Cours de philosophie positive. (1/6)
TREIZIÈME LEÇON.
Sommaire. De la géométrie générale à deux dimensions.
D'après la marche habituellement adoptée jusqu'à ce jour pour l'exposition de la science géométrique, la destination vraiment essentielle de la géométrie analytique n'est encore sentie que d'une manière fort imparfaite, qui ne correspond nullement à l'opinion que s'en forment les véritables géomètres, depuis que l'extension des conceptions analytiques à la mécanique rationnelle a permis de s'élever à quelques idées générales sur la philosophie mathématique. La révolution fondamentale opérée par la grande pensée de Descartes n'est point encore dignement appréciée dans notre éducation mathématique, même la plus haute. À la manière dont elle est ordinairement présentée et surtout employée, cette admirable méthode ne semblerait d'abord avoir d'autre but réel que de simplifier l'étude des sections coniques, ou de quelques autres courbes, considérées toujours une à une suivant l'esprit de la géométrie ancienne, ce qui serait sans doute de fort peu d'importance. On n'a point encore convenablement senti que le véritable caractère distinctif de notre géométrie moderne, ce qui constitue son incontestable supériorité, consiste à étudier, d'une manière entièrement générale, les diverses questions relatives à des lignes ou à des surfaces quelconques, en transformant les considérations et les recherches géométriques en considérations et en recherches analytiques. Il est remarquable que dans les établissemens, même les plus justement célèbres, consacrés à la haute instruction mathématique, on n'ait point institué de cours vraiment dogmatique de géométrie générale, conçu d'une manière à la fois distincte et complète 24. Cependant une telle étude est la plus propre à manifester clairement le vrai caractère philosophique de la science mathématique, en démontrant avec une netteté parfaite l'organisation générale de la relation de l'abstrait au concret dans la théorie mathématique d'un ordre quelconque de phénomènes naturels.
Note 24: (retour) La profonde médiocrité qu'on observe généralement à cet égard, surtout dans l'enseignement de la partie élémentaire des mathématiques, quoique deux siècles se soient écoulés déjà depuis la publication de la géométrie de Descartes, montre combien notre éducation mathématique ordinaire est encore loin de correspondre au véritable état de la science; ce qui tient sans doute, en grande partie, on ne doit pas se le dissimuler, à l'extrême infériorité de la plupart des personnes auxquelles on confie un enseignement aussi important, sur la haute direction duquel les véritables chefs de la science ne sont d'ailleurs admis à exercer aucune influence régulière et permanente.
Ces considérations indiquent assez quelle peut être, outre son extrême importance philosophique, l'utilité spéciale et directe de l'exposition à laquelle nous conduit maintenant le plan de cet ouvrage. Il s'agit donc, en partant de la conception fondamentale expliquée dans la leçon précédente, relativement à la représentation analytique des formes géométriques, d'examiner comment les géomètres sont parvenus à réduire toutes les questions de géométrie générale à de pures questions d'analyse, en déterminant les lois analytiques de tous les phénomènes géométriques, c'est-à-dire les modifications algébriques qui leur correspondent dans les équations des lignes et des surfaces. Je ne m'occuperai d'abord que des courbes, et même des courbes planes, réservant pour la leçon suivante l'étude générale des surfaces et des courbes à double courbure. L'esprit de cet ouvrage prescrit d'ailleurs de se borner à l'examen philosophique des questions générales les plus importantes, et surtout d'écarter toute application à des formes particulières. Le but essentiel que nous devons avoir en vue ici, est seulement de constater avec précision comment la conception fondamentale de Descartes a établi le système général de la science géométrique sur des bases rationnelles et définitives. Toute autre étude rentrerait dans un traité spécial de géométrie; mais, quant à celle-ci, elle est indispensable pour l'objet que nous nous proposons. On peut sans doute concevoir à priori, comme je l'ai indiqué dans la leçon précédente, que, une fois le sujet des recherches géométriques représenté analytiquement, tous les accidens ou phénomènes quelconques dont il est susceptible doivent comporter nécessairement une interprétation semblable. Mais il est clair qu'une telle considération ne dispense nullement, même sous le simple rapport philosophique, d'étudier l'organisation effective de cette harmonie générale entre la géométrie et l'analyse, dont on ne se formerait sans cela qu'une idée vague et confuse, entièrement insuffisante.
La première et la plus simple question qu'on puisse se proposer relativement à une courbe quelconque, c'est de connaître, d'après son équation 25, le nombre de points nécessaire à sa détermination. Outre l'importance propre d'une telle notion, qui n'est pas établie jusqu'ici d'une manière assez rationnelle, je crois devoir exposer avec quelque développement la solution générale de ce problème élémentaire, parce qu'elle me semble éminemment apte, sous le rapport de la méthode, vu l'extrême simplicité des considérations analytiques correspondantes, à faire saisir le véritable esprit de la géométrie analytique, c'est-à-dire la corrélation nécessaire et continue entre le point de vue concret et le point de vue abstrait.
Pour résoudre complétement cette question, il faut distinguer deux cas, suivant que la courbe proposée est définie analytiquement par son équation la plus générale, c'est-à-dire convenant à toutes les positions de la courbe relativement aux axes, ou par une équation particulière et plus simple, qui n'a lieu que dans une certaine situation de la courbe à l'égard des axes.
Dans le premier cas, il est évident que la condition, de la part de la courbe, de devoir passer par un point donné, équivaut analytiquement à ce que les constantes arbitraires que renferme son équation générale conservent entre elles la relation marquée par la substitution des coordonnées particulières de ce point dans cette équation. Chaque point donné imposant ainsi à ces constantes une certaine condition algébrique, pour que la courbe soit entièrement déterminée il faudra donc assigner un nombre de points égal au nombre des constantes arbitraires contenues dans son équation. Telle est la règle générale. Il convient cependant d'observer qu'elle pourrait induire en erreur, et indiquer un nombre de points trop considérable, si, dans l'équation proposée, le nombre des termes distincts renfermant les constantes arbitraires était moindre que celui de ces constantes, auquel cas il faudrait évidemment juger du nombre de points nécessaire à l'entière détermination de la courbe, seulement par celui de ces termes, ce qui signifierait géométriquement que les constantes considérées pourraient alors éprouver certains changemens sans qu'il en résultât aucun pour la courbe. Tel serait, par exemple, le cas du cercle, si on le définissait comme la courbe décrite par le sommet d'un angle de grandeur invariable qui se meut de manière à ce que chacun de ses côtés passe toujours par un certain point fixe. Il faut donc, pour plus de généralité, compter séparément le nombre des constantes entrant dans l'équation de la courbe proposée et le nombre des termes qui les contiennent, et déterminer combien de points exige l'entière spécification de la courbe par le plus petit de ces deux nombres, à moins qu'ils ne soient égaux.
Quand une courbe n'est primitivement définie que par une équation du genre de celles que nous avons nommées plus haut particulières, on peut, à l'aide d'une transformation invariable et fort simple, faire rentrer ce cas dans le précédent, en généralisant convenablement l'équation proposée. Il suffit, pour cela, de rapporter la courbe, d'après les formules connues, à un nouveau système d'axes, dont la situation par rapport aux premiers soit regardée comme indéterminée. Si cette transformation ne change pas essentiellement la composition analytique de l'équation primitive, ce sera la preuve que celle-ci était déjà suffisamment générale; dans le cas contraire, elle le sera devenue, et dès lors la question se résoudra facilement par l'application de la règle précédemment établie. On peut même observer, pour simplifier encore davantage cette solution, que cette généralisation de l'équation introduira toujours, quelle que soit l'équation primitive, trois nouvelles constantes arbitraires, savoir les deux coordonnées de la nouvelle origine et l'inclinaison des nouveaux axes sur les anciens; en sorte que, sans effectuer le calcul, on pourra connaître le nombre des constantes arbitraires qui entreraient dans l'équation la plus générale, et par suite en déduire directement le nombre de points nécessaire à la détermination de la courbe proposée, toutes les fois du moins qu'on pourra être certain d'avance, ce qui a lieu très-fréquemment, que le nombre des termes qui contiendraient ces constantes ne serait pas moindre que celui des constantes elles-mêmes.
Afin de montrer à quel degré de facilité peut parvenir la solution générale de cette question, il importe de remarquer que, l'opération analytique prescrite pour la résoudre se réduisant à une simple énumération, cette énumération peut être faite avant même que l'équation de la courbe soit obtenue, et d'après sa seule définition géométrique. Il suffit, en effet, d'analyser cette définition sous ce point de vue, en estimant combien de points donnés, ou de droites données soit en longueur, soit en direction, ou de cercles donnés, etc., elle exige pour l'entière détermination de la courbe proposée. Cela posé, on saura aussi d'avance combien il devra entrer de constantes arbitraires dans l'équation la plus générale de cette courbe, en considérant que chaque point fixe donné par la définition en introduira deux, chaque droite donnée également deux, chaque longueur donnée une, chaque cercle entièrement donné trois, etc. On pourra donc juger immédiatement par là du nombre de points qu'exige la détermination de la courbe, avec autant d'exactitude que si l'on avait sous les yeux son équation générale; à cela près néanmoins de la restriction indiquée ci-dessus pour le cas où le nombre des termes renfermant les constantes arbitraires serait inférieur à celui des constantes; restriction qu'on pourra souvent reconnaître comme inapplicable, si l'analyse de la définition proposée a montré clairement que les données qu'elle prescrit ne pourraient nullement varier, soit isolément, soit ensemble, sans qu'il en résultât pour la courbe un changement quelconque. Mais, lorsque cette restriction devra être réellement appliquée, cette considération ne fournira d'abord qu'une limite supérieure du nombre cherché, qui ne pourra être alors entièrement connu qu'en consultant effectivement l'équation générale.
J'ai supposé jusqu'ici que les points par lesquels on veut déterminer le cours d'une ligne fussent absolument quelconques; mais, pour compléter la méthode, il faut examiner le cas où l'on introduirait parmi eux des points singuliers, c'est-à-dire distincts de tous les autres par une propriété caractéristique quelconque, comme ce que l'on nomme les foyers dans les sections coniques, les sommets, les centres, les points d'inflexion ou de rebroussement, etc. Ces points ayant tous pour caractère d'être uniques, ou du moins déterminés, dans une même courbe, leurs deux coordonnées sont donc chacune une fonction déterminée, connue ou inconnue, des constantes qui spécifient exactement la courbe proposée. Ainsi, donner un seul de ces points, c'est imposer à ces constantes arbitraires deux conditions algébriques, ce qui, par conséquent, équivaut analytiquement à donner deux points ordinaires. La règle générale et fort simple se réduit donc, à cet égard, à compter toujours pour deux chaque point singulier, par quelque propriété qu'il puisse être défini: à cela près, on rentrera dans la loi établie ci-dessus.
Toute application spéciale de la théorie générale que je viens d'indiquer serait ici déplacée. Je crois cependant utile de remarquer, au sujet de cette application, que le nombre de points nécessaires à l'entière détermination de chaque courbe, quoique constituant une circonstance fort importante, n'est point aussi intimement lié qu'on le croirait d'abord, soit à la nature analytique de l'équation, soit à la forme géométrique de la ligne. Ainsi, par exemple, on trouve, d'après la méthode précédente, que la parabole ordinaire, et même les paraboles de tous les degrés, la logarithmique, la cycloïde, la spirale d'Archimède, etc., exigent également quatre points pour leur détermination, quoiqu'on n'ait pu découvrir jusqu'ici aucune autre propriété commune entre des courbes aussi différentes sous le rapport analytique que sous le rapport géométrique. Il est néanmoins vraisemblable que cette analogie ne doit pas être entièrement isolée.
Je choisirai, comme second exemple intéressant, parmi les questions élémentaires relatives à l'étude générale des lignes, la détermination des centres dans une courbe plane quelconque. Le caractère géométrique du centre d'une figure étant, en général, d'être le milieu de toutes les cordes qui y passent, il en résulte évidemment que, si l'on y place l'origine du système des coordonnées rectilignes, les points de la figure auront, deux à deux, par rapport à une telle origine, des coordonnées égales et de signe contraire. On peut donc reconnaître immédiatement, d'après l'équation d'une courbe quelconque, si elle a pour centre l'origine actuelle des coordonnées, puisqu'il suffit d'examiner si cette équation n'est point altérée, en y changeant à la fois les signes des deux coordonnées variables, ce qui exige, dans le cas où il n'y entre que des fonctions algébriques, rationnelles et entières, que les termes soient tous de degré pair ou tous de degré impair, suivant le degré de l'équation. Cela posé, quand un tel changement trouble l'équation, il faut déplacer l'origine d'une manière indéterminée, et chercher à disposer des deux constantes arbitraires que cette transformation introduit dans l'équation pour les coordonnées de la nouvelle origine, de façon à ce que l'équation puisse jouir, relativement aux nouveaux axes, de la propriété précédente. Si, par des valeurs réelles convenables des coordonnées de la nouvelle origine, on peut faire disparaître tous les termes qui empêchaient l'équation de présenter ce caractère analytique, la courbe aura un centre dont ces valeurs feront connaître la position: dans le cas contraire, il sera constaté que la courbe n'a point de centre.
Parmi les questions de géométrie générale à deux dimensions dont la solution complète ne dépend que de l'analyse ordinaire, je crois devoir encore indiquer ici celle qui se rapporte à la détermination des conditions de la similitude entre des courbes quelconques d'un même genre, c'est-à-dire susceptibles d'une même définition ou équation, qui ne les distingue les unes des autres que par les diverses valeurs de certaines constantes arbitraires relatives à la grandeur de chacune d'elles. Cette question, importante en elle-même, a d'autant plus d'intérêt sous le rapport de la méthode, que le phénomène géométrique qu'il s'agit alors de caractériser analytiquement, est évidemment purement relatif à la forme, et nullement un phénomène de situation, ce qui, comme nous l'avons remarqué dans la leçon précédente, donne toujours lieu à des difficultés spéciales par rapport à notre système de géométrie analytique, où les idées de position sont seules directement considérées.
L'emploi de l'analyse différentielle fournirait immédiatement la solution de ce problème général, en étendant aux courbes, comme il convient, la définition élémentaire de la similitude pour les figures rectilignes. Il suffirait, en effet, 1º de calculer, d'après l'équation de chacune des deux courbes, l'angle de contingence en un point quelconque, et d'exprimer que cet angle a la même valeur dans les deux courbes pour des points correspondans; 2º d'après l'expression différentielle générale de la longueur d'un élément infiniment petit de chaque courbe, d'exprimer que les élémens homologues des deux courbes sont entre eux dans un rapport constant. Les conditions analytiques de la similitude se trouveraient ainsi dépendre des deux premières fonctions dérivées de l'ordonnée rapportée à l'abcisse. Mais le problème peut être résolu d'une manière beaucoup plus simple, et néanmoins tout aussi générale, quoique moins directe, par le simple usage de l'analyse ordinaire.
Pour cela, il faut d'abord remarquer une propriété élémentaire que peuvent toujours présenter deux figures semblables de forme quelconque, quand elles sont placées dans une situation parallèle, c'est-à-dire, de telle façon que tous les élémens de chacune soient respectivement parallèles aux élémens homologues de l'autre, ce que la similitude permet évidemment de faire constamment. Dans cette situation, il est aisé de voir que, si on joint deux à deux par des droites les points homologues des deux figures, toutes ces lignes de jonction concourront nécessairement en un point unique, à partir duquel leurs longueurs, comptées jusqu'à l'une et à l'autre des deux figures semblables, auront entre elles un rapport constant, égal à celui des deux figures. Il résulte immédiatement de cette propriété, considérée sous le point de vue analytique, que, si l'origine des coordonnées rectilignes est supposée placée au point particulier dont nous venons de parler, les points homologues des deux courbes semblables auront des coordonnées constamment proportionnelles, en sorte que l'équation de la première courbe devra rentrer dans celle de la seconde, en y changeant x en mx, et y en my, m étant une constante arbitraire égale au rapport linéaire des deux figures. Avec des coordonnées polaires z et φ, dont le pôle serait placé au même point, les deux équations deviendraient identiques en changeant seulement z en mz dans l'une d'elles, sans changer φ. La vérification d'un tel caractère algébrique suffira donc évidemment pour constater la similitude. Mais, de sa non-vérification, il est clair qu'on ne devra point conclure immédiatement la dissimilitude des deux courbes comparées, puisque l'origine ou le pôle pourraient n'être pas placés au point unique pour lequel cette relation a lieu, ou même que les deux courbes pourraient n'être pas posées actuellement dans la situation parallèle. Il est néanmoins facile de généraliser et de compléter la méthode sous l'un et l'autre de ces deux rapports, quoiqu'il semble d'abord impossible analytiquement de modifier la situation relative de deux courbes. Il suffira pour cela de changer, à l'aide des formules connues, à la fois l'origine et la direction des axes si les coordonnées sont rectilignes, ou le pôle et la direction de l'axe si elles sont polaires, mais en effectuant cette transformation seulement dans l'une des deux équations. On cherchera alors à disposer des trois constantes arbitraires introduites par là, pour que cette équation ainsi modifiée présente, relativement à l'autre, la propriété analytique indiquée. Si cette relation peut avoir lieu d'après certaines valeurs réelles des constantes arbitraires, les deux courbes seront semblables; sinon, leur dissimilitude sera constatée.
Quoiqu'il ne convienne point de considérer ici aucune application spéciale de la théorie précédente, je crois cependant utile d'indiquer à ce sujet une remarque générale. Elle consiste en ce que, toutes les fois que l'équation d'une courbe, simplifiée le plus possible par la disposition des axes, ne renfermera qu'une seule constante arbitraire, toutes les courbes de ce genre seront nécessairement semblables entre elles. On peut augmenter l'utilité de cette observation, en ce que, sans considérer même l'équation de la courbe, il suffira d'examiner, dans ce cas, si sa définition géométrique primitive ne fait dépendre que d'une seule donnée l'entière détermination de sa grandeur 26. Quand, au contraire, l'équation la plus simple de la courbe proposée contiendra deux constantes arbitraires ou davantage, ou, ce qui est exactement équivalent, lorsque la définition fera dépendre sa grandeur de plusieurs données distinctes, les courbes de ce genre ne pourront être semblables qu'à l'aide de certaines relations entre ces constantes ou ces données, qui consisteront ordinairement dans leur proportionnalité. C'est ainsi que toutes les paraboles d'un même degré, d'ailleurs quelconque, sont semblables entre elles, aussi bien que toutes les logarithmiques, toutes les cycloïdes ordinaires, tous les cercles, etc.; tandis que deux ellipses ou deux hyperboles, par exemple, ne sont semblables qu'autant que leurs axes sont proportionnels.
Note 26: (retour) Cette propriété, qui est une conséquence évidente de la théorie indiquée ci-dessus, pourrait d'ailleurs être établie directement par une considération fort simple. Il suffirait de remarquer que, dans ce cas, les diverses courbes de ce genre pourraient coïncider en les construisant sur une échelle différente, d'où résulte clairement leur similitude nécessaire.
Je me borne à ce petit nombre de questions générales relatives aux lignes, parmi celles dont la solution complète dépend seulement de l'analyse ordinaire. On n'y doit pas comprendre la détermination de ce qu'on appelle les foyers, la recherche des diamètres, etc., et plusieurs autres problèmes de ce genre, qui, bien que susceptibles d'être proposés et résolus pour des courbes quelconques, n'ont de véritable intérêt qu'à l'égard des sections coniques. Relativement aux diamètres, par exemple, c'est-à-dire aux lieux géométriques des milieux d'un système quelconque de cordes parallèles, il est aisé de former une méthode générale pour déduire de l'équation d'une courbe l'équation commune de tous ses diamètres. Mais une telle considération ne peut faciliter l'étude d'une courbe qu'autant que les diamètres se trouvent être des lignes plus simples et plus connues que la courbe primitive; et même cette recherche n'a vraiment une grande utilité que lorsque tous les diamètres sont des lignes droites. Or, c'est ce qui n'a lieu que dans les courbes du second degré. Pour toutes les autres, les diamètres sont, en général, des courbes aussi peu connues et souvent même d'une étude plus difficile que la courbe proposée. C'est pourquoi je ne dois point ici considérer une telle question, ni aucune autre semblable, quoique, dans les traités spéciaux de géométrie analytique, il convînt d'ailleurs de les présenter d'abord, autant que possible, sous un point de vue entièrement général.
Je passe donc immédiatement à l'examen des théories de géométrie générale à deux dimensions qui ne peuvent être complétement établies qu'à l'aide de l'analyse transcendante.
La première et la plus simple d'entre elles consiste dans la détermination des tangentes aux courbes planes. Ayant eu occasion, dans la sixième leçon, d'indiquer la solution générale de cet important problème, d'après chacun des divers points de vue fondamentaux propres à l'analyse transcendante, il est inutile d'y revenir ici. Je ferai seulement observer à ce sujet que la question fondamentale ainsi considérée suppose connu le point de contact de la droite avec la courbe, tandis que la tangente peut être déterminée par plusieurs autres conditions, qu'il faut alors faire rentrer dans la précédente, en déterminant préalablement les coordonnées du point de contact, ce qui est ordinairement très-facile. Ainsi, par exemple, si la tangente est assujétie à passer par un point donné extérieur à la courbe, les coordonnées de ce point devant satisfaire à la formule générale de l'équation de la tangente à cette courbe, formule qui contient les coordonnées inconnues du point de contact, ce dernier point sera déterminé par une telle relation combinée avec l'équation de la courbe proposée. De même, si la tangente cherchée doit être parallèle à une droite donnée, il faudra égaler le coéfficient général qui marque sa direction en fonction des coordonnées du point de contact à celui qui détermine celle de la droite donnée, et la combinaison de cette condition avec l'équation de la courbe fera encore connaître ces coordonnées.
Afin de considérer sous un point de vue plus étendu les problèmes relatifs aux tangentes, il peut être utile d'exprimer distinctement la relation qui doit exister entre les deux constantes arbitraires contenues dans l'équation générale d'une ligne droite et les diverses constantes propres à une courbe quelconque donnée, pour que la droite soit tangente à la courbe. À cet effet, il suffit d'observer que les deux constantes par lesquelles se trouve fixée à chaque instant la position de la tangente étant des fonctions connues des coordonnées du point de contact, l'élimination de ces deux coordonnées entre ces deux formules et l'équation de la courbe proposée fournira une relation indépendante du point de contact et contenant seulement les constantes des deux lignes, qui sera le caractère analytique cherché du phénomène d'un contact indéterminé. On se servirait, par exemple, de telles expressions pour déterminer une tangente commune à deux courbes données, en calculant les deux constantes propres à cette droite d'après les deux relations qu'entraînerait ainsi son contact avec l'une et l'autre courbe.
La question fondamentale des tangentes est le point de départ de plusieurs autres recherches générales plus ou moins importantes relativement aux courbes, qu'il est aisé d'en faire dépendre. La plus directe et la plus simple de ces questions secondaires consiste dans la détermination des asymptotes, ou du moins des asymptotes rectilignes, les seules, en général, qu'il soit intéressant de connaître, parce qu'elles seules contribuent réellement à faciliter l'étude d'une courbe. On sait que l'asymptote est une droite qui s'approche indéfiniment et d'aussi près qu'on veut d'une courbe, sans cependant pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement. Elle peut donc être envisagée comme une tangente dont le point de contact s'éloigne à l'infini. Ainsi, pour la déterminer, il suffit de supposer infinies les coordonnées du point de contact dans les deux formules générales qui expriment, d'après l'équation de la courbe, en fonction de ces coordonnées, les deux constantes par lesquelles est fixée la position de la tangente. Si ces deux constantes prennent alors des valeurs réelles et compatibles entre elles, la courbe donnée aura des asymptotes dont un tel calcul fera connaître le nombre et la situation; si ces valeurs sont imaginaires ou incompatibles, ce sera la preuve que la courbe proposée n'a point d'asymptotes, du moins rectilignes. On voit que cette détermination est exactement analogue à celle d'une tangente menée par un point de la courbe dont les coordonnées seraient finies. Il arrivera seulement, dans un assez grand nombre de cas, que les deux valeurs cherchées se présenteront sous une forme indéterminée, ce qui est un inconvénient général des formules algébriques, quoiqu'il doive sans doute avoir lieu plus fréquemment en attribuant aux variables des valeurs infinies. Mais on sait qu'il existe une méthode analytique générale pour estimer la vraie valeur de toute expression semblable; il suffira donc alors d'y recourir.
On peut rattacher aussi, quoique d'une manière beaucoup moins directe, à la théorie des tangentes, la théorie tout entière des divers points singuliers, dont la détermination contribue éminemment à la connaissance de toute courbe qui en présente, comme les points d'inflexion, les points multiples, les points de rebroussement, etc. Relativement aux points d'inflexion, par exemple, c'est-à-dire à ceux où une courbe de concave devient convexe, ou de convexe concave, il faut d'abord examiner le caractère analytique immédiatement propre à la concavité ou à la convexité, ce qui dépend de la manière dont varie la direction de la tangente. Quand la courbe est concave vers l'axe des abcisses, elle fait avec lui un angle de plus en plus petit à mesure qu'elle s'en éloigne; au contraire, lorsqu'elle est convexe, l'angle qu'elle fait avec l'axe devient de plus en plus grand en s'en écartant davantage. On peut donc directement reconnaître, d'après l'équation d'une courbe, le sens de sa courbure à chaque instant: il suffit d'examiner si le coéfficient qui marque l'inclinaison de la tangente, c'est-à-dire la fonction dérivée de l'ordonnée, prend des valeurs croissantes ou des valeurs décroissantes à mesure que l'ordonnée augmente; dans le premier cas, la courbe tourne sa convexité vers l'axe des abcisses; dans le second, sa concavité. Cela posé, s'il y a inflexion en quelque point, c'est-à-dire si la courbure change de sens, il est clair qu'en ce point l'inclinaison de la tangente sera devenue un maximum ou un minimum, suivant qu'il s'agira du passage de la convexité à la concavité, ou du passage inverse. On trouvera donc en quels points ce phénomène peut avoir lieu, à l'aide de la théorie ordinaire des maxima et minima, dont l'application à cette recherche apprendra évidemment que, pour l'abcisse du point d'inflexion, la seconde fonction dérivée de l'ordonnée proposée doit être nulle, ce qui suffira pour déterminer l'existence et la position de ce point. Cette recherche peut ainsi être rattachée à la théorie des tangentes, quoiqu'elle soit ordinairement présentée d'après la théorie du cercle osculateur. Il en serait de même, avec plus ou moins de difficulté, relativement à tous les autres points singuliers.
Un second problème fondamental que présente l'étude générale des courbes, et dont la solution complète exige un emploi plus étendu de l'analyse transcendante, est l'importante question de la mesure de la courbure des courbes au moyen du cercle osculateur en chaque point, dont la découverte suffirait seule pour immortaliser le nom du grand Huyghens.
Le cercle étant la seule courbe qui présente en tous ses points une courbure uniforme, d'autant plus grande d'ailleurs que le rayon est plus petit, quand les géomètres se sont proposé de soumettre à une estimation précise la courbure de toute autre courbe quelconque, ils ont dû naturellement la comparer en chaque point au cercle qui pouvait avoir avec elle le plus intime contact possible, et qu'ils ont nommé, pour cette raison, cercle osculateur, afin de le distinguer des cercles simplement tangens, qui sont en nombre infini au même point de courbe, tandis que le cercle osculateur est évidemment unique. En considérant cette question sous un autre aspect, on conçoit que la courbure d'une courbe en chaque point pourrait aussi être estimée par l'angle plus ou moins grand de deux élémens consécutifs, qu'on appelle angle de contingence. Mais, il est aisé de reconnaître que ces deux mesures sont nécessairement équivalentes, puisque le centre du cercle osculateur sera d'autant plus éloigné que cet angle de contingence sera plus obtus: on voit même, sous le point de vue analytique, que l'expression du rayon de ce cercle fournit immédiatement la valeur de cet angle. D'après cette conformité évidente des deux points de vue, les géomètres ont dû préférer habituellement la considération du cercle osculateur, comme plus étendue et se prêtant mieux à la déduction des autres théories géométriques qui se rattachent à cette conception fondamentale.
Cela posé, la manière la plus simple et la plus directe de déterminer le cercle osculateur consiste à l'envisager, d'après la méthode infinitésimale proprement dite, comme passant par trois points infiniment voisins de la courbe proposée, ou, en d'autres termes, comme ayant avec elle deux élémens consécutifs communs, ce qui le distingue nettement de tous les cercles simplement tangens, avec lesquels la courbe n'a qu'un seul élément commun. Il résulte de cette notion, en ayant égard à la construction nécessaire pour décrire un cercle passant par trois points donnés, que le centre du cercle osculateur, ou ce qu'on appelle le centre de courbure de la courbe en chaque point, peut être regardé comme le point d'intersection de deux normales infiniment voisines, en sorte que la question se réduit à trouver ce dernier point. Or, cette recherche est facile, en formant, d'après l'équation générale de la tangente à une courbe quelconque, celle de la normale qui lui est perpendiculaire, et faisant ensuite varier d'une quantité infiniment petite, dans cette dernière équation, les coordonnées du point de contact, afin de passer à la normale infiniment voisine: la détermination de la solution commune à ces deux équations, qui sont du premier degré par rapport aux deux coordonnées du point d'intersection, suffit pour faire trouver les deux formules générales qui expriment les coordonnées du centre de courbure d'une courbe en un point quelconque. Ces formules une fois obtenues, la recherche du rayon de courbure n'offre plus aucune difficulté, puisqu'elle se réduit à calculer la distance de ce centre de courbure au point correspondant de la courbe. En appelant α, β, les coordonnées rectilignes du centre de courbure d'une courbe quelconque en un point dont les coordonnées sont x, y, et nommant r le rayon de courbe, on trouve par cette méthode les formules connues.
On conçoit de quelle importance est la détermination du rayon de courbure, et combien la discussion de la manière générale dont il varie aux différens points d'une courbe, doit contribuer à la connaissance approfondie de cette courbe. Cet élément a surtout ceci de très-remarquable, entre tous les autres sujets ordinaires de recherches dans la géométrie analytique, qu'il se rapporte directement, par sa nature, à la forme même de la courbe, sans dépendre aucunement de sa position. On voit que, sous le rapport analytique, il exige la considération simultanée des deux premières fonctions dérivées de l'ordonnée.
La théorie des centres de courbure conduit naturellement à l'importante notion des développées, qui sont maintenant définies comme étant les lieux géométriques de tous les centres de courbure de chaque courbe en ses différens points, quoique, au contraire, dans la conception primitive de cette branche de la géométrie, Huyghens eût déduit l'idée du cercle osculateur de celle de la développée, directement envisagée comme engendrant par son développement la courbe primitive, ou la développante. Il est aisé de reconnaître que ces deux manières de voir rentrent l'une dans l'autre. Cette développée présente évidemment, par quelque mode qu'on l'obtienne, deux propriétés générales et nécessaires relativement à la courbe quelconque, dont elle dérive: la première, d'avoir pour tangentes les normales à celle-ci; et la seconde, que la longueur de ses arcs soit égale à celle des rayons de courbure correspondans de la développante. Quant au moyen d'obtenir l'équation de la développée d'une courbe donnée, il est clair qu'entre les deux formules citées ci-dessus pour exprimer les coordonnées du centre de courbure, il suffit d'éliminer, dans chaque cas, les coordonnées x, y, du point correspondant de la courbe proposée, à l'aide de l'équation de cette courbe: l'équation en α, β qui résultera de l'élimination, sera celle de la développée demandée. On pourrait également entreprendre de résoudre la question inverse, c'est-à-dire de trouver la développante d'après la développée. Mais il faut remarquer qu'une élimination analogue à la précédente ne fournirait alors, pour la courbe cherchée, qu'une équation contenant, outre x et y, les deux fonctions dérivées dy/dx, d2y/dx2; en sorte qu'après cette analyse préparatoire, la solution complète du problème exigerait encore l'intégration de cette équation différentielle du second ordre ce qui, vu l'extrême imperfection du calcul intégral, serait le plus souvent impossible, si, par la nature propre d'une telle recherche, la courbe demandée ne devait point, comme j'ai eu occasion de l'indiquer dans la septième leçon, être représentée par la solution singulière, que la simple différentiation peut toujours faire obtenir, l'intégrale générale ne désignant ici que le système des cercles osculateurs, dont la connaissance n'est point l'objet de la question proposée. Il en serait de même toutes les fois qu'on aurait à déterminer une courbe d'après une propriété quelconque de son rayon de courbure. Cet ordre de questions est exactement analogue aux problèmes plus simples qui constituent ce que, dans l'origine de l'analyse transcendante, on appelait la Méthode inverse des tangentes, où l'on se proposait de déterminer une courbe par une propriété donnée de sa tangente en un point quelconque.
Par des considérations géométriques plus ou moins compliquées, analogues à celle qui fournit les développées, les géomètres ont déduit d'une même courbe primitive quelconque diverses autres courbes secondaires, dont les équations peuvent être obtenues d'après des procédés semblables. Les plus remarquables d'entre elles sont les caustiques par réflexion ou par réfraction, dont la première idée est due à Tschirnaüs, quoique Jacques Bernouilli en ait seul établi la véritable théorie générale. Ce sont, comme on sait, des courbes formées par l'intersection continuelle des rayons de lumière infiniment voisins qu'on supposerait réfléchis ou réfractés par la courbe primitive. En partant de la loi géométrique de la réflexion ou de la réfraction de la lumière, consistant en ce que l'angle de réflexion est égal à l'angle d'incidence, ou en ce que le sinus de l'angle de réfraction est un multiple constant et connu du sinus de l'angle d'incidence, il est évident que la recherche de ces caustiques se réduit à une pure question de géométrie, parfaitement semblable à celle des développées, conçues comme formées par l'intersection continuelle des normales infiniment voisines. Le problème se résoudra donc analytiquement en suivant une marche analogue, au sujet de laquelle toute autre indication serait ici superflue. Le calcul sera seulement plus laborieux, surtout si les rayons incidens ne sont pas supposés parallèles entre eux ou émanés d'un même point.
Les développées, les caustiques, et toutes les autres lignes déduites d'une même courbe principale à l'aide de constructions analogues, sont formées par les intersections continuelles de droites infiniment voisines soumises à une certaine loi. Mais on peut aussi, en généralisant le plus possible cette considération géométrique, concevoir des courbes produites par l'intersection continuelle de certaines courbes infiniment voisines, assujéties à une même loi quelconque. Cette loi consiste ordinairement en ce que toutes ces courbes sont représentées par une équation commune, d'ailleurs quelconque, d'où elles dérivent successivement en donnant diverses valeurs à une certaine constante arbitraire. On peut alors se proposer de trouver le lieu géométrique des points d'intersection de ces courbes consécutives, qui correspondent à des valeurs infiniment rapprochées de cette constante arbitraire conçue comme variant d'une manière continue. Leïbnitz a imaginé le premier les recherches de cette nature, qui ont ensuite été fort étendues par Clairaut et surtout par Lagrange. Pour traiter le cas le plus simple, celui que je viens de caractériser exactement, il suffit évidemment de différentier l'équation générale proposée par rapport à la constante arbitraire que l'on considère, et d'éliminer ensuite cette constante entre cette équation différentielle et l'équation primitive; on obtiendra ainsi, entre les deux coordonnées variables, une équation indépendante de cette constante, qui sera celle de la courbe cherchée, dont la forme différera souvent beaucoup de celle des courbes génératrices. Lagrange a établi, au sujet de cette relation géométrique, un important théorème général, en montrant que, sous le point de vue analytique, la courbe ainsi obtenue et les courbes génératrices ont nécessairement une même équation différentielle, dont l'intégrale complète représente le système des courbes génératrices, tandis que sa solution singulière correspond à la courbe des intersections.
J'ai considéré jusqu'ici la théorie de la courbure des courbes suivant l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, qui s'adapte en effet bien plus simplement qu'aucune autre à toute recherche de ce genre. La conception de Lagrange, relativement à l'analyse transcendante, présentait surtout, par sa nature, de grandes difficultés spéciales pour la solution directe d'une telle question, comme je l'ai déjà remarqué dans la sixième leçon. Mais ces difficultés ont si heureusement excité le génie de Lagrange, qu'elles l'ont conduit à la formation de la théorie générale des contacts, dont l'ancienne théorie du cercle osculateur se trouve n'être plus qu'un cas particulier fort simple. Il importe au but de cet ouvrage de considérer maintenant cette belle conception, qui est peut-être, sous le rapport philosophique, l'objet le plus profondément intéressant que puisse offrir jusqu'ici la géométrie analytique.
Comparons une courbe quelconque donnée y=∫(x) à une autre courbe variable z=φ(x), et cherchons à nous former une idée précise des divers degrés d'intimité qui pourront exister entre ces deux courbes, en un point commun, suivant les relations qu'on supposera entre la fonction φ et la fonction f. Il suffira pour cela de considérer la distance verticale des deux courbes en un autre point de plus en plus rapproché du premier, afin de la rendre successivement la moindre possible, eu égard à la corrélation des deux fonctions. Si h désigne l'accroissement qu'éprouve l'abcisse en passant à ce nouveau point, cette distance, qui est égale à la différence des deux ordonnées correspondantes, pourra être développée, d'après la formule de Taylor, suivant les puissances ascendantes de h, et aura pour expression la série,
En concevant, ce qui est évidemment toujours possible, h tellement petit, que le premier terme de cette série soit supérieur à la somme de tous les autres, il est clair que la courbe z aura avec la courbe y un rapprochement d'autant plus intime, que la nature de la fonction variable φ permettra de supprimer un plus grand nombre de termes dans ce développement, à partir du premier. Le degré d'intimité des deux courbes sera donc exactement apprécié, sous le point de vue analytique, par le nombre plus ou moins grand de fonctions dérivées successives de leurs ordonnées qui auront la même valeur au point que l'on considère. De là, l'importante conception générale des divers ordres de contacts plus ou moins parfaits, dont la notion du cercle osculateur comparé aux cercles simplement tangens n'avait présenté jusqu'alors qu'un seul exemple particulier. Ainsi, après la simple intersection, le premier degré de rapprochement entre deux courbes a lieu quand les premières dérivées de leurs ordonnées sont égales; c'est le contact du premier ordre, ou ce qu'on appelle ordinairement le simple contact, parce qu'il a été long-temps le seul connu. Le contact du second ordre exige de plus que les secondes dérivées des fonctions ∫ et φ soient égales: en y joignant encore l'égalité de leurs troisièmes dérivées, on constitue un contact du troisième ordre, et ainsi de suite à l'infini. Au delà du premier ordre, les contacts portent souvent le nom d'osculations du premier ordre, du second ordre, etc.
Les contacts du premier et du second ordre peuvent être caractérisés géométriquement par une observation fort simple, en ce qu'il en résulte évidemment que les deux courbes comparées ont au point commun, dans un cas, la même tangente, et, dans l'autre, le même cercle de courbure, puisque la tangente à chaque courbe dépend de la première dérivée de son ordonnée, et le cercle de courbure, des deux premières dérivées successives. Mais cette considération ne conviendrait plus au-delà du second ordre pour déterminer l'idée géométrique du contact. Lagrange s'est borné, sous ce rapport, à assigner le caractère général qui résulte immédiatement de l'analyse ci-dessus indiquée, et qui consiste en ce que lorsque la courbe z est déterminée de manière à avoir avec la courbe y un contact de l'ordre n, produit analytiquement par l'égalité de toutes les fonctions dérivées jusqu'à celle de l'ordre n, aucune autre courbe z, de même nature que la précédente, mais qui ne satisferait qu'à un moindre nombre de conditions analytiques, et qui, par conséquent, n'aurait avec la courbe y qu'un contact moins intime, ne pourrait passer entre les deux courbes, puisque l'intervalle de celles-ci a reçu la plus petite valeur dont il était susceptible d'après une telle relation des deux équations.
Lorsqu'on a particularisé la nature de la courbe z ainsi comparée à une courbe quelconque donnée y, l'ordre du contact le plus intime qu'elle peut avoir avec celle-ci dépend évidemment du nombre plus ou moins grand de constantes arbitraires que renferme son équation la plus générale, un contact de l'ordre n exigeant n+1 conditions analytiques, qui ne sauraient être remplies qu'avec un pareil nombre de constantes disponibles. Par conséquent, une ligne droite, dont l'équation la plus générale contient seulement deux constantes arbitraires, ne peut avoir avec une courbe quelconque qu'un contact du premier ordre: d'où découle la théorie ordinaire des tangentes. L'équation du cercle renfermant, en général, trois constantes arbitraires, le cercle peut avoir avec une courbe quelconque un contact du second ordre, et de là résulte, comme cas particulier, l'ancienne théorie du cercle osculateur. En considérant une parabole, comme il y a quatre constantes arbitraires dans son équation la plus complète et la plus simple, elle est susceptible, comparée à toute autre courbe, d'une intimité plus profonde, qui peut aller jusqu'au contact du troisième ordre: de même, une ellipse comporterait un contact du quatrième ordre, etc.
La considération précédente est propre à suggérer une interprétation géométrique de cette théorie générale des contacts, qui me semble destinée à compléter le travail de Lagrange, en assignant, pour définir directement les divers ordres de contacts, un caractère concret plus simple et plus clair que celui indiqué par Lagrange. En effet, ce nombre plus ou moins grand de constantes arbitraires contenues dans une équation a pour signification géométrique, comme nous l'avons établi en commençant cette leçon, le nombre des points nécessaires à l'entière détermination de la courbe correspondante, lequel se trouve ainsi marquer le degré d'intimité dont cette courbe est susceptible relativement à toute autre. Or, d'un autre côté, la loi analytique qui exprime ce contact par l'égalité d'un pareil nombre de dérivées successives des deux ordonnées, indique évidemment que les deux courbes ont alors autant de points infiniment voisins communs; puisque, d'après la nature des différentielles, il est clair que la différentielle de l'ordre n dépend de la comparaison de n+1 ordonnées consécutives. On peut donc se faire directement une idée nette des divers ordres de contacts, en disant qu'ils consistent dans la communauté d'un nombre plus ou moins grand de points infiniment voisins entre les deux courbes. En termes plus rigoureux, on définirait, par exemple, l'ellipse osculatrice au troisième ordre, en la regardant comme la limite vers laquelle tendraient les ellipses passant par cinq points de la courbe proposée, à mesure que quatre de ces points supposés mobiles se rapprocheraient indéfiniment du cinquième supposé fixe.
Cette théorie générale des contacts est évidemment propre, par sa nature, à fournir une connaissance de plus en plus profonde de la courbure d'une courbe quelconque, en lui comparant successivement diverses courbes connues, susceptibles d'un contact de plus en plus intime; ce qui permettrait de rendre aussi exacte qu'on voudrait la mesure de la courbure, en changeant convenablement le terme de comparaison. Ainsi, il est clair, d'après les considérations précédentes, que l'assimilation de tout arc de courbe infiniment petit à un arc de parabole, en ferait connaître la courbure avec plus de précision que par l'emploi du cercle osculateur; et la comparaison avec l'ellipse procurerait encore plus d'exactitude, etc.; en sorte qu'en destinant chaque type primitif à approfondir l'étude du type suivant, on pourrait perfectionner à l'infini la théorie des courbes. Mais la nécessité d'avoir une connaissance nette et familière de la courbe ainsi adoptée comme unité de courbure, détermine les géomètres à renoncer à cette haute perfection spéculative, pour se contenter, en réalité, de comparer toutes les courbes au cercle seulement, en vertu de l'uniformité de courbure, propriété caractéristique du cercle. Aucune autre courbe, en effet, ne peut être regardée, sous ce rapport, comme assez simple et assez connue pour pouvoir être utilement employée, quoique l'on n'ignore plus que le cercle n'est pas l'unité de courbure la plus convenable abstraitement. Lagrange s'est donc borné définitivement à déduire de sa conception générale la théorie du cercle osculateur, ainsi présentée sous un point de vue purement analytique. Il est même remarquable que de cette seule considération il ait pu conclure avec facilité les deux propriétés fondamentales ci-dessus indiquées pour les développées, que la simple analyse paraissait d'abord si peu propre à établir.
J'ai cru devoir considérer la théorie des contacts des courbes dans sa plus grande extension spéculative, afin d'en faire saisir convenablement le véritable caractère. Quoiqu'on doive la réduire finalement à la seule détermination effective du cercle osculateur, il y a sans doute, sous le rapport philosophique, une profonde différence entre concevoir cette dernière considération, pour ainsi dire, comme le dernier terme des efforts de l'esprit humain dans l'étude des courbes, ainsi qu'on le faisait avant Lagrange, et n'y voir, au contraire, qu'un simple cas particulier d'une théorie générale très-étendue, à l'examen duquel on doit habituellement se borner, en sachant néanmoins que d'autres comparaisons pourraient perfectionner davantage la doctrine géométrique.
Après avoir envisagé les principales questions de géométrie générale relatives aux propriétés des courbes, il me reste à signaler celles qui se rapportent aux rectifications et aux quadratures, dans lesquelles consiste proprement, suivant l'explication donnée dans la dixième leçon, le but définitif de la science géométrique. Mais ayant eu occasion précédemment (voyez la 6me leçon) d'établir les formules générales qui expriment, à l'aide de certaines intégrales, la longueur et l'aire d'une courbe plane quelconque dont l'équation rectiligne est donnée, et devant d'ailleurs m'interdire ici toute application à aucune courbe particulière, cette partie importante du sujet se trouve suffisamment traitée. Je me bornerai seulement à indiquer les formules propres à déterminer l'aire et le volume des corps produits par la révolution des courbes planes autour de leurs axes.
Supposons, comme on peut évidemment toujours le faire, que l'axe de rotation soit pris pour axe des abcisses; et, suivant l'esprit de la méthode infinitésimale proprement dite, la seule bien convenable jusqu'ici aux recherches de cette nature, concevons que l'abcisse augmente d'une quantité infiniment petite: cet accroissement déterminera dans l'arc et dans l'aire de la courbe des augmentations différentielles analogues qui, par la révolution autour de l'axe, engendreront les élémens de la surface et du volume cherchés. Il est aisé de voir que, en négligeant seulement un infiniment petit du second ordre tout au plus, on pourra regarder ces élémens comme égaux à la surface et au volume du tronc de cône ou du cylindre correspondant, ayant pour hauteur la différentielle de l'abcisse, et pour rayon de sa base l'ordonnée du point considéré. D'après cela, en appelant S et V la surface et le volume demandés, les plus simples propositions de la géométrie élémentaire fourniront immédiatement les équations différentielles générales
dS=2п ydx, dV=п y2dx.
Ainsi, lorsque la relation entre y et x sera donnée dans chaque cas particulier, les valeurs de S et de V seront exprimées par les deux intégrales
S=2п ∫ yds, V=п ∫ y2dx;
prises entre les limites convenables. Telles sont les formules invariables d'après lesquelles, depuis Leïbnitz, les géomètres ont résolu un grand nombre de questions de ce genre, quand les progrès du calcul intégral l'ont permis.
On pourrait aussi comprendre au nombre des recherches de géométrie générale à deux dimensions, l'importante détermination des centres de gravité des arcs ou des aires appartenant à des courbes quelconques, quoique cette considération ait son origine dans la mécanique rationnelle. Car, en définissant le centre de gravité comme étant le centre des moyennes distances, c'est-à-dire un point dont la distance à un plan ou à un axe quelconque est la moyenne arithmétique entre les distances de tous les points du corps à ce plan ou à cet axe, il est clair que cette question devient purement géométrique, et peut être traitée sans aucun recours à la mécanique. Mais, malgré une telle considération, dont nous reconnaîtrons plus tard l'importance pour généraliser suffisamment et avec facilité la notion du centre de gravité, il est certain, d'un autre côté, que la destination essentielle de cette recherche doit continuer à la faire classer plus convenablement parmi les questions de mécanique; quoique, par sa nature propre, et aussi par le caractère analytique de la méthode correspondante, elle appartienne réellement à la géométrie, ce qui m'a engagé à l'indiquer ici par anticipation.
Telles sont les principales questions fondamentales dont se compose le système actuel de notre géométrie générale à deux dimensions. On voit que, sous le rapport analytique, elles peuvent être nettement distinguées en trois classes: la première, comprenant les recherches géométriques qui dépendent seulement de l'analyse ordinaire; la seconde, celles dont la solution exige l'emploi du calcul différentiel; la troisième, enfin, celles qui ne peuvent être résolues qu'à l'aide du calcul intégral.
Il nous reste maintenant à considérer sous le même aspect, dans la leçon suivante, l'ensemble de la géométrie générale à trois dimensions.
QUATORZIÈME LEÇON.
Sommaire. De la géométrie générale à trois dimensions.
L'étude des surfaces se compose d'une suite de questions générales exactement analogues à celles indiquées dans la leçon précédente par rapport aux lignes. Il est inutile de considérer ici distinctement celles qui ne dépendent que de l'analyse ordinaire, car elles se résolvent par des méthodes essentiellement semblables; soit qu'il s'agisse de connaître le nombre des points nécessaires à l'entière détermination d'une surface, soit qu'on s'occupe de la recherche des centres, soit qu'on demande les conditions précises de la similitude entre deux surfaces du même genre, etc. Il n'y a d'autre différence analytique que d'envisager des équations à trois variables au lieu d'équations à deux variables. Je passe donc immédiatement aux questions qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante, en insistant seulement sur les considérations nouvelles qu'elles présentent relativement aux surfaces.
La première théorie générale est celle des plans tangens. En se servant de la méthode infinitésimale proprement dite, on peut aisément trouver l'équation du plan qui touche une surface quelconque en un point donné, et qui est alors défini comme coïncidant avec la surface dans une étendue infiniment petite tout autour du point de contact. Il suffit, en effet, de considérer que, afin de remplir une telle condition, l'accroissement infiniment petit reçu par l'ordonnée verticale en résultat des accroissemens infiniment petits des deux coordonnées horizontales, doit être le même pour le plan que pour la surface, et cela indépendamment d'aucune relation déterminée entre ces deux derniers accroissemens, sans quoi la coïncidence n'aurait pas lieu en tout sens. D'après cette idée, l'analyse donne immédiatement l'équation générale:
z-z' = dz'/dx'(x-x') + dz'/dy'(y-y')
pour celle du plan tangent, x', y', z', désignant les coordonnées du point de contact. La détermination de ce plan, dans chaque cas particulier, se trouve ainsi réduite à une simple différentiation de l'équation de la surface proposée.
On peut aussi obtenir cette équation générale du plan tangent, en faisant dépendre sa recherche de la seule théorie des tangentes aux courbes planes. Il faut, pour cela, considérer ce plan, ainsi qu'on le fait habituellement en géométrie descriptive, comme déterminé par les tangentes à deux sections planes quelconques de la surface passant au point donné. En choisissant les plans de ces sections parallèles à deux des plans coordonnés, on parvient sur-le-champ à l'équation précédente. Cette manière de concevoir le plan tangent donne lieu d'établir facilement un important théorème de géométrie générale, que Monge a démontré le premier, et qui consiste en ce que les tangentes à toutes les courbes qu'on peut tracer en un même point sur une surface quelconque sont toujours comprises dans un même plan.
Enfin, il est encore possible de parvenir à l'équation générale du plan tangent en le considérant comme perpendiculaire à la normale correspondante, et définissant celle-ci par sa propriété géométrique directe d'être le chemin maximum ou minimum pour aller d'un point extérieur à la surface. La méthode ordinaire des maxima et minima suffit pour former, d'après cette notion, les deux équations de la normale, en appliquant cette méthode à l'expression de la distance entre deux points, l'un situé sur la surface, l'autre extérieur, dont le premier conçu comme variable, est ensuite supposé fixe quand les conditions analytiques ont été exprimées, tandis que le second, primitivement constant, est alors envisagé comme mobile, et décrit la droite cherchée. Les équations de la normale une fois obtenues, on en déduit aisément celle du plan tangent. Cette ingénieuse manière de l'établir est également due à Monge.
La question fondamentale que nous venons d'examiner devient, comme dans le cas des courbes, la base d'un grand nombre de recherches relatives à la détermination du plan tangent, lorsqu'on remplace le point de contact donné par d'autres conditions équivalentes. Le plan tangent ne peut point évidemment être déterminé par un seul point donné extérieur, comme l'est la tangente: il faut l'assujétir à contenir une droite donnée; à cela près, l'analogie est parfaite, et les deux questions se résolvent de la même manière. Il en est de même si le plan tangent doit être parallèle à un plan donné, ce qui fixe la valeur des deux constantes qui assignent sa direction, et par suite détermine les coordonnées du point de contact, dont ces constantes sont, pour chaque surface désignée, des fonctions connues. Enfin on peut aussi trouver comme dans les courbes, la relation analytique qui exprime généralement le simple phénomène du contact entre un plan et une surface, sans spécifier le lieu de ce contact; d'où résulte pareillement la solution de plusieurs questions relatives aux plans tangens, entr'autres celle qui consiste à déterminer un plan qui touche à la fois trois surfaces quelconques données, recherche analogue à celle de la tangente commune à deux courbes.
La théorie générale des contacts plus ou moins intimes qui peuvent exister entre deux surfaces quelconques par suite des relations plus ou moins nombreuses de leurs équations, se forme d'après une méthode exactement semblable à celle indiquée dans la leçon précédente relativement aux courbes, en exprimant, à l'aide de la série de Taylor pour les fonctions de deux variables, la distance verticale des deux surfaces en un second point voisin de leur point d'intersection, et dont les coordonnées horizontales auraient reçu deux accroissemens h et k entièrement indépendans l'un de l'autre. La considération de cette distance, développée selon les puissances croissantes de h et k, et dans l'expression de laquelle on suprimera successivement les termes du premier degré en h et k, ensuite ceux du second, etc., déterminera les conditions analytiques des contacts de différens ordres que peuvent avoir les deux surfaces suivant le plus ou moins grand nombre de constantes arbitraires contenues dans l'équation générale de celle qu'on regarde comme variable. Mais, malgré la conformité de méthode, cette théorie présentera avec celle des courbes une différence fondamentale relativement au nombre de ces conditions, par suite de la nécessité où l'on se trouve dans ce cas de considérer deux accroissemens indépendant au lieu d'un seul. Il en résulte, en effet, que, afin que chaque contact ait lieu dans tous les sens possibles autour du point commun, on doit annuler séparément tous les différens termes du même degré correspondant, et, dont le nombre augmentera d'autant plus que ce degré ou l'ordre du contact sera plus élevé. Ainsi, après la condition de l'égalité des deux ordonnées verticales z nécessaire pour la simple intersection, on trouvera que le contact du premier ordre exige, en outre, deux relations distinctes, consistant dans l'égalité respective des deux fonctions dérivées partielles du premier ordre propres à chaque ordonnée verticale. En passant au contact du second ordre, il faudra ajouter encore trois nouvelles conditions, à cause des trois termes distincts du second degré en h et k dans l'expression de la distance, et dont la suppression complète exigera l'égalité respective des trois fonctions dérivées partielles du second ordre relatives au z de chaque surface. On trouvera de la même manière que le contact du troisième ordre donne lieu en outre à quatre autres relations, et ainsi de suite, le nombre des dérivées partielles de chaque ordre restant constamment égal au nombre de termes en h et k du degré correspondant. Il est aisé d'en conclure, en général, que le nombre total des conditions distinctes nécessaires au contact de l'ordre n, a pour valeur ((n+1)(n+2))/2, tandis que dans les courbes, il était simplement égal à n+1.
Par suite de cette seule différence essentielle, la théorie des surfaces est loin d'offrir à cet égard la même facilité et de comporter la même perfection que celle des courbes. Quand on se borne au contact du premier ordre, il y a parité complète, puisque ce contact n'exige que trois conditions, auxquelles on peut toujours satisfaire à l'aide des trois constantes arbitraires que renferme l'équation générale d'un plan; de là résulte, comme cas particulier, la théorie des plans tangens, exactement analogue à celle des tangentes aux courbes, et présentant la même utilité pour étudier la forme d'une surface quelconque. Mais il n'en est plus ainsi lorsqu'on considère le contact du second ordre, afin de mesurer la courbure des surfaces. Il serait naturel alors de comparer toutes les surfaces à la sphère, la seule qui présente une courbure uniforme, comme on compare toutes les courbes au cercle. Or, le contact du second ordre entre deux surfaces exigeant six conditions, tandis que l'équation la plus générale d'une sphère contient seulement quatre constantes arbitraires, il n'est pas possible de trouver, en chaque point d'une surface quelconque, une sphère qui soit complétement osculatrice en tous sens, au lieu que nous avons vu un arc de courbe infiniment petit pouvoir toujours être assimilé à un certain arc de cercle. D'après cette impossibilité de mesurer la courbure d'une surface en chaque point à l'aide d'une seule sphère, les géomètres ont déterminé les coordonnées du centre et le rayon d'une sphère qui, au lieu d'être osculatrice en tout sens indistinctement, le serait seulement dans une certaine direction particulière, correspondante à un rapport donné entre les deux accroissemens h et k. Il suffit alors, en effet, pour établir ce contact du second ordre relatif, d'ajouter, aux trois conditions ordinaires du contact du premier ordre, la condition unique qui résulte de la suppression totale des termes du second degré en h et k envisagés collectivement, sans qu'il soit nécessaire de les annuler chacun séparément; le nombre des relations se trouve par là seulement égal à celui des constantes disponibles renfermées dans l'équation générale de la sphère, qui est ainsi déterminée. Ce procédé se réduit proprement à étudier la courbure d'une surface en chaque point par celle des différentes courbes que tracerait sur cette surface une suite de plans menés par la normale correspondante.
D'après la formule générale qui exprime le rayon de courbure de chacune de ces sections normales en fonction de sa direction, Euler, auquel est essentiellement due toute cette théorie, a découvert plusieurs théorèmes importans relatifs à une surface quelconque. Il a d'abord aisément établi que, parmi toutes les sections normales d'une surface en un même point, on en pouvait distinguer deux principales, dont la courbure, comparée à celle de toutes les autres, était un minimum pour la première, et un maximum pour la seconde, et dont les plans présentent cette circonstance remarquable d'être constamment perpendiculaires entre eux. Il a fait voir ensuite que, quelle que pût être la surface proposée, et sans qu'il fût même nécessaire de la définir, la courbure de ces deux sections principales suffisait seule pour déterminer complétement celle d'une autre section normale quelconque, à l'aide d'une formule invariable et très-simple, d'après l'inclinaison du plan de cette section sur celui de la section de plus grande ou de plus petite courbure. En considérant cette formule comme l'équation polaire d'une certaine courbe plane, il en a déduit une ingénieuse construction, éminemment remarquable par sa généralité et par sa simplicité. Elle consiste en ce que, si l'on construit une ellipse telle que les distances d'un de ses foyers aux deux extrémités du grand axe soient égales aux deux rayons de courbure maximum et minimum, le rayon de courbure de toute autre section normale sera égal à celui des rayons vecteurs de l'ellipse qui fera avec l'axe un angle double de l'inclinaison du plan de cette section sur celui d'une des sections principales. Cette ellipse se change en une hyperbole construite de la même manière, quand les deux sections principales ne tournent pas leur concavité dans le même sens: enfin elle devient une parabole, lorsque la surface est du genre de celles qui peuvent être engendrées par une ligne droite, ou qu'elle présente une inflexion au point que l'on considère. De cette belle propriété fondamentale, on a conclu plus tard un grand nombre de théorèmes secondaires plus ou moins intéressans, que ce n'est pas ici le lieu d'indiquer. Je dois seulement signaler le théorème essentiel par lequel Meunier a complété le travail d'Euler, en rattachant la courbure de toutes les courbes quelconques qui peuvent être tracées sur une surface en un même point, à celle des sections normales, les seules qu'Euler eût considérées. Ce théorème consiste en ce que le centre de courbure de toute section oblique peut être envisagé comme la projection sur le plan de cette section, du centre de courbure correspondant à la section normale qui passerait par la même tangente: d'où Meunier a déduit une construction fort simple, d'après laquelle, par l'emploi d'un cercle analogue à l'ellipse d'Euler, on détermine la courbure des sections obliques, connaissant celle des sections normales; en sorte que, par la combinaison des deux théorèmes, la seule courbure des deux sections normales principales suffit pour obtenir celle de toutes les autres courbes qu'on peut tracer sur une surface d'une manière quelconque en chaque point considéré.
La théorie précédente permet d'étudier complétement, point par point, la courbure d'une surface quelconque. Afin de lier plus aisément entre elles les considérations relatives aux divers points d'une même surface, les géomètres ont cherché à déterminer ce qu'ils appellent les lignes de courbure d'une surface, c'est-à-dire, celles qui jouissent de la propriété que les normales consécutives à la surface peuvent y être regardées comme comprises dans un même plan. En chaque point d'une surface quelconque, il existe deux de ces lignes, qui se trouvent être constamment perpendiculaires entre elles, et dont les directions coïncident à leur origine avec celles des deux sections normales principales considérées ci-dessus, ce qui peut dispenser d'envisager distinctement ces dernières. La détermination de ces lignes de courbure s'effectue très-simplement sur les surfaces les plus usuelles, telles que les surfaces cylindriques, coniques, et de révolution. Cette nouvelle considération fondamentale est d'ailleurs devenue le point de départ de plusieurs autres recherches générales moins importantes, comme celle des surfaces de courbure, qui sont les lieux géométriques des centres de courbure des diverses sections principales; celle des surfaces développables formées par les normales à la surface menées aux différens points de chaque ligne de courbure, etc.
Pour terminer l'examen de la théorie de la courbure, il me reste à indiquer sommairement ce qui se rapporte aux courbes à double courbure, c'est-à-dire, à celles qui ne peuvent être contenues dans un plan.
Quant à la détermination de leurs tangentes, elle n'offre évidemment aucune difficulté. Si la courbe est donnée analytiquement par les équations de ses projections sur deux des plans coordonnées, les équations de sa tangente seront simplement celles des tangentes à ces deux projections, ce qui fait rentrer la question dans le cas des courbes planes. Si, sous un point de vue plus général, la définition analytique de la courbe consiste, ainsi que l'indique la douzième leçon, dans le système des équations des deux surfaces quelconques dont elle serait l'intersection, on regardera la tangente comme étant l'intersection des plans tangens à ces deux surfaces, et le problème sera ramené à celui du plan tangent, résolu ci-dessus.
La courbure des courbes de cette nature donne lieu à l'établissement d'une notion nouvelle fort importante. En effet, dans une courbe plane, la courbure se trouve être suffisamment appréciée en mesurant l'inflexion plus ou moins grande des élémens consécutifs les uns sur les autres, qui est estimée indirectement par le rayon du cercle osculateur. Mais il n'en est nullement ainsi dans une courbe qui n'est point plane. Les élémens consécutifs n'étant plus alors contenus dans un même plan, on ne peut avoir une idée exacte de la courbure qu'en considérant distinctement les angles qu'ils forment entre eux et aussi les inclinaisons mutuelles des plans qui les comprennent. Il faut donc, avant tout, commencer par fixer ce qu'on doit entendre à chaque instant par le plan de la courbe, c'est-à-dire, celui que déterminent trois points infiniment voisins, et qu'on appelle, pour cette raison, le plan osculateur, qui change continuellement d'un point à un autre. La position de ce plan une fois obtenue, la mesure de la courbure ordinaire, à l'aide du cercle osculateur, ne présente plus évidemment aucune difficulté nouvelle. Quant à la seconde courbure, elle est estimée par l'angle plus ou moins grand que forment entre eux deux plans osculateurs consécutifs, et dont il est aisé de trouver généralement l'expression analytique. Pour établir plus d'analogie entre la théorie de cette courbure et celle de la première, on pourrait également la regarder comme mesurée indirectement d'après le rayon de la sphère osculatrice qui passerait par quatre points infiniment voisins de la courbe proposée, et dont l'équation se formerait de la même manière que celle du plan osculateur. On l'apprécie ordinairement par la courbure maximum que présente, au point considéré, la surface développable qui est le lieu géométrique de toutes les tangentes à la courbe proposée.
Nous devons passer maintenant à l'indication des questions de géométrie générale à trois dimensions qui dépendent du calcul intégral; elles comprennent la quadrature des surfaces courbes, et la cubature des volumes correspondans.
Relativement à la quadrature des surfaces courbes, il faut, pour établir l'équation différentielle générale, concevoir la surface partagée en élémens plans infinimens petits dans tous les sens, par quatre plans perpendiculaires deux à deux aux axes des coordonnées x et y. Chacun de ces élémens, situé dans le plan tangent correspondant, aurait évidemment pour projection horizontale, le rectangle formé par les différentielles des deux coordonnées horizontales, et dont l'aire serait dxdy. Cette aire donnera celle de l'élément lui-même, d'après un théorème élémentaire fort simple, en la divisant par le cosinus de l'angle que fait le plan tangent avec le plan des x, y. On trouvera ainsi que l'expression de cet élément est généralement:
C'est donc par la double intégration de cette formule différentielle à deux variables qu'on connaîtra, dans chaque cas particulier, l'aire de la surface proposée, autant que pourra le permettre l'imperfection actuelle du calcul intégral. Les limites de chaque intégrale successive seront déterminées par la nature des surfaces dont l'intersection avec celle que l'on considère devra circonscrire l'étendue à mesurer, en sorte que, dans l'application de cette méthode générale, il faudra apporter un soin particulier à la manière de fixer les constantes arbitraires ou les fonctions arbitraires introduites par l'intégration.
Relativement à la cubature des volumes terminés par les surfaces courbes, le système de plans à l'aide duquel nous venons de différentier l'aire, peut aussi servir immédiatement à décomposer le volume en élémens polyèdres. Il est clair, en effet, que l'espace infiniment petit du second ordre compris entre ces quatre plans, doit être envisagé, suivant l'esprit de la méthode infinitésimale, comme égal au parallélipipède rectangle ayant pour hauteur l'ordonnée verticale z du point que l'on considère et pour base le rectangle dxdy, puisque leur différence est évidemment un infiniment petit du troisième ordre, moindre que dzdydz. D'après cela, un des plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire fournira directement, pour l'expression différentielle du volume cherché, l'équation générale
d2V = z dx dy;
d'où l'on déduira, par une double intégration, dans chaque cas particulier, la valeur effective de ce volume, en ayant le même égard que précédemment à la détermination des limites de chaque intégrale, conformément à la nature des surfaces qui devront circonscrire latéralement le volume proposé.
Sans entrer ici dans aucun détail relatif à la solution définitive de l'une ou de l'autre de ces deux questions fondamentales, il peut être utile de remarquer, d'après les équations différentielles précédentes, une analogie générale et singulière qui existe nécessairement entre elles, et qui permettrait de transformer toute recherche relative à la quadrature en une recherche correspondante relative à la cubature. On voit, en effet, que les deux équations différentielles ne diffèrent que par le changement de z en
en passant de la seconde à la première. Ainsi l'aire d'une surface courbe quelconque peut être regardée comme numériquement égale au volume d'un corps terminé par une surface dont l'ordonnée verticale aurait à chaque instant pour valeur la sécante de l'angle que fait avec le plan horizontal le plan tangent correspondant à la surface primitive, les limites étant d'ailleurs supposées respectivement les mêmes.
Pour terminer l'examen philosophique de la géométrie générale à trois dimensions, il me reste à considérer sommairement la belle conception fondamentale établie par Monge relativement à la classification analytique des surfaces en familles naturelles, qui doit être regardée comme le perfectionnement le plus important qu'ait reçu la science géométrique depuis Descartes et Leïbnitz.
Quand on se propose d'étudier, sous un point de vue général, les propriétés spéciales des diverses surfaces, la première difficulté qui se présente consiste dans l'absence d'une bonne classification, déterminée par les caractères géométriques les plus essentiels, et d'ailleurs suffisamment simple. Dès la fondation de la géométrie analytique, les géomètres ont été involontairement conduits à classer les surfaces, comme les courbes, par la forme et le degré de leurs équations, seule considération qui s'offrît d'elle-même à l'esprit pour servir de base à une distinction dont l'importance n'avait d'abord été nullement sentie. Mais il est aisé de voir que ce principe de classification, convenablement applicable aux équations du premier et du second degré, ne remplit aucune des conditions principales auxquels doit satisfaire un tel travail. En effet, on sait que Newton, en discutant l'équation générale du troisième degré à deux variables, pour se borner à la simple énumération des diverses courbes planes qu'elle peut représenter, a reconnu que, bien qu'elles fussent toutes nécessairement indéfinies en tout sens, on devait en distinguer 74 espèces particulières, aussi différentes les unes des autres que le sont entre elles les trois courbes du second degré. Quoique personne n'ait analysé sous le même point de vue l'équation générale du quatrième degré à deux variables, il n'est pas douteux qu'elle ne dût faire naître un nombre beaucoup plus considérable encore de courbes distinctes; et ce nombre devrait évidemment augmenter avec une prodigieuse rapidité d'après le degré de l'équation. Si maintenant l'on passe aux équations à trois variables, qui, vu leur plus grande complication, présentent nécessairement bien plus de variété, il est incontestable que le nombre des surfaces vraiment distinctes qu'elles peuvent exprimer doit être encore plus multiplié, et croître beaucoup plus rapidement d'après le degré. Cette multiplicité devient telle, qu'on s'est toujours borné à analyser ainsi les équations des deux premiers degrés, aucun géomètre n'ayant tenté pour les surfaces du troisième degré ce qu'a exécuté Newton pour les courbes correspondantes. Il suit donc de cette considération évidente que, quand même l'imperfection de l'algèbre ne s'opposerait pas à l'emploi indéfini d'un procédé semblable, la classification générale des surfaces par le degré et la forme de leurs équations serait entièrement impraticable. Mais ce motif n'est pas le seul qui doive faire rejeter une telle classification; il n'est point même le plus important. En effet, cette manière de disposer les surfaces, outre l'impossibilité de la suivre, se trouve directement contraire à la principale destination de toute bonne classification quelconque, consistant à rapprocher le plus les uns des autres les objets qui offrent les relations les plus importantes, et à éloigner ceux dont les analogies ont peu de valeur. L'identité du degré de leurs équations est, pour les surfaces, un caractère d'une valeur géométrique très-médiocre, qui n'indique pas même exactement le nombre des points nécessaires à l'entière détermination de chacune. La propriété commune la plus importante à considérer entre des surfaces consiste évidemment dans leur mode de génération; toutes celles qui sont engendrées de la même manière devant offrir nécessairement une grande analogie géométrique, tandis qu'elles ne sauraient avoir que de très-faibles ressemblances si elles sont engendrées d'après des modes essentiellement différens. Ainsi, par exemple, toutes les surfaces cylindriques, quelle que soit la forme de leur base, constituent une même famille naturelle, dont les diverses espèces présentent un grand nombre de propriétés communes de première importance: il en est de même pour toutes les surfaces coniques, et aussi pour toutes les surfaces de révolution, etc. Or, cet ordre naturel se trouve complétement détruit par la classification fondée sur le degré des équations. Car des surfaces assujéties à un même mode de génération, les surfaces cylindriques, par exemple, peuvent fournir des équations de tous les degrés imaginables, à raison de la seule différence secondaire de leurs bases; tandis, que d'un autre côté, des équations d'un même degré quelconque expriment souvent des surfaces de nature géométrique opposée, les unes cylindriques, les autres coniques, ou de révolution, etc. Une telle classification analytique est donc radicalement vicieuse, comme séparant ce qui doit être réuni, et rapprochant ce qui doit être distingué. Cependant, la géométrie générale étant entièrement fondée sur l'emploi des considérations et des méthodes analytiques, il est indispensable que la classification puisse prendre aussi un caractère analytique.
Tel était donc l'état précis de la difficulté fondamentale, si heureusement vaincue par Monge: les familles naturelles entre les surfaces étant clairement établies sous le point de vue géométrique d'après le mode de génération, il fallait découvrir un genre de relations analytiques destiné à présenter constamment une interprétation abstraite de ce caractère concret. Cette découverte capitale était rigoureusement indispensable pour achever de constituer la théorie générale des surfaces.
La considération, que Monge a employée pour y parvenir, consiste dans cette observation générale, aussi simple que directe: les surfaces assujéties à un même mode de génération sont nécessairement caractérisées par une certaine propriété commune de leur plan tangent en un point quelconque; en sorte qu'en exprimant analytiquement cette propriété d'après l'équation générale du plan tangent à une surface quelconque, on formera une équation différentielle représentant à la fois toutes les surfaces de cette famille.
Ainsi, par exemple, toute surface cylindrique présente ce caractère exclusif: que le plan tangent en un point quelconque de la surface est constamment parallèle à la droite fixe qui indique la direction des génératrices. D'après cela, il est aisé de voir que les équations de cette droite étant supposées être
x=az, y=bz,
l'équation générale du plan tangent établie ci-dessus donnera, pour l'équation différentielle commune à toutes les surfaces cylindriques,
a dz/dx + b dz/dy =1.
De même, relativement aux surfaces coniques, elles sont toutes caractérisées sous ce point de vue par la propriété nécessaire que leur plan tangent en un point quelconque passe constamment par le sommet du cône. Si donc α, β, γ, désignent les coordonnées de ce sommet, on trouvera immédiatement
(x-α) dz/dx + (y-β) dz/dy = z-γ,
pour l'équation différentielle représentant la famille entière des surfaces coniques.
Dans les surfaces de révolution, le plan tangent en un point quelconque est toujours perpendiculaire au plan méridien, c'est-à-dire à celui qui passe par ce point et par l'axe de la surface. Afin d'exprimer analytiquement cette propriété d'une manière plus simple, supposons que l'axe de révolution soit pris pour celui des z: l'équation différentielle commune à toute cette famille de surfaces, sera
y dz/dx - x dz/dy = 0.
Il serait superflu de citer ici un plus grand nombre d'exemples pour établir clairement, en général, que, quel que soit le mode de génération, toutes les surfaces d'une même famille naturelle sont susceptibles d'être représentées analytiquement par une même équation aux différences partielles contenant des constantes arbitraires, d'après une propriété commune de leur plan tangent.
Afin de compléter cette correspondance fondamentale et nécessaire entre le point de vue géométrique et le point de vue analytique, Monge a considéré en outre les équations finies qui sont les intégrales de ces équations différentielles, et qu'on peut d'ailleurs presque toujours facilement obtenir aussi par des recherches directes. Chacune de ces équations finies doit, comme on le sait par la théorie générale de l'intégration, contenir une fonction arbitraire, si l'équation différentielle est seulement du premier ordre; ce qui n'empêche pas que de telles équations, quoique beaucoup plus générales que celles dont on s'occupe ordinairement, ne présentent un sens nettement déterminé, soit sous le rapport géométrique, soit sous le simple rapport analytique. Cette fonction arbitraire correspond à ce qu'il y a d'indéterminé dans la génération des surfaces proposées, à la base, par exemple, si les surfaces sont cylindriques ou coniques, à la courbe méridienne, si elles sont de révolution, etc. 27. Dans certains cas même, l'équation finie d'une famille de surfaces contient à la fois deux fonctions arbitraires, affectées à des combinaisons distinctes des coordonnées variables; c'est ce qui a lieu lorsque l'équation différentielle correspondante doit être du second ordre; sous le point de vue géométrique, cette indétermination plus grande indique une famille plus générale, et néanmoins caractérisée. Telle est, par exemple, la famille des surfaces développables, qui comprend, comme subdivisions, toutes les surfaces cylindriques, toutes les surfaces coniques, et une infinité d'autres familles analogues, et qui peut cependant être nettement définie, dans sa plus grande généralité, comme étant l'enveloppe de l'espace parcouru par un plan qui se meut en restant toujours tangent à deux surfaces fixes quelconques, ou comme le lieu géométrique de toutes les tangentes à une même courbe quelconque à double courbure. Ce groupe naturel de surfaces a, pour équation différentielle invariable, cette équation très-simple, découverte par Euler, entre les trois dérivées partielles du second ordre,
L'équation finie contient donc nécessairement deux fonctions arbitraires distinctes, qui correspondent géométriquement aux deux surfaces indéterminées sur lesquelles doit glisser le plan générateur, ou aux deux équations quelconques de la courbe directrice.
Quoiqu'il soit utile de considérer les équations finies des familles naturelles de surfaces, on conçoit néanmoins que l'indétermination des fonctions arbitraires qu'elles renferment inévitablement, doit les rendre peu propres à des travaux analytiques soutenus, pour lesquels il est bien préférable d'employer les équations différentielles, où il n'entre que de simples constantes arbitraires, malgré leur nature indirecte. C'est par là que l'étude générale et régulière des propriétés des diverses surfaces est réellement devenue possible, le point de vue commun ayant pu ainsi être saisi et séparé par l'analyse. On conçoit qu'une telle conception ait permis de découvrir des résultats d'un degré de généralité et d'intérêt infiniment supérieurs à ceux qu'on pouvait obtenir auparavant. Pour ne citer qu'un seul exemple très-simple, qui est fort loin d'être le plus remarquable, c'est par une semblable méthode de géométrie analytique qu'on a pu reconnaître cette singulière propriété de toute équation homogène à trois variables, de représenter nécessairement une surface conique dont le sommet est situé à l'origine des coordonnées; de même, parmi les recherches plus difficiles, il a été possible de déterminer, à l'aide du calcul des variations, le plus court chemin d'un point à un autre sur une surface développable quelconque, sans qu'il fût nécessaire de la particulariser, etc.
J'ai cru devoir ici accorder quelque développement à l'exposition philosophique de cette belle conception de Monge, qui constitue, sans contredit, son premier titre à la gloire, et dont la haute importance ne me semble point avoir encore été dignement sentie, excepté par Lagrange, si juste appréciateur de tous ses émules. Je regrette même d'être réduit, par les limites naturelles de cet ouvrage, à une indication aussi imparfaite, où je n'ai pu seulement signaler l'heureuse réaction nécessaire de cette nouvelle géométrie sur le perfectionnement de l'analyse, quant à la théorie générale des équations différentielles à plusieurs variables.
En méditant sur cette classification philosophique des surfaces, essentiellement analogue aux méthodes naturelles que les physiologistes ont tenté d'établir en zoologie et en botanique, on est conduit à se demander si les courbes elles-mêmes ne comportent pas une opération semblable. Vu la variété infiniment moindre qui existe entre elles, un tel travail est à la fois moins important et plus difficile, les caractères qui pourraient servir de base n'étant point alors à beaucoup près aussi tranchés. Il a donc été naturel que l'esprit humain s'occupât d'abord de classer les surfaces. Mais on doit sans doute espérer que cet ordre de considérations s'étendra plus tard jusqu'aux courbes. On peut même apercevoir déjà entre elles quelques familles vraiment naturelles, comme celle des paraboles quelconques, et celle des hyperboles quelconques, etc. Néanmoins, il n'a été encore produit aucune conception générale directement propre à déterminer une telle classification.
Ayant ainsi exposé aussi nettement qu'il m'a été possible, dans cette leçon et dans l'ensemble des quatre précédentes, le véritable caractère philosophique de la section la plus générale et la plus simple de la mathématique concrète, je dois maintenant entreprendre le même travail relativement à la science immense et plus compliquée de la mécanique rationnelle. Ce sera l'objet des quatre leçons suivantes.
QUINZIÈME LEÇON.
Sommaire. Considérations philosophiques sur les principes fondamentaux de la mécanique rationnelle.
Les phénomènes mécaniques sont, par leur nature, comme nous l'avons déjà remarqué, à la fois plus particuliers, plus compliqués et plus concrets que les phénomènes géométriques. Aussi, conformément à l'ordre encyclopédique établi dans cet ouvrage, plaçons-nous la mécanique rationnelle après la géométrie dans cette exposition philosophique de la mathématique concrète, comme étant nécessairement d'une étude plus difficile, et par suite moins perfectionnée. Les questions géométriques sont toujours complétement indépendantes de toute considération mécanique, tandis que les questions mécaniques se compliquent constamment des considérations géométriques, la forme des corps devant influer inévitablement sur les phénomènes du mouvement ou de l'équilibre. Cette complication est souvent telle, que le plus simple changement dans la forme d'un corps suffit seul pour augmenter extrêmement les difficultés du problème de mécanique dont il est le sujet, comme on peut s'en faire une idée en considérant, par exemple, l'importante détermination de la gravitation mutuelle de deux corps en résultat de celle de toutes leurs molécules, question qui n'est encore complétement résolue qu'en supposant à ces corps une forme sphérique, et où, par conséquent, le principal obstacle vient évidemment des circonstances géométriques.
Puisque nous avons reconnu dans les leçons précédentes que le caractère philosophique de la science géométrique était encore altéré à un certain degré par un reste d'influence très-sensible de l'esprit métaphysique, on doit s'attendre naturellement, vu cette plus grande complication nécessaire de la mécanique rationnelle, à l'en trouver bien plus profondément affectée. C'est ce qui n'est, en effet, que trop facile à constater. Le caractère de science naturelle, encore plus évidemment inhérent à la mécanique qu'à la géométrie, est aujourd'hui complétement déguisé dans presque tous les esprits, par l'emploi des considérations ontologiques. On remarque, dans toutes les notions fondamentales de cette science, une confusion profonde et continuelle entre le point de vue abstrait et le point de vue concret, qui empêche de distinguer nettement ce qui est réellement physique de ce qui est purement logique, et de séparer avec exactitude les conceptions artificielles uniquement destinées à faciliter l'établissement des lois générales de l'équilibre ou du mouvement, des faits naturels fournis par l'observation effective du monde extérieur, qui constituent les bases réelles de la science. On peut même reconnaître que l'immense perfectionnement de la mécanique rationnelle depuis un siècle, soit sous le rapport de l'extension de ses théories, soit quant à leur coordination, a fait en quelque sorte rétrograder sous ce rapport la conception philosophique de la science, qui est communément exposée aujourd'hui d'une manière beaucoup moins nette que Newton ne l'avait présentée. Ce développement ayant été, en effet, essentiellement obtenu par l'usage de plus en plus exclusif de l'analyse mathématique, l'importance prépondérante de cet admirable instrument a fait graduellement contracter l'habitude de ne voir dans la mécanique rationnelle que de simples questions d'analyse; et, par une extension abusive, quoique très-naturelle, d'une telle manière de procéder, on a tenté d'établir, a priori, d'après des considérations purement analytiques, jusqu'aux principes fondamentaux de la science, que Newton s'était sagement borné à présenter comme des résultats de la seule observation. C'est ainsi, par exemple, que Daniel Bernouilli, d'Alembert, et, de nos jours, Laplace, ont essayé de prouver la règle élémentaire de la composition des forces par des démonstrations uniquement analytiques, dont Lagrange seul a bien aperçu l'insuffisance radicale et nécessaire. Tel est, maintenant encore, l'esprit qui domine plus ou moins chez tous les géomètres. Il est néanmoins évident en thèse générale, comme nous l'avons plusieurs fois remarqué, que l'analyse mathématique, quelle que soit son extrême importance, dont j'ai tâché de donner une juste idée, ne saurait être, par sa nature, qu'un puissant moyen de déduction, qui, lorsqu'il est applicable, permet de perfectionner une science au degré le plus éminent, après que les fondemens en ont été posés, mais qui ne peut jamais suffire à établir ces bases elles-mêmes. S'il était possible de constituer entièrement la science de la mécanique d'après de simples conceptions analytiques, on ne pourrait se représenter comment une telle science deviendrait jamais vraiment applicable à l'étude effective de la nature. Ce qui établit la réalité de la mécanique rationnelle, c'est précisément, au contraire, d'être fondée sur quelques faits généraux, immédiatement fournis par l'observation, et que tout philosophe vraiment positif doit envisager, ce me semble, comme n'étant susceptibles d'aucune explication quelconque. Il est donc certain qu'on a abusé en mécanique de l'esprit analytique, beaucoup plus encore qu'en géométrie. L'objet spécial de cette leçon est d'indiquer comment, dans l'état actuel de la science, on peut établir nettement son véritable caractère philosophique, et la dégager définitivement de toute influence métaphysique, en distinguant constamment le point de vue abstrait du point de vue concret, et en effectuant une séparation exacte entre la partie simplement expérimentale de la science, et la partie purement rationnelle. D'après le but de cet ouvrage, un tel travail doit nécessairement précéder les considérations générales sur la composition effective de cette science, qui seront successivement exposées dans les trois leçons suivantes.
Commençons par indiquer avec précision l'objet général de la science.
On a l'habitude de remarquer d'abord, et avec beaucoup de raison, que la mécanique ne considère point, non-seulement les causes premières des mouvemens, qui sont en dehors de toute philosophie positive, mais même les circonstances de leur production, lesquelles, quoique constituant réellement un sujet intéressant de recherches positives dans les diverses parties de la physique, ne sont nullement du ressort de la mécanique, qui se borne à envisager le mouvement en lui-même, sans s'enquérir de quelle manière il a été déterminé. Ainsi les forces ne sont autre chose, en mécanique, que les mouvemens produits ou tendant à se produire; et deux forces qui impriment à un même corps la même vitesse dans la même direction sont regardées comme identiques, quelque diverse que puisse être leur origine, soit que le mouvement provienne des contractions musculaires d'un animal, ou de la pesanteur vers un centre attractif, ou du choc d'un corps quelconque, ou de la dilatation d'un fluide élastique, etc. Mais, quoique cette manière de voir soit heureusement devenue aujourd'hui tout-à-fait familière, il reste encore aux géomètres à opérer, sinon dans la conception même, du moins dans le langage habituel, une réforme essentielle pour écarter entièrement l'ancienne notion métaphysique des forces, et indiquer plus nettement qu'on ne le fait encore le véritable point de vue de la mécanique 28.
Note 28: (retour) Il importe de remarquer aussi que le nom même de la science est extrêmement vicieux, en ce qu'il rappelle seulement une de ses applications les plus secondaires, ce qui devient habituellement une source de confusion, qui oblige à ajouter fréquemment l'adjectif rationnelle, dont la répétition, quoiqu'indispensable, est fastidieuse. Les philosophes allemands, pour éviter cet inconvénient, ont créé la dénomination beaucoup plus philosophique de phoronomie, employée dans le traité d'Hermann, et dont l'adoption générale serait très-désirable.
Cela posé, on peut caractériser d'une manière très-précise le problème général de la mécanique rationnelle. Il consiste à déterminer l'effet que produiront sur un corps donné différentes forces quelconques agissant simultanément, lorsqu'on connaît le mouvement simple qui résulterait de l'action isolée de chacune d'elles; ou, en prenant la question en sens inverse, à déterminer les mouvemens simples dont la combinaison donnerait lieu à un mouvement composé connu. Cet énoncé montre exactement quelles sont nécessairement les données et les inconnues de toute question mécanique. On voit que l'étude de l'action d'une force unique n'est jamais, à proprement parler, du domaine de la mécanique rationnelle, où elle est toujours supposée connue, car le second problème général n'est susceptible d'être résolu que comme étant l'inverse du premier. Toute la mécanique porte donc essentiellement sur la combinaison des forces, soit que de leur concours il résulte un mouvement dont il faut étudier les diverses circonstances, soit que par leur neutralisation mutuelle le corps se trouve dans un état d'équilibre dont il s'agit de fixer les conditions caractéristiques.
Les deux problèmes généraux, l'un direct, l'autre inverse, dans la solution desquels consiste la science de la mécanique, ont, sous le rapport des applications, une importance égale; car, tantôt les mouvemens simples peuvent être immédiatement étudiés par l'observation, tandis que la connaissance du mouvement qui résultera de leur combinaison ne saurait être obtenue que par la théorie; et tantôt, au contraire, le mouvement composé peut seul être effectivement observé, tandis que les mouvemens simples, dont on le regardera comme le produit, ne sont susceptibles d'être déterminés que rationnellement. Ainsi, par exemple, dans le cas de la chute oblique des corps pesans à la surface de la terre, on connaît les deux mouvemens simples que prendrait le corps par l'action isolée de chacune des forces dont il est animé, savoir, la direction et la vitesse du mouvement uniforme que produirait la seule impulsion, et la loi d'accélération du mouvement vertical varié, qui résulterait de la seule pesanteur; dès-lors, on se propose de découvrir les diverses circonstances du mouvement composé produit par l'action combinée de ces deux forces, c'est-à-dire de déterminer la trajectoire que décrira le mobile, sa direction et sa vitesse acquise à chaque instant, le temps qu'il emploiera à parvenir à une certaine position, etc.; on pourra, pour plus de généralité, joindre aux deux forces données la résistance du milieu ambiant, pourvu que la loi en soit également connue. La mécanique céleste présente un exemple capital de la question inverse, dans la détermination des forces qui produisent le mouvement des planètes autour du soleil, ou des satellites autour des planètes. On ne peut alors connaître immédiatement que le mouvement composé, et c'est d'après les circonstances caractéristiques de ce mouvement, telles que les lois de Képler les ont résumées, qu'il faut remonter aux forces élémentaires dont les astres doivent être conçus animés pour correspondre aux mouvemens effectifs; ces forces une fois connues, les géomètres peuvent utilement reprendre la question sous le point de vue opposé, qu'il eût été impossible de suivre primitivement.
La véritable destination générale de la mécanique rationnelle étant ainsi nettement conçue, considérons maintenant les principes fondamentaux sur lesquels elle repose, et d'abord examinons un artifice philosophique de la plus haute importance relativement à la manière dont les corps doivent être envisagés en mécanique. Cette conception mérite d'autant plus notre attention qu'elle est encore habituellement entourée d'un épais nuage métaphysique, qui en fait méconnaître la vraie nature.
Il serait entièrement impossible d'établir aucune proposition générale sur les lois abstraites de l'équilibre ou du mouvement, si on ne commençait par regarder les corps comme absolument inertes, c'est-à-dire comme tout-à-fait incapables de modifier spontanément l'action des forces qui leur sont appliquées. Mais la manière dont cette conception fondamentale est ordinairement présentée me semble radicalement vicieuse. D'abord cette notion abstraite, qui n'est qu'un simple artifice logique imaginé par l'esprit humain pour faciliter la formation de la mécanique rationnelle, ou plutôt pour la rendre possible, est souvent confondue avec ce qu'on appelle fort improprement la loi d'inertie, qui doit être regardée, ainsi que nous le verrons plus bas, comme un résultat général de l'observation. En second lieu, le caractère de cette idée est d'ordinaire tellement indécis, qu'on ne sait point exactement si cet état passif des corps est purement hypothétique, ou s'il représente la réalité des phénomènes naturels. Enfin, il résulte fréquemment de cette indétermination, que l'esprit est involontairement porté à regarder les lois générales de la mécanique rationnelle comme étant par elles-mêmes exclusivement applicables à ce que nous appelons les corps bruts, tandis qu'elles se vérifient nécessairement, au contraire, tout aussi bien dans les corps organisés, quoique leur application précise y rencontre de bien plus grandes difficultés. Il importe beaucoup de rectifier sous ces divers rapports les notions habituelles.
Nous devons nettement reconnaître avant tout que cet état passif des corps est une pure abstraction, directement contraire à leur véritable constitution.
Dans la manière de philosopher primitivement employée par l'esprit humain, on concevait, en effet, la matière comme étant réellement par sa nature essentiellement inerte ou passive, toute activité lui venant nécessairement du dehors, sous l'influence de certains êtres surnaturels ou de certaines entités métaphysiques. Mais depuis que la philosophie positive a commencé à prévaloir, et que l'esprit humain s'est borné à étudier le véritable état des choses, sans s'enquérir des causes premières et génératrices, il est devenu évident pour tout observateur que les divers corps naturels nous manifestent tous une activité spontanée plus ou moins étendue. Il n'y a sous ce rapport, entre les corps bruts et ceux que nous nommons par excellence animés, que de simples différences de degrés. D'abord, les progrès de la philosophie naturelle ont pleinement démontré, comme nous le constaterons spécialement plus tard, qu'il n'existe point de matière vivante proprement dite sui generis, puisqu'on retrouve dans les corps animés des élémens exactement identiques à ceux que présentent les corps inanimés. De plus, il est aisé de reconnaître dans ces derniers une activité spontanée exactement analogue à celle des corps vivans, mais seulement moins variée. N'y eût-il dans toutes les molécules matérielles d'autre propriété que la pesanteur, cela suffirait pour interdire à tout physicien de les regarder comme essentiellement passives. Ce serait vainement qu'on voudrait présenter les corps sous un point de vue entièrement inerte dans l'acte de la pesanteur, en disant qu'ils ne font alors qu'obéir à l'attraction du globe terrestre. Cette considération fût-elle exacte, on n'aurait fait évidemment que déplacer la difficulté, en transportant à la masse totale de la terre l'activité refusée aux molécules isolées. Mais, de plus, on voit clairement que, dans sa chute vers le centre de notre globe, un corps pesant est tout aussi actif que la terre elle-même, puisqu'il est prouvé que chaque molécule de ce corps attire une partie équivalente de la terre tout autant qu'elle en est attirée, quoique cette dernière attraction produise seule un effet sensible, à raison de l'immense inégalité des deux masses. Enfin, dans une foule d'autres phénomènes également universels, thermologiques, électriques, ou chimiques, la matière nous présente évidemment une activité spontanée très-variée, dont nous ne saurions plus la concevoir entièrement privée. Les corps vivans ne nous offrent réellement à cet égard d'autre caractère particulier que de manifester, outre tous ces divers genres d'activité, quelques-uns qui leur sont propres, et que les physiologistes tendent d'ailleurs de plus en plus à envisager comme une simple modification des précédens. Quoi qu'il en soit, il est incontestable que l'état purement passif, dans lequel les corps sont considérés en mécanique rationnelle, présente, sous le point de vue physique, une véritable absurdité.
Examinons maintenant comment il est possible qu'une telle supposition soit employée sans aucun inconvénient dans l'établissement des lois abstraites de l'équilibre et du mouvement, qui n'en seront pas moins susceptibles ensuite d'être convenablement appliquées aux corps réels. Il suffit, pour cela, d'avoir égard à l'importante remarque préliminaire rappelée ci-dessus, que les mouvemens sont simplement considérés en eux-mêmes dans la mécanique rationnelle, sans aucun égard au mode quelconque de leur production. De là résulte évidemment, pour me conformer au langage adopté, la faculté de remplacer à volonté toute force par une autre d'une nature quelconque, pourvu qu'elle soit capable d'imprimer au corps exactement le même mouvement. D'après cette considération évidente, on conçoit qu'il est possible de faire abstraction des diverses forces qui sont réellement inhérentes aux corps, et de regarder ceux-ci comme seulement sollicités par des forces extérieures, puisqu'on pourra substituer à ces forces intérieures des forces extérieures mécaniquement équivalentes. Ainsi, par exemple, quoique tout corps soit nécessairement pesant, et que nous ne puissions même concevoir réellement un corps qui ne le serait pas, les géomètres considèrent, dans la mécanique abstraite, les corps comme étant d'abord entièrement dépouillés de cette propriété, qui est implicitement comprise au nombre des forces extérieures, si l'on a envisagé, comme il convient, un système de forces tout-à-fait quelconque. Que le corps, dans sa chute, soit mû par une attraction interne, ou qu'il obéisse à une simple impulsion extérieure, cela est indifférent pour la mécanique rationnelle, si le mouvement effectif se trouve être exactement identique, et l'on pourra par conséquent adopter de préférence la dernière conception. Il en est nécessairement ainsi relativement à toute autre propriété naturelle, qu'il sera toujours possible de remplacer par la supposition d'une action externe, construite de manière à produire le même mouvement, ce qui permettra de se représenter le corps comme purement passif; seulement, à mesure que l'observation ou l'expérience feront connaître avec plus de précision les lois de ces forces intérieures, il faudra toujours modifier en conséquence le système des forces extérieures qu'on leur substitue hypothétiquement, ce qui conduira souvent à une très-grande complication. Ainsi, par exemple, l'observation ayant appris que le mouvement vertical d'un corps en vertu de sa pesanteur n'est point uniforme, mais continuellement accéléré, on ne pourra point l'assimiler à celui qu'imprimerait au corps une impulsion unique dont l'action ne se renouvellerait plus, puisqu'il en résulterait évidemment une vitesse constante: on sera donc obligé de concevoir le corps comme ayant reçu successivement, à des intervalles de temps infiniment petits, une série infinie de chocs infiniment petits, tels que, la vitesse produite par chacun s'ajoutant d'une manière continue à celle qui résulte de l'ensemble des précédens, le mouvement effectif soit indéfiniment varié; et si l'expérience prouve que l'accélération du mouvement est uniforme, on supposera tous ces chocs successifs constamment égaux entre eux: dans tout autre cas, il faudra leur supposer, soit pour la direction, soit pour l'intensité, une relation exactement conforme à la loi réelle de la variation du mouvement; mais, à ces conditions, il est clair que la substitution sera toujours possible.
Il serait inutile d'insister beaucoup pour faire sentir l'indispensable nécessité de supposer les corps dans cet état complétement passif, où l'on n'a plus à considérer que les forces extérieures qui leur sont appliquées, afin d'établir les lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. On conçoit que s'il fallait d'abord tenir compte de la modification quelconque que le corps peut imprimer, en vertu de ses forces naturelles, à l'action de chacune de ces puissances extérieures, on ne pourrait établir, en mécanique rationnelle, la moindre proposition générale, d'autant plus que cette modification est loin, dans la plupart des cas, d'être exactement connue. Ce n'est donc qu'en commençant par en faire totalement abstraction, pour ne penser qu'à la réaction des forces les unes sur les autres, qu'il devient possible de fonder une mécanique abstraite, de laquelle on passera ensuite à la mécanique concrète, en restituant aux corps leurs propriétés actives naturelles, primitivement écartées. Cette restitution constitue, en effet, la principale difficulté qu'on éprouve pour opérer la transition de l'abstrait au concret en mécanique, difficulté qui limite singulièrement dans la réalité les applications importantes de cette science, dont le domaine théorique est, en lui-même, nécessairement indéfini. Afin de donner une idée de la portée de cet obstacle fondamental, on peut dire que, dans l'état actuel de la science mathématique, il n'y a vraiment qu'une seule propriété naturelle et générale des corps dont nous sachions tenir compte d'une manière convenable, c'est la pesanteur, soit terrestre, soit universelle; et encore faut-il supposer, dans ce dernier cas, que la forme des corps est suffisamment simple. Mais si cette propriété se complique de quelques autres circonstances physiques, comme la résistance des milieux, les frottemens, etc., si même les corps sont seulement supposés à l'état fluide, ce n'est encore que fort imparfaitement qu'on est parvenu jusqu'ici à en apprécier l'influence dans les phénomènes mécaniques. A plus forte raison nous est-il impossible de prendre en considération les propriétés électriques ou chimiques, et, bien moins encore, les propriétés physiologiques. Aussi les grandes applications de la mécanique rationnelle sont-elles réellement bornées jusqu'ici aux seuls phénomènes célestes, et même à ceux de notre système solaire, où il suffit d'avoir uniquement égard à une gravitation générale, dont la loi est simple et bien déterminée, et qui présente néanmoins des difficultés qu'on ne sait point encore surmonter complétement, lorsqu'on veut tenir un compte exact de toutes les actions secondaires susceptibles d'effets appréciables. On conçoit par là à quel degré les questions doivent se compliquer quand on passe à la mécanique terrestre, dont la plupart des phénomènes, même les plus simples, ne comporteront probablement jamais, vu la faiblesse de nos moyens réels, une étude purement rationnelle et pourtant exacte d'après les lois générales de la mécanique abstraite, quoique la connaissance de ces lois, d'ailleurs évidemment indispensable, puisse souvent conduire à des indications importantes.
Après avoir expliqué la véritable nature de la conception fondamentale relative à l'état dans lequel les corps doivent être supposés en mécanique rationnelle, il nous reste à considérer les faits généraux ou les lois physiques du mouvement qui peuvent fournir une base réelle aux théories dont la science se compose. Cette importante exposition est d'autant plus indispensable, que, comme je l'ai indiqué ci-dessus, depuis qu'on s'est écarté de la route suivie par Newton, on a complétement méconnu le vrai caractère de ces lois, dont la notion ordinaire est encore essentiellement métaphysique.
Les lois fondamentales du mouvement me semblent pouvoir être réduites à trois, qui doivent être envisagées comme de simples résultats de l'observation, dont il est absurde de vouloir établir à priori la réalité, bien qu'on l'ait tenté fréquemment.
La première loi est celle qu'on désigne fort mal à propos sous le nom de loi d'inertie. Elle a été découverte par Képler. Elle consiste proprement en ce que tout mouvement est naturellement rectiligne et uniforme, c'est-à-dire que tout corps soumis à l'action d'une force unique quelconque, qui agit sur lui instantanément, se meut constamment en ligne droite et avec une vitesse invariable. L'influence de l'esprit métaphysique se manifeste particulièrement dans la manière dont cette loi est communément présentée. Au lieu de se borner à la regarder comme un fait observé, on a prétendu la démontrer abstraitement, par une application du principe de la raison suffisante, qui n'a pas la moindre solidité. En effet, pour expliquer, par exemple, la nécessité du mouvement rectiligne, on dit que le corps devait suivre la ligne droite, parce qu'il n'y a pas de raison pour qu'il s'écarte d'un côté plutôt que d'un autre de sa direction primitive. Il est aisé de constater l'invalidité radicale et même l'insignifiance complète d'une telle argumentation. D'abord, comment pourrions-nous être assurés qu'il n'y a pas de raison pour que le corps se dévie? que pouvons-nous savoir à cet égard, autrement que par l'expérience? Les considérations à priori fondées sur la nature des choses ne nous sont-elles pas complétement et nécessairement interdites en philosophie positive? D'ailleurs un tel principe, même quand on l'admettrait, ne comporte par lui-même qu'une application vague et arbitraire. Car, à l'origine du mouvement, c'est-à-dire à l'instant même où l'argument devrait être employé, il est clair que la trajectoire du corps n'a point encore de caractère géométrique déterminé, et que c'est seulement après que le corps a parcouru un certain espace qu'on peut constater quelle ligne il décrit. Il est évident, par la géométrie, que le mouvement initial, au lieu d'être regardé comme rectiligne, pourrait être indifféremment supposé circulaire, parabolique, ou suivant toute autre ligne tangente à la trajectoire effective, en sorte que la même argumentation répétée pour chacune de ces lignes, ce qui serait tout aussi légitime, conduirait à une conclusion absolument indéterminée. Pour peu qu'on réfléchisse sur un tel raisonnement, on ne tardera pas à reconnaître que, comme toutes les prétendues explications métaphysiques, il se réduit réellement à répéter en termes abstraits le fait lui-même, et à dire que les corps ont une tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite, ce qui était précisément la proposition à établir. L'insignifiance de ces considérations vagues et arbitraires finira par devenir palpable si l'on remarque que, par suite de semblables argumens, les philosophes de l'antiquité, et particulièrement Aristote, avaient, au contraire, regardé le mouvement circulaire comme naturel aux astres, en ce qu'il est le plus parfait de tous, conception qui n'est également que l'énonciation abstraite d'un phénomène mal analysé.
Je me suis borné à indiquer la critique des raisonnemens ordinaires relativement à la première partie de la loi d'inertie. On peut faire des remarques parfaitement analogues au sujet de la seconde partie, qui concerne l'invariabilité de la vitesse, et qu'on prétend aussi pouvoir démontrer abstraitement, en se bornant à dire qu'il n'y a pas de raison pour que le corps se meuve jamais plus lentement ou plus rapidement qu'à l'origine du mouvement.
Ce n'est donc point sur de telles considérations qu'on peut solidement établir une loi aussi importante, qui est un des fondemens nécessaires de toute la mécanique rationnelle. Elle ne saurait avoir de réalité qu'autant qu'on la conçoit comme basée sur l'observation. Mais, sous ce point de vue, l'exactitude en est évidente d'après les faits les plus communs. Nous avons continuellement occasion de reconnaître qu'un corps animé d'une force unique se meut constamment en ligne droite; et, s'il se dévie, nous pouvons aisément constater que cette modification tient à l'action simultanée de quelque autre force, active ou passive: enfin les mouvemens curvilignes eux-mêmes nous montrent clairement, par les phénomènes variés dus à ce qu'on appelle la force centrifuge, que les corps conservent constamment leur tendance naturelle à se mouvoir en ligne droite. Il n'y a pour ainsi dire aucun phénomène dans la nature qui ne puisse nous fournir une vérification sensible de cette loi, sur laquelle est en partie fondée toute l'économie de l'univers. Il en est de même relativement à l'uniformité du mouvement. Tous les faits nous prouvent que, si le mouvement primitivement imprimé se ralentit toujours graduellement et finit par s'éteindre entièrement, cela provient des résistances que les corps rencontrent sans cesse, et sans lesquelles l'expérience nous porte à penser que la vitesse demeurerait indéfiniment constante, puisque nous voyons augmenter sensiblement la durée de ce mouvement à mesure que nous diminuons l'intensité de ces obstacles. On sait que le simple mouvement d'un pendule écarté de la verticale, qui, dans les circonstances ordinaires, se maintient à peine pendant quelques minutes, a pu se prolonger jusqu'à plus de trente heures, en diminuant autant que possible le frottement au point de la suspension, et faisant osciller le corps dans un vide très-approché, lors des expériences de Borda à l'Observatoire de Paris pour déterminer la longueur du pendule à secondes par rapport au mètre. Les géomètres citent aussi avec beaucoup de raison, comme une preuve manifeste de la tendance naturelle des corps à conserver indéfiniment leur vitesse acquise, l'invariabilité rigoureuse qu'on remarque si clairement dans les mouvemens célestes, qui, s'exécutant dans un milieu d'une rareté extrême, se trouvent dans les circonstances les plus favorables à une parfaite observation de la loi d'inertie, et qui, en effet, depuis vingt siècles qu'on les étudie avec quelque exactitude, ne nous présentent point encore la moindre altération certaine, quant à la durée des rotations, ou à celle des révolutions, quoique la suite des temps et le perfectionnement de nos moyens d'appréciation doivent probablement nous dévoiler un jour quelques variations encore inconnues.
Nous devons donc regarder comme une grande loi de la nature cette tendance spontanée de tous les corps à se mouvoir en ligne droite et avec une vitesse constante. Vu la confusion extrême des idées communes relativement à ce premier principe fondamental, il peut être utile de remarquer expressément ici que cette loi naturelle est tout aussi applicable aux corps vivans qu'aux corps inertes pour lesquels on la croit souvent exclusivement établie. Quelle que soit l'origine de l'impulsion qu'il a reçue, un corps vivant tend à persister, comme un corps inerte, dans la direction de son mouvement, et à conserver sa vitesse acquise: seulement il peut se développer en lui des forces susceptibles de modifier ou de supprimer ce mouvement, tandis que, pour les autres corps, ces modifications sont exclusivement dues à des agens extérieurs. Mais, dans ce cas même, nous pouvons acquérir une preuve directe et personnelle de l'universalité de la loi d'inertie, en considérant l'effort très-sensible que nous sommes obligés de faire pour changer la direction ou la vitesse de notre mouvement effectif, à tel point, que lorsque ce mouvement est très-rapide, il nous est impossible de le modifier ou de le suspendre à l'instant précis où nous le désirerions.
La seconde loi fondamentale du mouvement est due à Newton. Elle consiste dans le principe de l'égalité constante et nécessaire entre l'action et la réaction; c'est-à-dire, que toutes les fois qu'un corps est mû par un autre d'une manière quelconque, il exerce sur lui, en sens inverse, une réaction telle, que le second perd, en raison des masses, une quantité de mouvement exactement égale à celle que le premier a reçue. On a essayé quelquefois d'établir aussi à priori, ce théorème général de philosophie naturelle, qui n'en est pas plus susceptible que le précédent. Mais il a été beaucoup moins le sujet de considérations sophistiques, et presque tous les géomètres s'accordent maintenant à le regarder d'après Newton comme un simple résultat de l'observation, ce qui me dispense ici de toute discussion analogue à celle de la loi d'inertie. Cette égalité dans l'action réciproque des corps se manifeste dans tous les phénomènes naturels, soit que les corps agissent les uns sur les autres par impulsion, soit qu'ils agissent par attraction; il serait superflu d'en citer ici des exemples. Nous avons même tellement occasion de constater cette mutualité dans nos observations les plus communes, que nous ne saurions plus concevoir un corps agissant sur un autre, sans que celui-ci réagisse sur lui.
Je crois devoir seulement indiquer, dès ce moment, au sujet de cette seconde loi du mouvement, une remarque qui me semble importante, et qui d'ailleurs sera convenablement développée dans la dix-septième leçon. Elle consiste en ce que le célèbre principe de d'Alembert, d'après lequel on parvient à transformer si heureusement toutes les questions de dynamique en simples questions de statique, n'est vraiment autre chose que la généralisation complète de la loi de Newton, étendue à un système quelconque de forces. Ce principe en effet coïncide évidemment avec celui de l'égalité entre l'action et la réaction, lorsqu'on ne considère que deux forces. Une telle corrélation permet de concevoir désormais la proposition générale de d'Alembert comme ayant une base expérimentale, tandis qu'elle n'est communément établie jusqu'ici que sur des considérations abstraites peu satisfaisantes.
La troisième loi fondamentale du mouvement me paraît consister dans ce que je propose d'appeler le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens, qui conduit immédiatement à ce qu'on appelle vulgairement la composition des forces. Galilée est, à proprement parler, le véritable inventeur de cette loi, quoiqu'il ne l'ait point conçue précisément sous la forme que je crois devoir préférer ici. Considérée sous le point de vue le plus simple, elle se réduit à ce fait général, que tout mouvement exactement commun à tous les corps d'un système quelconque n'altère point les mouvemens particuliers de ces différens corps les uns à l'égard des autres, mouvemens qui continuent à s'exécuter comme si l'ensemble du système était immobile. Pour énoncer cet important principe avec une précision rigoureuse, qui n'exige plus aucune restriction, il faut concevoir que tous les points du système décrivent à la fois des droites parallèles et égales, et considérer que ce mouvement général, avec quelque vitesse et dans quelque direction qu'il puisse avoir lieu, n'affectera nullement les mouvemens relatifs.
Ce serait vainement qu'on tenterait d'établir par aucune idée à priori cette grande loi fondamentale, qui n'en est pas plus susceptible que les deux précédentes. On pourrait, tout au plus, concevoir que si les corps du système sont entre eux à l'état de repos, ce déplacement commun, qui ne change évidemment ni leurs distances ni leurs situations respectives, ne saurait altérer cette immobilité relative: encore même, l'ignorance absolue où nous sommes nécessairement de la nature intime des corps et des phénomènes, ne nous permet point d'affirmer rationnellement, avec une sécurité parfaite, que l'introduction de cette circonstance nouvelle ne modifiera pas d'une manière inconnue les conditions primitives du système. Mais l'insuffisance d'une telle argumentation devient surtout sensible quand on essaie de l'appliquer au cas le plus étendu et le plus important, à celui où les différens corps du système sont en mouvement les uns à l'égard des autres. En s'attachant à faire abstraction, aussi complétement que possible, des observations si connues et si variées qui nous font reconnaître alors l'exactitude physique de ce principe, il sera facile de constater qu'aucune considération rationnelle ne nous donne le droit de conclure a priori que le mouvement général ne fera naître aucun changement dans les mouvemens particuliers. Cela est tellement vrai, que lorsque Galilée a exposé pour la première fois cette grande loi de la nature, il s'est élevé de toutes parts une foule d'objections a priori tendant à prouver l'impossibilité rationnelle d'une telle proposition, qui n'a été unanimement admise, que lorsqu'on a abandonné le point de vue logique pour se placer au point de vue physique.
C'est donc seulement comme un simple résultat général de l'observation et de l'expérience que cette loi peut être en effet solidement établie. Mais, ainsi considérée, il est évident qu'aucune proposition de philosophie naturelle n'est fondée sur des observations aussi simples, aussi diverses, aussi multipliées, aussi faciles à vérifier. Il ne s'opère point dans le monde réel un seul phénomène dynamique qui n'en puisse offrir une preuve sensible; et toute l'économie de l'univers serait évidemment bouleversée de fond en comble, si on supposait que cette loi n'existât plus. C'est ainsi, par exemple, que dans le mouvement général d'un vaisseau, quelque rapide qu'il puisse être et suivant quelque direction qu'il ait lieu, les mouvemens relatifs continuent à s'exécuter, sauf les altérations provenant du roulis et du tangage, exactement comme si le vaisseau était immobile, en se composant avec le mouvement total pour un observateur qui n'y participerait pas. De même, nous voyons continuellement le déplacement général d'un foyer chimique, ou d'un corps vivant, n'affecter en aucune manière les mouvemens internes qui s'y exécutent. C'est ainsi surtout, pour citer l'exemple le plus important, que le mouvement du globe terrestre ne trouble nullement les phénomènes mécaniques qui s'opèrent à sa surface ou dans son intérieur. On sait que l'ignorance de cette troisième loi du mouvement a été précisément le principal obstacle scientifique qui s'est opposé pendant si long-temps à l'établissement de la théorie de Copernic, contre laquelle une telle considération présentait alors, en effet, des objections insurmontables, dont les coperniciens n'avaient essayé de se dégager que par de vaines subtilités métaphysiques avant la découverte de Galilée. Mais, depuis que le mouvement de la terre a été universellement reconnu, les géomètres l'ont présenté, avec raison, comme offrant lui-même une confirmation essentielle de la réalité de cette loi. Laplace a proposé à ce sujet une considération indirecte fort ingénieuse, que je crois utile d'indiquer ici, parce qu'elle nous montre le principe de l'indépendance des mouvemens sous la vérification d'une expérience continuelle et très-sensible. Elle consiste à remarquer que, si le mouvement général de la terre pouvait altérer en aucune manière les mouvemens particuliers qui s'exécutent à sa surface, cette altération ne saurait évidemment être la même pour tous ces mouvemens quelle que fût leur direction, et qu'ils en seraient nécessairement diversement affectés suivant l'angle plus ou moins grand que ferait cette direction avec celle du mouvement du globe. Ainsi, par exemple, le mouvement oscillatoire d'un pendule devrait alors nous présenter des différences très-considérables selon l'azimuth du plan vertical dans lequel il s'exécute, et qui lui donne une direction tantôt conforme, tantôt contraire, et fort inégalement contraire, à celle du mouvement de la terre; tandis que l'expérience ne nous manifeste jamais, à cet égard, la moindre variation, même en mesurant le phénomène avec l'extrême précision que comporte, sous ce rapport, l'état actuel de nos moyens d'observation.
Afin de prévenir toute interprétation inexacte et toute application vicieuse de la troisième loi du mouvement, il importe de remarquer que, par sa nature, elle n'est relative qu'aux mouvemens de translation, et qu'on ne doit jamais l'étendre à aucun mouvement de rotation. Les mouvemens de translation sont évidemment, en effet, les seuls qui puissent être rigoureusement communs, pour le degré aussi bien que pour la direction, à toutes les diverses parties d'un système quelconque. Cette exacte parité ne saurait jamais avoir lieu quand il s'agit d'un mouvement de rotation, qui présente toujours nécessairement des inégalités entre les diverses parties du système, suivant qu'elles sont plus ou moins éloignées du centre de la rotation. C'est pourquoi tout mouvement de ce genre tend constamment à altérer l'état du système, et l'altère en effet si les conditions de liaison entre les diverses parties ne constituent pas une résistance suffisante. Ainsi, par exemple, dans le cas d'un vaisseau, ce n'est pas le mouvement général de progression qui peut troubler les mouvemens particuliers; le dérangement n'est dû qu'aux effets secondaires du roulis et du tangage, qui sont des mouvemens de rotation. Qu'une montre soit simplement transportée dans une direction quelconque avec autant de rapidité qu'on voudra, mais sans tourner nullement, elle n'en sera jamais affectée; tandis qu'un médiocre mouvement de rotation suffira seul pour déranger promptement sa marche. La différence entre ces deux effets deviendrait surtout sensible, en répétant l'expérience sur un corps vivant. Enfin, c'est par suite d'une telle distinction, que nous ne saurions avoir aucun moyen de constater, par des phénomènes purement terrestres, la réalité du mouvement de translation de la terre, qui n'a pu être découvert que par des observations célestes; tandis que, relativement à son mouvement de rotation, il détermine nécessairement à la surface de la terre, vu l'inégalité de force centrifuge entre les différens points du globe, des phénomènes très-sensibles, quoique peu considérables, dont l'analyse pourrait suffire pour démontrer, indépendamment de toute considération astronomique, l'existence de cette rotation.
Le principe de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens étant une fois établi, il est facile de concevoir qu'il conduit immédiatement à la règle élémentaire ordinairement usitée pour ce qu'on appelle la composition des forces, qui n'est vraiment autre chose qu'une nouvelle manière de considérer et d'énoncer la troisième loi du mouvement. En effet, la proposition du parallélogramme des forces, envisagée sous le point de vue le plus positif, consiste proprement en ce que, lorsqu'un corps est animé à la fois de deux mouvemens uniformes dans des directions quelconques, il décrit, en vertu de leur combinaison, la diagonale du parallélogramme dont il eût dans le même temps décrit séparément les côtés en vertu de chaque mouvement isolé. Or n'est-ce pas là évidemment une simple application directe du principe de l'indépendance des mouvemens, d'après lequel le mouvement particulier du corps le long d'une certaine droite n'est nullement troublé par le mouvement général qui entraîne parallèlement à elle-même la totalité de cette droite le long d'une autre droite quelconque? Cette considération conduit sur-le-champ à la construction géométrique énoncée par la règle du parallélogramme des forces. C'est ainsi que ce théorème fondamental de la mécanique rationnelle me paraît être présenté directement comme une loi naturelle, ou du moins comme une application immédiate d'une des plus grandes lois de la nature. Telle est, à mon gré, la seule manière vraiment philosophique d'établir solidement cette importante proposition, pour écarter définitivement tous les nuages métaphysiques dont elle est encore environnée et la mettre complétement à l'abri de toute objection réelle. Toutes les prétendues démonstrations analytiques qu'on a successivement essayé d'en donner d'après des considérations purement abstraites, outre qu'elles reposent ordinairement sur une interprétation vicieuse et sur une fausse application du principe analytique de l'homogénéité, supposent d'ailleurs que la proposition est évidente par elle-même dans certains cas particuliers, quand les deux forces, par exemple, agissent suivant une même droite, évidence qui ne peut résulter alors que de l'observation effective de la loi naturelle de l'indépendance des mouvemens, dont l'indispensabilité se trouve ainsi irrécusablement manifestée. Il serait étrange, en effet, pour quiconque envisage directement la question sous un point de vue philosophique, que, par de simples combinaisons logiques, l'esprit humain pût ainsi découvrir une loi réelle de la nature, sans consulter aucunement le monde extérieur.
Cette notion étant de la plus haute importance quant à la manière de concevoir la mécanique rationnelle, et s'écartant beaucoup de la marche habituellement adoptée aujourd'hui, je crois devoir la présenter encore sous un dernier point de vue qui achèvera de l'éclaircir, en montrant que, malgré tous les efforts des géomètres pour éluder à cet égard l'emploi des considérations expérimentales, la loi physique de l'indépendance des mouvemens reste implicitement, même de leur aveu unanime, une des bases essentielles de la mécanique, quoique présentée sous une forme différente et à une autre époque de l'exposition.
Il suffit, pour cela, de reconnaître que cette loi, au lieu d'être exposée directement dans l'étude des prolégomènes de la science, se retrouve plus tard admise par tous les géomètres, comme établissant le principe de la proportionnalité des vitesses aux forces, base nécessaire de la dynamique ordinaire.
Afin de saisir convenablement le vrai caractère de cette question, il faut remarquer que les rapports des forces peuvent être déterminés de deux manières différentes, soit par le procédé statique, soit par le procédé dynamique. En effet, nous ne jugeons pas toujours du rapport de deux forces d'après l'intensité plus ou moins grande des mouvemens qu'elles peuvent imprimer à un même corps. Nous l'apprécions fréquemment aussi d'après de simples considérations d'équilibre mutuel, en regardant comme égales les forces qui, appliquées en sens contraire, suivant une même droite, se détruisent réciproquement, et ensuite comme double, triple, etc. d'une autre, la force qui ferait équilibre à deux, trois, etc., forces égales à celle-ci, et toutes directement opposées à la seconde. Ce nouveau moyen de mesure est, en réalité, tout aussi usité que le précédent. Cela posé, la question consiste essentiellement à savoir si les deux moyens sont toujours et nécessairement équivalens, c'est-à-dire si, les rapports des forces étant d'abord seulement définis par la considération statique, il s'ensuivra, sous le point de vue dynamique, qu'elles imprimeront à une même masse des vitesses qui leur soient exactement proportionnelles. Cette corrélation n'est nullement évidente par elle-même; tout au plus peut-on concevoir à priori que les plus grandes forces doivent nécessairement donner les plus grandes vitesses. Mais l'observation seule peut décider si c'est à la première puissance de la force ou à toute autre fonction croissante que la vitesse est proportionnelle.
C'est pour déterminer quelle est, à cet égard, la véritable loi de la nature, que, de l'aveu de tous les géomètres et particulièrement de Laplace, il faut considérer le fait général de l'indépendance ou de la coexistence des mouvemens. Il est facile de voir, d'après le raisonnement de Laplace, que la théorie de la proportionnalité des vitesses aux forces est une conséquence nécessaire et immédiate de ce fait général, appliqué à deux forces qui agissent dans la même direction. Car, si un corps, en vertu d'une certaine force, a parcouru un espace déterminé suivant une certaine droite, et qu'on vienne à ajouter, selon la même direction, une seconde force égale à la première; d'après la loi de l'indépendance des mouvemens, cette nouvelle force ne fera que déplacer la totalité de la droite d'application d'une égale quantité dans le même temps, sans altérer le mouvement du corps le long de cette droite, en sorte que par la composition des deux mouvemens, ce corps aura effectivement parcouru un espace double de celui qui correspondait à la force primitive. Telle est la seule manière dont on puisse réellement constater la proportionnalité générale des vitesses aux forces, que je dois ainsi me dispenser de regarder comme une quatrième loi fondamentale du mouvement, puisqu'elle rentre dans la troisième.
Il est donc évident que, quand on a cru pouvoir se dispenser en mécanique du fait général de l'indépendance des mouvemens pour établir la loi fondamentale de la composition des forces, la nécessité de regarder cette proposition de philosophie naturelle comme une des bases indispensables de la science s'est reproduite inévitablement pour démontrer la loi non moins importante des forces proportionnelles aux vitesses, ce qui met cette nécessité hors de toute contestation. Ainsi quel a été le résultat réel de tous les efforts intellectuels qui ont été tentés pour éviter d'introduire directement, dans les prolégomènes de la mécanique, cette observation fondamentale? seulement de paraître s'en dispenser en statique, et de ne la prendre évidemment en considération qu'aussitôt qu'on passe à la dynamique. Tout se réduit donc effectivement à une simple transposition. Il est clair qu'un résultat aussi peu important n'est nullement proportionné à la complication des procédés indirects qui ont été employés pour y parvenir, quand même ces procédés seraient logiquement irréprochables, et nous avons expressément reconnu le contraire. Il est donc, sous tous les rapports, beaucoup plus satisfaisant de se conformer franchement et directement à la nécessité philosophique de la science, et, puisqu'elle ne saurait se passer d'une base expérimentale, de reconnaître nettement cette base dès l'origine. Aucune autre marche ne peut rendre complétement positive une science qui, sans de tels fondemens, conserverait encore un certain caractère métaphysique.
Telles sont donc les trois lois physiques du mouvement qui fournissent à la mécanique rationnelle une base expérimentale suffisante, sur laquelle l'esprit humain, par de simples opérations logiques, et sans consulter davantage le monde extérieur, peut solidement établir l'édifice systématique de la science. Quoique ces trois lois me semblent pouvoir suffire, je ne vois à priori aucune raison de n'en point augmenter le nombre, si on parvenait effectivement à constater qu'elles ne sont pas strictement complètes. Cette augmentation me paraîtrait un fort léger inconvénient pour la perfection rationnelle de la science, puisque ces lois ne sauraient jamais évidemment être très-multipliées; je regarderais comme préférable, en thèse générale, d'en établir une ou deux de plus, si, pour l'éviter, il fallait recourir à des considérations trop détournées, qui fussent de nature à altérer le caractère positif de la science. Mais l'ensemble des trois lois ci-dessus exposées remplit convenablement, à mes yeux, toutes les conditions essentielles réellement imposées par la nature des théories de la mécanique rationnelle. En effet, la première, celle de Képler, détermine complétement l'effet produit par une force unique agissant instantanément: la seconde, celle de Newton, établit la règle fondamentale pour la communication du mouvement par l'action des corps les uns sur les autres; enfin la troisième, celle de Galilée, conduit immédiatement au théorème général relatif à la composition des mouvemens. On conçoit, d'après cela, que toute la mécanique des mouvemens uniformes ou des forces instantanées peut être entièrement traitée comme une conséquence directe de la combinaison de ces trois lois, qui, étant de leur nature extrêmement précises, sont évidemment susceptibles d'être aussitôt exprimées par des équations analytiques faciles à obtenir. Quant à la partie la plus étendue et la plus importante de la mécanique, celle qui en constitue essentiellement la difficulté, c'est-à-dire la mécanique des mouvemens variés ou des forces continues, on peut concevoir, d'une manière générale, la possibilité de la ramener à la mécanique élémentaire dont nous venons d'indiquer le caractère, par l'application de la méthode infinitésimale, qui permettra de substituer, pour chaque instant infiniment petit, un mouvement uniforme au mouvement varié, d'où résulteront immédiatement les équations différentielles relatives à cette dernière espèce de mouvemens. Il sera sans doute fort important d'établir directement et avec précision, dans les leçons suivantes, la manière générale d'employer une telle méthode pour résoudre les deux problèmes essentiels de la mécanique rationnelle, et de considérer soigneusement les principaux résultats que les géomètres ont ainsi obtenus relativement aux lois abstraites de l'équilibre et du mouvement. Mais il est, dès ce moment, évident que la science se trouve réellement fondée par l'ensemble des trois lois physiques établies ci-dessus, et que tout le travail devient désormais purement rationnel, devant consister seulement dans l'usage à faire de ces lois pour la solution des différentes questions générales. En un mot, la séparation entre la partie nécessairement physique et la partie simplement logique de la science me semble pouvoir être ainsi nettement effectuée d'une manière exacte et définitive.
Pour terminer cet aperçu général du caractère philosophique de la mécanique rationnelle, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer sommairement les divisions principales de cette science, les divisions secondaires devant être envisagées dans les leçons suivantes.
La première et la plus importante division naturelle de la mécanique consiste à distinguer deux ordres de questions, suivant qu'on se propose la recherche des conditions de l'équilibre, ou l'étude des lois du mouvement, d'où la statique, et la dynamique. Il suffit d'indiquer une telle division, pour en faire comprendre directement la nécessité générale. Outre la différence effective qui existe évidemment entre ces deux classes fondamentales de problèmes, il est aisé de concevoir à priori que les questions de statique doivent être, en général, par leur nature, bien plus faciles à traiter que les questions de dynamique. Cela résulte essentiellement de ce que, dans les premières, on fait, comme on l'a dit avec raison, abstraction du temps; c'est-à-dire que, le phénomène à étudier étant nécessairement instantané, on n'a pas besoin d'avoir égard aux variations que les forces du système peuvent éprouver dans les divers instans successifs. Cette considération qu'il faut, au contraire, introduire dans toute question de dynamique, y constitue un élément fondamental de plus, qui en fait la principale difficulté. Il suit, en thèse générale, de cette différence radicale, que la statique tout entière, quand on la traite comme un cas particulier de la dynamique, correspond seulement à la partie de beaucoup la plus simple de la dynamique, à celle qui concerne la théorie des mouvemens uniformes, comme nous l'établirons spécialement dans la leçon suivante.
L'importance de cette division est bien clairement vérifiée par l'histoire générale du développement effectif de l'esprit humain. Nous voyons, en effet, que les anciens avaient acquis quelques connaissances fondamentales très-essentielles relativement à l'équilibre, soit des solides, soit des fluides, comme on le voit surtout par les belles recherches d'Archimède, quoiqu'ils fussent encore fort éloignés de posséder une statique rationnelle vraiment complète. Au contraire, ils ignoraient entièrement la dynamique, même la plus élémentaire; la première création de cette science toute moderne est due à Galilée.
Après cette division fondamentale, la distinction la plus importante à établir en mécanique consiste à séparer, soit dans la statique, soit dans la dynamique, l'étude des solides et celle des fluides. Quelque essentielle que soit cette division, je ne la place qu'en seconde ligne, et subordonnée à la précédente, suivant la méthode établie par Lagrange, car c'est, ce me semble, s'exagérer son influence que de la constituer division principale, comme on le fait encore dans les traités ordinaires de mécanique. Les principes essentiels de statique ou de dynamique sont, en effet, nécessairement les mêmes pour les fluides que pour les solides; seulement les fluides exigent d'ajouter aux conditions caractéristiques du système une considération de plus, celle relative à la variabilité de forme, qui définit généralement leur constitution mécanique propre. Mais, tout en plaçant cette distinction au rang convenable, il est facile de concevoir à priori son extrême importance, et de sentir, en général, combien elle doit augmenter la difficulté fondamentale des questions, soit dans la statique, soit surtout dans la dynamique. Car cette parfaite indépendance réciproque des molécules, qui caractérise les fluides, oblige de considérer séparément chaque molécule, et, par conséquent, d'envisager toujours, même dans le cas le plus simple, un système composé d'une infinité de forces distinctes. Il en résulte, pour la statique, l'introduction d'un nouvel ordre de recherches, relativement à la figure du système dans l'état d'équilibre, question très-difficile par sa nature, et dont la solution générale est encore peu avancée, même pour le seul cas de la pesanteur universelle. Mais la difficulté est encore plus sensible dans la dynamique. En effet, l'obligation où l'on se trouve alors strictement de considérer à part le mouvement propre de chaque molécule, pour faire une étude vraiment complète du phénomène, introduit dans la question, envisagée sous le point de vue analytique, une complication jusqu'à présent inextricable en général, et qu'on n'est encore parvenu à surmonter, même dans le cas très-simple d'un fluide uniquement mû par sa pesanteur terrestre, qu'à l'aide d'hypothèses fort précaires, comme celle de Daniel Bernouilli sur le parallélisme des tranches, qui altèrent d'une manière notable la réalité des phénomènes. On conçoit donc, en thèse générale, la plus grande difficulté nécessaire de l'hydrostatique, et surtout de l'hydrodynamique, par rapport à la statique et à la dynamique proprement dites, qui sont en effet bien plus avancées.
Il faut ajouter à ce qui précède, pour se faire une juste idée générale de cette différence fondamentale, que la définition caractéristique par laquelle les géomètres distinguent les solides et les fluides en mécanique rationnelle, n'est véritablement, à l'égard des uns comme à l'égard des autres, qu'une représentation exagérée, et, par conséquent, strictement infidèle de la réalité. En effet, quant aux fluides principalement, il est clair que leurs molécules ne sont point réellement dans cet état rigoureux d'indépendance mutuelle où nous sommes obligés de les supposer en mécanique, en les assujétissant seulement à conserver entre elles un volume constant s'il s'agit d'un liquide, ou, s'il s'agit d'un gaz, un volume variable suivant une fonction donnée de la pression, par exemple, en raison inverse de cette pression, d'après la loi de Mariotte. Un grand nombre de phénomènes naturels sont, au contraire, essentiellement dus à l'adhérence mutuelle des molécules d'un fluide, liaison qui est seulement beaucoup moindre que dans les solides. Cette adhésion, dont on fait abstraction pour les fluides mathématiques, et qu'il semble, en effet, presqu'impossible de prendre convenablement en considération, détermine, comme on sait, des différences très-sensibles entre les phénomènes effectifs et ceux qui résultent de la théorie, soit pour la statique, soit surtout, pour la dynamique, par exemple relativement à l'écoulement d'un liquide pesant par un orifice déterminé, où l'observation s'écarte notablement de la théorie quant à la dépense de liquide en un temps donné.
Quoique la définition mathématique des solides se trouve représenter beaucoup plus exactement leur état réel, on a cependant plusieurs occasions de reconnaître la nécessité de tenir compte en certains cas de la possibilité de séparation mutuelle qui existe toujours entre les molécules d'un solide, si les forces qui leur sont appliquées, acquièrent une intensité suffisante, et dont on fait complétement abstraction en mécanique rationnelle. C'est ce qu'on peut aisément constater surtout dans la théorie de la rupture des solides, qui, à peine ébauchée par Galilée, par Huyghens, et par Leïbnitz, se trouve aujourd'hui dans un état fort imparfait et même très-précaire, malgré les travaux de plusieurs autres géomètres, et qui néanmoins serait importante pour éclairer plusieurs questions de mécanique terrestre, principalement de mécanique industrielle. On doit pourtant remarquer, à ce sujet, que cette imperfection est à la fois beaucoup moins sensible et bien moins importante que celle ci-dessus notée, relativement à la mécanique des fluides. Car elle se trouve ne pouvoir nullement influer sur les questions de mécanique céleste, qui constituent réellement, comme nous avons eu plusieurs occasions de le reconnaître, la principale application, et probablement la seule qui puisse être jamais vraiment complète, de la mécanique rationnelle.
Enfin nous devons encore signaler, en thèse générale, dans la mécanique actuelle, une lacune, secondaire il est vrai, mais qui n'est pas sans importance, relativement à la théorie d'une classe de corps qui sont dans un état intermédiaire entre la solidité et la fluidité rigoureuses, et qu'on pourrait appeler semi-fluides, ou semi-solides: tels sont par exemple, d'une part, les sables, et, d'une autre part, les fluides à l'état gélatineux. Il a été présenté quelques considérations rationnelles au sujet de ces corps, sous le nom fluides imparfaits, surtout relativement à leurs surfaces d'équilibre. Mais leur théorie propre n'a jamais été réellement établie d'une manière générale et directe.
Tels sont les principaux aperçus généraux que j'ai cru devoir indiquer sommairement pour faire apprécier le caractère philosophique qui distingue la mécanique rationnelle, envisagée dans son ensemble. Il s'agit maintenant, en considérant sous le même point de vue philosophique la composition effective de la science, d'apprécier comment, par les importans travaux successifs des plus grands géomètres, cette seconde section générale si étendue, si essentielle, et si difficile de la mathématique concrète, a pu être élevée à cet éminent degré de perfection théorique qu'elle a atteint de nos jours dans l'admirable traité de Lagrange, et qui nous présente toutes les questions abstraites qu'elle est susceptible d'offrir, ramenées, d'après un principe unique, à ne plus dépendre que de recherches purement analytiques, comme nous l'avons déjà reconnu pour les problèmes géométriques. Ce sera l'objet des trois leçons suivantes; la première consacrée à la statique, la seconde à la dynamique, et la troisième, à l'examen des théorèmes généraux de la mécanique rationnelle.