTOME PREMIER
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PARIS
VIEWEG, LIBRAIRE-ÉDITEUR
67, RUE DE RICHELIEU, 67AVANT-PROPOS
Cette collection de contes populaires présente ce caractère particulier que, pour la former, nous avons puisé dans la tradition orale d'un seul village: les cent contes et variantes dont elle se compose viennent tous de cette même source; ils ont été recueillis par mes sœurs et moi à Montiers-sur-Saulx, village de Lorraine,—ou, si l'on veut plus de précision, du Barrois,—situé à quelques centaines de pas de l'ancienne frontière de Champagne[1]. Nous devons la plus grande partie de notre collection au zèle intelligent et à la mémoire prodigieuse d'une jeune fille du pays, morte aujourd'hui, qui s'est chargée de rechercher par tout le village les contes des veillées, et nous les a ensuite transmis avec une rigoureuse fidélité.
De bons juges ont parfois exprimé le regret de trouver dans certaines collections de contes populaires un style apprêté, des développements et des enjolivements qui trahissent le littérateur. Nous espérons qu'on ne nous adressera pas cette critique; nous avons, du moins, tout fait pour ne pas nous y exposer, et, si notre collection a un mérite, c'est, ce nous semble, de reproduire avec simplicité les récits que nous avons entendus.
A la suite de chacun des contes sont indiquées les ressemblances qu'il peut présenter avec tels ou tels récits faisant partie de quelqu'un des recueils de contes populaires édités en France ou à l'étranger, et surtout avec les contes orientaux. Ces rapprochements fourniront toute une série de pièces justificatives, si l'on peut parler ainsi, à l'histoire des migrations des fictions indiennes à travers le monde, histoire que cherche à exposer l'introduction de cet ouvrage.
Dans un Supplément aux remarques, placé à la fin du second volume, nous mettons à profit divers documents, dont plusieurs n'ont été livrés à la publicité que pendant l'impression de notre travail. Un Index bibliographique donne le titre complet des livres qui ont été indiqués en abrégé dans l'intérêt de la brièveté.
Publiées d'abord, de 1876 à 1881, dans la revue la Romania, cette collection et ses remarques ont reçu, de la part de savants de toute nationalité, comme M. Gaston Paris, M. Reinhold Kœhler, M. Ralston, un accueil qui était pour l'auteur un encouragement à faire paraître les Contes lorrains en volumes, avec des remarques considérablement augmentées et souvent tout à fait transformées.
Me permettra-t-on d'exprimer ici mon affectueuse reconnaissance envers les dévouées collaboratrices sans lesquelles ce travail n'aurait jamais été ni entrepris ni achevé? C'est en commun avec elles qu'a été faite la rédaction des contes; pour celle des remarques, j'ai reçu l'aide de leurs conseils, et l'une d'elles ne s'est jamais lassée de me signaler, dans les innombrables collections de contes européens, les plus intéressants rapprochements.
Août 1886.
INTRODUCTION
ESSAI SUR L'ORIGINE ET LA PROPAGATION DES CONTES POPULAIRES EUROPÉENS[2]Quand Perrault voulut publier les contes dont son enfance avait été bercée, il n'osa les faire paraître sous son nom: il craignait qu'on ne le soupçonnât d'attacher la moindre importance à des récits de paysans et de bonnes femmes. Aujourd'hui Perrault n'aurait plus cette fausse honte,—on recueille, en notre temps, dans tous les pays, les contes des veillées; il existe même, en littérature, ce que l'on pourrait appeler la «question des contes populaires»;—mais Perrault serait exposé à un autre danger: il pourrait, après tant d'autres auteurs, céder à la tentation de grossir démesurément un problème déjà pourtant très intéressant, très sérieux même; de traiter nos contes bleus comme de graves documents; de voir dans le Chat Botté, le Petit Poucet et leurs compagnons l'incarnation de «mythes» dignes de la plus religieuse attention, et de les invoquer comme des témoins des idées primitives de l'humanité ou tout au moins de la race à laquelle appartiennent les nations indo-européennes, la race âryenne. Tel est, en effet, l'enseignement de toute une école, et voilà dans quels nuages, dans quels brouillards se plaisent des hommes qui ne sont pas sans valeur. Pour nous, le brouillard est toujours malsain, fût-ce le brouillard mythique. Contribuer à le dissiper, c'est faire œuvre bonne et utile: nous l'essaierons ici.
I
Si l'on compare entre eux les contes populaires, merveilleux ou plaisants, des diverses nations européennes, de l'Islande à la Grèce, de l'Espagne à la Russie, on trouvera dans ces récits, recueillis chez des peuples si différents de mœurs et de langage, les ressemblances les plus surprenantes. Il n'y a pas là seulement un fonds commun d'idées, des éléments identiques; mais cette identité s'étend à la manière dont ces idées sont mises en œuvre et dont ces éléments sont combinés. C'est là un fait bien connu aujourd'hui, dont il sera facile de se convaincre en jetant un coup d'œil sur n'importe quel conte de notre collection et sur les contes étrangers que nous en rapprochons dans nos remarques.
Comment expliquer ces ressemblances si frappantes?
Les frères Grimm, ceux-là mêmes qui les premiers ont posé le problème, en ont donné une solution qui séduit au premier abord. Leur système, adopté par M. Max Müller et par bien d'autres, a été précisé et développé, notamment par un philologue autrichien, M. de Hahn, dans son introduction aux contes grecs et albanais recueillis par lui[3]. On peut le formuler ainsi:
Les peuples européens appartiennent presque tous à une même famille, la famille âryenne[4]. De l'Asie centrale, jadis leur commune patrie, les diverses tribus de cette famille ont apporté, dans les pays où elles ont émigré, avec le fond de leurs idiomes les germes de leur mythologie. Ces mythes antiques, leur patrimoine commun, se sont, dans la suite des temps, développés, transformés, et le dernier produit de cette transformation n'est autre que les contes populaires. Rien d'étonnant que ces contes présentent, chez tous les peuples âryens, de si nombreux traits de ressemblance, puisqu'ils proviennent, en dernière analyse, de mythes autrefois communs à tous ces peuples.
«Ces éléments mythiques, qu'on retrouve dans tous les contes, ressemblent, dit Guillaume Grimm, à des fragments d'une pierre précieuse brisée, que l'on aurait dispersés sur le sol, au milieu du gazon et des fleurs: les yeux les plus perçants peuvent seuls les découvrir. Leur signification est perdue depuis longtemps, mais on la sent encore, et c'est ce qui donne au conte sa valeur[5].»—«Les contes populaires, dit Jacques Grimm, sont les derniers échos de mythes antiques... C'est une illusion de croire qu'ils sont nés dans tel ou tel endroit favorisé, d'où par la suite ils auraient été portés au loin par telles ou telles voies[6].» En d'autres termes, les ressemblances qui existent entre les contes populaires ne doivent pas être expliquées par des emprunts qu'un peuple aurait faits à un autre.—«Les éléments, les germes des contes de fées, dit à son tour M. Max Müller, appartiennent à la période qui précéda la dispersion de la race âryenne; le même peuple qui, dans ses migrations vers le nord et vers le sud, emportait avec lui les noms du soleil et de l'aurore, et sa croyance aux brillants dieux du ciel, possédait, dans son langage même, dans sa phraséologie mythologique et proverbiale, les germes plus ou moins développés qui devaient un jour, à coup sûr, donner des plantes identiques ou très ressemblantes dans tous les sols et sous tous les climats[7].»
Nous ne nous engagerons pas dans l'exposition détaillée du système, telle que nous la trouvons dans M. de Hahn: il nous faudrait cheminer trop longtemps à travers les théories philosophiques les plus contestables, pour arriver enfin à cette assertion prodigieuse, que les contes nous ont conservé «les idées primitives de l'humanité». Ce commentaire du savant autrichien,—pour ne parler que de celui-là,—sur les idées de Jacques et Guillaume Grimm, est loin pourtant de nous avoir été inutile. Les frères Grimm se tiennent d'ordinaire dans un certain vague vaporeux et poétique. M. de Hahn précise, épreuve redoutable pour les théories les plus ingénieuses: il crève la bulle de savon en voulant lui donner de la consistance.
Un effort un peu sérieux d'attention soulève, en effet, contre ce système une objection des plus graves. Les ressemblances si nombreuses et si frappantes qu'offrent entre eux les contes des peuples européens ne portent pas seulement sur le fond, sur les idées qui servent de base à ces récits, mais aussi,—nous avons indiqué ce point,—sur la forme et sur la combinaison de ces idées. On nous dit que les contes sont le produit de la décomposition de mythes primitifs communs aux diverses nations âryennes et que celles-ci auraient emportés en Europe du berceau de leur race. C'est de cette décomposition, assure-t-on, que sont sortis les différents éléments, les différents thèmes qui, se groupant de mille et mille façons, composent la mosaïque des contes populaires. «Pour beaucoup de nos contes de fées, dit M. Max Müller, nous savons d'une manière certaine (sic) qu'ils sont le détritus d'une ancienne mythologie, à demi oubliée, mal comprise, reconstruite[8].»—Mais alors comment expliquer que ces mythes, se décomposant dans les milieux les plus divers, chez vingt peuples différents de mœurs et d'habitudes d'esprit, se soient, en définitive, transformés partout d'une manière si semblable, parfois même d'une manière identique? De plus, comment se fait-il que, sans entente préalable, plusieurs peuples se soient accordés pour grouper les prétendus éléments mythiques dans le cadre de tel ou tel récit bien caractérisé? N'est-ce pas là une impossibilité absolue?
Prenons un exemple. Il a été recueilli, chez plusieurs peuples de race âryenne, notamment chez les Hindous du Pandjab, chez les Bretons, les Albanais, les Grecs modernes, les Russes (et aussi chez les habitants de Mardin en Mésopotamie, population de langue arabe, et les Kariaines de la Birmanie, qui, ni les uns ni les autres, ne sont de race âryenne, mais supposons qu'ils le soient), un conte dont voici brièvement le sujet[9]: Un jeune homme devient possesseur d'un anneau magique; cet anneau, après diverses aventures, lui est volé par certain personnage malfaisant, et il le recouvre ensuite, grâce aux bons offices de trois animaux, auxquels il a rendu service. Dans tous ces contes asiatiques et européens, nous constatons l'identité non seulement du plan général du récit, mais de détails parfois bizarres: ainsi, dans tous, la souris reconnaissante introduit, pendant la nuit, sa queue dans le nez de l'ennemi de son bienfaiteur pour le faire éternuer et rejeter l'anneau qu'il tient caché dans sa bouche. Comment expliquer ces ressemblances ou plutôt, nous le répétons, cette identité? Le bon sens répond qu'évidemment ce récit, avec ses détails caractéristiques, a dû être inventé dans tel ou tel pays, d'où il a passé dans les autres. Ce détail de la queue de souris, par exemple, est-ce qu'on peut en expliquer raisonnablement la présence dans tous ces contes asiatiques et européens, si l'on n'admet pas qu'il existait déjà, à l'origine, dans un prototype dont tous ces contes sont dérivés? Et ce prototype,—le détail en question et bien d'autres le montrent,—était un conte et non un mythe.
Si l'on veut à toute force faire dériver nos contes populaires de mythes primitifs des Aryas, et si, en même temps, on soutient, avec l'école des frères Grimm, que les contes ainsi dérivés n'auraient point passé d'un peuple âryen à l'autre par voie d'emprunt, il n'y a qu'un moyen de se mettre en règle avec le bon sens. Il faut dire que les mythes d'où seraient sortis nos contes étaient déjà décomposés et parvenus à la forme actuelle avec ses détails caractéristiques, au moment où les premières tribus âryennes quittèrent le plateau de l'Asie centrale, bien des siècles avant notre ère. Nos ancêtres, les pères des nations européennes, auraient, de cette façon, emporté dans leurs fourgons la collection complète des contes bleus actuels.
C'est là une hypothèse qu'on n'ira guère soutenir; elle est, d'ailleurs, en contradiction directe avec les idées mêmes des partisans du système mythique. Les «contes âryens» sont, d'après eux, le dernier terme du développement des mythes âryens; or, de leur propre aveu, à l'époque de la séparation des tribus âryennes, le développement de ces mythes n'en était encore qu'à son premier degré.
Le système des frères Grimm et de leurs disciples étant de tout point insoutenable, il ne reste qu'une solution possible de la question: c'est d'admettre qu'après avoir été inventés dans tel ou tel endroit, qu'il s'agit de déterminer, les contes populaires communs aux diverses nations européennes (pour ne mentionner que celles-là) se sont répandus dans le monde, de peuple à peuple et par voie d'emprunt.
Dans l'examen que nous venons de faire des opinions des frères Grimm, nous nous sommes volontairement privé d'un avantage, en acceptant les données du problème telles qu'elles nous étaient présentées. Nous aurions pu, en effet, contester dès l'abord l'assertion qui est la base de tout le système.
A l'époque où les frères Grimm ont imaginé leur système «mythique», le problème ne pouvait encore être posé dans ses termes véritables, faute de documents suffisants. Les deux illustres philologues croyaient,—et Guillaume Grimm le répétait encore en 1866[10],—que les ressemblances existant entre les contes populaires se renfermaient dans les limites de la famille indo-européenne (peuples d'Europe, Persans, Indiens). Aujourd'hui la question a pris une tout autre tournure. Chaque jour des découvertes nouvelles reculent les frontières arbitrairement tracées par les frères Grimm et l'école «mythique». Nos contes prétendus âryens existent, on le constate maintenant, chez bon nombre de peuples nullement âryens. Qu'on examine, à ce point de vue, la collection, très riche en rapprochements, de contes et poèmes recueillis par M. W. Radloff chez les tribus tartares de la Sibérie méridionale et publiés avec traduction allemande de 1866 à 1872. Qu'on étudie également les contes de forme si populaire, identiques pour le fond à nos contes européens, et qui ont été trouvés chez les Avares, peuplade mongole du Caucase, et traduits en allemand, en 1873, par feu M. Schiefner. Qu'on lise les contes syriaques, provenant de la région montagneuse située au nord de la Mésopotamie et publiés en 1881 par deux orientalistes allemands, MM. Eugène Prym et Albert Socin; les contes arabes d'Egypte, recueillis par feu M. Spitta-Bey (1883) et par M. Dulac (1884); les contes découverts chez les Kabyles du Djurdjura par feu le P. Rivière (1882); les contes swahili de l'île de Zanzibar, édités en anglais par feu M. Steere (1870); le recueil de contes cambodgiens de M. Aymonier (1878); celui de contes annamites, de M. A. Landes (1884-1886); les contes kariaines de la Birmanie (1865), que nous avons mentionnés tout à l'heure. Enfin n'oublions pas qu'en Europe les prétendus contes âryens existent en grand nombre chez les Hongrois, peuple qui n'est âryen ni de langue ni d'origine, pas plus que les Finlandais et les Esthoniens, chez lesquels on en a recueilli également.
Ainsi, la base même sur laquelle s'appuie le système des frères Grimm n'a aucune solidité: ce n'est autre chose qu'une erreur de fait.
Examinerons-nous maintenant en détail un autre système, qui s'est produit en Angleterre et qui voit dans les contes populaires l'incarnation d'idées communes aux sauvages de toutes les races? Les ancêtres de toutes les races humaines, que l'auteur du système, M. A. Lang, déclare sans hésitation avoir été des sauvages, tout semblables aux sauvages actuels, auraient incarné leurs idées, supposées les mêmes partout, dans des contes qui, de cette façon, se trouveraient partout identiques.—En réalité, tout est à contester dans ce système: prétendre qu'on trouvera chez les sauvages actuels les idées primitives de l'humanité est une assertion sans aucune preuve[11]; prétendre que les sauvages de l'Amérique, par exemple, doivent forcément posséder et possèdent en effet des contes semblables à nos contes populaires, c'est énoncer une inexactitude de fait: à de très rares exceptions près, qui peuvent facilement s'expliquer par une importation relativement récente, tout ce qu'on nous donne ici pour des ressemblances n'a aucun rapport avec cette identité de fond et de forme que l'on constate dans les collections de contes européens, asiatiques, africains, mentionnées il y a un instant; tout cela est vague, sans aucun trait caractéristique, ou c'est purement imaginaire[12].
Du reste, même en admettant comme vraies les affirmations qui servent de point de départ à M. Lang, nous devrions faire à cette théorie la même objection qu'au système mythique. A supposer que, dans toutes les races humaines, on ait eu primitivement les mêmes idées de sauvages, comment ces idées auraient-elles revêtu partout les mêmes formes si caractéristiques, et se seraient-elles groupées de la même façon dans les mêmes cadres?
Nous avons hâte de mettre le pied sur un terrain plus ferme, et d'entrer dans la voie ouverte, il y a une trentaine d'années, par Théodore Benfey, l'éminent et regretté orientaliste de Gœttingue[13].
II
La question de l'origine des contes populaires est une question de fait. M. Reinhold Kœhler, bibliothécaire à Weimar, l'homme qui assurément possède en cette matière l'érudition la plus vaste et la plus sûre, insiste sur ce point comme M. Benfey[14]. Il s'agit de prendre successivement chaque type de contes, de le suivre, si nous le pouvons, d'âge en âge, de peuple en peuple, et de voir où nous conduira ce voyage de découverte. Or, ce travail d'investigation est en partie fait, et, cheminant ainsi de proche en proche, souvent par plusieurs routes, partant de divers points de l'horizon, on est toujours arrivé au même centre, à l'Inde, non pas à l'Inde des temps fabuleux, mais à l'Inde historique.
Ce qui est venu grandement en aide à l'explorateur et lui a permis d'accomplir sa tâche, c'est qu'un certain nombre des types des contes actuels se trouvent fixés par écrit depuis fort longtemps, souvent depuis des siècles. Si nous remontons jusqu'au XVIIe siècle et jusqu'à la Renaissance, nous rencontrerons, dans la littérature européenne de ces deux époques, une bonne partie de ces types. Mais les livres de Straparola et de Basile, en Italie, de Perrault et de Mme d'Aulnoy, en France[15], ne sont pas la source des contes populaires actuels: ces livres ont été écrits sous la dictée du peuple, et les récits qu'ils renferment présentent parfois des lacunes et des altérations dont se sont préservées certaines versions parvenues jusqu'à nous par voie de simple tradition orale. Et, d'ailleurs, la littérature du moyen âge nous a conservé des traces irrécusables de l'existence de contes identiques aux contes actuels. Ce n'est pas non plus à cette littérature du moyen âge que nous devrons nous arrêter. Il nous faut quitter l'Europe et chercher ailleurs.
Il existe en Orient plusieurs collections de récits merveilleux ou plaisants. Le plus généralement connu parmi ces ouvrages est le livre arabe qui porte le titre de Mille et une Nuits, et qui fut traduit, sur un manuscrit incomplet, et publié en 1704 par l'orientaliste Galland. Là encore nous rencontrons un certain nombre des thèmes dont se composent nos contes populaires européens, et plusieurs de ces contes eux-mêmes.
S'ensuit-il que les Mille et une Nuits soient le prototype d'une partie de nos contes actuels? Non, car les Mille et une Nuits elles-mêmes ne sont pas le produit de l'imagination des Arabes: un passage très précis du Fihrist, histoire de la littérature arabe écrite au Xe siècle de notre ère, nous apprend que les Mille et une Nuits et d'autres livres arabes du même genre ont été traduits ou imités du persan[16].—Mais les Persans eux-mêmes ont emprunté à l'Inde plusieurs livres de contes. Ainsi, au sixième siècle de notre ère (entre l'an 531 et l'an 579), l'original du recueil indien de fables, contes et fabliaux qui porte aujourd'hui le titre de Pantchatantra, c'est-à-dire en sanscrit les «Cinq livres», fut traduit dans la langue de la cour des Sassanides, le pehlvi, sur l'ordre de Khosrou Anoushirvan (Chosroës le Grand), roi de Perse, et une version arabe, qui existe encore, fut faite plus tard, d'après cette traduction persane, aujourd'hui perdue, sous le titre de Kalilah et Dimnah. Ainsi encore le célèbre livre persan le Toûti-Nâmeh ou «Livre du Perroquet», qui renferme plusieurs contes que l'on peut rapprocher de nos contes européens, n'est autre chose que la traduction libre d'un ouvrage indien de même titre, la Çouka-saptati (les «Soixante-dix Histoires du Perroquet»), augmentée de récits tirés d'autres collections de contes, également rédigées en sanscrit.—D'ailleurs, au témoignage de M. Benfey, la substance des Mille et une Nuits se retrouve presque d'un bout à l'autre dans la littérature indienne.
Nous voilà donc,—en partant d'une collection de contes arabes, parfois semblables à nos contes européens,—arrivés dans l'Inde, et nos recherches ne peuvent nous conduire plus loin. Voyons si un autre chemin nous amènera encore au même terme.
Notre point de départ sera, cette fois, la région, située au nord de l'Inde, où habitent les tribus mongoles comprises sous le nom de Kalmouks. On sera peut-être surpris d'apprendre que ces peuplades nomades ont une littérature écrite. Elles possèdent, entre autres ouvrages, une collection de contes intitulée Siddhi-Kûr («le Mort doué du siddhi», c'est-à-dire d'une vertu magique)[17], et les récits qui composent ce livre présentent de nombreux traits de ressemblance avec les contes populaires européens.
Quelle est l'origine du Siddhi-Kûr? Le plus rapide coup d'œil, le plus simple examen des noms propres, par exemple, et du titre même de l'ouvrage (le mot siddhi est sanscrit) nous montrent d'une manière évidente que nous avons affaire à une traduction ou imitation de récits indiens. Le cadre du Siddhi-Kûr a été emprunté à un recueil indien de contes, dont le titre a la plus grande analogie avec celui du livre kalmouk, la Vetâla-pantchavinçati (les «Vingt-cinq Histoires d'un vetâla», c'est-à-dire d'un démon qui entre dans le corps des morts).—Une autre collection mongole, l'Histoire d'Ardji Bordji Khan, qui a été traduite en 1868 par M. Jülg sur un manuscrit incomplet conservé à Saint-Pétersbourg, et qui offre plusieurs points de comparaison avec nos contes européens, est une imitation d'un livre qui porte en sanscrit le titre de Sinhâsana-dvâtrinçati, les «Trente-deux Récits du Trône».
Ainsi, de ce côté encore, le dernier terme de nos investigations est l'Inde.
Des récits indiens ont également passé, par voie littéraire, chez les Thibétains[18] et dans l'Indo-Chine[19].
Les livres de contes indiens, on le voit, ont rayonné tout autour de leur pays d'origine, et parfois même, de proche en proche, ils sont arrivés jusqu'en Europe. Le Pantchatantra, par exemple, dont nous parlions tout à l'heure, après avoir été apporté de l'Inde en Perse, vers le milieu du sixième siècle de notre ère, par Barzôî, médecin de Chosroës le Grand, est traduit en pehlvi par ce même Barzôî. Cette traduction elle-même est traduite en syriaque vers l'an 570, et, deux siècles plus tard, en arabe, sous le calife Almansour (754-775). Enfin, à cette version arabe se rattachent diverses traductions,—dont les plus importantes sont une traduction grecque (1080) et une traduction hébraïque (1250), cette dernière presque aussitôt mise en latin,—qui répandent le livre indien dans l'Europe du moyen âge[20].
Rappelons, à ce propos, la singulière histoire d'un autre livre indien, la vie légendaire du Bouddha, qui, transformée en une légende chrétienne, sous le titre de Vie des saints Barlaam et Josaphat, est rédigée en grec, dans le cours du septième ou du huitième siècle, probablement dans un couvent de Palestine, pénètre dans l'Europe occidentale dès avant le XIIe siècle, par l'intermédiaire d'une traduction latine, et obtient une très grande diffusion pendant le moyen âge[21].
Ces courants littéraires, qui ont porté dans toutes les directions et si loin les contes indiens, sont très importants à constater. Il y a là une indication précieuse, et de la faveur que ces contes ont rencontrée partout, et des voies qu'a pu suivre également un courant oral. Car, assurément, nous ne prétendons pas attribuer à la littérature, à ces recueils traduits, imités de tous côtés, il y a déjà si longtemps, une part exclusive ou même prépondérante dans la propagation des contes indiens en Asie, en Europe et dans le nord de l'Afrique. Combien de nos contes populaires européens doivent se rattacher, non point à la forme conservée par la littérature indienne,—quand elle y est conservée,—mais à telle forme orale, encore vivante aujourd'hui dans l'Inde! Voici seulement quelques années qu'on a commencé à rassembler les contes populaires du Bengale, du Deccan ou du Pandjab, et déjà cette observation frappera tous les esprits attentifs. Veut-on un exemple? Nous avons résumé, dans les remarques de notre no 60, le Sorcier (II, pp. 193-195), deux contes indiens: l'un pris dans la grande collection sanscrite formée au XIIe siècle de notre ère par Somadeva, de Cachemire, et intitulée Kathâ-Sarit-Sâgara, l'«Océan des Histoires»; l'autre recueilli en 1875 par M. Minaef chez les Kamaoniens, tribus montagnardes habitant au pied de l'Himalaya. Que l'on rapproche ces deux contes de notre conte français et d'un conte populaire sicilien de même famille, cité dans nos remarques: c'est évidemment avec le conte oral indien que ces contes européens présentent la plus grande ressemblance, une ressemblance qui va jusqu'à l'identité d'un petit détail caractéristique.
Il importe, à ce propos, de le faire remarquer: ce n'est pas une forme unique de chaque thème, de chaque type de contes, qui serait venue de l'Inde en Europe pour y donner naissance à diverses variantes. Bien que, jusqu'à présent, on ait à peine puisé dans les richesses de la tradition orale de l'Inde, ce qu'on en a tiré suffit pour faire penser que plus tard il sera possible de mettre en regard de chacune, pour ainsi dire, des variantes caractéristiques d'un conte européen, une variante indienne correspondante. Dès maintenant nous sommes en état de le faire en partie pour certains contes. Nous renverrons, par exemple, à notre conte no 4, Tapalapautau, et à ses remarques. Dans ce conte et dans la plupart des contes européens de cette famille, des objets magiques, qu'un pauvre homme reçoit d'un personnage mystérieux, lui sont dérobés par un hôtelier, qui leur substitue des objets en apparence semblables. Or, jusqu'à ces dernières années, nous ne connaissions qu'un seul conte indien du même genre, provenant du Deccan; mais, dans ce conte,—dont il faut rapprocher sous ce rapport un conte syriaque, un conte russe, un conte allemand d'Autriche, etc.,—les objets sont enlevés par ordre d'un roi, et il n'est pas question de substitution (voir I, p. 55). On n'avait donc pas trouvé dans l'Inde la forme de ce thème la plus répandue en Europe. Cette forme, nous la possédons aujourd'hui: nous en avons trois versions, qui ont été recueillies, l'une dans l'Inde septentrionale, chez les Kamaoniens, les deux autres, dans le Bengale (I, pp. 56-57), et l'une de ces dernières met même en scène, comme les contes européens, un fripon d'aubergiste.
Il est probable que les auteurs des vieux livres de contes indiens ont fait comme les Perrault ou les Basile au XVIIe siècle: ils ont fixé par écrit telle ou telle des formes orales existant dans leur pays. Il en est résulté que cette forme particulière a pu pénétrer, par la voie littéraire, chez les Persans, chez les Arabes, chez les Mongols, et enfin en Europe; ce qui ne l'a pas empêchée de faire aussi son chemin, avec les autres variantes du même thème, par transmission orale.
Par quelle voie cette transmission orale s'est-elle opérée? Il est bien difficile de suivre dans leur vol toutes ces graines emportées aux quatre vents du ciel et qui ont dû voyager non point à telle époque seulement, mais à bien des époques; qui voyagent peut-être encore à l'heure qu'il est. Mais enfin on peut rechercher les occasions que les contes indiens ont eues, dans le cours des siècles, de se répandre au dehors et d'arriver jusqu'en Europe.
Les intermédiaires entre l'Inde et les autres contrées, depuis le commencement de l'ère chrétienne, ont dû être, à l'ouest, avant Mahomet, les Persans, puis, après l'hégire, les diverses nations musulmanes; au nord et à l'est, les peuples bouddhistes.
Evidemment ce n'est pas uniquement par des traductions de livres sanscrits que les Persans d'abord, et ensuite les Arabes et les autres peuples soumis à l'islamisme ont fait connaissance avec les contes indiens; tous ces peuples ont dû en apprendre un grand nombre de la bouche même des Indiens, dans les relations soit belliqueuses, soit pacifiques, qu'ils eurent avec l'Inde. Dès le milieu du sixième siècle de notre ère, Chosroës le Grand, roi de Perse, fit une expédition dans l'Inde. En 707, quatre-vingt-cinq ans après l'hégire, un lieutenant du calife Abdul-Mélek soumit les bords de l'Indus. Enfin, en l'an 1000, le sultan Mahmoud le Ghasnévide s'étendit jusqu'au Gange. La domination arabe dans l'Inde dura longtemps: elle fut, très probablement, d'une grande influence sur la propagation des contes indiens dans les royaumes islamites d'Asie, d'Afrique et d'Europe, et même dans l'Occident chrétien, qui avait avec eux tant de points de contact, surtout l'empire byzantin, l'Italie et l'Espagne[22]. Avant l'époque de Chosroës le Grand et des campagnes des Persans dans l'Inde, il est à supposer qu'il ne sera parvenu de contes dans les contrées situées à l'occident de ce pays que par l'intermédiaire de voyageurs et de marchands. La «fable» de Psyché, conte indien facilement reconnaissable sous le lourd manteau mythologique dont il a été affublé par Apulée, nous montre qu'un de ces contes, tout au moins, avait, au deuxième siècle de notre ère, pénétré dans le monde gréco-romain[23].
On se tromperait grandement si l'on croyait qu'avant l'ère chrétienne il n'existait pas de relations entre l'Inde et le monde occidental. M. Reinaud a montré quelles furent, vers le milieu du siècle qui précéda notre ère, les conséquences de la découverte de la mousson, c'est-à-dire de la périodicité de certains vents qui, sur l'Océan Indien, soufflent pendant six mois de l'ouest à l'est, et pendant les six autres mois dans le sens contraire. A partir du gouvernement de Marc-Antoine et de Cléopâtre, il se forma des comptoirs romains dans les principales places de commerce des mers orientales, et des compagnies de marchands s'organisèrent. «Indépendamment des personnes qui, chaque année, se rendaient par terre dans les régions orientales, il partait d'Egypte, par la mousson, environ deux mille personnes, qui visitaient les côtes de la mer Rouge, du golfe Persique et de la presqu'île de l'Inde. Six mois après, il arrivait, avec la mousson contraire, le même nombre de personnes en Egypte. Naturellement ce qui s'était passé d'important d'un côté était transmis de l'autre, et l'Orient et l'Occident se trouvaient en communication régulière[24].»
A l'orient et au nord de l'Inde, les récits indiens, d'après M. Benfey, s'étaient répandus de bonne heure, principalement par l'influence du bouddhisme[25]. Ce fut ainsi que, toujours d'après le même savant, ils pénétrèrent en Chine dès le premier siècle de notre ère et tout le temps que la Chine demeura en relations étroites avec les bouddhistes de l'Inde. Du Thibet, où ils étaient aussi parvenus de la même manière qu'en Chine, ils arrivèrent, toujours avec le bouddhisme, chez les Mongols. (On se rappelle que les Mongols firent passer dans leur langue des contes empruntés à des recueils indiens). Or les Mongols ont dominé, dans l'Europe orientale, pendant près de deux cents ans à partir du XIIIe siècle, et il n'est pas impossible qu'ils aient ouvert ainsi un nouveau débouché aux contes indiens[26].
L'influence des invasions mongoles fut plus grande qu'on ne serait porté à le penser. «Que le lecteur se représente, dit M. Léon Feer[27], le vaste mouvement dont la puissance mongole fut la cause au XIIIe siècle, ces ambassadeurs tartares qui visitaient toutes les cours de l'Europe...; cette résidence des Khaghans à Karakorum, et plus tard à Kambalikh, où les causes les plus diverses, les combinaisons de la politique, le zèle de la religion, les intérêts du commerce, les hasards de la guerre, le goût même des aventures, rassemblaient des hommes de tous les pays, et faisaient d'un canton de l'Asie centrale une sorte de rendez-vous et d'abrégé de l'Europe et de l'Asie: cette cour de Mangou, où un moine, venu pour répandre le christianisme, pouvait admirer de colossales et ingénieuses pièces d'argenterie, fabriquées avec le produit des rapines des Mongols par un orfèvre de Paris, rencontrait une femme de Metz, un jeune homme des environs de Rouen, sans compter bien d'autres représentants de divers peuples et pays... Jamais peut-être il n'y eut de communications plus étroites entre des hommes venus de contrées plus éloignées les unes des autres... Ce vaste ébranlement donné à la société du moyen âge, succédant au mouvement déjà si considérable des croisades, eut les suites les plus importantes; il modifia les notions reçues, fit sortir les peuples de leur immobilité, leur apprit à tourner leurs regards et leurs pensées vers des régions nouvelles, spécialement vers l'Asie. Quand la cause eut cessé, l'effet subsista; les voyages se succédèrent les uns aux autres.»
Les peuples bouddhistes ont donc pu parfaitement contribuer, pour une certaine part, à la propagation des contes indiens, non-seulement en Asie, mais en Europe.
III
Il est un fait qui vient fortifier la thèse de l'origine indienne des contes populaires européens: c'est la conformité de plusieurs des idées fondamentales de ces contes avec les idées qui, de longue date, règnent dans l'Inde.
M. Benfey a présenté des considérations fort intéressantes sur les recueils sanscrits dans lesquels on retrouve une partie des thèmes ou même des types de nos contes. Il y voit le reflet d'idées non seulement indiennes, mais bouddhiques. Nous donnerons ici la substance de ces considérations, en nous réservant d'indiquer tout à l'heure quelques objections à une théorie trop exclusive.
D'après M. Benfey, les recueils sanscrits de fables, contes et nouvelles furent primitivement rédigés par des écrivains bouddhistes. Après la réaction brahmanique qui anéantit le bouddhisme dans l'Inde et dont nous avons dit un mot plus haut[28], les originaux de la plupart de ces livres furent remaniés par les brahmanes, et c'est sous cette forme qu'ils nous sont parvenus. Mais les traductions qui en avaient été faites avant cette refonte fournissent le moyen de reconstituer, jusqu'à un certain point, le texte primitif. Ainsi en est-il de cette traduction en pehlvi de l'original du Pantchatantra, laquelle, faite par l'ordre du roi de Perse, au sixième siècle de notre ère, à une époque où le bouddhisme était encore florissant dans l'Inde, a conservé (on le voit par la version arabe qui en a été faite et qui existe encore[29]) tout un chapitre insultant pour les brahmanes, lequel a été retranché du texte sanscrit actuel[30]. Ainsi en est-il encore des traductions, faites par les Mongols, de récits provenant de l'Inde, que le bouddhisme leur avait apportés. Le Siddhi-Kûr, l'Histoire d'Ardji Bordji Khan, sont tout imprégnés des idées et de la mythologie bouddhiques. Enfin, pour nous borner à ces remarques, la littérature bouddhique, que les Chinois ont empruntée à l'Inde, renferme plusieurs des récits figurant dans le Pantchatantra. On peut étudier, à ce sujet, les Avâdanas, contes et apologues indiens, que M. Stanislas Julien a extraits de deux encyclopédies bouddhiques chinoises, et dont il a publié la traduction en 1859.
Ajoutons qu'une collection de contes et nouvelles, rédigée en sanscrit, la grande collection formée, au XIIe siècle de notre ère, par Somadeva, de Cachemire, avec des matériaux provenant de recueils antérieurs, offre encore aujourd'hui, en divers endroits, notamment dans son livre sixième, une physionomie franchement bouddhique: ici, c'est un ennemi du bouddhisme qui se convertit; là, c'est la fille d'un roi qui fait présenter des offrandes au Bouddha; le bouddhisme y est même désigné sous ce nom: «notre religion»[31].
Les autres recueils sanscrits, malgré les remaniements qu'ils ont subis, ont conservé, d'après M. Benfey, des traces de bouddhisme. M. Benfey relève, par exemple, dans le Pantchatantra, une thèse qu'il considère comme une des thèses favorites des bouddhistes: l'ingratitude des hommes, opposée à la reconnaissance des animaux[32]. Cette thèse y est mise en action dans un conte dont voici l'analyse:
«Un brahmane tire d'un trou, dans lequel ils sont tombés, un tigre, un singe, un serpent et un homme. Tous lui font des protestations de reconnaissance. Bientôt le singe lui apporte des fruits; le tigre lui donne la chaîne d'or d'un prince qu'il a tué. L'homme, au contraire, dénonce son libérateur comme le meurtrier du prince. Jeté en prison, le brahmane pense au serpent, qui paraît aussitôt devant lui et lui dit: «Je vais piquer l'épouse favorite du roi, et la blessure ne pourra être guérie que par toi.» Tout arrive comme le serpent l'avait annoncé; l'ingrat est puni, et le brahmane devient ministre du roi.»
Or, non seulement l'idée fondamentale de ce conte, mais la forme même sous laquelle cette idée est exprimée se retrouve dans deux livres bouddhiques, dans la Rasavâhini, collection de légendes en langue pali[33], et dans un livre thibétain, la Karmaçataka, où ce conte est mis dans la bouche même du Bouddha Çâkyamouni[34].
L'empreinte du bouddhisme se reconnaît encore,—nous continuons à exposer les idées de M. Benfey,—dans cette étrange charité envers les animaux, dont les héros des contes font preuve si souvent[35]. On sait que la charité des bouddhistes doit s'étendre à tout être vivant, et, dans la pratique, comme M. Benfey le fait remarquer, les animaux en profitent bien plus que les hommes. Cette vertu bouddhique atteint l'apogée de l'absurde dans un conte persan du Touti-Nameh, originaire de l'Inde, où le héros, après avoir délivré une grenouille qui vient d'être saisie par un serpent, se fait conscience d'avoir privé le serpent de sa nourriture naturelle, coupe un morceau de sa propre chair et le lui donne en pâture[36]. Les légendes bouddhiques sont remplies de traits de ce genre. Tantôt le Bouddha abandonne son corps à une tigresse affamée; tantôt il donne un morceau de sa chair à un épervier pour racheter la vie d'une colombe[37].
Ces légendes religieuses du bouddhisme ont, d'après M. Benfey, joué un rôle dans la formation des contes indiens, et notamment donné naissance à plusieurs fables ou contes du Pantchatantra ou d'autres collections. Ainsi un trait de charité et d'immolation de soi-même du Bouddha s'est transformé en une simple fable en passant dans le Pantchatantra. La légende en question est ce qu'on appelle un djâtaka, c'est-à-dire un récit concernant l'une des existences antérieures du Bouddha, où, selon les lois de la métempsycose, il était tantôt homme, tantôt animal. Elle se trouve dans un ouvrage bouddhique qui fut traduit du sanscrit en chinois, sous le titre de Mémoires sur les contrées occidentales, par Hiouen-Thsang, en l'an 648 de notre ère, et que M. Stanislas Julien a fait passer du chinois en notre langue. La voici, d'après la traduction du célèbre sinologue (t. II, p. 61):
A l'est de tel couvent (dans l'Inde), il y a un stoûpa (monument commémoratif), qui a été bâti par le roi Açôka. Jadis le Bouddha y expliqua la loi pendant la nuit, en faveur de la grande assemblée. Au moment où le Bouddha expliquait la loi, il y eut un oiseleur qui chassait au filet dans la forêt. Ayant passé un jour entier sans rien prendre, il fit cette réflexion: «Si j'ai peu de bonheur, c'est sans doute parce que je fais cet indigne métier[38].»
Il alla trouver le Bouddha et dit à haute voix: «Aujourd'hui, ô Joulaï, vous expliquez ici la loi et vous êtes cause que je n'ai pu rien prendre dans mes filets. Ma femme et mes enfants meurent de faim. Quel moyen employer pour les soulager?—Il faut que vous allumiez du feu,» lui dit Joulaï; «je m'engage à vous donner de quoi manger.»
En ce moment, Joulaï se changea en une grande colombe, qui se jeta dans le feu et mourut. L'oiseleur la prit et l'emporta chez lui, de sorte que sa femme et ses enfants trouvèrent là de quoi manger ensemble. Après cet évènement, il se rendit une seconde fois auprès du Bouddha qui, par des moyens habiles, opéra sa conversion. Après avoir entendu la loi, l'oiseleur se repentit de ses fautes et devint un nouvel homme... Voilà pourquoi le couvent que bâtit Açôka fut appelé le Kialan de la Colombe.
Voyons maintenant ce que cette légende religieuse devient dans le Pantchatantra (t. II, p. 24):
«Un chasseur prend une colombe et l'enferme dans une cage qu'il porte avec lui. Eclate un orage; il se réfugie sous un arbre en s'écriant: «O toi, qui que tu sois, qui habites ici, j'implore ton secours.» Or cet arbre était précisément la demeure du mâle de la colombe prisonnière. Fidèle aux devoirs de l'hospitalité, et oubliant son ressentiment, l'oiseau accueille le chasseur et cherche partout pour lui quelque chose à manger. Ne trouvant rien, il se précipite dans le brasier et lui livre son corps en nourriture.»
Il est évident que c'est bien là notre légende, mais purgée par les brahmanes de ce qu'elle avait de trop expressément bouddhique.
Telle est, en abrégé, la thèse de M. Benfey. Nous devons dire que d'autres indianistes sont loin d'admettre cette part si considérable attribuée au bouddhisme, nous ne disons pas dans la propagation des contes indiens (sur ce point il n'y a pas de doute), mais dans la formation, la création de ces contes. D'après eux,—s'il nous est permis de traduire ainsi leur pensée, qui nous paraît très juste,—les écrivains bouddhistes seraient à comparer à ces prédicateurs du moyen âge qui, pour rendre sensibles et frappantes certaines thèses, empruntaient à la tradition populaire des anecdotes, des apologues, voire même des contes, et les adaptaient à leurs sermons; les bouddhistes, dans leurs livres, où fables et contes se groupent autour de thèses morales, auraient donc fait œuvre non de création, mais d'adaptation. «Le bouddhisme, dit M. Sénart[39], a été en réalité, au point de vue mythique ou légendaire, très peu créateur (Lassen, Alterthumskunde, I, p. 454). La nature populaire de ses origines et de son apostolat a fait, il est vrai, de sa littérature un répertoire capital de fables et de contes; ces légendes et ces contes, il les a recueillis, transmis, il ne les a pas inventés. Ce sont des restes, sauvés par lui, sauf les accommodations inévitables, du développement antérieur, religieux et national, d'où il surgit... Et pourtant, dans la pratique surtout, on n'a pas jusqu'à présent tenu grand compte de cette étroite relation entre ce que j'appellerai le brahmanisme populaire et la légende bouddhique.» M. A. Barth, lui aussi, critique, chez un indianiste anglais, M. Rhys Davids, cette tendance à revendiquer pour le bouddhisme «un peu plus que sa part[40]».
Peu importe, du reste, pour notre thèse, que les contes populaires européens aient ou non un cachet bouddhique; s'ils ont un cachet indien, cela suffit, et il nous semble que cette empreinte des idées indiennes peut facilement se constater.
Il n'est pas inutile de montrer d'abord que certains de nos contes européens portent la trace de modifications ayant pour objet d'adapter à notre civilisation occidentale des contes nés dans un tout autre milieu. Il était impossible, par exemple, de transporter tel quel en Europe un conte où l'on voit les sept femmes d'un roi persécutées par une rivale, une râkshasi (mauvais génie), qui a pris une forme humaine et s'est fait épouser, comme huitième femme, par ce roi[41]. Aussi, dans un conte sicilien (Gonzenbach, no 80), ressemblant pour le corps du récit aux contes orientaux de ce type, tout ce qu'il y a là de trop étranger à nos mœurs a-t-il été changé. Les sept femmes du roi sont devenues ses sept filles, qui épousent sept princes, fils d'une reine veuve, avec laquelle se remarie le roi, qui lui-même est veuf. C'est cette reine qui persécute les sept princesses, ses belles-filles; c'est elle qui, comme la râkshasi du conte indien, leur fait arracher les yeux; qui cherche à perdre, en le faisant envoyer dans des expéditions périlleuses, le fils de la plus jeune des sept princesses, etc.[42].—On peut voir encore, dans les remarques de notre no 18, l'Oiseau de Vérité, comment s'est modifiée l'introduction d'un autre conte oriental, où un roi épouse trois sœurs.
Mais la polygamie n'est pas une institution spécialement indienne; elle est commune à tout l'Orient. Tout ce qu'on peut donc affirmer ici, c'est que les contes européens que nous venons de citer sont des contes orientaux, arrangés à la mode occidentale. Nous pouvons, ce nous semble, nous prononcer plus formellement au sujet de certains autres contes, et,—sans attribuer à cette partie de notre démonstration, à ces arguments intrinsèques, une importance aussi grande qu'aux arguments extrinsèques, aux arguments historiques que nous avons exposés plus haut,—nous croyons qu'en étudiant avec quelque attention les collections de contes européens, on y trouvera, en plus d'un endroit, le reflet d'idées non pas seulement orientales, mais indiennes; nous voulons surtout parler des idées se rattachant à la croyance en la métempsycose. Rien, plus que cette croyance, n'était favorable à la formation de fables et de contes. Dans l'Inde, la fable, avec ses animaux parlants qui sont, au fond, des hommes déguisés, était l'expression toute naturelle des idées populaires: la même âme, en effet, dans ses transmigrations, ne se voilait-elle pas tout aussi bien sous une forme animale que sous une forme humaine? Par conséquent, l'animal n'était-il pas, au fond, identique à l'homme, et ne pouvait-il pas être substitué à celui-ci dans les petits drames où l'on voulait mettre en action une vérité morale? La fable, dans l'Inde, était, pour ainsi dire, un produit spontané du pays; ailleurs, ou du moins dans les pays où ne régnait pas la croyance en la métempsycose, elle ne pouvait avoir cette fécondité, cette force d'expansion.
Dans les contes eux-mêmes, c'est-à-dire dans des récits où la préoccupation de la leçon morale n'existe pas, où l'on cherche avant tout à intéresser l'auditeur, cette doctrine de la métempsycose joue, ce nous semble, un rôle qui doit être mis en relief. Nous parlions tout à l'heure de cette singulière charité envers les animaux, que manifestent tant de fois les héros des contes populaires, et dont ils sont ensuite récompensés par leurs obligés. Si ce n'est point là une idée bouddhique d'origine, c'est du moins une idée bien indienne, et elle dérive certainement de la croyance en la métempsycose, qui efface la distinction entre l'homme et l'animal, et qui, dans tout être vivant, voit un frère.
De cette même croyance vient encore, ce nous semble, l'idée que les animaux, ces frères disgraciés, soumis à une dure épreuve, sont meilleurs que l'homme; qu'ils sont reconnaissants, tandis que l'homme est ingrat. Nous avons vu, plus haut, cette thèse développée dans des récits bouddhiques; nous la retrouvons dans un conte européen bien connu, dans le Chat Botté. Les versions bien conservées de ce conte ont, en effet, une dernière partie qui manque dans Perrault: ainsi, dans un conte des Avares du Caucase (Schiefner, no 6), le renard qui, dans ce conte,—comme dans divers contes européens,—joue le rôle du chat, et qui sert «Boukoutchi-Khan» par reconnaissance, fait le mort pour éprouver son maître; celui-ci, qui doit au renard toute sa fortune, dit, en le voyant étendu raide par terre, qu'il est bien débarrassé; sur quoi le renard ressuscite et fait des reproches à l'ingrat[43].
A la métempsycose se rattache encore le conte dont le prétendu «mythe» de Psyché n'est qu'une version altérée. On peut voir, dans les remarques de notre no 63, le Loup blanc (t. II, pp. 224 et suivantes), que l'idée fondamentale, tout indienne, de ce conte est celle d'un être humain revêtu d'une forme animale, d'une véritable enveloppe, qu'il quitte à certains moments, mais qu'il est obligé de reprendre.
Cette croyance en la métempsycose est bien indienne. Elle n'est pas de ces idées que l'on peut supposer avoir été communes aux diverses tribus âryennes, avant leur séparation. M. Benfey, pour ne citer que lui, a fait remarquer qu'on ne la trouve, en dehors de l'Inde, chez aucun peuple indo-européen, si ce n'est tout au plus chez les Celtes, et encore n'y a-t-il là que de faibles traces, à une époque tardive[44]. Les Perses eux-mêmes, qui, de tous les Aryas, sont restés le plus longtemps unis aux Indiens, n'ont pas cette croyance. Il y a plus: dans l'Inde même, l'idée de la métempsycose n'apparaît aucunement dans les monuments les plus anciens de la littérature. Ce fait est d'autant plus frappant que, plus tard, et certainement bien longtemps avant le bouddhisme, elle règne d'une manière incontestable chez les Indiens. Entre autres hypothèses, M. Benfey s'est demandé si elle ne serait pas venue dans l'Inde du dehors et spécialement de l'Egypte. «Il y a eu, à une époque très reculée, dit-il[45], des relations entre l'Inde et l'Occident: nous le savons avec certitude par les expéditions envoyées à Ophir par le roi Salomon. Assurément ces expéditions ne sont pas les plus anciennes. Longtemps auparavant, les Phéniciens ont certainement été les intermédiaires du commerce entre l'Inde et l'Occident, et, de même que très vraisemblablement ils apportèrent l'écriture dans l'Inde, ils peuvent fort bien,—eux et peut-être les Egyptiens eux-mêmes,—y avoir apporté et à leur tour en avoir emporté bien d'autres éléments de civilisation.»
Ces réflexions de M. Benfey jettent-elles quelque lumière sur une question d'un grand intérêt? Nous voulons parler des ressemblances singulières qu'un conte égyptien, vieux de plus de trois mille ans, le «roman» ou le «conte» des Deux Frères, traduit pour la première fois en 1852 par M. de Rouge, présente avec plusieurs contes actuels d'Europe et d'Asie, se rattachant, comme les autres, à l'Inde[46].
Ce conte des Deux Frères est-il originaire de l'Egypte elle-même, ou vient-il de l'Inde? S'il est né en Egypte, il s'ensuivrait que dans les contes indiens se seraient introduits tout au moins un certain nombre d'éléments égyptiens, ce qui nous ouvrirait des horizons tout à fait nouveaux. Dans cette hypothèse, en effet, ce vaste réservoir indien, d'où nous voyons les contes et les fabliaux découler dans toutes les directions, n'aurait pas été alimenté exclusivement par des sources locales; il aurait reçu l'affluent de canaux restés inconnus jusqu'à ces derniers temps.—Si, au contraire, ce conte des Deux Frères est né dans l'Inde, les conséquences sont aussi, ce nous semble, très importantes. Il en résulterait que ce conte des Deux Frères ou ses thèmes principaux existaient dans l'Inde avant l'époque où le scribe Ennana, contemporain de Moïse, en écrivait ou plutôt en transcrivait une forme égyptianisée, plus ancienne peut-être de beaucoup. Nous voici donc reportés, dans l'Inde, à une époque antérieure au XIVe siècle avant notre ère. Mais quelles étaient à ce moment les populations indiennes auxquelles les Egyptiens pouvaient emprunter les thèmes dont est formé le conte des Deux Frères? Il nous semble difficile d'admettre que ce soient les Aryas, c'est-à-dire la race qui a joué dans les temps historiques le rôle prépondérant dans l'Inde et qui a créé la littérature sanscrite. Avant le XIVe siècle, les conquérants Aryas étaient-ils établis dans l'Inde, ou, du moins, l'occupaient-ils tout entière? Cela n'est pas prouvé. En outre,—ce qui est un point capital,—l'idée de la métempsycose, si l'on en juge par leurs vieux monuments littéraires, ne devait pas encore s'être implantée chez eux; or, le conte des Deux Frères est construit en grande partie sur cette idée de la métempsycose. Si donc les Egyptiens, à cette époque reculée, ont emprunté à l'Inde des thèmes de contes (chose qui, après tout, n'a rien d'invraisemblable), ils ne peuvent guère les avoir empruntés qu'aux populations habitant l'Inde avant l'invasion des Aryas, populations très avancées en civilisation, paraît-il, et probablement de race kouschite, c'est-à-dire se rattachant, comme les Egyptiens, à la grande famille des Chamites[47]. Mais alors ce serait de ces populations primitives que les Aryas conquérants de l'Inde auraient reçu plus tard, eux aussi, ces thèmes de contes, et peut-être bien d'autres, et peut-être aussi l'idée même de la métempsycose, étrangère à la race âryenne, et germe d'une foule de contes. Il nous semble, du reste, que ce n'est guère par l'intermédiaire de navigateurs, de trafiquants, égyptiens ou autres, qu'une croyance comme la croyance en la métempsycose a pu s'implanter chez ces Aryas.
Autant de questions pour la solution desquelles les données certaines nous font défaut. Bornons-nous à signaler l'intérêt du problème.
IV
Quoi qu'il en soit de l'origine première des contes indiens ou de tel conte indien en particulier, il nous semble que l'importation de ces contes dans les pays voisins de l'Inde et de là en Europe, leur rayonnement autour de l'Inde, est un fait historiquement démontré.
On a parlé, pour combattre cette thèse, de difficultés considérables qu'aurait forcément rencontrées cette importation d'une masse de contes orientaux en Europe. «Pour que les habitants des campagnes, a-t-on dit[48], soient imprégnés de certaines traditions, superstitions ou croyances, il faut un long temps, un contact prolongé, une propagande opiniâtre, c'est-à-dire un mélange de races ou de civilisations, ou l'expansion d'une doctrine religieuse.» Nous avons répondu, il y a déjà quelques années, à cette objection[49]. Il nous est impossible de voir quelle «difficulté» les contes venus de l'Inde auraient eue jadis à «se faire adopter par masses populaires et rurales.» Il existe, sous ce rapport, une grande différence entre les «superstitions» et les contes. Les premières, on y croit, et, pour qu'un peuple en devienne «imprégné», si elles arrivent du dehors, il faut, cela est vrai, «un long temps, un contact prolongé, une propagande opiniâtre.» Mais les contes, est-il besoin d'y croire pour y prendre plaisir et les retenir? Si un conte indien,—conte merveilleux ou fabliau,—s'est trouvé du goût d'un marchand, d'un voyageur persan ou arabe, est-il bien étonnant que ce marchand, ce voyageur, l'ait gardé dans sa mémoire et rapporté chez lui pour le raconter à son tour? Aujourd'hui encore, c'est de cette manière que les contes se répandent. Parmi les contes que nous-même nous avons recueillis de la bouche de paysans lorrains, quelques-uns avaient été apportés dans le village, peu d'années auparavant, par un soldat qui les avait entendu raconter au régiment. Voici encore un autre exemple. Un professeur à l'université d'Helsingfors, en Finlande, M. Lœnnrot, demandait un jour à un Finlandais, près de la frontière de Laponie, où il avait appris tant de contes. Cet homme lui répondit qu'il avait passé plusieurs années au service tantôt de pêcheurs russes, tantôt de pêcheurs norvégiens, sur le bord de la mer Glaciale. Quand la tempête empêchait d'aller à la pêche, on passait le temps à se raconter des contes et toutes sortes d'histoires. Souvent, sans doute, il s'était trouvé dans ces récits des mots, des passages qu'il n'avait pas compris ou qu'il avait mal compris; mais cela ne l'avait pas empêché de saisir le sens général de chaque conte; son imagination faisait le reste, quand ensuite, revenu au pays, il racontait ces mêmes contes dans les longues soirées d'hiver et dans les autres moments de loisir[50].
Le témoignage de ce Finlandais est intéressant. Il montre bien, notamment, comment les contes se modifient, et il confirme les observations d'un savant qui ne se paie pas de mots, M. Gaston Paris: «Les contes qui forment le patrimoine commun de tant de peuples, se sont assurément modifiés dans leurs pérégrinations, dit M. Paris[51], mais les raisons de ces changements doivent être cherchées presque toujours dans leur propre évolution, si l'on peut ainsi dire, et non dans l'influence des milieux où ils ont pénétré. Un conte à l'origine est un, logique et complet; en se transmettant de bouche en bouche, il a perdu certaines parties, altéré certains traits; souvent alors les conteurs ont comblé les lacunes, rétabli la suite du récit, inventé des motifs nouveaux à des épisodes qui n'en avaient plus; mais tout ce travail est déterminé par l'état dans lequel ils avaient reçu le conte, et rarement il a été bien actif et bien personnel.»
La diffusion des contes par la voie orale s'explique donc sans aucune difficulté.
V
Nous ne dirons qu'un mot des traits, des épisodes, épars dans la littérature mythologique de la Grèce et de Rome, et que l'on peut légitimement rapprocher des contes populaires actuels. A ce sujet, nous sommes tout à fait de l'avis de M. Reinhold Kœhler: «Il ne s'en trouve, dit-il, qu'un très petit nombre; car il faut assurément laisser de côté les essais qu'on a faits de ramener de force certains de nos contes à la mythologie grecque[52].» Parmi les rapprochements innombrables que nous avons eus à faire dans les remarques de nos contes, c'est à peine si,—en dehors de la fable de Psyché, qui n'est pas un mythe[53],—nous avons eu à citer trois ou quatre fois la mythologie gréco-romaine[54].
La mythologie germanique entre également pour peu de chose dans les comparaisons que l'on peut faire à propos des contes populaires actuels, même allemands. C'est ce que disait, il y a une vingtaine d'années, M. Kœhler, s'adressant particulièrement à ses compatriotes: «Ce dont il faut avant tout se garder, c'est de chercher, et naturellement de trouver, dans chaque conte allemand un vieux mythe païen affaibli et défiguré, comme plus d'un mythologue allemand a trop aimé à le faire... On court risque ainsi,—un homme très versé dans la mythologie germanique, M. Adalbert Kuhn, en a fait judicieusement l'observation,—de prendre des idées bouddhiques pour les idées de notre antiquité germanique[55].»
Combien de fois aussi l'on s'égare quand on juge ces questions d'origine par des raisons que nous appellerons de sentiment! Prenons, par exemple, une «chanson de geste» célèbre, le poème d'Amis et Amiles, qui remonte au onzième ou au douzième siècle. «Amis et Amiles, dit M. Léon Gautier[56], sont deux amis, et le modèle des parfaits amis... Or Amis devient lépreux; Amiles a une vision céleste, et apprend qu'il guérira son ami en le lavant dans le sang de ses propres enfants. Amiles n'hésite pas, et, d'une main implacable, tue ses deux fils pour sauver son ami qui lui avait autrefois sauvé la vie et l'honneur. Mais Dieu fait un beau miracle, et les deux innocents ressuscitent. Certes, ajoute M. Léon Gautier, voilà une fiction terrible, et il n'en est guère qui aient plus le parfum de la Germanie.»—Il est probable que le savant écrivain n'aurait pas fait cette réflexion s'il avait connu le vieux conte suivant de la Vetâla-pantchavinçati sanscrite: «Vîravara s'est mis au service d'un roi. Un jour celui-ci, entendant de loin les gémissements d'une femme, envoie Vîravara pour savoir le sujet de ce chagrin, et le suit sans se laisser voir. Vîravara interroge la femme, et apprend qu'elle est la Fortune du roi: elle pleure parce qu'un grand malheur le menace, mais ce malheur pourra être détourné, si Vîravara immole son fils à la déesse Devî. Le fidèle serviteur, pour sauver son maître, offre à la déesse le sacrifice qu'elle demande; puis, dégoûté de la vie, il s'immole lui-même. A cette vue, le roi veut se donner la mort, mais la déesse se radoucit et ressuscite l'enfant et son père[57].»—Dans un conte populaire indien du Bengale (Lal Behari Day, no 2), nous allons voir s'accentuer encore la ressemblance sur certains points. Les héros de ce conte sont deux amis, comme dans le poème du moyen âge. L'un d'eux ayant été changé en statue de marbre, par suite de son dévouement à son ami, ce dernier, pour lui rendre la vie, immole son fils nouveau-né et prend son sang (comme Amiles) pour en oindre la statue. Plus tard la déesse Kali ressuscite l'enfant[58].
Après avoir lu ces récits indiens, que personne assurément n'aura l'idée de faire dériver d'Amis et Amiles, fiez-vous en donc au «parfum» d'une œuvre littéraire!
Nous aussi, en lisant jadis pour la première fois les contes islandais de la collection Arnason, nous aurions volontiers trouvé une saveur scandinave à tel détail, à celui-ci, par exemple (p. 243): «Une troll (ogresse) qui, en changeant de forme, s'est fait épouser par un roi, substitue sa fille à elle à la fille du roi, qu'un prince est venu demander en mariage. Le prince, ayant découvert la tromperie, tue la jeune troll; puis il fait saler sa chair, dont on emplit des barils, et il la donne à manger à la mère.» Et voici que non-seulement ce trait se retrouve dans des contes siciliens (Gonzenbach, nos 48, 49, 34, 33; Pitrè, no 59), avec cette aggravation de sauvagerie que la tête de la fille a été mise au fond du baril, afin que la mère ne puisse se méprendre sur la nature de son horrible repas; mais un conte annamite (A. Landes, no 22) présente identiquement la forme sicilienne, rattachant ainsi à l'Inde un trait qu'à première vue, et en l'absence d'autres documents, on pouvait croire exclusivement propre à la race des farouches hommes du Nord[59].
Chercher, dans les contes populaires des différents peuples, des renseignements sur le caractère de ces peuples, paraît tout naturel à quiconque est étranger à ces matières, et pourtant rien n'est plus trompeur. Quand, par exemple, feu le P. Rivière, en recueillant les contes des Kabyles du Djurdjura, s'imaginait que «dans ces pages si originales, un peuple illettré trace à notre curiosité le tableau vivant de ses qualités et surtout de ses vices», c'est qu'il ne savait pas que les contes kabyles sont identiques, pour le fond, à une foule de contes populaires d'Europe et d'Asie: s'il eût connu ce fait, il n'aurait jamais songé à demander à des récits d'importation étrangère des renseignements sur les particularités morales du peuple au sein duquel ils ont été introduits.
Nous en dirons autant des fabliaux du moyen âge, ces frères d'origine des contes populaires. M. Gaston Paris a fait là-dessus des réflexions admirablement justes[60]: «Quant aux contes innombrables, presque toujours plaisants, trop souvent grossiers, qui ont pour sujet les ruses et les perfidies des femmes, ils ne sont pas nés spontanément de la société du moyen âge; ils procèdent de l'Inde... Ce qui surtout est nécessaire pour comprendre l'inspiration de ces contes, c'est de se représenter qu'ils ont été composés dans un pays où les femmes, privées de liberté, d'instruction, de dignité personnelle, ont toujours eu des vices dont le tableau, déjà exagéré dans l'Inde, n'a jamais pu passer en Europe que pour une caricature excessive. Cependant, la malignité aidant, les contes injurieux pour le beau sexe réussirent merveilleusement chez nous, et se transmirent, en se renouvelant sans cesse, de génération en génération. La nôtre en répète encore plus d'un sans accepter la morale qu'ils enseignent, et simplement pour en rire, parce qu'ils sont bien inventés et piquants; c'est ce que faisaient déjà nos pères, et il ne faut pas apprécier la manière dont ils jugeaient les femmes et le mariage, d'après quelques vieilles histoires, venues de l'Orient, qu'ils se sont amusés à mettre en jolis vers.»
En dehors des fabliaux, dans la littérature d'imagination du moyen âge, dans les romans de chevalerie notamment, on peut signaler plus d'une œuvre où est bien marquée l'influence de l'Inde. M. Benfey et M. Liebrecht ont montré qu'un passage du roman de Merlin reproduit un conte indien de la Çoukasaptati et du recueil de Somadeva[61]; on verra dans les remarques d'un de nos contes (I, p. 144) qu'une certaine légende de Robert-le-Diable n'est autre qu'un conte actuellement encore vivant dans l'Inde et très répandu en Europe. Un autre récit, que parfois on a considéré comme historique, la légende de Gabrielle de Vergy et du châtelain de Coucy, est identique pour le fond à une légende héroïque indienne, récemment recueillie de la bouche de villageois du Pandjab, et dans laquelle se retrouve bien nettement le trait caractéristique du récit français: le cœur de l'amant, que le mari fait manger à la femme infidèle[62]. Ces rapprochements pourraient certainement être multipliés.
VI
Au point où nous en sommes arrivé de notre exposé, il est assez inutile d'entrer dans la discussion des interprétations mythiques qui ont été données des contes. A supposer même qu'au lieu d'origine, au centre d'où ils ont rayonné partout, les contes aient eu primitivement une signification mythique, ou que des éléments mythiques soient entrés dans leur composition, il faudrait absolument, pour raisonner sur cette matière, avoir sous les yeux la forme première, originale, de chaque conte, et cette forme primitive, est-il besoin de le dire? on ne pourra jamais être certain de la posséder. D'ailleurs, nous nous méfions fort des interprétations, fussent-elles les plus séduisantes. Un livre célèbre au moyen âge, les Gesta Romanorum, donne bien l'interprétation mystique (non pas mythique) de toute sortes de fables et de contes, et c'est merveille de voir avec quelle ingéniosité le vieil écrivain fait une parabole chrétienne de tel ou tel conte, parfois assez risqué, venu de l'Inde. Faudra-t-il dire pour cela que les contes sont des paraboles chrétiennes?
Revenons au bon sens, et ne nous perdons pas dans des systèmes où prévaut l'imagination. Le spectacle que nous donnent les enfants terribles de cette école mythique est bien fait, du reste, pour nous prémunir contre ces fantaisies. Combinant ce qu'ils prétendent découvrir dans les contes dits «âryens» avec le résultat de l'analyse plus ou moins exacte des Védas, ces vieux livres indiens, supposés gratuitement l'expression fidèle des croyances primitives de la race indo-européenne, ils dressent toute une liste de mythes, dans lesquels seraient invariablement symbolisés la lutte de la lumière et des ténèbres, du soleil et du nuage, et autres phénomènes météorologiques. A entendre M. André Lefèvre, par exemple, il n'y a pas un conte qui ne soit un «petit drame cosmique», ayant pour «acteurs» «le soleil et l'aurore, le nuage, la nuit, l'hiver, l'ouragan». Voulez-vous l'interprétation du Petit Chaperon rouge? La voici: «Ce chaperon ou coiffure rouge, dit gravement M. Lefèvre dans son édition des Contes de Perrault, c'est le carmin de l'aurore. Cette petite qui porte un gâteau, c'est l'aurore, que les Grecs nommaient déjà la messagère, angelieia. Ce gâteau et ce pot de beurre, ce sont peut-être les pains sacrés (adorea liba) et le beurre clarifié du sacrifice. La mère-grand', c'est la personnification des vieilles aurores, que chaque jeune aurore va rejoindre. Le loup astucieux, à la plaisanterie féroce, c'est, ou bien le soleil dévorant et amoureux, ou bien le nuage et la nuit.» Dans son interprétation de Peau-d'Ane, M. André Lefèvre trouve plus que jamais l'aurore et le soleil; l'aurore, une fois, c'est l'héroïne; le soleil, trois fois, c'est: 1o le roi, père de Peau-d'Ane; 2o le prince qui épouse celle-ci, et enfin 3o l'âne aux écus d'or, dont elle revêt la peau. Tous les contes de nourrices recueillis jadis par Perrault sont soumis par M. André Lefèvre à une semblable exégèse.
Mais M. André Lefèvre n'est qu'un satellite; le soleil de l'école mythico-météorologique, c'est un Italien, M. Angelo de Gubernatis, professeur de sanscrit à Florence. Toutes les beautés du système brillent dans les volumes de Mythologie zoologique, Mythologie des plantes, Mythologie védique, Mythologie comparée, Histoire des contes populaires, que ce mythomane a écrits en anglais, en français et aussi dans sa propre langue. Ce que nous avons cité de M. André Lefèvre indique assez bien les procédés d'interprétation que M. de Gubernatis applique aux contes et fables. Voici, par exemple, le «mythe» contenu dans la fable de la Laitière et le Pot au lait: «Dans Donna Truhana (l'héroïne d'une vieille fable espagnole correspondant à celle de La Fontaine) et dans Perrette, qui rêvent, rient et sautent à la pensée que la richesse va venir, et avec elle l'épouseur, nous devons voir l'aurore qui rit, danse et célèbre ses noces avec le soleil, brisant,—comme on brise, en pareille occasion, la vieille vaisselle de la maison,—le pot qu'elle porte sur sa tête, et dans lequel est contenu le lait que l'aube matinale verse et répand sur la terre[63].»
Si, après les mythes solaires, on veut faire connaissance avec les mythes lunaires, M. de Gubernatis est encore là pour nous instruire. Chez plusieurs peuples, et notamment en France, on a recueilli un conte plaisant où le héros sème une graine qui pousse si fort, que la plante monte jusqu'au-dessus des nuages. Il grimpe à la tige et arrive soit au ciel, soit dans un pays inconnu où il a diverses aventures, plus ou moins facétieuses[64]. M. de Gubernatis nous révèle qu'il y a là un mythe lunaire. D'abord, remarquez bien ce héros qui «vole au ciel sur un légume». Et ce légume lui-même, remarquez que c'est «tantôt une fève, tantôt un pois, tantôt un chou, tantôt un autre légume du rite funèbre». Ce légume «du rite funèbre», puisque rite funèbre il y a, qu'est-ce mythiquement? «Ce légume, dit M. de Gubernatis, c'est toujours la lune.» Et il ajoute: «Le héros qui, dans ces contes, monte au ciel, en tombe toujours(?); or le soleil et la lune, après être montés au ciel, redescendent sur la terre.» Donc la fève est la lune. «Je serais infini, dit M. de Gubernatis, si je voulais faire l'histoire des vicissitudes du mythe lunaire; qu'il me suffise de dire que le fromage que le renard ravit, ou fait tomber du bec du corbeau, est la lune que l'aurore matinale fait tomber à la fin de la nuit; que la lune, pois chiche ou fève, est le viatique des morts; que l'obole donnée par les morts à Caron pour passer le Styx, est encore la lune, etc., etc.[65]»—Que de choses dans les contes populaires! Il est vrai que c'est toujours la même chose, le soleil et la lune, la pluie et le beau temps, bref l'almanach de Mathieu Laensberg.
D'autres écrivains, qui se moquent très agréablement de l'exégèse mythique, ne nous paraissent pas plus heureux dans leurs interprétations. Nous avons dit plus haut (p. XIV) un mot de cette école qui croit trouver dans les idées et les coutumes des sauvages actuels la clef de l'origine de nos contes; nous donnerons ici un échantillon de ses explications. Dans le conte de Psyché et dans les autres contes analogues, ou du moins dans le passage de ces contes où il est interdit à l'héroïne de chercher à connaître les traits de son mystérieux époux, M. Lang, le principal représentant de l'école, découvre le reflet de «vieilles coutumes nuptiales», d'une «étiquette» de nous ne savons plus quels sauvages, d'après laquelle «la mariée ne doit pas voir son époux». Le malheur est que cette explication est tout à fait arbitraire et qu'elle perd complètement de vue un élément important du conte: la forme animale, l'enveloppe de serpent, par exemple, dont l'époux mystérieux est revêtu pendant le jour, et qu'il ne dépouille que la nuit, quand aucun œil humain ne peut le voir. De là cette défense faite à la jeune femme d'allumer une lumière. L'idée est tout indienne, et l'on pourra s'en convaincre en lisant les remarques de notre no 63, auxquelles nous avons déjà renvoyé ci-dessus[66].
Il est temps de finir. Réduite à ses justes proportions, la question des contes populaires et de leur origine ne perd rien de son intérêt. L'étude des contes,—si elle ne s'appelle plus du nom ambitieux de «mythographie», si elle ne prétend plus chercher dans Perrault ou dans les frères Grimm des révélations sur la «mythologie ancienne» des peuples indo-européens, ni sur les idées de l'humanité primitive,—n'en sera pas moins une science auxiliaire de l'histoire, de l'histoire littéraire et aussi de l'histoire générale. Est-il, en effet, rien de plus curieux, de plus imprévu, sous ce double rapport, que de voir tant de nations diverses recevoir de la même source les récits dont s'amuse l'imagination populaire? Et quelle instructive odyssée que celle de ces humbles contes, qui, au milieu de tant de guerres et de bouleversements, à travers tant de civilisations profondément différentes, parviennent des bords du Gange ou de l'Indus à ceux de tel ruisseau de Lorraine ou de Bretagne! L'édifice du système mythique avec ses apparences séduisantes a beau s'écrouler: qu'importe? Par delà ces nuages évanouis s'étend un vaste champ de recherches, rempli des plus vivantes, des plus saisissantes réalités.
APPENDICE A[67]
LA «VIE DES SAINTS BARLAAM ET JOSAPHAT» ET LA LÉGENDE DU BOUDDHA[68].Au nombre des ouvrages les plus répandus et les plus goûtés au moyen âge se trouvait un livre qui, après un long oubli, a, dans ces derniers temps, attiré l'attention du monde savant, la Vie des saints Barlaam et Josaphat. C'est l'histoire d'un jeune prince, fils d'un roi des Indes et nommé Josaphat. A sa naissance, il avait été prédit qu'il abandonnerait l'idolâtrie pour se faire chrétien et renoncerait à la couronne. Malgré les précautions ordonnées par le roi son père, qui le fait élever loin du monde et cherche à écarter des yeux de l'enfant la vue des misères de cette vie, diverses circonstances révèlent à Josaphat l'existence de la maladie, de la vieillesse, de la mort, et l'ermite Barlaam, qui s'introduit auprès de lui, n'a pas de peine à le convertir au christianisme. Josaphat, de son côté, convertit son père, les sujets de son royaume et jusqu'au magicien employé pour le séduire; puis il dépose la couronne et se fait ermite.
Attribuée jadis à saint Jean Damascène (VIIIe siècle),—on ne sait trop sur quel fondement, dit le Dr Alzog[69],—cette histoire, dont l'original est écrit en grec et a dû être rédigé en Palestine ou dans une région voisine, fut traduite en arabe, à l'usage des chrétiens parlant cette langue, et il existe encore un manuscrit, datant du XIe siècle, de cette traduction faite probablement sur une version syriaque, aujourd'hui disparue. La traduction arabe, à son tour, donna naissance à une traduction copte et à une traduction arménienne.—Au XIIe siècle, la Vie de Barlaam et Josaphat avait déjà pénétré dans l'Europe occidentale, par l'intermédiaire d'une traduction latine. Dans le courant du XIIIe siècle, cette traduction était insérée par Vincent de Beauvais (mort vers 1264) dans son Speculum historiale, puis par Jacques de Voragine, archevêque de Gênes (mort en 1298), dans sa Légende dorée, qui a été si longtemps populaire. Dans la première moitié du même siècle, le trouvère Gui de Cambrai tirait de cette traduction latine la matière d'un poème français, et il fut composé dans le même siècle deux autres poèmes français de Barlaam et Josaphat, ainsi qu'une traduction en prose. A la même époque que Gui de Cambrai, un poète allemand, Rodolphe d'Ems, traitait le même sujet, et, lui aussi, d'après la traduction latine; deux autres Allemands mettaient également cette traduction en vers. Les bibliographes mentionnent encore une traduction provençale, probablement du XIVe siècle, et plusieurs versions italiennes, dont l'une se trouve dans un manuscrit daté de 1323. Par l'intermédiaire d'une traduction allemande en prose, l'histoire de Barlaam et Josaphat arriva en Suède et en Islande. La rédaction latine fut traduite en espagnol, puis en langue tchèque (vers la fin du XVIe siècle), plus tard en polonais. Ces quelques détails peuvent donner une idée de la diffusion de cette légende au moyen âge[70].
***
Or, voici que, de nos jours, des hommes très compétents sont venus affirmer que la Vie des saints Barlaam et Josaphat n'est autre chose qu'un arrangement d'un récit indien. C'est M. Laboulaye qui, le premier, dans le Journal des Débats du 26 juillet 1859, attira l'attention sur l'étrange ressemblance que cette histoire présente avec la légende du Bouddha, contenue dans le livre indien le Lalitavistâra. En 1860, les deux récits étaient l'objet d'une comparaison détaillée de la part d'un érudit allemand, M. Liebrecht[71]. Dix ans plus tard, M. Max Müller est revenu sur ce même sujet dans une conférence publique[72]. Chose curieuse, et qui a été signalée par M. H. Yule dans l'Academy du 1er septembre 1883, l'identité existant, pour le fond, entre les deux légendes avait été reconnue, il y a environ trois siècles, par un historien portugais, Diogo de Couto.
Il suffira, pour que le lecteur se fasse une opinion par lui-même, de mettre en regard les principaux traits des deux récits. L'indication des chapitres de Barlaam et Josaphat est donnée d'après la Patrologie grecque de Migne. La légende du Bouddha, extraite pour la plus grande partie du Lalitavistâra, est citée d'après l'ouvrage de M. Barthélemy Saint-Hilaire, le Bouddha et sa religion (Paris, 1860), complété par la traduction que M. Foucaux a donnée du Lalitavistâra d'après une version thibétaine de ce livre[73].
LÉGENDE DE
BARLAAM ET JOSAPHATLÉGENDE DE
SIDDHÂRTA (le Bouddha)Abenner, roi de l'Inde, est ennemi et persécuteur des chrétiens. Il lui naît un fils merveilleusement beau, qui reçoit le nom de Joasaph[74]. Un astrologue révèle au roi que l'enfant deviendra glorieux, mais dans un autre royaume que le sien, dans un royaume d'un ordre supérieur: il s'attachera un jour à la religion persécutée par son père.
Çouddhodana, roi de Kapilavastou, petit royaume de l'Inde, est marié à une femme d'une beauté ravissante, qui lui donne un fils aussi beau qu'elle-même: l'enfant est appelé Siddhârta. A sa naissance, les Brahmanes prédisent qu'il pourra bien renoncer à la couronne pour se faire ascète. (Barthélemy Saint-Hilaire, pp. 4-6.)
Le roi, très affligé, fait bâtir pour son fils un palais magnifique, dans une ville écartée; il entoure Joasaph uniquement de beaux jeunes gens, pleins de force et de santé, auxquels il défend de parler jamais à l'enfant des misères de cette vie, de la mort, de la vieillesse, de la maladie, de la pauvreté; ils devront ne l'entretenir que d'objets agréables, afin qu'il ne tourne jamais son esprit vers les choses de l'avenir; naturellement il leur est défendu de dire le moindre mot du christianisme (chap. III).
Le roi voit en songe son fils qui se fait religieux errant. Pour l'empêcher de concevoir ce dessein, il lui fait bâtir trois palais, un pour le printemps, un pour l'été et un autre pour l'hiver. Et à chaque coin de ces palais se trouvent des escaliers où sont placés cinq cents hommes, de manière que le jeune homme ne puisse sortir sans être aperçu. Le prince voulant un jour aller à un jardin de plaisance, le roi fait publier à son de cloche, dans la ville, l'ordre d'écarter tout ce qui pourrait attrister les regards du jeune homme. (Barthélemy Saint-Hilaire, pp. 6-12.—Foucaux, p. 180.)
Joasaph, devenu jeune homme, demande à son père, qui n'ose la lui refuser, la permission de faire des excursions hors du palais. Un jour, sur son chemin, il aperçoit deux hommes, l'un lépreux, l'autre aveugle. Il demande aux personnes de sa suite d'où vient à ces hommes leur aspect repoussant. On lui répond que ce sont là des maladies qui frappent les hommes quand leurs humeurs sont corrompues. Le prince, continuant ses questions, finit par apprendre que tout homme peut être atteint de maux semblables. Alors il cesse d'interroger; mais il change de visage, et son cœur est déchiré au souvenir de ce qu'il a vu.
Un jour, le jeune prince «se dirigeait, avec une suite nombreuse, par la porte du midi, vers le jardin de plaisance, quand il aperçut sur le chemin un homme atteint de maladie, brûlé de la fièvre, le corps tout amaigri et tout souillé, sans compagnons, sans asile, respirant avec une grande peine, tout essoufflé et paraissant obsédé de la frayeur du mal et des approches de la mort. Après s'être adressé à son cocher, et en avoir reçu la réponse qu'il en attendait: «La santé, dit le jeune prince, est donc comme le jeu d'un rêve, et la crainte du mal a donc cette forme insupportable! Quel est donc l'homme sage qui, après avoir vu ce qu'elle est, pourra désormais avoir l'idée de la joie et du plaisir?» Le prince détourna son char, et rentra dans la ville, sans vouloir aller plus loin.» (Barthélemy Saint-Hilaire, p. 13.)
Peu de temps après, Joasaph, étant de nouveau sorti de son palais, rencontre un vieillard tout courbé, les jambes vacillantes, le visage ridé, les cheveux tout blancs, la bouche dégarnie de dents, la voix balbutiante. Effrayé à ce spectacle, le jeune prince demande à ses serviteurs l'explication de ce qu'il voit. «Cet homme, lui répondent-ils, est très âgé, et, comme sa force s'est peu à peu amoindrie, et que ses membres se sont affaiblis, il est enfin arrivé au triste état dans lequel tu le vois.—Et quelle fin l'attend?» demande le prince.—«Pas d'autre que la mort,» répondent les gens de sa suite.—«Est-ce que ce destin est réservé à tous les hommes,» dit le prince, «ou quelques-uns seulement y sont-ils exposés?» Les serviteurs lui expliquent que la mort est inévitable et que tôt ou tard elle frappe tous les hommes. Alors Joasaph pousse un profond soupir, et il dit: «S'il en est ainsi, cette vie est bien amère et pleine de chagrins et de douleurs. Comment l'homme pourrait-il être exempt de soucis, quand la mort n'est pas seulement inévitable, mais qu'elle peut, comme vous le dites, fondre sur lui à chaque instant!» A partir de ce jour, le prince reste plongé dans une profonde tristesse, et il se dit: «Il viendra une heure où la mort s'emparera de moi aussi; et qui alors se souviendra de moi? Et, quand je mourrai, serai-je englouti dans le néant, ou bien y a-t-il une autre vie et un autre monde?» (chap. V.)
«Un jour qu'avec une suite nombreuse il sortait par la porte orientale pour se rendre au jardin de Loumbinî auquel s'attachaient tous les souvenirs de son enfance, il rencontra sur sa route un homme vieux, cassé, décrépit; ses veines et ses muscles étaient saillants sur tout son corps; ses dents étaient branlantes; il était couvert de rides, chauve, articulant à peine des sons rauques et désagréables; il était tout incliné sur son bâton; tous ses membres, toutes ses jointures tremblaient. «Quel est cet homme?» dit avec intention le prince à son cocher. «Il est de petite taille et sans forces; ses chairs et son sang sont desséchés; ses muscles sont collés à sa peau, sa tête est blanchie, ses dents sont branlantes; appuyé sur son bâton, il marche avec peine, trébuchant à chaque pas. Est-ce la condition particulière de sa famille? ou bien est-ce la loi de toutes les créatures du monde?—Seigneur,» répondit le cocher, «cet homme est accablé par la vieillesse; tous ses sens sont affaiblis, la souffrance a détruit sa force, et il est dédaigné par ses proches; il est sans appui: inhabile aux affaires, on l'abandonne comme le bois mort dans la forêt. Mais ce n'est pas la condition particulière de sa famille. En toute créature la jeunesse est vaincue par la vieillesse; votre père, votre mère, la foule de vos parents et de vos alliés finiront par la vieillesse aussi; il n'y a pas d'autre issue pour les créatures.—Ainsi donc,» reprit le prince, «la créature ignorante et faible, au jugement mauvais, est fière de la jeunesse qui l'enivre, et elle ne voit pas la vieillesse qui l'attend. Pour moi, je m'en vais. Cocher, détourne promptement mon char. Moi qui suis aussi la demeure future de la vieillesse, qu'ai-je à faire avec le plaisir et la joie?» Et le jeune prince, détournant son char, rentra dans la ville sans aller à Loumbinî.» (p. 12 seq.)
(On remarquera que les deux rencontres du Bouddha avec le vieillard et avec le mort correspondent, pour les réflexions qu'elles suggèrent au prince, à la rencontre de Joasaph avec le seul vieillard.)
«Une autre fois encore, il se rendait par la porte de l'ouest au jardin de plaisance, quand sur la route il vit un homme mort placé dans une bière et recouvert d'une toile. La foule de ses parents tout en pleurs l'entourait, se lamentant avec de longs gémissements, s'arrachant les cheveux, se couvrant la tête de poussière, et se frappant la poitrine en poussant de grands cris. Le prince, prenant encore le cocher à témoin de ce douloureux spectacle, s'écria: «Ah! malheur à la jeunesse que la vieillesse doit détruire; ah! malheur à la santé que détruisent tant de maladies! Ah! malheur à la vie où l'homme reste si peu de jours! S'il n'y avait ni vieillesse, ni maladie, ni mort! Si la vieillesse, la maladie, la mort, étaient pour toujours enchaînées!» (p. 13.)
L'ermite Barlaam parvient à pénétrer sous un déguisement auprès de Joasaph, lui expose dans une suite d'entretiens toute la doctrine chrétienne et le convertit. Après le départ de Barlaam, Joasaph cherche à mener, autant qu'il le peut, dans son palais, la vie d'un ascète (chapitres VI-XXI).
«Une dernière rencontre vint le décider et terminer toutes ses hésitations. Il sortait par la porte du nord pour se rendre au jardin de plaisance, quand il vit un bhikshou (religieux mendiant), qui paraissait, dans tout son extérieur, calme, discipliné, retenu, voué aux pratiques d'un brahmatchari (nom donné au jeune brahmane, tout le temps qu'il étudie les Védas), tenant les yeux baissés, ne fixant pas ses regards plus loin que la longueur d'un joug, ayant une tenue accomplie, portant avec dignité le vêtement du religieux et le vase aux aumônes. «Quel est cet homme?» demanda le prince.—«Seigneur,» répondit le cocher, «cet homme est un de ceux qu'on nomme bhikshous; il a renoncé à toutes les joies du désir et il mène une vie très austère; il s'efforce de se dompter lui-même et s'est fait religieux. Sans passions, sans envie, il s'en va cherchant des aumônes.—Cela est bon et bien dit,» reprit Siddhârta. «L'entrée en religion a toujours été louée par les sages; elle sera mon recours et le recours des autres créatures; elle deviendra pour nous un fruit de vie, de bonheur et d'immortalité.» Puis le jeune prince, ayant détourné son char, rentra dans la ville sans voir Loumbinî; sa résolution était prise.» (p. 15).
Le roi emploie tous les moyens pour détourner Joasaph de la foi que celui-ci vient d'embrasser et pour le ramener à l'idolâtrie; mais tous ses efforts sont inutiles (chapitres XXII-XXXIII).
Le prince informe son père de cette résolution; le roi cherche à l'en détourner, mais il finit par comprendre qu'il n'y a point à combattre un dessein si bien arrêté (pp. 15-17).
Après la mort du roi, que son fils a converti, Joasaph fait connaître à ses sujets sa résolution de renoncer au trône et de se consacrer tout entier à Dieu[75]. Le peuple et les magistrats protestent à grands cris qu'ils ne le laisseront point partir. Joasaph feint de céder à leurs instances; puis il appelle un des principaux dignitaires, nommé Barachias, et lui dit que son intention est de lui transférer la couronne. Barachias le supplie de ne pas le charger de ce fardeau. Alors Joasaph cesse de le presser; mais, pendant la nuit, il écrit une lettre adressée à son peuple et dans laquelle il lui ordonne de prendre Barachias pour roi, et il s'échappe du palais.
Le roi ayant convoqué les Çâkyas (la tribu à laquelle il appartenait) pour leur annoncer cette triste nouvelle, on décide de s'opposer par la force à la fuite du prince. Toutes les issues du palais et de la ville sont gardées; mais, une nuit, quand tous les gardes, fatigués par de longues veilles, sont endormis, le prince ordonne à son cocher Tchandaka de lui seller un cheval. En vain ce fidèle serviteur le supplie-t-il de ne point sacrifier sa belle jeunesse pour aller mener la vie misérable d'un mendiant. Le prince monte à cheval et s'échappe de la ville sans que personne l'ait aperçu (p. 17 seq.).
Le lendemain, ses sujets se mettent à sa poursuite et le ramènent dans la ville; mais voyant que sa résolution est inébranlable, ils se résignent à sa retraite (chap. XXXVI).
Le roi envoie des gens à la poursuite de son fils; mais ceux-ci rencontrent le fidèle Tchandaka, qui leur démontre que leur démarche est inutile, et ils reviennent sans avoir rien fait (p. 20).
Suit le récit des austérités de Joasaph et des combats qu'il doit soutenir contre le démon dans le désert. Il sort victorieux de cette épreuve, comme déjà, du vivant de son père, il avait triomphé du magicien Theudas, qui avait cherché à le séduire par les attraits de la volupté (chap. XXXVII. Cf. chap. XXX).
Avant d'arriver à la «connaissance suprême», le Bouddha est assailli, dans la forêt où il se livre à d'effroyables austérités, par Mâra, dieu de l'amour, du péché et de la mort, autrement appelé le démon Pâpiyân («le très vicieux»), qui s'efforce vainement de le séduire en envoyant vers lui ses filles, les Apsaras. Le démon a beau tenter un dernier assaut; son armée se disperse, et il s'écrie: Mon empire est passé (p. 64).
Il est inutile d'insister sur la ressemblance des deux récits ou plutôt sur l'identité qu'ils présentent pour le fond. Les seules modifications un peu notables sont celles qu'a rendues nécessaires la transformation d'une légende bouddhique en une légende chrétienne. Ainsi, le personnage de Barlaam, qui remplace le bhikshou du récit indien, a pris un développement considérable: cela est naturel, comme le fait très justement observer M. Liebrecht. Le Bouddha pouvait bien, par ses seules réflexions, arriver à reconnaître le néant de la religion dans laquelle il était né et la nécessité d'en fonder une autre; mais, si Joasaph pouvait l'imiter dans la première partie, toute négative, de sa formation religieuse, il lui fallait, pour devenir chrétien, un enseignement extérieur. De là le rôle important de Barlaam.
Dira-t-on que l'origine bouddhique de la légende de Barlaam et Joasaphat n'est pas suffisamment prouvée par ces rapprochements, et que la légende du Bouddha a fort bien pu être calquée sur l'histoire de Joasaph? Un ou deux faits suffisent pour réfuter cette objection. Le Lalitavistâra, d'où sont tirés les principaux passages de la légende bouddhique, était rédigé dès avant l'an 76 de notre ère[76]. De plus, le souvenir des rencontres attribuées par la légende au Bouddha avec le malade, le vieillard, etc., a été consacré, dès la fin du quatrième siècle avant notre ère, par Açoka, roi de Magadha. Ce roi, dont le règne commença vers l'an 325 avant Jésus-Christ, fit élever, aux endroits où la tradition disait que ces rencontres avaient eu lieu, des stoûpas et des vihâras (monuments commémoratifs). Ces monuments existaient encore au commencement du cinquième siècle de notre ère, quand le voyageur chinois Fa-Hian visita l'Inde; un autre voyageur chinois, Hiouen-Thsang, les vit également deux siècles plus tard[77].
Mais il y a plus encore: le nom même du héros de la légende que nous étudions démontre l'origine bouddhique de cette légende. Le nom de Joasaph, Ἰωάσαφ, en effet, est identique à celui de Yoûasaf, qui, chez les Arabes, désignait le fondateur du bouddhisme, le Bouddha[78].
Enfin,—s'il fallait un argument de plus à une démonstration qui, ce semble, n'en a pas besoin,—nous pouvons faire remarquer que plusieurs des paraboles mises dans la bouche de personnages de la légende chrétienne portent des traces d'une origine bouddhique, ou tout au moins se retrouvent dans des écrits bouddhiques[79].
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Il nous reste à rechercher comment la légende du Bouddha a pu arriver dans l'Asie occidentale, où a dû être rédigé le texte grec de Barlaam et Josaphat. Ici nous ne pouvons faire que des conjectures.
Il est très vraisemblable que l'original indien aura suivi à peu près la même route que le Pantchatantra, cet autre livre de l'Inde dont nous avons raconté plus haut (pp. XVIII-XIX) les pérégrinations à travers l'Asie et l'Europe[80]. Traduit dans la langue de la cour des Sassanides, le pehlvi, il sera parvenu, par l'intermédiaire d'une version ou imitation soit syriaque, soit arabe, entre les mains de l'écrivain grec qui aura paraphrasé cette version et l'aura munie des longues expositions dogmatiques et polémiques que présente aujourd'hui l'ouvrage.
Si, comme M. H. Zotenberg a cherché dernièrement à le démontrer par d'ingénieux arguments[81], le texte grec est l'œuvre d'un moine grec du couvent de Saint-Saba, près Jérusalem, et a été écrit avant l'année 634, c'est-à-dire avant l'apparition des musulmans dans ces contrées, l'hypothèse d'une version arabe de la légende du Bouddha semble inadmissible, et il faut recourir à l'hypothèse d'une version syriaque, déjà peut-être christianisée. Mais ici s'élève une grave objection. Le nom de Jôasaph correspond exactement au mot Yoûasaf par lequel le Bouddha est désigné dans des ouvrages écrits en arabe, et ce mot est, nous l'avons vu, le dernier terme d'une série de transformations dans lesquelles des altérations graphiques, propres au système d'écriture arabe, jouent un rôle considérable. Ces erreurs auraient-elles pu se produire également en syriaque? On pourrait admettre, à la rigueur, que la lettre I ait été substituée par erreur à la lettre B, qui graphiquement en est assez voisine: on aurait eu ainsi, en syriaque, le prototype du Jôasaph grec; mais, nous l'avouons, supposer qu'en partant du mot sanscrit Bodhisattva, les mêmes transformations, les mêmes erreurs graphiques auraient concouru, en syriaque comme en arabe, à donner finalement la forme Jôasaph, c'est, ce nous semble, une impossibilité.
Nous laissons aux orientalistes à résoudre cette difficulté. Quant à l'objet spécial de notre travail, il est assez peu important que le livre de Barlaam et Josaphat ait été composé au VIIe siècle plutôt qu'au VIIIe.
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Nous permettra-t-on d'effleurer ici une question que nous avons traitée ailleurs[82] avec plus de détails?
En 1583, l'autorité du rédacteur prétendu du livre qui nous occupe, saint Jean Damascène, fit entrer dans le Martyrologe Romain les noms des «saints Barlaam et Josaphat». A la fin de la liste des saints dont il est fait commémoration le 27 novembre, on lit, en effet, ce qui suit: «Chez les Indiens limitrophes de la Perse, les saints Barlaam et Josaphat, dont les actes extraordinaires ont été écrits par saint Jean Damascène[83].» En faut-il conclure que, comme l'a prétendu un indianiste, M. Rhys Davids, «le Bouddha, sous le nom de saint Josaphat, est actuellement reconnu officiellement, honoré et révéré dans toute la catholicité comme un saint chrétien?» Il y a là, aux yeux de tout homme impartial, une complète inexactitude, et un écrivain anglais bien connu, M. Ralston, a eu la loyauté de le déclarer publiquement, dans une conférence faite par lui à la London Institution, le 23 décembre 1880, et, l'année suivante, dans la revue de l'Academy (22 janvier 1881). Après avoir renvoyé à notre travail de la Revue des Questions historiques, il ajoute: «M. Emmanuel Cosquin montre clairement que le Martyrologe Romain, qui a été rédigé en 1583 par ordre de Grégoire XIII, n'a jamais eu le poids d'une autorité infaillible, et que l'existence dans ses colonnes d'un nom précédé de l'épithète saint, sanctus, est une chose toute différente de la «canonisation». Benoît XIV affirme expressément, dans son livre sur la Canonisation des saints, que «le Saint-Siège n'enseigne point que tout ce qui a été inséré dans le Martyrologe Romain est vrai d'une vérité certaine et inébranlable», et il ajoute qu'autre chose est la «sentence de canonisation», autre chose l'«insertion d'un nom dans le Martyrologe Romain»; à l'appui de cette doctrine, il mentionne le fait que plusieurs erreurs ont été découvertes et corrigées dans cet ouvrage.»
Et maintenant, que faut-il penser de cette transformation d'un récit bouddhique en une légende chrétienne? Est-il permis d'en tirer la conclusion que le bouddhisme aurait de considérables analogies avec le christianisme? Ce serait-là,—nous l'avons montré ailleurs[84],—raisonner d'une façon fort peu scientifique. Prenez, par exemple, l'ascète bouddhiste et le moine chrétien. Sans doute, dit M. Laboulaye[85], la ressemblance extérieure est grande entre les ascètes bouddhistes et les premiers moines de l'Egypte; «il faut reconnaître néanmoins qu'elle ne dépasse point la surface; au fond, il n'y a rien de commun entre l'ermite qui soupire après la vie éternelle en Jésus-Christ et le bouddhiste qui n'a d'autre espoir qu'un vague anéantissement.» Au fond,—et nous terminerons cette digression par ces paroles de M. Barthélemy Saint-Hilaire, le biographe du Bouddha[86],—«le bouddhisme n'a rien de commun avec le christianisme, qui est autant au-dessus de lui que les sociétés européennes sont au-dessus des sociétés asiatiques.»
APPENDICE B[87]
LE CONTE ÉGYPTIEN DES DEUX FRÈRES[88].Tous ceux qui se sont occupés de l'Egypte antique et de sa littérature ont lu ce vieux conte des Deux Frères, dont un manuscrit sur papyrus, écrit au XIVe siècle avant notre ère, pour un prince royal, fils de Menephtah, le Pharaon de l'Exode, a été retrouvé dans un tombeau, comme tant de documents de tout genre[89].
Traduit d'abord, en 1852, par M. de Rougé, il l'a été ensuite, d'une manière plus complète, par divers égyptologues, et notamment par M. Maspero[90]. On peut le résumer ainsi:
Il y avait une fois deux frères, dont l'aîné s'appelait Anoupou et le plus jeune Bitiou. Anoupou avait une maison et une femme, et son frère demeurait avec lui; ce dernier était un très bon laboureur. Un jour qu'ils étaient tous les deux ensemble aux champs, Anoupou envoya son jeune frère à la maison pour chercher des semences.
Bitiou part donc, et, arrivé à la maison, il y trouve la femme de son frère occupée à se parer et qui l'accueille par une proposition semblable à celle que la femme de Putiphar fit à Joseph. Bitiou repousse avec indignation cette proposition et retourne aux champs rejoindre son frère.
Cependant la femme d'Anoupou est effrayée des paroles qu'elle a dites, et elle s'avise d'une ruse. Quand son mari rentre à la maison, il la trouve étendue par terre, tout en désordre, et elle lui dit que son jeune frère a voulu lui faire violence. Anoupou, furieux, veut tuer Bitiou, mais celui-ci s'enfuit; il est au moment d'être atteint, quand le dieu Râ (le soleil), à sa prière, jette entre eux deux une grande eau remplie de crocodiles. D'une rive à l'autre les deux frères se parlent: Bitiou se justifie. Il prévient ensuite Anoupou qu'il va se retirer dans le Val de l'Acacia; il déposera son cœur sur la fleur de cet arbre, auquel sa vie sera désormais indissolublement attachée. Si l'on coupe l'acacia, la vie de Bitiou sera tranchée en même temps; alors son frère devra chercher son cœur, et, quand il l'aura trouvé, le mettre dans un vase plein d'eau fraîche, et Bitiou ressuscitera. Ce qui devra montrer à Anoupou qu'il est arrivé malheur à son frère, c'est s'il voit tout à coup la bière bouillonner dans sa cruche.
Anoupou, désespéré, retourne dans sa maison et tue la femme impudique qui l'a séparé de son frère. Pendant ce temps, Bitiou se rend au Val de l'Acacia et dépose, comme il l'avait dit, son cœur sur la fleur de l'acacia, auprès duquel il fixe sa demeure. Les dieux ne veulent pas le laisser seul ainsi. Ils lui façonnent une femme, la plus belle de la terre entière; Bitiou en devient follement amoureux, et lui révèle le secret de son existence liée à celle de l'acacia.
Cependant le fleuve (le Nil) s'éprend de la femme de Bitiou, de la créature formée par le dieu Khnoum. Un jour qu'elle est à se promener sous l'acacia, son mari étant à la chasse, elle aperçoit le fleuve qui monte derrière elle. Elle s'enfuit et rentre dans la maison. Le fleuve dit à l'acacia qu'il veut s'emparer d'elle; mais l'acacia lui livre seulement une boucle de cheveux de la belle. Le fleuve emporte cette boucle en Egypte et la dépose dans l'endroit où se tenaient les blanchisseurs du Pharaon. L'odeur de la boucle commence à se répandre dans les vêtements du Pharaon, et l'on ne sait comment expliquer la chose. Enfin le chef des blanchisseurs aperçoit la boucle de cheveux qui flotte sur l'eau. Il envoie quelqu'un la retirer, et, trouvant qu'elle sent merveilleusement bon, il la porte au Pharaon. On fait aussitôt venir les magiciens du Pharaon. Ceux-ci lui disent que la boucle appartient à une fille des dieux: sur leur conseil, il envoie un grand nombre d'émissaires dans toutes les directions pour chercher cette femme, et notamment vers le Val de l'Acacia. Bitiou les tue tous, à l'exception d'un seul, qu'il laisse en vie pour rapporter la nouvelle. Alors le Pharaon envoie toute une armée qui lui ramène la fille des dieux. Il élève celle-ci au rang de «Grande Favorite», et elle lui révèle le secret de la vie de son mari. On coupe la fleur sur laquelle était le cœur de Bitiou, et Bitiou meurt.
Le lendemain, comme Anoupou, le frère aîné de Bitiou, rentrait dans sa maison, on lui apporte une cruche de bière, qui se met à écumer; on lui en apporte une de vin, qui se trouble aussitôt. Il part pour le Val de l'Acacia et trouve son frère étendu mort. Il se met immédiatement en quête, et, pendant trois ans, cherche inutilement le cœur de Bitiou. Enfin, au commencement de la quatrième année, l'âme de Bitiou éprouve le désir de revenir en Egypte. Anoupou découvre le cœur de son frère sous l'acacia. Il le met dans un vase rempli d'eau fraîche, et, au bout de quelques heures, Bitiou ressuscite.
Les deux frères se mettent en route pour punir l'infidèle. Bitiou prend la forme d'un taureau sacré et se fait conduire par Anoupou à la cour du Pharaon, qui est rempli de joie en le voyant et fait célébrer de grandes fêtes. Un jour, le taureau se trouve auprès de la favorite et lui dit: «Vois, je suis encore vivant; je suis Bitiou. Tu as su faire abattre par le Pharaon l'acacia sous lequel était ma demeure, afin que je ne pusse plus vivre, et vois, je vis pourtant; je suis taureau.» La favorite est très effrayée, mais elle se remet bientôt et elle demande au Pharaon, comme une faveur, de lui donner à manger le foie du taureau. Le Pharaon y consent, non sans chagrin, et l'on met à mort l'animal, après avoir célébré en son honneur une grande fête d'offrande; mais, au moment où on lui coupe la gorge, il secoue son cou et lance par terre deux gouttes de sang qui vont tomber, l'une d'un côté de la grande porte du Pharaon, l'autre de l'autre côté, et il s'élève là deux grands et magnifiques perséas.
Le Pharaon sort avec la favorite pour contempler le nouveau prodige, et l'un des arbres, prenant la parole, révèle à la favorite qu'il est Bitiou, encore une fois transformé. Elle demande alors au Pharaon qu'on abatte les perséas et qu'on en fasse de bonnes planches. Le Pharaon y consent, et elle sort pour assister à l'exécution de ses ordres. Or, pendant qu'on coupait les arbres, «un copeau, ayant sauté, entra dans la bouche de la favorite. Elle l'avala et conçut... Beaucoup de jours après, elle mit au monde un enfant mâle.»
Devenu grand, l'enfant, qui n'est autre que Bitiou revenu à une nouvelle existence, succède au Pharaon sur le trône d'Egypte, et son premier soin est de châtier la femme dont il a eu tant à se plaindre dans sa première vie.
Tel est le «roman des Deux Frères». Ce curieux conte a été étudié au point vue de la mythologie; M. François Lenormant lui a consacré un chapitre de son livre Les Premières Civilisations (t. I, p. 397 seq.). Il y voit «la transformation en un conte populaire du mythe, fondamental dans les religions de l'Asie occidentale, du jeune dieu solaire mourant et revenant tour à tour à la vie, mythe dont nous avons la version syro-phénicienne dans la fable d'Adonis, la version phrygienne dans celle d'Atys, et enfin la version hellénisée, à une époque encore impossible à déterminer, dans la légende de Zagreus.» Ce serait «un exemple de plus de cet influx des traditions asiatiques en Egypte, à l'époque de la dix-huitième et de la dix-neuvième dynastie, non plus de leur introduction dans la religion à l'état de mythe sacré, mais, ce qui est nouveau, de leur importation sous la forme de conte populaire.» Mais nous n'avons pas l'intention de suivre M. Lenormant sur ce terrain; c'est à un tout autre point de vue que nous voudrions examiner le roman des Deux Frères.
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Nous avons affaire ici, comme M. Lenormant le dit fort bien, à un véritable conte populaire. Or, si l'on rapproche des contes populaires actuels d'Europe et d'Asie les divers éléments qui composent le récit égyptien, on constatera, non sans surprise, que le roman des Deux Frères présente avec plusieurs de ces contes des ressemblances frappantes et beaucoup trop précises pour provenir du hasard.
Qu'on en juge.
Prenons d'abord le passage final où sont racontées les diverses transformations de Bitiou, et rapprochons-le d'un conte populaire allemand recueilli dans la Hesse (Wolf, p. 394). Dans ce conte, un berger, devenu général des armées d'un roi, se laisse dérober par une rusée princesse, fille d'un roi ennemi, une épée qui le rendait invincible. Il est vaincu, tué, et son corps, haché en morceaux, est envoyé dans une boîte au roi son maître. Des enchanteurs lui rendent la vie et lui donnent le pouvoir de se transformer en ce qu'il voudra. Il se change en un beau cheval et se fait vendre au roi ennemi. Quand la princesse voit le cheval, elle dit qu'il faut lui couper la tête. La cuisinière, qui a entendu, va caresser le cheval en le plaignant du sort qui l'attend. Le cheval lui dit: «Quand on me coupera la tête, il sautera trois gouttes de mon sang sur ton tablier: enterre-les pour l'amour de moi à telle place.» La cuisinière fait ce que le cheval a demandé, et, le lendemain, à la place où les gouttes de sang ont été enterrées, il s'élève un superbe cerisier. La princesse prie son père de faire abattre le cerisier. La cuisinière va plaindre l'arbre, qui lui dit: «Quand on m'abattra, ramasse pour l'amour de moi trois copeaux et jette-les dans l'étang de la princesse.» Le lendemain matin, trois canards d'or nagent dans l'étang. La princesse prend son arc et ses flèches et tue deux des canards; elle se contente de s'emparer du troisième, qu'elle enferme dans sa chambre. La nuit venue, le canard reprend l'épée magique et s'envole.
On le voit, la ressemblance est surprenante. Dans les deux récits, allemand et égyptien, le héros, qui est mort, puis ressuscité, prend la forme d'un bel animal, taureau ou cheval, et se fait conduire à la cour d'un roi où se trouve une femme qui a été la cause de sa mort. Dans les deux récits, cette femme obtient du roi que l'on tue l'animal, et, au moment où on l'égorge, il saute des gouttes de sang qui donnent naissance à un arbre. Enfin, en Allemagne comme dans l'antique Egypte, la vie du héros se réfugie dans des copeaux de l'arbre que la princesse a fait abattre.
Un conte hongrois, recueilli par le comte J. Mailath, a une grande analogie avec le conte allemand[91]. Le héros, Laczi, a été tué et coupé en mille morceaux par un dragon. Le roi des serpents, à la fille duquel il a rendu service, le ressuscite au moyen de certaines plantes. Laczi se change en cheval et va dans la cour du dragon. La femme du dragon, bien qu'elle ne reconnaisse pas Laczi sous sa nouvelle forme, se doute qu'il y a là quelque enchantement, et elle dit au dragon qu'elle mourra si elle ne mange le foie du cheval (on se rappelle le «foie du taureau» dans le conte égyptien). On prend le cheval pour le tuer. La sœur de Laczi, prisonnière du dragon, vient à passer et plaint le sort du cheval. Celui-ci lui dit tout bas de prendre la terre sur laquelle tomberont les deux premières gouttes de son sang et de la jeter dans le jardin du dragon. A cette place, il pousse un arbre à pommes d'or. La femme du dragon dit alors qu'elle mourra si on ne lui fait cuire son repas avec le bois de l'arbre. La sœur de Laczi ayant encore exprimé sa compassion pour l'arbre, celui-ci lui dit de prendre les deux premiers copeaux qui tomberont et de les jeter dans l'étang du dragon. Le lendemain, un beau poisson d'or nage dans l'étang. La femme du dragon veut avoir le poisson. Le dragon se jette à l'eau pour le prendre; mais, comme il a ôté une certaine chemise qui le rendait invulnérable, le poisson saute sur le rivage, redevient Laczi, qui revêt la chemise, s'empare d'une épée enchantée que le dragon avait déposée sur le bord de l'étang, et tue le dragon.
Une légende héroïque de la Russie[92] se rapproche encore davantage, sur un point, du conte égyptien: la femme qui cherche à faire périr le héros est, en effet, là comme en Egypte, sa propre femme. Dans cette légende, Ivan, fils de Germain le sacristain, trouve dans un buisson une épée magique, dont il s'empare, puis il va combattre les Turcs. Pour prix de ses exploits, il obtient la main de Cléopâtre, fille du roi. Son beau-père meurt, le voilà roi à son tour; mais sa femme le trahit, livre son épée aux Turcs, et, quand Ivan désarmé a péri dans la bataille, elle épouse le sultan. Cependant, Germain le sacristain, averti par un flot de sang qui jaillit tout à coup au milieu de l'écurie, part et retrouve le cadavre de son fils. Grâce au conseil d'un cheval, il se procure de l'eau de la vie et ressuscite Ivan. Celui-ci se met aussitôt en route et rencontre un paysan. «Je vais,» lui dit-il, «me changer pour toi en un cheval merveilleux à la crinière d'or; tu le conduiras devant le palais du sultan.» Quand le sultan voit le cheval, il l'achète, le met dans son écurie et ne cesse d'aller le visiter. «Pourquoi, seigneur,» lui dit Cléopâtre, «es-tu toujours aux écuries?—J'ai acheté un cheval qui a une crinière d'or.—Ce n'est pas un cheval, c'est Ivan, le fils du sacristain: commande qu'on le tue.» Du sang du cheval naît un bœuf au pelage d'or; Cléopâtre le fait tuer. De la tête du bœuf naît un pommier aux pommes d'or; Cléopâtre le fait abattre. Le premier copeau se métamorphose en un canard magnifique. Le sultan ordonne qu'on lui donne la chasse, et se jette lui-même à l'eau pour l'attraper. Le canard s'échappe vers l'autre rive, reprend sa figure d'Ivan, mais avec des habits de sultan, jette sur un bûcher Cléopâtre et son amant, puis règne à leur place[93].
Nous pouvons encore rapprocher du conte égyptien un autre groupe de contes actuels, voisin de celui que nous venons d'examiner.
Dans un conte grec moderne, recueilli dans l'Asie Mineure, à Aïvali, l'ancienne Cydonia (Hahn, no 49), une jeune fille, fiancée d'un prince, est changée en un poisson d'or par une négresse qui prend sa place auprès du prince. Voyant que celui-ci a beaucoup de plaisir à regarder le poisson d'or, la négresse fait la malade et dit que pour qu'elle soit guérie, il faut qu'on tue le poisson et qu'on lui en fasse du bouillon. Quand on tue le poisson d'or, trois gouttes de sang tombent par terre, et aussitôt à cette place il pousse un grand cyprès. Alors la négresse feint une nouvelle maladie et demande qu'on brûle le cyprès et qu'on lui en donne de la cendre, mais qu'on ne laisse personne prendre du feu. Pendant qu'on est en train de brûler l'arbre, il s'approche une vieille femme; on la repousse, mais un copeau du cyprès s'est attaché au bord de sa robe. Le lendemain matin, la vieille sort sans avoir mis son ménage en ordre. Quand elle rentre, elle voit avec étonnement que tout est rangé. La même chose s'étant renouvelée plusieurs fois, la vieille se cache et surprend la jeune fille. Elle l'adopte, et plus tard la jeune fille se fait reconnaître du prince[94].
Encore ici, même thème: l'animal qu'on fait tuer, les gouttes de sang, l'arbre, le copeau.
Au siècle dernier, en France, au XVIIe siècle, en Italie, on recueillait des contes du même genre. Dans le conte français[95], une jeune reine est tuée par ordre de la vieille reine, sa belle-mère, et son corps jeté dans le fossé du château. Une autre femme est mise à sa place. Un jour que le roi est à sa fenêtre, il aperçoit dans l'eau un merveilleux poisson incarnat, blanc et noir. Il ne peut se lasser de le contempler, mais la vieille obtient que le poisson soit tué et servi à la fausse reine, alors enceinte, qui, dit-elle, en a envie. Tout à coup on voit devant la fenêtre du château un arbre aux trois mêmes couleurs. La vieille le fait brûler, mais de ses cendres s'élève un splendide château, toujours incarnat, blanc et noir, dont le roi seul peut ouvrir la porte, et il y trouve sa femme vivante.—Dans le conte italien (Pentamerone, no 49), comme dans le conte grec moderne, c'est une négresse qui se substitue à la vraie fiancée d'un roi. Celle-ci est changée en colombe, et elle vient plusieurs fois sous cette forme parler au cuisinier du château et lui demander ce qui se passe. La négresse ordonne au cuisinier de prendre la colombe et de la faire rôtir. Le cuisinier obéit, et, à l'endroit du jardin où il a jeté les plumes de la colombe, il s'élève bientôt un magnifique citronnier avec trois beaux citrons. Quand le roi ouvre un de ces citrons, il en sort sa vraie fiancée[96].
Nous trouvons dans l'Inde un conte populaire analogue, qui a été recueilli dans le Deccan (miss Frere, no 6): Surya-Bay, qu'un roi a prise pour femme, est jetée dans un étang par la «première reine» jalouse. Alors, dans cet étang, paraît une belle fleur d'or qui incline gentiment sa tête vers le roi quand celui-ci s'approche pour la voir. Et tous les jours le roi va s'asseoir auprès de l'étang et contempler la fleur d'or. La première reine, en étant instruite, ordonne d'arracher la fleur et de la brûler. Mais, là où on a jeté les cendres, il pousse un grand manguier dont le fruit est si beau, que personne n'ose le cueillir et qu'on le réserve pour le roi. Un jour, la mère de Surya-Bay, pauvre laitière, vient en passant se reposer sous le manguier. Pendant qu'elle dort, le fruit tombe dans un de ses pots à lait. Elle l'emporte dans sa maison et le cache. Mais, quand on veut le prendre, il se trouve à la place une belle petite dame, pas plus grande qu'une mangue, qui grandit tous les jours et finit par avoir la taille d'une femme, etc.[97] (Comparer un autre conte indien, recueilli dans le Bengale par miss Stokes, no 21.)
Un conte annamite (A. Landes, no 22) se rapproche encore davantage des contes européens de ce groupe: Une jeune fille, nommée Cam, est tuée par suite d'une machination de la fille de sa marâtre, nommée Tam, et cette dernière prend sa place auprès d'un prince. Mais Cam revient à la vie sous la forme d'un oiseau. Aussitôt Tam dit qu'elle veut manger l'oiseau. On le tue; à la place où les plumes ont été jetées pousse un bambou. Le bambou est coupé: de son écorce naît un arbre thi avec un beau fruit. Vient à passer une vieille mendiante: «O thi,» dit-elle, «tombe dans la besace de la vieille.» Le fruit obéit, et la vieille le rapporte chez elle. Pendant qu'elle est absente, Cam sort du fruit et fait le ménage[98]. La vieille, un jour, se cache et la surprend. Elle l'interroge et, ayant appris son histoire, elle fait venir le prince, qui reconnaît sa femme.
Nous citerons enfin un conte des «Saxons» de Transylvanie (Haltrich, no 1), qui se retrouve presque identiquement chez les Roumains du même pays (Ausland, 1858, p. 118), chez les Tziganes de la Bukovine (Miklosisch, p. 277), en Hongrie (Gaal-Stier, no 7), et aussi chez les Valaques (Schott, no 8) et chez les Serbes (Archiv für slawische Philologie, II, p. 627): Deux enfants aux cheveux d'or, fils d'une reine, sont, aussitôt après leur naissance, enterrés dans un fumier par une servante qui, par ses calomnies, parvient à perdre la reine et à se faire épouser par le roi. A l'endroit où les enfants ont été enterrés, il pousse deux beaux sapins d'or. La nouvelle reine feint d'être malade et dit qu'elle ne guérira que si elle couche sur des planches faites avec les sapins d'or. On coupe les sapins, et, avec les deux planches qu'on en tire, on fait un lit pour le roi et la reine. Pendant la nuit, l'une des deux planches dit à l'autre: «Frère, comme c'est lourd! c'est la méchante marâtre qui couche sur moi.» L'autre répond: «Frère, comme c'est léger! c'est notre bon père qui couche sur moi.» La reine a tout entendu, et elle obtient qu'on brûlera les planches. Tandis qu'on y est occupé, deux étincelles sautent dans de l'orge, qu'on donne ensuite à une brebis, et la brebis met bas deux agneaux à laine d'or. La reine demande à manger, pour se guérir, les cœurs des deux agneaux. On tue les agneaux; mais, pendant qu'on lave les entrailles dans la rivière, deux morceaux s'en vont au fil de l'eau et sont portés sur le bord, et les deux enfants reparaissent sous leur forme naturelle.
Dans un conte indien du Bengale (miss Stokes, no 2) se trouve un passage qui rappelle ce conte: Deux enfants, frère et sœur, ont été tués par ordre de la reine leur marâtre. A l'endroit où l'on a jeté leurs foies dans le jardin, pousse un arbre avec deux belles grandes fleurs, auxquelles succèdent deux beaux fruits. La reine veut cueillir ces fruits, mais ils se retirent devant sa main de plus en plus haut. Elle fait couper l'arbre; mais il repousse, et la même chose se reproduit plusieurs jours de suite. Le roi, en ayant été averti, va voir l'arbre, et les deux fruits tombent d'eux-mêmes dans sa main. Il les emporte dans sa chambre et les met sur une table auprès de son lit. Pendant la nuit, une petite voix sort de dedans l'un des fruits: «Frère!» Et une autre petite voix répond: «Sœur! parle plus bas. Demain le roi ouvrira les fruits, et si la reine nous trouve, elle nous tuera. Dieu nous a fait revivre trois fois, mais si nous mourons une quatrième fois, il ne nous rendra plus la vie.» Le roi, qui a entendu, ouvre les fruits avec précaution, retrouve ses enfants et fait périr la marâtre.
Pour terminer cette partie de notre étude, nous signalerons un conte russe de ce même groupe (Gubernatis, Zoological Mythology, I, p. 412). Là, les deux jumeaux, après avoir passé à peu près par les transformations que nous avons vues dans le conte transylvain, sont tués, sous leur forme d'agneaux, et leurs entrailles sont jetées sur la route. Leur mère, la reine répudiée, ramasse ces entrailles sans savoir d'où elles viennent, les fait cuire et les mange, et elle donne de nouveau naissance à ses deux fils, lesquels, interrogés par le roi leur père, racontent l'histoire de leur origine.
Dans cet étrange dénouement, n'y a-t-il pas quelque chose d'analogue à la renaissance de Bitiou?
***
Un second passage du vieux conte égyptien prête aussi à de nombreux rapprochements.
Quand Bitiou s'en va vers le Val de l'Acacia, il dit à son frère: «J'enchanterai mon cœur; je le placerai sur le sommet de la fleur de l'acacia, et, si l'on coupe l'acacia et que mon cœur tombe par terre, tu viendras le chercher. Quand tu passerais sept années à le chercher, ne te rebute pas. Une fois que tu l'auras trouvé, tu le mettras dans un vase d'eau fraîche, et alors je reviendrai à la vie, et je rendrai le mal qu'on m'aura fait. Or tu sauras que quelque chose m'est arrivé, lorsqu'on te mettra dans la main une cruche de bière et qu'elle bouillonnera; ne demeure pas un moment de plus, après que cela te sera arrivé.» On se rappelle qu'ensuite Bitiou a l'imprudence de révéler à la femme que les dieux lui ont donnée, le mystère de sa vie.
Il faut étudier séparément dans ce passage, d'abord ce qui est relatif au cœur de Bitiou, et ensuite ce qui concerne la manière dont le frère de Bitiou doit être informé des malheurs de celui-ci.
Dans un grand nombre de contes actuels, comme dans le conte égyptien, le «cœur», l'«âme», la «vie» d'un personnage se trouvent cachés dans un certain endroit et liés à un certain objet, et, dans le plus grand nombre de ces contes, ce personnage se laisse aller à révéler son secret à une femme qu'il aime et qui le trahit. Seulement, à la différence du roman des Deux Frères, le personnage en question n'est pas celui qui doit attirer la sympathie des auditeurs; c'est toujours un être malfaisant, un «géant», un «magicien», etc.
Ainsi, dans un conte norvégien intitulé le Géant qui n'avait pas de cœur dans la poitrine (Asbjœrnsen, II, p. 65), une princesse, qui a été enlevée par le géant, lui demande où est son cœur. Il finit par le lui dire: «Loin, loin d'ici, au milieu d'une grande eau, il y a une île; dans cette île, une église; dans l'église, un puits; dans le puits, un canard; dans le canard, un œuf, et dans l'œuf mon cœur.»—Dans un conte breton, le Corps sans âme (Luzel, 5e rapport, p. 13), la vie d'un géant est dans un œuf; cet œuf est dans une colombe; la colombe est dans un lièvre; le lièvre, dans un loup, et le loup est dans un coffre au fond de la mer. «Et qui pensez-vous maintenant,» dit le géant, «qui puisse me tuer?»
On remarquera que, dans les contes actuels, ce thème a plus de netteté que dans le conte égyptien; on comprend très bien, en effet, dans le conte norvégien et dans le conte breton, pourquoi le géant s'est séparé de son «cœur», de son «âme»: il l'a cachée, il a voulu la mettre en sûreté; mais on ne se rend pas compte du motif qui a porté Bitiou à mettre son cœur sur le sommet de la fleur de l'acacia. Il nous semble que, dans le conte égyptien, malgré son antiquité, nous avons affaire à une forme altérée de ce thème et non à la forme primitive.
Ayant traité assez au long de ce sujet dans les remarques de notre no 15, les Dons des trois Animaux (I, pp. 173-177), nous nous permettrons d'y renvoyer.
Venons à la seconde partie du passage. On a vu de quelle manière Anoupou, le frère aîné, doit être averti de la mort de Bitiou. Complétons la citation: «Le lendemain du jour où l'acacia avait été coupé, comme Anoupou, le grand frère de Bitiou, entrait dans sa maison et s'asseyait ayant lavé ses mains, on lui apporta une cruche de bière, et elle se mit à bouillonner; on lui en apporta une de vin, et elle se troubla. Il prit son bâton et ses sandales, ses vêtements et ses outils, partit pour le Val de l'Acacia, entra dans la maison de son petit frère et le trouva étendu mort sur sa natte.»
Ce trait se retrouve dans une foule de contes populaires modernes. Ainsi, dans un conte serbe (Vouk, no 29), un frère dit à son frère en le quittant pour un long voyage: «Prends cette fiole remplie d'eau et garde-la toujours sur toi. Si tu vois l'eau se troubler, alors sache que je suis mort.» Même chose dans deux contes suédois (Cavallius, pp. 81 et 351): En quittant son frère, un jeune homme lui laisse une cuve pleine de lait: si le lait devient rouge, ce sera signe qu'il est en grand danger; ou bien, il lui indique une certaine source: tout le temps que l'eau en sera claire, ce sera signe qu'il est en vie; si elle devient rouge et trouble, c'est qu'il sera mort.—On trouvera beaucoup d'autres rapprochements dans les remarques de notre no 5, les Fils du Pêcheur (I, pp. 70-72).
Ce thème, comme le précédent, nous paraît plus net dans les contes actuels que dans le conte égyptien. Dans le conte serbe que nous venons de citer, par exemple, le liquide qui doit se troubler en cas de malheur du héros, n'est pas un liquide quelconque, comme la bière ou le vin d'Anoupou; il a été donné par celui-là même dont il fera connaître le sort. Mais ce n'est point encore là, ce nous semble, la forme primitive, la forme logique de ce thème. Cette forme logique, nous la trouvons, par exemple, dans notre conte no 5: Un pêcheur prend plusieurs fois de suite un poisson merveilleux. Ce poisson lui dit: «Puisque tu veux absolument m'avoir, je vais te dire ce que tu dois faire. Quand tu m'auras tué, tu donneras trois gouttes de mon sang à ta femme, trois gouttes à ta jument, et trois à ta petite chienne; tu en mettras trois dans un verre, et tu garderas mes ouïes.» Le pêcheur fait ce que lui dit le poisson. Après un temps, sa femme accouche de trois beaux garçons; le même jour, la jument met bas trois beaux poulains, et la chienne trois beaux petits chiens; à l'endroit où étaient les ouïes du poisson, il se trouve trois belles lances. Le sang qui est dans le verre doit bouillonner s'il arrive quelque malheur aux enfants, véritables incarnations du poisson.—Dans d'autres contes identiques, dans un conte allemand, un conte écossais, un conte grec moderne, etc., ce sont des lis d'or, des cyprès ou d'autres arbres, nés du sang du poisson merveilleux, qui doivent se flétrir s'il arrive malheur aux jeunes gens unis à eux par la communauté d'origine.
***
Nous arrivons enfin à l'épisode de la boucle de cheveux dont le parfum donne l'idée de rechercher partout la femme de qui vient cette boucle.
Dans un conte siamois[99], Phom-Haam, ou «la Belle aux boucles parfumées», coupe un jour une de ses boucles et la livre au vent. Cette boucle tombe dans l'Océan, et elle est portée à travers les flots jusqu'au pays d'un certain roi qui, guidé par le parfum qu'elle répand, la trouve en se baignant. Comme dans le roman des Deux Frères, il consulte des devins pour savoir de quelle femme vient cette précieuse boucle, et les devins lui indiquent où demeure Phom-Haam.
Un conte mongol du Siddhi-Kür (no 23) offre un épisode du même genre. L'héroïne de ce conte étant un jour allée se baigner dans un fleuve, quelques boucles de ses cheveux se détachent et s'en vont au fil de l'eau. Or «ces boucles étaient ornées de cinq couleurs et de sept qualités précieuses». Justement, à l'embouchure du fleuve, une servante d'un puissant roi était allée chercher de l'eau: les boucles vont s'embarrasser dans le vase avec lequel elle puise, et la servante les porte au roi. Celui-ci dit à ses gens: «A la source de ce fleuve, il doit y avoir une femme très belle de qui viennent ces boucles; prenez des hommes avec vous et ramenez-la-moi.»
Dans des contes indiens du Pandjab (Steel et Temple, p. 61), du Bengale (Lal Behari Day, p. 86) et du Kamaon (Minaef, no 3; voir notre tome II, p. 303), des cheveux d'or d'une princesse, flottant au cours d'un fleuve, donnent l'idée à un roi ou à un prince d'envoyer à la recherche de la femme à qui appartenaient ces cheveux merveilleux.
En Europe, on peut comparer un conte tchèque de Bohême (Chodzko, p. 81), où un roi, voyant tomber à ses pieds, du bec d'un oiseau, un cheveu de la Vierge aux cheveux d'or, ordonne à l'un de ses serviteurs de lui ramener cette jeune fille, qu'il veut épouser.—Le même trait se retrouve dans une légende juive et dans le vieux roman de chevalerie de Tristan et Iseult. Il s'agit, dans la légende juive[100], d'un roi d'Israël très impie, à qui les anciens du peuple viennent un jour conseiller de prendre femme pour devenir meilleur. Le roi les renvoie à huit jours. Pendant ce délai, un oiseau laisse tomber sur lui un long cheveu d'or. Le roi déclare aux anciens qu'il n'épousera que la femme de qui vient ce cheveu, et qu'il les fera tuer tous s'ils ne la lui ramènent pas.—Dans le roman de Tristan et Iseult (voir la revue Germania, XIe année, 1866, p. 393), Tristan était si cher au roi Marke, son oncle, que celui-ci le considérait comme son fils et ne voulait pas prendre femme. Un jour, les grands du royaume, jaloux de Tristan, se rendent près du roi et le prient de se marier. Le roi promet de leur donner réponse dans un certain délai. Tandis qu'il est à réfléchir aux moyens d'éluder cette demande, il voit se disputer deux hirondelles qui laissent tomber par terre un long et beau cheveu de femme. Il le ramasse et répond aux seigneurs qu'il épousera celle à qui appartient ce cheveu.
Dans ces deux derniers récits, le thème primitif a été, comme on voit, modifié par l'introduction d'autres éléments.
***
Tels sont les rapprochements que nous pouvons faire entre le vieux conte égyptien et les contes modernes, et ces rapprochements ne portent pas sur des idées générales, qui peuvent éclore, d'une manière parfaitement indépendante, dans plusieurs cerveaux humains. Les ressemblances ici portent sur des traits caractéristiques, parfois bizarres, et qui ne s'inventeront pas plusieurs fois. Rappelons, par exemple, cette curieuse série de transformations du héros égyptien, si exactement reflétée dans un conte allemand et un conte hongrois de nos jours, l'un et l'autre recueillis et publiés avant que M. de Rougé eût révélé au monde,—et au monde savant seulement,—le roman des Deux Frères; ou bien ce trait si particulier de la bière qui bouillonne ou du vin qui se trouble pour annoncer un malheur. Nous n'avons pas affaire ici à des ressemblances du genre de celle qu'on a prétendu trouver entre ce même roman des Deux Frères et l'histoire de Joseph dans la Genèse. Et, à ce propos, disons qu'un égyptologue bien connu, M. Ebers, a montré une perspicacité vraiment scientifique en ne voyant entre le conte égyptien et le récit de la Bible qu'une ressemblance purement fortuite[101]. Cette idée d'une séduction tentée par une femme adultère, qui ensuite accuse celui qu'elle n'a pu corrompre, est une idée qui s'est présentée plus d'une fois et très naturellement à l'esprit des poètes et des écrivains (M. Ebers rappelle, dans la mythologie grecque, Phèdre et Hippolyte, Pélée et Astydamie, Phinée et Idée; dans la littérature persane, Sijavusch et Sudabe), comme plus d'une fois aussi le fait lui-même a dû se rencontrer dans la vie réelle. Mais il y a un trait qui est particulier au récit historique de la Genèse et qui lui donne son individualité: c'est le trait du manteau laissé par Joseph entre les mains de la femme de Putiphar et qui permet à celle-ci de rendre plus vraisemblable son accusation. Or ce trait distinctif et caractéristique, il n'en est pas trace dans le conte égyptien.
Revenons à notre étude. Le problème ici, c'est d'expliquer la ressemblance si frappante qui existe entre ce conte égyptien, vieux de plus de trois mille ans, inconnu jusqu'à ces derniers temps, et certains des contes qui de l'Inde ont rayonné dans toute l'Asie et de là en Europe. Sans doute nous connaissions déjà un curieux conte égyptien, qui a de nombreux pendants dans la littérature populaire actuelle de l'Europe et de l'Asie, le conte du roi Rhampsinite et des fils de son architecte, rapporté par Hérodote[102]. Mais, dans ce cas, on pourrait, à la rigueur, admettre une dérivation du récit d'Hérodote. Ici la chose est différente, et l'on comprendra que nous ayons été amené, dans notre introduction, à nous poser, à propos du roman des Deux Frères, la question des rapports qui ont pu exister, dans les temps antiques, entre l'Egypte et l'Inde[103].
I
JEAN DE L'OURSIl était une fois un bûcheron et une bûcheronne. Un jour que celle-ci allait porter la soupe à son mari, elle se trouva retenue par une branche au milieu du bois. Pendant qu'elle cherchait à se dégager, un ours se jeta sur elle et l'emporta dans son antre. Quelque temps après, la femme, qui était enceinte, accoucha d'un fils moitié ours et moitié homme: on l'appela Jean de l'Ours.
L'ours prit soin de la mère et de l'enfant: il leur apportait tous les jours à manger; il allait chercher pour eux des pommes et d'autres fruits sauvages et tout ce qu'il pouvait trouver qui fût à leur convenance.
Quand l'enfant eut quatre ans, sa mère lui dit d'essayer de lever la pierre qui fermait la caverne où l'ours les tenait enfermés, mais l'enfant n'était pas encore assez fort. Lorsqu'il eut sept ans, sa mère lui dit: «L'ours n'est pas ton père. Tâche de lever la pierre pour que nous puissions nous enfuir.—Je la lèverai,» répondit l'enfant. Le lendemain matin, pendant que l'ours était parti, il leva en effet la pierre et s'enfuit avec sa mère. Ils arrivèrent à minuit chez le bûcheron; la mère frappa à la porte. «Ouvre,» cria-t-elle, «c'est moi, ta femme.» Le mari se releva et vint ouvrir: il fut dans une grande surprise de revoir sa femme qu'il croyait morte. Elle lui dit: «Il m'est arrivé une terrible aventure: j'ai été enlevée par un ours. Voici l'enfant que je portais alors.»
On envoya le petit garçon à l'école; il était très méchant et d'une force extraordinaire: un jour, il donna à l'un de ses camarades un tel coup de poing que tous les écoliers furent lancés à l'autre bout du banc. Le maître d'école lui ayant fait des reproches, Jean le jeta par la fenêtre. Après cet exploit, il fut renvoyé de l'école, et son père lui dit: «Il est temps d'aller faire ton tour d'apprentissage.»
Jean, qui avait alors quinze ans, entra chez un forgeron, mais il faisait de mauvaise besogne: au bout de trois jours, il demanda son compte et se rendit chez un autre forgeron. Il y était depuis trois semaines et commençait à se faire au métier, quand l'idée lui vint de partir. Il entra chez un troisième forgeron; il y devint très habile, et son maître faisait grand cas de lui.
Un jour, Jean de l'Ours demanda au forgeron du fer pour se forger une canne. «Prends ce qu'il te faut,» lui dit son maître. Jean prit tout le fer qui se trouvait dans la boutique et se fit une canne qui pesait cinq cents livres. «Il me faudrait encore du fer,» dit-il, «pour mettre un anneau à ma canne.—Prends tout ce que tu en trouveras dans la maison,» lui dit son maître; mais il n'y en avait plus.
Jean de l'Ours dit alors adieu au forgeron et partit avec sa canne. Sur son chemin il rencontra Jean de la Meule qui jouait au palet avec une meule de moulin. «Oh! oh!» dit Jean de l'Ours, «tu es plus fort que moi. Veux-tu venir avec moi?—Volontiers,» répondit Jean de la Meule. Un peu plus loin, ils virent un autre jeune homme qui soutenait une montagne; il se nommait Appuie-Montagne. «Que fais-tu là?» lui demanda Jean de l'Ours.—«Je soutiens cette montagne: sans moi elle s'écroulerait.—Voyons,» dit Jean de l'Ours, «ôte-toi un peu.» L'autre ne se fut pas plus tôt retiré, que la montagne s'écroula. «Tu es plus fort que moi,» lui dit Jean de l'Ours. «Veux-tu venir avec moi?—Je le veux bien.» Arrivés dans un bois, ils rencontrèrent encore un jeune homme qui tordait un chêne pour lier ses fagots: on l'appelait Tord-Chêne. «Camarade,» lui dit Jean de l'Ours, «veux-tu venir avec moi?—Volontiers,» répondit Tord-Chêne.
Après avoir marché deux jours et deux nuits à travers le bois, les quatre compagnons aperçurent un beau château; ils y entrèrent, et, ayant trouvé dans une des salles une table magnifiquement servie, ils s'y assirent et mangèrent de bon appétit. Ils tirèrent ensuite au sort à qui resterait au château, tandis que les autres iraient à la chasse: celui-là devait sonner une cloche pour donner à ses compagnons le signal du dîner.
Jean de la Meule resta le premier pour garder le logis. Il allait tremper la soupe, quand tout à coup il vit entrer un géant. «Que fais-tu ici, drôle?» lui dit le géant. En même temps, il terrassa Jean de la Meule et partit. Jean de la Meule, tout meurtri, n'eut pas la force de sonner la cloche.
Cependant ses compagnons, trouvant le temps long, revinrent au château. «Qu'est-il donc arrivé?» demandèrent-ils à Jean de la Meule.—«J'ai été un peu malade; je crois que c'est la fumée de la cuisine qui m'a incommodé.—N'est-ce que cela?» dit Jean de l'Ours, «le mal n'est pas grand.»
Le lendemain, ce fut Appuie-Montagne qui resta au château. Au moment où il allait sonner la cloche, le géant parut une seconde fois. «Que fais-tu ici, drôle?» dit-il à Appuie-Montagne, et en même temps il le renversa par terre. Les autres, n'entendant pas le signal du dîner, se décidèrent à revenir. Arrivés au château, ils demandèrent à Appuie-Montagne pourquoi la soupe n'était pas prête. «C'est que la cuisine me rend malade», répondit-il.—«N'est-ce que cela?» dit Jean de l'Ours, «le mal n'est pas grand.»
Tord-Chêne resta le jour suivant au château. Le géant arriva comme il allait tremper la soupe. «Que fais-tu ici, drôle?» dit-il à Tord-Chêne, et, l'ayant terrassé, il s'en alla. Jean de l'Ours, étant revenu avec ses compagnons, dit à Tord-Chêne: «Pourquoi n'as-tu pas sonné?—C'est,» répondit l'autre, «parce que la fumée m'a fait mal.—N'est-ce que cela?» dit Jean de l'Ours, «demain ce sera mon tour.»
Le jour suivant, au moment où Jean de l'Ours allait sonner, le géant arriva. «Que fais-tu ici, drôle?» dit-il au jeune homme, et il allait se jeter sur lui, mais Jean de l'Ours ne lui en laissa pas le temps; il empoigna sa canne et fendit en deux le géant. Quand ses camarades rentrèrent au château, il leur reprocha de lui avoir caché leur aventure. «Je devrais vous faire mourir,» dit-il, «mais je vous pardonne.»
Jean de l'Ours se mit ensuite à visiter le château. Comme il frappait le plancher avec sa canne, le plancher sonna le creux: il voulut savoir pourquoi, et découvrit un grand trou. Ses compagnons accoururent. On fit descendre d'abord Jean de la Meule à l'aide d'une corde; il tenait à la main une clochette. «Quand je sonnerai,» dit-il, «vous me remonterez.» Pendant qu'on le descendait, il entendit au dessous de lui des hurlements épouvantables; arrivé à moitié chemin, il cria qu'on le fît remonter, qu'il allait mourir. Appuie-Montagne descendit ensuite; effrayé, lui aussi, des hurlements qu'il entendait, il sonna bientôt pour qu'on le remontât. Tord-Chêne fit de même.
Jean de l'Ours alors descendit avec sa canne. Il arriva en bas sans avoir rien entendu et vit venir à lui une fée. «Tu n'as donc pas peur du géant?» lui dit-elle.—«Je l'ai tué,» répondit Jean de l'Ours.—«Tu as bien fait,» dit la fée. «Maintenant tu vois ce château: il y a des diables dans deux chambres, onze dans la première et douze dans la seconde; dans une autre chambre tu trouveras trois belles princesses qui sont sœurs.» Jean de l'Ours entra dans le château, qui était bien plus beau que celui d'en haut: il y avait de magnifiques jardins, des arbres chargés de fruits dorés, des prairies émaillées de mille fleurs brillantes.
Arrivé à l'une des chambres, Jean de l'Ours frappa deux ou trois fois avec sa canne sur la grille qui la fermait, et la fit voler en mille pièces; puis il donna un coup de canne à chacun des petits diables et les tua tous. La grille de l'autre chambre était plus solide; Jean finit pourtant par la briser et tua onze diables. Le douzième lui demandait grâce et le priait de le laisser aller. «Tu mourras comme les autres,» lui dit Jean de l'Ours, et il le tua.
Il entra ensuite dans la chambre des princesses. La plus jeune, qui était aussi la plus belle, lui fit présent d'une petite boule ornée de perles, de diamants et d'émeraudes. Jean de l'Ours revint avec elle à l'endroit où il était descendu, donna le signal et fit remonter la princesse, que Jean de la Meule se hâta de prendre pour lui. Jean de l'Ours alla chercher la seconde princesse, qui lui donna aussi une petite boule ornée de perles, d'émeraudes et de diamants. On la remonta comme la première, et Appuie-Montagne se l'adjugea. Jean de l'Ours retourna près de la troisième princesse; il en reçut le même cadeau, et la fit remonter comme ses sœurs: Tord-Chêne la prit pour lui. Jean de l'Ours voulut alors remonter lui-même; mais ses compagnons coupèrent la corde: il retomba et se cassa la jambe. Heureusement il avait un pot d'onguent que lui avait donné la fée; il s'en frotta le genou, et il n'y parut plus.
Il était à se demander ce qu'il avait à faire, quand la fée se présenta encore à lui et lui dit: «Si tu veux sortir d'ici, prends ce sentier qui conduit au château d'en haut; mais ne regarde pas la petite lumière qui sera derrière toi: autrement la lumière s'éteindrait, et tu ne verrais plus ton chemin.»
Jean de l'Ours suivit le conseil de la fée. Parvenu en haut, il vit ses camarades qui faisaient leurs paquets pour partir avec les princesses. «Hors d'ici, coquins!» cria-t-il, «ou je vous tue. C'est moi qui ai vaincu le géant, je suis le maître ici.» Et il les chassa. Les princesses auraient voulu l'emmener chez le roi leur père, mais il refusa. «Peut-être un jour,» leur dit-il, «passerai-je dans votre pays: alors je viendrai vous voir.» Il mit les trois boules dans sa poche et laissa partir les princesses, qui, une fois de retour chez leur père, ne pensèrent plus à lui.
Jean de l'Ours se remit à voyager et arriva dans le pays du roi, père des trois princesses. Il entra comme compagnon chez un forgeron; comme il était très habile, la forge fut bientôt en grand renom.
Le roi fit un jour appeler le forgeron et lui dit: «Il faut me faire trois petites boules dont voici le modèle. Je fournirai tout et je te donnerai un million pour ta peine; mais si dans tel temps les boules ne sont pas prêtes, tu mourras.» Le forgeron raconta la chose à Jean de l'Ours, qui lui répondit qu'il en faisait son affaire.
Cependant le terme approchait, et Jean de l'Ours n'avait pas encore travaillé; il était à table avec son maître. «Les boules ne seront pas prêtes,» disait le forgeron.—«Maître, allez encore tirer un broc.» Pendant que le forgeron était à la cave, Jean de l'Ours frappa sur l'enclume, puis tira de sa poche les boules que lui avaient données les princesses: la besogne était faite.
Le forgeron courut porter les boules au roi. «Sont-elles bien comme vous les vouliez?» lui dit-il.—«Elles sont plus belles encore,» répondit le roi. Il fit compter au forgeron le million promis, et alla montrer les boules à ses filles. Celles-ci se dirent l'une à l'autre: «Ce sont les boules que nous avons données au jeune homme qui nous a délivrées.» Elles en avertirent leur père, qui envoya aussitôt de ses gardes pour aller chercher Jean de l'Ours; mais il ne voulut pas se déranger. Le roi envoya d'autres gardes, et lui fit dire que, s'il ne venait pas, il le ferait mourir. Alors Jean de l'Ours se décida.
Le roi le salua, et, après force compliments, force remerciements, il lui dit de choisir pour femme celle de ses trois filles qui lui plairait le plus. Jean de l'Ours prit la plus jeune, qui était aussi la plus belle. On fit les noces trois mois durant. Quant aux compagnons de Jean de l'Ours, ils furent brûlés dans un cent de fagots.
REMARQUES
Comparer notre no 52, la Canne de cinq cents livres, et ses deux variantes.
L'élément principal de Jean de l'Ours,—la défaite d'un monstre, la descente dans le monde inférieur et la délivrance de princesses qui y sont retenues,—se retrouve dans une foule de contes européens. Il en est beaucoup moins, ou, pour mieux dire, assez peu, où figure l'introduction caractéristique de Jean de l'Ours, et moins encore qui aient, en même temps que cette introduction, la dernière partie de notre conte, l'histoire des bijoux. Nous étudierons successivement ces trois parties de Jean de l'Ours.
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L'introduction de notre conte est presque identique à celle d'un conte du Tyrol italien de même titre, Giuan dall'Urs (Schneller, p. 189). L'enlèvement de la femme par l'ours, les efforts de l'enfant pour soulever la pierre qui ferme l'entrée de la grotte (pour soulever la «montagne», dit le conte tyrolien), ses méfaits à l'école, tout s'y retrouve.—Dans un conte wende de la Lusace (Haupt et Schmaler, II, p. 169), une femme qui, par sa négligence, a laissé plusieurs fois ses vaches s'échapper, n'ose plus rentrer à la maison à cause des menaces de son mari. Elle rencontre un ours, et elle est bien effrayée; mais l'ours devient un homme et lui dit de venir demeurer avec lui pour lui faire la cuisine. La femme le suit dans son antre, et, quelque temps après, elle met au monde un fils. Quand celui-ci a sept ans, il parvient à soulever la pierre qui ferme la caverne, et sa mère lui dit: «Nous allons retrouver ton père.»—Dans un conte catalan (Rondallayre, 1re série, p. 11), réunissant les trois parties de Jean de l'Ours, le héros, qui porte le même nom, Joan de l'Os, est le fils de l'ours et de la femme que celui-ci a enlevée. Joan est, comme Jean, «moitié ours.»—Pierre l'Ours, dans un conte hanovrien (Colshorn, no 5) très complet et mieux conservé pour la dernière partie que le conte catalan, est aussi le fils de l'ours. De même, le Giovanni dell' Orso d'un conte italien du Mantouan (Visentini, no 32), qui n'a pas la dernière partie.—Un conte picard, Jean de l'Ours (Mélusine, 1877, col. 110, seq.), qui n'a pas non plus cette dernière partie, ressemble beaucoup à notre conte pour l'introduction[104].
Dans un conte allemand (Prœhle, II, no 29), l'étrangeté de ce thème a été adoucie: Jean l'Ours, fils d'un forgeron, a été emporté tout petit par une ourse dans son antre, où la mère de l'enfant l'a suivie, et il est allaité par l'ourse, qui fait ménage avec la femme.—Il en est à peu près de même dans un conte croate (Archiv für slawische Philologie, V, p. 31), qui ne donne point de nom au héros, fils d'un cordonnier.—Dans un conte de la Flandre française (Ch. Deulin, II, p. 1), Jean l'Ourson a été également allaité par une ourse. (Ces trois derniers contes ont les trois parties du conte lorrain).—Dans un conte suisse de la collection Grimm (no 166), l'altération du thème primitif est beaucoup plus grande: Jean, à l'âge de deux ans, est enlevé avec sa mère par des brigands, qui les retiennent dans leur caverne.—Un conte souabe (Birlinger, p. 350), comme un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, Littérature orale, p. 81), a conservé seulement le nom de Jean l'Ours, sans expliquer quelle est l'origine de ce nom. Ce conte souabe offre une curieuse combinaison de notre thème avec le thème de l'Homme fort (voir notre no 46), dont il a été parlé tout à l'heure dans une note.
Au conte allemand de Prœhle et au conte flamand, dans lesquels le héros devient si fort parce qu'il a été allaité par une ourse, se rattache un groupe de contes de cette même famille. Dans un conte du Tyrol italien (Schneller, no 39), le héros, fils adoptif de gens sans enfants, est allaité par une ânesse et en garde le nom de Fillomusso (le Fils de l'ânesse). Dans un conte portugais (Coelho, no 22), il l'est par une jument; de même, dans un conte recueilli en Slavonie (Archiv für slawische Philologie, V, p. 29), où Grujo est surnommé le Fils de la jument[105].—Ailleurs, c'est par sa mère qu'il a été allaité, mais pendant de longues années. Ainsi, dans un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, no 17), Jean est allaité par sa mère, d'abord pendant sept ans, puis, après qu'un charme jeté sur elle l'a métamorphosée en vache, pendant sept ans encore. Dans un conte lithuanien (Schleicher, p. 128), le héros n'est sevré par sa mère qu'à douze ans; dans un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 346), il ne l'est qu'à dix-huit ans. Dans un conte serbe (Archiv für slawische Philologie, V, p. 27), il a été allaité par sa mère pendant trois périodes successives de sept ans, jusqu'à ce qu'il fût en état, non seulement de déraciner un grand chêne, mais de le replanter les racines en l'air.—Dans un conte de la Bretagne non bretonnante (Sébillot, II, no 26), Petite Baguette reste à ne rien faire jusqu'à l'âge de quatorze ans; après quoi il montre en diverses occasions sa force, avant de s'en aller par le monde avec sa «baguette» de fer de sept cents livres[106].
Jean à la Barre de fer, dans un conte allemand du Schleswig (Müllenhoff, no 16), est fort comme un géant; mais il n'est pas dit d'où lui est venue sa force, pas plus que dans un conte suisse (Sutermeister, no 21), dont toute la première partie, comme celle du conte souabe ci-dessus mentionné, n'est autre que le conte de l'Homme fort, auquel nous venons de renvoyer.
Mentionnons à part l'introduction d'un conte slave de Bosnie (Mijatowics, p. 123), toujours de la famille de notre conte lorrain. Grain-de-Poivre est né après la mort de ses deux frères, ses parents ayant désiré un fils, fût-il aussi petit qu'un grain de poivre. Il devient d'une force extraordinaire, et manie comme une plume une énorme massue.
Enfin, dans un conte sicilien (Pitrè, no 83), Peppi est un homme tout ordinaire; mais il a l'adresse de faire croire à un drau (sorte d'ogre) qu'il est très fort. (Toute cette première partie n'est autre que le thème de notre no 25, le Cordonnier et les Voleurs. Viennent ensuite la rencontre avec trois personnages extraordinaires, dont l'un répond exactement à notre Appuie-Montagne, les aventures dans la maison isolée et le reste).
Les moindres détails, pour ainsi dire, de l'introduction de notre conte lorrain, se retrouvent, tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre des contes étrangers que nous avons mentionnés. Ainsi le conte du Tyrol italien, le premier cité (Schneller, p. 189), nous donne le pendant des méfaits de Jean de l'Ours à l'école: Giuan dall' Urs bat ses camarades qui lui donnent des sobriquets; un jour, il va même jusqu'à jeter le maître d'école et le curé du haut en bas de l'escalier. On le met en prison; quand il est las d'y être, il soulève la porte, va trouver le juge et lui dit de lui donner une épée, sinon il le tuera. Le juge effrayé lui donne une épée; alors Giuan dit adieu à sa mère et s'en va courir le monde.—Dans le conte croate, le jeune garçon tue son maître d'école en croyant lui appliquer un petit soufflet.—Dans le conte catalan, Joan de l'Os étend raide par terre d'un seul coup de poing un de ses camarades qui lui a cherché noise.—Dans le conte allemand de la collection Prœhle, Jean l'Ours empoigne un jour deux de ses camarades, chacun d'une main, et les cogne si fort l'un contre l'autre, qu'il les tue.—Voir aussi le conte flamand et le conte picard.
Le héros de plusieurs des contes ci-dessus mentionnés apprend le métier de forgeron, comme notre Jean de l'Ours. Dans le second conte cité du Tyrol italien, Filomusso demande à son maître la permission de se forger une canne et y emploie tout le fer qui se trouve dans l'atelier.—Dans le conte picard, Jean de l'Ours se fait donner pour salaire tout le fer qu'il a cassé en frappant trop fort sur l'enclume, et s'en fait une canne.—Dans le conte allemand de la collection Prœhle, Jean l'Ours, dont le père est forgeron, se fait une canne de deux quintaux; le Pierre l'Ours du conte hanovrien s'en fait une de trois quintaux; le Mikes du conte tchèque, fils, lui aussi, d'un forgeron, une de sept.—Dans d'autres contes déjà cités (conte suisse de la collection Grimm, conte lithuanien, conte flamand), le héros demande, le plus souvent à son père, qu'on lui forge une canne de fer.
Dans tous les contes que nous avons jusqu'à présent rapprochés de notre conte lorrain, le héros, quand il s'en va courir le monde, s'associe à des personnages extraordinaires[107]. Celui qui se rencontre le plus fréquemment, c'est notre «Tord-Chêne», ou un personnage analogue. Ainsi nous trouvons Tord-Chêne lui-même dans les contes picard et flamand; Tord-Sapins (Tannendreher), dans le conte suisse de la collection Grimm; Tord-Arbres (Baumdreher), dans le conte hanovrien et dans le conte transylvain. Ailleurs, ce personnage n'a pas de nom, mais il est dit de lui qu'il arrache des arbres entiers (conte allemand de la collection Prœhle, conte du Tyrol italien, no 39, conte wende), des pins (contes catalan et portugais).—Nous ne connaissons, dans les contes étrangers, que le conte sicilien no 83 de la collection Pitrè, déjà mentionné, où figure un personnage qui corresponde exactement à notre Appuie-Montagne. Ce personnage se trouve en France, dans le conte de la Bretagne non bretonnante, cité plus haut, où il s'appelle «Range-Montagne» et «avec son dos range les montagnes et les soutient». Un autre conte de la Haute-Bretagne, toujours de la même famille, mais dont l'introduction est absolument différente de celle de Jean de l'Ours, a un «Appuie-Montagne»[108].—Le Jean de la Meule du conte lorrain, qui joue au palet avec une meule de moulin, ne s'est pas présenté à nous dans les contes étrangers de notre connaissance. Il figure, avec le nom de Petit-Palet, dans le premier conte de la Haute-Bretagne, mentionné plus haut (Sébillot, II, no 26).
Nous reviendrons, à la fin de ces remarques, sur ce thème des personnages merveilleux.
L'épisode du château de la forêt se trouve dans tous les contes indiqués ci-dessus; mais presque toujours c'est un nain,—un nain à grande barbe assez souvent,—qui bat les compagnons du héros. Dans le conte allemand de la collection Prœhle, dans le conte suisse de la collection Sutermeister, dans le conte sicilien de la collection Pitrè, c'est une vieille femme, une sorcière; dans le conte portugais, un diable. Nous ne rencontrons le géant du conte lorrain que dans un conte sicilien (Gonzenbach, no 59) et dans un conte italien du Napolitain (Jahrbuch für romanische und englische Literatur, VIII, p. 241), appartenant tous les deux à un autre groupe de contes de cette famille.
Dans ce second groupe, l'introduction de Jean de l'Ours fait défaut; il s'agit simplement de compagnons qui voyagent ensemble: dans un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 403) et dans un conte alsacien (Alsatia, année 1852, p. 77), trois déserteurs; dans un conte flamand (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, no 21), un caporal, un tambour et un sergent; dans un conte russe (Ralston, p. 144-146), quatre «héros»; dans un conte italien de Pise (Comparetti, no 40), un boulanger et deux individus non désignés.—Ce dernier conte nous fournit un petit détail à rapprocher du conte lorrain: les deux compagnons du boulanger, après avoir été battus dans la maison isolée par un mystérieux petit bossu, disent qu'ils n'ont pu préparer le dîner parce que le charbon leur a fait mal. C'est tout à fait, on le voit, le passage où les compagnons de Jean de l'Ours disent que la fumée ou la cuisine les a rendus malades.—Le conte sicilien no 80 de la collection Pitrè se rattache à ce groupe, malgré l'altération de son introduction.
Dans beaucoup de contes de ce groupe, les compagnons vont à la recherche de princesses disparues, ces mêmes princesses que le héros trouvera dans le monde souterrain où il se fait descendre. Ces compagnons sont, dans un conte allemand de la principauté de Waldeck (Curtze, no 23), trois soldats; dans un autre conte allemand de la région de Paderborn (Grimm, no 91), trois jeunes chasseurs; dans un conte sicilien (Gonzenbach, no 59), un vieux soldat et trois princes; dans le conte italien du Napolitain, cité un peu plus haut, trois frères.—C'est, nous l'avons dit, uniquement dans ces deux derniers contes (sicilien et napolitain) que nous avons retrouvé le géant du conte lorrain: tous les contes de ce groupe que nous venons de mentionner, à l'exception du conte russe, ont le vieux nain.—Dans un conte italien du Mantouan (Visentini, no 18), où les compagnons sont trois frères, c'est à un monstre (bestiaccia) qu'ils ont affaire.
Cette dernière forme d'introduction,—plusieurs compagnons à la recherche de princesses disparues,—se trouve combinée, dans le conte de la Flandre française cité plus haut, avec l'introduction de Jean de l'Ours. Dans ce conte de la collection Deulin, le roi fait publier qu'il donnera une de ses deux filles en mariage à celui qui les délivrera de captivité. Jean l'Ourson demande qu'on lui forge une canne grosse comme le bras, puis il se met en campagne. Il rencontre d'abord sa mère nourrice l'ourse, qui le guide, puis Tord-Chêne qu'il prend avec lui. Ils arrivent dans un château. Suit l'aventure de Tord-Chêne, puis de Jean l'Ourson avec un petit vieux qui rosse Tord-Chêne, mais qui est battu comme plâtre par Jean. Descendu dans le monde inférieur, Jean tue le petit vieux, dont une vieille femme était en train de panser les plaies. Cette vieille femme indique à Jean où sont les princesses et, comme la fée de notre conte, lui donne de la graisse qui guérit toutes les blessures, etc.— Dans le conte allemand du Schleswig, qui se rattache également au premier groupe de contes, Jean à la Barre de fer apprend, lui aussi, que les trois filles du roi ont disparu et que l'une d'elles est promise en mariage à celui qui les ramènera.—Le conte souabe présente la même combinaison, mais avec une curieuse modification. Le paysan au service duquel est entré Jean l'Ours, effrayé de la force de celui-ci, lui dit, pour se débarrasser de lui, d'aller chercher les trois plus belles femmes du monde, pour que lui, le paysan, qui est veuf, en choisisse une. Viennent ensuite la rencontre d'un cordonnier et d'un tailleur, l'épisode de la maison isolée et la descente dans le monde inférieur, où se trouvent les trois plus belles femmes du monde[109].
Mentionnons encore certains contes où les compagnons sont également à la recherche des princesses, mais où manque l'épisode de la maison isolée: un conte autrichien (Vernaleken, no 54); deux contes siciliens (Gonzenbach, nos 58 et 62); un conte irlandais (Kennedy, I, p. 43); un conte lithuanien (Leskien, no 16); un conte russe (Gubernatis, Florilegio, p. 72). Dans le conte russe, le héros, Svetozor, est le plus jeune de trois frères, qui tous sont devenus hommes faits en quelques heures. Pour faire l'épreuve de sa force, Svetozor va chez le forgeron et lui commande une massue de fer qui pèse douze puds (480 livres); il la jette en l'air et la reçoit sur la paume de sa main; la massue se brise. Il s'en fait faire une autre de vingt puds (800 livres), qui se brise sur son genou. Enfin, on lui en forge une troisième, de trente puds (1,200 livres); il la lance en l'air et la reçoit sur son front; elle plie, mais ne rompt pas. (Nous retrouvons ici, comme on voit, un des éléments de Jean de l'Ours). Svetozor fait redresser sa massue et l'emporte, quand il s'en va, avec ses frères, pour délivrer les trois filles du tzar que trois magiciens ont transportées dans leurs châteaux de cuivre, d'argent et d'or.—Dans un conte des Tsiganes de la Bukovine (Miklosisch, no 4), les trois frères se sont mis en route pour aller chercher leur mère, qui a été enlevée par un dragon.
Un conte finlandais, résumé par M. Kœhler (Jahrbuch für romanische und englische Literatur, VII, p. 26), paraît, au premier abord, n'avoir pas non plus l'épisode de la maison isolée; mais, en réalité, il a conservé quelque chose d'analogue: Le palefrenier Gylpho, un jour qu'il est à couper du bois dans la forêt, se rend maître du génie Pellerwoinen, en lui prenant les mains dans la fente d'un tronc d'arbre. (Dans le conte allemand de la collection Prœhle, Jean l'Ours, dans la maison isolée, fait de même avec la vieille; dans le conte lithuanien de la collection Schleicher, Martin, après avoir terrassé le nain, lui emprisonne la barbe dans la fente d'un gros tronc d'arbre). Gylpho ne délivre Pellerwoinen qu'après que celui-ci lui a promis de lui dire où se trouvent trois princesses disparues. Le génie lui montre dans des rochers un trou profond dans lequel il le descend. Suit la délivrance des trois princesses. Mais trois «hommes blancs» s'étaient glissés sur les pas de Gylpho, jusqu'au trou. Quand Pellerwoinen a fait remonter les princesses et qu'il veut faire remonter aussi Gylpho, ils accourent, coupent la corde, chassent Pellerwoinen et s'emparent des princesses. (Ces trois «hommes blancs», qui interviennent brusquement dans le récit, sont, comme on voit, un souvenir altéré des compagnons du héros, traîtres à son égard.)
Nous arrivons enfin à une dernière forme d'introduction. Dans un conte grec moderne de l'île de Syra (Hahn, no 70), un roi a un pommier qui, tous les ans, donne trois pommes d'or; mais à peine sont-elles mûres, qu'elles disparaissent. L'aîné des trois fils du roi s'offre à veiller auprès de l'arbre. Au milieu de la nuit, un nuage s'abaisse; quelque chose comme une main s'étend vers l'arbre et une pomme d'or disparaît. Même chose arrive quand le second prince veille. Mais le plus jeune tire une flèche dans le nuage; du sang coule, et la pomme reste sur l'arbre. Le lendemain, les trois princes suivent les traces du sang et arrivent sur une haute montagne, auprès d'une pierre au milieu de laquelle est scellé un anneau de fer. Le plus jeune prince est seul assez fort pour soulever la pierre et seul assez courageux pour descendre dans le monde inférieur, où il tue le dragon qui a volé les pommes d'or; il délivre ainsi trois princesses.—On peut encore citer un conte sicilien (Gonzenbach, no 64), où le voleur des fruits du jardin d'un roi est un géant, qui, lui aussi, retient captives dans le monde inférieur trois belles jeunes filles; un conte du Tyrol italien (Schneller, p. 190), où un enchanteur cueille chaque nuit des noix d'or sur le noyer d'un roi (comparer un conte italien des environs de Sorrente, publié dans le Giambattista Basile, 1883, p. 31); un conte grec moderne de Smyrne (E. Legrand, p. 191), où c'est un nègre qui vient couper des citrouilles, dans lesquelles réside la force de trois princes; un conte albanais (A. Dozon, no 5), où une lamie (sorte d'ogresse) sort chaque jour d'un puits pour aller prendre une pomme d'or sur le pommier d'un roi.—Dans un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, 5e rapport, p. 10), c'est un aigle qui vient chaque nuit voler une poire d'or dans le jardin d'un roi; dans un conte toscan (A. de Gubernatis, Zoological Mythology, II, p. 187), un dragon à trois têtes qui s'abat chaque nuit sur le pommier à pommes d'or du roi de Portugal; dans un conte catalan (Rondallayre, I, p. 94), un gros oiseau noir qui vient prendre les poires d'un certain jardin; dans un conte russe (Ralston, p. 73), un monstre qui ravage le parc d'un roi; dans un conte hongrois (Gaal, p. 77), un dragon qui enlève chaque nuit un pan de muraille d'une citadelle toute de lard (sic), construite par un roi. Comparer encore un conte vénitien (Widter et Wolf, no 4), et un conte wende de la Lusace (Veckenstedt, p. 244).
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Il serait trop long d'examiner ici toutes les différences de détails que présente, dans les nombreux contes énumérés ci-dessus, le récit des aventures du héros dans le monde inférieur. Nous ferons seulement quelques remarques. Dans le dernier groupe dont nous avons parlé,—à une exception près, celle du conte catalan,—le monstre que le héros doit combattre dans le monde inférieur est celui qu'il a déjà blessé sur la terre, le voleur des fruits. En le tuant, il délivre d'un coup les trois princesses, qui n'ont pas d'autre geôlier. C'est là la forme la plus ordinaire des contes de ce groupe. Pourtant, dans certains, le monstre ne garde qu'une des trois princesses; les deux sœurs de celle-ci sont gardées par deux autres monstres. Ainsi, dans le conte toscan, le prince, étant descendu dans le monde inférieur, arrive dans une belle prairie où s'élèvent trois châteaux, le premier de bronze, le second d'argent, le troisième d'or. Le dragon à trois têtes, qui a volé les pommes d'or, est le maître du château de bronze; celui d'argent appartient à un dragon à cinq têtes; celui d'or, à un dragon à sept têtes. Même chose à peu près dans le conte hongrois, où les trois châteaux sont de cuivre, d'argent et d'or.—Les trois châteaux (ici d'acier, d'argent et d'or) se retrouvent dans le conte breton; mais l'aigle que le prince a blessé est seul pour garder les trois princesses. Il s'envole d'un château à l'autre, et le jeune homme le tue dans le troisième château[110].
Dans les contes qui ont l'épisode de la maison isolée, le personnage malfaisant que le héros châtie n'est pas, en général, celui qui garde les princesses dans le monde inférieur. Nous ne connaissons guère, comme exceptions, que le conte suisse de la collection Grimm, le conte bosniaque et le conte sicilien no 83 de la collection Pitrè. Tantôt les princesses, presque toujours au nombre de trois, sont gardées par un dragon à sept têtes (conte du Tyrol allemand), à douze têtes (conte du «pays saxon» de Transylvanie), ou par trois dragons à trois, six et neuf têtes (conte lithuanien); tantôt par deux dragons et deux lions (conte tchèque, où il n'y a que deux princesses), par un ours, un lion et un dragon (conte allemand de la collection Prœhle); tantôt encore par trois géants (contes allemands du Schleswig et de la principauté de Waldeck), par un magicien (conte italien de Pise), par trois vieux magiciens (conte du Tyrol italien), etc., etc.—Dans le conte portugais, la première princesse est gardée par un serpent, la seconde par une couleuvre, la troisième par le grand diable. En dehors d'un conte breton déjà mentionné (Sébillot, Littérature orale, p. 81), où il est question d'une chambre remplie de diablotins, c'est le seul rapprochement que nous trouvions à faire avec les diables du conte lorrain[111].
Plusieurs des contes de cette famille ont un trait qui n'existe pas dans le conte lorrain. Quand le héros arrive auprès des princesses, en l'absence des monstres qui les gardent, elles lui font boire d'une certaine eau qui le rend capable de manier une lourde épée pendue au mur, et c'est avec cette épée qu'il tue les monstres. Voir, par exemple, le conte wende, le conte allemand de Waldeck, le conte grec de l'île de Syra, le conte hongrois.—Notre conte lorrain, ainsi que tous les contes du type spécial de Jean de l'Ours, représentant le jeune homme comme étant d'une force extraordinaire, il était inutile de lui donner une autre arme que sa canne de fer. Pourtant, dans le conte lithuanien et dans le conte du Schleswig, ce n'est pas avec sa canne de fer que le héros tue les dragons ou les géants, et nous retrouvons l'épée et l'eau qui donne la force.
Un autre détail, qui se rencontre dans un bon nombre des contes jusqu'ici mentionnés, manque dans le conte lorrain. Après avoir fait remonter les princesses par ses compagnons, le jeune homme, se méfiant de ces derniers, attache à la corde (ou, dans certaines versions, met dans le panier suspendu à la corde) une grosse pierre, qui se brise en retombant quand les traîtres coupent la corde. Voir, par exemple, le conte alsacien, le conte westphalien (Grimm, no 91), le conte hanovrien, le conte du «pays saxon» de Transylvanie, un des contes russes (Ralston, p. 73), un des contes du Tyrol italien (Schneller, p. 190), un des contes siciliens (Gonzenbach, no 59), le conte portugais.—Dans plusieurs contes, c'est sa canne de fer que le héros attache à la corde. Il en est ainsi dans le conte de la Flandre française, dans le conte suisse de la collection Grimm, dans le conte tchèque, dans le conte hongrois (ici c'est une massue).—Dans le conte allemand de la principauté de Waldeck, le héros met dans le panier la tête d'un des géants qu'il a tués.
Quant à la manière dont le jeune homme sort du monde inférieur, il est, dans la plupart des contes, emporté par un oiseau-géant. Nous aurons à étudier cette forme dans les remarques de deux de nos variantes de Montiers (no 52), qui ont ce passage.—Ailleurs, le héros revient sur la terre par le moyen d'un objet magique que lui ont donné les princesses (baguette, dans le conte italien de la collection Comparetti; pomme dans le conte sicilien no 80 de Pitrè; noix, dans le conte grec de la collection E. Legrand). Dans le conte suisse de Grimm, il trouve au doigt du nain qu'il a tué un anneau (comparer le conte italien de Sorrente); il le met à son propre doigt, et, quand il le tourne, il voit paraître des esprits qui, sur son commandement, le transportent hors du monde inférieur; dans le conte westphalien (Grimm, no 91), une flûte, qu'il décroche du mur, fait paraître, quand il en joue, une multitude de nains, qui lui rendent le même service (comparer le sifflet dans le conte sicilien no 59 de la collection Gonzenbach, cité plus haut). Dans le conte wende de la collection Veckenstedt, un «bon génie» apparaît au jeune homme et lui offre de le tirer du monde inférieur.—Ce n'est que dans trois des contes mentionnés ci-dessus que nous trouvons quelque chose d'analogue à notre conte, où une fée indique à Jean de l'Ours un sentier qui conduit au château d'en haut. Dans l'un des deux contes catalans (Rondallayre, I, p. 96), une vieille, que le héros se trouve avoir délivrée d'un enchantement et qui est devenue une belle dame, lui fait connaître également une issue; dans le conte souabe, c'est la sorcière à laquelle Jean l'Ours a déjà eu affaire dans la maison isolée, qui lui indique cette issue, mais seulement après que Jean l'Ours l'a de nouveau rudement battue; dans une variante hessoise résumée par Guillaume Grimm dans les remarques de son no 91 (t. III, p. 165), c'est le nain de la maison isolée, mais qui le fait bénévolement.
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Dans un petit nombre de contes de cette famille, le héros, au lieu de descendre dans le monde inférieur, s'élève dans ce qu'on peut appeler le monde supérieur, et c'est là qu'il trouve les princesses. Citons d'abord un conte grec moderne, recueilli en Epire (Hahn, no 26). La fille d'un roi est enlevée par un drakos (sorte d'ogre), qui l'emporte sur une haute montagne. Le plus jeune des trois frères de la princesse se met en route pour la délivrer. Un serpent, auquel il a rendu service, le transporte sur la montagne. Il trouve moyen de faire périr le drakos, puis il fait descendre avec une corde sa sœur d'abord, puis trois princesses, prisonnières, elles aussi, du drakos. Quand il est au moment de descendre lui-même, ses deux frères, qui attendaient au pied de la montagne, coupent la corde. Le prince, resté seul dans le château du drakos, voit trois objets merveilleux: un lévrier de velours, poursuivant un lièvre également de velours; une aiguière d'or, qui verse d'elle-même de l'eau dans un bassin d'or; une poule d'or avec ses poussins. Il voit ensuite trois chevaux ailés, l'un blanc, l'autre rouge, le troisième vert; il les met en liberté, et les chevaux, par reconnaissance, le transportent dans la plaine, où chacun lui donne un crin de sa queue, en lui disant de le brûler quand il aura besoin de ses services. Le jeune prince se couvre la tête d'un bonnet de boyau de mouton, pour avoir l'air d'un teigneux[112], et entre comme valet chez un orfèvre, dans la ville du roi son père. Cependant l'aîné des princes voulait épouser l'aînée des trois princesses. Celle-ci déclare qu'auparavant il faut lui donner un lévrier de velours poursuivant un lièvre de velours, comme elle en avait un chez le drakos. Le roi fait publier que celui qui pourra fabriquer ce jouet sera bien récompensé. Le prétendu valet de l'orfèvre dit à son maître qu'il se charge de la chose; il fait venir le cheval vert en brûlant le crin que celui-ci lui a donné et lui ordonne de lui aller chercher dans le château du drakos les objets demandés; puis il les donne à l'orfèvre, qui les porte au roi. Le jour du mariage, à une sorte de tournoi, le jeune homme paraît, tout vêtu de vert, sur le cheval vert; il se montre si adroit qu'on veut le retenir pour savoir qui il est, mais il s'échappe. Le cheval rouge lui procure ensuite, pour la seconde princesse, l'aiguière d'or et le bassin d'or, et le prince se signale également au tournoi, où il se montre en équipement rouge, sur le cheval rouge. Enfin le cheval blanc va lui chercher la poule d'or pour la plus jeune princesse; mais, cette fois, au tournoi, le jeune homme lance son javelot à la tête du fiancé, le frère du roi, qui tombe mort. On l'arrête; il se fait reconnaître et épouse la princesse.—Comparer un conte serbe, très voisin (Vouk, no 2), où ne figurent pas les objets merveilleux, mais seulement la triple apparition du héros sur le cheval noir, le cheval blanc et le cheval gris du dragon.—Dans un conte russe (Dietrich, no 5), une tzarine a été enlevée par un ouragan. Ses trois fils se mettent à sa recherche. Le plus jeune parvient, au moyen de crampons, au sommet de la Montagne d'or. Il arrive successivement devant trois tentes, dans chacune desquelles est une princesse gardée par un dragon. Il tue les dragons et trouve enfin sa mère, qui lui donne le moyen de faire périr le génie par lequel elle a été enlevée. Il fait descendre sa mère et les princesses au moyen d'une toile qu'il attache à un arbre. Ses frères lui arrachent la toile des mains, et il ne sait plus comment descendre. Machinalement il fait passer d'une main à l'autre un bâton qu'il a trouvé chez le génie: aussitôt un homme paraît et le transporte dans sa ville. Ce conte russe a une dernière partie correspondant à celle du conte lorrain.
Cette forme particulière de notre thème a été versifiée en Espagne au siècle dernier: on la trouvera dans le Romancero general (no 1263 de l'édition Rivadeneyra, Madrid, 1856): Un roi de Syrie, qui a trois filles, les enferme dans une tour enchantée, sans porte ni fenêtre, et fait publier que celui qui pourra pénétrer dans la tour obtiendra la main d'une de ses filles. Trois frères tentent l'entreprise. Le plus jeune, au moyen de clous, qu'il enfonce et retire successivement, grimpe jusqu'au haut de la tour et fait descendre les princesses en les attachant à une corde. Quand elles sont toutes descendues, les frères du jeune homme lui arrachent la corde des mains. Avant de le quitter, les princesses lui avaient recommandé d'entrer dans une salle de la tour où étaient enfermés trois beaux chevaux, et de leur prendre à chacun un crin de la queue, qu'il conserverait précieusement pour le brûler en cas de danger. En outre, la plus jeune princesse lui avait fait présent d'un collier. Se voyant trahi par ses frères, le jeune homme entre dans l'écurie et saute sur le cheval de la troisième princesse: aussitôt, d'un bond, le cheval le transporte dans un désert. Le jeune homme échange ses habits contre ceux d'un berger et prend le nom de Juanillo. Cependant la plus jeune des princesses dessine le modèle d'un collier tel que celui qu'elle avait dans la tour et dit à son père qu'elle épousera celui qui lui en fera un semblable. Le roi s'adresse au plus savant des «alchimistes», lui disant que, si dans deux mois le collier n'est pas prêt, il lui fera couper la tête. Justement Juanillo est entré au service de l'alchimiste; il se charge du travail. La princesse reconnaît le collier qu'on lui apporte et déclare, au grand mécontentement du roi, qu'elle épousera Juanillo. Le conte se poursuit en passant dans le thème de notre no 12, le Prince et son Cheval.
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La dernière partie de notre conte,—la commande, faite par le roi, de bijoux semblables à ceux que les princesses avaient dans le monde inférieur,—ne se trouve pas, à beaucoup près, dans tous les contes de cette famille. Nous avons indiqué, chemin faisant, plusieurs contes où elle existe: nous citerons ici quelques formes caractéristiques de ce thème.
Une des plus remarquables est celle du conte allemand no 29 de la collection Prœhle. Quand Jean l'Ours est arrivé auprès des trois princesses, dans le monde inférieur, la chambre de la première était éclairée par une étoile; celle de la seconde, par une lune; celle de la troisième, par un soleil. Jean l'Ours reçoit de l'aînée des princesses une boule d'argent; de la seconde, une boule d'or; de la plus jeune, une boule de diamant. Une fois sorti du monde inférieur, après la trahison des douze géants, ses compagnons, Jean l'Ours entre en qualité d'ouvrier chez un forgeron, dans la ville des princesses, et bientôt les gens viennent en foule pour le voir travailler. Un soir, il s'avise de prendre un cor de chasse qu'il a rapporté du monde inférieur et d'en jouer. Aussitôt paraissent une multitude de nains, qui lui demandent ses ordres. Il leur dit que les princesses sont malades depuis qu'elles n'ont plus leur étoile, leur lune et leur soleil, et qu'il faut aller chercher d'abord l'étoile et la suspendre devant la fenêtre de l'aînée des princesses. Il commande ensuite aux nains de suspendre la lune et le soleil devant la fenêtre des deux autres princesses, et toutes les trois guérissent. Pour se débarrasser des géants, les princesses avaient promis que chacune en choisirait un pour mari, s'ils leur apportaient des boules aussi précieuses que celles qu'elles avaient dans le monde inférieur. Les géants vont trouver Jean l'Ours, qui fait semblant de fabriquer les boules, et leur remet celles qu'il a reçues des princesses. Celles-ci reconnaissent ainsi que leur libérateur est arrivé.
Dans le conte allemand du Schleswig (Müllenhoff, no 16), les princesses n'épouseront leurs trois soi-disant libérateurs que lorsqu'elles auront un soleil d'or, une étoile d'or et une lune d'or, comme ceux qu'elles avaient dans le monde inférieur. Cela vient aux oreilles de Jean à la Barre de fer, qui va trouver un orfèvre et lui dit qu'il se charge de l'affaire.—Dans le conte flamand de la collection Deulin, les objets que les princesses Boule d'Or et Boule d'Argent ont donnés à leur libérateur sont une boule d'or portant gravée la figure du soleil, et une boule d'argent avec la figure de l'étoile du matin.—Dans le conte wende de la collection Veckenstedt (p. 244), les objets sont des anneaux: sur le premier est le soleil; sur le second, le soleil et la lune; sur le troisième, le soleil, la lune et les étoiles.—Dans le conte hanovrien de la collection Colshorn (no 5), ce sont aussi des anneaux, mais sur lesquels sont gravés certains caractères.
Le conte grec de l'île de Syra (Hahn, no 70) présente une petite différence. La princesse ayant successivement demandé, avant de consentir à se marier, trois robes sur lesquelles seraient figurés la terre avec ses fleurs, le ciel avec ses étoiles, la mer avec ses poissons, le héros, qui est entré comme compagnon chez un tailleur, tire ces robes d'une noix, d'une amande et d'une noisette que la princesse lui avait données dans le monde souterrain. (Comparer, dans la collection E. Legrand, p. 191, un autre conte grec mentionné plus haut.)—Dans le conte sicilien no 80 de la collection Pitrè, les couronnes que le roi demande pour ses filles sont procurées au jeune homme par des objets magiques qu'il a reçus des princesses. (Comparer le conte de Sorrente.)
Enfin un conte russe (Ralston, p. 73) et un conte hongrois (Gaal, p. 77), également mentionnés ci-dessus, ont ici une forme toute particulière. Quand le héros du conte russe est au moment de faire remonter les princesses, celles-ci changent en œufs leurs trois châteaux, de cuivre, d'argent et d'or, et elles donnent ces œufs au prince. Arrivées à la cour du roi, après la trahison des frères de leur libérateur, elles déclarent qu'elles ne se marieront que si elles ont des habits pareils à ceux qu'elles portaient dans l'«autre monde». Le jeune prince, qui est entré comme ouvrier chez un tailleur, souhaite que ses trois œufs redeviennent des palais, et y prend les robes des princesses, qu'il leur envoie par son maître. Il fait la même chose chez un cordonnier, etc.—Le conte hongrois est à peu près identique.—Dans le conte de l'Herzégovine, no 139 de la collection Krauss, les châteaux sont transformés également, mais en pommes d'or. (Comparer le conte bohême.)
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En Orient, nous allons trouver, pour ainsi dire aux quatre coins de l'Asie, les différentes parties dont se compose Jean de l'Ours.
Dans le Dardistan, contrée située au nord de Cachemire, dans la vallée du Haut-Indus, on raconte l'histoire d'une petite fille qu'un ours emporte dans son antre; toutes les fois qu'il sort, il roule une grosse pierre devant l'entrée de la caverne. Quand l'enfant est devenue grande, il la prend pour femme. Elle meurt en couches (Leitner, The Languages and Races of Dardistan, III, p. 12).
Un conte syriaque, recueilli dans la région du nord de la Mésopotamie, va déjà se rapprocher davantage de l'introduction de notre Jean de l'Ours (E. Prym et A. Socin, II, p. 258)[113]: Une femme, poursuivant dans la montagne un bœuf échappé, est prise par un ours, qui l'emporte dans sa caverne et en fait sa femme. Elle finit par s'enfuir et rentre dans la maison de son mari. Elle y accouche d'un fils moitié ours et moitié homme. Quand l'enfant est devenu grand, personne n'est plus fort que lui. Le conte finit brusquement.
Avec un conte avare[114], nous aurons, non seulement l'introduction, mais la plus grande partie des aventures de Jean de l'Ours (Schiefner, no 2): La fille d'un roi est enlevée par un ours, qui en fait sa femme. Elle met au monde un fils. L'enfant, qui a des oreilles d'ours, grandit d'une façon merveilleuse et devient d'une force extraordinaire. Un jour que l'ours est sorti, il se fait raconter par sa mère toute son histoire. L'ours survenant, il le précipite dans un ravin, où l'ours se tue; puis il dit à sa mère de retourner dans son pays et s'en va d'un autre côté.—Il entre bientôt au service d'un roi qui, effrayé de sa force, cherche à se débarrasser de lui en le chargeant d'entreprises fort périlleuses[115]. Après s'être tiré de tous ces dangers, il s'en va droit devant lui et rencontre un homme qui porte sur ses bras deux platanes arrachés avec leurs racines. «Qui es-tu, ami, homme de force?» lui dit Oreille-d'Ours.—«Quelle force puis-je avoir?» répond l'autre. «Un homme fort, c'est, à ce qu'on dit, Oreille-d'Ours, qui a traîné la Kart (un certain être malfaisant) devant le roi.» Oreille-d'Ours se fait connaître, et l'autre se met en route avec lui. Ils rencontrent, assis au milieu du chemin, un homme qui fait tourner un moulin sur ses genoux. Après avoir échangé avec Oreille-d'Ours à peu près les mêmes paroles que le premier, cet homme se joint aussi à lui.—Les trois amis s'arrêtent dans un endroit convenable pour une halte, et vivent de leur chasse. Les deux compagnons d'Oreille-d'Ours sont successivement, pendant qu'ils apprêtent le repas, garrottés par un nain à longue barbe, qui arrive chevauchant sur un lièvre boiteux et qui mange toute la viande[116]. Mais Oreille-d'Ours empoigne le nain et lui emprisonne la barbe dans la fente d'un platane. Le nain finit par s'échapper, traînant le platane après lui; les compagnons suivent ses traces et parviennent à une ouverture, sur le bord de laquelle le platane a été jeté. Oreille-d'Ours s'y fait descendre. Il trouve dans un palais une princesse que le nain retient prisonnière, et tue ce dernier.—Ensuite, il est trahi par ses compagnons, qui enlèvent la princesse et le laissent dans le monde inférieur. Vient alors l'épisode d'une fille de roi délivrée par Oreille-d'Ours d'un dragon à neuf têtes, à qui l'on était forcé de donner chaque année une jeune fille[117]. Oreille-d'Ours est ramené sur la terre par un aigle reconnaissant, dont il a sauvé les petits, menacés par un serpent. Il arrive dans sa demeure, où il trouve ses deux compagnons qui se disputent la princesse; il les jette tous les deux par terre d'un revers de main, reconduit la jeune fille dans le royaume du père de celle-ci et l'épouse.
Il faut encore citer un conte kalmouk, faisant partie du livre de contes intitulé Siddhi-Kür («le Mort doué du siddhi,» c'est-à-dire d'une vertu magique), ouvrage dont M. Théodore Benfey a montré l'origine indienne, et qui est imité du livre sanscrit la Vetâlapantchavinçati («les Vingt-cinq Histoires d'un vetâla», sorte de démon qui entre dans le corps des morts). Voici le résumé de ce conte kalmouk (no 3 de la traduction B. Jülg): Le héros, Massang, a un corps d'homme et une tête de bœuf. Arrivant dans une forêt, il y trouve au pied d'un arbre un homme tout noir, qui est né de la forêt; il le prend pour compagnon. Plus loin, dans une prairie, il rencontre un homme vert, qui est né du gazon, et, plus loin encore, près d'un monticule de cristal, un homme blanc, né du cristal: il emmène aussi ces deux derniers avec lui. Les quatre compagnons s'établissent dans une maison isolée; chaque jour trois d'entre eux vont à la chasse, le quatrième garde le logis. Un jour l'homme noir, en préparant le repas, voit arriver une petite vieille qui lui demande à goûter de son beurre et de sa viande; il y consent, mais à peine a-t-elle mangé un morceau, que le beurre et la viande disparaissent, et la vieille aussi[118]. L'homme noir, bien ennuyé, s'avise d'un expédient: il imprime sur le sol, tout autour de la maison, des traces de pieds de chevaux, et dit à ses compagnons, à leur retour, qu'une grande troupe d'hommes est venue, et qu'ils l'ont battu et lui ont volé son beurre et sa viande. Les jours suivants, la même aventure arrive à l'homme vert, puis à l'homme blanc. C'est alors le tour de Massang de rester seul; mais il se méfie de la vieille, combat contre elle et la met en sang. Quand ses compagnons sont de retour, il leur fait des reproches et leur enjoint de se mettre avec lui à la poursuite de la vieille. En suivant les traces du sang, ils arrivent à une crevasse de rochers et aperçoivent au fond d'un grand trou le cadavre de la vieille et d'immenses trésors. Massang se fait descendre dans le gouffre au moyen d'une corde, puis fait remonter tous les trésors par ses compagnons. Mais ceux-ci l'abandonnent dans ce trou. Massang croit alors qu'il ne lui reste plus qu'à mourir. Cependant, en cherchant quelque chose à manger, il trouve trois noyaux de cerise. Il les plante en disant: «Si je suis vraiment Massang, qu'à mon réveil ces trois noyaux soient devenus de grands arbres.» Il s'étend par terre, en se servant comme d'oreiller du cadavre de la vieille, et s'endort. Plusieurs années s'écoulent: il dort toujours. Quand il se réveille, les cerisiers sont devenus grands, et il peut, en y grimpant, sortir du trou. Il retrouve ses compagnons, auxquels il fait grâce; puis, continuant sa route, il monte dans le ciel, où, avec son arc de fer, il défend les dieux contre les attaques des mauvais génies.
Un conte appartenant à cette famille a été recueilli dans l'Asie centrale, chez des peuplades qui habitent au pied du plateau du Pamir, dans les vallées des affluents de l'Oxus. Ce conte shighni a été publié dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal (t. XLVI, 1877, part. I, no 2): Le fils d'un vizir s'est mis en route pour aller chercher un faucon blanc, qui lui fera obtenir la main de la fille du roi. Il rencontre un cavalier nommé Ala-aspa; il se joint à lui. Les deux compagnons entrent dans un château inhabité qu'ils trouvent au milieu d'un désert. Le lendemain matin, Ala-aspa dit au fils du vizir de rester à la maison, tandis que lui ira à la chasse. Le jeune homme prépare le dîner; après avoir mangé sa part, il met de côté celle d'Ala-aspa. Tout à coup la porte s'ouvre: un petit bout d'homme, haut d'un empan, arrive près du foyer; il s'arrache un poil de la moustache, en lie les pieds et les mains du fils du vizir et le jette par terre; après quoi il mange ce qui était préparé[119]. Pendant ce temps, le jeune homme a réussi à se dégager; il poursuit le nain et le voit disparaître dans une sorte de puits. Au retour d'Ala-aspa, le fils du vizir, entendant la porte grincer, se précipite sabre en main; en voyant son compagnon, il lui raconte ce qui s'est passé. Le lendemain, c'est Ala-aspa qui reste à la maison; à peine le nain ouvre-t-il la porte, qu'Ala-aspa lui tranche la tête d'un coup de sabre; mais voilà la tête qui rejoint les épaules, et le nain qui s'enfuit. Ala-aspa ne peut l'atteindre.—Il dit au fils du vizir qu'il faut tresser une corde pour pouvoir descendre dans le puits. La corde étant prête, c'est le fils du vizir qui tente le premier l'aventure. A peine commence-t-il à descendre, qu'il se met à crier: «Je brûle.» Ala-aspa le fait remonter et se fait descendre à son tour en ordonnant à son camarade de ne tenir aucun compte de ses cris. En effet, il a beau crier: «Je brûle,» le fils du vizir n'en continue pas moins à lâcher la corde, et enfin Ala-aspa touche terre. Il rencontre successivement plusieurs troupeaux, qu'on lui dit appartenir au nain, et arrive à une ville. Un homme qui est assis à la porte lui donne le moyen de tuer le nain, dont la vie est cachée dans deux pierres placées auprès de lui. Le nain étant mort, Ala-aspa met la main sur ses quarante clefs: dans la dernière chambre, il trouve une belle jeune fille, qui avait été enlevée par le nain à l'âge de sept ans. Le lendemain, il ramasse toutes les richesses du nain et les fait remonter par le fils du vizir; il lui fait remonter en dernier lieu la princesse. Au lieu de s'attacher ensuite lui-même à la corde, il met à sa place une brebis noire. Le fils du vizir, qui veut s'emparer de la princesse, coupe la corde, et la brebis est broyée en tombant. Il regrette ensuite ce qu'il a fait et jette la corde à Ala-aspa, qu'il fait remonter. Ala-aspa lui pardonne, lui cède ses droits sur les trésors et sur la jeune fille, et va même lui chercher le faucon blanc.
Dans l'Inde, chez les tribus Dzo du Bengale, on a trouvé un conte dont notre thème forme la dernière partie[120]. Voici cette dernière partie (Progressive colloquial Exercises in the Lushai Dialect of the Dzo or Kuki Language with vocabularies and popular tales, by Capt. T. H. Lewin. Calcutta, 1874, p. 85): Deux jeunes gens, Hpohtir et Hrangchal, ont délivré une jeune femme, nommée Kungori, des griffes d'un homme-tigre. L'homme-tigre est à peine tué, que Kungori est enlevée par un certain Kuavang, qui l'emmène dans son village, où l'on arrive par un grand trou; mais la femme a eu la précaution de marquer le chemin au moyen d'un fil qu'elle a laissé se dérouler derrière elle de sorte que Hpohtir et Hrangchal peuvent suivre les traces du ravisseur; ils écartent un rocher qui ferme le trou et arrivent au village de Kuavang. Hpohtir se fait rendre la femme; mais, tandis qu'ils sont en route pour sortir du monde inférieur, la femme s'aperçoit qu'elle a oublié son peigne; Hrangchal n'osant aller le chercher, Hpohtir y va lui-même. Pendant ce temps, son compagnon s'empare de la femme, l'emmène hors du monde inférieur et ferme l'entrée avec une grosse pierre. La jeune femme, de retour chez ses parents avec Hrangchal, est forcée d'épouser ce dernier, qui se donne pour son libérateur. De son côté, Hpohtir est obligé de rester dans le village de Kuavang et d'épouser la fille de celui-ci. Près de la maison, il sème une graine d'une plante appelée koy, et la plante grandit chaque jour davantage, si bien qu'un beau matin, profitant de l'absence de sa femme, Hpohtir grimpe à la plante comme à une échelle et sort du monde inférieur. Il arrive chez le père de Kungori, la jeune femme qu'il a délivrée de l'homme-tigre, coupe d'un coup de son dao (sorte de couteau) la tête de Hrangchal, et, après avoir raconté de quelle perfidie il a été la victime, il épouse Kungori.
Comme on voit, ce conte indien se rattache au groupe de contes étudiés plus haut, où le héros se met à la recherche d'une ou plusieurs princesses enlevées, et l'épisode de la maison isolée fait défaut. On remarquera que le moyen employé par Hpohtir pour sortir du monde inférieur est tout à fait celui que prend Massang, le héros du conte kalmouk du Siddhi-Kür.
Nous nous contenterons ici de renvoyer à un fragment d'une sorte de légende héroïque, recueillie chez les Tartares de la Sibérie méridionale, et que nous résumerons dans les remarques de notre no 52, la Canne de cinq cents livres.
Nous allons rencontrer, toujours en Orient, dans deux contes syriaques, une autre forme de notre thème, celle que présentent les contes européens appartenant, pour leur introduction, au dernier groupe.
Le premier de ces contes syriaques (E. Prym et A. Socin, no 46) est très simple. Comme dans le groupe que nous venons d'indiquer, c'est afin de poursuivre un monstre,—ici un géant,—qui vole chaque nuit les fruits d'un certain arbre dans le jardin d'un roi, que le plus jeune des trois fils de ce roi se fait descendre par ses frères dans une citerne. Il y voit le géant blessé, qui repose sa tête sur les genoux d'une belle jeune fille. Après avoir tué le géant, il trouve encore deux autres jeunes filles. Il en épouse une, et donne les deux autres à ses frères.
Le second conte syriaque (ibid., no 39) est beaucoup plus complet, et il a même tout un passage de Jean de l'Ours,—l'épisode des bijoux,—qui ne s'était pas encore présenté à nous en Orient[121]. Ici, il ne s'agit pas des trois fils d'un roi, mais de ses deux fils et de son frère, et le géant dérobe non point des fruits, mais des oies. Le plus jeune prince, qui seul a pu veiller sans céder au sommeil, a blessé d'un coup de feu (sic) le géant. Le lendemain, on suit la trace du sang et on arrive à une citerne. Le frère du roi, puis l'aîné des princes veulent se faire descendre dans le gouffre; mais ils n'y sont pas plus tôt jusqu'à moitié du corps, qu'ils crient: «J'étouffe. Remontez-moi.» Le plus jeune prince, lui, parvient jusqu'au fond de la citerne, sur laquelle s'ouvrent trois cavernes. Il trouve dans chacune un géant endormi et une belle jeune fille, qui lui donne le moyen de tuer le géant. La seconde est plus belle que la première, et la troisième est la plus belle de toutes. Il se dit dans son cœur: «Celle-ci est pour moi.» La jeune fille jouait avec une poule d'or et des poussins d'argent qui picoraient des perles; elle portait un vêtement qui avait été coupé sans ciseaux et cousu sans aiguille; enfin elle avait une pantoufle d'or, qui ne touchait pas la terre quand elle marchait. Au moment où il va faire remonter cette jeune fille, elle lui dit de remonter le premier; autrement ses compagnons s'empareront d'elle et le laisseront dans la citerne; mais il ne veut pas la croire. Alors elle lui donne trois anneaux: s'il tourne le chaton du premier, aussitôt paraîtra la poule d'or; s'il tourne celui du second, le vêtement merveilleux; s'il tourne celui du troisième, la pantoufle. Elle lui donne de plus un certain oiseau: quand ses compagnons couperont la corde, le jeune homme s'enfoncera jusqu'au fond de la terre; là, il verra trois chevaux; il leur arrachera à chacun un crin de la queue et le mettra dans sa poche; ensuite l'oiseau le transportera à la surface de la terre. Tout arrive comme la jeune fille l'avait dit, trahison des compagnons du prince, et le reste.—Une fois sorti du monde inférieur, le prince se couvre la tête d'une vessie (comparer notre no 12, le Prince et son cheval), afin d'avoir l'air chauve et de ne pas être reconnu, et il se rend dans la ville de son père. A l'occasion du mariage du frère du roi avec l'une des jeunes filles, on avait organisé un grand tournoi. Le prince tire de sa poche un des crins: aussitôt paraît un superbe cheval noir. Le prince endosse un beau vêtement, saute sur son cheval et se mêle aux cavaliers, qui se demandent qui peut bien être ce chauve. Il reparaît ensuite sur un cheval blanc, puis sur un cheval brun. Cette fois il enlève au marié son bonnet et s'enfuit, sans qu'on puisse l'atteindre. Il entre alors au service d'un orfèvre[122].—Le mariage du frère du prince avec les deux autres princesses devait avoir lieu ensuite; mais la fiancée du prince, qui avait vu les trois chevaux, savait que le prince était de retour; elle dit qu'avant de se marier, elle veut avoir une poule d'or et des poussins d'argent, qui picorent des perles. Le roi ordonne à l'orfèvre de lui fabriquer ces objets, sinon il lui fera couper la tête. Tandis que l'orfèvre est à se lamenter, le «chauve» lui dit qu'il se charge de la besogne. Il tourne le chaton de la première bague, et aussitôt paraissent la poule et les poussins. Même chose arrive pour le vêtement (le prince s'est engagé chez le tailleur de la ville), et enfin pour la pantoufle. Alors la princesse déclare qu'elle ne veut épouser que celui qui a fait la pantoufle, et, comme le roi lui dit: «Mais c'est le chauve!» elle répond: «Non, c'est ton fils.» Le prince raconte toute l'histoire, et il épouse la belle jeune fille.