← Retour

Cours de philosophie positive. (1/6)

16px
100%



SIXIÈME LEÇON.




Sommaire. Exposition comparative des divers points de vue généraux sous lesquels on peut envisager le calcul des fonctions indirectes.

Nous avons déterminé, dans la quatrième leçon, le caractère philosophique propre à l'analyse transcendante, de quelque manière qu'on puisse la concevoir, en considérant seulement la nature générale de sa destination effective dans l'ensemble de la science mathématique. Cette analyse a été, comme on sait, présentée par les géomètres sous plusieurs points de vue réellement distincts, quoique nécessairement équivalens, et conduisant toujours à des résultats identiques. On peut les réduire à trois principaux, ceux de Leïbnitz, de Newton et de Lagrange, dont tous les autres ne sont que des modifications secondaires. Dans l'état présent de la science, chacune de ces trois conceptions générales offre des avantages essentiels qui lui appartiennent exclusivement, sans qu'on soit encore parvenu à construire une méthode unique réunissant toutes ces diverses qualités caractéristiques. En méditant sur l'ensemble de cette grande question, on est convaincu, je crois, que c'est dans la conception de Lagrange, que s'opérera un jour cette combinaison. Quand cet important travail philosophique, qui exige une profonde élaboration de toutes les idées mathématiques fondamentales, sera convenablement exécuté; on pourra se borner alors, pour connaître l'analyse transcendante, à la seule étude de cette conception définitive; les autres ne présentant plus essentiellement qu'un intérêt historique. Mais jusqu'à cette époque, la science devra être considérée, sous ce rapport, comme étant dans un véritable état provisoire, qui exige absolument, même pour l'exposition dogmatique de cette analyse, la considération simultanée des divers modes généraux propres au calcul des fonctions indirectes. Quelque peu satisfaisante que puisse paraître, sous le rapport logique, cette multiplicité de conceptions d'un sujet toujours identique, il est certain que, sans cette indispensable condition, on ne pourrait se former aujourd'hui qu'une notion très-insuffisante de cette analyse, soit en elle-même, soit surtout relativement à ses applications, quelque fût le mode unique que l'on aurait cru devoir choisir. Ce défaut de systématisation dans la partie la plus importante de l'analyse mathématique, ne paraîtra nullement étrange, si l'on considère, d'une part, son extrême étendue, sa difficulté supérieure, et d'une autre part, sa formation presque récente. La génération des géomètres est à peine renouvelée depuis la production primitive de la conception destinée sans doute à coordonner la science, de manière à lui imprimer un caractère fixe et uniforme; ainsi, les habitudes intellectuelles n'ont pu encore, sous ce rapport, être suffisamment formées.

S'il s'agissait ici de tracer l'histoire raisonnée de la formation successive de l'analyse transcendante, il faudrait préalablement distinguer avec soin du calcul des fonctions indirectes proprement dit, l'idée mère de la méthode infinitésimale, laquelle peut être conçue par elle-même, indépendamment de tout calcul. Nous verrions, dès-lors, que le premier germe de cette idée, se trouve déjà dans le procédé constant, employé par les géomètres grecs, sous le nom de méthode d'exhaustion, pour passer de ce qui est relatif aux lignes droites à ce qui concerne les lignes courbes, et qui consistait essentiellement à substituer à la courbe la considération auxiliaire d'un polygone inscrit ou circonscrit, d'après lequel on s'élevait à la courbe elle-même, en prenant convenablement les limites des relations primitives. Quelqu'incontestable que soit cette filiation des idées, on lui donnerait une importance fort exagérée, en voyant dans cette méthode d'exhaustion, l'équivalent réel de nos méthodes modernes, comme l'ont fait plusieurs géomètres. Car, les anciens n'avaient aucun moyen rationnel et général pour la détermination de ces limites, qui constituait ordinairement la plus grande difficulté de la question; en sorte que leurs solutions n'étaient point soumises à des règles abstraites et invariables, dont l'application uniforme dût conduire avec certitude à la connaissance cherchée, ce qui est le principal caractère de notre analyse transcendante. En un mot, il restait à généraliser la conception employée par les anciens, et surtout, en la considérant d'une manière purement abstraite, à la réduire en calcul, ce qui leur était impossible. La première idée qui ait été produite dans cette nouvelle direction, remonte véritablement à notre grand géomètre Fermat, que Lagrange a justement présenté comme ayant ébauché la formation directe de l'analyse transcendante, par sa méthode pour la détermination des maxima et minima, et pour la recherche des tangentes, qui consistait essentiellement, en effet, à introduire la considération auxiliaire des accroissemens corélatifs des variables proposées, accroissemens supprimés ensuite comme nuls, après que les équations avaient subi certaines transformations convenables. Mais, quoique Fermat eût le premier conçu cette analyse d'une manière vraiment abstraite, elle était encore loin d'être régulièrement formée en un calcul général et distinct, ayant sa notation propre, et surtout dégagé de la considération superflue des termes, qui finissaient par n'être plus comptés dans l'analyse de Fermat, après avoir néanmoins singulièrement compliqué par leur présence toutes les opérations. C'est ce qu'a si heureusement exécuté Leïbnitz un demi-siècle plus tard, après quelques modifications intermédiaires apportées par Wallis, et surtout par Barrow, aux idées de Fermat; et par là il a été le véritable créateur de l'analyse transcendante, telle que nous l'employons aujourd'hui. Cette découverte capitale était tellement mûre, comme toutes les grandes conceptions de l'esprit humain au moment de leur manifestation, que Newton, de son côté, était parvenu en même temps, ou un peu auparavant, à une méthode exactement équivalente, en considérant cette analyse sous un point de vue très-différent, et qui, bien que plus rationnel en lui-même, est réellement moins convenable pour donner à la méthode fondamentale commune toute l'étendue et la facilité que lui ont imprimées les idées de Leïbnitz. Enfin, Lagrange, écartant les considérations hétérogènes qui avaient guidé Leïbnitz et Newton, est parvenu plus tard à réduire l'analyse transcendante, dans sa plus grande perfection, à un système purement algébrique, auquel il ne manque encore que plus d'aptitude aux applications.

Après ce coup-d'oeil sommaire sur l'histoire générale de l'analyse transcendante, procédons à l'exposition dogmatique des trois conceptions principales, afin d'apprécier exactement leurs propriétés caractéristiques, et de constater l'identité nécessaire des méthodes qui en dérivent. Commençons par celle de Leïbnitz.

Elle consiste, comme on sait, à introduire dans le calcul, pour faciliter l'établissement des équations, les élémens infiniment petits dont on considère comme composées les quantités entre lesquelles on cherche des relations. Ces élémens ou différentielles auront entre eux des relations constamment et nécessairement plus simples et plus faciles à découvrir que celles des quantités primitives, et d'après lesquelles on pourrait ensuite, par un calcul spécial ayant pour destination propre l'élimination de ces infinitésimales auxiliaires, remonter aux équations cherchées, qu'il eût été le plus souvent impossible d'obtenir directement. Cette analyse indirecte pourra l'être à des degrés divers; car, si on trouve quelquefois trop de difficulté à former immédiatement l'équation entre les différentielles mêmes des grandeurs que l'on considère, il faudra, par un emploi redoublé du même artifice général, traiter, à leur tour, ces différentielles comme de nouvelles quantités primitives, et chercher la relation entre leurs élémens infiniment petits, qui, par rapport aux objets définitifs de la question, seront les différentielles secondes; et ainsi de suite, la même transformation pouvant être répétée un nombre quelconque de fois, à la condition toujours d'éliminer finalement le nombre de plus en plus grand des quantités infinitésimales introduites comme auxiliaires.

Un esprit encore étranger à ces considérations n'aperçoit pas sur-le-champ comment l'emploi de ces quantités auxiliaires peut faciliter la découverte des lois analytiques des phénomènes; car les accroissemens infiniment petits des grandeurs proposées étant de même espèce qu'elles, leurs relations ne paraissent pas devoir s'obtenir plus aisément, la valeur plus ou moins petite d'une quantité ne pouvant, en effet, exercer aucune influence sur une recherche nécessairement indépendante, par sa nature, de toute idée de valeur. Mais il est aisé, néanmoins, de s'expliquer très-nettement, et d'une manière tout-à-fait générale, à quel point, par un tel artifice, la question doit se trouver simplifiée. Il faut, pour cela, commencer par distinguer les différens ordres d'infiniment petits, dont on peut se faire une idée fort précise, en considérant que ce sont ou les puissances successives d'un même infiniment petit primitif, ou des quantités qu'on peut présenter comme ayant avec ces puissances des rapports finis, en sorte que, par exemple, les différentielles seconde, troisième, etc., d'une même variable, sont classées comme infiniment petits du second ordre, du troisième, etc., parce qu'il est aisé de montrer en elles des multiples finis des puissances seconde, troisième, etc., d'une certaine différentielle première. Ces notions préliminaires étant posées, l'esprit de l'analyse infinitésimale consiste à négliger constamment les quantités infiniment petites à l'égard des quantités finies, et, généralement, les infiniment petits d'un ordre quelconque vis-à-vis tous ceux d'un ordre inférieur. On conçoit immédiatement combien une telle faculté doit faciliter la formation des équations entre les différentielles des quantités, puisque, au lieu de ces différentielles, on pourra substituer tels autres élémens qu'on voudra, et qui seraient plus simples à considérer, en se conformant à cette seule condition, que les nouveaux élémens ne diffèrent des précédens que de quantités infiniment petites par rapport à eux. C'est ainsi qu'il sera possible, en géométrie, de traiter les lignes courbes comme composées d'une infinité d'élémens rectilignes, les surfaces courbes comme formées d'élémens plans; et, en mécanique, les mouvemens variés comme une suite infinie de mouvemens uniformes, se succédant à des intervalles de temps infiniment petits. Vu l'importance de cette conception admirable, je crois devoir ici, par l'indication sommaire de quelques exemples principaux, achever d'éclaircir son caractère fondamental.

Qu'il s'agisse de déterminer, en chaque point d'une courbe plane dont l'équation est donnée, la direction de sa tangente, question dont la solution générale a été l'objet primitif qu'avaient en vue les inventeurs de l'analyse transcendante. On considérera la tangente comme une sécante qui joindrait deux points infiniment voisins; et alors, en nommant dy et dx les différences infiniment petites des coordonnées de ces deux points, les premiers élémens de la géométrie fourniront immédiatement l'équation t={dy}/{dx}, pour la tangente trigonométrique de l'angle que fait avec l'axe des x la tangente cherchée, ce qui, dans un système de coordonnées rectilignes, est la manière la plus simple d'en fixer la position. Cette équation, commune à toutes les courbes, étant posée, la question est réduite à un simple problème analytique, qui consistera à éliminer les infinitésimales dx et dy, introduites comme auxiliaires, en déterminant, dans chaque cas particulier, d'après l'équation de la courbe proposée, le rapport de dy à dx, ce qui se fera constamment par des procédés uniformes et très-simples.

En second lieu, qu'on veuille connaître la longueur de l'arc d'une courbe quelconque, considéré comme une fonction des coordonnées de ses extrémités. Il serait impossible d'établir immédiatement l'équation entre cet arc s et ces coordonnées, tandis qu'il est aisé de trouver la relation correspondante entre les différentielles de ces diverses grandeurs. Les plus simples théorèmes de la géométrie élémentaire donneront, en effet, sur-le-champ, en considérant l'arc infiniment petit ds comme une ligne droite, les équations

ds
2
= dy
2
+ dx
2
ou ds
2
= dx
2
+ dy
2
+ dz
2
,

suivant que la courbe sera plane ou à double courbure. Dans l'un et l'autre cas, la question est maintenant tout entière du domaine de l'analyse, qui fera remonter, d'après cette relation, à celle qui existe entre les quantités finies elles-mêmes que l'on considère, par l'élimination des différentielles, qui est l'objet propre du calcul des fonctions indirectes.

Il en serait de même pour la quadrature des aires curvilignes. Si la courbe est plane et rapportée à des coordonnées rectilignes, on concevra l'aire A comprise entre elle, l'axe des x, et deux coordonnées extrêmes, comme augmentant d'une quantité infiniment petite dA, en résultat d'un accroissement analogue de l'abcisse. Alors la relation entre ces deux différentielles pourra s'obtenir immédiatement avec la plus grande facilité, en substituant à l'élément curviligne de l'aire proposée le rectangle formé par l'ordonnée extrême et l'élément de l'abcisse, dont il ne diffère évidemment que d'une quantité infiniment petite du second ordre, ce qui fournira aussitôt, quelle que soit la courbe, l'équation différentielle très-simple

dA = ydx,

d'où le calcul des fonctions indirectes, quand la courbe sera définie, apprendra à déduire l'équation finie, objet immédiat du problème.

Pareillement, en dynamique, quand on voudra connaître l'expression de la vitesse acquise à chaque instant par un corps animé d'un mouvement varié suivant une loi quelconque, on considérera le mouvement comme uniforme pendant la durée d'un élément infiniment petit du temps t, et on formera ainsi immédiatement l'équation différentielle de=vdt, v désignant la vitesse acquise quand le corps a parcouru l'espace e, et de là il sera facile de conclure, par de simples procédés analytiques invariables, la formule qui donnerait la vitesse dans chaque mouvement particulier, d'après la relation correspondante entre le temps et l'espace; ou, réciproquement, quelle serait cette relation si le mode de variation de la vitesse était supposé connu, soit par rapport à l'espace, soit par rapport au temps.

Enfin, pour indiquer une autre nature de questions, c'est par une marche semblable que, dans l'étude des phénomènes thermologiques, comme l'a si heureusement conçue M. Fourier, on peut former très-simplement, ainsi que nous le verrons plus tard, l'équation différentielle générale qui exprime la répartition variable de la chaleur dans un corps quelconque à quelques influences qu'on le suppose soumis, d'après la seule relation, fort aisée à obtenir, qui représente la distribution uniforme de la chaleur dans un parallélipipède rectangle, en considérant géométriquement tout autre corps comme décomposé en élémens infiniment petits d'une telle forme, et thermologiquement le flux de chaleur comme constant pendant un temps infiniment petit. Dès-lors, toutes les questions que peut présenter la thermologie abstraite se trouveront réduites, comme pour la géométrie et la mécanique, à de pures difficultés d'analyse, qui consisteront toujours dans l'élimination des différentielles introduites comme auxiliaires pour faciliter l'établissement des équations.

Des exemples de nature aussi diverse sont plus que suffisans pour faire nettement comprendre en général l'immense portée de la conception fondamentale de l'analyse transcendante, telle que Leïbnitz l'a formée, et qui constitue sans aucun doute la plus haute pensée à laquelle l'esprit humain se soit jamais élevé jusqu'à présent.

On voit que cette conception était indispensable pour achever de fonder la science mathématique, en permettant d'établir d'une manière large et féconde, la relation du concret à l'abstrait. Sous ce rapport, elle doit être envisagée comme le complément nécessaire de la grande idée-mère de Descartes, sur la représentation analytique générale des phénomènes naturels, idée qui n'a commencé à être dignement appréciée et convenablement exploitée que depuis la formation de l'analyse infinitésimale, sans laquelle elle ne pouvait encore produire, même en géométrie, de résultats très-importans 11.

Note 11: (retour) Il est bien remarquable, en effet, que des hommes tels que Pascal, aient fait aussi peu d'attention à la conception fondamentale de Descartes, sans pressentir nullement la révolution générale qu'elle était nécessairement destinée à produire dans le système entier de la science mathématique. Cela est venu de ce que, sans le secours de l'analyse transcendante, cette admirable méthode ne pouvait réellement encore conduire à des résultats essentiels, qui ne pussent être obtenus presqu'aussi bien par la méthode géométrique des anciens. Les esprits mêmes les plus éminens ont toujours bien moins apprécié jusqu'ici les méthodes générales par leur simple caractère philosophique, que par les connaissances effectives qu'elles pouvaient procurer immédiatement.

Quoique j'aie cru devoir, dans les considérations précédentes, insister particulièrement sur l'admirable facilité que présente par sa nature l'analyse transcendante pour la recherche des lois mathématiques de tous les phénomènes, je ne dois pas négliger de faire ressortir une seconde propriété fondamentale, peut-être aussi importante que la première, et qui ne lui est pas moins inhérente: je veux parler de l'extrême généralité des formules différentielles, qui expriment en une seule équation chaque phénomène déterminé, quelque variés que puissent être les sujets dans lesquels on le considère. Ainsi, sous le point de vue de l'analyse infinitésimale, on voit, dans les exemples qui précèdent, une seule équation différentielle donner les tangentes à toutes les courbes, une autre leurs rectifications, une troisième leurs quadratures; et de même, une formule invariable exprimer la loi mathématique de tout mouvement varié; enfin une équation unique représenter constamment la répartition de la chaleur dans un corps et pour un cas quelconques. Cette généralité si éminemment remarquable, et qui est pour les géomètres la base des considérations les plus élevées, est une heureuse conséquence nécessaire et presqu'immédiate de l'esprit même de l'analyse transcendante, surtout dans la conception de Leïbnitz. Elle résulte de ce que, en substituant aux élémens infiniment petits des grandeurs considérées, d'autres infinitésimales plus simples, qui seules entrent dans les équations différentielles, ces infinitésimales se trouvent, par leur nature, être constamment les mêmes pour chaque classe totale de questions, quels que soient les objets divers du phénomène étudié. Ainsi, par exemple, toute courbe, quelle qu'elle soit, étant toujours décomposée en élémens rectilignes, on conçoit à priori que la relation entre ces élémens uniformes doit nécessairement être la même pour un même phénomène géométrique quelconque, quoique l'équation finie correspondante à cette loi différentielle doive varier d'une courbe à une autre. Il en est évidemment de même dans tout autre cas quelconque. L'analyse infinitésimale n'a donc pas seulement fourni un procédé général pour former indirectement des équations qu'il eût été impossible de découvrir d'une manière directe; elle a permis en outre de considérer, pour l'étude mathématique des phénomènes naturels, un ordre nouveau de lois plus générales et néanmoins offrant une signification claire et précise à tout esprit habitué à leur interprétation. Ces lois sont constamment les mêmes pour chaque phénomène, dans quelques objets qu'on l'étudie, et ne changent qu'en passant d'un phénomène à un autre; d'où l'on a pu d'ailleurs, en comparant ces variations, s'élever quelquefois, par une vue encore plus générale, à des rapprochemens positifs entre diverses classes de phénomènes tout-à-fait divers, d'après les analogies présentées par les expressions différentielles de leurs lois mathématiques. Dans l'étude philosophique de la mathématique concrète, je m'attacherai à faire exactement apprécier cette seconde propriété caractéristique de l'analyse transcendante, non moins admirable que la première, et en vertu de laquelle le système entier d'une science immense, comme la géométrie ou la mécanique, a pu se trouver condensé en un petit nombre de formules analytiques, d'où l'esprit humain peut déduire, par des règles certaines et invariables, la solution de tous les problèmes particuliers.

Pour terminer l'exposition générale de la conception de Leïbnitz, il me reste maintenant à considérer en elle-même la démonstration du procédé logique auquel elle conduit, ce qui constitue malheureusement la partie la plus imparfaite de cette belle méthode.

Dans les premiers temps de l'analyse infinitésimale, les géomètres les plus célèbres, tels que les deux illustres frères Jean et Jacques Bernouilli attachèrent, avec raison, bien plus d'importance à étendre, en la développant, l'immortelle découverte de Leïbnitz, et à en multiplier les applications, qu'à établir rigoureusement les bases logiques sur lesquelles reposaient les procédés de ce nouveau calcul 12. Ils se contentèrent pendant long-temps de répondre par la solution inespérée des problèmes les plus difficiles à l'opposition prononcée de la plupart des géomètres du second ordre contre les principes de la nouvelle analyse, persuadés sans doute, contrairement aux habitudes ordinaires, que, dans la science mathématique bien plus que dans aucune autre, on peut accueillir avec hardiesse les nouveaux moyens, même quand leur rationnalité est imparfaite, pourvu qu'ils soient féconds, puisque, les vérifications étant bien plus faciles et plus multipliées, l'erreur ne saurait demeurer long-temps inaperçue. Néanmoins, après le premier élan, il était impossible d'en rester là; et il fallait revenir nécessairement sur les fondemens mêmes de l'analyse leïbnitzienne pour constater généralement l'exactitude rigoureuse des procédés employés, malgré les infractions apparentes qu'on s'y permettait aux règles ordinaires du raisonnement. Leïbnitz, pressé de répondre, avait lui-même présenté une explication tout-à-fait erronée, en disant qu'il traitait les infiniment petits comme des incomparables, et qu'il les négligeait vis-à-vis des quantités finies comme des grains de sable par rapport à la mer, considération qui eût complétement dénaturé son analyse, en la réduisant à n'être plus qu'un simple calcul d'approximation, qui, sous ce rapport, serait radicalement vicieux, puisqu'il serait impossible de prévoir, en thèse générale, à quel point les opérations successives peuvent grossir ces erreurs premières, dont l'accroissement pourrait même évidemment devenir ainsi quelconque. Leïbnitz n'avait donc entrevu que d'une manière extrêmement confuse les véritables fondemens rationnels de l'analyse qu'il avait créée. Ses premiers successeurs se bornèrent d'abord à en vérifier l'exactitude par la conformité de ses résultats, dans certains usages particuliers, avec ceux que fournissait l'algèbre ordinaire ou la géométrie des anciens, en reproduisant, autant qu'ils le pouvaient, d'après les anciennes méthodes, les solutions de quelques problèmes, une fois qu'elles avaient été obtenues par la méthode nouvelle, seule capable primitivement de les faire découvrir. Quand cette grande question a été considérée d'une manière plus générale, les géomètres, au lieu d'aborder directement la difficulté, ont préféré l'éluder en quelque sorte, comme l'ont fait Euler et d'Alembert, par exemple, en démontrant abstraitement la conformité nécessaire et constante de la conception de Leïbnitz, envisagée dans tous ses usages quelconques, avec d'autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, celle de Newton surtout, dont l'exactitude était à l'abri de toute objection. Une telle vérification générale est sans doute strictement suffisante pour dissiper toute incertitude sur l'emploi légitime de l'analyse leïbnitzienne. Mais la méthode infinitésimale est tellement importante, elle présente encore, dans presque toutes les applications, une telle supériorité effective sur les autres conceptions générales successivement proposées, qu'il y aurait véritablement imperfection dans le caractère philosophique de la science à ne pouvoir la justifier en elle-même, et à la fonder logiquement sur des considérations d'un autre ordre, qu'on cesserait ensuite d'employer efficacement. Il était donc d'une importance réelle d'établir directement et d'une manière générale la rationnalité nécessaire de la méthode infinitésimale. Après diverses tentatives plus ou moins imparfaites pour y parvenir, les travaux philosophiques de Lagrange ayant fortement reporté, vers la fin du siècle dernier, l'attention des géomètres sur la théorie générale de l'analyse infinitésimale, un géomètre très-recommandable, Carnot, présenta enfin la véritable explication logique directe de la méthode de Leïbnitz, en la montrant comme fondée sur le principe de la compensation nécessaire des erreurs, ce qui est vraisemblablement, en effet, la manifestation précise et lumineuse de ce que Leïbnitz avait vaguement et confusément aperçu, en concevant les bases rationnelles de son analyse. Carnot a rendu ainsi à la science un service essentiel 13, et dont l'importance me semble n'être pas encore suffisamment appréciée, quoique, comme nous le verrons à la fin de cette leçon, tout cet échafaudage logique de la méthode infinitésimale proprement dite ne soit susceptible très-vraisemblablement que d'une existence provisoire, en tant que radicalement vicieux par sa nature. Je n'en crois pas moins, cependant, devoir considérer ici, afin de compléter cette importante exposition, le raisonnement général proposé par Carnot, pour légitimer directement l'analyse de Leïbnitz. Voici en quoi il consiste essentiellement.

Note 12: (retour) On ne peut contempler, sans un profond intérêt, le naïf enthousiasme de l'illustre Huyghens, au sujet de cette admirable création, quoique son âge avancé ne lui permît point d'en faire lui-même aucun usage important, et qu'il se fût déjà élevé sans ce puissant secours à des découvertes capitales. Je vois avec surprise et avec admiration, écrivait-il, en 1692, au marquis de L'Hôpital, l'étendue et la fécondité de cet art; de quelque côté que je tourne la vue, j'en aperçois de nouveaux usages; enfin, j'y conçois un progrès et une spéculation infinis.
Note 13: (retour) Voyez l'ouvrage remarquable qu'il a publié sous le titre de Réflexions sur la Métaphysique du calcul infinitésimal, et dans lequel on trouve d'ailleurs une exposition claire et utile, quoique trop peu approfondie, de tous les divers points de vue sous lesquels a été conçu le système général du calcul des fonctions indirectes.

Lorsqu'on établit l'équation différentielle d'un phénomène, on substitue aux élémens immédiats des diverses quantités considérées, d'autres infinitésimales plus simples qui en diffèrent infiniment peu par rapport à eux, et cette substitution constitue le principal artifice de la méthode de Leïbnitz, qui, sans cela, n'offrirait aucune facilité réelle pour la formation des équations. Carnot regarde une telle hypothèse comme produisant véritablement une erreur dans l'équation ainsi obtenue, et que, pour cette raison, il appelle imparfaite; seulement, il est clair que cette erreur ne peut être qu'infiniment petite. Or, d'un autre côté, tous les procédés analytiques, soit de différentiation, soit d'intégration, qu'on applique à ces équations différentielles pour s'élever aux équations finies en éliminant toutes les infinitésimales introduites comme auxiliaires, produisent aussi constamment, par leur nature, ainsi qu'il est aisé de le voir, d'autres erreurs analogues, en sorte qu'il a pu s'opérer une exacte compensation, et que les équations définitives peuvent, suivant l'expression de Carnot, être devenues parfaites. Carnot considère comme un symptôme certain et invariable de l'établissement effectif de cette compensation nécessaire, l'élimination complète des diverses quantités infiniment petites, qui est constamment, en effet, le but définitif de toutes les opérations de l'analyse transcendante. Car, si on n'a jamais commis d'autres infractions aux règles générales du raisonnement que celles ainsi exigées par la nature même de la méthode infinitésimale, les erreurs infiniment petites produites de cette manière n'ayant jamais pu engendrer que des erreurs infiniment petites dans toutes les équations, les relations sont nécessairement d'une exactitude rigoureuse aussitôt qu'elles n'ont plus lieu qu'entre des quantités finies, puisqu'il ne saurait évidemment exister alors que des erreurs finies, tandis qu'il n'a pu en survenir aucune de ce genre. Tout ce raisonnement général est fondé sur la notion des quantités infinitésimales, conçues comme indéfiniment décroissantes, lorsque celles dont elles dérivent sont envisagées comme fixes.

Ainsi, pour éclaircir cette exposition abstraite par un seul exemple, reprenons la question des tangentes, qui est la plus facile à analyser complétement. On regardera l'équation t={dy}/{dx} obtenue ci-dessus comme affectée d'une erreur infiniment petite, puisqu'elle ne serait tout-à-fait rigoureuse que pour la sécante. Maintenant, on achèvera la solution en cherchant, d'après l'équation de chaque courbe, le rapport entre les différentielles des coordonnées. Si cette équation est, je suppose, y=ax2, on aura évidemment

dy = 2axdx + dx2.

Dans cette formule, on devra négliger le terme dx2 comme infiniment petit du second ordre. Dès lors la combinaison des deux équations imparfaites

t={dy}/{dx}, dy = 2axdx,

suffisant pour éliminer entièrement les infinitésimales, le résultat fini t = 2ax sera nécessairement rigoureux par l'effet de la compensation exacte des deux erreurs commises puisqu'il ne pourrait, par sa nature, être affecté d'une erreur infiniment petite, la seule néanmoins qu'il pût y avoir, d'après l'esprit des procédés qui ont été suivis.

Il serait aisé de reproduire uniformément le même raisonnement par rapport à toutes les autres applications générales de l'analyse de Leïbnitz.

Cette ingénieuse théorie est sans doute plus subtile que solide, quand on cherche à l'approfondir. Mais elle n'a cependant en réalité d'autre vice logique radical que celui de la méthode infinitésimale elle-même, dont elle est, ce me semble, le développement naturel et l'explication générale, en sorte qu'elle doit être adoptée aussi long-temps qu'on jugera convenable d'employer directement cette méthode.

Je passe maintenant à l'exposition générale des deux autres conceptions fondamentales de l'analyse transcendante, en me bornant pour chacune à l'idée principale, le caractère philosophique de cette analyse ayant été, du reste, suffisamment déterminé ci-dessus, d'après la conception de Leïbnitz, à laquelle j'ai dû spécialement m'attacher, parce qu'elle permet de le saisir plus aisément dans son ensemble, et de le décrire avec plus de rapidité.

Newton a présenté successivement, sous plusieurs formes différentes, sa manière propre de concevoir l'analyse transcendante. Celle qui est aujourd'hui le plus communément adoptée, du moins parmi les géomètres du continent, a été désignée par Newton, tantôt sous le nom de méthode des premières et dernières raisons, tantôt sous celui de méthode des limites, qu'on emploie plus fréquemment.

Sous ce point de vue, l'esprit général de l'analyse transcendante consiste à introduire comme auxiliaires, à la place des quantités primitives ou concurremment avec elles, pour faciliter l'établissement des équations, les limites des rapports des accroissemens simultanés de ces quantités, ou, en d'autres termes, les dernières raisons de ces accroissemens, limites ou dernières raisons qu'on peut aisément montrer comme ayant une valeur déterminée et finie. Un calcul spécial, qui est l'équivalent du calcul infinitésimal, est ensuite destiné à s'élever de ces équations entre ces limites aux équations correspondantes entre les quantités primitives elles-mêmes.

La faculté que présente une telle analyse pour exprimer plus aisément les lois mathématiques des phénomènes tient, en général, à ce que le calcul portant, non sur les accroissemens mêmes des quantités proposées, mais sur les limites des rapports de ces accroissemens, on pourra toujours substituer à chaque accroissement toute autre grandeur plus simple à considérer, pourvu que leur dernière raison soit la raison d'égalité, ou, en d'autres termes, que la limite de leur rapport soit l'unité. Il est clair, en effet, que le calcul des limites ne saurait être nullement affecté de cette substitution. En partant de ce principe, on retrouve à peu près l'équivalent des facilités offertes par l'analyse de Leïbnitz, qui sont seulement conçues alors sous un autre point de vue. Ainsi, les courbes seront envisagées comme les limites d'une suite de polygones rectilignes, les mouvemens variés comme les limites d'un ensemble de mouvemens uniformes de plus en plus rapprochés, etc.

Qu'on veuille, par exemple, déterminer la direction de la tangente à une courbe; on la regardera comme la limite vers laquelle tendrait une sécante, qui tournerait autour du point donné, de manière que son second point d'intersection se rapprochât indéfiniment du premier. En nommant Δy et Δx les différences des coordonnées des deux points, on aurait, à chaque instant, pour la tangente trigonométrique de l'angle que fait la sécante avec l'axe des abcisses, t={Δy}/{Δx}; d'où, en prenant les limites, on déduira, relativement à la tangente elle-même, cette formule générale d'analyse transcendante

t = L {Δy/Δx}; 14

d'après laquelle le calcul des fonctions indirectes enseignera, dans chaque cas particulier, quand l'équation de la courbe sera donnée, à déduire la relation entre t et x, en éliminant les quantités auxiliaires introduites. Si, pour achever la solution, on suppose que y = ax2 soit l'équation de la courbe proposée, on aura évidemment,

Δy = 2ax Δx + (Δx)2;

d'où l'on conclura

Δy/Δx = 2ax + Δx.

Or, il est clair que la limite vers laquelle tend le second membre, à mesure que Δx diminue, est 2ax. On trouvera donc par cette méthode, t=2ax, comme nous l'avions obtenu ci-dessus pour le même cas, d'après l'analyse de Leïbnitz.

Note 14: (retour) J'emploie la caractéristique L pour désigner la limite.

Pareillement, quand on cherche la rectification d'une courbe, il faut substituer à l'accroissement de l'arc s, la corde de cet accroissement, qui est évidemment avec lui dans une relation telle, que la limite de leur rapport est l'unité, et alors on trouve, en suivant d'ailleurs la même marche qu'avec la méthode de Leïbnitz, cette équation générale des rectifications

(L Δs/Δx)2 = 1 + L Δy/Δx2

ou

(L Δs/Δx)2 = 1 + (L Δy/Δx)2 + (L Δz/Δx)2,

selon que la courbe est plane ou à double courbure. Il faudra maintenant, pour chaque courbe particulière, passer de cette équation à celle entre l'arc et l'abcisse, ce qui dépend du calcul transcendant proprement dit.

On reprendrait avec la même facilité, d'après la méthode des limites, toutes les autres questions générales, dont la solution a été indiquée ci-dessus, suivant la méthode infinitésimale.

Telle est, essentiellement, la conception que Newton s'était formée, pour l'analyse transcendante, ou, plus exactement, celle que Maclaurin et d'Alembert ont présentée comme la base la plus rationnelle de cette analyse, en cherchant à fixer et à coordonner les idées de Newton à ce sujet.

Je dois, néanmoins, avant de procéder à l'exposition de la conception de Lagrange, signaler ici une autre forme distincte sous laquelle Newton a présenté cette même méthode, et qui mérite de fixer particulièrement notre attention, tant par son ingénieuse clarté dans quelques cas, que comme ayant fourni la notation la mieux appropriée à cette manière d'envisager l'analyse transcendante, et enfin, comme étant encore aujourd'hui la forme spéciale du calcul des fonctions indirectes communément adoptée par les géomètres anglais. Je veux parler du calcul des fluxions et des fluentes, fondé sur la notion générale des vitesses.

Pour en faire concevoir l'idée-mère avec plus de facilité, considérons toute courbe comme engendrée par un point animé d'un mouvement varié suivant une loi quelconque. Les diverses quantités que la courbe peut offrir, l'abcisse, l'ordonnée, l'arc, l'aire, etc., seront envisagées comme simultanément produites par degrés successifs pendant ce mouvement. La vitesse avec laquelle chacune aura été décrite sera dite la fluxion de cette quantité, qui, en sens inverse, en serait nommée la fluente. Dès lors, l'analyse transcendante consistera, dans cette conception, à former immédiatement les équations entre les fluxions des quantités proposées pour en déduire ensuite, par un calcul spécial, les équations entre les fluentes elles-mêmes. Ce que je viens d'énoncer relativement aux courbes peut d'ailleurs évidemment se transporter à des grandeurs quelconques, envisagées, à l'aide d'une image convenable, comme produites par le mouvement les unes des autres.

Il est aisé de comprendre l'identité générale et nécessaire de cette méthode avec celle des limites, compliquée de l'idée étrangère du mouvement. En effet, reprenant le cas de la courbe, si l'on suppose, comme on peut évidemment toujours le faire, que le mouvement du point décrivant est uniforme suivant une certaine direction, par exemple, dans le sens de l'abcisse, alors la fluxion de l'abcisse sera constante, comme l'élément du temps. Pour toutes les autres quantités engendrées, le mouvement ne pourrait être conçu comme uniforme que pendant un temps infiniment petit. Cela posé, la vitesse étant généralement, d'après sa notion mécanique, le rapport de chaque espace au temps employé à le parcourir, et ce temps étant ici proportionnel à l'accroissement de l'abcisse, il s'ensuit que la fluxion de l'ordonnée, de l'arc, de l'aire, etc., ne sont véritablement autre chose, en faisant disparaître la considération intermédiaire du temps, que les dernières raisons des accroissemens de ces diverses quantités comparés à celui de l'abcisse. Cette méthode des fluxions et des fluentes n'est donc en réalité qu'une manière de se représenter, d'après une comparaison mécanique, la méthode des premières et dernières raisons, qui seule est réductible en calcul. Elle comporte donc nécessairement les mêmes avantages généraux dans les diverses applications principales de l'analyse transcendante, sans que nous ayons besoin de le constater spécialement.

Je considère enfin la conception de Lagrange.

Elle consiste, dans son admirable simplicité, à se représenter l'analyse transcendante comme un grand artifice algébrique, d'après lequel, pour faciliter l'établissement des équations, on introduit, au lieu de fonctions primitives ou avec elles, leurs fonctions dérivées, c'est-à-dire, suivant la définition de Lagrange, le coëfficient du premier terme de l'accroissement de chaque fonction, ordonné selon les puissances ascendantes de l'accroissement de sa variable. Le calcul des fonctions indirectes proprement dit, est toujours destiné, ainsi que dans les conceptions de Leïbnitz et de Newton, à éliminer ces dérivées employées comme auxiliaires, pour déduire de leurs relations les équations correspondantes entre les grandeurs primitives.

L'analyse transcendante n'est alors autre chose qu'une simple extension très-considérable de l'analyse ordinaire. C'était déjà depuis long-temps un procédé familier aux géomètres, que d'introduire, dans les considérations analytiques, au lieu des grandeurs mêmes qu'ils avaient à étudier, leurs diverses puissances, ou leurs logarithmes, ou leurs sinus, etc., afin de simplifier les équations, et même de les obtenir plus aisément. La dérivation successive est un artifice général de la même nature, qui présente seulement beaucoup plus d'étendue, et procure, en conséquence, pour ce but commun, des ressources bien plus importantes.

Mais, quoiqu'on conçoive sans doute à priori que la considération auxiliaire de ces dérivées, peut faciliter l'établissement des équations, il n'est pas aisé d'expliquer pourquoi cela doit être nécessairement d'après le mode de dérivation adopté plutôt que suivant toute autre transformation. Tel est le côté faible de la grande pensée de Lagrange. On n'est point, en effet, réellement parvenu jusqu'ici à saisir en général d'une manière abstraite, et sans rentrer dans les autres conceptions de l'analyse transcendante, les avantages précis que doit constamment présenter, par sa nature, cette analyse ainsi conçue, pour la recherche des lois mathématiques des phénomènes. Il est seulement possible de les constater, en considérant séparément chaque question principale, et cette vérification devient même pénible, quand on choisit une question compliquée.

Pour indiquer sommairement comment cette manière de concevoir l'analyse transcendante peut s'adapter effectivement à la solution des problèmes mathématiques, je me bornerai à reprendre sous ce point de vue le problème le plus simple de tous ceux ci-dessus examinés, celui des tangentes.

Au lieu de concevoir la tangente comme le prolongement de l'élément infiniment petit de la courbe, suivant la notion de Leïbnitz; ou comme la limite des sécantes, suivant les idées de Newton; Lagrange la considère d'après ce simple caractère géométrique, analogue aux définitions des anciens, d'être une droite telle qu'entre elle et la courbe il ne peut passer, par le point de contact, aucune autre droite. Dès lors, pour en déterminer la direction, il faut chercher l'expression générale de sa distance à la courbe, dans un sens quelconque, dans celui de l'ordonnée, par exemple, en un second point distinct du premier, et disposer de la constante arbitraire relative à l'inclinaison de la droite, qui entrera nécessairement dans cette expression, de manière à diminuer cet écartement le plus possible. Or, cette distance étant évidemment égale à la différence des deux ordonnées de la courbe et de la droite qui correspondent à une même nouvelle abcisse x+h, sera représentée par la formule

( ∫'(x)-t ) h + qh2 + rh3 + etc.,

où t désigne, comme ci-dessus, la tangente trigonométrique inconnue de l'angle que fait avec l'axe des (x), la droite cherchée, et ∫'(x), la fonction dérivée de l'ordonnée ∫(x). Cela posé, il est aisé de voir qu'en disposant de t de façon à annuler le premier terme de la formule précédente, on aura rendu l'intervalle des deux lignes le plus petit possible, tellement que toute autre droite pour laquelle t n'aurait point la valeur ainsi déterminée, s'écarterait nécessairement davantage de la courbe proposée. On a donc, pour la direction de la tangente cherchée, l'expression générale t=∫'(x); résultat exactement équivalent à ceux que fournissent la méthode infinitésimale, et la méthode des limites. Il restera maintenant, dans chaque courbe particulière, à trouver ∫'(x), ce qui est une pure question d'analyse, tout-à-fait identique avec celles que prescrivent alors les autres méthodes.

Après avoir suffisamment considéré dans leur ensemble les principales conceptions générales successivement produites jusqu'ici pour l'analyse transcendante, je ne dois pas m'arrêter à l'examen de quelques autres théories proposées, telles que le calcul des évanouissans d'Euler, qui ne sont réellement que des modifications plus ou moins importantes, et d'ailleurs inusitées, des méthodes précédentes. Il me reste maintenant, afin de compléter cet ensemble de considérations, à établir la comparaison et l'appréciation de ces trois méthodes fondamentales. Je dois préalablement constater d'une manière générale, leur conformité parfaite et nécessaire.

Il est d'abord évident, par ce qui précède, qu'à considérer ces trois méthodes quant à leur destination effective, indépendamment des idées préliminaires, elles consistent toutes en un même artifice logique général, que j'ai caractérisé dans la quatrième leçon, savoir: l'introduction d'un certain système des grandeurs auxiliaires, uniformément corrélatives à celles qui sont l'objet propre de la question, et qu'on leur substitue expressément pour faciliter l'expression analytique des lois mathématiques des phénomènes, quoiqu'elles doivent finalement être éliminées, à l'aide d'un calcul spécial. C'est ce qui m'a déterminé à définir régulièrement l'analyse transcendante le calcul des fonctions indirectes, afin de marquer son vrai caractère philosophique, en écartant toute discussion sur la manière la plus convenable de la concevoir et de l'appliquer. L'effet général de cette analyse, quelle que soit la méthode employée, est donc de faire rentrer beaucoup plus promptement chaque question mathématique dans le domaine du calcul, et de diminuer ainsi considérablement la difficulté capitale que présente ordinairement le passage du concret à l'abstrait. Quoiqu'on fasse, on ne peut espérer que le calcul s'empare jamais de chaque question de philosophie naturelle, géométrique, ou mécanique, ou thermologique, etc., immédiatement à sa naissance, ce qui serait évidemment contradictoire. Il y aura constamment dans tout problème, un certain travail préliminaire à effectuer sans que le calcul puisse être d'aucun secours, et qui ne saurait être, par sa nature, assujéti à des règles abstraites et invariables; c'est celui qui a pour objet propre l'établissement des équations, qui sont le point de départ indispensable de toutes les recherches analytiques. Mais cette élaboration préalable a été singulièrement simplifiée par la création de l'analyse transcendante, qui a ainsi hâté l'époque où la solution comporte l'application uniforme et précise de procédés généraux et abstraits; en réduisant, dans chaque cas, ce travail spécial à la recherche des équations entre les grandeurs auxiliaires, d'où le calcul conduit ensuite aux équations directement relatives aux grandeurs proposées, qu'il fallait, avant cette admirable conception, établir immédiatement. Que ces équations indirectes soient des équations différentielles, suivant la pensée de Leïbnitz; ou des équations aux limites, conformément aux idées de Newton; ou enfin des équations dérivées, d'après la théorie de Lagrange; le procédé général est évidemment toujours le même.

Mais la coïncidence de ces trois méthodes principales ne se borne pas à l'effet commun qu'elles produisent; elle existe, en outre, dans la manière même de l'obtenir. En effet, non-seulement toutes trois considèrent, à la place des grandeurs primitives, certaines grandeurs auxiliaires; de plus, les quantités ainsi introduites subsidiairement, sont exactement identiques dans les trois méthodes, qui ne diffèrent, par conséquent, que par la manière de les envisager. C'est ce qu'on peut aisément constater, en prenant pour terme général de comparaison une quelconque des trois conceptions, celle de Lagrange surtout, la plus propre à servir de type, comme étant la plus dégagée de considérations étrangères. N'est-il pas évident, par la seule définition des fonctions dérivées, qu'elles ne sont autre chose que ce que Leïbnitz appelle les coëfficiens différentiels, ou les rapports de la différentielle de chaque fonction à celle de la variable correspondante, puisque, en déterminant la première différentielle, on devra, par la nature même de la méthode infinitésimale, se borner à prendre le seul terme de l'accroissement de la fonction qui contient la première puissance de l'accroissement infiniment petit de la variable? De même, la fonction dérivée n'est elle pas aussi par sa nature, la limite nécessaire vers laquelle tend le rapport entre l'accroissement de la fonction primitive et celui de sa variable, à mesure que ce dernier diminue indéfiniment, puisqu'elle exprime évidemment ce que devient ce rapport, en supposant nul l'accroissement de la variable. Ce qu'on désigne par dy/dx dans la méthode de Leïbnitz, ce qu'on devrait noter L Δy/Δx dans celle de Newton, et ce que Lagrange a indiqué par ∫'(x), est toujours une même fonction, envisagée sous trois points de vue différens; les considérations de Leïbnitz et de Newton, consistant proprement à faire connaître deux propriétés générales nécessaires de la fonction dérivée. L'analyse transcendante, examinée abstraitement, et dans son principe, est donc toujours la même, quelle que soit la conception qu'on adopte: les procédés du calcul des fonctions indirectes sont nécessairement identiques dans ces diverses méthodes, qui, pareillement, doivent, pour une application quelconque, conduire constamment à des résultats rigoureusement conformes.

Si maintenant nous cherchons à apprécier la valeur relative de ces trois conceptions équivalentes, nous trouverons dans chacune des avantages et des inconvéniens qui lui sont propres, et qui empêchent encore les géomètres de s'en tenir strictement à une seule d'entr'elles, considérée comme définitive.

La conception de Leïbnitz présente, incontestablement, dans l'ensemble des applications, une supériorité très-prononcée, en conduisant d'une manière beaucoup plus rapide, et avec bien moins d'efforts intellectuels, à la formation des équations entre les grandeurs auxiliaires. C'est à son usage que nous devons la haute perfection qu'ont enfin acquise toutes les théories générales de la géométrie et de la mécanique. Quelles que soient les diverses opinions spéculatives des géomètres sur la méthode infinitésimale, envisagée abstraitement, tous s'accordent tacitement à l'employer de préférence, aussitôt qu'ils ont à traiter une question nouvelle, afin de ne point compliquer la difficulté nécessaire par cet obstacle purement artificiel, provenant d'une obstination déplacée à vouloir suivre une marche moins expéditive. Lagrange lui-même, après avoir reconstruit sur de nouvelles bases l'analyse transcendante, a rendu, avec cette haute franchise qui convenait si bien à son génie, un hommage éclatant et décisif aux propriétés caractéristiques de la conception de Leïbnitz, en la suivant exclusivement dans le système entier de la mécanique analytique. Un tel fait nous dispense, à ce sujet, de toute autre réflexion.

Mais quand on considère en elle-même, et sous le rapport logique, la conception de Leïbnitz, on ne peut s'empêcher de reconnaître avec Lagrange qu'elle est radicalement vicieuse, en ce que, suivant ses propres expressions, la notion des infiniment petits, est une idée fausse, qu'il est impossible, en effet, de se représenter nettement, quoiqu'on se fasse quelquefois illusion à cet égard. L'analyse transcendante, ainsi conçue, présente, à mes yeux, cette grande imperfection philosophique, de se trouver encore essentiellement fondée sur ces principes métaphysiques, dont l'esprit humain a eu tant de peine à dégager toutes ses théories positives. Sous ce rapport, on peut dire que la méthode infinitésimale porte vraiment l'empreinte caractéristique de l'époque de sa fondation, et du génie propre de son fondateur. On peut bien, il est vrai, par l'ingénieuse idée de la compensation des erreurs, s'expliquer d'une manière générale, comme nous l'avons fait ci-dessus, l'exactitude nécessaire des procédés généraux qui composent la méthode infinitésimale. Mais cela seul n'est-il pas un inconvénient radical, que d'être obligé de distinguer, en mathématique, deux classes de raisonnemens, ceux qui sont parfaitement rigoureux, et ceux dans lesquels on commet à dessein des erreurs qui devront se compenser plus tard? Une conception qui conduit à des conséquences aussi étranges, est, sans doute, rationnellement, bien peu satisfaisante.

Ce serait évidemment éluder la difficulté sans la résoudre, que de dire, comme on l'a fait quelquefois, qu'il est possible, par rapport à chaque question, de faire rentrer la méthode infinitésimale proprement dite dans celle des limites, dont le caractère logique est irréprochable. D'ailleurs, une telle transformation enlève presqu'entièrement à la conception de Leïbnitz les avantages essentiels qui la recommandent si éminemment, quant à la facilité et à la rapidité des opérations intellectuelles.

Enfin n'eût-on même aucun égard aux importantes considérations qui précèdent, la méthode infinitésimale n'en présenterait pas moins évidemment, par sa nature, ce défaut capital de rompre l'unité de la mathématique abstraite, en créant un calcul transcendant fondé sur des principes si différens de ceux qui servent de base à l'analyse ordinaire. Ce partage de l'analyse en deux mondes presque indépendans, tend à empêcher la formation de conceptions analytiques véritablement générales. Pour en bien apprécier les conséquences, il faudrait se reporter, par la pensée, à l'état dans lequel se trouvait la science, avant que Lagrange eût établi entre ces deux grandes sections une harmonie générale et définitive.

Passant à la conception de Newton, il est évident que, par sa nature, elle se trouve à l'abri des objections logiques fondamentales que provoque la méthode de Leïbnitz. La notion des limites est, en effet, remarquable par sa netteté et par sa justesse. Dans l'analyse transcendante présentée de cette manière, les équations sont envisagées comme exactes dès l'origine, et les règles générales du raisonnement sont aussi constamment observées que dans l'analyse ordinaire. Mais, d'un autre côté, elle est bien loin d'offrir, pour la solution des problèmes, d'aussi puissantes ressources que la méthode infinitésimale. Cette obligation qu'elle impose de ne considérer jamais les accroissemens des grandeurs séparément et en eux-mêmes, ni seulement dans leurs rapports, mais uniquement dans les limites de ces rapports ralentit considérablement la marche de l'intelligence pour la formation des équations auxiliaires. On peut même dire qu'elle gêne beaucoup les transformations purement analytiques. Aussi le calcul transcendant, considéré séparément de ses applications, est-il loin d'offrir dans cette méthode l'étendue et la généralité que lui a imprimées la conception de Leïbnitz. C'est très-péniblement, par exemple, qu'on parvient à étendre la théorie de Newton aux fonctions de plusieurs variables indépendantes. Quoi qu'il en soit, c'est surtout par rapport aux applications, que l'infériorité relative de cette théorie se trouve marquée.

Je ne dois pas négliger à ce sujet de faire observer que plusieurs géomètres du continent, en adoptant, comme plus rationnelle, la méthode de Newton, pour servir de base à l'analyse transcendante, ont déguisé en partie cette infériorité, par une grave inconséquence, qui consiste à appliquer à cette méthode la notation imaginée par Leïbnitz pour la méthode infinitésimale, et qui n'est réellement propre qu'à elle. En désignant par dy/dx ce que, rationnellement, il faudrait, dans la théorie des limites, noter L Δy/Δx, et en étendant à toutes les autres notions analytiques ce déplacement de signes, on se propose sans doute de combiner les avantages spéciaux des deux méthodes; mais on ne parvient, en réalité, qu'à établir entr'elles une confusion vicieuse, dont l'habitude tend à empêcher de se former des idées nettes et exactes de l'une ou de l'autre. Il serait sans doute étrange, à considérer cet usage en lui-même, que, par le seul moyen des signes, on pût effectuer une véritable combinaison entre deux théories générales aussi distinctes.

Enfin la méthode des limites, présente aussi, quoiqu'à un moindre degré, l'inconvénient majeur que j'ai signalé ci-dessus, dans la méthode infinitésimale, d'établir une séparation totale entre l'analyse ordinaire et l'analyse transcendante. Car l'idée des limites, quoique nette et rigoureuse, n'en est pas moins, par elle-même, comme Lagrange l'a remarqué, une idée étrangère, dont les théories analytiques ne devraient pas se trouver dépendantes.

Cette unité parfaite de l'analyse, ce caractère purement abstrait de ses notions fondamentales, se trouvent au plus haut degré dans la conception de Lagrange, et ne se trouvent que là. Elle est, pour cette raison, la plus rationnelle et la plus philosophique de toutes. Écartant avec soin toute considération hétérogène, Lagrange a réduit l'analyse transcendante à son véritable caractère propre, celui d'offrir une classe très-étendue de transformations analytiques, à l'aide desquelles on facilite singulièrement l'expression des conditions des divers problèmes. En même temps, cette analyse s'est nécessairement présentée par là comme une simple extension de l'analyse ordinaire; elle n'a plus été qu'une algèbre supérieure. Toutes les diverses parties, jusqu'alors si incohérentes, de la mathématique abstraite, ont pu être conçues, dès ce moment, comme formant un système unique.

Malheureusement, une conception douée, indépendamment de la notation si simple et si lucide qui lui correspond, de propriétés aussi fondamentales, et qui est, sans doute, destinée à devenir la théorie définitive de l'analyse transcendante, à cause de sa haute supériorité philosophique sur toutes les autres méthodes proposées, présente dans son état actuel, trop de difficultés, quant aux applications, lorsqu'on la compare à la conception de Newton, et surtout à celle de Leïbnitz, pour pouvoir être encore exclusivement adoptée. Lagrange lui-même, n'est parvenu que très-péniblement à retrouver, d'après sa méthode, les résultats principaux déjà obtenus par la méthode infinitésimale pour la solution des questions générales de géométrie et de mécanique; on peut juger par là combien on trouverait d'obstacles à traiter, de la même manière, des questions vraiment nouvelles et de quelque importance. Il est vrai que Lagrange, en plusieurs occasions, a montré que les difficultés, même artificielles, déterminent, dans les hommes de génie, des efforts supérieurs, susceptibles de conduire à des résultats plus étendus. C'est ainsi qu'en tentant d'adapter sa méthode à l'étude de la courbure des lignes, qui paraissait si peu pouvoir en comporter l'application, il s'est élevé à cette belle théorie des contacts, qui a tant perfectionné cette partie importante de la géométrie. Mais, malgré ces heureuses exceptions, la conception de Lagrange n'en est pas moins jusqu'ici demeurée, dans son ensemble, essentiellement impropre aux applications.

Le résultat final de la comparaison générale que je viens d'esquisser, et qui exigerait de plus amples développemens, est donc, comme je l'avais avancé en commençant cette leçon, que, pour connaître réellement l'analyse transcendante, il faut non-seulement la considérer, dans son principe, d'après les trois conceptions fondamentales distinctes, produites par Leïbnitz, par Newton, et par Lagrange, mais, en outre, s'habituer à suivre presqu'indifféremment d'après ces trois méthodes principales, et surtout d'après les deux extrêmes, la solution de toutes les questions importantes, soit du calcul des fonctions indirectes en lui-même, soit de ses applications. C'est une marche que je ne saurais trop fortement recommander à tous ceux qui désirent juger philosophiquement cette admirable création de l'esprit humain, comme à ceux qui veulent essentiellement apprendre à se servir avec succès et avec facilité de ce puissant instrument. Dans toutes les autres parties de la science mathématique, la considération de diverses méthodes pour une seule classe de questions peut être utile, même indépendamment de l'intérêt historique qu'elle présente; mais elle n'est point indispensable: ici, au contraire, elle est strictement nécessaire.

Ayant déterminé avec précision, dans cette leçon, le caractère philosophique du calcul des fonctions indirectes, d'après les principales conceptions fondamentales dont il est susceptible, il me reste maintenant à considérer, dans la leçon suivante, la division rationnelle et la composition générale de ce calcul.




SEPTIÈME LEÇON.




Sommaire. Tableau général du calcul des fonctions indirectes.

Par suite des considérations exposées dans la leçon précédente, on conçoit que le calcul des fonctions indirectes se divise nécessairement en deux parties, ou, pour mieux dire, se décompose en deux calculs tout-à-fait distincts, quoique, par leur nature, intimement liés; suivant qu'on se propose de trouver les relations entre les grandeurs auxiliaires, dont l'introduction constitue l'esprit général de ce calcul, d'après les relations entre les grandeurs primitives correspondantes; ou qu'on cherche, en sens inverse, à découvrir ces équations directes d'après les équations indirectes établies immédiatement. Tel est, en effet, le double objet qu'on a continuellement en vue dans l'analyse transcendante.

Ces deux calculs ont reçu différens noms, selon le point de vue sous lequel a été envisagé l'ensemble de cette analyse. La méthode infinitésimale proprement dite étant jusqu'ici la plus usitée, par les raisons que j'ai discutées, presque tous les géomètres du continent emploient habituellement, pour désigner ces deux calculs, les dénominations de calcul différentiel et de calcul intégral, établies par Leïbnitz, et qui sont, en effet, des conséquences très-rationnelles de sa conception. Newton, d'après sa méthode, a nommé le premier, le calcul des fluxions, et le second le calcul des fluentes, expressions communément adoptées en Angleterre. Enfin, en suivant la théorie éminemment philosophique fondée par Lagrange, on appellerait l'un, le calcul des fonctions dérivées et l'autre le calcul des fonctions primitives. Je continuerai à me servir des termes de Leïbnitz, comme plus propres, dans notre langue, à la formation des expressions secondaires, quoique je doive, d'après les explications contenues dans la leçon précédente, employer concurremment toutes les diverses conceptions, en me rapprochant, autant que possible, de celle de Lagrange.

Le calcul différentiel est évidemment la base rationnelle du calcul intégral. Car nous ne savons et ne pouvons savoir intégrer immédiatement que les expressions différentielles produites par la différentiation des diverses fonctions simples qui constituent les élémens généraux de notre analyse. L'art de l'intégration consiste ensuite essentiellement à ramener, autant que possible, tous les autres cas à ne dépendre finalement que de ce petit nombre d'intégrations fondamentales.

En considérant l'ensemble de l'analyse transcendante, tel que je l'ai caractérisé dans la leçon précédente, on ne voit pas d'abord quelle peut être l'utilité propre du calcul différentiel, indépendamment de cette relation nécessaire avec le calcul intégral, qui semble devoir être, par lui-même, le seul directement indispensable. En effet, l'élimination des infinitésimales ou des dérivées, introduites comme auxiliaires pour faciliter l'établissement des équations, constituant, d'après ce que nous avons vu, l'objet définitif et invariable du calcul des fonctions indirectes; il est naturel de penser que le calcul qui enseigne à déduire des équations entre ces grandeurs auxiliaires, celles qui ont lieu entre les grandeurs primitives elles-mêmes, doit strictement suffire aux besoins généraux de l'analyse transcendante, sans qu'on aperçoive, au premier coup-d'oeil, quelle part spéciale et constante peut avoir, dans une telle analyse, la solution de la question inverse. Ce serait abusivement que, suivant l'usage ordinaire, pour expliquer l'influence directe et nécessaire propre au calcul différentiel, on lui assignerait la destination de former les équations différentielles, d'où le calcul intégral fait parvenir ensuite aux équations finies. Car la formation primitive des équations différentielles n'est, et ne peut être, à proprement parler, l'objet d'aucun calcul, puisqu'elle constitue, au contraire, par sa nature, le point de départ indispensable de tout calcul quelconque. Comment, en particulier, le calcul différentiel qui, par lui-même, se réduit à enseigner les moyens de différentier les diverses équations, pourrait-il être un procédé général pour en établir? Ce qui, dans toute application de l'analyse transcendante, facilite en effet la formation des équations, c'est la méthode infinitésimale, et non le calcul infinitésimal, qui en est parfaitement distinct, quoiqu'en étant le complément indispensable. Une telle considération donnerait donc une fausse idée de la destination spéciale qui caractérise le calcul différentiel dans le système général de l'analyse transcendante.

Mais ce serait, néanmoins, concevoir bien imparfaitement la véritable importance propre de cette première branche du calcul des fonctions indirectes, que d'y voir seulement un simple travail préliminaire, n'ayant d'autre objet général et essentiel que de préparer au calcul intégral des fondemens indispensables. Comme les idées sont ordinairement confuses à cet égard, je crois devoir expliquer sommairement ici cette importante relation, telle que je la conçois, et montrer que, dans chaque application quelconque de l'analyse transcendante, une première part directe et nécessaire est constamment assignée au calcul différentiel.

En formant les équations différentielles d'un phénomène quelconque, il est bien rare qu'on se borne à introduire différentiellement les seules grandeurs dont on cherche les relations. S'imposer cette condition, ce serait diminuer inutilement les ressources que présente l'analyse transcendante pour l'expression des lois mathématiques des phénomènes. Le plus souvent on fait entrer aussi par leurs différentielles, dans ces équations premières, d'autres grandeurs, dont la relation est déjà connue ou supposée l'être, et sans la considération desquelles il serait fréquemment impossible d'établir les équations. C'est ainsi, par exemple, que dans le problème général de la rectification des courbes, l'équation différentielle,

ds2 = dy2 + dx2, ou ds2 = dx2 + dy2 + dz2,

n'est pas seulement établie entre la fonction cherchée s et la variable indépendante x à laquelle on veut la rapporter; mais on a introduit en même temps, comme intermédiaires indispensables, les différentielles d'une ou deux autres fonctions y et z, qui sont au nombre des données du problème; il n'eût pas été possible de former immédiatement l'équation entre ds et dx, qui serait d'ailleurs particulière à chaque courbe considérée. Il en est de même pour la plupart des questions. Or, dans ces cas, il est évident que l'équation différentielle n'est pas immédiatement propre à l'intégration. Il faut, auparavant, que les différentielles des fonctions supposées connues, qui ont été employées comme intermédiaires, soient entièrement éliminées, afin que les équations se trouvent établies entre les différentielles des seules fonctions cherchées et celles des variables réellement indépendantes, après quoi la question ne dépend plus effectivement que du calcul intégral. Or, cette élimination préparatoire de certaines différentielles, afin de réduire les infinitésimales au plus petit nombre possible, est simplement du ressort du calcul différentiel. Car elle doit se faire, évidemment, en déterminant, d'après les équations entre les fonctions supposées connues prises pour intermédiaires, les relations de leurs différentielles, ce qui n'est qu'une question de différentiation. Ainsi, par exemple, dans le cas des rectifications, il faudra d'abord calculer dy ou dy et dz, en différentiant l'équation ou les équations de chaque courbe proposée; et, d'après ces expressions, la formule différentielle générale énoncée ci-dessus ne contiendra plus que ds et dx; parvenue à ce point, l'élimination des infinitésimales ne peut plus être achevée que par le calcul intégral.

Tel est donc l'office général nécessairement propre au calcul différentiel dans la solution totale des questions qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante: préparer, autant que possible, l'élimination des infinitésimales, c'est-à-dire réduire, dans chaque cas, les équations différentielles primitives à ne plus contenir que les différentielles des variables réellement indépendantes et celles des fonctions cherchées, en faisant disparaître, par la différentiation, les différentielles de toutes les autres fonctions connues qui ont pu être prises pour intermédiaires lors de la formation des équations différentielles du problème.

Pour certaines questions, qui, quoiqu'en petit nombre, n'en ont pas moins, ainsi que nous le verrons plus tard, une très-grande importance, les grandeurs cherchées se trouvent même entrer directement, et non par leurs différentielles, dans les équations différentielles primitives, qui ne contiennent alors différentiellement que les diverses fonctions connues, employées comme intermédiaires d'après l'explication précédente. Ces cas sont, de tous, les plus favorables, car, il est évident que le calcul différentiel suffit alors entièrement à l'élimination complète des infinitésimales, sans que la question puisse donner lieu à aucune intégration. C'est ce qui arrive, par exemple, dans le problème des tangentes, en géométrie; dans celui des vitesses, en mécanique, etc.

Enfin, plusieurs autres questions, dont le nombre est aussi fort petit, mais dont l'importance n'est pas moins grande, présentent un second cas d'exception, qui est, par sa nature, exactement l'inverse du précédent. Ce sont celles où les équations différentielles se trouvent être immédiatement propres à l'intégration, parce qu'elles ne contiennent, dès leur première formation, que les infinitésimales relatives aux fonctions cherchées ou aux variables réellement indépendantes, sans qu'on ait été obligé d'introduire différentiellement d'autres fonctions comme intermédiaires. Si, dans ces nouveaux cas, on a effectivement employé ces dernières fonctions, comme, par hypothèse, elles entreront directement et non par leurs différentielles, l'algèbre ordinaire suffira pour les éliminer, et réduire la question à ne plus dépendre que du calcul intégral. Le calcul différentiel n'aura donc alors aucune part spéciale à la solution complète du problème, qui sera tout entière du ressort du calcul intégral. La question générale des quadratures en offre un exemple important, car l'équation différentielle étant alors, dA=ydx, deviendra immédiatement propre à l'intégration aussitôt qu'on aura éliminé, d'après l'équation de la courbe proposée, la fonction intermédiaire y, qui n'y entre point différentiellement: la même circonstance a lieu pour le problème des cubatures, et pour quelques autres aussi essentiels.

En résultat général des considérations précédentes, il faut donc partager en trois classes les questions mathématiques qui exigent l'emploi de l'analyse transcendante: la première classe comprend les problèmes susceptibles d'être entièrement résolus au moyen du seul calcul différentiel, sans aucun besoin du calcul intégral; la seconde, ceux qui sont, au contraire, entièrement du ressort du calcul intégral, sans que le calcul différentiel ait aucune part à leur solution; enfin, dans la troisième et la plus étendue, qui constitue le cas normal, les deux autres n'étant que d'exception, les deux calculs ont successivement une part distincte et nécessaire à la solution complète du problème, le calcul différentiel faisant subir aux équations différentielles primitives, une préparation indispensable à l'application du calcul intégral. Telles sont exactement les relations générales de ces deux calculs, dont on se forme communément des idées trop peu précises.

Jetons maintenant un coup-d'oeil général sur la composition rationelle de chacun d'eux, en commençant, comme il convient évidemment, par le calcul différentiel.

Dans l'exposition de l'analyse transcendante, on a l'habitude de mêler à la partie purement analytique, qui se réduit au traité abstrait de la différentiation et de l'intégration, l'étude de ses diverses applications principales, surtout de celles qui concernent la géométrie. Cette confusion d'idées, qui est une suite du mode effectif suivant lequel la science s'est développée, présente, sous le rapport dogmatique, de graves inconvéniens en ce qu'elle empêche de concevoir convenablement, soit l'analyse, soit la géométrie. Devant considérer ici la coordination la plus rationnelle possible, je ne comprendrai, dans le tableau suivant, que le calcul des fonctions indirectes proprement dit, réservant, pour la portion de ce volume relative à l'étude philosophique de la mathématique concrète, l'examen général de ses grandes applications géométriques et mécaniques 15.

Note 15: (retour) J'ai établi depuis long-temps, dans mon enseignement ordinaire de l'analyse transcendante, l'ordre que je vais exposer. Un nouveau professeur d'analyse transcendante à l'École Polytechnique, avec lequel je me félicite de m'être rencontré, M. Mathieu a adopté, dans son cours de cette année, une marche essentiellement semblable.

La division fondamentale du calcul différentiel pur, ou du traité général de la différentiation, consiste à distinguer deux cas, suivant que les fonctions analytiques qu'il s'agit de différentier sont explicites ou implicites; d'où deux parties ordinairement désignées par les noms de différentiation des formules et différentiation des équations. Il est aisé de concevoir à priori l'importance de cette classification. En effet, une telle distinction serait illusoire si l'analyse ordinaire était parfaite, c'est-à-dire, si l'on savait résoudre algébriquement toutes les équations; car alors il serait possible de rendre explicite toute fonction implicite; et, en ne la différentiant que dans cet état, la seconde partie du calcul différentiel rentrerait immédiatement dans la première, sans donner lieu à aucune nouvelle difficulté. Mais la résolution algébrique des équations étant, comme nous l'avons vu, encore presque dans l'enfance, et ignorée jusqu'à présent pour le plus grand nombre des cas, on comprend qu'il en doit être tout autrement; puisqu'il s'agit dès lors, à proprement parler, de différentier une fonction sans la connaître, bien qu'elle soit déterminée. La différentiation des fonctions implicites constitue donc, par sa nature, une question vraiment distincte de celle que présentent les fonctions explicites, et nécessairement plus compliquée. Ainsi c'est évidemment par la différentiation des formules qu'il faut commencer, et on parvient ensuite à ramener généralement à ce premier cas la différentiation des équations, par certaines considérations analytiques invariables, que je ne dois pas mentionner ici.

Ces deux cas généraux de la différentiation sont encore distincts sous un autre rapport également nécessaire, et trop important pour que je néglige de le signaler. La relation obtenue entre les différentielles est constamment plus indirecte, par rapport à celle des quantités finies, dans la différentiation des fonctions implicites que dans celle des fonctions explicites. On sait, en effet, d'après les considérations présentées par Lagrange sur la formation générale des équations différentielles, que, d'une part, la même équation primitive peut donner lieu à un plus ou moins grand nombre d'équations dérivées de formes très-diverses, quoique, au fond, équivalentes, suivant celles des constantes arbitraires que l'on élimine, ce qui n'a pas lieu dans la différentiation des formules explicites; et que, d'une autre part, le système infini d'équations primitives différentes qui correspondent à une même équation dérivée, présente une variété analytique bien plus profonde que celle des diverses fonctions susceptibles d'une même différentielle explicite, et qui ne se distinguent les unes des autres que par un terme constant. Les fonctions implicites doivent donc être envisagées comme étant réellement encore plus modifiées par la différentiation que les fonctions explicites. Nous retrouverons tout à l'heure cette considération relativement au calcul intégral, où elle acquiert une importance prépondérante.

Chacune des deux parties fondamentales du calcul différentiel se subdivise elle-même en deux théories très-distinctes, suivant qu'il s'agit de différentier des fonctions à une seule variable, ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes. Ce second cas est, par sa nature, tout-à-fait distinct du premier, et présente évidemment plus de complication, même en ne considérant que les fonctions explicites, et à plus forte raison pour les fonctions implicites. Du reste, l'un se déduit généralement de l'autre, à l'aide d'un principe invariable fort simple, qui consiste à regarder la différentielle totale d'une fonction en vertu des accroissemens simultanés des diverses variables indépendantes qu'elles contient, comme la somme des différentielles partielles que produirait l'accroissement séparé de chaque variable successivement, si toutes les autres étaient constantes. Il faut, d'ailleurs, soigneusement remarquer à ce sujet une notion nouvelle qu'introduit, dans le système de l'analyse transcendante, la distinction des fonctions à une seule variable et à plusieurs: c'est la considération de ces diverses fonctions dérivées spéciales, relatives à chaque variable isolément, et dont le nombre croît de plus en plus à mesure que l'ordre de la dérivation s'élève, et aussi quand les variables sont plus multipliées. Il en résulte que les relations différentielles propres aux fonctions de plusieurs variables, sont, par leur nature, et bien plus indirectes, et surtout beaucoup plus indéterminées que celles relatives aux fonctions d'une seule variable. Cela est principalement sensible pour les fonctions implicites où, au lieu des simples constantes arbitraires que l'élimination fait disparaître quand on forme les équations différentielles propres aux fonctions d'une seule variable, ce sont des fonctions arbitraires des variables proposées qui se trouvent éliminées, d'où doivent résulter, lors des intégrations, des difficultés spéciales.

Enfin, pour compléter ce tableau sommaire des diverses parties essentielles du calcul différentiel proprement dit, je dois ajouter que, dans la différentiation des fonctions implicites, soit à une seule variable, soit à plusieurs, il faut encore distinguer le cas où il s'agit de différentier à la fois diverses fonctions de ce genre, mêlées dans certaines équations primitives, de celui où toutes ces fonctions sont séparées.

Les fonctions sont évidemment, en effet, encore plus implicites dans le premier cas que dans le second, si l'on considère que la même imperfection de l'analyse ordinaire, qui empêche de convertir toute fonction implicite en une fonction explicite équivalente, ne permet pas davantage de séparer les fonctions qui entrent simultanément dans un système quelconque d'équations. Il s'agit alors de différentier, non-seulement sans savoir résoudre les équations primitives, mais même sans pouvoir effectuer entr'elles les éliminations convenables, ce qui constitue une nouvelle difficulté.

Tels sont donc l'enchaînement naturel et la distribution rationnelle des diverses théories principales dont se compose le traité général de la différentiation. On voit que, la différentiation des fonctions implicites se déduisant de celle des fonctions explicites par un seul principe constant, et la différentiation des fonctions à plusieurs variables se ramenant, par un autre principe fixe, à celle des fonctions à une seule variable, tout le calcul différentiel se trouve reposer, en dernière analyse, sur la différentiation des fonctions explicites à une seule variable, la seule qui s'exécute jamais directement. Or, il est aisé de concevoir que cette première théorie, base nécessaire du système entier, consiste simplement dans la différentiation des dix fonctions simples, qui sont les élémens uniformes de toutes nos combinaisons analytiques, et dont j'ai présenté le tableau (4e leçon, page 173). Car la différentiation des fonctions composées se déduit évidemment, d'une manière immédiate et nécessaire, de celle des fonctions simples qui les constituent. C'est donc à la connaissance de ces dix différentielles fondamentales, et à celle des deux principes généraux, ci-dessus mentionnés, qui y ramènent tous les autres cas possibles, que se réduit, à proprement parler, tout le traité de la différentiation. On voit, par la combinaison de ces diverses considérations, combien est à la fois simple et parfait le système entier du calcul différentiel proprement dit. Il constitue certainement, sous le rapport logique, le spectacle le plus intéressant que l'analyse mathématique puisse présenter à notre intelligence.

Le tableau général que je viens d'esquisser sommairement offrirait, néanmoins, une lacune essentielle, si je n'indiquais ici distinctement une dernière théorie, qui forme, par sa nature, le complément indispensable du traité de la différentiation. C'est celle qui a pour objet la transformation constante des fonctions dérivées, en résultat des changemens déterminés de variables indépendantes, d'où résulte la possibilité de rapporter à de nouvelles variables toutes les formules différentielles générales établies primitivement pour d'autres. Cette question est maintenant résolue de la manière la plus complète et la plus simple, comme toutes celles dont se compose le calcul différentiel. On conçoit aisément l'importance générale qu'elle doit avoir dans les applications quelconques de l'analyse transcendante, dont elle peut être considérée comme augmentant les ressources fondamentales, en permettant de choisir, pour former d'abord plus aisément les équations différentielles, le système de variables indépendantes qui paraîtra le plus avantageux, bien qu'il ne doive pas être maintenu plus tard. C'est ainsi, par exemple, que la plupart des questions principales de la géométrie se résolvent beaucoup plus aisément en rapportant les lignes et les surfaces à des coordonnées rectilignes, et qu'on peut néanmoins être conduit à les appliquer à des formes exprimées analytiquement, à l'aide de coordonnées polaires, ou de toute autre manière. On pourra commencer alors la solution différentielle du problème en employant toujours le système rectiligne, mais seulement comme un intermédiaire, d'après lequel, par la théorie générale que nous avons en vue ici, on passera au système définitif, qu'il eût été quelquefois impossible de considérer directement.

Dans la classification rationnelle que je viens d'exposer pour l'ensemble du calcul différentiel, on serait naturellement tenté de signaler une omission grave, puisque je n'ai pas sous-divisé chacune des quatre parties essentielles d'après une autre considération générale, qui semble d'abord fort importante en elle-même, celle de l'ordre plus ou moins élevé de la différentiation. Mais il est aisé de comprendre que cette distinction n'a aucune influence réelle dans le calcul différentiel, en ce qu'elle n'y donne lieu à aucune difficulté nouvelle. En effet, si le calcul différentiel n'était pas rigoureusement complet, c'est-à-dire, si on ne savait point différentier indistinctement toute fonction quelconque, la différentiation au second ordre, ou à un ordre supérieur, de chaque fonction déterminée, pourrait engendrer des difficultés spéciales. Mais la parfaite universalité du calcul différentiel donne évidemment l'assurance de pouvoir différentier à un ordre quelconque toutes les fonctions analytiques connues, la question se réduisant sans cesse à une différentiation au premier ordre, successivement redoublée. Ainsi, la considération des divers ordres de différentielles peut bien donner naissance à de nouvelles remarques plus ou moins importantes, surtout en ce qui concerne la formation des équations différentielles, et les dérivées partielles successives des fonctions à plusieurs variables. Mais elle ne saurait, évidemment, constituer aucun nouveau problème général dans le traité de la différentiation. Nous verrons tout à l'heure que cette distinction, qui n'a, pour ainsi dire, aucune importance dans le calcul différentiel, en acquiert, au contraire, une très-grande dans le calcul intégral, en vertu de l'extrême imperfection de ce dernier calcul.

Enfin, quoique j'aie cru, en thèse générale, ne devoir nullement envisager en ce moment les diverses applications principales du calcul différentiel, il convient néanmoins de faire une exception pour celles qui consistent dans la solution de questions purement analytiques, qui doivent, en effet, être rationnellement placées à la suite du traité de la différentiation proprement dite, à cause de l'homogénéité évidente des considérations. Ces questions peuvent se réduire à trois essentielles: 1º le développement en séries des fonctions à une seule ou à plusieurs variables, ou, plus généralement, la transformation des fonctions, qui constitue la plus belle et la plus importante application du calcul différentiel à l'analyse générale, et qui comprend, outre la série fondamentale découverte par Taylor, les séries si remarquables trouvées par Maclaurin, par Jean Bernouilli, par Lagrange, etc.; 2º la théorie générale des valeurs maxima et minima pour les fonctions quelconques à une seule ou à plusieurs variables, un des plus intéressans problèmes que puisse présenter l'analyse, quelque élémentaire qu'il soit devenu aujourd'hui, et à la solution complète duquel le calcul différentiel s'applique très-naturellement; 3º enfin, la détermination générale de la vraie valeur des fonctions qui se présentent sous une apparence indéterminée pour certaines hypothèses faites sur les valeurs des variables correspondantes, ce qui est le problème le moins étendu et le moins important des trois, quoiqu'il mérite d'être noté ici. La première question est, sans contredit, la principale sous tous les rapports: elle est aussi la plus susceptible d'acquérir dans la suite une extension nouvelle, surtout en concevant, d'une manière plus large qu'on ne l'a fait jusqu'ici, l'emploi du calcul différentiel pour la transformation des fonctions, au sujet de laquelle Lagrange a laissé quelques indications précieuses, qui n'ont encore été ni généralisées ni suivies.

Je regrette beaucoup d'être obligé, par les limites nécessaires de cet ouvrage, de me borner à des considérations sommaires aussi insuffisantes sur tous les divers sujets que je viens de passer en revue, et qui comporteraient, par leur nature, des développemens beaucoup plus étendus, en continuant toujours néanmoins à rester dans les généralités qui sont le sujet propre de ce cours. Je passe maintenant à l'exposition également rapide du tableau systématique du calcul intégral proprement dit, c'est-à-dire du traité abstrait de l'intégration.

La division fondamentale du calcul intégral est fondée sur le même principe que celle ci-dessus exposée pour le calcul différentiel, en distinguant l'intégration des formules différentielles explicites, et l'intégration des différentielles implicites, ou des équations différentielles. La séparation de ces deux cas est même bien plus profonde relativement à l'intégration, que sous le simple rapport de la différentiation. Dans le calcul différentiel, en effet, cette distinction ne repose, comme nous l'avons vu, que sur l'extrême imperfection de l'analyse ordinaire. Mais, au contraire, il est aisé de voir que, quand même toutes les équations seraient résolues algébriquement, les équations différentielles n'en constitueraient pas moins un cas d'intégration tout-à-fait distinct de celui que présentent les formules différentielles explicites. Car, en se bornant, par exemple, au premier ordre et à une fonction unique y d'une seule variable x, pour plus de simplicité, si l'on suppose résolue, par rapport à dy/dx, une équation différentielle quelconque entre x, y, et dy/dx, l'expression de la fonction dérivée se trouvant alors contenir généralement la fonction primitive elle-même qui est l'objet de la recherche, la question d'intégration n'aurait nullement changé de nature, et la solution n'aurait fait réellement d'autre progrès que d'avoir amené l'équation différentielle, proposée à ne plus être que du premier degré relativement à la fonction dérivée, ce qui est, en soi, de peu d'importance. La différentielle n'en serait donc pas moins déterminée d'une manière à peu près aussi implicite qu'auparavant, sous le rapport de l'intégration, qui continuerait à présenter essentiellement la même difficulté caractéristique. La résolution algébrique des équations ne pourrait faire rentrer le cas que nous considérons dans la simple intégration des différentielles explicites, que dans les occasions très-particulières où l'équation différentielle proposée ne contiendrait point la fonction primitive elle-même, ce qui permettrait, par conséquent, en la résolvant, de trouver dy/dx en fonction de x seulement, et de réduire ainsi la question aux quadratures.

La considération que je viens d'indiquer pour les équations différentielles les plus simples aurait évidemment encore plus d'importance pour celles des ordres supérieurs ou qui contiendraient simultanément diverses fonctions de plusieurs variables indépendantes. Ainsi, l'intégration des différentielles qui ne sont déterminées qu'implicitement constitue par sa nature, et, sans aucun égard à l'état de l'algèbre, un cas entièrement distinct de celui relatif aux différentielles explicitement exprimées en fonction des variables indépendantes. L'intégration des équations différentielles est donc nécessairement plus compliquée que celle des différentielles explicites, par l'élaboration desquelles le calcul intégral a pris naissance, et dont ensuite on s'est efforcé de faire, autant que possible, dépendre les autres. Tous les divers procédés analytiques proposés jusqu'ici pour intégrer les équations différentielles, soit la séparation des variables, soit la méthode des multiplicateurs, etc, ont en effet pour but de ramener ces intégrations à celles des formules différentielles, la seule qui, par sa nature, puisse être entreprise directement. Malheureusement, quelqu'imparfaite que soit jusqu'ici cette base nécessaire de tout le calcul intégral, l'art d'y réduire l'intégration des équations différentielles est encore bien moins avancé.

Chacune de ces deux branches fondamentales du calcul intégral se sous-divise ensuite en deux autres, comme dans le calcul différentiel, et par des motifs exactement analogues (que je me dispenserai, par conséquent, de reproduire), suivant que l'on considère des fonctions à une seule variable ou des fonctions à plusieurs variables indépendantes. Je ferai seulement observer que cette distinction est, comme la précédente, encore plus importante pour l'intégration que pour la différentiation. Cela est surtout remarquable, relativement aux équations différentielles. En effet, celles qui se rapportent à plusieurs variables indépendantes peuvent évidemment présenter cette difficulté caractéristique, et d'un ordre bien plus élevé, que la fonction cherchée soit définie différentiellement par une simple relation entre ses diverses dérivées spéciales relatives aux différentes variables prises séparément. De là résulte la branche la plus difficile, et aussi la plus étendue du calcul intégral, ce qu'on nomme ordinairement le calcul intégral aux différences partielles, créé par d'Alembert, et dans lequel, suivant la juste appréciation de Lagrange, les géomètres auraient dû voir réellement un calcul nouveau, dont le caractère philosophique n'est pas assez exactement jugé. Une différence très-saillante entre ce cas et celui des équations à une seule variable indépendante consiste, comme je l'ai observé ci-dessus, dans les fonctions arbitraires qui remplacent les simples constantes arbitraires pour donner aux intégrales correspondantes toute la généralité convenable.

À peine ai-je besoin de dire que cette branche supérieure de l'analyse transcendante est encore entièrement dans l'enfance, puisque, seulement dans le cas le plus simple, celui d'une équation du premier ordre entre les dérivées partielles d'une seule fonction à deux variables indépendantes, on ne sait point même jusqu'ici complétement ramener l'intégration à celle des équations différentielles ordinaires. L'intégration relative aux fonctions de plusieurs variables est beaucoup plus avancée, dans le cas, infiniment plus simple, à la vérité, où il ne s'agit que des formules différentielles explicites. On sait alors en effet, quand ces formules remplissent les conditions convenables d'intégrabilité, réduire constamment leur intégration aux quadratures.

Une nouvelle distinction générale, applicable, comme sous-division, à l'intégration des différentielles explicites ou implicites, à une seule variable ou à plusieurs, se tire de l'ordre plus ou moins élevé des différentiations, qui ne donne lieu à aucune question spéciale dans le calcul différentiel, ainsi que nous l'avons remarqué.

Relativement aux différentielles explicites, soit à une variable, soit à plusieurs, la nécessité de distinguer leurs divers ordres ne tient qu'à l'extrême imperfection du calcul intégral. En effet, si l'on savait constamment intégrer toute formule différentielle du premier ordre, l'intégration d'une formule du second ordre ou de tout autre ne constituerait point, évidemment, une question nouvelle, puisqu'en l'intégrant d'abord au premier ordre, on parviendrait à l'expression différentielle de l'ordre immédiatement précédent, d'où, par une suite convenable d'intégrations analogues, on serait certain de remonter finalement à la fonction primitive, objet propre d'un tel travail. Mais le peu de connaissances que nous possédons sur les intégrations premières fait qu'il n'en est point ainsi, et que l'ordre plus ou moins élevé des différentielles engendre des difficultés nouvelles. Car, ayant des formules différentielles d'un ordre quelconque supérieur au premier, il peut arriver qu'on sache les intégrer une première fois ou plusieurs fois de suite, et que, néanmoins, on ne puisse remonter ainsi aux fonctions primitives, si ces travaux préliminaires ont produit, pour les différentielles d'un ordre inférieur, des expressions dont les intégrales ne sont pas connues. Cette circonstance doit se présenter d'autant plus fréquemment, le nombre des intégrales connues étant encore fort petit, que ces intégrales successives sont généralement, comme on sait, des fonctions très-différentes des dérivées qui les ont engendrées.

Par rapport aux différentielles implicites, la distinction des ordres est encore plus importante; car, outre le motif précédent, dont l'influence est évidemment ici analogue, et même à un plus haut degré, il est aisé de sentir que l'ordre supérieur des équations différentielles donne lieu nécessairement à des questions d'une nature nouvelle. En effet, sût-on même intégrer indistinctement toute équation du premier ordre relative à une fonction unique, cela ne suffirait point pour faire obtenir l'intégrale définitive d'une équation d'un ordre quelconque, toute équation différentielle n'étant pas réductible à celle d'un ordre immédiatement inférieur. Si l'on a par exemple, pour déterminer une fonction y de la variable x, une relation quelconque entre x, y, dy/dx, et d2y/dx2, on n'en pourra point déduire immédiatement, en effectuant une première intégration, la relation différentielle correspondante entre x, y, et dy/dx, d'où, par une seconde intégration on remonterait à l'équation primitive. Cela n'aurait lieu nécessairement, du moins sans introduire de nouvelles fonctions auxiliaires, que si l'équation du second ordre proposée ne contenait point la fonction cherchée y, concourremment avec ses dérivées. En thèse générale, les équations différentielles devront donc réellement être envisagées comme présentant des cas d'autant plus implicites que leur ordre est plus élevé, et qui ne pourront rentrer les uns dans les autres que par des méthodes spéciales, dont la recherche constitue, par conséquent, une nouvelle classe de questions, à l'égard desquelles on ne sait jusqu'ici presque rien, même pour les fonctions d'une seule variable 16.

Note 16: (retour) Le seul cas important de ce genre qui ait été complétement traité jusqu'ici, est l'intégration générale des équations linéaires d'un ordre quelconque, à coefficiens constans. Encore se trouve-t-elle dépendre finalement de la résolution algébrique des équations d'un degré égal à l'ordre de la différentiation.

Au reste, quand ou examine, d'une manière très-approfondie, cette distinction des divers ordres d'équations différentielles, on trouve qu'elle pourrait rentrer constamment dans une dernière distinction générale, relative aux équations différentielles, que j'ai encore à signaler. En effet, les équations différentielles à une seule ou à plusieurs variables indépendantes peuvent ne contenir simplement qu'une seule fonction, ou bien, dans un cas évidemment plus compliqué et plus implicite, qui correspond à la différentiation des fonctions implicites simultanées, on peut avoir à déterminer en même temps plusieurs fonctions d'après des équations différentielles où elles se trouvent mêlées, concurremment avec leurs diverses dérivées. Il est clair qu'un tel état de la question présente nécessairement une nouvelle difficulté spéciale, celle d'établir la séparation des différentes fonctions cherchées, en formant pour chacune, d'après les équations différentielles proposées, une équation différentielle isolée, qui ne contienne plus les autres fonctions ni leurs dérivées. Ce travail préliminaire, qui est l'analogue de l'élimination en algèbre, est évidemment indispensable avant de tenter aucune intégration directe, puisqu'on ne peut entreprendre généralement, à moins d'artifices spéciaux très-rarement applicables, de déterminer immédiatement à la fois plusieurs fonctions distinctes. Or, il est aisé d'établir la coïncidence exacte et nécessaire de cette nouvelle distinction avec la précédente, relative à l'ordre des équations différentielles. On sait, en effet, que la méthode générale pour isoler les fonctions dans les équations différentielles simultanées, consiste essentiellement à former des équations différentielles, séparément relatives à chaque fonction, et dont l'ordre est égal à la somme de tous ceux des diverses équations proposées. Cette transformation peut s'effectuer constamment. D'un autre côté, toute équation différentielle d'un ordre quelconque relative à une seule fonction pourrait évidemment se ramener toujours au premier ordre, en introduisant un nombre convenable d'équations différentielles auxiliaires, contenant simultanément les diverses dérivées antérieures considérées comme nouvelles fonctions à déterminer. Ce procédé a même été quelquefois employé avec succès, quoique, en général, il ne soit pas normal. Ce sont donc deux genres de conditions nécessairement équivalens, dans la théorie générale des équations différentielles, que la simultanéité d'un plus ou moins grand nombre de fonctions, et l'ordre de différentiation plus ou moins élevé d'une fonction unique. En augmentant l'ordre des équations différentielles, on peut isoler toutes les fonctions; et, en multipliant artificiellement le nombre des fonctions, on peut ramener toutes les équations au premier ordre. Il n'y a, par conséquent, dans l'un et l'autre cas, qu'une même difficulté, envisagée sous deux points de vue différens. Mais, de quelque manière qu'on la conçoive, cette nouvelle difficulté commune n'en est pas moins réelle, et n'en constitue pas moins, par sa nature, une séparation tranchée entre l'intégration des équations du premier ordre et celle des équations d'un ordre supérieur. Je préfère indiquer la distinction sous cette dernière forme, comme plus simple, plus générale et plus rationnelle.

D'après les diverses considérations indiquées ci-dessus sur l'enchaînement rationnel des différentes parties principales du calcul intégral, on voit que l'intégration des formules différentielles explicites du premier ordre à une seule variable est la base nécessaire de toutes les autres intégrations, qu'on ne parvient jamais à effectuer qu'autant qu'on peut les faire rentrer dans ce cas élémentaire, le seul évidemment qui, par sa nature, soit susceptible d'être traité directement. Cette intégration simple et fondamentale est souvent désignée par l'expression commode de quadratures, attendu que toute intégrale de ce genre Sf(x)dx, peut, en effet, être envisagée comme représentant l'aire d'une courbe dont l'équation en coordonnées rectilignes serait y=f(x). Une telle classe de questions correspond, dans le calcul différentiel, au cas élémentaire de la différentiation des fonctions explicites à une seule variable. Mais la question intégrale est, par sa nature, bien autrement compliquée, et surtout beaucoup plus étendue que la question différentielle. Celle-ci se réduit nécessairement, en effet, comme nous l'avons vu, à la différentiation des dix fonctions simples, élémens de toutes celles que l'analyse considère. Au contraire, l'intégration des fonctions composées ne se déduit point nécessairement de celle des fonctions simples, dont chaque nouvelle combinaison doit présenter, sous le rapport du calcul intégral, des difficultés spéciales. De là, l'étendue naturellement indéfinie, et la complication si variée de la question des quadratures, sur laquelle, malgré tous les efforts des analystes, on possède encore si peu de connaissances complètes.

En décomposant cette question, comme il est naturel de le faire, suivant les diverses formes que peut affecter la fonction dérivée, on distingue d'abord le cas des fonctions algébriques, et ensuite celui des fonctions transcendantes. L'intégration vraiment analytique de ce dernier ordre d'expressions est jusqu'ici fort peu avancée, soit pour les fonctions exponentielles, soit pour les fonctions logarithmiques, soit pour les fonctions circulaires. On n'a traité encore qu'un très-petit nombre de cas de ces trois divers genres, en les choisissant parmi les plus simples, qui conduisent même ordinairement à des calculs extrêmement pénibles. Ce que nous devons surtout remarquer à ce sujet sous le rapport philosophique, c'est que les divers procédés de quadrature ne tiennent à aucune vue générale sur l'intégration, et consistent en de simples artifices de calcul fort incohérens entre eux, et dont le nombre est très-multiplié, à cause de l'étendue très-bornée de chacun d'eux. Je dois cependant signaler ici un de ces artifices qui, sans être réellement une méthode d'intégration, est néanmoins remarquable par sa généralité: c'est le procédé inventé par Jean Bernouilli, et connu sous le nom de l'intégration par parties, d'après lequel toute intégrale peut être ramenée à une autre, qui se trouve quelquefois être plus facile à obtenir. Cette ingénieuse relation mérite d'être notée sous un autre rapport, comme ayant offert la première idée de cette transformation les unes dans les autres des intégrales encore inconnues, qui a reçu dans ces derniers temps une plus grande extension, et dont M. Fourier surtout a fait un usage si nouveau et si important pour les questions analytiques engendrées par la théorie de la chaleur.

Quant à l'intégration des fonctions algébriques, elle est plus avancée. Cependant, on ne sait encore presque rien relativement aux fonctions irrationnelles, dont les intégrales n'ont été obtenues que dans des cas extrêmement bornés, et surtout en les rendant rationnelles. L'intégration des fonctions rationnelles est jusqu'ici la seule théorie de calcul intégral qui ait pu être traitée d'une manière vraiment complète: sous le rapport logique, elle en constitue donc la partie la plus satisfaisante, mais peut-être aussi la moins importante. Il est même essentiel de remarquer, pour avoir une juste idée de l'extrême imperfection du calcul intégral, que ce cas si peu étendu n'est entièrement résolu que pour ce qui concerne proprement l'intégration, envisagée d'une manière abstraite; car, dans l'exécution, la théorie se trouve le plus souvent, indépendamment de la complication des calculs, tout-à-fait arrêtée par l'imperfection de l'analyse ordinaire, attendu qu'elle fait dépendre finalement l'intégration de la résolution algébrique des équations, ce qui en limite singulièrement l'usage.

Pour saisir, d'une manière générale, l'esprit des divers procédés d'après lesquels on procède aux quadratures, nous devons reconnaître d'ailleurs que, par leur nature, ils ne peuvent être fondés primitivement que sur la différentiation des dix fonctions simples, dont les résultats, considérés sous le point de vue inverse, établissent autant de théorèmes immédiats de calcul intégral, les seuls qui puissent être connus directement, tout l'art de l'intégration consistant ensuite, comme je l'ai exprimé en commençant cette leçon, à faire rentrer, autant que possible, toutes les autres quadratures dans ce petit nombre de quadratures élémentaires, ce qui malheureusement nous est encore le plus souvent inconnu.

Dans cette énumération raisonnée des diverses parties essentielles de calcul intégral suivant leurs relations logiques, j'ai négligé à dessein, pour ne pas interrompre l'enchaînement, de considérer distinctement une théorie fort importante, qui forme implicitement une portion de la théorie générale de l'intégration des équations différentielles, mais que je dois ici signaler séparément, comme étant, pour ainsi dire, en dehors du calcul intégral, et offrant néanmoins le plus grand intérêt, soit par sa perfection rationnelle, soit par l'étendue de ses applications. Je veux parler de ce qu'on appelle les solutions singulières des équations différentielles, dites quelquefois, mais à tort, solutions particulières, qui ont été le sujet de travaux très-remarquables de la part d'Euler et de Laplace, et dont Lagrange surtout a présenté une si belle et si simple théorie générale. On sait que Clairaut, qui le premier, eut occasion d'en remarquer l'existence, y vit un paradoxe de calcul intégral, puisque ces solutions ont pour caractère propre de satisfaire aux équations différentielles sans être néanmoins comprises dans les intégrales générales correspondantes. Lagrange a, depuis, expliqué ce paradoxe de la manière la plus ingénieuse et la plus satisfaisante, en montrant comment de telles solutions dérivent toujours de l'intégrale générale par la variation des constantes arbitraires. Il a aussi, le premier, convenablement apprécié l'importance de cette théorie, et c'est avec raison qu'il lui a consacré, dans ses leçons sur le calcul des fonctions, un si grand développement. Sous le point de vue rationnel, cette théorie mérite en effet toute notre attention, par le caractère de parfaite généralité qu'elle comporte, puisque Lagrange a exposé des procédés invariables et fort simples pour trouver la solution singulière de toute équation différentielle quelconque qui en est susceptible; et, ce qui n'est pas moins remarquable, ces procédés n'exigent aucune intégration, consistant seulement dans des différentiations, et par là même toujours applicables. La différentiation est ainsi devenue, par un heureux artifice, un moyen de suppléer dans certaines circonstances à l'imperfection du calcul intégral. En effet, certains problèmes exigent surtout, par leur nature, la connaissance de ces solutions singulières. Telles sont, par exemple, en géométrie, toutes les questions où il s'agit de déterminer une courbe d'après une propriété quelconque de sa tangente ou de son cercle osculateur. Dans tous les cas de ce genre, après avoir exprimé cette propriété par une équation différentielle, ce sera, sous le rapport analytique, l'équation singulière qui constituera l'objet le plus important de la recherche, puisqu'elle seule représentera la courbe demandée, l'intégrale générale, qui devient dès lors inutile à connaître, ne devant désigner autre chose que le système des tangentes ou des cercles osculateurs de cette courbe. On conçoit aisément, d'après cela, toute l'importance de cette théorie, qui me semble n'être pas encore suffisamment appréciée par la plupart des géomètres.

Enfin, pour achever de signaler le vaste ensemble de recherches analytiques dont se compose le calcul intégral proprement dit, il me reste à mentionner une théorie fort importante dans toutes les applications de l'analyse transcendante, que j'ai dû laisser en dehors du système comme n'étant pas réellement destinée à une véritable intégration, et se proposant au contraire de remplacer la connaissance des intégrales vraiment analytiques, qui sont le plus souvent ignorées. On voit qu'il s'agit de la détermination des intégrales définies.

L'expression, toujours possible, des intégrales en séries indéfinies, peut d'abord être envisagée comme un heureux moyen général de compenser souvent l'extrême imperfection du calcul intégral. Mais l'emploi de telles séries, à cause de leur complication et de la difficulté de découvrir la loi de leurs termes, est ordinairement d'une médiocre utilité sous le rapport algébrique, bien qu'on en ait déduit quelquefois des relations fort essentielles. C'est surtout sous le rapport arithmétique que ce procédé acquiert une grande importance, comme moyen de calculer ce qu'on appelle les intégrales définies, c'est-à-dire, les valeurs des fonctions cherchées pour certaines valeurs déterminées des variables correspondantes.

Une recherche de cette nature correspond exactement, dans l'analyse transcendante, à la résolution numérique des équations dans l'analyse ordinaire. Ne pouvant obtenir le plus souvent la véritable intégrale, celle qu'on nomme par opposition, l'intégrale générale ou indéfinie, c'est-à-dire, la fonction qui, différentiée, a produit la formule différentielle proposée, les analystes ont dû s'attacher à déterminer, du moins, sans connaître une telle fonction, les valeur numériques particulières qu'elle prendrait en assignant aux variables des valeurs désignées. C'est évidemment résoudre la question arithmétique, sans avoir préalablement résolu la question algébrique correspondante, qui, le plus souvent, est précisément la plus importante. Une telle analyse est donc par sa nature, aussi imparfaite que nous avons vu l'être la résolution numérique des équations. Elle présente, comme celle-ci, une confusion vicieuse du point de vue arithmétique avec le point de vue algébrique; d'où résultent, soit sous le rapport purement logique, soit relativement aux applications, des inconvéniens analogues. Je puis donc me dispenser de reproduire ici les considérations indiquées dans la cinquième leçon au sujet de l'algèbre. On conçoit néanmoins que, dans l'impossibilité où nous sommes presque toujours de connaître les véritables intégrales, il est de la plus haute importance d'avoir pu obtenir au moins cette solution incomplète et nécessairement insuffisante. Or, c'est à quoi on est heureusement parvenu aujourd'hui pour tous les cas, l'évaluation des intégrales définies ayant été ramenée à des méthodes entièrement générales, qui ne laissent à désirer, dans un grand nombre d'occasions, qu'une moindre complication des calculs, but vers lequel se dirigent aujourd'hui toutes les transformations spéciales des analystes. Regardant maintenant comme parfaite cette sorte d'arithmétique transcendante, la difficulté, dans les applications, se réduit essentiellement à ne faire dépendre finalement la recherche proposée que d'une simple détermination d'intégrales définies, ce qui, évidemment, ne saurait être toujours possible, quelque habileté analytique qu'on puisse employer à effectuer une transformation aussi forcée.

Par l'ensemble des considérations indiquées dans cette leçon, on voit que, si le calcul différentiel constitue, de sa nature, un système limité et parfait auquel il ne reste plus à ajouter rien d'essentiel, le calcul intégral proprement dit, ou le simple traité de l'intégration, présente nécessairement un champ inépuisable à l'activité de l'esprit humain, indépendamment des applications indéfinies dont l'analyse transcendante est évidemment susceptible. Les motifs généraux par lesquels j'ai tâché de faire sentir, dans la cinquième leçon, l'impossibilité de découvrir jamais la résolution algébrique des équations d'un degré et d'une forme quelconques, ont sans aucun doute, infiniment plus de force encore relativement à la recherche d'un procédé unique d'intégration, invariablement applicable à tous les cas. C'est, dit Lagrange, un de ces problèmes dont on ne saurait espérer de solution générale. Plus on méditera sur ce sujet, plus on sera convaincu, je ne crains pas de l'affirmer, qu'une telle recherche est totalement chimérique, comme étant beaucoup trop supérieure à la faible portée de notre intelligence, bien que les travaux des géomètres doivent certainement augmenter dans la suite l'ensemble de nos connaissances acquises sur l'intégration, et créer aussi des procédés d'une plus grande généralité. L'analyse transcendante est encore trop près de sa naissance, il y a surtout trop peu de temps qu'elle est conçue d'une manière vraiment rationelle, pour que nous puissions nous faire une juste idée de ce qu'elle pourra devenir un jour. Mais, quelles que doivent être nos légitimes espérances, n'oublions pas de considérer avant tout les limites imposées par notre constitution intellectuelle, et qui, pour n'être pas susceptibles d'une détermination précise, n'en ont pas moins une réalité incontestable.

Au lieu de tendre à imprimer au calcul des fonctions indirectes, tel que nous le concevons aujourd'hui, une perfection chimérique, je suis porté à penser que lorsque les géomètres auront épuisé les applications les plus importantes de notre analyse transcendante actuelle, ils se créeront plutôt de nouvelles ressources, en changeant le mode de dérivation des quantités auxiliaires introduites pour faciliter l'établissement des équations, et dont la formation pourrait suivre une infinité d'autres lois que la relation très-simple qui a été choisie, d'après une conception que j'ai déjà indiquée dans la quatrième leçon. Les moyens de cette nature me paraissent susceptibles, en eux-mêmes, d'une plus grande fécondité que ceux qui consisteraient seulement à pousser plus loin notre calcul actuel des fonctions indirectes. C'est une pensée que je soumets aux géomètres dont les méditations se sont tournées vers la philosophie générale de l'analyse.

Du reste, quoique j'aie dû, dans l'exposition sommaire qui était l'objet propre de cette leçon, rendre sensible l'état d'extrême imperfection où se trouve encore le calcul intégral, on aurait une fausse idée des ressources générales de l'analyse transcendante, si on accordait à cette considération une trop grande importance. Il en est ici, en effet, comme dans l'analyse ordinaire, où l'on est parvenu à utiliser, à un degré immense, un très-petit nombre de connaissances fondamentales sur la résolution des équations. Quelque peu avancés qu'ils soient réellement jusqu'ici dans la science des intégrations, les géomètres n'en ont pas moins tiré, de notions abstraites aussi peu multipliées, la solution d'une multitude de questions de première importance en géométrie, en mécanique, en thermologie, etc. L'explication philosophique de ce double fait général résulte de l'importance et de la portée nécessairement prépondérantes des connaissances abstraites, dont la moindre se trouve naturellement correspondre à une foule de recherches concrètes, l'homme n'ayant d'autre ressource pour l'extension successive de ses moyens intellectuels, que dans la considération d'idées de plus en plus abstraites et néanmoins positives.

Pour achever de faire connaître, dans toute son étendue, le caractère philosophique de l'analyse transcendante, il me reste à considérer une dernière conception par laquelle l'immortel Lagrange, que nous retrouvons sur toutes les grandes voies de la science mathématique, a rendu cette analyse encore plus propre à faciliter l'établissement des équations dans les problèmes les plus difficiles, en considérant une classe d'équations encore plus indirectes que les équations différentielles proprement dites. C'est le calcul ou plutôt la méthode des variations, dont l'appréciation générale sera l'objet de la leçon suivante.




HUITIÈME LEÇON.




Sommaire. Considérations générales sur le calcul des variations.

Afin de saisir avec plus de facilité le caractère philosophique de la méthode des variations, il convient d'abord de considérer sommairement la nature spéciale des problèmes dont la résolution générale a nécessité la formation de cette analyse hyper-transcendante. Ce calcul est encore trop près de son origine, les applications en ont été jusqu'ici trop peu variées, pour qu'on pût en concevoir une idée générale suffisamment claire, si je me bornais à une exposition purement abstraite de sa théorie fondamentale, bien qu'une telle exposition doive être ensuite, sans aucun doute, l'objet principal et définitif de cette leçon.

Les questions mathématiques qui ont donné naissance au calcul des variations consistent, en général, dans la recherche des maxima et des minima de certaines formules intégrales indéterminées, qui expriment la loi analytique de tel ou tel phénomène géométrique ou mécanique, considéré indépendamment d'aucun sujet particulier. Les géomètres ont désigné pendant long-temps toutes les questions de ce genre par le nom commun de problèmes des isopérimètres, qui ne convient cependant qu'au plus petit nombre d'entre elles.

Dans la théorie ordinaire des maxima et minima, on se propose de découvrir, relativement à une fonction donnée d'une seule ou de plusieurs variables, quelles valeurs particulières il faut assigner à ces variables pour que la valeur correspondante de la fonction proposée soit un maximum ou un minimum, par rapport à celles qui précèdent et qui suivent immédiatement, c'est-à-dire qu'on cherche, à proprement parler, à quel instant la fonction cesse de croître pour commencer à décroître, ou réciproquement. Le calcul différentiel suffit pleinement, comme on sait, à la résolution générale de cette classe de questions, en montrant que les valeurs des diverses variables qui conviennent, soit au maximum, soit au minimum, doivent toujours rendre nulles les différentes dérivées du premier ordre de la fonction donnée, prises séparément par rapport à chaque variable indépendante; et en indiquant de plus un caractère propre à distinguer le maximum du minimum, qui consiste, dans le cas d'une fonction d'une seule variable, par exemple, en ce que la fonction dérivée du second ordre doit prendre une valeur négative pour le maximum, et positive pour le minimum. Telles sont, du moins, les conditions fondamentales qui se rapportent au plus grand nombre des cas; les modifications qu'elles doivent subir pour que la théorie soit complétement applicable à certaines questions, sont d'ailleurs également assujetties à des règles abstraites aussi invariables, quoique plus compliquées.

La construction de cette théorie générale ayant fait disparaître nécessairement le principal intérêt que les questions de ce genre pouvaient inspirer aux géomètres, ils se sont élevés presque aussitôt à la considération d'un nouvel ordre de problèmes, à la fois beaucoup plus importans et d'une difficulté bien supérieure, ceux des isopérimètres. Ce ne sont plus alors les valeurs des variables propres au maximum ou au minimum d'une fonction donnée, qu'il s'agit de déterminer. C'est la forme de la fonction elle-même qu'on se propose de découvrir, d'après la condition du maximum ou du minimum d'une certaine intégrale définie, seulement indiquée, qui dépend de cette fonction.

La plus ancienne question de cette nature est celle du solide de moindre résistance, traitée par Newton, dans le second livre des Principes, où il détermine quelle doit être la courbe méridienne d'un solide de révolution, pour que la résistance éprouvée par ce corps dans le sens de son axe, en traversant avec une vitesse quelconque un fluide immobile, soit la plus petite possible. Mais la marche suivie par Newton n'avait point un caractère assez simple, assez général et surtout assez analytique, par la nature de sa méthode spéciale d'analyse transcendante, pour qu'une telle solution pût suffire à entraîner les géomètres vers ce nouvel ordre de problèmes. L'impulsion vraiment décisive à cet égard ne pouvait guère partir que de l'un des géomètres occupés sur le continent à élaborer et à appliquer la méthode infinitésimale proprement dite. C'est ce que fit, en 1695, Jean Bernouilli, en proposant le problème célèbre de la brachystochrone, qui suggéra depuis une si longue suite de questions analogues. Il consiste à déterminer la courbe qu'un corps pesant doit suivre pour descendre d'un point à un autre dans le temps le plus court. En se bornant à la simple chute dans le vide, seul cas qu'on ait d'abord considéré, on trouve assez facilement que la courbe cherchée doit être une cycloïde renversée, à base horizontale, ayant son origine au point le plus élevé. Mais la question peut être singulièrement compliquée, soit en ayant égard à la résistance du milieu, soit en tenant compte du changement d'intensité de la pesanteur.

Quoique cette nouvelle classe de problèmes ait été primitivement fournie par la mécanique, c'est néanmoins dans la géométrie qu'on a puisé plus tard les sujets des principales recherches. Ainsi, on s'est proposé de découvrir, parmi toutes les courbes de même contour tracées entre deux points donnés, quelle est celle dont l'aire est un maximum ou un minimum, d'où est venu proprement le nom de problème des ipérimètres; ou bien on a demandé que le maximum et le minimum eussent lieu pour la surface engendrée par la révolution de la courbe cherchée autour d'un axe, ou pour le volume correspondant; dans d'autres cas, c'était la hauteur verticale du centre de gravité de la courbe inconnue, ou de la surface et du volume qu'elle pouvait engendrer, qui devait devenir un maximum ou un minimum, etc. Enfin, ces problèmes ont été successivement variés et compliqués, pour ainsi dire à l'infini, par les Bernouilli, par Taylor, et surtout par Euler, avant que Lagrange en eût assujetti la solution à une méthode abstraite et entièrement générale, dont la découverte a fait cesser l'empressement des géomètres pour un tel ordre de recherches. Il ne s'agit point ici de tracer, même sommairement, l'histoire de cette partie supérieure des mathématiques, quelque intéressante qu'elle fût. Je n'ai fait l'énumération de certaines questions principales choisies parmi les plus simples, qu'afin de rendre sensible la destination générale qu'avait essentiellement, à son origine, la méthode des variations.

On voit que, considérés sous le point de vue analytique, tous ces problèmes consistent, par leur nature, à déterminer quelle forme doit avoir une certaine fonction inconnue d'une ou de plusieurs variables, pour que telle ou telle intégrale dépendante de cette fonction se trouve avoir, entre des limites assignées, une valeur qui soit un maximum ou un minimum, relativement à toutes celles qu'elle prendrait si la fonction cherchée avait une autre forme quelconque. Ainsi, par exemple, dans le problème de la brachystochrone, on sait que si y=∫(z), x=φ(z) sont les équations rectilignes de la courbe cherchée, en supposant les axes des x et des y horizontaux, et l'axe z des vertical, le temps de la chute d'un corps pesant le long de cette courbe, depuis le point dont l'ordonnée est z1 jusqu'à celui dont l'ordonnée est z2 est généralement exprimé par l'intégrale définie 17.

Note 17: (retour) J'emploie la notation simple et lumineuse proposée par M. Fourier, pour désigner les intégrales définies, en mentionnant distinctement leurs limites.

Il faut donc trouver quelles doivent être les deux fonctions inconnues ∫ et φ pour que cette intégrale soit un minimum. De même, demander quelle est, parmi toutes les courbes planes isopérimètres, celle qui renferme la plus grande aire, c'est proposer de trouver, parmi toutes les fonctions ∫(x) qui peuvent donner à l'intégrale

une certaine valeur constante, celle qui rend un maximum l'intégrale ∫ ∫(x) dx, prise entre les mêmes limites. Il en est évidemment toujours ainsi dans toutes les autres questions de ce genre.

Dans les solutions que les géomètres donnaient de ces problèmes avant Lagrange, on se proposait essentiellement de les ramener à la théorie ordinaire des maxima et minima. Mais les moyens employés pour effectuer cette transformation consistaient en de simples artifices particuliers, propres à chaque cas, et dont la découverte ne comportait point de régles invariables et certaines, en sorte que toute question vraiment nouvelle reproduisait constamment des difficultés analogues, sans que les solutions déjà obtenues pussent être réellement d'aucun secours essentiel, autrement que par les habitudes qu'elles avaient fait contracter à l'intelligence. En un mot, cette branche des mathématiques présentait alors l'imperfection nécessaire qui existe constamment tant qu'on n'est point parvenu à saisir distinctement, pour la traiter d'une manière abstraite et dès-lors générale, la partie commune à toutes les questions d'une même classe.

En cherchant à réduire tous les divers problèmes des isopérimètres à dépendre d'une analyse commune, organisée abstraitement en un calcul distinct, Lagrange a été conduit à concevoir une nouvelle nature de différentiations, auxquelles il a appliqué la caractéristique δ, en réservant la caractéristique d pour les simples différentielles ordinaires. Ces différentielles d'une espèce nouvelle, qu'il a désignées sous le nom de variations, consistent dans les accroissemens infiniment petits que reçoivent les intégrales, non en vertu d'accroissemens analogues de la part des variables correspondantes, comme pour l'analyse transcendante ordinaire, mais en supposant que la forme de la fonction placée sous le signe d'intégration vienne à changer infiniment peu. Cette distinction se conçoit, par exemple, avec facilité, relativement aux courbes, où l'on voit l'ordonnée ou toute autre variable de la courbe, comporter deux sortes de différentielles évidemment très-différentes, suivant que l'on passe d'un point à un autre infiniment voisin sur la même courbe, ou bien au point correspondant de la courbe infiniment voisine produite par une certaine modification déterminée de la première 18. Il est clair, du reste, que, par leur nature, les variations relatives de diverses grandeurs liées entre elles par des lois quelconques, se calculent, à la caractéristique près, exactement de la même manière que les différentielles. Enfin, on déduit également de la notion générale des variations les principes fondamentaux de l'algorithme propre à cette méthode et qui consistent simplement dans la faculté évidente de pouvoir transposer à volonté les caractéristiques spécialement affectées aux variations avant ou après celles qui correspondent aux différentielles ordinaires.

Note 18: (retour) Leïbnitz avait déjà considéré la comparaison d'une courbe à une autre infiniment voisine; c'est ce qu'il appelait différentiatio de curvâ in curvam. Mais cette comparaison n'avait aucune analogie avec la conception de Lagrange, les courbes de Leïbnitz étant renfermées dans une même équation générale, d'où elles se déduisent par le simple changement d'une constante arbitraire.

Cette conception abstraite une fois formée, Lagrange a pu réduire aisément, de la manière la plus générale, tous les problèmes des isopérimètres à la simple théorie ordinaire des maxima et des minima. Pour se faire une idée nette de cette grande et heureuse transformation, il faut préalablement considérer une distinction essentielle à laquelle donnent lieu les diverses questions des isopérimètres.

On doit, en effet, partager ces recherches en deux classes générales, selon que les maxima et minima demandés sont absolus ou relatifs, pour employer les expressions abrégées des géomètres. Le premier cas est celui où les intégrales définies indéterminées dont on cherche le maximum ou le minimum, ne sont assujetties, par la nature du problème, à aucune condition; comme il arrive, par exemple, dans le problème de la brachystochrone, où il s'agit de choisir entre toutes les courbes imaginables. Le second cas a lieu, quand, au contraire, les intégrales variables ne peuvent changer que suivant certaines conditions, consistant ordinairement en ce que d'autres intégrales définies, dépendant également des fonctions cherchées, conservent constamment une même valeur donnée; comme, par exemple, dans toutes les questions géométriques concernant les figures isopérimètres proprement dites, et où, par la nature du problème, l'intégrale relative à la longueur de la courbe ou à l'aire de la surface, doit rester constante pendant le changement de celle qui est l'objet de la recherche proposée.

Le calcul des variations donne immédiatement la solution générale des questions de la première espèce. Car, il suit évidemment de la théorie ordinaire des maxima et minima, que la relation cherchée doit rendre nulle la variation de l'intégrale proposée par rapport à chaque variable indépendante, ce qui donne la condition commune au maximum et au minimum; et, comme caractère propre à distinguer l'un de l'autre, que la variation du second ordre de la même intégrale doit être négative pour le maximum et positive pour le minimum. Ainsi, par exemple, dans le problème de la brachystochrone, on aura, pour déterminer la nature de la courbe cherchée, l'équation de condition,

qui, se décomposant en deux, par rapport aux deux fonctions inconnues ∫ et φ qui sont indépendantes l'une de l'autre, exprimera complètement la définition analytique de la courbe demandée. La seule difficulté propre à cette nouvelle analyse consiste dans l'élimination de la caractéristique δ, pour laquelle le calcul des variations fournit des règles invariables et complètes, fondées, en général, sur le procédé de l'intégration par parties, dont Lagrange a su tirer ainsi un parti immense. Le but constant de cette première élaboration analytique, dans l'exposition de laquelle je ne dois nullement entrer ici, est de faire parvenir aux équations différentielles proprement dites, ce qui se peut toujours, et par-là la question rentre dans le domaine de l'analyse transcendante ordinaire, qui achève la solution, du moins en la ramenant à l'algèbre pure, si on sait effectuer l'intégration. La destination générale, propre à la méthode des variations, est d'opérer cette transformation, pour laquelle Lagrange a établi des règles simples, invariables, et d'un succès toujours assuré.

Je ne dois pas négliger, dans cette rapide indication générale, de faire remarquer, comme un des plus grands avantages spéciaux de la méthode des variations comparée aux solutions isolées qu'on avait auparavant des problèmes des isopérimètres, l'importante considération de ce que Lagrange appelle les équations aux limites, entièrement négligées avant lui, et sans lesquelles néanmoins la plupart des solutions particulières restaient nécessairement incomplètes. Quand les limites des intégrales proposées doivent être fixes, leurs variations étant nulles, il n'y a pas lieu d'en tenir compte. Mais il n'en est plus ainsi quand ces limites, au lieu d'être rigoureusement invariables, sont assujetties seulement à certaines conditions; comme, par exemple, si les deux points entre lesquels doit être tracée la courbe cherchée ne sont pas fixes, et doivent seulement rester sur des lignes ou des surfaces données. Alors, il faut avoir égard aux variations de leurs coordonnées, et établir entr'elles les relations correspondantes aux équations de ces lignes ou de ces surfaces.

Cette considération essentielle n'est que le dernier complément d'une considération plus générale et plus importante relative aux variations des diverses variables indépendantes. Si ces variables sont réellement indépendantes les unes des autres, comme lorsqu'on compare toutes les courbes imaginables susceptibles d'être tracées entre deux points, il en sera de même de leurs variations, et par suite les termes relatifs à chacune de ces variations devront être séparément nuls dans l'équation générale qui exprime le maximum ou le minimum. Mais si, au contraire, on suppose les variables assujetties à de certaines conditions quelconques, il faudra tenir compte de la relation qui en résulte entre leurs variations, de telle sorte que le nombre des équations dans lesquelles se décompose alors cette équation générale soit toujours égal à celui seulement des variables qui restent vraiment indépendantes. C'est ainsi, par exemple, qu'au lieu de chercher le plus court chemin pour aller d'un point à un autre, en choisissant parmi tous les chemins possibles, on peut se proposer de trouver seulement quel est le plus court entre tous ceux qu'on peut suivre sur une surface quelconque donnée, question dont la solution générale constitue certainement une des plus belles applications de la méthode des variations.

Les problèmes où l'on considère de telles conditions modificatrices se rapprochent beaucoup, par leur nature, de la seconde classe générale d'applications de la méthode des variations, caractérisée ci-dessus comme consistant dans la recherche des maxima et minima relatifs. Il y a néanmoins, entre les deux cas, cette différence essentielle, que, dans ce dernier, la modification est exprimée par une intégrale qui dépend de la fonction cherchée, tandis que, dans l'autre, elle se trouve désignée par une équation finie qui est immédiatement donnée. On conçoit par là, que la recherche des maxima et minima relatifs est toujours et nécessairement plus compliquée que celle des maxima et minima absolus. Heureusement, un théorème général fort important, trouvé avant l'invention du calcul des variations, et qui est une des plus belles découvertes dues au génie du grand Euler, donne un moyen uniforme et très-simple de faire rentrer ces deux classes de questions l'une dans l'autre. Il consiste, en ce que si l'on ajoute à l'intégrale qui doit être un maximum ou un minimum un multiple constant et indéterminé de celle qui doit rester constante par la nature du problème, il suffira de chercher, suivant le procédé général de Lagrange, ci-dessus indiqué, le maximum ou le minimum absolu de cette expression totale. On peut aisément concevoir, en effet, que la partie de la variation complète qui proviendrait de la dernière intégrale doit aussi bien être nulle, à cause de la constance de celle-ci, que la portion due à la première intégrale, qui s'anéantit en vertu de l'état maximum ou minimum. Ces deux conditions distinctes, s'accordent évidemment pour produire, sous ce rapport, des effets exactement semblables.

Telle est, par aperçu, la manière générale dont la méthode des variations s'applique à toutes les diverses questions qui composent ce qu'on appelait la théorie des isopérimètres. On aura sans doute remarqué dans cette exposition sommaire, à quel degré s'est trouvée utilisée par cette nouvelle analyse la seconde propriété fondamentale de l'analyse transcendante, appréciée dans la sixième leçon, savoir: la généralité des expressions infinitésimales pour représenter un même phénomène géométrique ou mécanique, en quelque corps qu'il soit considéré. C'est, en effet, sur cette généralité que sont fondées, par leur nature, toutes les solutions dues à la méthode des variations. Si une formule unique ne pouvait point exprimer la longueur ou l'aire de toute courbe quelconque, si on n'avait point une autre formule fixe pour désigner le temps de la chute d'un corps pesant, suivant quelque ligne qu'il descende, etc., comment eût-il été possible de résoudre des questions qui exigent inévitablement, par leur nature, la considération simultanée de tous les cas que peuvent déterminer dans chaque phénomène les divers sujets qui le manifestent?

Quelle que soit l'extrême importance de la théorie des isopérimètres, et quoique la méthode des variations n'ait eu primitivement d'autre objet que la résolution rationnelle et générale de cet ordre de problèmes, on n'aurait cependant qu'une idée incomplète de cette belle analyse, si on bornait là sa destination. En effet, la conception abstraite de deux natures distinctes de différentiations, est évidemment applicable non-seulement aux cas pour lesquels elle a été créée, mais aussi à tous ceux qui présentent, par quelque cause que ce soit, deux manières différentes de faire varier les mêmes grandeurs. C'est ainsi que Lagrange lui-même a fait, dans sa mécanique analytique, une immense application capitale de son calcul des variations, en l'employant à distinguer les deux sortes de changemens que présentent si naturellement les questions de mécanique rationnelle pour les divers points que l'on considère, suivant que l'on compare les positions successives qu'occupe, en vertu du mouvement, un même point de chaque corps dans deux instans consécutifs, ou que l'on passe d'un point du corps à un autre dans le même instant. L'une de ces comparaisons produit les différentielles ordinaires; l'autre donne lieu aux variations, qui ne sont, là comme partout, que des différentielles prises sous un nouveau point de vue. C'est dans une telle acception générale qu'il faut concevoir le calcul des variations, pour apprécier convenablement l'importance de cet admirable instrument logique, le plus puissant que l'esprit humain ait construit jusqu'ici.

La méthode des variations n'étant qu'une immense extension de l'analyse transcendante générale, je n'ai pas besoin de constater spécialement qu'elle est susceptible d'être envisagée sous les divers points de vue fondamentaux que comporte le calcul des fonctions indirectes, considéré dans son ensemble. Lagrange a inventé le calcul des variations d'après la conception infinitésimale proprement dite, et même bien avant d'avoir entrepris la reconstruction générale de l'analyse transcendante. Quand il eut exécuté cette importante réformation, il montra aisément comment elle pouvait aussi s'appliquer au calcul des variations, qu'il exposa avec tout le développement convenable, suivant sa théorie des fonctions dérivées. Mais, plus l'emploi de la méthode des variations est difficile pour l'intelligence à cause du degré d'abstraction supérieur des idées considérées, plus il importe de ménager dans son application les forces de notre esprit, en adoptant la conception analytique la plus directe et la plus rapide, c'est-à-dire, celle de Leïbnitz. Aussi Lagrange lui-même l'a-t-il constamment préférée dans l'important usage qu'il a fait du calcul des variations pour la mécanique analytique. Il n'existe pas, en effet, la moindre hésitation à cet égard parmi les géomètres.

Afin d'éclaircir aussi complétement que possible le caractère philosophique du calcul des variations, je crois devoir terminer en indiquant sommairement ici une considération qui me semble importante, et par laquelle je puis le rapprocher de l'analyse transcendante ordinaire à un plus haut degré que Lagrange ne me paraît l'avoir fait 19.

Note 19: (retour) Je me propose de développer plus tard cette considération nouvelle, dans un travail spécial sur le calcul des variations, qui a pour objet de présenter l'ensemble de cette analyse hyper-transcendante sous un nouveau point de vue, que je crois propre à en étendre la portée générale.

Nous avons remarqué, d'après Lagrange, dans la leçon précédente, la formation du calcul aux différences partielles, créé par d'Alembert, comme ayant introduit, dans l'analyse transcendante, une nouvelle idée élémentaire, la notion de deux sortes d'accroissemens distincts et indépendans les uns des autres que peut recevoir une fonction de deux variables, en vertu du changement de chaque variable séparément. C'est ainsi que l'ordonnée verticale d'une surface, ou toute autre grandeur qui s'y rapporte, varie de deux manières tout-à-fait distinctes et qui peuvent suivre les lois les plus diverses, en faisant croître tantôt l'une tantôt l'autre des deux coordonnées horizontales. Or, une telle considération me semble très-rapprochée, par sa nature, de celle qui sert de base générale à la méthode des variations. Celle-ci, en effet, n'a réellement fait autre chose que transporter aux variables indépendantes elles-mêmes la manière de voir déjà adoptée pour les fonctions de ces variables, ce qui en a singulièrement agrandi l'usage. Je crois, d'après cela, que, sous le seul rapport des conceptions fondamentales, on peut envisager le calcul créé par d'Alembert, comme ayant établi une transition naturelle et nécessaire entre le calcul infinitésimal ordinaire et le calcul des variations, dont une telle filiation me paraît devoir éclaircir et simplifier la notion générale.

D'après les diverses considérations indiquées dans cette leçon, la méthode des variations se présente comme le plus haut degré de perfection connu jusqu'ici de l'analyse des fonctions indirectes. Dans son état primitif, cette dernière analyse s'est présentée comme un puissant moyen général de faciliter l'étude mathématique des phénomènes naturels, en introduisant, pour l'expression de leurs lois, la considération de grandeurs auxiliaires choisies de telle manière, que leurs relations soient nécessairement plus simples et plus aisées à obtenir que celles des grandeurs directes. Mais la formation de ces équations différentielles n'était point conçue comme pouvant comporter aucunes règles générales et abstraites. Or, l'analyse des variations, considérée sous le point de vue le plus philosophique, peut être envisagée comme essentiellement destinée, par sa nature, à faire rentrer, autant que possible, dans le domaine du calcul, l'établissement même des équations différentielles, car tel est, pour un grand nombre de questions importantes et difficiles, l'effet général des équations variées qui, encore plus indirectes que les simples équations différentielles par rapport aux objets propres de la recherche, sont aussi bien plus aisées à former, et desquelles on peut ensuite, par des procédés analytiques invariables et complets, destinés à éliminer le nouvel ordre d'infinitésimales auxiliaires introduit, déduire ces équations différentielles ordinaires, qu'il eût été souvent impossible d'établir immédiatement. La méthode des variations constitue donc la partie la plus sublime de ce vaste système de l'analyse mathématique qui, partant des plus simples élémens de l'algèbre, organise, par une succession d'idées non-interrompue, des moyens généraux de plus en plus puissans pour l'étude approfondie de la philosophie naturelle, et qui, dans son ensemble, présente, sans aucune comparaison, le monument le plus imposant et le moins équivoque de la portée de l'esprit humain. Mais, il faut reconnaître aussi que les conceptions habituellement considérées dans la méthode des variations étant, par leur nature, plus indirectes, plus générales, et surtout beaucoup plus abstraites que toutes les autres, l'emploi d'une telle méthode exige nécessairement, et d'une manière soutenue, le plus haut degré connu de contention intellectuelle, pour ne jamais perdre de vue l'objet précis de la recherche en suivant des raisonnemens qui offrent à l'esprit des points d'appui aussi peu déterminés, et dans lesquels les signes ne sont presque jamais d'aucun secours. On doit, sans doute, attribuer en grande partie à cette difficulté nécessaire le peu d'usage réel que les géomètres, excepté Lagrange, ont fait jusqu'ici d'une conception aussi admirable.

Chargement de la publicité...