← Retour

Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 1 (of 2)

16px
100%

Enfin, la littérature indienne nous offre, dans la grande collection sanscrite de Somadeva, de Cachemire, la Kathâ-Sarit-Sâgara («l'Océan des Histoires»), qui date du XIIe siècle de notre ère, quelques traits des contes que nous étudions. Dans deux récits de cette collection (t. I, p. 110-113, et t. II, p. 175 de la traduction allemande de Brockhaus), le héros donne la chasse à un sanglier énorme, qui se réfugie dans une caverne. Le héros l'y poursuit et se trouve dans un autre monde, où il rencontre une belle jeune fille. Dans le premier récit, la jeune fille a pour père un râkshasa (mauvais génie), qui n'est vulnérable que dans la paume de sa main droite. C'est lui qui était changé en sanglier. Sa fille apprend à Chandasena comment il pourra le tuer[123].—Dans le second récit, la jeune fille est une princesse retenue captive par un démon. Elle dit à Saktideva que le démon vient justement de mourir d'une flèche qu'un hardi archer lui a lancée. Saktideva lui apprend qu'il est cet archer et l'épouse.

***

C'est le moment de revenir sur un des éléments de notre conte, ces personnages d'une force extraordinaire, Tord-Chêne, Jean de la Meule, Appuie-Montagne, qui deviennent les compagnons de Jean de l'Ours. Cet élément appartient évidemment à un autre thème; car la force de ces personnages ne sert absolument à rien dans le récit, et il semblerait même, à en juger par les aventures du château de la forêt, qu'elle ait disparu après qu'ils se sont associés à Jean de l'Ours. Au contraire, dans le thème auquel ils se rattachent véritablement, les personnages doués de dons merveilleux, force, finesse d'ouïe, rapidité à la course, etc., qui se mettent à la suite du héros, aident celui-ci à mener à bonne fin des entreprises à première vue impossibles, imposées à quiconque veut épouser une certaine princesse. (Voir, par exemple, le conte allemand no 71 de la collection Grimm.) M. Théodore Benfey, dans la revue l'Ausland (1858, nos 41-45), a traité à fond de ce thème et de son origine.—Le seul personnage qui, en général, passe de ce thème dans celui de Jean de l'Ours, est l'homme fort, le Bon-Dos du no 28 du Pentamerone napolitain, qui peut porter une montagne; le Forte-Échine du Chevalier Fortuné de Mme d'Aulnoy, qui correspond à notre Tord-Chêne; comme aussi le Bondos d'un conte arabe traduit au siècle dernier par Chavis et Cazotte, véritable parodie des contes de ce type, et le Tranche-Mont du même conte, qui se retrouve, sous le nom de Brise-Montagne, dans le conte picard de Jean de l'Ours, mentionné ci-dessus.—Dans le conte catalan de Joan de l'Os, à côté des hommes forts, Arrache-Pins et autres, il se trouve encore un autre personnage appartenant au thème que nous venons d'indiquer: un homme à l'ouïe si fine qu'il entend ce qui se passe à l'autre bout du monde, sans que ce don merveilleux soit plus utile, dans la suite des aventures, que la force de ses camarades.

Une forme orientale de ce thème des personnages extraordinaires présente un détail caractéristique qui fait lien avec le thème de Jean de l'Ours. Nous la rencontrons dans un conte indien, qui a été recueilli en 1875 chez les Kamaoniens, tribus montagnardes habitant au pied de l'Himalaya, et publié en russe par M. Minaef (no 33)[124]: Un prince s'est mis en route pour aller demander la main de la princesse Hirâ, une princesse qui, toutes les fois qu'elle rit, fait tomber des rubis de ses lèvres et, quand elle pleure, des perles de ses yeux, et que, par avarice, son père ne veut pas marier. Chemin faisant, le prince aperçoit un berger qui fait paître des chèvres; il en a deux mille dans son manteau. Ce berger arrache un arbre dont les branches touchent au ciel et dont les racines descendent aux enfers. «Frère,» lui dit le prince, «que tu es fort!—Mahâradjâ,» dit l'autre, «l'homme qui est fort, c'est celui qui va pour épouser la princesse Hirâ.—J'y vais,» dit le prince. Et le berger se joint à lui. Ils rencontrent ensuite successivement et emmènent avec eux quatre personnages extraordinaires, entre autres un habile tireur à l'arc, un menuisier qui bâtit en une nuit un palais avec vingt-deux galeries et vingt-deux portes, et un homme n'ayant qu'une jambe et qui, en une minute, rapporte des nouvelles des quatre coins du monde. A chacun le prince dit: «Que tu es fort!» et chacun lui répond: «L'homme qui est fort, c'est celui qui va pour épouser la princesse Hirâ.» Arrivé chez la princesse Hirâ, le prince n'a point de peine à obtenir sa main, et il n'est plus question des personnages qu'il avait amenés avec lui. Il y a là certainement une altération.—Le dialogue entre le prince et les hommes qu'il rencontre relie tout à fait le conte indien aux contes européens du type de Jean de l'Ours. Déjà, en Orient, le conte avare de ce dernier type présentait un passage analogue. En Europe aussi, nous retrouvons le même trait dans un conte allemand (Prœhle, II, no 29). Jean l'Ours rencontre un homme qui arrache des arbres comme en se jouant. «Tu es bien fort,» lui dit-il.—«Pas aussi fort que Jean l'Ours,» répond l'autre sans le connaître. D'autres hommes d'une force extraordinaire, que Jean l'Ours rencontre ensuite, lui font une semblable réponse. Plusieurs des contes mentionnés dans ces remarques, le conte hanovrien de Pierre l'Ours (Colshorn, no 5), le conte bosniaque de Grain de Poivre (Mijatowics, p. 123), le conte portugais (Coelho, no 22), ont le même épisode.

Dans un autre conte indien, recueilli dans le Pandjab (Indian Antiquary, août 1881, p. 228;—Steel et Temple, no 5), une forme particulière du thème des personnages extraordinaires se combine avec l'épisode de la maison isolée: Le prince Cœur-de-Lion, jeune homme aussi courageux que fort, est né d'une manière merveilleuse, neuf mois après qu'un fakir a fait manger de certains grains d'orge à la reine, qui jusqu'alors n'avait point d'enfants. Un jour, il veut voyager et se met en route, emmenant avec lui trois compagnons, un rémouleur, un forgeron et un menuisier. (La suite du récit montre que ces trois compagnons du prince sont des personnages aussi extraordinaires pour leur habileté que le menuisier et le tireur à l'arc du conte kamaonien qui précède.) Ils arrivent dans une ville complètement déserte, et entrent dans un palais également abandonné. Le rémouleur dit au prince qu'il se rappelle avoir entendu dire qu'un démon ne laisse personne s'établir dans cette ville: il vaudrait donc mieux aller plus loin. Mais le prince dit qu'il faut d'abord dîner, et que le rémouleur restera au palais pour préparer le repas, tandis que les autres feront un tour dans la ville. Quand le dîner va être prêt, arrive un petit personnage, armé de pied en cap, avec sabre et lance, et monté sur une souris brillamment caparaçonnée[125]. «Donne-moi mon dîner,» dit-il au rémouleur, «ou je te pends à l'arbre le plus voisin.—Bah!» dit le rémouleur; «approche un peu, et je t'écrase entre deux doigts.» Aussitôt le nain se change en un terrible géant, qui pend, en effet, le rémouleur; mais, la branche ayant cassé, celui-ci en est quitte pour la peur. Quand ses camarades reviennent, il leur dit qu'il a eu un accès de fièvre. Même aventure arrive au forgeron, puis au menuisier. Quant au prince, il tue le démon d'un coup d'épée. Puis il écrit à tous les gens de la ville de revenir, et leur donne le rémouleur pour roi. Avant de continuer son voyage, il plante une tige d'orge et dit au rémouleur que, si elle vient à languir, ce sera signe qu'il lui est arrivé malheur à lui, le prince: alors il faudra venir à son secours[126]. Le prince se remet en route en compagnie du forgeron et du menuisier, et parvient dans une seconde ville abandonnée où il leur arrive à peu près même chose que dans la précédente. Le prince établit le forgeron roi du pays et plante, là encore, une tige d'orge avant son départ; ce qu'il fait aussi avant de quitter une troisième ville, où il a marié le menuisier avec une princesse. Lui-même, après diverses aventures, épouse une belle princesse qui était gardée par un génie. Mais sa femme se laisse prendre aux paroles perfides d'une vieille, et elle révèle innocemment à celle-ci que la vie du prince est attachée à une certaine épée: si cette épée est brisée, il mourra. La vieille dérobe l'épée et la met dans un brasier ardent; le prince meurt. Aussitôt les tiges d'orge se flétrissent chez les trois anciens compagnons du prince, qui se mettent sans tarder à sa recherche. Ils trouvent le corps du prince et, près de lui, l'épée brisée. Le forgeron en ramasse les débris et reforge l'épée; le rémouleur lui rend son premier éclat, et le prince recouvre la vie. Alors c'est au tour du menuisier de se rendre utile au prince en lui ramenant sa femme, qui a été enlevée par la vieille. Il y parvient au moyen d'un palanquin qu'il construit et qui vole dans les airs.

On voit comme, dans ce conte indien, tout est logique et s'enchaîne bien: les compagnons du prince sont des personnages extraordinaires, mais par leur habileté, non par leur force, ce qui explique leur mésaventure avec le démon; et leurs dons merveilleux, loin d'être inutiles, servent à amener le dénouement.

Un autre conte oriental, qui offre, pour la marche générale du récit, beaucoup d'analogie avec ce conte indien, se rapproche davantage, sur certains points, des contes du type de Jean de l'Ours: c'est par leurs qualités physiques et non par leur habileté que les compagnons du héros sont extraordinaires; de plus, si l'épisode de la maison isolée fait défaut, nous trouvons la délivrance de trois jeunes filles, prisonnières de monstres. Voici ce conte, recueilli chez un peuple de l'extrême Orient, les Kariaines, qui habitent dans l'Indo-Chine, au milieu des montagnes du Pégu et de la Birmanie (Journal of the Asiatic Society of Bengal, t. XXXIV (1865), seconde partie, p. 225): Par suite d'une malédiction du soleil contre sa mère, Ta-ywa est né aussi petit qu'une jujube. Il mange énormément et devient très fort. S'étant fabriqué un arc, il va à la fontaine où les enfants du soleil viennent à l'eau, les menace et leur ordonne d'aller dire à leur père de le faire plus grand. Le soleil envoie contre lui divers animaux, fait déborder les eaux, lance des rayons brûlants pour le faire périr. Peine inutile. Alors il le fait très grand. Les gens deviennent envieux de sa force et cherchent à se débarrasser de lui (comme dans le conte avare et dans les contes européens du type de l'Homme fort, déjà plus d'une fois mentionné). Voyant qu'on ne l'aime pas, il quitte le pays. Sur son chemin il rencontre Longues-Jambes «qui a dans ses cheveux un cotonnier dont l'ombre couvre six pays.» Ta-ywa lui raconte pourquoi il s'est mis à voyager. L'autre lui dit qu'il s'est trouvé dans le même cas: «Parce que mes jambes étaient longues, on ne m'aimait pas.» Et il se joint à Ta-ywa. Mêmes scènes avec d'autres personnages extraordinaires, Longs-Bras, Larges-Oreilles, etc. Mais il ne reste, en définitive, avec Ta-ywa que Longs-Bras et Longues-Jambes. Après avoir vaincu un personnage nommé Shie-oo, les trois compagnons arrivent dans une maison vide. «La place où Ta-ywa s'assit était au dessus de la tête d'une belle jeune fille qui était cachée dans une fente du plancher: elle se mit à le pincer.» Croyant que c'était un insecte qui l'avait mordu, Ta-ywa souleva le plancher et découvrit la jeune fille. Celle-ci leur dit: «Ah! mes chers amis, comment êtes-vous venus ici? Le grand aigle a mangé mon père et ma mère, mes frères et mes sœurs. Mes parents ont eu pitié de moi et m'ont cachée. Comment êtes-vous venus ici? Le grand aigle va vous dévorer.» Ils lui disent de ne rien craindre, et Ta-ywa parvient à tuer l'aigle. Puis il plante deux herbes à haute tige et laisse dans la maison de l'aigle Longues-Jambes en lui disant: «Si les plantes se flétrissent, mets-toi vite à ma recherche.» Ta-ywa et Longs-Bras reprennent leur route et arrivent à une autre maison vide où ils trouvent dans une jarre une jeune fille et où Ta-ywa tue des tigres, maîtres de la maison. Il plante encore des herbes, et, laissant derrière lui Longs-Bras avec les recommandations qu'il a faites à Longues-Jambes, il se remet en chemin et arrive dans une troisième maison où se cache encore une jeune fille. Cette fois, ce sont trois gros serpents qu'il doit combattre. Il en tue deux, mais le troisième l'avale. Aussitôt les plantes se flétrissent: Longues-Jambes et Longs-Bras accourent à son aide, tuent le serpent et rendent la vie à Ta-ywa.

Nous avons fait remarquer que, dans la combinaison du thème des personnages extraordinaires avec le thème qui est proprement celui de Jean de l'Ours, la plus grande partie des aventures constituant le premier thème disparaît. Nous allons voir, dans un conte écossais (Campbell, no 16), unique, croyons-nous, en son genre, cette même combinaison se faire de la façon la plus ingénieuse, sans occasionner l'élimination d'aucun élément important de l'un ni de l'autre thème.—Le héros, fils d'une pauvre veuve, part avec trois seigneurs pour aller délivrer les trois filles d'un roi que trois géants ont emportées dans le monde inférieur. Il s'adjoint sur la route trois personnages extraordinaires: un «buveur», capable de boire toute une rivière; un «mangeur», dont la faim ne peut être assouvie; un «écouteur», qui entend l'herbe pousser. Ce dernier, grâce à sa finesse d'ouïe, découvre où sont les princesses; le fils de la veuve et les trois personnages extraordinaires se font descendre par les seigneurs dans le monde inférieur. Le premier des géants leur dit qu'ils n'auront pas les princesses avant d'avoir trouvé un homme capable de boire autant d'eau que lui. Le buveur tient si bien tête au géant, que celui-ci crève. Il en est de même du second géant, quand il veut se mesurer avec le mangeur. Le troisième géant donne les princesses, mais à condition que le fils de la veuve restera à son service pendant un an et un jour. On fait remonter les filles du roi, dont les seigneurs s'emparent. Le fils de la veuve sort du monde inférieur sur un aigle que le géant lui a donné. Suit son entrée comme compagnon chez un forgeron, et la commande, faite par les seigneurs, de trois couronnes pareilles à celles que les princesses portaient chez les géants. Le fils de la veuve appelle l'aigle au moyen d'un sifflet que celui-ci lui a donné, et l'envoie chercher ces couronnes dans le monde inférieur.

II
LE MILITAIRE AVISÉ

Il était une fois un militaire qui revenait du service. Passant un jour devant un château, il frappa pour demander à boire, car il avait grand' soif. Un lion vint lui ouvrir: dans ce temps-là les lions faisaient l'office de domestiques. Le maître et la maîtresse du château étaient sortis. Le militaire pria le lion de lui donner un verre d'eau. «Militaire», répondit le lion, «je ne te donnerai pas de l'eau; tu boiras du vin avec moi.» L'autre ne se le fit pas dire deux fois. Ils burent ensemble quelques bouteilles, puis le lion dit au militaire: «Militaire, veux-tu jouer avec moi une partie de piquet? je sais que les militaires jouent à ce jeu quand ils n'ont rien à faire.—Lion, très volontiers.»

Ils jouèrent sept ou huit parties. Le lion, qui perdait toujours, était furieux. Il laissa tomber à dessein une carte et demanda au militaire de la lui ramasser; mais celui-ci, voyant bien que le lion n'attendait que le moment où il se baisserait pour se jeter sur lui, ne bougea pas et lui dit: «Je ne suis pas ton domestique, tu peux la ramasser toi-même. Cependant, comme je m'aperçois que tu es un peu en colère, nous allons jouer à un autre jeu. Apporte-moi une poulie, une corde et une planche.» Le lion alla chercher tout ce qu'il demandait; le militaire fit une balançoire et y monta le premier. A peine s'était-il balancé quelques instants, que le lion lui cria: «Descends, militaire, descends donc, c'est mon tour.—Pas encore, lion,» dit l'autre, «tu as le temps d'y être.» Enfin le militaire se décida à descendre; il aida le lion à monter sur la balançoire et lui dit: «Lion, comme tu ne connais pas ce jeu, je crains que tu ne tombes et que tu ne te casses les reins. Je vais t'attacher par les pattes.» Il l'attacha en effet, et, du premier coup, il le lança au plafond. «Ah! militaire, militaire, descends-moi,» criait le lion, «j'en ai assez.—Je te descendrai quand je repasserai par ici,» répondit le militaire, et il sortit du château.

Le lion poussait des cris affreux qu'on entendait de trois lieues. Les maîtres du château, qui étaient au bois, se hâtèrent de revenir. Après avoir cherché partout, ils finirent par découvrir le lion suspendu en l'air sur la balançoire. «Eh! lion,» lui dirent-ils, «que fais-tu là?—Ah! ne m'en parlez pas! c'est un méchant petit crapaud de militaire qui m'a mis où vous voyez.—Si nous te descendons, que lui feras-tu?—Je courrai après lui, et si je l'attrape, je le tue et je le mange.»

Cependant le militaire continuait à marcher; il rencontra un loup qui fendait du bois. «Loup», lui dit-il, «ce n'est pas ainsi qu'on s'y prend. Donne-moi ton merlin, et puis mets ta patte dans la fente pour servir de coin.» Le loup n'eut pas plutôt mis sa patte dans la fente, que le militaire retira le merlin, et la patte se trouva prise. «Militaire, militaire, dégage-moi donc la patte.—C'est bon,» dit l'autre, «ce sera pour quand je repasserai par ici.»

Le lion, qui était à la poursuite du militaire, accourut aux hurlements du loup. «Qu'as-tu donc, loup?» lui dit-il.—«Ah! ne m'en parle pas! c'est un méchant petit crapaud de militaire qui m'a pris la patte dans cette fente.—Si je te délivre, que lui feras-tu?—Je courrai avec toi après lui; nous le tuerons et nous le mangerons.» Le lion dégagea la patte du loup et ils coururent ensemble après le militaire.

Mais celui-ci avait déjà gagné du terrain; il avait fait rencontre d'un renard qui était au pied d'un arbre, le nez en l'air. «Eh! renard,» lui dit-il, «que regardes-tu là-haut?—Je regarde ces cerises de bois.—Si tu veux», dit le militaire, «je vais t'aider à monter sur l'arbre.» En disant ces mots, il prit un bâton bien aiguisé, l'enfonça dans le corps du renard, puis l'ayant élevé à six pieds de terre, il ficha le bâton sur l'arbre et laissa le renard embroché. «Ah! militaire, militaire, descends-moi donc,» criait le renard.—«Quand je repasserai,» dit le militaire. «Les cerises auront le temps de mûrir d'ici-là.»

Le renard poussait des cris lamentables, qui attirèrent de son côté le lion et le loup. «Que fais-tu là, renard?» lui dirent-ils.—«Ah! ne m'en parlez pas! c'est un méchant petit crapaud de militaire qui m'a joué ce tour.—Si nous te délivrons, que lui feras-tu?—Je courrai avec vous après lui; nous le tuerons et nous le mangerons.»

Le militaire, ayant continué sa route, rencontra une jeune fille. «Mademoiselle,» lui dit-il, «il y a derrière nous trois bêtes féroces qui vont nous dévorer: voulez-vous suivre mon conseil? faisons une balançoire.» La jeune fille y consentit, et le jeu était en train quand le lion, qui était en avance sur ses compagnons, arriva. «Quoi?» dit-il, «encore le même jeu! sauvons-nous.» Ensuite le militaire se mit à fendre du bois. Le loup, étant survenu, s'écria: «C'est donc toujours la même chose!» Et il détala. Ainsi fit le renard.

Le militaire ramena la jeune fille chez ses parents, qui furent bien joyeux d'apprendre qu'elle avait échappé à un si grand péril. Ils firent mille remerciements au militaire et lui donnèrent leur fille en mariage.

REMARQUES

Il a été recueilli dans la Basse-Normandie un conte analogue (J. Fleury, p. 193): Un rémouleur, qui va être mangé par un loup, demande à celui-ci la permission de s'amuser à faire tourner encore une fois son «émoulette.» Le loup y consent, et, trouvant le jeu très joli, veut jouer lui aussi. Le rémouleur fait en sorte que le loup ait la patte prise, puis il se sauve. Un autre loup délivre son camarade, et les voilà tous les deux à courir après le rémouleur. Sur leur chemin, ils rencontrent un lièvre auquel le rémouleur a mis de petits boulets aux oreilles, en lui faisant croire qu'ainsi il courra plus vite; et ensuite un renard, auquel ce même rémouleur a enfoncé, sous le même prétexte, un «ragot» dans le derrière. Ils les débarrassent, l'un de ses boulets, l'autre de son ragot, et tous se lancent sur les traces du rémouleur. Ils l'aperçoivent enfin; mais alors le rémouleur montre l'émoulette au loup, puis les boulets au lièvre et le ragot au renard, et successivement chacun des trois s'enfuit.

Un conte croate (Krauss, no 20) est du même genre: Un jeune paysan, dont le comte son maître voudrait se débarrasser, doit passer la nuit dans une chambre où se trouve un ours affamé. Il y entre en jouant de la guimbarde. L'ours demande aussitôt à apprendre cet instrument; mais le jeune homme lui dit qu'il a les griffes trop longues, et, sous prétexte de les lui couper, il lui emprisonne la patte dans la fente d'un morceau de bois. Le lendemain, le comte ordonne au jeune homme de prendre une voiture et de se rendre dans un autre de ses châteaux; puis il lance l'ours à sa poursuite. Chemin faisant, le jeune homme joue de mauvais tours d'abord à un renard qu'il suspend à un arbre sous prétexte de le guérir de la colique, et ensuite à un lièvre, auquel il disloque les jambes pour le rendre, dit-il, encore plus agile. Le renard et le lièvre, délivrés par l'ours, se joignent à lui, et ils arrivent non loin du jeune homme, à un moment où celui-ci est descendu de voiture et entré dans un taillis. L'ours s'imagine le voir fendre un morceau de bois; le renard, préparer une corde, et le lièvre, aiguiser un bâton. Et tous les trois décampent au plus vite. (On se rappelle que, dans le conte lorrain, le militaire fait route avec une jeune fille, qu'il épouse ensuite; dans le conte croate, le jeune homme a pris avec lui dans sa voiture la fille du seigneur, à l'insu de celui-ci, et il l'épouse également.)

Un conte allemand de la région de Worms (Grimm, no 8) présente une forme écourtée de ce thème: Un joueur de violon, passant dans une forêt, se met à jouer de son instrument pour voir s'il lui viendra un compagnon. Arrive un loup, qui demande à apprendre le violon: le musicien lui dit de mettre les pattes dans la fente d'un vieil arbre, et, quand les pattes se trouvent prises, il le laisse là. Il traite un renard et un lièvre à peu près de la même façon. Cependant le loup, à force de se débattre, est parvenu à se dégager; il délivre le renard et le lièvre, et tous les trois se mettent à la poursuite du musicien. Mais les sons du violon ont attiré près de celui-ci un bûcheron armé de sa hache, et les animaux n'osent pas l'attaquer.

Le dénouement du Militaire avisé, qui manque dans le conte allemand que nous venons d'analyser, a beaucoup d'analogie avec celui d'un autre conte, allemand aussi, et recueilli dans la Hesse (Grimm, no 114). Voici ce passage: Un tailleur a serré dans un étau les pattes d'un ours qui veut apprendre le violon. L'ours, délivré par des ennemis du tailleur, se met à sa poursuite; alors le tailleur, qui se trouve en ce moment en voiture, sort brusquement les jambes par la portière, et, les écartant et resserrant comme les branches d'un étau: «Veux-tu rentrer là-dedans?» crie-t-il à l'ours. Celui-ci s'enfuit épouvanté.

On peut encore comparer, dans les contes allemands de la collection Wolf, la fin du conte page 408; le conte souabe no 59 de la collection Meier, et une partie d'un autre conte allemand (Prœhle, II, no 28).

III
LE ROI D'ANGLETERRE & SON FILLEUL

Il était une fois un roi d'Angleterre qui aimait la chasse à la folie. Trouvant qu'il n'y avait pas assez de gibier dans son pays, il passa en France où le gibier ne manquait pas.

Un jour qu'il était en chasse, il vit un bel oiseau d'une espèce qu'il ne connaissait pas; il s'approcha tout doucement pour le prendre, mais au moment où il mettait la main dessus, l'oiseau s'envola, et, sautant d'arbre en arbre, il alla se percher dans le jardin d'une hôtellerie. Le roi entra dans l'hôtellerie pour l'y poursuivre, mais il perdit sa peine: l'oiseau lui échappa encore et disparut.

Après toute une journée passée à battre les bois et la plaine, le roi arriva le soir dans un hameau, où il dut passer la nuit. Il alla frapper à la porte de la cabane d'un pauvre homme, qui l'accueillit de son mieux, et lui dit que sa femme venait d'accoucher d'un petit garçon; mais ils n'avaient point de parrain, parce qu'ils étaient pauvres. Le roi, à leur prière, voulut bien être parrain de l'enfant, auquel il donna le nom d'Eugène. Avant de prendre congé, il tira de son portefeuille un écrit cacheté qu'il remit aux parents, en leur disant de le donner à leur fils quand celui-ci aurait dix-sept ans accomplis.

Lorsque l'enfant eut six ans, il dit à son père: «Mon père, vous me parlez souvent de ma marraine; pourquoi ne me parlez-vous pas de mon parrain?—Mon enfant,» répondit le père, «ton parrain est un grand seigneur: c'est le roi d'Angleterre. Il m'a laissé un écrit cacheté que je dois te remettre quand tu auras dix-sept ans accomplis.»

Cependant le jeune garçon allait à l'école: une somme d'argent avait été déposée pour lui chez le maître d'école sans qu'on sût d'où elle venait.

Enfin arriva le jour où Eugène eut ses dix-sept ans. Il se leva de bon matin et dit à son père: «Il faut que j'aille trouver mon parrain.» Le père lui donna un cheval et trente-six liards, et le jeune homme lui dit adieu; mais, avant de se mettre en route, il alla voir sa marraine, qui était un peu sorcière. «Mon ami,» lui dit-elle, «si tu rencontres un tortu ou un bossu, il faudra rebrousser chemin.»

Le jeune homme lui promit de suivre son avis et partit. A quelque distance du hameau, il rencontra un tortu et tourna bride. Le jour suivant, il rencontra un bossu et revint encore sur ses pas. «Demain,» pensait-il, «je serai peut-être plus heureux. Mais le lendemain encore, un autre bossu se trouva sur son chemin: c'était un de ses camarades d'école, nommé Adolphe. «Cette fois,» se dit Eugène, «je ne m'en retournerai plus.»

«Où vas-tu?» lui demanda le bossu.—«Je m'en vais voir mon parrain, le roi d'Angleterre.—Veux-tu que j'aille avec toi?—Je le veux bien.»

Ils firent route ensemble, et, le soir venu, ils entrèrent dans une auberge. Eugène dit au garçon d'écurie qu'il partirait à quatre heures du matin; mais le bossu alla ensuite donner l'ordre de tenir le cheval prêt pour trois heures, et, trois heures sonnant, il prit le cheval et s'enfuit.

Eugène fut fort étonné de ne plus trouver son cheval. «Où donc est mon cheval?» demanda-t-il au garçon d'écurie.—«Votre compagnon,» répondit le garçon, «est venu de votre part dire de le tenir prêt pour trois heures. Il y a une heure qu'il est parti.»

Eugène se mit aussitôt à la poursuite du bossu, et il le rejoignit dans une forêt auprès d'une croix. Le bossu s'arrêta et dit à Eugène en le menaçant: «Si tu tiens à la vie, jure devant cette croix de ne dire à personne que tu es le filleul du roi, si ce n'est trois jours après ta mort.» Eugène le jura, puis ils continuèrent leur voyage et arrivèrent au palais du roi d'Angleterre.

Le roi, croyant que le bossu était son filleul, le reçut à bras ouverts. Il accueillit aussi très bien son compagnon. «Quel est ce jeune homme?» demanda-t-il au bossu.—«Mon parrain, c'est un camarade d'école que j'ai amené avec moi.—Tu as bien fait,» dit le roi. Puis il ajouta: «Mon enfant, je ne pourrai pas tenir ma promesse. Tu sais que je me suis engagé autrefois à te donner ma fille, quand tu serais en âge de te marier; mais elle m'a été enlevée. Depuis onze ans que je la fais chercher par terre et par mer, je n'ai pu encore parvenir à la retrouver.»

Les deux jeunes gens furent logés au palais. Tous les seigneurs et toutes les dames de la cour aimaient Eugène, qu'ils ne connaissaient que sous le nom d'Adolphe: c'était un jeune homme bien fait et plein d'esprit; mais tout le monde détestait le bossu. Le roi seul, qui le croyait toujours son filleul, avait de l'affection pour lui, mais il témoignait aussi beaucoup d'amitié à son compagnon, ce dont le bossu était jaloux.

Un jour, celui-ci vint trouver le roi et lui dit: «Mon parrain, Adolphe s'est vanté d'aller prendre la mule du géant.» Le roi fit venir Adolphe: «Eugène m'a dit que tu t'es vanté d'aller prendre la mule du géant.—Moi, sire? comment m'en serais-je vanté? je ne saurais seulement où la trouver, cette mule.—N'importe! si tu ne me l'amènes pas, tu seras brûlé dans un cent de fagots.»

Adolphe prit quelques provisions et partit bien triste. Après avoir marché quelque temps, il rencontra une vieille qui lui demanda un peu de son pain. «Prenez tout si vous voulez,» dit Adolphe; «je ne saurais manger.—Tu es triste, mon ami,» dit la vieille; «je sais ce qui te cause ton chagrin: il faut que tu ailles prendre la mule du géant. Eh bien! le géant demeure de l'autre côté de la mer; il a un merle dont le chant se fait entendre d'un rivage à l'autre. Dès que tu entendras le merle chanter, tu passeras l'eau, mais pas avant. Une fois en présence du géant, parle-lui hardiment.»

Le jeune homme fut bientôt arrivé au bord de la mer, mais le merle ne chantait pas. Il attendit que l'oiseau eût chanté, et il passa la mer. Le géant ne tarda pas à paraître devant lui et lui dit: «Que viens-tu faire ici, ombre de mes moustaches, poussière de mes mains?—Je viens chercher ta mule.—Qu'en veux-tu faire?—Que t'importe? donne-la-moi.—Eh bien! je te la donne, mais à la condition que tu me la rendras un jour.» Adolphe prit la mule, qui faisait cent lieues d'un pas, et retourna au palais.

Le roi fut très content de le revoir et lui promit de ne plus lui faire de peine. Mais bientôt le bossu, qui avait entendu parler du merle du géant, vint dire au roi: «Mon parrain, Adolphe s'est vanté d'aller chercher le merle du géant qui chante si bien et qu'on entend de si loin.» Le roi fit venir Adolphe: «Eugène m'a dit que tu t'es vanté d'aller chercher le merle du géant.—Moi, sire? je ne m'en suis point vanté, et comment ferais-je pour le prendre?—N'importe! si tu ne me le rapportes pas, tu sera brûlé dans un cent de fagots.»

Adolphe se rendit de nouveau sur le bord de la mer. Dès qu'il entendit le merle chanter, il passa l'eau et s'empara de l'oiseau. «Que viens-tu faire ici,» lui dit le géant, «ombre de mes moustaches, poussière de mes mains?—Je suis venu prendre ton merle.—Qu'en veux-tu faire?—Que t'importe? laisse-le-moi.—Eh bien! je te le donne, mais à la condition que tu me le rendras un jour.» Quand Adolphe fut de retour au palais du roi, toutes les dames de la cour furent ravies d'entendre le merle chanter, et le roi promit au jeune homme de ne plus le tourmenter.

Quelque temps après, le bossu dit au roi: «Le géant a un falot qui éclaire tout le pays à cent lieues à la ronde; Adolphe s'est vanté de prendre ce falot et de l'apporter ici.» Le roi fit venir Adolphe: «Eugène m'a dit que tu t'es vanté d'aller prendre le falot du géant.—Moi, sire? comment le pourrais-je faire?—N'importe! si tu ne me rapportes pas ce falot, tu seras brûlé dans un cent de fagots.»

Adolphe s'éloigna et fut bientôt sur le bord de la mer. Le merle n'était plus là pour l'avertir du moment où il pourrait passer l'eau; il tenta pourtant l'aventure, et, étant parvenu sur l'autre bord, il alla droit au géant. «Que viens-tu faire ici,» lui dit le géant, «ombre de mes moustaches, poussière de mes mains?—Je viens prendre ton falot.—Qu'en veux-tu faire?—Que t'importe? donne-le-moi.—Eh bien! je te le donne, mais à la condition que tu me le rendras un jour.» Le jeune homme remercia le géant et s'en retourna. Quand il fut arrivé à quelque distance du palais du roi, il attendit la nuit, et alors il s'avança en tenant haut le falot, dont tout le pays fut éclairé. Le roi, rempli de joie, promit encore une fois à Adolphe de ne plus lui faire de peine.

Un bon bout de temps se passa sans qu'Adolphe eût à subir de nouveaux ennuis; enfin le bossu dit au roi: «Adolphe s'est vanté de savoir où est votre fille et de pouvoir vous la rendre.» Le roi fit venir Adolphe: «Eugène m'a dit que tu t'es vanté de savoir où est ma fille et de pouvoir me la rendre.—Ah! sire, vous l'avez fait chercher partout, par terre et par mer, sans avoir pu la retrouver. Comment voulez-vous que moi, pauvre étranger, je puisse en venir à bout?—N'importe! si tu ne me la ramènes pas, tu seras brûlé dans un cent de fagots.»

Adolphe s'en alla bien chagrin. La vieille qu'il avait déjà rencontrée se trouva encore sur son chemin; elle lui dit: «Le roi veut que tu lui ramènes sa fille. Retourne chez le géant.» Adolphe passa donc encore la mer, et, arrivé chez le géant, il lui demanda s'il savait où était la fille du roi. «Oui, je le sais,» répondit le géant; «elle est dans le château de la reine aux pieds d'argent; mais pour la délivrer il y a beaucoup à faire. Il faut d'abord que tu ailles redemander au roi ma mule, mon merle et mon falot. Ensuite tu feras construire un vaisseau long de trois cents toises, large d'autant et haut de cent cinquante toises; il faut qu'il y ait dans ce vaisseau une chambre, et dans la chambre un métier de tisserand. Mais, sur toutes choses, il ne doit entrer dans ce bâtiment ni fer, ni acier: le roi fera comme il pourra.»

Adolphe alla rapporter au roi les paroles du géant. On fit aussitôt venir des ouvriers, et on leur commanda de construire un vaisseau long de trois cents toises, large d'autant et haut de cent cinquante toises; dans ce vaisseau, il devait y avoir une chambre, et dans la chambre un métier de tisserand, le tout sans fer ni acier. En quarante-huit heures, le bâtiment fut terminé; mais le bossu avait donné de l'argent à un ouvrier pour qu'il y mît une broche de fer.

Adolphe amena le bâtiment au géant. «Il est entré du fer dans ton bâtiment,» dit le géant.—«Non,» répondit Adolphe, «il n'y en a pas.—Il y a du fer en cet endroit,» dit le géant. «Ramène au roi le vaisseau; qu'il fasse venir un ouvrier avec un marteau et un ciseau, et l'on verra si je dis vrai.» Dès que l'ouvrier eut appuyé son ciseau à l'endroit indiqué, et qu'il eut donné dessus un coup de marteau, le ciseau se cassa. On retira la broche de fer, et le géant, quand Adolphe fut de retour avec le vaisseau, ne trouva plus rien à redire.

«Maintenant,» dit-il, «il faut qu'il y ait dans ce vaisseau trois cents miches de pain, trois cents livres de viande, trois cents sacs de millet, trois cents livres de lin, et de plus qu'il s'y trouve trois cents filles vierges.» Le roi fit chercher dans la ville de Londres et dans les environs les trois cents filles demandées; quand on les eut trouvées, on les embarqua dans le vaisseau, on y mit aussi le pain, la viande et le reste, et Adolphe retourna chez le géant. Celui-ci donna un coup d'épaule, et le navire fut porté à plus de deux cents lieues en mer. Adolphe était au gouvernail; sous le pont, les trois cents filles filaient et le géant tissait.

Tout à coup on aperçut au loin une grosse montagne toute noire. «Ah!» dit Adolphe, «nous allons arriver!—Non,» dit le géant. «C'est le royaume des poissons. Pour qu'ils te laissent passer, tu diras que tu es un prince de France qui voyage.»

«Que viens-tu faire ici?» demandèrent les poissons au jeune homme.—«Je suis un prince de France qui voyage.—Prince ou non, tu ne passeras pas.» Alors Adolphe leur jeta des miettes de pain; tous les poissons y coururent à la fois et le laissèrent passer. Il n'était pas encore bien loin quand le roi des poissons dit à son peuple: «Nous avons été bien malhonnêtes de n'avoir pas remercié ce prince qui nous a secourus dans notre détresse. Courez après lui et faites-le retourner.» Les poissons ayant ramené le jeune homme, le roi lui dit: «Tenez, voici une de mes arêtes. Quand vous aurez besoin d'aide, vous me retrouverez, moi et mon royaume.»

«Eh bien!» demanda le géant, «que t'a donné le roi des poissons?—Il m'a donné une de ses arêtes: mais que ferai-je de cette arête?—Mets-la dans ta poche: tu auras occasion de t'en servir.»

On aperçut bientôt une autre montagne plus noire encore que la première. «N'allons-nous pas aborder?» demanda le jeune homme.—«Non,» répondit le géant. «C'est le royaume des fourmis.»

Les fourmis avaient le sac au dos et faisaient l'exercice; elles crièrent à Adolphe: «Que viens-tu faire ici?—Je suis un prince de France qui voyage.—Prince ou non, tu ne passeras pas.» Adolphe leur jeta du millet: les fourmis se mirent à manger le grain et laissèrent passer le jeune homme. «Nous avons été bien malhonnêtes,» dit alors le roi des fourmis, «de n'avoir pas remercié ce prince. Courez le rappeler.» Quand Adolphe fut revenu près de lui, le roi des fourmis lui dit: «Prince, nous étions depuis sept ans dans la détresse; vous nous en avez tirés pour quelque temps. Tenez, voici une de mes pattes: quand vous aurez besoin d'aide, vous me retrouverez, moi et mon royaume.»

«Que t'a donné le roi des fourmis?» demanda le géant.—«Il m'a donné une de ses pattes; mais que ferai-je d'une patte de fourmi?—Mets-la dans ta poche: tu auras occasion de t'en servir.»

Quelque temps après, parut au loin une montagne plus grosse et plus noire encore que les deux premières. «Allons-nous enfin arriver?» demanda Adolphe.—«Non,» dit le géant. «C'est le royaume des rats.»

«Que viens-tu faire ici?» crièrent les rats.—«Je suis un prince de France qui voyage.—Prince ou non, tu ne passeras pas.» Adolphe leur jeta du pain, et les rats le laissèrent passer. «Nous avons été bien malhonnêtes,» dit le roi des rats, «de n'avoir pas remercié ce prince. Courez le rappeler.» Et le jeune homme étant retourné sur ses pas; «Nous vous remercions beaucoup,» lui dit le roi, «de nous avoir secourus dans notre misère. Tenez, voici un poil de ma moustache: quand vous aurez besoin d'aide, vous me retrouverez, moi et mon royaume.»

«Eh bien!» demanda le géant, «que t'a donné le roi des rats?—Il m'a donné un poil de sa moustache; que ferai-je de cela?—Mets-le dans ta poche: tu auras occasion de t'en servir.»

Le vaisseau continua sa route et arriva en vue d'une autre grosse montagne. «N'est-ce point là que nous devons nous arrêter?» demanda le jeune homme.—«Non,» dit le géant. «C'est le royaume des corbeaux.»

«Que viens-tu faire ici?» dirent les corbeaux.—«Je suis un prince de France qui voyage.—Prince ou non, tu ne passeras pas.» Adolphe leur jeta de la viande, et les corbeaux le laissèrent passer. «Nous avons été bien malhonnêtes,» dit le roi des corbeaux, «de n'avoir pas remercié ce bon prince. Courez après lui et faites-le retourner.» Le jeune homme fut donc ramené devant le roi, qui lui dit: «Vous nous avez rendu un grand service, et nous vous en remercions. Tenez, voici une de mes plumes: quand vous aurez besoin d'aide, vous me retrouverez, moi et mon royaume.»

«Que t'a donné le roi des corbeaux?» demanda le géant.—«Il m'a donné une de ses plumes; mais que ferai-je de cette plume?—Mets-la dans ta poche: tu auras occasion de t'en servir.»

Au bout de quelque temps, Adolphe aperçut une montagne qui était encore plus grosse et plus noire que toutes les autres. «Cette fois,» dit-il, «nous allons arriver.—Non,» dit le géant. «C'est le royaume des géants.»

«Que viens-tu faire ici?» crièrent les géants.—«Je suis un prince de France qui voyage.—Prince ou non, tu ne passeras pas.» Adolphe leur jeta de grosses boules de pain; les géants, les ayant ramassées, se mirent à manger et le laissèrent passer. «Nous avons été bien malhonnêtes,» dit le roi des géants, «de n'avoir pas remercié ce prince. Courez le rappeler.» Et, le jeune homme de retour, le roi lui dit: «Nous vous remercions de nous avoir secourus; nous étions sur le point de nous dévorer les uns les autres. Tenez, voici un poil de ma barbe: quand vous aurez besoin d'aide, vous me retrouverez, moi et mon royaume.—Avec ceux-ci,» se dit Adolphe, «je gagnerai plus qu'avec les autres, car ils sont grands et forts.»

«Eh bien!» demanda le géant, «que t'a donné le roi des géants?—Il m'a donné un poil de sa barbe; qu'en ferai-je?—Mets-le dans ta poche: tu auras occasion de t'en servir.»

«Maintenant,» continua le géant, «le premier pays que nous découvrirons sera celui de la reine aux pieds d'argent. Tu iras droit au château; la porte en est gardée par la princesse, fille du roi d'Angleterre, changée en lionne qui jette du feu par les yeux, par les naseaux et par la gueule. Il y a trente-six chambres dans le château: tu entreras d'abord dans la chambre de gauche, puis dans celle de droite, et ainsi de suite.»

Arrivé dans le pays de la reine aux pieds d'argent, Adolphe se rendit au château. Quand il en passa le seuil, la lionne, loin de lui faire du mal, se mit à lui lécher les mains: elle pressentait qu'il serait son libérateur. Le jeune homme alla d'une chambre à l'autre suivant les recommandations du géant, et entra enfin dans la dernière chambre, où se trouvait la reine aux pieds d'argent.

«Que viens-tu faire ici?» lui dit la vieille reine.—«Je viens chercher la princesse.—Tu mériterais d'être changé toi aussi en bête, en punition de ton audace. Sache que pour délivrer la princesse il y a beaucoup à faire. Et d'abord je veux trois cents livres de lin, filées par trois cents filles vierges.» Adolphe lui apporta les trois cents livres de lin et lui présenta les trois cents filles qui les avaient filées. «C'est bien,» dit la reine. «Maintenant tu vois cette grosse montagne: il faut l'aplanir et faire à la place un beau jardin, orné de fleurs et planté d'arbres qui portent des fruits déjà gros; et tout cela en quarante-huit heures.»

Adolphe alla demander conseil au géant. Celui-ci appela le royaume des géants, le royaume des fourmis, le royaume des rats et le royaume des corbeaux. En quatre ou cinq tours de main les géants eurent aplani la montagne, dont ils jetèrent les débris dans la mer. Puis les fourmis et les rats se mirent à fouiller et à préparer la terre; les corbeaux allèrent chercher au loin dans les jardins les fleurs et les arbres, et tout fut terminé avant le temps fixé par la reine. Adolphe alla dire à la vieille de venir voir le jardin; elle ne put rien trouver à reprendre, cependant elle grondait entre ses dents. «Ce n'est pas tout,» dit-elle au jeune homme, «il me faut de l'eau qui ressuscite et de l'eau qui fait mourir.»

Adolphe eut encore recours au géant, mais cette fois le géant ne put rien lui conseiller: il n'en savait pas si long que la vieille reine. «Les corbeaux,» dit-il, «nous apprendront peut-être quelque chose.» On battit la générale parmi les corbeaux; ils se rassemblèrent, mais aucun d'eux ne put donner de réponse. On s'aperçut alors qu'il manquait à l'appel deux vieux soldats, La Chique et La Ramée: on les fit venir. La Ramée, qui était ivre, déclara qu'il ne savait pas où était l'eau, mais que peu lui importait. On le mit en prison. La Chique arriva ensuite, plus ivre encore; on lui demanda où se trouvait l'eau; il répondit qu'il le savait bien, mais qu'il fallait d'abord tirer de prison son camarade. Adolphe le fit délivrer; puis il donna cinquante francs à La Chique pour boire à sa santé, et La Chique le conduisit dans un souterrain: à l'une des extrémités coulait l'eau qui ressuscite, à l'autre l'eau qui fait mourir. La Chique recommanda que l'on mît des factionnaires à l'entrée du souterrain, parce que la vieille reine devait envoyer des colombes pour briser les fioles dans lesquelles on prendrait l'eau. Les colombes arrivèrent en effet, mais les corbeaux, qui étaient plus forts qu'elles, les empêchèrent d'approcher. Le géant dit alors au jeune homme: «Tu présenteras d'abord à la reine l'eau qui ressuscite, et tu lui diras de rendre à la princesse sa première forme; cela fait, tu jetteras au visage de la vieille l'eau qui fait mourir, et elle mourra.»

Quand Adolphe fut de retour, la vieille reine lui dit: «M'as-tu rapporté l'eau qui ressuscite et l'eau qui fait mourir?—Oui,» répondit Adolphe. «Voici l'eau qui ressuscite.—C'est bien. Maintenant, où est l'eau qui fait mourir?—Rendez d'abord à la princesse sa première forme, et je vous donnerai l'eau qui fait mourir.»

La reine fit ce qu'il demandait, et la lionne redevint une belle jeune fille, parée de perles et de diamants, qui se jeta au cou d'Adolphe en le remerciant de l'avoir délivrée. «A présent,» dit la vieille reine, «donne-moi l'eau qui fait mourir.» Adolphe la lui jeta au visage et elle tomba morte. Ensuite le jeune homme reprit avec la princesse le chemin du royaume d'Angleterre et dépêcha au roi un courrier pour lui annoncer leur arrivée.

La joie fut grande au palais. Toutes les dames de la cour vinrent au devant de la princesse pour la complimenter: elle les embrassa l'une après l'autre. Le bossu, qui se trouvait là, s'étant aussi approché pour l'embrasser: «Retire-toi,» lui dit-elle. «Que tu es laid!»

Le soir, pendant le souper, le roi dit à la princesse: «Ma fille, je t'ai promise en mariage à mon filleul: je pense que tu ne voudras pas me faire manquer à ma parole.—Mon père,» répondit la princesse, «laissez-moi encore huit jours pour faire mes dévotions.» Le roi y consentit.

Au bout des huit jours, la princesse dit au roi qu'elle avait laissé tomber dans la mer un anneau qui lui venait de la reine aux pieds d'argent, et qu'avant tout elle voulait le ravoir. Le bossu, jaloux de la préférence que la princesse montrait pour Adolphe, alla dire au roi: «Mon parrain, Adolphe s'est vanté de pouvoir retirer de la mer l'anneau de la princesse.» Le roi fit aussitôt appeler Adolphe: «Eugène m'a dit que tu t'es vanté de pouvoir retirer de la mer l'anneau de la princesse.—Non, sire, je ne m'en suis pas vanté; d'ailleurs, je ne le saurais faire.—N'importe! si tu ne me rapportes pas cet anneau, tu seras brûlé dans un cent de fagots.»

Adolphe s'éloigna bien triste et se rendit chez le géant, auquel il conta sa peine. «Je m'étais dit que je ne ferais plus rien pour toi,» dit le géant. «Pourtant je ne veux pas te laisser dans l'embarras. Je vais appeler les poissons.» On battit la générale parmi les poissons; ils arrivèrent en foule, mais aucun d'eux ne savait où était l'anneau. On s'aperçut alors qu'il manquait à l'appel deux vieux soldats, La Chique et La Ramée; on les fit venir. La Ramée, qui était ivre, déclara qu'il ne savait où était l'anneau, mais que peu lui importait; on le mit en prison. La Chique arriva ensuite, encore plus ivre; il dit qu'il avait la bague dans son sac, mais qu'il fallait d'abord tirer La Ramée de prison. Quand son camarade fut en liberté, La Chique remit la bague au jeune homme. Adolphe lui donna cent francs pour boire à sa santé et courut porter la bague au roi.

«Je pense, ma fille,» dit alors le roi, «que tu dois être contente; tu te marieras demain.—Je ne suis pas encore décidée,» répondit la princesse; «je voudrais auparavant que l'on transportât ici le château de la reine aux pieds d'argent.» On fit aussitôt préparer les fondations, et le bossu, de plus en plus jaloux d'Adolphe, alla dire au roi: «Mon parrain, Adolphe a dit qu'il savait le moyen de transporter ici le château de la reine aux pieds d'argent sans aucune égratignure, pas même une égratignure d'épingle.» Le roi fit appeler Adolphe: «Eugène m'a dit que tu t'es vanté de pouvoir transporter ici le château de la reine aux pieds d'argent sans aucune égratignure, pas même une égratignure d'épingle.—Non, sire, je ne m'en suis pas vanté. D'ailleurs, comment le pourrais-je faire?—N'importe! si tu ne le fais pas, tu seras brûlé dans un cent de fagots.»

Adolphe, bien désolé, alla de nouveau trouver le géant, qui lui dit: «Demande d'abord au roi de te faire construire un grand vaisseau.» Le vaisseau construit, Adolphe s'y embarqua avec le géant. Celui-ci appela le royaume des fourmis, le royaume des rats et le royaume des géants. Les fourmis et les rats détachèrent le château de ses fondations; quatre géants le soulevèrent et l'allèrent porter sur le navire; puis on appela le royaume des poissons pour soutenir le navire.

Tout le monde à la cour du roi d'Angleterre fut enchanté de voir Adolphe de retour, et le château fut posé sur les fondations préparées vis-à-vis du palais du roi. Le roi dit alors à sa fille: «Maintenant j'espère que tu vas épouser Eugène.—Mon père,» répondit la princesse, «accordez-moi quelque temps encore; je ne suis pas décidée.»

Comme la princesse ne cachait pas au bossu qu'elle ne pouvait le souffrir, la jalousie de celui-ci contre Adolphe ne faisait que croître. Un jour, il dit au jeune homme: «Allons faire ensemble une partie de chasse dans le bois des Cerfs.—Volontiers,» répondit Adolphe. Quand le bossu fut dans la forêt avec Adolphe, il lui tira un coup de fusil par derrière et l'étendit mort sur la place; puis il creusa un trou et l'y enterra.

Le roi, ne voyant pas revenir Adolphe, demanda au bossu ce qu'il était devenu. «Je n'en sais rien,» dit le bossu. «Il sera parti pour courir le monde; il se lassait sans doute d'être bien ici.» La princesse était au désespoir, mais elle n'en montra rien à son père et lui demanda la permission d'aller chasser dans le bois des Cerfs. Le roi, de crainte d'accident, voulait la faire accompagner par quarante piqueurs à cheval, mais elle le pria de l'y laisser aller seule.

En arrivant dans la forêt, elle aperçut des corbeaux qui voltigeaient autour d'un trou; elle s'approcha, et, reconnaissant le pauvre Adolphe que les corbeaux avaient déjà à moitié dévoré, elle se mit à pleurer et à gémir. Enfin elle s'avisa qu'elle avait sur elle un flacon de l'eau qui ressuscite; elle en frotta le cadavre, et le jeune homme se releva plein de vie et de santé.

Or c'était le troisième jour après sa mort.

La princesse revint au château avec Adolphe; elle le cacha dans une de ses chambres, et alla trouver le roi. «Mon père,» lui dit-elle, «seriez-vous bien aise de voir Adolphe?—Ma fille,» répondit le roi, «que me dis-tu là? Adolphe est parti pour aller au bout du monde: il ne peut être sitôt de retour.—Eh bien!» reprit la princesse, «faites fermer toutes les portes du palais, mettez-y des factionnaires, et suivez-moi.»

Le roi étant entré dans l'appartement de la princesse, celle-ci fit paraître devant lui le jeune homme qui lui dit: «Sire, Adolphe n'est pas mon nom; je suis Eugène, votre filleul.» Puis, tirant de son sein la lettre que le roi avait remise à ses parents, il la présenta au roi en lui disant: «Reconnaissez-vous cet écrit?» Quand le roi eut appris ce qui s'était passé, il fit brûler le bossu dans un cent de fagots, et Eugène épousa la princesse.

Moi, j'étais de faction à la porte de la princesse; je m'y suis ennuyé, et je suis parti.

REMARQUES

Nous tenons ce conte d'un jeune homme de Montiers, qui l'a entendu raconter au régiment.

***

Pour sa partie principale, notre Roi d'Angleterre et son Filleul se rattache au thème que l'on peut appeler le thème de la Jeune Fille aux cheveux d'or et de l'Eau de la mort et de la vie. Nous traiterons en détail de ce thème dans les remarques de notre no 73, la Belle aux cheveux d'or. Nous y renvoyons donc le lecteur, nous bornant à examiner ici les contes qui, dans diverses collections, se rapprochent plus particulièrement du présent conte.

Il convient de citer d'abord un conte grec moderne, recueilli en Epire par M. de Hahn (no 37): Un roi est obligé, pendant la grossesse de sa femme, de s'éloigner de son royaume. Il recommande à la reine, si elle met au monde un fils, de le lui envoyer quand il aura seize ans accomplis, mais de se garder de prendre pour conducteur un homme sans barbe. (Dans les contes grecs et dans les contes serbes, les hommes sans barbe sont représentés comme étant artificieux et méchants.) Lorsque le moment est venu d'envoyer le jeune garçon à son père, la reine, s'étant rendue sur la place du marché pour louer un cheval et son conducteur, ne peut trouver d'autre conducteur qu'un homme sans barbe. Le lendemain et le surlendemain, elle n'est pas plus heureuse. Elle se décide alors, sur les instances de son fils, à le laisser partir avec un homme sans barbe. Pendant le voyage, le jeune garçon, pressé par une soif ardente, se fait descendre dans une citerne par son compagnon. Celui-ci lui déclare alors qu'il l'abandonnera dans cette citerne, si le prince ne s'engage par serment à lui céder son titre et ses droits, et à ne point révéler le secret jusqu'à ce qu'il soit mort et ressuscité des morts. Le pacte est conclu, et l'imposteur, qui s'est revêtu des habits du prince, est accueilli par le roi comme son fils. Pour se débarrasser du prince, il le fait jeter en proie à un dragon aveugle, auquel il fallait de temps en temps une victime; mais le jeune homme, instruit par un vieux cheval, son confident, rend la vue au dragon, qui, par reconnaissance, lui apprend le langage des animaux en l'avalant et le rendant quelques instants après à la lumière. Ensuite, quand il est obligé d'aller à la recherche de la jeune fille aux cheveux d'or, que l'homme sans barbe veut épouser, le prince, toujours d'après les conseils du vieux cheval, se montre secourable, d'abord envers des fourmis qui ne peuvent traverser un ruisseau, puis envers des abeilles dont un ours dévore le miel, enfin envers de jeunes corbeaux qui vont être déchirés par un serpent. Grâce à l'aide de ses obligés, le prince vient à bout des tâches qui lui sont imposées: les fourmis trient pour lui un tas énorme de blé, de millet et d'autres graines confondues ensemble; les abeilles lui font reconnaître la jeune fille aux cheveux d'or au milieu d'un grand nombre de femmes voilées; enfin les corbeaux lui apportent une fiole d'eau de la vie. La jeune fille, amenée à la cour du roi, fait fort mauvais visage à l'homme sans barbe, qui, pour se venger, tue le prince à la chasse. Elle exige que le cadavre lui soit apporté, et lui rend la vie au moyen de l'eau merveilleuse. Le prince alors, dégagé de son serment, puisqu'il est ressuscité des morts, démasque l'imposteur et le fait périr.

Un autre conte grec moderne, recueilli dans le Péloponnèse (E. Legrand, p. 57), offre une grande ressemblance avec le conte épirote: nous y retrouvons notamment le serment prêté par le jeune homme à l'homme sans barbe qui, là aussi, tient la place du bossu du conte français. Au lieu du cheval (qui figure dans presque tous les contes du type de la Belle aux cheveux d'or; voir les remarques de notre no 73), c'est une fée qui aide le héros de ses conseils. Quand le jeune homme est envoyé à la recherche de «la plus belle fille du monde», la fée, comme le géant de notre conte, lui dit de demander au roi telle quantité de provisions (viande, blé et miel), qu'il donnera en route aux lions, aux fourmis et aux abeilles qu'il rencontrera. Ici, comme dans le conte français, ces divers animaux ont un roi: le roi des lions donne au jeune homme un poil de sa crinière; le roi des fourmis et celui des abeilles, chacun une de leurs ailes.

Un conte albanais (A. Dozon, no 12) a une introduction plus voisine encore de celle du conte français. Un roi est hébergé chez un Valaque, possesseur de nombreux troupeaux. Cette nuit-là même, la femme du Valaque accouche d'un garçon. Le roi engage le père à faire apprendre plusieurs langues à son fils, et, lui remettant une croix, il lui dit: «Quand ton fils aura quinze ans, donne-lui cette croix et dis-lui d'aller me trouver dans telle ville.» Le jour où le jeune garçon atteint ses quinze ans, le père lui remet la croix, et le jeune garçon lit ces mots, écrits dessus: «Je suis le roi ton parrain; viens me trouver dans telle ville.» Ce conte, où figure également un traître, a aussi le serment: «Si je meurs et que je ressuscite, alors seulement je te dénoncerai.»

Un conte serbe du même type (Jagitch, no 1) a une introduction très voisine de celle du conte grec de la collection Hahn; mais il y manque le serment, comme dans tous les contes qu'il nous reste à citer. Dans ce conte serbe, nous rencontrons encore les «princes» des aigles, des fourmis, des pies.—Comparer également un autre conte serbe (Jagitch, no 1 a) et un conte bulgare (Archiv für slawische Philologie, V, p. 79).

Citons aussi un conte breton, donné par M. F.-M. Luzel, dans son cinquième rapport sur une mission en Basse-Bretagne, déjà mentionné par nous. Dans ce conte, intitulé la Princesse de Tronkolaine, un roi, qui a bien voulu être le parrain du vingt-sixième enfant d'un charbonnier, dit à celui-ci de lui envoyer l'enfant à Paris quand il aura dix-huit ans. Le moment arrivé, le jeune Louis se met en route sur un vieux cheval. Comme il passe auprès d'une fontaine, un prétendu camarade d'école lui dit de mettre pied à terre pour boire, et, Louis l'ayant fait malgré l'avis que lui avait donné une bonne vieille, l'autre le jette dans la fontaine, lui enlève le signe de reconnaissance que Louis devait montrer au roi, et s'enfuit sur le vieux cheval. Louis l'ayant rattrapé, ils entrent ensemble chez le roi, qui fait bon accueil à son prétendu filleul et admet Louis dans le château comme valet d'écurie. Bientôt, à l'instigation du faux filleul, Louis est envoyé en des expéditions très périlleuses. Il doit notamment amener au roi la princesse de Tronkolaine.—Cette partie du conte breton présente une grande ressemblance avec notre conte. Nous y retrouvons le bâtiment chargé de provisions dont le jeune homme régale les fourmis, les éperviers et les lions par les royaumes desquels il passe; les tâches imposées par la princesse: démêler un gros tas de grains mélangés, abattre une allée de grands arbres, aplanir une montagne,—tâches dans lesquelles le jeune homme est aidé par les animaux ses obligés. (Dans d'autres versions du conte breton, il faut apporter le palais de la princesse devant celui du roi et aller chercher de l'eau de la mort et de l'eau de la vie.) Arrivée chez le roi, la princesse de Tronkolaine dit de jeter dans un four le faux filleul, comme étant un démon, et, la chose faite, elle épouse Louis.

Nous renverrons encore à un autre conte breton, résumé dans les remarques de notre no 73, la Belle aux cheveux d'or.

Dans un conte italien de Pise (Comparetti, no 5), nous relevons un trait particulier de notre conte: Un prince se met en route pour aller voir son oncle le roi de Portugal, qu'il ne connaît pas. En chemin, un jeune homme se joint à lui et se fait raconter l'objet de son voyage. Quand ils se trouvent dans un endroit isolé, ce jeune homme met au prince un pistolet sur la gorge, et le force à consentir à ce qu'il prenne son titre et sa place: le prince passera pour son page. Arrivé à la cour, l'imposteur ne tarde pas à faire charger le page d'entreprises dangereuses, entre autres de retrouver Granadoro, la reine, qui a disparu[127]. Grâce aux conseils d'une cavale, le page réussit dans ces diverses entreprises. Pour aller à la recherche de la reine, il se fait donner un vaisseau, sur lequel il s'embarque avec la cavale. Pendant la traversée, il recueille dans son vaisseau un poisson, une hirondelle et un papillon, et ensuite ces animaux lui viennent en aide quand, avant de revenir avec lui, Granadoro lui demande successivement de lui apporter son anneau qu'elle a jeté au fond de la mer, de lui procurer une fiole d'une eau qui jaillit au sommet d'une montagne inaccessible, et enfin de la reconnaître entre ses deux sœurs, tout à fait semblables à elle. De retour à la cour du roi son mari, Granadoro ressuscite au moyen de l'eau le page que le prétendu neveu du roi a tué, et elle démasque l'imposteur.

Voir enfin un second conte albanais (G. Meyer, no 13).

***

Le passage où, à l'instigation du bossu, «Adolphe» reçoit l'ordre d'aller dérober au géant sa mule, son merle et son falot, est emprunté à un thème que nous indiquerons en quelques mots: Plusieurs frères se sont trouvés ensemble chez un ogre, un géant ou autre être de ce genre, et ils y ont vu certains objets merveilleux. Ayant pu s'échapper, ils entrent au service d'un roi, qui donne sa faveur au plus jeune. Les aînés, jaloux, ont alors l'idée de faire ordonner par le roi à leur frère d'aller dérober les objets du géant, puis d'amener le géant lui-même. Ici, à la différence de notre conte français, c'est par ruse que le héros réussit dans ces diverses entreprises. M. Reinhold Kœhler a étudié ce thème à propos d'un conte des Avares du Caucase (Schiefner, no 3). Nous donnerons ici l'analyse rapide de ce conte avare, comme spécimen oriental de ce type de conte: Trois frères se sont égarés dans la forêt. Les deux aînés disent au plus jeune, nommé Tchilbik, de monter sur un arbre pour voir s'il n'apercevrait pas la fumée d'une cheminée. Tchilbik voit une colonne de fumée s'élever du milieu de la forêt. Les trois frères marchent dans cette direction et arrivent à une maison où ils se trouvent en face d'une Kart (ogresse) et de ses trois filles. La Kart leur donne à manger; ensuite elle fait coucher ses filles dans un lit, et les frères dans un autre. Pendant la nuit, Tchilbik met les filles de la Kart à sa place et à celle de ses frères, et la Kart tue ses filles, croyant tuer les trois jeunes gens[128]. Quand Tchilbik revient à la maison, le roi du pays, qui entend parler de ses aventures, lui dit: «On raconte que la Kart a une couverture de lit qui peut couvrir cent hommes; va la dérober.» (Il y a là une altération: dans les contes européens, mieux conservés, c'est, comme nous l'avons dit, à l'instigation de ses méchants frères que le héros reçoit l'ordre d'aller dérober les objets merveilleux.) Il faut ensuite que Tchilbik aille voler la chaudière de la Kart, où l'on peut préparer à manger pour cent hommes; puis sa chèvre aux cornes d'or. Enfin le roi lui dit que, s'il amène la Kart elle-même, il lui donnera sa fille en mariage et l'associera à son pouvoir[129].

Dans certains contes européens de ce type, nous trouvons des objets merveilleux analogues à ce «falot» du géant, qui éclaire à cent lieues à la ronde. Ainsi, dans un conte breton (Luzel, Contes bretons, no 1), Allanic doit aller prendre au géant Goulaffre une «demi-lune», qui éclaire à plusieurs lieues à la ronde; dans un conte basque (Webster, p. 86), altéré sur divers points, le héros doit s'emparer de la «lune» d'un ogre, qui éclaire à sept lieues; dans un conte écossais (Campbell, no 17) et un conte irlandais (Kennedy, II, p. 3), où les trois frères sont remplacés par trois sœurs, la plus jeune reçoit l'ordre d'aller chercher le «glaive de lumière du géant». Dans deux contes suédois (Cavallius, no 3, B et C), l'un des objets merveilleux qu'il faut enlever à une sorcière ou à un géant, est une lampe d'or qui éclaire comme la pleine lune.

Un conte sicilien (Gonzenbach, no 30) met en relief de la façon la plus nette la combinaison du thème que nous venons d'indiquer avec le thème de la Belle aux cheveux d'or, duquel dérive, pour l'ensemble, notre conte français. Dans ce conte sicilien, les frères de Ciccu, envieux de la faveur dont il jouit auprès du roi, disent à celui-ci que Ciccu est en état d'aller prendre le sabre de l'ogre, qui répand une lueur merveilleuse, et ensuite l'ogre lui-même. Ce dernier trait est, nous l'avons vu, tout à fait caractéristique du thème en question. Le récit passe ensuite dans le thème de la Belle aux cheveux d'or, qui s'appelle ici la «Belle du monde entier», et que Ciccu doit aller chercher pour le roi.—Du reste, un conte des Tsiganes de la Bukovine (Miklosisch, no 9), un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 368), un conte lithuanien (Chodzko, p. 249), et un conte croate (Krauss, no 80), après avoir donné les aventures, résumées ci-dessus, du héros et de ses frères chez une ogresse ou une sorcière, ont une seconde partie qui se rattache au thème de la Belle aux cheveux d'or.

***

Nous reviendrons, pour terminer, sur quelques traits du conte français. Nous retrouvons en Orient le «roi des fourmis» qui, par reconnaissance, promet au héros son secours et celui de ses sujets. Dans un conte indien de Calcutta (miss Stokes, no 22), un prince ayant donné à des fourmis des gâteaux qu'il avait emportés comme provisions de route, le radjah des fourmis lui dit: «Vous avez été bon pour nous. Si jamais vous êtes dans la peine, pensez à moi, et nous arriverons.»—Pour le passage où le roi des poissons donne au jeune homme une de ses arêtes, le roi des corbeaux, une de ses plumes, etc., comparer un conte oriental des Mille et un Jours, cité par M. Benfey (Pantschatantra, I, p. 203): Un serpent reconnaissant donne au héros trois de ses écailles, en lui disant de les brûler si jamais il est menacé d'un danger: alors le serpent accourra à son secours.—Dans un conte arabe des Mille et une Nuits (Histoire de Zobéide), Zobéide a sauvé la vie à une fée transformée en serpent ailé; la fée lui donne un paquet de ses cheveux, dont il suffit de brûler deux brins pour la faire venir immédiatement, fût-elle au delà du Caucase.

Dans notre conte, on rassemble les corbeaux pour savoir où se trouve l'eau qui ressuscite et l'eau qui fait mourir, et un seul d'entre eux, l'un des deux qui ne s'étaient pas présentés d'abord, peut donner des renseignements à cet égard. Dans deux contes grecs modernes d'Epire (Hahn, nos 15 et 25), on rassemble aussi tous les oiseaux pour leur demander où est une certaine ville, et le seul qui le sache est précisément celui qui n'est pas venu à l'assemblée. Il en est de même dans un conte suédois (Cavallius, p. 186), dans un conte hongrois (Gaal-Stier, no 13), et dans d'autres contes européens. Un troisième conte grec moderne d'Epire (Hahn, no 65, variante 2), offre sur un point une ressemblance presque complète avec le conte français: ce qu'on demande aux corneilles rassemblées, c'est d'aller chercher de l'eau de la vie.—En Orient, le trait de l'oiseau arrivé en retard et qui seul peut donner le renseignement demandé, se rencontre dans un conte arabe des Mille et une Nuits (Histoire de Djanschah), et dans un conte des Avares du Caucase (Schiefner, no 4); ce dernier conte a même, en commun avec deux des contes grecs modernes que nous venons de mentionner (Hahn, no 25 et no 65, var. 2), un petit détail assez curieux: dans le conte avare comme dans les contes épirotes, l'oiseau en question est boiteux.—Dans la mythologie grecque (Apollodori Bibliotheca, I, 9, 12), Mélampus ayant rassemblé les oiseaux et leur ayant demandé un remède pour Iphiclus, le fils de son maître, il n'y a qu'un vautour qui puisse le lui indiquer; mais il n'est pas dit que ce vautour fût le seul qui n'eût pas d'abord répondu à l'appel. Aussi l'absence de ce trait caractéristique nous fait-elle hésiter à rapprocher de nos contes modernes l'histoire de Mélampus.

Quant au passage de notre conte où un poisson, qui est arrivé en retard à l'assemblée, rapporte l'anneau de la princesse, nous pouvons en rapprocher un conte serbe, du type de la Belle aux cheveux d'or (Jagitch, no 53). Là, les clefs que la princesse avait jetées dans la mer sont rapportées par une vieille grenouille qui, de tous les «animaux marins», convoqués par leur roi, est arrivée la dernière.—Dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, III, p. 147), c'est un vieux marsouin en retard qui rapporte les clefs. Comparer le conte tchèque mentionné plus haut (Waldau, p. 368), un conte danois (Grundtvig, II, p. 15), un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, 4e rapport, la Princesse de Tréménézaour).

***

Un dernier mot sur un détail, tout de forme, de notre conte. Dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, II, p. 193), nous retrouvons, dans la bouche d'un ogre, les expressions du géant: «Poussière de mes mains, ombre de mes moustaches.»

IV
TAPALAPAUTAU

Il était une fois un homme qui avait autant d'enfants qu'il y a de trous dans un tamis. Un beau jour, il s'en alla faire un tour dans le pays pour chercher à gagner sa vie et celle de sa famille. Il rencontra sur son chemin le bon Dieu qui lui dit: «Où vas-tu, mon brave homme?—Je m'en vais par ces pays chercher à gagner ma vie et celle de ma femme et de mes enfants.—Tiens,» dit le bon Dieu, «voici une serviette. Tu n'auras qu'à lui dire: Serviette, fais ton devoir, et tu verras ce qui arrivera.» Le pauvre homme prit la serviette en remerciant le bon Dieu, et voulut en faire aussitôt l'expérience. Après l'avoir étendue par terre, il dit: «Serviette, fais-ton devoir,» et la serviette se couvrit d'excellents mets de toute sorte. Tout joyeux, il la replia et reprit le chemin de son village.

Comme il se faisait tard, il entra dans une auberge pour y passer la nuit, et dit à l'aubergiste: «Vous voyez cette serviette, gardez-vous de lui dire: Serviette, fais ton devoir.—Soyez tranquille, mon brave homme.» Il était à peine couché, que l'aubergiste dit à la serviette: «Serviette, fais ton devoir.» Il fut grandement étonné en la voyant se couvrir de pain, de vin, de viandes et de tout ce qu'il fallait pour faire un bon repas, dont il se régala avec tous les gens de sa maison. Le lendemain, il garda la bienheureuse serviette et en donna une autre au pauvre homme, qui partit sans se douter du tour qu'on lui avait joué.

Arrivé chez lui, il dit en entrant: «Ma femme, nous ne manquerons plus de rien à présent.—Oh!» répondit-elle, «mon mari, vous nous chantez toujours la même chanson, et nos affaires n'en vont pas mieux.» Cependant l'homme avait tiré la serviette de sa poche. «Serviette,» dit-il, «fais ton devoir.» Mais rien ne parut. Il répéta les mêmes paroles jusqu'à vingt fois, toujours sans succès, si bien qu'il dut se remettre en route pour gagner son pain.

Il rencontra encore le bon Dieu. «Où vas-tu, mon brave homme?—Je m'en vais par ces pays chercher à gagner ma vie et celle de ma femme et de mes enfants.—Qu'as-tu fait de ta serviette?» L'homme raconta ce qui lui était arrivé. «Que tu es simple, mon pauvre homme!» lui dit le bon Dieu. «Tiens, voici un âne. Tu n'auras qu'à lui dire: Fais-moi des écus, et aussitôt il t'en fera.»

L'homme emmena l'âne, et, à la tombée de la nuit, il entra dans l'auberge où il avait déjà logé. Il dit aux gens de la maison: «N'allez pas dire à mon âne: Fais-moi des écus.—Ne craignez rien,» lui répondirent-ils. Dès qu'il fut couché, l'aubergiste dit à l'âne: «Fais-moi des écus;» et les écus tombèrent à foison. L'aubergiste avait un âne qui ressemblait à s'y méprendre à l'âne aux écus d'or: le lendemain, il donna sa bête à l'homme, et garda l'autre.

De retour chez lui, le pauvre homme dit à sa femme: «C'est maintenant que nous aurons des écus autant que nous en voudrons!» La femme ne le croyait guère. «Allons,» dit l'homme à son âne, «fais-moi des écus.» L'âne ne fit rien. On lui donna des coups de bâton, mais il n'en fit pas davantage.

Voilà notre homme encore sur les chemins. Il rencontra le bon Dieu pour la troisième fois. «Où vas-tu, mon brave homme?—L'âne ne m'a point fait d'écus.—Que tu es simple, mon pauvre homme! Tiens, voici un bâton; quand tu lui diras: Tapalapautau, il se mettra à battre les gens; si tu veux le rappeler, tu lui diras: Alapautau.» L'homme prit le bâton et entra encore dans la même auberge. Il dit aux gens de l'auberge: «Vous ne direz pas à mon bâton: Tapalapautau.—Non, non, dormez en paix.»

Quand les gens virent qu'il était couché, ils s'empressèrent de dire au bâton: «Tapalapautau.» Aussitôt le bâton se mit à les corriger d'importance et à leur casser bras et jambes. «Hé! l'homme!» criaient-ils, «rappelez votre bâton; nous vous rendrons votre serviette et votre âne.» L'homme dit alors: «Alapautau,» et le bâton s'arrêta. On lui rendit bien vite sa serviette et son âne; il s'en retourna chez lui et vécut heureux avec sa femme et ses enfants.

Moi, je suis revenu et je n'ai rien eu.

REMARQUES

Comparer nos nos 39, Jean de la Noix, et 56, le Pois de Rome: les remarques de ces deux variantes complètent les rapprochements que nous allons faire ici.

***

Dans un conte valaque (Schott, no 20), c'est, comme dans notre conte, le bon Dieu qui donne à un pauvre paysan un âne aux écus d'or; puis, après que des aubergistes le lui ont volé, une table qui se couvre de mets au commandement, et enfin un gourdin qui rosse les gens.—Dans un conte toscan (Gubernatis, Novelline di Santo-Stefano, no 21), celui qui donne les objets merveilleux (table, brebis et bâton) est un vieillard, qui n'est autre que Jésus[130].—Dans un conte hongrois (Erdelyi-Stier, no 12), les objets sont donnés par un vieux mendiant envers lequel le héros a été charitable, et qui se révèle à lui comme étant «celui qui récompense le bien».

Partout ailleurs, le donateur des objets, celui que rencontre le pauvre homme, est un autre personnage que le bon Dieu.—Dans des contes siciliens (Gonzenbach, no 52; Pitrè, no 29), c'est, sous la figure d'une belle femme, la Fortune, le Destin du héros;—dans un conte espagnol (Caballero, I, p. 46), c'est un follet;—dans un conte autrichien (Vernaleken, no 11), une statue;—dans un conte picard (Carnoy, p. 308), un magicien;—dans un conte lithuanien (Leskien, no 30), un vieux nain;—dans un autre conte lithuanien (Schleicher, p. 105), un vieillard;—dans un conte islandais (Arnason, trad. anglaise, p. 563), le pasteur de la paroisse;—dans un conte vénitien (Bernoni, I, no 9), un signor;—dans un conte toscan (Nerucci, no 34), une signora;—dans un autre conte toscan (ibid., no 43), un fermier, dont le héros, qui est ici un jeune garçon, est le neveu.

Dans tout un groupe de contes de cette famille, c'est de maîtres au service desquels il est entré, que le héros reçoit les objets merveilleux: dans un conte du Tyrol italien (Schneller, no 15), de trois fées;—dans un conte des Abruzzes (Finamore, no 37), de fées aussi;—dans un conte catalan (Rondallayre, III, p. 31), du diable;—dans un conte portugais (Coelho, no 24), d'un roi;—dans un conte italien de la province d'Ancône (Comparetti, no 12), d'un homme, non autrement désigné;—dans un conte irlandais (Kennedy, II, p. 25), d'une vieille femme.

Dans un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 41), il s'agit de trois frères dont chacun reçoit successivement d'un vieillard, leur maître, au bout d'une année de service, un des objets merveilleux. (Comparer le conte toscan de la collection Gubernatis, cité plus haut.)—Dans un conte hessois (Grimm, no 36), il y a aussi trois frères, mais c'est d'un maître différent que chacun reçoit un des objets. (Comparer le conte portugais no 49 de la collection Braga, où les objets sont donnés à trois frères par trois personnages qu'ils rencontrent.)

Un conte russe (Gubernatis, Zoological Mythology, II, p. 262) est tout particulier: un vieux bonhomme s'en va trouver «la cigogne», et la prie d'être pour lui comme son enfant (allusion à la piété filiale attribuée aux cigognes). La cigogne lui donne successivement les objets merveilleux.—Dans un autre conte russe (Goldschmidt, p. 61), la cigogne est remplacée par une grue, reconnaissante envers un paysan, qui lui a rendu la liberté après l'avoir prise au filet.

Un second conte russe et d'autres contes qui s'en rapprochent beaucoup sont bien curieux aussi. Dans le conte russe (Dietrich, no 8), un homme va trouver le Vent du sud, pour se plaindre de ce que celui-ci lui a enlevé sa farine. Il en reçoit une corbeille merveilleuse, etc.—Dans un conte norwégien (Asbjœrnsen, traduction allemande, I, no 7), c'est le Vent du nord qui donne les objets merveilleux, et, là aussi, pour remplacer la farine qu'on lui réclame.—Dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, III, no 24), les objets sont donnés par le Vent du nord-ouest, qui a enlevé tout le lin d'un bonhomme (comparer un conte de la Basse-Bretagne, publié par M. Luzel, dans Mélusine, 1877, col. 129, et un conte toscan de la collection Comparetti, no 7).—Enfin, dans un conte esthonien (H. Jannsen, no 7), au lieu du Vent figure la Gelée, qui a détruit les semailles d'un pauvre diable, et chez qui celui-ci va se lamenter.

Dans une dernière catégorie de contes de cette famille, les objets merveilleux arrivent au pauvre homme par voie d'échange contre sa vache ou son cochon, par exemple. Dans un conte irlandais, de la collection Crofton Croker (traduit dans le Magasin pittoresque, t. XI, p. 133), dans un conte souabe (Meier, no 22), peut-être dérivé directement du livre irlandais, dans un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 56), et dans un conte autrichien (Vernaleken, no 17), c'est avec un nain que se fait l'échange;—dans deux contes du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 84 et 185), avec un personnage inconnu ou avec un roi;—dans un conte allemand du duché d'Oldenbourg (Strackerjan, II, p. 312), avec le diable.

***

Dans bon nombre de ces contes, nous retrouvons exactement les objets merveilleux du conte lorrain. Dans d'autres, il y a quelques différences. Ainsi, au lieu de l'âne, un mulet (conte bas-breton), un cheval (conte vénitien), un coq (conte du duché d'Oldenbourg), qui font de l'or;—une poule qui fait des ducats (premier conte tyrolien);—une poule aux œufs d'or (conte irlandais, collection Kennedy);—un bélier (conte tchèque), une brebis (conte lithuanien, collection Schleicher), un bouc (conte lithuanien, collection Leskien; conte norwégien), une chèvre (conte autrichien), dont les poils ruissellent de pièces d'or, quand on leur dit de se secouer;—un tamis d'où il tombe de l'argent comme de la farine (conte portugais de la collection Coelho).

Dans le premier conte portugais, dans le conte tyrolien (Zingerle, II, p. 185), dans le conte hessois et dans les deux contes lithuaniens, la serviette est remplacée par une petite table; dans le conte sicilien de la collection Gonzenbach, par une baguette magique.

Le gourdin se retrouve partout, excepté dans le conte picard, où il est très bizarrement remplacé par une chèvre, qui bat l'aubergiste, et dans le conte autrichien no 11 de la collection Vernaleken, où le troisième objet merveilleux est un chapeau d'où sort un régiment, quand on le frappe avec une baguette. Ce détail relie ce conte aux contes du genre de nos nos 42, Les trois Frères, et 31, l'Homme de fer.

Un petit groupe, parmi les contes indiqués ci-dessus, n'a que deux objets merveilleux. Dans le conte irlandais de la collection Crofton Croker, ce sont deux bouteilles: de la première, il sort, au commandement, deux petits génies fort jolis, apportant toute sorte de mets; de la seconde, deux génies affreux qui bâtonnent tout le monde (comparer le conte souabe et le premier des contes tyroliens).—Dans les contes russes que nous font connaître M. de Gubernatis et M. Goldschmidt, des sacs remplacent les bouteilles.—Dans le conte russe de la collection Dietrich, les deux objets sont une corbeille, qui donne toute une sorte de mets, et un tonneau, auquel on dit: «Cinq hors du tonneau!»—Enfin, dans le conte toscan de la collection Nerucci, il y a deux boîtes: de la première, sortent deux serviteurs, qui apportent tout ce que l'on souhaite; de la seconde, deux personnages armés de bâtons. (Comparer le conte italien de la collection Comparetti et le conte esthonien, où, au lieu des boîtes, figurent deux havresacs.)

***

Quant à la perte des objets merveilleux, elle a lieu, dans les contes ci-dessus mentionnés, de diverses façons. La forme la plus ordinaire est celle du conte lorrain: ils sont volés par un hôtelier qui leur substitue d'autres objets en apparence semblables. Ailleurs, ils sortent des mains de leurs possesseurs par une vente ou un échange imprudents (contes toscans, conte islandais, conte esthonien).—Dans le conte russe de la collection Dietrich, la femme du bonhomme veut absolument, par sotte vanité, inviter un certain seigneur à manger des bonnes choses fournies par la corbeille merveilleuse, et le seigneur envoie ensuite ses gens enlever la corbeille et lui en substituer une autre. (Le conte autrichien a quelque chose du même genre. Comparer le conte hongrois.)

Si nous tenons à indiquer ici ces diverses formes, c'est que nous les retrouverons toutes en Orient.

On a vu que, dans notre conte, le bonhomme recommande à l'aubergiste de ne pas dire telle ou telle chose aux objets merveilleux. Il en est de même dans le conte du Tyrol italien, dans le conte vénitien, dans le conte tchèque et dans un conte napolitain du XVIIe siècle, dont nous allons parler. (Comparer le conte portugais de la collection Braga.)—Dans les autres contes où figure l'auberge, le pauvre diable a fait imprudemment l'essai des objets devant l'hôtelier, ou bien celui-ci l'a épié.

***

Au XVIIe siècle, le Napolitain Basile insérait dans son Pentamerone (no 1), un conte où le héros reçoit d'un ogre, chez qui il a servi, un âne qui fait des pierres précieuses, et ensuite, après que l'âne a été volé par un hôtelier, une serviette et un gourdin merveilleux.

***

En Orient, nous avons d'abord à citer un conte syriaque (Prim et Socin, no 81, p. 343): Un renard, que sa femme a mis à la porte de sa maison, reçoit d'un personnage mystérieux, qui tout à coup s'est dressé devant lui du fond d'une source, une assiette qui se remplit de mets au commandement; mais il lui est défendu de la montrer à sa femme. Il a l'imprudence de se servir, en présence de celle-ci, de l'assiette merveilleuse, et sa femme l'oblige à inviter à dîner le roi des renards. Ce dernier, quand il voit quelle est la vertu de l'assiette, envoie de ses gens qui s'en emparent[131]. Le renard retourne à la fontaine, et l'homme lui donne un âne qui fait des pièces d'or. Même imprudence de la part du renard. Un jour, sa femme veut absolument monter sur l'âne pour aller au bain. La maîtresse du bain substitue à l'âne aux pièces d'or un âne ordinaire, tout semblable en apparence. Force est au renard de retourner une troisième fois à la fontaine. Cette fois l'homme lui donne une gibecière d'où sortent, quand le renard le leur ordonne, deux géants, qui tuent la femme du renard, pour la punir, le roi des renards et la maîtresse du bain, pour leur reprendre l'assiette et l'âne[132].

Il a été recueilli, dans le sud de l'Inde, dans le Deccan, un conte de cette même famille (miss Frere, p. 166): Un brahmane très pauvre a marié sa fille à un chacal, lequel n'est autre qu'un prince qui a pris cette forme. Un jour, il va trouver son gendre, et lui demande de le secourir dans sa misère. Il en reçoit un melon que, sur le conseil du chacal, il plante dans son jardin. Le lendemain et les jours suivants, à la place où il a planté le melon, il trouve des centaines de melons mûrs. Sa femme les vend tous successivement à sa voisine, sans savoir qu'ils sont remplis de pierres précieuses. Quand enfin elle s'en aperçoit et qu'elle réclame, l'autre fait semblant de ne pas comprendre et la met à la porte. Le brahmane retourne chez le chacal; celui-ci lui fait présent d'une jarre, toujours remplie d'excellents mets. Mais le brahmane a l'imprudence d'inviter à dîner chez lui un riche voisin, qui l'a flatté pour savoir son secret. Une fois informé des vertus de la jarre, le voisin va en parler au roi. Celui-ci vient, à son tour, dîner chez le brahmane, et ensuite envoie de ses gardes s'emparer de la jarre merveilleuse. Nouveau voyage du brahmane, qui cette fois, rapporte une seconde jarre d'où il sort, quand on en soulève le couvercle, une corde qui lie les gens et un gourdin qui les roue de coups. Grâce au gourdin, le brahmane rentre en possession de ce qui lui a été volé.

Si, du sud de l'Inde, nous passons tout au nord, nous trouvons au pied de l'Himalaya, chez les Kamaoniens, un conte analogue (Minaef, no 12). Voici la traduction de ce conte: Il était une fois un petit vantard. Un jour, il dit à sa mère: «Ma mère, cuis-moi du pain, et j'irai voyager.» Le voilà parti. Arrivé sur le bord d'un étang, il s'assit, tira quatre pains de son sac et les mit aux quatre coins de l'étang; et il dit: «J'en mangerai un, puis un autre, puis un troisième, et, si l'envie m'en prend, je mangerai tous les quatre gendres[133] Or, dans l'étang, il y avait quatre serpents, un à chacun des quatre coins. En entendant le petit vantard, ils eurent peur et se dirent: «Oh! il nous mangera, bien sûr!» Alors l'un d'eux dit au petit vantard: «Petit frère, ne nous mange pas: je te donnerai un lit qui vole de lui-même.» Le second lui dit: «Petit frère, ne nous mange pas: je te donnerai des chiffons qui sèment d'eux-mêmes.» Le troisième lui offrit «une coupe qui bout d'elle-même», et le quatrième «une cuiller qui puise d'elle-même». Le premier serpent ajouta: «Mon lit a cette propriété, qu'il te portera partout où tu voudras être.» Le second: «Mes chiffons ont cette propriété que, si tu leur dis: Semez des roupies, ils t'en donneront un tas.» Le troisième: «Ma coupe te préparera la nourriture que tu désireras, sans feu et sans eau.» Enfin le quatrième: «Ma cuiller mettra devant toi tout ce que tu voudras.» Le petit vantard contempla ces objets et en fut tout réjoui. Survint la nuit; comme il était trop tard pour retourner à la maison, il entra chez une vieille femme. Celle-ci, pendant qu'il dormait, prit ses objets et leur en substitua d'autres qui n'étaient bons à rien. Le lendemain, le petit vantard arriva tout joyeux à la maison, en criant: «Petite mère, apporte un seau pour mesurer mon argent.» Il commanda aux chiffons de semer; mais il n'en sortit que des poux. Il se mit à réfléchir: «C'est étrange! Comment cela a-t-il pu arriver?» Bref, il s'en retourna à l'étang et dit comme la première fois: «Je vous mangerai tous les quatre.» Les serpents, eux aussi, se mirent à réfléchir: «C'est étrange! Nous lui avons donné tant d'objets merveilleux, et il vient toujours nous tourmenter!» Finalement ils lui dirent: «Petit frère, là où tu as passé la nuit, la vieille femme a changé tes objets. Nous allons te donner un gourdin qui bat et une corde qui lie. Prends-les; va chez cette vieille et dis: Corde, gourdin, reprenez mes objets à la vieille! Ils reprendront tous tes objets et battront d'importance la vieille pour ta consolation.» Le petit vantard retrouva ainsi son bien.

Un autre conte indien, venant probablement de Bénarès (miss M. Stokes, no 7), ressemble beaucoup au conte kamaonien; il ne présente guère que les différences suivantes. Les quatre serpents sont remplacés par cinq fées; la première fois que Sachuli leur fait peur, elles lui donnent un pot qui procure tous les mets qu'on lui demande; la seconde fois, une boîte qui procure tous les habits qu'on désire. Ces deux objets sont successivement volés par un cuisinier, dans la boutique duquel Sachuli a eu l'imprudence d'en faire l'expérience, et qui leur substitue des objets ordinaires. Alors les fées donnent à Sachuli une corde et un bâton magiques.

Ces deux contes nous offrent déjà un détail qui n'existait pas dans le conte indien du Deccan: la substitution à l'objet merveilleux d'un objet ordinaire en apparence identique. Dans le conte du Deccan, en effet, c'est par la force que le roi s'empare de la jarre merveilleuse du brahmane. Un quatrième conte indien, recueilli dans le Bengale (Lal Behari Day, no 3), va se rapprocher encore davantage de nos contes européens; nous y trouverons même le fripon d'aubergiste: Un pauvre brahmane, ayant femme et enfants, est très dévot à la déesse Durga, l'épouse du dieu Siva. Un jour qu'il est dans une forêt à se lamenter sur sa misère, le dieu Siva et son épouse viennent justement se promener dans cette forêt. La déesse appelle le brahmane et lui fait présent d'un objet merveilleux, qu'elle a demandé pour lui à Siva: c'est un pot de terre qu'il suffit de retourner pour en voir tomber sans fin une pluie des meilleurs mudki (sorte de beignets sucrés). Le brahmane remercie la déesse et s'empresse de reprendre le chemin de la maison. Il est encore loin de chez lui quand il a l'idée de faire l'essai du pot de terre: il le retourne, et aussitôt en sort une quantité de beignets, les plus beaux que le brahmane ait jamais vus. Vers midi, ayant faim, il s'apprête à manger ses mudki; mais, comme il n'a pas fait ses ablutions ni dit ses prières, il s'arrête dans une auberge près de laquelle se trouve un étang. Il confie le pot de terre à l'aubergiste, en lui recommandant à plusieurs reprises d'en avoir grand soin, et s'en va se baigner dans l'étang. Pendant ce temps, l'aubergiste, qui avait été fort étonné de voir le brahmane attacher tant de prix à un simple pot de terre, se met à examiner ce pot: comme il le retourne, il en tombe une pluie de beignets. L'aubergiste s'empare du pot magique et lui substitue un autre pot d'apparence semblable. Ayant fini ses dévotions, le brahmane reprend son pot et se remet en route. Arrivé chez lui, il appelle sa femme et ses enfants et leur annonce les merveilles qu'ils vont voir. Naturellement ils ne voient rien du tout. Le brahmane court chez l'aubergiste et lui réclame son pot; l'autre feint de s'indigner et met le pauvre homme à la porte.—Le brahmane retourne à la forêt dans l'espoir de rencontrer encore la déesse Durga. Il la rencontre en effet, et elle lui donne un second pot de terre. Le brahmane en fait vite l'essai; il le retourne, et il en sort une vingtaine de démons d'une taille gigantesque et d'un aspect terrible, qui se mettent à battre le brahmane. Heureusement celui-ci a la présence d'esprit de remettre le pot dans sa position première et de le couvrir, et aussitôt les démons disparaissent. Le brahmane retourne chez l'aubergiste et lui fait les mêmes recommandations que la première fois. L'aubergiste s'empresse de retourner le pot de terre, et il est roué de coups, lui et sa famille. Il supplie le brahmane d'arrêter les démons. L'autre se fait rendre son premier pot de terre et fait ensuite disparaître les démons[134]. Le brahmane s'établit alors marchand de mudki et devient très riche.

Ce conte indien a une seconde partie: les enfants du brahmane ayant un jour pénétré dans la chambre où leur père enfermait le pot aux beignets, se disputent à qui s'en servira le premier; dans la mêlée, le pot tombe par terre et se brise. Durga prend encore pitié du brahmane et lui donne un troisième pot d'où sort à flots du sandesa délicieux (sorte de laitage sucré). Le brahmane se met à vendre de ce sandesa et gagne beaucoup d'argent. Le zemindar du village, qui marie sa fille, prie le brahmane d'apporter son pot dans la maison où a lieu la fête. Le brahmane obéit, non sans résistance. Alors le zemindar s'empare du pot merveilleux. Mais, à l'aide du pot aux démons, le brahmane se remet en possession de son bien.—Cette seconde partie correspond, pour la fin, au conte indien du Deccan.

Dans d'autres contes orientaux, qui ne se rapportent pas au même thème que le nôtre, nous trouvons des objets merveilleux analogues: ainsi, dans le livre kalmouk intitulé Siddhi-Kür, livre dont l'origine est certainement indienne, une coupe d'or qu'il suffit de retourner pour avoir ce que l'on souhaite, et un bâton qui, au commandement de son possesseur, s'en va tuer les gens et reprendre ce qu'ils ont volé; dans une légende bouddhique, rédigée dans la langue sacrée du bouddhisme, le pali, une tasse, qui a des propriétés identiques à la coupe du conte kalmouk, et une hache qui exécute tous les ordres qu'on lui donne et notamment s'en va couper la tête à ceux qu'on lui désigne. Nous renvoyons, pour plus de rapprochements, aux remarques de notre no 42, les trois Frères. Nous ajouterons seulement ici que, dans un conte recueilli chez les Tartares de la Sibérie méridionale (Radloff, IV, p. 365-366), il est question d'une «nappe merveilleuse» qui, «si on l'étend au nom de Dieu, se couvre de toutes sortes de mets», et une «cruche merveilleuse», d'où coulent sans fin du thé, du sucre, du miel et du vin.

Au sujet de l'âne aux écus d'or, qui ne s'est présenté à nous en Orient que dans le conte syriaque, on peut voir l'Introduction au Pantchatantra de M. Théodore Benfey (I, p. 379). D'après le savant orientaliste, il se trouve dans un livre bouddhique thibétain, le Djangloun, un éléphant aussi extraordinaire («ein goldkackender und goldharnender Elephant»). Dans un conte indien du Bengale (Lal Behari Day, no 6), le fumier d'une certaine vache est aussi de l'or.

***

Notre conte se retrouve, pour l'idée, en Afrique, chez les nègres du pays d'Akwapim, pays qui fait partie du royaume des Achantis. Ces nègres racontent, au sujet d'un personnage nommé Anansé (l'Araignée), l'histoire suivante (Petermann's Mittheilungen aus J. Perthes geographischer Anstalt, 1856, p. 467): Au temps d'une grande famine, Anansé s'en fut au bois et trouva un grand pot. «Ah!» dit-il, «voilà que j'ai un pot!» Le pot lui dit: «Je ne m'appelle pas pot, mais Hô hore (lève! comme on dit de la pâte qui fermente).» Et, sur le commandement d'Anansé, il se remplit de nourriture. Anansé l'emporte chez lui et le cache dans sa chambre. Ses enfants, étonnés de voir qu'il ne mange plus avec eux, entrent dans la chambre pendant son absence, trouvent le pot et lui parlent à peu près comme avait fait leur père. Après avoir bien mangé, ils brisent le pot en mille pièces. Anansé, de retour, est bien désolé et s'en retourne au bois, où il voit une cravache pendue à un arbre. «Voilà une cravache!» s'écrie-t-il.—«On ne m'appelle pas cravache: on m'appelle Abridiabradu (fouaille!).—Voyons!» dit Anansé, «fouaille un peu!» Mais, au lieu de lui donner à manger, comme il s'y attendait, la cravache lui donne force coups. Il l'emporte chez lui, la pend dans sa chambre et sort en laissant à dessein la porte ouverte. Ses enfants s'empressent d'entrer pour voir. Il leur arrive avec la cravache ce qui est arrivé à leur père. Quand la cravache cesse de les battre, ils la coupent en morceaux et dispersent ces morceaux dans tout le monde. «Voilà comment il y a beaucoup de cravaches dans le monde; auparavant il n'y en avait qu'une.»

***

Un détail pour finir. Dans le conte hongrois no 4 de la collection Gaal-Stier, il est parlé, exactement dans les mêmes termes que dans Tapalapautau, d'un pauvre homme «qui avait autant d'enfants qu'il y a de trous dans un tamis». Cette bizarre expression se trouve également dans un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, no 21) et dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, Littérature orale, p. 213).

V
LES FILS DU PÊCHEUR

Il était une fois un pêcheur. Un jour qu'il était à pêcher, il prit un gros poisson. «Pêcheur, pêcheur,» lui dit le poisson, «laisse-moi aller, et tu en prendras beaucoup d'autres.» Le pêcheur le rejeta dans l'eau et prit en effet beaucoup de poissons. De retour chez lui, il dit à sa femme: «J'ai pris un gros poisson qui m'a dit: Pêcheur, pêcheur, laisse-moi aller et tu en prendras beaucoup d'autres.—Et tu ne l'as pas rapporté?» dit la femme, «j'aurais bien voulu le manger.»

Le lendemain, le pêcheur prit encore le gros poisson. «Pêcheur, pêcheur, laisse-moi aller, et tu en prendras beaucoup d'autres.» Le pêcheur le rejeta dans l'eau, et, sa pêche faite, revint à la maison. Sa femme lui dit: «Si tu ne rapportes pas demain ce poisson, j'irai avec toi, et je le prendrai.»

Le pêcheur retourna pêcher le jour suivant, et, pour la troisième fois, prit le gros poisson. «Pêcheur, pêcheur, laisse-moi aller, et tu en prendras beaucoup d'autres.—Non,» dit le pêcheur, «ma femme veut te manger.—Eh bien!» dit le poisson, «s'il faut que vous me mangiez, mettez de mes arêtes sous votre chienne, mettez-en sous votre jument, mettez-en dans le jardin derrière votre maison; enfin, emplissez trois fioles de mon sang. Quand les fils que vous aurez seront grands, vous leur donnerez à chacun une de ces fioles, et, s'il arrive malheur à l'un d'eux, le sang bouillonnera aussitôt.»

Le pêcheur fit ce que le poisson lui avait dit, et, après un temps, sa femme accoucha de trois fils, la jument mit bas trois poulains et la chienne trois petits chiens. A l'endroit du jardin où l'on avait mis des arêtes de poisson, il se trouva trois belles lances.

Quand les fils du pêcheur furent grands, ils quittèrent la maison pour voir du pays, et, à une croisée de chemin, ils se séparèrent. De temps en temps, chacun regardait si le sang bouillonnait dans sa fiole.

L'aîné arriva dans un village où tout le monde était en deuil; il demanda pourquoi. On lui dit que tous les ans on devait livrer une jeune fille à une bête à sept têtes, et que le sort venait de tomber sur une princesse.

Aussitôt le jeune homme se rendit dans le bois où l'on avait conduit la princesse; elle était à genoux et priait Dieu. «Que faites-vous là?» lui demanda le jeune homme.—«Hélas!» dit-elle, «c'est moi que le sort a désignée pour être dévorée par la bête à sept têtes. Eloignez-vous bien vite d'ici.—Non,» dit le jeune homme, «j'attendrai la bête.» Et il fit monter la princesse en croupe sur son cheval.

La bête ne tarda pas à paraître. Après un long combat, le jeune homme, aidé de son chien, abattit les sept têtes de la bête à coups de lance. La princesse lui fit mille remerciements, et l'invita à venir avec elle chez le roi son père, mais il refusa. Elle lui donna son mouchoir, marqué à son nom; le jeune homme y enveloppa les sept langues de la bête, puis il dit adieu à la princesse, qui reprit toute seule le chemin du château de son père.

Comme elle était encore dans le bois, elle rencontra trois charbonniers à qui elle raconta son aventure. Les charbonniers la menacèrent de la tuer à coups de hache si elle ne les conduisait à l'endroit où se trouvait le corps de la bête. La princesse les y conduisit. Ils prirent les sept têtes, puis ils partirent avec la princesse, après lui avoir fait jurer de dire au roi que c'étaient eux qui avaient tué la bête. Ils arrivèrent ensemble à Paris, au Louvre, et la princesse dit à son père que c'étaient les trois charbonniers qui l'avaient délivrée. Le roi, transporté de joie, déclara qu'il donnerait sa fille à l'un d'eux; mais la princesse refusa de se marier avant un an et un jour: elle était triste et malade.

Un an et un jour se passèrent. On commençait déjà les réjouissances des noces, quand arriva dans la ville l'aîné des fils du pêcheur, qui se logea dans une hôtellerie. Une vieille femme lui dit: «Il y a aujourd'hui un an et un jour, tout le monde était dans la tristesse, et maintenant tout le monde est dans la joie: trois charbonniers ont délivré la princesse qui allait être dévorée par une bête à sept têtes, et le roi va la marier à l'un d'eux.»

Le jeune homme dit alors à son chien: «Va me chercher ce qu'il y a de meilleur chez le roi.» Le chien lui apporta, deux bons plats. Les cuisiniers du roi se plaignirent à leur maître, et celui-ci envoya de ses gardes pour voir où allait le chien. Le jeune homme les tua tous à coups de lance, à l'exception d'un seul qu'il laissa en vie pour rapporter la nouvelle. Puis il dit au chien d'aller lui chercher les meilleurs gâteaux du roi. Le roi envoya d'autres gardes que le jeune homme tua comme les premiers. «Il faut que j'y aille moi-même,» dit le roi. Il vint donc dans son carrosse, y fit monter le jeune homme et le ramena avec lui au château, où il l'invita à prendre part au festin.

Au dessert, le roi dit: «Que chacun raconte son histoire. Commençons par les trois charbonniers.» Ceux-ci racontèrent qu'ils avaient délivré la princesse, quand elle allait être dévorée par la bête à sept têtes. «Voici,» dirent-ils, «les sept têtes que nous avons coupées.—Sire,» dit alors le jeune homme, «voyez si les sept langues y sont.» On ne les trouva pas. «Lequel croira-t-on plutôt,» continua-t-il, «de celui qui a les langues ou de celui qui a les têtes?—Celui qui a les langues,» répondit le roi. Le jeune homme les montra aussitôt. La princesse reconnut le mouchoir où son nom était brodé, et fut si contente qu'elle ne sentit plus son mal. «Mon père,» dit-elle, «c'est ce jeune homme qui m'a délivrée.» Aussitôt le roi commanda qu'on dressât une potence et y fit pendre les trois charbonniers. Puis on célébra les noces du fils du pêcheur et de la princesse.

Le soir, après le repas, quand le jeune homme fut dans sa chambre avec sa femme, il aperçut par la fenêtre un château tout en feu. «Qu'est-ce donc que ce château?» demanda-t-il.—«Chaque nuit,» répondit la princesse, «je vois ce château en feu, sans pouvoir m'expliquer la chose.» Dès qu'elle fut endormie, le jeune homme se releva, et sortit avec son cheval et son chien pour voir ce que c'était.

Il arriva dans une belle prairie, au milieu de laquelle s'élevait le château, et rencontra une vieille fée qui lui dit: «Mon ami, voudriez-vous descendre de cheval pour m'aider à charger cette botte d'herbe sur mon dos?—Volontiers,» répondit le jeune homme. Mais sitôt qu'il eut mis pied à terre, elle lui donna un coup de baguette, et le changea en une touffe d'herbe, lui, son cheval et son chien.

Cependant ses frères, ayant vu le sang bouillonner dans leurs fioles, voulurent savoir ce qu'était devenu leur aîné. Le second frère se mit en route. Arrivé dans la ville, il vint à passer près du château du roi. En ce moment, la princesse était sur la porte pour voir si son mari ne revenait pas. Elle crut que c'était lui, car les trois frères se ressemblaient à s'y méprendre. «Ah!» s'écria-t-elle, vous voilà donc enfin, mon mari, vous avez-bien tardé.—Excusez-moi,» répondit le jeune homme, «j'avais donné un ordre, on ne l'a pas exécuté, et j'ai dû faire la chose moi-même.» On se mit à table, puis la princesse alla dans sa chambre avec le jeune homme. Celui-ci, ayant regardé par la fenêtre, vit, comme son frère, le château en feu. «Qu'est-ce que ce château?» dit-il.—«Mais, mon mari, vous me l'avez déjà demandé.—C'est que je ne m'en souviens plus.—Je vous ai dit que ce château est en feu toutes les nuits et que je ne puis m'expliquer la chose.» Le jeune homme prit son cheval et son chien et partit. Arrivé dans la prairie, il rencontra la vieille fée, qui lui dit: «Mon ami, voudriez-vous descendre de cheval pour m'aider à charger cette botte d'herbe sur mon dos?» Le jeune homme descendit, et aussitôt, d'un coup de baguette, la fée le changea en une touffe d'herbe, lui, son cheval et son chien.

Le plus jeune des trois frères, ayant vu de nouveau le sang bouillonner dans sa fiole, fut bientôt lui-même dans la ville, et la princesse, le voyant passer, le prit lui aussi pour son mari. Il la questionna, comme ses frères, au sujet du château en feu, et la princesse lui répondit: «Je vous ai déjà dit plusieurs fois que ce château brûle ainsi toutes les nuits et que je n'en sais pas davantage.» Le jeune homme sortit avec son cheval et son chien, et arriva dans la prairie, près du château. «Mon ami,» lui dit la fée, «voudriez-vous descendre de cheval pour m'aider à charger cette botte d'herbe sur mon dos?—Non,» dit le jeune homme, «je ne descendrai pas. C'est toi qui as fait périr mes deux frères; si tu ne leur rends pas la vie, je te tue.» En parlant ainsi, il la saisit par les cheveux, sans mettre pied à terre. La vieille demanda grâce; elle prit sa baguette, en frappa les touffes d'herbe, et, à mesure qu'elle les touchait, tous ceux qu'elle avait changés reprenaient leur première forme. Quand elle eut fini, le plus jeune des trois frères tira son sabre et coupa la vieille en mille morceaux, puis il retourna avec ses frères au château. La princesse ne savait lequel des trois était son mari. «C'est moi,» lui dit l'aîné.

Ses frères épousèrent les deux sœurs de la princesse, et l'on fit de grands festins pendant six mois.

VARIANTE
LA BÊTE A SEPT TÊTES

Il était une fois un pêcheur. Un jour qu'il pêchait, il prit un gros poisson. «Si tu veux me laisser aller,» lui dit le poisson, «je t'amènerai beaucoup de petits poissons.» Le pêcheur le rejeta dans l'eau et prit en effet beaucoup de petits poissons. Quand il en eut assez, il revint à la maison, et raconta à sa femme ce qui lui était arrivé. «Tu aurais dû rapporter ce poisson,» lui dit-elle, «puisqu'il est si gros et qu'il sait si bien parler: il faut essayer de le reprendre.»

Le pêcheur ne s'en souciait guère, mais sa femme le pressa tant, qu'il retourna à la rivière; il jeta le filet et ramena encore le gros poisson, qui lui dit: «Puisque tu veux absolument m'avoir, je vais te dire ce que tu dois faire. Quand tu m'auras tué, tu donneras trois gouttes de mon sang à ta femme, trois gouttes à ta jument, et trois à ta petite chienne; tu en mettras trois dans un verre, et tu garderas mes ouïes.»

Le pêcheur fit ce que lui avait dit le poisson: il donna trois gouttes de sang à sa femme, trois à sa jument et trois à sa petite chienne; il en mit trois dans un verre et garda les ouïes. Après un temps, sa femme accoucha de trois beaux garçons; le même jour, la jument mit bas trois beaux poulains, et la chienne trois beaux petits chiens; à l'endroit où étaient les ouïes du poisson, il se trouva trois belles lances. Le sang qui était dans le verre devait bouillonner s'il arrivait quelque malheur aux enfants.

Quand les fils du pêcheur furent devenus de grands et forts cavaliers, l'aîné monta un jour sur son cheval, prit sa lance, siffla son chien et quitta la maison de son père. Il arriva devant un beau château tout brillant d'or et d'argent. «A qui appartient ce beau château?» demanda-t-il aux gens du pays.—«N'y entrez pas,» lui répondit-on, «c'est la demeure d'une vieille sorcière qui a sept têtes. Aucun de ceux qui y sont entrés n'en est sorti; elle les a tous changés en crapauds.—Moi je n'ai pas peur,» dit le cavalier, «j'y entrerai.» Il entra donc dans le château et salua la sorcière: «Bonjour, ma bonne dame.» Elle lui répondit en branlant ses sept têtes: «Que viens-tu faire ici, pauvre ver de terre?» En disant ces mots, elle lui donna un coup de baguette, et aussitôt il fut changé en crapaud, comme les autres.

Au même instant, ses frères, qui étaient restés à la maison, virent le sang bouillonner dans le verre. «Il est arrivé malheur à notre frère,» dit le second, «je veux savoir ce qu'il est devenu.» Il se mit en route avec son cheval, son chien et sa lance, et arriva devant le château. «N'avez-vous pas vu passer un cavalier avec un chien et une lance?» demanda-t-il à une femme qui se trouvait là; «voilà trois jours qu'il est parti; il faut qu'il lui soit arrivé malheur.—Il a sans doute été puni de sa curiosité,» lui répondit-elle; «il sera entré dans le château de la bête à sept têtes, et il aura été changé en crapaud.—Je n'ai pas peur de la bête à sept têtes,» dit le jeune homme, «je lui abattrai ses sept têtes avec ma lance.» Il entra dans le château et vit dans l'écurie un cheval, dans la cuisine un chien et une lance. «Mon frère est ici,» pensa-t-il. Il salua la sorcière: «Bonjour, ma bonne dame.—Que viens-tu faire ici, pauvre ver de terre?» Et, sans lui laisser le temps de brandir sa lance, elle lui donna un coup de baguette et le changea en crapaud.

Le sang recommença à bouillonner dans le verre. Ce que voyant, le plus jeune des fils du pêcheur partit à la recherche de ses deux frères. Comme il traversait une grande rivière, la rivière lui dit: «Vous passez, mais vous ne repasserez pas.—C'est un mauvais présage,» pensa le jeune homme, «mais n'importe.» Et il poursuivit sa route. «N'avez-vous pas vu passer deux cavaliers?» demandait-il aux gens qu'il rencontrait.—«Nous en avons vu un,» lui répondait-on, «qui cherchait son frère.» En approchant du château, il entendit parler de la sorcière; il accosta un charbonnier qui revenait du bois, et lui dit: «De bons vieillards m'ont parlé de la bête à sept têtes; ils disent qu'elle change en crapauds tous ceux qui entrent dans son château.—Oh!» répondit le charbonnier, «je ne crains rien, j'irai avec vous; à nous deux nous en viendrons bien à bout.»

Ils entrèrent ensemble dans le château, et le jeune homme vit les chevaux, les chiens et les lances de ses frères. Dès qu'il aperçut la sorcière, il se mit à crier: «Vieille sorcière, rends-moi mes frères, ou je te coupe toutes tes têtes.—Que viens-tu faire ici, pauvre ver de terre?» dit-elle; mais au moment où elle levait sa baguette, le jeune homme lui abattit une de ses sept têtes d'un coup de lance. «Vieille sorcière, où sont mes frères?» En disant ces mots, il lui abattit encore une tête. Chaque fois qu'elle levait sa baguette, le jeune homme et le charbonnier lui coupaient une tête. A la cinquième, la sorcière se mit à crier: «Attendez, attendez, je vais vous rendre vos frères.» Elle prit sa baguette, la frotta de graisse et en frappa plusieurs fois la porte de la cave. Aussitôt tous les crapauds qui s'y trouvaient reprirent leur première forme. La sorcière croyait qu'on lui ferait grâce, mais le charbonnier lui dit: «Il y a assez longtemps que tu fais du mal aux gens.» Et il lui coupa ses deux dernières têtes.

Or il était dit que celui qui aurait tué la bête à sept têtes aurait le château et épouserait la fille du roi; comme preuve, il devait montrer les sept langues. Le fils du pêcheur prit les langues et les enveloppa dans un mouchoir de soie. Le charbonnier, qui avait aussi coupé plusieurs têtes à la bête, n'avait pas songé à prendre les langues. Il se ravisa et tua le jeune homme pour s'en emparer, puis il alla les montrer au roi et épousa la princesse.

REMARQUES

Comparer nos nos 37, la Reine des Poissons, et 55, Léopold.—On pourra aussi consulter les remarques de M. R. Kœhler sur le conte sicilien no 40 de la collection Gonzenbach, et sur le no 4 de la collection de contes écossais de Campbell (dans la revue Orient und Occident, t. II, p. 118), ainsi que celles de M. Leskien sur les contes lithuaniens nos 10 et 11 de sa collection.

***

Les trois parties dont se compose notre conte des Fils du Pêcheur,—naissance merveilleuse des enfants; exploits de l'aîné contre le dragon et délivrance de la princesse; enfin rencontre de la sorcière et ce qui s'ensuit,—ne se trouvent pas toujours réunies dans les contes de cette famille; souvent l'une d'elles fait défaut. Nous les rencontrons toutes les trois dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, no 18), dans un conte grec moderne d'Epire (Hahn, no 22), dans un autre conte grec (E. Legrand, p. 161), un conte sicilien (Gonzenbach, no 40), un conte italien des Abruzzes (Finamore, no 22), un conte toscan (Comparetti, no 32), un autre conte toscan (Nerucci, no 8), un conte du Tyrol italien (Schneller, no 28, variante), un conte basque (Webster, p. 87), un conte espagnol (Caballero, II, p. 11), un conte catalan (Rondallayre, I, p. 25), un conte portugais (Braga, no 48), un conte danois (Grundtvig, I, p. 277), un conte suédois (Cavallius, p. 348), deux contes allemands (Kuhn et Schwartz, p. 337; Prœhle, I, no 5), dont le second surtout est très altéré, un conte lithuanien (Leskien, no 10), un conte de la Petite-Russie (Leskien, p. 544).

Deux contes allemands (Grimm, no 60, et Colshorn, no 47) n'ont pas la première partie.—Beaucoup d'autres n'ont pas la seconde (le combat contre le dragon); nous mentionnerons: un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Contes bretons, p. 63), un conte flamand (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, no 27), des contes allemands (Grimm, no 85; Simrock, no 63), un conte autrichien (Vernaleken, no 35), un conte du Tyrol italien (Schneller, no 28), un conte italien du Mantouan (Visentini, no 19), un conte sicilien (Gonzenbach, no 39), un conte portugais (Consiglieri-Pedroso, no 25), un conte serbe (Vouk, no 29), un conte bosniaque (Leskien, p. 543), un conte écossais (Campbell, no 4).—La troisième partie manque dans quelques-uns: ainsi, dans un conte du Tyrol allemand (Zingerle, I, no 25) et un conte portugais (Coelho, no 52).—Un conte souabe (Meier, no 58), un conte roumain (Roumanian Fairy Tales, p. 48), n'ont que le combat contre le dragon et les aventures qui s'y rattachent.

Nous étudierons séparément chacune de ces trois parties.

***

Pour l'introduction, la plupart des contes que nous venons de mentionner se rapprochent beaucoup du conte lorrain, souvent même dans de petits détails: ainsi, dans plusieurs de ces contes, le poisson merveilleux, pour se faire rejeter dans l'eau, promet au pêcheur, comme dans notre conte, de lui faire prendre beaucoup d'autres poissons. (Voir le conte grec moderne de la collection E. Legrand, les deux contes toscans, le conte italien du Mantouan, le premier des deux contes du Tyrol italien, le conte portugais no 25 de la collection Consiglieri-Pedroso, le conte suédois.)

Presque toujours, le poisson dit au pêcheur de le couper en un certain nombre de morceaux: il en donnera à sa femme, à sa chienne, à sa jument, et enterrera le reste à tel endroit. Cette forme, qui se retrouve d'une manière équivalente dans notre variante la Bête à sept têtes, est plus nette que celle des Fils du Pêcheur.

C'est seulement dans une partie des contes indiqués ci-dessus que les enfants, les chiens et les poulains sont au nombre de trois. Il en est ainsi dans le conte des Abruzzes, dans les deux contes toscans, dans le conte du Mantouan, dans le second conte du Tyrol italien, dans le conte du Tyrol allemand, dans le conte allemand de la collection Simrock, dans le conte flamand, dans le conte écossais, dans le conte portugais no 25 de la collection Consiglieri Pedroso, et enfin dans le conte catalan et dans le conte de la Haute-Bretagne (dans lesquels il n'y a ni chiens ni poulains).—Partout ailleurs les enfants, chiens, etc., ne sont que deux.

Dans notre conte lorrain, comme dans sa variante, le pêcheur voit tout à coup «trois belles lances» à l'endroit où il a mis les ouïes du poisson, ou ses arêtes. Dans le conte allemand de la collection Simrock, ce sont trois épées qui paraissent à la place où a été enterrée la queue du poisson; dans le conte flamand, trois fleurs, dont les racines sont trois épées; dans le conte suédois et le conte danois, deux épées (il n'y a que deux enfants); dans le conte serbe et le conte sicilien no 39 de la collection Gonzenbach, deux épées d'or. Le conte espagnol, les trois contes portugais, le conte des Abruzzes et le conte toscan de la collection Nerucci sont encore plus voisins sur ce point de nos Fils du Pêcheur, car nous y trouvons exactement les lances, et même, dans le conte toscan, les «trois belles lances».

Deux des contes mentionnés au commencement de ces remarques ont une forme particulière d'introduction, très voisine, d'ailleurs, de l'introduction ordinaire. Ainsi, dans le conte écossais, une espèce de sirène promet à un pêcheur qu'il aura des enfants, s'il s'engage à lui livrer son premier fils. Quand il s'y est engagé, elle lui donne douze grains, en lui disant d'en faire manger trois à sa femme, trois à sa chienne, trois à sa jument, et de planter les trois derniers derrière sa maison. (De ces trois derniers grains naissent trois arbres, qui se flétriront s'il arrive malheur aux enfants.)—Dans le conte bosniaque, un homme sans enfants reçoit d'un pèlerin une pomme: il faut qu'après l'avoir pelée, il donne la pelure à sa chienne et à sa jument, qu'il partage la pomme avec sa femme et qu'il plante les deux pépins. (De ces pépins naissent deux pommiers, dont les deux enfants se font des lances: nous voici revenus, par un détour, aux lances du conte lorrain.)

Dans le conte de la Petite-Russie, une jeune fille, pressée d'une soif ardente en revenant des champs, voit sur le chemin deux empreintes de pieds, remplies d'eau; elle boit de cette eau. Or «c'étaient des empreintes de pas divins». Quelque temps après, elle donne le jour à deux enfants, et le conte se poursuit à peu près comme les contes précédents.

Un conte de la même famille que tous ces contes, recueilli au XVIIe siècle par Basile, présente encore une autre forme d'introduction. Dans ce conte napolitain (Pentamerone, no 9), un ermite conseille à un roi sans enfants de prendre le cœur d'un dragon de mer, de le faire cuire par une fille vierge et de le donner à manger à la reine. Le roi suit ce conseil, et, quelques jours après, la reine, et aussi la jeune fille qui a respiré la vapeur de ce mets merveilleux, mettent au monde chacune un fils. Les deux enfants, qui se ressemblent à s'y méprendre, ont à peu près les mêmes aventures que nos «fils du pêcheur»[135].—M. Leskien cite (p. 546) plusieurs contes russes dont l'introduction est analogue; mais il nous avertit, sans préciser davantage, que tous ces contes n'appartiennent pas, pour la suite du récit, à la famille de contes étudiée ici. Dans ces contes russes, une reine doit manger d'un certain poisson pour devenir mère; la servante qui a goûté de ce poisson, et la chienne qui a mangé les entrailles, ou la jument qui a bu de l'eau dans laquelle on a lavé le poisson, mettent au monde chacune un petit garçon (sic), semblable à celui dont accouche la reine. (Voir, dans le Florilegio de M. de Gubernatis, un conte russe, du type des Fils du Pêcheur, qui a une introduction de ce genre.)—Dans un conte italien, faisant partie d'une autre famille que nos Fils du Pêcheur, et cité par M. R. Kœhler (Weimarer Beitræge, 1865, p. 196), une reine qui a mangé une certaine pomme, donnée par une vieille femme, et la femme de chambre qui a mangé les pelures, ont chacune un fils.

En Orient, un livre mongol, l'Histoire d'Ardji Bordji Khan (traduite en allemand par B. Jülg, Inspruck, 1868), nous fournit un trait à rapprocher de cette dernière forme d'introduction. Dans ce conte mongol (p. 73 seq.), venu de l'Inde, ainsi que le montrent les noms des personnages, la femme du roi Gandharva, qui n'a point d'enfants, prépare, d'après l'avis d'un ermite, une certaine bouillie. Quand elle en a mangé, elle devient grosse et met au monde un fils, Vikramatidya. Une servante a mangé ce qui restait au fond du plat: elle donne, elle aussi, le jour à un fils qui, sous le nom de Schalou, deviendra le fidèle compagnon de Vikramatidya.

M. Th. Benfey (Gœttingische Gelehrte Anzeigen, 1858, p. 1511) nous apprend que ce trait se trouve dans un conte indien faisant partie d'un livre sanscrit.—Dans un roman hindoustani, les Aventures de Kâmrûp, analysé par M. Garcin de Tassy (Discours d'ouverture du cours d'hindoustani, 1861, p. 13), nous remarquons le passage suivant: Le roi d'Aoudh n'a point d'enfants. Il se présente un jour devant lui un fakir qui lui donne un fruit de srî «prospérité», en lui recommandant de le faire manger à la reine. Celle-ci mange en effet ce fruit et ne tarde pas à se sentir enceinte; bien plus, six autres dames, femmes des principaux officiers du roi, qui avaient goûté du même fruit, se trouvent enceintes en même temps et accouchent le même jour que la reine[136].

Dans un conte arabe des Mille et une Nuits (Histoire de Seif Almoulouk et de la Fille du Roi des Génies), le «prophète Salomon» dit à un roi et à son vizir, qui n'ont point d'enfants, de tuer deux serpents qu'ils rencontreront à tel endroit, d'en faire apprêter la chair et de la donner à manger à leurs femmes. (On peut rapprocher de ces serpents le «dragon de mer» du Pentamerone et le poisson des contes populaires actuels.)

Mentionnons enfin une dernière forme d'introduction. Dans un conte suédois, Wattuman et Wattusin (Cavallius, p. 95), et dans un conte allemand (Grimm, III, p. 103), les deux héros, dont les aventures sont à peu près celles de nos «fils du pêcheur», sont les fils, l'un d'une princesse, l'autre de sa suivante, qui toutes deux sont devenues mères en même temps, après avoir bu de l'eau d'une fontaine merveilleuse, laquelle a tout à coup jailli dans une tour où elles étaient enfermées. (Comparer le conte de la Petite-Russie.)

***

Dans presque tous les contes de cette famille, il est question d'objets qui annoncent les malheurs dont les héros peuvent être frappés. Dans nos deux versions lorraines, c'est le sang du poisson merveilleux qui, en pareil cas, bouillonne dans le vase où on l'a mis; trait qui s'explique facilement, quand on se rappelle que les jeunes gens sont de véritables incarnations du poisson. Il en est à peu près de même dans l'un des deux contes du Tyrol italien cités plus haut (Schneller, no 28): là, le sang du poisson, mis dans un verre, se sépare en trois parties, qui remuent constamment: si l'une de ces parties s'arrête, ce sera signe de malheur.

Dans un conte toscan de la collection Comparetti, on suspend la grande arête du poisson à une poutre de la maison du pêcheur: s'il arrive un malheur à quelqu'un des trois enfants, il en dégouttera du sang.—Le conte catalan présente à la fois le trait de l'arête ensanglantée et celui du sang qui bouillonne.

Ailleurs, l'idée première s'est obscurcie: ainsi, dans le conte serbe, l'un des deux jeunes gens, au moment de se mettre en route, donne à son frère une fiole remplie d'eau et lui dit que, si cette eau se trouble, c'est qu'il sera mort.—Deux contes suédois ont un passage analogue: dans le premier (Cavallius, p. 351), l'un des jumeaux, en quittant son frère, lui laisse une cuve pleine de lait: si le lait devient rouge, ce sera signe que le jeune homme est en grand danger; dans l'autre (ibid., p. 81), au lieu du lait, c'est l'eau d'une certaine source qui doit devenir rouge et trouble.

Au XVIIe siècle, ce trait figure dans le conte italien du Pentamerone, déjà cité. Avant de quitter son frère, le jeune Canneloro prend un poignard, le lance contre terre, et il jaillit une belle source, dont les eaux se troubleront, s'il est en danger, et qui tarira, s'il meurt. Puis il enfonce profondément dans la terre ce même poignard, et aussitôt il pousse un arbrisseau qui, s'il se flétrit ou s'il meurt, donnera les mêmes indices.—Plus anciennement, au XVe siècle (d'après les Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, t. E, p. 82), un roman français, l'Histoire d'Olivier de Castille et d'Artus d'Algarbe, son loyal compagnon, présente un trait identique. Olivier, forcé de quitter le pays, fait remettre à son ami une fiole remplie d'eau claire, qui deviendra noire, s'il a «aucune mauvaise adventure».—Enfin, au XIVe siècle avant notre ère, dans ce conte égyptien des Deux Frères, que nous avons étudié au commencement de ce volume, nous rencontrons encore un passage absolument du même genre: une cruche de bière bouillonne et une cruche de vin se trouble entre les mains d'Anoupou, quand il est arrivé malheur à son frère Bitiou.

Dans plusieurs des contes cités plus haut (conte allemand no 85 de la collection Grimm, contes grecs modernes, conte du Tyrol allemand, conte écossais, conte des Abruzzes), ce sont des lis d'or, des œillets, des cyprès ou d'autres arbres, nés du sang du poisson merveilleux, qui doivent se flétrir s'il arrive malheur aux jeunes gens unis à eux par la communauté d'origine.

Ailleurs, dans le conte danois et dans les contes allemands de la Hesse, du Hanovre et de la Souabe, c'est un couteau ou une épée qui se rouille. Le conte danois, où les couteaux des deux frères, ainsi que leurs épées, proviennent d'une transformation de la tête du poisson, enterrée par l'ordre de celui-ci, nous donne l'explication de ce trait.

Sans nous arrêter sur divers contes où la relation d'origine entre les jeunes gens et l'objet qui doit faire connaître leur sort a complètement disparu, nous noterons que le trait qui nous occupe s'est introduit dans certain récit légendaire de la vie de sainte Elisabeth de Hongrie. Le duc Louis, en partant pour la croisade, aurait remis à sainte Elisabeth, sa femme, une bague dont la pierre avait la propriété de se briser lorsqu'il arrivait malheur à la personne qui l'avait donnée. Dans les documents historiques relatifs à la sainte, il est effectivement question d'un anneau (voir le livre de M. de Montalembert). A son départ, le duc Louis dit à sainte Elisabeth que, s'il lui envoie son anneau, cela voudra dire qu'il lui sera arrivé malheur. Voilà un fait bien simple; mais l'imagination populaire n'a pas manqué de rattacher, à cette mention d'un anneau, un trait merveilleux qui lui était familier. Dans la légende, en effet, nous retrouvons l'anneau constellé du vieux roman de Flores et Blanchefleur, cet anneau dont la pierre doit se ternir si la vie ou la liberté de Blanchefleur sont en péril.

Le même trait, sous une autre de ses formes, s'est glissé aussi dans une légende berrichonne, se rapportant à un saint du pays, saint Honoré de Buzançais (fin du XIIIe siècle). Partant en voyage, le saint dit à sa mère que, par le moyen d'un laurier qui a été planté le jour de sa naissance, elle aura à chaque instant de ses nouvelles: le laurier languira, si lui-même est malade, et se dessèchera, s'il est mort. Le saint ayant été assassiné, le laurier se dessèche à l'instant même[137].

En Orient, ce trait se présente sous deux formes différentes.

Dans un conte arabe des Mille et une Nuits (Histoire de deux Sœurs jalouses de leur cadette), deux princes, au moment d'entreprendre un voyage, donnent à leur sœur, l'un un couteau dont la lame doit se tacher de sang s'il n'est plus en vie; l'autre, un chapelet dont les grains, dans le même cas, cesseront de rouler entre les doigts.

Dans un conte kalmouk du Siddhi-Kür (no 1), plusieurs compagnons, avant de se séparer, plantent chacun un «arbre de vie», qui doit se dessécher, s'il arrive malheur à celui qui l'a planté. Le héros d'un conte des Kariaines de la Birmanie, résumé vers la fin des remarques de notre no 1, Jean de l'Ours (p. 26), plante, lui aussi, deux herbes à haute tige, et dit à un de ses camarades de se mettre à sa recherche si ces herbes se flétrissent.

La relation d'origine entre les plantes et celui dont elles doivent indiquer le sort, apparaît très nette dans un conte indien du Pandjab, voisin de ce conte kariaine et analysé également dans les remarques de notre no 1 (p. 25): Le Prince Cœur-de-Lion est né d'une manière merveilleuse, neuf mois après qu'un fakir a fait manger de certains grains d'orge à la reine, qui jusqu'alors n'avait point d'enfants. Dans le cours de ses aventures, le jeune homme plante une tige d'orge et dit que, si elle vient à languir, c'est qu'il lui sera arrivé malheur à lui-même: alors il faudra venir à son secours[138].—Un autre conte indien, qui a été recueilli dans le Bengale et dont nous donnerons le résumé dans les remarques de notre no 19, le Petit Bossu, présente le même trait, mais d'une manière analogue au conte kalmouk et au conte kariaine: Un prince, en quittant sa mère, lui donne une certaine plante: si cette plante se flétrit, c'est qu'il sera arrivé quelque malheur au prince; si elle meurt, ce sera signe que lui aussi sera mort.

On peut encore comparer un chant populaire de l'Inde, cité par Guillaume Grimm (III, p. 145).—Dans un conte persan (Touti Nameh, traduit en allemand par C.-J.-L. Iken. Stuttgard, 1822, p. 32), une femme donne un bouquet à son mari qui part pour un long voyage: tout le temps que le bouquet se conservera frais, c'est qu'elle lui sera restée fidèle.

Enfin, d'après M. de Charencey (Annales de philosophie chrétienne, juillet 1881, p. 942), dans une légende quichè, recueillie au Mexique, chez les Toltèques occidentaux, les héros plantent au milieu de la maison de leur aïeule un roseau qui doit se dessécher s'ils viennent à périr.

***

Nous avons énuméré, au début de ces remarques, plusieurs contes de cette famille qui n'ont pas la seconde partie de notre conte lorrain, le combat contre le dragon. Dans certains de ces contes (conte sicilien, conte autrichien), le jeune homme épouse la princesse à la suite d'un tournoi ou d'une joute où il s'est distingué; ailleurs (conte serbe, conte flamand), la princesse s'est éprise de lui en le voyant passer.

L'épisode du dragon n'est, du reste, pas toujours lié au type de conte que nous étudions ici; il se rencontre dans des contes dont le cadre général est différent: ainsi, dans des contes appartenant à la famille de notre no 1, Jean de l'Ours (conte grec moderne no 70 de la collection Hahn; conte slave de Bosnie, p. 123 de la collection Mijatowicz; conte valaque no 10 de la collection Schott); ainsi encore, et plus complètement, dans des contes appartenant à un thème que nous aurons occasion d'examiner rapidement dans les remarques de notre no 37, la Reine des Poissons.

En Orient, nous avons, pour cet épisode du dragon, divers rapprochements à faire. Dans un conte persan du Touti Nameh, recueil dont l'origine est indienne, un roi (t. II, p. 291 de la traduction G. Rosen) a promis sa fille à celui qui tuerait un certain dragon. Le héros Férîd le tue et épouse la princesse. La ressemblance, sans doute, est éloignée, car ici la princesse n'est pas délivrée du dragon; mais ce qui est remarquable,—et ce qui nous confirme dans notre conviction que toutes les combinaisons de thèmes que nous relevons dans les contes européens existent en Orient et se retrouveront un jour dans des contes venant directement ou indirectement de l'Inde,—c'est que l'introduction de ce conte persan correspond presque exactement à l'introduction toute particulière d'un conte allemand de la famille des Fils du Pêcheur, le no 60 de la collection Grimm, mentionné plus haut, qui a, lui aussi, l'épisode du dragon. Montrons-le rapidement.

Dans l'introduction du conte persan, un «ermite» a acheté un oiseau qui, chaque jour, lui donne une émeraude. Pendant qu'il est en voyage, sa femme s'éprend d'un changeur. Celui-ci ayant appris d'un sage que quiconque mangera la tête de cet oiseau merveilleux, deviendra roi ou tout au moins vizir, dit à la femme de le lui faire rôtir. Pendant qu'elle y est occupée, elle donne à son enfant, le petit Férîd, pour apaiser ses pleurs, la tête de l'oiseau, dont elle ignore la valeur. Le changeur, furieux, va trouver encore son ami le sage, qui lui conseille de manger la tête de l'enfant. Mais la servante qui garde Férîd a vent de la chose et s'enfuit avec l'enfant[139].—Dans l'introduction du conte allemand, un pauvre homme vend à son frère, riche orfèvre, un oiseau au plumage d'or, qu'il a tué. L'orfèvre lui donne une bonne somme, car il sait que, si l'on mange le cœur et le foie de l'oiseau, on trouvera chaque matin une pièce d'or sous son oreiller. Pendant que l'oiseau est en train de rôtir, les deux fils du pauvre homme, tout jeunes encore, entrent dans la cuisine, et, voyant le cœur et le foie tombés dans la lèche-frite, ils les mangent: à partir de ce jour, ils trouvent chaque matin une pièce d'or à leur réveil. L'orfèvre, pour se venger, décide son frère à chasser de chez lui les deux enfants[140].—Un conte indien, recueilli dans le pays de Cachemire (Steel et Temple, p. 138), et où se rencontre le combat contre un monstre, a encore une introduction de même genre que celle du conte persan et du conte allemand. Deux frères, fils de roi, fuient la maison de leur père, où une belle-mère les maltraite. S'étant arrêtés sous un arbre pour se reposer, ils entendent deux oiseaux, un étourneau et un perroquet, se disputer au sujet de leurs mérites respectifs: «Celui qui me mangera, dit l'étourneau, deviendra premier ministre.—Celui qui me mangera, dit le perroquet, deviendra roi.» Les deux jeunes garçons prennent leur arc et tuent les deux oiseaux. L'aîné mange le perroquet, le cadet mange l'étourneau[141]. Dans la suite, le cadet arrive dans un pays dont le roi avait promis sa fille en mariage à celui qui tuerait un certain râkshasa (sorte d'ogre): il fallait, en effet, livrer chaque jour à ce râkshasa une victime humaine. Le jeune homme tue le monstre, et ensuite, épuisé par le combat, il s'étend par terre et s'endort. Pendant son sommeil, un balayeur vient, comme il en avait l'ordre tous les jours, enlever les débris du festin du râkshasa. Il s'empare de la tête du râkshasa et se donne pour le vainqueur. Plus tard, la fraude est découverte.—On voit que ce conte indien nous offre un trait qui n'existait pas dans le conte persan: le trait de l'imposteur qui se fait passer pour le vainqueur du monstre.

Un épisode d'un conte des Avares du Caucase, dont nous avons résumé tout l'ensemble dans les remarques de notre no 1, Jean de l'Ours (p. 18), nous offre, au moins indiqué, ce trait de la princesse délivrée du dragon, qui manque dans le conte persan et le conte indien. Oreille-d'Ours, se trouvant dans une grande ville du «monde inférieur», demande de l'eau à une vieille femme. Celle-ci lui répond qu'elle ne peut lui en donner: un dragon à neuf têtes se tient auprès de la source; chaque année, on lui livre une jeune fille, et, ce jour-là seulement, il laisse puiser de l'eau. Oreille-d'Ours prend deux cruches et se rend à la fontaine, où il les remplit; le dragon le laisse faire. Il y retourne, toujours sans être inquiété par le dragon. Le bruit s'en répand, et le roi du «monde inférieur» promet à Oreille-d'Ours de lui donner ce qu'il voudra, s'il tue le dragon. Oreille-d'Ours se fait deux oreillères de feutre qu'il met sur ses oreilles et s'en va avec ses cruches à la fontaine. Le dragon lui demande comment il a le front de venir une troisième fois. Oreille-d'Ours lui répond en lui reprochant de priver la ville de l'eau que Dieu a faite pour tous et de dévorer des jeunes filles. Alors le dragon se lève, et, jetant ses griffes sur Oreille-d'Ours, lui arrache ses oreillères de feutre; mais Oreille-d'Ours brandit une épée de diamant qu'il avait conquise dans une aventure, et d'un coup il abat les neuf têtes du dragon. Il coupe les dix-huit oreilles et les porte au roi. Celui-ci lui offre en mariage sa fille qui devait, cette année-là même, être livrée au dragon; mais Oreille-d'Ours demande pour toute récompense que le roi lui donne le moyen de revenir sur la terre[142].

Dans un conte arabe des Mille et une Nuits (t. XI, p. 177 de la trad. allemande dite de Breslau), dont nous donnerons l'analyse complète dans les remarques de notre no 19, le Petit Bossu, le plus jeune fils du sultan d'Yémen arrive dans une ville où tout le monde est plongé dans la douleur. Il apprend que, chaque année, on est obligé de livrer à un monstre une belle jeune fille; cette année le sort est tombé sur la fille du sultan. Le prince se rend à l'endroit où le monstre doit saisir sa victime; après un terrible combat, il le tue et laisse la princesse s'en retourner seule chez son père. Le sultan, pour connaître le libérateur de sa fille, ordonne à tous les hommes de la ville de comparaître devant elle; mais elle n'en reconnaît aucun pour celui qui l'a sauvée du monstre. Alors on apprend qu'il y a encore dans telle maison un étranger; on le fait venir, et la princesse, remplie de joie, le salue comme son libérateur.—Comparer un autre conte des Mille et une Nuits, où la même idée se présente sous une forme moins bien conservée (ibid., t. X, p. 107).

On a recueilli dans l'Afghanistan, à Candahar, une légende musulmane que nous croyons devoir rapporter ici. En voici les principaux traits (Orient und Occident, t. II, p. 753): Au temps des païens, le roi de Candahar s'était vu forcé de promettre à un dragon de lui livrer tous les jours une jeune fille. Chaque matin, on envoyait donc au dragon une jeune fille montée sur un chameau. Dès que le chameau arrivait à une certaine distance de l'antre du monstre, celui-ci aspirait l'air avec une telle force que sa proie se trouvait entraînée dans sa gueule. Un jour que le sort était tombé sur la plus belle jeune fille de Candahar, il se trouva qu'Ali, «le glaive de la foi», passait dans le pays. Il voit la victime éplorée; ayant appris d'elle la cause de ses larmes, il se met à sa place sur le chameau, et, quand, attiré par le souffle du dragon, il est au moment d'entrer dans sa gueule béante, il tranche la tête du monstre d'un coup de son irrésistible épée.

Nous citerons encore deux autres légendes orientales, l'une japonaise, l'autre chinoise. C'est M. F. Liebrecht qui nous fait connaître la première (Zur Volkskunde, Heilbronn, 1879, p. 70). Le héros de cette légende, Sosano-no-Nikkoto, arrive un jour dans une maison où tout le monde est en pleurs. Il demande la cause de ce chagrin. Un vieillard lui répond qu'il avait huit filles; un terrible dragon à huit têtes lui en a mangé sept en sept ans: il ne lui en reste plus qu'une, et cette dernière est au moment de se rendre sur le bord de la mer pour être dévorée à son tour. Sosano dit qu'il combattra le dragon. Il prend huit pots remplis de saki (sorte d'eau-de-vie de riz) et les dispose sur le rivage, mettant la jeune fille derrière. Quant à lui, il se cache derrière un rocher. Le dragon sort de la mer et plonge chacune de ses huit têtes dans un pot de saki: bientôt il est enivré. Alors Sosano accourt et lui coupe ses huit têtes. Dans la queue du dragon il trouve une longue épée, qui, dit la légende, est celle que porte aujourd'hui encore le mikado. Sosano épouse la jeune fille. On les honore comme les «dieux» de tous les gens mariés. Leur temple est à Oyashiro.

La légende chinoise n'est pas sans quelque analogie avec les récits précédents (The Folk-lore of China, by N. B. Dennys, Hong-Kong, 1876, p. 110): Les montagnes de la province de Yueh-Min étaient hantées jadis par un énorme serpent qui, un jour, signifia aux habitants du pays, par l'intermédiaire de personnes versées dans la divination, qu'il avait envie de dévorer une jeune fille de douze à treize ans. On lui en livra jusqu'à neuf, qu'on avait prises parmi les filles des criminels et des esclaves, une chaque année. Alors, comme on ne pouvait trouver de nouvelle victime, la fille d'un magistrat chargé d'enfants se présenta, demandant seulement qu'on lui donnât une bonne épée et un chien. Elle avait aussi préparé plusieurs mesures de riz bouilli mêlé de miel, qu'elle plaça à l'entrée de l'antre du serpent. Pendant que celui-ci mangeait le riz, Ki (c'était le nom de la jeune fille) lança sur lui son chien qui le saisit avec sa gueule, tandis qu'elle le frappait par derrière. Bref, elle tua le monstre, et le prince de Yueh, apprenant ce haut fait, l'épousa.

Un conte indien, qui se trouve dans un manuscrit en langue hala canara et qui a été analysé par le célèbre indianiste Wilson, offre plusieurs traits de notre conte les Fils du Pêcheur (Asiatic Journal. New Series, t. XXIV, 1837, p. 196): Deux princes, Somasekhara et Chitrasekhara, ont fait toute sorte d'avanies à Ikrama, roi de Lilavati, pour forcer celui-ci à accorder à l'un d'eux la main de sa fille Rupavati. Le roi consent enfin à donner la princesse, mais à la condition que le prétendant tuera certain lion des plus terribles. Les princes tuent le monstre et emportent une partie de la queue comme trophée. Le blanchisseur du palais ayant trouvé le corps du lion, lui coupe la tête et va la présenter au roi en réclamant pour prix de son prétendu exploit la main de la princesse. Le mariage est au moment d'être célébré quand les princes se font connaître, et le blanchisseur est mis à mort. La princesse épouse le prince cadet, Chitrasekhara. Quelque temps après, l'aîné se met en campagne pour aller délivrer une princesse prisonnière d'un géant. En partant, il donne à son frère une fleur qui se fanera s'il lui arrive malheur.—Les aventures qui suivent n'ont plus de rapport avec notre conte; mais cette première partie du conte indien, dont les héros sont, là aussi, des frères, ne nous en a pas moins offert, réunis d'une manière qui évidemment n'est pas fortuite, deux des principaux traits de notre thème: l'épisode du monstre tué et de l'imposteur démasqué, et la particularité de l'objet qui annonce le malheur de celui qui l'a donné.

Ces deux traits se retrouvent dans un autre conte indien, avec un élément important qui manquait dans le conte «hala canara»: la jeune fille, ou même simplement la victime humaine livrée à un monstre. Voici ce conte indien, recueilli dans le Bengale (Lal Behari Day, no 4): Un brahmane, par suite de circonstances qu'il serait trop long de rapporter, se trouve avoir deux femmes, dont la seconde est une râkshasi (ogresse) qui a pris la forme d'une belle princesse. Chacune de ses femmes lui donne un fils: celui de la râkshasi se nomme Sahasra Dal; l'autre, Champa Dal. Les deux enfants s'aiment tendrement. La première femme du brahmane, ayant eu la preuve que l'autre femme est une râkshasi et s'attendant à être dévorée, elle, son mari et son fils, donne à ce dernier un peu de son propre lait dans un petit vase d'or et lui dit: «Si tu vois ce lait devenir rougeâtre, c'est que ton père aura été tué; s'il devient tout à fait rouge, c'est que j'aurai été tuée moi-même. Alors monte à cheval et enfuis-toi au plus vite pour ne pas être dévoré toi aussi.» Le jeune garçon ayant vu le lait devenir d'abord un peu rouge, puis tout à fait rouge, saute sur son cheval. Son frère Sahasra Dal apprend de lui ce qui s'est passé et s'enfuit avec lui[143]. Comme la râkshasi les poursuit, Sahasra Dal lui tranche la tête d'un coup de sabre. Les deux frères arrivent à un village où ils reçoivent l'hospitalité dans une famille qui est plongée dans la douleur. Ils apprennent qu'il y a dans le pays une râkshasi avec laquelle le roi est convenu, pour empêcher un plus grand mal, de lui livrer chaque soir, dans un certain temple, une victime humaine. C'est le tour de cette famille d'en fournir une. Les deux frères déclarent qu'ils iront se livrer eux-mêmes à la râkshasi. Ils se rendent au temple avec leurs chevaux et s'y enferment. Après divers incidents, Sahasra Dal coupe la tête de la râkshasi. Il met cette tête près de lui dans le temple et s'endort. Des bûcherons, venant à passer par là, voient le corps de la râkshasi, et, comme le roi avait promis la main de sa fille et une partie de son royaume à celui qui tuerait la râkshasi, ils prennent chacun un membre du cadavre et se présentent devant le roi. Mais celui-ci fait une enquête, et l'on trouve dans le temple les deux jeunes gens ainsi que la tête de la râkshasi. Le roi donne sa fille et la moitié de son royaume à Sahasra Dal.—Suivent les aventures de Champa Dal, dont il sera dit un mot dans les remarques de notre no 15, les Dons des trois Animaux.

L'épisode de la princesse exposée à la «bête à sept têtes» peut être rapproché du mythe si connu de Persée et Andromède (Apollodori Bibliotheca, II, 4, 3). Ce mythe de Persée, l'un des rares mythes de l'antiquité classique qui offrent des ressemblances avec nos contes populaires actuels, fournit encore, ce nous semble, un autre rapprochement intéressant avec les contes du genre de nos Fils du Pêcheur, et surtout avec le conte suédois de Wattuman et Wattusin mentionné plus haut. Rappelons les principaux traits de ce mythe de Persée: Acrisius, roi d'Argos, à qui il a été prédit qu'il serait tué par le fils de sa fille Danaé, enferme celle-ci sous terre dans une chambre toute en airain. Jupiter, métamorphosé en pluie d'or, pénètre par le toit dans le souterrain et rend la jeune fille mère. (Dans le conte suédois, la princesse et sa suivante, enfermées dans une tour, deviennent mères après avoir bu de l'eau d'une source qui jaillit tout à coup dans la tour.) Quand elle a donné le jour à Persée, Acrisius la fait mettre avec son enfant dans un coffre que l'on jette à la mer. Après diverses aventures qui sont assez dans le genre des contes populaires (Persée, par exemple, a un bonnet, κυνῆ, qui le rend invisible), Persée, devenu grand, arrive en Ethiopie, où règne Céphée. Il trouve la fille de celui-ci, Andromède, exposée en pâture à un monstre marin, en vertu d'un oracle. Il la délivre et l'épouse.

Ainsi que l'a fait remarquer Mgr Mislin dans son livre les Saints Lieux (t. I, p. 194 de l'éd. allemande), le mythe de Persée et Andromède s'est infiltré dans la légende de saint Georges, légende dans laquelle, du reste, aucun catholique ne prend à la lettre cet épisode de la princesse et du dragon, qui, d'après un critique allemand[144], apparaît seulement dans des versions assez récentes[145].

A propos du détail relatif aux langues de la bête à sept têtes, détail qui existe dans la plupart des contes du genre de nos Fils du Pêcheur, mentionnons un trait de la mythologie grecque. D'après Pausanias (I, 41, 4), le roi de Mégare avait promis sa fille en mariage à celui qui tuerait certain lion qui ravageait le pays. Alcathus, fils de Pélops, tua le monstre; après quoi, suivant le scholiaste d'Apollonius de Rhodes (sur I, 517), il lui coupa la langue et la mit dans sa gibecière. Aussi, des gens qui avaient été envoyés pour combattre le lion s'étant attribué son exploit, Alcathus n'eut pas de peine à les convaincre d'imposture.

***

Dans la plupart des contes où figure le combat contre le dragon, l'individu qui se donne pour le libérateur de la princesse a assisté de loin au combat. Cette version est meilleure que la rencontre fortuite des trois charbonniers.—Dans le conte grec moderne de la collection E. Legrand et dans le conte basque, l'imposteur est un charbonnier, qui a trouvé les têtes du monstre.

L'épisode du chien, que le «fils du pêcheur» envoie prendre des plats dans la cuisine du roi, est mieux conservé dans certains contes étrangers, par exemple, dans le conte allemand no 60 de la collection Grimm, et dans le conte suédois de Wattuman et Wattusin. Dans ces deux contes, le héros, revenu au bout de l'an et jour dans le pays de la princesse, parie contre son hôtelier que les animaux qui le suivent lui rapporteront des mets et du vin de la table du roi; la princesse reconnaît les animaux de son libérateur et leur fait donner ce qu'ils demandent.

***

Au sujet de la dernière partie de notre conte, nous ferons remarquer que, dans la plupart des contes de cette famille, la sorcière change les jeunes gens en pierre, et non en touffes d'herbe, comme dans notre conte.—Dans certains contes (par exemple, dans le conte allemand no 85 de la collection Grimm, dans le conte grec de la collection Hahn, dans le conte toscan de la collection Nerucci, etc.), c'est à la chasse qu'ils ont rencontré la sorcière. Dans d'autres, comme dans le conte lorrain, ils ont été attirés sur son domaine par un feu mystérieux, brillant dans le lointain (montagne en feu dans le conte serbe; grande lumière sur une montagne dans le conte sicilien no 40 de la collection Gonzenbach; maisonnette en feu dans le conte petit-russien; château en feu, dans le conte flamand).

Un détail, commun à la plupart des contes présentant cette dernière partie, a disparu de notre conte. Le frère du jeune homme, qui passe la nuit dans la chambre de la princesse, laquelle le croit son mari, met dans le lit son sabre entre elle et lui. Ce trait se retrouve dans les Mille et une Nuits (Hist. d'Aladdin) et aussi dans le vieux poème allemand des Nibelungen, ainsi que dans son prototype scandinave, où Siegfried (ou Sigurd) met une épée nue entre lui et Brunehilde, qui doit devenir l'épouse du roi Gunther, pour lequel il l'a conquise.

***

En Orient, on l'a vu, nous n'avons trouvé jusqu'à présent que certaines des parties qui composent notre conte. La dernière partie notamment (les aventures des frères et de la sorcière) ne s'est pas présentée à nous. Nous allons la rencontrer, avec presque tout l'ensemble du conte européen, dans un conte venu de l'Orient, de l'Inde évidemment, chez les Kabyles par le canal des Arabes. Dans ce conte kabyle (J. Rivière, p. 193), deux frères, Ali et Mohammed, nés du même père et de deux mères différentes, se ressemblent à s'y méprendre. Mohammed, au moment de quitter le pays, plante un figuier et dit à Ali que l'arbre perdra ses feuilles si lui, Mohammed, est sur le point de mourir, et se dessèchera s'il est mort. Il prend son faucon, son lévrier et son cheval et se met en route. Arrivé auprès d'une ville, il tue un serpent qui empêchait une fontaine de donner de l'eau et sauve ainsi la vie de la fille du roi, en danger d'être dévorée par le monstre. Après quoi, il se déguise en mendiant; mais la fille du roi s'est emparée d'une de ses sandales, et, en la lui faisant essayer, on le reconnaît pour le vainqueur du serpent. Mohammed épouse la princesse et devient roi. Un jour qu'il est à la chasse, il s'aventure, malgré les avertissements que lui avait donnés son beau-père, dans le domaine d'une ogresse. Celle-ci vient à sa rencontre. Elle lui dit d'empêcher son cheval, son lévrier et son faucon de lui faire du mal. «Ne crains rien,» dit le jeune homme. L'ogresse s'approche, attache les animaux avec des crins et les mange, ainsi que leur maître[146]. Aussitôt le figuier se dessèche. Ali se met à la recherche de son frère. Il rencontre la femme de ce dernier. «Je te salue,» dit-elle, «ô sidi; nous croyions que tu étais mort.—Comment serais-je mort?—Mon père t'avait dit: Chasse à tel et tel endroit, mais ne va pas là: c'est le domaine de l'ogresse.» Ali se dirige sans retard vers la demeure de l'ogresse. Quand cette dernière s'avance pour manger le cheval, celui-ci, qui a reçu ses instructions d'Ali, la frappe d'un coup de pied au front et la tue. Le faucon lui crève les yeux, le lévrier lui ouvre le ventre et en tire Mohammed et ses animaux, tous inanimés. Alors Ali voit deux tarentules qui se battent et dont l'une tue l'autre. Ali lui ayant fait des reproches: «Je lui rendrai la vie,» dit la tarentule. En effet, au moyen du suc d'une certaine herbe, elle ressuscite sa sœur. Ali, à son exemple, emploie de ce suc, et il rend la vie à Mohammed et aux animaux[147].

On a recueilli dans l'Inde, dans le Bengale, un conte qui présente également la dernière partie des contes de cette famille (Lal Behari Day, no 13): Un religieux mendiant promet à un roi de lui faire avoir deux fils, si celui-ci consent à lui en donner un. Le roi s'y engage, et le mendiant fait manger à la reine d'une certaine substance: au bout d'un temps, elle met au monde deux fils. Quand les enfants ont seize ans, le mendiant vient en réclamer un. L'aîné se dévoue, et, avant de partir, il plante un arbre, en disant à ses parents et à son frère: «Cet arbre est ma vie: si vous le voyez dépérir, c'est que je serai en danger; s'il est mort, c'est que je serai mort aussi.» Sur son chemin, il rencontre une chienne et ses deux petits chiens, dont l'un se joint au prince; de même, plus loin, un jeune faucon[148]. Le mendiant, arrivé chez lui avec le jeune homme, défend à celui-ci d'aller du côté du nord; autrement, il lui arrivera malheur. Un jour que le prince poursuit un cerf, il s'égare du côté du nord. Le cerf entre dans une maison; le prince l'y suit, et, au lieu du cerf, il y trouve une femme d'une merveilleuse beauté, qui lui propose de jouer une partie de dés; il perd successivement son faucon, son chien et sa propre liberté. La femme, qui est une râkshasi, l'enferme dans une cave, pour le manger plus tard[149]. Voyant l'arbre se flétrir, le frère du prince se met en route. Il rencontre, lui aussi, la chienne avec son second petit chien, lequel demande au jeune homme de le prendre avec lui, comme il a pris son frère (les deux jeunes gens se ressemblent au point que l'on prend l'un pour l'autre). Même chose de la part d'un jeune faucon. Le jeune homme arrive chez le mendiant, et y apprend que son frère a dû tomber entre les mains d'une râkshasi. Il poursuit également un cerf, qui l'amène chez la râkshasi, et cette dernière lui propose aussi une partie de dés; mais, cette fois, elle perd, et le jeune homme gagne coup sur coup le chien et le faucon de son frère et enfin son frère lui-même. La râkshasi, pour sauver sa vie, révèle alors aux jeunes gens que le mendiant a de mauvais desseins contre l'aîné, et leur donne le moyen de le faire périr lui-même.

Ce conte indien renferme, on le voit, à l'exception de la seconde partie (le combat contre le dragon), presque tous les éléments que nous avons rencontrés dans les contes étudiés ci-dessus: naissance merveilleuse des deux enfants, leur ressemblance prodigieuse, leur séparation et le signe donné par celui qui part pour qu'on sache toujours ce qu'il devient, les animaux qui accompagnent le héros et qui le suivent chez l'être malfaisant où il risque de perdre la vie; enfin, la dernière partie, fort ressemblante, malgré son individualité.

***

On remarquera que, dans notre variante la Bête à sept têtes, deux personnages de la forme première se sont fondus en un seul: le dragon à sept têtes auquel on expose une princesse et la sorcière qui change en pierres ceux qui s'approchent d'elle.

La fin tragique du héros ne se trouve pas, à notre connaissance, ailleurs que dans cette variante lorraine.

VI
LE FOLLET

Il y a bien trois mille ans, notre voisin avait beaucoup de blé en grange. Tous les matins il trouvait une partie de ce blé battu, et des gerbes préparées sur l'aire pour le lendemain: il ne savait comment expliquer la chose.

Un soir, s'étant caché dans un coin de la grange, il vit entrer un petit homme qui se mit à battre le blé. Le laboureur se dit en lui-même: «Il faut que je lui donne un beau petit habit pour sa peine.» Car le petit homme était tout nu. Il alla dire à sa femme: «C'est un petit homme qui vient battre notre blé; il faudra lui faire un petit habit.» Le lendemain, la femme prit toutes sortes de pièces d'étoffe, et en fit un petit habit, que le laboureur posa sur le tas de blé.

Le follet revint la nuit suivante, et, en battant le blé, il trouva l'habit. Dans sa joie il se mit à gambader à l'entour, en disant: «Qui bon maître sert, bon loyer en tire.» Ensuite il endossa l'habit, et se trouva bien beau. «Puisque me voilà payé de ma peine, battra maintenant le blé qui voudra!» Cela dit, il partit et ne revint plus.

REMARQUES

Dans un conte hessois de la collection Grimm (no 39), un pauvre cordonnier trouve cousus tous les matins les souliers qu'il a taillés la veille. Il s'aperçoit que ce sont deux petits hommes qui font l'ouvrage. Comme ils sont nus, sa femme leur fait de petits habits. Ils les revêtent tout joyeux en disant qu'ils sont maintenant trop beaux pour faire le métier de cordonnier; puis ils disparaissent pour toujours.—Comparer un conte de la Basse-Saxe (Schambach et Müller, p. 140), et aussi un conte de l'Oberland bernois, le Tailleur d'Isenfluh (Karlsruher Zeitung, no du 8 août 1873).

En Suède, histoire du même genre (Magasin pittoresque, 1865, p. 235), où le lutin tamise de la farine. En Espagne (Caballero, II, p. 81), il pétrit du pain. Là il est vêtu en moine, et, quand à la place de son vieux froc tout usé, il a endossé celui qu'on lui a fait, il se met à dire qu'avec son habit neuf, le moinillon ne veut plus pétrir ni être boulanger.

En Irlande (Kennedy, I, p. 126), un pooka (sorte de follet) vient toutes les nuits dans une maison, sous la forme d'un âne, laver la vaisselle, balayer le plancher, etc. L'un des domestiques s'étant hasardé à lui demander d'où il vient, le pooka répond qu'il a, pendant sa vie, servi dans cette même maison. Après sa mort, il a été condamné, en punition de sa paresse, à faire la besogne qu'il fait toutes les nuits. Quelque temps après, les domestiques, voulant lui témoigner leur reconnaissance, lui font demander par l'un d'eux en quoi ils pourraient lui être agréables. Le pooka leur répond qu'il serait fort aise d'avoir un habit bien chaud. L'habit est apporté, et, dès que le pooka en est revêtu, il s'enfuit en disant: «Maintenant ma pénitence est terminée. Elle devait durer jusqu'à ce qu'on eût trouvé que je méritais un salaire.» Et on ne le revit plus jamais.

Enfin, en Angleterre, on raconte beaucoup d'histoires de follets secourables (brownies, pixies), qui disparaissent dès qu'ils ont mis les habits à eux destinés. Parfois même, quand on veut se débarrasser d'eux, on n'a qu'à leur faire un semblable don. (Voir Halliwell, p. 190;—W. Henderson, Notes on the Folklore of the northern counties of England and the Borders. Nouvelle éd. Londres, 1879, p. 248;—Loys Brueyre, p. 241 seq.).

VII
LES DEUX SOLDATS DE 1689

Il était une fois deux soldats qui avaient bien soixante ans. Obligés de quitter le service, ils résolurent de retourner au pays. Chemin faisant, ils se disaient: «Qu'allons-nous faire pour gagner notre vie? Nous sommes trop vieux pour apprendre un métier; si nous demandons notre pain, on nous dira que nous sommes encore en état de travailler, et on ne nous donnera rien.—Tirons au sort,» dit l'un d'eux, «à qui se laissera crever les yeux, et nous mendierons ensemble.» L'autre trouva l'idée bonne.

Le sort tomba sur celui qui avait fait la proposition; son camarade lui creva les yeux, et, l'un guidant l'autre, ils allèrent de porte en porte demander leur pain. On leur donnait beaucoup, mais l'aveugle n'en profitait guère: son compagnon gardait pour lui-même tout ce qu'il y avait de bon et ne lui donnait que les os et les croûtes de pain dur. «Hélas!» disait le malheureux, «n'est-ce pas assez d'être aveugle? Faut-il encore être si maltraité?—Si tu te plains encore,» répondait l'autre, «je te laisserai là.» Mais le pauvre aveugle ne pouvait s'empêcher de se plaindre. Enfin son compagnon l'abandonna dans un bois.

Après avoir erré de côté et d'autre, l'aveugle s'arrêta au pied d'un arbre. «Que vais-je devenir?» se dit-il. «La nuit approche, les bêtes sauvages vont me dévorer!» Il monta sur l'arbre pour se mettre en sûreté.

Vers onze heures ou minuit, quatre animaux arrivèrent en cet endroit: le renard, le sanglier, le loup et le chevreuil. «Je sais quelque chose,» dit le renard, «mais je ne le dis à personne.—Moi aussi, je sais quelque chose,» dit le loup.—«Et moi aussi,» dit le chevreuil.—«Bah!» dit le sanglier, «toi, avec tes petites cornes, qu'est-ce que tu peux savoir?—Eh!» repartit le chevreuil, «dans ma petite cervelle et dans mes petites cornes il y a beaucoup d'esprit.—Eh bien!» dit le sanglier, «que chacun dise ce qu'il sait.»

Le renard commença: «Il y a près d'ici une petite rivière dont l'eau rend la vue aux aveugles. Plusieurs fois déjà, dans ma vie, j'ai eu un œil crevé; je me suis lavé avec cette eau, et j'ai été guéri.—Cette rivière, je la connais,» dit le loup; «j'en sais même plus long que toi. La fille du roi est bien malade; elle est promise en mariage à celui qui pourra la guérir. Il suffirait de lui donner de l'eau de cette rivière pour lui rendre la santé.» Le chevreuil dit à son tour: «La ville de Lyon manque d'eau, et l'on promet quinze mille francs à celui qui pourra lui en procurer. Or, en arrachant l'arbre de la liberté, on trouverait une source et l'on aurait de l'eau en abondance.—Moi,» dit le sanglier, «je ne sais rien.» Là-dessus, les animaux se séparèrent.

«Ah!» se dit l'aveugle, «si je pouvais seulement trouver cette rivière!» Il descendit de l'arbre et marcha à tâtons à travers la campagne. Enfin il trouva la rivière. Il s'y lava les yeux, et il commença à entrevoir; il se les lava encore, et la vue lui revint tout à fait.

Aussitôt il se rendit près du maire de Lyon et lui dit que, s'il voulait avoir de l'eau, il n'avait qu'à faire arracher l'arbre de la liberté. En effet, l'arbre ayant été arraché, on découvrit une source, et la ville eut de l'eau autant qu'il lui en fallait. Le soldat reçut les quinze mille francs promis et alla trouver le roi. «Sire,» lui dit-il, «j'ai appris que votre fille est bien malade, mais j'ai un moyen de la guérir.» Et il lui parla de l'eau de la rivière. Le roi envoya sur-le-champ ses valets chercher de cette eau; on en fit boire à la princesse, on lui en fit prendre des bains, et elle fut guérie.

Le roi dit au soldat: «Quoique tu sois déjà un peu vieux, tu épouseras ma fille, ou bien, si tu le préfères, je te donnerai de l'argent.» Le soldat aima mieux épouser la princesse: il savait bien qu'avec la fille il aurait aussi l'argent. Le mariage se fit sans tarder.

Un jour que le soldat se promenait dans le jardin, il vit un homme tout déguenillé qui demandait l'aumône; il reconnut aussitôt son ancien camarade. «N'étiez-vous pas deux à mendier autrefois?» lui dit-il en l'abordant. «Où est votre compagnon?—Il est mort,» répondit le mendiant.—«Dites la vérité, vous n'aurez pas à vous en repentir. Qu'est-il devenu?—Je l'ai abandonné.—Pourquoi?—Il était toujours à se plaindre; c'était pourtant lui qui avait les bons morceaux: quand nous avions du pain, je lui donnais la mie, parce qu'il n'avait plus de dents, et je mangeais les croûtes; je lui donnais la viande et je gardais les os pour moi.—C'est un mensonge; vous faisiez tout le contraire. Pourriez-vous reconnaître votre compagnon?—Je ne sais.—Eh bien! ce compagnon, c'est moi.—Mais n'êtes-vous pas le roi?—Sans doute, mais je suis aussi ton ancien camarade. Entre, je te raconterai tout.»

Quand le mendiant eut appris ce qui était arrivé à l'aveugle, il lui dit: «Je voudrais bien avoir la même chance. Mène-moi donc à cet arbre-là; les animaux y viendront peut-être encore.—Volontiers,» dit l'autre, «je veux te rendre le bien pour le mal.» Il conduisit le mendiant auprès de l'arbre, et le mendiant y monta.

Vers onze heures ou minuit, les quatre animaux se trouvèrent là réunis. Le renard dit aux autres: «On a entendu ce que nous disions l'autre nuit: la fille du roi est guérie et la ville de Lyon a de l'eau. Qui donc a révélé nos secrets?—Ce n'est pas moi,» dit le loup.—«Ni moi,» dit le chevreuil.—«Je suis sûr que c'est le sanglier,» reprit le renard; «il n'avait eu rien à dire, et il est allé rapporter ce que nous autres avions dit.—Ce n'est pas vrai,» répliqua le sanglier.—«Prends garde,» dit le renard, «nous allons nous mettre tous les trois contre toi.—Je n'ai pas peur de vous,» dit le sanglier en montrant les dents, «frottez-vous à moi.»

Tout à coup, en levant les yeux, ils aperçurent le mendiant sur l'arbre. «Oh! oh!» dirent-ils, «voilà un homme qui nous espionne.» Aussitôt ils se mirent à déraciner l'arbre, puis ils se jetèrent sur l'homme et le dévorèrent.

REMARQUES

On a remarqué la bizarrerie de ce titre: les deux Soldats de 1689. 1689 est mis probablement pour 1789: le souvenir de l'«arbre de la liberté» se rapporte tout naturellement à l'époque de la Révolution.

La personne de qui nous tenons ce conte l'avait appris à Joinville, petite ville de Champagne, à quatre lieues de Montiers-sur-Saulx. On le raconte aussi à Montiers, mais d'une manière moins complète.

Dans cette variante, intitulée Jacques et Pierre, les animaux sont au nombre de trois, le lion, le renard et l'ours. Le renard seul a quelque chose à dire. Il raconte que la fille du roi Dagobert est aveugle de naissance: si on lui lavait les yeux avec l'eau d'une certaine fontaine, elle verrait. L'aveugle apprend aussi que les animaux se réunissent une fois tous les ans, à pareil jour, à la même heure et au même endroit. Jacques, le méchant camarade, instruit par Pierre de cette particularité, se rend à l'endroit indiqué, pour entendre la conversation des animaux. Le lion dit: «Je sais quelque chose. La princesse d'Angleterre a quatre millions cachés dans un pot.» Jacques se baisse pour mieux entendre. Au bruit qu'il fait, les animaux lèvent la tête; l'ours grimpe sur l'arbre, tire Jacques par le bras et le fait tomber par terre, où les animaux le dévorent.


Voir les remarques de M. Reinhold Kœhler sur un conte italien de Vénétie (Widter et Wolf, no 1), de même famille que nos deux contes français.

Nous pouvons rapprocher de ces deux contes, outre le conte italien, des contes recueillis dans la Basse-Bretagne (Luzel, Légendes, p. III, et Veillées bretonnes, p. 258); dans le pays basque (Cerquand, I, p. 51; J. Vinson, p. 17); en Allemagne (Prœhle, II, no 1; Ey, p. 188); en Flandre (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, no 4); en Suisse (Sutermeister, nos 43 et 47); dans le Tyrol allemand (Zingerle, I, no 20); dans le Tyrol italien (Schneller, nos 9, 10 et 11); en Toscane (Nerucci, no 23); en Danemark (d'après M. Kœhler); en Norwège (Asbjœrnsen, II, p. 166); en Finlande (E. Beauvois, p. 139); en Russie (Goldschmidt, p. 61); chez les Wendes de la Lusace (Haupt et Schmaler, II, p. 181); chez les Tchèques de Bohême (Waldau, p. 271); chez les Hongrois (conte de la collection Mailath, traduit dans la Semaine des Familles, 1866-1867, p. 4); chez les Roumains de Transylvanie (dans la revue l'Ausland, 1857, p. 1028); chez les Tsiganes de la Bukovine (Miklosisch, no 12); en Serbie (Vouk, no 16, et Jagitch, no 55); chez les Grecs de l'Epire (Hahn, no 30), en Catalogne (Rondallayre, I, p. 68); en Portugal (Coelho, no 20); en Irlande (d'après M. Kœhler).

***

Dans plusieurs des contes de ce type, l'introduction est très caractéristique. Ainsi, dans le premier conte serbe, deux frères se disputent au sujet de cette question: La justice vaut-elle mieux que l'injustice? et ils conviennent de s'en rapporter au jugement du premier qu'ils rencontreront. Ils rencontrent à plusieurs reprises le diable, qui a pris diverses formes et qui décide toujours en faveur de l'injustice. Le champion de la justice, qui perd ainsi son procès, perd, comme conséquence, tout ce qu'il possède, et finalement ses yeux: son frère les lui crève et l'abandonne.

Le conte italien de Vénétie, le conte grec, le second conte serbe, le conte russe, les contes wende, allemand de la collection Prœhle, finnois, portugais, catalan, le premier conte breton, ont une introduction analogue, parfois plus ou moins altérée. La question débattue est tantôt: «Celui qui fait le bien fait-il bien?» (conte italien); tantôt: «Est-ce la loyauté ou la déloyauté qui l'emporte dans le monde?» ou bien: «Est-ce la justice ou l'injustice qui gouverne le monde?» (conte finnois, conte grec), etc.—Dans les contes italien, portugais, catalan, breton, le partisan du bien ne perd pas ses yeux, mais simplement sa fortune.

Dans le conte norwégien, Déloyal crève les yeux à son frère Loyal, parce que ce dernier lui reproche de l'avoir trompé. (C'est là, évidemment, un souvenir de l'introduction du premier groupe.)

Ailleurs l'introduction est différente. Dans les contes toscan, tsigane, roumain, russe, flamand, le méchant frère (ou compagnon) ne consent à donner du pain au héros qu'en échange des yeux de celui-ci[150].

Dans le second conte breton, le conte basque et le conte allemand de la collection Ey, nous retrouvons l'introduction de nos Soldats de 1689; ainsi, dans le conte allemand, recueilli dans le Harz, deux compagnons s'en vont par le monde et gagnent leur pain en faisant des armes. L'un est bon et un peu simple; l'autre est méchant et rusé. Un jour, ce dernier dit a l'autre que décidément le métier ne va pas; il vaudrait mieux que l'un des deux se rendît aveugle: l'autre le conduirait, et ils recueilleraient beaucoup d'aumônes. Le simple et naïf compagnon se laisse crever les yeux. (Comparer l'introduction altérée d'un conte italien des Abruzzes, no 14 de la collection Finamore, conte qui n'a pas la dernière partie du nôtre.)

Dans le conte tchèque, un voyageur est dépouillé et aveuglé par ses deux compagnons.

Enfin, dans une dernière catégorie (contes suisses, conte du Tyrol allemand, contes du Tyrol italien nos 9 et 10), il n'est point parlé de bon ni de mauvais compagnon, mais simplement de deux frères ou de deux compagnons à l'un desquels il arrive, par l'effet du hasard, les aventures du héros de nos contes. En un mot, l'introduction a disparu.

***

Dans nos deux contes français, ce sont des animaux qui, sans le savoir, révèlent au héros les secrets dont la connaissance fait sa fortune. Il en est de même dans le second conte breton (lion, sanglier, loup); dans le premier conte basque (singe, ours et loup); dans le conte allemand de la collection Prœhle (ours, lion, renard); dans le conte flamand (ours, renard, loup); dans le conte norwégien (ours, loup, renard, lièvre). Dans le conte allemand de la collection Ey, dans le conte hongrois et dans le second conte serbe, les animaux sont trois corbeaux.—Ailleurs, le héros surprend la conversation de diables (conte du Tyrol allemand, contes grec, portugais, tsigane, russe, finnois, premier conte breton), ou de sorcières (contes du Tyrol italien, contes italiens de la Vénétie et de la Toscane, contes tchèque, catalan, suisse no 43), ou de vilas, sorte de génies ou de fées (premier conte serbe), ou d'esprits (conte wende), ou enfin de géants (conte suisse no 47).

Quant aux secrets eux-mêmes, dans le plus grand nombre des contes cités plus haut, il y en a trois, et ils sont les mêmes que dans nos Soldats de 1689: moyen de recouvrer la vue, de guérir une princesse et de donner de l'eau à une ville. Voir les contes breton, flamand, du Tyrol italien no 11, wende, tchèque, tsigane, le second conte serbe, et aussi les contes allemands des collections Ey et Prœhle (dans ces deux derniers, c'est un roi ou un homme riche qui est guéri et non une princesse).—Dans le conte norwégien, il y a, en plus, le moyen de faire produire des fruits aux arbres d'un jardin devenus stériles; dans le conte finnois, le moyen de ramener des élans dans le parc d'un roi. (Notons que, dans ce conte finnois, pour faire jaillir de l'eau dans la cour du château royal, il faut, comme dans nos Soldats de 1689, arracher un certain arbre.)—Dans les autres contes, il manque un ou deux des trois secrets; mais dans tous figure la guérison de la princesse.

***

Au XVIe siècle, notre conte se retrouve dans le chapitre 464 du recueil d'anecdotes publié en 1519 par le moine franciscain allemand Jean Pauli, sous le titre de Schimpf und Ernst (Plaisanteries et choses sérieuses), et qui a eu plus de trente éditions en Allemagne. Le récit de Pauli se rattache, pour l'introduction, au premier groupe de contes indiqué ci-dessus: Un maître soutient contre son serviteur que ce n'est pas la vérité et la justice, mais bien la fausseté et la déloyauté qui gouvernent ce bas monde. Trois personnages à qui la question est soumise décident en faveur du maître. Il a été convenu d'avance que, si le serviteur perd son procès, il perdra aussi ses yeux. Le maître les lui crève et l'abandonne dans un bois. Pendant la nuit, le serviteur entend des diables parler d'une certaine plante qui croît à cet endroit même et qui rend la vue aux aveugles. Il se guérit ainsi et guérit également une princesse aveugle, qu'il épouse. Son ancien maître, auquel il raconte ses aventures, veut aller chercher la plante, mais les diables le découvrent et lui crèvent les yeux.

L'introduction est du même genre, avec de fortes altérations, dans un récit analogue à nos contes et qui fait partie d'un recueil de fables et paraboles, écrites en Espagne, au plus tard dans les premières années du XIVe siècle, le Libro de los Gatos[151]. Nous ferons remarquer que là ce sont, comme dans nos Soldats de 1689, des animaux sauvages qui conversent ensemble.

***

En Orient, nous citerons d'abord, comme pendant de tous ces récits, un conte arabe existant dans certains manuscrits des Mille et une Nuits (éd. du Panthéon littéraire, p. 717). Abou-Nyout (le Bienveillant), pressé par la soif, se fait descendre dans un puits par son compagnon de voyage Abou-Nyoutine (le Trompeur). Celui-ci coupe la corde et abandonne Abou-Nyout. Pendant la nuit, le malheureux, du fond de son puits, entend deux mauvais génies qui s'entretiennent du moyen de guérir certaine princesse et de découvrir certain trésor. Tiré du puits le matin par des voyageurs qui passent, Abou-Nyout met à profit ce qu'il vient d'apprendre et devient l'époux de la princesse. Quelque temps après, il rencontre son ancien compagnon, réduit à mendier. Il lui pardonne et lui raconte tout. Mais, la nuit, les génies reviennent au puits, se plaignent de ce que leurs secrets ont été découverts, et, de colère, comblent le puits, écrasant sous d'énormes pierres le méchant Abou-Nyoutine, qui y était descendu pour épier leur conversation.

Dans un conte kirghis de la Sibérie méridionale (Radloff, III, p. 343), la ressemblance avec nos contes européens s'accentue sur certains points. Le Bon et le Méchant voyagent de compagnie. Ce sont les provisions du Bon qu'ils mangent d'abord. Quand elles sont épuisées, le Méchant coupe successivement au Bon les deux oreilles et lui arrache l'un après l'autre les deux yeux, qu'il lui donne à manger. Finalement, il l'abandonne dans un bois. Arrivent trois animaux, un tigre, un renard et un loup. Le loup dit aux autres que dans la forêt il y a deux trembles qui rendent des yeux et des oreilles à qui n'en a plus. Le tigre parle d'un certain chien, dont les os ressuscitent les morts. Le renard connaît un endroit où il y a un morceau d'or gros comme la tête. Le Bon profite de ces indications, recouvre ses yeux et ses oreilles, achète le chien avec le morceau d'or qu'il a déterré, et, au moyen des os du chien, ressuscite un prince qui lui donne sa fille en mariage. Un jour il rencontre son compagnon qui, apprenant l'origine de sa fortune, lui dit de lui couper les oreilles, de lui crever les yeux et de le conduire dans la forêt. Quand il y est, les trois animaux le dévorent.

Voici maintenant un conte sarikoli, recueilli dans l'Asie centrale, chez des peuplades qui habitent les vallées à l'ouest du plateau du Pamir (Journal of the Asiatic Society of Bengal, vol. 45, part. I, no 2, p. 180): Deux hommes, l'un bon, l'autre méchant, s'en vont en voyage ensemble. Le bon ayant épuisé ses provisions, le méchant ne consent à lui donner du pain que s'il se crève d'abord un œil, puis l'autre; alors il l'abandonne. Le bon, qui s'est réfugié dans une caverne, entend pendant la nuit la conversation d'un loup, d'un ours et d'un renard, qui se sont donné rendez-vous en cet endroit. Ils s'entretiennent de la fille du roi, qui est aveugle, et du moyen de la guérir. L'un d'eux parle d'un certain arbre et d'une fontaine, tout voisins de la caverne, par le moyen desquels un aveugle peut recouvrer la vue. Le bon se guérit lui-même et guérit ensuite la princesse, que le roi lui donne pour femme.—Dans la seconde partie de ce conte, qui est altérée, le méchant se rend à la caverne, sur les indications du bon; les animaux l'entendent faire du bruit, et le loup le déchire.

Dans l'Inde, nous trouvons d'abord un conte du Bengale (Indian Antiquary, 1874, p. 9). Voici le résumé de ce conte: Le fils d'un roi et le fils d'un kotwal (officier de police), s'étant liés d'amitié, se mettent à voyager ensemble en pays étranger. Un jour, le fils du kotwal dit au fils du roi: «Vous faites toujours du bien aux autres; quant à moi, je leur fais toujours du mal.» Le prince ne répond rien, et ils poursuivent leur route, jusqu'à ce qu'ils parviennent à un puits, où le prince, qui a grand'soif, se fait descendre par son compagnon. Celui-ci l'y abandonne. Pendant la nuit, arrivent auprès du puits deux bhuts (sortes de génies), qui se mettent à causer ensemble. L'un d'eux a pris possession d'une certaine fille de roi, et personne ne pourra le chasser, si l'on ne fait telle ou telle chose, qu'il indique, mais personne ne connaît ce secret. A son tour, le second bhut dit à l'autre qu'au pied d'un arbre voisin il y a cinq pots remplis d'or, sur lesquels il veille, et que personne ne pourra les lui enlever, si l'on ne recourt à tel ou tel moyen[152].—Du fond de son puits, le prince a tout entendu, et, le matin, il s'en fait tirer par un homme qui passe. Précisément cet homme était envoyé par le roi, père de la princesse possédée par le bhut, pour annoncer partout qu'il donnerait à celui qui délivrerait sa fille la main de celle-ci et son royaume. Le prince, profitant des secrets qu'il a surpris, délivre la princesse, puis s'empare des pots d'or. Les bhuts s'aperçoivent alors que leur conversation a dû être entendue et ils se promettent de bien surveiller le puits à l'avenir. Quelques jours après, le fils du kotwal, ayant appris du prince ce qui s'est passé, va se cacher dans le puits; les bhuts s'y trouvent et le mettent en pièces.

On remarquera combien le conte arabe résumé tout à l'heure est voisin de ce conte indien.

Deux des contes indiens qu'il nous reste à faire connaître ont été recueillis au pied de l'Himalaya, chez les Kamaoniens. Le premier (Minaef, no 42) peut se résumer ainsi: Il était une fois un pauvre brahmane qui vivait d'aumônes. Il arriva qu'un jour il alla mendier dans trois ou quatre villages sans rien recevoir. Dans le dernier de ces villages, il frappa chez l'ancien, qui n'était pas à la maison; mais sa femme lui permit d'entrer. L'ancien, étant de retour, battit le brahmane à grands coups de souliers et le chassa. Le brahmane s'en alla et aperçut un petit feu allumé dans le cimetière. Il s'en approcha, et que vit-il? un certain démon piçac qui entretenait le feu. Le brahmane s'assit auprès pour se chauffer. Le démon, en le regardant, se mit à rire d'abord, puis à pleurer, et le brahmane fit de même. Le démon ayant demandé au brahmane pourquoi il se réjouissait d'abord et pleurait ensuite, le brahmane lui adressa la même question. «Je me suis réjoui d'abord,» dit le démon piçac, «parce que j'étais seul et qu'il m'arrivait un compagnon; puis je me suis mis à pleurer parce qu'il viendra aujourd'hui quatre râkshasas (sorte de mauvais génies, d'ogres) des quatre coins du monde, et qu'ils mangeront ou toi ou moi.—Est-ce qu'il n'y a pas moyen de rester en vie?» demanda le brahmane.—«Monte sur cet arbre-ci,» dit le démon. Et le brahmane monta sur l'arbre. Les quatre râkshasas arrivèrent; ils mangèrent le démon piçac et se mirent à causer. «Amis, racontez quelque chose.» Et le premier dit: «Frères, sous cet arbre il y a deux coupes pleines d'argent. Celui qui les déterrera aura de quoi manger toute sa vie.» Le second râkshasa dit: «Il y a sur cet arbre un oiseau: si on nourrit de sa fiente un vieillard de soixante-dix ans, il deviendra comme un enfant de dix ans.» Le troisième dit: «Il y a ici un trou, et dans ce trou une souris ayant au cou un précieux collier. Tous les matins, de bonne heure, cette souris sort pour regarder le soleil. Celui qui lui lancera une poignée d'argile aura le collier.» Le quatrième dit: «Si quelqu'un bâtit une maison sur telle montagne, celui-là trouvera dans sa maison des pierres d'or.» Après ces discours, les râkshasas s'en allèrent chacun de son côté. Le brahmane descendit de l'arbre; il déterra d'abord l'argent et le mit en sûreté; il ramassa de la fiente de l'oiseau, et, au lever du soleil, il ôta du cou de la souris le collier.—Or, il y avait dans la ville voisine un roi lépreux. Beaucoup de médecins le traitaient, sans qu'aucun remède pût le guérir. Le brahmane se présenta au palais. D'abord repoussé et battu par les domestiques, il parvint enfin à être introduit auprès du roi. «Moi seul,» dit-il, «et le roi, nous resterons dans le palais, et, dans six jours, le roi sera guéri.» Il le guérit en effet. Alors le roi lui dit: «Je te donnerai tout ce que tu demanderas.—Mahârâdjâ (grand roi),» dit le brahmane, «fais-moi cadeau de telle montagne.—Tu es fou!» reprit le roi, «pourquoi demander une montagne? demande autre chose.—Mahârâdjâ, si tu me donnes cette montagne, j'y bâtirai une petite cabane pour y vivre.» Le roi lui donna la montagne et, de plus, quelques pièces d'or. Le brahmane s'en retourna chez lui, puis il bâtit une maison sur la montagne et devint très riche.—Un jour, cet ancien du village qui avait battu le brahmane à coups de souliers, vint frapper à la porte de celui-ci et lui dit: «Donne-moi quelque chose à manger.» Le brahmane dit à sa femme: «Remplis de perles une assiette et donne-la-lui.» C'est ce que fit la femme; mais l'ancien ne prit pas l'assiette. La femme, rentrant à la maison, dit au brahmane: «Il ne prend pas l'assiette.—Tu y a mis trop peu de perles,» dit le brahmane. «Remplis-la jusqu'aux bords.» Il porta lui-même l'assiette à l'ancien; mais celui-ci ne la prit toujours pas. «Que veux-tu?» lui demanda le brahmane.—«Fais-moi aussi riche que toi,» dit l'autre. A quoi le brahmane répondit: «Frère, l'autre jour, quand tu m'as battu à coups de souliers, j'ai aperçu un petit feu dans le cimetière, je suis allé de ce côté, et il m'est arrivé telle et telle chose.» Et il lui raconta toute l'histoire. L'ancien se rendit lui aussi au cimetière, et il lui arriva la même chose qu'au brahmane. «Il n'y a donc pas moyen de rester en vie?» demanda-t-il au démon piçac. Celui-ci lui dit de monter sur l'arbre. L'ancien le fit, et quatre râkshasas, venus des quatre coins du monde, se mirent à causer entre eux. «Amis, racontez quelque chose.—Que raconter?» dit le premier râkshasa. «Je vous ai dit une fois déjà que sous cet arbre il y avait des richesses. Quelqu'un est venu et les a emportées.» Le second dit: «Que raconter, frères? J'ai déjà dit qu'il y avait ici une souris ayant au cou un précieux collier. Un homme le lui a pris, et maintenant la souris pleure.—Que raconter?» dit le troisième râkshasa, «j'ai déjà dit que sur cet arbre il y a un oiseau.» Ils regardèrent en l'air et aperçurent l'ancien. «Ah!» crièrent-ils, «c'est toi qui nous as volés.» Et les quatre râkshasas saisirent l'ancien et le mangèrent.

Le second conte kamaonien (Minaef, no 16), bien qu'altéré en certains endroits, a son importance, en tant qu'il nous présente une forme indienne très nette de l'introduction caractéristique du premier groupe de contes européens de cette famille. Voici ce conte kamaonien: Il était une fois le fils d'un riche et le fils d'un brahmane. Le premier dit: «Le péché est puissant.—Non,» répondit le fils du brahmane, «la loi est puissante.—Bon,» dit le premier, «consultons quatre hommes; s'ils disent: Le péché est puissant, je te couperai les mains et les pieds; et s'ils disent: La loi est puissante, tu me les couperas.» Ils se mirent donc en chemin et rencontrèrent une vache. Ils lui demandèrent: «Qu'est-ce qui est puissant des deux, la loi ou le péché?—C'est le péché qui est puissant,» répondit la vache; «il n'y a point de loi. La maison de mon maître est pleine de ma postérité, et voilà que mon maître m'a chassée dans la forêt malgré ma vieillesse.» Ils rencontrèrent un brahmane, et lui dirent: «Qu'est-ce qui est puissant des deux, le péché ou la loi?—C'est le péché qui est puissant,» répondit le brahmane; «autrement ma femme et mes enfants m'auraient-ils chassé, moi pauvre vieillard?» Ensuite ils rencontrèrent un ours et lui firent la même question. «C'est le péché qui est puissant,» répondit le roi des forêts; «je vis dans la forêt, et néanmoins les hommes me tourmentent.» Plus loin, un lion leur fit la même réponse: «Je vis dans la forêt, et les hommes cherchent à me tuer pour recevoir quelque récompense.» Alors le fils du riche dit: «Voilà quatre hommes[153] qui ont été interrogés.» Et il coupa au fils du brahmane les pieds et les mains, le jeta dans la forêt et s'en retourna chez lui[154].—Douze ans après, c'était un jour de fête; le fils du brahmane était assis sous un arbre. Il y vint une divinité, un ours, un tigre et un lion, qui peu à peu se mirent à causer entre eux. «On sent ici une odeur d'homme,» dirent-ils. «Oui, il y a ici, dans le trou, un homme.» Alors l'ours descendit dans le trou et dit: «Homme, pourquoi est-tu venu ici?» Et ils se mirent à dire tous: «Il y a sur cet arbre un oiseau. Celui qui se frottera les mains et les pieds de sa fiente sera guéri.» Et l'un d'eux ajouta: «Sous cet arbre il y a deux pots remplis de pièces de monnaie.» Le fils du brahmane se frotta avec la fiente de l'oiseau, et il lui revint des mains et des pieds. Quelque temps après, le roi de cette ville mourut, et le peuple choisit le fils du brahmane pour régner à sa place, et ce dernier prit le trésor qui était sous l'arbre.—Ayant entendu raconter ces choses, le fils du riche vint chez le fils du brahmane et lui dit: «Coupe-moi les pieds et les mains.—Non, je ne le ferai pas,» répondit le fils du brahmane. L'autre insista, et le fils du brahmane lui coupa les pieds et les mains et le jeta dans la forêt. Au même endroit se réunirent encore une divinité, un ours, un tigre et un lion, qui se dirent l'un à l'autre: «On sent ici une odeur d'homme. Et cet homme est dans le trou.» Ils y regardèrent et virent l'homme assis. Ils le retirèrent du trou et le mangèrent.

Si, de l'Inde septentrionale, nous passons à l'Inde du Sud, nous y trouvons un conte de ce même type, altéré aussi, mais ayant conservé, tout en le motivant d'une manière qui ne nous paraît point la manière primitive, un trait commun à presque tous les contes européens ci-dessus indiqués, ainsi qu'au conte sibérien et au conte des peuplades de la région du Pamir, le trait des yeux crevés. Voici ce conte indien (Indian Antiquary, octobre 1884, p. 285): Un roi a un fils nommé Subuddhi; son ministre en a un, nommé Durbuddhi. La devise favorite du prince est: «Charité seule triomphe;» celle du fils du ministre est tout le contraire. Un jour que les deux jeunes gens sont à la chasse et que le prince blâme son ami de la maxime qu'il répète à tout propos, l'autre saute sur lui, lui arrache les yeux et l'abandonne. Le prince se traîne à tâtons jusqu'à un temple où le hasard le conduit et dans lequel il s'enferme. C'est le temple de la terrible déesse Kâlî. La déesse est justement sortie pour aller chercher des racines et des fruits; trouvant, à son retour, les portes fermées, elle menace l'intrus de le faire périr. Le prince répond: «Je suis déjà aveugle et à moitié mort; si tu me tues, tant mieux. Si, au contraire, tu as pitié de moi et me rends mes yeux, j'ouvrirai les portes.» Kâlî, bien qu'affamée, promet au prince d'exaucer sa prière, et aussitôt il recouvre la vue.—Plus tard, la déesse, qui a pris le prince en amitié, lui dit que, dans un pays voisin, la fille du roi est devenue aveugle à la suite d'une maladie; le roi a promis son royaume et sa fille à celui qui guérirait celle-ci. Et la déesse ajoute: «Applique trois jours de suite sur les yeux de la jeune fille un peu des cendres sacrées de mon temple, et, le quatrième jour, elle verra.» Le prince suit ce conseil; la princesse est guérie, et il l'épouse.—Dans la suite, le prince rencontre Durbuddhi, le fils du ministre, réduit à demander l'aumône. Il le comble de bienfaits. Durbuddhi, loin de lui être reconnaissant, cherche à le perdre; mais, après divers incidents, il est providentiellement puni, et, là encore, la devise du prince est justifiée.

Enfin, chez les Kabyles (Rivière, p. 35), nous rencontrons encore une forme de notre thème où se trouve le trait des yeux crevés, et cette forme se rattache étroitement, par la façon dont ce trait est motivé, au conte sibérien, au conte des peuplades du Pamir et à tout un groupe de contes européens: Un homme de bien et un méchant voyagent ensemble. Le premier partage ses provisions avec son compagnon; mais, quand elles sont épuisées, le méchant ne veut lui en donner des siennes que si l'homme de bien se laisse arracher d'abord un œil, puis l'autre; après quoi il l'abandonne. Un oiseau vient à passer et dit à l'homme de bien de prendre une feuille d'un certain arbre et de l'appliquer sur ses yeux. Il le fait et recouvre la vue; il guérit ensuite un roi qui était aveugle, et le roi lui donne sa fille en mariage.—Le conte kabyle se continue en passant dans un autre thème, et le méchant est puni, mais d'une autre manière que dans les contes analysés ci-dessus.

Chargement de la publicité...