Cours de philosophie positive. (1/6)
NEUVIÈME LEÇON.
Sommaire. Considérations générales sur le calcul aux différences finies.
Les diverses considérations fondamentales indiquées dans les cinq leçons précédentes constituent réellement toutes les bases essentielles d'une exposition complète de l'analyse mathématique, envisagée sous le point de vue philosophique. Néanmoins, pour ne négliger aucune conception générale vraiment importante relative à cette analyse, je crois devoir, avant de passer à l'étude philosophique de la mathématique concrète, expliquer très-sommairement le véritable caractère propre à un genre de calcul fort étendu, et qui, bien que rentrant au fond dans l'analyse ordinaire, est cependant encore regardé comme étant d'une nature essentiellement distincte. Il s'agit de ce qu'on appelle le calcul aux différences finies, qui sera le sujet spécial de cette leçon.
Ce calcul, créé par Taylor, dans son célèbre ouvrage intitulé méthodes incrumentorum, consiste essentiellement, comme on sait, dans la considération des accroissemens finis que reçoivent les fonctions par suite d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes. Ces accroissemens ou différences, auxquels on applique la caractéristique δ, pour les distinguer des differentielles ou accroissemens infiniment petits, peuvent être, à leur tour, envisagés comme de nouvelles fonctions, et devenir le sujet d'une seconde considération semblable, et ainsi de suite, d'où résulte la notion des différences des divers ordres successifs, analogues, au moins en apparence, aux ordres consécutifs des différentielles. Un tel calcul présente, évidemment, comme le calcul des fonctions indirectes, deux classes générales de questions: 1º déterminer les différences successives de toutes les diverses fonctions analytiques à une ou à plusieurs variables, en résultat d'un mode d'accroissement défini des variables indépendantes, que l'on suppose, en général, augmenter en progression arithmétique; 2º réciproquement, en partant de ces différences, ou, plus généralement, d'équations quelconques établies entre elles, remonter aux fonctions primitives elles-mêmes, ou à leurs relations correspondantes. D'où la décomposition de ce calcul total en deux calculs distincts, auxquels on donne ordinairement les noms de calcul direct aux différences finies, et de calcul inverse aux différences finies, ce dernier étant aussi appelé quelquefois calcul intégral aux différences finies. Chacun de ces deux calculs serait d'ailleurs évidemment susceptible d'une distribution rationnelle semblable à celle exposée dans la septième leçon pour le calcul différentiel et le calcul intégral, ce qui me dispense d'en faire une mention distincte.
Il n'est pas douteux que, par une telle conception, Taylor a cru fonder un calcul d'une nature entièrement nouvelle, absolument distinct de l'analyse ordinaire, et plus général que le calcul de Leïbnitz, quoique consistant dans une considération analogue. C'est aussi de cette manière que presque tous les géomètres ont jugé l'analyse de Taylor. Mais Lagrange, avec sa profondeur habituelle, a clairement aperçu que ces propriétés appartenaient bien plus aux formes et aux notations employées par Taylor qu'au fond même de sa théorie. En effet, ce qui fait le caractère propre de l'analyse de Leïbnitz, et la constitue en un calcul vraiment distinct et supérieur, c'est que les fonctions dérivées sont, en général, d'une toute autre nature que les fonctions primitives, en sorte qu'elles peuvent donner lieu à des relations plus simples et d'une formation plus facile, d'où résultent les admirables propriétés fondamentales de l'analyse transcendante, expliquées dans les leçons précédentes. Mais il n'en est nullement ainsi pour les différences considérées par Taylor. Car ces différences sont, par leur nature, des fonctions essentiellement semblables à celles qui les ont engendrées, ce qui les rend impropres à faciliter l'établissement des équations, et ne leur permet pas davantage de conduire à des relations plus générales. Toute équation aux différences finies est vraiment, au fond, une équation directement relative aux grandeurs mêmes dont on compare les états successifs. L'échafaudage de nouveaux signes, qui fait illusion sur le véritable caractère de ces équations, ne le déguise cependant que d'une manière fort imparfaite, puisqu'on pourrait toujours le mettre aisément en évidence en remplaçant constamment les différences par les combinaisons équivalentes des grandeurs primitives, dont elles ne sont réellement autre chose que les désignations abrégées. Aussi, le calcul de Taylor n'a-t-il jamais offert et ne peut-il offrir, dans aucune question de géométrie ou de mécanique, ce puissant secours général que nous avons vu résulter nécessairement de l'analyse de Leïbnitz. Lagrange a, d'ailleurs, très-nettement établi que la prétendue analogie observée entre le calcul aux différences et le calcul infinitésimal était radicalement vicieuse, en ce sens que les formules propres au premier calcul ne peuvent nullement fournir, comme cas particuliers, celles qui conviennent au second, dont la nature est essentiellement distincte.
D'après l'ensemble de considérations que je viens d'indiquer, je crois que le calcul aux différences finies est ordinairement classé à tort dans l'analyse transcendante proprement dite, c'est-à-dire dans le calcul des fonctions indirectes. Je le conçois, au contraire, en adoptant pleinement les importantes réflexions de Lagrange, qui ne sont pas encore suffisamment appréciées, comme étant seulement une branche très-étendue et fort importante de l'analyse ordinaire, c'est-à-dire, de ce que j'ai nommé le calcul des fonctions directes. Tel est, en effet, ce me semble, son vrai caractère philosophique, que les équations qu'il considère sont toujours, malgré la notation, de simples équations directes.
En précisant, autant que possible, l'explication précédente, on doit envisager le calcul de Taylor comme ayant constamment pour véritable objet la théorie générale des suites, dont, avant cet illustre géomètre, on n'avait encore considéré que les cas les plus simples. J'aurais dû, rigoureusement, mentionner cette importante théorie en traitant, dans la cinquième leçon, de l'algèbre proprement dite, dont elle est une branche si étendue. Mais, afin d'éviter tout double emploi, j'ai préféré ne la signaler qu'en considérant le calcul aux différences finies, qui, réduit à sa plus simple expression générale, n'est autre chose, dans toute son étendue, qu'une étude rationnelle complète des questions relatives aux suites.
Toute suite, ou succession de nombres déduits les uns des autres d'après une loi constante quelconque, donne lieu nécessairement à ces deux questions fondamentales: 1º la loi de la suite étant supposée connue, trouver l'expression de son terme général, de manière à pouvoir calculer immédiatement un terme d'un rang quelconque, sans être obligé de former successivement tous les précédens; 2º dans les mêmes circonstances, déterminer la somme d'un nombre quelconque de termes de la suite en fonction de leurs rangs, en sorte qu'on puisse la connaître sans être forcé d'ajouter continuellement ces termes les uns aux autres. Ces deux questions fondamentales étant supposées résolues, on peut en outre se proposer réciproquement de trouver la loi d'une série d'après la forme de son terme général, ou l'expression de la somme. Chacun de ses divers problèmes comporte d'autant plus d'étendue et de difficulté, que l'on peut concevoir un plus grand nombre de lois différentes pour les séries, suivant le nombre de termes précédens dont chaque terme dépend immédiatement, et suivant la fonction qui exprime cette dépendance. On peut même considérer des séries à plusieurs indices variables, comme l'a fait Laplace dans la théorie analytique des probabilités, par l'analyse à laquelle il a donné le nom de théorie des fonctions génératrices, bien qu'elle ne soit réellement qu'une branche nouvelle et supérieure du calcul aux différences finies, ou de la théorie générale des suites.
Les divers aperçus généraux que je viens d'indiquer ne donnent même qu'une idée imparfaite de l'étendue et de la variété vraiment infinie des questions auxquelles les géomètres se sont élevés d'après cette seule considération des séries, si simple en apparence, et si bornée à son origine. Elle présente nécessairement autant de cas divers que la résolution algébrique des équations envisagée dans toute son étendue; et elle est, par sa nature, beaucoup plus compliquée, tellement même qu'elle en dépend toujours, pour conduire à une solution complète. C'est assez faire pressentir quelle doit être encore son extrême imperfection, malgré les travaux successifs de plusieurs géomètres du premier ordre. Nous ne possédons, en effet, jusqu'ici que la solution totale et rationnelle des plus simples questions de cette nature.
Il est maintenant aisé de concevoir l'identité nécessaire et parfaite que j'ai annoncée ci-dessus, d'après les indications de Lagrange, entre le calcul aux différences finies, et la théorie des suites prise dans son ensemble. En effet, toute différentiation à la manière de Taylor revient évidemment à trouver la loi de formation d'une suite à un ou à plusieurs indices variables, d'après l'expression de son terme général; de même, toute intégration analogue peut être regardée comme ayant pour objet la sommation d'une suite, dont le terme général serait exprimé par la différence proposée. Sous ce rapport, les divers problèmes de calcul aux différences, direct ou inverse, résolus par Taylor et par ses successeurs, ont réellement une très-grande valeur, comme traitant des questions importantes relativement aux suites. Mais il est fort douteux que la forme et la notation introduites par Taylor apportent réellement aucune facilité essentielle dans la solution des questions de ce genre. Il serait peut-être plus avantageux pour la plupart des cas, et certainement plus rationnel, de remplacer les différences par les termes mêmes dont elles désignent certaines combinaisons. Le calcul de Taylor ne reposant pas sur une pensée fondamentale vraiment distincte, et n'ayant de propre que son système de signes, il ne saurait y avoir réellement, dans la supposition même la plus favorable, aucun avantage important à le concevoir comme détaché de l'analyse ordinaire, dont il n'est, à vrai dire, qu'une branche immense. Cette considération des différences, le plus souvent inutile quand elle ne complique pas, me semble conserver encore le caractère d'une époque où les idées analytiques n'étant pas assez familières aux géomètres, ils devaient naturellement préférer les formes spéciales propres aux simples comparaisons numériques.
Quoi qu'il en soit, je ne dois pas terminer cette appréciation générale du calcul aux différences finies, sans signaler une nouvelle notion à laquelle il a donné naissance, et qui a pris ensuite une grande importance. C'est la considération de ces fonctions périodiques ou discontinues, conservant toujours la même valeur pour une suite infinie de valeurs assujéties à une certaine loi dans les variables correspondantes, et qui doivent être nécessairement ajoutées aux intégrales des équations aux différences finies pour les rendre suffisamment générales, comme on ajoute de simples constantes arbitraires à toutes les quadratures afin d'en compléter la généralité. Cette idée, primitivement introduite par Euler, est devenue, dans ces derniers temps, le sujet de travaux fort étendus de la part de M. Fourier, qui l'a transportée dans le système général de l'analyse, et qui en a fait un usage tellement neuf et si essentiel pour la théorie mathématique de la chaleur que cette conception, dans son état actuel, lui appartient vraiment d'une manière exclusive.
Afin de signaler complétement le caractère philosophique du calcul aux différences finies, je ne dois pas négliger de mentionner ici rapidement les principales applications générales qu'on en a faites jusqu'à présent.
Il faudrait placer au premier rang, comme la plus étendue et la plus importante, la solution des questions relatives aux suites, si, d'après les explications données ci-dessus, la théorie générale des suites ne devait pas être considérée comme constituant, par sa nature, le fond même du calcul de Taylor. Cette grande classe de problèmes étant donc écartée, la plus essentielle des véritables applications de l'analyse de Taylor, est sans doute, jusqu'ici, la méthode générale des interpolations, si fréquemment et si utilement employée dans la recherche des lois empiriques des phénomènes naturels. La question consiste, comme on sait, à intercaler, entre certains nombres donnés, d'autres nombres intermédiaires assujétis à la même loi que l'on suppose exister entre les premiers. On peut pleinement vérifier, dans cette application principale du calcul de Taylor, combien, ainsi que je l'ai expliqué plus haut, la considération des différences est vraiment étrangère et souvent gênante, relativement aux questions qui dépendent de cette analyse. En effet, Lagrange a remplacé les formules d'interpolation déduites de l'algorithme ordinaire du calcul aux différences finies par des formules générales beaucoup plus simples, qui sont aujourd'hui presque toujours préférées, et qui ont été trouvées directement, sans faire jouer aucun rôle à la notion superflue des différences, qui ne faisaient que compliquer la question.
Une dernière classe importante d'applications du calcul aux différences finies, qui mérite d'être distinguée de la précédente, consiste dans l'usage éminemment utile qu'on en fait, en géométrie, pour déterminer par approximation la longueur et l'aire de quelque courbe que ce soit, et, de même, la quadrature et la cubature d'un corps ayant une forme quelconque. Ce procédé, qui peut d'ailleurs être conçu abstraitement comme dépendant de la même recherche analytique que la question des interpolations, présente souvent un supplément précieux aux méthodes géométriques entièrement rationnelles, qui conduisent fréquemment à des intégrations qu'on ne sait point encore effectuer, ou à des calculs d'une exécution très-compliquée.
Telles sont les diverses considérations principales que j'ai cru devoir indiquer relativement au calcul des différences finies. Cet examen complète l'étude philosophique que je m'étais proposé d'esquisser pour la mathématique abstraite. Nous devons maintenant procéder à un travail semblable sur la mathématique concrète, où nous nous attacherons surtout à concevoir comment, en supposant parfaite la science générale du calcul, on a pu, par des procédés invariables, réduire à de pures questions d'analyse tous les problèmes que peuvent présenter la géométrie et la mécanique, et imprimer ainsi à ces deux bases fondamentales de la philosophie naturelle, un degré de précision et surtout d'unité, en un mot, un caractère de haute perfection, qu'une telle marche pouvait seule leur communiquer.
DIXIÈME LEÇON.
Sommaire. Vue générale de la géométrie.
D'après l'explication générale présentée dans la troisième leçon relativement au caractère philosophique de la mathématique concrète, comparé à celui de la mathématique abstraite, je n'ai pas besoin d'établir ici, d'une manière spéciale, que la géométrie doit être considérée comme une véritable science naturelle, seulement bien plus simple et par suite beaucoup plus parfaite qu'aucune autre. Cette perfection nécessaire de la géométrie, obtenue essentiellement par l'application, qu'elle comporte si éminemment, de l'analyse mathématique, fait ordinairement illusion sur la nature réelle de cette science fondamentale, que la plupart des esprits conçoivent aujourd'hui comme une science purement rationnelle, tout-à-fait indépendante de l'observation. Il est néanmoins évident, pour quiconque examine avec attention le caractère des raisonnemens géométriques, même dans l'état actuel de la géométrie abstraite, que, si les faits qu'on y considère sont beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre science, il existe toujours cependant, par rapport à chaque corps étudié par les géomètres, un certain nombre de phénomènes primitifs, qui, n'étant établis par aucun raisonnement, ne peuvent être fondés que sur l'observation, et constituent la base nécessaire de toutes les déductions. L'erreur commune à cet égard doit être regardée comme un reste d'influence de l'esprit métaphysique, qui a si long-temps dominé, même dans les études géométriques. Indépendamment de sa gravité logique, cette fausse manière de voir présente continuellement, dans les applications de la géométrie rationnelle, les plus grands inconvéniens, en ce qu'elle empêche de concevoir nettement le passage du concret à l'abstrait.
La supériorité scientifique de la géométrie tient, en général, à ce que les phénomènes qu'elle considère sont, nécessairement, les plus universels et les plus simples de tous. Non-seulement tous les corps de la nature peuvent évidemment donner lieu à des recherches géométriques, aussi bien qu'à des recherches mécaniques, mais, de plus, les phénomènes géométriques subsisteraient encore, quand même toutes les parties de l'univers seraient supposées immobiles. La géométrie est donc, par sa nature, plus générale que la mécanique. En même temps, ses phénomènes sont plus simples; car ils sont évidemment indépendans des phénomènes mécaniques, tandis que ceux-ci se compliquent toujours nécessairement des premiers. Il en est de même, en comparant la géométrie à la thermologie abstraite, qu'on peut concevoir aujourd'hui, depuis les travaux de M. Fourier, ainsi que je l'ai indiqué dans la troisième leçon, comme une nouvelle branche générale de la mathématique concrète. En effet, les phénomènes thermologiques, considérés même indépendamment des effets dynamiques qui les accompagnent presque constamment, surtout dans les corps fluides, dépendent nécessairement des phénomènes géométriques, puisque la forme des corps influe singulièrement sur la répartition de la chaleur.
C'est pour ces diverses raisons que nous avons dû classer précédemment la géométrie comme la première partie de la mathématique concrète, celle dont l'étude, outre son importance propre, sert de base indispensable à toutes les autres.
Avant de considérer directement l'étude philosophique des divers ordres de recherches qui constituent la géométrie actuelle, il faut se faire une idée nette et exacte de la destination générale de cette science, envisagée dans son ensemble. Tel est l'objet de cette leçon.
On définit communément la géométrie d'une manière très-vague et tout-à-fait vicieuse, en se bornant à la présenter comme la science de l'étendue. Il conviendrait d'abord d'améliorer cette définition, en disant, avec plus de précision, que la géométrie a pour objet la mesure de l'étendue. Mais une telle explication serait, par elle-même, fort insuffisante, bien que, au fond, elle soit exacte. Un aperçu aussi imparfait ne peut nullement faire connaître le véritable caractère général de la science géométrique.
Pour y parvenir, je crois devoir éclaircir préalablement deux notions fondamentales, qui, très-simples en elles-mêmes, ont été singulièrement obscurcies par l'emploi des considérations métaphysiques.
La première est celle de l'espace, qui a donné lieu à tant de raisonnemens sophistiques, à des discussions si creuses et si puériles de la part des métaphysiciens. Réduite à son acception positive, cette conception consiste simplement en ce que, au lieu de considérer l'étendue dans les corps eux-mêmes, nous l'envisageons dans un milieu indéfini, que nous regardons comme contenant tous les corps de l'univers. Cette notion nous est naturellement suggérée par l'observation, quand nous pensons à l'empreinte que laisserait un corps dans un fluide où il aurait été placé. Il est clair, en effet, que, sous le rapport géométrique, une telle empreinte peut être substituée au corps lui-même, sans que les raisonnemens en soient altérés. Quant à la nature physique de cet espace indéfini, nous devons spontanément nous le représenter, pour plus de facilité, comme analogue au milieu effectif dans lequel nous vivons, tellement que si ce milieu était liquide, au lieu d'être gazeux, notre espace géométrique serait sans doute conçu aussi comme liquide. Cette circonstance n'est d'ailleurs évidemment que très-secondaire, l'objet essentiel d'une telle conception étant seulement de nous faire envisager l'étendue séparément des corps qui nous la manifestent. On comprend aisément à priori l'importance de cette image fondamentale, puisqu'elle nous permet d'étudier les phénomènes géométriques en eux-mêmes, abstraction faite de tous les autres phénomènes qui les accompagnent constamment dans les corps réels, sans cependant exercer sur eux aucune influence. L'établissement régulier de cette abstraction générale doit être regardé comme le premier pas qui ait été fait dans l'étude rationnelle de la géométrie, qui eût été impossible s'il avait fallu continuer à considérer avec la forme et la grandeur des corps l'ensemble de toutes leurs autres propriétés physiques. L'usage d'une semblable hypothèse, qui est peut-être la plus ancienne conception philosophique créée par l'esprit humain, nous est maintenant devenu si familier, que nous avons peine à mesurer exactement son importance, en appréciant les conséquences qui résulteraient de sa suppression.
Les spéculations géométriques ayant pu ainsi devenir abstraites, elles ont acquis non-seulement plus de simplicité, mais encore plus de généralité. Tant que l'étendue est considérée dans les corps eux-mêmes, on ne peut prendre pour sujet des recherches que les formes effectivement réalisées dans la nature, ce qui restreindrait singulièrement le champ de la géométrie. Au contraire, en concevant l'étendue dans l'espace, l'esprit humain peut envisager toutes les formes quelconques imaginables, ce qui est indispensable pour donner à la géométrie un caractère entièrement rationnel.
La seconde conception géométrique préliminaire que nous devons examiner est celle des différentes sortes d'étendue, désignées par les mots de volume 20, surface, ligne, et même point, et dont l'explication ordinaire est si peu satisfaisante.
Note 20: (retour) M. Lacroix a critiqué avec raison l'expression de solide, communément employée par les géomètres pour désigner un volume. Il est certain, en effet, que lorsque nous voulons considérer séparément une certaine portion de l'espace indéfini, conçu comme gazeux, nous en solidifions par la pensée l'enceinte extérieure, en sorte qu'une ligne et une surface sont habituellement, pour notre esprit, tout aussi solides qu'un volume. On peut même remarquer que, le plus souvent, afin que les corps se pénètrent mutuellement avec plus de facilité, nous sommes obligés de nous représenter comme creux l'intérieur des volumes, ce qui rend encore plus sensible l'impropriété du mot solide.
Quoiqu'il soit évidemment impossible de concevoir aucune étendue absolument privée de l'une quelconque des trois dimensions fondamentales, il n'est pas moins incontestable que, dans une foule d'occasions, même d'une utilité immédiate, les questions géométriques ne dépendent que de deux dimensions, considérées séparément de la troisième, ou d'une seule dimension, considérée séparément des deux autres. D'un autre côté, indépendamment de ce motif direct, l'étude de l'étendue à une seule dimension et ensuite à deux se présente clairement comme un préliminaire indispensable pour faciliter l'étude des corps complets ou à trois dimensions, dont la théorie immédiate serait trop compliquée. Tels sont les deux motifs généraux qui obligent les géomètres à considérer isolément l'étendue sous le rapport d'une ou de deux dimensions, aussi bien que relativement à toutes les trois ensemble.
C'est afin de pouvoir penser, d'une manière permanente, à l'étendue dans deux sens ou dans un seul, que l'esprit humain se forme les notions générales de surface, et de ligne. Les expressions hyperboliques habituellement employées par les géomètres pour les définir, tendent à en faire concevoir une fausse idée. Mais, examinées en elles-mêmes, elles n'ont d'autre destination que de nous permettre de raisonner avec facilité sur ces deux genres d'étendue, en faisant complétement abstraction de ce qui ne doit pas être pris en considération. Or, il suffit, pour cela, de concevoir la dimension que l'on veut éliminer comme devenue graduellement de plus en plus petite, les deux autres restant les mêmes, jusqu'à ce qu'elle soit parvenue à un tel degré de ténuité qu'elle ne puisse plus fixer l'attention. C'est ainsi qu'on acquiert naturellement l'idée réelle d'une surface, et, par une seconde opération analogue, l'idée d'une ligne, en renouvelant pour la largeur ce qu'on a d'abord fait pour l'épaisseur. Enfin, si l'on répète encore le même travail, on parvient à l'idée d'un point, ou d'une étendue considérée uniquement par rapport à son lieu, abstraction faite de toute grandeur, et destinée, par conséquent, à préciser les positions. Les surfaces ont d'ailleurs évidemment la propriété générale de circonscrire exactement les volumes; et, de même les lignes, à leur tour, circonscrivent les surfaces, et sont limitées par les points. Mais cette considération, à laquelle on a donné souvent trop d'importance, n'est que secondaire.
Les surfaces et les lignes sont donc réellement toujours conçues avec trois dimensions; il serait, en effet, impossible de se représenter une surface autrement que comme une plaque extrêmement mince, et une ligne autrement que comme un fil infiniment délié. Il est même évident que le degré de ténuité attribué par chaque individu aux dimensions dont il veut faire abstraction, n'est pas constamment identique, car il doit dépendre du degré de finesse de ses observations géométriques habituelles. Ce défaut d'uniformité n'a d'ailleurs aucun inconvénient réel, puisqu'il suffit, pour que les idées de surface et de ligne remplissent la condition essentielle de leur destination, que chacun se représente les dimensions à négliger comme plus petites que toutes celles dont ses expériences journalières lui donnent occasion d'apprécier la grandeur.
On doit sans doute regretter qu'il soit encore nécessaire aujourd'hui d'indiquer expressément une explication aussi simple que la précédente, dans un ouvrage tel que celui-ci. Mais j'ai cru devoir signaler rapidement ces considérations à cause du nuage ontologique dont une fausse manière de voir enveloppe ordinairement ces notions premières. On voit par là combien sont dépourvues de toute espèce de sens les discussions fantastiques des métaphysiciens sur les fondemens de la géométrie. On doit aussi remarquer que ces idées primordiales sont habituellement présentées par les géomètres d'une manière peu philosophique, puisqu'ils exposent, par exemple, les notions des différentes sortes d'étendue dans un ordre absolument inverse de leur enchaînement naturel, ce qui engendre souvent, pour l'enseignement élémentaire, les plus graves inconvéniens.
Ces préliminaires étant posés, nous pouvons procéder directement à la définition générale de la géométrie, en concevant toujours cette science comme ayant pour but final la mesure de l'étendue.
Il est tellement nécessaire d'entrer à cet égard dans une explication approfondie, fondée sur la distinction des trois espèces d'étendue, que la notion de mesure n'est pas exactement la même par rapport aux surfaces et aux volumes que relativement aux lignes, en sorte que, sans cet examen, on se formerait une fausse idée de la nature des questions géométriques.
Si l'on prend le mot mesure dans son acception mathématique directe et générale, qui signifie simplement l'évaluation des rapports qu'ont entr'elles des grandeurs homogènes quelconques, on doit considérer, en géométrie, que la mesure des surfaces et des volumes, par opposition à celle des lignes, n'est jamais conçue, même dans les cas les plus simples et les plus favorables, comme s'effectuant immédiatement. On regarde comme directe la comparaison de deux lignes; celle de deux surfaces ou de deux volumes est, au contraire, constamment indirecte. En effet, on conçoit que deux lignes puissent être superposées; mais la superposition de deux surfaces, ou, à plus forte raison, celle de deux volumes, est évidemment impossible à établir dans le plus grand nombre des cas; et, lors même qu'elle devient rigoureusement praticable, une telle comparaison n'est jamais ni commode, ni susceptible d'exactitude. Il est donc bien nécessaire d'expliquer en quoi consiste proprement la mesure vraiment géométrique d'une surface ou d'un volume.
Il faut considérer, pour cela, que, quelle que puisse être la forme d'un corps, il existe toujours un certain nombre de lignes, plus ou moins faciles à assigner, dont la longueur suffit pour définir exactement la grandeur de sa surface ou de son volume. La géométrie, regardant ces lignes comme seules susceptibles d'être mesurées immédiatement, se propose de déduire, de leur simple détermination, le rapport de la surface ou du volume cherchés, à l'unité de surface ou à l'unité de volume. Ainsi l'objet général de la géométrie, relativement aux surfaces et aux volumes, est proprement de ramener toutes les comparaisons de surfaces ou de volumes, à de simples comparaisons de lignes.
Outre la facilité immense que présente évidemment une telle transformation pour la mesure des volumes et des surfaces, il en résulte, en la considérant d'une manière plus étendue et plus scientifique, la possibilité générale de réduire à des questions de lignes, toutes les questions relatives aux volumes et aux surfaces, envisagés quant à leur grandeur. Tel est souvent l'usage le plus important des expressions géométriques qui déterminent les surfaces et les volumes en fonction des lignes correspondantes.
Ce n'est pas que les comparaisons immédiates entre surfaces ou entre volumes ne soient jamais employées. Mais de telles mesures ne sont pas regardées comme géométriques, et on n'y voit qu'un supplément quelquefois nécessaire, quoique trop rarement applicable, à l'insuffisance ou à la difficulté des procédés vraiment rationnels. C'est ainsi que souvent on détermine le volume d'un corps, et, dans certains cas, sa surface, d'après son poids. De même, en d'autres occasions, quand on peut substituer au volume proposé un volume liquide équivalent, on établit immédiatement la comparaison de deux volumes, en profitant de la propriété que présentent les masses liquides, de pouvoir prendre aisément toutes les formes qu'on veut leur donner. Mais tous les moyens de cette nature sont purement mécaniques, et la géométrie rationnelle les rejette nécessairement.
Pour rendre plus sensible la différence de ces déterminations avec les véritables mesures géométriques, je citerai un seul exemple très-remarquable, la manière dont Galilée évalua le rapport de l'aire de la cycloïde ordinaire à celle du cercle générateur. La géométrie de son temps étant encore trop inférieure à la solution rationnelle d'un tel problème, Galilée imagina de chercher ce rapport par une expérience directe. Ayant pesé le plus exactement possible deux lames de même matière et d'égale épaisseur, dont l'une avait la forme d'un cercle et l'autre celle de la cycloïde engendrée, il trouva le poids de celle-ci constamment triple de celui de la première, d'où il conclut que l'aire de la cyloïde est triple de celle du cercle générateur, résultat conforme à la véritable solution obtenue plus tard par Pascal et Wallis. Un tel succès, sur lequel d'ailleurs Galilée n'avait pas pris le change, tient évidemment à l'extrême simplicité réelle du rapport cherché; et on conçoit l'insuffisance nécessaire de semblables expédiens, même lorsqu'ils seraient effectivement praticables.
On voit clairement, d'après ce qui précède, en quoi consistent proprement la partie de la géométrie relative aux volumes et celle relative aux surfaces. Mais on ne conçoit pas aussi nettement le caractère de la géométrie des lignes, puisque nous avons semblé, pour simplifier l'exposition, considérer la mesure des lignes comme se fesant immédiatement. Il faut donc, par rapport à elles, un complément d'explication.
À cet effet, il suffit de distinguer, entre la ligne droite et les lignes courbes; la mesure de la première étant seule regardée comme directe, et celle des autres comme constamment indirecte. Bien que la superposition soit quelquefois rigoureusement praticable pour les lignes courbes, il est évident néanmoins que la géométrie vraiment rationnelle doit la rejeter nécessairement, comme ne comportant, lors même qu'elle est possible, aucune exactitude. La géométrie des lignes a donc pour objet général de ramener constamment la mesure des lignes courbes à celle des lignes droites; et par suite, sous un point de vue plus étendu, de réduire à de simples questions de lignes droites toutes les questions relatives à la grandeur des courbes quelconques. Pour comprendre la possibilité d'une telle transformation, il faut remarquer que, dans toute courbe quelconque, il existe constamment certaines droites dont la longueur doit suffire pour déterminer celle de la courbe. Ainsi, dans un cercle, il est évident que de la longueur du rayon on doit pouvoir conclure celle de la circonférence; de même, la longueur d'une ellipse dépend de celle de ses deux axes; la longueur d'une cycloïde, du diamètre du cercle générateur, etc.; et si, au lieu de considérer la totalité de chaque courbe, on demande plus généralement la longueur d'un arc quelconque, il suffira d'ajouter, aux divers paramètres rectilignes qui déterminent l'ensemble de la courbe, la corde de l'arc proposé, ou les coordonnées de ses extrémités. Découvrir la relation qui existe entre la longueur d'une ligne courbe et celle de semblables lignes droites, tel est le problème général qu'on a essentiellement en vue dans la partie de la géométrie relative à l'étude des lignes.
En combinant cette considération avec celles précédemment exposées sur les volumes et sur les surfaces, on peut se former une idée très-nette de la science géométrique, conçue dans son ensemble, en lui assignant pour destination générale de réduire finalement les comparaisons de toutes les espèces d'étendue, volumes, surfaces, ou lignes, à de simples comparaisons de lignes droites, les seules regardées comme pouvant être effectuées immédiatement, et qui, en effet, ne sauraient évidemment être ramenées à d'autres plus faciles. En même temps qu'une telle conception manifeste clairement le véritable caractère de la géométrie, elle me semble propre à faire apercevoir, d'un coup-d'oeil unique, son utilité et sa perfection.
Afin de compléter rigoureusement cette explication fondamentale, il me reste à indiquer comment il peut y avoir, en géométrie, une section spéciale relative à la ligne droite, ce qui paraît d'abord incompatible avec le principe que la mesure de cette classe de lignes doit être toujours regardée comme immédiate.
Elle l'est, en effet, par rapport à celle des lignes courbes, et de tous les autres objets que la géométrie considère. Mais il est évident que l'estimation d'une ligne droite ne peut être envisagée comme directe qu'autant qu'on peut immédiatement porter sur elle l'unité linéaire. Or, c'est ce qui présente le plus souvent des difficultés insurmontables, comme j'ai eu occasion de l'exposer spécialement pour un autre motif dans la troisième leçon. On doit alors faire dépendre la mesure de la droite proposée d'autres mesures analogues, susceptibles d'être immédiatement effectuées. Il y a donc nécessairement une première étude géométrique distincte, exclusivement consacrée à la ligne droite; elle a pour objet de déterminer les lignes droites, les unes par les autres, d'après les relations propres aux figures quelconques résultant de leur assemblage. Cette partie préliminaire de la géométrie, qui semble pour ainsi dire imperceptible quand on envisage l'ensemble de la science, est néanmoins susceptible d'un très-grand développement, lorsqu'on veut la traiter dans toute son étendue. Elle est évidemment d'autant plus importante, que, toutes les mesures géométriques devant se ramener, autant que possible, à celle des lignes droites, l'impossibilité de déterminer ces dernières suffirait pour rendre incomplète la solution de chaque question quelconque.
Telles sont donc, suivant leur enchaînement naturel, les diverses parties fondamentales de la géométrie rationnelle. On voit que, pour suivre dans son étude générale un ordre vraiment dogmatique, il faut considérer d'abord la géométrie des lignes, en commençant par la ligne droite, et passer ensuite à la géométrie des surfaces, pour traiter enfin celle des volumes. Il y a lieu de s'étonner, sans doute, qu'une classification méthodique qui dérive aussi simplement de la nature même de la science n'ait pas été constamment suivie.
Après avoir déterminé avec précision l'objet général et définitif des recherches géométriques, il faut maintenant considérer la science sous le rapport du champ embrassé par chacune de ses trois sections fondamentales.
Ainsi envisagée, la géométrie est évidemment susceptible, par sa nature, d'une extension rigoureusement indéfinie; car la mesure des lignes, des surfaces ou des volumes, présente nécessairement autant de questions distinctes que l'on peut concevoir de formes différentes, assujetties à des définitions exactes, et le nombre en est évidemment infini.
Les géomètres se sont bornés d'abord à considérer les formes les plus simples que la nature leur fournissait immédiatement, ou qui se déduisaient de ces élémens primitifs par les combinaisons les moins compliquées. Mais ils ont senti, depuis Descartes, que, pour constituer la science de la manière la plus philosophique, il fallait nécessairement la faire porter, en général, sur toutes les formes imaginables. Ils ont ainsi acquis la certitude raisonnée que cette géométrie abstraite comprendrait inévitablement, comme cas particuliers, toutes les diverses formes réelles que le monde extérieur pourrait présenter, de façon à n'être jamais pris au dépourvu. Si, au contraire, on s'était toujours réduit à la seule considération de ces formes naturelles, sans s'y être préparé par une étude générale et par l'examen spécial de certaines formes hypothétiques plus simples, il est clair que les difficultés auraient été le plus souvent insurmontables au moment de l'application effective. C'est donc un principe fondamental, dans la géométrie vraiment rationnelle, que la nécessité de considérer, autant que possible, toutes les formes qu'on peut concevoir rigoureusement.
L'examen le moins approfondi suffit pour faire comprendre que ces formes présentent une variété tout-à-fait infinie. Relativement aux lignes courbes, en les regardant comme engendrées par le mouvement d'un point assujetti à une certaine loi, il est clair qu'on aura, en général, autant de courbes différentes que l'on supposera de lois différentes pour ce mouvement, qui peut évidemment s'opérer suivant une infinité de conditions distinctes, quoiqu'il puisse arriver accidentellement quelquefois que de nouvelles générations produisent des courbes déjà obtenues. Ainsi, pour me borner aux seules courbes planes, si un point se meut de manière à rester constamment à la même distance d'un point fixe, il engendrera un cercle; si c'est la somme ou la différence de ses distances à deux points fixes qui demeure constante, la courbe décrite sera une ellipse ou une hyperbole; si c'est leur produit, on aura une courbe toute différente; si le point s'écarte toujours également d'un point fixe et d'une droite fixe, il décrira une parabole; s'il tourne sur un cercle en même temps que ce cercle roule sur une ligne droite, on aura une cycloïde; s'il s'avance le long d'une droite, tandis que cette droite, fixée par une de ses extrémités, tourne d'une manière quelconque, il en résultera ce qu'on appelle, en général, des spirales qui, à elles seules, présentent évidemment autant de courbes parfaitement distinctes, qu'on peut supposer de relations différentes entre ces deux mouvemens de translation et de rotation, etc., etc. Chacune de ces diverses courbes peut ensuite en fournir de nouvelles, par les différentes constructions générales que les géomètres ont imaginées, et qui donnent naissance aux développées, aux épicycloïdes, aux caustiques, etc., etc. Enfin il existe évidemment une variété encore plus grande parmi les courbes à double courbure.
Relativement aux surfaces, les formes en sont nécessairement bien plus diverses encore, en les regardant comme engendrées par le mouvement des lignes. En effet, la forme peut alors varier, non seulement en considérant, comme dans les courbes, les différentes lois en nombre infini auxquelles peut être assujetti le mouvement de la ligne génératrice, mais aussi en supposant que cette ligne elle-même vienne à changer de nature, ce qui n'a pas d'analogue dans les courbes, les points qui les décrivent ne pouvant avoir aucune figure distincte. Deux classes de conditions très-diverses peuvent donc faire varier les formes des surfaces, tandis qu'il n'en existe qu'une seule pour les lignes. Il est inutile de citer spécialement une série d'exemples propres à vérifier cette multiplicité doublement infinie qu'on remarque parmi les surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une idée, de considérer l'extrême variété que présente le seul groupe des surfaces dites réglées, c'est-à-dire engendrées par une ligne droite, et qui comprend toute la famille des surfaces cylindriques, celle des surfaces coniques, la classe plus générale des surfaces développantes quelconques, etc. Par rapport aux volumes, il n'y a lieu à aucune considération spéciale, puisqu'ils ne se distinguent entr'eux que par les surfaces qui les terminent.
Afin de compléter cet aperçu géométrique, il faut ajouter que les surfaces elles-mêmes fournissent un nouveau moyen général de concevoir des courbes nouvelles, puisque toute courbe peut être envisagée comme produite par l'intersection de deux surfaces. C'est ainsi, en effet, qu'ont été obtenues les premières lignes qu'on puisse regarder comme vraiment inventées par les géomètres, puisque la nature donnait immédiatement la ligne droite et le cercle. On sait que l'ellipse, la parabole et l'hyperbole, les seules courbes complétement étudiées par les anciens, avaient été seulement conçues, dans l'origine, comme résultant de l'intersection d'un cône à base circulaire par un plan diversement situé. Il est évident que par l'emploi combiné de ces différens moyens généraux pour la formation des lignes et des surfaces, on pourrait produire une suite rigoureusement infinie de formes distinctes, en partant seulement d'un très-petit nombre de figures directement fournies par l'observation.
Du reste, tous les divers moyens immédiats pour l'invention des formes, n'ont presque plus aucune importance, depuis que la géométrie rationnelle a pris, entre les mains de Descartes, son caractère définitif. En effet, comme nous le verrons spécialement dans la douzième leçon, l'invention des formes se réduit aujourd'hui à l'invention des équations, en sorte que rien n'est plus aisé que de concevoir de nouvelles lignes et de nouvelles surfaces, en changeant à volonté les fonctions introduites dans les équations. Ce simple procédé abstrait est, sous ce rapport, infiniment plus fécond que les ressources géométriques directes, développées par l'imagination la plus puissante, qui s'appliquerait uniquement à cet ordre de conceptions. Il explique d'ailleurs, de la manière la plus générale et la plus sensible, la variété nécessairement infinie des formes géométriques, qui correspond ainsi à la diversité des fonctions analytiques. Enfin, il montre non moins clairement que les différentes formes de surfaces doivent être encore plus multipliées que celles des lignes, puisque les lignes sont représentées analytiquement par des équations à deux variables, tandis que les surfaces donnent lieu à des équations à trois variables, qui présentent nécessairement une plus grande diversité.
Les considérations précédemment indiquées suffisent pour montrer nettement l'extension rigoureusement infinie que comporte, par sa nature, chacune des trois sections générales de la géométrie, relativement aux lignes, aux surfaces et aux volumes, en résultat de la variété infinie des corps à mesurer.
Pour achever de nous faire une idée exacte et suffisamment étendue de la nature des recherches géométriques, il est maintenant indispensable de revenir sur la définition générale donnée ci-dessus, afin de la présenter sous un nouveau point de vue, sans lequel l'ensemble de la science ne serait que fort imparfaitement conçu.
En assignant pour but à la géométrie la mesure de toutes les sortes de lignes, de surfaces et de volumes, c'est-à-dire, comme je l'ai expliqué, la réduction de toutes les comparaisons géométriques à de simples comparaisons de lignes droites, nous avons évidemment l'avantage d'indiquer une destination générale très-précise et très-facile à saisir. Mais, si écartant toute définition, on examine la composition effective de la science géométrique, on sera d'abord porté à regarder la définition précédente comme beaucoup trop étroite, car il n'est pas douteux que la majeure partie des recherches qui constituent notre géométrie actuelle ne paraissent nullement avoir pour objet la mesure de l'étendue. C'est probablement une telle considération qui maintient encore, pour la géométrie, l'usage de ces définitions vagues, qui ne comprennent tout que parce qu'elles ne caractérisent rien. Je crois néanmoins, malgré cette objection fondamentale, pouvoir persister à indiquer la mesure de l'étendue comme le but général et uniforme de la science géométrique, et en y comprenant cependant tout ce qui entre dans sa composition réelle. En effet, si, au lieu de se borner à considérer isolément les diverses recherches géométriques, on s'attache à saisir les questions principales, par rapport auxquelles toutes les autres, quelque importantes qu'elles soient, ne doivent être regardées que comme secondaires, on finira par reconnaître que la mesure des lignes, des surfaces et des volumes, est le but invariable, quelquefois direct, et le plus souvent indirect, de tous les travaux géométriques. Cette proposition générale étant fondamentale, puisqu'elle peut seule donner à notre définition toute sa valeur, il est indispensable d'entrer à ce sujet dans quelques développemens.
En examinant avec attention les recherches géométriques qui ne paraissent point se rapporter à la mesure de l'étendue, on trouve qu'elles consistent essentiellement dans l'étude des diverses propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, c'est-à-dire, en termes précis, dans la connaissance des différens modes de génération, ou du moins de définition, propres à chaque forme que l'on considère. Or, on peut aisément établir, de la manière la plus générale, la relation nécessaire d'une telle étude avec la question de mesure, pour laquelle la connaissance la plus complète possible des propriétés de chaque forme est un préliminaire indispensable. C'est ce que concourent à prouver deux considérations également fondamentales, quoique de nature tout-à-fait distincte.
La première, purement scientifique, consiste à remarquer que si l'on ne connaissait, pour chaque ligne ou pour chaque surface, d'autre propriété caractéristique que celle d'après laquelle les géomètres l'ont primitivement conçue, il serait le plus souvent impossible de parvenir à la solution des questions relatives à sa mesure. En effet, il est facile de sentir que les différentes définitions dont chaque forme est susceptible ne sont pas toutes également propres à une telle destination, et qu'elles présentent même, sous ce rapport, les oppositions les plus complètes. Or, d'un autre côté, la définition primitive de chaque forme n'ayant pu évidemment être choisie d'après cette condition, il est clair qu'on ne doit pas s'attendre, en général, à la trouver la plus convenable; d'où résulte la nécessité d'en découvrir d'autres, c'est à dire d'étudier, autant que possible, les propriétés de la forme proposée. Qu'on suppose, par exemple, que le cercle soit défini, la courbe qui, sous le même contour, renferme la plus grande aire, ce qui est certainement une propriété tout-à-fait caractéristique, on éprouverait évidemment des difficultés insurmontables pour déduire d'un tel point de départ la solution des questions fondamentales relatives à la rectification ou à la quadrature de cette courbe. Il est clair, à priori, que la propriété d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, doit nécessairement s'adapter bien mieux à des recherches de cette nature, sans qu'elle soit précisément la plus convenable. De même, Archimède eût-il jamais pu découvrir la quadrature de la parabole, s'il n'avait connu de cette courbe d'autre propriété que d'être la section d'un cône à base circulaire, par un plan parallèle à sa génératrice? Les travaux purement spéculatifs des géomètres précédens, pour transformer cette première définition, ont évidemment été des préliminaires indispensables à la solution directe d'une telle question. Il en est de même, à plus forte raison, relativement aux surfaces. Il suffirait, pour s'en faire une juste idée, de comparer, par exemple, quant à la question de la cubature ou de la quadrature, la définition ordinaire de la sphère avec celle, non moins caractéristique sans doute, qui consisterait à regarder un corps sphérique comme celui qui, sous la même aire, contient le plus grand volume.
Je n'ai pas besoin d'indiquer un plus grand nombre d'exemples pour faire comprendre, en général, la nécessité de connaître, autant que possible, toutes les propriétés de chaque ligne ou de chaque surface, afin de faciliter la recherche des rectifications, des quadratures, et des cubatures, qui constitue l'objet final de la géométrie. On peut même dire que la principale difficulté des questions de ce genre consiste à employer, dans chaque cas, la propriété qui s'adapte le mieux à la nature du problème proposé. Ainsi en continuant à indiquer, pour plus de précision, la mesure de l'étendue, comme la destination générale de la géométrie, cette première considération, qui touche directement au fond du sujet, démontre clairement la nécessité d'y comprendre l'étude, aussi approfondie que possible, des diverses générations ou définitions propres à une même forme.
Un second motif, d'une importance au moins égale, consiste en ce qu'une telle étude est indispensable pour organiser, d'une manière rationnelle, la relation de l'abstrait au concret en géométrie.
La science géométrique devant considérer, ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus, toutes les formes imaginables qui comportent une définition exacte, il en résulte nécessairement, comme nous l'avons remarqué, que les questions relatives aux formes quelconques présentées par la nature, sont toujours implicitement comprises dans cette géométrie abstraite, supposée parvenue à sa perfection. Mais quand il faut passer effectivement à la géométrie concrète, on rencontre constamment une difficulté fondamentale, celle de savoir auxquels des différens types abstraits on doit rapporter, avec une approximation suffisante, les lignes ou les surfaces réelles qu'il s'agit d'étudier. Or, c'est pour établir une telle relation qu'il est particulièrement indispensable de connaître le plus grand nombre possible de propriétés de chaque forme considérée en géométrie.
En effet, si l'on se bornait toujours à la seule définition primitive d'une ligne ou d'une surface, en supposant même qu'on pût alors la mesurer (ce qui, d'après le premier genre de considérations, serait le plus souvent impossible), ces connaissances resteraient presque nécessairement stériles dans l'application, puisqu'on ne saurait point ordinairement reconnaître cette forme dans la nature, quand elle s'y présenterait. Il faudrait pour cela que le caractère unique, d'après lequel les géomètres l'auraient conçue, fût précisément celui dont les circonstances extérieures comporteraient la vérification, coïncidence purement fortuite, sur laquelle évidemment on ne doit pas compter, bien qu'elle puisse avoir lieu quelquefois. Ce n'est donc qu'en multipliant autant que possible les propriétés caractéristiques de chaque forme abstraites, que nous pouvons être assurés d'avance de la reconnaître à l'état concret, et d'utiliser ainsi tous nos travaux rationnels, en vérifiant, dans chaque cas, la définition qui est susceptible d'être constatée directement. Cette définition est presque toujours unique dans des circonstances données, et varie, au contraire, pour une même forme, avec des circonstances différentes: double motif de détermination.
La géométrie céleste nous fournit, à cet égard, l'exemple le plus mémorable, bien propre à mettre en évidence la nécessité générale d'une telle étude. On sait, en effet, que l'ellipse a été reconnue par Képler comme étant la courbe que décrivent les planètes autour du soleil et les satellites autour de leurs planètes. Or, cette découverte fondamentale, qui a renouvelé l'astronomie, eût-elle jamais été possible, si l'on s'était toujours borné à concevoir l'ellipse comme la section oblique d'un cône circulaire par un plan? Aucune telle définition ne pouvait évidemment comporter une semblable vérification. La propriété la plus usuelle de l'ellipse, que la somme des distances de tous ses points à deux points fixes soit constante, est bien plus susceptible sans doute, par sa nature, de faire reconnaître la courbe dans ce cas; mais elle n'est point encore directement convenable. Le seul caractère qui puisse être alors vérifié immédiatement, est celui qu'on tire de la relation qui existe dans l'ellipse entre la longueur des distances focales et leur direction, l'unique relation qui admette une interprétation astronomique, comme exprimant la loi qui lie la distance de la planète au soleil au temps écoulé depuis l'origine de sa révolution. Il a donc fallu que les travaux purement spéculatifs des géomètres grecs sur les propriétés des sections coniques eussent préalablement présenté leur génération sous une multitude de points de vue différens, pour que Képler ait pu passer ainsi de l'abstrait au concret, en choisissant parmi tous ces divers caractères celui qui pouvait le plus facilement être constaté pour les orbites planétaires.
Je puis citer encore un exemple du même ordre, relativement aux surfaces, en considérant l'importante question de la figure de la terre. Si on n'avait jamais connu d'autre propriété de la sphère que son caractère primitif d'avoir tous ses points également distans d'un point intérieur, comment aurait-on pu jamais découvrir que la surface de la terre était sphérique? Il a été nécessaire pour cela de déduire préalablement de cette définition de la sphère quelques propriétés susceptibles d'être vérifiées par des observations effectuées uniquement à la surface, comme, par exemple, le rapport constant qui existe pour la sphère entre la longueur du chemin parcouru le long d'un méridien quelconque en s'avançant vers un pôle, et la hauteur angulaire de ce pôle sur l'horizon en chaque point. Il en a été évidemment de même, et avec une bien plus longue suite de spéculations préliminaires, pour constater plus tard que la terre n'était point rigoureusement sphérique, mais que sa forme est celle d'un ellipsoïde de révolution.
Après de tels exemples, il serait sans doute inutile d'en rapporter d'autres, que chacun peut d'ailleurs aisément multiplier. On y vérifiera toujours que, sans une connaissance très-étendue des diverses propriétés de chaque forme, la relation de l'abstrait au concret en géométrie serait purement accidentelle, et que, par conséquent, la science manquerait de l'un de ses fondemens les plus essentiels.
Tels sont donc les deux motifs généraux qui démontrent pleinement la nécessité d'introduire en géométrie une foule de recherches qui n'ont pas pour objet direct la mesure de l'étendue, en continuant cependant à concevoir une telle mesure comme la destination finale de toute la science géométrique. Ainsi, nous pouvons conserver les avantages philosophiques que présentent la netteté et la précision de cette définition, et y comprendre néanmoins, d'une manière très-rationnelle, quoiqu'indirecte, toutes les recherches géométriques connues, en considérant celles qui ne paraissent point se rapporter à la mesure de l'étendue, comme destinées soit à préparer la solution des questions finales, soit à permettre l'application des solutions obtenues.
Après avoir reconnu, en thèse générale, les relations intimes et nécessaires de l'étude des propriétés des lignes et des surfaces avec les recherches qui constituent l'objet définitif de la géométrie, il est d'ailleurs évident que, dans la suite de leurs travaux, les géomètres ne doivent nullement s'astreindre à ne jamais perdre de vue un tel enchaînement. Sachant, une fois pour toutes, combien il importe de varier le plus possible les manières de concevoir chaque forme, ils doivent poursuivre cette étude sans considérer immédiatement de quelle utilité peut être telle ou telle propriété spéciale pour les rectifications, les quadratures ou les cubatures. Ils entraveraient inutilement leurs recherches, en attachant une importance puérile à l'établissement continu de cette coordination. L'esprit humain doit procéder, à cet égard, comme il le fait en toute occasion semblable, quand, après avoir conçu, en général, la destination d'une certaine étude, il s'attache exclusivement à la pousser le plus loin possible, en faisant complétement abstraction de cette relation, dont la considération perpétuelle compliquerait tous ses travaux.
L'explication générale que je viens d'exposer est d'autant plus indispensable, que, par la nature même du sujet, cette étude des diverses propriétés de chaque ligne et de chaque surface compose nécessairement la très-majeure partie de l'ensemble des recherches géométriques. En effet, les questions immédiatement relatives aux rectifications, aux quadratures et aux cubatures, sont évidemment, par elles-mêmes, en nombre fort limité pour chaque forme considérée. Au contraire, l'étude des propriétés d'une même forme présente à l'activité de l'esprit humain un champ naturellement indéfini, où l'on peut toujours espérer de faire de nouvelles découvertes. Ainsi, par exemple, quoique les géomètres se soient occupés depuis vingt siècles, avec plus ou moins d'activité sans doute, mais sans aucune interruption réelle, de l'étude des sections coniques, ils sont loin de regarder ce sujet si simple comme épuisé; et il est certain en effet qu'en continuant à s'y livrer, on ne manquerait pas de trouver encore des propriétés inconnues de ces diverses courbes. Si les travaux de ce genre se sont considérablement ralentis depuis environ un siècle, ce n'est pas qu'ils soient terminés; cela tient seulement, comme je l'expliquerai tout-à-l'heure, à ce que la révolution philosophique opérée en géométrie par Descartes a dû singulièrement diminuer l'importance de semblables recherches.
Il résulte des considérations précédentes que non-seulement le champ de la géométrie est nécessairement infini à cause de la variété des formes à considérer, mais aussi en vertu de la diversité des points de vue sous lesquels une même forme peut être envisagée. Cette dernière conception est même celle qui donne l'idée la plus large et la plus complète de l'ensemble des recherches géométriques. On voit que les études de ce genre consistent essentiellement, pour chaque ligne ou pour chaque surface, à rattacher tous les phénomènes géométriques qu'elle peut présenter à un seul phénomène fondamental, regardé comme définition primitive.
Après avoir exposé, d'une manière générale et pourtant précise, l'objet final de la géométrie, et montré comment la science, ainsi définie, comprend une classe de recherches très-étendue qui ne paraissaient point d'abord s'y rapporter nécessairement, il me reste à considérer, dans son ensemble, la méthode à suivre pour la formation de cette science. Cette dernière explication est indispensable pour compléter ce premier aperçu du caractère philosophique de la géométrie. Je me bornerai en ce moment à indiquer à cet égard la considération la plus générale, cette importante notion fondamentale devant être développée et précisée dans les leçons suivantes.
L'ensemble des questions géométriques peut être traité suivant deux méthodes tellement différentes, qu'il en résulte, pour ainsi dire, deux sortes de géométries, dont le caractère philosophique ne me semble pas avoir été encore convenablement saisi. Les expressions de géométrie synthétique et géométrie analytique, habituellement employées pour les désigner, en donnent une très-fausse idée. Je préférerais de beaucoup les dénominations purement historiques de géométrie des anciens et géométrie des modernes, qui ont, du moins, l'avantage de ne pas faire méconnaître leur vrai caractère. Mais je propose d'employer désormais les expressions régulières de géométrie spéciale et géométrie générale, qui me paraissent propres à caractériser avec précision la véritable nature des deux méthodes.
Ce n'est point, en effet, dans l'emploi du calcul, comme on le pense communément, que consiste précisément la différence fondamentale entre la manière dont nous concevons la géométrie depuis Descartes, et la manière dont les géomètres de l'antiquité traitaient les questions géométriques. Il est certain, d'une part, que l'usage du calcul ne leur était point entièrement inconnu, puisqu'ils faisaient, dans leur géométrie, des applications continuelles et fort étendues de la théorie des proportions, qui était pour eux, comme moyen de déduction, une sorte d'équivalent réel, quoique très-imparfait et surtout extrêmement borné, de notre algèbre actuelle. On peut même employer le calcul d'une manière beaucoup plus complète qu'ils ne l'ont fait pour obtenir certaines solutions géométriques, qui n'en auront pas moins le caractère essentiel de la géométrie ancienne; c'est ce qui arrive très-fréquemment, par rapport à ces problèmes de géométrie à deux ou à trois dimensions, qu'on désigne vulgairement sous le nom de déterminés. D'un autre côté, quelque capitale que soit l'influence du calcul dans notre géométrie moderne, plusieurs solutions, obtenues sans algèbre, peuvent manifester quelquefois le caractère propre qui la distingue de la géométrie ancienne, quoique, en thèse générale, l'analyse soit indispensable; j'en citerai, comme exemple, la méthode de Roberval pour les tangentes, dont la nature est essentiellement moderne, et qui cependant conduit, en certains cas, à des solutions complètes, sans aucun secours du calcul. Ce n'est donc point par l'instrument de déduction employé qu'on doit principalement distinguer les deux marches que l'esprit humain peut suivre en géométrie.
La différence fondamentale, jusqu'ici imparfaitement saisie, me paraît consister réellement dans la nature même des questions considérées. En effet, la géométrie, envisagée dans son ensemble, et supposée parvenue à son entière perfection, doit, comme nous l'avons vu, d'une part, embrasser toutes les formes imaginables, et d'une autre part, découvrir toutes les propriétés de chaque forme. Elle est susceptible, d'après cette double considération, d'être traitée suivant deux plans essentiellement distinctifs: soit en groupant ensemble toutes les questions, quelque diverses qu'elles soient, qui concernent une même forme, et isolant celles relatives à des corps différens, quelque analogie qui puisse exister entre elles; soit, au contraire, en réunissant sous un même point de vue toutes les recherches semblables, à quelques formes diverses qu'elles se rapportent d'ailleurs, et séparant les questions relatives aux propriétés réellement différentes d'un même corps. En un mot, l'ensemble de la géométrie peut être essentiellement ordonné ou par rapport aux corps étudiés, ou par rapport aux phénomènes à considérer. Le premier plan, qui est le plus naturel, a été celui des anciens; le second, infiniment plus rationnel, est celui des modernes depuis Descartes.
Tel est, en effet, le caractère principal de la géométrie ancienne, qu'on étudiait, une à une, les diverses lignes et les diverses surfaces, ne passant à l'examen d'une nouvelle forme que lorsqu'on croyait avoir épuisé tout ce que pouvaient offrir d'intéressant les formes connues jusqu'alors. Dans cette manière de procéder, quand on entreprenait l'étude d'une courbe nouvelle, l'ensemble des travaux exécutés sur les précédentes ne pouvait présenter directement aucune ressource essentielle, autrement que par l'exercice géométrique auquel il avait dressé l'intelligence. Quelle que pût être la similitude réelle des questions proposées sur deux formes différentes, les connaissances complètes acquises pour l'une ne pouvaient nullement dispenser de reprendre pour l'autre l'ensemble de la recherche. Aussi la marche de l'esprit n'était-elle jamais assurée; en sorte qu'on ne pouvait être certain d'avance d'obtenir une solution quelconque, quelqu'analogue que fût le problème proposé à des questions déjà résolues. Ainsi, par exemple, la détermination des tangentes aux trois sections coniques ne fournissait aucun secours rationnel pour mener la tangente à quelqu'autre courbe nouvelle, comme le conchoïde, la cissoïde, etc. En un mot, la géométrie des anciens était, suivant l'expression proposée ci-dessus, essentiellement spéciale.
Dans le système des modernes, la géométrie est, au contraire, éminemment générale, c'est-à-dire, relative à des formes quelconques. Il est aisé de comprendre d'abord que toutes les questions géométriques de quelqu'intérêt peuvent être proposées par rapport à toutes les formes imaginables. C'est ce qu'on voit directement pour les problèmes fondamentaux, qui constituent, d'après les explications données dans cette leçon, l'objet définitif de la géométrie, c'est-à-dire, les rectifications, les quadratures, et les cubatures. Mais cette remarque n'est pas moins incontestable, même pour les recherches relatives aux diverses propriétés des lignes et des surfaces, et dont les plus essentielles, telles que la question des tangentes ou des plans tangens, la théorie des courbures, etc., sont évidemment communes à toutes les formes quelconques. Les recherches très-peu nombreuses qui sont vraiment particulières à telle ou telle forme n'ont qu'une importance extrêmement secondaire. Cela posé, la géométrie moderne consiste essentiellement à abstraire, pour la traiter à part, d'une manière entièrement générale, toute question relative à un même phénomène géométrique, dans quelques corps qu'il puisse être considéré. L'application des théories universelles ainsi construites à la détermination spéciale du phénomène dont il s'agit dans chaque corps particulier, n'est plus regardée que comme un travail subalterne, à exécuter suivant des règles invariables et dont le succès est certain d'avance. Ce travail est, en un mot, du même ordre que l'évaluation numérique d'une formule analytique déterminée. Il ne peut y avoir sous ce rapport d'autre mérite que celui de présenter, dans chaque cas, la solution nécessairement fournie par la méthode générale, avec toute la simplicité et l'élégance que peut comporter la ligne ou la surface considérée. Mais on n'attache d'importance réelle qu'à la conception et à la solution complète d'une nouvelle question propre à une forme quelconque. Les travaux de ce genre sont seuls regardés comme faisant faire à la science de véritables pas. L'attention des géomètres, ainsi dispensée de l'examen des particularités des diverses formes, et dirigée tout entière vers les questions générales, a pu s'élever par là à la considération de nouvelles notions géométriques, qui, appliquées aux courbes étudiées par les anciens, en ont fait découvrir des propriétés importantes qu'ils n'avaient pas même soupçonnées. Telle est la géométrie depuis la révolution radicale opérée par Descartes dans le système général de la science.
La simple indication du caractère fondamental propre à chacune des deux géométries, suffit sans doute pour mettre en évidence l'immense supériorité nécessaire de la géométrie moderne. On peut même dire qu'avant la grande conception de Descartes, la géométrie rationnelle n'était pas vraiment constituée sur des bases définitives, soit sous le rapport abstrait, soit sous le rapport concret. En effet, pour la science considérée spéculativement, il est clair qu'en continuant indéfiniment, comme l'ont fait les modernes avant Descartes et même un peu après, à suivre la marche des anciens, en ajoutant quelques nouvelles courbes au petit nombre de celles qu'ils avaient étudiées, les progrès, quelque rapides qu'ils eussent pû être, n'auraient été, après une longue suite de siècles, que fort peu considérables par rapport au système général de la géométrie, vu l'infinie variété des formes qui seraient toujours restées à étudier. Au contraire, à chaque question résolue suivant la marche des modernes, le nombre des problèmes géométriques à résoudre se trouve, une fois pour toutes, diminué d'autant, par rapport à tous les corps possibles. Sous un second point de vue, du défaut complet de méthodes générales il résultait que les géomètres anciens, dans toutes leurs recherches, étaient entièrement abandonnés à leurs propres forces, sans avoir jamais la certitude d'obtenir tôt ou tard une solution quelconque. Si cette imperfection de la science était éminemment propre à mettre dans tout son jour leur admirable sagacité, elle devait rendre leurs progrès extrêmement lents: on peut s'en faire une idée par le temps considérable qu'ils ont employé à l'étude des sections coniques. La géométrie moderne, assurant d'une manière invariable la marche de notre esprit, permet, au contraire, d'utiliser au plus haut degré possible les forces de l'intelligence, que les anciens devaient consumer fréquemment sur des questions bien peu importantes.
Une différence non moins capitale se manifeste entre les deux systèmes, quand on vient à considérer la géométrie sous le rapport concret. En effet, nous avons remarqué plus haut que la relation de l'abstrait au concret en géométrie ne peut être solidement fondée sur des bases rationnelles qu'autant qu'on fait directement porter les recherches sur toutes les formes imaginables. En n'étudiant les lignes et les surfaces qu'une à une, quel que soit le nombre, toujours nécessairement fort petit, de celles qu'on aura considérées, l'application de théories semblables aux formes réellement existantes dans la nature n'aura jamais qu'un caractère essentiellement accidentel, puisque rien n'assure que ces formes pourront effectivement rentrer dans les types abstraits envisagés par les géomètres.
Il y a certainement, par exemple, quelque chose de fortuit dans l'heureuse relation qui s'est établie entre les spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques et la détermination des véritables orbites planétaires. En continuant sur le même plan les travaux géométriques, on n'avait point, en général, le droit d'espérer de semblables coïncidences; et il eût été possible, dans ces études spéciales, que les recherches des géomètres se fussent dirigées sur des formes abstraites indéfiniment inapplicables, tandis qu'ils en auraient négligé d'autres, susceptibles peut-être d'une application importante et prochaine. Il est clair, du moins, que rien ne garantissait positivement l'applicabilité nécessaire des spéculations géométriques. Il en est tout autrement dans la géométrie moderne. Par cela seul qu'on y procède par questions générales, relatives à des formes quelconques, on a d'avance la certitude évidente que les formes réalisées dans le monde extérieur se sauraient jamais échapper à chaque théorie, si le phénomène géométrique qu'elle envisage vient à s'y présenter.
Par ces diverses considérations, on voit que le système de géométrie des anciens porte essentiellement le caractère de l'enfance de la science, qui n'a commencé à devenir complétement rationnelle que par suite de la révolution philosophique opérée par Descartes. Mais il est évident, d'un autre côté, que la géométrie n'a pu être conçue d'abord que de cette manière spéciale. La géométrie générale n'eût point été possible, et la nécessité n'eût pu même en être sentie, si une longue suite de travaux spéciaux sur les formes les plus simples n'avait point préalablement fourni des bases à la conception de Descartes, et rendu sensible l'impossibilité de persister indéfiniment dans la philosophie géométrique primitive.
En précisant autant que possible cette dernière considération, il faut même en conclure que, quoique la géométrie que j'ai appelé générale doive être aujourd'hui regardée comme la seule véritable géométrie dogmatique, celle à laquelle nous nous bornerons essentiellement, l'autre n'ayant plus, principalement, qu'un intérêt historique, néanmoins il n'est pas possible de faire disparaître entièrement la géométrie spéciale dans une exposition rationnelle de la science. On peut sans doute se dispenser, comme on l'a fait depuis environ un siècle, d'emprunter directement à la géométrie ancienne tous les résultats qu'elle a fournis. Les recherches les plus étendues et les plus difficiles dont elle était composée, ne sont plus même habituellement présentées aujourd'hui que d'après la méthode moderne. Mais, par la nature même du sujet, il est nécessairement impossible de se passer absolument de la méthode ancienne, qui, quoi qu'on fasse, servira toujours dogmatiquement de base préliminaire à la science, comme elle l'a fait historiquement. Le motif en est facile à comprendre. En effet, la géométrie générale étant essentiellement fondée, comme nous l'établirons bientôt, sur l'emploi du calcul, sur la transformation des considérations géométriques en considérations analytiques, une telle manière de procéder ne saurait s'emparer du sujet immédiatement à son origine. Nous savons que l'application de l'analyse mathématique, par sa nature, ne peut jamais commencer aucune science quelconque, puisqu'elle ne saurait avoir lieu que lorsque la science a déjà été assez cultivée pour établir, relativement aux phénomènes considérés, quelques équations qui puissent servir de point de départ aux travaux analytiques. Ces équations fondamentales une fois découvertes, l'analyse permettra d'en déduire une multitude de conséquences, qu'il eût été même impossible de soupçonner d'abord; elle perfectionnera la science à un degré immense, soit sous le rapport de la généralité des conceptions, soit quant à la coordination complète établie entre elles. Mais, pour constituer les bases mêmes d'une science naturelle quelconque, jamais, évidemment, la simple analyse mathématique ne saurait y suffire, pas même pour les démontrer de nouveau lorsqu'elles ont été déjà fondées. Rien ne peut dispenser, à cet égard, de l'étude directe du sujet, poussée jusqu'au point de la découverte de relations précises. Tenter de faire rentrer la science, dès son origine, dans le domaine du calcul, ce serait vouloir imposer à des théories portant sur des phénomènes effectifs, le caractère de simples procédés logiques, et les priver ainsi de tout ce qui constitue leur corrélation nécessaire avec le monde réel. En un mot, une telle opération philosophique, si par elle-même elle n'était pas nécessairement contradictoire, ne saurait aboutir évidemment qu'à replonger la science dans le domaine de la métaphysique, dont l'esprit humain a eu tant de peine à se dégager complétement.
Ainsi, la géométrie des anciens aura toujours, par sa nature, une première part nécessaire et plus ou moins étendue dans le système total des connaissances géométriques. Elle constitue une introduction rigoureusement indispensable à la géométrie générale. Mais c'est à cela que nous devons la réduire dans une exposition complétement dogmatique. Je considérerai donc directement, dans la leçon suivante, cette géométrie spéciale ou préliminaire, restreinte exactement à ses limites nécessaires, pour ne plus m'occuper ensuite que de l'examen philosophique de la géométrie générale ou définitive, la seule vraiment rationnelle, et qui aujourd'hui compose essentiellement la science.
ONZIÈME LEÇON.
Sommaire. Considérations générales sur la géométrie spéciale ou préliminaire.
La méthode géométrique des anciens devant avoir nécessairement, d'après les motifs indiqués à la fin de la leçon précédente, une part préliminaire dans le système dogmatique de la géométrie, pour fournir à la géométrie générale des fondemens indispensables, il convient maintenant de fixer d'abord en quoi consiste strictement cette fonction préalable de la géométrie spéciale, ainsi réduite au moindre développement possible.
En la considérant sous ce point de vue, il est aisé de reconnaître qu'on pourrait la restreindre à la seule étude de la ligne droite pour ce qui concerne la géométrie des lignes, à la quadrature des aires planes rectilignes, et enfin à la cubature des corps terminés par des faces planes. Les propositions élémentaires relatives à ces trois questions fondamentales constituent, en effet, le point de départ nécessaire de toutes les recherches géométriques; elles seules ne peuvent être obtenues que par une étude directe du sujet; tandis qu'au contraire la théorie complète de toutes les autres formes quelconques, même celle du cercle et des surfaces et volumes qui s'y rapportent, peut aujourd'hui rentrer entièrement dans le domaine de la géométrie générale ou analytique, ces élémens primitifs fournissant déjà des équations, qui suffisent pour permettre l'application du calcul aux questions géométriques, qui n'eût pas été possible sans cette condition préalable.
Il résulte de cette considération que, dans l'usage ordinaire, on donne à la géométrie élémentaire plus d'étendue qu'il ne serait rigoureusement nécessaire, puisque, outre la ligne droite, les polygones et les polyèdres, on y comprend aussi le cercle et les corps ronds, dont l'étude pourrait cependant être aussi purement analytique que celle, par exemple, des sections coniques. Une vénération irréfléchie pour l'antiquité contribue, sans doute, à maintenir ce défaut de méthode. Mais comme ce respect n'a point empêché de faire rentrer dans le domaine de la géométrie moderne la théorie des sections coniques, il faut bien que, relativement aux formes circulaires, l'habitude contraire, encore universelle, soit fondée sur d'autres motifs. La raison la plus sensible qu'on en puisse donner, c'est le grave inconvénient qu'il y aurait, pour l'enseignement ordinaire, à ajourner à une époque assez éloignée de l'éducation mathématique la solution de plusieurs questions essentielles, susceptibles d'une application immédiate et continuelle à une foule d'usages importans. Pour procéder, en effet, de la manière la plus rationnelle, ce ne serait qu'à l'aide du calcul intégral qu'on pourrait obtenir les intéressans résultats, relatifs à la mesure de la longueur ou de l'aire du cercle, ou à la quadrature de la sphère, etc., établis par les anciens d'après des considérations extrêmement simples. Cet inconvénient serait peu important, à l'égard des esprits destinés à étudier l'ensemble de la science mathématique, et l'avantage de procéder avec une rationnalité parfaite aurait, comparativement, une bien plus grande valeur. Mais, le cas contraire étant encore le plus fréquent, on a dû s'attacher à conserver dans la géométrie élémentaire proprement dite des théories aussi essentielles. En admettant l'influence d'une telle considération, et ne restreignant plus cette géométrie préliminaire à ce qui est strictement indispensable, on peut même concevoir l'utilité, pour certains cas particuliers, d'y introduire plusieurs études importantes qui en ont été généralement exclues, comme celles des sections coniques, de la cycloïde, etc., afin de renfermer, dans un enseignement borné, le plus grand nombre possible de connaissances usuelles, quoique, même sous le simple rapport du temps, il fût préférable de suivre la marche la plus rationnelle.
Je ne dois point, à ce sujet, tenir compte ici des avantages que peut présenter cette extension habituelle de la méthode géométrique des anciens au-delà de la destination nécessaire qui lui est propre, par la connaissance plus profonde qu'on acquiert ainsi de cette méthode, et par la comparaison instructive qui en résulte avec la méthode moderne. Ce sont là des qualités qui, dans l'étude d'une science quelconque, appartiennent à la marche que nous avons nommée historique, et auxquelles il faut savoir renoncer franchement, quand on a bien reconnu la nécessité de suivre la marche vraiment dogmatique. Après avoir conçu toutes les parties d'une science de la manière la plus rationnelle, nous savons combien il importe, pour compléter cette éducation, d'étudier l'histoire de la science, et par conséquent, de comparer exactement les diverses méthodes que l'esprit humain a successivement employées; mais ces deux séries d'études doivent être, en général, comme nous l'avons vu, soigneusement séparées. Cependant, dans le cas dont il s'agit ici, la méthode géométrique des modernes est peut-être encore trop récente pour qu'il ne convienne pas, afin de la mieux caractériser par la comparaison, de traiter d'abord, suivant la méthode des anciens, certaines questions qui, par leur nature, doivent rentrer rationnellement dans la géométrie moderne.
Quoi qu'il en soit, écartant maintenant ces diverses considérations accessoires, nous voyons que cette introduction à la géométrie, qui ne peut être traitée que suivant la méthode des anciens, est strictement réductible à l'étude de la ligne droite, des aires polygonales et des polyèdres. Il est même vraisemblable qu'on finira par la restreindre habituellement à ces limites nécessaires, quand les grandes notions analytiques seront devenues plus familières, et qu'une étude de l'ensemble des mathématiques sera universellement regardée comme la base philosophique de l'éducation générale.
Si cette portion préliminaire de la géométrie, qui ne saurait être fondée sur l'application du calcul, se réduit, par sa nature, à une suite de recherches fondamentales très-peu étendues, il est certain, d'un autre côté, qu'on ne peut la restreindre davantage, quoique, par un véritable abus de l'esprit analytique, on ait quelquefois essayé, dans ces derniers temps, de présenter sous un point de vue purement algébrique l'établissement des théorèmes principaux de la géométrie élémentaire. C'est ainsi qu'on a prétendu démontrer par de simples considérations abstraites d'analyse mathématique la relation constante qui existe entre les trois angles d'un triangle rectiligne, la proposition fondamentale de la théorie des triangles semblables, la mesure des rectangles, celle des parallélipipèdes, etc., en un mot, précisément les seules propositions géométriques qui ne puissent être obtenues que par une étude directe du sujet, sans que le calcul soit susceptible d'y avoir aucune part. Je ne signalerais point ici de telles aberrations, si elles n'avaient pas été déterminées par l'intention évidente de perfectionner, au plus haut degré possible, le caractère philosophique de la science géométrique, en la faisant rentrer immédiatement, dès sa naissance, dans le domaine des applications de l'analyse mathématique. Mais l'erreur capitale commise à cet égard par quelques géomètres doit être soigneusement remarquée, parce qu'elle résulte de l'exagération irréfléchie de cette tendance aujourd'hui très-naturelle et éminemment philosophique, qui porte à étendre de plus en plus l'influence de l'analyse dans les études mathématiques. La contemplation des résultats prodigieux auxquels l'esprit humain est parvenu en suivant une telle direction, a dû involontairement entraîner à croire que même les fondemens de la mathématique concrète pourraient être établis sur de simples considérations analytiques. Ce n'est point, en effet, pour la géométrie seulement que nous devons noter de semblables aberrations; nous aurons bientôt à en constater de parfaitement analogues relativement à la mécanique, à l'occasion des prétendues démonstrations analytiques du parallélogramme des forces. Cette confusion logique a même aujourd'hui bien plus de gravité en mécanique, où elle contribue effectivement à répandre encore un nuage métaphysique sur le caractère général de la science; tandis que, du moins en géométrie, ces considérations abstraites ont été jusqu'ici laissées en dehors, sans s'incorporer à l'exposition normale de la science.
D'après les principes présentés dans cet ouvrage, sur la philosophie mathématique, il n'est pas nécessaire d'insister beaucoup pour faire sentir le vice d'une telle manière de procéder. Nous avons déjà reconnu, en effet, que le calcul n'étant et ne pouvant être qu'un moyen de déduction, c'est s'en former une idée radicalement fausse que de vouloir l'employer à établir les fondemens élémentaires d'une science quelconque; car, sur quoi reposeraient, dans une telle opération, les argumentations analytiques? Un travail de cette nature, bien loin de perfectionner véritablement le caractère philosophique d'une science, constituerait un retour vers l'état métaphysique, en présentant des connaissances réelles comme de simples abstractions logiques.
Quand on examine en elles-mêmes ces prétendues démonstrations analytiques des propositions fondamentales de la géométrie élémentaire, on vérifie aisément leur insignifiance nécessaire. Elles sont toutes fondées sur une manière vicieuse de concevoir le principe de l'homogénéité, dont j'ai exposé, dans la cinquième leçon, la véritable notion générale. Ces démonstrations supposent que ce principe ne permet point d'admettre la coexistence dans une même équation de nombres obtenus par des comparaisons concrètes différentes, ce qui est évidemment faux et visiblement contraire à la marche constante des géomètres. Aussi, il est facile de reconnaître qu'en employant la loi de l'homogénéité dans cette acception arbitraire et illégitime, on pourrait parvenir à démontrer avec tout autant de rigueur apparente des propositions dont l'absurdité est manifeste au premier coup-d'oeil. En examinant avec attention, par exemple, le procédé à l'aide duquel on a tenté de prouver analytiquement que la somme des trois angles d'un triangle rectiligne quelconque est constamment égale à deux angles droits, on voit qu'il est fondé sur cette notion préliminaire, que si deux triangles ont deux de leurs angles respectivement égaux, le troisième angle sera aussi, de part et d'autre, nécessairement égal. Ce premier point étant accordé, la relation proposée s'en déduit immédiatement, d'une manière très-exacte et fort simple. Or, la considération analytique, d'après laquelle on a voulu établir cette proposition préalable, est d'une telle nature que, si elle pouvait être juste, on en déduirait rigoureusement, en la reproduisant en sens inverse, cette absurdité palpable, que deux cotés d'un triangle suffisent, sans aucun angle, à l'entière détermination du troisième côté. On peut faire des remarques analogues sur toutes les démonstrations de ce genre, dont le sophisme sera ainsi vérifié d'une manière parfaitement sensible.
Plus nous devons ici considérer la géométrie comme étant aujourd'hui essentiellement analytique, plus il était nécessaire de prémunir les esprits contre cette exagération abusive de l'analyse mathématique, suivant laquelle on prétendrait se dispenser de toute observation géométrique proprement dite, en établissant sur de pures abstractions algébriques les fondemens mêmes de cette science naturelle. J'ai dû attacher d'autant plus d'importance à caractériser des aberrations ainsi liées au développement normal de l'esprit humain, qu'elles ont été pour ainsi dire consacrées dans ces derniers temps par l'assentiment formel d'un géomètre fort distingué, dont l'autorité exerce sur l'enseignement élémentaire de la géométrie une très-grande influence.
Je crois devoir remarquer à cette occasion que, sous plus d'un autre rapport, on a, ce me semble, trop perdu de vue le caractère de science naturelle nécessairement inhérent à la géométrie. Il est aisé de le reconnaître, en considérant les vains efforts tentés si long-temps par les géomètres pour démontrer rigoureusement, non à l'aide du calcul, mais d'après certaines constructions, plusieurs propositions fondamentales de la géométrie élémentaire. Quoi qu'on puisse faire, on ne saurait évidemment éviter de recourir quelquefois en géométrie à la simple observation immédiate, comme moyen d'établir divers résultats. Si, dans cette science, les phénomènes que l'on considère sont, en vertu de leur extrême simplicité, beaucoup plus liés entr'eux que ceux relatifs à toute autre science physique, il doit néanmoins s'en trouver nécessairement quelques-uns qui ne peuvent être déduits, et qui servent au contraire de point de départ. Qu'il convienne, en thèse générale, pour la plus grande perfection rationnelle de la science, de les réduire au plus petit nombre possible, cela est sans doute incontestable; mais il serait absurde de prétendre les faire disparaître complétement. J'avoue d'ailleurs que je trouve moins d'inconvéniens réels à étendre un peu au delà de ce qui serait strictement nécessaire le nombre de ces notions géométriques ainsi établies par l'observation immédiate, pourvu qu'elles soient d'une simplicité suffisante, qu'à en faire le sujet de démonstrations compliquées et indirectes, même quand ces démonstrations peuvent être logiquement irréprochables.
Après avoir caractérisé aussi exactement que possible la véritable destination dogmatique de la géométrie des anciens réduite à son moindre développement indispensable, il convient de considérer sommairement dans son ensemble chacune des parties principales dont elle doit se composer. Je crois pouvoir me borner ici à envisager la première et la plus étendue de ces parties, celle qui a pour objet l'étude de la ligne droite; les deux autres sections, savoir: la quadrature des polygones et la cubature des polyèdres, ne pouvant donner lieu, vu leur nature trop restreinte, à aucune considération philosophique de quelque importance, distincte de celles indiquées dans la leçon précédente relativement à la mesure des aires et des volumes en général.
La question définitive que l'on a constamment en vue dans l'étude de la ligne droite, consiste proprement à déterminer les uns par les autres les divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, ce qui permet de connaître toujours indirectement une ligne droite dans quelques circonstances qu'elle puisse être placée. Ce problème fondamental est susceptible de deux solutions générales, dont la nature est tout-à-fait distincte, l'une graphique, l'autre algébrique. La première, quoique fort imparfaite, est celle qu'on doit considérer d'abord, parce qu'elle dérive spontanément de l'étude directe du sujet; la seconde, bien plus parfaite sous les rapports les plus importans, ne peut être étudiée qu'en dernier lieu, parce qu'elle est fondée sur la connaissance préalable de l'autre.
La solution graphique consiste à rapporter à volonté la figure proposée, soit avec les mêmes dimensions, soit surtout avec des dimensions variées dans une proportion quelconque. Le premier mode ne peut guère être mentionné que pour mémoire, comme étant le plus simple, et celui que l'esprit doit envisager d'abord, car il est, évidemment, d'ailleurs presque entièrement inapplicable par sa nature. Le second est, au contraire, susceptible de l'application la plus étendue et la plus utile. Nous en faisons encore aujourd'hui un usage important et continuel, non-seulement pour représenter exactement les formes des corps et leurs positions mutuelles, mais même pour la détermination effective des grandeurs géométriques, quand nous n'avons pas besoin d'une grande précision. Les anciens, vu l'imperfection de leurs connaissances géométriques, employaient ce procédé d'une manière beaucoup plus étendue, puisqu'il a été long-temps le seul qu'ils pussent appliquer, même dans les déterminations précises les plus importantes. C'est ainsi, par exemple, qu'Aristarque de Samos estimait la distance relative du soleil et de la lune à la terre, en prenant des mesures sur un triangle construit le plus exactement possible de façon à être semblable au triangle rectangle formé par les trois astres, à l'instant où la lune se trouve en quadrature, et où, en conséquence, il suffirait, pour définir le triangle, d'observer l'angle à la terre. Archimède lui-même, quoiqu'ayant, le premier, introduit en géométrie les déterminations calculées, a plusieurs fois employé de semblables moyens. La formation de la trigonométrie n'y a pas fait même renoncer entièrement, quoiqu'elle en ait beaucoup diminué l'usage; les Grecs et les Arabes ont continué à s'en servir pour une foule de recherches, où nous regardons aujourd'hui l'emploi du calcul comme indispensable.
Cette exacte reproduction d'une figure quelconque suivant une échelle différente, ne peut présenter aucune grande difficulté théorique lorsque toutes les parties de la figure proposée sont comprises dans un même plan. Mais, si l'on suppose, comme il arrive le plus souvent, qu'elles soient situées dans des plans différens, on voit naître alors un nouvel ordre de considérations géométriques. La figure artificielle, qui est constamment plane, ne pouvant plus, en ce cas, être une image parfaitement fidèle de la figure réelle, il faut d'abord fixer avec précision le mode de représentation, ce qui donne lieu aux divers systèmes de projection. Cela posé, il reste à déterminer suivant quelles lois les phénomènes géométriques se correspondent dans les deux figures. Cette considération engendre une nouvelle série de recherches géométriques, dont l'objet définitif est proprement de découvrir comment on pourra remplacer les constructions en relief par des constructions planes. Les anciens ont eu à résoudre plusieurs questions élémentaires de ce genre, pour les divers cas où nous employons aujourd'hui la trigonométrie sphérique; et principalement pour les différens problèmes relatifs à la sphère céleste. Telle était la destination de leurs analemnes, et des autres figures planes qui ont suppléé pendant si long-temps à l'usage du calcul. On voit par là que les anciens connaissaient réellement les élémens de ce que nous nommons maintenant la géométrie descriptive, quoiqu'ils ne les eussent point conçus d'une manière distincte et générale.
Je crois convenable de signaler ici rapidement, à cette occasion, le véritable caractère philosophique de cette géométrie descriptive, bien que, comme étant une science essentiellement d'application, elle ne doive pas être comprise dans le domaine propre de cet ouvrage, tel que je l'ai circonscrit en commençant.
Toutes les questions quelconques de géométrie à trois dimensions, donnent lieu nécessairement, quand on considère leur solution graphique, à une difficulté générale qui leur est propre, celle de substituer aux diverses constructions en relief nécessaires pour les résoudre, et qui sont presque toujours d'une exécution impossible, de simples constructions planes équivalentes, susceptibles de déterminer finalement les mêmes résultats. Sans cette indispensable conversion, chaque solution de ce genre serait évidemment incomplète et réellement inapplicable dans la pratique, quoique, pour la théorie, les constructions dans l'espace soient ordinairement préférables comme plus directes. C'est afin de fournir les moyens généraux d'effectuer constamment une telle transformation que la géométrie descriptive a été créée, et constituée en un corps de doctrine distinct et homogène par une vue de génie de notre illustre Monge. Il a préalablement conçu un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un seul plan, à l'aide des projections sur deux plans différens, ordinairement perpendiculaires entre eux, et dont l'un est supposé tourner autour de leur intersection commune pour venir se confondre avec le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système, ou dans tout autre équivalent, de regarder les points et les lignes, comme déterminés par leurs projections, et les surfaces par les projections de leurs génératrices. Cela posé, Monge, analysant avec une profonde sagacité les divers travaux partiels de ce genre exécutés avant lui d'après une foule de procédés incohérens, et considérant même, d'une manière générale et directe, en quoi devaient consister constamment les questions quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours réductibles à un très-petit nombre de problèmes abstraits invariables, susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toutes par des opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement les uns aux contacts et les autres aux intersections des surfaces. Ayant formé des méthodes simples et entièrement générales pour la solution graphique de ces deux ordres de problèmes, toutes les questions géométriques auxquelles peuvent donner lieu les divers arts quelconques de construction, la coupe des pierres, la charpente, la perspective, la gnonomonique, la fortification, etc., ont pu être traitées désormais comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont l'application invariable conduira toujours nécessairement à une solution exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des circonstances propres à chaque cas.
Cette importante création mérite singulièrement de fixer l'attention de tous les philosophes qui considèrent l'ensemble des opérations de l'espèce humaine, comme étant un premier pas, et jusqu'ici le seul réellement complet, vers cette rénovation générale des travaux humains, qui doit imprimer à tous nos arts un caractère de précision et de rationnalité, si nécessaire à leurs progrès futurs. Une telle révolution devait, en effet, commencer inévitablement par cette classe de travaux industriels qui se rapporte essentiellement à la science la plus simple, la plus parfaite, et la plus ancienne. Elle ne peut manquer de s'étendre successivement dans la suite, quoique avec moins de facilité, à toutes les autres opérations pratiques. Nous aurons même bientôt occasion de remarquer que Monge, qui a conçu plus profondément que personne la véritable philosophie des arts, avait essayé d'ébaucher pour l'industrie mécanique une doctrine correspondante à celle qu'il avait si heureusement formée pour l'industrie géométrique, mais sans obtenir pour ce cas, dont la difficulté est bien supérieure, aucun autre succès que celui d'indiquer assez nettement la direction que doivent prendre les recherches de cette nature.
Quelqu'essentielle que soit réellement la conception de la géométrie descriptive, il importe beaucoup de ne pas se méprendre sur la véritable destination qui lui est si expressément propre, comme l'ont fait, surtout dans les premiers temps de cette découverte, ceux qui y ont vu un moyen d'agrandir le domaine général et abstrait de la géométrie rationnelle. L'événement n'a nullement répondu depuis à ces espérances mal conçues. Et, en effet, n'est-il pas évident que la géométrie descriptive n'a de valeur spéciale que comme science d'application, comme constituant la véritable théorie propre des arts géométriques? Considérée sous le rapport abstrait, elle ne saurait introduire aucun ordre vraiment distinct de spéculations géométriques. Il ne faut point perdre de vue que, pour qu'une question géométrique tombe dans le domaine propre de la géométrie descriptive, elle doit nécessairement avoir toujours été résolue préalablement par la géométrie spéculative, dont ensuite, comme nous l'avons vu, les solutions ont constamment besoin d'être préparées pour la pratique de manière à suppléer aux constructions en relief par des constructions planes, substitution qui constitue réellement la seule fonction caractéristique de la géométrie descriptive.
Il convient néanmoins de remarquer ici que, sous le rapport de l'éducation intellectuelle, l'étude de la géométrie descriptive présente une importante propriété philosophique, tout-à-fait indépendante de sa haute utilité industrielle. C'est l'avantage qu'elle offre si éminemment, en habituant à considérer dans l'espace des systèmes géométriques quelquefois très-composés, et à suivre exactement leur correspondance continuelle avec les figures effectivement tracées, d'exercer ainsi au plus haut degré de la manière la plus sûre et la plus précise, cette importante faculté de l'esprit humain qu'on appelle l'imagination proprement dite, et qui consiste, dans son acception élémentaire et positive, à se représenter nettement, avec facilité, un vaste ensemble variable d'objets fictifs, comme s'ils étaient sous nos yeux.
Enfin, pour achever d'indiquer la nature générale de la géométrie descriptive en déterminant son caractère logique, nous devons observer que si, par le genre de ses solutions, elle appartient à la géométrie des anciens, d'un autre côté elle se rapproche de la géométrie des modernes par l'espèce des questions qui la composent. Ces questions sont, en effet, éminemment remarquables par cette généralité que nous avons vue, dans la dernière leçon, constituer le vrai caractère fondamental de la géométrie moderne; les méthodes y sont toujours conçues comme applicables à des formes quelconques, les particularités propres à chaque forme n'y pouvant avoir qu'une influence purement secondaire. Les solutions y sont donc graphiques comme la plupart de celles des anciens, et générales comme celles des modernes.
Après cette importante digression, dont le lecteur aura sans doute reconnu la nécessité, poursuivons l'examen philosophique de la géométrie spéciale, considérée toujours comme réduite à son moindre développement possible, pour servir d'introduction indispensable à la géométrie générale. Ayant suffisamment envisagé la solution graphique du problème fondamental relatif à la ligne droite, c'est-à-dire, de la détermination les uns par les autres des divers élémens d'une figure rectiligne quelconque, nous devons maintenant en examiner d'une manière générale la solution algébrique.
Cette seconde solution, dont il est inutile ici d'apprécier expressément la supériorité évidente, appartient nécessairement, par la nature même de la question, au système de la géométrie ancienne, quoique le procédé logique employé l'en fasse ordinairement séparer mal à propos. Nous avons lieu de vérifier ainsi, sous un rapport très-important, ce qui a été établi en général dans la leçon précédente, que ce n'est point par l'emploi du calcul qu'on doit distinguer essentiellement la géométrie moderne de celle des anciens. Les anciens sont, en effet, les vrais inventeurs de la trigonométrie actuelle, tant sphérique que rectiligne, qui seulement était beaucoup moins parfaite entre leurs mains, vu l'extrême infériorité de leurs connaissances algébriques. C'est donc réellement dans cette leçon, et non, comme on pourrait le croire d'abord, dans celles que nous consacrerons ensuite à l'examen philosophique de la géométrie générale, qu'il convient d'apprécier le caractère de cette importante théorie préliminaire, habituellement comprise à tort dans ce qu'on appelle la géométrie analytique, et qui n'est effectivement qu'un complément de la géométrie élémentaire proprement dite.
Toutes les figures rectilignes pouvant être décomposées en triangles, il suffit évidemment de savoir déterminer les uns par les autres les divers élémens d'un triangle, ce qui réduit la polygonométrie à la simple trigonométrie.
Pour qu'une telle question puisse être résolue algébriquement, la difficulté consiste essentiellement à former entre les angles et les côtés d'un triangle trois équations distinctes, qui, une fois obtenues, réduiront évidemment tous les problèmes trigonométriques à de pures recherches de calcul. En considérant de la manière la plus générale l'établissement de ces équations, on voit naître immédiatement une distinction fondamentale relativement au mode d'introduction des angles dans le calcul, suivant qu'on les y fera entrer directement par eux-mêmes ou par les arcs circulaires qui leur sont proportionnels, ou que, au contraire, on leur substituera certaines droites, comme, par exemple, les cordes de ces arcs qui leur sont inhérentes, et que, par cette raison, on appelle ordinairement leurs lignes trigonométriques. De ces deux systèmes de trigonométrie, le second a dû être, à l'origine, le seul adopté, comme étant le seul praticable, puisque l'état de la géométrie permettait alors de trouver assez aisément des relations exactes entre les côtés des triangles et les lignes trigonométriques des angles, tandis qu'il eût été absolument impossible, à cette époque, d'établir des équations entre les côtés et les angles eux-mêmes. La solution pouvant aujourd'hui être obtenue indifféremment dans l'un et dans l'autre système, ce motif de préférence ne subsiste plus. Mais les géomètres n'en ont pas moins dû persister à suivre par choix le système primitivement admis par nécessité; car, la même raison qui a permis ainsi d'obtenir les équations trigonométriques avec beaucoup plus de facilité, doit également, comme il est encore plus aisé de le concevoir à priori, rendre ces équations bien plus simples, puisqu'elles existent alors seulement entre des lignes droites, au lieu d'être établies entre des lignes droites et des arcs de cercle. Une telle considération a d'autant plus d'importance qu'il s'agit là de formules éminemment élémentaires, destinées à être continuellement employées dans toutes les parties de la science mathématique aussi bien que dans toutes ses diverses applications.
On peut objecter, il est vrai, que, lorsqu'un angle est donné, c'est toujours en effet par lui-même et non par sa ligne trigonométrique; et que, lorsqu'il est inconnu, c'est sa valeur angulaire qu'il s'agit proprement de déterminer, et non celle d'aucune de ses lignes trigonométriques. Il semble, d'après cela, que de telles lignes ne sont entre les côtés et les angles qu'un intermédiaire inutile, qui doit être finalement éliminé, et dont l'introduction ne paraît point susceptible de simplifier la recherche qu'on se propose. Il importe, en effet, d'expliquer avec plus de généralité et de précision qu'on ne le fait d'ordinaire l'immense utilité réelle de cette manière de procéder. Elle consiste en ce que l'introduction de ces grandeurs auxiliaires partage la question totale de la trigonométrie en deux autres essentiellement distinctes, dont l'une a pour objet de passer des angles à leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, et dont l'autre se propose de déterminer les côtés des triangles par les lignes trigonométriques de leurs angles ou réciproquement. Or, la première de ces deux questions fondamentales est évidemment susceptible, par sa nature, d'être entièrement traitée et réduite en tables numériques une fois pour toutes, en considérant tous les angles possibles, puisqu'elle ne dépend que de ces angles, et nullement des triangles particuliers où ils peuvent entrer dans chaque cas; tandis que la solution de la seconde question doit nécessairement être renouvelée, du moins sous le rapport arithmétique, à chaque nouveau triangle qu'il faut résoudre. C'est pourquoi la première portion du travail total, qui serait précisément la plus pénible, n'est plus comptée ordinairement, étant toujours faite d'avance; tandis que si une telle décomposition n'avait point été instituée, on se serait trouvé évidemment dans l'obligation de recommencer dans chaque cas particulier le calcul tout entier. Telle est la propriété essentielle du système trigonométrique adopté, qui, en effet, ne présenterait réellement aucun avantage effectif si, pour chaque angle à considérer, il fallait calculer continuellement sa ligne trigonométrique ou réciproquement: l'intermédiaire serait alors plus gênant que commode.
Afin de comprendre nettement la vraie nature de cette conception, il sera utile de la comparer à une conception encore plus importante, destinée à produire un effet analogue, soit sous le rapport algébrique, soit surtout sous le rapport arithmétique, l'admirable théorie des logarithmes. En examinant d'une manière philosophique l'influence de cette théorie, on voit, en effet, que son résultat général est d'avoir décomposé toutes les opérations arithmétiques imaginables en deux parties distinctes, dont la première, qui est la plus compliquée, est susceptible d'être exécutée à l'avance une fois pour toutes, comme ne dépendant que des nombres à considérer et nullement des diverses combinaisons quelconques dans lesquelles ils peuvent entrer, et qui consiste à se représenter tous les nombres comme des puissances assignables d'un nombre constant; la seconde partie du calcul, qui doit nécessairement être recommencée pour chaque formule nouvelle à évaluer, étant dès lors réduite à exécuter sur ces exposans des opérations corrélatives infiniment plus simples. Je me borne à indiquer ce rapprochement, que chacun peut aisément développer.
Nous devons de plus observer comme une propriété, secondaire aujourd'hui, mais capitale à l'origine, du système trigonométrique adopté, la circonstance très-remarquable que la détermination des angles par leurs lignes trigonométriques ou réciproquement, est susceptible d'une solution arithmétique, la seule qui soit directement indispensable pour la destination propre de la trigonométrie, sans avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante. C'est sans doute à une telle particularité que les anciens ont dû de pouvoir connaître la trigonométrie. La recherche ainsi conçue a été d'autant plus facile que, les anciens ayant pris naturellement la corde pour ligne trigonométrique, les tables se trouvaient avoir été d'avance construites en partie pour un tout autre motif, en vertu du travail d'Archimède sur la rectification du cercle, d'où résultait la détermination effective d'une certaine suite de cordes, en sorte que, lorsque plus tard Hipparque eut inventé la trigonométrie, il put se borner à compléter cette opération par des intercalations convenables, ce qui marque nettement la filiation des idées à cet égard.
Afin d'esquisser entièrement cet aperçu philosophique de la trigonométrie, il convient d'observer maintenant que l'extension du même motif qui conduit à remplacer les angles ou les arcs de cercle par des ligues droites dans la vue de simplifier les équations, doit aussi porter à employer concurremment plusieurs lignes trigonométriques, au lieu de se borner à une seule, comme le faisaient les anciens, pour perfectionner ce système en choisissant celle qui sera algébriquement la plus convenable en telle ou telle occasion. Sous ce rapport, il est clair que le nombre de ces lignes n'est par lui-même nullement limité; pourvu qu'elles soient déterminées d'après l'arc, et que réciproquement elles le déterminent, suivant quelque loi qu'elles en dérivent d'ailleurs, elles sont aptes à lui être substituées dans les équations. En se bornant aux constructions les plus simples, les Arabes et les modernes ensuite ont successivement porté à quatre ou à cinq le nombre des lignes trigonométriques directes, qui pourrait être étendu bien davantage. Mais, au lieu de recourir à des formations géométriques qui finiraient par devenir très-compliquées, on conçoit avec une extrême facilité autant de nouvelles lignes trigonométriques que peuvent l'exiger les transformations analytiques, au moyen d'un artifice remarquable, qui n'est pas ordinairement saisi d'une manière assez générale. Il consiste, sans multiplier immédiatement les lignes trigonométriques propres à chaque arc considéré, à en introduire de nouvelles en regardant cet arc comme déterminé indirectement par toutes les lignes relatives à un arc qui soit une fonction très-simple du premier. C'est ainsi, par exemple, que souvent, pour calculer un angle avec plus de facilité, on déterminera, au lieu de son sinus, le sinus de sa moitié ou de son double, etc. Une telle création de lignes trigonométriques indirectes est évidemment bien plus féconde que tous les procédés géométriques immédiats pour en obtenir de nouvelles. On peut dire, d'après cela, que le nombre des lignes trigonométriques effectivement employées aujourd'hui par les géomètres est réellement indéfini, puisque, à chaque instant pour ainsi dire, les transformations analytiques peuvent conduire à l'augmenter par le procédé que je viens d'indiquer. Seulement, on n'a donné jusqu'ici de noms spéciaux qu'à celles de ces lignes indirectes qui se rapportent au complément de l'arc primitif, les autres ne revenant pas assez fréquemment pour nécessiter de semblables dénominations, ce qui a fait communément méconnaître la véritable étendue du système trigonométrique.
Cette multiplicité des lignes trigonométriques fait naître évidemment, dans la trigonométrie, une troisième question fondamentale, l'étude des relations qui existent entre ces diverses lignes; puisque, sans une telle connaissance, on ne pourrait point utiliser, pour les besoins analytiques, cette variété de grandeurs auxiliaires, qui n'a pourtant pas d'autre destination. Il est clair, en outre, d'après la considération indiquée tout à l'heure, que cette partie essentielle de la trigonométrie, quoique simplement préparatoire, est, par sa nature, susceptible d'une extension indéfinie quand on l'envisage dans son entière généralité, tandis que les deux autres sont nécessairement circonscrites dans un cadre rigoureusement défini.
Je n'ai pas besoin d'ajouter expressément que ces trois parties principales de la trigonométrie doivent être étudiées dans un ordre précisément inverse de celui suivant lequel nous les avons vues dériver nécessairement de la nature générale du sujet; car la troisième est visiblement indépendante des deux autres, et la seconde de celle qui s'est présentée la première, la résolution des triangles proprement dite, qui doit, pour cette raison, être traitée en dernier lieu, ce qui rendait d'autant plus importante la considération de la filiation naturelle.
Il était inutile d'envisager ici distinctement la trigonométrie sphérique, qui ne peut donner lieu à aucune considération philosophique spéciale, puisque, quelque essentielle qu'elle soit par l'importance et la multiplicité de ses usages, on ne peut plus la traiter aujourd'hui, dans son ensemble, que comme une simple application de la trigonométrie rectiligne, qui fournit immédiatement ses équations fondamentales, en substituant au triangle sphérique l'angle trièdre correspondant.
J'ai cru devoir indiquer cette exposition sommaire de la philosophie trigonométrique, qui pourrait d'ailleurs donner lieu à beaucoup d'autres considérations intéressantes, afin de rendre sensibles, par un exemple important, cet enchaînement rigoureux et cette ramification successive que présentent les questions les plus simples en apparence de la géométrie élémentaire.
Avant ainsi suffisamment considéré pour le but de cet ouvrage le caractère propre de la géométrie spéciale, réduite à sa seule destination dogmatique, de fournir à la géométrie générale une base préliminaire indispensable, nous devons désormais porter toute notre attention sur la véritable science géométrique, envisagée dans son ensemble de la manière la plus rationnelle. Il faut d'abord, à cet effet, soigneusement examiner la grande idée-mère de Descartes, sur laquelle elle est entièrement fondée, ce qui fera l'objet de la leçon suivante.
DOUZIÈME LEÇON.
Sommaire. Conception fondamentale de la géométrie générale ou analytique.
La géométrie générale étant entièrement fondée sur la transformation des considérations géométriques en considérations analytiques équivalentes, nous devons d'abord examiner directement et d'une manière approfondie la belle conception d'après laquelle Descartes a établi uniformément la possibilité constante d'une telle corélation. Outre son extrême importance propre, comme moyen de perfectionner éminemment la science géométrique, ou plutôt de la constituer dans son ensemble sur des bases rationnelles, l'étude philosophique de cette admirable conception doit avoir à nos yeux un intérêt d'autant plus élevé, qu'elle caractérise avec une parfaite évidence la méthode générale à employer pour organiser les relations de l'abstrait au concret en mathématique, par la représentation analytique des phénomènes naturels. Il n'y a point, dans la philosophie mathématique, de pensée qui mérite davantage de fixer toute notre attention.
Afin de parvenir à exprimer par de simples relations analytiques tous les divers phénomènes géométriques que l'on peut imaginer, il faut évidemment établir d'abord un mode général pour représenter analytiquement les sujets mêmes dans lesquels ces phénomènes résident, c'est-à-dire les lignes ou les surfaces à considérer. Le sujet étant ainsi habituellement envisagé sous un point de vue purement analytique, on comprend que dès-lors il a été possible de concevoir de la même manière les accidens quelconques dont il est susceptible.
Pour organiser la représentation des formes géométriques par des équations analytiques, on doit surmonter préalablement une difficulté fondamentale, celle de réduire à des idées simplement numériques les élémens généraux des diverses notions géométriques; en un mot, de substituer, en géométrie, de pures considérations de quantité à toutes les considérations de qualité.
À cet effet, observons d'abord que toutes les idées géométriques se rapportent nécessairement à ces trois catégories universelles: la grandeur, la forme et la position des étendues à considérer. Quant à la première, il n'y a évidemment aucune difficulté; elle rentre immédiatement dans les idées de nombres. Pour la seconde, il faut remarquer qu'elle est toujours réductible par sa nature à la troisième. Car la forme d'un corps résulte évidemment de la position mutuelle des différens points dont il est composé, en sorte que l'idée de position comprend nécessairement celle de forme, et que toute circonstance de forme peut être traduite par une circonstance de position. C'est ainsi, en effet, que l'esprit humain a procédé pour parvenir à la représentation analytique des formes géométriques, la conception n'étant directement relative qu'aux positions. Toute la difficulté élémentaire se réduit donc proprement à ramener les idées quelconques de situation à des idées de grandeur. Telle est la destination immédiate de la conception préliminaire sur laquelle Descartes a établi le système général de la géométrie analytique.
Son travail philosophique a simplement consisté, sous ce rapport, dans l'entière généralisation d'un procédé élémentaire qu'on peut regarder comme naturel à l'esprit humain, puisqu'il se forme pour ainsi dire spontanément chez toutes les intelligences, même les plus vulgaires. En effet, quand il s'agit d'indiquer la situation d'un objet sans le montrer immédiatement, le moyen que nous adoptons toujours, et le seul évidemment qui puisse être employé, consiste à rapporter cet objet à d'autres qui soient connus, en assignant la grandeur des élémens géométriques quelconques, par lesquels on le conçoit lié à ceux-ci 21. Ces élémens constituent ce que Descartes, et d'après lui tous les géomètres, ont appelé les coordonnées de chaque point considéré, qui sont nécessairement au nombre de deux si l'on sait d'avance dans quel plan le point est situé, et au nombre de trois, s'il peut se trouver indifféremment dans une région quelconque de l'espace. Autant de constructions différentes on peut imaginer pour déterminer la position d'un point, soit sur un plan, soit dans l'espace, autant on conçoit de systèmes de coordonnées distincts, qui sont susceptibles, par conséquent, d'être multipliés à l'infini. Mais quelque soit le système adopté, on aura toujours ramené les idées de situation à de simples idées de grandeur, en sorte que l'on se représentera le déplacement d'un point comme produit par de pures variations numériques dans les valeurs de ses coordonnées. Pour ne considérer d'abord que le cas le moins compliqué, celui de la géométrie plane, c'est ainsi qu'on détermine le plus souvent la position d'un point sur un plan, par ses distances plus ou moins grandes à deux droites fixes supposées connues, qu'on nomme axes, et qu'on suppose ordinairement perpendiculaires entre elles. Ce système est le plus adopté, à cause de sa simplicité; mais les géomètres en emploient quelquefois encore une infinité d'autres. Ainsi, la position d'un point sur un plan peut être déterminée par ses distances à deux points fixes; ou par sa distance à un seul point fixe, et la direction de cette distance, estimée par l'angle plus ou moins grand qu'elle fait avec une droite fixe, ce qui constitue le système des coordonnées dites polaires, le plus usité après celui dont nous avons parlé d'abord; ou par les angles que forment les droites allant du point variable à deux points fixes avec la droite qui joint ces derniers; ou par les distances de ce point à une droite fixe et à un point fixe, etc. En un mot, il n'y a pas de figure géométrique quelconque d'où l'on ne puisse déduire un certain système de coordonnées, plus ou moins susceptible d'être employé.
Une observation générale qu'il importe de faire à cet égard, c'est que tout système de coordonnées revient à déterminer un point, dans la géométrie plane, par l'intersection de deux lignes, dont chacune est assujétie à certaines conditions fixes de détermination; une seule de ces conditions restant variable, et tantôt l'une, tantôt une autre, selon le système considéré. On ne saurait, en effet, concevoir d'autre moyen de construire un point que de le marquer par la rencontre de deux lignes quelconques. Ainsi, dans le système le plus fréquent, celui des coordonnées rectilignes proprement dites, le point est déterminé par l'intersection de deux droites, dont chacune reste constamment parallèle à un axe fixe, en s'en éloignant plus ou moins; dans le système polaire, c'est la rencontre d'un cercle de rayon variable et dont le centre est fixe, avec une droite mobile assujétie à tourner autour de ce centre, qui marque la position du point; en choisissant d'autres systèmes, le point pourrait être désigné par l'intersection de deux cercles, ou de deux autres lignes quelconques, etc. En un mot, assigner la valeur d'une des coordonnées d'un point dans quelque système que ce puisse être, c'est toujours nécessairement déterminer une certaine ligne sur laquelle ce point doit être situé. Les géomètres de l'antiquité avaient déjà fait cette remarque essentielle, qui servait de base à leur méthode des lieux géométriques, dont ils faisaient un si heureux usage pour diriger leurs recherches dans la résolution des problèmes de géométrie déterminés, en appréciant isolément l'influence de chacune des deux conditions par lesquelles était défini chaque point constituant l'objet, direct ou indirect, de la question proposée: c'est précisément cette méthode dont la systématisation générale a été pour Descartes le motif immédiat des travaux qui l'ont conduit à fonder la géométrie analytique.
Après avoir nettement établi cette conception préliminaire, en vertu de laquelle les idées de position, et, par suite implicitement, toutes les notions géométriques élémentaires, sont réductibles à de simples considérations numériques, il est aisé de concevoir directement, dans son entière généralité, la grande idée-mère de Descartes, relative à la représentation analytique des formes géométriques, ce qui constitue l'objet propre de cette leçon. Je continuerai à ne considérer d'abord, pour plus de facilité, que la géométrie à deux dimensions, la seule que Descartes ait traitée, devant ensuite examiner séparément sous le même point de vue ce qui est propre à la théorie des surfaces ou des courbes à double courbure.
D'après la manière d'exprimer analytiquement la position d'un point sur un plan, on peut aisément établir que, par quelque propriété qu'une ligne quelconque puisse être définie, cette définition est toujours susceptible d'être remplacée par une équation correspondante entre les deux coordonnées variables du point qui décrit cette ligne, équation qui sera dès lors la représentation analytique de la ligne proposée, dont tout phénomène devra se traduire par une certaine modification algébrique de son équation. Si l'on suppose, en effet, qu'un point se meuve sur un plan sans que son cours soit déterminé en aucune manière, on devra évidemment regarder ses deux coordonnées, dans quelque système que ce soit, comme deux variables entièrement indépendantes l'une de l'autre. Mais, si au contraire ce point est assujéti à décrire une certaine ligne quelconque, il faudra nécessairement concevoir que ses coordonnées conservent entre elles, dans toutes les positions qu'il peut prendre, une certaine relation permanente et précise, susceptible, par conséquent, d'être exprimée par une équation convenable, qui deviendra la définition analytique très-nette et très-rigoureuse de la ligne considérée, puisqu'elle exprimera une propriété algébrique exclusivement relative aux coordonnées de tous les points de cette ligne. Il est clair, en effet, que lorsqu'un point n'est soumis à aucune condition, sa situation n'est déterminée qu'autant qu'on donne à la fois ses deux coordonnées, distinctement l'une de l'autre; tandis que quand le point doit se trouver sur une ligne définie, une seule coordonnée suffit pour fixer entièrement sa position. La seconde coordonnée est donc alors une fonction déterminée de la première, ou, en d'autres termes, il doit exister entre elles une certaine équation, d'une nature correspondante à celle de la ligne sur laquelle le point est assujéti à rester. En un mot, chacune des coordonnées d'un point l'obligeant à être situé sur une certaine ligne, on conçoit réciproquement que la condition, de la part d'un point, de devoir appartenir à une ligne définie d'une manière quelconque, équivaut à assigner la valeur de l'une des deux coordonnées, qui se trouve, dans ce cas, être entièrement dépendante de l'autre. La relation analytique qui exprime cette dépendance peut être plus ou moins difficile à découvrir; mais on doit évidemment en concevoir toujours l'existence, même dans les cas où nos moyens actuels seraient insuffisans pour la faire connaître. C'est par cette simple considération que, indépendamment des vérifications particulières sur lesquelles est ordinairement établie cette conception fondamentale à l'occasion de telle ou telle définition de ligne, on peut démontrer, d'une manière entièrement générale, la nécessité de la représentation analytique des lignes par les équations.
En reprenant en sens inverse les mêmes réflexions, on mettrait aussi facilement en évidence la nécessité géométrique de la représentation de toute équation à deux variables, dans un système déterminé de coordonnées, par une certaine ligne, dont une telle relation serait, à défaut d'aucune autre propriété connue, une définition très-caractéristique, et qui aura pour destination scientifique de fixer immédiatement l'attention sur la marche générale des solutions de l'équation, qui se trouvera ainsi notée de la manière la plus sensible et la plus simple. Cette peinture des équations est un des avantages fondamentaux les plus importans de la géométrie analytique, qui a par là réagi au plus haut degré sur le perfectionnement général de l'analyse elle-même, non seulement en assignant aux recherches purement abstraites un but nettement déterminé et une carrière inépuisable, mais, sous un rapport encore plus direct, en fournissant un nouveau moyen philosophique de méditation analytique, qui ne pourrait être remplacé par aucun autre. En effet, la discussion purement algébrique d'une équation en fait sans doute connaître les solutions de la manière la plus précise, mais en les considérant seulement une à une, de telle sorte que, par cette voie, leur marche générale ne saurait être conçue qu'en résultat définitif d'une longue et pénible suite de comparaisons numériques, après laquelle l'activité intellectuelle doit ordinairement se trouver émoussée. Au contraire, le lieu géométrique de l'équation étant uniquement destiné à représenter distinctement et avec une netteté parfaite le résumé de cet ensemble de comparaisons, permet de le considérer directement en fesant complètement abstraction des détails qui l'ont fourni, et par là peut indiquer à notre esprit des vues analytiques générales, auxquelles nous serions difficilement parvenus de toute autre manière, faute d'un moyen de caractériser clairement leur objet. Il est évident, par exemple, que la simple inspection de la courbe logarithmique ou de la courbe y = sin x fait connaître d'une manière bien plus distincte le mode général de variations des logarithmes par rapport aux nombres ou des sinus par rapport aux arcs, que ne pourrait le permettre l'étude la plus attentive d'une table de logarithmes ou d'une table trigonométrique. On sait que ce procédé est devenu aujourd'hui entièrement élémentaire, et qu'on l'emploie toutes les fois qu'il s'agit de saisir nettement le caractère général de la loi qui règne dans une suite d'observations précises d'un genre quelconque.
Revenant à la représentation des lignes par les équations, qui est notre objet principal, nous voyons que cette représentation est, par sa nature, tellement fidèle, que la ligne ne saurait éprouver aucune modification, quelque légère qu'elle soit, sans déterminer dans l'équation un changement correspondant. Cette complète exactitude donne même lieu souvent à des difficultés spéciales, en ce que, dans notre système de géométrie analytique, les simples déplacemens des lignes se fesant aussi bien ressentir dans les équations que les variations réelles de grandeur ou de forme, on pourrait être exposé à confondre analytiquement les uns avec les autres, si les géomètres n'avaient pas découvert une méthode ingénieuse expressément destinée à les distinguer constamment. Cette méthode est fondée sur ce que, bien qu'il soit impossible de changer analytiquement à volonté la position d'une ligne par rapport aux axes des coordonnées, on peut changer d'une manière quelconque la situation des axes eux-mêmes, ce qui est évidemment équivalent; dès lors, à l'aide des formules générales très-simples par lesquelles on opère cette transformation d'axes, il devient aisé de reconnaître si deux équations différentes ne sont que l'expression analytique d'une même ligne diversement située, ou se rapportent à des lieux géométriques vraiment distincts, puisque, dans le premier cas, l'une d'elles doit rentrer dans l'autre en changeant convenablement les axes ou les autres constantes du système de coordonnées considéré. Du reste, il faut remarquer à ce sujet que les inconvéniens généraux de cette nature paraissent, en géométrie analytique, devoir être strictement inévitables; puisque les idées de position étant, comme nous l'avons vu, les seules idées géométriques immédiatement réductibles à des considérations numériques, et les notions de forme ne pouvant y être ramenées qu'en voyant en elles des rapports de situation, il est impossible que l'analyse ne confonde point d'abord les phénomènes de forme avec de simples phénomènes de position, les seuls que les équations expriment directement.
Pour compléter l'explication philosophique de la conception fondamentale qui sert de base à la géométrie analytique, je crois devoir indiquer ici une nouvelle considération générale, qui me semble particulièrement propre à mettre dans tout son jour cette représentation nécessaire des lignes par des équations à deux variables. Elle consiste en ce que non-seulement, ainsi que nous l'avons établi, toute ligne définie doit nécessairement donner lieu à une certaine équation entre les deux coordonnées de l'un quelconque de ses points; mais, de plus, toute définition de ligne peut être envisagée comme étant déjà elle-même une équation de cette ligne dans un système de coordonnées convenable.
Il est aisé d'établir ce principe, en faisant d'abord une distinction logique préliminaire relativement aux diverses sortes de définition. La condition rigoureusement indispensable de toute définition, c'est de distinguer l'objet défini d'avec tout autre, en assignant une propriété qui lui appartienne exclusivement. Mais ce but peut être atteint, en général, de deux manières très-différentes: ou par une définition simplement caractéristique, c'est-à-dire, indiquant une propriété qui, quoique vraiment exclusive, ne fait pas connaître la génération de l'objet; ou par une définition réellement explicative, c'est-à-dire, caractérisant l'objet par une propriété qui exprime un de ses modes de génération. Par exemple, en considérant le cercle comme la ligne qui, sous le même contour, renferme la plus grande aire, on a évidemment une définition du premier genre; tandis qu'en choisissant la propriété d'avoir tous ses points à égale distance d'un point fixe, ou toute autre semblable, on a une définition du second genre. Il est, du reste, évident, en thèse générale, que quand même un objet quelconque ne serait d'abord connu que par une définition caractéristique, on ne devrait pas moins l'envisager comme susceptible de définitions explicatives, que ferait nécessairement découvrir l'étude ultérieure de cet objet.
Cela posé, il est clair que ce n'est point aux définitions simplement caractéristiques que peut s'appliquer l'observation générale annoncée ci-dessus, qui représente toute définition de ligne comme étant nécessairement une équation de cette ligne dans un certain système de coordonnées. On ne peut l'entendre que des définitions vraiment explicatives. Mais, en ne considérant que celle-ci, le principe est aisé à constater. En effet, il est évidemment impossible de définir la génération d'une ligne, sans spécifier une certaine relation entre les deux mouvemens simples, de translation ou de rotation, dans lesquels se décomposera à chaque instant le mouvement du point qui la décrit. Or, en se formant la notion la plus générale de ce que c'est qu'un système de coordonnées, et admettant tous les systèmes possibles, il est clair qu'une telle relation ne sera autre chose que l'équation de la ligne proposée, dans un système de coordonnées d'une nature correspondante à celle du mode de génération considéré. Ainsi, par exemple, la définition vulgaire du cercle peut évidemment être envisagée comme étant immédiatement l'équation polaire de cette courbe, en prenant pour pôle le centre du cercle; de même, la définition élémentaire de l'ellipse ou de l'hyperbole, comme étant la courbe engendrée par un point qui se meut de telle manière que la somme ou la différence de ses distances à deux points fixes demeure constante, donne sur-le-champ, pour l'une ou l'autre courbe, l'équation y+x=c, en prenant pour système de coordonnées celui dans lequel on déterminerait la position d'un point par ses distances à deux points fixes, et choisissant pour ces pôles les deux foyers donnés; pareillement encore, la définition ordinaire de la cycloïde quelconque fournirait directement, pour cette courbe, l'équation y=mx, en adoptant comme coordonnées de chaque point l'arc plus ou moins grand qu'il marque sur un cercle de rayon invariable à partir du point de contact de ce cercle avec une droite fixe, et la distance rectiligne de ce point de contact à une certaine origine prise sur cette droite. On peut faire des vérifications analogues et aussi faciles relativement aux définitions habituelles des spirales, des épicycloïdes, etc. On trouvera constamment qu'il existe un certain système de coordonnées, dans lequel on obtient immédiatement une équation très-simple de la ligne proposée, en se bornant à écrire algébriquement la condition imposée par le mode de génération que l'on considère.
Outre son importance directe, comme moyen de rendre parfaitement sensible la représentation nécessaire de toute ligne par une équation, la considération précédente me paraît pouvoir offrir une véritable utilité scientifique, en caractérisant avec exactitude la principale difficulté générale qu'on rencontre dans l'établissement effectif de ces équations, et, par conséquent, en fournissant une indication intéressante relativement à la marche à suivre dans les recherches de ce genre, qui, par leur nature, ne sauraient comporter des règles complètes et invariables. En effet, si une définition quelconque de ligne, du moins parmi celles qui indiquent un mode de génération, fournit directement l'équation de cette ligne dans un certain système de coordonnées, ou pour mieux dire constitue par elle-même cette équation, il s'ensuit que la difficulté qu'on éprouve souvent à découvrir l'équation d'une courbe, d'après telle ou telle de ses propriétés caractéristiques, difficulté qui quelquefois est très-grande, ne doit provenir essentiellement que de la condition qu'on s'impose ordinairement d'exprimer analytiquement cette courbe à l'aide d'un système de coordonnées désigné, au lieu d'admettre indifféremment tous les systèmes possibles. Ces divers systèmes ne peuvent pas être regardés, en géométrie analytique, comme étant tous également convenables; pour différens motifs, dont les plus importans vont être discutés ci-dessous, les géomètres croient devoir presque toujours rapporter, autant que possible, les courbes à des coordonnées rectilignes proprement dites. Or, on conçoit, d'après ce qui précède, que souvent ces coordonnées uniques ne seront pas celles relativement auxquelles l'équation de la courbe se trouverait immédiatement établie par la définition proposée. La principale difficulté que présente la formation de l'équation d'une ligne consiste donc réellement, en général, dans une certaine transformation de coordonnées. Sans doute, cette considération n'assujétit point l'établissement de ces équations à une véritable méthode générale complète, dont le succès soit toujours assuré nécessairement, ce qui, par la nature même du sujet, est évidemment chimérique; mais une telle vue peut nous éclairer utilement à cet égard sur la marche qu'il convient d'adopter pour parvenir au but proposé. Ainsi, après avoir d'abord formé l'équation préparatoire qui dérive spontanément de la définition que l'on considère, il faudra, pour obtenir l'équation relative au système de coordonnées qui doit être admis définitivement, chercher à exprimer en fonction de ces dernières coordonnées celles qui correspondent naturellement au mode de génération dont il s'agit. C'est sur ce dernier travail qu'il est évidemment impossible de donner des préceptes invariables et précis. On peut dire seulement qu'on aura d'autant plus de ressources à cet égard, qu'on saura davantage de véritable géométrie analytique, c'est-à-dire, qu'on connaîtra l'expression algébrique d'un plus grand nombre de phénomènes géométriques différens.
Pour compléter l'exposition philosophique de la conception qui sert de base à la géométrie analytique, il me reste à indiquer les considérations relatives au choix du système de coordonnées qui est, en général, le plus convenable, ce qui fournira l'explication rationnelle de la préférence unanimement accordée au système rectiligne ordinaire, préférence qui a été plutôt jusqu'ici l'effet d'un sentiment empirique de la supériorité de ce système, que le résultat exact d'une analyse directe et approfondie.
Afin de décider nettement entre tous les divers systèmes de coordonnées, il est indispensable de distinguer avec soin les deux points de vue généraux, inverses l'un de l'autre, propres à la géométrie analytique, savoir: la relation de l'algèbre à la géométrie, fondée sur la représentation des lignes par les équations; et réciproquement la relation de la géométrie à l'algèbre fondée sur la peinture des équations par les lignes.
Il est évident que, dans toute recherche quelconque de géométrie générale, ces deux points de vue fondamentaux se trouvent nécessairement combinés sans cesse, puisqu'il s'agit toujours de passer alternativement, et à des intervalles pour ainsi dire insensible, des considérations géométriques aux considérations analytiques, et des considérations analytiques aux considérations géométriques. Mais la nécessité de les séparer ici momentanément n'en est pas moins réelle; car la réponse à la question de méthode que nous examinons est, en effet, comme nous allons le voir, fort loin de pouvoir être la même sous l'un et sous l'autre de ces deux rapports, en sorte que sans cette distinction on ne saurait s'en former aucune idée nette.
Sous le premier point de vue, rigoureusement isolé, le seul motif qui puisse faire préférer un système de coordonnées à un autre, ne peut être que la plus grande simplicité de l'équation de chaque ligne, et la facilité plus grande d'y parvenir. Or, il est aisé de voir qu'il n'existe et ne doit exister aucun système de coordonnées méritant à cet égard une préférence constante sur tous les autres. En effet, nous avons remarqué ci-dessus que, pour chaque définition géométrique proposée, on peut concevoir un système de coordonnées dans lequel l'équation de la ligne s'obtient immédiatement et se trouve nécessairement être en même temps fort simple: de plus, ce système varie inévitablement avec la nature de la propriété caractéristique que l'on considère. Ainsi, le système rectiligne ne saurait être, en ce sens, constamment le plus avantageux, quoiqu'il soit souvent très-favorable; il n'en est probablement pas un seul qui, dans certains cas particuliers, ne doive à cet égard lui être préféré, aussi bien qu'à tout autre système.
Il n'en est, au contraire, nullement de même sous le second point de vue. On peut, en effet, facilement établir, en thèse générale, que le système rectiligne ordinaire doit s'adapter nécessairement mieux que tout autre à la peinture des équations par les lieux géométriques correspondans, c'est-à-dire que cette peinture y est constamment plus simple et plus fidèle.
Considérons, pour cela, que, tout système de coordonnées consistant à déterminer un point par l'intersection de deux lignes, le système propre à fournir les lieux géométriques les plus convenables doit être celui dans lequel ces deux lignes sont les plus simples possibles, ce qui restreint d'abord le choix à ne pouvoir porter que sur des systèmes rectilignes. À la vérité, il y a évidemment une infinité de systèmes qui méritent ce nom, c'est-à-dire qui n'emploient que des lignes droites pour déterminer les points, outre le système ordinaire qui assigne pour coordonnées les distances à deux droites fixes; tel serait, par exemple, celui dans lequel les coordonnées de chaque point se trouveraient être les deux angles que font les droites qui aboutissent de ce point à deux points fixes avec la droite de jonction de ces derniers; en sorte que cette première considération n'est pas rigoureusement suffisante pour expliquer la préférence accordée unanimement au système ordinaire. Mais, en examinant d'une manière plus approfondie la nature de tout système de coordonnées, nous avons reconnu, en outre, que chacune des deux lignes dont la rencontre détermine le point considéré, doit nécessairement offrir à chaque instant, parmi ses diverses conditions quelconques de détermination, une seule condition variable, qui donne lieu à l'ordonnée correspondante, et toutes les autres fixes, qui constituent les axes du système, en prenant ce terme dans son acception mathématique la plus étendue: la variation est indispensable pour que toutes les positions puissent être considérées, et la fixité ne l'est pas moins pour qu'il existe des moyens de comparaison. Ainsi, dans tous les systèmes rectilignes, chacune des deux droites sera assujétie à une condition fixe, et l'ordonnée résultera de la condition variable. Sous ce rapport, il est évident, en thèse générale, que le système le plus favorable à la construction des lieux géométriques, sera nécessairement celui d'après lequel la condition variable de chaque droite sera la plus simple possible, sauf à compliquer pour cela, s'il le faut, la condition fixe. Or, de toutes les manières possibles de déterminer deux droites mobiles, la plus aisée à suivre géométriquement est certainement celle dans laquelle, la direction de chaque droite restant invariable, elle ne fait que se rapprocher ou s'éloigner plus ou moins d'un axe constant. Il serait, par exemple, évidemment plus difficile de se figurer nettement le déplacement d'un point produit par l'intersection de deux droites, qui tourneraient chacune autour d'un point fixe en fesant avec un certain axe un angle plus ou moins grand, comme dans le système de coordonnées précédemment indiqué. Telle est la véritable explication générale de la propriété fondamentale que présente, par sa nature, le système rectiligne ordinaire, d'être plus apte qu'aucun autre à la représentation géométrique des équations, comme étant celui dans lequel il est le plus aisé de concevoir le déplacement d'un point en résultat du changement de valeur de ses coordonnées. Pour sentir nettement toute la force de cette considération, il suffirait, par exemple, de comparer soigneusement ce système avec le système polaire, dans lequel cette image géométrique si simple et si aisée à suivre, de deux droites se mouvant chacune parallèlement à l'axe correspondant, se trouve remplacée par le tableau compliqué d'une série infinie de cercles concentriques coupés par une droite assujétie à tourner autour d'un point fixe. Il est d'ailleurs facile de concevoir à priori quelle doit être, pour la géométrie analytique, l'extrême importance d'une propriété aussi profondément élémentaire, qui, par cette raison, doit se reproduire à chaque instant et prendre une valeur progressivement croissante dans tous les travaux quelconques de cette nature 22.
Note 22: (retour) Devant me borner ici à la comparaison la plus générale, je n'ai point considéré plusieurs autres inconvéniens élémentaires de moindre importance, mais cependant fort graves, que présente le système des coordonnées polaires, comme de ne point admettre d'interprétation géométrique pour le signe du rayon recteur, et même d'assigner quelquefois un point unique pour diverses solutions distinctes, d'où il résulte que la peinture des équations y est nécessairement imparfaite. Quels que soient ces inconvéniens, comme plusieurs systèmes autres que le système rectiligne ordinaire pourraient aussi en être exempts, il ne fallait point en tenir compte pour établir la supériorité générale de ce dernier.
En précisant davantage la considération qui démontre la supériorité du système de coordonnées ordinaire sur tout autre quant à la peinture des équations, on peut même se rendre compte de l'utilité que présente sous ce rapport l'usage habituel de prendre autant que possible les deux axes perpendiculaires entre eux plutôt qu'avec aucune autre inclinaison. Sous le rapport de la représentation des lignes par les équations, cette circonstance secondaire n'est pas plus universellement convenable que nous n'avons vu l'être la nature même du système; puisque, suivant les occasions, toute autre inclinaison des axes peut mériter à cet égard la préférence. Mais, sous le point de vue inverse, il est aisé de voir que des axes rectangulaires permettent constamment de peindre les équations d'une manière plus simple et même plus fidèle. Car, avec des axes obliques, l'espace se trouvant partagé par eux en régions dont l'identité n'est plus parfaite, il en résulte que, si le lieu géométrique de l'équation s'étend à la fois dans toutes ces régions, il y présentera, à raison de la seule inégalité des angles, des différences de figure qui, ne correspondant à aucune diversité analytique, altéreront nécessairement l'exactitude rigoureuse du tableau, en se mêlant aux résultats propres des comparaisons algébriques. Par exemple, une équation comme xm + ym = c, qui, par sa symétrie parfaite, devrait donner évidemment une courbe composée de quatre quarts identiques, sera représentée, au contraire, en prenant des axes non-rectangulaires, par un lieu géométrique dont les quatre parties seront inégales. On voit que le seul moyen d'éviter toute disconvenance de ce genre est de supposer droit l'angle des deux axes.
La discussion précédente établit clairement que, si, sous l'un des deux points de vue fondamentaux continuellement combinés en géométrie analytique, le système des coordonnées rectilignes proprement dit n'a aucune supériorité constante sur tout autre; comme il n'est pas non plus à cet égard constamment inférieur, sa plus grande aptitude nécessaire et absolue à la peinture des équations doit lui faire généralement accorder la préférence, quoiqu'il puisse évidemment arriver, dans quelques cas particuliers, que le besoin de simplifier les équations et de les obtenir plus aisément détermine les géomètres à adopter un système moins parfait. C'est, en effet, d'après le système rectiligne, que sont ordinairement construites les théories les plus essentielles de géométrie générale, destinées à exprimer analytiquement les phénomènes géométriques les plus importans. Quand on juge nécessaire d'en choisir un autre, c'est presque toujours le système polaire auquel on s'arrête, ce système étant d'une nature assez opposée à celle du système rectiligne pour que les équations trop compliquées relativement à celui-ci deviennent, en général, suffisamment simples par rapport à l'autre. Les coordonnées polaires ont d'ailleurs souvent l'avantage de comporter une signification concrète plus directe et plus naturelle, comme il arrive en mécanique pour les questions géométriques auxquelles donne lieu la théorie des mouvemens de rotation, et dans presque tous les cas de géométrie céleste.
Afin de simplifier l'exposition, nous n'avons jusqu'ici considéré la conception fondamentale de la géométrie analytique que relativement aux seules courbes planes, dont l'étude générale avait été l'objet unique de la grande rénovation philosophique opérée par Descartes. Il s'agit maintenant, pour compléter cette importante explication, de montrer sommairement de quelle manière cette pensée élémentaire a été étendue, environ un siècle après, par notre illustre Clairaut, à l'étude générale des surfaces et des courbes à double courbure. Les considérations indiquées ci-dessus me permettront de me borner à ce sujet à l'examen rapide de ce qui est strictement propre à ce nouveau cas.
L'entière détermination analytique d'un point dans l'espace exige évidemment qu'on assigne les valeurs de trois coordonnées; par exemple, d'après le système le plus fréquemment adopté et qui correspond au système rectiligne de la géométrie plane, des distances de ce point à trois plans fixes, ordinairement perpendiculaires entre eux, ce qui présente le point comme l'intersection de trois plans dont la direction est invariable. On pourrait également employer les distances du point mobile à trois points fixes, ce qui le déterminerait par la rencontre de trois sphères à centre constant. De même, la position d'un point serait définie en donnant sa distance plus ou moins grande à un point fixe, et la direction de cette distance, au moyen des deux angles que fait cette droite avec deux axes invariables; c'est le système polaire propre à la géométrie à trois dimensions; le point est alors construit par l'intersection d'une sphère à centre constant avec deux cônes droits à base circulaire dont les axes et le sommet commun ne changent pas. En un mot, il y a évidemment, dans ce cas, au moins la même variété infinie entre les divers systèmes possibles de coordonnées que nous avons déjà observée pour la géométrie à deux dimensions. En général, il faut concevoir un point comme toujours déterminé par l'intersection de trois surfaces quelconques, ainsi qu'il l'était auparavant par celle de deux lignes; chacune de ces trois surfaces a pareillement toutes ses conditions de détermination constantes, excepté une, qui donne lieu à la coordonnée correspondante, dont l'influence géométrique propre est ainsi d'astreindre le point à être situé sur cette surface.
Cela posé, il est clair que si les trois coordonnées d'un point sont entièrement indépendantes entre elles, ce point pourra prendre successivement dans l'espace toutes les positions possibles. Mais, si le point est assujéti à rester sur une certaine surface, définie d'une manière quelconque, alors deux coordonnées suffisent évidemment pour déterminer à chaque instant sa situation, puisque la surface proposée tiendra lieu de la condition imposée par la troisième coordonnée. On doit donc concevoir nécessairement dans ce cas, sous le point de vue analytique, cette dernière coordonnée comme une fonction déterminée des deux autres, celles-ci demeurant entre elles complétement indépendantes. Ainsi, il y aura entre les trois coordonnées variables une certaine équation permanente, et qui sera unique afin de correspondre au degré précis d'indétermination de la position du point. Cette équation, plus ou moins facile à découvrir, mais toujours possible, sera la définition analytique de la surface proposée, puisqu'elle devra se vérifier pour tous les points de cette surface, et seulement pour eux. Si la surface vient à éprouver un changement quelconque, même un simple déplacement, l'équation devra subir une modification correspondante plus ou moins profonde. En un mot, tous les phénomènes géométriques quelconques relatifs aux surfaces seront susceptibles d'être traduits par certaines conditions analytiques équivalentes propres aux équations à trois variables, et c'est dans l'établissement et l'interprétation de cette harmonie générale et nécessaire que consistera essentiellement la science de la géométrie analytique à trois dimensions.
Considérant ensuite cette conception fondamentale sous le point de vue inverse, on voit de la même manière que toute équation à trois variables peut être, en général, représentée géométriquement par une surface déterminée, primitivement définie d'après la propriété très-caractéristique, que les coordonnées de tous ses points conservent toujours entre elles la relation énoncée dans cette équation. Ce lieu géométrique changera évidemment, pour la même équation, suivant le système de coordonnées qui servira à la construction de ce tableau. En adoptant, par exemple, le système rectiligne, il est clair que dans l'équation entre les trois variables x, y, z, chaque valeur particulière attribuée à z, donnera une équation entre x et y, dont le lieu géométrique sera une certaine ligne située dans un plan parallèle au plan des x, y, et à une distance de ce dernier égale à la valeur de z, de telle sorte que le lieu géométrique total se présentera comme composé d'une suite infinie de lignes superposées dans une série de plans parallèles, sauf les interruptions qui pourront exister, et formera, par conséquent, une véritable surface. Il en serait de même en considérant tout autre système de coordonnées, quoique la construction géométrique de l'équation devînt plus difficile à suivre.
Telle est la conception élémentaire, complément de l'idée-mère de Descartes, sur laquelle est fondée la géométrie générale relativement aux surfaces. Il serait inutile de reprendre directement ici les autres considérations indiquées ci-dessus par rapport aux lignes, et que chacun peut aisément étendre aux surfaces, soit pour montrer que toute définition d'une surface par un mode quelconque de génération est réellement une équation directe de cette surface dans un certain système de coordonnées, soit pour déterminer entre tous les divers systèmes de coordonnées possibles quel est généralement le plus convenable. J'ajouterai seulement, sous ce dernier rapport, que la supériorité nécessaire du système rectiligne ordinaire, quant à la peinture des équations, est évidemment encore plus prononcée dans la géométrie analytique à trois dimensions que dans celle à deux, à cause de la complication géométrique incomparablement plus grande qui résulterait alors du choix de tout autre système, ainsi qu'on peut le vérifier de la manière la plus sensible en considérant, par opposition, le système polaire en particulier, qui est, pour les surfaces comme pour les courbes, et en vertu des mêmes motifs, le plus usité après le système rectiligne proprement dit.
Afin de compléter l'exposition générale de la conception fondamentale relative à l'étude analytique des surfaces, nous aurons encore à examiner philosophiquement, dans la quatorzième leçon, un dernier perfectionnement de la plus haute importance, que Monge a récemment introduit dans les élémens mêmes de cette théorie, pour la classification des surfaces en familles naturelles, établies d'après le mode de génération, et exprimées algébriquement par des équations différentielles communes, ou par des équations finies contenant des fonctions arbitraires.
Considérons maintenant le dernier point de vue élémentaire de la géométrie analytique à trois dimensions, celui qui se rapporte à la représentation algébrique des courbes, envisagées dans l'espace de la manière la plus générale. En continuant à suivre le principe constamment employé ci-dessus, celui du degré d'indétermination du lieu géométrique, correspondant au degré d'indépendance des variables, il est évident, en thèse générale, que, lorsque un point doit être situé sur une certaine courbe quelconque, une seule coordonnée suffit pour achever de déterminer entièrement sa position, par l'intersection de cette courbe avec la surface qui résulte de cette coordonnée. Ainsi, dans ce cas, les deux autres coordonnées du point doivent être conçues comme des fonctions nécessairement déterminées et distinctes de la première. Par conséquent, toute ligne, considérée dans l'espace, est donc représentée analytiquement, non plus par une seule équation, mais par le système de deux équations entre les trois coordonnées de l'un quelconque de ses points. Il est clair, en effet, d'un autre côté, que chacune de ces équations, envisagée séparément, exprimant une certaine surface, leur ensemble présente la ligne proposée comme l'intersection de deux surfaces déterminées. Telle est la manière la plus générale de concevoir la représentation algébrique d'une ligne dans la géométrie analytique à trois dimensions. Cette conception est ordinairement envisagée d'une manière trop étroite, lorsqu'on se borne à considérer une ligne comme déterminée par le système de ses deux projections sur deux des plans coordonnés, système caractérisé analytiquement par cette particularité que chacune des deux équations de la ligne ne contient alors que deux des trois coordonnées, au lieu de renfermer simultanément les trois variables. Cette considération, qui consiste à regarder la ligne comme l'intersection de deux surfaces cylindriques parallèles à deux des trois axes des coordonnées, outre l'inconvénient d'être bornée au système rectiligne ordinaire, a le défaut, lorsqu'on croit devoir s'y réduire strictement, d'introduire des difficultés inutiles dans la représentation analytique des lignes, puisque la combinaison de ces deux cylindres ne saurait être évidemment toujours la plus convenable pour former les équations d'une ligne. Ainsi, envisageant cette notion fondamentale dans son entière généralité, il faudra, dans chaque cas, parmi l'infinité de couples de surfaces dont l'intersection pourrait produire la courbe proposée, choisir celui qui se prêtera le mieux à l'établissement des équations, comme se composant des surfaces les plus connues. Par exemple, s'agit-il d'exprimer analytiquement un cercle dans l'espace, il sera évidemment préférable de le considérer comme l'intersection d'une sphère et d'un plan, plutôt que suivant toute autre combinaison de surfaces qui pourrait également le produire.
À la vérité, cette manière de concevoir la représentation des lignes par des équations dans la géométrie analytique à trois dimensions, engendre, par sa nature, un inconvénient nécessaire, celui d'une certaine confusion analytique, consistant en ce que la même ligne peut se trouver ainsi exprimée, avec un même système de coordonnées, par une infinité de couples d'équations différens, vu l'infinité de couples de surfaces qui peuvent la former, ce qui peut présenter quelques difficultés pour reconnaître cette ligne à travers tous les déguisemens algébriques dont elle est susceptible. Mais il existe un procédé général fort simple pour faire disparaître cet inconvénient, se priver des facilités qui résultent de cette variété de constructions géométriques. Il suffit, en effet, quel que soit le système analytique établi primitivement pour une certaine ligne, de pouvoir en déduire le système correspondant à un couple unique de surfaces uniformément engendrées, par exemple, à celui des deux surfaces cylindriques qui projettent la ligne proposée sur deux des plans coordonnés, surfaces qui évidemment seront toujours identiques de quelque manière que la ligne ait été obtenue, et ne varieront que lorsque cette ligne elle-même changera. Or, en choisissant ce système fixe, qui est effectivement le plus simple, on pourra généralement déduire des équations primitives celles qui leur correspondent dans cette construction spéciale, en les transformant, par deux éliminations successives, en deux équations ne contenant chacune que deux des coordonnées variables, et qui conviendront par cela seul aux deux surfaces de projection. Telle est réellement la principale destination de cette sorte de combinaison géométrique, qui nous offre ainsi un moyen invariable et certain de reconnaître l'identité des lignes malgré la diversité quelquefois très-grande de leurs équations.
Après avoir considéré dans son ensemble la conception fondamentale de la géométrie analytique sous les principaux aspects élémentaires qu'elle peut présenter, il convient, pour compléter, sous le rapport philosophique, une telle esquisse, de signaler ici les imperfections générales que présente encore cette conception, soit relativement à la géométrie, soit relativement à l'analyse.
Relativement à la géométrie, il faut remarquer que les équations ne sont propres jusqu'ici qu'à représenter des lieux géométriques entiers, et nullement des portions déterminées de ces lieux géométriques. Il serait cependant nécessaire, dans plusieurs circonstances, de pouvoir exprimer analytiquement une partie de ligne ou de surface, et même une ligne ou surface discontinue composée d'une suite de sections appartenant à des figures géométriques distinctes, par exemple le contour d'un polygone ou la surface d'un polyèdre. La thermologie surtout donne lieu fréquemment à de semblables considérations, auxquelles notre géométrie analytique actuelle se trouve nécessairement inapplicable. Néanmoins il importe d'observer que, dans ces derniers temps, les travaux de M. Fourier sur les fonctions discontinues ont commencé à remplir cette grande lacune, et ont par là directement introduit un nouveau perfectionnement essentiel dans la conception fondamentale de Descartes. Mais cette manière de représenter des formes hétérogènes ou partielles, étant fondée sur l'emploi de séries trigonométriques procédant selon les sinus d'une suite infinie d'arcs multiples, ou sur l'usage de certaines intégrales définies équivalentes à ces séries et dont l'intégrale générale est ignorée, présente encore trop de complication pour pouvoir être immédiatement introduite dans le système propre de la géométrie analytique.
Relativement à l'analyse, il faut commencer par reconnaître que l'impossibilité où nous sommes de concevoir géométriquement pour des équations contenant quatre, cinq variables ou un plus grand nombre, une représentation analogue à celles que comportent toutes les équations à deux ou à trois variables, ne doit pas être envisagée comme une imperfection de notre système de géométrie analytique, car elle tient évidemment à la nature même du sujet. L'analyse étant nécessairement plus générale que la géométrie, puisqu'elle est relative à tous les phénomènes possibles, il serait peu philosophique de vouloir constamment trouver parmi les seuls phénomènes géométriques une représentation concrète de toutes les lois que l'analyse peut exprimer. Mais il existe une autre imperfection de moindre importance qu'on doit réellement envisager comme provenant de la manière même dont nous concevons la géométrie analytique. Elle consiste en ce que notre représentation actuelle des équations à deux ou à trois variables par des lignes ou des surfaces est évidemment toujours plus ou moins incomplète, puisque, dans la construction du lieu géométrique, nous n'avons égard qu'aux solutions réelles des équations, sans tenir aucun compte des solutions imaginaires. La marche générale de ces dernières serait cependant, par sa nature, tout aussi susceptible que celle des autres d'une peinture géométrique. Il résulte de cette omission que le tableau graphique de l'équation est constamment imparfait, et quelquefois même au point qu'il n'y a plus de représentation géométrique, lorsque l'équation n'admet que des solutions imaginaires. Cependant, même dans ce dernier cas, il y aurait évidemment lieu de distinguer sous le rapport géométrique des équations aussi différentes en elles-mêmes que celles-ci, par exemple,
x2+y2+1=0, x6+y4+1=0, y2+ex=0.
On sait de plus que cette imperfection principale entraîne souvent, dans la géométrie analytique à deux ou à trois dimensions, une foule d'inconvéniens secondaires, tenant à ce que plusieurs modifications analytiques se trouvent ne correspondre à aucun phénomène géométrique.
Un de nos plus grands géomètres actuels, M. Poinsot, a présenté une considération très-ingénieuse et fort simple, à laquelle on n'a pas fait communément assez d'attention, et qui permet, lorsque les équations sont peu compliquées, de concevoir la représentation graphique des solutions imaginaires, en se bornant à peindre leurs rapports quand ils sont réels 23. Mais cette considération, qu'il serait aisé de généraliser abstraitement, est jusqu'ici trop peu susceptible d'être effectivement employée, à cause de l'état extrême d'imperfection où se trouve encore la résolution algébrique des équations, et d'où il résulte ou que la forme des racines imaginaires est le plus souvent ignorée, ou qu'elle présente une trop grande complication; en sorte que de nouveaux travaux sont indispensables à cet égard, avant qu'on puisse regarder comme comblée cette lacune essentielle de notre géométrie analytique.
Note 23: (retour) M. Poinsot a montré, par exemple, dans son excellent mémoire sur l'analyse des sections angulaires, que l'équation x2+y2+a2=0, ordinairement écartée comme n'ayant pas de lieu géométrique, peut être représentée, de la manière la plus simple et la plus nette, par une hyperbole équilatère, qui remplit à son égard le même office que le cercle pour l'équation x2+y2-a2=0.
L'exposition philosophique essayée dans cette leçon de la conception fondamentale de la géométrie analytique, nous montre clairement que cette science consiste essentiellement à déterminer quelle est, en général, l'expression analytique de tel ou tel phénomène géométrique propre aux lignes ou aux surfaces, et réciproquement à découvrir l'interprétation géométrique de telle ou telle considération analytique. Nous avons maintenant à examiner, en nous bornant aux questions générales les plus importantes, comment les géomètres sont parvenus à établir effectivement cette belle harmonie, et à imprimer ainsi à la science géométrique, envisagée dans son ensemble total, le caractère parfait de rationalité et de simplicité qu'elle présente aujourd'hui si éminemment. Tel sera l'objet essentiel des deux leçons suivantes, l'une, consacrée à l'étude générale des lignes, et l'autre, à l'étude générale des surfaces.