Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 1 (of 2)
VIII
LE TAILLEUR & LE GÉANT
Un jour, un tailleur mangeait dans la rue une tartine de fromage blanc. Voyant des mouches contre un mur, il donna un grand coup de poing dessus et en tua douze. Aussitôt il courut chez un peintre et lui dit d'écrire sur son chapeau: J'EN TUE DOUZE D'UN COUP, puis il se mit en campagne.
Arrivé dans une forêt, il rencontra un géant. Le géant lui dit tout d'abord: «Que viens-tu faire ici, poussière de mes mains, ombre de mes moustaches?» Mais quand il vit ce qui était écrit sur le chapeau du tailleur: J'en tue douze d'un coup: «Oh! oh!» se dit-il, «il ne faut pas se frotter à ce gaillard-là.» Et il lui demanda s'il voulait venir avec lui dans son château, où ils vivraient bien tranquilles ensemble.
Quand ils furent au château, ils se mirent à table, et le géant régala le tailleur. Après le repas, il lui dit: «Veux-tu jouer aux quilles avec moi? nous nous amuserons bien.—Volontiers,» répondit le tailleur. Chaque quille pesait mille livres et la boule vingt mille. «Le jeu est-il trop loin ou trop près?» demanda le géant.—«Mets-le comme tu voudras.» Le géant qui maniait la boule comme si elle n'eût rien pesé, joua le premier. Après avoir abattu quatre quilles, il dit au petit tailleur de jouer à son tour; mais celui-ci, au lieu de prendre la boule, voyant qu'il ne pouvait même la soulever, se jeta par terre en se tordant, comme s'il avait la colique. «Si tu as mal,» lui dit le géant, «viens, je te rapporterai au logis sur mon dos.—C'est bon,» répondit le tailleur, «je marcherai bien.» Quant ils furent revenus au château, le géant lui fit boire un coup pour le remettre.
Il y avait en ce temps-là un sanglier et une licorne qui désolaient tout le pays; le roi avait promis sa fille en mariage à celui qui les tuerait. Le géant se mit en route avec le petit tailleur pour aller combattre les deux bêtes. Le tailleur prit un tranchet bien aiguisé et se coucha par terre; quand le sanglier passa, il lui enfonça le tranchet dans le ventre et se retira bien vite pour ne pas être écrasé par l'animal dans sa chute. «Porte cette bête au roi,» dit-il au géant, «tu es un grand paresseux, tu ne fais jamais rien.» Le géant chargea le sanglier sur ses épaules et le porta au roi. «C'est bien,» dit le roi, «je suis content, mais il y a encore une licorne à combattre.»
Les deux compagnons retournèrent dans la forêt, et bientôt ils virent la licorne. Le tailleur était auprès d'un arbre; elle se mit à tourner tout autour, et le tailleur faisait de même; enfin, comme elle s'élançait sur lui, sa corne s'enfonça dans l'arbre, et elle ne put l'en retirer. Le petit tailleur prit son tranchet et tua la licorne, puis il dit au géant: «Toi qui n'as rien fait, porte cette bête au roi.»
Lorsqu'ils se présentèrent devant le roi, celui-ci fut fort embarrassé, car le géant voulait aussi épouser la princesse. «J'avais promis ma fille à un seul,» dit le roi, «mais vous êtes deux. Je vais faire venir ma fille: celui qui lui plaira le plus l'épousera.» Ils entrèrent ensemble dans la chambre de la princesse, qui préféra le petit tailleur: elle trouvait le géant trop grand et trop laid. Le géant, furieux contre le tailleur, jura qu'il le tuerait. L'autre avait pensé d'abord à se sauver, mais il se ravisa et vint, pendant la nuit, enfoncer d'un grand coup de masse la porte du géant. «Je vais t'en faire autant,» lui dit-il, «si tu ne me laisses pas épouser la princesse.» Le géant, effrayé, céda la place et s'enfuit.
Le tailleur épousa la princesse; on fit un grand festin, et depuis on ne revit plus le géant.
REMARQUES
Comparer plusieurs contes allemands (Birlinger, I, p. 356; Meier, no 37; Kuhn, Mærkische Sagen, p. 289; Prœhle, I, no 47; Grimm, no 20); deux contes du Tyrol allemand (Zingerle, II, pp. 12 et 108); un conte du Vorarlberg (d'après M. Kœhler, remarques sur le no 41 de la collection Gonzenbach); deux contes suisses (Sutermeister, nos 30 et 41); deux contes du Tyrol italien (Schneller, nos 53 et 54); un conte sicilien (Gonzenbach, no 41); un conte recueilli chez les Espagnols du Chili (Biblioteca de las tradiciones populares españolas, t. I, p. 121); un conte portugais (Braga, no 79); deux contes russes (Gubernatis, Zoological Mythology, I, pp. 203 et 335; Naakè, p. 22); un conte hongrois (Gaal-Stier, no 11); un conte de la Bukovine (d'après M. Kœhler); un conte grec moderne d'Epire (Hahn, no 23); enfin, un conte irlandais, qui a été inséré par le romancier irlandais Lover dans sa nouvelle le Cheval blanc des Peppers (Semaine des Familles, 1861-1862, p. 553).
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Tous ces contes, excepté le conte suisse no 41 de la collection Sutermeister et le conte du Tyrol italien no 54 de la collection Schneller, ont une introduction analogue à celle du conte lorrain.
Les plus complets, pour l'ensemble, sont le conte hongrois, le conte de la Marche de Brandebourg (collection Kuhn); le conte du Tyrol allemand, p. 12 de la collection Zingerle, et le conte du Tyrol italien no 54 de la collection Schneller. Voici, par exemple, les principaux traits du conte hongrois: Un tailleur tue du plat de sa main des mouches qui s'étaient posées sur son assiette de lait caillé. Il les compte: il y en a cent. Aussitôt il met en grosses lettres sur un écriteau: «Je suis celui qui en a tué cent d'un coup,» et il s'attache l'écriteau derrière le dos. Il arrive dans la capitale d'un royaume; le roi, ayant eu connaissance de l'inscription, fait venir le tailleur et lui demande de le délivrer de douze ours qui désolent le pays. Le tailleur y parvient par ruse, en enivrant les ours, qu'il tue alors tout à son aise. Le roi l'envoie ensuite combattre trois géants, lui promettant, s'il l'en débarrasse, la moitié de son royaume et la main de sa fille. Le tailleur se rend chez les géants; il leur donne, par diverses ruses, une haute idée de sa force, et les géants lui demandent de rester avec eux et de devenir leur camarade. Pendant la nuit, l'un d'eux entre tout doucement dans la chambre du tailleur qui a mis une vessie pleine de sang dans le lit, et il s'imagine le tuer; après quoi, les trois géants, dans leur joie, se mettent à boire: ils boivent si bien qu'ils roulent par terre, et le tailleur n'a pas de peine à les tuer[155]. Le tailleur accomplit encore un exploit: grâce à une heureuse chance, il met en fuite une armée ennemie, contre laquelle son futur beau-père l'avait envoyé à la tête de ses soldats. (Comme cet épisode se trouvera dans un conte russe sous une forme plus primitive, nous ne ferons que l'indiquer ici.)—Les mêmes épisodes se rencontrent dans les trois autres contes indiqués.
Dans le premier conte du Tyrol allemand, l'animal terrible contre lequel est envoyé le héros, n'est pas un ours, mais un sanglier; de même dans le conte espagnol. Dans le second conte du Tyrol italien, c'est un dragon. Dans le conte souabe, le tailleur doit d'abord tuer un sanglier, puis une licorne, comme dans le conte lorrain, et enfin trois géants.—Dans le second conte du Tyrol allemand, le héros est envoyé contre un ours, puis contre un ogre.—Dans le premier conte du Tyrol italien, dans le conte sicilien et le conte souabe de la collection Meier, il doit combattre un ou plusieurs géants; dans le conte allemand de la collection Prœhle, une bande de voleurs.
Le conte grec se rapproche beaucoup, pour sa première partie, du conte lorrain. Le savetier Lazare, qui a tué d'un coup de poing quarante mouches sur son miel, fait graver sur une épée: «J'en ai tué quarante d'un coup», et il part en guerre. Pendant qu'il dort auprès d'une fontaine, un drakos (sorte d'ogre) vient pour puiser de l'eau et lit l'inscription. Il réveille Lazare et le prie de contracter avec lui et les siens amitié de frère. Ici, de même que dans notre conte, le héros n'est pas envoyé contre le drakos, qui tient la place du géant, mais le rencontre par hasard. Les aventures de Lazare chez les drakos correspondent à notre no 25, le Cordonnier et les Voleurs.
Dans le conte suisse no 41 de la collection Sutermeister, nous trouvons le seul exemple à nous connu, en dehors de notre conte, d'un récit dans lequel le géant est associé avec le tailleur pour une entreprise (ici tuer un autre géant) où la main d'une princesse est en jeu.
Les deux contes qui vont suivre nous fourniront tout à l'heure des rapprochements avec des contes orientaux; voilà pourquoi nous les donnons en détail.
En Irlande, le «petit tisserand de la porte de Duleek» tue un jour d'un coup de poing cent mouches rassemblées sur sa soupe. Après cet exploit, il fait peindre sur une sorte de bouclier cette inscription: Je suis l'homme qui en a tué cent d'un coup; puis se rend à Dublin. Le roi, ayant lu l'inscription, prend le héros à son service pour se débarrasser de certain dragon. Le petit tisserand se met en campagne. A la vue du dragon, il grimpe au plus vite sur un arbre. Le dragon s'établit au pied de cet arbre et ne tarde pas à s'endormir. Ce que voyant, le tisserand veut descendre de son arbre pour s'enfuir; mais, on ne sait comment, il tombe à califourchon sur le dragon et le saisit par les oreilles. Le dragon, furieux, prend son vol et arrive à toute vitesse jusque dans la cour du palais du roi, où il se brise la tête contre le mur.
En Russie (Gubernatis, loc. cit.), le petit Thomas Berennikoff tue une armée de mouches et se vante ensuite d'avoir anéanti, à lui seul, toute une armée de cavalerie légère. Il fait la rencontre de deux vrais braves, Elie de Murom et Alexis Papowitch, qui, l'entendant raconter ses exploits, le reconnaissent immédiatement pour leur «frère aîné». La valeur des trois compagnons ne tarde pas à être mise à l'épreuve. Elie et Alexis se comportent en véritables héros. Vient ensuite le tour du petit Thomas. Par une chance heureuse, il tue l'ennemi contre lequel il est envoyé, pendant que celui-ci a les yeux fermés. Il essaie ensuite de monter le cheval du «héros». Ne pouvant en venir à bout, il attache le cheval à un chêne et grimpe sur l'arbre pour sauter de là en selle. Le cheval, sentant un homme sur son dos, fait un tel bond qu'il déracine l'arbre et le traîne après lui dans sa course, emportant Thomas jusqu'au cœur de l'armée chinoise. Dans cette charge furieuse, nombre de Chinois sont renversés par l'arbre ou foulés aux pieds par le cheval; le reste s'enfuit. L'empereur de la Chine déclare qu'il ne veut plus faire la guerre contre un héros de la force de Thomas, et le roi de Prusse, ennemi des Chinois, donne à Thomas, en récompense de ses services, sa fille en mariage.
Un conte de ce genre se retrouve, d'après Guillaume Grimm (III, p. 31), dans un livre populaire danois et dans un livre populaire hollandais. Le héros du premier, qui a tué quinze mouches d'un coup, est successivement vainqueur d'un sanglier, d'une licorne et d'un ours. Le héros du second, qui «en a tué sept d'un coup», devient gendre du roi après avoir été envoyé contre un sanglier, puis contre trois géants, et avoir repoussé une invasion ennemie.
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Le conte no 20 de la collection Grimm a été emprunté en partie à un vieux livre allemand, publié en 1557 par Martinus Montanus de Strasbourg (Grimm, III, p. 29).
Aux allusions faites à l'introduction de ce conte, d'après G. Grimm, par Fischart (1575) et par Grimmelshausen (1669), on peut ajouter un passage d'un sermon de Bosecker, publié à Munich en 1614, et où il est parlé du tailleur «qui tuait sept mouches,—sept Turcs, je me trompe,—d'un coup.» (Voir la revue Germania, 1872, 1re livraison, p. 92.)
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En Orient, nous citerons d'abord un conte des Avares du Caucase (Schiefner, no 11): Il y avait dans le Daghestan un homme si poltron, que sa femme, lasse de sa couardise, finit par le mettre à la porte. Le voilà donc parti, armé d'un tronçon de sabre. Passant auprès d'un endroit où étaient amassées des mouches, il jette dessus une pierre plate et en tue cinq cents. Alors il fait graver sur son sabre: «Le héros Nasnaï Bahadur, qui en tue cinq cents d'un coup.» Il continue son chemin et s'arrête dans une grande ville. Le roi, informé de l'arrivée d'un tel héros, lui donne sa fille en mariage pour le retenir auprès de lui. Peu de temps après, le roi dit à Nasnaï d'aller combattre un dragon qui ravage ses troupeaux. En entendant parler de dragon, Nasnaï est pris de coliques, et, la nuit venue, il s'enfuit pour mettre sa vie en sûreté. Il arrive dans une forêt et grimpe sur un arbre pour y dormir. Le lendemain, en se réveillant, il aperçoit le dragon au pied de l'arbre; il perd connaissance et tombe sur le dragon, qui est si épouvanté qu'il en meurt[156]. Nasnaï lui coupe la tête et va la porter au roi. Ensuite le roi envoie son gendre contre trois narts (sorte de géants ou d'ogres). Fort heureusement pour le «héros du Daghestan», les trois narts, qui se sont arrêtés sous l'arbre où Nasnaï s'est réfugié comme la première fois, se prennent de querelle et se tuent les uns les autres[157]. Nasnaï rapporte triomphalement leurs têtes et leurs dépouilles. Enfin le roi lui dit que le «roi infidèle» lui a déclaré la guerre et qu'il s'avance avec une armée innombrable pour cerner la ville. Nasnaï est obligé de se mettre à la tête des troupes du roi. A la vue des ennemis, il se sent fort mal à l'aise. Il ôte ses bottes, ses armes, ses habits, pour être plus léger à se sauver. L'armée, qui a reçu du roi l'ordre de se régler en tout sur Nasnaï, fait comme lui. Justement il vient à passer un chien affamé qui saisit une des bottes de Nasnaï et s'enfuit dans la direction de l'armée ennemie. Nasnaï court après lui, toute l'armée le suit. A la vue de ces hommes nus comme vers, les ennemis se disent que ce sont des diables et prennent la fuite. Nasnaï ramasse un grand butin et revient en triomphateur.
La collection mongole du Siddhi-Kür, qui dérive de récits indiens, contient un conte de ce genre (no 19): Un pauvre tisserand d'une ville du nord de l'Inde se présente un jour devant le roi et lui demande sa fille en mariage. Le roi, pour plaisanter, dit à la princesse de l'épouser. Naturellement la princesse se récrie, et comme le roi lui demande quel homme elle veut donc épouser, elle répond: «Un homme qui sache faire des bottes avec de la soie.» On examine les bottes du tisserand, et, à la grande surprise de tout le monde, on en tire de la soie. Le roi se dit que ce n'est pas un homme ordinaire et le garde provisoirement dans le palais; mais la reine n'est pas contente, et elle voudrait se débarrasser du prétendant. Elle lui demande de quelle façon il entend gagner la main de la princesse: par ses richesses ou par sa bravoure. L'autre répond: «Par ma bravoure.» Comme justement un prince ennemi marchait contre le roi, on envoie contre lui le tisserand. Celui-ci monte à cheval, mais, étant fort mauvais cavalier, il est emporté dans un bois. Il se raccroche aux branches d'un arbre; l'arbre est déraciné, et, le cheval portant notre homme au milieu de l'armée ennemie, le tronc d'arbre fait grand carnage, et les ennemis s'enfuient épouvantés[158]. Le tisserand est ensuite envoyé contre un grand et terrible renard, avec ordre d'en rapporter la peau. Il parcourt le pays sans rien rencontrer. En revenant, il s'aperçoit qu'il a laissé son arc en route. Il retourne sur ses pas et retrouve l'arc avec le renard tué à côté: en voulant ronger la corde de l'arc, le renard a fait partir la flèche. Enfin le roi ordonne au tisserand de lui ramener les «sept démons des Mongols» avec leurs chevaux. Comme provisions de voyage, la princesse lui donne sept morceaux de pain noir et sept de pain blanc. Le tisserand commence par le pain noir. Comme il est à manger, arrivent les démons qui, le voyant s'enfuir, le laissent aller et mangent son pain blanc. Aussitôt ils tombent tous morts, car le pain blanc était empoisonné. Le tisserand rapporte au roi leurs armes et leurs chevaux, et il épouse la princesse.
Dans le Cambodge, on a recueilli, indépendamment du petit conte déjà cité, un conte qui doit être rapproché des précédents (E. Aymonier, p. 19). Voici le résumé qu'en donne M. Aymonier: «Jadis un homme du nom de Kong, voyageant avec ses deux femmes, traversait un pays infesté de tigres. Attaqué par l'un de ces animaux féroces, il se blottit dans le creux d'un arbre, à demi mort de peur, tandis que ses deux femmes, abandonnées à elles-mêmes, parviennent à tuer le tigre. Kong alors sort de sa cachette, et, armé d'un bâton, frappe le cadavre. Aux reproches de ses femmes, il répond avec hauteur que jamais tigre n'a été tué par une femme. Ils emportent la bête. Les gens du pays s'extasient sur cet exploit, dont Kong s'attribue tout le mérite. Il donne une représentation de la lutte, bondit, gesticule, simule les coups portés, au grand ébahissement de la foule, qui, à partir de ce jour, ne l'appelle plus que Kong le Brave. Sa renommée se répand jusqu'au roi, qui le nomme général et l'envoie à la guerre. Kong est saisi d'effroi, mais il ne peut éluder l'ordre royal, et il est tenu de soutenir sa réputation. Ses femmes l'encouragent et lui offrent de l'accompagner. Il part enfin, monté sur le cou d'un éléphant. Ses femmes sont assises sur le bât, derrière lui. L'armée qu'il commande l'escorte, disposée selon les règles de la guerre. Arrivé en vue de l'ennemi, il commence à trembler de tous ses membres. L'éléphant croit que son conducteur l'excite (les cornacs font marcher les éléphants en les frappant à petits coups plus ou moins précipités derrière l'oreille) et il se lance en avant. A la vue de ce général qui fond droit sur elle, l'armée ennemie est prise de panique et se disperse de tous côtés. Kong le Brave se gonfle, se pavane devant ses troupes. Toutefois les sceptiques se doutent de la vérité en apercevant sur l'éléphant des preuves manifestes de la frayeur de leur général. Le roi le comble de faveurs, puis il lui ordonne de s'emparer d'un crocodile monstrueux, la terreur des bateliers. Kong se croit cette fois perdu sans ressource. Il se rend, suivi de ses serviteurs, sur le bord du fleuve où l'attend une foule immense. Désespéré, il se précipite dans l'eau. Le crocodile surpris fait un bond et s'engage par le milieu du corps entre deux branches rapprochées l'une de l'autre, qui se dressaient près de la rive. Kong, revenu sur l'eau, voit la bête qui ne peut ni avancer ni reculer. Il crie, il appelle; les gens accourent, et bientôt le pays est délivré du monstre. Ce haut fait ajoute encore à la réputation de Kong le Brave, et sa faveur auprès du roi augmente d'autant.»
Enfin, dans l'Inde, nous avons trouvé deux versions de ce conte. La première vient du Deccan (miss M. Frère, no 16): Un potier, un peu gris, prend, pendant un orage, un tigre pour son âne égaré. Il saute dessus, le bat et l'attache auprès de sa maison. De son côté, le tigre le prend pour un être terrible dont il a entendu prononcer le nom, et il n'ose faire de résistance. Voilà le potier, preneur de tigres, en grand renom dans toute la contrée. Le roi, dont le pays est envahi, lui donne son armée à conduire. Le potier, mauvais cavalier, se fait attacher par sa femme sur le cheval de guerre que le roi lui a envoyé. Le cheval, agacé de se sentir lié, prend le mors aux dents et emporte le potier dans le camp des ennemis, qui sont pris de panique et s'enfuient, laissant une lettre pour demander la paix.
La seconde version, beaucoup plus complète, a été recueillie dans le pays de Cachemire, de la bouche d'un mahométan (Indian Antiquary, octobre 1882, p. 282;—Steel et Temple, p. 89). Le héros est un tisserand, nommé Fatteh-Khan, un petit bout d'homme fort ridicule et dont tout le monde se moque. Un jour qu'il est à tisser, sa navette s'en va tuer un moustique qui s'est posé sur sa main gauche. Emerveillé de son adresse, Fatteh-Khan déclare à ses voisins qu'il entend désormais qu'on le respecte; il bat sa femme qui le traite d'imbécile, et se met en campagne avec sa navette et une grosse miche de pain. Il arrive dans une ville où un éléphant terrible tue chaque jour plusieurs habitants. Fatteh-Khan dit au roi qu'il ira combattre la bête; mais à peine voit-il l'éléphant courir sur lui, qu'il jette derrière lui sa navette et sa miche de pain et s'enfuit à toutes jambes. Or, la femme du petit tisserand, pour se venger de sa brutalité, avait empoisonné le pain, et, afin de dissimuler le poison, y avait mêlé des aromates. L'éléphant, sentant les aromates, ramasse le pain avec sa trompe et l'avale, sans ralentir sa course. Le petit tisserand, se voyant près d'être atteint, essaie de faire un circuit et se trouve face à face avec l'éléphant; mais, juste à ce moment, le poison fait son effet, et l'éléphant tombe raide mort. Tout le monde est bien étonné de l'issue de cette aventure et de la force du petit tisserand, qui d'une chiquenaude renverse un éléphant[159].—Le roi le nomme général en chef de son armée et bientôt l'envoie avec des troupes contre un tigre qui ravage le pays, lui promettant, s'il réussit dans cette expédition, la main de sa fille. A la vue du tigre, Fatteh-Khan décampe au plus vite et se réfugie sur un arbre, au pied duquel le tigre vient monter la garde. Fatteh-Khan reste sept jours et sept nuits sur son arbre; au bout de ce temps, il veut profiter, pour s'échapper, du moment où le tigre fait sa sieste. Mais, tandis qu'il descend, le tigre se réveille, et Fatteh-Khan n'a que le temps de se hisser sur une branche. Pendant qu'il exécute ce mouvement, son poignard sort de sa gaîne et va tomber juste dans la gueule du tigre, qui en meurt. Fatteh-Khan coupe la tête du monstre et va la présenter au roi; après quoi il épouse la princesse.—En dernier lieu, Fatteh-Khan reçoit l'ordre d'aller détruire l'armée d'un roi ennemi qui est venu établir son camp sous les murs de la ville. Cette fois, il se dit qu'il est perdu et qu'il faut gagner le large. La nuit venue, il se glisse à travers le camp ennemi, suivi de la princesse, sa femme, qui, d'après les instructions de Fatteh, porte sa vaisselle d'or. Ils ont déjà à moitié traversé le camp, lorsqu'un hanneton vient se jeter au nez de Fatteh-Khan. Celui-ci, épouvanté, rebrousse chemin, en criant à sa femme de courir. La princesse s'enfuit, elle aussi, laissant tomber par terre, avec un grand fracas, la vaisselle d'or. A ce bruit, les ennemis se croient attaqués, se lèvent à moitié endormis, au milieu de la nuit noire, et se jettent les uns sur les autres. Le matin, il n'en reste plus. Fatteh-Khan reçoit, en récompense de cette victoire, la moitié du royaume.
IX
L'OISEAU VERT
Il était une fois un jeune homme, fils de gens riches, qui aimait à se promener au bois. Un jour qu'il s'y promenait, il vit un bel oiseau vert; il se mit à sa poursuite, mais l'oiseau sautait de branche en branche, et il attira ainsi le jeune homme bien avant dans la forêt. Le jeune homme réussit pourtant à l'attraper vers le soir, et, comme il avait grand'faim, il s'assit sous un arbre pour manger quelques provisions qu'il avait emportées; puis il se remit en route, et marcha une partie de la nuit sans savoir où il allait. Enfin il aperçut une lumière, et, se dirigeant de ce côté, il arriva vers deux heures du matin près d'une maison; or cette maison était la demeure d'un ogre.
Le jeune homme frappa à la porte; une belle jeune fille vint lui ouvrir. «Je suis bien fatigué,» lui dit-il; «voulez-vous me recevoir?» La jeune fille répondit: «Mon père est un ogre; il va rentrer. Toute la nuit il est dehors, et il se repose pendant le jour.—Peu m'importe,» dit le jeune garçon, «pourvu que je puisse dormir.» La jeune fille le laissa donc entrer.
Bientôt après, l'ogre revint. «Je sens la chair de chrétien,» dit-il en entrant.—«Mon père, c'est un jeune homme, un beau jeune homme, qui sait très bien travailler en tous métiers.—C'est bien,» dit l'ogre.
A huit heures du matin, l'ogre appela le jeune homme et lui dit: «Tu vas me démêler tous ces écheveaux de fil; si tu n'as pas fini pour midi, je te mangerai.» Le pauvre garçon se mit à l'ouvrage, mais le fil était si emmêlé qu'il n'en pouvait venir à bout. Il commençait à se désespérer, quand il vit la fille de l'ogre entrer dans la chambre. «Eh bien!» dit-elle, «que vous a commandé mon père?—Il m'a commandé de lui démêler son fil, et je ne puis y parvenir: quand je le démêle par un bout, il s'emmêle par l'autre.» La jeune fille donna un petit coup de baguette, et le fil se trouva démêlé. A midi, l'ogre arriva. «As-tu fini ta besogne?—Oui.—Demain il faudra me trier toutes ces plumes, et si tu n'as pas fini pour midi, je te mangerai.»
Il y avait là des plumes d'oiseaux de toutes couleurs; le jeune homme essaya de les trier, mais il n'y pouvait réussir. Un peu avant midi, la fille de l'ogre entra. «Eh bien! que vous a commandé mon père?—Il m'a commandé de trier ces plumes, et je n'en puis venir à bout: quand j'en ai trié une partie, elles s'envolent et vont se mêler aux autres.» La jeune fille donna un petit coup de baguette, et voilà toutes les plumes triées. L'ogre étant arrivé, demanda au jeune homme: «As-tu fini ta besogne?—Oui.—C'est bien.»
Le lendemain, la fille de l'ogre vint encore trouver le jeune homme. «Eh bien!» dit-elle, «que vous a commandé mon père?—Il ne m'a rien commandé.—Alors, c'est qu'il veut vous manger.» Et elle lui proposa de s'enfuir avec elle. Ils partirent donc ensemble.
Après qu'ils eurent couru quelque temps, la jeune fille dit au jeune homme: «Regardez derrière vous si vous voyez mon père.—Je vois là-bas un homme qui vient vite, vite comme le vent.—C'est mon père.» Aussitôt elle se changea en poirier, et changea le jeune homme en femme, qui abattait les poires avec un bâton. Quand l'ogre arriva près du poirier, il dit à la femme: «Vous n'avez pas vu passer un garçon et une fille?—Non, je n'ai vu personne.»
L'ogre s'en retourna, et, quand il fut à la maison, il dit à sa femme: «Je n'ai rien vu qu'un poirier et une femme qui abattait les poires avec un bâton.—Eh bien!» répondit l'ogresse, «le poirier c'était elle, et la femme c'était lui.—J'y retourne,» dit l'ogre.
Cependant les deux jeunes gens s'étaient remis à courir. «Regardez derrière vous si vous voyez mon père.—Je vois là-bas un homme qui vient vite, vite comme le vent.—C'est mon père.» Aussitôt la jeune fille se changea en ermitage, et changea le jeune homme en ermite qui balayait les araignées dans la chapelle. L'ogre ne tarda pas à arriver. «N'avez-vous pas vu passer un garçon et une fille?» dit-il à l'ermite.—Non, je n'ai vu personne.»
L'ogre, de retour chez lui, dit à sa femme: «Je n'ai rien vu qu'un ermitage et un ermite qui balayait les araignées dans la chapelle.—Eh bien!» dit l'ogresse, «l'ermitage, c'était elle, et l'ermite, c'était lui.—Cette fois,» dit l'ogre, «je prendrai ce que je trouverai.» Et il se remit en marche.
La jeune fille dit au jeune homme: «Regardez derrière vous si vous voyez mon père.—Je vois là-bas un homme qui vient vite, vite comme le vent.—C'est mon père.» Elle se changea en carpe, et changea le jeune homme en rivière. Lorsque l'ogre arriva, il voulut prendre la carpe, mais il fit le plongeon et se noya.
Le jeune homme emmena la jeune fille avec lui dans son pays et l'épousa.
REMARQUES
Ce conte est une forme écourtée d'un type de conte que nous étudierons à l'occasion de notre no 32, Chatte Blanche. Nous nous bornerons ici à quelques remarques sur ce que l'Oiseau vert présente de particulier.
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Dans la plupart des contes de ce type que nous connaissons, les tâches imposées au jeune homme par l'être malfaisant,—ogre, sorcier, diable, etc.,—chez lequel il se trouve, sont autres que les deux tâches de notre conte. Nous ne retrouvons exactement celles-ci que dans un conte français, d'ailleurs différent pour le reste, recueilli au XVIIe siècle par Mme d'Aulnoy, Gracieuse et Percinet.
En revanche, les transformations des deux jeunes gens sont presque identiques dans notre conte et dans plusieurs des contes que nous examinerons en détail dans les remarques de notre no 32. Ainsi, dans un conte sicilien (Gonzenbach, no 54), la jeune fille se change en jardin et change le jeune homme en jardinier; puis elle-même en église, et le jeune homme en sacristain; enfin, le jeune homme en rivière, et elle-même en petit poisson. Même chose, à peu près, dans d'autres contes siciliens (Gonzenbach, no 55 et no 14; Pitrè, no 15).—Dans un conte westphalien (Grimm, no 113), les transformations sont: buisson d'épines et rose, église et prédicateur, étang et poisson.—Dans un conte de la Bretagne non bretonnante (Sébillot, I, no 31), la jeune fille change en jardin le cheval sur lequel elle s'enfuyait avec le jeune homme; elle se change elle-même en poirier et le jeune homme en jardinier; suivent les transformations en église, autel et prêtre, et enfin en rivière, bateau et batelier.—Dans un conte portugais (Coelho, no 14), les chevaux sont métamorphosés en terre, les harnais en jardin, la jeune fille en laitue, le jeune homme en jardinier; viennent ensuite ermitage, autel, statue de sainte, sacristain qui sonne la messe, et finalement mer, barque, batelier et tanche.
Il serait trop long de poursuivre minutieusement cette revue. Qu'il nous suffise de constater, comme un détail curieux, que la plupart des contes dont il s'agit ici ont la transformation des jeunes gens en église et prêtre ou sacristain. Il en est ainsi, indépendamment des contes indiqués ci-dessus, dans un conte picard (Mélusine, 1877, col. 446); dans des contes allemands (Müllenhoff, p. 395; Prœhle, I, no 8); dans un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, no 26); dans un conte du Tyrol italien (Schneller, no 27); dans un conte milanais (Imbriani, Novellaja Fiorentina, p. 403); dans des contes toscans (Comparetti, no 11; Gubernatis, Novelline di Santo-Stefano, nos 5 et 6, et Rivista di letteratura popolare, I, fascic. II, p. 84); dans un conte italien des Abruzzes (Finamore, no 4); dans un conte hongrois (Gaal-Stier, no 3); dans un conte croate (Krauss, I, no 48); dans un conte russe (Ralston, p. 129); dans des contes catalans (Rondallayre, I, p. 89, II, p. 30); dans un conte portugais (Consiglieri-Pedroso, no 4); dans un conte portugais du Brésil (Roméro, no 11).—Un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Contes bretons, p. 37), des contes allemands (Wolf, p. 292; Grimm, no 56), un conte esthonien (Kreutzwald, no 14), un conte suédois (Cavallius, no 14 B), et un conte islandais (Arnason, p. 380), n'ont pas cette transformation particulière.
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Au XVIIe siècle, Mme d'Aulnoy recueillait un conte de ce genre et le publiait, après l'avoir fort arrangé, sous le titre de l'Oranger et l'Abeille. Là aussi un jeune homme, un prince, arrive chez des ogres; une princesse captive (ce n'est pas la fille des ogres) s'éprend de lui, et ils s'enfuient ensemble en emportant une baguette magique. L'ogre s'étant mis à leur poursuite, la princesse change en étang le chameau sur lequel ils sont montés, le prince en bateau et elle-même en vieille batelière; puis, plus tard, elle transforme le chameau en pilier, le prince en portrait et elle-même en nain (nous soupçonnons fort Mme d'Aulnoy d'avoir retouché en ce point le récit original); enfin, quand l'ogresse arrive en personne, la princesse change le chameau en caisse, le prince en oranger et elle-même en abeille qui vole autour.
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Un conte kabyle (Rivière, p. 209) nous offre d'une manière très évidente, malgré des altérations considérables, le thème dont l'Oiseau vert est, nous l'avons dit, une forme écourtée: Un fils de roi arrive dans la maison d'une ogresse, dont il veut épouser la fille. Cette dernière le cache, et, pendant la nuit, ils s'enfuient ensemble. Quand l'ogresse s'aperçoit de leur départ, elle se met à leur poursuite; mais elle est arrêtée par divers obstacles.
Un poème héroïque recueilli chez les Tartares de la Sibérie méridionale (Radloff, II, p. 202 seq.) offre, parmi les transformations qui y sont accumulées, un point de comparaison avec l'Oiseau vert et les contes analogues. Le héros, Ai Tolysy, a enlevé une jeune fille; les trois frères de celle-ci se mettent à sa poursuite. Alors la jeune fille change le cheval d'Ai Tolysy en peuplier, Ai Tolysy et elle-même en deux corbeaux, et les trois frères passent sans se douter de rien.—Cette forme très simple peut être particulièrement rapprochée du conte suédois indiqué il y a un instant, et dans lequel les deux jeunes gens se changent successivement en deux rats, deux oiseaux et deux arbres (Comparer le conte islandais).
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L'introduction caractéristique de notre Oiseau vert figure, mieux rattachée au corps du récit, dans un conte allemand de la principauté de Waldeck (Curtze, no 8). Ici l'animal que poursuit le héros et qui l'entraîne jusque dans un monde inférieur, où se trouve le château d'un géant, n'est pas un oiseau, c'est un lièvre; mais, rapprochement bizarre, ce lièvre est vert, comme l'oiseau du conte lorrain.—Dans un conte sicilien (Gonzenbach, no 55), un oiseau est envoyé par une sorcière pour attirer le héros dans son château, où il se trouve subitement transporté, dès qu'il a fait feu sur l'oiseau. (Comparer le conte westphalien no 113 de la collection Grimm.)
X
RENÉ & SON SEIGNEUR
Il était une fois un homme appelé René, qui demeurait avec sa femme dans une pauvre cabane et n'avait pour tout bien qu'une vache. Cette vache étant morte, René voulut tirer quelque argent de la peau en l'allant vendre à la ville voisine. Après avoir dépouillé la vache, il jeta la peau sur ses épaules et se mit en route. Comme il n'avait pas détaché la tête de la bête, elle lui faisait une sorte de capuchon, au dessus duquel se dressaient deux grandes cornes.
Pour arriver à la ville, il y avait à traverser une forêt. Au moment où René passait, des voleurs, assis sur le bord du chemin, étaient en train de compter leur argent. Voyant de loin venir l'homme aux cornes, ils crurent que c'était le grand diable, et décampèrent au plus vite, laissant là tout leur argent: il y en avait un tas qui était bien haut de six pieds. René remplit de pièces d'or sa peau de vache et continua sa route. Arrivé à la ville, il acheta un âne et lui donna à manger du son dans lequel il avait jeté quelques louis d'or, puis il retourna chez lui. Il n'était guère rassuré en repassant par la forêt. «Ce matin,» pensait-il, «j'ai fait peur aux gens; ce sera peut-être mon tour ce soir d'avoir peur.» Mais personne ne se montra, et il rentra à la nuit dans sa chaumière.
Le lendemain matin, on trouva des pièces d'or sur la litière de l'âne. La nouvelle s'en répandit dans tout le village et arriva aux oreilles du seigneur, qui vint aussitôt trouver René et lui dit: «On raconte que tu as un âne qui fait de l'or.—Monseigneur, c'est la vérité.—Combien veux-tu me le vendre?—Deux mille écus, Monseigneur.—C'est bien cher.—Oh! Monseigneur, un âne qui vous donnera chaque jour un tas d'or!» Bref, le seigneur, qui était un peu timbré, lui compta deux mille écus et emmena l'âne. En rentrant chez lui, il fut querellé par sa femme à cause du sot marché qu'il avait fait. Le premier jour, l'âne donna encore quelque peu d'or, mais les jours suivants il n'y en eut plus.
Le seigneur, furieux, sortit pour aller faire des reproches à René. Celui-ci, l'ayant aperçu de loin, dit à sa femme: «Je gage que le seigneur vient pour me chercher noise au sujet de notre marché. Qu'allons-nous faire?» En disant ces mots, il jeta les yeux sur la marmite qui était sur le feu et bouillait à gros bouillons. Il éteignit le feu en toute hâte, prit la marmite et la porta toute bouillante sur le toit de sa cabane; puis il descendit et se mit à tailler la soupe. A ce moment arriva le seigneur. «Es-tu fou,» dit-il à René, «de tailler la soupe sans avoir mis le pot au feu?—Monseigneur,» répondit René, «le pot est sur le toit.—Comment, sur le toit? par le froid qu'il fait!» (En effet, il gelait à pierre fendre).—«Monseigneur,» dit René, «j'ai un moyen de faire cuire ma soupe en un instant et sans feu. Voulez-vous voir?—Volontiers.» Le seigneur suivit René et monta non sans peine avec lui sur le toit; alors René donna au pot de grands coups de fouet et le découvrit ensuite. «Voyez,» dit-il au seigneur, «il bout à gros bouillons. Quand je veux faire cuire ma soupe, je n'ai qu'à mettre ce pot sur le toit et à lui donner des coups de fouet: il bout aussitôt.—Combien veux-tu me vendre ce pot?» demanda le seigneur.—«Deux mille écus, Monseigneur.—C'est bien cher.—Oh! Monseigneur, vous qui usez pour mille ou douze cents écus de bois par an, songez quelle économie cela vous ferait.» Le seigneur donna les deux mille écus et retourna avec le pot au château, où il fut encore fort mal reçu par sa femme. «Attendez, madame,» dit le seigneur, «et vous verrez merveilles.» Il ordonna à quatre de ses valets de mettre le pot sur le toit et de le frapper à grands coups de fouet, ce qu'ils firent avec tant de conscience, que bientôt la chaleur les obligea d'ôter leur habit; mais le pot ne bouillait toujours pas.
Le seigneur, encore plus furieux que la première fois, courut chez René qui, le voyant venir, remplit de sang une vessie et dit à sa femme: «Mets cette vessie sous ta ceinture: tout à l'heure je donnerai un coup de couteau dedans, et tu tomberas par terre comme si je t'avais tuée. Je sifflerai, et tu te relèveras aussitôt.» Quand le seigneur entra, il trouva René qui sautait et gambadait dans sa cabane. «Es-tu fou, René,» lui dit-il, «de danser ainsi?—Monseigneur,» dit René, «ma femme va danser avec moi.—Nenni, vraiment,» répondit la femme. Alors René prit un grand couteau et lui en donna un coup. Elle tomba comme morte, et tout le sang qui était dans la vessie se répandit par terre. «Malheureux! qu'as-tu fait?» cria le seigneur; «voilà ta femme tuée. Tu seras pendu.—Oh!» dit René, «je ne serai pas pendu pour si peu.» Il donna un coup de sifflet, et à l'instant sa femme fut sur pied et dansa avec lui. «Voilà,» dit le seigneur, «un merveilleux sifflet! Combien en veux-tu?—Deux mille écus, Monseigneur.—Voilà deux mille écus.» Et le seigneur s'empressa d'aller montrer son emplette à sa femme, qui le querella encore plus aigrement qu'auparavant.
Un jour, le seigneur était avec sa femme au coin du feu et s'amusait à siffloter. «Que tu es ennuyeux!» lui dit sa femme; «finiras-tu bientôt?» Le seigneur se leva, prit un couteau, et, le plus tranquillement du monde, le lui enfonça dans le corps; la pauvre femme tomba raide sur le plancher. Alors il tira son sifflet de sa poche, mais il eut beau siffler, sa femme était morte et resta morte.
Aussitôt le seigneur fit mettre les chevaux à son carrosse, et, accompagné de deux laquais, se rendit en toute hâte chez René. Il s'empara de lui et le fit porter dans le carrosse, pieds et poings liés, pour aller le jeter dans un grand trou rempli d'eau. Mais, en chemin, le seigneur et ses gens étant descendus un moment, un pâtre vint à passer avec ses vaches; il vit René qui était seul, garrotté dans le carrosse. «Que fais-tu là?» lui demanda-t-il.—«Ah!» répondit l'autre, «on m'emmène de force pour être curé, et je ne sais ni lire ni écrire.—Ma foi,» dit le pâtre, «cela ferait joliment mon affaire à moi qui sais lire et écrire couramment.—Mets-toi donc à ma place,» dit René. Le pâtre accepta la proposition; il délivra René et se laissa mettre dans le carrosse, pieds et poings liés. Cela fait, René partit avec le troupeau. Quand le carrosse fut arrivé près du trou, les laquais prirent le pâtre et le jetèrent dans l'eau.
Quelque temps après, le seigneur, étant rentré au château, vit arriver René conduisant ses vaches. «Pourriez-vous, Monseigneur,» dit René, «me recevoir pour la nuit avec mes bêtes?—Comment?» s'écria le seigneur, «te voilà revenu!—Oui, Monseigneur. Je serais encore là-bas, si vous m'aviez fait jeter un peu plus loin; mais à l'endroit où je suis tombé, j'ai trouvé un beau carrosse à six chevaux, et de l'or et de l'argent en quantité.»
Le seigneur demanda à René de le conduire à cet endroit avec ses deux laquais. Quand ils furent au bord du trou, René dit au seigneur: «Mettez-vous ici;—et vous,» dit-il aux laquais, «mettez-vous là.» Puis il les poussa tous les trois dans le trou, où ils se noyèrent.
Après cette aventure, René se trouva le plus riche du village et en devint le seigneur.
REMARQUES
Comparer nos nos 20, Richedeau, 49, Blancpied, et 71, le Roi et ses fils. Voir les remarques de M. Kœhler sur un conte écossais de ce genre dans la revue Orient und Occident (t. II, 1863, p. 486 seq.) et sur deux contes siciliens (Gonzenbach, nos 70, 71).
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Ce thème se présente sous deux formes différentes, avec la même dernière partie (la ruse du héros qui fait jeter un autre dans l'eau à sa place).
Dans la première forme, celle à laquelle se rattache le conte lorrain que nous étudions en ce moment, le héros vend, comme on l'a vu, des objets qu'il fait passer pour merveilleux.—Dans la seconde forme, il ne vend rien à ses dupes, mais il leur joue d'autres tours: nous dirons un mot de cette forme dans les remarques de notre no 20, Richedeau. Quelquefois un ou deux éléments de la première forme viennent se combiner avec la seconde.
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Le conte étranger qui, pour le corps du récit, se rapproche peut-être le plus de notre conte, est un conte toscan (Gubernatis, Novelline di Santo-Stefano, no 30): Un homme qui passe pour niais vend à ses deux frères une marmite qui, grâce à son adresse, paraît bouillir sans feu. Quand ses frères viennent pour se plaindre du marché qu'ils ont fait, il feint de tuer sa femme, qui a mis sous ses vêtements une vessie pleine de sang, et de la ressusciter au moyen d'un sifflet. Les frères achètent le sifflet et tuent leurs femmes. Vient alors l'épisode de la jument qui fait des écus, et le dénouement ordinaire, que nous étudierons à part.—Dans un conte sicilien (Gonzenbach, no 71), le héros vend successivement à un seigneur un âne aux écus, une marmite qui bout sans feu, et un lapin qui fait les commissions; dans un autre conte sicilien (Pitrè, no 157), les objets sont les mêmes, excepté l'âne, qui est remplacé par le sifflet qui ressuscite (il en est ainsi dans un conte italien du Mantouan, no 13 de la collection Visentini). Dans un troisième conte sicilien (Gonzenbach, no 70), au lieu du sifflet, c'est une guitare.—Dans un conte lithuanien (Schleicher, p. 83), nous trouvons un cheval qui fait des ducats, un traîneau qui marche tout seul et un bâton qui ressuscite.—Dans un conte basque (Webster, p. 154; Vinson, p. 103), deux objets seulement: un lièvre qui fait les commissions et une flûte qui ressuscite;—dans un conte écossais (Campbell, no 39, III), deux aussi: cheval qui fait de l'or et de l'argent, cor qui ressuscite;—dans un conte irlandais, cité par M. Kœhler (loc. cit., p. 501), cheval également et corne à bouquin;—dans un conte norwégien (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 94), corne à bouquin et marmite.
Tous ces contes n'ont pas, à proprement parler, d'introduction caractéristique qui précède le récit des mauvais tours joués par le héros. Dans ceux qui vont suivre, il en est autrement. Ainsi, dans un conte gascon de la collection Cénac-Moncaut (p. 173), un jeune homme un peu niais se laisse attraper par deux marchands auxquels il vend, pour moins que rien, les deux bœufs de sa mère. Pour se venger, il vend à son tour à ces mêmes marchands un loup couvert d'une peau de bélier, et le loup, mis dans la bergerie, étrangle les moutons. Furieux, les marchands arrivent chez le jeune homme, qui feint de tuer son chien et de lui rendre ensuite la vie au moyen de certaines paroles. Il vend le couteau et la formule magique aux marchands, qui tuent l'un son bœuf, l'autre son mulet. Suit le dénouement.—Dans un conte allemand (Müllenhoff, p. 458), l'introduction est presque la même. Un vieux bonhomme a été attrapé par trois frères; il leur vend ensuite un loup en leur faisant croire que c'est un bouc qui n'a pas encore de cornes. Les objets prétendus merveilleux sont ici le cheval et le sifflet.—Un conte catalan (Rondallayre, III, p. 82) a également la vente du loup, mais elle n'est pas la revanche d'un mauvais tour qui aurait été précédemment joué au héros. Trois objets: lièvre qui fait les commissions, trompette qui ressuscite et marmite qui bout toute seule.
Dans un conte grec moderne (Hahn, no 42), un pope a été attrapé par des «hommes sans barbe» qui, par leurs avis malicieux, lui ont fait mutiler son bœuf. Il leur vend ensuite un âne qui fait de l'or et un sifflet qui ressuscite.
Dans un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Contes bretons, p. 85), la vache d'un meunier a été tuée d'un coup de fusil par le seigneur du village. Le meunier écorche la bête et s'en va pour en vendre la peau à la ville voisine. Passant à travers un bois pendant la nuit, il grimpe sur un arbre pour attendre le jour. Arrivent des voleurs, qui s'arrêtent sous l'arbre pour partager leur argent. Le meunier jette au milieu d'eux la peau de vache. Les voleurs, en voyant ces grandes cornes et cette peau noire, croient que c'est le diable et s'enfuient, laissant là tout leur argent, que le meunier ramasse.—Cette introduction, qui est, on le voit, presque l'introduction du conte lorrain, reparaît presque identiquement dans un conte toscan (Nerucci, no 21) et dans un conte bourguignon (Beauvois, p. 218), l'un et l'autre de cette famille[160]. L'épisode du prétendu diable aux grandes cornes se retrouve aussi, avec d'assez fortes altérations, dans un conte allemand de ce type (Müllenhoff, p. 461).—Enfin, un conte grec moderne de la Terre d'Otrante (E. Legrand, p. 177), qui se rattache à la seconde forme de notre thème, présente une introduction analogue. Le plus jeune de trois frères n'a pour héritage qu'une vache maigre; il la tue, l'écorche et étend la peau sur un poirier sauvage. La peau devient très sèche; alors il se l'attache autour du corps et s'en va frappant dessus, comme sur un tambour. Des voleurs, en train de se partager de l'argent, entendent le bruit; ils croient que ce sont les gendarmes et s'enfuient sans prendre le temps d'emporter leur butin.
Notons que le conte breton, dont nous venons de parler, a non seulement, comme tant d'autres, la marmite merveilleuse, mais aussi, comme notre conte, le fouet avec lequel on la fait bouillir. L'autre objet merveilleux (il n'y en a que deux) est un violon qui remplit le rôle du sifflet[161].—Dans un conte de la Basse-Normandie, très altéré (Fleury, p. 180), il y a également un fouet, et, en outre, une corne qui ressuscite.
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La dernière partie de notre conte est altérée. Le «carrosse» remplace assez maladroitement le sac (ou parfois le coffre) où, dans les autres contes de cette famille, on enferme le héros[162]. De plus, nous avons dû laisser de côté un passage qui ne présentait aucun sens raisonnable. Après avoir dit que le seigneur avait fait mettre René dans un carrosse, pieds et poings liés, pour aller le jeter à l'eau, et que, chemin faisant, le seigneur et ses gens étaient descendus un moment, le conte de Montiers ajoutait que René, voyant passer un lièvre, sautait à pieds joints hors du carrosse. Venait ensuite, rattachée d'une manière incohérente, la rencontre du pâtre.—Un conte irlandais (The Royal Hibernian Tales, p. 61) nous a mis sur la voie de la forme primitive de cet épisode du lièvre. Dans ce conte irlandais, les deux voisins de Donald, à qui celui-ci a joué plusieurs tours pour se venger du mal qu'ils lui ont fait, le mettent dans un sac pour aller le jeter à la rivière. Chemin faisant, ils font lever un lièvre; ils déposent alors leur fardeau et courent après le lièvre. Pendant ce temps, passe un pâtre, que Donald trompe, comme cela a lieu dans tous les contes de ce genre.—Evidemment voilà la forme primitive du passage complètement défiguré de notre conte.
Dans bon nombre de contes de cette famille, le héros, enfermé dans son sac et laissé seul, crie, en entendant passer le berger: «Je ne veux pas épouser la princesse!» Et l'autre demande à se mettre à sa place.—Dans plusieurs, il crie: «Je ne veux pas être maire!» (conte allemand, Grimm, no 61; conte lithuanien, Schleicher, p. 121; conte du «pays saxon» de Transylvanie, Haltrich, no 60, etc.).—Dans un conte catalan, il ne veut pas être roi (Rondallayre, III, p. 82); dans un conte bourguignon (Beauvois, p. 218) et dans un conte allemand (Orient und Occident, II, p. 494), évêque;—dans un conte toscan (Gubernatis, Novelline di Santo-Stefano, no 30), dans un conte bavarois (Orient und Occ., II, p. 496), pape.—Ailleurs (conte irlandais des Hibernian Tales, cité plus haut; conte danois, Or. und Occ., II, p. 497; conte norwégien, ibid.), il dit qu'il va être emporté au ciel, mais qu'il ne veut pas encore y aller.
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Un conte fort ressemblant a été fixé par écrit dès le XIe et peut-être le Xe siècle, sous forme de petit poème en latin (Kœhler, loc. cit., p. 488). Nous aurons à en rapprocher l'introduction de celle de notre no 20, Richedeau. Dans ce vieux conte, les objets prétendus merveilleux sont une trompette qui ressuscite et une jument qui fait de l'or. Enfermé dans un tonneau et laissé seul sur le bord de la mer, pendant que ses anciennes dupes sont entrées au cabaret, le héros entend passer un porcher avec son troupeau. Il crie: «Je ne veux pas être fait prévôt.» Le porcher prend sa place, etc.
Au XVIe siècle, Straparola recueillait un conte du même genre (no 7 des contes extraits de Straparola et traduits en allemand par Valentin Schmidt). Nous y trouvons une chèvre qui fait les commissions et un sifflet qui ressuscite. Enfermé dans le sac, maître Scarpafico crie qu'il ne veut pas de la princesse[163].—Vers la même époque paraissait, aussi en Italie, un petit livre dont nous reproduirons le titre, qui résume tout le sujet: «Histoire du paysan Campriano, lequel était fort pauvre et avait six filles à marier, et qui par adresse faisait faire des écus à son âne, et le vendit à des marchands pour cent écus, et puis leur vendit une marmite qui bouillait sans feu, un lapin qui portait des dépêches, et une trompette qui ressuscitait les morts, et finalement jeta ces marchands dans une rivière. Avec beaucoup d'autres choses plaisantes et belles. Composée par un Florentin» (Orient und Occident, III, p. 348).
Une autre version, qui se rapporte à la seconde forme du thème, indiquée plus haut, figure dans un livre imprimé en 1559, le Nachtbüchlein de Valentin Schumann (Germania, I, p. 359).
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En Orient, nous pouvons citer un grand nombre de contes de ce genre, où se rencontrent pour ainsi dire les moindres détails des contes européens.
Nous résumerons d'abord un conte kirghis, publié par M. Radloff dans sa collection de chants et récits des tribus tartares de la Sibérie méridionale (t. III, p. 332): Eshigældi est dépouillé par des voleurs; il ne lui reste plus que deux roubles et un cheval rogneux. Il lui fait faire de l'argent à peu près comme René, et le vend à trois frères. Quand ceux-ci viennent pour se plaindre, il leur vend un pot qui bout tout seul. Furieux d'avoir été deux fois trompés, les trois frères garrottent Eshigældi et le déposent sur le bord de la rivière pour l'y jeter. Pendant qu'ils sont allés chercher une perche pour le pousser dans l'eau, vient à passer un homme à cheval, très bien vêtu, qui demande à Eshigældi pourquoi il se lamente. L'autre lui répond qu'on veut le faire prince de la ville et que lui ne veut pas. L'homme se met à sa place et Eshigældi s'en va avec les beaux habits et le beau cheval. Une fois revenus, les trois frères jettent l'homme dans la rivière et sont ensuite bien étonnés de revoir Eshigældi, qui leur dit que c'est au fond de l'eau qu'il a trouvé ce beau cheval et qu'il y en a encore bien d'autres. Les trois frères se jettent à l'eau et se noient. (Dans les remarques de notre no 20, Richedeau, nous donnerons le résumé d'un conte tartare d'une autre tribu, qui se rattache à la seconde forme de notre thème.)
Voici maintenant deux contes, qui ont été recueillis par M. Thorburn chez les Afghans mahométans qui forment la population du Bannu, province traversée par l'Indus et conquise en 1848 par l'Angleterre. Le premier est ainsi conçu (Thorburn, Bannu: or our Afghan Frontier, p. 184): «Un jour, le bœuf d'un vieux bonhomme s'en étant allé sur le champ du voisin, celui-ci lui coupa la langue, et la pauvre bête mourut. Le fils du bonhomme écorcha le bœuf et emporta la peau; mais, comme le soir vint avant qu'il eût regagné son village, il grimpa sur un arbre avec son fardeau pour y passer la nuit. Il y était à peine, qu'une bande de voleurs, revenant d'expédition, s'arrêta sous l'arbre pour partager le butin. «Puisse la foudre tomber sur celui qui détournera quelque chose!» dit le chef d'une voix rude. En l'entendant, le jeune homme fut si effrayé qu'il lâcha sa peau de bœuf, qui tomba avec fracas à travers les branches et les feuilles sèches (on était en hiver). «Dieu nous punit de vouloir nous attraper les uns les autres!» crièrent les voleurs, dont aucun n'avait fidèlement mis son butin dans la masse commune, et ils s'enfuirent a toutes jambes. Le lendemain matin, le jeune homme descendit de son arbre et ramassa tout l'argent des voleurs[164].—Revenu dans son village, il dit qu'il avait échangé sa peau de bœuf dans un bazar voisin contre une valeur de cent roupies. Aussitôt les gens du village tuèrent tout leur bétail et en portèrent les peaux au marché; mais on leur en offrit seulement quelques pièces de cuivre[165]. De retour chez eux, ils s'emparèrent du jeune homme, l'attachèrent à un poteau sur le bord de la rivière pour le noyer la nuit venue, et s'en allèrent à leurs affaires. Le jeune homme ne cessait de crier: «Je ne veux pas! je ne veux pas!» Vint à passer un montagnard, qui lui demanda ce qu'il faisait là. «Le roi veut me forcer à épouser sa fille, et moi je ne veux pas; il m'a attaché à ce poteau pour m'y faire consentir,—Je serais bien content d'être à votre place,» dit le montagnard.—«Mettez-vous-y.» Il s'y mit, et, quand les villageois arrivèrent, ils jetèrent à l'eau le pauvre montagnard. Le lendemain matin, ils furent bien étonnés de voir le jeune homme arriver avec trois moutons. «D'où viens-tu?» lui dirent-ils.—«Eh! parbleu, de la rivière, et j'ai joliment froid!» dit-il en tordant ses habits, qu'il avait eu la précaution de mouiller.—«Mais est-ce que nous ne t'avons pas jeté à l'endroit le plus profond?—Je n'en sais rien; mais là où vous m'avez jeté, il y a de grands troupeaux de moutons; j'en ai pris trois que voici, et j'y retournerai après déjeuner.» Là dessus, les villageois coururent se jeter à la rivière, et ils s'y noyèrent tous.
Le second conte afghan complète le premier. En voici l'analyse: Dans un village, il y avait deux frères, l'un très avisé, nommé Tagga-Khan, l'autre niais. Un jour, Tagga-Khan envoie son frère conduire une chèvre au marché. L'innocent rencontre successivement six fripons qui se sont échelonnés le long de la route; chacun d'eux lui dit à son tour que c'est un chien qu'il conduit et non pas une chèvre; sur quoi le pauvre garçon, ahuri, laisse là sa bête[166]. Tagga-Khan, ayant appris le tour joué à son frère, jure de le faire payer au centuple. Le lendemain, il se met en route pour le marché, monté sur un méchant âne qu'il a splendidement caparaçonné. Les six fripons, qui sont frères, se trouvent également sur son chemin, et lui demandent pourquoi il a si magnifiquement harnaché son âne. «Ce n'est pas un âne,» dit Tagga-Khan; «c'est un bouchaki.—Qu'est-ce qu'un bouchaki?—C'est un animal qui vit cent ans et qui fait de l'or, qu'on trouve chaque matin dans son fumier.» Tagga-Khan, s'étant arrangé pour ne pouvoir arriver le soir à la ville, est invité par les frères à passer la nuit chez eux, et, le lendemain matin, ceux-ci, qui l'observent en cachette, le voient ramasser sur le fumier de l'âne un morceau d'or qu'il y avait adroitement déposé. Ils se rendent quelques jours après chez Tagga-Khan et lui achètent son âne pour cinq cents roupies. Bientôt ils reviennent se plaindre du marché qu'ils ont fait. Mais Tagga-Khan a prévu la chose et il a donné ses instructions à sa femme. Celle-ci dit aux frères que son mari est sorti et qu'elle va l'envoyer chercher par son lapin gris. Et elle lâche le lapin en lui disant de ramener son maître. Une heure après, Tagga-Khan, qui avait emporté un autre lapin gris tout pareil au premier, revient avec l'animal sous le bras et répond aux questions des frères que le lapin est venu en effet l'appeler. Les six frères, émerveillés, achètent encore le lapin pour cinq cents roupies[167]. Quand ils reviennent pour chercher querelle à Tagga-Khan, celui-ci fait semblant d'être mécontent de sa femme et de la tuer; puis, se radoucissant, il prend un certain bâton, en touche sa femme, et elle se relève. Les six frères achètent, toujours pour cinq cents roupies, le bâton magique. Rentrés chez eux, ils ont une dispute avec leur mère et la tuent, comptant sur le bâton pour la ressusciter; mais la bonne femme reste morte. Alors ils s'enfuient, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, et on ne les revoit plus.
Dans l'Inde même, on a recueilli plusieurs contes de cette famille. Nous donnerons d'abord l'analyse d'un conte provenant du Bengale (Indian Antiquary, 1874, p. 11): Un paysan a un oiseau apprivoisé; quand il est à travailler aux champs, sa femme attache à l'oiseau une pipe et tout ce qu'il faut pour fumer, et l'oiseau va le porter à son maître. Un jour, six hommes qui passent par là voient ce manège de l'oiseau, et ils offrent au paysan de le lui acheter trois cents roupies. Le marché fait, ils attachent à l'oiseau trois cents autres roupies et lui disent de les porter à certain endroit. Mais l'oiseau, naturellement, s'en retourne avec sa charge à la maison du paysan. Celui-ci prend l'argent et fait avaler à sa vache une centaine de roupies. Cependant, les six hommes, s'apercevant que l'oiseau n'a pas fait la commission, vont trouver le paysan. En entrant chez lui, ils voient la vache en train de se débarrasser des roupies: voilà l'oiseau oublié, et les six hommes donnent au paysan cinq mille roupies pour avoir cette merveilleuse vache. Ils l'emmènent chez eux, mais la vache ne donne plus d'or du tout, et les six hommes la ramènent au paysan. Celui-ci les invite à dîner avant qu'on ne s'explique. Ils acceptent. Pendant le repas, le paysan prend un bâton, et, au moment où sa femme sort pour aller chercher encore à manger, il l'en frappe en disant: «Sois changée en jeune fille et apporte-nous un autre plat.» A leur grande surprise, les six hommes voient, au lieu de la femme, une jeune fille (en réalité la fille du paysan) apporter le second plat. Cette même scène se renouvelle plusieurs fois. Ils achètent le bâton cent cinquante roupies, et le paysan leur recommande de bien battre leurs femmes quand elles leur apporteront à manger: elles recouvreront ainsi leur première jeunesse et leur première beauté. Les six hommes suivent si bien cette recommandation, qu'ils les assomment toutes[168]. Furieux, ils courent à la maison du paysan et y mettent le feu. Le paysan ramasse une partie des cendres, en remplit plusieurs sacs, dont il charge un buffle, et il se met en route vers Rangpour. Chemin faisant, il rencontre des hommes qui conduisent à un banquier de cette ville des buffles chargés de sacs de roupies. Il se joint à eux, et, pendant qu'ils dorment, il leur prend deux sacs de roupies, met à la place deux sacs de cendres et s'enfuit. Il prie ensuite un des six hommes, qu'il rencontre, de porter les sacs à sa femme: auparavant il avait enduit de gomme le fond d'un des sacs, de sorte qu'il y était resté attachées quelques roupies, et l'homme peut ainsi voir quel en était le contenu. Il va aussitôt le dire à ses camarades, et les six hommes viennent demander au paysan comment il a eu cet argent; il répond que c'est en vendant les cendres de sa maison. Aussitôt les autres brûlent leurs maisons et s'en vont au bazar mettre les cendres en vente. Ils n'y gagnent que des coups[169]. Plus furieux que jamais, ils se saisissent du paysan, et, après l'avoir mis dans un sac, pieds et poings liés, ils le jettent dans la rivière Ghoradhuba, qui coule près de là. Par bonheur pour le paysan, le sac, en s'en allant à la dérive, s'accroche à un pieu. Vient à passer un homme à cheval. Le paysan lui crie de vouloir bien le tirer du sac, lui promettant de lui couper de l'herbe pour son cheval sans demander de salaire. L'homme le tire du sac, et le paysan lui propose d'aller promener son cheval; l'autre le lui confie, et le paysan passe ainsi auprès des six hommes. Ceux-ci, fort étonnés de le revoir, lui demandent où il a trouvé ce cheval. Il leur répond que c'est dans la rivière Ghoradhuba et qu'il y en reste beaucoup d'autres plus beaux. Aussitôt ils veulent savoir ce qu'il faut faire pour les avoir. Le paysan leur dit d'apporter chacun un sac avec une bonne corde et de se mettre dedans. La chose faite, il en jette un dans l'eau. En entendant le bouillonnement de l'eau, les autres demandent ce que c'est: le paysan répond que c'est leur camarade qui prend un cheval. Alors tous demandent à être jetés vite dans l'eau. Le paysan leur donne satisfaction, et ensuite il vit tranquille et heureux.
On le voit, ce conte indien est tout à fait le pendant des contes européens de ce type. La fin seule n'est pas complète, mais nous en avons une forme sans lacune dans un épisode d'un autre conte également indien, qui a été recueilli chez les Sântâls et publié dans l'Indian Antiquary (1875, p. 258): Gouya s'est associé à une bande de voleurs. Un jour, il se prend de querelle avec eux; les voleurs le battent, le garrottent et le portent vers la rivière pour le noyer. Mais, en chemin, comme ils ont grand'faim, ils s'en vont chercher à manger et déposent Gouya au pied d'un arbre. Un pâtre qui passe par là, attiré par les cris de Gouya, lui demande qui il est et pourquoi il crie. Gouya répond: «Je suis un fils de roi, et on m'emporte malgré moi pour me faire épouser une fille de roi que je n'aime pas.—Laissez-moi me mettre à votre place,» dit le pâtre, «j'épouserai volontiers la princesse.» Il délivre Gouya et se laisse mettre à sa place, pieds et poings liés. Bientôt après reviennent les voleurs; ils prennent le prétendu Gouya et, en dépit de ses protestations, ils le jettent dans la rivière. Pendant ce temps, Gouya s'est enfui, poussant devant lui les vaches du pâtre. Quelques jours après, les voleurs le rencontrent avec son troupeau et lui demandent d'où lui viennent ces vaches. Gouya leur dit qu'il les a prises dans la rivière où ils l'ont jeté; s'ils le veulent, il les jettera dedans à leur tour, et ils trouveront autant de vaches qu'ils en pourront désirer. La proposition est acceptée avec empressement; les voleurs sont garrottés et jetés par Gouya dans la rivière, où ils se noient.
Les principaux traits de cet épisode se présentent dans un troisième conte indien sous une forme non plus plaisante, mais merveilleuse, sottement merveilleuse, à vrai dire. On en jugera en lisant ce fragment d'un conte recueilli dans la même région que le précédent (Indian Antiquary, 1875, p. 11): Un roi, voulant se débarrasser du héros du conte, nommé Toria, fait organiser une grande chasse; Toria doit faire partie de la suite et porter la provision d'œufs et d'eau. Arrivés auprès d'une caverne, les gens du roi disent qu'il s'y est réfugié un lièvre, et ils forcent Toria à y pénétrer; puis ils roulent à l'entrée de grosses pierres, amassent des broussailles devant et y mettent le feu pour étouffer Toria. Mais celui-ci casse ses œufs, et toutes les cendres sont dispersées (sic); ensuite il verse son eau sur la braise, et le feu s'éteint. Etant parvenu, non sans peine, à se glisser hors de la caverne, il voit, à son grand étonnement, que toutes les cendres sont devenues des vaches, et tout le bois à moitié brûlé, des buffles. Il rassemble toutes ces bêtes et les mène chez lui. Quand le roi les voit, il demande à Toria où il se les est procurées. Celui-ci lui dit qu'il les a trouvées dans la caverne où on l'a enfermé: il y en a encore bien d'autres; mais, pour les avoir, il faut que le roi et ses gens entrent dans la caverne, qu'on en bouche l'entrée et qu'on allume du feu devant, comme on a fait pour lui. Le roi s'introduit aussitôt avec ses gens dans la caverne, après avoir dit à Toria de fermer l'entrée et d'allumer le feu. Toria ne se fait pas prier, et le roi et sa suite périssent étouffés.
Le dénouement ordinaire se trouve dans le Cambodge, avec quelques altérations. Nous donnerons le conte cambodgien en entier, le commencement, bien qu'il ne ressemble pas aux contes que nous avons cités, étant nécessaire pour l'intelligence du reste. Voici ce conte (E. Aymonier, p. 8): «Un jeune homme aurait bien voulu manger un porc que sa mère élevait pour le vendre. Un jour, il prétend que les esprits célestes lui ont indiqué la place d'un trésor. Muni d'un panier, il se fait suivre par sa mère au fond de la forêt. Tout à coup il s'élance, applique son panier contre le sol, puis il recommande à sa mère d'appuyer ferme pendant qu'il va chercher une pelle et une pioche pour déterrer le trésor. Il court alors à la maison, tue le cochon et invite amis et voisins à faire ripaille. Sa mère, après l'avoir attendu longtemps, mourant de faim et à bout de forces, lâche le panier et regarde dedans. Furieuse de n'y rien trouver, elle retourne à la maison, se doutant du mauvais tour que lui a joué son fils, et elle arrive au milieu du festin. Alors, outrée de colère, elle charge son frère d'enfermer le jeune homme dans un sac et d'aller le jeter à la rivière. Quand il est sur le bord de l'eau, le menteur demande que par pitié on lui donne son traité sur l'art de mentir qu'il a laissé à la maison sur une poutre: au moins ce traité l'aidera à gagner sa vie là-bas dans le monde des trépassés. L'oncle consent à aller chercher le livre. Pendant qu'il est absent, par hasard passe un lépreux; le menteur l'aperçoit et feint de se parler à lui-même: Il y a longtemps qu'il est entré en retraite dans ce sac pour se guérir de la lèpre; il croit être guéri, mais il voudrait bien s'en assurer. Le lépreux dresse l'oreille et ouvre le sac sur l'invitation de l'autre, qui sort en disant: «Je suis bien guéri, ma foi!» Le lépreux demande à le remplacer dans le sac, et le menteur l'y enferme en lui recommandant, s'il veut une guérison prompte et radicale, de ne pas répondre aux questions, dût-il être insulté et même frappé. A peine le menteur s'est-il esquivé que l'oncle revient, furieux de sa course inutile. Il tombe à grands coups de bâton sur le lépreux, qui s'efforce de tout supporter sans mot dire. Après l'avoir bien frappé, l'oncle jette le sac à l'eau.—Echappé de là, le menteur rencontre sur le bord de la rivière un autre garçon, habile comme lui à tromper. Ce dernier, après avoir plongé, revient à la surface de l'eau, montrant de la menue monnaie, faible partie, dit-il, de son gain au jeu effréné que l'on joue là-bas. Le menteur se déshabille, plonge à son tour et donne de la tête contre une souche. S'apercevant alors que l'autre jeune homme s'est moqué de lui, il revient en songeant au moyen de lui rendre la pareille. «En effet,» lui dit-il, «on joue là un jeu d'enfer. J'ai beaucoup gagné, mais on me renvoie à toi pour le paiement. Comme je me suis obstiné à exiger mon gain, j'ai reçu une rude taloche, avec injonction de me faire payer ici.» L'autre voit qu'il s'est adressé à plus fort que lui. Il donne moitié de ses sapèques, et les deux menteurs se lient d'amitié.»
Dans la Zeitschrift für romanische Philologie (t. II, p. 350), M. Kœhler nous apprend qu'un conte présentant une fin de ce genre a été recueilli à Madagascar et publié par M. W.-H.-I. Bleek dans le Cape Monthly Magazine (déc. 1871, p. 334). Il s'agit dans ce conte malgache des exploits de deux fripons, Ikotofetsy et Mahaka. Ikotofetsy est pris au moment où il commet un vol dans un village. On le coud dans une natte pour le jeter à l'eau. Pendant qu'il est laissé sans gardien, vient à passer une femme. Il fait si bien qu'il la décide à le délivrer; puis il la met à sa place et s'enfuit. La femme est jetée à l'eau, et quelques jours après, Ikotofetsy reparaît dans le village, portant une quantité de bijoux qu'il a volés, et il dit aux gens qu'il les a trouvés au fond de l'eau. Alors les villageois lui demandent tous de les jeter à l'eau, ce qu'il s'empresse de faire.
Enfin, on a recueilli aux Antilles, de la bouche d'une mulâtresse, née à Antigoa et nourrice du fils d'un gouverneur de la Jamaïque, une histoire qui présente le même dénouement que les contes de cette famille (Folklore Record, III, p. 53): Ananci[170] étant tombé entre les mains de ses ennemis, ceux-ci le mettent dans un sac pour aller le jeter à la mer. Pendant le trajet, Ananci ne cesse de chanter: «Je suis trop jeune pour épouser la fille du roi.» Comme il fait chaud et qu'Ananci est lourd, les hommes entrent dans une maison pour se rafraîchir, après avoir déposé le sac à la porte. Un berger, qui passe avec son troupeau, entend ce que chante Ananci; il lui demande de le laisser prendre sa place; mais, la chose faite, il a beau chanter: «Je suis assez âgé pour épouser la fille du roi;» on le jette à la mer. Ensuite les hommes rencontrent Ananci conduisant le troupeau du berger, et il leur dit qu'il y a encore dans la mer beaucoup plus de moutons qu'il n'en a pris.
Nous aurions encore à résumer ici un conte kabyle appartenant à cette famille. Mais comme une partie de ce conte doit être particulièrement rapprochée de notre no 20, Richedeau, nous n'en donnerons l'analyse que dans les remarques de ce no 20.
XI
LA BOURSE, LE SIFFLET & LE CHAPEAU
Il était une fois trois frères, le sergent, le caporal et l'appointé[171], qui montaient la garde dans un bois. Un jour que c'était le tour de l'appointé, une vieille femme vint à passer près de lui et lui dit: «L'appointé, veux-tu que je me chauffe à ton feu?—Non, car si mes frères s'éveillaient, ils te tueraient.—Laisse-moi me chauffer, et je te donnerai une petite bourse.—Que veux-tu que je fasse de ta bourse?—Tu sauras, l'appointé, que cette bourse ne se vide jamais: quand on y met la main, on y trouve toujours cinq louis.—Alors, donne-la moi.»
Le lendemain, c'était le caporal qui montait la garde; la même vieille s'approcha de lui. «Caporal, veux-tu que je me chauffe à ton feu?—Non, car si mes frères s'éveillaient, ils te tueraient.—Laisse-moi me chauffer, et je te donnerai un petit sifflet.—Que veux-tu que je fasse de ton sifflet?—Tu sauras, caporal, qu'avec mon sifflet on fait venir en un instant cinquante mille hommes d'infanterie et cinquante mille hommes de cavalerie.—Alors, donne-le moi.»
Le jour suivant, pendant que le sergent montait la garde, il vit aussi venir la vieille. «Sergent, veux-tu que je me chauffe à ton feu?—Non, car si mes frères s'éveillaient, ils te tueraient.—Laisse-moi me chauffer, et je te donnerai un beau petit chapeau.—Que veux-tu que je fasse de ton chapeau?—Tu sauras, sergent, qu'avec mon chapeau on se trouve transporté partout où l'on veut être.—Alors, donne-le moi.»
Un jour, l'appointé jouait aux cartes avec une princesse; celle-ci avait un miroir dans lequel elle voyait le jeu de l'appointé: elle lui gagna sa bourse. Il s'en retourna au bois bien triste, et il sifflait en marchant. La vieille se trouva sur son chemin. «Tu siffles, mon ami,» lui dit-elle; «mais tu n'as pas le cœur joyeux.—En effet,» répondit-il.—«Tu as perdu ta bourse.—Oui.—Eh bien! va dire à ton frère de te prêter son sifflet; avec ce sifflet tu pourras peut-être ravoir ta bourse.»
«Mon frère,» dit l'appointé au caporal, «je crois que si j'avais ton sifflet, je pourrais ravoir ma bourse.—Et si tu perdais aussi mon sifflet?—Ne crains rien.»
L'appointé prit le sifflet et retourna jouer aux cartes avec la princesse. Grâce à son miroir, elle gagna encore la partie, et l'appointé fut obligé de lui donner son sifflet. Il revint au bois en sifflotant. «Tu siffles, mon ami,» lui dit la vieille, «mais tu n'as pas le cœur joyeux.—En effet,» répondit-il.—«Tu as perdu ton sifflet.—Oui.—Eh bien! demande à ton frère de te prêter son chapeau; avec ce chapeau tu pourras peut-être ravoir ta bourse et ton sifflet.»
«Mon frère,» dit l'appointé au sergent, «je crois que si j'avais ton chapeau, je pourrais ravoir ma bourse et mon sifflet.—Et si tu perdais aussi mon chapeau?—Ne crains rien.»
L'appointé s'en retourna jouer aux cartes avec la princesse, et elle lui gagna son chapeau. Il revint bien chagrin et trouva la vieille dans le bois. «Tu siffles, mon ami,» lui dit-elle, «mais tu n'as pas le cœur joyeux.—En effet,» répondit-il.—«Tu as encore perdu ton chapeau.—Oui.—Eh bien! tiens, voici des pommes; tu les vendras un louis pièce: il n'y aura que la princesse qui pourra en acheter.»
L'appointé alla crier ses pommes devant le palais. La princesse envoya sa servante voir ce que c'était. «Ma princesse,» dit la servante, «c'est un homme qui vend des pommes.—Combien les vend-il?—Un louis pièce.—C'est bien cher, mais n'importe.» Elle en acheta cinq, en donna deux à sa servante et mangea les trois autres: aussitôt il leur poussa des cornes, deux à la servante, et trois à la princesse. On fit venir un médecin des plus habiles pour couper les cornes; mais plus il coupait, plus les cornes grandissaient.
La vieille dit à l'appointé: «Tiens, voici deux bouteilles d'eau, l'une pour faire pousser les cornes, et l'autre pour les enlever. Va-t'en trouver la princesse.» L'appointé se rendit au palais et s'annonça comme un grand médecin. Il employa pour la servante l'eau qui faisait tomber les cornes; mais, pour la princesse, il prit l'autre bouteille, et les cornes devinrent encore plus longues. «Ma princesse,» lui dit-il, «vous devez avoir quelque chose sur la conscience.—Rien, en vérité.—Vous voyez pourtant que les cornes de votre servante sont tombées, et que les vôtres grandissent.—Ah! j'ai bien une méchante petite bourse...—Que voulez-vous faire d'une méchante petite bourse, ma princesse? donnez-la moi.—Vous me la rendrez?—Oui, ma princesse, certainement je vous la rendrai.» Elle lui donna la bourse, et il fit tomber une des trois cornes. «Ma princesse, vous devez avoir encore quelque chose sur la conscience.—Rien, en vérité... J'ai bien un méchant petit sifflet...—Que voulez-vous faire d'un méchant petit sifflet, ma princesse? donnez-le moi.—Vous me le rendrez?—Bien certainement.» Il fit tomber la seconde corne, mais il en restait encore une. «Vous devez encore avoir quelque chose sur la conscience.—Plus rien, en vérité... J'ai bien un méchant petit chapeau...—Que voulez-vous faire d'un méchant petit chapeau, ma princesse? donnez-le moi.—Vous me le rendrez?—Oui, oui, je vous le rendrai... Par la vertu de mon petit chapeau, que je sois avec mes frères.»
Aussitôt il disparut, laissant la princesse avec sa dernière corne. Quand je la vis l'autre jour, elle l'avait encore.
REMARQUES
Nous avons recueilli une variante de ce conte, provenant d'Ecurey, hameau situé à deux ou trois kilomètres de Montiers-sur-Saulx. Cette variante est, sur certains points, plus complète. En voici le résumé:
Trois militaires, qui reviennent de la guerre, entrent dans un beau château, au milieu d'une forêt. Ils y trouvent une table bien servie, avec trois couverts; mais ils ne voient personne, sinon des mains, qui les servent. En se promenant dans le jardin, ils rencontrent un chat, qui donne au premier une bourse toujours remplie; au second, une baguette qui fait paraître des soldats, autant qu'on en veut; au troisième, un petit billet, par la vertu duquel on se transporte partout où l'on désire être. Celui qui a la bourse s'en va jouer aux cartes avec une princesse. Celle-ci, qui gagne toujours, exprime son étonnement de voir qu'il a toujours de l'argent. Il lui parle de la bourse. La princesse se lève pendant la nuit, va fouiller dans sa poche, lui prend sa bourse et en fait faire une autre d'apparence semblable, qu'elle met à la place de la bourse merveilleuse. Le militaire se fait prêter la baguette par son camarade; mais il a l'imprudence de la remettre à la princesse qui demande à l'examiner, et il est obligé de s'enfuir. Il revient avec le billet qu'il a emprunté à son autre camarade, et il offre à la princesse de la transporter avec lui en un instant bien loin sur la mer. La princesse accepte, et ils sont transportés dans une île. Voyant un beau pommier, la princesse demande au militaire de lui cueillir des pommes. Pendant qu'il monte sur l'arbre, il laisse tomber son billet; la princesse le ramasse et se souhaite chez elle. Le militaire, resté sur son arbre, mange des pommes, et voilà qu'il lui pousse des cornes, et plus il mange de pommes, plus il lui pousse de cornes. Il descend de l'arbre et s'en va plus loin. Il monte sur un poirier, et à peine a-t-il commencé à manger des poires, qu'il voit une corne tomber, puis une autre; elles finissent par tomber toutes.—Il rencontre une fée qui lui conseille de s'habiller en fruitier et d'aller dans le pays de la princesse crier ses pommes à cinquante, deux cents et trois cents louis la pomme. Le militaire suit ce conseil; la princesse fait acheter par sa servante un panier de pommes; elle en mange, et aussitôt il lui vient des cornes et des cornes. Tous les médecins y perdent leur latin. Le militaire se présente au palais, déguisé en docteur; il est bien reçu. Pendant deux ou trois mois, il donne des tisanes à la princesse, sans qu'il y ait d'amélioration. Enfin il lui dit: «Il faudrait aller vous confesser, et vos cornes s'en iraient.» La princesse répond d'abord qu'elle n'oserait pas traverser le village avec ses cornes; puis elle dit qu'elle ira se confesser au curé, le lendemain, à six heures du matin.—Le lendemain, à six heures, le militaire s'affuble d'un surplis et se met dans le confessionnal. La princesse se confesse. «Vous devez avoir encore quelque chose sur la conscience, car le docteur m'a dit que toutes vos cornes tomberaient si vous disiez tout.—Je n'ai qu'une méchante bourse.—Donnez-la toujours.» La princesse la donne, et le prétendu curé lui fait manger deux poires «pour la remettre». Aussitôt il tombe plusieurs cornes. Le militaire se fait ainsi donner la baguette et le billet, et chaque fois il fait manger deux poires à la princesse. Quand il est rentré en possession des trois objets, il crie: «Par la vertu de mon billet, que je sois transporté avec mes camarades!» Il rend à chacun ce qui lui appartient, et ils se marient tous les trois avec des princesses.
Comparer nos nos 42, les trois Frères, et 71, le Roi et ses Fils, et aussi, pour les objets merveilleux, notre no 59, les trois Charpentiers.
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Par rapport à l'introduction, où il est dit comment les objets merveilleux sont venus aux héros, les contes de cette famille peuvent se diviser en plusieurs groupes.
Le premier est celui auquel se rattache notre premier conte lorrain. Nous citerons d'abord un conte hessois (Grimm, III, p. 202): Trois vieux soldats congédiés montent, l'un après l'autre, la garde dans une forêt qu'ils ont à traverser; ils reçoivent successivement d'un vieux petit homme rouge un manteau qui fait avoir tout ce que l'on souhaite, une bourse qui ne se vide jamais, un cor qui fait venir tous les peuples du monde. (Dans un autre conte allemand, très voisin, de la collection Curtze, p. 34, les objets merveilleux sont un bâton qui procure à boire et à manger, une bourse inépuisable et une trompette au moyen de laquelle on fait venir autant de soldats qu'on en veut.)—Dans un troisième conte allemand (Prœhle, I, no 27), c'est d'une vieille que quatre frères déserteurs reçoivent, comme dans le premier conte lorrain, les objets merveilleux (bourse, trompette, chapeau qui procure tout ce que l'on désire, et manteau qui transporte où l'on veut), et, toujours comme dans notre conte, la vieille demande à celui qui monte la garde de la laisser se chauffer à son feu. Dans un conte italien des Marches (Gubernatis, Zoological Mythology, p. 288), les objets merveilleux (bourse, sifflet qui fait venir toute une armée, et manteau qui rend invisible) sont également donnés par une vieille, une fée, à trois frères.—Un conte écossais (Campbell, no 10) met en scène trois soldats, un sergent, un caporal et un simple soldat, comme notre conte. S'étant attardés en allant rejoindre leur régiment, ils entrent dans une maison déserte, où ils trouvent une table bien servie. (C'est, on le voit, l'introduction de notre variante.) Trois princesses enchantées, qu'ils parviennent plus tard à délivrer, font présent, la première au sergent d'une bourse magique; la seconde au caporal d'une nappe qui se couvre de mets au commandement et transporte où l'on veut; la troisième donne au soldat un sifflet merveilleux.
Dans un conte flamand de Condé-sur-Escaut (Deulin, I, p. 85), une princesse-serpent à tête de femme est délivrée par un petit soldat. Elle vient ensuite trois fois pour l'emmener avec elle; il dort. Elle laisse alors auprès de lui un manteau et une bourse magiques[172].—Il n'y a également qu'un soldat dans un conte roumain de Transylvanie, dont nous résumerons l'introduction dans les remarques de notre no 42, les trois Frères.
Un second groupe comprend un certain nombre de contes. On peut citer d'abord un conte italien recueilli à Rome (Busk, p. 129), dans lequel un vieux bonhomme, très pauvre, laisse en héritage à ses trois fils un vieux chapeau, qui rend invisible, une vieille bourse, où il y a toujours un écu, et un cor qui procure ce que l'on désire, dîner, palais, armée, etc. (Comparer l'introduction presque identique d'un conte sicilien de la collection Pitrè, no 28, où les objets dont héritent les trois frères sont une bourse, un manteau qui rend invisible et un cor qui fait venir des soldats.)—Dans un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 142), où les objets sont absolument les mêmes et ont les mêmes propriétés que ceux du premier conte lorrain, le père qui les lègue à ses trois fils n'est pas représenté comme pauvre (comparer un autre conte tyrolien, ibid., p. 73).
Dans ces divers contes, il n'est pas dit comment les objets merveilleux étaient venus en la possession du père des jeunes gens. Un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, no 5) explique qu'ils lui avaient été donnés par une fée de ses amies.—Dans un conte grec moderne (Hahn, variante du no 9), le père les avait reçus d'un serpent reconnaissant, et son fils, qui les trouve après sa mort, n'en découvre que par hasard les propriétés.
Dans un conte sicilien (Gonzenbach, no 30), un père, très pauvre, lègue à son fils aîné une vieille couverture, au cadet une vieille bourse et au plus jeune un cor. Trois fées, qui voient un jour les jeunes gens faisant la sieste devant leur cabane, sont frappées de leur beauté et se disent qu'elles vont leur faire des dons: la couverture transportera partout où l'on voudra; la bourse fournira l'argent qu'on lui demandera; si l'on souffle dans le cor, la mer se couvrira de vaisseaux.—Ailleurs, dans un autre conte sicilien (Pitrè, no 26), ce sont les objets merveilleux eux-mêmes (bourse, serviette qui se couvre de mets au commandement et violon qui force les gens à danser) que les trois fées donnent, comme dans un songe, à Petru endormi.—Dans un conte irlandais (Kennedy, II, p. 67), un jeune homme, qui a partagé ses petites provisions de voyage avec une pauvre vieille femme, voit en songe une belle dame qui lui donne une bourse magique; une autre fois, il reçoit de la même manière un manteau qui transporte où l'on veut, et, une troisième fois, un cor de chasse qui appelle au service de son possesseur tous les soldats qui l'entendent.
Dans deux contes, un conte allemand (Wolf, p. 16) et un conte sicilien (Gonzenbach, no 31), le héros trouve moyen d'enlever à des brigands les objets merveilleux.
Enfin, dans un conte catalan (Rondallayre, III, p. 58), l'aîné de deux frères trouve sur son chemin une bourse pleine d'argent (il n'est pas dit qu'elle soit merveilleuse). Le cadet rencontre des enfants qui se disputent au sujet d'une chaise qui transporte où l'on veut et d'une trompette qui fait venir autant de soldats qu'on en désire. Le jeune homme leur dit qu'il va faire le partage. Il se fait remettre la trompette, s'assied sur la chaise et se souhaite dans la ville du roi, père de la princesse qui lui dérobera les objets merveilleux. (Nous reviendrons plus bas sur cette forme particulière.)
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Dans plusieurs des contes ci-dessus mentionnés,—conte allemand de la collection Grimm, conte roumain de Transylvanie, conte italien de Rome,—le héros, comme dans les deux contes lorrains, va jouer aux cartes avec une princesse; mais, dans aucun, la princesse ne gagne les objets merveilleux, comme cela a lieu dans notre premier conte; elle les dérobe, comme dans notre variante. Ainsi, dans le conte roumain, Hærstældai, le soldat, se rend chez la fille du roi, qui aime beaucoup à jouer aux cartes et qui ruine tous ceux qui osent jouer avec elle: elle a promis sa main à celui qui la vaincrait au jeu. Quand la princesse voit qu'elle ne peut ruiner Hærstældai (celui-ci a une bourse qui ne se vide jamais), elle le grise et lui prend la bourse merveilleuse. Comme elle ne veut pas la lui rendre, il déclare la guerre au roi, et, au moyen d'un chapeau magique, d'où il sort, quand on le secoue, autant de soldats que l'on veut, il a bientôt à ses ordres une grande armée. A la vue de cette armée, le roi fait rendre la bourse. Hærstældai retourne jouer aux cartes avec la princesse, qui l'enivre encore et lui vole ses deux objets merveilleux.
Dans les contes italiens de Rome et des Marches, le héros, après que sa bourse lui a été volée, se fait prêter successivement par ses deux frères leurs objets merveilleux, comme dans les deux contes lorrains.
Dans le conte allemand, la princesse, après avoir grisé le soldat, substitue à sa bourse inépuisable une autre bourse en apparence semblable, comme dans notre variante.
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Il serait trop long d'examiner les modifications de détail que cette partie du récit (le vol des objets merveilleux) présente dans les autres contes de cette famille dont nous avons étudié l'introduction.
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Quant à la dernière partie, notre variante présente une forme beaucoup mieux conservée que notre premier conte. Dans presque tous les contes de cette famille, c'est aussi après en avoir fait involontairement l'expérience sur lui-même, que le héros reconnaît la vertu des deux sortes de fruits. Nous ne connaissons que le conte tyrolien (Zingerle, II, p. 142), cité plus haut, où il en soit autrement. Là, un ermite, comme la vieille du conte lorrain, donne au héros des pommes qui ont la propriété de faire pousser des cornes, et une pommade qui a celle de les enlever.
Dans plusieurs contes (contes allemands des collections Grimm et Curtze, conte italien de Rome, conte irlandais), au lieu des cornes qui poussent, c'est le nez qui s'allonge démesurément quand on a mangé des pommes ou des figues merveilleuses. Dans le conte italien des Marches, il pousse une queue énorme; dans le conte écossais, une tête de cerf.
Tous les contes mentionnés ci-dessus n'ont pas cette dernière partie. Les contes allemands des collections Prœhle et Wolf, le conte sicilien no 26 de la collection Pitrè se rapprochent sur ce point de notre no 42, les trois Frères. Le conte sicilien no 30 de la collection Gonzenbach passe dans un cycle tout différent.
En revanche, un conte grec moderne (Hahn, no 44) n'a de commun avec nos contes lorrains que la dernière partie. Le héros, au moyen de figues qui font pousser des cornes, réussit à se faire épouser par une princesse.—Comparer un épisode d'un conte esthonien (Kreutzwald, no 23), où des pommes qui font allonger le nez et des noix qui le raccourcissent sont, pour le héros, l'occasion de gagner beaucoup d'argent.
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Au siècle dernier, on imprimait un conte de ce genre dans les Aventures d'Abdallah, fils d'Hanif, ouvrage soi-disant traduit de l'arabe d'après un manuscrit envoyé de Batavia par un M. Sandisson, mais dont le véritable auteur est l'abbé Bignon (Paris, 1713, 2 vol. in-12). C'est l'histoire du Prince Tangut et de la princesse au pied de nez (t. I, p. 231), mise plus tard en vers par Laharpe[173].
Citons encore le livre de Fortunatus, publié à Augsbourg en 1530. Fortunatus, égaré dans un bois, a reçu de dame Fortuna une bourse qui ne se vide jamais, et il a enlevé par ruse au sultan d'Alexandrie un chapeau qui transporte où l'on veut. En mourant, il laisse à ses deux fils, Ampedo et Andalosia, ces objets merveilleux. Andalosia se met à voyager avec la bourse, et se la laisse dérober par Agrippine, fille du roi d'Angleterre, dont il s'est épris. Il retourne dans son pays, prend à son frère le chapeau, et, s'étant introduit dans le palais du roi d'Angleterre, il enlève la princesse et la transporte par le moyen du chapeau dans une solitude d'Hibernie. Là se trouvent des arbres chargés de belles pommes. La princesse en désirant manger, Andalosia lui remet les objets merveilleux et grimpe sur l'arbre. Cependant Agrippine dit en soupirant: «Ah! si j'étais seulement dans mon palais!» Et aussitôt, par la vertu du chapeau, elle s'y trouve. Andalosia, bien désolé, erre dans ce désert, et, pressé par la faim, il mange deux des pommes qu'il a cueillies: aussitôt il lui pousse deux cornes. Un ermite entend ses plaintes, et lui indique d'autres pommes qui le débarrassent de ses cornes. Andalosia prend des deux sortes de fruits. Arrivé à Londres, il vend des premières pommes à la princesse et se présente ensuite comme médecin pour lui enlever les cornes qui lui ont poussé. Il trouve l'occasion de reprendre ses objets merveilleux; puis il transporte la princesse dans un couvent, où il la laisse.
La littérature du moyen âge nous offre un récit analogue. Dans les Gesta Romanorum (ch. CV de la traduction du XVIe siècle intitulée le Violier des histoires romaines), on voit un prince, nommé Jonathas, qui a reçu en legs du roi son père trois précieux joyaux: «un anneau d'or, un fermail ou monile, semblablement un drap précieux.» «L'anneau avait telle grâce que qui en son doigt le portait, il était de tous aimé, si qu'il obtenait tout ce qu'il demandait. Le fermail faisait à celui qui le portait sur son estomac obtenir tout ce que son cœur pouvait souhaiter. Et le drap précieux était de telle et semblable complection, qui rendait celui qui dessus se séait au lieu où il voulait être tout soudainement.» Jonathas, qui est tombé dans les pièges d'une «jeune pucelle moult belle», se laisse successivement dérober par elle ses trois objets merveilleux, et finalement il se trouve seul, abandonné dans un désert, où il s'était fait transporter ainsi que la traîtresse. Comme il a faim, il mange du fruit d'un arbre qu'il rencontre sur son chemin, «et fut ledit Jonathas fait, par la commenstion dudit fruit, adoncques ladre.» Plus loin, il mange du fruit d'un autre arbre, et sa lèpre disparaît. Il arrive dans un pays où il guérit un lépreux et acquiert la réputation de grand médecin. De retour dans sa ville natale, il est appelé auprès de «son amoureuse» malade, qui ne le reconnaît pas. Il lui dit: «Ma très chière dame, si vous voulez que je vous donne santé, il faut premièrement que vous vous confessiez de tous les péchés qu'avez commis, et que vous rendiez tout de l'autrui, s'il est ainsi que aucune chose vous en ayez; tout autrement jamais ne serez guérie.»[174] Elle raconte alors comment elle a volé Jonathas, et dit au prétendu médecin où sont les trois joyaux. Quand Jonathas est rentré en possession de son bien, il donne à la fille du fruit qui rend lépreux et s'en retourne chez lui.
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En Orient, nous rencontrons d'abord un conte hindoustani, que M. Garcin de Tassy a traduit sur un manuscrit de la Bibliothèque nationale et publié dans la Revue orientale et américaine (année 1865, p. 149): Un roi, à qui vient l'idée de voyager, confie son royaume à son premier ministre: si, dans un an, il n'est pas revenu, celui-ci doit remettre le gouvernement au second ministre et aller à la recherche de son maître. Le roi, s'étant mis en route, rencontre bientôt quatre voleurs qui, après s'être emparés de quatre objets de grand prix, se disputent pour savoir à qui d'entre eux chacun de ces objets doit appartenir. Le premier de ces objets est une épée qui a la propriété de trancher la tête à un ou plusieurs ennemis, à une grande distance; le second, une tasse de porcelaine de Chine, qui se remplit, au commandement, des mets les plus exquis; le troisième, un tapis qui fournit tout l'argent qu'on peut souhaiter; enfin le quatrième, un trône qui vous transporte partout où vous désirez aller. Le roi, pris pour arbitre, conçoit le dessein d'enlever ces objets aux voleurs. Il les engage à plonger dans un étang voisin, en leur disant que l'objet le plus précieux appartiendra à celui d'entre eux qui restera le plus longtemps sous l'eau. Ils acceptent la proposition. Mais à peine ont-ils la tête dans l'eau que le roi prend l'épée, la tasse et le tapis, monte sur le trône et se souhaite dans une ville lointaine, où il est aussitôt transporté[175]. Là, il s'éprend d'une célèbre courtisane et lui prodigue l'or fourni par le tapis magique. La courtisane, étonnée de cette prodigalité, ordonne à une suivante d'épier le prince et apprend ainsi le secret du tapis. Elle fait si bien que le prince lui apporte ses objets merveilleux. Alors elle le presse d'aller voir le roi du pays pour faire avec lui une partie de chasse. Dès qu'il est parti, elle place les quatre objets en lieu sûr, puis elle met le feu à sa maison. Le prince aperçoit de loin la flamme et accourt. Il trouve la courtisane les cheveux épars et se roulant par terre. Il la console et lui demande ce que sont devenus les objets merveilleux. Elle répond qu'elle l'ignore. Bientôt le prince a dépensé tout ce qui lui restait d'argent, et la courtisane le fait mettre à la porte. Il est tellement fasciné qu'il ne peut quitter le seuil de la maison de cette femme.—Cependant, une année s'étant écoulée, le grand vizir se met en route. Il arrive auprès d'un puits dont l'eau noire bouillonne avec bruit: un chacal s'étant approché pour boire, quelques gouttes de l'eau tombent sur sa tête, et il est métamorphosé en singe. Le vizir comprend la vertu de cette eau merveilleuse, et en remplit une outre. Il finit par trouver le prince, lui donne de l'or et lui dit d'aller chez la courtisane en l'emmenant, lui vizir, comme son serviteur. Au moment de l'ablution, le vizir jette sur la tête de la courtisane un peu de l'eau merveilleuse, et aussitôt elle est changée en singe. Ses femmes supplient le vizir de lui rendre sa première forme. Il répond qu'il lui faut pour cela une tasse chinoise, une épée, un trône et un tapis. On lui apporte les objets du prince. Alors lui et son maître mettent le tapis, l'épée et la tasse sur le trône, s'y placent eux-mêmes, et, en une heure, ils sont de retour dans leur pays.
Dans ce conte hindoustani, on a pu remarquer comme un trait particulier la métamorphose en animal. Ce trait, nous le retrouvons dans un conte romain de la collection Busk (p. 146): Un jeune homme, qui a mangé le cœur d'un oiseau merveilleux, trouve chaque matin sous sa tête une boîte de sequins[176]. En voyageant, il arrive dans une ville où il demande l'hospitalité dans une maison où habitent une femme et sa fille. La jeune fille, qui est très belle, lui a bientôt fait raconter son histoire et révéler le secret de sa richesse. Elle lui donne alors, au souper, du vin où elle a mis de l'émétique, et, quand il a rejeté le cœur de l'oiseau, elle s'en empare et met le jeune homme à la porte. Des fées, prenant pitié de son chagrin, lui donnent successivement divers objets merveilleux, qu'il se laisse dérober par la jeune fille. En dernier lieu, celle-ci l'abandonne sur le haut d'une montagne où un anneau magique, qu'elle lui vole encore, les a transportés tous les deux. Le jeune homme, mourant de faim, mange d'une sorte de salade qui croît sur cette montagne. Aussitôt il est changé en âne. Au pied de la montagne, il trouve une autre herbe qui lui rend sa forme naturelle. Il prend de l'une et de l'autre herbe et va crier sa «belle salade» sous les fenêtres de la jeune fille. Celle-ci en achète, en mange, et la voilà changée en ânesse. Quand elle a restitué les objets merveilleux, le jeune homme, par le moyen de son autre herbe, lui rend sa première forme.
Ce conte italien, dont on peut rapprocher un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, no 14), un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 91) et des contes allemands (Prœhle, II, no 18; Grimm, no 122), présente de grands rapports avec un conte kalmouk de la collection du Siddhi-Kür, laquelle est, nous l'avons dit, d'origine indienne. Dans ce conte kalmouk (2e récit), deux jeunes gens, un fils de khan et son ami, doivent être livrés en proie à deux grenouilles monstrueuses, sortes de dragons, qui exigent chaque année une victime. Ils surprennent une conversation des deux grenouilles qui, sans le vouloir, leur révèlent la manière de les tuer et leur apprennent que ceux qui les auront mangées cracheront (sic) à volonté de l'or et des pierres précieuses. Ils tuent les deux grenouilles et les mangent[177]. Ensuite ils se mettent en route, et, arrivés au pied d'une montagne, ils se logent chez deux femmes, la mère et la fille, qui vendent de l'eau-de-vie. Ces deux femmes, une fois instruites des dons merveilleux de ces deux étrangers, les enivrent, se fournissent d'or et de pierres précieuses à leurs dépens, puis les mettent à la porte. Plus loin ils rencontrent des enfants qui se disputent un bonnet qui rend invisible. Le fils du khan leur dit que le bonnet appartiendra à celui qui arrivera le plus vite à un certain but, et, pendant qu'ils courent, il s'empare du bonnet. Il se met de la même façon en possession d'une paire de bottes qui transportent où l'on veut et que se disputaient des démons. Après diverses aventures, l'ami du prince, se trouvant près d'un temple, regarde à travers une fente de la porte; il voit un gardien du temple, qui, après avoir déployé une feuille de papier et s'être roulé dessus, est transformé en âne, et qui ensuite, se roulant une seconde fois sur ce papier, reprend sa première forme. Le jeune homme s'introduit dans le temple, emporte le rouleau de papier et se rend chez les marchandes d'eau-de-vie. Il leur dit que, s'il a tant d'or, c'est qu'il s'est roulé sur le papier. Elles lui demandent la permission de le faire aussi, et aussitôt elles sont changées en ânesses. Après trois ans de châtiment, il leur fait reprendre leur forme naturelle.
Enfin un conte arabe moderne, recueilli en Egypte par M. Spitta-Bey (no 9), offre de curieuses ressemblances à la fois avec le conte italien de Rome que nous venons d'analyser et avec les deux contes lorrains et leurs analogues. Comme le conte romain, le conte arabe commence par le thème, ici quelque peu altéré, de l'oiseau merveilleux. Le jeune garçon, après avoir mangé le gésier de l'oiseau, arrive chez une princesse qui a promis sa main à celui qui la vaincrait à la lutte: celui qui ne la vaincra pas aura la tête tranchée. Il se présente comme prétendant. La victoire étant restée indécise, on donne, le soir, au jeune homme un narcotique; puis les médecins l'examinent et retirent de son estomac le gésier de l'oiseau. Le jeune homme, en se réveillant, sent sa force disparue et s'enfuit. Il rencontre trois hommes qui se disputent au sujet du partage de trois objets: tapis qui transporte où l'on se souhaite; écuelle qui se remplit à volonté d'un certain ragoût; meule à bras, d'où tombe de l'argent, quand on la tourne. Il se fait remettre les trois objets et lance une pierre en disant aux hommes que celui qui la rapportera prendra la meule. Aussitôt il se souhaite sur la montagne de Kâf (au bout du monde), puis chez la princesse. Il propose à celle-ci de lutter. Quand ils ont tous les deux les pieds sur le tapis magique, il se fait transporter par le tapis avec la princesse sur la montagne de Kâf. La princesse lui promet, s'il veut la ramener chez son père, de l'épouser et de lui rendre le gésier enchanté. Le jeune homme lui montre ses deux autres objets merveilleux. Alors elle lui propose de faire avec elle une promenade. A peine a-t-il mis les pieds hors du tapis, qu'elle se souhaite chez son père.—Le jeune homme s'en va pleurant. Après avoir marché toute une journée, il voit deux dattiers, l'un à dattes jaunes, l'autre à dattes rouges. Il mange une datte jaune: aussitôt il lui pousse une corne. Il mange une datte rouge: la corne disparaît. Il remplit ses poches des deux sortes de dattes, puis se rend à la ville de la princesse et va crier ses dattes devant le palais. La princesse en fait acheter, en mange seize; il lui pousse huit cornes. Les médecins ne peuvent rien faire. Le roi promet sa fille à celui qui la guérira. Le jeune homme donne une datte rouge à la princesse: une corne tombe; chaque jour, il en fait tomber une. Finalement, il épouse la princesse et rentre ainsi en possession des objets merveilleux.
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En examinant de près les contes que nous avons étudiés, on remarquera qu'il s'y rencontre deux types dont les divers traits se correspondent de la manière la plus symétrique.
Dans le premier type, le héros se laisse dérober par une femme divers objets magiques; il les recouvre ensuite par le moyen de fruits qui font naître une certaine difformité et dont il a fait involontairement l'expérience sur lui-même.—Dans le second type, le cœur d'un oiseau merveilleux, ayant une propriété analogue à celle d'un des objets magiques du premier type, est également dérobé au héros par une femme, et le héros s'en remet en possession par le moyen d'une certaine herbe, qui métamorphose en animal et dont il a appris à ses dépens la vertu.
Ces deux types si voisins se combinent parfois, ainsi qu'on l'a vu; mais, au fond, ils sont distincts, et,—chose importante à constater,—l'un et l'autre existent en Orient. Le conte hindoustani se rattache au premier type, pour sa première partie; au second, pour la dernière. Le conte kalmouk, assez altéré, est tout entier du second type. Enfin, le conte arabe d'Egypte est du premier pour tout le corps du récit, qui pourrait former un conte complet à lui seul; quant à l'introduction, elle est du second type, profondément modifié pour que le gésier de l'oiseau merveilleux,—qui, comme le cœur dans la forme ordinaire, devrait donner de l'or,—ne fasse pas double emploi avec le troisième des objets magiques, la meule d'où tombe de l'argent.
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Dans les remarques de notre no 42, les trois Frères, nous aurons encore divers rapprochements à faire avec des contes orientaux au sujet des objets merveilleux que l'on a vus figurer dans notre conte et dans sa variante.
XII
LE PRINCE & SON CHEVAL
Il était une fois un roi qui avait un fils. Un jour, il lui dit: «Mon fils, je pars en voyage pour une quinzaine. Voici toutes les clefs du château, mais vous n'entrerez pas dans telle chambre.—Non, mon père,» répondit le prince. Dès que son père eut le dos tourné, il courut droit à la chambre et y trouva une belle fontaine d'or; il y trempa le doigt; aussitôt son doigt fut tout doré. Il essaya d'enlever l'or, mais il eut beau frotter, rien n'y fit; il se mit un linge au doigt.
Le soir même, le roi revint. «Eh bien! mon fils, avez-vous été dans la chambre?—Non, mon père.—Qu'avez-vous donc au doigt?—Rien, mon père.—Mon fils, vous avez quelque chose.—C'est que je me suis coupé le doigt en taillant la soupe à nos domestiques.—Montrez-moi votre doigt.» Il fallut bien obéir. «A qui me fierai-je,» dit le roi, «si je ne puis me fier à mon fils?» Puis il lui dit: «Je vais repartir en voyage pour quinze jours. Tenez, voici toutes mes clefs, mais n'entrez pas dans la chambre où je vous ai déjà défendu d'entrer.—Non, mon père; soyez tranquille.»
A peine son père fut-il parti que le prince courut à la fontaine d'or; il y plongea ses habits et sa tête; aussitôt ses habits furent tout dorés et ses cheveux aussi. Puis il entra dans l'écurie, où il y avait deux chevaux, Moreau et Bayard. «Moreau,» dit le prince, «combien fais-tu de lieues d'un pas?—Dix-huit.—Et toi, Bayard?—Moi, je n'en fais que quinze, mais j'ai plus d'esprit que Moreau. Vous ferez bien de me prendre.» Le prince monta sur Bayard et partit en toute hâte.
Le soir même, le roi revint au château. Ne voyant pas son fils, il courut à l'écurie. «Où est Bayard?» dit-il à Moreau.—«Il est parti avec votre fils.» Le roi prit Moreau et se mit à la poursuite du prince.
Au bout de quelque temps, Bayard dit au jeune homme: «Ah! prince, nous sommes perdus! je sens derrière nous le souffle de Moreau. Tenez, voici une éponge; jetez-la derrière vous le plus haut et le plus loin que vous pourrez.» Le prince fit ce que lui disait son cheval, et, à l'endroit où tomba l'éponge, il s'éleva aussitôt une grande forêt. Le roi franchit la forêt avec Moreau. «Ah! prince,» dit Bayard, «nous sommes perdus! je sens derrière nous le souffle de Moreau. Tenez, voici une étrille; jetez-la derrière vous le plus haut et le plus loin que vous pourrez.» Le prince jeta l'étrille, et aussitôt il se trouva une grande rivière entre eux et le roi. Le roi passa la rivière avec Moreau. «Ah! prince,» dit Bayard, «nous sommes perdus! je sens derrière nous le souffle de Moreau. Tenez, voici une pierre; jetez-la derrière vous le plus haut et le plus loin que vous pourrez.» Le prince jeta la pierre, et il se dressa derrière eux une grande montagne de rasoirs. Le roi voulut la franchir, mais Moreau se coupait les pieds; quand ils furent à moitié de la montagne, il leur fallut rebrousser chemin.
Cependant le prince rencontra un jeune garçon, qui venait de quitter son maître et retournait au pays. «Mon ami,» lui dit-il, «veux-tu échanger tes habits contre les miens?—Oh!» répondit le jeune garçon, «vous voulez vous moquer de moi.» Il lui donna pourtant ses habits; le prince les mit; puis il acheta une vessie et s'en couvrit la tête. Ainsi équipé, il se rendit au château du roi du pays, et demanda si l'on avait besoin d'un marmiton: on lui répondit que oui. Comme il gardait toujours la vessie sur sa tête et ne laissait jamais voir ses cheveux, tout le monde au château le nommait le Petit Teigneux.
Or, le roi avait trois filles qu'il voulait marier: chacune des princesses devait désigner celui qu'elle choisirait en lui jetant une pomme d'or. Les seigneurs de la cour vinrent donc à la file se présenter devant elles, et les deux aînées jetèrent leurs pommes d'or, l'une à un bossu, l'autre à un tortu. Le Petit Teigneux s'était glissé au milieu des seigneurs; ce fut à lui que la plus jeune des princesses jeta sa pomme: elle l'avait vu démêler sa chevelure d'or, et elle savait à quoi s'en tenir sur son compte. Le roi fut bien fâché du choix de ses filles: «Un tortu, un bossu, un teigneux,» s'écria-t-il, «voilà de beaux gendres!»
Quelque temps après, il tomba malade. Pour le guérir, il fallait trois pots d'eau de la reine d'Hongrie: le tortu et le bossu se mirent en route pour les aller chercher. Le prince dit à sa femme: «Va demander à ton père si je puis aussi me mettre en campagne.»
«Bonjour, mon cher père.—Bonjour, madame la Teigneuse.—Le Teigneux demande s'il peut se mettre en campagne.—A son aise. Qu'il prenne le cheval à trois jambes, qu'il parte et qu'il ne revienne plus.»
Elle retourna trouver son mari. «Eh bien! qu'est-ce qu'a dit ton père?—Mon ami, il vous dit de prendre le cheval à trois jambes et de partir.» Elle n'ajouta pas que le roi souhaitait de ne pas le voir revenir. Le prince monta donc sur le vieux cheval et se rendit au bois où il avait laissé Bayard. Il trouva auprès de Bayard les trois pots d'eau de la reine d'Hongrie; il les prit et remonta sur le cheval à trois jambes. En passant près d'une auberge, il y aperçut ses deux beaux-frères qui étaient à rire et à boire. «Eh bien!» leur dit-il, «vous n'êtes pas allés chercher l'eau de la reine d'Hongrie?—Oh!» répondirent-ils, «à quoi bon? Est-ce que tu l'aurais trouvée?—Oui.—Veux-tu nous vendre les trois pots?—Vous les aurez, si vous voulez que je vous donne cent coups d'alène dans le derrière.—Bien volontiers.»
Le tortu et le bossu allèrent porter au roi les trois pots d'eau de la reine d'Hongrie. «Vous n'avez pas vu le Teigneux?» leur demanda le roi.—«Non vraiment, sire,» répondirent-ils. «En voilà un beau que votre Teigneux!»
Quelque temps après, il y eut une guerre. Le prince dit à sa femme: «Va demander à ton père si je puis me mettre en campagne.»
«Bonjour, mon cher père.—Bonjour, madame la Teigneuse.—Le Teigneux demande s'il peut se mettre en campagne.—A son aise. Qu'il prenne le cheval à trois jambes, qu'il parte et qu'il ne revienne plus.»
Elle retourna trouver son mari. «Eh bien! qu'est-ce qu'a dit ton père?—Mon ami, il vous dit de prendre le cheval à trois jambes et de partir.» Elle n'ajouta pas que le roi souhaitait de ne pas le voir revenir. Le prince se rendit au bois sur le cheval à trois jambes. Arrivé là, il mit ses habits dorés, monta sur Bayard et s'en fut combattre les ennemis. Il remporta la victoire. Or, c'était contre le roi son père qu'il avait livré bataille.
Le tortu et le bossu, qui avaient regardé de loin le combat, retournèrent auprès du roi et lui dirent: «Ah! sire, si vous aviez vu le vaillant homme qui a gagné la bataille!—Hélas!» dit le roi, «si j'avais encore ma plus jeune fille, je la lui donnerais bien volontiers!... Mais avez-vous vu le Teigneux?—Non vraiment, sire,» répondirent-ils. «En voilà un beau que votre Teigneux!»
Survint une nouvelle guerre. Le prince envoya sa femme demander pour lui au roi la permission de se mettre en campagne. Puis, s'étant rendu au bois sur le cheval à trois jambes, il mit ses habits dorés, monta sur Bayard, et partit pour la guerre, encore plus beau que la première fois. Il gagna la bataille, et le tortu et le bossu, qui regardaient de loin, disaient: «Ah! le bel homme! le vaillant homme!—Ah! sire,» dirent-ils au roi, «si vous aviez vu le vaillant homme qui a gagné la bataille!—Hélas!» dit le roi, «que n'ai-je encore ma plus jeune fille! je la lui donnerais bien volontiers... Mais avez-vous vu le Teigneux?—Non vraiment, sire. En voilà un beau que votre Teigneux!»
Il fallait encore deux pots d'eau de la reine d'Hongrie pour achever la guérison du roi. Le prince fit demander au roi la permission de se mettre en campagne, et s'en alla au bois sur le cheval à trois jambes. Il trouva les deux pots près de Bayard; il les prit, puis il repartit. En passant devant une auberge, il y vit ses deux beaux-frères qui étaient à rire et à boire. «Eh bien!» leur dit-il, «vous n'allez pas chercher l'eau de la reine d'Hongrie?—Non,» répondirent-ils; «à quoi bon? En aurais-tu par hasard?—Oui, j'en rapporte deux pots.—Veux-tu nous les vendre?—Je veux bien vous les céder, si vous me donnez vos pommes d'or.—Qu'à cela ne tienne! les voilà.»
Le prince prit les pommes d'or, et ses beaux-frères allèrent porter au roi l'eau de la reine d'Hongrie. «Avez-vous vu le Teigneux?» leur demanda le roi.—«Non vraiment, sire,» répondirent-ils. «En voilà un beau que votre Teigneux!»
Bientôt après, le roi eut de nouveau à soutenir une guerre. Le prince se rendit au bois, comme les fois précédentes, sur le cheval à trois jambes. Arrivé là, il mit ses habits dorés, avec lesquels il avait encore meilleur air qu'auparavant, monta sur Bayard et partit. Il gagna encore la bataille. Comme il s'en retournait au galop, le roi, qui cette fois assistait au combat, lui cassa sa lance dans la cuisse afin de pouvoir le reconnaître plus tard.
De retour dans le bois, Bayard dit à son maître: «Prince, je suis prince aussi bien que vous: je devais rendre cinq services à un prince. Voulez-vous partir avec moi? Mais maintenant où est mon royaume, où est tout ce que je possédais?» Le prince le laissa partir seul, et revint au château sur le cheval à trois jambes.
Le roi fit publier partout que celui qui avait gagné la bataille recevrait une grande récompense. Beaucoup de gens se présentèrent au château après s'être cassé une lance dans la cuisse; mais on n'avait pas de peine à reconnaître que ce n'était pas la lance du roi.
Cependant le prince était arrivé chez lui, et sa femme avait envoyé chercher un médecin pour retirer la lance. Le roi vit entrer le médecin; comme celui-ci restait longtemps, il entra lui-même et reconnut sa lance; il ne savait comment expliquer la chose. Le prince lui dit: «C'est moi qui ai tout fait. La première fois, j'ai trouvé les trois pots d'eau de la reine d'Hongrie près de mon cheval; je les ai cédés à mes beaux-frères moyennant cent coups d'alène que je leur ai donnés dans le derrière. La seconde fois, ils m'ont donné leurs pommes d'or pour avoir les deux autres pots.»
Le roi fit alors venir le tortu et le bossu: «Eh bien!» leur dit-il, «où sont vos pommes d'or?—Nous ne les avons plus.» On leur donna à chacun un coup de pied et on les mit à la porte. On fit la paix avec le père du prince, et tout le monde fut heureux.
REMARQUES
C'est principalement par leur introduction que diffèrent entre eux les contes de cette famille. On peut, sous ce rapport, les classer en plusieurs groupes. Nous examinerons d'abord les contes dont l'introduction se rapproche le plus de celle du nôtre.
Dans un conte du Tyrol italien (Schneller, no 20), un prince, chassé de son royaume, entre au service d'un certain homme. Son maître lui commande de donner de la viande à une jument, du foin à un ours; puis il part en voyage, après avoir défendu au jeune homme d'ouvrir une certaine porte. Le prince, tout au rebours de ses instructions, donne le foin à la jument et la viande à l'ours. Il ouvre la porte de la chambre interdite; il y voit un petit lac, il s'y baigne. Quand il sort, la jument lui dit que ses cheveux sont devenus d'or. Le prince effrayé ne sait que faire. La jument lui dit de prendre un peigne, des ciseaux et un miroir et de s'enfuir avec elle. Quand le maître les poursuit, le peigne, jeté derrière les fugitifs, devient une haute haie; les ciseaux, une épaisse forêt remplie d'épines; le miroir, un grand lac. Le prince couvre ses cheveux d'un bonnet et entre au service d'un roi. (Suit une seconde partie analogue à celle de notre conte.)
Plusieurs contes de cette famille, recueillis dans le Holstein, en Norwège, en Laponie, en Lithuanie, dans le pays basque, en Roumanie, font également entrer le héros au service d'un personnage mystérieux (un diable, dans le conte basque, un géant, dans le conte lapon), ou de trois fées (dans le conte roumain).—Le conte norwégien (Asbjœrnsen, t. I, p. 86), le conte lapon (no 6 des contes lapons, publiés en 1870 dans la revue Germania) et le conte roumain (Roumanian Fairy Tales, p. 27) ont le détail de la chambre défendue. Le héros du conte norwégien plonge le doigt dans un grand chaudron de cuivre qui bout tout seul, et son doigt devient tout doré; il l'enveloppe d'un linge, comme le héros du conte lorrain. Plus tard, le cheval qu'il trouve dans une des chambres où il ne doit point pénétrer, et auquel il donne à manger, lui dit de se baigner dans le chaudron, et il en sort bien plus beau et plus fort qu'auparavant. (Il n'est point parlé de cheveux dorés.)—Dans le conte lapon, le géant défend à son valet d'aller dans l'écurie; le jeune homme y va, et il y trouve un cheval qui lui donne des conseils.—Dans le conte roumain, la chambre défendue contient un bassin où, tous les cent ans, coule une eau qui rend tout d'or les cheveux du premier qui s'y baigne. Sur le conseil de son cheval ailé, don d'un ermite son père adoptif, le jeune homme se baigne dans le bassin, prend dans une armoire un paquet de vêtements et s'enfuit à toute bride.—Dans le conte lithuanien (Leskien, no 9) et dans le conte basque (Webster, p. 111), il n'y a point de chambre défendue: c'est pendant que le jeune homme est dans l'écurie que le cheval l'engage à s'enfuir avec lui. Dans le conte lithuanien, le cheval lui dit de s'oindre auparavant les cheveux d'un certain onguent, et les cheveux du jeune homme deviennent de diamant. Dans le conte basque, le cheval les lui fait devenir tout brillants.—Dans le conte du Holstein (Müllenhoff, p. 420), ce détail manque.
Tous ces contes, excepté le conte roumain, ont l'épisode de la poursuite et des objets jetés (le conte basque est altéré sur ce dernier point). Dans le conte lapon, par exemple, un morceau de soufre devient une grande eau; une pierre à fusil, une montagne; un peigne, une forêt impraticable[178].
Dans un conte grec d'Epire (Hahn, no 45), cette forme d'introduction est un peu modifiée: Un prince, fuyant la maison paternelle, entre dans un château où il est accueilli par un drakos (sorte d'ogre), qui le traite comme son fils. Ici, outre la chambre défendue, nous retrouvons le curieux épisode des deux animaux, que nous avons rencontré dans le conte du Tyrol italien. En pénétrant dans la chambre, le prince y voit un cheval d'or et un chien d'or: devant le cheval, il y a des os; devant le chien, du foin. Il donne le foin au cheval et les os au chien. Les deux animaux l'assurent de leur reconnaissance[179]. (Vient ensuite la fuite du héros sur le cheval et la poursuite, arrêtée par les trois objets que le héros a emportés, d'après le conseil du cheval. Le reste du conte se rapporte à un autre thème.)
Un autre groupe de contes de cette famille ne diffère de ce premier groupe, pour l'introduction, que par un seul trait: le héros a été promis, avant sa naissance, par son père à un magicien qui l'emporte dans son château. Dans plusieurs de ces contes,—conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 198), conte autrichien (Vernaleken, no 8), contes petits-russiens (Leskien, p. 538, 541), conte portugais du Brésil (no 38),—le père a pris envers le magicien un engagement dont il ne comprend qu'ensuite la portée. Dans les autres,—conte tchèque (Leskien, p. 539), conte italien de Sora (Jahrbuch für romanische und englische Literatur, VIII, p. 253), conte italien des Abruzzes (Finamore, no 17), conte grec moderne d'Epire (Hahn, II, p. 197), conte albanais déjà mentionné (G. Meyer, no 5),—le jeune homme a été promis au magicien, en connaissance de cause, par son père qui, à ce moment, était sans enfants et qui désirait en avoir. Ainsi, dans le conte tchèque, un roi sans enfants promet à un chevalier noir que, si sa femme met au monde des jumeaux avec une étoile d'or et une étoile d'argent sur le front, il lui en donnera un. Dans le conte de Sora, un homme sans enfants rencontre un magicien qui lui dit qu'il aura un fils, à condition qu'il lui amène l'enfant à cette même place, quand l'enfant aura un an et trois mois.
Un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, III, no 9), appartient à ce groupe, mais il a ceci de particulier que l'homme (le diable, en réalité) qui doit venir prendre l'enfant quand celui-ci aura tel âge, a été son parrain.
Nous avons dit que, dans ce second groupe, nous retrouvons les mêmes éléments d'introduction que dans le premier groupe, étudié tout à l'heure: chambre défendue, cheval qui donne des conseils au héros, chevelure devenue d'or, poursuite avec objets jetés. L'un des deux contes petits-russiens (Leskien, p. 541) donne à l'un de ces épisodes une forme assez curieuse. Le héros entre dans une maison où il lui a été défendu d'aller: là est un cheval à crinière de cuivre, attaché à un pilier de cuivre et enfoncé jusqu'aux genoux dans du cuivre. Ce cheval dit au jeune homme de mettre les pieds là où étaient ses pieds, à lui cheval. Le jeune homme l'ayant fait, ses pieds deviennent de cuivre, et il se sent aussitôt une telle force que, d'un coup de poing, il renverse la muraille qui sépare le cheval de cuivre d'un cheval d'argent et celle qui sépare ce dernier d'un cheval d'or. Chez le cheval d'argent, les mains du jeune homme deviennent d'argent; chez le cheval d'or, sa tête devient toute dorée. Il s'enfuit sur le cheval d'or. Les trois chevaux lui disent de se faire un bonnet, des gants et des souliers avec des lanières, pour cacher ses cheveux, ses mains et ses pieds, et de se présenter chez le roi, en répondant à toutes les questions: «Je ne sais pas»[180].
Aux deux groupes de contes indiqués ci-dessus nous pouvons rattacher un conte du Tyrol allemand (Zingerle, no 32) et un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, no 11). Dans le premier, le héros est au service d'une vieille qui lui ordonne d'entretenir le feu sous un certain chaudron, sans jamais regarder dedans, non plus que dans un certain coffret. Au bout de deux ou trois ans, il cède à la curiosité; il soulève le couvercle du chaudron, et, n'y voyant rien, il plonge le doigt dedans: aussitôt son doigt devient doré; il se le bande. La vieille, furieuse, le met à la porte en lui lançant le chaudron: les cheveux du jeune homme en deviennent tout dorés; il se les couvre d'une écorce. Un petit livre magique, trouvé dans le coffret, lui procure plus tard, dans l'épisode de la guerre, un bon cheval, une bonne épée et de riches habits.—Dans l'autre conte, le vieillard que sert le héros est bienveillant, ce qui modifie complètement l'introduction.
En dehors des contes de ce type, beaucoup de contes tout différents renferment l'épisode de la poursuite et des objets magiques. On peut mentionner un conte allemand (Grimm, no 79), un conte hongrois (Erdelyi-Stier, no 4), un conte roumain de Transylvanie (revue l'Ausland, année 1856, p. 2121), un conte allemand du même pays (Haltrich, no 37), un conte des Tsiganes de la Bukovine (Mémoires de l'Académie de Vienne, t. 23, 1874, p. 327), un conte grec moderne (Hahn, no 1), un conte italien de Rome (Busk, p. 8), un conte sicilien (Gonzenbach, no 64), un conte catalan (Rondallayre, I, p. 46), un conte irlandais (Kennedy, II, p. 61), un conte islandais (Arnason, p. 521), un conte finnois (Gœttingische Gelehrte Anzeigen, 1862, p. 1228), un conte russe (Gubernatis, Zoological Mythology, II, p. 60), etc.
Divers contes, toujours de la même famille que le nôtre, et qui ont été recueillis en Allemagne, dans la région du Mein (Grimm, no 136), en Danemark (Grundtvig, I, p. 228), dans le Tyrol allemand (Zingerle, I, no 28), dans la Flandre française (Deulin, II, p. 151), dans le pays basque (Webster, p. 22), ont une introduction toute particulière. Voici, par exemple, celle du conte danois: Un roi a pris un «homme des bois» et l'a fait enfermer dans une cage. En partant pour la guerre, il confie la clef de la cage à la reine, en faisant serment que quiconque laisserait l'homme des bois s'échapper le paierait de la vie. Un jour, en jouant, le fils du roi, âgé de sept ans, envoie sa boule d'or dans la cage. L'homme des bois lui dit qu'il ne la lui rendra que si l'enfant vient lui-même la chercher, et il lui enseigne le moyen de dérober la clef de la cage à la reine. La porte ouverte, l'homme des bois disparaît en donnant au prince un sifflet: si jamais le prince est en danger, il n'aura qu'à siffler, et l'homme des bois accourra à son secours. Le roi étant de retour, le prince se dénonce lui-même, et le roi le fait conduire dans un endroit sauvage, où il devra sûrement périr. Le prince appelle l'homme des bois, qui le conduit dans son château où il l'instruit dans tous les exercices du corps. Au bout de sept ans, il lui dit de plonger sa tête dans une certaine fontaine, et les cheveux du jeune homme deviennent d'or. L'homme des bois l'envoie alors chercher fortune dans le monde. Le prince entre au service d'un roi comme garçon jardinier; selon la recommandation de l'homme des bois, il couvre ses cheveux d'or d'un bonnet et se fait passer pour teigneux[181].—Dans le conte allemand, c'est par inadvertance que le jeune garçon laisse ses longs cheveux plonger dans une fontaine d'or que l'«homme sauvage» lui a ordonné de garder. (Comparer le conte flamand.)—Dans le conte tyrolien et dans le conte basque, il n'y a ni fontaine d'or ni cheveux dorés[182].
Enfin, dans un dernier groupe, nous rangerons quatre contes: un conte grec moderne d'Epire (Hahn, no 6), un conte allemand (Wolf, p. 276), un conte hongrois (Gaal-Stier, no 8) et un conte russe (Naakè, p. 117). L'introduction du conte grec étant la plus complète, nous en donnerons le résumé: Une reine sans enfants reçoit d'un juif une pomme qui doit la rendre mère; elle mange la pomme et jette les pelures dans l'écurie, où une jument les mange. Au bout d'un temps, la reine a un fils et la jument un poulain. Le roi étant parti pour la guerre, le juif gagne l'amour de la reine, et obtient d'elle qu'elle cherche à empoisonner le petit prince; mais le poulain met celui-ci en garde. Quand le roi est de retour, la reine, sur le conseil du juif, fait la malade, et, comme les médecins ne peuvent la guérir, le juif se présente et dit qu'il faut mettre sur le corps de la reine les entrailles d'un poulain (dans une variante, il demande le foie du prince). Le prince obtient de son père qu'avant de tuer son fidèle poulain, on lui donne, à lui, la permission de le monter encore une fois et de faire trois fois le tour du château, et il s'enfuit sur le poulain.—Dans le conte russe, entre cette introduction et les aventures du héros chez le roi au service duquel il est entré comme jardinier, se trouvent intercalés les épisodes de la chambre défendue et de la poursuite.
***
Nous avons dit que les contes de cette famille diffèrent entre eux surtout par leur introduction. Dans le corps du récit, nous retrouvons partout à peu près les mêmes éléments: le héros déguisé, au service d'un roi; l'amour de la princesse pour lui, après qu'elle s'est aperçue qu'il n'était pas ce qu'il voulait paraître; enfin les exploits du jeune homme, qui amènent la découverte de ce qu'il est véritablement.
Pour ne pas nous étendre démesurément, nous n'examinerons guère que certains des contes où, comme dans le nôtre, le roi au service duquel est le héros, a trois filles. Dans un conte grec moderne d'Epire (Hahn, no 6), le prince s'engage chez un roi comme jardinier. Un matin que tout le monde dort encore, il brûle un crin qu'il a arraché de la queue de son cheval, avant de se séparer de lui; aussitôt le cheval apparaît, et le prince caracole tout resplendissant à travers les jardins du roi. La plus jeune des trois filles du roi le voit de sa fenêtre. Quelque temps après, le roi ordonne à tous les hommes de son royaume de défiler sous les fenêtres du château, afin que chaque princesse se choisisse un mari en jetant à celui qu'elle préfère une pomme d'or. Les deux aînées jettent leur pomme d'or à des seigneurs (le tortu et le bossu du conte lorrain sont une altération du thème primitif); la plus jeune jette la sienne au jardinier. Dans la suite, le roi devient aveugle, et, pour le guérir, les médecins déclarent qu'il n'y a que l'eau de la vie. Les maris de ses deux filles aînées s'offrent à aller chercher de cette eau. La plus jeune princesse va demander à son père pour son mari la permission d'y aller aussi. Le jeune homme prend dans l'écurie un cheval boiteux et se met en route avec ses beaux-frères: ceux-ci le laissent embourbé dans le premier marais qu'ils trouvent. Aussitôt qu'il les a perdus de vue, le prince brûle un crin de son fidèle cheval et s'en va, splendidement équipé, à la source de l'eau de la vie. Il remplit de cette eau une bouteille, et, en revenant, rencontre ses beaux-frères qui, naturellement, ne le reconnaissent pas. Il leur offre de leur céder la bouteille d'eau s'ils consentent à se laisser marquer au derrière du sabot de son cheval. Ils y consentent; mais il leur donne de l'eau ordinaire, de sorte que le roi a beau s'en baigner les yeux: il reste aveugle. Alors la plus jeune princesse dit au roi que son mari a, lui aussi, rapporté de l'eau de la vie. Le roi la repousse d'abord, enfin il veut bien faire l'essai et il recouvre la vue. Le prince fait alors connaître ce qu'il est et révèle le signe de servitude dont ses beaux-frères ont été marqués par lui. Le roi les chasse et fait du prince son héritier.
On voit quels traits frappants de ressemblance ce conte épirote présente avec le nôtre. Une variante, également d'Epire, s'en rapproche encore davantage sur un point: après l'expédition à la recherche de ce qui doit guérir le roi, se trouve l'épisode de la guerre, dans laquelle le héros défait les ennemis du roi. Après la bataille, le roi bande une blessure du jeune homme avec un mouchoir que la plus jeune princesse a brodé. C'est ce mouchoir qui ensuite fait reconnaître à celle-ci le vainqueur.—Le conte roumain ressemble, pour ainsi dire, sur tous les points au premier conte épirote, mais il est plus complet en ce qu'il a l'épisode de la bataille et de la blessure bandée par le roi. Au lieu de l'eau de la vie qu'il faut aller chercher pour rendre la vue au roi, c'est ici du lait de chèvres rouges sauvages. Le héros ne consent à en donner à ses beaux-frères, qui ne le reconnaissent pas, qu'à condition de les marquer dans le dos d'un signe de servitude.
Dans le conte du Tyrol italien no 20 de la collection Schneller, la plus jeune des trois princesses jette sa boule d'or (dans une variante, sa pomme d'or) au prétendu teigneux, comme dans le conte lorrain, le conte grec et le conte roumain. Le roi étant tombé malade, les médecins déclarent qu'il ne peut être guéri que par du sang de dragon (dans la variante, par du lait de tigresse). Le héros, qui s'en est procuré, cède sa fiole à ses beaux-frères en échange de leurs boules d'or, comme dans le conte lorrain.—Même chose, à peu près, dans le conte basque (p. 111 de la collection Webster): le jeune homme demande à ses beaux-frères, en échange de l'eau qui rend la vue et rajeunit, les pommes d'or que les princesses, leurs femmes, leur ont données avant leur départ (il y a, comme on voit, sur ce dernier point, une altération). Dans ce même conte basque se trouve aussi l'épisode de la bataille gagnée.
Dans le conte danois de la collection Grundtvig, où cet épisode figure aussi, l'épisode des beaux-frères a une forme différente: les deux seigneurs, fiancés des aînées des trois princesses, vont à la chasse; comme ils n'ont rien tué, le prétendu teigneux leur cède son gibier, la première fois, pour leurs pommes d'or; le jour d'après, pour une lanière qu'il taille dans leur peau. (Comparer deux contes portugais du Brésil, nos 8 et 38 de la collection Roméro.)—Dans le conte hongrois no 8 de la collection Gaal-Stier, le héros cède successivement à ses beaux-frères, qui vont à la chasse et dont il n'est pas reconnu, trois animaux merveilleux: la première fois, il se fait donner leurs alliances; la seconde, il leur imprime un sceau sur le front; la troisième, il les marque au dos. Ce conte renferme aussi l'épisode de la guerre. (Comparer un passage du conte sicilien no 61 de la collection Gonzenbach, dont toute la première partie se rapporte au thème de notre no 1, Jean de l'Ours: Peppe donne à ses frères les oiseaux qu'il a tués, à la condition qu'il leur imprimera sur l'épaule une tache noire.)
Parmi tous les contes de cette famille, celui qui peut-être se rapproche le plus du nôtre, pour le passage où le roi casse sa lance dans la cuisse du héros, est le conte tyrolien no 32 du premier volume de la collection Zingerle: comme le héros veut s'échapper après avoir gagné la bataille, le roi lui lance son épée, qui l'atteint au talon: la pointe se casse dans la plaie. Revenu chez lui sous ses habits de jardinier, le jeune homme envoie chercher un médecin, qui retire la pointe de l'épée, et le roi la reconnaît à son nom, écrit dessus.
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Au siècle dernier, on versifiait en Espagne un conte qui offre, comme le conte sicilien cité il y a un instant, la combinaison d'une variante de notre no 1, Jean de l'Ours, avec le conte que nous étudions ici. Nous avons donné, dans les remarques de notre no 1 (p. 15), le résumé de la première partie de ce romance espagnol. En voici la fin (no 1264 de l'édition Rivadeneyra, Madrid, 1856): La plus jeune des trois princesses a épousé Juanillo, dans lequel elle a reconnu, malgré son humble déguisement, celui qui l'a délivrée, elle et ses sœurs, et qui ensuite a été trahi par ses propres frères. Le roi est tellement affligé de ce mariage, qu'à force de pleurer il perd la vue. Les médecins disent que le seul remède est une certaine eau qui se trouve dans un pays rempli de bêtes sauvages. Les deux frères de Juanillo, qui se sont donnés pour les libérateurs des princesses et ont épousé les deux aînées, s'offrent à aller chercher de cette eau. Juanillo, qui s'en est procuré, grâce à l'aide d'un des trois chevaux dont il a été parlé dans la première partie du conte, leur cède sa fiole contre deux poires dont le roi leur avait fait présent. Plus tard, il faut, pour une autre maladie du roi, du lait de lionne. Juanillo est, cette fois, aidé par le second des trois chevaux; il donne le lait à ses frères, moyennant qu'ils se laissent couper chacun une oreille. Enfin, le troisième cheval fait gagner à Juanillo la bataille sur les ennemis du roi. Juanillo remet les drapeaux dont il s'est emparé à ses frères, mais après avoir marqué ceux-ci au fer rouge sur l'épaule d'un signe de servitude. Au milieu d'un banquet que donne le roi, Juanillo entre magnifiquement vêtu et révèle la vérité.
L'épisode de la bataille et de la lance cassée se retrouve dans une légende du moyen âge, celle de Robert le Diable (Gœttingische Gelehrte Anzeigen, 1869, p. 976 seq.). Robert le Diable, pour expier ses péchés, se fait passer pour muet et pour idiot, et vit méprisé de tous à la cour de l'empereur de Rome. Celui-ci a un sénéchal qui a demandé en vain la main de sa fille. Pour se venger de ce refus, le sénéchal vient assiéger la ville avec une armée de Sarrazins. L'empereur marche contre lui. Robert, qu'on a laissé au château, trouve dans le jardin, près d'une fontaine, un cheval blanc avec une armure blanche complète; en même temps, une voix du ciel lui dit d'aller au secours de l'empereur. Il part, remporte la victoire et disparaît pour aller reprendre au château son rôle de fou. Deux fois encore il gagne la bataille; la dernière fois, l'empereur, voyant le chevalier inconnu s'éloigner à toute bride, lance une pique pour tuer son cheval, mais il le manque et atteint Robert à la jambe. Celui-ci s'échappe néanmoins, emportant dans sa blessure la pointe de la pique. Il cache cette pointe dans le jardin et panse sa blessure avec de l'herbe et de la mousse. La princesse l'aperçoit de sa fenêtre, comme elle l'a déjà vu précédemment revêtir son armure et monter à cheval; mais, étant muette, elle ne peut rien dire. L'empereur fait publier que celui qui lui présentera la pointe de la pique et lui montrera la blessure faite par lui à l'inconnu, aura sa fille en mariage. Le sénéchal parvient à tromper l'empereur, et déjà il est à l'autel avec la princesse, quand celle-ci, par un miracle, recouvre la parole et dévoile tout. Robert veut continuer à faire l'insensé, mais un ermite, qui a eu une révélation à son sujet, lui dit que sa pénitence est terminée, et Robert épouse la princesse.
***
En Orient, les rapprochements à faire sont très nombreux.
Nous avons d'abord à citer un épisode d'un poème des Kirghiz de la Sibérie méridionale (Radloff, III, p. 261): Kosy Kœrpœsch, parti à la recherche de Bajan, sa fiancée, arrive auprès d'une «fontaine d'or»; il y trempe sa chevelure, qui devient toute dorée. Une vieille femme, qui lui apprend où est Bajan, lui conseille de se déguiser en teigneux. Il arrive pendant la nuit à la yourte de Bajan et se couche par terre. La jeune fille, s'étant réveillée, voit la yourte tout éclairée. Ce sont les cheveux de Kosy qui sont sortis de dessous sa coiffure et qui brillent. Elle reconnaît que Kosy est là[183].
Mais ce qui se rapproche d'une façon bien plus frappante de l'introduction du conte lorrain et surtout des contes européens du second groupe, c'est un conte qui a été recueilli dans l'île de Zanzibar, chez les Swahili, population issue d'un mélange de nègres et d'Arabes (E. Steere, p. 381): Un sultan n'a point d'enfants. Un jour, il se présente devant lui un démon sous forme humaine, qui lui offre de lui en faire avoir, à condition que, sur deux, le sultan lui en donnera un. Le sultan accepte la proposition; sa femme mange une certaine substance que le démon a apportée, et elle a trois enfants. Quand ces enfants sont devenus grands, le démon en prend un et l'emmène dans sa maison.—Au bout de quelque temps, il donne au jeune garçon toutes ses clefs et part pour un mois en voyage. Un jour, le jeune garçon ouvre la porte d'une chambre: il voit de l'or fondu; il y met le doigt et le retire tout doré. Il a beau le frotter, l'or ne s'en va pas; alors il s'enveloppe le doigt d'un chiffon de linge. Le démon, étant revenu, lui demande: «Qu'avez-vous au doigt?—Je me suis coupé,» dit le jeune garçon. Pendant une autre absence du démon, le jeune garçon ouvre toutes les chambres. Il trouve dans les cinq premières des os de divers animaux, dans la sixième des crânes humains, dans la septième un cheval vivant. «O fils d'Adam!» lui dit le cheval, «d'où venez-vous?» Et il lui explique que le démon ne fait autre chose que dévorer des hommes et toutes sortes d'animaux. Il lui donne ensuite le moyen de faire périr le démon, en le poussant dans la chaudière même où le jeune garçon devait être bouilli. Ce dernier suit ces conseils, et, débarrassés du démon, le cheval et lui vont s'établir dans une ville, où ils bâtissent une maison, et le jeune homme épouse la fille du sultan du pays.
Dans un conte syriaque de la Mésopotamie septentrionale (Prym et Socin, no 58), un démon, sous la forme d'un Egyptien, promet à un marchand sans enfants de lui en faire avoir plusieurs, si le marchand s'engage à lui donner le premier fils qui naîtra. L'enfant est emmené par le démon. L'épisode altéré qui vient ensuite est en réalité celui de la chambre défendue. Il s'y trouve un trait dont nous avons parlé dans la seconde note de ces remarques.—Ce qui suit n'a aucun rapport avec les contes que nous étudions ici.
Ce n'est pas seulement l'introduction de notre conte, c'est presque tout l'ensemble du récit que nous retrouvons dans un livre cambodgien (Bastian, die Vœlker des œstlichen Asiens, t. IV, 1868, p. 350). En voici le résumé d'après l'analyse de M. Bastian: Après diverses aventures, Chao Gnoh, enfant extraordinaire, est recueilli par la reine des Yakhs (sorte d'ogres ou de mauvais génies), laquelle l'adopte pour fils. Elle le laisse libre de se promener à son gré dans les jardins du palais; mais il ne doit pas s'approcher de l'étang d'argent ni de l'étang d'or. Poussé par la curiosité, Chao Gnoh va voir l'étang d'or, y plonge le doigt, et, ne pouvant enlever l'or dont son doigt est resté couvert, il se voit obligé de le bander et de dire à la reine qu'il s'est blessé. Puis il visite les cuisines du palais et y trouve des monceaux d'ossements et aussi une paire de pantoufles merveilleuses avec lesquelles on peut voyager dans l'air, un bonnet qui donne l'apparence d'un sauvage (sic) et une baguette magique. Il prend ces objets et s'élève en l'air par la vertu des pantoufles. Comme il se repose sur un arbre, la reine des Yakhs l'aperçoit et lui crie de revenir; mais il ne l'écoute pas. Alors elle met par écrit toute sa science magique, appelle autour d'elle tous les animaux et meurt de chagrin. Son fils adoptif, étant venu aux funérailles, lit les formules que la reine a écrites et les apprend par cœur. Puis, prenant son vol, il arrive dans un pays où justement un roi célèbre les noces de ses filles, à l'exception de la plus jeune, qui ne trouve personne à son goût. Le roi fait venir tous les jeunes gens de son royaume, mais aucun ne plaît à la princesse; puis tous les hommes d'âge, sans plus de résultat. Alors il demande s'il est encore resté quelqu'un. On lui répond qu'il n'y a plus que le sauvage (Chao Gnoh), qui joue là-bas avec les enfants de la campagne. Quand la princesse entend parler de Chao Gnoh, elle se déclare aussitôt disposée à l'épouser, malgré le mécontentement de son père, qui la bannit avec son mari dans un désert. Quelque temps après, le roi exprime le désir d'avoir du poisson et envoie ses gendres lui en chercher; mais ceux-ci ne peuvent en trouver, car Chao Gnoh, grâce à son art magique, a rassemblé tous les poissons autour de lui après avoir lui-même changé de forme. Enfin, après bien des supplications de la part de ses beaux-frères, il consent à leur en céder, mais seulement à condition qu'il leur coupera le bout du nez. Ensuite le roi a envie de gibier; mais ses gendres ont beau chasser: Chao Gnoh a rassemblé autour de lui tous les animaux de la forêt, et il ne leur en cède que contre le bout d'une de leurs oreilles[184]. Mais bientôt, poussés par les génies qui sont indignés de voir mépriser leur ami (Chao Gnoh), des ennemis fondent en grand nombre sur le pays du roi, et ses gendres sont battus. Comme le roi demande s'il ne reste plus personne, on lui parle de Chao Gnoh, et celui-ci, muni par les génies d'armes magiques et d'un cheval ailé, a bientôt fait de mettre l'ennemi en déroute. A son retour, le roi, rempli de joie, le fait monter sur son trône.
Dans un conte arabe recueilli en Egypte (Spitta-Bey, no 12), nous allons rencontrer, avec tout l'ensemble de notre conte, la forme d'introduction particulière au dernier groupe étudié ci-dessus (p. 142): Un sultan a un fils, Mohammed l'Avisé, qui est né en même temps que le poulain d'une jument de race. Le jeune garçon aime beaucoup son poulain. Sa marâtre, une esclave que le sultan a épousée après la mort de la mère de l'enfant, a un amant, un juif[185]. Craignant d'être trahis par Mohammed, ils complotent de l'empoisonner. Le jeune garçon est instruit de ce qui se prépare par son ami le cheval; quand sa marâtre lui sert à manger, il met le plat devant un chat qui y goûte et meurt[186]. La marâtre et le juif veulent alors se débarrasser du cheval. La marâtre fait la malade, et le juif, se donnant pour médecin, dit que le seul remède est le cœur d'un poulain de race. Avant qu'on ne tue son cheval, Mohammed obtient la permission de le monter encore une fois. A peine est-il en selle, que le cheval prend le galop et disparaît.—Arrivé dans un royaume voisin, le jeune homme met pied à terre, achète à un pauvre des vêtements tout déchirés qu'il endosse, et prend congé de son cheval, après que ce dernier lui a donné un de ses crins en lui disant de le brûler si jamais il a besoin de son aide. Mohammed entre au service du chef jardinier du roi. Un jour, il désire voir son cheval; il brûle le crin, le cheval paraît, et Mohammed galope, magnifiquement vêtu, à travers le jardin. La plus jeune des sept filles du roi l'aperçoit et s'éprend du beau jeune homme. Elle met en tête à ses sœurs de demander au roi de les marier. Le roi fait publier que tous les hommes de la ville doivent défiler devant le château des dames. Les six aînées des princesses jettent leur mouchoir à des hommes qui leur plaisent; la plus jeune ne jette le sien à personne. Le roi demande s'il ne reste personne dans la ville. On lui dit qu'il ne reste qu'un pauvre garçon qui tourne la roue à eau dans le jardin. On l'amène, et la princesse lui jette son mouchoir. Le roi, très affligé de ce choix, ne tarde pas à tomber malade; les médecins lui ordonnent du lait de jeune ourse. Les six gendres montent à cheval pour en aller chercher; Mohammed se met, lui aussi, en campagne sur une jument boiteuse. Sorti de la ville, il appelle son cheval et lui ordonne de dresser un camp, tout rempli d'ourses. La chose est faite en un instant, et Mohammed se trouve dans une tente toute d'or. Les six gendres du roi passent par là et demandent à Mohammed, qu'ils ne reconnaissent pas, du lait de jeune ourse. Mohammed leur dit qu'il leur en donnera, s'ils consentent à ce qu'il brûle sur le derrière de chacun d'eux un cercle et une baguette (sic). Ils y consentent, et Mohammed leur donne du lait de vieille ourse. Lui-même prend du lait de jeune ourse et revient de son côté. C'est son lait seul qui guérit le roi.—Une guerre survient. Au moment où l'armée du roi commence à plier, arrive Mohammed sur son cheval, qui fait jaillir du feu de tous ses crins. Il tue le tiers des ennemis; le lendemain, le second tiers; le roi le rencontre et lui met sa bague au doigt, et Mohammed disparaît. Le troisième jour, il tue le reste des ennemis. Tandis qu'il revient, il est blessé au bras; le roi bande la plaie avec son mouchoir, et Mohammed disparaît encore. De retour chez lui, il s'endort; le roi entre et reconnaît sa bague et son mouchoir. Mohammed alors révèle ce qu'il est.
L'épisode des beaux-frères se retrouve encore dans un poème des Tartares de la Sibérie méridionale, très voisin de notre conte (Radloff, II, p. 607 et suiv.): Sudæi Mærgæn, trahi par sa femme qui veut le faire tuer, abandonne son pays. Près de mourir de faim dans une forêt, il dit à un ours qu'il rencontre de le dévorer. L'ours a peur de lui et s'enfuit. Sudæi Mærgæn le rattrape, le saisit et le lance par terre: la peau lui reste dans la main. Il s'en revêt et arrive dans un pays où il effraie les gens. Il entre dans une maison, dit qu'il est un homme et demande à une jeune fille pourquoi il y a tant de monde rassemblé. Elle répond que c'est le mariage de ses deux sœurs. Son père, un prince, veut lui faire épouser un certain individu; elle refuse. Le père se fâche: «Alors,» dit-il en se moquant, «veux-tu prendre l'ours que voilà?» La jeune fille répond que oui. Elle le prend en effet pour mari, et ils vont se loger dans une vieille écurie[187].—Un jour, les beaux-frères de Sudæi Mærgæn reçoivent du prince l'invitation d'aller veiller sur certaine jument, dont le poulain disparaît chaque année. La femme du prétendu ours a entendu, et elle va rapporter la chose à son mari. Sudæi Mærgæn lui dit d'aller demander pour lui un cheval au prince. Celui-ci lui donne un mauvais cheval, et voilà Sudæi Mærgæn en campagne; mais en chemin il lui arrive un autre cheval, celui avec lequel il s'était enfui de son pays, et ce cheval lui apporte tout un magnifique équipement. Il trouve, près de la prairie où est la jument, ses beaux-frères endormis sur leurs chevaux. Quand la jument a mis bas son poulain, Sudæi Mærgæn voit un énorme oiseau fondre dessus et l'enlever. Il bande son arc et abat l'oiseau. Pour avoir cet oiseau, ses beaux-frères, qui ne le reconnaissent pas, lui donnent, sur sa demande, une phalange de leur petit doigt. Quelque temps après, le prince dit à ses deux gendres d'aller tuer un tigre qui lui mange son peuple. C'est encore Sudæi Mærgæn qui le tue, et il le cède à ses beaux-frères à condition de leur tailler des lanières dans le dos[188]. Après diverses aventures, il dévoile devant le prince la conduite de ses beaux-frères.
L'existence de ce type de conte dans la littérature cambodgienne devait, à elle seule, faire pressentir qu'on le retrouverait quelque jour dans des récits indiens; les Cambodgiens ont, en effet, reçu de l'Inde leur littérature avec le bouddhisme. Aujourd'hui la chose est faite, et nous allons, pour ainsi dire, reconstituer tout notre conte lorrain au moyen de contes populaires recueillis dans l'Inde. On remarquera que, dans ces contes, l'idée première, sur certains points mieux conservée, est sur d'autres points plus altérée que dans les récits orientaux déjà cités,—cambodgien, swahili, arabe, sibérien,—dérivés évidemment, à une époque déjà éloignée sans doute, de sources indiennes plus pures.
Nous avons rapproché de la première partie de notre conte (l'histoire de la chambre défendue) le récit cambodgien et le conte swahili. La collection de M. Minaef contient un conte indien du Kamaon (no 46) qui offre les plus grandes ressemblances avec le conte swahili: Un roi avait sept femmes, mais point d'enfants. Un jour, il rencontra un yogî (religieux mendiant, souvent magicien), à qui il fit part de sa tristesse. «Chacune de tes femmes aura un fils, dit le yogî, pourvu que l'un d'eux soit à moi.» Et il lui donna un certain fruit. Le roi en fit manger à six de ses femmes qu'il aimait; il laissa la septième de côté. Celle-ci, ayant trouvé l'écorce du fruit, la mangea. Et les sept princesses eurent chacune un fils. Douze ans après, le yogî vint trouver le roi et lui dit de lui livrer l'enfant qui lui avait été promis. Aucune des princesses ne voulant donner son fils, celui de la septième s'offrit, et son père le donna au yogî. Ce dernier l'emmena avec lui et lui fit voir toutes ses richesses, sauf une chambre. Un jour que le yogî était sorti, le jeune prince ouvrit la chambre défendue, et il la vit remplie d'ossements: il comprit que le yogî était un ogre[189]. Et les ossements, en le voyant, se mirent d'abord à rire, puis à pleurer. Le prince leur ayant demandé pourquoi, ils répondirent: «Tu auras le même sort que nous.—Mais y a-t-il quelque moyen de me sauver?—Oui,» dirent les ossements; «il y en a un. Lorsque le yogî apportera du bois et fera un grand feu, qu'il mettra dessus un chaudron plein d'huile, et qu'il te dira: Marche autour, tu lui répondras: Je ne sais pas marcher ainsi; montre-moi comment il faut faire. Et, quand il commencera à marcher autour du chaudron, tu lui casseras la tête et tu le jetteras dans le chaudron plein d'huile[190]. Il en sortira deux abeilles, l'une rouge et l'autre noire. Tu tueras la rouge et tu jetteras la noire dans le chaudron.» C'est ce que fit le prince. En s'en retournant à la maison, il trouva sur la route une calebasse remplie d'amrta (eau d'immortalité). Il en arrosa les ossements, lesquels revinrent à la vie et formèrent une armée. Quand le père du prince vit celui-ci arriver à la tête de cette armée, il lui demanda tout effrayé s'il voulait lui enlever sa couronne. Le prince lui répondit: «Je suis ton fils, celui que tu as donné au yogî.» Le roi lui donna son trône; quant à lui-même, il s'en alla par le monde et envoya ses six autres fils dans la forêt.
Voici maintenant un second conte indien, qui a été recueilli à Calcutta et qui vient probablement de Bénarès (miss Stokes, no 10). On y remarquera une certaine fusion avec le thème de notre no 43, le Petit Berger, fusion que l'on peut constater, du reste, dans des contes européens: Un prince, qui est né sous la forme d'un singe[191], s'en va avec ses six frères, nés d'autres mères, dans le pays d'une belle princesse aux cheveux d'or dont la main est offerte par son père à quiconque remplira certaines conditions: il s'agit de lancer une grosse et pesante boule de fer de façon à atteindre la princesse qui se tient dans la vérandah, à l'étage supérieur du palais. Arrivés au but de leur voyage, les six princes disent au prétendu singe de leur préparer à dîner pour leur retour; sinon ils le battront; puis ils se rendent dans la cour du palais. Alors le jeune prince se dépouille de sa peau de singe, et Khuda (Dieu) lui envoie du ciel un beau cheval et de magnifiques habits. Il entre dans la cour du palais, tout resplendissant avec ses beaux cheveux d'or, et il se montre très aimable à l'égard de ses frères, qui naturellement ne le reconnaissent pas. La princesse, en le voyant, se dit que, quoi qu'il arrive, ce prince sera son mari. Plusieurs soirs de suite le prince reparaît, et chaque fois sous un costume différent. Enfin il demande que l'on procède à l'épreuve. Il lance d'une seule main la boule de fer, mais il a soin de n'atteindre que la balustrade de la vérandah; après quoi il pique des deux et s'enfuit. Le lendemain, il atteint les vêtements de la princesse; le soir d'après, il lui lance la boule sur l'ongle du petit doigt d'un de ses pieds, et chaque fois il s'enfuit aussitôt à toute bride. La princesse, pour avoir un moyen de le retrouver, se fait donner un arc et des flèches, et, le lendemain, quand le prince lui lance la boule sur l'orteil de l'autre pied, elle lui décoche une flèche dans la jambe. Le prince s'enfuit comme à l'ordinaire; alors la princesse ordonne à ses serviteurs de parcourir la ville: s'ils entendent quelqu'un se plaindre et pousser des gémissements de douleur, ils devront le lui amener, homme ou bête. En passant près des tentes des sept frères, les serviteurs entendent gémir le singe, que sa blessure fait beaucoup souffrir. Ils l'amènent à la princesse, qui déclare au roi son père qu'elle veut épouser le singe. Elle l'épouse; puis, après divers incidents, elle brûle la peau du singe, et le charme est rompu[192].
On remarquera que le moyen employé par la princesse pour retrouver le bel inconnu est celui que prend le roi, dans notre conte, pour retrouver le vainqueur. Nous allons maintenant rencontrer une des parties principales de notre conte (le déguisement du prince et le choix que la princesse fait de lui, malgré son apparence méprisable) et l'un de ses épisodes les plus caractéristiques (l'épisode des beaux-frères) dans un autre conte indien du Bengale (miss Stokes, no 20), où tout est encadré dans le thème de notre no 17, l'Oiseau de vérité: Il était une fois une fille de jardinier qui avait coutume de dire: «Quand je me marierai, j'aurai un fils avec une lune au front et une étoile au menton.» Le roi l'entend un jour parler ainsi et l'épouse. Un an après, pendant que le roi est à la chasse, elle met en effet au monde un fils avec une lune au front et une étoile au menton; mais les quatre autres femmes du roi, qui n'ont jamais eu d'enfants, gagnent la sage-femme à prix d'or et lui disent de faire disparaître le nouveau-né; elles annoncent à la fille du jardinier qu'elle est accouchée d'une pierre. Le roi, furieux à cette nouvelle, relègue la jeune femme parmi les servantes du palais.—La sage-femme met l'enfant dans une boîte qu'elle dépose ensuite dans un trou, au milieu de la forêt. Le chien du roi l'a suivie; il ouvre la boîte et il est charmé de la beauté de l'enfant. Pour le cacher, il l'avale; au bout de six mois, il le rend à la lumière pour quelques instants, ce qu'il fait encore au bout de six autres mois. Cette fois, un serviteur du palais l'a vu, et il va tout raconter aux quatre femmes du roi, qui obtiennent de celui-ci que le chien soit tué. Le chien, ayant entendu donner l'ordre, confie l'enfant à la vache du roi, qui, elle aussi, l'avale. La même histoire se reproduit avec la vache, puis enfin avec le cheval du roi. Mais, quand l'ordre est donné de tuer ce cheval, nommé Katar, il dit à l'enfant de le seller et de le brider et de prendre dans une petite chambre auprès de l'écurie des vêtements de prince qu'il endossera, et aussi un sabre et un fusil qu'il trouvera au même endroit. Puis Katar s'échappe, avec le prince sur son dos. Il s'arrête dans le pays d'un autre roi, dans une forêt; il dit au prince de lui tordre l'oreille droite, et il devient un âne; il dit au prince de se tordre à lui-même l'oreille gauche, et le prince devient un pauvre homme, fort laid et à l'air vulgaire. Il devra chercher un maître à servir; s'il a besoin du cheval, il le trouvera dans la forêt.—Le prince entre au service d'un marchand, voisin du roi (dans une variante, au service du roi lui-même). La septième fille du roi, qui l'a entendu plusieurs fois chanter délicieusement pendant la nuit, dit à son père qu'elle désirerait se marier, mais qu'elle voudrait choisir son mari elle-même[193]. Le roi invite tous les rois et les princes des environs à se rassembler dans le jardin du palais. Quand ils y sont tous, la princesse, montée sur un éléphant, fait le tour du jardin, et, dès qu'elle voit le serviteur du marchand, qui assiste par curiosité à la fête, elle lui jette autour du cou un collier d'or[194]. Tout le monde s'étonne, et l'on arrache le collier au pauvre garçon; mais, une seconde fois, la princesse le lui jette autour du cou, et elle déclare que c'est lui qu'elle veut épouser. Le roi y consent.—Les six sœurs de la princesse étaient mariées à de riches princes qui tous les jours allaient à la chasse. La jeune princesse dit à son mari d'y aller aussi. Il s'en va trouver son cheval Katar dans la jungle; il lui tord l'oreille droite, et Katar redevient un superbe cheval; il se tord à lui-même l'oreille gauche, et il redevient un beau prince avec une lune au front et une étoile au menton. Il met ses magnifiques habits, prend son sabre et son fusil et part pour la chasse. Il tue beaucoup de gibier et s'arrête sous un arbre pour se reposer et manger. Ses six beaux-frères, ce jour-là, n'ont rien tué, et ils ont grand'soif et grand'faim. Ils arrivent auprès du jeune prince, qu'ils ne reconnaissent pas, et, pour avoir à boire et à manger, ils consentent à se laisser marquer par lui sur le dos d'une pièce de monnaie rougie au feu[195]. Puis le prince se rend au palais dans son splendide équipage, et se fait reconnaître de la princesse et du roi. Quelque temps après, il dit au roi que dans la cour du palais il y a six voleurs, et en même temps il montre ses beaux-frères. «Faites-leur ôter leurs habits,» dit-il, «et vous verrez sur leur dos la marque des voleurs.» On leur enlève leurs habits, et l'on voit en effet sur leur dos la marque de la pièce de monnaie rougie au feu. Les six princes sont ainsi punis du mépris qu'ils avaient témoigné à leur beau-frère.—Bientôt, sur le conseil de son cheval, le prince se met en route avec une nombreuse suite vers le pays de son père. Il écrit à celui-ci pour lui demander la permission de donner une grande fête à laquelle devront prendre part tous les sujets du royaume, sans exception. Le peuple étant rassemblé, le prince, ne voyant pas sa mère, dit au roi qu'il manque quelqu'un, la fille du jardinier, qui a été reine. On l'envoie chercher, et il lui rend les plus grands honneurs. Puis il dit au roi qu'il est son fils, et le cheval Katar raconte toute l'histoire.
Cette fin se rattache, ainsi que l'introduction, au thème de notre no 17, l'Oiseau de Vérité.
***
L'épisode de la poursuite et des objets jetés se retrouve dans divers pays d'Orient.
Nous le rencontrons d'abord dans un conte kirghiz de la Sibérie méridionale (Radloff, III, p. 383): Poursuivie par une méchante vieille, une jeune femme jette derrière elle d'abord un peigne, qui devient une épaisse forêt, puis un miroir, qui devient un grand lac.—Dans un conte samoyède (Gœttingische Gelehrte Anzeigen, 1862, p. 1228), une pierre à aiguiser, jetée par une jeune fille poursuivie, devient une rivière; une pierre à fusil, une montagne; un peigne, une forêt.
Dans l'extrême Orient, nous pouvons rapprocher de ce même épisode le passage suivant d'un livre siamois (Asiatic Researches, t. XX, Calcutta, 1836, p. 347): Un jeune homme, nommé Rot, s'enfuit du palais d'une yak (sorte d'ogresse), en emportant divers ingrédients magiques. Poursuivi par la yak, et au moment d'être atteint, il jette derrière lui un de ces ingrédients: aussitôt se dressent d'innombrables bâtons pointus qui arrêtent la poursuite de la yak. Celle-ci les fait disparaître par la vertu d'une autre substance magique, et déjà elle est tout près du jeune homme, quand celui-ci, au moyen d'un nouvel ingrédient, met entre elle et lui une haute montagne. La yak la fait également disparaître. Alors Rot fait s'étendre derrière lui une grande mer, et la yak, qui se trouve au bout de son grimoire, est obligée de battre en retraite.
C'est de l'Inde que les Siamois, comme les Cambodgiens, ont reçu leur littérature avec le bouddhisme. On peut donc en conclure que ce thème de la poursuite vient de l'Inde. Nous le retrouvons, du reste, dans des contes populaires indiens actuels, l'un du Deccan, l'autre du Bengale, et dans un des récits de la grande collection formée par Somadeva de Cachemire au XIIe siècle de notre ère, la Kathâ-Sarit-Sâgara (l'«Océan des Histoires»).
Dans le conte populaire indien du Deccan (miss Frere, pp. 62, 63), un jeune homme, poursuivi par une raksha (sorte de mauvais génie, de démon), à qui il a dérobé divers objets magiques, met successivement entre elle et lui, par la vertu de ces objets, une grande rivière, puis une haute montagne, et enfin un grand feu qui consume la forêt à travers laquelle elle passe et la fait périr.
Voici maintenant le conte recueilli dans le Bengale, chez les tribus Dzo (Progressive colloquial Exercices in the Lushai Dialect of the Dzo or Kuki Language, with vocabularies and popular tales, by Capt. T. H. Lewin. Calcutta, 1874, p. 85): Un jeune homme est parvenu, par certains maléfices, à se faire donner pour femme une jeune fille nommée Kungori. A peine l'a-t-il épousée qu'il se change en tigre et l'emporte. Le père de la jeune fille la promet à celui qui la ramènera. Deux jeunes gens, Hpohtir et Hrangchal, tentent l'entreprise. Ils arrivent chez l'homme-tigre. «Kungori, où est votre mari?—Il est à la chasse et va revenir dans un instant.» Les deux jeunes gens se cachent. Arrive l'homme-tigre. «Je sens une odeur d'homme.—Ce doit être moi que vous sentez,» dit Kungori. Le lendemain, il retourne à la chasse. Une veuve vient dire aux deux jeunes gens: «Si vous êtes pour vous enfuir avec Kungori, prenez avec vous de la semence (sic) de feu, de la semence d'épines et de la semence d'eau.» Ils suivent ce conseil et s'enfuient, emmenant Kungori. L'homme-tigre étant rentré chez lui et trouvant la maison vide, se met à leur poursuite. Un petit oiseau dit à Hrangchal: «Courez! courez! le mari de Kungori va vous attraper!» Alors ils répandent la semence de feu, et les taillis et les broussailles se mettent à brûler furieusement, de sorte que l'homme-tigre ne peut avancer plus loin. Quand l'incendie s'apaise, l'homme-tigre reprend sa poursuite. Le petit oiseau dit à Hrangchal: «Il va vous attraper!» Alors ils répandent la semence d'eau, et une grande rivière se trouve entre eux et l'homme-tigre. Quand l'eau s'est écoulée, il se remet à courir. «Il arrive!» dit le petit oiseau. Ils répandent la semence d'épines, et il s'élève un fourré rempli de ronces. L'homme-tigre finit par s'y frayer un passage; mais Hpohtir le tue d'un coup de son dao (sorte de couteau).—La suite de ce conte du Bengale a beaucoup d'analogie avec nos nos 1, Jean de l'Ours, et 52, La Canne de cinq cents livres. Nous en avons donné le résumé dans les remarques de notre no 1 (p. 21).
Dans le conte sanscrit de Somadeva (voir l'analyse du 7e livre dans les comptes rendus de l'Académie de Leipzig, 1861, p. 203 seq.),—conte qui ressemble beaucoup à notre no 32, Chatte Blanche,—le héros, Çringabhuya, pour échapper à la poursuite d'un râkshasa, jette successivement derrière lui divers objets que lui a donnés sa fiancée, fille d'un autre râkshasa: de la terre, de l'eau, des épines et du feu, et il se trouve, entre lui et le râkshasa, d'abord une montagne, puis un large fleuve, puis une forêt qui enfin prend feu, et le râkshasa renonce à le poursuivre.
Ce même épisode existe, en Afrique, dans un conte cafre et dans un conte malgache.—Dans le conte cafre (G. Mc. Call Theal, Kaffir Folklore, Londres, 1882, p. 82), une jeune fille, fuyant avec un jeune homme qu'elle aime, est poursuivie par son père. Elle jette l'un après l'autre derrière elle divers objets qu'elle a emportés: un œuf, une outre pleine de lait, un pot et une pierre, et il se produit successivement un grand brouillard, une grande eau, de profondes ténèbres et une montagne escarpée.—Dans le conte de l'île de Madagascar (Folklore Journal, 1883, I, p. 234), une jeune fille, en s'enfuyant de chez un monstre qui doit la manger, emporte, sur le conseil d'une souris, un balai, un œuf, un roseau et une pierre. Quand elle les jette derrière elle, elle oppose à la poursuite du monstre un épais fourré, un grand étang, une forêt et une montagne escarpée.
Un passage analogue se trouve, paraît-il, dans un conte indien du Brésil; ce qui n'a rien d'étonnant, les Portugais ayant apporté au Brésil nos contes européens, ainsi que le montre la collection Roméro, déjà citée. Ce conte des sauvages brésiliens, l'Ogresse, est, nous dit-on (Mélusine, II, col. 408), «le conte de l'homme poursuivi par la sorcière dont il a enlevé la fille, et qui assure sa fuite en métamorphosant divers objets derrière lui.»
Enfin, on a recueilli, dans l'archipel polynésien de Samoa, «le conte dans lequel un amoureux, emmenant sa belle et poursuivi, jette derrière lui un peigne qui se change en un bois, etc.» (Mélusine, II, col. 214).
XIII
LES TROCS DE JEAN-BAPTISTE
Il était une fois un homme et sa femme, Jean-Baptiste et Marguerite. «Jean-Baptiste,» dit un jour Marguerite, «pourquoi ne faites-vous pas comme notre voisin? il troque sans cesse et gagne ainsi beaucoup d'argent.—Mais,» dit Jean-Baptiste, «si je venais à perdre, vous me chercheriez querelle.—Non, non,» répondit Marguerite, «on sait bien qu'on ne peut pas toujours gagner. Nous avons une vache, vous n'avez qu'à l'aller vendre.»
Voilà Jean-Baptiste parti avec la vache. Chemin faisant, il rencontra un homme qui conduisait une bique. «Où vas-tu, Jean-Baptiste?—Je vais vendre ma vache pour avoir une bique.—Ne va pas si loin, en voici une.» Jean-Baptiste troqua sa vache contre la bique et continua son chemin.
A quelque distance de là, il rencontra un autre homme qui avait une oie dans sa hotte. «Où vas-tu, Jean-Baptiste?—Je vais vendre ma bique pour avoir une oie.—Ne va pas si loin, en voici une.» Ils échangèrent leurs bêtes, puis Jean-Baptiste se remit en route.
Il rencontra encore un homme qui tenait un coq. «Où vas-tu, Jean-Baptiste?—Je vais vendre mon oie pour avoir un coq.—Ce n'est pas la peine d'aller plus loin, en voici un.» Jean-Baptiste donna son oie et prit le coq.
En entrant dans la ville, il vit une femme qui ramassait du crottin dans la rue. «Ma bonne femme,» lui dit-il, «gagnez-vous beaucoup à ce métier-là?—Mais oui, assez,» dit-elle.—«Voudrez-vous me céder un crottin en échange de mon coq?—Volontiers,» dit la femme. Jean-Baptiste lui donna son coq, emporta son crottin et alla sur le champ de foire; il y trouva son voisin. «Eh bien! Jean-Baptiste, fais-tu des affaires?—Oh! je ne ferai pas grand'chose aujourd'hui. J'ai changé ma vache contre une bique.—Que tu es nigaud! mais que va dire Marguerite?—Marguerite ne dira rien. Ce n'est pas tout: j'ai changé ma bique contre une oie.—Oh! que dira Marguerite?—Marguerite ne dira rien. Ce n'est pas encore tout: j'ai changé mon oie contre un coq, et le coq, je l'ai donné pour un crottin.—Le sot marché que tu as fait là! Marguerite va te quereller.—Marguerite ne dira rien.—Parions deux cents francs: si elle te cherche dispute, tu paieras les deux cents francs; sinon, c'est moi qui te les paierai.» Jean-Baptiste accepta, et ils reprirent ensemble le chemin de leur village.
«Eh bien! Jean-Baptiste,» dit Marguerite, «avez-vous fait affaire?—Je n'ai pas fait grand'chose: j'ai changé ma vache contre une bique.—Tant mieux. Nous n'avions pas assez de fourrage pour nourrir une vache; nous en aurons assez pour une bique, et nous aurons toujours du lait.—Ce n'est pas tout. J'ai changé ma bique contre une oie.—Tant mieux encore; nous aurons de la plume pour faire un lit.—Ce n'est pas tout. J'ai changé l'oie contre un coq.—C'est fort bien fait; nous aurons toujours de la plume.—Mais ce n'est pas encore tout. J'ai changé le coq contre un crottin.—Voilà qui est au mieux. Nous mettrons le crottin au plus bel endroit de notre jardin, et il y poussera de quoi faire un beau bouquet.»
Le voisin, qui avait tout entendu, fut bien obligé de donner les deux cents francs.
REMARQUES
Ce conte se rapproche beaucoup du conte tyrolien la Gageure (Zingerle, II, p. 152), dans lequel Jean troque successivement sa vache contre une chèvre, la chèvre contre une oie, et l'oie contre une crotte de poule qu'on lui donne comme une chose merveilleuse. Ainsi que dans notre conte, la femme de Jean se montre enchantée de tout ce qu'a fait son mari, et Jean gagne les cent florins de la gageure.—En Norwège, on raconte aussi la même histoire (Asbjœrnsen, I, no 18): Gudbrand troque sa vache contre un cheval, le cheval contre un cochon gras, le cochon contre une chèvre, la chèvre contre une oie, l'oie contre un coq, et en dernier lieu, comme il a faim, le coq contre une petite pièce de monnaie, le tout à la grande satisfaction de sa femme, et le voisin perd, là aussi, le pari.
Dans un conte corse (Ortoli, p. 446), un meunier vend son moulin pour six cents francs. Avec l'argent, il achète une vache; il échange la vache contre un cheval et le cheval contre une chèvre; puis il se débarrasse de la chèvre pour vingt francs, achète pour le prix une poule et ses poussins, et les échange contre un sac de pommes de terre qu'il finit par trouver trop lourd et par jeter à la rivière. Sa femme est fort contente de tout. (Ici, il n'y a ni voisin, ni gageure).
Dans un conte russe (Gubernatis, Zoological Mythology, I, p. 176), le dénouement est tout différent. Après avoir troqué de l'or contre un cheval, le cheval contre une vache, la vache contre une brebis, la brebis contre un cochon de lait, le cochon de lait contre une oie, l'oie contre un canard, et enfin le canard contre un bâton avec lequel il voit des enfants jouer, le paysan rentre chez lui, où sa femme lui prend le bâton des mains et lui en donne dru et ferme sur les épaules.—Même fin dans un conte anglais (Halliwell, p. 26): «M. Vinaigre», qui se trouve en possession de quarante guinées, les emploie à acheter une vache à la foire. En revenant, il rencontre un joueur de cornemuse; pensant que c'est un excellent métier, il échange sa vache contre la cornemuse. Son essai d'en jouer ne réussit pas; il a grand froid aux doigts: il échange la cornemuse contre une paire de gants bien chauds qu'il troque eux-mêmes ensuite, étant fatigué, contre un gros bâton. Il entend un perroquet perché sur un arbre qui se moque de lui et de ses échanges. De fureur, il lui lance le bâton, qui reste dans les branches de l'arbre. Quand il rentre chez lui, il est battu par sa femme.
Rappelons enfin le conte allemand no 83 de la collection Grimm: Jean s'en retourne dans son village après avoir reçu de son maître, pour sept années de fidèle service, un morceau d'or gros comme sa tête. Fatigué de porter cette charge, il est enchanté de la troquer contre un cheval. Le cheval le jette par terre; Jean se trouve très heureux de le troquer contre une vache, la vache contre un cochon de lait, le cochon de lait contre une oie et l'oie contre une vieille meule à aiguiser, avec laquelle un rémouleur lui a dit qu'il fera fortune. Jean, ayant soif, veut boire à une fontaine; en se baissant il heurte sa meule, qui tombe au fond de l'eau. Ainsi débarrassé de tout fardeau, Jean continue joyeusement sa route pour aller retrouver sa mère.
Dans la Semaine des Familles (année 1867, p. 72), M. André Le Pas a publié un conte belge du même genre, fortement moralisé: Le pauvre Jean a reçu de saint Pierre une robe d'or; il se laisse entraîner par le diable, qui se présente à lui successivement sous la forme de divers personnages, à une suite d'échanges qui finalement ne lui laissent entre les mains qu'un caillou. Mais, en récompense d'un bon mouvement qui l'a empêché de jeter le caillou à la tête de méchantes gens, un ange lui rend la robe d'or.
XIV
LE FILS DU DIABLE
Un jour, un homme riche s'en allait à la foire. Il rencontra sur son chemin un beau monsieur, qui n'était autre que le diable. «Vous devez avoir du chagrin?» lui dit le diable.—«Pourquoi?» répondit l'homme, «n'ai-je pas tout ce qu'il me faut?—Sans doute; mais si vous aviez des enfants, vous seriez bien plus heureux.—C'est vrai,» dit l'homme.—«Eh bien!» reprit le diable, «dans neuf mois, jour pour jour, vous aurez deux enfants, si vous promettez de m'en donner un.—Je le promets,» dit l'homme.
Au bout de neuf mois, jour pour jour, sa femme accoucha de deux garçons. Bientôt après, le diable vint en prendre un, qu'il emmena chez lui et qu'il éleva comme son fils. Le petit garçon devint grand et fort: à treize ans, il avait de la barbe comme un sapeur.
Le diable avait des filatures. Il dit un jour à son fils: «Je vais sortir; pendant ce temps tu surveilleras les fileuses, et tu auras soin de les faire bien travailler.—Oui, mon père.» Tout en surveillant les fileuses, le jeune garçon voulut se faire la barbe. Tandis qu'il y était occupé, il aperçut dans son miroir une des femmes qui lui faisait des grimaces par derrière. Il lui allongea une taloche: les vingt-cinq femmes qui filaient furent tuées du coup.
Bientôt le diable rentra chez lui. «Où sont les femmes?» demanda-t-il, «ont-elles bien travaillé?—Elles sont toutes couchées; allez-y voir.» Le diable voulut les réveiller; voyant qu'elles étaient mortes, il fit des reproches à son fils. «Une autre fois,» lui dit-il, «ne t'avise pas de recommencer.—Non, mon père, je ne le ferai plus.»
Le diable alla chercher vingt-cinq femmes pour remplacer celles qui avaient été tuées, puis il dit à son fils: «Je vais sortir; veille à ce que les fileuses ne perdent pas leur temps.—Oui, mon père.» Pendant l'absence du diable, le jeune garçon eut encore à se plaindre d'une des fileuses; il lui donna un soufflet, et les vingt-cinq femmes tombèrent mortes.
Etant allé ensuite se promener au jardin, il vit une belle dame blanche qui l'appela et lui dit: «Mon ami, tu es dans une mauvaise maison.—Quoi?» s'écria le jeune garçon, «la maison de mon père est une mauvaise maison!—Tu n'es pas chez ton père,» dit la dame blanche, «tu es chez le diable. Ton père est un homme riche qui demeure loin d'ici. Un jour qu'il allait à la foire, le diable se trouva sur son chemin et lui dit qu'il devait avoir du chagrin. Ton père lui ayant répondu qu'il n'avait pas sujet d'en avoir, le diable reprit: «Si vous aviez des enfants, vous seriez plus heureux. Eh bien! dans neuf mois, jour pour jour, vous aurez deux enfants si vous consentez à m'en donner un.» Ton père y consentit, et c'est toi que le diable est venu prendre. Maintenant, mon ami, tâche de sortir d'ici le plus tôt que tu pourras. Mais d'abord va voir sous l'oreiller du diable: tu y trouveras une vieille culotte noire; emporte-la. Plus tu en tireras d'argent, plus il y en aura.» Le jeune garçon dit à la dame qu'il suivrait son conseil et rentra au logis.
Le diable, à son retour, fut bien en colère en voyant encore toutes les femmes tuées. «La première fois qu'il t'arrivera d'en faire autant,» dit-il au jeune homme, «je te mettrai à la porte.» L'autre ne demandait que cela; aussi, quand le diable l'eut chargé de nouveau de surveiller ses fileuses, il les tua toutes d'un revers de main. Cette fois, le diable le chassa.
Le jeune garçon, qui n'avait pas oublié la culotte noire, se rendit tout droit chez ses parents. D'abord on ne le reconnut pas; bientôt pourtant, comme il ressemblait un peu à son frère, on voulut bien le recevoir comme enfant de la maison; mais son père n'était nullement satisfait de voir chez lui un pareil gaillard.
Bien que les parents du jeune homme fussent riches, ils allaient eux-mêmes à la charrue; son frère l'emmena donc un jour avec lui aux champs. Comme ils étaient à labourer, un des chevaux fit un écart. «Donne un coup de fouet à ce cheval,» cria le frère. Le jeune gars donna un tel coup de fouet que le cheval se trouva coupé en deux. Le frère courut à la maison raconter l'aventure à son père. «Que veux-tu?» dit celui-ci, «laisse-le tranquille: il serait capable de nous tuer tous.» Bientôt le jeune garçon revenait avec la charrue sur ses épaules et une moitié de cheval dans chaque poche; il avait labouré tout le champ avec le manche de son fouet. «Mon père,» dit-il, «j'ai coupé le cheval en deux d'un coup de fouet.—Cela n'est rien, mon fils; nous en achèterons un autre.»
Quelque temps après, c'était la fête au village voisin; le frère du jeune garçon lui demanda s'il voulait y aller avec lui; il y consentit. Son frère marchait devant avec sa prétendue; l'autre les suivait. Ils arrivèrent à l'endroit où l'on dansait. Pendant que le jeune homme regardait sans mot dire, un des danseurs s'avisa de lui donner un croc en jambe par plaisanterie. «Prends garde,» lui dit le frère du jeune homme, «tu ne sais pas qu'il pourrait te tuer d'une chiquenaude.—Je me moque bien de ton frère et de toi,» dit l'autre, et il recommença la plaisanterie. Le jeune garçon dit alors à son frère et à la jeune fille de se mettre à l'écart auprès des joueurs de violon, puis il donna au plaisant un tel coup, que tous les danseurs tombèrent roides morts. Son frère s'enfuit, laissant là sa prétendue. Le jeune garçon la reconduisit chez ses parents; arrivé à la porte, il lui dit: «C'est ici que vous demeurez?—Oui,» répondit la jeune fille.—«Eh bien! rentrez.» Il la quitta et s'en retourna chez lui.
Son frère avait déjà raconté au logis ce qui s'était passé. «Les gendarmes vont venir,» disait-il; «notre famille va être déshonorée.» Le jeune homme, étant rentré à la maison, barricada toutes les portes et dit à ses parents: «Si les gendarmes viennent me chercher, vous direz que je n'y suis pas.» En effet, vers une heure du matin, arrivèrent vingt-cinq gendarmes; on leur ouvrit la porte de la grange et ils y entrèrent tous. En les voyant, le jeune garçon prit une fourche et en porta un coup à celui qui marchait en tête: vingt-quatre gendarmes tombèrent sur le carreau. Le vingt-cinquième se sauva et courut avertir la justice. Cependant l'affaire en resta là.
Le lendemain, on publia à son de caisse par tout le village que ceux qui voudraient s'enrôler auraient bonne récompense. Le jeune homme dit alors à ses parents: «J'ai envie de m'enrôler.—Mon fils,» répondit le père, «nous sommes assez riches pour te nourrir; tu n'as pas besoin de cela.—Mon père,» dit le jeune homme, «je vois bien que je ne vous causerai que du désagrément; il vaut mieux que je quitte la maison.» Il partit donc et se rendit au régiment.
Un jour, le colonel lui donna, à lui et à deux autres soldats, un bon pour aller chercher de la viande: ils devaient en rapporter quinze livres chacun. Ils allèrent chez le boucher, qui leur livra la viande. «Comment!» dit le jeune garçon, «voilà tout ce qu'on nous donne! mais je mangerais bien cela à moi tout seul. Allons, tuez-nous trois bœufs.—Mon ami,» répondit le boucher, «pour cela il faut de l'argent.» Le jeune homme mit alors la main dans la poche de la culotte noire, et, comme il ne savait pas compter, il jeta sur la table de l'argent à pleines poignées. Le boucher ramassa l'argent et tua trois bœufs. «Maintenant,» dit le jeune garçon à ses camarades, «nous allons en rapporter chacun un.» En l'entendant parler ainsi, les deux soldats se regardèrent. «Si cela vous gêne,» dit-il, «je n'ai pas besoin de vous.» Il demanda une corde au boucher, attacha les trois bœufs ensemble et les chargea sur ses épaules. Dans les rues, chacun s'arrêtait pour le voir passer et restait ébahi. Le colonel, lui aussi, ne put en croire ses yeux. Le lendemain, il l'envoya au vin; le jeune homme en apporta trois tonneaux attachés sur son dos avec une corde.
Tout cela ne plaisait guère au colonel; il aurait bien voulu se débarrasser d'un pareil soldat. Pour le dégoûter du service, il l'envoya au milieu des champs garder une pièce de canon que trente chevaux n'auraient pu traîner, et lui ordonna de rester en faction pendant toute la nuit. Le jeune homme, trouvant le temps long, se coucha par terre et s'endormit. Au bout d'une heure, s'étant réveillé, il prit la pièce de canon et la porta dans la cour du colonel; quand il la posa par terre, le pavé fut enfoncé. Puis il se mit à crier: «Mon colonel, voici votre pièce de canon; maintenant vous ne craindrez plus qu'on vous la prenne.»
Le jeune homme s'était engagé pour huit ans; comme il était novice en toutes choses, il croyait n'être engagé que pour huit jours. Au bout des huit jours, il se rendit près du colonel et lui demanda si son temps était fini. «Oui, mon ami,» dit le colonel, «votre temps est fini.»
Il quitta donc le régiment et alla se présenter chez un laboureur. La femme seule était à la maison; il lui demanda si l'on avait besoin d'un domestique. «Mon mari,» dit-elle, «est justement sorti pour en chercher un; attendez qu'il rentre.» Le laboureur revint quelque temps après sans avoir trouvé de domestique, et le jeune homme s'offrit à le servir: il ne demandait pas d'argent, mais seulement sa charge de blé à la fin de l'année. Le laboureur et sa femme se consultèrent. «Sans doute,» se dirent-ils, «le garçon est gros et grand, mais avec quinze boisseaux il en aura sa charge.» Le marché conclu, le laboureur lui montra ses champs et lui dit d'aller labourer. La charrue était attelée de deux méchants petits chevaux: le jeune homme, craignant de les couper en deux au moindre coup de fouet, déposa son habit par terre, coucha les deux chevaux dessus et se mit à labourer tout seul. La femme du laboureur l'aperçut de sa fenêtre. «Regarde donc,» dit-elle à son mari, «le nouveau domestique qui laboure tout seul. Jamais nous ne pourrons le payer; tout notre blé y passera. Comment faire pour nous en débarrasser?» Quand le garçon eut fini son labourage, il revint à la maison avec un cheval dans chaque poche. Le laboureur et sa femme lui firent belle mine. «Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner?» lui dirent-ils.—«J'ai voulu finir mon ouvrage,» répondit le garçon; «tous vos champs sont labourés.—Oh! bien,» dit le laboureur, «vous vous reposerez le reste de la journée.» Le jeune homme se mit à table; il aurait bien mangé tout ce qui était servi, mais il lui fallut rester sur sa faim.
Le lendemain, le laboureur, qui voulait le perdre, l'envoya moudre dans certain moulin d'où jamais personne n'était revenu. Le garçon partit en sifflant. Etant entré dans le moulin, il vit douze diables, qui s'enfuirent à son approche. «Bon!» dit-il, «voilà que je vais être obligé de moudre tout seul.» Il appela les diables, mais plus il les appelait, plus vite ils s'enfuyaient. Il se mit donc à moudre son grain, et, quand il eut fini, il renvoya à la maison un cheval qu'il avait emmené avec lui. En voyant le cheval revenir seul, la femme du laboureur eut un moment de joie, car elle crut que le domestique ne reparaîtrait plus. Mais bientôt il revint, amenant avec lui le moulin et le ruisseau jusqu'auprès de la maison de son maître. «Maintenant,» dit-il, «ce sera plus commode; je n'aurai plus besoin d'aller si loin pour moudre.—Mon Dieu!» disaient le laboureur et sa femme, «que vous êtes fort!» Ils faisaient semblant d'être contents, mais au fond ils ne l'étaient guère.
Un autre jour, le laboureur dit au jeune homme: «J'ai besoin de pierres; va m'en chercher dans la carrière là-bas.» Le garçon prit des pinces et des outils à tailler la pierre, et descendit dans la carrière, qui avait bien cent pieds de profondeur: personne n'osait s'y aventurer à cause des blocs de pierre qui se détachaient à chaque instant. Il se mit à tirer d'énormes quartiers de roche, qu'il lançait ensuite par dessus sa tête, et qui allaient bien loin tomber sur les maisons et enfoncer les toits. Le laboureur accourut bientôt en criant: «Assez! assez! prends donc garde! tu écrases les maisons avec les pierres que tu jettes.—Bah!» dit le garçon, «avec ces petits cailloux?»
Le laboureur, ne sachant plus que faire, l'envoya porter une lettre à un sien frère, qui était geôlier d'une prison, et lui dit d'attendre la réponse. Le geôlier, après avoir lu la lettre, fit enchaîner le jeune homme et l'enferma dans un cachot. Le jeune homme se laissa faire, croyant que telle était la coutume, et que c'était en cet endroit qu'on attendait les réponses. Il finit pourtant par trouver le temps long; il brisa ses chaînes en étendant les bras et les jambes, et donna dans la porte un coup de pied qui la fit voler sur le toit. Puis il alla trouver le geôlier. «Eh bien!» lui dit-il, «la réponse?—C'est juste,» répondit le geôlier, «je l'avais oubliée. Attendez un moment.» Il écrivit à son frère de se débarrasser du garçon comme il pourrait, mais que, pour lui, il ne s'en chargeait pas. Le jeune homme mit la lettre dans sa poche et partit; puis, se ravisant, il emporta la prison avec le geôlier, et la déposa près de la maison du laboureur. «A présent,» dit-il à son maître, «il vous sera bien facile de voir votre frère. Mais,» ajouta-t-il, «est-ce que mon année n'est pas finie?—Justement, elle vient de finir,» répondit le laboureur.—«Eh bien! donnez-moi ma charge de blé.» A ces mots, les pauvres gens se mirent à pleurer et à se lamenter. «Jamais,» disaient-ils, «nous ne pourrons trouver assez de grain, quand même nous prendrions tout ce qu'il y en a dans le village.» Le jeune garçon feignit d'abord de vouloir exiger son salaire, mais enfin il leur dit qu'il ne voulait pas leur faire de peine, et même il leur donna de l'argent qu'il tira de la culotte noire.
En sortant de chez le laboureur, il marcha droit devant lui, si bien qu'il arriva sur le bord de la mer; il s'embarqua sur le premier vaisseau qu'il trouva. Mais un des gens du vaisseau, sachant qu'il avait une culotte dont les poches étaient toujours remplies d'argent, lui coupa la gorge pendant son sommeil et s'empara de la culotte.—Je l'ai encore vu, ce matin, qui se promenait avec cette vieille culotte noire.
REMARQUES
L'ensemble de notre conte a une grande analogie avec nos nos 46, Bénédicité, et 69, le Laboureur et son Valet. Voir les remarques de ces deux contes, qui présentent le thème de l'Homme fort d'une manière plus complète.
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On peut rapprocher de l'introduction de notre conte celle d'un conte grec moderne de l'île de Syra (Hahn, no 68), et celle d'un conte italien de Vénétie (Widter et Wolf, no 13).—Dans le conte grec, un démon déguisé se présente à un roi et lui promet qu'il aura plusieurs enfants, s'il consent à lui donner l'aîné.—Dans le conte italien, un prince sans enfants désire tant en avoir qu'il en accepterait du diable lui-même. Un étranger paraît et lui dit: «Promettez-moi de me donner un enfant, et moi je vous promets que dans un an vous en aurez deux.»
Comparer l'introduction de plusieurs des contes européens étudiés dans les remarques de notre no 12, le Prince et son Cheval (second groupe), (pp. 139-140).
Comparer aussi, dans ces mêmes remarques, l'introduction du conte swahili de l'île de Zanzibar (p. 145), à peu près identique à celle de notre conte, et l'introduction du conte indien du Kamaon (p. 149). Dans les remarques de notre no 5, les Fils du Pêcheur, comparer l'introduction du conte indien du Bengale de la collection Lal Behari Day (p. 80).
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Nous ne nous arrêterons plus ici que sur un détail de notre Fils du Diable. Dans un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 288), Nesyta, jeune homme merveilleusement fort, entre au service du diable. Il délivre une pauvre âme, qui s'envole sous la forme d'une colombe blanche après lui avoir dit de demander au diable pour salaire un vieil habit qu'il verra pendu à un clou: les poches de cet habit sont toujours remplies d'or et d'argent. C'est là, comme on voit, le pendant de l'épisode de la culotte noire que la dame blanche dit au héros de notre conte de dérober au diable.—Ajoutons que, dans un conte westphalien appartenant à une autre famille (Kuhn, Westfælische Sagen, no 25), figure une vieille culotte, des poches de laquelle on peut tirer sans cesse de l'argent. Cette culotte vient également de chez le diable, et le héros l'a reçue comme salaire.