Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 1 (of 2)
XV
LES DONS DES TROIS ANIMAUX
Il était une fois trois cordonniers, qui allaient de village en village. Passant un jour dans une forêt, ils virent trois chemins devant eux; le plus jeune prit le chemin du milieu, et ses compagnons ceux de droite et de gauche.
Au bout de quelque temps, celui qui avait pris le chemin du milieu rencontra un lion, un aigle et une fourmi, qui se disputaient un âne mort. Le jeune homme fit trois parts de l'âne et en donna une à chacun des animaux, puis il continua sa route.
Quand il se fut éloigné, le lion dit aux deux autres: «Nous avons été bien malhonnêtes de n'avoir pas remercié cet homme qui nous a fait si bien nos parts; nous devrions lui faire chacun un don.» Et il se mit à courir après lui pour le rejoindre.
Le jeune cordonnier fuyait à toutes jambes, car il croyait que le lion était en colère et qu'il voulait le dévorer. Lorsque le lion l'eut rattrapé, il lui dit: «Puisque tu nous as si bien servis, voici un poil de ma barbe: quand tu le tiendras dans ta main, tu pourras te changer en lion.» L'aigle vint ensuite et lui dit: «Voici une de mes plumes: quand tu la tiendras dans ta main, tu pourras te changer en aigle.» La fourmi étant arrivée, l'aigle et le lion lui dirent: «Et toi, que vas-tu donner à ce jeune homme?—Je n'en sais rien,» répondit-elle.—«Tu as six pattes,» dit le lion, «tandis que moi je n'en ai que quatre; donne-lui en une, il t'en restera encore cinq.» La fourmi donna donc une de ses pattes au cordonnier en lui disant: «Quand tu tiendras cette patte dans ta main, tu pourras te changer en fourmi.»
A l'instant même le jeune homme se changea en aigle pour éprouver si les trois animaux avaient dit vrai. Il arriva vers le soir dans un village et entra dans la cabane d'un berger pour y passer la nuit. Le berger lui dit: «Il y a près d'ici, dans un château, une princesse gardée par une bête à sept têtes et par un géant. Si vous pouvez la délivrer, le roi son père vous la donnera en mariage. Mais il faut que vous sachiez qu'il a déjà envoyé des armées pour tuer la bête, et qu'elles ont toutes été détruites.»
Le lendemain matin, le jeune homme s'en alla vers le château. Quand il fut auprès, il se changea en fourmi et monta contre le mur. Une fenêtre était entr'ouverte; il entra dans la chambre, après avoir repris sa première forme, et trouva la princesse. «Que venez-vous faire ici, mon ami?» lui dit-elle. «Comment avez-vous fait pour pénétrer dans ce château?» Le jeune homme répondit qu'il venait pour la délivrer. «Méfiez-vous,» dit la princesse, «vous ne réussirez pas. Beaucoup d'autres ont déjà tenté l'aventure; ils ont coupé jusqu'à six têtes à la bête, mais jamais ils n'ont pu abattre la dernière. Plus on lui en coupe, plus elle devient terrible, et si on ne parvient à lui couper la septième, les autres repoussent.»
Le jeune homme ne se laissa pas intimider; il alla se promener dans le jardin, et bientôt il se trouva en face de la bête à sept têtes, qui lui dit: «Que viens-tu faire ici, petit ver de terre? tu es sorti de terre et tu retourneras en terre.—Je viens pour te combattre.» La bête lui donna une épée, et le jeune homme se changea en lion. La bête faisait de grands sauts pour le fatiguer; cependant, au bout de deux heures, il lui coupa une tête. «Tu dois être las,» lui dit alors la bête, «moi aussi; remettons la partie à demain.»
Le jeune homme alla dire à la princesse qu'il avait déjà coupé une tête; elle en fut bien contente. Le lendemain il retourna au jardin, et la bête lui dit: «Que viens-tu faire ici, petit ver de terre? tu es sorti de terre et tu retourneras en terre.—Je viens pour te combattre.» La bête lui donna encore une épée, et, au bout de quatre heures de combat, le jeune homme lui coupa encore deux têtes. Puis il alla dire à la princesse qu'il y en avait déjà trois de coupées. «Tâche de les couper toutes,» lui dit la princesse. «Si tu ne parviens à abattre la septième, tu périras.»
Le jour suivant, il redescendit au jardin. «Que viens-tu faire ici, petit ver de terre? tu es sorti de terre et tu retourneras en terre.—Je viens pour te combattre.» Au bout de huit heures de combat, il coupa trois têtes à la bête et courut en informer la princesse. «Tâche de lui couper la dernière,» lui dit-elle, «puis fends cette tête avec précaution, et tu y trouveras trois œufs. Tu iras ensuite ouvrir la porte du géant et tu lui jetteras un des œufs au visage: aussitôt il tombera malade; tu lui en jetteras un autre, et il tombera mort. Tu lanceras le dernier contre un mur, et il en sortira un beau carrosse, attelé de quatre chevaux, avec trois laquais: tu te trouveras auprès de moi dans ce carrosse, mais avec d'autres habits que ceux que tu portes en ce moment.»
Le jeune homme retourna dans le jardin. «Que viens-tu faire ici, petit ver de terre? tu es sorti de terre et tu retourneras en terre.—Je viens pour te combattre.» Ils combattirent pendant dix heures: la bête devenait de plus en plus terrible; enfin le jeune homme lui coupa la septième tête. Il la fendit en deux et y trouva trois œufs, comme l'avait dit la princesse; puis il alla frapper à la porte du géant. «Que viens-tu faire ici, poussière de mes mains, ombre de mes moustaches?» lui dit le géant. Le jeune homme, sans lui répondre, lui jeta un des œufs au visage, et le géant tomba malade; il lui en jeta un second, et le géant tomba mort. Il lança le troisième contre un mur, et aussitôt parut un beau carrosse, attelé de quatre chevaux, avec trois laquais. La princesse était dans le carrosse, et le cordonnier s'y trouva près d'elle; elle lui donna un mouchoir dont les quatre coins étaient brodés d'or.
Toute la ville sut bientôt que la princesse était délivrée. Or il y avait là un jeune homme qui aimait la princesse et qui avait essayé de tuer la bête à sept têtes. Quand la princesse et le cordonnier s'embarquèrent pour se rendre chez le roi (car il fallait passer la mer), ce jeune homme partit avec eux.
Un jour, pendant la traversée, il dit au cordonnier: «Regarde donc dans l'eau le beau poisson que voilà.» Le cordonnier s'étant penché pour voir, l'autre le jeta dans la mer, où il fut avalé vivant par une baleine. Le jeune homme dit ensuite à la princesse: «Si tu ne dis pas que c'est moi qui t'ai délivrée, je te tuerai.» La jeune fille promit de faire ce qu'il exigeait d'elle. En arrivant chez le roi son père, elle lui dit que c'était ce jeune homme qui l'avait délivrée, et l'on décida que la noce se ferait dans trois jours.
Cependant il y avait sur un pont un mendiant qui jouait du violon. Les baleines aiment beaucoup la musique; celle qui avait avalé le cordonnier s'approcha pour entendre. Le mendiant lui dit: «Si tu veux me montrer la tête du cordonnier, je jouerai pendant un quart d'heure.—Je le veux bien,» répondit la baleine. Au bout d'un quart d'heure il s'arrêta. «Tu as déjà fini?—Oui, mais si tu veux me le montrer jusqu'aux cuisses, je jouerai pendant une demi-heure.—Je ne demande pas mieux.» Au bout de la demi-heure, il s'arrêta. «Tu as déjà fini?—Oui, mais si tu veux me le montrer jusqu'aux genoux, je jouerai pendant trois quarts d'heure.—Je le veux bien.» Au bout des trois quarts d'heure: «Tu as déjà fini?—Oui, j'ai fini; il paraît que tu ne trouves pas le temps long. Si tu veux me montrer le cordonnier depuis la tête jusqu'aux pieds, je jouerai pendant une heure.—Volontiers,» dit la baleine. Et elle le montra tout entier au mendiant. Aussitôt le cordonnier se changea en aigle et s'envola. Le mendiant s'enfuit au plus vite, et il fit bien, car au même instant la baleine, furieuse de voir le cordonnier lui échapper, donna un coup de queue qui renversa le pont.
Le jour fixé pour les noces de la princesse, on devait habiller de neuf tous les mendiants et leur donner à boire et à manger. Le cordonnier vint au palais avec ses habits froissés et tout mouillés; il s'assit près du feu pour se sécher et tira de sa poche le mouchoir aux quatre coins brodés d'or, que lui avait donné la princesse. Une servante le vit et courut dire à sa maîtresse: «Je viens de voir un mendiant qui a un mouchoir aux quatre coins brodés d'or: ce mouchoir doit vous appartenir.» La princesse voulut voir le mendiant et reconnut son mouchoir; elle dit alors à son père que ce mendiant était le jeune homme qui avait tué la bête à sept têtes.
Le roi alla trouver celui qui devait épouser sa fille et lui dit: «Eh bien! mon gendre, voulez-vous venir voir si tout est prêt pour le feu d'artifice?—Volontiers,» répondit le jeune homme. Quand ils furent dans la chambre où se trouvaient les artifices, le roi y mit le feu, et le jeune homme fut étouffé.
La princesse se maria, comme on l'avait décidé, le troisième jour; mais ce fut avec le cordonnier.
REMARQUES
Ce conte a été apporté à Montiers-sur-Saulx par un jeune homme qui l'avait appris au régiment, comme le no 3.
Comparer, dans notre collection, le no 50, Fortuné.
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Les trois thèmes dont se compose notre conte,—partage fait par le héros entre plusieurs animaux et dons qui lui sont faits par eux; délivrance d'une princesse, prisonnière d'un géant ou d'un autre être malfaisant, et enfin délivrance du héros lui-même retenu captif au fond des eaux,—ces trois thèmes, à notre connaissance, ne se rencontrent pas souvent combinés dans un même récit. En revanche, dans les collections déjà publiées, ils se trouvent plusieurs fois isolément ou groupés par deux.
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Pour la réunion des trois thèmes, nous citerons d'abord un conte toscan (Gubernatis, Novelline di Santo-Stefano, no 23): Un jeune homme, envoyé par une princesse à la recherche de sa fille, qui a été enlevée par un magicien, rencontre sur son chemin un lion, un aigle et une fourmi qui ne peuvent s'entendre sur le partage d'un cheval mort. A leur prière, il fait les parts, et, en récompense, le lion lui donne la force de sept lions, l'aigle la force de sept aigles, la fourmi la force de sept fourmis. Grâce au don de l'aigle, le jeune homme prend son vol et arrive sur la tour où est retenue la princesse; le don de la fourmi lui permet de pénétrer dedans. Il demande à la princesse comment il pourra l'enlever au magicien. Elle lui dit qu'il faut déraciner un certain bois et dessécher une fontaine qui s'y trouve: au fond de cette fontaine il y a un aigle, dans l'aigle un œuf; si on jette l'œuf au front du magicien, celui-ci disparaîtra, ainsi que sa tour. Le jeune homme, avec la force de sept lions, déracine le bois et dessèche la fontaine; avec la force de sept aigles, il combat l'aigle. Quand il a l'œuf, il le jette au front du magicien, et aussitôt il se trouve seul avec la princesse dans une île déserte. Après un épisode dans lequel un marin enlève la princesse et se fait passer pour son libérateur, le héros épouse la princesse. Mais un jour, par suite d'un dernier enchantement du magicien, le jeune homme est englouti sous terre[196]. Alors la princesse jette au magicien une boule de cristal, et le magicien lui fait voir son mari; puis elle lui donne une boule d'argent, et le magicien approche d'elle le jeune homme; enfin une boule d'or, et le magicien le présente à la princesse sur la paume de sa main: aussitôt le jeune homme se transforme en aigle et s'envole.
Dans un conte écossais (Campbell, no 4, var. 1), les trois thèmes sont rangés différemment; le troisième est placé avant le second. Le héros a été promis par son père à une ondine. Il partage une proie entre un lion, un loup et un faucon, qui ici lui promettent simplement de venir à son aide en cas de besoin. Plus tard il sauve une princesse qui devait être livrée à un dragon, et il l'épouse. Dans la suite, l'ondine l'attire dans la mer. Sur le conseil d'un devin, la princesse s'assied sur le rivage et se met à jouer de la harpe. L'ondine, ravie de l'entendre, lui montre, pour qu'elle continue à jouer, d'abord la tête du jeune homme, puis peu à peu le jeune homme tout entier: celui-ci pense au faucon, et, métamorphosé aussitôt en faucon, il s'envole. (Ici nous avons la forme originale du passage de notre conte où intervient si bizarrement le mendiant qui joue du violon.) La princesse ayant été à son tour enlevée par l'ondine, son mari apprend du devin que, dans une certaine vallée, il y a un bœuf, dans le bœuf un bélier, dans le bélier une oie, dans l'oie un œuf où est l'âme de l'ondine. Avec l'aide des animaux reconnaissants et d'une loutre, il s'empare de l'âme de l'ondine. Celle-ci périt, et la princesse est délivrée.
Dans un conte allemand (Prœhle, I, no 6), les trois thèmes sont disposés de la même manière que dans notre conte et dans le conte toscan; mais le second de ces thèmes est altéré et le dernier absolument défiguré. On remarquera qu'ici le héros est jeté dans la mer par un rival, comme dans notre conte.
Les contes qui vont suivre ne renferment que deux des trois thèmes. Voici, par exemple, un conte grec moderne d'Epire (Hahn, no 5): Un prince, qui a été promis avant sa naissance à un drakos (sorte d'ogre), s'enfuit quand celui-ci somme le roi de tenir sa promesse. Le jeune homme rencontre un lion, un aigle et une fourmi, entre lesquels il partage une proie, et il reçoit d'eux le don de se transformer à volonté en lion, en aigle et en fourmi. Grâce à ce don, il conquiert la main d'une princesse. Mais un jour qu'il veut boire à une fontaine, le drakos surgit et l'avale. Alors, la princesse, femme du jeune homme, suspend des pommes au dessus de la fontaine: pour avoir ces pommes, le drakos montre à la princesse la tête de son mari; un autre jour, il lui fait voir le prince jusqu'à la ceinture; enfin, il le sort tout à fait de l'eau. Aussitôt le jeune homme se change en fourmi, puis en aigle, et s'envole.
L'introduction de ce conte,—la promesse au drakos,—est tout à fait analogue à l'introduction du conte écossais résumé plus haut. Nous la retrouverons encore dans d'autres contes. D'abord dans un conte allemand du Haut-Palatinat, résumé par M. R. Kœhler (Orient und Occident, II, p. 117-118). Là, le héros est promis à une ondine, comme dans le conte écossais. Les dons lui sont faits par un ours, un renard, un faucon et une fourmi, entre lesquels il a partagé un cheval, et, grâce à ces dons, il épouse une princesse. Plusieurs années après, il tombe au pouvoir de l'ondine. Pour le délivrer, sa femme prend le même moyen que la princesse du conte toscan et du conte grec: seulement, au lieu de boules ou de pommes, elle donne successivement à l'ondine trois bijoux d'or: un peigne, un anneau et une pantoufle.
Dans un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, 5e rapport, p. 36), où se trouvent aussi le partage et les dons des animaux, le héros est jeté du haut d'une falaise dans la mer par un ancien prétendant de la princesse, sa femme. Une sirène qui avait déjà manifesté son affection pour lui, quand il était tout enfant, s'empare de lui. La princesse ne figure pas dans la dernière partie de ce conte breton. Un jour, la sirène consent à élever le héros sur la paume de sa main au dessus des flots. Aussitôt il souhaite de devenir épervier et s'envole auprès de sa femme qui, le croyant mort, allait se marier avec le prince qui l'avait jeté à la mer.
Plusieurs contes,—recueillis dans la Haute-Bretagne (Sébillot, I, no 9), dans les Flandres (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, no 20), en Allemagne (Wolf, p. 82), dans le Tyrol allemand (Zingerle, II, no 1), en Danemark (Grundtvig, II, p. 194), en Norwège (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 223), dans le pays basque (Webster, p. 80),—n'ont que les deux premiers thèmes: le partage, suivi des dons des animaux, et la délivrance d'une princesse prisonnière d'un être malfaisant.
Ces deux thèmes sont réunis à d'autres dans deux contes italiens de la Toscane et du Montferrat (Comparetti, nos 32 et 55), dans un conte italien des Abruzzes (Finamore, no 19, p. 87) et dans un conte sicilien de la collection Pitrè (II, p. 215).
Enfin, le troisième de nos thèmes figure seul, avec l'introduction de certains des contes ci-dessus résumés, dans un conte originaire de la Haute-Lusace (Grimm, no 181). Là, un enfant a été promis par son père, sans que celui-ci s'en doutât, à l'ondine d'un étang. L'enfant grandit et il se marie. Un jour, il s'approche de l'étang; l'ondine l'y entraîne. Une bonne vieille donne à la femme du jeune homme un peigne d'or, et lui dit de le déposer sur le bord de l'étang. Une vague emporte le peigne, et la tête du jeune homme apparaît. Après que sa femme a déposé sur la rive une flûte d'or, il sort de l'eau jusqu'à mi-corps. Enfin elle apporte un rouet d'or, et son mari apparaît tout entier. Il saute sur le rivage et échappe à l'ondine. (Comparer un conte allemand de la collection Wolf, p. 377).—Cette troisième partie se trouve encore, mais rattachée à un autre conte, dans la collection de contes flamands de M. Deulin (II, p. 92): Le héros est entraîné par la Dame des Clairs au fond d'un lac. Sa femme erre le soir sur le bord du lac avec son petit enfant. Le petit ayant commencé à pleurer, elle lui donne pour l'apaiser une pomme d'or. La pomme roule dans l'eau: aussitôt la tête du héros apparaît. Une seconde pomme d'or roule encore dans le lac: le héros apparaît jusqu'à la ceinture. Une troisième est jetée dans les flots par l'enfant, et son père se montre tout entier. Sa femme lui lance ses tresses d'or; il les saisit et saute sur la rive.
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Au XVIIe siècle, un conte, formé, comme plusieurs des contes précédents, du premier et du troisième de nos thèmes, était recueilli par Straparola (no 9 de la traduction allemande des contes par Valentin Schmidt): Fortunio a quitté sa mère adoptive, qui l'a maudit eu formant le souhait qu'une sirène l'entraîne au fond des eaux. Sur son chemin, il partage un cerf entre un loup, un aigle et une fourmi, qui lui font chacun le don que l'on connaît. Fortunio arrive dans un pays où la main d'une princesse doit être accordée à celui qui sera vainqueur dans un tournoi. Il se change en aigle et pénètre dans la chambre de la princesse, qui lui donne de l'argent pour qu'il s'équipe et prenne part au tournoi. Trois jours de suite vainqueur, il épouse la princesse. Plus tard, il s'embarque pour chercher des aventures. Une sirène l'entraîne au fond de la mer.—La princesse, femme de Fortunio, s'embarque à son tour, avec son enfant, pour aller à la recherche de son mari. L'enfant pleure; la princesse lui donne une jolie pomme de cuivre. La sirène, ayant aperçu la pomme, prie la princesse de la lui donner: en échange, elle lui montrera Fortunio jusqu'à la poitrine. Ensuite, en échange d'une pomme d'argent, elle montre à la princesse son mari jusqu'aux genoux, et enfin, tout entier en échange d'une pomme d'or. Fortunio souhaite alors de devenir aigle et s'envole sur le vaisseau.
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Revenons sur un trait de notre conte, sur cet œuf que le héros a trouvé dans la septième tête de la bête et qu'il jette au front du géant pour le faire mourir. Dans un conte sicilien (Pitrè, II, p. 215), mentionné ci-dessus, Beppino partage un âne mort entre une fourmi, un aigle et un lion. Pour pénétrer dans le palais où sa femme est tenue emprisonnée par un magicien, il se change en aigle et en fourmi. Il combat un lion, le tue, l'ouvre: il en sort deux colombes. Beppino les saisit, en tire deux œufs et les brise sur le front du magicien, qui meurt.—Comparer un autre conte sicilien (no 6 de la collection Gonzenbach): Joseph, changé en lion, combat un dragon. Quand il l'a tué, il ouvre la septième tête, d'où sort un corbeau qui a un œuf dans le corps. Cet œuf, il le jette au front du géant qui garde la princesse, sa femme, et le géant périt.
Dans ces deux contes, ainsi que dans le nôtre et dans le conte toscan cité plus haut, l'idée première s'est obscurcie. Elle se retrouve sous sa forme complète dans plusieurs contes de ce type (dans le conte écossais, par exemple), et aussi dans d'autres. Ainsi, dans un conte lapon (Germania, année 1870), une femme qui a été enlevée par un géant lui demande où est sa vie. Il finit par le lui dire: dans une île au milieu de la mer il y a un tonneau; dans ce tonneau, une brebis; dans la brebis, une poule; dans la poule, un œuf, et dans l'œuf, sa vie. Grâce à l'aide de plusieurs animaux, le fils de la femme retenue prisonnière (d'ordinaire, c'est son prétendant ou son mari) parvient à s'emparer de l'œuf et fait ainsi mourir le géant.
Comparer, pour ce thème, un second conte écossais (Campbell, no 1); plusieurs contes bretons (no 5 de la collection A. Troude et G. Milin; 1er rapport de M. Luzel, p. 112; cf. 5e rapport, p. 13); des contes allemands (Müllenhoff, p. 404; Prœhle, I, no 6; Curtze, no 22); un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, no 33); un conte norvégien (Asbjœrnsen, I, no 6); deux contes islandais (Arnason, pp. 456 et 518); des contes russes (Gubernatis, Zoological Mythology, II, pp. 338 et 395; Dietrich, no 2); un conte lithuanien (Chodzko, p. 218); des contes italiens (Gubernatis, loc. cit., p. 314; Comparetti, nos 32 et 55); un conte portugais du Brésil (Roméro, no 1, etc.)
En Orient, nous pouvons rapprocher de cette partie de notre conte un conte des Tartares de la Sibérie méridionale (tribu des Barabines), recueilli par M. Radloff (IV, p. 88). Dans ce conte, une femme qui a été enlevée par Tasch-Kan feint de consentir à l'épouser et lui demande où se trouve son âme. «Je vais te le dire,» répond Tasch-Kan. «Sous sept grands peupliers il y a une fontaine d'or; il y vient boire sept marals (sorte de cerfs), parmi lesquels il y en a un dont le ventre traîne à terre; dans ce maral il y a une cassette d'or; dans cette cassette d'or, une cassette d'argent; dans la cassette d'argent, sept cailles; l'une a la tête d'or et le reste du corps d'argent. Cette caille, c'est ma vraie âme.» Le beau-frère de la femme a tout entendu. Il peut ainsi la délivrer.
Dans un conte arabe (Histoire de Seif-Ahnoulouk et de la Fille du Roi des Génies, faisant partie de certains manuscrits des Mille et une Nuits), un génie finit par dire à une jeune fille qu'il a enlevée où est son âme: elle est dans un passereau qui est enfermé dans une petite boîte; cette boîte se trouve dans sept autres; celles-ci, dans sept caisses; les caisses, dans un bloc de marbre au fond de la mer.
Un livre siamois (Bastian, die Vœlker des œstlichen Asiens, t. IV, 1868, p. 340) raconte que Thossakan, roi de Ceylan, pouvait, grâce à son art magique, faire sortir son âme de son corps et l'enfermer dans une boîte qu'il laissait dans sa maison pendant qu'il allait en guerre, ce qui le rendait invulnérable. Au moment de combattre le héros Rama, il confie la boîte à un ermite, et Rama voit avec étonnement que ses flèches atteignent Thossakan sans lui faire de blessures. Hanouman, le compagnon de Rama, qui se doute de la chose, consulte un devin, lequel découvre, par l'inspection des astres, où se trouve l'âme de Thossakan; Hanouman prend la forme de ce dernier et se rend auprès de l'ermite, à qui il redemande son âme. A peine a-t-il la boîte, qu'il s'élève en l'air en la pressant si fort entre ses mains qu'il l'écrase, et Thossakan meurt.
Le même thème se retrouve dans une légende historique, se rattachant à l'origine de la ville de Ghilghit, dans le Dardistan[197]. Dans cette légende, recueillie par M. Leitner (The Languages and Races of Dardistan, III, p. 8), la fille du roi Shiribadatt, éprise d'un jeune homme nommé Azru, l'épouse secrètement, après s'être obligée par le plus grand des serments à l'aider dans toutes ses entreprises. Alors Azru dit à la princesse qu'il est venu pour faire mourir le roi et que c'est elle qui devra le tuer. D'abord elle s'y refuse; puis, liée par son serment, elle finit par consentir à demander au roi où est son âme. «Vous n'aurez,» lui dit Azru, «qu'à refuser toute nourriture pendant trois ou quatre jours; votre père vous demandera la raison de cette conduite, et vous lui répondrez: Mon père, vous êtes souvent loin de moi pendant plusieurs jours de suite: j'ai peur qu'il ne vous arrive malheur. Rassurez-moi en me faisant connaître où est votre âme et en me montrant que votre vie est en sûreté.» La princesse se conforme à ces instructions, et, à la fin, le roi lui dit de ne pas se tourmenter: son âme est dans les neiges, et il ne peut périr que par le feu. Azru trouve moyen de le faire ainsi périr.—Il y a dans cette fin, comme on voit, un obscurcissement de l'idée première.
Dans un conte kabyle (J. Rivière, p. 191), la «destinée» d'un ogre est dans un œuf, l'œuf dans un pigeon, le pigeon dans une chamelle, la chamelle dans la mer.
Arrivons à l'Inde. Dans un livre hindoustani (Garcin de Tassy, Histoire de la Littérature hindouie et hindoustanie, t. II, p. 557), un prince «éventre avec son poignard un poisson dans lequel un div (espèce d'ogre) avait caché son âme».
Nous pouvons également citer plusieurs contes populaires recueillis dans diverses parties de l'Inde. D'abord un conte du Deccan (miss Frere, p. 13): Une princesse, retenue prisonnière par un magicien qui veut l'épouser, obtient de lui par de belles paroles qu'il lui dise s'il est ou non immortel. «Je ne suis pas comme les autres,» dit-il. «Loin, bien loin d'ici, il y a une contrée sauvage couverte d'épais fourrés. Au milieu de ces fourrés s'élève un cercle de palmiers, et, au centre de ce cercle, se trouvent six jarres pleines d'eau, placées l'une sur l'autre: sous la sixième est une petite cage, qui contient un petit perroquet vert, et, si le perroquet est tué, je dois mourir. Mais il n'est pas possible que personne prenne jamais ce perroquet; car, par mes ordres, des milliers de génies entourent les palmiers et tuent tous ceux qui en approchent.»
Voici maintenant un conte recueilli dans le Kamaon, près de l'Himalaya (Minaef, no 10): Un fakir, très versé dans la magie, a enlevé une princesse, belle-fille d'un roi, au moment où elle entrait dans son ermitage pour lui apporter à manger: par un tour de son art, ermitage et princesse ont été transportés au bord de la septième mer. Le mari de la princesse et les six autres fils du roi sont allés successivement à la recherche de la princesse, mais, à peine arrivés en présence du fakir, ils ont tous été changés en arbres par celui-ci. Il ne reste plus qu'un fils de ces princes, qu'on a eu bien de la peine à élever jusqu'à l'âge de douze ans. Un jour, continue le conte kamaonien, le jeune garçon demanda à son grand-père où étaient les sept princes, son père et ses oncles. Le roi lui répondit: «Le jour où tu es venu au monde, il leur est arrivé un grand malheur. Ils sont devenus des arbres, là-bas, au bord de la septième mer, et ta tante a été emmenée au même endroit par un fakir.» Le jeune prince se mit en route et il arriva chez sa tante pendant l'absence du fakir. Avant de la quitter, il lui dit: «Demande au fakir où est son souffle.» Le fakir, étant revenu à la maison, remarqua que la princesse ne disait rien. Il lui demanda ce qu'elle avait. La princesse répondit: «Tu es fakir et moi princesse. Quand tu seras mort, que ferai-je dans cette forêt?—Je ne mourrai jamais,» dit le fakir; «je suis immortel.» Et il ajouta: «Au bord de la sixième mer, il y a un palais sous lequel se trouve un dharmasâlâ (hospice pour les pèlerins), et, plus bas encore, sous terre, il y a une cage de fer, dans laquelle se trouve un perroquet. C'est seulement si l'on tue ce perroquet que je mourrai.» La princesse ayant rapporté à son neveu ce que le fakir avait dit, le jeune prince se rendit sur le bord de la sixième mer. Il y avait là, dans une ville, un roi qui avait une fille à marier et qui ne trouvait pas de gendre. Un pâtre qui faisait paître les vaches et les buffles, ayant vu passer le prince, dit au roi qu'il venait d'arriver dans la ville un beau jeune homme, digne d'épouser la princesse. Le roi fit rassembler tous ceux qui étaient nouvellement arrivés dans la ville; ils se présentèrent tous devant le roi, et «le cœur de la princesse s'arrêta sur le jeune prince». Alors le roi fit baigner, raser, habiller le jeune homme, et on célébra les noces. Un jour, le prince dit au roi qu'il avait une demande à lui adresser, et il le pria de lui donner le palais bâti sur le bord de la sixième mer. L'ayant obtenu, il envoya des ouvriers pour l'abattre; il fit aussi démolir le dharmasâlâ, sous lequel on trouva la cage avec le perroquet. Il coupa au perroquet les ailes et les pattes; aussitôt le fakir se sentit comme brûlé. «Qui est mon ennemi?» cria-t-il. Le prince alla trouver le fakir en emportant la cage avec le perroquet et dit au fakir: «Transforme ces arbres en hommes.» Le fakir souffla sur les arbres, et ils redevinrent des hommes. Puis il dit au jeune prince: «De grâce, si tu veux me tuer, fais-le vite, pourvu que tu m'enterres.» Le jeune prince tua le perroquet, et le fakir mourut, et on l'enterra selon les rites funéraires.
Un épisode du même genre se trouve encore dans un autre conte indien, recueilli dans le Bengale (Indian Antiquary, 1872, p. 115 seq.) et dont nous ferons connaître l'ensemble dans les remarques de notre no 19, le Petit Bossu: Un prince arrive dans une ville où tout est couvert d'ossements humains. Il entre dans une des maisons et y voit une femme étendue morte sur un lit: près d'elle il y a, d'un côté, une baguette d'or; de l'autre, une baguette d'argent. Le prince prend ces baguettes et touche par hasard le cadavre de la femme avec la baguette d'or: aussitôt elle fait un mouvement et se réveille. «Qui êtes-vous?» s'écrie-t-elle en voyant le jeune homme, «et pourquoi êtes-vous venu ici? Vous êtes dans une ville de râkshasas (mauvais génies), qui vous tueront et vous mangeront.» Le prince lui fait connaître le motif de son voyage. Quand les râkshasas sont au moment de revenir, elle lui dit de la toucher avec la baguette d'argent, et elle redevient comme morte. Alors il se cache, ainsi que la femme le lui a recommandé, sous une grande chaudière. Les râkshasas, à leur retour, rendent la vie à la femme, et celle-ci leur fait la cuisine.—Après leur départ, le jeune homme dit à la femme qu'il faut savoir du plus vieux des râkshasas comment ils peuvent être exterminés; voici comment elle s'y prendra: quand elle lavera les pieds du râkshasa, elle se mettra à pleurer, et, quand il lui demandera pourquoi, elle dira: «Vous êtes maintenant bien vieux et vous mourrez bientôt: que deviendrai-je alors? les autres râkshasas me tueront et me mangeront. Voilà pourquoi je pleure.» Elle fera alors bien attention à ce qu'il répondra.—La femme ayant suivi ces instructions, le vieux râkshasa lui dit: «Il est impossible que nous mourions. Votre père a un certain étang; au milieu de cet étang se trouve une colonne de cristal avec un grand couteau et une coloquinte. Or, dans un certain pays, il y a un roi, et ce roi a une reine nommée Duhâ, et cette reine a un fils boiteux: si ce fils venait ici, qu'il plongeât dans l'étang, les yeux couverts de sept voiles, et que, dès le premier plongeon, il retirât la colonne de cristal; puis, qu'il coupât d'un seul coup cette colonne, alors il trouverait au milieu la coloquinte, et dans la coloquinte deux abeilles. Si quelqu'un, s'étant couvert les mains de cendres, pouvait réussir à saisir les deux abeilles au moment où elles s'envoleraient et à les écraser, nous mourrions tous; mais si une seule goutte de leur sang tombait par terre, nous deviendrions deux fois plus nombreux que nous ne l'étions auparavant.» La femme répond qu'elle est rassurée: jamais le fils de la reine Duhâ ne pourra pénétrer jusqu'ici.—Avec l'aide de la femme, le prince, qui est le fils de la reine Duhâ, parvient à tuer les abeilles, et tous les râkshasas périssent.
Ce thème revêt à peu près la même forme dans deux autres contes indiens. Le premier a été également recueilli dans le Bengale (Lal Behari Day, no 4). Jeune fille étendue sur un lit comme morte, ressuscitée au moyen d'une baguette d'or, puis replongée dans son sommeil au moyen d'une baguette d'argent; scène d'attendrissement pour extorquer à la vieille râkshasi le secret d'où dépend la vie de celle-ci; moyen très compliqué pour arriver à trouver et à détruire les deux abeilles où est cachée l'âme de la râkshasi, tout est identique. L'autre conte indien (Calcutta Review, t. LI [1870], p. 124) offre également dans un de ses épisodes une grande ressemblance avec ce même passage; il n'en diffère guère que par la manière plus simple de tuer le géant.—Comparer encore un épisode d'un conte indien du Pandjab (conte du Prince Cœur-de-Lion, Indian Antiquary, août 1881, p. 230;—Steel et Temple, no 5), dont nous avons résumé l'ensemble dans les remarques de notre no 1, Jean de l'Ours (pp. 25, 26).
Dans un conte indien de Calcutta (miss Stokes, no 24), la fille du démon dit au prince qui l'a réveillée de son sommeil magique, que son père ne peut être tué: «De l'autre côté de la mer, il y a un grand arbre; sur cet arbre, un nid; dans le nid, une maina (sorte d'oiseau). Ce n'est que si l'on tue cette maina que mon père peut mourir. Et si, en tuant l'oiseau, on laissait tomber de son sang par terre, il en naîtrait cent démons. Voilà pourquoi mon père ne peut être tué.»
Dans le vieux conte égyptien des Deux Frères, dont nous avons parlé dans notre introduction, Bitiou enchante son cœur et le place sur la fleur d'un acacia. Il révèle ce secret à sa femme, qui le trahit. On coupe l'acacia, le cœur tombe par terre, et Bitiou meurt.
XVI
LA FILLE DU MEUNIER
Un jour, un meunier et sa femme étaient allés à la noce. Leur fille, restée seule au moulin, alla chercher sa cousine pour venir coucher avec elle. Pendant qu'elles disaient leurs prières, la cousine aperçut deux hommes sous le lit. «Tiens!» pensa-t-elle, «ma cousine vient me chercher pour coucher avec elle, et il y a quelqu'un sous son lit.» Puis elle dit tout haut: «Ma cousine, je vais aller mettre ma chemise, que j'ai oubliée chez nous.—Je peux bien vous en prêter une des miennes.—Merci, ma cousine; je n'aime pas à mettre les chemises des autres.—Revenez donc bientôt.—Oui, ma cousine.»
La fille du meunier l'attendit longtemps. Enfin, ne la voyant pas revenir, elle se décida à se coucher. Tout à coup les deux voleurs sortirent de dessous le lit en criant: «La bourse ou la vie!—Nous n'avons point d'argent,» dit la jeune fille, «mais nous avons du grain: prenez-en autant que vous voudrez.» Ils montèrent au grenier. Comme il n'y avait pas de cordes aux sacs, la jeune fille leur dit d'aller au jardin chercher de l'osier pour les lier, et, quand ils furent sortis, elle ferma la porte.
Les voleurs avaient une main de gloire[198], mais la jeune fille ayant eu soin de pousser le verrou, ils ne purent rentrer. «Ouvrez-nous,» lui crièrent-ils.—Passez-moi d'abord votre main de gloire par la chatière.» L'un des voleurs la passa, et, tandis qu'il avait la main sous la porte, la jeune fille la lui coupa d'un coup de hache. Aussitôt les deux compagnons prirent la fuite.
Au point du jour, on entendit le violon: c'était les gens de la noce qui revenaient. Le meunier et sa femme étant rentrés au logis, la jeune fille ne leur dit rien de ce qui lui était arrivé.
Quelque temps après, le voleur dont la main avait été coupée se présenta pour demander la jeune fille en mariage. Il s'était fait faire une main de bois, qu'il avait soin de tenir toujours gantée; il se disait le fils de M. Bertrand, qui était un homme considéré dans le pays: aussi les parents de la jeune fille furent-ils très flattés de sa demande.
Le voleur dit un jour à la jeune fille: «Venez donc voir mon beau château au coin du petit bois.—J'irai ce soir,» répondit-elle, mais elle resta à la maison. Quand le voleur revint, il lui dit: «Vous n'êtes pas venue au château; vous m'avez manqué de parole.—Que voulez-vous?» répondit-elle, «je n'ai pu y aller; j'irai demain... Mais pourquoi portez-vous toujours un gant?—C'est que je me suis fait mal à la main,» dit le voleur.
Le lendemain, la jeune fille monta en voiture avec un cocher et un laquais. Au coin du petit bois, elle vit une maison d'apparence misérable. «Voilà,» dit-elle, «une triste maison. Restez ici, mon cocher, mon laquais; je vais voir ce que c'est.» Elle alla donc seule vers la maison et aperçut en y entrant sa cousine, que le voleur égorgeait. «Pour Dieu! pour Dieu!» criait-elle, «laissez-moi la vie! jamais je ne dirai à ma cousine qui vous êtes.—Non, non! qu'elle vienne, et elle en verra bien d'autres!» La fille du meunier, qui était entrée sans être remarquée, se hâta de sortir en emportant le bras de sa cousine que le voleur venait de couper. Il y avait sous la table une trentaine de gens ivres, mais personne ne la vit.
«Mon cocher, mon laquais,» dit la jeune fille, «fuyons d'ici; c'est un repaire de voleurs.» De retour au moulin, elle raconta ce qu'elle avait vu. Comme le prétendu devait venir le soir même, on appela les gendarmes, on les habilla en bourgeois et on les fit passer pour des amis de la maison.
En arrivant, le voleur dit à la jeune fille: «Vous m'avez encore manqué de parole; vous n'êtes pas venue voir mon château.—C'est que j'ai eu autre chose à faire,» répondit-elle. Vers la fin du repas, le voleur lui dit: «Entre la poire et la pomme, il est d'usage que chacun conte son histoire: mademoiselle, contez-nous donc quelque chose.—Je ne sais rien,» dit-elle, «contez vous-même.—Mademoiselle, à vous l'honneur de commencer.—Eh bien! je vais vous raconter un rêve que j'ai fait. Tous songes sont mensonges; mon bon ami, vous ne vous en fâcherez pas.—Non, mademoiselle.»
«Je rêvais donc que vous m'aviez invitée à venir voir votre château. J'étais partie en voiture avec mon cocher et mon laquais. Au coin du petit bois, je vis une maison d'apparence misérable. Je dis alors à mon cocher et à mon laquais de m'attendre, et j'entrai seule dans la maison. J'aperçus mon bon ami qui tuait ma cousine. Tous songes sont mensonges; mon bon ami, ne vous en fâchez pas.—Non, mademoiselle.—Pour Dieu! pour Dieu!» criait-elle, «laissez-moi la vie! jamais je ne dirai à ma cousine qui vous êtes.—Non, non, qu'elle vienne, et elle en verra bien d'autres!» Je ramassai le bras de ma cousine que mon bon ami venait de couper, et je m'enfuis. Messieurs, voici le bras de ma cousine.»
Les gendarmes saisirent le voleur, et on le mit à mort, ainsi que toute sa bande.
REMARQUES
Nous avons entendu raconter, toujours à Montiers-sur-Saulx, une variante, la Fille du Notaire. L'introduction est analogue à celle de la Fille du Meunier, mais la suite, à partir du moment où le voleur se présente comme prétendant, est différente. Le voleur épouse la jeune fille; puis il l'emmène dans un bois, où il se consulte avec ses compagnons sur la manière dont il la fera mourir. La jeune femme est attachée à un arbre et accablée de coups. Les voleurs s'étant éloignés pendant quelque temps, elle leur échappe, grâce à un charbonnier, qui la cache dans un de ses sacs. (Nos notes sont beaucoup trop incomplètes pour que nous puissions donner les détails de cette partie du conte.)—Dans une autre variante, également de Montiers, le père de la jeune fille passe au moment où elle va être égorgée, et, profitant de l'absence momentanée du brigand, il la met dans un des paniers de son âne.
Il est remarquable que l'introduction commune à la Fille du Meunier et à ses variantes ne se retrouve guère que dans les contes du type particulier de ces variantes (ceux où l'héroïne est, non pas simplement fiancée, mais mariée au brigand). Passons rapidement ces contes en revue.
L'introduction d'un conte allemand (Prœhle, II, no 31) est très voisine de celle de nos contes lorrains: La plus jeune fille d'un roi est restée seule pour garder la maison (sic), pendant que son père et ses sœurs sont en voyage. Une jeune bergère doit venir coucher toutes les nuits dans sa chambre, afin qu'elle n'ait pas peur. Un soir, la bergère, avant de se coucher, aperçoit sous le lit de la princesse un homme au visage noirci. Elle dit à la princesse qu'elle a oublié quelque chose chez elle et s'enfuit sous prétexte de l'aller chercher. Alors l'homme, qui est un chef de brigands, sort de dessous le lit, et oblige la princesse à lui montrer où sont tous les trésors du château. Il prend un sac d'or qu'il emporte en ordonnant à la princesse de laisser la porte ouverte. Elle la ferme. Le brigand et sa bande font un trou dans la muraille; mais, à mesure qu'ils passent, la princesse leur abat la tête d'un coup de sabre. Quand c'est le tour du chef, elle frappe trop tôt, et il en est quitte pour une blessure. Il se déguise en comte et obtient la main de la princesse. Il l'emmène et la tue.—Cette fin est complètement altérée. Celle d'un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, no 62) l'est aussi, mais beaucoup moins. Dans ce conte breton, où nous retrouvons la «cousine» du conte lorrain, le voleur, après avoir épousé la jeune fille, l'emmène dans un bois; il lui rappelle la nuit où elle lui a coupé la main, et lui dit qu'il va se venger; mais la jeune femme trouve moyen de lui faire détourner la tête, et le tue.—Dans un conte toscan (Comparetti, no 1, p. 2), le voleur se fait reconnaître de la jeune fille, après le mariage, en lui disant de lui tirer son gant. Il la laisse dans une auberge, d'où elle s'échappe, et le conte s'égare ensuite dans des aventures qui n'ont plus aucun rapport avec notre thème.
Dans un conte lithuanien (Schleicher, p. 9), la dernière partie est plus complète; l'introduction est toujours dans le genre de celle des contes précédents: Douze brigands se glissent l'un après l'autre dans une maison par un trou qu'ils ont creusé sous le mur. Mais, comme dans le conte allemand, à mesure qu'ils passent, la fille de la maison leur coupe la tête. Le dernier des brigands se doute du sort qui l'attend: il retire brusquement la tête, mais non sans que la jeune fille en ait coupé la moitié. Il se présente ensuite comme prétendant à la main de la jeune fille; celle-ci est forcée par ses parents de l'épouser. Emmenée par le brigand dans sa maison, elle s'en échappe, quand elle voit qu'elle va être égorgée. Les brigands se mettent à sa poursuite, et elle grimpe sur un arbre. En passant sous cet arbre, un des brigands la blesse au pied; sans le savoir, avec sa longue pique. Le sang coule, et, comme la nuit noire est arrivée, le brigand croit que ce sont des gouttes de pluie. Rentré à la maison, il voit qu'il est couvert de sang. Aussi, le lendemain, la bande recommence à chercher la jeune femme. Celle-ci a rencontré un homme qui conduisait une charrette chargée d'écorces d'arbres, et l'homme l'a cachée sous ces écorces. Arrivent les brigands; ils arrêtent la charrette et se mettent à jeter les écorces par terre, pour voir si la jeune femme ne serait pas dessous, mais ils se lassent bientôt, et s'en vont sans avoir été jusqu'au fond. La jeune femme revient dans la maison de ses parents, et, le brigand s'étant présenté, on le met à mort. (Le voiturier avec sa charrette chargée d'écorces correspond, comme on voit, dans ce récit, au charbonnier avec ses sacs de notre première variante.)—Un conte du Tyrol allemand (Zingerle, I, no 22), dont l'introduction offre une grande ressemblance avec celle du conte lithuanien, a cela de particulier que l'héroïne est, comme dans notre conte, une «fille de meunier». Le corps du récit se rapproche beaucoup aussi du conte lithuanien. Ainsi, la fille du meunier, qui s'est enfuie avec une vieille femme de chez les voleurs, grimpe, avec cette vieille, sur un arbre. Les voleurs s'étant arrêtés dessous, elles sont prises d'une telle frayeur, qu'une sueur d'angoisse tombe à grosses gouttes sur les voleurs. Ces derniers, s'imaginant qu'il commence à pleuvoir, s'en retournent chez eux. (Comparer, dans le conte lithuanien, le sang qui coule.) Arrivées dans un village voisin, les deux femmes racontent leur histoire. On cerne les voleurs et on les tue.
Les trois contes suivants (deux contes siciliens et un conte toscan) sont, pour l'introduction, plus ou moins altérés; mais ils ont une dernière partie qui n'existe pas dans les précédents. Dans le premier conte sicilien (Gonzenbach, no 10), les trois filles d'un marchand restent seules pendant l'absence de leur père. Les aînées donnent l'hospitalité à un prétendu mendiant, malgré Maria, la plus jeune. La nuit, le mendiant ouvre la porte de la boutique, pour y introduire ses camarades les voleurs. Maria va, par une porte de derrière, prévenir la police, et le faux mendiant est pris. Quelque temps après, le chef des voleurs, se donnant pour un baron, demande et obtient la main de Maria. Après les noces, il l'emmène, et, arrivé dans une campagne déserte, il l'attache à un arbre et la frappe à coups redoublés; puis il s'éloigne pour aller chercher ses compagnons. Viennent à passer un paysan et sa femme, qui portent au marché des balles de coton. Ils la cachent dans une de ces balles et la chargent sur un de leurs ânes. (C'est tout à fait le pendant des sacs de charbon de la variante lorraine.) Les voleurs les rejoignent bientôt, et, pour s'assurer si Maria ne serait pas dans une des balles, le chef y enfonce son épée à plusieurs reprises; mais Maria ne pousse pas un cri, et l'épée, qui s'est teinte de son sang, ressort de la balle de coton parfaitement nette. Plus tard, un roi prend Maria pour femme. Le voleur s'introduit dans le palais, met sur l'oreiller du roi un papier magique qui plonge dans un profond sommeil le roi et tous ses gens, et il saisit Maria pour aller la jeter dans une chaudière d'huile bouillante. Maria obtient d'aller chercher son rosaire; elle entre dans la chambre du roi, l'appelle, le secoue; le papier magique tombe, et toute la maison se réveille. C'est le voleur qui est jeté dans la chaudière.—Les balles de coton, les coups d'épée, le roi endormi (mais ici par un simple narcotique) se retrouvent dans le conte toscan (Imbriani, Novellaja Fiorentina, no 17).—Le second conte sicilien (Pitrè, no 115) a sa physionomie propre: Une jeune fille s'est introduite chez des voleurs et a puisé dans leurs trésors. Un beau jour, elle est prise sur le fait. Les voleurs l'attachent à un arbre dans la campagne et vont chercher du bois pour la faire bouillir dans une chaudière. Pendant leur absence, passe un vieillard avec un âne et ses paniers, remplis de coton, il cache la jeune fille dans un des deux paniers. (Comparer la seconde variante de Montiers.) Les voleurs, les ayant rejoints, enfoncent leurs couteaux dans les paniers de l'âne, mais les voyant sortir nets, ils s'éloignent. Le vieillard donne à la jeune fille un palais qui, à son commandement, sort de terre, en face du palais du roi, et lui dit qu'il est saint Joseph; il lui recommande de ne pas oublier de dire ses prières, autrement il la livrera aux voleurs. Bientôt, la jeune fille épouse le roi. Le soir des noces, elle oublie de dire ses prières. Les voleurs arrivent, envoient une vieille mettre un certain papier sous l'oreiller du roi, qui ne peut plus se réveiller, et se saisissent de la jeune fille. Mais saint Joseph, qu'elle invoque, la délivre.
Trois contes, un conte grec moderne de l'île de Chypre et deux contes allemands de la Souabe, qui n'ont pas l'introduction que nous venons d'étudier, présentent une curieuse combinaison des autres thèmes avec le thème de la Barbe-Bleue. Dans le premier conte souabe (Meier, no 63), un meunier a trois filles. Un chef de voleurs, qui s'est déguisé en grand seigneur, épouse l'aînée et l'emmène dans son château. Il lui défend d'entrer dans une certaine chambre, et lui donne un œuf qu'elle doit conserver pendant qu'il est en voyage. La jeune femme ouvre la porte de la chambre défendue et y voit un cadavre et du sang. L'œuf échappe de sa main, et elle ne peut le présenter à son mari, quand celui-ci est de retour. Le voleur la tue. Il prend ensuite un autre déguisement et épouse la seconde fille du meunier, à laquelle il arrive la même aventure qu'à son aînée. La plus jeune, que le voleur épouse aussi, a eu soin, avant d'entrer dans la chambre défendue, de mettre l'œuf en lieu sûr; elle peut donc le présenter au voleur. Elle montre à celui-ci une prétendue lettre qui lui annonce que son père le meunier est malade, et demande au voleur de la conduire le voir. Quand ils sont au moulin, on arrête le voleur et on le met à mort. Un jour, la fille du meunier tombe entre les mains des camarades du voleur; ils l'attachent à un arbre, en attendant qu'ils la jettent dans une chaudière de poix bouillante. Pendant qu'ils sont allés chercher du bois, une vieille femme la délivre et un charretier la cache sous une auge qui est emboîtée dans plusieurs autres. Les voleurs arrivent et soulèvent successivement toutes les auges, excepté la dernière, pensant qu'elle ne peut être dessous. Enfin ils sont pris et exécutés. (Comparer le second conte souabe, p. 371 de la collection Birlinger.)—Le conte grec moderne (E. Legrand, p. 115) a pris une couleur fantastique. La fille d'un bûcheron a épousé un marchand, qui lui donne les cent clefs de sa maison, en lui défendant d'ouvrir une certaine chambre. Elle l'ouvre un jour, et voit par une fenêtre son mari qui se change en ogre à trois yeux et se met à dévorer un cadavre. Pour la punir de sa désobéissance, l'ogre veut la faire rôtir à la broche. Elle s'échappe, et le chamelier du roi la cache dans une des balles de coton que portent ses chameaux. L'ogre, étant arrivé, enfonce dans chaque balle sa broche rougie au feu, mais sans rien découvrir. La jeune femme ensuite épouse le fils du roi. Elle se tient cachée dans une tour. L'ogre parvient à s'y introduire pendant la nuit, et il jette de la «poussière de cadavre» sur le prince, afin qu'il ne se réveille pas. Puis il prend la jeune femme pour la manger. Sur l'escalier, où elle avait fait répandre des pois chiches, elle pousse l'ogre, qui perd pied et roule dans une fosse, où un lion et un tigre le dévorent.
Un conte portugais (Braga, no 42), qui présente aussi, mais sous une forme altérée, l'épisode de la Barbe-Bleue, a l'introduction qui faisait défaut aux trois contes précédents. Cette introduction débute presque comme celle d'un conte sicilien (Gonzenbach, no 10), cité plus haut; nous y retrouvons le prétendu mendiant à qui les deux filles aînées d'un marchand donnent l'hospitalité, malgré la plus jeune. Ici, le voleur a une «main de mort», qu'il allume pour maintenir les jeunes filles dans le sommeil. Après que la plus jeune a barricadé la porte pour l'empêcher de rentrer, il lui demande de lui rendre sa «main de mort», qu'il a laissée dans la maison. Elle lui dit alors de passer la main par un trou de la porte, et la lui abat d'un coup d'épée.
Ce passage du conte portugais peut servir à expliquer le passage correspondant du conte lorrain où il est question de la «main de gloire». La «main de gloire», qu'ont les voleurs dans notre conte, et qui, du reste, n'y joue aucun rôle actif, est identique à la «main de mort» du conte portugais. D'après M. F. Liebrecht (Heidelberger Jahrbücher, 1868, p. 86), la «main de gloire» est formée de la main desséchée d'un voleur pendu, dans laquelle on place une chandelle faite de graisse humaine et d'autres ingrédients. La vertu de ce talisman, c'est de priver de leurs mouvements les personnes qui se trouvent dans le voisinage, ou de les plonger dans un profond sommeil.—On peut lire, à ce sujet, une curieuse citation des anciennes coutumes de la ville de Bordeaux dans le Magasin pittoresque, t. XXXIV (1866), p. 37. Voir aussi divers détails dans W. Henderson: Notes on the Folklore of the Northern Counties of England and the Borders (nouvelle édition, Londres, 1879, pp. 239-240). Le Folklore Record (vol. III, 1881, p. 297) signale l'existence de cette idée superstitieuse dans un conte toscan.
Nous ferons remarquer que le papier magique, la poussière de cadavre, qui endorment les gens dans les contes siciliens et le conte chypriote, ont beaucoup d'analogie avec la «main de gloire» ou la «main de mort».
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Un dernier groupe de contes comprend cinq contes allemands (Grimm, no 40, dont Prœhle, II, no 33, et Schambach et Müller, p. 304, sont des variantes; Curtze, p. 40, et Birlinger, p. 372);—un conte norwégien (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 231);—un conte anglais (Halliwell, p. 47);—un conte hongrois (Erdelyi-Stier, no 6);—un conte des Tsiganes de la Bohême et de la Hongrie (C. R. de l'Acad. de Vienne, classe historico-philologique, 1872, p. 93, et 1869, p. 158);—un conte lithuanien (Schleicher, p. 22). Ces contes n'ont pas, nous l'avons dit, l'introduction de la Fille du Meunier; mais ils offrent, avec le reste de ce conte, la plus frappante ressemblance.
Prenons, comme exemple, le conte hessois no 40 de la collection Grimm. Nous y retrouvons l'invitation faite à l'héroïne par son fiancé de l'aller visiter, la maison à l'aspect sombre au milieu de la forêt, l'autre jeune fille tuée par les brigands, le récit du prétendu rêve, fait pendant le festin, avec le refrain: «Mon ami, ce n'était qu'un rêve.» Une petite différence, c'est que l'héroïne emporte de la maison des brigands un doigt avec son anneau, et non un bras. Le conte hessois a aussi un détail qui manque au conte lorrain: quand la jeune fille entre chez son fiancé, un oiseau dans une cage lui dit de s'enfuir de cette maison, qui est une maison d'assassins.—Ce trait figure dans tous les contes de ce groupe, excepté dans le conte tsigane et dans les contes allemands des collections Curtze et Birlinger. Dans le conte hongrois, l'oiseau dit à la jeune fille de prendre garde; dans le conte norwégien, il lui crie: «Jolie fille, sois hardie, sois hardie, mais pas trop hardie.» (Par suite d'une altération évidente, dans le conte anglais, ces mêmes paroles: «Sois hardie, sois hardie, mais pas trop hardie,» ne sont pas prononcées par un oiseau; elles se trouvent inscrites au dessus de la porte de la maison.) Dans le conte lithuanien, l'oiseau dit à la jeune fille de se cacher sous le lit.—Enfin, le récit du rêve supposé se trouve aussi dans tous les contes de ce groupe, excepté dans le conte lithuanien et dans le conte allemand de la collection Curtze. Ainsi, dans ce dernier, la jeune fille se contente de montrer au brigand, au milieu d'un festin, la main coupée avec l'anneau. Notons que, dans ce conte allemand, l'héroïne est la fille d'un meunier.
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Nous avons dit en commençant que l'introduction de notre Fille du Meunier ne se retrouve guère que dans des contes qui, pour le corps du récit, se rapprochent de nos variantes. Nous ne connaissons qu'un seul conte qui fasse exception, et encore appartient-il, en réalité, à cette classe de contes, dont il offre tous les éléments, avec intercalation de plusieurs des éléments principaux du dernier groupe. Dans ce conte allemand de la Basse-Saxe (Schambach et Müller, p. 307), l'héroïne est la servante (et non la fille) d'un meunier. L'introduction est à peu près celle du conte lithuanien cité plus haut, avec les onze brigands décapités et le douzième blessé à la tête. La jeune fille épouse ce dernier, sans savoir qui il est. Le brigand l'emmène dans sa maison et veut la tuer; mais elle lui échappe.—Jusqu'ici ce conte se rattache à la première série de contes de cette famille. Dans la seconde partie, la jeune femme revient dans la maison des brigands, sans que rien motive ce retour, et, à partir de là, le récit combine les éléments des deux classes de contes. Voici cette seconde partie: Quand la jeune femme revient chez les brigands, une vieille la cache sous un lit. Bientôt arrivent les brigands, traînant derrière eux une belle jeune fille qu'ils tuent et coupent en morceaux. Un doigt avec son anneau d'or saute sous le lit; mais les brigands remettent au lendemain à le chercher. Pendant la nuit, la jeune femme, qui emporte le doigt et l'anneau, passe au milieu des brigands couchés par terre. Elle les a un peu frôlés, et la porte, quand elle sort, fait un peu de bruit. Les brigands se lèvent, sortent et l'aperçoivent de loin dans la forêt. La jeune femme se cache dans un trou. Un des brigands y enfonce son épée et la blesse au talon; mais elle ne jette pas un cri. Vient ensuite l'épisode du voiturier qui, ici, cache la jeune femme sous des peaux, que les brigands percent à coups d'épée. Quelque temps après, les douze brigands se rendent dans une auberge où la jeune femme s'est engagée comme servante, et le chef se présente comme prétendant à sa main. Elle le reconnaît et feint d'être disposée à l'épouser. En causant avec lui, elle lui dit qu'elle va lui raconter un rêve, et elle raconte tout ce qu'elle a vu dans la maison des brigands. En terminant, elle montre le doigt avec l'anneau. Les brigands veulent s'enfuir, mais la maison est cernée et on les prend tous.
XVII
L'OISEAU DE VÉRITÉ
Il était une fois un roi et une reine. Le roi partit pour la guerre, laissant sa femme enceinte.
La mère du roi, qui n'aimait pas sa belle-fille, ne savait qu'inventer pour lui faire du mal. Pendant l'absence du roi, la reine mit au monde deux enfants, un garçon et une fille; aussitôt la vieille reine écrivit au roi que sa femme était accouchée d'un chien et d'un chat. Il répondit qu'il fallait mettre le chien et le chat dans une boîte et jeter la boîte à la mer. On enferma les deux enfants dans une boîte, que l'on jeta à la mer.
Peu de temps après, un marchand et sa femme, qui parcouraient le pays pour vendre leurs marchandises, vinrent à passer par là; ils aperçurent la boîte qui flottait sur l'eau. «Oh! la belle boîte!» dit la femme; «je voudrais bien savoir ce qu'il y a dedans: ce doit être quelque chose de précieux.» Le marchand retira de l'eau la boîte et la donna à sa femme. Celle-ci n'osait presque y toucher; elle finit pourtant par l'ouvrir et y trouva un beau petit garçon et une belle petite fille. Le marchand et sa femme les recueillirent et les élevèrent avec deux enfants qu'ils avaient. Chaque jour le petit garçon se trouvait avoir cinquante écus, et chaque jour aussi sa sœur avait une étoile d'or sur la poitrine.
Un jour que le petit garçon était à l'école avec le fils du marchand, il lui dit: «Mon frère, j'ai oublié mon pain; donne-m'en un peu du tien.—Tu n'es pas mon frère,» répondit l'autre enfant, «tu n'es qu'un bâtard: on t'a trouvé dans une boîte sur la mer, on ne sait d'où tu viens.» Le pauvre petit fut bien affligé. «Puisque je ne suis pas ton frère,» dit-il, «je veux chercher mon père.» Il fit connaître son intention à ses parents adoptifs; ceux-ci, qui l'aimaient beaucoup, peut-être aussi un peu à cause des cinquante écus, firent tous leurs efforts pour le retenir, mais ce fut en vain. Le jeune garçon prit sa sœur par la main et lui dit: «Ma sœur, allons-nous-en chercher notre père.» Et ils partirent ensemble.
Ils arrivèrent bientôt devant un grand château; ils y entrèrent et demandèrent si l'on n'avait pas besoin d'une relaveuse de vaisselle et d'un valet d'écurie. Ce château était justement celui de leur père. La mère du roi ne les reconnut pas; on eût dit pourtant qu'elle se doutait de quelque chose; elle les regarda de travers en disant: «Voilà de beaux serviteurs! qu'on les mette à la porte.» On ne laissa pas de les prendre; ils faisaient assez bien leur service, mais la vieille reine répétait sans cesse: «Ces enfants ne sont propres à rien; renvoyons-les.»
Elle dit un jour au roi: «Le petit s'est vanté d'aller chercher l'eau qui danse.» Le roi fit aussitôt appeler l'enfant. «Ecoute,» lui dit-il, «j'ai à te parler.—Sire, que voulez-vous?—Tu t'es vanté d'aller chercher l'eau qui danse.—Moi, sire! comment ferais-je pour aller chercher l'eau qui danse? je ne sais pas même où se trouve cette eau.—Que tu t'en sois vanté ou non, si je ne l'ai pas demain à midi, tu seras brûlé vif.—A la garde de Dieu!» dit l'enfant, et il partit.
Sur son chemin il rencontra une vieille fée, qui lui dit: «Où vas-tu, fils de roi?—Je ne suis pas fils de roi; je ne sais qui je suis. La mère du roi invente cent choses pour me perdre: elle veut que j'aille chercher l'eau qui danse; je ne sais pas seulement ce que cela veut dire.—Que me donneras-tu,» dit la fée, «si je te viens en aide?—J'ai cinquante écus, je vous les donnerai bien volontiers.—C'est bien. Tu iras dans un vert bocage; tu trouveras de l'eau qui danse et de l'eau qui ne danse pas; tu prendras dans un flacon de l'eau qui danse, et tu partiras bien vite.» Le jeune garçon trouva l'eau demandée et la rapporta au roi. «Danse-t-elle?» dit le roi.—«Je l'ai vue danser, je ne sais si elle dansera.—Si elle dansait, elle dansera toujours. Qu'on la mette en place.»
Le lendemain, la vieille reine dit au roi: «Le petit s'est vanté d'aller chercher la rose qui chante.» Le roi fit appeler l'enfant et lui dit: «Tu t'es vanté d'aller chercher la rose qui chante.—Moi, sire! comment ferais-je pour aller chercher cette rose qui chante? jamais je n'en ai entendu parler.—Que tu t'en sois vanté ou non, si je ne l'ai pas demain à midi, tu seras brûlé vif.»
L'enfant se mit en route et rencontra encore la fée. «Où vas-tu, fils de roi?—Je ne suis pas fils de roi, je ne sais qui je suis. Le roi veut que je lui rapporte la rose qui chante, et je ne sais où la trouver.—Que me donneras-tu si je te viens en aide?—Ce que je vous ai donné la première fois, cinquante écus.—C'est bien. Tu iras dans un beau jardin; tu y verras des roses qui chantent et des roses qui ne chantent pas; tu cueilleras bien vite une rose qui chante et tu reviendras aussitôt, sans t'amuser en chemin.» Le jeune garçon suivit les conseils de la fée et rapporta la rose au roi. «La rose ne chante pas,» dit la vieille reine.—«Nous verrons plus tard,» répondit le roi.
Quelque temps après, la vieille reine dit au roi: «La petite s'est vantée d'aller chercher l'oiseau de vérité.» Le roi fit appeler l'enfant et lui dit: «Tu t'es vantée d'aller chercher l'oiseau de vérité.—Non, sire, je ne m'en suis pas vantée; où donc l'irais-je chercher, cet oiseau de vérité?—Que tu t'en sois vantée ou non, si je ne l'ai pas demain à midi, tu seras brûlée vive.»
La jeune fille s'en alla donc; elle rencontra aussi la fée sur son chemin. «Où vas-tu, fille de roi?—Je ne suis pas fille de roi; je suis une pauvre relaveuse de vaisselle. La mère du roi veut nous perdre? elle m'envoie chercher l'oiseau de vérité, et je ne sais où le trouver.—Que me donneras-tu si je te viens en aide?—Je vous donnerai une étoile d'or; si ce n'est pas assez, je vous en donnerai deux.—Eh bien! fais tout ce que je vais te dire. Tu iras à minuit dans un vert bocage; tu y verras beaucoup d'oiseaux; tous diront: C'est moi! un seul dira: Ce n'est pas moi! C'est celui-là que tu prendras, et tu partiras bien vite; sinon, tu seras changée en pierre de sel.»
Quand la jeune fille entra dans le bocage, tous les oiseaux se mirent à crier: «C'est moi! c'est moi!» Un seul disait: «Ce n'est pas moi!» Mais la jeune fille oublia les recommandations de la fée, et elle fut changée en pierre de sel.
Son frère, ne la voyant pas revenir au château, demanda la permission d'aller à sa recherche. Il rencontra de nouveau la vieille fée. «Où vas-tu, fils de roi?—Je ne suis pas fils de roi, je ne sais qui je suis. Ma sœur est partie pour chercher l'oiseau de vérité, et elle n'est pas revenue.—Tu retrouveras ta sœur avec l'oiseau,» dit la fée. «Que me donneras-tu si je te viens en aide?—Cinquante écus, comme toujours.—Eh bien! à minuit tu iras dans un vert bocage; mais ne fais pas comme ta sœur: elle n'a pas écouté mes avis, et elle a été changée en pierre de sel. Tu verras beaucoup d'oiseaux qui diront tous: C'est moi! tu prendras bien vite celui qui dira: Ce n'est pas moi! tu lui feras becqueter la tête de ta sœur, et elle reviendra à la vie.»
Le jeune garçon fit ce que lui avait dit la fée: il prit l'oiseau, lui fit becqueter la tête de sa sœur, qui revint à la vie, et ils retournèrent ensemble au château. On mit l'oiseau de vérité dans une cage, l'eau qui danse et la rose qui chante sur un buffet.
Il venait beaucoup de monde pour voir ces belles choses. Le roi dit: «Il faut faire un grand festin et y inviter nos amis. Nous nous assurerons si les enfants ont vraiment rapporté ce que je leur ai demandé.» Il vint donc beaucoup de grands seigneurs. La vieille reine grommelait: «Voilà de belles merveilles que cette eau, et cette rose, et cet oiseau de vérité!—Patience,» dit le roi, «on va voir ce qu'ils savent faire.» Pendant le festin, l'eau se mit à danser et la rose à chanter, mais l'oiseau de vérité ne disait mot. «Eh bien!» lui dit le roi, «fais donc ce que tu sais faire.—Si je parle,» répondit l'oiseau, «je rendrai bien honteux certaines gens de la compagnie.—Parle toujours,» dit le roi.—«N'est-il pas vrai,» dit l'oiseau, «qu'un jour où vous étiez à la guerre, votre mère vous écrivit que la reine était accouchée d'un chien et d'un chat? N'est-il pas vrai que vous avez commandé de les jeter à la mer?» Et comme le roi faisait mine de se fâcher, l'oiseau reprit: «Ce que je dis est la vérité, la pure vérité. Eh bien! ce chien et ce chat, les voici; ce sont vos enfants, votre fils et votre fille.»
Le roi, furieux d'avoir été trompé, fit jeter la vieille reine dans de l'huile bouillante. Depuis lors, il vécut heureux et il réussit toujours dans ses entreprises, grâce à l'oiseau de vérité.
REMARQUES
Notre conte est, sur divers points, altéré ou incomplet. Ainsi, il a perdu l'introduction qui se trouve dans le plus grand nombre des contes similaires. Nous n'étudierons, pas en détail cette introduction, sur laquelle M. R. Kœhler s'est longuement étendu dans ses remarques sur un conte avare (Schiefner, no 12). Nous en indiquerons seulement les principales formes.
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L'introduction qui nous paraît se rapprocher le plus de la forme primitive, est celle d'un conte sicilien (Gonzenbach, no 5): Trois sœurs, belles et pauvres, s'entretiennent un soir ensemble en filant. L'une dit: «Si j'épousais le fils du roi, avec quatre grani de pain je rassasierais tout un régiment (dans une variante: avec un morceau de drap j'habillerais toute l'armée), et il en resterait encore.—Et moi,» dit la seconde, «avec un verre de vin j'abreuverais tout un régiment, et il en resterait encore.—Moi,» dit la plus jeune, «je donnerais au fils du roi deux enfants, un garçon avec une pomme d'or dans la main, et une fille avec une étoile d'or au front.» Le fils du roi, qui passait, a entendu la conversation, et il épouse la plus jeune des trois sœurs. La jalousie que les deux aînées en conçoivent contre la jeune reine rattache cette introduction au corps du récit, où on les voit jouer le même rôle que la mère du roi dans notre conte.—Dans un conte du Brésil (Roméro, no 2), trois sœurs, étant un jour à leur balcon, voient passer le roi; l'aînée dit que, si elle l'épousait, elle lui ferait une chemise comme il n'en a jamais vu; la seconde, qu'elle lui ferait des caleçons comme il n'en a jamais eu; la plus jeune, qu'elle lui donnerait trois enfants avec des couronnes sur la tête. Le roi, qui a tout entendu, épouse la plus jeune.—L'introduction d'un conte catalan (Maspons, p. 38) ressemble beaucoup à celle du conte sicilien. Comparer aussi, pour cette première forme d'introduction, un conte allemand (Prœhle, I, no 3), un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 157), et un conte italien des Abruzzes (Finamore, no 39), tous moins bien conservés.
Dans un second conte sicilien (Pitrè, no 36), cette introduction est modifiée, en ce que les deux aînées parlent d'épouser non le roi, mais tel ou tel officier du palais: «Si j'épousais l'échanson du roi, dit l'une d'elles, avec un verre d'eau je donnerais à boire à toute la cour, et il en resterait.—Et moi,» dit la seconde, «si j'épousais le maître de la garde-robe, avec une balle de drap j'habillerais tous les serviteurs.»—Comparer un conte toscan (Imbriani, Novellaja Fiorentina, no 9).
L'introduction de plusieurs autres contes s'éloigne encore davantage de la première forme: dans ce groupe, les deux sœurs aînées expriment tout simplement le désir d'épouser des officiers du palais, sans se vanter de pouvoir faire telle ou telle chose; seule la plus jeune tient le même langage que dans tous les contes indiqués ci-dessus. Ainsi, dans un conte de la Basse-Bretagne (Mélusine, 1877, col. 206), l'une des trois filles d'un boulanger dit qu'elle voudrait bien épouser le jardinier du roi; une autre, le valet de chambre du roi; la troisième, le fils du roi. «Et je lui donnerai,» ajoute-t-elle, «trois enfants: deux garçons avec une étoile d'or au front, et une fille avec une étoile d'argent.»—Parmi les contes dont l'introduction est de ce type, nous mentionnerons encore un conte toscan (Gubernatis, Novelline di So Stefano, no 16), un conte hongrois (Gaal, p. 390), un conte serbe (Jagitch, no 25) un conte grec moderne de l'île de Syra (Hahn, no 69). Comparer un conte toscan (Nerucci, no 27), où cette introduction est encore plus altérée.—Dans un conte catalan (Rondallayre, I, p. 107), on rapporte seulement les paroles de la plus jeune sœur.
Dans un autre groupe, la plus jeune sœur elle-même se borne à faire un souhait, sans rien dire de plus. Ainsi, dans un conte du Tyrol italien (Schneller, no 26), les deux aînées se souhaitent pour mari, l'une le boulanger du roi, l'autre son cuisinier; la troisième dit qu'elle voudrait épouser le roi, mais elle ne parle pas d'enfants merveilleux qu'elle lui donnerait.—Comparer deux contes italiens, l'un de Pise (Comparetti, no 30), l'autre des Abruzzes (Finamore, no 55); un conte islandais (Arnason, p. 427), un conte basque (Webster, p. 176), et aussi le conte westphalien no 96 de la collection Grimm.
Enfin quelques contes de cette famille, comme le conte lorrain, n'ont plus rien de cette introduction. Il en est ainsi dans deux contes allemands (Wolf, p. 168;—Meier, no 72), dans un conte autrichien (Vernaleken, no 34), dans un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 112), dans deux contes siciliens (Pitrè, I, p. 328 et p. 330).
En examinant d'un peu près notre Oiseau de Vérité, on voit qu'il y est demeuré un souvenir de l'introduction primitive: les dons merveilleux des deux enfants. Chaque jour, dit notre conte, le petit garçon se trouvait avoir cinquante écus, et, chaque jour aussi, la petite fille avait une étoile d'or sur la poitrine. Ce détail des dons merveilleux, non expliqué, suppose toute l'introduction, aujourd'hui disparue, et notamment la promesse faite par la jeune reine, avant d'épouser le roi, de donner à son mari des enfants ayant telles ou telles qualités extraordinaires.
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Nous avons dit que, dans la forme bien conservée du conte, la jalousie des deux sœurs aînées à l'égard de leur cadette rattache l'introduction au corps du récit. Ce sont, en effet, les deux sœurs qui substituent des chiens ou des chats aux enfants merveilleux et qui exposent ceux-ci sur l'eau. Dans les contes qui ont perdu cette introduction, dans notre conte, par exemple, il est tout naturel qu'on ne parle pas des sœurs de la jeune reine, et qu'à leur place figure la mère du roi. Mais c'est par suite d'une évidente altération que deux ou trois contes appartenant au type complet ne donnent un rôle aux sœurs que dans l'introduction, et font ensuite intervenir la mère du roi, mécontente du mariage de son fils. (Voir le conte grec moderne de l'île de Syra, les contes italiens no 30 de la collection Comparetti et no 16 de la collection Gubernatis).—La mère du roi est remplacée par les sœurs de celui-ci dans le conte toscan no 6 de la collection Imbriani, et par ses frères dans le conte catalan.
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Dans la plupart des contes ci-dessus mentionnés, les enfants sont recueillis par de braves gens, le plus souvent par un meunier ou par un jardinier; dans le premier conte italien des Abruzzes, dans un conte italien de la Basilicate (Comparetti, no 6) et dans un conte sicilien (Pitrè, Nuovo Saggio, no 1), par un marchand, comme dans le conte lorrain.—Le conte sicilien no 36 de la collection Pitrè a ici quelque chose de particulier. Les trois enfants ont été déposés devant la porte, pour que les chiens les mangent. Viennent à passer trois fées. La première envoie une biche les nourrir; la seconde leur donne une bourse qui ne se vide jamais; la troisième, un anneau qui doit changer de couleur s'il arrive malheur à l'un d'eux.
Dans plusieurs contes (sicilien no 5 de la collection Gonzenbach; toscan no 16 de la collection Gubernatis; tyrolien italien; souabe de la collection Meier), les enfants quittent la maison de leurs parents adoptifs à la suite d'une dispute avec les enfants de ceux-ci qui les ont traités de bâtards, comme dans notre conte. Ailleurs (conte du Tyrol allemand, Zingerle, II, p. 157), c'est leur père adoptif lui-même qui leur a dit un jour qu'il n'était pas leur vrai père. Dans le second conte catalan et dans le conte islandais, il leur fait cette révélation avant de mourir.—Dans des contes italiens, ils ne quittent pas la cabane du berger qui les a recueillis (Comparetti, no 30), ou bien ils vont habiter un palais que leurs parents adoptifs leur ont donné (Comparetti, no 6; Imbriani, no 6).—Ailleurs (conte du Tyrol italien, conte breton), ils ont été recueillis par le jardinier du château et se trouvent ainsi, tout naturellement, en relations avec le roi leur père.
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Un trait particulier du conte lorrain, c'est que, pour perdre les enfants, la vieille reine les accuse de s'être vantés de mener à bonne fin telle ou telle entreprise périlleuse. C'est là un thème fort connu et qu'on a déjà rencontré dans notre collection (voir notre no 3, le Roi d'Angleterre et son Filleul), mais que nous n'avons jamais vu entrer comme élément dans les contes du type de celui que nous étudions ici. Le plus souvent, dans ces contes, les sœurs de la jeune reine ou sa belle-mère cherchent, elles-mêmes ou par des émissaires, à éveiller chez les enfants (qui, là, ne sont pas au service du roi leur père) le désir de posséder les objets merveilleux, et à les pousser de cette façon à leur perte. Ainsi, dans un des contes siciliens cités plus haut (Pitrè, no 36), la sage-femme qui jadis a exposé les trois enfants s'en va trouver la jeune fille, pendant que celle-ci est seule, et lui dit qu'il lui manque l'eau qui danse. Si ses frères lui veulent du bien, ils iront la lui chercher. La sage-femme parle plus tard à la jeune fille de la pomme qui chante et de l'oiseau qui parle.
Dans ce conte sicilien, les objets merveilleux sont, comme on voit, à peu près identiques à ceux de notre conte (eau qui danse, rose qui chante, oiseau de vérité). Du reste, il en est de même dans bon nombre des contes indiqués plus haut. Ainsi dans le conte du Tyrol italien (Schneller, no 26), oiseau qui parle, eau qui danse, arbre qui chante; dans un conte russe cité par M. de Gubernatis (Zoological Mythology, II, p. 174), oiseau qui parle, arbre qui chante et eau de la vie; dans le conte basque (Webster, p. 176), arbre qui chante, oiseau qui dit la vérité et eau qui rajeunit; dans le conte de la Basse-Bretagne, eau qui danse, pomme qui chante et oiseau de vérité[199], etc.—Dans un autre conte breton de même titre que notre conte (le Conteur breton, par A. Troude et G. Milin, Brest, 1870), l'oiseau de vérité, «jusqu'à ce qu'il soit pris, est l'oiseau du mensonge.» On remarquera qu'on en peut dire autant de l'oiseau du conte lorrain.
Notons ici un détail qui figure dans presque tous les contes de cette famille et qui manque dans le nôtre: avant de se mettre en route à la recherche des objets merveilleux, les jeunes gens donnent à leur sœur un objet qui lui fera savoir s'il leur est arrivé malheur, par exemple, un anneau qui, dans ce cas, se ternira (conte sicilien de la collection Gonzenbach); une chemise qui deviendra noire (conte grec moderne), etc.—Nous avons déjà rencontré ce trait dans notre no 5, les Fils du Pêcheur, et nous ne pouvons que renvoyer à nos remarques sur ce conte (pp. 70-72).
La fée qui donne aux enfants des conseils pour les aider à mener à bonne fin leur entreprise se retrouve dans les contes toscans nos 6 et 7 de la collection Imbriani; mais la vieille des deux contes toscans ne salue pas les jeunes gens et leur sœur du titre de fils de roi, comme dans le conte lorrain.—D'ordinaire le personnage qui dit aux enfants où sont les objets merveilleux et leur indique la manière de s'en emparer, est un vieillard, parfois un ermite (contes siciliens, conte italien de la Basilicate) ou un moine (conte grec moderne, conte basque). Dans les contes siciliens, le vieil ermite renvoie les jeunes gens à son frère plus âgé, ermite lui aussi, et ce dernier à un troisième frère, également ermite et plus vieux encore.
Notre conte est, à notre connaissance, le seul où la jeune fille ne délivre pas son frère (ou ses frères), mais est délivrée par lui.
Dans presque tous les contes que nous avons énumérés, les frères sont changés en statues de pierre ou de marbre; dans le conte allemand de la collection Wolf, en statues de sel, comme la sœur dans le conte lorrain.
Deux contes, le conte islandais et le conte catalan, ont ceci de particulier, que les enfants, sur le conseil d'un vieillard ou d'une vieille femme, vont trouver l'oiseau mystérieux pour le questionner sur leur origine[200].
Presque toujours, comme dans notre conte, c'est dans un festin que, tantôt d'une façon, tantôt de l'autre, l'oiseau révèle au roi qu'il a devant lui ses enfants.
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Au siècle dernier, un conte analogue à tous les contes précédents était inséré dans un livre intitulé le Gage touché, publié à Paris, en 1722. Dans ce conte, qui nous est connu seulement par une courte analyse donnée par M. E. Rolland (Mélusine, 1877, col. 214), il est question de souhaits des trois sœurs. «Si j'étais la femme du roi, dit la troisième, je ne souhaiterais rien tant que d'avoir à la fois deux garçons et une fille qui vinssent au monde chacun avec une étoile d'or au front.» Ici c'est la reine-mère qui écrit au roi que la jeune reine est accouchée de deux chats et d'une chatte. Les objets merveilleux sont la pomme qui chante, l'eau qui danse, et, comme dans notre conte, dans le conte espagnol et dans les contes bretons, l'oiseau de vérité.
Au milieu du XVIe siècle, en Italie, nous retrouvons un conte de ce type parmi les nouvelles de Straparola (no 3 des contes extraits de Straparola et traduits en allemand par Valentin Schmidt). L'introduction a beaucoup de rapport avec celle du conte sicilien no 36 de la collection Pitrè, cité plus haut. «Si j'épousais le majordome du roi, dit l'aînée des trois sœurs, je me vante de pouvoir, avec un verre de vin, désaltérer toute la cour.—Et moi, dit la seconde, avec un fuseau que j'ai, je filerais assez de toile pour donner à toute la cour de belles et fines chemises.» La troisième dit que, si elle avait le roi pour mari, elle lui donnerait à la fois trois enfants, deux garçons et une fille, tous avec de longs cheveux d'or, un collier au cou et une étoile au front. Pendant l'absence du roi, la jeune reine met en effet au monde trois enfants tels qu'elle les a promis, mais ses sœurs, qui la haïssent, apportent à la reine-mère, qui elle aussi déteste sa bru, trois petits chiens qu'on substitue aux enfants. Ceux-ci sont mis dans une boîte et exposés sur la rivière: un meunier les recueille. Chaque fois qu'on leur coupe les cheveux, il tombe des perles et des pierres précieuses. Devenus grands et apprenant que le meunier n'est pas leur père, les deux princes et leur sœur quittent le moulin et vont s'établir dans la ville du roi. La reine-mère envoie auprès de la jeune fille la sage-femme qui lui parle de l'eau qui danse, puis de la pomme qui chante, puis enfin de l'oiseau vert. Les deux frères, après avoir réussi à rapporter l'eau et la pomme, sont changés en statues de pierre quand ils veulent prendre l'oiseau. La jeune fille réussit à s'en emparer, rend la vie à ses frères, et l'oiseau révèle dans un festin toute la vérité.
Ce conte de Straparola a été imité, au XVIIe siècle, par Mme d'Aulnoy, sous le titre de La Princesse Belle-Etoile.
En 1575, une forme incomplète du conte qui nous occupe était publiée dans un livre portugais, les Contos do proveito e exemplo (Contes pour le profit et l'exemple), de Gonçalo Fernandes Trancoso. Ce conte, que M. Coelho nous fait connaître dans la préface de sa collection (p. XVIII), appartient, pour son introduction, au premier groupe indiqué ci-dessus. Chacune des trois sœurs dit ce qu'elle ferait si elle épousait le roi: la première ferait de superbes ouvrages d'or et de soie; la seconde, de précieuses chemises; la troisième aurait deux fils «beaux comme l'or» et une fille «belle comme l'argent.» C'est la plus jeune que le roi épouse. Quand la reine accouche, les deux aînées, jalouses, substituent aux enfants un serpent et d'autres monstres. La reine est chassée par le roi et trouve un refuge dans un couvent. Les enfants sont recueillis par un pêcheur.—Dans ce vieux conte portugais, il manque toute la partie relative aux expéditions des jeunes gens à la recherche d'objets merveilleux. Le mystère de la naissance des enfants est révélé au roi, qui les a vus près de la maison du pêcheur, par une ancienne servante de la reine, dont les méchantes sœurs avaient fait leur complice, et que le remords tourmente.
Un roman du moyen-âge qui a été imprimé en 1499 et qui a été analysé dans les Mélanges tirés d'une grande Bibliothèque (t. F, p. 4 seq.), l'Histoire du Chevalier au Cygne, présente, dans son introduction, un grand rapport avec les contes que nous étudions: Une reine met à la fois au monde six fils et une fille, tous d'une beauté parfaite et portant chacun une chaîne d'or au cou. La sage-femme, par ordre de la reine-mère, dit que la reine est accouchée de sept petits chiens. Un écuyer de la vieille reine, chargé par elle de faire périr les enfants, en a pitié et les dépose près d'un ermitage. Ils sont élevés par l'ermite. Quand ils ont environ sept ans, un chasseur les voit dans la forêt et parle d'eux à la vieille reine qui, comprenant ce qu'ils sont, envoie le chasseur pour les tuer. Celui-ci se contente de leur enlever, à cinq garçons et à la petite fille qu'il trouve, leurs colliers d'or, et les enfants sont changés en cygnes, etc.
D'autres romans du moyen-âge reproduisent ce trait d'une reine accusée d'avoir mis au monde des petits chiens (op. cit., t. H, p. 189, t. O, p. 131).
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En Orient, nous trouvons d'abord un conte populaire indien du Deccan (miss M. Frere, no 4) qui, pour l'introduction, a du rapport avec les contes de ce type: Un radjah, qui a douze femmes et point d'enfants, épouse encore la fille d'un jardinier, nommée Guzra-Bai, au sujet de laquelle il lui a été prédit qu'elle lui donnerait cent fils et une fille. Pendant qu'il est en voyage, Guzra-Bai met au monde, en effet, cent petits garçons et une petite fille. Les douze «reines», qui la détestent, disent à une vieille servante de les débarrasser des enfants; celle-ci les porte hors du palais sur un tas de poussière, pensant que les rats et les oiseaux de proie les dévoreront. Puis, de concert avec les reines, elle met une pierre dans chaque petit berceau. Quand le radjah est de retour, les reines accusent Guzra-Bai d'être une sorcière, et la servante affirme que les enfants se sont transformés en pierres. Le radjah condamne Guzra-Bai à être emprisonnée pour le reste de sa vie. Les enfants échappent au sort qui leur était réservé, et, après nombre d'aventures, la vérité triomphe[201].
Un autre conte indien, celui-ci recueilli dans le Bengale, présente cette même introduction sous une forme beaucoup plus voisine de celle des contes européens (miss Stokes, no 20): Il était une fois une fille de jardinier qui avait coutume de dire: «Quand je me marierai, j'aurai un fils avec une lune au front et une étoile au menton.» Le roi l'entend un jour parler ainsi et l'épouse. Un an après, pendant que le roi est à la chasse, elle met en effet au monde un fils avec une lune au front et une étoile au menton; mais les quatre autres femmes du roi, qui n'ont jamais eu d'enfants, gagnent la sage-femme à prix d'or et lui disent de faire disparaître le nouveau-né, et elles annoncent à la fille du jardinier qu'elle est accouchée d'une pierre. Le roi, furieux à cette nouvelle, relègue la jeune femme parmi les servantes du palais. La sage-femme met l'enfant dans une boîte qu'elle dépose ensuite dans un trou, au milieu de la forêt. L'enfant est sauvé par le chien du roi, puis par sa vache, et enfin par son cheval, nommé Katar. Après nombre d'aventures, qui se rapportent au thème de notre no 12, le Prince et son Cheval, et que nous avons résumées dans les remarques de ce no 12 (p. 151), le jeune homme, sur le conseil de son cheval, se met en route avec une nombreuse suite vers le pays du roi son père. Il écrit à celui-ci pour lui demander la permission de donner une grande fête à laquelle devront prendre part tous les sujets du royaume, sans exception. Le peuple étant rassemblé, le jeune homme, ne voyant pas sa mère, dit au roi qu'il manque quelqu'un, la fille du jardinier, qui a été reine. On l'envoie chercher, et il lui rend les plus grands honneurs. Puis il dit au roi qu'il est son fils, et le cheval Katar raconte toute l'histoire.
Un conte arabe, recueilli à Mardin, en Mésopotamie (Zeitschrift der Deutschen Morgenlændischen Gesellschaft, 1882, p. 259), ressemble encore davantage aux contes européens de cette famille: Un roi, parcourant une nuit les rues de sa ville, entend la conversation de trois sœurs; l'aînée dit que, si le roi voulait l'épouser, elle lui préparerait une tente, sous laquelle il y aurait place pour lui et pour tous ses soldats et qui ne serait pas encore remplie. La seconde dit à son tour qu'elle préparerait au roi un tapis où il y aurait place et au delà pour lui et pour tous ses soldats; la troisième, qu'elle lui donnerait un fils dont les boucles de cheveux seraient alternativement d'argent et d'or. Le roi épouse l'aînée et lui demande où est la tente. «La tente, c'est le ciel là-haut.» Il épouse ensuite la seconde et lui demande où est le tapis, «Le tapis, c'est la terre de Dieu, que voici.» Enfin, il épouse la troisième, qui, le temps venu, met au monde un petit garçon aux boucles de cheveux d'argent et d'or. Mais ses sœurs soudoient la sage-femme et lui disent de substituer à l'enfant deux (sic) chiens noirs. Le roi, furieux contre la jeune femme, ordonne de la lier dans une peau de chameau et de l'exposer à la porte du palais aux insultes des passants. Les deux sœurs mettent l'enfant dans une boîte, qu'elles jettent à la mer. Il est recueilli par un pêcheur sans enfants, qui l'apporte à sa femme. Celle-ci l'élève: toutes les fois qu'elle le baigne, l'eau dont elle s'est servie se change en or. L'enfant fait ainsi la fortune de ses parents adoptifs[202]. Devenu grand, il entend une fois ses camarades lui dire, dans une querelle, qu'il n'est pas le fils du pêcheur. Il court interroger celui-ci, et, apprenant qu'il a été trouvé sur la mer, il se met en route à la recherche de sa famille.—La dernière partie de ce conte est altérée: le jeune homme rencontre une jeune fille mystérieuse, à qui il promet de l'épouser, et arrive avec elle dans la ville du roi son père. Le roi l'aperçoit et dit, en rentrant dans son palais, qu'il a rencontré un jeune homme aux cheveux de telle ou telle façon. Alors les sœurs de la reine envoient une vieille dans la maison où logent les jeunes étrangers; mais la jeune fille la chasse. Le roi invite le jeune homme à venir le voir, et lui dit de lui demander ce qu'il désire; sur le conseil de la jeune fille, il demande qu'on lui donne la femme qui est exposée à la porte du palais. Cela conduit la jeune fille à faire connaître au roi la vérité[203].
Dans ces divers contes orientaux, il manque une partie importante du récit, tel que nous le présentent les contes européens: les expéditions périlleuses auxquelles les jeunes gens sont poussés par leurs ennemis. Nous allons trouver cet épisode dans trois autres contes, également recueillis en Orient.
Il faut mentionner d'abord le conte arabe bien connu des Mille et une Nuits, l'Histoire de deux Sœurs jalouses de leur cadette. L'introduction se rapporte au troisième type que nous avons constaté dans les contes européens: les deux aînées se contentent d'exprimer le souhait, la première d'épouser le boulanger du sultan, la seconde d'épouser son chef de cuisine; la plus jeune, après avoir dit qu'elle souhaiterait d'être femme du sultan, ajoute: «Je lui donnerais un prince dont les cheveux seraient d'or d'un côté et d'argent de l'autre; quand il pleurerait, les larmes qui lui tomberaient des yeux seraient des perles, et autant de fois qu'il sourirait, ses lèvres vermeilles paraîtraient un bouton de rose quand il éclôt»[204]. Dans ce conte, les sœurs jalouses substituent aux deux petits princes et à la petite princesse un chien, un chat et un morceau de bois[205]. Les enfants, qui ne naissent pas tous en même temps, comme dans d'autres contes de cette famille, sont exposés dans une corbeille sur l'eau et recueillis par l'intendant des jardins du sultan. Après la mort de leur père adoptif, ils vivent ensemble dans une maison de campagne bâtie par celui-ci.—Ici, ce n'est ni une des sœurs jalouses, ni une femme envoyée par celles-ci qui éveille dans l'esprit de la princesse le désir d'avoir l'oiseau qui parle, l'arbre qui chante et l'eau jaune couleur d'or; c'est une «dévote musulmane» qui paraît n'avoir eu, en parlant de ces objets merveilleux, aucune mauvaise intention. Comme dans la plupart des contes européens, chacun des princes, avant de se mettre en campagne, remet à la princesse un objet qui l'avertira des malheurs qui pourraient arriver au jeune homme: l'aîné lui donne un couteau, duquel il dégouttera du sang, s'il n'est plus en vie; le cadet, un chapelet dont les grains, s'ils cessent de couler l'un après l'autre, marquera que lui aussi est mort. C'est un vieux derviche à longue barbe qui indique successivement à chacun des princes et à leur sœur où sont les trois objets merveilleux, lesquels ici se trouvent réunis au même endroit, comme dans plusieurs contes européens. Les deux princes sont changés en pierres noires et délivrés par la princesse, qui est parvenue à s'emparer de l'oiseau, de l'arbre et de l'eau. Ici encore, c'est dans un festin que l'oiseau fait ses révélations.
Un autre conte arabe, recueilli récemment en Egypte (Spitta, no 11) a, sur certains points,—introduction et épisode correspondant à celui de la «dévote musulmane» des Mille et une Nuits,—mieux conservé la forme primitive: Un roi, se promenant la nuit dans les rues de sa ville, entend une femme qui dit: «Si le roi m'épouse, je lui ferai une tourte assez grande pour lui et son armée»; une seconde dit à son tour: «Si le roi m'épouse, je lui ferai une tente assez grande pour lui et son armée»[206]; une troisième enfin: «Si le roi m'épouse, je lui donnerai un fils et une fille qui auront alternativement un cheveu d'or et un cheveu d'hyacinthe; s'ils pleurent, il tonnera et la pluie tombera, et, s'ils rient, le soleil et la lune paraîtront.» Le roi les épouse toutes les trois. Les deux premières, sommées de faire ce qu'elles ont promis, disent qu'elles n'ont point parlé sérieusement. Le roi les envoie à la cuisine avec les esclaves. Pour la troisième, il faut bien attendre. Quand elle est au moment d'accoucher, l'autre femme du roi[207] suborne la sage-femme, qui substitue aux deux enfants deux petits chiens. Les enfants sont exposés sur l'eau dans une boîte, et recueillis par un pêcheur et sa femme. Quand ils ont douze ans, le roi voit un jour le jeune garçon, Mohammed l'Avisé, et le prend en affection. La femme du roi s'en aperçoit et elle fait des reproches à la sage-femme. Celle-ci, qui est sorcière, se transporte chez le pêcheur et dit à la jeune fille: «Pourquoi restes-tu seule ainsi? Dis à ton frère de t'aller chercher la rose d'Arab-Zandyq, pour qu'elle t'amuse par son chant»[208]. Le jeune homme part pour aller chercher cette rose. Chemin faisant, il gagne l'amitié d'une vieille ogresse qui lui dit où est la rose et comment il pourra s'en emparer. Mohammed rapporte la rose. La femme du roi, le voyant revenu, se plaint encore à la sage-femme, qui retourne auprès de la jeune fille et lui parle d'un certain miroir, sans lequel la rose ne chante pas. Mohammed, toujours conseillé par l'ogresse, rapporte le miroir; mais la rose ne chante toujours pas. Alors la sage-femme dit à la jeune fille que la rose ne chante qu'avec sa maîtresse, qui s'appelle Arab-Zandyq. Cette fois, l'ogresse dit à Mohammed que tous ceux qui ont voulu emmener Arab-Zandyq ont été changés en pierre. Sur le conseil de l'ogresse, Mohammed va à cheval sous la fenêtre d'Arab-Zandyq et lui crie de descendre. La jeune fille l'injurie et lui dit de s'en aller. Il lève les yeux, et voilà que la moitié de son cheval est changée en pierre. Une seconde fois il l'appelle, et elle lui répond de la même manière. Il lève encore les yeux, et son cheval est tout entier changé en pierre, et la moitié de lui-même aussi. La troisième fois qu'il crie à la jeune fille de descendre, elle se penche hors de la fenêtre, et ses cheveux tombent jusqu'à terre. Mohammed les saisit et la tire hors de la maison. Elle lui dit: «Tu m'es destiné, Mohammed l'Avisé; laisse donc mes cheveux, par la vie de ton père, le roi.—Mon père n'est pas le roi; mon père est un pêcheur.—Non, ton père est le roi; plus tard je te raconterai son histoire.» Mohammed ne lâche les cheveux de la jeune fille que lorsqu'elle a délivré tous les hommes enchantés qui étaient là. Elle montre ensuite au roi que Mohammed et sa sœur sont les enfants aux cheveux d'or et d'hyacinthe que lui avait promis la reine.
Nous citerons enfin un troisième conte oriental, provenant des Avares du Caucase (Schiefner, no 12): Trois sœurs, en cardant de la laine, s'entretiennent un soir ensemble, et chacune d'elles dit aux autres ce qu'elle ferait si le roi la prenait pour femme. L'aînée dit qu'avec un flocon de laine elle tisserait assez d'étoffe pour en habiller toute l'armée du roi; la seconde, qu'avec une seule mesure de farine elle rassasierait toute cette armée; la troisième, qu'elle donnerait au roi un fils aux dents de perles et une fille aux cheveux d'or. Le roi entend leur conversation; il épouse l'aînée, puis la seconde, qui ne peuvent tenir leur engagement, enfin la troisième[209]. Pendant qu'il est à la guerre, cette troisième met au monde un fils aux dents de perles et une fille aux cheveux d'or. Ses deux sœurs, jalouses, font jeter les enfants dans une gorge de montagnes, et envoient dire au roi que sa femme est accouchée d'un chien et d'un chat. Le roi ordonne de noyer le chien et le chat et d'exposer la mère, à la porte du palais, aux insultes des passants[210]. Les deux enfants sont nourris par une biche[211], qui les conduit, devenus grands, dans un château inhabité, où ils vivent ensemble. Un jour que la jeune fille se baigne dans un ruisseau voisin du château, un de ses cheveux d'or est entraîné par le courant jusque dans la ville du roi. Une veuve le montre aux femmes du roi. Celles-ci comprennent que les enfants sont encore vivants. Elles envoient la veuve pour chercher à les perdre. La veuve remonte le ruisseau, trouve la jeune fille seule et lui vante le pommier qui parle, qui bat des mains (sic) et qui danse. La jeune fille meurt d'envie d'avoir une branche de ce pommier, et son frère va la lui chercher au milieu des plus grands dangers, auxquels il échappe. La veuve vient ensuite parler à la jeune fille de la belle Jesensoulchar: si son frère l'épousait, cela ferait pour elle la plus agréable compagnie. Le jeune homme, apprenant le désir de sa sœur de lui voir épouser la belle Jesensoulchar, se met aussitôt en campagne. Un vieillard à longue barbe qu'il rencontre assis sur le bord du chemin veut le détourner de son entreprise: la belle Jesensoulchar habite un château d'argent tout entouré d'eau; il faut l'appeler trois fois, et, si elle ne se présente pas, on est changé en pierre; le rivage est couvert de cavaliers ainsi pétrifiés. Le jeune homme persiste, et il lui arrive ce qui est arrivé aux autres. Ne le voyant pas revenir, sa sœur s'en va à sa recherche. Elle rencontre le même vieillard, qui lui dit que, si Jesensoulchar ne répond pas la première et la seconde fois, il faut lui crier: «Es-tu vraiment plus belle que moi avec mes cheveux d'or, que tu es si fière?» La jeune fille suit ce conseil, et Jesensoulchar se montre: aussitôt tous les cavaliers changés en pierre reviennent à la vie[212]. Le jeune homme épouse Jesensoulchar et l'emmène dans son château, ainsi que le bon vieillard. C'est ce vieillard qui, à l'occasion d'une visite faite au roi par les jeunes gens, révèle le mystère de leur naissance.
Il a été recueilli en Kabylie un conte qui, bien qu'altéré et mutilé au possible, est au fond le conte que nous étudions (Rivière, p. 71). Nous en dégagerons les principaux traits: Un homme a deux femmes. L'une d'elles, jalouse de voir l'autre avoir des enfants, tandis qu'elle-même n'en a pas, les expose tous successivement dans la forêt, sept garçons et une fille. (Il y a là un écho de l'introduction de la plupart des contes précédents; voici maintenant l'envoi en expédition des frères de la jeune fille.) Les enfants habitent ensemble. Un jour une vieille femme dit à la jeune fille: «Si tes frères t'aiment, ils te rapporteront une chauve-souris.» L'un des jeunes garçons se met en campagne. Sur les indications d'un vieillard, il va sur le bord de la mer. Là, il y a une chauve-souris sur un dattier. Quand elle voit le jeune garçon avec son fusil, elle descend de l'arbre, caresse le fusil qui devient un morceau de bois, caresse le jeune garçon qui devient tout petit, tout petit. Même aventure arrive aux six autres frères. La jeune fille vient à son tour; elle attend que la chauve-souris soit endormie. Alors elle s'en saisit et lui dit: «Jure-moi de me montrer mes frères.—Jure-moi,» répond la chauve-souris, «de m'habiller d'or et d'argent.» La chauve-souris descend de l'arbre et caresse les enfants qui reprennent leur première forme. (La chauve-souris, comme on voit, tient la place de l'«oiseau de vérité»; elle en jouera le rôle dans le reste du conte). Les enfants sont conduits par la chauve-souris dans la maison qu'habite leur père. La seconde femme de celui-ci cherche à les empoisonner, mais la chauve-souris les met sur leurs gardes[213]. Ensuite elle leur touche les yeux, et ils reconnaissent leurs parents. (Le conte n'explique pas comment ceux-ci les reconnaissent). La seconde femme est attachée à la queue d'un cheval fougueux. Quant à la chauve-souris, on la remet sur son arbre et on l'habille d'or et d'argent.
XVIII
| PEUIL & PUNCE | POU & PUCE |
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Ain joû, Peuil et Punce v'lèrent aller glaner. Qua i feurent pa lo chas, lo v'la que veirent ine grousse niâïe que v'nôt. Peuil deit à Punce: «I va pleuvé, faout n'a r'naller. Mé, j'areuil bée me hâter: je ne marche mé[214] veite, j' s'reuil toûjou mouillie; j'm'a virâ tout bellotema[215]. Té, r'va-t'a à tout per té[216]; t'ais do grandes jambes, t'erriverais chie nô ava lé pleuje, et t'ferais lo gaillées[217] a m'attada.» |
Un jour, Pou et Puce voulurent aller glaner. Quand ils furent par les champs, les voilà qui virent une grosse nuée qui venait. Pou dit à Puce: «Il va pleuvoir, il faut nous en retourner. Moi, j'aurais beau me hâter: je ne marche pas vite, je serai toujours mouillé; je m'en irai tout doucement. Toi, retourne-t-en toute seule, tu as de grandes jambes, tu arriveras chez nous avant la pluie, et tu feras les gaillées en m'attendant.» |
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Punce se môt a route, saouta, saouta. Elle feut bitoû à la mâson. Elle rellumé l'feuil, elle apprôté lo gaillées et elle lo moté cueïre da l'chaoudron. Ma v'là qu'a lo remia, elle cheusé[218] d'dâ et s'y nia. |
Puce se mit en route, sautant, sautant. Elle fut bientôt à la maison. Elle ralluma le feu, elle apprêta les gaillées, et elle les mit cuire dans le chaudron. Mais voilà qu'en les remuant, elle tomba dedans et s'y noya. |
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Ain peuou aprée, Peuil ratre: «Ah! qu'j'â frô! qu'j'â frô! j'seuil tout mouillie. Punce, vérousque t'ie? Vinâ m'baillée do gaillées; j'lo mingerâ a m'rachaouffa.» Ma l'avô bée crier: Punce ne rapondôme. I s'moté à la chorcher, et voïa qu'elle n'atôtome tout là, i peurné ine cûyie e i tiré ine assiettaïe de gaillées. Ma v'là qu'à lé proumère cûriaïe, î croque Punce. «Ah! quée malheur! Punce o croquaïe! Qu'o ce quo j'vâ feïre? Je n'reste mé tout cei, j'm'a vâ.» |
Un peu après, Pou rentre: «Ah! que j'ai froid! que j'ai froid! je suis tout mouillé. Puce, où est-ce que tu es? Viens me donner des gaillées; je les mangerai en me réchauffant.» Mais il avait beau crier, Puce ne répondait pas. Il se mit à la chercher, et voyant qu'elle n'était pas là, il prit une cuiller et il tira une assiettée de gaillées. Mais voilà qu'à la première cuillerée, il croque Puce. «Ah! quel malheur! Puce est croquée? Qu'est-ce que je vais faire! Je ne reste pas ici, je m'en vais.» |
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Qua i feut da lé rue, i parté pa l'Val-Deyé[219]. I passé d'va ain voulot; l'voulot lî deit: «Qu'o ce que t'ais don, Peuil?» |
Quand il fut dans la rue, il partit par le Val-Derrière. Il passa devant un volet: le volet lui dit: «Qu'est-ce que tu as donc, Pou?» |
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—«Punce o croquaïe.» |
—«Puce est croquée.» |
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—«Eh bé! mé, j'm'a vâ charrie[220].» |
—«Eh bien! moi, je m'en vais battre.» |
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Qua i feut d'va chie l'père Vaudin[221], l'couchot lî deit: «Qu'o ce que t'ais don, Peuil?» |
Quand il fut devant chez le père Vaudin, le coq lui dit: «Qu'est-ce que tu as donc, Pou?» |
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—«Punce o croquaïe. |
—«Puce est croquée. |
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—«Eh bé! mé, j'm'a vâ chanter.» |
—«Eh bien! moi, je m'en vais chanter.» |
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I r'tourné pa d'vée chie Loriche[222]; l'fourmouaïe lî deit: «Qu'o ce que t'ais don, Peuil?» |
Il retourna par devant chez Loriche; le fumier lui dit: «Qu'est-ce que tu as donc, Pou?» |
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—«Punce o croquaïe. |
—«Puce est croquée. |
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—«Eh bé! mé, j'm'a vâ danser.» |
—«Eh bien! moi, je m'en vais danser.» |
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Ain peuou pû lon, l'atôt à coûté d'la mâson d'meussieu Sourdat[223], que faïôt d'l'oueïlle. Y avôt ine femme que sortôt avo deuou bouïrottes[224]. La femme lî deit: «Qu'o ce que t'ais don, Peuil?» |
Un peu plus loin, il était à côté de la maison de M. Sourdat, qui faisait de l'huile. Il y avait une femme qui sortait avec deux cruches. La femme lui dit: «Qu'est-ce que tu as donc, Pou?» |
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—«Punce o croquaïe, |
—«Puce est croquée, |
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—«Eh bé! mé, j'm'a vâ casser mo deuou bouïrottes.» |
—«Eh bien! moi, je m'en vais casser mes deux cruches.» |
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Ainco pû lon, i s'trouvé pré deuou Grand-Four[225]. Tout jeustema, l'père Quentin[226] l'chaouffôt pou affourner l'pain et i r'miôt l'boû que brûlot avo s'feurgon. L'père Quentin lî deit: «Qu'o ce que t'ais don, Peuil?» |
Encore plus loin, il se trouva près du Grand-Four. Tout justement, le père Quentin le chauffait pour enfourner le pain, et il remuait le bois qui brûlait avec son fourgon. Le père Quentin lui dit: «Qu'est-ce que tu as donc, Pou?» |
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—«Punce o croquaïe, |
—«Puce est croquée, |
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—«Eh bé! me, j'm'a vâ t'fourrer m'feurgon aou cû.» |
—«Eh bien! moi, je m'en vais te fourrer mon fourgon au c...» |
REMARQUES
Comparer notre no 74, la Petite Souris.
Des variantes de ce même thème ont été recueillies en France, dans le pays messin (Mélusine, 1877, col. 424), dans la Bretagne non bretonnante (Sébillot, I, no 55, et Littérature orale, p. 232) et dans une région non indiquée (Magasin Pittoresque, t. 37 [1869], p. 82);—en Allemagne, dans la Hesse (Grimm, no 30);—en Norwège (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 30);—en Italie, dans le Milanais (Imbriani, Novellaja Fiorentina, p. 552); en Vénétie (Bernoni, II, p. 81); à Livourne (G. Papanti, no 4);—en Sicile (Pitrè, no 134);—à Rovigno, dans l'Istrie (voir la revue Giambattista Basile, Naples, 1884, p. 37);—en Catalogne (Maspons, Cuentos, p. 12) et dans une autre région de l'Espagne, probablement en Andalousie (F. Caballero, II, p. 3);—en Portugal (Coelho, no 1);—en Roumanie (M. Kremnitz, no 15);—chez les Grecs de Smyrne (Hahn, no 56).
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On remarquera que, pour la forme générale, tous ces contes, excepté le conte messin, s'écartent de notre conte. Dans ce dernier, en effet, c'est le pou qui s'en va annoncer à chacun des personnages la nouvelle de la mort de la puce, tandis que, dans tous les autres contes, cette nouvelle se transmet de proche en proche. Ainsi, dans le conte portugais, quand Jean le Rat s'est noyé dans la marmite aux haricots, sa femme, le petit carabe, se met à pleurer. Alors, le trépied, apprenant le malheur, se met à danser; en le voyant danser, la porte s'informe, et se met à s'ouvrir et à se fermer; puis, à mesure que la nouvelle va de l'un à l'autre, la poutre se brise, le sapin se déracine, les petits oiseaux s'arrachent les yeux, la fontaine se sèche, les serviteurs du roi cassent leurs cruches, la reine va en chemise à la cuisine, et finalement le roi se traîne le derrière dans la braise (sic).—Notre variante la Petite Souris (no 74) a cette même forme générale.
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Si l'on considère, par rapport à leur introduction, les contes ci-dessus mentionnés, on peut les partager en trois groupes.
Dans le premier, auquel appartiennent le conte portugais, le conte espagnol de la collection Caballero et le conte sicilien, il est d'abord raconté comment s'est fait le mariage des deux personnages principaux, qui font ménage ensemble. La dame qui veut se marier,—petit carabe, dans le conte portugais; petite fourmi, dans l'espagnol; chatte, dans le sicilien,—dit successivement à ses prétendants, bœuf, chien, cochon, etc., de lui faire entendre leur voix. Finalement, le petit carabe épouse Jean le Rat; la petite fourmi, un ratonperez(?); la chatte, une souris.
Le second groupe, où les deux personnages sont présentés, dès l'abord, comme vivant ensemble, comprend tous les autres contes, à l'exception de deux.
Ces deux contes,—conte roumain et conte grec,—forment un groupe à part. Dans le conte roumain, deux vieilles gens, qui n'ont point d'enfants, adoptent une souris; celle-ci, un jour, en surveillant le pot de lait de beurre qui bout, se jette dedans et y périt.—Le conte grec commence aussi par l'histoire de deux vieilles gens qui n'ont pas d'enfants: un jour, en rapportant des champs un panier plein de haricots, la vieille dit: «Je voudrais bien que tous ces haricots fussent autant de petits enfants»; et aussitôt les haricots se trouvent changés en petits enfants. La vieille, trouvant qu'il y en a trop, n'en garde qu'un seul et souhaite que les autres redeviennent des haricots. On donne au petit garçon le nom de Grain de Poivre, à cause de sa petitesse; c'est lui qui, un jour, tombe dans un chaudron bouillant.
Notons ici que, dans presque tous les contes ci-dessus indiqués, l'un des deux personnages principaux se noie dans un chaudron ou dans un pot bouillant.
Ces deux personnages sont, dans le conte messin, dans le conte allemand, dans le conte italien d'Istrie et dans le conte catalan, un pou et une puce, comme dans le conte lorrain.
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Il serait trop long d'indiquer ici les diverses séries d'êtres qui prennent part à l'action. Nous avons déjà cité, à cet égard, le conte portugais; nous dirons un mot du conte grec moderne, nous réservant de donner d'autres spécimens à l'occasion de notre variante no 74, la Petite Souris: Grain de Poivre ayant péri dans le chaudron, le vieux et la vieille qui l'élèvent chez eux, puis une colombe, un pommier, une fontaine, la servante de la reine, la reine et le roi, prennent le deuil chacun à sa manière. A la fin, le roi dit à son peuple: «Le cher petit Grain de Poivre est mort; le vieux et la vieille se désolent; la colombe s'est arraché les plumes; le pommier a secoué toutes ses pommes; la fontaine a laissé couler toute son eau; la servante a cassé sa cruche; la reine s'est rompu le bras, et moi, votre roi, j'ai jeté ma couronne par terre. Le cher petit Grain de Poivre est mort.»
On peut faire cette remarque, que la femme qui casse sa cruche ou ses cruches figure encore dans plusieurs des contes mentionnés plus haut (dans tous les contes français, excepté le second conte breton; dans le conte espagnol, le conte catalan, le conte roumain).—Le second conte breton a, comme notre conte, le bonhomme qui chauffe son four; là, le bonhomme, en apprenant la mort de la «râtesse», jette sa pelle dans le four.
Il est curieux de voir comme l'idée générale de ce conte s'est localisée à Montiers-sur-Saulx. On pourrait suivre Peuil à travers les rues du village et s'arrêter avec lui devant telle ou telle maison, jusqu'au Grand-Four, le four banal, supprimé à l'époque de la Révolution.
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En Orient, un conte indien, tout à fait du genre de ces contes européens, a été recueilli dans le Pandjab (Indian Antiquary, 1882, p. 169;—Steel et Temple, p. 157). L'introduction est très particulière, mais elle présente le trait essentiel commun à presque tous les contes européens de ce genre que nous connaissons: le personnage dont tout le monde prend le deuil est tombé dans un liquide brûlant. Voici le résumé de ce conte indien: Un vieux moineau, qui trouve sa femme trop vieille, en prend une seconde, toute jeune. Grande désolation de la vieille qui, pendant les noces, s'en va gémir sur un arbre. Justement au-dessus de la branche où elle est perchée, est un nid en partie fait de lambeaux d'étoffe teinte. La pluie étant venue à tomber, l'étoffe déteint et dégoutte sur dame moineau, laquelle se trouve ainsi parée de brillantes couleurs. Sa rivale, la voyant toute pimpante, lui demande où elle s'est faite si belle. «Dans la cuve du teinturier.» La jeune va vite se plonger dans la cuve bouillante, d'où elle ne se tire qu'à grand'peine et à demi-morte. Le vieux moineau la trouve dans ce triste état et la prend dans son bec pour la rapporter au logis; mais, pendant qu'il vole au-dessus d'une rivière, sa vieille femme se met à se moquer de lui et de sa belle. Furieux, le moineau lui crie de se taire; mais, à peine a-t-il ouvert le bec, que sa bien-aimée tombe dans l'eau et s'y noie. Le vieux moineau, au désespoir, s'arrache les plumes et va se percher sur un pîpal. Le pîpal lui demande ce qui est arrivé, et, quand il le sait, il laisse tomber toutes ses feuilles[227]. Un buffle vient pour se mettre à l'ombre sous l'arbre, et, apprenant pourquoi celui-ci n'a plus de feuilles, il laisse tomber ses cornes. A mesure que la nouvelle se transmet de l'un à l'autre, la rivière où le buffle est allé boire pleure si fort qu'elle en devient toute salée; le coucou qui est venu se baigner dans la rivière, s'arrache un œil[228]; Bhagtu le marchand, près de la boutique duquel le coucou est venu se percher, perd la tête et sert tout de travers la servante de la reine; la servante revient au palais en jurant; la reine se met à danser jusqu'à ce qu'elle perde haleine; le prince prend un tambourin et danse aussi, et aussi le roi, qui gratte une guitare avec fureur[229]. Et tous les quatre, servante, reine, prince et roi, chantent ensemble ce refrain final: «La femme d'un moineau était peinte,—Et l'autre a été teinte [dans la cuve bouillante],—Et le moineau l'aimait.—Aussi le pîpal a-t-il laissé tomber ses feuilles,—Et le buffle, ses cornes;—Et la rivière est devenue salée;—Et le coucou a perdu un œil;—Et Bhagtu est devenu fou;—Et la servante s'est mise à jurer;—Et la reine s'est mise à danser,—Et le prince à tambouriner,—Et le roi à gratter la guitare.» «Telles furent, conclut le conte indien, les funérailles de la pauvre dame moineau.»
XIX
LE PETIT BOSSU
Il était une fois un roi qui avait trois fils, mais il n'y avait que les deux premiers qu'il traitât comme ses fils; le plus jeune était bossu et son père ne pouvait le souffrir; sa mère seule l'aimait.
Un jour, le roi fit appeler l'aîné et lui dit: «Mon fils, je voudrais avoir l'eau qui rajeunit.—Mon père, j'irai la chercher.» Le roi lui donna un beau carrosse attelé de quatre chevaux, et de l'or et de l'argent tant qu'il en voulut, et le jeune homme se mit en route.
Il avait fait deux cents lieues, lorsqu'il rencontra un berger qui lui dit: «Prince, mon beau prince, voudrais-tu m'aider à dégager un de mes moutons qui est pris dans un buisson?—Il ne fallait pas l'y laisser aller,» répondit le prince, «je n'ai pas de temps à perdre.» Etant arrivé à Pékin, il entra dans une belle hôtellerie, fit dételer ses chevaux et commanda un bon dîner. Il eut bientôt des amis et ne pensa plus à poursuivre son voyage.
Au bout de six mois, le roi, voyant qu'il ne revenait pas, appela son second fils et lui demanda d'aller lui chercher l'eau qui rajeunit. Il lui donna un beau carrosse, attelé de quatre chevaux, couvert de perles et de diamants; le jeune homme monta dedans et partit. Après avoir fait deux cents lieues, il rencontra le berger, qui lui dit: «Prince, mon beau prince, voudrais-tu m'aider à dégager un de mes moutons qui est pris dans un buisson?—Pour qui me prends-tu?» répondit le prince; «il ne fallait pas l'y laisser aller.» Il arriva à Pékin, où il logea dans la même hôtellerie que son frère; lui aussi, il eut bientôt des amis et ne songea plus à aller plus loin.
Le roi l'attendit un an, et, ne le voyant pas revenir, il se dit: «Je n'ai plus d'enfants! Qui donc aura ma couronne?» Il ne pensait pas plus au petit bossu que s'il n'eût pas été de ce monde. Cependant celui-ci tomba malade. On fit venir un médecin; le jeune prince lui dit qu'il était malade de chagrin, de voir que son père ne l'aimait pas, et qu'il voudrait bien voyager. Le médecin rapporta ces paroles au roi, qui vint voir son fils. «Mon père,» lui dit le petit bossu, «je voudrais aller chercher l'eau qui rajeunit, et je ne ferais pas comme mes frères: je la rapporterais.—Tu iras si tu veux», répondit le roi. Il lui donna un vieux chariot qui n'avait que trois roues, un vieux cheval qui n'avait que trois jambes, d'argent fort peu, mais la reine y ajouta quelque chose, et voilà le prince parti.
Après avoir fait deux cents lieues, il rencontra le berger qui lui dit: «Prince, mon beau prince, voudrais-tu m'aider à dégager un de mes moutons qui est pris dans un buisson?—Volontiers,» dit le prince. Et il aida le berger à dégager son mouton. Quand il se fut éloigné, le berger, songeant qu'il ne lui avait rien donné pour sa peine, le rappela et lui dit: «Prince, j'ai oublié de vous récompenser. Tenez, voici des flèches: tout ce que ces flèches perceront sera bien percé. Voici un flageolet: tous ceux qui l'entendront danseront.»
Le prince poursuivit son chemin et arriva à Pékin. Quand il passa devant l'hôtellerie où logeaient ses frères, ceux-ci, qui étaient sur le perron, eurent honte de lui et rentrèrent dans la maison. Le pauvre petit bossu descendit dans une méchante auberge où il détela son cheval lui-même; puis il prit avec lui un homme de peine pour lui montrer la ville. En se promenant, il vit un homme mort qu'on avait laissé là sans l'enterrer. «Pourquoi donc n'enterre-t-on pas cet homme?» demanda-t-il.—«C'est parce qu'il avait beaucoup de créanciers et qu'il n'a pu les payer.—En payant pour lui, pourrait-on le faire enterrer?—Oui, certainement.»
Le prince fit venir les créanciers, paya les dettes de l'homme mort et donna de l'argent pour le faire enterrer; ensuite il continua son voyage. Un jour, une bonne vieille le reçut dans sa maisonnette et lui donna à boire et à manger; il la paya généreusement, puis s'en alla plus loin.
Quand il eut fait encore deux cents lieues, tout son argent se trouva dépensé, et il n'avait plus rien à manger; son cheval était encore plus heureux que lui: il pouvait au moins brouter un peu d'herbe le long du chemin. Un renard vint à passer; le prince allait lui décocher une de ses flèches, quand le renard lui cria: «Malheureux! que vas-tu faire? tu veux me tuer!» Le prince, saisi de frayeur, remit sa flèche dans le carquois. Alors le renard lui donna une serviette dans laquelle se trouvait de quoi boire et manger et lui dit: «Tu cherches l'eau qui rajeunit? elle est dans ce château, bien loin là-bas. Le château est gardé par un ogre, par des tigres et par des lions. Pour y arriver, il faut passer un fleuve; sur ce fleuve tu verras une barque qu'un homme conduit depuis dix-huit cents ans. Aie soin d'entrer dans la barque les pieds en avant, car si tu y entrais les pieds en arrière[230], tu prendrais la place de l'homme pour toujours. Arrivé au château, ne te laisse pas charmer par la magnificence que tu y trouveras. Tu verras dans l'écurie des mules ornées de lames d'or, prends la plus laide; tu verras aussi deux oiseaux verts, prends le plus laid.»
Le prince eut soin d'entrer dans la barque les pieds en avant et arriva au château; il allait prendre la mule et l'oiseau quand l'ogre rentra. «Que fais-tu ici?» lui dit l'ogre. Le prince s'excusa, s'humilia devant lui, lui demanda grâce. L'ogre lui dit: «Je ne te mangerai pas; tu es trop maigre.» Il lui donna à boire et à manger, et le prince resta au château, où il avait tout à souhait. L'ogre l'envoya combattre ses ennemis, des bêtes comme lui; le prince, grâce à ses flèches, gagna la bataille et rapporta des drapeaux. Il combattit cinq ou six fois, et toujours il fut vainqueur.
Or il y avait au château une princesse que l'ogre voulait épouser, mais qui ne voulait pas de lui. Un jour que le prince venait de gagner une grande bataille, il eut l'idée de jouer un air sur son flageolet. La princesse était à table avec l'ogre; en entendant le flageolet merveilleux, ils se mirent à danser ensemble, sans savoir d'abord d'où venait cette musique. Quand l'ogre vit que c'était le prince qui jouait, il le fit venir à table et lui dit: «Demande-moi ce que tu désires: je te l'accorderai.» Il pensait bien que le prince ne lui demanderait pas son congé. «Je demande,» dit le prince, «ce qu'il y a de plus beau ici, et la permission de faire trois fois le tour du château.» L'ogre y consentit. Il y avait dans le château de l'or à ne savoir où le mettre, mais le prince n'y toucha pas; il prit le plus laid des deux oiseaux verts et la plus laide mule, qui faisait sept lieues d'un pas, sans oublier une fiole de l'eau qui rajeunit; puis il fit monter sur la mule la princesse qui était d'accord avec lui. Au lieu de faire trois fois le tour du château, il ne le fit que deux fois et s'enfuit avec la princesse. L'ogre, s'en étant aperçu, courut à leur poursuite, mais il ne put les atteindre.
Le jeune homme rencontra une seconde fois le renard, qui lui dit: «Si tu vois quelqu'un dans la peine, garde-toi de l'en tirer.» Un peu plus loin, il fut très bien reçu par la bonne vieille dans sa maisonnette; enfin il arriva à Pékin avec la princesse. Sur une des places de la ville il y avait une potence dressée. «Pour qui cette potence?» demanda le prince. On lui dit que c'était pour deux jeunes étrangers qu'on devait pendre ce jour-là. En ce moment on amenait les condamnés; il reconnut ses frères. Il demanda quel était leur crime. «C'est,» lui dit-on, «qu'ils ont fait des dettes et qu'ils n'ont pu les payer.» Le jeune homme réunit les créanciers, les paya et délivra ses frères, puis ils reprirent ensemble le chemin du royaume de leur père. Le petit bossu avait donné à son frère aîné la mule, à l'autre l'oiseau vert et l'eau qui rajeunit, il avait gardé pour lui la princesse. Ses frères n'étaient pas encore contents; ils cherchaient ensemble le moyen de le perdre, et la princesse, qui voyait leur jalousie, s'en affligeait.
Un jour qu'on passait près d'un puits qui avait bien cent pieds de profondeur, les deux aînés dirent à leur frère: «Regarde, quel beau puits!» Et, tandis qu'il se penchait pour voir, ils le poussèrent dedans, prirent l'eau qui rajeunit, et emmenèrent la princesse, la mule et l'oiseau. Quand on arriva au château, la princesse était languissante, la mule et l'oiseau étaient tristes. On mit la mule dans une vieille écurie, l'oiseau dans une vieille cage. L'eau ne put rajeunir le roi; on la mit dans un coin avec les vieilles drogues.
Cependant le pauvre prince, au fond du puits, poussait de grands cris; le renard accourut et descendit dans le puits. «Je t'avais bien dit de ne tirer personne de la peine! Je vais pourtant t'aider à sortir d'ici; tiens bien ma queue.» Le jeune homme fit ce qu'il lui disait, et le renard grimpa; il allait atteindre le haut, quand la queue se rompit et le jeune homme retomba au fond du puits. Le renard rattacha sa queue en la frottant avec de la graisse et prit le prince sur son dos. Une fois dehors, il le redressa, et le jeune homme, débarrassé de sa bosse, devint un prince accompli.
Il se rendit au château du roi son père et se fit annoncer comme grand médecin, disant qu'il guérirait le roi et la princesse. Il entra d'abord dans l'écurie: aussitôt la mule reprit son beau poil et se mit à hennir; il s'approcha de l'oiseau: celui-ci reprit son beau plumage et se mit à chanter. Il donna à son père de l'eau qui rajeunit: le roi redevint jeune sur le champ et sortit du lit où il était malade. Rien qu'en voyant le jeune homme, la princesse revint à la santé. Alors le prince se fit reconnaître de son père et lui apprit ce qui s'était passé; puis l'oiseau parla à son tour et raconta toute l'histoire.
Les fils aînés du roi étaient à la chasse. Le roi fit cacher leur jeune frère derrière la porte, et, quand ils arrivèrent, il leur dit: «Je viens d'apprendre une singulière aventure qui s'est passée dans une ville de mon royaume: trois jeunes gens se promenaient ensemble au bord d'un lac, deux d'entre eux jetèrent leur compagnon dans ce lac. Rendez un jugement de Salomon: quel châtiment méritent ces hommes?—Ils méritent la mort.—Malheureux! vous l'avez donc aussi méritée! Vous ne serez pas jetés dans l'eau, mais vous serez brûlés.» La sentence fut exécutée. On fit ensuite un grand festin, et le jeune prince épousa la princesse.
REMARQUES
Notre conte présente, pour l'ensemble, mais traité d'une façon originale, un thème que nous appellerons, si l'on veut, à cause du conte hessois bien connu de la collection Grimm (no 57), le thème de l'Oiseau d'or, auquel sont venus se joindre divers autres éléments.
Rappelons en quelques mots ce thème de l'Oiseau d'or, dans sa forme la plus habituelle: Les trois fils d'un roi partent successivement à la recherche d'un oiseau merveilleux que leur père veut posséder. Les deux aînés se montrent peu charitables à l'égard d'un renard (ou parfois d'un loup, ou d'un ours): ils refusent de lui donner à manger, ou ils tirent sur lui, malgré ses prières. Arrivés dans une ville, ils se laissent retenir dans une hôtellerie, font des dettes et sont mis en prison. Le plus jeune prince, qui a été bon envers le renard, reçoit de celui-ci l'indication des moyens à prendre pour s'emparer de l'oiseau qui est dans le palais d'un roi; mais il ne suit pas exactement les instructions du renard, et il est fait prisonnier. Il obtiendra sa liberté et de plus l'oiseau, s'il procure au roi un cheval merveilleux qui est en la possession d'un autre roi. Son imprudence le fait encore tomber entre les mains des gardiens du cheval, et il doit aller chercher pour ce second roi certaine jeune fille que le roi veut épouser. Cette fois il ne s'écarte pas des conseils du renard. Il s'empare de la jeune fille, et il a l'adresse de s'emparer aussi du cheval et de l'oiseau. Comme il s'en retourne vers le pays de son père, il rencontre ses frères qu'on va pendre; il les délivre malgré le conseil que le renard lui avait donné de ne pas acheter de «gibier de potence». (Tout cet épisode n'existe que dans certaines versions.) Pour récompense, ses frères se débarrassent de lui (dans plusieurs versions, ils le jettent dans un puits) et lui enlèvent l'oiseau, le cheval et la jeune fille. Le renard le sauve; le jeune homme revient chez le roi son père, et ses frères sont punis.
Ce thème se retrouve, plus ou moins complet, dans un assez grand nombre de contes, qui ont été recueillis en Allemagne (Grimm, no 57; Wolf, p. 230), dans le «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, no 7), chez les Tchèques de Bohême (Chodzko, p. 285), chez les Valaques (Schott, no 26), en Russie (Ralston, p. 286), en Norwège (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 364), en Ecosse (Campbell, no 46), en Irlande (Kennedy, II, p. 47), etc.
Le thème de l'Oiseau d'or a une grande affinité avec un autre thème qui est développé dans le conte no 97 de la collection Grimm (l'Eau de la vie) et dans d'autres contes allemands (Wolf, p. 54; Meier, no 5; Simrock, no 47; Knoop, pp. 234 et 236); dans des contes autrichiens (Vernaleken, nos 52 et 53); dans un conte tyrolien (Zingerle, II, p. 225), un conte suédois (Cavallius, no 9), un conte écossais (Campbell, no 9), un conte lithuanien (Schleicher, p. 26), un conte polonais (Tœppen, p. 154), un conte toscan (Comparetti, no 37), un conte sicilien (Gonzenbach, no 64), un conte portugais du Brésil (Roméro, no 25), etc.
Dans tous ces contes, trois princes vont chercher pour leur père l'eau de la vie ou un fruit merveilleux qui doit le guérir, et c'est le plus jeune qui réussit dans cette entreprise. Dans plusieurs,—notamment dans des contes allemands, dans les contes autrichiens, le conte lithuanien et le conte italien,—les deux aînés font des dettes, et ils sont au moment d'être pendus, quand leur frère paie les créanciers (dans des contes allemands et dans les contes autrichiens, malgré l'avis que lui avait donné un ermite, un nain ou des animaux reconnaissants, de ne pas acheter de «gibier de potence»). Il est tué par eux ou, dans un conte allemand (Meier, no 5), jeté dans un grand trou; mais ensuite il est rappelé à la vie dans des circonstances qu'il serait trop long d'expliquer.
Il est curieux de voir comment le thème de l'Oiseau d'or s'est modifié dans notre conte.
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L'introduction se rattache aux contes du type de l'Eau de la vie. Notons ici, comme lien entre les contes des deux types, un conte allemand du type de l'Oiseau d'or (Wolf, p. 230), dans lequel les princes s'en vont à la recherche d'un oiseau dont le chant doit guérir le roi. (Comparer Grimm, III, p. 98.)
L'épisode du berger envers lequel les deux frères aînés sont impolis et peu complaisants appartient encore au thème de l'Eau de la vie, ou du moins se retrouve comme idée dans plusieurs contes allemands de ce type, dans lesquels les deux princes répondent grossièrement à un nain ou à un vieillard (Grimm, no 97; Simrock, no 47; Meier, no 5). Comme forme, il correspond à un passage d'un conte de Mme d'Aulnoy, tout différent pour le reste, Belle-Belle ou le Chevalier Fortuné, où la plus jeune des filles d'un vieux seigneur aide une bergère à retirer sa brebis d'un fossé.—Dans le conte allemand de la collection Wolf, c'est envers un ours (qui tient ici la place du renard) que les deux princes se montrent impolis; ce qui, sur ce point encore, rapproche les contes des deux types. Ordinairement, dans les contes du type de l'Oiseau d'or, les deux frères aînés tirent sur le renard, et le plus jeune seul en a pitié. Notre conte présente successivement les deux épisodes; mais, dans le second, il ne met pas en scène les frères aînés.
Nous ne nous arrêterons qu'un instant sur les dons que le «petit bossu» reçoit d'abord du berger, puis du renard. La serviette dans laquelle il y a de quoi boire et manger est évidemment une altération de la serviette merveilleuse de notre no 4, Tapalapautau, serviette qui se couvre de mets au commandement.—Les flèches qui ne manquent pas leur but et le flageolet qui fait danser se retrouvent également associés dans un conte allemand (Grimm, III, p. 192), dans un conte flamand (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, no 24), dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, no 7) et dans un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Légendes, I, p. 48). Comparer la sarbacane et le violon du no 110 de la collection Grimm.
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L'épisode de l'homme mort que le «petit bossu» fait enterrer appartient au thème bien connu du Mort reconnaissant, que M. Benfey a étudié dans son introduction au Pantchatantra (t. I, p. 221, et t. II, p. 532), M. Kœhler dans des revues allemandes (Germania, t. III, p. 199 seq.; Orient und Occident, t. II, p. 322 seq.), et M. d'Ancona dans la Romania (1874, p. 191), à propos d'un récit du Novellino italien. Ce conte du Mort reconnaissant, très répandu en Europe, a été aussi recueilli en Arménie; il forme le sujet de plusieurs récits et poèmes du moyen-âge.
Ce qui explique comment ce thème s'est introduit dans notre conte et combiné avec le thème de l'Oiseau d'or, c'est que, dans plusieurs de ses formes, il présente une certaine parenté avec ce dernier thème. En d'autres termes, il existe dans les deux thèmes des éléments communs qui les rattachent l'un à l'autre. On va le voir, par l'analyse rapide d'un romance espagnol qui a pour fond le thème du Mort reconnaissant (R. Kœhler, Orient und Occident, loc. cit., p. 323): Un jeune marchand vénitien, se trouvant à Tunis, rachète le corps d'un chrétien auquel un créancier refusait la sépulture. En même temps, il procure la liberté à une esclave chrétienne, qu'il épouse, une fois de retour à Venise, bien qu'elle refuse de faire connaître son origine. Peu de temps après, un capitaine de vaisseau l'invite à venir avec sa femme lui rendre visite sur son navire, et il le fait jeter à la mer. Le Vénitien est sauvé, grâce à une planche à laquelle il se cramponne. Il est recueilli par un ermite qui plus tard l'envoie sur le rivage, où il trouve un vaisseau. Le capitaine de ce vaisseau le débarque en Irlande et le charge de remettre une lettre au roi. Dans cette lettre il est dit que le porteur est un grand médecin, qui, par sa seule vue, guérira la princesse malade. Celle-ci, en effet, est la femme du Vénitien, et, en le reconnaissant, elle recouvre la santé. Il est ensuite expliqué que la planche, l'ermite et le capitaine du second vaisseau, étaient l'âme du mort dont le Vénitien a fait enterrer le corps.—Ainsi, dans ce conte comme dans notre Petit Bossu, le héros est jeté à l'eau par un envieux qui lui enlève une princesse délivrée par lui, et, plus tard, il guérit par sa seule vue la princesse, malade de chagrin. Il n'est donc pas étonnant que les deux thèmes, voisins sur plusieurs points, se soient fusionnés.—Dans le conte lorrain, le renard n'est autre qu'une incarnation de l'homme mort, qui sert le prince par reconnaissance. Si le conte était bien conservé, le mort finirait par se faire connaître à son bienfaiteur, en lui disant adieu pour la dernière fois. Cette interprétation, qui nous était venue à l'esprit en étudiant pour la première fois notre conte, est maintenant une certitude: dans trois contes, qui se rattachent au thème de l'Oiseau d'or, un conte basque (Webster, p. 182), un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, no 1), et un conte portugais du Brésil (Roméro, no 10), il est dit expressément que le renard qui secourt le prince est l'«âme» d'un homme mort que, comme dans notre conte, le prince a fait enterrer. Comparer encore un conte toscan (Nerucci, no 52), se rattachant aussi au thème de l'Oiseau d'or et dans lequel l'âme de l'homme mort prend la forme d'un lièvre.
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Le batelier qui, depuis des siècles, transporte les voyageurs de l'autre côté du fleuve et dont le prince est en danger de prendre la place, se retrouve dans le conte hessois le Diable aux trois cheveux d'or (Grimm, no 29) et dans diverses variantes de ce thème. Ainsi, chez les Tchèques de Bohême (Chodzko, p. 40), en Norwège (Asbjœrnsen, t. I, no 5), en Allemagne (Meier, no 73; Prœhle, II, no 8), dans le Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 70).
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A partir de l'arrivée du prince chez l'ogre, notre conte entre tout à fait dans le thème de l'Oiseau d'or. La plupart des éléments de ce thème s'y retrouvent, mais autrement groupés. Ainsi, l'ogre de notre conte résume en sa personne les divers rois possesseurs des êtres merveilleux qu'il s'agit d'enlever. L'oiseau vert remplace l'oiseau d'or ou l'oiseau de feu, et, quand le renard dit au «petit bossu» de prendre le plus laid des deux oiseaux verts et ensuite la plus laide mule, c'est là certainement un souvenir altéré de la recommandation faite au prince, dans la forme originale du thème, de se garder de retirer l'oiseau d'or de sa cage de bois ou de mettre au cheval merveilleux une selle d'or. Le cheval merveilleux lui-même est devenu, dans notre conte, la mule qui fait sept lieues d'un pas[231]. Enfin la princesse qui est retenue dans le château de l'ogre, c'est la princesse aux cheveux d'or du thème primitif. Quant à l'eau qui rajeunit, comme il y a eu dans le conte lorrain combinaison du thème de l'Eau de la vie avec celui de l'Oiseau d'or, elle devait naturellement figurer en plus à cet endroit du récit.
Le jugement que les deux frères du «petit bossu» rendent sans le savoir contre eux-mêmes termine aussi plusieurs contes étrangers, mais des contes différents du nôtre pour l'ensemble du récit. Voir, par exemple, les contes allemands nos 13 et 135 de la collection Grimm, un conte tyrolien (Zingerle, II, p. 131), deux contes siciliens (Gonzenbach, nos 11 et 13), un conte grec moderne (Simrock, appendice, no 3), etc.
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En Orient, nous avons plusieurs rapprochements à faire. On y trouvera sans doute nombre de détails qui se rapportent moins à notre conte, dans sa forme actuelle, qu'à ses deux thèmes principaux, dans leur pureté, le thème de l'Oiseau d'or et celui de l'Eau de la vie (ce dernier surtout); mais on n'aura pas de peine à y reconnaître non seulement l'idée générale de notre Petit Bossu,—l'expédition de plusieurs princes qui vont chercher pour le roi leur père un objet merveilleux, le succès du plus jeune et la trahison des aînés, à la fin punie,—mais encore, tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre de ces récits orientaux, plusieurs des traits les plus caractéristiques de notre conte: ainsi, nous y verrons le plus jeune prince dédaigné par son père; les frères aînés faisant des dettes, réduits à la misère et retenus prisonniers, puis délivrés par le jeune prince; celui-ci jeté par eux dans un puits, etc.
Prenons d'abord la grande collection de contes, chants et poèmes des Tartares de la Sibérie méridionale, qui a été publiée par M. W. Radloff et déjà citée plusieurs fois par nous. Elle contient, dans le volume concernant les Kirghiz, à côté des chants et récits non écrits, quelques poèmes formant dans le pays une sorte de littérature. Dans l'un de ces poèmes (t. III, p. 535 seq.), trois princes se mettent en route ensemble pour aller chercher certain rossignol, que leur père a vu en songe. Arrivés à un endroit où trois chemins s'ouvrent devant eux, ils se séparent. Le plus jeune, Hæmra, devient l'époux d'une péri (sorte de fée), et, avec l'aide de celle-ci, il parvient à prendre l'oiseau merveilleux. Comme il s'en retourne, il rencontre dans une auberge ses deux frères, devenus valets de cuisine[232]; il paie leurs dettes et les emmène avec lui. En chemin, ses frères lui crèvent les yeux et le jettent dans un puits. Le rossignol qu'ils rapportent à leur père révèle à celui-ci le sort de Hæmra. Le poème s'arrête court: on s'attendait à voir reparaître la péri, qui avait donné à Hæmra, pour qu'il pût l'appeler en cas de danger, une boucle de ses cheveux.
Dans un conte tartare de la même collection (t. IV, p. 146), trois princes partent aussi à la recherche d'un oiseau merveilleux. Le plus jeune seul se montre charitable envers un loup, qui lui indique où est l'oiseau et ce qu'il doit faire pour s'en emparer. Suit, comme dans le thème de l'Oiseau d'or, une série d'entreprises (enlever des chevaux, une guitare d'or, une jeune fille), entreprises auxquelles le prince est condamné pour avoir oublié les recommandations du loup. Il manque dans ce conte tartare la trahison des frères aînés.
Ce dernier trait se retrouve dans un conte kabyle (J. Rivière, p. 235), qui se rattache étroitement, comme le conte tartare, au thème de l'Oiseau d'or. Oiseau merveilleux, à la recherche duquel partent trois princes, fils des trois femmes d'un roi; conseil donné au troisième, fils d'une négresse, par une vieille qui remplace ici le loup ou le renard; désobéissance du prince, lequel est obligé, en conséquence, d'aller chercher le cheval du prince des génies et ensuite la fille de l'ogresse: toute la marche du récit est identique dans les deux contes. Dans le conte kabyle, la trahison des deux frères du héros ne consiste pas en ce qu'ils jettent celui-ci dans un puits, mais en ce qu'ils coupent la corde après l'y avoir descendu et s'être emparés de sept femmes, prisonnières d'un ogre, que le héros avait délivrées et qu'il avait fait remonter par ses frères. Toute la fin de ce conte se rapporte au thème de la descente dans le monde souterrain, dont nous avons traité dans les remarques de notre no 1 Jean de l'Ours. (Comparer les remarques de notre no 52, la Canne de cinq cents livres.)
La collection de contes avares du Caucase, traduits par M. Schiefner, nous fournit encore un conte (no 1) à rapprocher du nôtre. Si on laisse de côté un long épisode dont nous aurons occasion de reparler plus tard, ce conte peut se résumer très brièvement. Le commencement est celui du poème kirghiz; seulement, à la place du rossignol, il y a un «cheval de mer». C'est avec l'aide d'une vieille géante, sorte d'ogresse, dont il a su gagner la bienveillance, que le plus jeune prince parvient à se rendre maître du cheval et aussi d'une fille du roi de la mer. A son retour, en passant dans une ville, il trouve ses frères réduits à la misère et devenus valets, l'un chez un boulanger, l'autre chez un boucher. Il les prend avec lui; mais ceux-ci, envieux, s'arrangent de façon à le faire tomber dans un puits. Le cheval l'en retire, et, à sa vue, ses frères prennent la fuite pour ne plus revenir.
On peut également citer ici un conte arabe (Mille et une Nuits, t. XI, p. 175, de la traduction allemande dite de Breslau), dans lequel trois princes partent à la recherche d'un oiseau que leur père, le sultan du pays d'Yémen, veut avoir. Le plus jeune, Aladin, dédaigné de son père, délivre successivement deux princesses exposées à des monstres et les épouse; puis il les abandonne pendant leur sommeil après leur avoir écrit dans la main son nom et son pays. Enfin il arrive dans la ville où se trouve la princesse qui possède l'oiseau. Grâce aux conseils d'un vieillard, il peut pénétrer dans le palais, gardé par des lions, et il se retire en toute hâte après avoir écrit son nom et son pays dans la main de la princesse endormie. Puis il reprend le chemin de la capitale de son père. Parvenu non loin de là, il rencontre ses frères qui l'accablent de coups et lui prennent l'oiseau. Mais bientôt arrivent auprès de la ville, accompagnées des sultans leurs pères et de grandes armées, les deux princesses qu'Aladin a délivrées et celle dans le palais de laquelle il a pénétré. La trahison des frères aînés se découvre, et le sultan d'Yémen cède son trône à Aladin[233].
Arrivons à l'Inde. Nous donnerons d'abord l'analyse d'un roman hindoustani, traduit par M. Garcin de Tassy dans la Revue de l'Orient, de l'Algérie et des colonies (1858, t. I, p. 212) sous ce titre: La Doctrine de l'amour, ou Taj-Ulmuluk et Bakawali, roman de philosophie religieuse, par Nihal Chand, de Delhi: Le roi Zaïn Ulmuluk a perdu la vue. Les médecins déclarent que le seul remède est la «rose de Bakawali.» Les quatre fils aînés du roi partent pour aller chercher cette rose. Un cinquième fils, Taj-Ulmuluk, que son père a fait élever dans un palais éloigné, les rencontre et, apprenant d'une personne de leur suite qui ils sont et où ils vont, il se joint à l'escorte comme un simple voyageur. Arrivés dans une ville, les quatre aînés entrent dans le palais d'une courtisane, nommée Lakkha, et perdent au jeu, par la ruse de cette femme, tout leur argent et leur liberté. Taj-Ulmuluk résout de les délivrer; il gagne la partie contre Lakkha et la rend son esclave. Il lui raconte alors son histoire et apprend que la rose se trouve dans le jardin de Bakawali, fille du roi des fées. Mais le soleil lui-même ne saurait pénétrer à travers la quadruple enceinte de ce jardin. Des millions de dives (génies) veillent de tous côtés; en l'air, des fées écartent les oiseaux; sur la terre, la garde est confiée à des serpents et à des scorpions; au dessous du sol, au roi des rats avec des milliers de ses sujets. Taj-Ulmuluk s'habille en derviche et se met en marche. Bientôt il tombe entre les mains d'un dive géant qui veut d'abord le manger, puis qui a pitié de lui et finit par le prendre en amitié, surtout quand le prince lui a fait goûter des mets délicieux apprêtés par lui. Ce dive s'engage par serment à faire ce que le prince désirera. Le prince lui parle de la rose[234]. Le dive fait venir un autre dive, lequel envoie le prince à sa sœur Hammala, chef des dives qui gardent la rose. Après divers incidents, Hammala ordonne au roi des rats de creuser un passage souterrain et de porter Taj-Ulmuluk dans le jardin de Bakawali. Taj-Ulmuluk prend la rose, pénètre dans le château de Bakawali endormie et emporte l'anneau de celle-ci. De retour, il délivre ses frères, toujours prisonniers de la courtisane, sans se faire connaître d'eux, et les suit, déguisé en fakir. Les entendant se vanter d'avoir la rose, il a l'imprudence de leur dire que c'est lui qui la possède et de le prouver en rendant la vue à un aveugle. Ses frères lui prennent la rose, l'accablent de coups et retournent chez leur père, à qui ils rendent la vue.—La suite de ce roman hindoustani serait trop longue à raconter ici en détail. Elle se rapproche de plusieurs contes du type de l'Eau de la vie. Bakawali, surprise de la disparition de sa rose et de son anneau, se met à la recherche du ravisseur. Elle finit par le trouver; les méchants frères sont démasqués, et Taj-Ulmuluk, qui a été secouru dans sa détresse par sa protectrice Hammala, épouse Bakawali.
Dans l'Inde encore, nous trouvons un autre récit dans lequel on reconnaîtra facilement, malgré de nombreuses particularités, plusieurs traits des contes que nous avons étudiés dans ces remarques. C'est un conte populaire qui a été recueilli dans le Bengale (Indian Antiquary, t. IV, 1875, p. 54 et suiv.). En voici le résumé: Un roi a deux fils, Chandra et Siva Dâs, nés de ses deux femmes, Surâni et Durâni. Il ne peut souffrir Siva Dâs ni sa mère, et il les a relégués dans une cabane où ils vivent d'aumônes. Siva Dâs est très dévot au dieu Siva, et il en a reçu un sabre qui donne la victoire à son possesseur, le protège contre les dangers et le transporte où il le désire. Or, une nuit, le roi fait un rêve merveilleux, auquel il ne cesse de penser: il a vu endormie une femme dont la beauté illumine tout un palais; chaque fois qu'elle respire, une flamme sort de ses narines, comme une fleur. Il déclare à son premier ministre que, si celui-ci ne lui montre pas «son rêve», il le fera mettre à mort. Le premier ministre part aussitôt avec Chandra et une nombreuse suite. Entendant parler du songe de son père, Siva Dâs fait demander au roi la permission de se mettre lui aussi en campagne. «Qu'il parte si bon lui semble, dit le roi; s'il meurt, je n'en serai pas fâché: il n'est pas mon fils.» Siva Dâs se fait transporter par son sabre à la place où sont Chandra et ses compagnons, qu'il trouve arrêtés par une forêt. Grâce à son sabre, Siva Dâs peut traverser cette forêt, et, arrivé à un village, il se met aux gages d'un roi qui, en récompense d'un grand service rendu, lui donne sa fille en mariage. Puis il se fait transporter dans le pays des râkshasas (mauvais génies, ogres). Pris par deux râkshasas, il est apporté par eux à leur roi qui, loin de vouloir le manger, le prend en amitié et le marie à sa fille. Un jour Siva Dâs raconte au roi des râkshasas l'histoire du rêve. Le roi lui dit que ce «rêve» existe, et il le renvoie à certain ascète qui vit dans la forêt. L'ascète donne à Siva Dâs le moyen de trouver l'apsara (danseuse céleste) que son père a vue en songe et de conquérir sa main[235]. L'apsara ne reste que quelque temps avec Siva Dâs et lui donne en le quittant une flûte qui lui servira à la faire venir auprès de lui quand il le voudra. Siva Dâs retourne auprès de son beau-père le râkshasa, qui lui fait encore épouser sa nièce; puis il s'arrête chez le roi, son autre beau-père, et se fait transporter par le sabre, lui et ses trois femmes, à l'endroit où sont restés Chandra et le premier ministre. Sur une question de Chandra, il lui dit qu'il a trouvé le «rêve» du roi. Chandra en conclut que ce «rêve» est l'une des trois femmes que Siva Dâs a ramenées, et il complote avec le ministre de tuer Siva Dâs et de s'emparer de ses femmes. Un jour, il invite Siva Dâs à jouer avec lui aux dés sur la margelle d'un puits. Siva Dâs, soupçonnant quelque mauvais dessein, dit à ses femmes que, si Chandra le précipite dans le puits, il faudra qu'elles y jettent aussitôt leurs beaux vêtements et leurs ornements. Chandra l'ayant effectivement poussé dans le puits, où le sabre merveilleux l'empêche de périr, elles font ce que Siva Dâs leur avait prescrit, et celui-ci prend tous ces objets avec lui. Quand Chandra arrive à la cour de son père, le roi, très joyeux, invite d'autres rois à venir voir son «rêve», et Surâni, la mère de Chandra, envoie dire à Durâni, la mère de Siva Dâs, de venir la trouver. Cependant Siva Dâs s'est transporté en secret dans sa maison, et il dit à sa mère d'aller chez Surâni et de se parer des habits et des ornements qu'il a rapportés du pays des râkshasas (ceux que ses femmes lui ont jetés dans le puits): personne n'a jamais vu de ces ornements et personne ne peut les imiter. Quand les trois jeunes femmes remarquent les vêtements et les ornements que porte Surâni, elles se disent l'une à l'autre que ce doit être la mère de leur mari[236]. Pendant ce temps, les rois se sont tous réunis, et Chandra doit leur montrer le «rêve.» Il va trouver les jeunes femmes, et, voyant qu'elles ne savent rien du rêve, il s'enfuit par une porte dérobée. Les trois princesses révèlent alors ce qui s'est passé. Chandra et sa mère sont bannis; Siva Dâs et Durâni, mis à leur place. Siva Dâs fait venir sa femme l'apsara, et le roi le fait monter sur son trône.
Enfin, un autre conte indien, lui aussi du Bengale, présente, sous une forme très touffue, un thème du même genre, avec quelques traits de nos nos 1 et 52, Jean de l'Ours et la Canne de cinq cents livres. Voici le résumé de ce conte indien (Indian Antiquary, 1872, p. 115): Un roi avait deux «reines», Duhâ et Suhâ. Cette dernière avait deux fils; Duhâ n'en avait qu'un, et il était boiteux. Une nuit, le roi rêva qu'il voyait un arbre dont le tronc était d'argent; les branches, d'or; les feuilles, de diamant; et des paons se jouaient dans les branches et mangeaient les fruits, qui étaient des perles. Quand le roi eut ce spectacle devant les yeux, il perdit subitement la vue, et ensuite il rêva encore que, s'il était en présence de l'arbre merveilleux, il la recouvrerait: autrement, il demeurerait aveugle pour le reste de ses jours. A son réveil, le roi, plongé dans une profonde tristesse, ne voulut dire mot à personne. Ce ne fut qu'aux deux fils de Suhâ qu'il consentit à raconter ce qui lui était arrivé. Les princes dirent à leur père qu'ils trouveraient le moyen de découvrir l'arbre; ils montèrent à cheval et se mirent en campagne.—Le pauvre boiteux, fils de Duhâ, ayant appris ce qui s'était passé, dit à sa mère qu'il voudrait, lui aussi, se mettre à la recherche de l'arbre. Sa mère lui répondit que le roi ne pouvait le souffrir et qu'il n'y fallait pas penser. A la fin, pourtant, elle l'envoya demander la permission au roi. Le prince se rendit au palais, mais il n'osa s'approcher de son père. Après un entretien avec son premier ministre, qui lui fit connaître les intentions du prince, le roi dit à ce dernier de faire comme bon lui semblerait; il lui donna un peu d'argent et un cheval, et le congédia.—Le prince alla trouver sa mère et, en la quittant, il lui donna une certaine plante: «Mère,» lui dit-il, «ayez soin de cette plante et regardez-y chaque jour: si vous la voyez se flétrir, vous connaîtrez par là qu'il me sera arrivé quelque malheur; si elle meurt, ce sera signe que moi aussi je serai mort; si elle est bien fleurie, vous pourrez être sûre que je serai en bonne santé[237].»—Le prince se mit en route et il rejoignit ses frères, qu'il trouva assis au pied d'un arbre. Le soir venu, les deux fils de Suhâ se couchèrent par terre et s'endormirent; le fils de Duhâ veilla. Or, au sommet de l'arbre il y avait un nid d'oiseaux; le père et la mère étaient justement allés chercher à manger pour leurs petits. Tout à coup le prince vit un serpent qui s'enroulait autour de l'arbre et qui grimpait vers le nid; il tira son épée et tua le monstre. Les oiseaux étant revenus, leurs petits leur apprirent ce qui s'était passé et leur demandèrent qui étaient ces trois hommes. Après avoir entendu l'histoire des princes, les petits demandèrent à leurs parents si ces princes trouveraient l'arbre merveilleux. La mère répondit qu'ils le trouveraient s'ils descendaient dans le puits qui était au pied de l'arbre. Or, pendant cette conversation, le fils de la reine Duhâ était éveillé, et il entendit tout. Le matin, il en parla à ses frères et leur demanda s'ils voulaient descendre dans le puits; mais ils lui dirent d'y aller lui-même, pensant qu'il périrait. Le jeune homme n'hésita pas; il s'attacha à une corde et dit à ses frères de le descendre dans le puits et de le remonter quand il agiterait la corde.
Les aventures du prince dans le monde inférieur et la manière dont il délivre une femme, prisonnière de râkshasas, ont été résumées dans les remarques de notre no 15, les Dons des trois animaux.—Pendant quelque temps, le prince et la femme qu'il a délivrée et qu'il a épousée vivent tranquillement, quand un jour l'envie prend au prince de voir le pays. (Nous abrègerons cette partie du conte.) Le prince se propose d'abord de visiter la «partie nord». La femme lui dit de ne pas aller à l'extrémité le plus au nord. Le prince désobéit, et, à la suite de diverses circonstances, il est métamorphosé en mouton. La femme le délivre.—Dans la partie sud et dans la partie est, il est encore, en conséquence de sa désobéissance, changé en animal: en singe d'abord, puis en cheval, et encore délivré par la femme.—Dans la partie ouest, il va également dans un endroit où il lui était défendu d'aller. Là, il arrive auprès d'un puits, dans lequel étaient tombés un homme, un tigre, un serpent et une grenouille. Homme et animaux l'appellent à leur secours. Le prince déroule la toile de son turban, la fait descendre dans le puits et retire d'abord le tigre. «Prince,» lui dit le tigre, «si jamais il vous arrive malheur, pensez à moi, et j'accourrai pour vous aider; mais surtout ayez soin de ne jamais prêter assistance à une créature qui n'a pas de queue.» Ensuite le prince retire le serpent, qui lui tient le même langage que le tigre. Il passe alors à la grenouille (animal sans queue), qui lui crache au visage et s'en va; puis à l'homme (créature également sans queue), qui, pour tout remerciement, lui lie pieds et poings et le jette dans le puits. Le prince est encore délivré par la femme[238].—Quelque temps après, le prince réfléchit qu'il s'était mis en campagne pour chercher le remède qui devait guérir son père, et voilà qu'il a rencontré cette femme et tout oublié. Il se met à pleurer. La femme lui demande ce qui le chagrine; il le lui explique, et elle dit qu'il faut en effet partir. Elle met des provisions pour plusieurs jours dans une calebasse; mais ensuite elle continue à s'occuper tranquillement de son ménage, sans avoir l'air de songer au départ. Le prince, furieux de cette conduite, prend un grand couteau et coupe en deux la femme d'un seul coup. A peine l'avait-il fait que les jambes de la femme devinrent un tronc d'argent; ses deux bras, des branches d'or; ses mains, des feuilles de diamant; tous ses ornements, des perles, et sa tête, un paon, dansant dans les branches et mangeant les perles. A cette vue, le prince comprit que c'était là l'arbre même qu'il cherchait, et il se dit que c'était grand'pitié qu'il eût tué la femme en cet endroit; car, s'il l'avait amenée à son père, il aurait pu le guérir, tandis que l'arbre était trop grand pour qu'il pût le transporter. Il était au moment de le couper en morceaux, quand le couteau lui échappa des mains: à peine eut-il touché le sol, que l'arbre disparut, et à sa place se trouva la femme, qui dit au jeune homme: «Prince, si j'ai paru ne pas faire attention à votre impatience de partir, c'était pour vous donner l'occasion de voir l'arbre. Maintenant, en me tuant, vous pourrez faire paraître l'arbre devant votre père: quand vous laisserez tomber le couteau par terre, je reprendrai ma forme naturelle. Allons donc trouver mon beau-père et lui rendre la vue.»—Ils allèrent au puits par lequel le prince était descendu et agitèrent la corde. La femme dit au prince: «Faites-vous remonter le premier; autrement, quand vos frères m'auront vue, ils ne voudront plus vous tirer d'ici.» Mais le prince répondit: «Si je remonte le premier et que vous ne me suiviez pas, mon père ne sera pas guéri.» Ils convinrent alors de remonter tous les deux ensemble.—Quand ils furent arrivés en haut, les frères du prince, voyant la beauté de la femme, résolurent de la prendre pour eux-mêmes et de se débarrasser du fils de la reine Duhâ en le jetant à la mer alors qu'ils s'embarqueraient pour revenir dans leur pays; ils diraient à leur père qu'ils avaient longtemps cherché l'arbre merveilleux, mais qu'ils n'avaient pu le trouver et qu'ils avaient ramené seulement une femme.—Ils exécutent leur projet et jettent le prince à la mer, pieds et poings liés. La femme, qui de l'intérieur du vaisseau a vu ce qui s'est passé, jette au prince la calebasse qu'elle a emportée: le prince se met dessus, et, quand il a faim, il mange des provisions qui y sont renfermées. A la fin, il pense au serpent; celui-ci arrive, et, donnant sa queue à tenir au prince, il le tire sur le rivage et lui dit ensuite de penser à son ami le tigre pour que ce dernier vienne briser ses liens.—Cela fait, le prince se rend chez sa mère, puis chez son père, à qui il raconte ses aventures. Le roi lui dit alors que, si le jeune homme peut changer la femme en arbre d'argent, elle lui appartiendra, et que, s'il lui rend la vue, à lui, il aura tout son royaume. Le prince fait ce qui lui est demandé, il devient roi et ses frères sont bannis.
XX
RICHEDEAU
Il était une fois un pauvre homme, appelé Richedeau, qui avait autant d'enfants qu'il y a de trous dans un tamis. Il envoya un jour un de ses petits garçons chez le seigneur du village pour lui emprunter un boisseau. «Qu'est-ce que ton père veut faire d'un boisseau?» demanda le seigneur. «Est-ce pour mesurer vos poux?—Monseigneur,» répondit l'enfant, «il veut mesurer l'argent qu'il vient de rapporter à la maison.» Bien que le seigneur n'y crût guère, il dit à une servante de donner le boisseau. Richedeau mesura donc son argent et renvoya ensuite le boisseau; comme il ne l'avait pas bien secoué, on trouva au fond trois louis d'or.
Le seigneur, fort surpris, alla aussitôt chez Richedeau. «Comment as-tu fait,» lui demanda-t-il, «pour avoir tant d'argent?—Monseigneur,» répondit Richedeau, «j'ai porté à la foire la peau de ma vache, et je l'ai vendue à raison d'un louis chaque poil.—Est-ce bien vrai, ce que tu me dis là?—Rien n'est plus vrai, monseigneur.—Eh bien! je vais faire tuer les cinquante bêtes à cornes qui sont dans mon étable, et j'en retirerai beaucoup d'argent.» Le seigneur fit donc venir des bouchers qui abattirent tous ses bœufs et toutes ses vaches; puis il envoya ses gens porter les peaux à la foire pour les vendre à raison d'un louis chaque poil. Mais les valets eurent beau offrir leur marchandise; dès qu'ils faisaient leur prix, chacun leur riait au nez, et ils revinrent sans avoir rien vendu.
Le seigneur, furieux de sa mésaventure, courut chez Richedeau pour décharger sa colère sur lui. Celui-ci l'aperçut de loin, et il dit à sa femme: «Voilà monseigneur qui vient pour me quereller. Mets-toi vite au lit et fais la morte.» En entrant dans la cabane, le seigneur remarqua l'air affligé de Richedeau. «Qu'as-tu donc?» lui demanda-t-il.—«Ah! monseigneur, ma pauvre femme vient de trépasser!—Mon ami,» lui dit le seigneur, «je te plains: c'est un grand malheur.» Et il s'en retourna sans songer aux reproches qu'il voulait faire à Richedeau.
«Voilà qui est bien pour le moment,» dit alors la femme de Richedeau; «mais plus tard, quand monseigneur me verra sur pied, qu'aurai-je à lui dire?—Tu lui diras que je t'ai soufflé dans l'oreille, et que cela t'a ressuscitée.»
Quelque temps après, le seigneur, passant par là, vit la femme de Richedeau assise devant sa porte. «Quoi!» dit-il, «c'est vous, madame Richedeau? je vous croyais morte et enterrée.—Monseigneur,» répondit-elle, «j'étais morte en effet, mais mon mari m'a soufflé dans l'oreille, et cela m'a fait revenir.—C'est bon à savoir,» pensa le seigneur; «il faudra que j'en fasse l'essai sur ma femme.» De retour au château, il n'eut rien de plus pressé que de tuer sa femme; ensuite il lui souffla dans l'oreille pour la ranimer, mais il eut beau souffler, la pauvre femme ne bougea pas.
Le seigneur, au désespoir, fit atteler sur le champ son carrosse, et partit avec plusieurs valets pour se saisir de Richedeau. On l'enchaîna et on l'enferma dans un sac que l'on mit dans le carrosse; puis on se remit en route et l'on arriva dans un pré, au bord d'un grand trou rempli d'eau. Richedeau fut déposé sur l'herbe; mais, au moment où on allait le jeter dans l'eau, les cloches sonnèrent la dernière laisse pour l'enterrement de la femme du seigneur. Celui-ci revint en toute hâte au château avec ses gens, afin de n'être pas en retard pour la cérémonie.
Richedeau, resté seul dans son sac au milieu du pré, se mit à dire à haute voix: «Pater, Pater.» Un berger, l'ayant entendu, s'approcha de lui et lui demanda: «Que fais-tu là, et qu'as-tu à dire Pater?» Richedeau répondit: «Je dois rester là-dedans jusqu'à ce que je sache le Pater, et je ne puis en venir à bout; on voudrait me faire curé.—Cela m'irait bien, à moi, d'être curé,» dit le berger; «je sais le Pater tout au long.—Eh bien!» dit Richedeau, «veux-tu te mettre à ma place?—Volontiers,» dit l'autre. Quand Richedeau fut sorti du sac, il y enferma le berger et partit avec les moutons.
Cependant le berger, dans le sac, disait et redisait son Pater sans se lasser. Après l'enterrement, le seigneur revint au pré avec ses gens et leur ordonna de prendre le sac et de le jeter dans l'eau. Le pauvre berger eut beau crier: «Mais je sais mon Pater tout au long.» On ne fit pas attention à ses cris, et on le jeta dans le trou.
Richedeau retourna le soir au village avec les moutons. Le seigneur le vit passer. «Comment,» lui dit-il, «tu n'es pas mort?—Non, monseigneur; il aurait fallu me jeter un peu plus loin.—Mais,» dit le seigneur, «où donc as-tu trouvé ces moutons?—Au fond de l'eau, monseigneur: à quelques pieds plus loin, on trouverait mieux encore. Oh! les beaux moutons! Si vous voulez, monseigneur, je vous les ferai voir.»
Le seigneur suivit Richedeau, qui emmena son troupeau avec lui. Quand ils furent arrivés au bord de l'eau, où se reflétait l'image des moutons: «Regardez,» dit Richedeau, «regardez, monseigneur, les beaux moutons que voilà!»
Aussitôt le seigneur sauta dans l'eau pour les aller prendre, et il se noya. Quant à Richedeau, il devint le seigneur du village.
REMARQUES
Comparer nos nos 10, René et son Seigneur; 49, Blancpied, et 71, le Roi et ses Fils.
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On remarquera la lacune qui existe dans l'introduction. Rien n'explique comment le héros, un «pauvre homme», se trouve tout d'un coup en état de mesurer l'or au boisseau. Dans les autres contes analogues, la fortune du héros a diverses origines. Ainsi, un conte bourguignon (Beauvois, p. 218) fait précéder l'histoire du boisseau d'une introduction voisine de celle de notre no 10, René et son Seigneur: Jean-Bête va vendre au marché une peau de vache. En passant dans une forêt, il est surpris par la nuit et monte sur un arbre, au pied duquel des voleurs viennent justement s'asseoir pour partager leur butin. Il laisse tomber la peau de vache; les voleurs croient que c'est le diable et s'enfuient. Jean-Bête ramasse les écus, et, de retour chez lui, voulant les mesurer, il emprunte le boisseau du seigneur. Celui-ci a mis de la poix au fond pour savoir ce que le pauvre homme pouvait avoir à mesurer. Quand il voit les pièces d'argent qui sont restées dans le boisseau, il court chez Jean-Bête et lui demande comment il a eu cet argent. «Je l'ai eu pour ma peau de vache.» Le seigneur fait tuer toutes ses vaches et en envoie les peaux au marché; mais personne ne veut en donner le prix exorbitant qu'il en demande. Alors il fait mettre Jean dans un sac pour qu'on le jette dans la rivière, etc.—Dans un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Contes bretons, p. 85), l'introduction est à peu près la même. Comme dans notre conte, le héros fait demander expressément au seigneur de lui prêter un boisseau «pour mesurer son argent».—Comparer un conte de l'Allemagne du Nord (Müllenhoff, p. 461) et un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, Littérature orale, p. 128). Dans ce dernier, le héros trouve un trésor.
Dans un conte toscan (Nerucci, no 21), tout à fait du même genre pour l'introduction que le conte bourguignon et le conte breton, le détail du boisseau n'existe pas; mais, en revanche, ce conte présente un trait du conte lorrain qui manquait dans les contes précédents: Zufilo dit à ses deux frères, qui s'étonnent de lui voir tant d'argent, qu'il a vendu sa peau de vache à raison de deux sous le poil. (Les autres contes n'ont pas ce petit détail: le héros dit simplement qu'il a eu son argent comme prix de sa peau de vache.)
Mentionnons encore un conte lithuanien (Schleicher, p. 121) et un conte danois cité par M. Kœhler (Orient und Occident, II, p. 497), qui, l'un et l'autre, ont une introduction dans laquelle intervient la peau de vache, mais d'une tout autre façon que dans les contes précédents, et qui présentent ensuite l'épisode du boisseau.
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Nous avons dit, dans les remarques de notre no 10, René et son Seigneur, que les contes de cette famille se partagent en deux groupes. Dans le premier, celui auquel appartient ce no 10, le héros vend des objets auxquels il attribue des vertus merveilleuses. Dans le second, il ne vend rien à ses dupes, mais il a l'adresse de les amener à se faire le plus grand tort à elles-mêmes. C'est à ce second groupe que se rattache Richedeau.
Dans le plus grand nombre des contes de ce second type, se trouve, après une introduction qui motive de diverses façons l'enrichissement subit du héros, un passage où, comme dans notre conte, les dupes font tuer leurs vaches pour en vendre la peau. Nous mentionnerons, entre beaucoup d'autres, un conte écossais (Campbell, no 39), un conte irlandais (Hibernian Tales, p. 61), un conte grec moderne de la Terre d'Otrante (Legrand, p. 177).
Plusieurs de ces contes ont, en outre, un second épisode où le héros, dont on a tué la mère, fait en sorte que ses ennemis tuent leur mère à eux. Ainsi, dans le conte écossais de la collection Campbell, les deux voisins de Domhnull, pour se venger de lui, jettent sa mère dans un puits. Domhnull retire le corps, le revêt de ses plus beaux habits et le porte à la ville, où il le dépose dans la cour du château royal, en lui donnant la posture d'une personne assise sur la margelle d'un puits. Ensuite il s'arrange de telle manière qu'une servante du roi heurte, sans le vouloir, la vieille femme et la fait tomber dans le puits; là dessus, grandes lamentations de Domhnull, qui obtient du roi cinq cents livres sterling d'indemnité. Revenu chez lui, il dit à ses deux ennemis qu'à la ville on donne beaucoup d'argent des vieilles femmes mortes. Les deux hommes s'empressent de tuer leurs mères; mais naturellement on ne leur donne rien du tout. Alors ils veulent jeter Domhnull à l'eau, etc.
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Un détail de Richedeau, qui ne se trouve pas dans notre no 10,—le passage où Richedeau montre au seigneur l'image des moutons se reflétant dans l'eau,—existe dans certains contes étrangers de cette famille: dans un conte lithuanien (Schleicher, p. 127), dans un conte allemand (Prœhle, II, no 15). Comparer un conte oldenbourgeois (Strackerjan, II, p. 288).—Ailleurs, dans des contes allemands (Grimm, no 61; Müllenhoff, p. 461), c'est l'image de nuages floconneux que le héros montre aux villageois, en leur faisant croire que ce sont des moutons.
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Le petit poème du XIe ou peut-être du Xe siècle, que nous avons eu déjà occasion de rapprocher, pour l'ensemble, de notre no 10 (p. 114), a une introduction tout à fait analogue à celle de Richedeau: Un pauvre paysan ne possède qu'un bœuf. La bête étant venue à mourir, il en vend la peau à la ville. En revenant, il trouve sur son chemin un trésor. Rentré chez lui, il emprunte à un des gros bonnets du village un boisseau pour mesurer son argent. Il est épié et accusé de vol. Il dit alors qu'il a eu l'argent pour sa peau de vache, que les peaux sont hors de prix. Les trois plus riches du village tuent tout leur bétail, etc. Suit l'histoire de la trompette qui ressuscite les morts et de la jument qui fait de l'or, et le dénouement ordinaire.
Un conte allemand publié, en 1559, par Valentin Schumann, dans son Nachtbüchlein (Kœhler, Orient und Occident, II, p. 490), appartient tout entier au second groupe. Nous y retrouvons non seulement l'épisode des vaches tuées, mais aussi le second épisode (la mère du héros tuée), incomplet, il est vrai.
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En Orient, un petit poème recueilli chez une des tribus tartares de la Sibérie méridionale (Radloff, I, p. 302) se rattache tout à fait au second groupe, et, par conséquent, plus spécialement à Richedeau. En voici le résumé: Il était une fois trois frères. L'un d'eux était bête et se nommait Tschælmæsch. Un jour, il s'en va en voyage sur son chameau. Invité à passer la nuit dans une maison où il s'arrête, il répond: «Non; j'ai peur que vos quatre chameaux ne mangent le mien.—S'ils le mangent, nous te les donnerons tous les quatre à la place.» La chose arrive, et Tschælmæsch revient chez lui avec quatre chameaux. Ses frères lui demandent où il les a eus. «J'ai tué mon chameau, et je l'ai vendu pour quatre chameaux vivants.» Et il conseille à ses frères de tuer deux chameaux: eux qui sont des gens d'esprit en tireront encore meilleur parti que lui n'a fait du sien. Ses frères tuent deux chameaux et vont dans une yourte les offrir en vente. Ils ne reçoivent que des coups de bâton.—Ensuite Tschælmæsch tue sa mère et l'attache sur son cheval. Un marchand venant à passer, Tschælmæsch le prie de s'arrêter; sans quoi sa mère, qui n'y voit pas, tombera de cheval. Le marchand ne l'écoute pas; Tschælmæsch fait en sorte qu'elle tombe par terre, et le marchand, qui se croit responsable de sa mort, donne mille roubles à Tschælmæsch. Celui-ci, revenu à la maison, dit à ses frères qu'il a eu l'argent pour le corps de sa mère, qu'il a vendu à un marchand: il leur conseille de tuer leurs femmes et de les vendre ensuite. Ses frères suivent son avis et sont encore une fois battus. Alors ils se saisissent de Tschælmæsch, le garrottent et le portent à quelque distance pour le brûler vif. Pendant qu'ils sont allés chercher du bois, passe un homme riche qui demande à Tschælmæsch ce qu'il fait là: «Quiconque est lié en cet endroit, répond Tschælmæsch, deviendra un homme très riche, un gros marchand.» L'autre demande à Tschælmæsch la permission de se mettre à sa place. Tschælmæsch s'empresse d'y consentir et reçoit mille roubles en récompense. Le riche est donc brûlé au lieu de Tschælmæsch. Quand les frères de ce dernier le revoient, ils sont bien étonnés. Tschælmæsch leur dit qu'il est très content d'avoir été mis à mort: leur défunt père lui a donné mille roubles. Ses frères le prient de les tuer, et Tschælmæsch, l'ayant fait, devient le seul maître de la maison.
Chez les Kabyles, nous trouvons un conte, également du second type (J. Rivière, p. 61). Ce conte est fort altéré; en voici les traits essentiels: Un orphelin ne possède qu'un petit veau. Ce veau ayant été tué, il en vend la peau pour une pièce percée. Revenant chez lui, il passe auprès de deux hommes qui viennent de faire un marché et qui ont mis leur argent en tas; il jette, sans qu'on le voie, sa pièce percée sur le tas et crie que les hommes lui ont volé de l'argent. «Combien?» lui demande-t-on.—«Cent francs et une pièce percée.—C'est faux,» disent les hommes; «il n'y a ici que cent francs.» On vérifie, et, comme on trouve cent francs et une pièce percée, on adjuge le tout à l'orphelin. Celui-ci dit alors à son oncle, chez lequel il demeure et qui est cause que son veau a été tué, qu'il en a vendu la peau telle somme, et lui conseille de tuer ses bœufs. L'autre le fait, mais il ne trouve pas d'acheteur pour les peaux. L'orphelin joue encore un autre méchant tour à son oncle. Alors celui-ci lui dit de venir avec lui pêcher à la mer. Le jeune homme rencontre un berger et lui dit que son oncle va se marier, mais que lui ne peut pas aller à la noce. Le berger s'offre à le remplacer, et l'oncle le jette à l'eau. Le soir venu, le jeune homme reparaît avec le troupeau du berger et dit à son oncle: «Tu m'as jeté dans la mer trop près du bord; si tu m'avais jeté au milieu, j'aurais mieux choisi; maintenant je ne t'amène que des brebis noires.» L'oncle jette son fils à l'eau, mais l'enfant ne revient pas. L'orphelin trouve ensuite moyen de faire tomber son oncle et sa tante dans un gouffre, et il hérite de leurs biens.
Un épisode d'un conte afghan du Bannu, dont nous avons donné le résumé dans les remarques de notre no 10 (p. 115), appartient aussi au second groupe: Le héros, qui a ramassé tout l'argent abandonné par une bande de voleurs, dit aux gens de son village qu'il a échangé la peau de son bœuf dans un bazar voisin contre une valeur de cent roupies. Aussitôt les gens tuent leurs bêtes et en portent les peaux au marché; mais on leur en offre seulement quelques pièces de cuivre.
Dans un conte indien du Bengale, analysé dans les mêmes remarques (p. 117), un des épisodes se rattache également au second type, et il s'y trouve un trait analogue au trait du boisseau de Richedeau: Six hommes auxquels le héros, un paysan, a joué plusieurs tours, brûlent, pour se venger, la maison de celui-ci. Le paysan ramasse une partie des cendres, en remplit plusieurs sacs, dont il charge un buffle, et il se met en route pour Rangpour. Chemin faisant, il a l'adresse de substituer deux de ses sacs de cendres à deux des sacs de roupies que des gens conduisent à dos de buffle chez un banquier. Il prie ensuite un des six hommes, qu'il rencontre, de porter les sacs à sa femme: auparavant il avait enduit de gomme le fond d'un des sacs, de sorte que quelques roupies y étaient restées attachées, et l'homme peut ainsi voir quel en était le contenu. Il va aussitôt le dire à ses camarades, et les six hommes viennent demander au paysan comment il a eu cet argent; il répond que c'est en vendant les cendres de sa maison. Aussitôt les autres brûlent leurs maisons et s'en vont au bazar mettre les cendres en vente. Ils n'y gagnent que des coups.
Le trait des pièces d'or qui restent au fond du boisseau se retrouve dans d'autres contes orientaux, qui n'appartiennent pas à la famille de contes que nous étudions en ce moment. Ainsi dans un conte arabe des Mille et une Nuits (Histoire d'Ali-Baba et des quarante Voleurs), Cassim a mis de la poix au fond du boisseau que son frère est venu lui emprunter, et c'est ainsi qu'il découvre qu'Ali-Baba a mesuré de l'or.—Dans d'autres contes, c'est à dessein que les pièces de monnaie ont été laissées dans le boisseau. Ainsi, dans le conte de Boukoutchi-Khan, le pendant du Chat Botté chez les Avares du Caucase, le renard, qui remplit le rôle du chat, va emprunter au Khan un boisseau pour mesurer, lui dit-il, l'argent, puis l'or de son maître; et, chaque fois, il a soin d'enfoncer dans une fente du boisseau l'unique pièce d'argent ou d'or qu'il possède (Schiefner, no 6, p. 54). Il en est de même dans le conte sibérien correspondant, recueilli chez les Tartares riverains de la Tobol (Radloff, t. IV, p. 359).
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Une variante que nous avons entendu raconter à Montiers-sur-Saulx a aussi l'épisode du boisseau, mais, à la différence de Richedeau, elle le présente d'une façon bien motivée. Voici les traits principaux de cette variante, très voisine de divers contes étrangers, par exemple d'un conte allemand de la collection Prœhle (II, no 15): Une fillette, qui est partie de chez ses parents parce qu'elle ne veut pas aller à l'école, s'en va par le monde en emportant sous son bras un corbeau qu'elle a pris. Ayant été accueillie dans une maison en l'absence du maître, elle regarde par une fente dans la chambre voisine de l'endroit où on l'a mise, et observe ce qui s'y passe. Le maître étant rentré, il demande à la fillette ce que c'est que la bête qu'elle tient sous son bras. «C'est un devin,» répond-elle.—«Comment? un devin?—Oui, c'est une bête qui sait dire tout ce qui se passe.—Est-il à vendre?—Je vous le vendrai, si vous voulez; mais je vais d'abord vous montrer ce qu'il sait faire.» Et elle frappe la tête du corbeau, qui se met à croasser. «Il dit qu'il y a quelqu'un de caché dans la chambre d'à côté.» L'homme entre dans la chambre et voit que c'est vrai. Puis la fillette fait dire à son corbeau qu'il y a des victuailles et du vin cachés dans le buffet. «C'est un devin véritable!» dit l'homme; «si cher qu'il soit, je veux l'acheter.» Il donne à la fillette beaucoup d'argent et un âne pour le porter, et la fillette s'en va plus loin. Elle vend bien cher son âne à un meunier en lui disant que c'est une «quittance»: quand on doit de l'argent, on n'a besoin que de présenter cet âne à son créancier pour n'avoir plus rien à payer[239]; de plus, elle lui fait croire (de la même façon que René, le héros de notre no 10) que l'âne fait de l'or. Puis elle va trouver sa marraine et la prie de lui prêter un boisseau. «Pourquoi faire?—Pour mesurer mes écus d'or.» On lui prête le boisseau, et, quand elle l'a rendu et qu'on frappe sur le fond, il en tombe trois louis. L'explication prétendue de cette fortune, donnée non point par la fillette, mais par son père, ce qui est assez bizarre, est à peu près la même que dans Richedeau: c'est qu'on a vendu une vache et son veau un sou le poil.—La fin de cette variante est encore celle de Richedeau, mais fort confuse. L'individu qu'on veut jeter dans l'eau crie qu'il ne veut pas être évêque. Il en est de même dans un conte bourguignon (Beauvois, p. 218) et dans un conte allemand (Orient und Occident, II, p. 414).
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Une autre variante, venant toujours de Montiers-sur-Saulx, présente quelques traits particuliers: Une veuve a trois fils, François, Claude et Jean. Les deux premiers, l'un marchand de cochons, l'autre marchand de chevaux, sont mariés; Jean demeure avec sa mère. Un jour, Jean dit à celle-ci qu'il veut aller vendre de la mélasse pour du miel. Il met de la mélasse plein un grand tonneau avec un peu de miel par dessus[240]. Il rencontre ses frères, qui lui demandent ce qu'il a à vendre, et veulent lui acheter son miel. Jean le leur fait cent écus et ne veut rien en rabattre. Les autres trouvent que c'est bien cher, mais ils finissent par donner les cent écus. Jean étant revenu chez sa mère, celle-ci lui demande à qui il a vendu sa mélasse; il répond que c'est à ses frères. «Tu n'aurais pas dû les attraper,» lui dit-elle. François et Claude, ayant découvert la tromperie, viennent pour tuer Jean. Mais auparavant Jean s'est concerté avec sa mère. Quand ses frères arrivent, il la leur montre étendue dans son lit et leur dit qu'elle est morte; puis il prend une flûte, lui en joue dans l'oreille, et elle se relève. François et Claude demandent à Jean combien il veut vendre la flûte. «Cent écus.—Les voilà.» Ensuite Jean met dans un sac de la mousse avec un peu de laine par dessus, et ses frères l'achètent pour de la laine. Quand ils rentrent chez eux, leurs femmes les querellent à cause de ce sot marché; il les tuent et essaient en vain de les ressusciter au moyen de la flûte. Cependant Jean, passant près d'un troupeau, demande au berger de le lui prêter: le berger, pendant ce temps, ira à la messe. Et Jean s'en va avec le troupeau. Ses frères, qui le cherchaient pour le tuer, le rencontrent et lui demandent où il a eu ce troupeau. Il les mène sur le bord de la rivière et leur dit qu'il a sauté dedans et que c'est là qu'il a trouvé les moutons. Aussitôt l'un de ses frères se jette dans la rivière. Glou, glou, glou, fait l'eau, pendant qu'il se noie. Le second frère demande à Jean ce que dit l'autre. «Il dit que tu ailles l'aider.» Et il se noie aussi. Comme ils n'ont pas d'héritier, c'est Jean qui recueille leur fortune.
Dans un conte du nord de l'Allemagne, mentionné plus haut (Müllenhoff, p. 463), le héros explique tout à fait de la même façon que celui de la variante lorraine le Bloubbelebloub que fait un des paysans, en revenant à la surface de l'eau: «Il dit qu'il tient déjà un beau bélier par les cornes et qu'il faut que vous alliez l'aider.»—Dans un autre conte allemand (Grimm, no 61), quand le maire se jette dans l'eau pour aller chercher les prétendus moutons, les paysans, entendant le bruit, ploump! s'imaginent qu'il leur crie de venir, et sautent tous dans la rivière.—Il se trouve, dans le conte indien du Bengale rappelé ci-dessus, un trait analogue: le héros ayant jeté dans la rivière un des six hommes, les autres entendent le bouillonnement de l'eau et demandent ce que c'est: le héros répond que c'est leur camarade qui prend un cheval.
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Aux livres du XVIe siècle que nous avons cités dans les remarques de notre no 10 (p. 114) et que l'on peut également rapprocher de Richedeau, nous ajouterons un épisode d'un roman satirique italien du même temps, le Bertoldo du maréchal-ferrant Croce (1550-1620): Bertoldo, un rustre à qui ses plaisanteries mordantes contre les femmes ont attiré l'inimitié de la reine, est enfermé dans un sac par ordre de celle-ci et remis à la garde d'un sbire: le lendemain on doit le jeter dans l'Adige. Il fait croire au sbire qu'il a été mis dans le sac parce qu'il ne voulait pas épouser une belle jeune fille très riche. Le sbire entre dans le sac à sa place pour avoir cette bonne aubaine.
XXI
LA BICHE BLANCHE
Il était une fois un roi qui voulait se marier et qui ne savait trop laquelle prendre de deux jeunes filles. Il finit pourtant par en choisir une, et le mariage se fit.
Au bout de quelque temps, la reine accoucha d'un fils. Ce jour-là, le roi n'était pas au château: la jeune fille dont il n'avait pas voulu profita de son absence pour se glisser auprès de la reine, et, comme elle était sorcière, elle la changea en biche blanche et prit sa place. Si, dans les trois jours, personne ne délivrait la reine, elle devait rester enchantée toute sa vie. Bichaudelle seule, la servante de la reine, avait vu ce qui s'était passé, mais elle n'osa le dire à personne, car elle aurait été, elle aussi, changée en biche blanche.
Le lendemain, le roi revint au château. Il entra dans la chambre où était la sorcière, et, croyant que c'était sa femme, il lui demanda comment elle allait. «Pas trop bien, et si je ne mange de la biche blanche au bois, je mourrai.»
Le roi s'en fut à la chasse et poursuivit longtemps la biche; mais celle-ci se cachait dans les taillis, dans les broussailles, si bien qu'il ne put l'atteindre.
La nuit, la vraie reine revint: