Cours de philosophie positive. (1/6)
TROISIÈME LEÇON.
Sommaire. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science mathématique.
En commençant à entrer directement en matière par l'étude philosophique de la première des six sciences fondamentales établies dans la leçon précédente, nous avons lieu de constater immédiatement l'importance de la philosophie positive pour perfectionner le caractère général de chaque science en particulier.
Quoique la science mathématique soit la plus ancienne et la plus parfaite de toutes, l'idée générale qu'on doit s'en former n'est point encore nettement déterminée. La définition de la science, ses principales divisions, sont demeurées jusqu'ici vagues et incertaines. Le nom multiple par lequel on la désigne habituellement suffirait même seul pour indiquer le défaut d'unité de son caractère philosophique, tel qu'il est conçu communément.
À la vérité, c'est seulement au commencement du siècle dernier que les diverses conceptions fondamentales qui constituent cette grande science ont pris chacune assez de développement pour que le véritable esprit de l'ensemble pût se manifester clairement. Depuis cette époque, l'attention des géomètres à été trop justement et trop exclusivement absorbée par le perfectionnement spécial des différentes branches, et par l'application capitale qu'ils en ont faite aux lois les plus importantes de l'univers, pour pouvoir se diriger convenablement sur le système général de la science.
Mais aujourd'hui le progrès des spécialités n'est plus tellement rapide, qu'il interdise la contemplation de l'ensemble. La mathématique 2 est maintenant assez développée, soit en elle-même, soit quant à ses applications les plus essentielles, pour être parvenue à cet état de consistance, dans lequel on doit s'efforcer de coordonner en un système unique les diverses parties de la science, afin de préparer de nouveaux progrès. On peut même observer que les derniers perfectionnemens capitaux éprouvés par la science mathématique ont directement préparé cette importante opération philosophique, en imprimant à ses principales parties un caractère d'unité qui n'existait pas auparavant; tel est éminemment et hors de toute comparaison l'esprit des travaux de l'immortel auteur de la Théorie des Fonctions et de la Mécanique analytique.
Pour se former une juste idée de l'objet de la science mathématique considérée dans son ensemble, on peut d'abord partir de la définition vague et insignifiante qu'on en donne ordinairement, à défaut de toute autre, en disant qu'elle est la science des grandeurs, ou, ce qui est plus positif, la science qui a pour but la mesure des grandeurs. Cet aperçu scolastique a, sans doute, singulièrement besoin d'acquérir plus de précision et plus de profondeur. Mais l'idée est juste au fond; elle est même suffisamment étendue, lorsqu'on la conçoit convenablement. Il importe d'ailleurs, en pareille matière, quand on le peut sans inconvénient, de s'appuyer sur des notions généralement admises. Voyons donc comment, en partant de cette grossière ébauche, on peut s'élever à une véritable définition de la mathématique, à une définition qui soit digne de correspondre à l'importance, à l'étendue et à la difficulté de la science.
La question de mesurer une grandeur ne présente par elle-même à l'esprit d'autre idée que celle de la simple comparaison immédiate de cette grandeur avec une autre grandeur semblable supposée connue, qu'on prend pour unité entre toutes celles de la même espèce. Ainsi, quand on se borne à définir les mathématiques comme ayant pour objet la mesure des grandeurs, on en donne une idée fort imparfaite, car il est même impossible de voir par là comment il y a lieu, sous ce rapport, à une science quelconque, et surtout à une science aussi vaste et aussi profonde qu'est réputée l'être avec raison la science mathématique. Au lieu d'un immense enchaînement de travaux rationnels très-prolongés, qui offrent à notre activité intellectuelle un aliment inépuisable, la science paraîtrait seulement consister, d'après un tel énoncé, dans une simple suite de procédés mécaniques, pour obtenir directement, à l'aide d'opérations analogues à la superposition des lignes, les rapports des quantités à mesurer à celles par lesquelles on veut les mesurer. Néanmoins, cette définition n'a point réellement d'autre défaut que de n'être pas suffisamment approfondie. Elle n'induit point en erreur sur le véritable but final des mathématiques; seulement elle présente comme direct un objet qui, presque toujours, est, au contraire, fort indirect, et par là, elle ne fait nullement concevoir la nature de la science.
Pour y parvenir, il faut d'abord considérer un fait général, très-facile à constater. C'est que la mesure directe d'une grandeur, par la superposition ou par quelque procédé semblable, est le plus souvent pour nous une opération tout-à-fait impossible: en sorte que si nous n'avions pas d'autre moyen pour déterminer les grandeurs que les comparaisons immédiates, nous serions obligés de renoncer à la connaissance de la plupart de celles qui nous intéressent.
On comprendra toute l'exactitude de cette observation générale, en se bornant à considérer spécialement le cas particulier qui présente évidemment le plus de facilité, celui de la mesure d'une ligne droite par une autre ligne droite. Cette comparaison, qui, de toutes celles que nous pouvons imaginer, est sans contredit la plus simple, ne peut néanmoins presque jamais être effectuée immédiatement. En réfléchissant à l'ensemble des conditions nécessaires pour qu'une ligne droite soit susceptible d'une mesure directe, on voit que le plus souvent elles ne peuvent point être remplies à la fois, relativement aux lignes que nous désirons connaître. La première et la plus grossière de ces conditions, celle de pouvoir parcourir la ligne d'un bout à l'autre, pour porter successivement l'unité dans toute son étendue, exclut évidemment déjà la très-majeure partie des distances qui nous intéressent le plus; d'abord toutes les distances entre les différens corps célestes, ou de la terre à quelqu'autre corps céleste, et ensuite même la plupart des distances terrestres, qui sont si fréquemment inaccessibles. Quand cette première condition se trouve accomplie, il faut encore que la longueur ne soit ni trop grande ni trop petite, ce qui rendrait la mesure directe également impossible; il faut qu'elle soit convenablement située, etc. La plus légère circonstance, qui abstraitement ne paraîtrait devoir introduire aucune nouvelle difficulté, suffira souvent, dans la réalité, pour nous interdire toute mesure directe. Ainsi, par exemple, telle ligne que nous pourrions mesurer exactement avec la plus grande facilité, si elle était horizontale, il suffira de la concevoir redressée verticalement, pour que la mesure en devienne impossible. En un mot, la mesure immédiate d'une ligne droite, présente une telle complication de difficultés, surtout quand on veut y apporter quelque exactitude, que presque jamais nous ne rencontrons d'autres lignes susceptibles d'être mesurées directement avec précision, du moins parmi celles d'une certaine grandeur, que des lignes purement artificielles, créées expressément par nous pour comporter une détermination directe, et auxquelles nous parvenons à rattacher toutes les autres.
Ce que je viens d'établir relativement aux lignes se conçoit, à bien plus forte raison, des surfaces, des volumes, des vitesses, des temps, des forces, etc., et, en général, de toutes les autres grandeurs susceptibles d'appréciation exacte, et qui, par leur nature, présentent nécessairement beaucoup plus d'obstacles encore à une mesure immédiate. Il est donc inutile de s'y arrêter, et nous devons regarder comme suffisamment constatée l'impossibilité de déterminer, en les mesurant directement, la plupart des grandeurs que nous désirons connaître. C'est ce fait général qui nécessite la formation de la science mathématique, comme nous allons le voir. Car, renonçant, dans presque tous les cas, à la mesure immédiate des grandeurs, l'esprit humain a dû chercher à les déterminer indirectement, et c'est ainsi qu'il a été conduit à la création des mathématiques.
La méthode générale qu'on emploie constamment, la seule évidemment qu'on puisse concevoir, pour connaître des grandeurs qui ne comportent point une mesure directe, consiste à les rattacher à d'autres qui soient susceptibles d'être déterminées immédiatement, et d'après lesquelles on parvient à découvrir les premières, au moyen des relations qui existent entre les unes et les autres. Tel est l'objet précis de la science mathématique envisagée dans son ensemble. Pour s'en faire une idée suffisamment étendue, il faut considérer que cette détermination indirecte des grandeurs peut-être indirecte à des degrés fort différens. Dans un grand nombre de cas, qui souvent sont les plus importans, les grandeurs, à la détermination desquelles on ramène la recherche des grandeurs principales qu'on veut connaître, ne peuvent point elles-mêmes être mesurées immédiatement, et doivent par conséquent, à leur tour, devenir le sujet d'une question semblable, et ainsi de suite; en sorte que, dans beaucoup d'occasions, l'esprit humain est obligé d'établir une longue suite d'intermédiaires entre le système des grandeurs inconnues qui sont l'objet définitif de ses recherches, et le système des grandeurs susceptibles de mesure directe, d'après lesquelles on détermine finalement les premières, et qui ne paraissent d'abord avoir avec celles-ci aucune liaison.
Quelques exemples vont suffire pour éclaircir ce que les généralités précédentes pourraient présenter de trop abstrait.
Considérons, en premier lieu, un phénomène naturel très-simple qui puisse néanmoins donner lieu à une question mathématique réelle et susceptible d'applications effectives, le phénomène de la chute verticale des corps pesans.
En observant ce phénomène, l'esprit le plus étranger aux conceptions mathématiques reconnaît sur-le-champ que les deux quantités qu'il présente, savoir: la hauteur d'où un corps est tombé, et le temps de sa chute, sont nécessairement liées l'une à l'autre, puisqu'elles varient ensemble, et restent fixes simultanément; ou, suivant le langage des géomètres, qu'elles sont fonction l'une de l'autre. Le phénomène, considéré sous ce point de vue, donne donc lieu à une question mathématique, qui consiste à suppléer à la mesure directe de l'une de ces deux grandeurs lorsqu'elle sera impossible, par la mesure de l'autre. C'est ainsi, par exemple, qu'on pourra déterminer indirectement la profondeur d'un précipice, en se bornant à mesurer le temps qu'un corps emploierait à tomber jusqu'au fond; et, en procédant convenablement, cette profondeur inaccessible sera connue avec tout autant de précision que si c'était une ligne horizontale placée dans les circonstances les plus favorables à une mesure facile et exacte. Dans d'autres occasions, c'est la hauteur d'où le corps est tombé qui sera facile à connaître, tandis que le temps de la chute ne pourrait point être observé directement; alors le même phénomène donnera lieu à la question inverse, déterminer le temps d'après la hauteur; comme, par exemple, si l'on voulait connaître quelle serait la durée de la chute verticale d'un corps tombant de la lune sur la terre.
Dans l'exemple précédent, la question mathématique est fort simple, du moins quand on n'a pas égard à la variation d'intensité de la pesanteur, ni à la résistance du fluide que le corps traverse dans sa chute. Mais, pour agrandir la question, il suffira de considérer le même phénomène dans sa plus grande généralité, en supposant la chute oblique, et tenant compte de toutes les circonstances principales. Alors, au lieu d'offrir simplement deux quantités variables liées entr'elles par une relation facile à suivre, le phénomène en présentera un plus grand nombre, l'espace parcouru, soit dans le sens vertical, soit dans le sens horizontal, le temps employé à le parcourir, la vitesse du corps à chaque point de sa course, et même l'intensité et la direction de son impulsion primitive, qui pourront aussi être envisagées comme variables, et enfin, dans certains cas, pour tenir compte de tout, la résistance du milieu et l'énergie de la gravité. Toutes ces diverses quantités seront liées entr'elles, de telle sorte que chacune à son tour pourra être déterminée indirectement d'après les autres, ce qui présentera autant de recherches mathématiques distinctes qu'il y aura de grandeurs coexistantes dans le phénomène considéré. Ce changement très-simple dans les conditions physiques d'un problème pourra faire, comme il arrive en effet pour l'exemple cité, qu'une recherche mathématique, primitivement fort élémentaire, se place tout-à-coup au rang des questions les plus difficiles, dont la solution complète et rigoureuse surpasse jusqu'à présent toutes les plus grandes forces de l'esprit humain.
Prenons un second exemple dans les phénomènes géométriques. Qu'il s'agisse de déterminer une distance qui n'est pas susceptible de mesure directe; on la concevra généralement comme faisant partie d'une figure, ou d'un système quelconque de lignes, choisi de telle manière que tous ses autres élémens puissent être observés immédiatement; par exemple, dans le cas le plus simple et auquel tous les autres peuvent se réduire finalement, on considérera la distance proposée comme appartenant à un triangle, dans lequel on pourrait déterminer directement, soit un autre côté et deux angles, soit deux côtés et un seul angle. Dès-lors, la connaissance de la distance cherchée, au lieu d'être obtenue immédiatement, sera le résultat d'un travail mathématique qui consistera à la déduire des élémens observés, d'après la relation qui la lie avec eux. Ce travail pourra devenir successivement de plus en plus compliqué, si les élémens supposés connus ne pouvaient, à leur tour, comme il arrive le plus souvent, être déterminés que d'une manière indirecte, à l'aide de nouveaux systèmes auxiliaires, dont le nombre, dans les grandes opérations de ce genre, finit par devenir quelquefois très-considérable. La distance une fois déterminée, cette seule connaissance suffira fréquemment pour faire obtenir de nouvelles quantités, qui offriront le sujet de nouvelles questions mathématiques. Ainsi, quand on sait à quelle distance est situé un objet, la simple observation, toujours possible, de son diamètre apparent, doit évidemment permettre de déterminer indirectement, quelqu'inaccessible qu'il puisse être, ses dimensions réelles, et, par une suite de recherches analogues, sa surface, son volume, son poids même, et une foule d'autres propriétés, dont la connaissance semblait devoir nous être nécessairement interdite.
C'est par de tels travaux, que l'homme a pu parvenir à connaître, non-seulement les distances des astres à la terre, et par suite, entr'eux, mais leur grandeur effective, leur véritable figure, jusqu'aux inégalités de leur surface, et, ce qui semble se dérober bien plus encore à nos moyens d'investigation, leurs masses respectives, leurs densités moyennes, les circonstances principales de la chute des corps pesans à la surface de chacun d'eux, etc. Par la puissance des théories mathématiques, tous ces divers résultats, et bien d'autres encore relatifs aux différentes classes de phénomènes naturels, n'ont exigé définitivement d'autres mesures immédiates que celles d'un très-petit nombre de lignes droites, convenablement choisies, et d'un plus grand nombre d'angles. On peut même dire, en toute rigueur, pour indiquer d'un seul trait la portée générale de la science, que si l'on ne craignait pas avec raison de multiplier sans nécessité les opérations mathématiques, et si, par conséquent, on ne devait pas les réserver seulement pour la détermination des quantités qui ne pourraient nullement être mesurées directement, ou d'une manière assez exacte, la connaissance de toutes les grandeurs susceptibles d'estimation précise que les divers ordres de phénomènes peuvent nous offrir, serait finalement réductible à la mesure immédiate d'une ligne droite unique et d'un nombre d'angles convenable.
Nous sommes donc parvenu maintenant à définir avec exactitude la science mathématique, en lui assignant pour but, la mesure indirecte des grandeurs, et disant qu'on s'y propose constamment de déterminer les grandeurs les unes par les autres, d'après les relations précises qui existent entre elles. Cet énoncé, au lieu de donner seulement l'idée d'un art, comme le font jusqu'ici toutes les définitions ordinaires, caractérise immédiatement une véritable science, et la montre sur-le-champ composée d'un immense enchaînement d'opérations intellectuelles, qui pourront évidemment devenir très compliquées, à raison de la suite d'intermédiaires qu'il faudra établir entre les quantités inconnues et celles qui comportent une mesure directe, du nombre des variables co-existantes dans la question proposée, et de la nature des relations que fourniront entre toutes ces diverses grandeurs les phénomènes considérés. D'après une telle définition, l'esprit mathématique consiste à regarder toujours comme liées entre elles toutes les quantités que peut présenter un phénomène quelconque, dans la vue de les déduire les unes des autres. Or, il n'y a pas évidemment de phénomène qui ne puisse donner lieu à des considérations de ce genre; d'où résulte l'étendue naturellement indéfinie et même la rigoureuse universalité logique de la science mathématique: nous chercherons plus loin à circonscrire aussi exactement que possible son extension effective.
Les explications précédentes établissent clairement la justification du nom employé pour désigner la science que nous considérons. Cette dénomination, qui a pris aujourd'hui une acception si déterminée, signifie simplement par elle-même la science en général. Une telle désignation, rigoureusement exacte pour les Grecs, qui n'avaient pas d'autre science réelle, n'a pu être conservée par les modernes que pour indiquer les mathématiques comme la science par excellence. Et, en effet, la définition à laquelle nous venons d'être conduits, si on en écarte la circonstance de la précision des déterminations, n'est autre chose que la définition de toute véritable science quelconque, car chacune n'a-t-elle pas nécessairement pour but de déterminer des phénomènes les uns par les autres, d'après les relations qui existent entre eux? Toute science consiste dans la coordination des faits ; si les diverses observations étaient entièrement isolées, il n'y aurait pas de science. On peut même dire généralement que la science est essentiellement destinée à dispenser, autant que le comportent les divers phénomènes, de toute observation directe, en permettant de déduire du plus petit nombre possible de données immédiates, le plus grand nombre possible de résultats. N'est-ce point là, en effet, l'usage réel, soit dans la spéculation, soit dans l'action, des lois que nous parvenons à découvrir entre les phénomènes naturels? La science mathématique ne fait, d'après cela, que pousser au plus haut degré possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, le même genre de recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque science réelle, dans sa sphère respective.
C'est donc par l'étude des mathématiques, et seulement par elle, que l'on peut se faire une idée juste et approfondie de ce que c'est qu'une science. C'est là uniquement qu'on doit chercher à connaître avec précision la méthode générale que l'esprit humain emploie constamment dans toutes ses recherches positives, parce que nulle part ailleurs les questions ne sont résolues d'une manière aussi complète, et les déductions prolongées aussi loin avec une sévérité rigoureuse. C'est là également que notre entendement a donné les plus grandes preuves de sa force, parce que les idées qu'il y considère sont du plus haut degré d'abstraction possible dans l'ordre positif. Toute éducation scientifique qui ne commence point par une telle étude, pèche donc nécessairement par sa base.
Nous avons jusqu'ici envisagé la science mathématique seulement dans son ensemble total, sans avoir aucun égard à ses divisions. Nous devons maintenant, pour compléter cette vue générale et nous former une juste idée du caractère philosophique de la science, considérer sa division fondamentale. Les divisions secondaires seront examinées dans les leçons suivantes.
Cette division principale ne saurait être vraiment rationnelle, et dériver de la nature même du sujet, qu'autant qu'elle se présentera spontanément, en faisant l'analyse exacte d'une question mathématique complète. Ainsi, après avoir déterminé ci-dessus quel est l'objet général des travaux mathématiques, caractérisons maintenant avec précision les divers ordres principaux de recherches dont ils se composent constamment.
La solution complète de toute question mathématique se décompose nécessairement en deux parties, d'une nature essentiellement distincte, et dont la relation est invariablement déterminée. En effet, nous avons vu que toute recherche mathématique a pour objet de déterminer des grandeurs inconnues, d'après les relations qui existent entre elles et des grandeurs connues. Or, il faut évidemment d'abord, à cette fin, parvenir à connaître avec précision les relations existantes entre les quantités que l'on considère. Ce premier ordre de recherches constitue ce que j'appelle la partie concrète de la solution. Quand elle est terminée, la question change de nature; elle se réduit à une pure question de nombres, consistant simplement désormais à déterminer des nombres inconnus, lorsqu'on sait quelles relations précises les lient à des nombres connus. C'est dans ce second ordre de recherches que consiste ce que je nomme la partie abstraite de la solution. De là résulte la division fondamentale de la science mathématique générale en deux grandes sciences, la mathématique abstraite et la mathématique concrète.
Cette analyse peut être observée dans toute question mathématique complète, quelque simple ou quelque compliquée qu'elle soit. Il suffira, pour la faire bien comprendre, d'en indiquer un seul exemple.
Reprenant le phénomène déjà cité de la chute verticale d'un corps pesant, et considérant le cas le plus simple, on voit que pour parvenir à déterminer l'une par l'autre la hauteur d'où le corps est tombé et la durée de sa chute, il faut commencer par découvrir la relation exacte de ces deux quantités, ou, suivant le langage des géomètres, l'équation qui existe entre elles. Avant que cette première recherche soit terminée, toute tentative pour déterminer numériquement la valeur de l'une de ces deux grandeurs par celle de l'autre serait évidemment prématurée, car elle n'aurait aucune base. Il ne suffit pas de savoir vaguement qu'elles dépendent l'une de l'autre, ce que tout le monde aperçoit sur-le-champ, mais il faut déterminer en quoi consiste cette dépendance; ce qui peut être fort difficile, et constitue en effet, dans le cas actuel, la partie incomparablement supérieure du problème. Le véritable esprit scientifique est si moderne et encore tellement rare, que personne peut-être avant Galilée n'avait seulement remarqué l'accroissement de vitesse qu'éprouve un corps dans sa chute, ce qui exclut l'hypothèse, vers laquelle notre intelligence, toujours portée involontairement à supposer dans chaque phénomène les fonctions les plus simples, sans aucun autre motif que sa plus grande facilité à les concevoir, serait naturellement entraînée, la hauteur proportionnelle au temps. En un mot, ce premier travail aboutit à la découverte de la loi de Galilée. Quand cette partie concrète est terminée, la recherche devient d'une tout autre nature. Sachant que les espaces parcourus par le corps dans chaque seconde successive de sa chute croissent comme la suite des nombres impairs, c'est alors une question purement numérique et abstraite que d'en déduire ou la hauteur d'après le temps, ou le temps par la hauteur, ce qui consistera à trouver que, d'après la loi établie, la première de ces deux quantités est un multiple connu de la seconde puissance de l'autre, d'où l'on devra finalement conclure la valeur de l'une quand celle de l'autre sera donnée.
Dans cet exemple, la question concrète est plus difficile que la question abstraite. Ce serait l'inverse, si l'on considérait le même phénomène dans sa plus grande généralité, tel que je l'ai envisagé plus haut pour un autre motif. Suivant les cas, ce sera tantôt la première, tantôt la seconde de ces deux parties qui constituera la principale difficulté de la question totale; la loi mathématique du phénomène pouvant être très-simple, mais difficile à obtenir, et, dans d'autres occasions, facile à découvrir, mais fort compliquée: en sorte que les deux grandes sections de la science mathématique, quand on les compare en masse, doivent être regardées comme exactement équivalentes en étendue et en difficulté, aussi bien qu'en importance, ainsi que nous le constaterons plus tard en considérant chacune d'elles séparément.
Ces deux parties, essentiellement distinctes, d'après l'explication précédente, par l'objet que l'esprit s'y propose, ne le sont pas moins par la nature des recherches dont elles se composent.
La première doit porter le nom de concrète, car elle dépend évidemment du genre des phénomènes considérés, et doit varier nécessairement lorsqu'on envisagera de nouveaux phénomènes; tandis que la seconde est complétement indépendante de la nature des objets examinés, et porte seulement sur les relations numériques qu'ils présentent, ce qui doit la faire appeler abstraite. Les mêmes relations peuvent exister dans un grand nombre de phénomènes différens, qui, malgré leur extrême diversité, seront envisagés par le géomètre comme offrant une question analytique, susceptible, en l'étudiant isolément, d'être résolue une fois pour toutes. Ainsi, par exemple, la même loi qui règne entre l'espace et le temps, quand on examine la chute verticale d'un corps dans le vide, se retrouve pour d'autres phénomènes qui n'offrent aucune analogie avec le premier ni entre eux: car elle exprime aussi la relation entre l'aire d'un corps sphérique et la longueur de son diamètre; elle détermine également le décroissement de l'intensité de la lumière ou de la chaleur à raison de la distance des objets éclairés ou échauffés, etc. La partie abstraite, commune à ces diverses questions mathématiques, ayant été traitée à l'occasion d'une seule d'entre elles, se trouvera l'être, par cela même, pour toutes les autres; tandis que la partie concrète devra nécessairement être reprise pour chacune séparément, sans que la solution de quelques-unes puisse fournir, sous ce rapport, aucun secours direct pour celle des suivantes. Il est impossible d'établir de véritables méthodes générales qui, par une marche déterminée et invariable, assurent, dans tous les cas, la découverte des relations existantes entre les quantités, relativement à des phénomènes quelconques: ce sujet ne comporte nécessairement que des méthodes spéciales pour telle ou telle classe de phénomènes géométriques, ou mécaniques, ou thermologiques, etc. On peut, au contraire, de quelque source que proviennent les quantités considérées, établir des méthodes uniformes pour les déduire les unes des autres, en supposant connues leurs relations exactes. La partie abstraite des mathématiques est donc, de sa nature, générale; la partie concrète, spéciale.
En présentant cette comparaison sous un nouveau point de vue, on peut dire que la mathématique concrète a un caractère philosophique essentiellement expérimental, physique, phénoménal; tandis que celui de la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. Ce n'est pas ici le lieu de discuter exactement les procédés qu'emploie l'esprit humain pour découvrir les lois mathématiques des phénomènes. Mais, soit que l'observation précise suggère elle-même la loi, soit, comme il arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite par le raisonnement d'après les faits les plus communs; toujours est-il certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se montre d'accord avec les résultats de l'expérience directe. Ainsi, la partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée sur la considération du monde extérieur, et ne saurait jamais, quelle qu'y puisse être la part du raisonnement, se résoudre par une simple suite de combinaisons intellectuelles. La partie abstraite, au contraire, quand elle a été d'abord bien exactement séparée, ne peut consister que dans une série de déductions rationnelles plus ou moins prolongée. Car, si l'on a une fois trouvé les équations d'un phénomène, la détermination des unes par les autres des quantités qu'on y considère, quelques difficultés d'ailleurs qu'elle puisse souvent offrir, est uniquement du ressort du raisonnement. C'est à l'intelligence qu'il appartient de déduire, de ces équations, des résultats qui y sont évidemment compris, quoique d'une manière peut-être fort implicite, sans qu'il y ait lieu à consulter de nouveau le monde extérieur, dont la considération, devenue dès lors étrangère, doit même être soigneusement écartée pour réduire le travail à sa véritable difficulté propre.
On voit, par cette comparaison générale, dont je dois me borner ici à indiquer les traits principaux, combien est naturelle et profonde la division fondamentale établie ci-dessus dans la science mathématique.
Pour terminer l'exposition générale de cette division, il ne nous reste plus qu'à circonscrire, aussi exactement que nous puissions le faire dans ce premier aperçu, chacune des deux grandes sections de la science mathématique.
La mathématique concrète ayant pour objet de découvrir les équations des phénomènes, semblerait, à priori, devoir se composer d'autant de sciences distinctes qu'il y a de catégories réellement différentes pour nous parmi les phénomènes naturels. Mais il s'en faut de beaucoup qu'on soit encore parvenu à découvrir des lois mathématiques dans tous les ordres de phénomènes; nous verrons même tout-à-l'heure que, sous ce rapport, la majeure partie se dérobera très-vraisemblablement toujours à nos efforts. En réalité, dans l'état présent de l'esprit humain, il n'y a directement que deux grandes catégories générales de phénomènes dont on connaisse constamment les équations; ce sont d'abord les phénomènes géométriques, et ensuite les phénomènes mécaniques. Ainsi, la partie concrète des mathématiques se compose donc de la géométrie et de la mécanique rationnelle.
Cela suffit, il est vrai, pour lui donner un caractère complet d'universalité logique, quand on considère l'ensemble des phénomènes du point de vue le plus élevé de la philosophie naturelle. En effet, si toutes les parties de l'univers étaient conçues comme immobiles, il n'y aurait évidemment à observer que des phénomènes géométriques, puisque tout se réduirait à des relations de forme, de grandeur, et de situation; ayant ensuite égard aux mouvemens qui s'y exécutent, il y a lieu à considérer de plus des phénomènes mécaniques. En appliquant ici, après l'avoir suffisamment généralisée, une conception philosophique, due à M. de Blainville, et déjà citée pour un autre usage dans la 1re leçon (page 32), on peut donc établir que, vu sous le rapport statique, l'univers ne présente que des phénomènes géométriques; et, sous le rapport dynamique, que des phénomènes mécaniques. Ainsi la géométrie et la mécanique constituent, par elles-mêmes, les deux sciences naturelles fondamentales, en ce sens, que tous les effets naturels peuvent être conçus comme de simples résultats nécessaires, ou des lois de l'étendue, ou des lois du mouvement.
Mais, quoique cette conception soit toujours logiquement possible, la difficulté est de la spécialiser avec la précision nécessaire, et de la suivre exactement dans chacun des cas généraux que nous offre l'étude de la nature, c'est-à-dire, de réduire effectivement chaque question principale de philosophie naturelle, pour tel ordre de phénomènes déterminé, à la question de géométrie ou de mécanique, à laquelle on pourrait rationnellement la supposer ramenée. Cette transformation, qui exige préalablement de grands progrès dans l'étude de chaque classe de phénomènes, n'a été réellement exécutée jusqu'ici que pour les phénomènes astronomiques, et pour une partie de ceux que considère la physique terrestre proprement dite. C'est ainsi que l'astronomie, l'acoustique, l'optique, etc., sont devenues finalement des applications de la science mathématique à de certains ordres d'observations 3. Mais, ces applications n'étant point, par leur nature, rigoureusement circonscrites, ce serait assigner à la science un domaine indéfini et entièrement vague, que de les confondre avec elle, comme on le fait dans la division ordinaire, si vicieuse à tant d'autres égards, des mathématiques en pures et appliquées. Nous persisterons donc à regarder la mathématique concrète comme uniquement composée de la géométrie et de la mécanique.
Note 3: (retour) Je dois faire ici, par anticipation, une mention sommaire de la thermologie, à laquelle je consacrerai plus tard une leçon spéciale. La théorie mathématique des phénomènes de la chaleur a pris, par les mémorables travaux de son illustre fondateur, un tel caractère, qu'on peut aujourd'hui la concevoir, après la géométrie et la mécanique, comme une véritable troisième section distincte de la mathématique concrète, puisque M. Fourier a établi, d'une manière entièrement directe, les équations thermologiques, au lieu de se représenter hypothétiquement les questions comme des applications de la mécanique, ainsi qu'on a tenté de le faire pour les phénomènes électriques, par exemple. Cette grande découverte, qui, comme toutes celles qui se rapportent à la méthode, n'est pas encore convenablement appréciée, mérite singulièrement notre attention; car, outre son importance immédiate pour l'étude vraiment rationnelle et positive d'un ordre de phénomènes aussi universel et aussi fondamental, elle tend a relever nos espérances philosophiques, quant à l'extension future des applications légitimes de l'analyse mathématique, ainsi que je l'expliquerai dans le second volume de ce cours, en examinant le caractère général de cette nouvelle série de travaux. Je n'aurais pas hésité dès à présent à traiter la thermologie, ainsi conçue, comme une troisième branche principale de la mathématique concrète, si je n'avais craint de diminuer l'utilité de cet ouvrage en m'écartant trop des habitudes ordinaires.
Quant à la mathématique abstraite, dont j'examinerai la division générale dans la leçon suivante, sa nature est nettement et exactement déterminée. Elle se compose de ce qu'on appelle le calcul, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, qui embrasse depuis les opérations numériques les plus simples jusqu'aux plus sublimes combinaisons de l'analyse transcendante. Le calcul a pour objet propre de résoudre toutes les questions de nombres. Son point de départ est, constamment et nécessairement, la connaissance de relations précises, c'est-à-dire d'équations, entre les diverses grandeurs que l'on considère simultanément, ce qui est, au contraire, le terme de la mathématique concrète. Quelque compliquées ou quelque indirectes que puissent être d'ailleurs ces relations, le but final de la science du calcul est d'en déduire toujours les valeurs des quantités inconnues par celles des quantités connues. Cette science, bien que plus perfectionnée qu'aucune autre, est, sans doute, réellement peu avancée encore, en sorte que ce but est rarement atteint d'une manière complétement satisfaisante. Mais tel n'en est pas moins son vrai caractère. Pour concevoir nettement la véritable nature d'une science, il faut toujours la supposer parfaite.
Afin de résumer le plus philosophiquement possible les considérations ci-dessus exposées sur la division fondamentale des mathématiques, il importe de remarquer qu'elle n'est qu'une application du principe général de classification qui nous a permis d'établir, dans la leçon précédente, la hiérarchie rationnelle des différentes sciences positives.
Si l'on compare, en effet, d'une part le calcul, et d'une autre part la géométrie et la mécanique, on vérifie, relativement aux idées considérées dans chacune de ces deux sections principales de la mathématique, tous les caractères essentiels de notre méthode encyclopédique. Les idées analytiques sont évidemment à la fois plus abstraites, plus générales et plus simples que les idées géométriques ou mécaniques. Bien que les conceptions principales de l'analyse mathématique, envisagées historiquement, se soient formées sous l'influence des considérations de géométrie ou de mécanique, au perfectionnement desquelles les progrès du calcul sont étroitement liés, l'analyse n'en est pas moins, sous le point de vue logique, essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique, tandis que celles-ci sont, au contraire, nécessairement fondées sur la première.
L'analyse mathématique est donc, d'après les principes que nous avons constamment suivis jusqu'ici, la véritable base rationnelle du système entier de nos connaissances positives. Elle constitue la première et la plus parfaite de toutes les sciences fondamentales. Les idées dont elle s'occupe, sont les plus universelles, les plus abstraites et les plus simples que nous puissions réellement concevoir. On ne saurait tenter d'aller plus loin, sous ces trois rapports équivalens, sans tomber inévitablement dans les rêveries métaphysiques. Car, quel substractum effectif pourrait-il rester dans l'esprit pour servir de sujet positif au raisonnement, si on voulait supprimer encore quelque circonstance dans les notions des quantités indéterminées, constantes ou variables, telles que les géomètres les emploient aujourd'hui, afin de s'élever à un prétendu degré supérieur d'abstraction, comme le croient les ontologistes?
Cette nature propre de l'analyse mathématique permet de s'expliquer aisément pourquoi, lorsqu'elle est convenablement employée, elle nous offre un si puissant moyen, non-seulement pour donner plus de précision à nos connaissances réelles, ce qui est évident de soi-même, mais surtout pour établir une coordination infiniment plus parfaite dans l'étude des phénomènes qui comportent cette application. Car, les conceptions ayant été généralisées et simplifiées le plus possible, à tel point qu'une seule question analytique, résolue abstraitement, renferme la solution implicite d'une foule de questions physiques diverses, il doit nécessairement en résulter pour l'esprit humain une plus grande facilité à apercevoir des relations entre des phénomènes qui semblaient d'abord entièrement isolés les uns des autres, et desquels on est ainsi parvenu à tirer, pour le considérer à part, tout ce qu'ils ont de commun. C'est ainsi qu'en examinant la marche de notre intelligence dans la solution des questions importantes de géométrie et de mécanique, nous voyons surgir naturellement, par l'intermédiaire de l'analyse, les rapprochemens les plus fréquens et les plus inattendus entre des problèmes qui n'offraient primitivement aucune liaison apparente, et que nous finissons souvent par envisager comme identiques. Pourrions-nous, par exemple, sans le secours de l'analyse, apercevoir la moindre analogie entre la détermination de la direction d'une courbe à chacun de ses points, et celle de la vitesse acquise par un corps à chaque instant de son mouvement varié, questions qui, quelque diverses qu'elles soient, n'en font qu'une, aux yeux du géomètre?
La haute perfection relative de l'analyse mathématique, comparée à toutes les autres branches de nos connaissances positives, se conçoit avec la même facilité, quand on a bien saisi son vrai caractère général. Cette perfection ne tient pas, comme l'ont cru les métaphysiciens, et surtout Condillac, d'après un examen superficiel, à la nature des signes éminemment concis et généraux qu'on emploie comme instrumens de raisonnement. Dans cette importante occasion spéciale, comme dans toutes les autres, l'influence des signes a été considérablement exagérée, bien qu'elle soit sans doute, très réelle, ainsi que l'avaient reconnu, avant Condillac, et d'une manière bien plus exacte, la plupart des géomètres. En réalité, toutes les grandes conceptions analytiques ont été formées sans que les signes algébriques fussent d'aucun secours essentiel, autrement que pour les exploiter après que l'esprit les avait obtenues. La perfection supérieure de la science du calcul tient principalement à l'extrême simplicité des idées qu'elle considère, par quelques signes qu'elles soient exprimées: en sorte qu'il n'y a pas le moindre espoir, à l'aide d'aucun artifice quelconque du langage scientifique, même en le supposant possible, de perfectionner, au même degré, des théories qui, portant sur des notions plus complexes, sont nécessairement condamnées, par leur nature, à une infériorité logique plus ou moins grande suivant la classe correspondante de phénomènes.
L'examen que nous avons tenté de faire, dans cette leçon, du caractère philosophique de la science mathématique, resterait incomplet, si, après l'avoir envisagée dans son objet et dans sa composition, nous n'indiquions pas quelques considérations générales directement relatives à l'étendue réelle de son domaine.
À cet effet, il est indispensable de reconnaître avant tout, pour se faire une juste idée de la véritable nature des mathématiques, que, sous le point de vue purement logique, cette science est, par elle-même, nécessairement et rigoureusement universelle. Car il n'y a pas de question quelconque qui ne puisse finalement être conçue comme consistant à déterminer des quantités les unes par les autres d'après certaines relations, et, par conséquent, comme réductible, en dernière analyse, à une simple question de nombres. On le comprendra si l'on remarque effectivement que, dans toutes nos recherches, à quelque ordre de phénomènes qu'elles se rapportent, nous avons définitivement en vue d'arriver à des nombres, à des doses. Quoique nous n'y parvenions le plus souvent que d'une manière fort grossière et d'après des méthodes très incertaines, il n'en est pas moins évident que tel est le terme réel de tous nos problèmes quelconques. Ainsi, pour prendre un exemple dans la classe de phénomène la moins accessible à l'esprit mathématique, les phénomènes des corps vivans, considérés même, pour plus de complication, dans le cas pathologique, n'est-il pas manifeste que toutes les questions de thérapeutique peuvent être envisagées comme consistant à déterminer les quantités de tous les divers modificateurs de l'organisme qui doivent agir sur lui pour le ramener à l'état normal, en admettant, suivant l'usage des géomètres, les valeurs nulles, négatives, ou même contradictoires, pour quelques-unes de ces quantités dans certains cas? Sans doute, une telle manière de se représenter la question ne peut être en effet réellement suivie, comme nous allons le voir, pour les phénomènes les plus complexes, parce qu'elle nous présente dans l'application des difficultés insurmontables; mais quand il s'agit de concevoir abstraitement toute la portée intellectuelle d'une science, il importe de lui supposer l'extension totale dont elle est logiquement susceptible.
On objecterait vainement contre une telle conception la division générale des idées humaines selon les deux catégories de Kant, de la quantité, et de la qualité, dont la première seule constituerait le domaine exclusif de la science mathématique. Le développement même de cette science a montré positivement depuis long-temps le peu de réalité de cette superficielle distinction métaphysique. Car la conception fondamentale de Descartes sur la relation du concret à l'abstrait en mathématiques, a prouvé que toutes les idées de qualité étaient réductibles à des idées de quantité. Cette conception, établie d'abord, par son immortel auteur, pour les phénomènes géométriques seulement, a été ensuite effectivement étendue par ses successeurs aux phénomènes mécaniques; et elle vient de l'être de nos jours aux phénomènes thermologiques. En résultat de cette généralisation graduelle, il n'y a pas maintenant de géomètres qui ne la considèrent, dans un sens purement théorique, comme pouvant s'appliquer à toutes nos idées réelles quelconques, en sorte que tout phénomène soit logiquement susceptible d'être représenté par une équation, aussi bien qu'une courbe ou un mouvement, sauf la difficulté de la trouver, et celle de la résoudre, qui peuvent être et sont souvent supérieures aux plus grandes forces de l'esprit humain.
Mais si, pour se former une idée convenable de la science mathématique, il importe de la concevoir comme étant nécessairement douée par sa nature d'une rigoureuse universalité logique, il n'est pas moins indispensable de considérer maintenant les grandes limitations réelles qui, vu la faiblesse de notre intelligence, rétrécissent singulièrement son domaine effectif, à mesure que les phénomènes se compliquent en se spécialisant.
Toute question peut sans doute, ainsi que nous venons de le voir, être conçue comme réductible à une pure question de nombres. Mais la difficulté de la traiter réellement sous ce point de vue, c'est-à-dire d'effectuer une telle transformation, est d'autant plus grande, dans les diverses parties essentielles de la philosophie naturelle, que l'on considère des phénomènes plus compliqués, en sorte que sauf pour les phénomènes les plus simples et les plus généraux, elle devient bientôt insurmontable.
On le sentira aisément, si l'on considère que, pour faire rentrer une question dans le domaine de l'analyse mathématique, il faut d'abord être parvenu à découvrir des relations précises entre les quantités coexistantes dans le phénomène étudié, l'établissement de ces équations des phénomènes étant le point de départ nécessaire de tous les travaux analytiques. Or, cela doit être évidemment d'autant plus difficile, qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers, et par suite plus compliqués. En examinant sous ce point de vue les diverses catégories fondamentales des phénomènes naturels établis dans la leçon précédente, on trouvera que, tout bien considéré, c'est seulement au plus pour les trois premières, comprenant toute la physique inorganique, qu'on peut légitimement espérer d'atteindre un jour ce haut degré de perfection scientifique, autant du moins qu'une telle limite peut être posée avec précision. Comme je dois plus tard traiter spécialement cette discussion par rapport à chaque science fondamentale, il suffira de l'indiquer ici de la manière la plus générale.
La première condition pour que des phénomènes comportent des lois mathématiques susceptibles d'être découvertes, c'est évidemment que les diverses quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres fixes. Or, en comparant, à cet égard, les deux grandes sections principales de la philosophie naturelle, on voit que la physique organique tout entière, et probablement aussi les parties les plus compliquées de la physique inorganique, sont nécessairement inaccessibles, par leur nature, à notre analyse mathématique, en vertu de l'extrême variabilité numérique des phénomènes correspondans. Toute idée précise de nombres fixes est véritablement déplacée dans les phénomènes des corps vivans, quand on veut l'employer autrement que comme moyen de soulager l'attention, et qu'on attache quelque importance aux relations exactes des valeurs assignées. Sous ce rapport, les réflexions de Bichat, sur l'abus de l'esprit mathématique en physiologie, sont parfaitement justes; on sait à quelles aberrations a conduit cette manière vicieuse de considérer les corps vivans.
Les différentes propriétés des corps bruts, surtout les plus générales, se présentent dans chacun d'eux avec des degrés presque invariables, ou du moins elles n'éprouvent que des variations simples, séparées par de longs intervalles d'uniformité, et qu'il est possible, en conséquence, d'assujétir à des lois précises et régulières. Ainsi, les qualités physiques d'un corps inorganique, principalement quand il est solide, sa forme, sa consistance, sa pesanteur spécifique, son élasticité, etc., présentent, pour un temps considérable, une fixité numérique remarquable, qui permet de les considérer réellement et utilement sous un point de vue mathématique. On sait qu'il n'en est déjà plus ainsi à beaucoup près pour les phénomènes chimiques que présentent les mêmes corps, et qui, plus compliqués, dépendant d'un bien plus grand nombre de circonstances, présentent des variations plus étendues, plus fréquentes, et par suite plus irrégulières. Aussi, d'après quelques considérations déjà indiquées dans la première leçon (page 45) et qui seront spécialement développées dans le troisième volume de ce cours, on ne peut pas seulement assurer aujourd'hui, d'une manière générale, qu'il y ait lieu à concevoir des nombres fixes en chimie, même sous le rapport le plus simple, quant aux proportions relatives des corps dans leurs combinaisons, ce qui montre clairement combien un tel ordre de phénomènes est encore loin de comporter de véritables lois mathématiques. Admettons-en néanmoins, pour ce cas, la possibilité et même la probabilité futures, afin de ne pas rendre trop minutieuse la discussion de la limite générale qu'il s'agit d'établir ici par rapport à l'extension, effectivement possible, du domaine réel de l'analyse mathématique. Il n'y aura plus le moindre doute aussitôt que nous passerons aux phénomènes que présentent les corps, considérés dans cet état d'agitation intestine continuelle de leurs molécules, qui constitue essentiellement ce que nous nommons la vie, envisagée de la manière la plus générale, dans l'ensemble des êtres qui nous la manifestent. En effet, un caractère éminemment propre aux phénomènes physiologiques, et que leur étude plus exacte rend maintenant plus sensible de jour en jour, c'est l'extrême instabilité numérique qu'ils présentent, sous quelque aspect qu'on les examine, et que nous verrons plus tard, quand l'ordre naturel des matières nous y conduira, être une conséquence nécessaire de la définition même des corps vivans. Quant à présent, il suffit de noter cette observation incontestable, vérifiée par tous les faits, que chaque propriété quelconque d'un corps organisé, soit géométrique, soit mécanique, soit chimique, soit vitale, est assujétie, dans sa quantité, à d'immenses variations numériques tout-à-fait irrégulières, qui se succèdent aux intervalles les plus rapprochés sous l'influence d'une foule de circonstances, tant extérieures qu'intérieures, variables elles-mêmes; en sorte que toute idée de nombres fixes, et, par suite, de lois mathématiques que nous puissions espérer d'obtenir, implique réellement contradiction avec la nature spéciale de cette classe de phénomènes. Ainsi, quand on veut évaluer avec précision, même uniquement les qualités les plus simples d'un être vivant, par exemple sa densité moyenne, ou celle de l'une de ses principales parties constituantes, sa température, la vitesse de sa circulation intérieure, la proportion des élémens immédiats qui composent ses solides ou ses fluides, la quantité d'oxigène qu'il consomme en un temps donné, la masse de ses absorptions ou de ses exhalations continuelles, etc., et, à plus forte raison, l'énergie de ses forces musculaires, l'intensité de ses impressions, etc., il ne faut pas seulement, ce qui est évident, faire, pour chacun de ces résultats, autant d'observations qu'il y a d'espèces ou de races et de variétés dans chaque espèce; on doit encore mesurer le changement très-considérable qu'éprouve cette quantité en passant d'un individu à un autre, et, quant au même individu, suivant son âge, son état de santé ou de maladie, sa disposition intérieure, les circonstances de tout genre incessamment mobiles sous l'influence desquelles il se trouve placé, telles que la constitution atmosphérique, etc. Que peuvent donc signifier ces prétendues évaluations numériques si soigneusement enregistrées pour les divers phénomènes physiologiques ou même pathologiques, et déduites, dans le cas le plus favorable, d'une seule mesure réelle, lorsqu'il en faudrait une multitude? Elles ne peuvent qu'induire en erreur sur la vraie marche des phénomènes, et ne doivent être appliquées rationnellement que comme un moyen, pour ainsi dire mnémonique, de fixer les idées. Dans tous les cas, il y a évidemment impossibilité totale d'obtenir jamais de véritables lois mathématiques. Il en est encore plus fortement de même pour les phénomènes sociaux, qui offrent une complication encore supérieure, et, par suite, une variabilité plus grande, comme nous l'établirons spécialement dans le quatrième volume de ce cours.
Ce n'est pas néanmoins qu'on doive cesser, d'après cela, de concevoir, en thèse philosophique générale, les phénomènes de tous les ordres comme nécessairement soumis par eux-mêmes à des lois mathématiques, que nous sommes seulement condamnés à ignorer toujours dans la plupart des cas, à cause de la trop grande complication des phénomènes. Il n'y a en effet aucune raison de penser que, sous ce rapport, les phénomènes les plus complexes des corps vivans soient essentiellement d'une autre nature spéciale que les phénomènes les plus simples des corps bruts. Car, s'il était possible d'isoler rigoureusement chacune des causes simples qui concourent à produire un même phénomène physiologique, tout porte à croire qu'elle se montrerait douée, dans des circonstances déterminées, d'un genre d'influence et d'une quantité d'action aussi exactement fixes que nous le voyons dans la gravitation universelle, véritable type des lois fondamentales de la nature. Ce qui engendre la variabilité irrégulière des effets, c'est le grand nombre d'agens divers déterminant à la fois un même phénomène, et d'où il résulte que, dans les phénomènes très-compliqués, il n'y a peut-être pas deux cas rigoureusement semblables. Nous n'avons pas besoin, pour trouver une telle difficulté, d'aller jusqu'aux phénomènes des corps vivans. Elle se présente déjà dans ceux des corps bruts, quand nous considérons les cas les plus complexes; par exemple, en étudiant les phénomènes météorologiques. On ne peut douter que chacun des nombreux agens qui concourent à la production de ces phénomènes ne soit soumis séparément à des lois mathématiques, quoique nous ignorions encore la plupart d'entr'elles; mais leur multiplicité rend les effets observés aussi irrégulièrement variables que si chaque cause n'était assujétie à aucune condition précise.
La considération précédente conduit à apercevoir un second motif distinct en vertu duquel il nous est nécessairement interdit, vu la faiblesse de notre intelligence, de faire rentrer l'étude des phénomènes les plus compliqués dans le domaine des applications de l'analyse mathématique. En effet, indépendamment de ce que, dans les phénomènes les plus spéciaux, les résultats effectifs sont tellement variables que nous ne pouvons pas même y saisir des valeurs fixes, il suit de la complication des cas, que, quand même nous pourrions connaître un jour la loi mathématique à laquelle est soumis chaque agent pris à part, la combinaison d'un aussi grand nombre de conditions rendrait le problème mathématique correspondant tellement supérieur à nos faibles moyens, que la question resterait le plus souvent insoluble. Ce n'est donc pas ainsi qu'on peut faire une étude réelle et féconde de la majeure partie des phénomènes naturels.
Pour apprécier aussi exactement que possible cette difficulté, considérons à quel point se compliquent les questions mathématiques, même relativement aux phénomènes les plus simples des corps bruts, quand on veut rapprocher suffisamment l'état abstrait de l'état concret, en ayant égard à toutes les conditions principales qui peuvent exercer sur l'effet produit, une influence véritable. On sait, par exemple, que le phénomène très-simple de l'écoulement d'un fluide, en vertu de sa seule pesanteur, par un orifice donné, n'a pas jusqu'à présent de solution mathématique complète, quand on veut tenir compte de toutes les circonstances essentielles. Il en est encore ainsi, même pour le mouvement encore plus simple d'un projectile solide dans un milieu résistant.
Pourquoi l'analyse mathématique a-t-elle pu s'adapter, avec un succès si admirable, à l'étude approfondie des phénomènes célestes? Parce qu'ils sont, malgré les apparences vulgaires, beaucoup plus simples que tous les autres. Le problème le plus compliqué qu'ils présentent, celui de la modification que produit, dans le mouvement de deux corps tendant l'un vers l'autre en vertu de leur gravitation, l'influence d'un troisième corps agissant sur tous deux de la même manière, est bien moins composé que le problème terrestre le plus simple. Et, néanmoins, il offre déjà une telle difficulté, que nous n'en possédons encore que des solutions approximatives. Il est même aisé de voir, en examinant ce sujet plus profondément, que la haute perfection à laquelle a pu s'élever l'astronomie solaire par l'emploi de la science mathématique est encore essentiellement due à ce que nous avons profité avec adresse de toutes les facilités particulières, et, pour ainsi dire, accidentelles, qu'offrait pour la solution des problèmes la constitution spéciale, très-favorable sous ce rapport, de notre système planétaire. En effet, les planètes dont il se compose sont assez peu nombreuses, mais surtout elles sont, en général, de masses fort inégales et bien moindres que celle du soleil, et de plus fort éloignées les unes des autres; elles ont des formes presque sphériques; leurs orbites sont presque circulaires, et présentent de faibles inclinaisons mutuelles, etc. Il résulte de cet ensemble de circonstances que les perturbations sont le plus souvent peu considérables, et que pour les calculer il suffit ordinairement de tenir compte, concurremment avec l'action du soleil sur chaque planète en particulier, de l'influence d'une seule autre planète, susceptible, par sa grosseur et sa proximité, de déterminer des dérangemens sensibles. Mais si, au lieu d'un tel état de choses, notre système solaire eût été composé d'un plus grand nombre de planètes concentrées dans un moindre espace, et à peu près égales en masse; si leurs orbites avaient offert des inclinaisons fort différentes, et des excentricités considérables; si ces corps eussent été d'une forme plus compliquée, par exemple, des ellipsoïdes très-excentriques, etc.; il est certain qu'en supposant la même loi réelle de gravitation, nous ne serions pas encore parvenus à soumettre l'étude des phénomènes célestes à notre analyse mathématique, et probablement nous n'eussions pas même pu démêler jusqu'à présent la loi principale.
Ces conditions hypothétiques se trouveraient précisément réalisées au plus haut degré dans les phénomènes chimiques, si on voulait les calculer d'après la théorie de la gravitation générale.
En pesant convenablement les diverses considérations qui précèdent, on sera convaincu, je crois, qu'en réduisant aux diverses parties de la physique inorganique l'extension future des grandes applications réellement possibles de l'analyse mathématique, j'ai bien plutôt exagéré que rétréci l'étendue de son domaine effectif. Autant il importait de rendre sensible la rigoureuse universalité logique de la science mathématique, autant je devais signaler les conditions qui limitent pour nous son extension réelle, afin de ne pas contribuer à écarter l'esprit humain de la véritable direction scientifique dans l'étude des phénomènes les plus compliqués, par la recherche chimérique d'une perfection impossible.
Ainsi, tout en s'efforçant d'agrandir autant qu'on le pourra le domaine réel des mathématiques, on doit reconnaître que les sciences les plus difficiles sont destinées, par leur nature, à rester indéfiniment dans cet état préliminaire qui prépare pour les autres l'époque où elles deviennent accessibles aux théories mathématiques. Nous devons, pour les phénomènes les plus compliqués, nous contenter d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, de les rattacher les uns aux autres d'une manière générale, de connaître le genre d'influence qu'exerce chaque agent principal, etc.; mais sans les étudier sous le point de vue de la quantité, et par conséquent sans espoir d'introduire, dans les sciences correspondantes, ce haut degré de perfection que procure, quant aux phénomènes les plus simples, un usage convenable de la mathématique, soit sous le rapport de la précision de nos connaissances, soit, ce qui est peut-être encore plus remarquable, sous le rapport de leur coordination.
C'est par les mathématiques que la philosophie positive a commencé à se former: c'est d'elles que nous vient la méthode. Il était donc naturellement inévitable que, lorsque la même manière de procéder a dû s'étendre à chacune des autres sciences fondamentales, on s'efforçât d'y introduire l'esprit mathématique à un plus haut degré que ne le comportaient les phénomènes correspondans; ce qui a donné lieu ensuite à des travaux d'épuration plus ou moins étendus, comme ceux de Berthollet sur la chimie, pour se dégager de cette influence exagérée. Mais chaque science, en se développant, a fait subir à la méthode positive générale des modifications déterminées par les phénomènes qui lui sont propres, d'où résulte son génie spécial; c'est seulement alors qu'elle a pris son véritable caractère définitif, qui ne doit jamais être confondu avec celui d'aucune autre science fondamentale.
Ayant exposé, dans cette leçon, le but essentiel et la composition principale de la science mathématique, ainsi que ses relations générales avec l'ensemble de la philosophie naturelle, son caractère philosophique se trouve déterminé, autant qu'il puisse l'être par un tel aperçu. Nous devons passer maintenant à l'examen spécial de chacune des trois grandes sciences dont elle est composée, le calcul, la géométrie et la mécanique.
QUATRIÈME LEÇON.
Sommaire. Vue générale de l'Analyse mathématique.
Dans le développement historique de la science mathématique depuis Descartes, les progrès de la partie abstraite ont presque toujours été déterminés par ceux de la partie concrète. Mais il n'en est pas moins nécessaire, pour concevoir la science d'une manière vraiment rationnelle, de considérer le calcul dans toutes ses branches principales avant de procéder à l'étude philosophique de la géométrie et de la mécanique. Les théories analytiques, plus simples et plus générales que celles de la mathématique concrète, en sont, par elles-mêmes, essentiellement indépendantes; tandis que celles-ci ont, au contraire, de leur nature, un besoin continuel des premières, sans le secours desquelles elles ne pourraient faire presque aucun progrès. Quoique les principales conceptions de l'analyse conservent encore aujourd'hui quelques traces très-sensibles de leur origine géométrique ou mécanique, elles sont maintenant néanmoins essentiellement dégagées de ce caractère primitif, qui ne se manifeste plus guère que pour quelques points secondaires; en sorte que, depuis les travaux de Lagrange surtout, il est possible, dans une exposition dogmatique, de les présenter d'une manière purement abstraite, en un système unique et continu. C'est ce que je vais entreprendre dans cette leçon et dans les cinq suivantes, en me bornant, comme il convient à la nature de ce cours, aux considérations les plus générales sur chaque branche principale de la science du calcul.
Le but définitif de nos recherches dans la mathématique concrète étant la découverte des équations, qui expriment les lois mathématiques des phénomènes considérés, et ces équations constituant le véritable point de départ du calcul, dont l'objet est d'en déduire la détermination des quantités les unes par les autres, je crois indispensable, avant d'aller plus loin, d'approfondir, plus qu'on n'a coutume de le faire, cette idée fondamentale d'équation, sujet continuel, soit comme terme, soit comme origine, de tous les travaux mathématiques. Outre l'avantage de mieux circonscrire le véritable champ de l'analyse, il en résultera nécessairement cette importante conséquence, de tracer d'une manière plus exacte la ligne réelle de démarcation entre la partie concrète et la partie abstraite des mathématiques, ce qui complétera l'exposition générale de la division fondamentale établie dans la leçon précédente.
On se forme ordinairement une idée beaucoup trop vague de ce que c'est qu'une équation, lorsqu'on donne ce nom à toute espèce de relation d'égalité entre deux fonctions quelconques des grandeurs que l'on considère. Car, si toute équation est évidemment une relation d'égalité, il s'en faut de beaucoup que, réciproquement, toute relation d'égalité soit une véritable équation, du genre de celles auxquelles, par leur nature, les méthodes analytiques sont applicables.
Ce défaut de précision dans la considération logique d'une notion aussi fondamentale en mathématiques, entraîne le grave inconvénient de rendre à peu près inexplicable, en thèse générale, la difficulté immense et capitale que nous éprouvons à établir la relation du concret à l'abstrait, et qu'on fait communément ressortir avec tant de raison pour chaque grande question mathématique prise à part. Si le sens du mot équation était vraiment aussi étendu qu'on le suppose habituellement en le définissant, on ne voit point, en effet, de quelle grande difficulté pourrait être réellement, en général, l'établissement des équations d'un problème quelconque. Car tout paraîtrait consister ainsi en une simple question de forme, qui ne devrait pas même exiger jamais de grands efforts intellectuels, attendu que nous ne pouvons guère concevoir de relation précise qui ne soit pas immédiatement une certaine relation d'égalité, ou qui n'y puisse être promptement ramenée par quelques transformations très-faciles.
Ainsi, en admettant, en général, dans la définition des équations, toute espèce de fonctions, on ne rend nullement raison de l'extrême difficulté qu'on éprouve le plus souvent à mettre un problème en équation, et qui est si fréquemment comparable aux efforts qu'exige l'élaboration analytique de l'équation une fois obtenue. En un mot, l'idée abstraite et générale qu'on donne de l'équation ne correspond aucunement au sens réel que les géomètres attachent à cette expression dans le développement effectif de la science. Il y a là un vice logique, un défaut de corélation, qu'il importe beaucoup de rectifier.
Pour y parvenir, je distingue d'abord deux sortes de fonctions: les fonctions abstraites, analytiques, et les fonctions concrètes. Les premières peuvent seules entrer dans les véritables équations, en sorte qu'on pourra désormais définir, d'une manière exacte et suffisamment approfondie, toute équation: une relation d'égalité entre deux fonctions abstraites des grandeurs considérées. Afin de n'avoir plus à revenir sur cette définition fondamentale, je dois ajouter ici, comme un complément indispensable sans lequel l'idée ne serait point assez générale, que ces fonctions abstraites peuvent se rapporter non-seulement aux grandeurs que le problème présente en effet de lui-même, mais aussi à toutes les autres grandeurs auxiliaires qui s'y rattachent, et qu'on pourra souvent introduire, simplement par artifice mathématique, dans la seule vue de faciliter la découverte des équations des phénomènes. Je ne fais ici, dans cette explication, qu'emprunter sommairement, par anticipation, le résultat d'une discussion générale de la plus haute importance, qui se trouvera à la fin de cette leçon. Revenons maintenant à la distinction essentielle des fonctions en abstraites et concrètes.
Cette distinction peut être établie par deux voies essentiellement différentes, complémentaires l'une de l'autre; à priori, et à posteriori: c'est-à-dire, en caractérisant d'une manière générale la nature propre de chaque espèce de fonctions, et ensuite en faisant, ce qui est possible, l'énumération effective de toutes les fonctions abstraites aujourd'hui connues, du moins quant aux élémens dont elles se composent.
A priori, les fonctions que j'appelle abstraites sont celles qui expriment entre des grandeurs un mode de dépendance qu'on peut concevoir uniquement entre nombres, sans qu'il soit besoin d'indiquer aucun phénomène quelconque où il se trouve réalisé. Je nomme, au contraire, fonctions concrètes celles pour lesquelles le mode de dépendance exprimé ne peut être défini ni conçu qu'en assignant un cas physique déterminé, géométrique, mécanique, ou de tout autre nature, dans lequel il ait effectivement lieu.
La plupart des fonctions, à leur origine, celles mêmes qui sont aujourd'hui le plus purement abstraites, ont commencé par être concrètes; en sorte qu'il est aisé de faire comprendre la distinction précédente, en se bornant à citer les divers points de vue successifs sous lesquels, à mesure que la science s'est formée, les géomètres ont considéré les fonctions analytiques les plus simples. J'indiquerai pour exemple les puissances, devenues en général fonctions abstraites, depuis seulement les travaux de Viète et de Descartes. Ces fonctions x2, x3, qui, dans notre analyse actuelle, sont si bien conçues comme simplement abstraites, n'étaient, pour les géomètres de l'antiquité, que des fonctions entièrement concrètes, exprimant la relation de la superficie d'un carré ou du volume d'un cube à la longueur de leur côté. Elles avaient si exclusivement à leurs yeux un tel caractère, que c'est seulement d'après leur définition géométrique qu'ils avaient découvert les propriétés algébriques élémentaires de ces fonctions, relativement à la décomposition de la variable en deux parties, propriétés qui n'étaient, à cette époque, que de vrais théorèmes de géométrie, auxquels on n'a attaché que beaucoup plus tard un sens numérique.
J'aurai encore occasion de citer tout à l'heure, pour un autre motif, un nouvel exemple très-propre à faire bien sentir la distinction fondamentale que je viens d'exposer; c'est celui des fonctions circulaires, soit directes, soit inverses, qui sont encore aujourd'hui tantôt concrètes, tantôt abstraites, selon le point de vue sous lequel on les envisage.
Considérant maintenant, à posteriori, cette division des fonctions, après avoir établi le caractère général qui rend une fonction abstraite ou concrète, la question de savoir si telle fonction déterminée est véritablement abstraite, et par-là susceptible d'entrer dans de vraies équations analytiques, va devenir une simple question de fait, puisque nous allons énumérer toutes les fonctions de cette espèce.
Au premier abord, cette énumération semble impossible, les fonctions analytiques distinctes étant évidemment en nombre infini. Mais, en les partageant en simples et composées, la difficulté disparaît. Car, si le nombre des diverses fonctions considérées dans l'analyse mathématique est réellement infini, elles sont, au contraire, même aujourd'hui, composées d'un fort petit nombre de fonctions élémentaires, qu'on peut aisément assigner, et qui suffisent évidemment pour décider du caractère abstrait ou concret de telle fonction déterminée, qui sera de l'une ou de l'autre nature, selon qu'elle se composera exclusivement de ces fonctions abstraites simples, ou qu'elle en comprendra d'autres. Voici le tableau de ces élémens fondamentaux de toutes nos combinaisons analytiques, dans l'état présent de la science. On ne doit, évidemment, considérer, à cet effet, que les fonctions d'une seule variable; celles relatives à plusieurs variables indépendantes étant constamment, par leur nature, plus ou moins composées.
Soit x la variable indépendante, y la variable corelative qui en dépend. Les différens modes simples de dépendance abstraite que nous pouvons maintenant concevoir entre y et x, sont exprimés par les dix formules élémentaires suivantes, dans lesquelles chaque fonction est accouplée avec son inverse, c'est-à-dire, avec celle qui aurait lieu, d'après la fonction directe, si on y rapportait x à y, au lieu de rapporter y à x:
Note 4: Dans la vue d'augmenter autant que possible les ressources et l'étendue si insuffisantes de l'analyse mathématique, les géomètres comptent ce dernier couple de fonctions parmi les élémens analytiques. Quoique cette inscription soit strictement légitime, il importe de remarquer que les fonctions circulaires ne sont pas exactement dans le même cas que les autres fonctions abstraites élémentaires. Il y a entr'elles cette différence fort essentielle, que les fonctions des quatre premiers couples sont vraiment à la fois simples et abstraites, tandis que les fonctions circulaires, qui peuvent manifester successivement l'un et l'autre caractère suivant le point de vue sous lequel on les envisage et la manière dont elles sont employées, ne présentent jamais simultanément ces deux propriétés.La fonction sin x est introduite dans l'analyse comme une nouvelle fonction simple, quand on la conçoit seulement comme indiquant la relation géométrique dont elle dérive; mais alors elle n'est évidemment qu'une fonction concrète. Dans d'autres circonstances, elle remplit analytiquement les conditions d'une véritable fonction abstraite, lorsqu'on ne considère sin x que comme l'expression abrégée de la formule
ou de la série équivalente; mais sous ce dernier point de vue, ce n'est plus réellement une nouvelle fonction analytique, puisqu'elle ne se présente que comme un composé des précédentes.
Néanmoins, les fonctions circulaires ont quelques qualités spéciales qui permettent de les maintenir au tableau des élémens rationnels de l'analyse mathématique.
1º Elles sont susceptibles d'évaluation, quoique conservant leur caractère concret; ce qui autorise à les introduire dans les équations, tant qu'elles ne portent que sur des données, sans qu'il soit nécessaire d'avoir égard à leur expression algébrique.
2º On sait effectuer sur les différentes fonctions circulaires, comparées entr'elles seulement, une certaine suite de transformations, qui n'exigent pas davantage la connaissance de leur définition analytique. Il en résulte évidemment la faculté d'introduire ces fonctions dans les équations, même par rapport aux inconnues, pourvu qu'il n'y entre pas concurremment des fonctions non-trigonométriques des mêmes variables.
C'est donc uniquement dans les cas où les fonctions circulaires, relativement aux inconnues, sont combinées dans les équations avec des fonctions abstraites d'une autre espèce, qu'il est indispensable d'avoir égard à leur interprétation algébrique pour pouvoir résoudre les équations, et dès lors elles cessent, en effet, d'être traitées comme de nouvelles fonctions simples. Mais alors même, pourvu qu'on tienne compte de cette interprétation, leur admission n'empêche point les relations d'avoir le caractère de véritables équations analytiques, ce qui est ici le but essentiel de notre énumération des fonctions abstraites élémentaires.
Il est à remarquer, d'après les considérations indiquées dans cette note, que plusieurs autres fonctions concrètes peuvent être utilement introduites au nombre des élémens analytiques, si les conditions principales posées ci-dessus pour les fonctions circulaires ont été préalablement bien remplies. C'est ainsi, par exemple, que les travaux de M. Legendre, et récemment ceux de M. Jacobi, sur les fonctions elliptiques, ont vraiment agrandi le champ de l'analyse; il en est de même pour quelques intégrales définies obtenues par M. Fourier, dans la théorie de la chaleur..
Tels sont les élémens très-peu nombreux qui composent directement toutes les fonctions abstraites aujourd'hui connues. Quelque peu multipliés qu'ils soient, ils suffisent évidemment pour donner lieu à un nombre tout-à-fait infini de combinaisons analytiques.
Aucune considération rationnelle ne circonscrit rigoureusement à priori le tableau précédent, qui n'est que l'expression effective de l'état actuel de la science. Nos élémens analytiques sont aujourd'hui plus nombreux qu'ils ne l'étaient pour Descartes, et même pour Newton et Leïbnitz; il y a tout au plus un siècle que les deux derniers couples ont été introduits dans l'analyse par les travaux de Jean Bernouilli et d'Euler. Sans doute on en admettra de nouveaux dans la suite; mais, comme je l'indiquerai à la fin de cette leçon, nous ne pouvons pas espérer qu'ils soient jamais fort multipliés, leur augmentation réelle donnant lieu à de très-grandes difficultés.
Nous pouvons donc maintenant nous former une idée positive, et néanmoins suffisamment étendue, de ce que les géomètres entendent par une véritable équation. Cette explication est éminemment propre à nous faire comprendre combien il doit être difficile d'établir réellement les équations des phénomènes, puisqu'on n'y est effectivement parvenu que lorsqu'on a pu concevoir les lois mathématiques de ces phénomènes à l'aide de fonctions entièrement composées des seuls élémens analytiques que je viens d'énumérer. Il est clair, en effet, que c'est uniquement alors que le problème devient vraiment abstrait, et se réduit à une pure question de nombres, ces fonctions étant les seules relations simples que nous sachions concevoir entre les nombres, considérés en eux-mêmes. Jusqu'à cette époque de la solution, quelles que soient les apparences, la question est encore essentiellement concrète, et ne rentre pas dans le domaine du calcul. Or, la difficulté fondamentale de ce passage du concret à l'abstrait consiste surtout, en général, dans l'insuffisance de ce très-petit nombre d'élémens analytiques que nous possédons, et d'après lesquels néanmoins, malgré le peu de variété réelle qu'ils nous offrent, il faut parvenir à se représenter toutes les relations précises que peuvent nous manifester tous les différens phénomènes naturels. Vu l'infinie diversité qui doit nécessairement exister à cet égard dans le monde extérieur, on comprend sans peine combien nos conceptions doivent se trouver fréquemment au-dessous de la véritable difficulté; surtout si l'on ajoute que, ces élémens de notre analyse nous ayant été fournis primitivement par la considération mathématique des phénomènes les plus simples, puisqu'ils ont tous, directement ou indirectement, une origine géométrique, nous n'avons à priori aucune garantie rationnelle de leur aptitude nécessaire à représenter les lois mathématiques de toute autre classe de phénomènes. J'exposerai tout à l'heure l'artifice général, si profondément ingénieux, par lequel l'esprit humain est parvenu à diminuer singulièrement cette difficulté fondamentale que présente la relation du concret à l'abstrait en mathématiques, sans cependant qu'il ait été nécessaire de multiplier le nombre de ces élémens analytiques.
Les explications précédentes déterminent avec précision le véritable objet et le champ réel de la mathématique abstraite; je dois passer maintenant à l'examen de ses divisions principales, car nous avons toujours jusqu'ici considéré le calcul dans son ensemble total.
La première considération directe à présenter sur la composition de la science du calcul, consiste à la diviser d'abord en deux branches principales, auxquelles, faute de dénominations plus convenables, je donnerai les noms de calcul algébrique ou algèbre, et de calcul arithmétique ou arithmétique, mais en avertissant de prendre ces deux expressions dans leur acception logique la plus étendue, au lieu du sens beaucoup trop restreint qu'on leur attache ordinairement.
La solution complète de toute question de calcul, depuis la plus élémentaire jusqu'à la plus transcendante, se compose nécessairement de deux parties successives dont la nature est essentiellement distincte. Dans la première, on a pour objet de transformer les équations proposées, de façon à mettre en évidence le mode de formation des quantités inconnues par les quantités connues; c'est ce qui constitue la question algébrique. Dans la seconde, on a en vue d'évaluer les formules ainsi obtenues, c'est-à-dire, de déterminer immédiatement la valeur des nombres cherchés, représentés déjà par certaines fonctions explicites des nombres donnés; telle est la question arithmétique 5. On voit que, dans toute solution vraiment rationnelle, elle suit nécessairement la question algébrique, dont elle forme le complément indispensable, puisqu'il faut évidemment connaître la génération des nombres cherchés avant de déterminer leurs valeurs effectives pour chaque cas particulier. Ainsi, le terme de la partie algébrique devient le point de départ de la partie arithmétique.
Note 5: (retour) Supposons, par exemple, qu'une question fournisse entre une grandeur inconnue x et deux grandeurs connues a et b l'équation:x3 + 3ax = 2b
comme il arriverait pour la trisection d'un angle. On voit, de suite, que la dépendance entre x d'une part, et a, b de l'autre, est complétement déterminée; mais, tant que l'équation conserve sa forme primitive, on n'aperçoit nullement de quelle manière l'inconnue dérive des données. C'est cependant ce qu'il faut découvrir avant de penser à l'évaluer. Tel est l'objet de la partie algébrique de la solution. Lorsque, par une suite de transformations qui ont successivement rendu cette dérivation de plus en plus sensible, on est arrivé à présenter l'équation proposée sous la forme
le rôle de l'algèbre est terminé; et, quand même on ne saurait point effectuer les opérations arithmétiques indiquées par cette formule, on en n'aurait pas moins obtenu une connaissance très-réelle et souvent fort importante. Le rôle de l'arithmétique consistera maintenant, en partant de cette formule, à faire trouver le nombre x quand les valeurs des nombres a et b auront été fixées.
Le calcul algébrique et le calcul arithmétique diffèrent donc essentiellement par le but qu'on s'y propose. Ils ne diffèrent pas moins par le point de vue sous lequel on y considère les quantités, envisagées, dans le premier, quant à leurs relations, et, dans le second, quant à leurs valeurs. Le véritable esprit du calcul, en général, exige que cette distinction soit maintenue avec la plus sévère exactitude, et que la ligne de démarcation entre les deux époques de la solution soit rendue aussi nettement tranchée que le permet la question proposée. L'observation attentive de ce précepte, trop méconnu, peut être d'un utile secours dans chaque question particulière, en dirigeant les efforts de notre esprit, à un instant quelconque de la solution, vers la véritable difficulté correspondante. À la vérité, l'imperfection de la science du calcul oblige souvent, comme je l'expliquerai dans la leçon suivante, à mêler très-fréquemment les considérations algébriques et les considérations arithmétiques pour la solution d'une même question. Mais, quoiqu'il soit impossible alors de partager l'ensemble du travail en deux parties nettement tranchées, l'une purement algébrique, et l'autre purement arithmétique, on pourra toujours éviter, à l'aide des indications précédentes, de confondre les deux ordres de considérations, quelque intime que puisse être jamais leur mélange.
En cherchant à résumer le plus succinctement possible la distinction que je viens d'établir, on voit que l'algèbre peut se définir, en général, comme ayant pour objet la résolution des équations, ce qui, quoique paraissant d'abord trop restreint, est néanmoins suffisamment étendu, pourvu qu'on prenne ces expressions dans toute leur acception logique, qui signifie transformer des fonctions implicites en fonctions explicites équivalentes: de même, l'arithmétique peut être définie comme destinée à l'évaluation des fonctions. Ainsi, en contractant les expressions au plus haut degré, je crois pouvoir donner nettement une juste idée de cette division, en disant, comme je le ferai désormais pour éviter les périphrases explicatives, que l'algèbre est le calcul des fonctions, et l'arithmétique le calcul des valeurs.
Il est aisé de comprendre par-là combien les définitions ordinaires sont insuffisantes et même vicieuses. Le plus souvent, l'importance exagérée accordée aux signes a conduit à distinguer ces deux branches fondamentales de la science du calcul par la manière de désigner dans chacune les sujets du raisonnement, ce qui est évidemment absurde en principe et faux en fait. Même la célèbre définition donnée par Newton, lorsqu'il a caractérisé l'algèbre comme l'arithmétique universelle, donne certainement une très-fausse idée de la nature de l'algèbre et de celle de l'arithmétique 6.
Note 6: (retour) J'ai cru devoir signaler spécialement cette définition; parce qu'elle sert de base à l'opinion que beaucoup de bons esprits, étrangers à la science mathématique, se forment de la partie abstraite de cette science, sans considérer qu'à l'époque où cet aperçu a été formé, l'analyse mathématique n'était point assez développée pour que le caractère général propre à chacune de ses parties principales pût être convenablement saisi, ce qui explique pourquoi Newton a pu proposer alors une définition qu'il rejetterait certainement aujourd'hui.
Après avoir établi la division fondamentale du calcul en deux branches principales, je dois comparer, en général, l'étendue, l'importance et la difficulté de ces deux sortes de calcul, afin de n'avoir plus à considérer que le calcul des fonctions, qui doit être le sujet essentiel de notre étude.
Le calcul des valeurs, ou l'arithmétique, paraît, au premier abord, devoir présenter un champ aussi vaste que celui de l'algèbre, puisqu'il semble devoir donner lieu à autant de questions distinctes qu'on peut concevoir de formules algébriques différentes à évaluer. Mais une réflexion fort simple suffit pour montrer que le domaine du calcul des valeurs est, par sa nature, infiniment moins étendu que celui du calcul des fonctions. Car, en distinguant les fonctions en simples et composées, il est évident que lorsqu'on sait évaluer les fonctions simples, la considération des fonctions composées ne présente plus, sous ce rapport, aucune difficulté. Sous le point de vue algébrique, une fonction composée joue un rôle très-différent de celui des fonctions élémentaires qui la constituent, et c'est de là précisément que naissent toutes les principales difficultés analytiques. Mais il en est tout autrement pour le calcul arithmétique. Ainsi, le nombre des opérations arithmétiques, vraiment distinctes, est seulement marqué par celui des fonctions abstraites élémentaires, dont j'ai présenté ci-dessus le tableau très-peu étendu. L'évaluation de ces dix fonctions donne nécessairement celle de toutes les fonctions, en nombre infini, que l'on considère dans l'ensemble de l'analyse mathématique, telle, du moins, qu'elle existe aujourd'hui. À quelques formules que puisse conduire l'élaboration des équations, il n'y aurait lieu à de nouvelles opérations arithmétiques que si l'on en venait à créer de véritables nouveaux élémens analytiques, dont le nombre sera toujours, quoi qu'il arrive, extrêmement petit. Le champ de l'arithmétique est donc, par sa nature, infiniment restreint, tandis que celui de l'algèbre est rigoureusement indéfini.
Il importe cependant de remarquer que le domaine du calcul des valeurs est, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne se le représente communément. Car plusieurs questions, véritablement arithmétiques, puisqu'elles consistent dans des évaluations, ne sont point ordinairement classées comme telles, parce qu'on a l'habitude de ne les traiter que comme incidentes, au milieu d'un ensemble de recherches analytiques plus ou moins élevées: la trop haute opinion qu'on se forme communément de l'influence des signes est encore la cause principale de cette confusion d'idées. Ainsi, non-seulement la construction d'une table de logarithmes, mais aussi le calcul des tables trigonométriques, sont de véritables opérations arithmétiques d'un genre supérieur. On peut citer encore comme étant dans le même cas, quoique dans un ordre très-distinct et plus élevé, tous les procédés par lesquels on détermine directement la valeur d'une fonction quelconque pour chaque système particulier de valeurs attribuées aux quantités dont elle dépend, lorsqu'on ne peut point parvenir à connaître généralement la forme explicite de cette fonction. Sous ce point de vue, la résolution numérique des équations qu'on ne sait pas résoudre algébriquement, et de même le calcul des intégrales définies dont on ignore les intégrales générales, font réellement partie, malgré les apparences, du domaine de l'arithmétique, dans lequel il faut nécessairement comprendre tout ce qui a pour objet l'évaluation des fonctions. Les considérations relatives à ce but, sont en effet, constamment homogènes, de quelques évaluations qu'il s'agisse, et toujours bien distinctes des considérations vraiment algébriques.
Pour achever de se former une juste idée de l'étendue réelle du calcul des valeurs, on doit y comprendre aussi cette partie de la science générale du calcul qui porte aujourd'hui spécialement le nom de théorie des nombres, et qui est encore si peu avancée. Cette branche, fort étendue par sa nature, mais dont l'importance dans le système général de la science n'est pas très-grande, a pour objet de découvrir les propriétés inhérentes aux différens nombres en vertu de leurs valeurs et indépendamment de toute numération particulière. Elle constitue donc une sorte d'arithmétique transcendante; c'est à elle que conviendrait effectivement la définition proposée par Newton pour l'algèbre.
Le domaine total de l'arithmétique est donc, en réalité, beaucoup plus étendu qu'on ne le conçoit ordinairement. Mais, néanmoins, quelque développement légitime qu'on puisse lui accorder, il demeure certain que, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, le calcul des valeurs ne sera jamais qu'un point, pour ainsi dire, en comparaison du calcul des fonctions, dans lequel la science consiste essentiellement. Cette appréciation va devenir encore plus sensible par quelques considérations qui me restent à indiquer sur la véritable nature des questions arithmétiques en général, quand on les examine d'une manière approfondie.
En cherchant à déterminer avec exactitude en quoi consistent proprement les évaluations, on reconnaît aisément qu'elles ne sont pas autre chose que de véritables transformations des fonctions à évaluer, transformations qui, malgré leur but spécial, n'en sont pas moins essentiellement de la même nature que toutes celles enseignées par l'analyse. Sous ce point de vue, le calcul des valeurs pourrait être conçu simplement comme un appendice et une application particulière du calcul des fonctions, de telle sorte que l'arithmétique disparaîtrait, pour ainsi dire, dans l'ensemble de la mathématique abstraite, comme section distincte.
Pour bien comprendre cette considération, il faut observer que, lorsque l'on propose d'évaluer un nombre inconnu dont le mode de formation est donné, il est, par le seul énoncé même de la question arithmétique, déjà défini et exprimé sous une certaine forme; et qu'en l'évaluant, on ne fait que mettre son expression sous une autre forme déterminée, à laquelle on est habitué à rapporter la notion exacte de chaque nombre particulier, en le faisant rentrer dans le système régulier de la numération. L'évaluation consiste si bien dans une simple transformation, que lorsque l'expression primitive du nombre se trouve elle-même conforme à la numération régulière, il n'y a plus, à proprement parler, d'évaluation, ou plutôt on répond à la question par la question même. Qu'on demande, par exemple, d'ajouter les deux nombres trente et sept, on répondra en se bornant à répéter l'énoncé même de la question, et on croira néanmoins avoir évalué la somme, ce qui signifie que, dans ce cas, la première expression de la fonction n'a pas besoin d'être transformée; tandis qu'il n'en serait point ainsi pour ajouter vingt-trois et quatorze, car alors la somme ne serait pas immédiatement exprimée d'une manière conforme au rang qu'elle occupe dans l'échelle fixe et générale de la numération.
En précisant, autant que possible, la considération précédente, on peut dire qu'évaluer un nombre n'est autre chose que mettre son expression primitive sous la forme
a+b β+c β2+d β3+e β4.........+p βm
étant ordinairement égal à 10; et les coefficiens a, b, c, d, etc. étant assujétis à ces conditions d'être nombres entiers moindres que β, pouvant devenir nuls, mais jamais négatifs. Ainsi, toute question arithmétique est susceptible d'être posée comme consistant à mettre sous une telle forme une fonction abstraite quelconque de diverses quantités que l'on suppose avoir déjà elles-mêmes une forme semblable. On pourrait donc ne voir dans les différentes opérations de l'arithmétique que de simples cas particuliers de certaines transformations algébriques, sauf les difficultés spéciales tenant aux conditions relatives à l'état des coefficiens.
Il résulte clairement, de ce qui précède, que la mathématique abstraite se compose essentiellement du calcul des fonctions, qui en était évidemment déjà la partie la plus importante, la plus étendue, et la plus difficile. Tel sera donc désormais le sujet exclusif de nos considérations analytiques. Ainsi, sans m'arrêter davantage au calcul des valeurs, je vais passer immédiatement à l'examen de la division fondamentale du calcul des fonctions.
Nous avons déterminé, au commencement de cette leçon, en quoi consiste proprement la véritable difficulté qu'on éprouve à mettre en équation les questions mathématiques. C'est essentiellement à cause de l'insuffisance du très-petit nombre d'élémens analytiques que nous possédons, que la relation du concret à l'abstrait est ordinairement si difficile à établir. Essayons maintenant d'apprécier philosophiquement le procédé général par lequel l'esprit humain est parvenu, dans un si grand nombre de cas importans, à surmonter cet obstacle fondamental.
En considérant directement l'ensemble de cette question capitale, on est naturellement conduit à concevoir d'abord un premier moyen pour faciliter l'établissement des équations des phénomènes. Puisque le principal obstacle à ce sujet vient du trop petit nombre de nos élémens analytiques, tout semblerait se réduire à en créer de nouveaux. Mais ce parti, quelque naturel qu'il paraisse, est véritablement illusoire, quand on l'examine d'une manière approfondie. Quoiqu'il puisse certainement être utile, il est aisé de se convaincre de son insuffisance nécessaire.
En effet, la création d'une véritable nouvelle fonction abstraite élémentaire présente, par elle-même, les plus grandes difficultés. Il y a même, dans une telle idée, quelque chose qui semble contradictoire. Car un nouvel élément analytique ne remplirait pas évidemment les conditions essentielles qui lui sont propres, si on ne pouvait immédiatement l'évaluer: or, d'un autre côté, comment évaluer une nouvelle fonction qui serait vraiment simple, c'est-à-dire, qui ne rentrerait pas dans une combinaison de celles déjà connues? Cela paraît presque impossible. L'introduction, dans l'analyse, d'une autre fonction abstraite élémentaire, ou plutôt d'un autre couple de fonctions (car chacune serait toujours accompagnée de son inverse), suppose donc nécessairement la création simultanée d'une nouvelle opération arithmétique, ce qui est certainement fort difficile.
Si nous cherchons à nous faire une idée des moyens que l'esprit humain pourrait employer pour inventer de nouveaux élémens analytiques, par l'examen des procédés à l'aide desquels il a effectivement conçu ceux que nous possédons, l'observation nous laisse à cet égard dans une entière incertitude, car les artifices dont il s'est déjà servi pour cela sont évidemment épuisés. Afin de nous en convaincre, considérons le dernier couple de fonctions simples qui ait été introduit dans l'analyse, et à la formation duquel nous avons pour ainsi dire assisté, savoir le quatrième couple, car, comme je l'ai expliqué, le cinquième couple ne constitue pas, à proprement parler, de véritables nouveaux élémens analytiques. La fonction ax, et, par suite, son inverse, ont été formées en concevant sous un nouveau point de vue une fonction déjà connue depuis long-temps, les puissances, lorsque la notion en a été suffisamment généralisée. Il a suffi de considérer une puissance relativement à la variation de l'exposant, au lieu de penser à la variation de la base, pour qu'il en résultât une fonction simple vraiment nouvelle, la variation suivant alors une marche toute différente. Mais cet artifice, aussi simple qu'ingénieux, ne peut plus rien fournir. Car, en retournant, de la même manière, tous nos élémens analytiques actuels, on n'aboutit qu'à les faire rentrer les uns dans les autres.
Nous ne concevons donc nullement de quelle manière on pourrait procéder à la création de nouvelles fonctions abstraites élémentaires, remplissant convenablement toutes les conditions nécessaires. Ce n'est pas à dire, néanmoins, que nous ayons atteint aujourd'hui la limite effective posée à cet égard par les bornes de notre intelligence. Il est même certain que les derniers perfectionnemens spéciaux de l'analyse mathématique ont contribué à étendre nos ressources sous ce rapport, en introduisant dans le domaine du calcul certaines intégrales définies, qui, à quelques égards, tiennent lieu de nouvelles fonctions simples, quoiqu'elles soient loin de remplir toutes les conditions convenables, ce qui m'a empêché de les inscrire au tableau des vrais élémens analytiques. Mais, tout bien considéré, je crois qu'il demeure incontestable que le nombre de ces élémens ne peut s'accroître qu'avec une extrême lenteur. Ainsi, ce ne peut être dans un tel procédé que l'esprit humain ait puisé ses ressources les plus puissantes pour faciliter autant que possible l'établissement des équations.
Ce premier moyen étant écarté, il n'en reste évidemment qu'un seul; c'est, vu l'impossibilité de trouver directement les équations entre les quantités que l'on considère, d'en chercher de correspondantes entre d'autres quantités auxiliaires, liées aux premières suivant une certaine loi déterminée, et de la relation desquelles on remonte ensuite à celle des grandeurs primitives. Telle est, en effet, la conception, éminemment féconde, que l'esprit humain est parvenu à fonder, et qui constitue son plus admirable instrument pour l'exploration mathématique des phénomènes naturels, l'analyse dite transcendante.
En thèse philosophique générale, les quantités auxiliaires que l'on introduit, au lieu des grandeurs primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement des équations, pourraient dériver suivant une loi quelconque des élémens immédiats de la question. Ainsi, cette conception a beaucoup plus de portée que ne lui en ont supposé communément, même les plus profonds géomètres. Il importe extrêmement de se la représenter dans toute son étendue logique; car c'est peut-être en établissant un mode général de dérivation autre que celui auquel on s'est constamment borné jusqu'ici, bien qu'il ne soit pas, évidemment, le seul possible, qu'on parviendra un jour à perfectionner essentiellement l'ensemble de l'analyse mathématique, et par suite à fonder, pour l'investigation des lois de la nature, des moyens encore plus puissans que nos procédés actuels, susceptibles, sans doute, d'épuisement.
Mais, pour n'avoir égard qu'à la constitution présente de la science, les seules quantités auxiliaires introduites habituellement à la place des quantités primitives dans l'analyse transcendante, sont ce qu'on appelle les élémens infiniment petits, les différentielles de divers ordres de ces quantités, si l'on conçoit cette analyse à la manière de Leïbnitz; ou les fluxions, les limites des rapports des accroissemens simultanés des quantités primitives comparées les unes aux autres, ou, plus brièvement, les premières et dernières raisons de ces accroissemens, en adoptant la conception de Newton; ou bien, enfin, les dérivées proprement dites de ces quantités, c'est-à-dire, les coefficiens des différens termes de leurs accroissemens respectifs, d'après la conception de Lagrange. Ces trois manières principales d'envisager notre analyse transcendante actuelle, et toutes les autres moins distinctement tranchées que l'on a proposées successivement, sont, par leur nature, nécessairement identiques, soit dans le calcul, soit dans l'application, ainsi que je l'expliquerai d'une manière générale dans la sixième leçon. Quant à leur valeur relative, nous verrons alors que la conception de Leïbnitz a jusqu'ici, dans l'usage, une supériorité incontestable, mais que son caractère logique est éminemment vicieux; tandis que la conception de Lagrange, admirable par sa simplicité, par sa perfection logique, par l'unité philosophique qu'elle a établie dans l'ensemble de l'analyse mathématique, jusqu'alors partagée en deux mondes presque indépendans, présente encore, dans les applications, de graves inconvéniens, en ralentissant la marche de l'intelligence: la conception de Newton tient à peu près le milieu sous ces divers rapports, étant moins rapide, mais plus rationnelle que celle de Leïbnitz, moins philosophique, mais plus applicable que celle de Lagrange.
Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer avec exactitude comment la considération de ce genre de quantités auxiliaires introduites dans les équations à la place des grandeurs primitives facilite réellement l'expression analytique des lois des phénomènes. La sixième leçon sera spécialement consacrée à cet important sujet, envisagé sous les différens points de vue généraux auxquels a donné lieu l'analyse transcendante. Je me borne en ce moment à considérer cette conception de la manière la plus générale, afin d'en déduire la division fondamentale du calcul des fonctions en deux calculs essentiellement distincts, dont l'enchaînement, pour la solution complète d'une même question mathématique, est invariablement déterminé.
Sous ce rapport, et dans l'ordre rationnel des idées, l'analyse transcendante se présente comme étant nécessairement la première, puisqu'elle a pour but général de faciliter l'établissement des équations, ce qui doit évidemment précéder la résolution proprement dite de ces équations, qui est l'objet de l'analyse ordinaire. Mais, quoiqu'il importe éminemment de concevoir ainsi le véritable enchaînement de ces deux analyses, il n'en est pas moins convenable, conformément à l'usage constant, de n'étudier l'analyse transcendante qu'après l'analyse ordinaire; car, si, au fond, elle en est par elle-même logiquement indépendante, ou que, du moins, il soit possible aujourd'hui de l'en dégager essentiellement, il est clair que son emploi dans la solution des questions ayant toujours plus ou moins besoin d'être complété par celui de l'analyse ordinaire, on serait contraint de laisser les questions en suspens, si celle-ci n'avait été étudiée préalablement.
En résultat de ce qui précède, le calcul des fonctions, ou l'algèbre, en prenant ce mot dans sa plus grande extension, se compose de deux branches fondamentales distinctes, dont l'une a pour objet immédiat la résolution des équations, lorsque celles-ci sont immédiatement établies entre les grandeurs mêmes que l'on considère; et dont l'autre, partant d'équations, beaucoup plus aisées à former en général, entre des quantités indirectement liées à celles du problème, a pour destination propre et constante d'en déduire, par des procédés analytiques invariables, les équations correspondantes entre les grandeurs directes que l'on considère, ce qui fait rentrer la question dans le domaine du calcul précédent. Le premier calcul porte, le plus souvent, le nom d'analyse ordinaire, ou d'algèbre proprement dite; le second constitue ce qu'on appelle l'analyse transcendante, qui a été désignée par les diverses dénominations de calcul infinitésimal, calcul des fluxions et des fluentes, calcul des évanouissans, etc., selon le point de vue sous lequel on l'a conçue. Pour écarter toute considération étrangère, je proposerai de la nommer calcul des fonctions indirectes, en donnant à l'analyse ordinaire le titre de calcul des fonctions directes. Ces expressions, que je forme essentiellement en généralisant et en précisant les idées de Lagrange, sont destinées à indiquer simplement avec exactitude le véritable caractère général propre à chacune des deux analyses.
Ayant établi la division fondamentale de l'analyse mathématique, je dois maintenant considérer séparément l'ensemble de chacune de ses deux parties, en commençant par le calcul des fonctions directes, et réservant ensuite des développemens plus étendus aux diverses branches du calcul des fonctions indirectes.
CINQUIÈME LEÇON.
Sommaire. Considérations générales sur le calcul des fonctions directes.
D'après l'explication générale qui termine la leçon précédente, le calcul des fonctions directes, ou l'algèbre proprement dite, suffit entièrement à la solution des questions mathématiques, quand elles sont assez simples pour qu'on puisse former immédiatement les équations entre les grandeurs mêmes que l'on considère, sans qu'il soit nécessaire d'introduire à leur place ou conjointement avec elles aucun système de quantités auxiliaires dérivées des premières. À la vérité, dans le plus grand nombre des cas importans, son emploi a besoin d'être précédé et préparé par celui du calcul des fonctions indirectes, destiné à faciliter l'établissement des équations. Mais quoique le rôle de l'algèbre ne soit alors que secondaire, elle n'en a pas moins toujours une part nécessaire dans la solution complète de la question, en sorte que le calcul des fonctions directes doit continuer à être, par sa nature, la base fondamentale de toute l'analyse mathématique. Nous devons donc, avant d'aller plus loin, considérer, d'une manière générale, la composition rationnelle de ce calcul, et le degré de développement auquel il est parvenu aujourd'hui.
L'objet définitif de ce calcul étant la résolution proprement dite des équations, c'est-à-dire, la découverte du mode de formation des quantités inconnues par les quantités connues d'après les équations qui existent entre elles; il présente naturellement autant de parties différentes que l'on peut concevoir de classes d'équations vraiment distinctes; et par conséquent, son étendue propre est rigoureusement indéfinie, le nombre des fonctions analytiques susceptibles d'entrer dans les équations, étant par lui-même tout-à-fait illimité, bien qu'elles ne soient composées que d'un très-petit nombre d'élémens primitifs.
La classification rationnelle des équations, doit être évidemment déterminée par la nature des élémens analytiques dont se composent leurs membres; toute autre classification serait essentiellement arbitraire. Sous ce rapport, les analystes divisent d'abord les équations à une ou à plusieurs variables en deux classes principales, selon qu'elles ne contiennent que des fonctions des trois premiers couples (voy. le tableau, 4e. leçon, page 173), ou qu'elles renferment aussi des fonctions, soit exponentielles, soit circulaires. Les dénominations de fonctions algébriques et fonctions transcendantes, données communément à ces deux groupes principaux d'élémens analytiques, sont, sans doute, fort peu convenables. Mais la division universellement établie entre les équations correspondantes, n'en est pas moins très-réelle, en ce sens que la résolution des équations contenant les fonctions dites transcendantes, présente nécessairement plus de difficultés que celles des équations dites algébriques. Aussi l'étude des premières est-elle jusqu'ici excessivement imparfaite, à tel point que souvent la résolution des plus simples d'entre elles, nous est encore inconnue 7; c'est sur l'élaboration des secondes que portent presqu'exclusivement nos méthodes analytiques.
Ne considérant maintenant que ces équations algébriques, il faut observer d'abord que, quoiqu'elles puissent souvent contenir des fonctions irrationnelles des inconnues aussi bien que des fonctions rationnelles; on peut toujours, par des transformations plus ou moins faciles, faire rentrer le premier cas dans le second; en sorte que c'est de ce dernier que les analystes ont dû s'occuper uniquement, pour résoudre toutes les équations algébriques.
Dans l'enfance de l'algèbre, ces équations avaient été classées d'après le nombre de leurs termes. Mais cette classification était évidemment vicieuse; comme séparant des cas réellement semblables, et en réunissant d'autres qui n'avaient rien de commun qu'un caractère sans aucune importance véritable 8. Elle n'a été maintenue que pour les équations à deux termes, susceptibles, en effet, d'une résolution commune qui leur est propre.
La classification des équations, d'après ce qu'on appelle leurs degrés, universellement admise depuis long-temps par les analystes, est, au contraire, éminemment naturelle, et mérite d'être signalée ici. Car, en ne comparant, dans chaque degré, que les équations qui se correspondent, quant à leur complication relative, on peut dire que cette distinction détermine rigoureusement la difficulté plus ou moins grande de leur résolution. Cette gradation est sensible effectivement, pour toutes les équations que l'on sait résoudre. Mais on peut s'en rendre compte d'une manière générale, indépendamment du fait de la résolution. Il suffit, pour cela, de considérer que l'équation la plus générale de chaque degré comprend nécessairement toutes celles des divers degrés inférieurs, en sorte qu'il en doit être ainsi de la formule qui détermine l'inconnue. En conséquence, quelque faible qu'on pût supposer à priori la difficulté propre au degré que l'on considère, comme elle se complique inévitablement, dans l'exécution, de celles que présentent tous les degrés précédens, la résolution offre donc réellement plus d'obstacles à mesure que le degré de l'équation s'élève.
Cet accroissement de difficulté est tel, que jusqu'ici la résolution des équations algébriques ne nous est connue que dans les quatre premiers degrés seulement. À cet égard, l'algèbre n'a pas fait de progrès considérables depuis les travaux de Descartes, et des analystes italiens du seizième siècle, quoique, dans les deux derniers siècles, il n'ait peut-être pas existé un seul géomètre qui ne se soit occupé de pousser plus avant la résolution des équations. L'équation générale du cinquième degré elle-même, a jusqu'ici résisté à toutes les tentatives.
La complication toujours croissante que doivent nécessairement présenter les formules pour résoudre les équations à mesure que le degré augmente, l'extrême embarras qu'occasione déjà l'usage de la formule du quatrième degré, et qui le rend presqu'inapplicable, ont déterminé les analystes à renoncer, par un accord tacite, à poursuivre de semblables recherches, quoiqu'ils soient loin de regarder comme impossible d'obtenir jamais la résolution des équations du cinquième degré, et de plusieurs autres degrés supérieurs. La seule question de ce genre, qui offrirait vraiment une grande importance, du moins sous le rapport logique, ce serait la résolution générale des équations algébriques d'un degré quelconque. Or, plus on médite sur ce sujet, plus on est conduit à penser, avec Lagrange, qu'il surpasse réellement la portée effective de notre intelligence. Il faut d'ailleurs observer que la formule qui exprimerait la racine d'une équation du degré m devrait nécessairement renfermer des radicaux de l'ordre m (ou des fonctions d'une multiplicité équivalente), à cause des m déterminations quelle doit comporter. Puisque nous avons vu, de plus, qu'elle doit aussi embrasser, comme cas particulier, celle qui correspond à tout autre degré inférieur, il s'ensuit qu'elle contiendrait, en outre, inévitablement, des radicaux de l'ordre m-1, d'autres de l'ordre m-2, etc., de telle manière que, s'il était possible de la découvrir, elle offrirait presque toujours une trop grande complication pour pouvoir être utilement employée, à moins qu'on ne parvînt à la simplifier, en lui conservant cependant toute la généralité convenable, par l'introduction d'un nouveau genre d'élémens analytiques, dont nous n'avons encore aucune idée. Il y a donc lieu de croire que, sans avoir déjà atteint sous ce rapport les bornes imposées par la faible portée de notre intelligence, nous ne tarderions pas à les rencontrer en prolongeant avec une activité forte et soutenue cette série de recherches.
Il importe d'ailleurs d'observer que, même en supposant obtenue la résolution des équations algébriques d'un degré quelconque, on n'aurait encore traité qu'une très-petite partie de l'algèbre proprement dite, c'est-à-dire, du calcul des fonctions directes, embrassant la résolution de toutes les équations que peuvent former les fonctions analytiques aujourd'hui connues. Enfin, pour achever d'éclaircir la considération philosophique de ce sujet, il faut reconnaître que, par une loi irrécusable de la nature humaine, nos moyens pour concevoir de nouvelles questions étant beaucoup plus puissans que nos ressources pour les résoudre, ou, en d'autres termes, l'esprit humain étant bien plus apte à imaginer qu'à raisonner, nous resterons nécessairement toujours au-dessous de la difficulté, à quelque degré de développement que parviennent jamais nos travaux intellectuels. Ainsi, quand même on découvrirait un jour la résolution complète de toutes les équations analytiques actuellement connues, ce qui, à l'examen, doit être jugé tout-à-fait chimérique, il n'est pas douteux qu'avant d'atteindre à ce but, et probablement même comme moyen subsidiaire, on aurait déjà surmonté la difficulté bien moindre, quoique très-grande cependant, de concevoir de nouveaux élémens analytiques, dont l'introduction donnerait lieu à des classes d'équations que nous ignorons complétement aujourd'hui; en sorte qu'une pareille imperfection relative de la science algébrique se reproduirait encore, malgré l'accroissement réel, très-important d'ailleurs, de la masse absolue de nos connaissances.
Dans l'état présent de l'algèbre, la résolution complète des équations des quatre premiers degrés, des équations binomes quelconques, de certaines équations spéciales des degrés supérieurs, et d'un très-petit nombre d'équations exponentielles, logarithmiques, ou circulaires, constituent donc les méthodes fondamentales que présente le calcul des fonctions directes pour la solution des problèmes mathématiques. Mais, avec des élémens aussi bornés, les géomètres n'en sont pas moins parvenus à traiter, d'une manière vraiment admirable, un très-grand nombre de questions importantes, comme nous le reconnaîtrons successivement dans la suite de ce volume. Les perfectionnemens généraux introduits depuis un siècle dans le système total de l'analyse mathématique ont eu pour caractère principal d'utiliser à un degré immense ce peu de connaissances acquises sur le calcul des fonctions directes, au lieu de tendre à les augmenter. Ce résultat a été obtenu à un tel point, que le plus souvent ce calcul n'a de rôle effectif dans la solution complète des diverses questions que par ses parties les plus simples, celles qui se rapportent aux équations des deux premiers degrés, à une seule ou à plusieurs variables.
L'extrême imperfection de l'algèbre, relativement à la résolution des équations, a déterminé les analystes à s'occuper d'une nouvelle classe de questions, dont il importe de marquer ici le véritable caractère. Quand ils ont cru devoir renoncer à poursuivre plus long-temps la résolution des équations algébriques des degrés supérieurs au quatrième, ils se sont occupés de suppléer, autant que possible, à cette immense lacune, par ce qu'ils ont nommé la résolution numérique des équations. Ne pouvant obtenir, dans la plupart des cas, la formule qui exprime quelle fonction explicite l'inconnue est des données, on a cherché, à défaut de cette résolution, la seule réellement algébrique, à déterminer, du moins, indépendamment de cette formule, la valeur de chaque inconnue pour tel ou tel système désigné de valeurs particulières attribuées aux données. Par les travaux successifs des analystes, cette opération incomplète et bâtarde, qui présente un mélange intime des questions vraiment algébriques avec des questions purement arithmétiques, a pu, du moins, être entièrement effectuée dans tous les cas, pour des équations d'un degré et même d'une forme quelconques. Sous ce rapport, les méthodes qu'on possède aujourd'hui sont suffisamment générales, quoique les calculs auxquels elles conduisent soient souvent presque inexécutables, à cause de leur complication. Il ne reste donc plus, à cet égard, qu'à simplifier assez les procédés pour qu'ils deviennent régulièrement applicables, ce qu'on peut espérer d'obtenir dans la suite. D'après cet état du calcul des fonctions directes, on s'efforce ensuite, dans l'application de ce calcul, de disposer, autant que possible, les questions proposées de façon à n'exiger finalement que cette résolution numérique des équations.
Quelque précieuse que soit évidemment une telle ressource, à défaut de la véritable solution, il est essentiel de ne pas méconnaître le vrai caractère de ces procédés, que les analystes regardent avec raison comme une algèbre fort imparfaite. En effet, il s'en faut de beaucoup que nous puissions toujours réduire nos questions mathématiques à ne dépendre, en dernière analyse, que de la résolution numérique des équations. Cela ne se peut que pour les questions tout-à-fait isolées, ou vraiment finales, c'est-à-dire, pour le plus petit nombre. La plupart des questions ne sont, en effet, que préparatoires, et destinées à servir de préliminaire indispensable à la solution d'autres questions. Or, pour un tel but, il est évident que ce n'est pas la valeur effective de l'inconnue qu'il importe de découvrir, mais la formule qui montre comment elle dérive des autres quantités considérées. C'est ce qui arrive, par exemple, dans un cas très-étendu, toutes les fois qu'une question déterminée renferme simultanément plusieurs inconnues. Il s'agit alors, comme on sait, d'en faire, avant tout, la séparation. En employant convenablement, à cet effet, le procédé simple et général heureusement imaginé par les analystes, et qui consiste à rapporter l'une des inconnues à toutes les autres, la difficulté disparaîtrait constamment, si l'on savait toujours résoudre algébriquement les équations considérées, sans que la résolution numérique puisse être alors d'aucune utilité. C'est uniquement faute de connaître la résolution algébrique des équations à une seule inconnue, qu'on est obligé de traiter l'élimination comme une question distincte, qui forme une des plus grandes difficultés spéciales de l'algèbre ordinaire. Quelque pénibles que soient les méthodes à l'aide desquelles on surmonte cette difficulté, elles ne sont pas même applicables d'une manière entièrement générale, à l'élimination d'une inconnue entre deux équations de forme quelconque.
Dans les questions les plus simples, et lorsqu'on n'a véritablement à résoudre qu'une seule équation à une seule inconnue, cette résolution numérique n'en est pas moins un procédé très-imparfait, même quand elle est strictement suffisante. Elle présente, en effet, ce grave inconvénient d'obliger à refaire toute la suite des opérations pour le plus léger changement qui peut survenir dans une seule des quantités considérées, quoique leur relation reste toujours la même, sans que les calculs faits pour un cas puissent dispenser en aucune manière de ceux qui concernent un autre cas très-peu différent, faute d'avoir pu abstraire et traiter distinctement cette partie purement algébrique de la question qui est commune à tous les cas résultant de la simple variation des nombres donnés.
D'après les considérations précédentes, le calcul des fonctions directes, envisagé dans son état actuel, se divise donc naturellement en deux parties fort distinctes, suivant qu'on traite de la résolution algébrique des équations ou de leur résolution numérique. La première partie, la seule vraiment satisfaisante, est malheureusement fort peu étendue, et restera vraisemblablement toujours très-bornée; la seconde, le plus souvent insuffisante, a du moins l'avantage d'une généralité beaucoup plus grande. La nécessité de distinguer nettement ces deux parties est évidente, à cause du but essentiellement différent qu'on se propose dans chacune, et par suite, du point de vue propre sous lequel on y considère les quantités. De plus, si on les envisage relativement aux diverses méthodes dont chacune est composée, on trouve dans leur distribution rationnelle une marche toute différente. En effet, la première partie doit se diviser d'après la nature des équations que l'on sait résoudre, et indépendamment de toute considération relative aux valeurs des inconnues. Dans la seconde partie, au contraire, ce n'est pas suivant les degrés des équations que les procédés se distinguent naturellement, puisqu'ils sont applicables à des équations d'un degré quelconque; c'est selon l'espèce numérique des valeurs des inconnues. Car, pour calculer directement ces nombre sans les déduire des formules qui en feraient connaître les expressions, le moyen ne saurait évidemment être le même, quand les nombres ne sont susceptibles d'être évalués que par une suite d'approximations toujours incomplète, que lorsqu'on peut les obtenir exactement. Cette distinction si importante, dans la résolution numérique des équations, des racines incommensurables, et des racines commensurables, qui exigent des principes tout-à-fait différens pour leur détermination, est entièrement insignifiante dans là résolution algébrique, où la nature rationnelle ou irrationnelle des nombres obtenus est un simple accident du calcul, qui ne peut exercer aucune influence sur les procédés employés. C'est, en un mot, une simple considération arithmétique. On en peut dire autant, quoique à un moindre degré, de la distinction des racines commensurables elles-mêmes en entières et fractionnaires. Enfin, il en est aussi de même, à plus forte raison, pour la classification la plus générale des racines, en réelles et imaginaires. Toutes ces diverses considérations, qui sont prépondérantes quant à la résolution numérique des équations, et qui n'ont aucune importance dans la résolution algébrique, rendent de plus en plus sensible la nature essentiellement distincte de ces deux parties principales de l'algèbre proprement dite.
Ces deux parties, qui constituent l'objet immédiat du calcul des fonctions directes, sont dominées par une troisième purement spéculative, à laquelle l'une et l'autre empruntent leurs ressources les plus puissantes, et qui a été très-exactement désignée par le nom général de théorie des équations, quoique cependant elle ne porte encore que sur les équations dites algébriques. La résolution numérique des équations, à cause de sa généralité, exige spécialement cette base rationnelle.
Cette dernière branche si importante de l'algèbre se divise naturellement en deux ordres de questions, d'abord celles qui se rapportent à la composition des équations, et ensuite celles qui concernent leur transformation; ces dernières ayant pour objet de modifier les racines d'une équation sans les connaître, suivant une loi quelconque donnée, pourvu que cette loi soit uniforme relativement à toutes ces racines 9.
Note 9: (retour) Je crois devoir, au sujet de la théorie des équations, signaler ici une lacune de quelque importance. Le principe fondamental sur lequel elle repose, et qui est si fréquemment appliqué dans toute l'analyse mathématique, la décomposition des fonctions algébriques, rationnelles, et entières, d'un degré quelconque, en facteurs du premier degré, n'est jamais employé que pour les fonctions d'une seule variable, sans que personne ait examiné si on doit l'étendre aux fonctions de plusieurs variables, ce que néanmoins on ne devrait pas laisser incertain. Quant aux fonctions de deux ou de trois variables, les considérations géométriques décident clairement, quoique d'une manière indirecte, que leur décomposition en facteurs est ordinairement impossible; car il en résulterait que chaque classe correspondante d'équations ne pourrait représenter une ligne ou une surface sui generis, et que son lieu géométrique rentrerait toujours dans le système de ceux appartenant à des équations de degré inférieur, de telle sorte que, de proche en proche, toute équation ne produirait jamais que des lignes droites ou des plans. Mais, précisément à cause de cette interprétation concrète, ce théorème, quoique purement négatif, me semble avoir une si grande importance pour la géométrie analytique, que je m'étonne qu'on n'ait pas cherché à établir directement une différence aussi caractéristique entre les fonctions à une seule variable et celles à plusieurs variables. Je vais rapporter ici sommairement la démonstration abstraite et générale que j'en ai trouvée, quoiqu'elle fût plus convenablement placée dans un traité spécial.1º Si ∫(x,y) pouvait se décomposer en facteurs du premier degré, on les obtiendrait en résolvant l'équation ∫(x,y)=0. Or, d'après les considérations indiquées dans le texte, cette équation, résolue par rapport à x, fournirait des formules qui contiendraient nécessairement divers radicaux, dans lesquels entrerait y. Les fonctions de y, renfermées sous chaque radical, ne sauraient évidemment être en général des puissances parfaites. Or, il faudrait qu'elles le devinssent pour que les facteurs élémentaires correspondans de ∫(x,y), et qui sont déjà du premier degré en x, fussent aussi du premier degré, ou même simplement rationnels, relativement à y. Cela ne pourra donc avoir lieu que dans certains cas particuliers, lorsque les coefficiens rempliront les conditions plus ou moins nombreuses, mais constamment déterminées, qu'exige la disparition des radicaux. Le même raisonnement s'appliquerait évidemment, à bien plus forte raison, aux fonctions de trois, quatre, etc. variables.
2º Une autre démonstration, de nature très-différente, se tire de la mesure du degré de généralité des fonctions à plusieurs variables, lequel s'estime par le nombre de constantes arbitraires entrant dans leur expression la plus complète et la plus simple. Je me bornerai à l'indiquer pour les fonctions de deux variables; il serait aisé de l'étendre à celles qui en contiennent davantage.
On sait que le nombre de constantes arbitraires contenues dans la formule générale d'une fonction du degré m à deux variables, est
m(m+3)
2.Or, si une telle fonction pouvait seulement se décomposer en deux facteurs, l'un du degré n, et l'autre du degré m-n, le produit renfermerait un nombre de constantes arbitraires égal à
n(n+3) + (m-n) (m-n+3)
2 2Ce nombre étant, comme il est aisé de le voir, inférieur au précédent de n(m-n), il en résulte qu'un tel produit, ayant moins de généralité que la fonction primitive, ne peut la représenter constamment. On voit même qu'une telle comparaison exigerait n(m-n) relations spéciales entre les coefficiens de cette fonction, qu'on trouverait aisément en développant l'identité.
Ce nouveau genre de démonstration, fondé sur une considération ordinairement négligée, pourrait probablement être employé avec avantage dans plusieurs autres circonstances..
Pour compléter cette rapide énumération générale des diverses parties essentielles du calcul des fonctions directes, je dois enfin mentionner expressément une des théories les plus fécondes et les plus importantes de l'algèbre proprement dite, celle relative à la transformation des fonctions en séries à l'aide de ce qu'on appelle la méthode des coefficiens indéterminés. Cette méthode, si éminemment analytique, et qui doit être regardée comme une des découvertes les plus remarquables de Descartes, a sans doute perdu de son importance depuis l'invention et le développement du calcul infinitésimal, dont elle pouvait tenir lieu si heureusement sous quelques rapports particuliers. Mais l'extension croissante de l'analyse transcendante, quoique ayant rendu cette méthode bien moins nécessaire, en a, d'un autre côté, multiplié les applications et agrandi les ressources; en sorte que par l'utile combinaison qui s'est finalement opérée entre les deux théories, l'usage de la méthode des coefficiens indéterminés est devenu aujourd'hui beaucoup plus étendu qu'il ne l'était même avant la formation du calcul des fonctions indirectes.
Après avoir esquissé le tableau général de l'algèbre proprement dite, il me reste maintenant à présenter quelques considérations sur divers points principaux du calcul des fonctions directes, dont les notions peuvent être utilement éclaircies par un examen philosophique.
Les difficultés relatives à plusieurs symboles singuliers auxquels conduisent les calculs algébriques et notamment aux expressions dites imaginaires, ont été, ce me semble, beaucoup exagérées par suite des considérations purement méthaphysiques qu'on s'est efforcé d'y introduire, au lieu d'envisager ces résultats anormaux sous leur vrai point de vue, comme de simples faits analytiques. En les concevant ainsi, il est aisé de reconnaître, en thèse générale, que l'esprit de l'analyse mathématique consistant à considérer les grandeurs sous le seul point de vue de leurs relations, et indépendamment de toute idée de valeur déterminée, il en résulte nécessairement pour les analystes l'obligation constante d'admettre indifféremment toutes les sortes d'expressions quelconques que pourront engendrer les combinaisons algébriques. S'ils voulaient s'en interdire une seule, à raison de sa singularité apparente, comme elle est toujours susceptible de se présenter d'après certaines suppositions particulières sur les valeurs des quantités considérées, ils seraient contraints d'altérer la généralité de leurs conceptions, et en introduisant ainsi, dans chaque raisonnement, une suite de distinctions vraiment étrangères, ils feraient perdre à l'analyse mathématique, son principal avantage caractéristique, la simplicité et l'uniformité des idées qu'elle combine. L'embarras que l'intelligence éprouve ordinairement au sujet de ces expressions singulières, me paraît provenir essentiellement de la confusion vicieuse qu'elle fait à son insçu entre l'idée de fonction et l'idée de valeur, ou, ce qui revient au même, entre le point de vue algébrique, et le point de vue arithmétique. Si la nature de cet ouvrage me permettait de présenter à cet égard les développemens suffisans, il me serait, je crois, facile, par un usage convenable des considérations indiquées dans cette leçon et dans les deux précédentes, de dissiper les nuages dont une fausse manière de voir entoure habituellement ces diverses notions. Le résultat de cet examen démontrerait expressément que l'analyse mathématique est, par sa nature, beaucoup plus claire, sous les différens rapports dont je viens de parler, que ne le croient communément les géomètres eux-mêmes, égarés par les objections vicieuses des métaphysiciens.
Relativement aux quantités négatives, qui, par suite du même esprit métaphysique, ont donné lieu à tant de discussions déplacées, aussi dépourvues de tout fondement rationnel que dénuées de toute véritable utilité scientifique, il faut distinguer, en considérant toujours le simple fait analytique, entre leur signification abstraite et leur interprétation concrète, qu'on a presque toujours confondues jusqu'à présent. Sous le premier rapport, la théorie des quantités négatives peut être établie d'une manière complète par une seule vue algébrique. Quant à la nécessité d'admettre ce genre de résultats concurremment avec tout autre, elle dérive de la considération générale que je viens de présenter: et quant à leur emploi comme artifice analytique pour rendre les formules plus étendues, ce mécanisme de calcul ne peut réellement donner lieu à aucune difficulté sérieuse. Ainsi, on peut envisager la théorie abstraite des quantités négatives comme ne laissant rien d'essentiel à désirer: elle ne présente vraiment d'obstacles que ceux qu'on y introduit mal à propos par des considérations sophistiques. Mais, il n'en est nullement de même pour leur théorie concrète.
Sous ce point de vue, elle consiste essentiellement dans cette admirable propriété des signes + et - de représenter analytiquement les oppositions de sens dont sont susceptibles certaines grandeurs. Ce théorème général sur les relations du concret à l'abstrait en mathématique, est une des plus belles découvertes que nous devions au génie de Descartes, qui l'a obtenue comme un simple résultat de l'observation philosophique convenablement dirigée. Un grand nombre de géomètres ont tenté depuis d'en établir directement la démonstration générale. Mais jusqu'ici leurs efforts ont été illusoires, soit qu'ils aient essayé de trancher la difficulté par de vaines considérations métaphysiques, ou par des comparaisons très-hasardées, soit qu'ils aient pris de simples vérifications dans quelque cas particulier plus ou moins borné pour de véritables démonstrations. Ces diverses tentatives vicieuses, et le mélange hétérogène du point de vue abstrait avec le point de vue concret, ont même introduit communément à cet égard une telle confusion, qu'il devient nécessaire d'énoncer ici distinctement le fait général, soit qu'on veuille se contenter d'en faire usage, soit qu'on se propose de l'expliquer. Il consiste, indépendamment de toute explication, en ce que: si dans une équation quelconque exprimant la relation de certaines quantités susceptibles d'opposition de sens, une ou plusieurs de ces quantités viennent à être comptées dans un sens contraire à celui qu'elles affectaient quand l'équation a été primitivement établie; il ne sera pas nécessaire de former directement une nouvelle équation pour ce second état du phénomène; il suffira de changer, dans la première équation, le signe de chacune des quantités qui auront changé de sens, et l'équation ainsi modifiée coïncidera toujours rigoureusement avec celle qu'on aurait trouvée en recommençant à chercher pour ce nouveau cas la loi analytique du phénomène. C'est dans cette coïncidence constante et nécessaire que consiste le théorême général. Or, jusqu'ici on n'est point parvenu réellement à s'en rendre compte directement; on ne s'en est assuré que par un grand nombre de vérifications géométriques et mécaniques, qui sont, il est vrai, assez multipliées et surtout assez variées pour qu'il ne puisse rester dans aucun esprit juste le moindre doute sur l'exactitude et la généralité de cette propriété essentielle, mais qui, sous le rapport philosophique, ne dispensent nullement de chercher une explication aussi importante. L'extrême étendue du théorême doit faire comprendre à la fois et la difficulté capitale de cette recherche si souvent reprise infructueusement, et la haute utilité dont serait sans doute, pour le perfectionnement de la science mathématique, la conception générale de cette grande vérité, l'esprit ne pouvant évidemment s'y élever qu'en se plaçant à un point de vue d'où il découvrirait inévitablement de nouvelles idées, par la considération directe et approfondie de la relation du concret à l'abstrait. Quoi qu'il en soit, l'imperfection que présente encore la science sous ce rapport, n'a point empêché les géomêtres de faire l'usage le plus étendu et le plus important de cette propriété dans toutes les parties de la mathématique concrète, où l'on en éprouve un besoin presque continuel. On peut même retirer une certaine utilité logique de la simple considération nette de ce fait général, tel que je l'ai décrit ci-dessus; il en résulte, par exemple, indépendamment de toute démonstration, que la propriété dont nous parlons ne doit jamais être appliquée aux grandeurs qui affectent des directions continuellement variables, sans donner lieu à une simple opposition de sens: dans ce cas, le signe dont se trouve nécessairement affecté tout résultat de calcul n'est susceptible d'aucune interprétation concrète, et c'est à tort qu'on s'efforce quelquefois d'en établir; cette circonstance a lieu, entre autres occasions, pour les rayons vecteurs en géométrie, et pour les forces divergentes en mécanique.
Un second théorême général sur la relation du concret à l'abstrait en mathématique, que je crois devoir considérer expressément ici, est celui qu'on désigne ordinairement sous le nom de principe de l'homogénéité. Il est sans doute bien moins important dans ses applications que le précédent. Mais il mérite particulièrement notre attention, comme ayant, par sa nature, une étendue encore plus grande, puisqu'il s'applique indistinctement à tous les phénomènes, et à cause de l'utilité réelle qu'on en retire souvent pour la vérification de leurs lois analytiques. Je puis d'ailleurs en exposer une démonstration directe et générale, qui me semble fort simple. Elle est fondée sur cette seule observation, évidente par elle-même: l'exactitude de toute relation entre des grandeurs concrètes quelconques est indépendante de la valeur des unités auxquelles on les rapporte pour les exprimer en nombres. Par exemple, la relation qui existe entre les trois côtés d'un triangle rectangle, a lieu soit qu'on les évalue en mètres, ou en lieues, ou en pouces, etc.
Il suit de cette considération générale, que toute équation qui exprime la loi analytique d'un phénomène quelconque, doit jouir de cette propriété de n'être nullement altérée, quand on fait subir simultanément à toutes les quantités qui s'y trouvent, le changement correspondant à celui qu'éprouveraient leurs unités respectives. Or, ce changement consiste évidemment en ce que toutes les quantités de chaque espèce deviendraient à la fois m fois plus petites, si l'unité qui leur correspond devient m fois plus grande, ou réciproquement. Ainsi, toute équation qui représente une relation concrète quelconque, doit offrir ce caractère de demeurer la même, quand on y rend m fois plus grandes toutes les quantités qu'elle contient, et qui expriment les grandeurs entre lesquelles existe la relation, en exceptant toutefois les nombres qui désignent simplement les rapports mutuels de ces diverses grandeurs, lesquels restent invariables dans le changement des unités. C'est dans cette propriété que consiste la loi de l'homogénéité, suivant son acception la plus étendue, c'est-à-dire, de quelques fonctions analytiques que les équations soient composées.
Mais, le plus souvent, on ne considère que les cas où ces fonctions sont de celles qu'on appelle particulièrement algébriques, et auxquelles la notion de degré est applicable. Dans ce cas, on peut préciser davantage la proposition générale, en déterminant le caractère analytique que doit présenter nécessairement l'équation pour que cette propriété soit vérifiée. Il est aisé de voir alors, en effet, que, par la modification ci-dessus exposée, tous les termes du premier degré, quelle que soit leur forme, rationnelle ou irrationnelle, entière ou fractionnaire, deviendront m fois plus grands; tous ceux du second degré, m2 fois; ceux du troisième, m3 fois, etc. Ainsi, les termes du même degré, quelque diverse que puisse être leur composition, variant de la même manière, et les termes de degrés différens variant dans une proportion inégale, quelque similitude que puisse offrir leur composition, il faudra nécessairement, pour que l'équation ne soit pas troublée, que tous les termes qu'elle contient soient d'un même degré. C'est en cela que consiste proprement le théorême ordinaire de l'homogénéité; et c'est de cette circonstance que la loi générale à tiré son nom, qui cependant cesse d'être exactement convenable pour toute autre espèce de fonctions.
Afin de traiter ce sujet dans toute son étendue, il importe d'observer une condition essentielle, à laquelle on devra avoir égard en appliquant cette propriété, lorsque le phénomène exprimé par l'équation présentera des grandeurs de natures diverses. En effet, il pourra arriver que les unités respectives soient complétement indépendantes les unes des autres, et alors le théorême de l'homogénéité aura lieu, soit par rapport à toutes les classes correspondantes de quantités, soit qu'on ne veuille considérer qu'une seule ou plusieurs d'entre elles. Mais, il arrivera, dans d'autres occasions, que les diverses unités auront entre elles des relations obligées, déterminées par la nature de la question. Alors, il faudra avoir égard à cette subordination des unités dans la vérification de l'homogénéité, qui n'existera plus en un sens purement algébrique, et dont le mode précis variera suivant le genre des phénomènes. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, quand on considérera dans l'expression analytique des phénomènes géométriques, à la fois des lignes, des aires, et des volumes, il faudra observer que les trois unités correspondantes, sont nécessairement liées entre elles, de telle sorte que, suivant la subordination généralement établie à cet égard, lorsque la première devient m fois plus grande, la seconde le devient m2 fois, et la troisième m3 fois. C'est avec une telle modification que l'homogénéité existera dans les équations, où l'on devra alors, si elles sont algébriques, estimer le degré de chaque terme, en doublant les exposans des facteurs qui correspondent à des aires, et triplant ceux des facteurs relatifs à des volumes 10.
Telles sont les principales considérations générales, très-insuffisantes sans doute, mais auxquelles je suis contraint de me réduire par les limites naturelles de ce cours, relativement au calcul des fonctions directes. Nous devons passer maintenant à l'examen philosophique du calcul des fonctions indirectes, dont l'importance et l'étendue bien supérieures réclament un plus grand développement.
Note 10: (retour) J'ai été conduit, il y a douze ans, par mon enseignement journalier de la science mathématique, à construire cette théorie générale de l'homogénéité. J'ai trouvé depuis que M. Fourier, dans son grand ouvrage sur la chaleur, publié en 1822, avait suivi, de son côté, une marche essentiellement semblable. Malgré cette heureuse coïncidence, qu'a dû naturellement déterminer la considération directe d'un sujet aussi simple, je n'ai pas cru devoir ici renvoyer à sa démonstration; celle que je viens d'exposer ayant pour principal objet d'embrasser l'ensemble de la question, sans égard à aucune application spéciale.