Cours de philosophie positive. (2/6)
VINGT-HUITIÈME LEÇON.
Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique.
Cette seconde branche fondamentale de la philosophie naturelle n'a commencé à se dégager définitivement de la métaphysique, pour prendre un caractère vraiment positif, que depuis les découvertes capitales de Galilée sur la chute des poids; tandis que, au contraire, la science considérée dans la première partie de ce volume était réellement positive, sous le rapport purement géométrique, depuis la fondation de l'École d'Alexandrie. On doit donc s'attendre ici, outre l'influence directe de la plus grande complication des phénomènes, à trouver l'état scientifique de la physique bien moins satisfaisant que celui de l'astronomie; soit sous le point de vue spéculatif, quant à la pureté et à la coordination de ses théories; soit sous le point de vue pratique, quant à l'étendue et à l'exactitude des prévisions qui en résultent. À la vérité, la formation graduelle de cette science pendant les deux derniers siècles a pu s'accomplir sous l'impulsion philosophique des préceptes de Bacon et des conceptions de Descartes, qui a dû rendre sa marche générale bien plus rationnelle, en établissant directement les conditions fondamentales de la méthode positive universelle. Mais, quelque importante qu'ait été réellement cette haute influence pour accélérer le progrès naturel de la philosophie physique, l'empire si prolongé des habitudes métaphysiques primitives était tellement profond, et l'esprit positif, qui n'a pu se développer que par l'exercice, était encore si imparfaitement caractérisé, que cette science ne pouvait acquérir en aussi peu de temps une entière positivité, dont manquait l'astronomie elle-même, envisagée dans sa partie mécanique, jusqu'au milieu de cette période. Aussi, à partir du point où est maintenant parvenu notre examen philosophique, trouverons-nous, dans les diverses sciences fondamentales qui nous restent à considérer, des traces de plus en plus profondes de l'esprit métaphysique, dont l'astronomie est seule aujourd'hui, entre toutes les branches de la philosophie naturelle, complètement affranchie. Cette influence anti-scientifique ne se bornera plus, comme celle que j'ai eu jusqu'ici à signaler en divers cas, à des détails peu importans, qui n'affectent essentiellement que le mode d'exposition; nous reconnaîtrons qu'elle altère notablement les conceptions fondamentales de la science, qui, même en physique, n'a point encore, à mon avis, entièrement pris son caractère philosophique définitif. Conformément à l'esprit général de notre travail, en comparant, d'une manière plus directe, plus rationnelle et plus profonde qu'on ne l'a fait encore, la philosophie de la physique avec le modèle si parfait que nous offre la philosophie astronomique, et perfectionnant toujours graduellement la méthode des sciences plus compliquées par l'application des préceptes généraux fournis par l'analyse des sciences moins compliquées, je ferai concevoir, j'espère, la possibilité d'imprimer désormais à toutes la même positivité, quoiqu'elles soient loin de comporter, par la nature de leurs phénomènes, la même perfection, suivant la hiérarchie fondamentale établie au commencement de cet ouvrage.
Nous devons d'abord circonscrire aussi nettement que possible le véritable champ des recherches dont se compose la physique proprement dite.
En ne la séparant point de la chimie, leur ensemble a pour objet la connaissance des lois générales du monde inorganique. Dès lors, cette étude totale se distingue aisément par des caractères fort tranchés, qui seront plus tard exactement analysés, aussi bien de la science de la vie, qui la suit dans notre échelle encyclopédique, que de la science astronomique qui l'y précède, et dont le simple objet, comme nous l'avons vu, se réduit à la considération des grands corps naturels quant à leurs formes et à leurs mouvemens. Mais, au contraire, la distinction entre la physique et la chimie est très délicate à constituer avec précision, et sa difficulté augmente de jour en jour par les relations de plus en plus intimes que l'ensemble des découvertes modernes développe continuellement entre ces deux sciences. Cette division est néanmoins réelle et indispensable, quoique nécessairement moins prononcée que toutes les autres séparations contenues dans notre série encyclopédique fondamentale. Je crois pouvoir l'établir solidement d'après trois considérations générales, distinctes quoique équivalentes, dont chacune isolément serait peut-être, en certains cas, insuffisante, mais qui, réunies, ne me paraissent devoir jamais laisser aucune incertitude réelle.
La première consiste dans le contraste caractéristique, déjà vaguement entrevu par les philosophes du dix-septième siècle, entre la généralité nécessaire des recherches vraiment physiques et la spécialité non moins inhérente aux explorations purement chimiques. Toute considération de physique proprement dite est, par sa nature, plus ou moins applicable à un corps quelconque: tandis que, au contraire, toute idée chimique concerne nécessairement une action particulière à certaines substances, quelque similitude que nous parvenions d'ailleurs à saisir entre les différens cas. Cette opposition fondamentale est toujours nettement marquée entre les deux catégories de phénomènes. Ainsi, non-seulement la pesanteur, premier objet de la physique, se manifeste de la même manière dans tous les corps, et tous comportent pareillement des effets thermologiques; mais, encore, tous sont plus ou moins sonores, et susceptibles aussi de phénomènes optiques et même électriques: ils ne nous offrent jamais, pour ces diverses propriétés, que de simples inégalités de degré. Dans les différentes compositions et décompositions dont la chimie s'occupe, il s'agit constamment, au contraire, en dernière analyse, de propriétés radicalement spécifiques, qui varient non-seulement entre les diverses substances élémentaires, mais encore parmi leurs combinaisons les plus analogues. Les phénomènes magnétiques semblent, il est vrai, présenter une exception notable à cette généralité caractéristique des études physiques proprement dites, puisqu'ils sont particuliers à certaines matières très peu nombreuses, ce qui paraîtrait devoir les faire rentrer, sous ce rapport, dans le domaine de la chimie, à laquelle néanmoins ils ne sauraient évidemment appartenir. Mais cette objection doit disparaître depuis qu'il est bien reconnu, d'après la belle série de découvertes créée par M. Oersted, que ces phénomènes sont une simple modification des phénomènes électriques, dont la généralité est irrécusable. Sous l'influence de cette vue fondamentale, le progrès journalier de la science tend d'ailleurs, ce me semble, à constater de plus en plus que cette modification n'est point, comme on le croyait d'une manière trop absolue, strictement propre à une ou deux substances, et que toutes en sont très probablement susceptibles quand on les place dans des conditions convenables, seulement à des degrés beaucoup plus inégaux que pour aucune autre propriété physique. Cette exception apparente, qui, du reste, est évidemment la seule, ne peut donc réellement altérer le caractère intime de généralité rigoureuse, nécessairement inhérent à tous les phénomènes qui constituent le domaine de la physique, par opposition à la chimie.
C'est donc bien vainement que, dans la manière habituelle de concevoir la physique, on croit encore devoir distinguer aujourd'hui les diverses propriétés dont elle s'occupe, suivant que leur universalité est nécessaire ou contingente, ce qui tend directement à jeter une fâcheuse incertitude sur la vraie définition de cette science. Une telle subtilité scolastique ne tient évidemment qu'à un reste d'influence de l'esprit métaphysique, d'après lequel on avait prétendu si long-temps à connaître les corps en eux-mêmes, indépendamment des phénomènes qu'ils nous montrent, et que l'on envisageait toujours comme essentiellement fortuits, tandis qu'ils sont réellement au contraire, pour les philosophes positifs, la seule base primitive de nos conceptions. Depuis que l'homme a reconnu, par exemple, l'universalité de la pesanteur, pouvons-nous continuer à la regarder comme une propriété contingente, c'est-à-dire, concevoir effectivement des corps qui en seraient dépourvus? De même, est-il vraiment en notre pouvoir de nous représenter une substance qui n'aurait point une température quelconque, ou qui ne comporterait aucun effet sonore, ni aucune action lumineuse, ou même électrique? En un mot, du point de vue de la philosophie positive, il y a évidemment exclusion entre l'idée de généralité rigoureuse et la notion de contingence, qui ne saurait appartenir qu'à des propriétés dont l'absence soit constatée dans quelques cas réels.
La seconde considération élémentaire propre à distinguer la physique de la chimie, offre moins d'importance et même de solidité que la précédente, quoique susceptible d'une utilité véritable. Elle consiste à remarquer qu'en physique, les phénomènes considérés sont toujours relatifs aux masses, et en chimie aux molécules, d'où cette dernière science tirait autrefois sa dénomination habituelle de physique moléculaire. Malgré que cette distinction ne soit pas, au fond, dépourvue de toute réalité, il faut néanmoins reconnaître que les actions purement physiques sont le plus souvent aussi moléculaires que les influences chimiques, quand on les étudie d'une manière suffisamment approfondie. La pesanteur elle-même nous en présente un exemple irrécusable. Les phénomènes physiques observés dans les masses ne sont habituellement que les résultats sensibles de ceux qui s'opèrent dans leurs moindres particules: on ne doit tout au plus excepter de cette règle que les phénomènes du son et peut-être ceux de l'électricité. Quant à la nécessité d'une certaine masse pour manifester l'action, elle est évidemment tout aussi indispensable en chimie; en sorte que, sous ce rapport non plus, on ne semble point pouvoir admettre aucune différence vraiment caractéristique. Toutefois, cet ancien aperçu général, inspiré par la science naissante à des esprits profondément philosophiques, doit nécessairement offrir quelques fondemens véritables qui ont seulement besoin d'être plus précisément analysés; car, le développement ultérieur de la science ne saurait détruire le résultat d'une telle comparaison primitive, convenablement établie. Il me semble, en effet, que le fait général inaltérable, dont cette distinction n'est que l'énoncé abstrait, exprimé peut-être d'une manière qui n'est plus aujourd'hui strictement scientifique, consiste réellement en ce que, pour tous les phénomènes chimiques, l'un au moins des corps entre lesquels ils s'opèrent doit être nécessairement dans un état d'extrême division, et même, le plus souvent, de fluidité véritable, sans lequel l'action ne saurait avoir lieu, tandis que cette condition préliminaire n'est, au contraire, jamais indispensable à la production d'aucun phénomène physique proprement dit, et qu'elle constitue même toujours une circonstance défavorable à cette production, quoiqu'elle ne suffise pas constamment à l'empêcher. Il y a donc, à cet égard, une distinction réelle, quoique peu tranchée, entre les deux ordres de recherches.
Enfin, une troisième remarque générale est peut-être plus convenable qu'aucune autre pour séparer nettement les phénomènes physiques des phénomènes chimiques. Dans les premiers, la constitution des corps, c'est-à-dire le mode d'arrangement de leurs particules, peut se trouver changée, quoique le plus souvent elle demeure même essentiellement intacte; mais, leur nature, c'est-à-dire la composition de leurs molécules, reste constamment inaltérable. Dans les seconds, au contraire, non-seulement il y a toujours changement d'état à l'égard de quelqu'un des corps considérés, mais l'action mutuelle de ces corps altère nécessairement leur nature, et c'est même une telle modification qui constitue essentiellement le phénomène. La plupart des agens considérés en physique sont sans doute susceptibles, quand leur influence est très énergique ou très prolongée, d'opérer à eux seuls des compositions et décompositions parfaitement identiques avec celles que détermine l'action chimique proprement dite; et c'est là d'où résulte directement la liaison si naturelle entre la physique et la chimie. Mais, à ce degré d'action, ils sortent, en effet, du domaine de la première science pour entrer dans celui de la seconde.
Nos classifications scientifiques, pour être vraiment positives, ne sauraient reposer sur la considération vague et incertaine des agens auxquels nous rapportons les phénomènes étudiés. Un tel principe, rigoureusement appliqué, introduirait nécessairement une confusion totale et tendrait à faire disparaître les distinctions les plus utiles et les plus réelles. On sait, par exemple, que plusieurs philosophes modernes, et entre autres le grand Euler, ont voulu attribuer à un même éther universel, non-seulement les phénomènes de la chaleur et de la lumière, ainsi que ceux de l'électricité et du magnétisme, mais encore ceux de la pesanteur, terrestre ou céleste: et il serait impossible de démontrer, d'une manière réellement péremptoire, la fausseté d'une telle opinion. Plus tard, d'autres ont encore chargé le même fluide imaginaire de la production des phénomènes sonores, pour lesquels l'air ne leur paraissait pas un intermédiaire suffisant. Enfin, nous voyons aujourd'hui quelques physiologistes distingués, sectateurs du naturisme allemand, rapporter aussi la vie à l'attraction universelle, à laquelle déjà l'action chimique a été souvent rattachée. Ainsi, en combinant ces diverses hypothèses, qui sont tout aussi plausibles réunies que séparées, on arriverait à concevoir vaguement, en résumé, que tous les phénomènes observables sont dus à un agent unique, et personne sans doute ne saurait prouver qu'il en est autrement. Toute classification fondée sur la considération des agens deviendrait donc entièrement illusoire. Le seul moyen de dissiper une telle incertitude, en écartant des contestations nécessairement interminables, consiste à remarquer directement que, nos études positives ayant seulement pour objet la connaissance des lois des phénomènes, et nullement celle de leur mode de production, c'est sur les phénomènes eux-mêmes que doivent être exclusivement basées nos distributions scientifiques, pour avoir réellement une consistance rationnelle, comme je l'ai établi dans les prolégomènes de cet ouvrage. En procédant ainsi, il n'y a plus d'obscurité ni d'hésitation; notre marche philosophique devient assurée.
On voit, dès lors, pour nous renfermer dans les limites de la question présente, que quand même tous les phénomènes chimiques seraient un jour positivement analysés comme dus à des actions purement physiques, ce qui sera peut-être le résultat général des travaux de la génération scientifique actuelle, notre distinction fondamentale entre la physique et la chimie ne saurait en être effectivement ébranlée. Car il resterait nécessairement vrai que, dans un fait justement qualifié de chimique, il y a toujours quelque chose de plus que dans un fait simplement physique, savoir: l'altération caractéristique qu'éprouvent la composition moléculaire des corps, et par suite, l'ensemble de leurs propriétés. Une telle distinction est donc naturellement à l'abri de toute révolution scientifique.
L'ensemble des considérations précédentes me paraît suffire pour définir avec exactitude l'objet propre de la physique, strictement circonscrite dans ses limites naturelles. On voit que cette science consiste à étudier les lois qui régissent les propriétés générales des corps, ordinairement envisagés en masse, et constamment placés dans des circonstances susceptibles de maintenir intacte la composition de leurs molécules, et même, le plus souvent, leur état d'agrégation. En outre, le véritable esprit philosophique exige toujours, comme je l'ai déjà fréquemment rappelé, que toute science digne de ce nom soit évidemment destinée à établir sûrement un ordre correspondant de prévoyance. Il est donc indispensable d'ajouter, pour compléter réellement une telle définition, que le but final des théories physiques est de prévoir, le plus exactement possible, tous les phénomènes que présentera un corps placé dans un ensemble quelconque de circonstances données, en excluant toutefois celles qui pourraient le dénaturer. Que ce but soit rarement atteint d'une manière complète et surtout précise, cela n'est point douteux; mais il en résulte seulement que la science est imparfaite. Son imperfection réelle fût-elle même beaucoup plus grande, telle n'en serait pas moins évidemment sa destination nécessaire. J'ai remarqué ailleurs que, pour concevoir nettement le vrai caractère général d'une science quelconque, il est d'abord indispensable de la supposer parfaite, et l'on a ensuite convenablement égard aux difficultés fondamentales plus ou moins grandes que présente toujours effectivement cette perfection idéale, comme nous l'avons déjà fait envers l'astronomie.
Par cette seule exposition sommaire de l'objet général des recherches physiques, il est aisé de sentir combien elles doivent offrir nécessairement plus de complication que les études astronomiques. Celles-ci se bornent à considérer les corps dont elles s'occupent sous les deux aspects élémentaires les plus simples que nous puissions imaginer, quant à leurs formes et à leurs mouvemens, en faisant rigoureusement abstraction de tout autre point de vue. En physique, au contraire, les corps, accessibles à tous nos sens, sont nécessairement envisagés dans l'ensemble des conditions générales qui caractérisent leur existence réelle, et par conséquent, étudiés sous un grand nombre de rapports divers, qui d'ordinaire se compliquent mutuellement. Si l'on apprécie convenablement la difficulté totale du problème, il deviendra facile de concevoir, à priori, que non-seulement une telle science doit être inévitablement beaucoup moins parfaite que l'astronomie, mais encore même qu'elle serait réellement impossible si l'accroissement des obstacles fondamentaux n'était naturellement compensé, jusqu'à un certain point, par l'extension des moyens d'exploration. C'est ici le lieu d'appliquer la loi philosophique que j'ai établie dans la dix-neuvième leçon, au sujet de cette compensation nécessaire et constante, qui résulte essentiellement de ce que, à mesure que les phénomènes se compliquent, ils deviennent, par cela même, explorables sous un plus grand nombre de rapports divers.
Des trois procédés généraux qui constituent notre art d'observer, comme je l'ai exposé alors, le dernier, la comparaison, n'est à la vérité guère plus applicable ici qu'à l'égard des phénomènes astronomiques. Quoiqu'il y puisse être quelquefois heureusement employé, il faut reconnaître que, par sa nature, il est essentiellement destiné à l'étude des phénomènes propres aux corps organisés, comme nous le constaterons plus tard. Mais la physique comporte évidemment le plus complet développement des deux autres modes fondamentaux d'observation. Quant au premier, c'est-à-dire à l'observation proprement dite, qui, en astronomie, était forcément bornée à l'usage d'un seul sens, elle commence à recevoir ici toute son extension possible. La multiplicité des points de vue relatifs aux propriétés physiques tient essentiellement en effet à la même condition caractéristique qui nous permet d'y employer simultanément tous nos sens. Néanmoins, cette science, réduite à la seule ressource de l'observation pure, serait, sans aucun doute, extrêmement imparfaite, quelque varié qu'y puisse être son usage. Mais ici s'introduit spontanément, dans la philosophie naturelle, l'emploi du second procédé général d'exploration, l'expérience, dont l'application convenablement dirigée constitue la principale force des physiciens pour toutes les questions un peu compliquées. Cet heureux artifice fondamental consiste toujours à observer en dehors des circonstances naturelles, en plaçant les corps dans des conditions artificielles, expressément instituées pour faciliter l'examen de la marche des phénomènes qu'on se propose d'analyser sous un point de vue déterminé. On conçoit aisément combien un tel art est éminemment adapté aux recherches physiques, qui, destinées, par leur nature, à étudier dans les corps leurs propriétés générales et permanentes, susceptibles seulement de divers degrés d'intensité, peuvent admettre, pour ainsi dire sans limites, l'ensemble quelconque de circonstances qu'on juge convenable d'introduire. C'est réellement en physique que se trouve le triomphe de l'expérimentation, parce que notre faculté de modifier les corps afin de mieux observer leurs phénomènes, n'y est assujettie à presque aucune restriction, ou que, du moins, elle s'y développe beaucoup plus librement que dans toute autre partie de la philosophie naturelle.
Quand nous examinerons, dans le volume suivant, la science de la vie, nous reconnaîtrons quelles difficultés fondamentales y présente l'institution des expériences, à cause de la nécessité de les combiner de manière à maintenir l'état vivant, et même au degré normal, ce qui, d'un autre côté, exige impérieusement un ensemble très complexe de conditions, tant extérieures qu'intérieures, dont les variations admissibles sont renfermées entre des limites peu écartées, et dont les modifications se provoquent mutuellement: en sorte qu'on ne peut presque jamais établir, en physiologie, tandis qu'on l'obtient si aisément en physique deux cas exactement pareils sous tous les rapports, sauf sous celui qu'on veut analyser; ce qui constitue pourtant la base indispensable d'une expérimentation complètement rationnelle et vraiment décisive. L'usage des expériences doit donc être, en physiologie, extrêmement restreint, quoique, sans doute, elles y puissent être réellement avantageuses, quand on procède à leur institution avec toute la circonspection qu'elle exige: nous examinerons plus tard comment cette ressource y est, jusqu'à un certain point, remplacée par l'observation pathologique. En chimie, le domaine de l'expérimentation semble ordinairement encore plus complet que dans la physique, puisqu'on n'y considère, pour ainsi dire, jusqu'ici que des faits résultant de circonstances artificielles, établies par notre intervention. Mais, la non-spontanéité des circonstances ne constitue pas, ce me semble, le principal caractère philosophique de l'expérimentation, qui consiste surtout dans le choix le plus libre possible du cas propre à dévoiler le mieux la marche du phénomène, que ce cas soit d'ailleurs naturel ou factice. Or, ce choix est, en réalité, bien plus facultatif en physique qu'à l'égard des phénomènes chimiques, dont la plupart, ne pouvant s'obtenir que par le concours indispensable d'un plus grand nombre d'influences diverses, ne permettent pas de varier autant les circonstances de leur production, ni surtout d'isoler aussi complètement les différentes conditions déterminantes, comme nous le reconnaîtrons spécialement dans le volume suivant. Ainsi, en résumé, non-seulement la création de l'art général de l'expérimentation est due au développement de la physique; mais c'est surtout à cette science qu'un tel procédé est, en effet, destiné, quelque précieuses ressources qu'il offre aux branches plus compliquées de la philosophie naturelle.
Après l'usage rationnel des méthodes expérimentales, la principale base du perfectionnement de la physique résulte de l'application plus ou moins complète de l'analyse mathématique. C'est ici que finit le domaine actuel de cette analyse en philosophie naturelle; et la suite de cet ouvrage montrera combien il serait chimérique d'espérer que son empire s'étende jamais au-delà avec une efficacité notable, même en se bornant aux phénomènes chimiques. La fixité et la simplicité relatives des phénomènes physiques, doivent comporter naturellement un emploi étendu de l'instrument mathématique, quoiqu'il s'y adapte beaucoup moins bien qu'aux études astronomiques. Cette application peut s'y présenter sous deux formes très différentes, l'une directe, l'autre indirecte. La première a lieu quand la considération immédiate des phénomènes a permis d'y saisir une loi numérique fondamentale, qui devient la base d'une suite plus ou moins prolongée de déductions analytiques; comme on l'a vu si éminemment lorsque le grand Fourier a créé sa belle théorie mathématique de la répartition de la chaleur, fondée tout entière sur le principe de l'action thermologique entre deux corps, proportionnelle à la différence de leurs températures. Le plus souvent, au contraire, l'analyse mathématique ne s'y introduit qu'indirectement, c'est-à-dire après que les phénomènes ont été d'abord ramenés, par une étude expérimentale plus ou moins difficile, à quelques lois géométriques ou mécaniques; et alors ce n'est point proprement à la physique que l'analyse s'applique, mais à la géométrie ou à la mécanique. Telles sont, entre autres, sous le rapport géométrique, les théories de la réflexion ou de la réfraction, et, sous le rapport mécanique, l'étude de la pesanteur ou celle d'une partie de l'acoustique.
Que l'introduction des théories analytiques, dans les recherches physiques, soit médiate ou immédiate, il importe de ne les y employer qu'avec une extrême circonspection, après avoir sévèrement scruté la réalité du point de départ, qui peut seule établir la solidité des déductions, qu'une telle méthode permet de prolonger et de varier avec une si admirable fécondité; et le génie propre de la physique doit diriger sans cesse l'usage rationnel de ce puissant instrument. Il faut convenir que l'ensemble de ces conditions a été rarement rempli d'une manière convenable par les géomètres, qui, le plus souvent, prenant le moyen pour le but, ont embarrassé la physique d'une foule de travaux analytiques fondés sur des hypothèses très hasardées, ou même sur des conceptions entièrement chimériques, et où, par conséquent, les bons esprits ne peuvent voir réellement que de simples exercices mathématiques, dont la valeur abstraite est quelquefois très éminente, sans que leur influence puisse nullement accélérer le progrès naturel de la physique. L'injuste dédain que la prépondérance de l'analyse provoque trop fréquemment pour les études purement expérimentales, tend même directement à imprimer à l'ensemble des recherches une impulsion vicieuse qui, si elle n'était point nécessairement contenue, enlevant à la physique ses fondemens indispensables, la ferait rétrograder vers un état d'incertitude et d'obscurité peu différent, au fond, malgré l'imposante sévérité des formes, de son ancien état métaphysique. Les physiciens n'ont pas d'autre moyen radical d'éviter ces empiètemens funestes, que de devenir désormais eux-mêmes assez géomètres pour diriger habituellement l'usage de l'instrument analytique, comme celui de tous les autres appareils qu'ils emploient, au lieu d'en abandonner l'application à des esprits qui n'ont ordinairement aucune idée nette et approfondie des phénomènes à l'exploration desquels ils le destinent. Cette condition, rationnellement indiquée par la seule position de la physique dans notre série encyclopédique, pourrait sans doute être convenablement remplie, si l'éducation préliminaire des physiciens était plus fortement organisée. Dès lors, ils n'auraient plus besoin de recourir aux géomètres que dans les cas, nécessairement très rares, qui exigeraient le perfectionnement abstrait des procédés analytiques. Non-seulement ils feraient ainsi cesser directement la sorte de fausse position scientifique qui leur est si souvent pénible aujourd'hui, mais ils amélioreraient notablement l'ensemble du système scientifique, en hâtant le développement de la saine philosophie mathématique. Car, la philosophie de l'analyse commence maintenant à être bien connue, quoique sans doute, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, elle soit encore susceptible de perfectionnemens capitaux; mais, quant à la vraie philosophie mathématique, qui consiste surtout dans la relation convenablement organisée de l'abstrait au concret, elle est encore presque entièrement dans l'enfance, sa formation ayant dû nécessairement être postérieure. Or, elle ne pouvait naître que d'une comparaison suffisamment étendue entre les études mathématiques de divers ordres de phénomènes; elle ne peut se développer que par l'accroissement graduel de telles études, poursuivies dans un esprit vraiment positif, qui, au degré où il est nécessaire, doit naturellement se trouver bien plus complet chez les physiciens que chez les géomètres. L'attention de ceux-ci doit, en général, se diriger spontanément de préférence vers l'instrument, abstraction faite de l'usage; les autres peuvent seuls, d'ordinaire, sentir assez vivement le besoin de modifier les moyens, conformément à la destination qu'ils ont en vue. Telles sont les fonctions respectives que leur assigne une distribution rationnelle de l'ensemble du travail scientifique.
Quoique l'application de l'analyse à l'étude de la physique ne soit point encore assez philosophiquement instituée, et que, par suite, elle ait été fréquemment illusoire, elle n'en a pas moins déjà rendu d'éminens services au progrès réel de nos connaissances, comme j'aurai soin de l'indiquer en examinant successivement les diverses parties essentielles de la science. Lorsque les conditions fondamentales d'une telle application ont pu être suffisamment remplies, l'analyse a porté, dans les différentes branches de la physique, cette précision admirable et surtout cette parfaite coordination qui caractérisent toujours son emploi bien entendu. Que seraient sans elle, l'étude de la pesanteur, celle de la chaleur, de la lumière, etc.? Des suites de faits presque incohérens, dans lesquelles notre esprit ne pourrait rien prévoir qu'en consultant l'expérience, pour ainsi dire à chaque pas, tandis qu'elles nous offrent maintenant un caractère de rationnalité très satisfaisant, qui les rend susceptibles de remplir à un haut degré la destination finale de tout travail scientifique. Néanmoins, il ne faut pas se dissimuler que les phénomènes physiques, à raison de leur plus grande complication, sont bien moins accessibles aux méthodes mathématiques que les phénomènes astronomiques, soit quant à l'étendue ou à la sûreté des procédés. Sous le point de vue mécanique surtout, il n'y a pas de problème physique qui ne soit réellement beaucoup plus complexe qu'aucun problème astronomique, lorsqu'on y veut tenir compte de toutes les circonstances susceptibles d'exercer sur le phénomène une véritable influence. Le cas de la pesanteur, quelque simple qu'il paraisse et qu'il soit en effet, relativement à tous les autres, en offre la preuve bien sensible, même en se bornant aux solides, par l'impossibilité où nous sommes encore d'avoir suffisamment égard dans nos calculs à la résistance de l'air, qui modifie pourtant d'une manière si prononcée le mouvement effectif. Il en est ainsi, à plus forte raison, des autres recherches physiques susceptibles de devenir mathématiques, et qui ordinairement ne sauraient comporter une telle transformation qu'après avoir écarté une portion plus ou moins essentielle des conditions du problème, d'où résulte l'impérieuse nécessité d'une grande réserve dans l'emploi des déductions de cette analyse incomplète. On pourrait cependant augmenter beaucoup l'utilité réelle de l'analyse dans les questions physiques, en ne lui accordant plus une prépondérance aussi exclusive, et en consultant plus convenablement l'expérience, qui, cessant d'être bornée à la simple détermination des coefficiens, comme on le voit trop souvent aujourd'hui, fournirait aux méthodes mathématiques des points de départ moins écartés; cette marche a déjà réussi pour quelques cas, malheureusement trop rares. Sans doute, la coordination devient ainsi plus imparfaite; mais doit-on regretter cette perfection illusoire, lorsqu'on ne peut l'obtenir qu'en altérant plus ou moins profondément la réalité des phénomènes? Cet art de combiner intimement l'analyse et l'expérience, sans subalterniser l'une à l'autre, est encore presque inconnu; il constitue naturellement le dernier progrès fondamental de la méthode propre à l'étude approfondie de la physique. Il ne pourra être, en réalité, convenablement cultivé, que lorsque les physiciens, et non les géomètres, se chargeront enfin, dans ces recherches, de diriger l'instrument analytique, comme je viens de le proposer.
Après avoir suffisamment considéré, d'une manière générale, l'objet propre de la physique et les moyens fondamentaux qui lui appartiennent, je dois maintenant fixer sa vraie position encyclopédique. La discussion établie au commencement de cette leçon doit me dispenser naturellement de grands développemens à ce sujet. Il faut, néanmoins, justifier ici sommairement le rang que j'ai assigné à cette branche de la philosophie naturelle dans la hiérarchie scientifique, telle que je l'ai constituée au début de cet ouvrage.
Si l'on envisage d'abord la physique relativement aux sciences que j'ai placées comme antécédentes, il est aisé de reconnaître, en premier lieu, que non-seulement ses phénomènes sont plus compliqués que les phénomènes astronomiques, ce qui est évident, mais que leur étude ne saurait acquérir son vrai caractère rationnel qu'en se fondant sur une connaissance approfondie, quoique générale, de l'astronomie, soit comme modèle, soit même comme base. Nous avons reconnu, dans la première partie de ce volume, que la science céleste, tant sous le point de vue mécanique que sous le point de vue géométrique, nous offre nécessairement, à raison de la simplicité caractéristique de ses phénomènes, le type le plus parfait de la méthode universelle qu'on doit appliquer, autant que possible, à la découverte des lois naturelles. Quelle préparation immédiate aussi convenable pourrions-nous donc imaginer pour notre intelligence avant de se livrer aux explorations plus difficiles de la physique, que celle qui résulte de l'examen philosophique d'un tel modèle? Comment procéder rationnellement à l'analyse des phénomènes plus compliqués, sans s'être rendu d'abord un compte général satisfaisant de la manière dont les plus simples peuvent être étudiés? La marche de l'individu doit offrir ici les mêmes phases principales que celle de l'espèce. C'est par l'astronomie que l'esprit positif a réellement commencé à s'introduire dans la philosophie naturelle proprement dite, après avoir été suffisamment développé par les études purement mathématiques. Notre éducation individuelle pourrait-elle réellement être dispensée de suivre la même série générale? Si la science céleste nous a seule primitivement appris ce que c'est que l'explication positive d'un phénomène sans aucune enquête inaccessible sur sa cause, ou première ou finale, ni sur son mode de production, à quelle source plus pure puiserions-nous aujourd'hui un tel enseignement fondamental? La physique, plus qu'aucune autre science naturelle, doit surtout se proposer l'imitation d'un tel modèle, puisque ses phénomènes étant les moins compliqués de tous après les phénomènes astronomiques, cette imitation y est nécessairement bien plus complète.
Indépendamment de cette relation fondamentale, sous le rapport de la méthode, l'ensemble des théories célestes constitue une donnée préliminaire indispensable à l'étude rationnelle de la physique terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans la dix-neuvième leçon. La position et les mouvemens de notre planète dans le monde dont nous faisons partie, sa figure, sa grandeur, l'équilibre général de sa masse, sont évidemment nécessaires à connaître avant que l'un quelconque des phénomènes physiques qui s'opèrent à sa surface puisse être véritablement compris. Le plus élémentaire d'entre eux, et qui se reproduit dans presque tous les autres, la pesanteur, n'est point susceptible d'être étudié d'une manière approfondie, abstraction faite du phénomène céleste universel dont il ne présente réellement qu'un cas particulier. Enfin, j'ai déjà remarqué ailleurs que plusieurs phénomènes importans, et surtout celui des marées, établissent naturellement une transition formelle et presque insensible de l'astronomie à la physique. Une telle subordination est donc incontestable, sous quelque point de vue qu'on l'envisage.
Par suite de cette harmonie, la physique est donc sous la dépendance étroite, quoique indirecte, de la science mathématique, base évidente de l'astronomie. Mais, outre cette connexion médiate, nous avons reconnu ci-dessus le lien direct qui rattache intimement la physique au fondement général et primitif de toute la philosophie naturelle. Dans la plupart des branches de la physique, il s'agit, comme en astronomie, de phénomènes essentiellement géométriques ou mécaniques, quoique les circonstances en soient ordinairement beaucoup plus compliquées. Cette complication empêche sans doute que les théories géométriques et mécaniques, suivant l'examen précédent, puissent y être appliquées d'une manière à beaucoup près aussi parfaite, soit quant à l'étendue ou à la précision, que dans les cas célestes. Mais les lois abstraites de l'espace et du mouvement n'en doivent pas moins y être exactement observées; et leur application, envisagée d'une manière générale, ne saurait manquer d'y fournir des indications fondamentales extrêmement précieuses. Néanmoins, quelque évidente que soit cette subordination sous le rapport de la doctrine, c'est relativement à la méthode que la filiation mathématique de la physique me semble surtout importante à considérer. N'oublions jamais, en effet, que l'esprit général de la philosophie positive s'est formé primitivement par la culture des mathématiques, et qu'il faut nécessairement remonter jusqu'à une telle origine pour connaître réellement cet esprit dans toute sa pureté élémentaire. Les théorèmes et les formules mathématiques sont rarement susceptibles d'une application complète à l'étude effective des phénomènes naturels, quand on veut dépasser la plus extrême simplicité dans les conditions réelles des problèmes. Mais le véritable esprit mathématique, si distinct de l'esprit algébrique, avec lequel on le confond trop souvent 20, est, au contraire, constamment applicable; et sa connaissance approfondie constitue, à mes yeux, le plus intéressant résultat que les physiciens puissent retirer d'une étude philosophique de la science mathématique. C'est seulement par l'habitude intime des vérités éminemment simples et lucides de la géométrie et de la mécanique que notre esprit peut d'abord développer convenablement sa positivité naturelle, et se préparer à établir dans les études les plus complexes des démonstrations réelles. Rien ne saurait tenir lieu d'un tel régime pour dresser complétement l'organe intellectuel. On doit même reconnaître que les notions géométriques étant encore plus nettes et plus fondamentales que les notions mécaniques, l'étude des premières importe encore davantage aux physiciens comme moyen d'éducation, quoique les secondes aient réellement, dans les diverses branches de la science, un usage effectif plus immédiat et plus étendu. Toutefois, quelle que soit l'importance évidente d'une telle préparation primitive, il ne faudrait pas croire que, même sous le seul rapport du régime intellectuel, elle pût être vraiment suffisante, si l'étude philosophique de l'astronomie ne venait point la compléter, en montrant, par une application à la fois simple et capitale, comment l'esprit mathématique doit se modifier pour s'adapter réellement à l'exploration des phénomènes naturels. On voit ainsi, en résumé, que l'éducation scientifique préliminaire propre à former des physiciens rationnels est nécessairement plus compliquée que celle convenable aux astronomes, puisque, indépendamment d'une base mathématique exactement commune, et qui suffit à ceux-ci, les premiers doivent y joindre l'étude, au moins générale, de la science céleste. Sous ce premier point de vue, la position encyclopédique que j'ai assignée à la physique est donc incontestable.
Note 20: (retour) Les mêmes géomètres qui se plaisent le plus à soumettre au calcul des hypothèses physiques très hasardées ou même entièrement chimériques, sont ordinairement ceux qui, en mathématiques pures, poussent jusqu'au ridicule les habitudes de circonspection pédantesque et de sévérité minutieuse. Ce contraste remarquable me semble propre à faire ressortir la différence profonde qui existe entre l'esprit algébrique et le véritable esprit mathématique, pour lequel le calcul n'est qu'un instrument, essentiellement subordonné, comme tout autre, à sa destination.
Son rang n'est pas moins évident sous le rapport inverse, c'est-à-dire quant à ses relations fondamentales avec les sciences que j'ai classées après elle.
Ce ne saurait être par accident que, non-seulement dans notre langue, mais, en général, dans celles de tous les peuples penseurs, le nom générique primitivement destiné à désigner l'ensemble de l'étude de la nature, soit unanimement devenu, depuis environ un siècle, la dénomination spécifique de la science que nous considérons ici. Un usage aussi universel résulte nécessairement du sentiment profond, quoique vague, de la prépondérance que doit exercer la physique proprement dite dans le système de la philosophie naturelle, qu'elle domine en effet tout entier, en exceptant la seule astronomie, qui n'est, en réalité, qu'une émanation immédiate de la science mathématique. Il suffit de considérer directement cette relation générale, pour concevoir aussitôt que l'étude des propriétés communes à tous les corps, qu'ils nous manifestent, avec de simples différences de degré, dans tous les états dont ils sont susceptibles, et qui constituent, par conséquent, l'existence fondamentale de toute matière, doit indispensablement précéder celle des modifications propres aux diverses substances et à leurs divers arrangemens. La nécessité d'un tel ordre est même sensible, comme on voit, indépendamment de la loi philosophique qui impose si clairement, sous le rapport de la méthode, l'obligation de n'étudier les phénomènes les plus complexes qu'après les moins complexes. Relativement à la science de la vie en particulier, quelque opinion qu'on adopte sur la nature des phénomènes qui distinguent les corps organisés, il est évident que, avant tout, ces corps, en tant que tels, sont soumis aux lois universelles de la matière, modifiées seulement dans leurs manifestations par les circonstances caractéristiques de l'état vivant. En examinant, dans le volume suivant, la philosophie de cette science, nous reconnaîtrons combien sont illusoires les considérations d'après lesquelles on a si souvent tenté d'établir que les phénomènes vitaux sont en opposition avec les lois générales de la physique. D'ailleurs, la vie ne pouvant jamais avoir lieu que sous l'influence continuelle et indispensable d'un système déterminé de circonstances extérieures, comment serait-elle susceptible d'étude positive, si l'on voulait faire abstraction des lois relatives à ces modificateurs externes? Ainsi, toute physiologie qui n'est point fondée sur une connaissance préalable de la physique, ne saurait avoir aucune vraie consistance scientifique. Cette subordination est encore plus frappante pour la chimie, comme nous le constaterons spécialement au commencement du volume suivant. Sans admettre l'hypothèse prématurée, et peut-être au fond très hasardée, par laquelle quelques physiciens éminens veulent aujourd'hui rapporter tous les phénomènes chimiques à des actions purement physiques, il est néanmoins évident que tout acte chimique s'accomplit constamment sous des influences physiques, dont le concours est aussi indispensable qu'inévitable. Quel phénomène de composition ou de décomposition serait intelligible, si l'on ne tenait aucun compte de la pesanteur, de la chaleur, de l'électricité, etc.? Or, pourrait-on apprécier la puissance chimique de ces divers agens, sans connaître d'abord les lois relatives à l'influence générale propre à chacun d'eux? Il suffit, quant à présent, d'indiquer sommairement ces différens motifs, pour mettre hors de doute la dépendance étroite de la chimie envers la physique, tandis que celle-ci est, au contraire, par sa nature, essentiellement indépendante de l'autre.
Les considérations précédentes, en même temps qu'elles établissent clairement quel rang la physique doit occuper dans la hiérarchie rationnelle des sciences fondamentales, font sentir suffisamment sa haute importance philosophique, puisqu'elles la présentent comme une base indispensable à toutes les sciences que ma formule encyclopédique a placées après elle. Quant à l'action directe d'une telle science sur l'ensemble du système intellectuel de l'homme, il faut reconnaître, avant tout, qu'elle est nécessairement moins profonde que celle des deux termes extrêmes de la philosophie naturelle proprement dite, l'astronomie et la physiologie. Ces deux sciences, en fixant immédiatement nos idées relativement aux deux sujets universels et corrélatifs de toutes nos conceptions, le monde et l'homme, doivent sans doute, par leur nature, agir spontanément sur la pensée humaine, d'une manière plus radicale que ne peuvent le faire les sciences intermédiaires, comme la physique et la chimie, quelque indispensable que soit leur intervention. Toutefois, l'influence de celles-ci sur le développement général et l'émancipation définitive de l'intelligence humaine, n'en est pas moins extrêmement prononcée. En me bornant, comme il convient ici, à la physique seule, il est évident que le caractère fondamental d'opposition absolue entre la philosophie positive et la philosophie théologique ou métaphysique s'y fait très fortement sentir, quoiqu'il y soit réellement moins complet qu'en astronomie, en raison même d'une moindre perfection scientifique. Cette infériorité relative, peu sensible aux esprits vulgaires, doit être sans doute, à cet égard, pleinement compensée par la variété beaucoup plus grande des phénomènes dont la physique s'occupe, d'où résulte un antagonisme bien plus multiplié et, en conséquence, plus apparent, avec la théologie et la métaphysique. L'histoire intellectuelle des derniers siècles nous montre, en effet, que c'est principalement sur le terrain de la physique qu'a eu lieu, d'une manière formelle, la lutte générale et décisive de l'esprit positif contre l'esprit métaphysique: en astronomie, la discussion a été peu marquée, et le positivisme a triomphé presque spontanément, si ce n'est au sujet du mouvement de la terre.
Il importe, d'ailleurs, de remarquer ici que, à partir de la physique, les phénomènes naturels commencent à être réellement modifiables par l'intervention humaine, ce qui ne pouvait avoir lieu en astronomie, et ce que nous verrons désormais se manifester de plus en plus dans tout le reste de notre série encyclopédique. Si l'extrême simplicité, des phénomènes astronomiques ne nous avait nécessairement permis de pousser, à leur égard, la prévision scientifique jusqu'au plus haut degré d'étendue et d'exactitude, l'impossibilité où nous sommes d'intervenir, en aucune manière, dans leur accomplissement, eût rendu éminemment difficile leur affranchissement radical de toute suprématie théologique et métaphysique: mais cette parfaite prévoyance a dû être pour cela bien autrement efficace que la petite action effective de l'homme sur tous les autres phénomènes naturels. Quant à ceux-ci, au contraire, cette action, quelque restreinte qu'elle soit, acquiert, par compensation, une haute importance philosophique, à cause du peu de perfection que nous pouvons apporter dans leur prévision rationnelle. Le caractère fondamental de toute philosophie théologique, ainsi que je l'ai remarqué ailleurs, est de concevoir les phénomènes comme assujettis à des volontés surnaturelles, et par suite, comme éminemment et irrégulièrement variables. Or, pour le public, qui ne saurait entrer réellement dans aucune discussion spéculative approfondie sur la meilleure manière de philosopher, un tel genre d'explications ne peut être finalement renversé que par deux moyens généraux, dont le succès populaire est infaillible à la longue: la prévoyance exacte et rationnelle des phénomènes, qui fait immédiatement disparaître toute idée d'une volonté directrice; ou la possibilité de les modifier suivant nos convenances, qui conduit au même résultat sous un autre point de vue, en présentant alors cette puissance comme subordonnée à la nôtre. Le premier procédé est le plus philosophique; c'est même celui qui peut le mieux entraîner la conviction du vulgaire, quand il est complétement applicable, ce qui n'a guère lieu jusqu'ici, à un haut degré, qu'à l'égard des phénomènes célestes; mais le second, lorsque sa réalité est bien évidente, détermine non moins nécessairement l'assentiment universel. C'est ainsi, par exemple, que Franklin a irrévocablement détruit, dans les intelligences même les moins cultivées, la théorie religieuse du tonnerre, en prouvant l'action directrice que l'homme peut exercer, entre certaines limites, sur ce météore, tandis que ses ingénieuses expériences pour établir l'identité d'un tel phénomène avec la décharge électrique ordinaire, quoique ayant une valeur scientifique bien supérieure, ne pouvaient être décisives qu'aux yeux des physiciens. La découverte d'une telle faculté de diriger la foudre, a donc exercé réellement la même influence sur le renversement des préjugés théologiques que, dans un autre cas, la prévision exacte des retours des comètes. Une loi philosophique inconnue jusqu'ici, et que j'exposerai soigneusement dans le volume suivant, nous montrera à ce sujet que, plus notre prévision scientifique devient imparfaite, en vertu de la complication croissante des phénomènes, plus notre action sur eux acquiert naturellement d'étendue et de variété, par une autre conséquence du même caractère. Ainsi, à mesure que l'antagonisme de la philosophie positive contre la philosophie théologique est moins prononcé sous le premier point de vue, il se manifeste davantage sous le second; en sorte que, quant à l'influence générale de cette lutte sur l'esprit du vulgaire, le résultat final est à peu près le même, quoique la compensation soit loin d'être exacte.
En considérant maintenant l'appréciation philosophique de la physique, sous le rapport de sa méthode et quant à la perfection de son caractère scientifique, indépendamment de l'importance de ses lois, nous reconnaissons, en général, que la vraie valeur comparative de cette science fondamentale se trouve exactement en harmonie avec le rang qu'elle occupe dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie. La perfection spéculative d'une science quelconque doit se mesurer essentiellement par ces deux considérations principales, toujours et nécessairement corrélatives, quoique d'ailleurs fort distinctes: la coordination plus ou moins complète, et la prévision plus ou moins exacte. Ce dernier caractère nous offre surtout le critérium le plus clair et le plus décisif, comme se rapportant directement au but final de toute science. Or, en premier lieu, sous chacun de ces deux points de vue, la physique, par la variété et la complication de ses phénomènes, doit toujours être évidemment très inférieure à l'astronomie, quels que puissent être ses progrès futurs. Au lieu de cette parfaite harmonie mathématique que nous avons admirée dans la science céleste, désormais ramenée à une rigoureuse unité, la physique va nous présenter de nombreuses branches, presque entièrement isolées les unes des autres, et dont chacune à part n'établit qu'une liaison souvent faible et équivoque entre ses principaux phénomènes: de même, la prévision rationnelle et précise de l'ensemble des événemens célestes à une époque quelconque, d'après un très petit nombre d'observations directes, sera remplacée ici par une prévoyance à courte portée, qui, pour ne pas être incertaine, peut à peine perdre de vue l'expérience immédiate. Mais, d'un autre côté, la supériorité spéculative de la physique sur tout le reste de la philosophie naturelle, sous l'un et l'autre rapport, est également incontestable, même relativement à la chimie, et, à plus forte raison, quant à la physiologie, comme je l'établirai spécialement dans l'examen philosophique de ces deux sciences, dont les phénomènes sont, par leur nature, bien autrement incohérens, et comportent, en conséquence, une prévoyance beaucoup plus imparfaite encore. Il importe, en outre, de noter ici, d'après une discussion précédemment indiquée dans cette leçon, que l'étude philosophique de la physique nous présente, comme moyen général d'éducation intellectuelle, une utilité toute spéciale, qu'il serait impossible de trouver ailleurs au même degré: la connaissance approfondie de l'art fondamental de l'expérimentation, que nous avons reconnu être particulièrement destiné à la physique. C'est toujours là que les vrais philosophes, quel que soit l'objet propre de leurs recherches habituelles, devront remonter, pour apprendre en quoi consiste le véritable esprit expérimental, pour connaître les conditions caractéristiques qu'exige l'institution des expériences propres à dévoiler sans équivoque la marche réelle des phénomènes, et enfin pour se faire une juste idée des ingénieuses précautions par lesquelles on peut empêcher l'altération des résultats d'un procédé aussi délicat. Chaque science fondamentale, outre les caractères essentiels de la méthode positive, qui doivent s'y montrer nécessairement à un degré plus ou moins prononcé, nous présentera ainsi naturellement quelques indications philosophiques qui lui appartiennent spécialement, comme nous l'avons déjà remarqué au sujet de l'astronomie; et c'est toujours à leur source que de telles notions de logique universelle doivent être examinées, sous peine d'être imparfaitement appréciées. Suivant l'esprit de cet ouvrage, la science mathématique nous fait seule bien connaître les conditions élémentaires de la positivité; l'astronomie caractérise nettement la véritable étude de la nature; la physique nous enseigne spécialement la théorie de l'expérimentation; c'est à la chimie que nous devons surtout emprunter l'art général des nomenclatures; et enfin la science des corps organisés peut seule nous dévoiler la vraie théorie des classifications quelconques.
Pour compléter le jugement définitif que je devais porter ici sur la philosophie de la physique, envisagée dans son ensemble, il me reste à la considérer sous un dernier rapport fort important, dont j'ai jusqu'ici soigneusement réservé l'examen, et à l'égard duquel je me trouve obligé de choquer directement des opinions encore très accréditées parmi les physiciens, et surtout des habitudes profondément enracinées chez la plupart d'entre eux. Il s'agit du véritable esprit général qui doit présider à la construction rationnelle et à l'usage scientifique des hypothèses, conçues comme un puissant et indispensable auxiliaire dans notre étude de la nature. Cette grande question philosophique nous offrira, j'espère, une occasion capitale de reconnaître formellement l'utilité effective, quant au progrès réel des sciences, de ce point de vue général, et néanmoins positif, où je me suis placé le premier, dans cet ouvrage. Car, c'est sur la philosophie astronomique, caractérisée par la première partie de ce volume, que je prendrai mon point d'appui pour un tel examen, qui, sans cette méthode, entraînerait à des discussions interminables. La fonction fondamentale et difficile à analyser que remplissent, en physique, les hypothèses, m'oblige naturellement à placer ici ce problème général de philosophie positive. Je ne devais point m'en occuper expressément en astronomie, quoique aucune autre science ne fasse un usage, à la fois aussi complet et aussi rationnel, de ce moyen nécessaire: car, en vertu de l'extrême simplicité des phénomènes, c'est, pour ainsi dire, spontanément que toutes les conditions essentielles à son application bien entendue y ont été presque toujours observées, sans avoir besoin d'aucune règle philosophique spécialement affectée à cette destination. À mes yeux, au contraire, l'analyse convenablement approfondie de l'art des hypothèses, considéré dans la science dont la suprématie spéculative est aujourd'hui unanimement reconnue, peut seule établir solidement les règles générales propres à diriger l'emploi de ce précieux artifice en physique, et, à plus forte raison, dans tout le reste de la philosophie naturelle. Telle est, en aperçu, la marche de mon intelligence. Les métaphysiciens, comme Condillac entre autres 21, qui ont voulu traiter cette question difficile en faisant abstraction de cette base indispensable, n'ont pu aboutir qu'à proposer à ce sujet quelques maximes vagues et insuffisantes, remarquables par leur puérilité lorsqu'elles n'ont pas un caractère absurde.
Note 21: (retour) Voyez son étrange Traité des Systèmes. Un philosophe d'une bien plus haute portée, l'illustre Barthez, a, depuis, traité ce sujet d'une manière infiniment supérieure, dans le discours préliminaire, si éminent par sa force philosophique, qu'il a placé à la tête de ses Nouveaux Élémens de la science de l'homme (deuxième édition). Mais, il n'avait pas non plus une connaissance assez approfondie de la philosophie mathématique et de la philosophie astronomique pour donner à son analyse générale une base positive suffisante. Aussi, l'excellente théorie logique qu'il avait si vigoureusement tenté d'établir ne l'a-t-elle pu conduire, en physiologie, qu'à une application profondément vicieuse, comme nous aurons occasion de le constater spécialement dans le volume suivant.
Théorie fondamentale des hypothèses. Il ne peut exister que deux moyens généraux propres à nous dévoiler, d'une manière directe et entièrement rationnelle, la loi réelle d'un phénomène quelconque, ou l'analyse immédiate de la marche de ce phénomène, ou sa relation exacte et évidente à quelque loi plus étendue, préalablement établie; en un mot, l'induction, ou la déduction. Or, l'une et l'autre voie seraient certainement insuffisantes, même à l'égard des plus simples phénomènes, aux yeux de quiconque a bien compris les difficultés essentielles de l'étude approfondie de la nature, si l'on ne commençait souvent par anticiper sur les résultats, en faisant une supposition provisoire, d'abord essentiellement conjecturale, quant à quelques-unes des notions mêmes qui constituent l'objet final de la recherche. De là, l'introduction, strictement indispensable, des hypothèses en philosophie naturelle. Sans cet heureux détour, dont les méthodes d'approximation des géomètres ont primitivement suggéré l'idée générale, la découverte effective des lois naturelles serait évidemment impossible, pour peu que le cas présentât de complication; et, toujours, le progrès réel serait, au moins, extrêmement ralenti. Mais, l'emploi de ce puissant artifice doit être constamment assujetti à une condition fondamentale, à défaut de laquelle il tendrait nécessairement, au contraire, à entraver le développement de nos vraies connaissances. Cette condition, jusqu'ici vaguement analysée, consiste à ne jamais imaginer que des hypothèses susceptibles, par leur nature, d'une vérification positive, plus ou moins éloignée, mais toujours clairement inévitable, et dont le degré de précision soit exactement en harmonie avec celui que comporte l'étude des phénomènes correspondans. En d'autres termes, les hypothèses vraiment philosophiques doivent constamment présenter le caractère de simples anticipations sur ce que l'expérience et le raisonnement auraient pu dévoiler immédiatement, si les circonstances du problème eussent été plus favorables. Pourvu que cette seule règle nécessaire soit toujours et scrupuleusement observée, les hypothèses peuvent évidemment être introduites sans aucun danger, toutes les fois qu'on en éprouve le besoin, ou même simplement le désir raisonné. Car, on se borne ainsi à substituer une exploration indirecte à l'exploration directe, quand celle-ci serait ou impossible ou trop difficile. Mais, si l'une et l'autre n'avaient point, au contraire, le même sujet général, si l'on prétendait atteindre par l'hypothèse ce qui, en soi-même, est radicalement inaccessible à l'observation et au raisonnement, la condition fondamentale serait méconnue, et l'hypothèse, sortant aussitôt du vrai domaine scientifique, deviendrait nécessairement nuisible. Or, tous les bons esprits reconnaissent aujourd'hui que nos études réelles sont strictement circonscrites à l'analyse des phénomènes pour découvrir leurs lois effectives, c'est-à-dire, leurs relations constantes de succession ou de similitude, et ne peuvent nullement concerner leur nature intime, ni leur cause, ou première ou finale, ni leur mode essentiel de production. Comment des suppositions arbitraires auraient-elles réellement plus de portée? Ainsi, toute hypothèse qui franchit les limites de cette sphère positive, ne peut aboutir qu'à engendrer des discussions interminables, en prétendant prononcer sur des questions nécessairement insolubles pour notre intelligence.
À l'époque actuelle, aucun physicien, sans doute, ne contestera directement la règle précédente. Mais, il faut que ce principe soit encore très imparfaitement compris, puisqu'il est, en réalité, continuellement violé dans l'application et sous les rapports fondamentaux, de manière à altérer radicalement, à mes yeux, le vrai caractère de la physique. En thèse générale, le domaine de la conjecture est bien conçu comme destiné à combler provisoirement les intervalles que laisse inévitablement çà et là le domaine de la réalité: examinez ensuite ce qui se pratique, et les deux domaines paraîtront, au contraire, entièrement séparés, le réel étant même encore, presque toujours, plus ou moins subordonné à l'imaginaire. Il est donc maintenant indispensable, après ces généralités préliminaires, de préciser directement le véritable état actuel de la question relativement à la philosophie de la physique.
Les diverses hypothèses employées aujourd'hui par les physiciens doivent être soigneusement distinguées en deux classes: les unes, jusqu'ici peu multipliées, sont simplement relatives aux lois des phénomènes; les autres, dont le rôle actuel est beaucoup plus étendu, concernent la détermination des agens généraux auxquels on rapporte les différens genres d'effets naturels. Or, d'après la règle fondamentale posée ci-dessus, les premières sont seules admissibles; les secondes, essentiellement chimériques, ont un caractère anti-scientifique, et ne peuvent désormais qu'entraver radicalement le progrès réel de la physique, bien loin de le favoriser: telle est la maxime philosophique que je dois maintenant établir.
En astronomie, le premier ordre d'hypothèses est exclusivement usité, depuis que la science céleste est complétement parvenue à l'état positif, sous les deux aspects généraux, géométrique et mécanique, qu'elle nous présente. Tel fait est encore peu connu, ou telle loi est ignorée: on forme alors à cet égard une hypothèse, le plus possible en harmonie avec l'ensemble des données déjà acquises; et la science, pouvant ainsi se développer librement, finit toujours par conduire à de nouvelles conséquences observables, susceptibles de confirmer ou d'infirmer, sans aucune équivoque, la supposition primitive. Nous en avons remarqué, dans la première partie de ce volume, de fréquens et heureux exemples, relatifs à la découverte des principales vérités astronomiques. Mais, depuis l'établissement de la loi fondamentale de la gravitation, les géomètres et les astronomes ont définitivement renoncé à créer des fluides chimériques pour expliquer le mode général de production des mouvemens célestes; ou, du moins, ce qui revient au même, ceux qui l'ont entrepris, comme Euler entre autres, se livraient simplement à un goût personnel, en quelque sorte analogue à celui qui inspira jadis à Képler son fameux songe astronomique, et sans prétendre exercer ainsi aucune influence réelle sur le marche effective de la science.
Pourquoi, dans une étude où l'erreur est bien plus difficile à éviter, et qui exigerait, par sa nature, beaucoup plus de précautions, les physiciens n'imiteraient-ils point cette admirable circonspection? Pourquoi, comme les astronomes, ne borneraient-ils pas les hypothèses à porter uniquement sur les circonstances encore inconnues des phénomènes ou sur leurs lois ignorées, et jamais sur leur mode de production, nécessairement inaccessible à notre intelligence? Quelle peut être l'utilité scientifique de ces conceptions fantastiques, qui jouent encore un si grand rôle, sur les fluides et les éthers imaginaires auxquels on rapporte les phénomènes de la chaleur, de la lumière, de l'électricité et du magnétisme? Ce mélange intime de réalités et de chimères ne doit-il pas, de toute nécessité, fausser profondément les notions essentielles de la physique, engendrer des débats sans issue, et inspirer à beaucoup de bons esprits une répugnance, naturelle quoique funeste, pour une étude qui offre un tel caractère d'arbitraire?
La seule définition habituelle de ces agens inintelligibles devrait suffire, ce me semble, pour les exclure immédiatement de toute science réelle; car, par son énoncé même, il est évident que la question n'est point jugeable, l'existence de ces prétendus fluides n'étant pas plus susceptible de négation que d'affirmation, puisque, d'après la constitution qui leur est soigneusement attribuée, ils échappent nécessairement à tout contrôle positif. Quelle argumentation sérieuse pourrait-on instituer pour ou contre des corps ou des milieux dont le caractère fondamental est de n'en avoir aucun? Ils sont expressément imaginés comme invisibles, intangibles, impondérables même, et d'ailleurs inséparables des substances qu'ils animent: notre raison ne saurait donc avoir sur eux la moindre prise. Sans la toute-puissance de l'habitude, ceux qui croient fermement aujourd'hui à l'existence du calorique, de l'éther lumineux, ou des fluides électriques, oseraient-ils prendre en pitié les esprits élémentaires de Paracelse, dont la notion n'est pas certainement plus étrange? N'est-ce point même par une véritable inconséquence qu'ils refusent d'admettre les anges et les génies? Pour me borner à un exemple plus analogue, on a vu de tels physiciens repousser dédaigneusement, comme indigne d'examen scientifique, l'idée du fluide sonore, proposée par un naturaliste du premier ordre, l'illustre Lamarck: et, cependant, le seul tort de cette hypothèse, tort irréparable, à la vérité, c'est d'être venue beaucoup trop tard, long-temps après que l'acoustique était pleinement constituée; créé dès la naissance de la science, comme les hypothèses sur la chaleur, la lumière et l'électricité, ce fluide eût fait, probablement, la même fortune que les autres.
La nature de cet ouvrage ne me permet nullement d'indiquer tous les détails spéciaux que comporterait un tel sujet. Le lecteur instruit y suppléera facilement quand il aura bien saisi mon idée principale. Je signalerai seulement encore, comme un symptôme remarquable, la singulière facilité avec laquelle ces diverses hypothèses se renversent mutuellement, au grand scandale des esprits superficiels, qui qualifient dès lors la science d'arbitraire, parce que, à leurs yeux, elle consiste surtout en ces vaines discussions. Dans les différentes controverses de ce genre, qui ont eu lieu successivement depuis environ un demi-siècle, chaque secte a trouvé aisément de puissans motifs contre l'opinion de son antagoniste: la difficulté a toujours été d'en produire de décisifs pour sa propre hypothèse. Il eût même été ordinairement possible d'imaginer une troisième fiction, susceptible de soutenir, avec avantage, la concurrence avec les deux autres.
À la vérité, les physiciens se défendent vivement aujourd'hui d'attacher aucune réalité intrinsèque à ces hypothèses, qu'ils préconisent seulement comme des moyens indispensables pour faciliter la conception et la combinaison des phénomènes. Mais, n'est-ce point là l'illusion d'une positivité incomplète, qui sent la profonde inanité de tels systèmes, et pourtant n'ose point encore s'en passer? Est-il vraiment possible, après avoir adopté une notion qui ne comporte aucune vérification, d'en faire un usage continuel, de la mêler intimement à toutes les idées réelles, sans être jamais involontairement entraîné à lui attribuer une existence effective, qui, d'ailleurs, ne saurait être plus complète? Même en admettant cette sécurité, sur quels motifs rationnels pourrait-on philosophiquement fonder la nécessité d'une marche aussi étrange? L'astronomie se passe entièrement d'un tel secours, et cependant on y conçoit très nettement tous les phénomènes, et on les y combine d'une manière admirable. La véritable raison n'en serait-elle pas, au fond, comme je l'établirai tout à l'heure, que l'astronomie, étant à la fois plus simple et plus ancienne que la physique, a dû atteindre avant elle à l'entier développement de son vrai caractère scientifique?
En examinant directement la prétendue destination scientifique de ces hypothèses, il serait difficile de comprendre, par exemple, comment la dilatation des corps par la chaleur serait aucunement expliquée, c'est-à-dire éclaircie, par cette seule idée qu'un fluide imaginaire interposé dans les intervalles moléculaires, tend constamment à les augmenter, puisqu'il resterait à concevoir d'où vient à ce fluide cette élasticité spontanée, qui, certes, est encore moins intelligible que le fait primitif. De même, on ne conçoit pas mieux, en réalité, la propriété lumineuse des corps, après l'avoir attribuée à leur faculté incompréhensible de lancer un fluide fictif ou de faire vibrer un éther imaginaire; pareillement, à l'égard des phénomènes électriques ou magnétiques. Toutes ces prétendues explications ne sont pas, au fond, guère plus scientifiques que l'explication métaphysique des phénomènes humains, par l'action mystérieuse de l'âme sur le corps; dans l'un et l'autre cas, en effet, loin d'aplanir réellement aucune difficulté, on en fait naître artificiellement un grand nombre de nouvelles. Une tentative quelconque, même purement fictive, pour concevoir le mode de production des phénomènes, est nécessairement illusoire et directement opposée au véritable esprit scientifique. La faculté de se représenter les phénomènes eux-mêmes ne saurait résulter que de leur observation attentive; et, quant à la facilité de les combiner, elle ne peut être fondée que sur la connaissance familière de leurs relations positives. Ces hypothèses ne pourraient aujourd'hui y contribuer réellement tout au plus que comme de simples moyens mnémoniques, qui ont même, sous ce rapport, le grave inconvénient de détourner notre attention du véritable objet de nos recherches. Les motifs ordinairement allégués en faveur de ces artifices anti-scientifiques sont donc évidemment dépourvus de toute réalité. Il ne reste d'autre considération valable que celle relative à l'empire d'une habitude quelconque profondément contractée; d'où il résulterait probablement, en effet, que les physiciens de la génération actuelle combineraient plus difficilement leurs idées s'ils voulaient les dégager tout à coup de cet alliage, intime quoique hétérogène. Pour opérer complétement cette importante réforme, le langage scientifique aura lui-même besoin d'être convenablement épuré, puisqu'il s'est formé jusqu'ici sous l'influence prépondérante de cette fausse manière de philosopher. Toutefois, je pense qu'on s'exagère beaucoup, d'ordinaire, les difficultés qui proviennent de cette circonstance. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer que, depuis un demi-siècle, le fréquent passage de l'un de ces systèmes physiques au système antagoniste n'a pas rencontré beaucoup d'obstacles dans le langage primitivement adopté. On n'en éprouverait sans doute guère davantage, sous ce rapport, à écarter indifféremment toutes ces vaines hypothèses. En optique, par exemple, le mot rayon, si bien construit pour l'hypothèse de l'émission, continue aujourd'hui à être employé par les partisans des ondulations: il ne serait pas plus difficile de lui attacher un sens indépendant d'aucune hypothèse, et simplement relatif au phénomène. De telles variations facilitent même singulièrement cette transition définitive, en habituant peu à peu à dégager, dans les termes scientifiques, la signification réelle et fixe de l'interprétation imaginaire et variable.
Quelque vicieuse que soit évidemment une telle manière de philosopher, la discussion précédente serait essentiellement incomplète, si je ne donnais point une explication satisfaisante de l'introduction naturelle de cette méthode, qui, à l'origine, a dû sans doute être un vrai progrès. Mais, ma théorie fondamentale sur les lois nécessaires et effectives du développement général de l'esprit humain, exposée sommairement au début de cet ouvrage, me permet de démontrer aisément que cet usage anti-scientifique n'a tenu réellement et ne tient aujourd'hui qu'à une dernière et inévitable influence indirecte de la philosophie métaphysique, dont le joug prolongé pèse encore sur nous à tant d'égards. Quoique cette démonstration appartienne naturellement, sous le point de vue historique, au quatrième volume, je crois indispensable, au moins, de l'indiquer ici comme un complément d'explication, éminemment propre à éclaircir la question actuelle.
La filiation métaphysique de cette fausse manière de procéder doit d'abord être facilement présumée par tout esprit impartial qui considérera les fluides comme ayant pris la place des entités, dont la transformation a simplement consisté ainsi à se matérialiser. Qu'est-ce, au fond, de quelque façon qu'on l'interprète, que la chaleur, conçue comme existant à part du corps chaud; la lumière, indépendante du corps lumineux; l'électricité, séparée du corps électrique? Ne sont-ce pas évidemment de pures entités, tout aussi bien telles que la pensée, envisagée comme un être indépendant du corps pensant; ou la digestion, isolée du corps digérant? La seule différence qui les distingue des anciennes entités scolastiques, c'est d'avoir substitué, à des êtres essentiellement abstraits, des fluides imaginaires, dont la corporéité est fort équivoque, puisqu'on leur ôte expressément, par leur définition fondamentale, toutes les qualités susceptibles de caractériser une matière quelconque; en sorte que nous n'avons pas même réellement la ressource de les envisager comme la limite idéale d'un gaz de plus en plus raréfié. Quelle filiation d'idées pourrait être admise, si celle-là est méconnue? Le caractère fondamental des conceptions métaphysiques est d'envisager les phénomènes indépendamment des corps qui nous les manifestent, d'attribuer aux propriétés de chaque substance une existence distincte de la sienne. Qu'importe ensuite que, de ces abstractions personnifiées, on fasse des âmes ou des fluides? L'origine est toujours la même, et se rattache constamment à cette enquête de la nature intime des choses, qui caractérise, en tout genre, l'enfance de l'esprit humain, et qui inspira primitivement la conception des dieux, devenus ensuite des âmes, et finalement transformés en fluides imaginaires.
Cette considération rationnelle et directe se trouve exactement en harmonie avec l'analyse historique. À l'origine de toute science positive, notre intelligence a toujours passé par cette phase de développement nécessaire, quoique transitoire. Un tel état constitue, à mon avis, un intermédiaire inévitable et même indispensable entre l'état franchement métaphysique et l'état purement positif, que la mathématique et ensuite l'astronomie ont seules atteint jusqu'ici d'une manière complète et définitive. L'esprit métaphysique et l'esprit positif sont trop radicalement opposés pour que notre faible raison puisse passer brusquement de l'un à l'autre. Quoique la métaphysique ne constitue elle-même, comme je l'ai établi, qu'une grande transition générale de la théologie à la science réelle: une transition secondaire, et, par là, beaucoup plus rapide, devient ensuite nécessaire entre les conceptions métaphysiques et les conceptions vraiment positives. Les physiciens, les chimistes, les physiologistes et les publicistes, se trouvent aujourd'hui dans cette dernière période transitoire; les premiers tout près d'en sortir définitivement à la suite des géomètres et des astronomes, tous les autres encore engagés pour un temps plus ou moins long, à raison de la plus ou moins grande complication de leurs études respectives, comme je le constaterai spécialement plus tard en examinant chacune d'elles. Sans ce positivisme bâtard, l'esprit humain n'aurait jamais pu renoncer aux théories métaphysiques, qui lui permettaient, en apparence, la connaissance intime des êtres et du mode de production de leurs phénomènes. Il fallait bien que la science naissante satisfît d'abord à cette exigence profondément habituelle, et donnât le change à notre esprit en lui proposant, à la place des entités scolastiques, de nouvelles entités plus saisissables, destinées au même but, et susceptibles, par conséquent, d'être préférées; en même temps que leur nature devait graduellement conduire à la considération de plus en plus exclusive des phénomènes et de leurs lois. Telle a donc été l'importante destination temporaire de ce système général d'hypothèses: permettre à l'intelligence humaine le passage des habitudes métaphysiques aux habitudes positives.
L'astronomie n'a pas réellement plus échappé que la physique, ou que toute autre branche de la philosophie naturelle, à cette obligation fondamentale: seulement, à son égard, cette phase nécessaire de développement est depuis long-temps pleinement accomplie; en sorte que personne n'y fait plus attention, l'histoire des sciences étant aujourd'hui fort négligée, d'ordinaire, par les savans, si ce n'est, tout au plus, comme l'objet d'une curiosité superficielle et stérile. Mais, en étudiant la marche de l'esprit humain au dix-septième siècle, on reconnaît aussitôt combien, à cette époque, les géomètres et les astronomes étaient généralement préoccupés d'hypothèses parfaitement analogues à celles que nous jugeons ici. Tel est éminemment le caractère de la vaste conception de Descartes sur l'explication des mouvemens célestes par l'influence d'un système de tourbillons imaginaires. L'histoire rationnelle de cette grande hypothèse est ce qu'on peut trouver de plus propre à éclaircir l'ensemble de la question actuelle: car, ici, l'analyse peut porter nettement sur une opération philosophique complétement achevée, où nous suivons aisément aujourd'hui l'enchaînement des trois phases essentielles, la création de l'hypothèse, son usage temporaire indispensable, et enfin son rejet définitif quand elle a eu rempli sa destination réelle. Ces fameux tourbillons, tant décriés maintenant par des physiciens qui croient fermement au calorique, à l'éther et aux fluides électriques, ont été, à l'origine, un puissant moyen de développement pour la saine philosophie, en introduisant l'idée fondamentale d'un mécanisme quelconque, là où le grand Képler lui-même n'avait osé concevoir que l'action incompréhensible des âmes et des génies. Une antique philosophie qui prétend tout expliquer, en pénétrant, à l'aide de ses entités, jusqu'à la nature intime des corps et aux causes premières des phénomènes, ne pouvait être définitivement renversée que par une physique audacieuse, remplissant le même office plus complétement encore et avec des moyens beaucoup plus intelligibles, quoique tout aussi chimériques. Quiconque a suivi la longue et mémorable controverse engendrée par le cartésianisme, a dû remarquer combien les meilleurs esprits de cette époque identifiaient le sort de la saine manière de philosopher avec celui d'une telle doctrine; et c'était, sans doute, à très juste titre, tant qu'il ne s'est agi que de lutter avec la philosophie métaphysique. Mais, plus tard, quand la discussion fut portée sur le terrain de la vraie mécanique céleste, fondée par la théorie de la gravitation newtonienne, l'influence, primitivement progressive, du système des tourbillons devint incontestablement rétrograde, en vertu de cette triste fatalité, qui pousse les doctrines, aussi bien que les institutions et les pouvoirs, à prolonger leur activité au-delà de la fonction plus ou moins temporaire que la marche générale de l'esprit humain leur avait assignée. Et, néanmoins, les derniers cartésiens soutenaient vainement, par des argumens d'ailleurs tout aussi plausibles que ceux de nos physiciens actuels, qu'il était impossible de philosopher sans le secours d'un tel genre d'hypothèses. Comment leur a-t-on définitivement répondu? En philosophant d'une autre manière. Ce rôle transitoire de l'hypothèse de Descartes a cessé spontanément aussitôt que le sentiment du véritable objet des études scientifiques est devenu suffisamment prépondérant chez les géomètres et les astronomes, par suite de l'impulsion définitive due à la découverte fondamentale de Newton. Les tourbillons dureraient encore, ou ils auraient été simplement remplacés par quelque doctrine analogue, si l'on n'avait point enfin senti complétement, à l'égard de la science céleste, ce qu'il faudra bien aussi arriver à comprendre successivement de la même manière envers toutes les autres: que, ne pouvant nullement connaître les agens primitifs ou le mode de production des phénomènes, toute science réelle doit concerner seulement les lois effectives des phénomènes observés; et que, ainsi, toute hypothèse auxiliaire qui aurait une autre destination, serait, par cela même, radicalement contraire au véritable esprit scientifique. L'utilité du cartésianisme a été de conduire graduellement notre intelligence à une telle disposition habituelle; et c'est en ce sens que l'empire de cette hypothèse a puissamment contribué, quoique pour peu de temps, à l'éducation générale de la raison humaine. Pourquoi en serait-il autrement des hypothèses analogues, employées aujourd'hui par les physiciens? Si, comme ils le croient, leur esprit est vraiment parvenu à cet état de positivité que je viens de caractériser, et dont le vrai type se trouve maintenant dans la science céleste, à quoi peuvent réellement servir désormais de telles hypothèses, primitivement indispensables pour nous conduire insensiblement du régime métaphysique au régime positif? Leur usage prolongé n'est-il point évidemment contradictoire avec le but même que, d'un aveu unanime, on se propose aujourd'hui dans toute recherche scientifique?
Ce n'est pas seulement en astronomie que nous pouvons observer pleinement la transition ci-dessus considérée. Elle est maintenant tout aussi accomplie dans les branches de la physique les plus avancées, et surtout dans l'étude de la pesanteur. Il n'a peut-être pas existé un seul savant de quelque valeur pendant le dix-septième siècle, même long-temps après Galilée, qui n'ait construit ou adopté un système sur les causes de la chute des corps. Qui s'occupe aujourd'hui de ces hypothèses, sans lesquelles, à cette époque, l'étude de la pesanteur semblait cependant impossible? Si cet usage a cessé en barologie, pourquoi se prolongerait-il indéfiniment pour les autres parties de la physique? L'acoustique en est également affranchie, à peu près depuis la même époque. L'influence philosophique des travaux du grand Fourier sur la théorie de la chaleur, a produit une heureuse impulsion qui tend, évidemment, aujourd'hui à débarrasser pour jamais la thermologie de tous les fluides et éthers imaginaires. Restent donc seulement l'étude de la lumière et celle de l'électricité; or, il serait certainement impossible de trouver, à leur égard, aucun motif réel qui dût les faire excepter de la règle générale. Pour tous ceux qui pensent que le développement historique de l'esprit humain est assujetti à des lois naturelles, déterminées et uniformes, j'espère donc que cette grande question philosophique sera désormais, d'après la discussion précédente, irrévocablement résolue: et que, par conséquent, on admettra, en physique, comme principe fondamental de la vraie théorie relative à l'institution des hypothèses, que toute hypothèse scientifique, afin d'être réellement jugeable, doit exclusivement porter sur les lois des phénomènes, et jamais sur leurs modes de production 22.
Note 22: (retour) Une influence accidentelle, mais aujourd'hui très puissante, que je dois signaler ici avec une sévère franchise, pourra retarder sensiblement, ou, du moins, entraver beaucoup, cette grande et inévitable réforme dans la philosophie de la physique. Je veux parler de l'influence des géomètres, ou, pour mieux dire, des algébristes, qui, de nos jours, ont tant abusé de l'analyse mathématique en l'appliquant à ces hypothèses chimériques, et qui, naturellement, devront s'efforcer d'éloigner le plus possible la démonétisation scientifique de leurs nombreux calculs, dès lors réduits à leur véritable valeur abstraite, souvent fort médiocre. Mais les physiciens comprendront, sans doute, le grand intérêt qu'ils ont à discréditer ces moyens, aujourd'hui faciles (depuis la vulgarisation, d'ailleurs si heureuse à d'autres égards, de l'art algébrique), d'usurper, en philosophie naturelle, une prépondérance momentanée: et tous les vrais géomètres s'empresseront certainement de concourir à cette indispensable épuration.
Je ne saurais trop fortement recommander, en général, quant à toutes les hautes difficultés analogues que peut présenter la philosophie des sciences, l'usage de la méthode historique comparative que je viens d'appliquer. C'est du moins à une telle marche que j'ai toujours dû primitivement, non-seulement une analyse satisfaisante de la question précédente, mais une solution claire de tous mes problèmes philosophiques. Cette méthode universelle, que plusieurs philosophes positifs, et entre autres le grand Lagrange, ont si bien sentie en quelques cas particuliers, n'a jamais été jusqu'ici directement conçue, d'une manière rationnelle et générale: son exposition appartient naturellement à la dernière partie de cet ouvrage. Je dois ici me borner, à ce sujet, à poser en principe, que la philosophie des sciences ne saurait être convenablement étudiée séparément de leur histoire, sous peine de ne conduire qu'à de vagues et stériles aperçus; comme, en sens inverse, cette histoire, isolée de cette philosophie, serait inexplicable et oiseuse 23.
Note 23: (retour) C'est surtout pour avoir voulu isoler ces deux aspects indivisibles d'une même pensée fondamentale, que des esprits d'une haute portée, très instruits d'ailleurs dans les principales sciences naturelles, se sont néanmoins occupés avec si peu d'efficacité de la philosophie des sciences, et n'ont abouti qu'à produire de vains systèmes de classifications scientifiques, fondés sur des considérations essentiellement arbitraires, et qui, dans leur ensemble, sont aussi radicalement illusoires et éphémères que presque tous ceux journellement construits par les encyclopédistes métaphysiciens les plus dépourvus de toutes connaissances positives. M. Ampère vient d'en donner un illustre exemple, malheureusement irrécusable.
Il ne me reste plus maintenant qu'à caractériser sommairement le plan général suivant lequel je dois procéder, dans les leçons suivantes, à l'examen philosophique des différentes parties essentielles de la physique.
Dans la construction de cet ordre, je me suis efforcé, autant que possible, de me conformer toujours strictement au principe fondamental de classification que j'ai établi, dès le début de cet ouvrage, en constituant la hiérarchie générale des sciences, et que j'ai ensuite appliqué jusqu'ici à la distribution intérieure de la mathématique et de l'astronomie. Je devais donc disposer les diverses branches principales de la physique d'après le degré de généralité des phénomènes correspondans, leur complication plus ou moins grande, la perfection relative de leur étude, et enfin leur dépendance mutuelle. L'ordre obtenu par là peut d'ailleurs être contrôlé par l'analyse historique du développement de la physique, qui a dû suivre essentiellement la même marche. En outre, la position générale, déjà bien déterminée, de la physique entre l'astronomie et la chimie, introduit ici une considération secondaire propre à vérifier et à faciliter un tel arrangement; puisque la première catégorie des phénomènes physiques doit ainsi naturellement comprendre ceux qui se rapprochent le plus des phénomènes astronomiques, et, de même, la dernière doit nécessairement être composée de ceux qui sont le plus immédiatement liés aux phénomènes chimiques. L'ensemble de ces conditions ne me paraît laisser aucune incertitude grave sur l'ordre rationnel des différentes parties essentielles de la physique, quoique leur disposition soit encore habituellement envisagée comme à peu près arbitraire.
Tous ces divers motifs généraux se réunissent évidemment pour assigner, en physique, le premier rang à la science des phénomènes de la pesanteur dans les solides et les fluides, envisagés sous les deux points de vue, statique et dynamique. C'est la seule partie de la classification sur laquelle tous les physiciens soient aujourd'hui pleinement d'accord. La généralité supérieure de ces phénomènes ne saurait être douteuse: car, non-seulement ils se manifestent dans un corps quelconque, comme tous les autres phénomènes vraiment physiques; mais, ce qui les caractérise exclusivement, le corps ne peut jamais cesser de nous les présenter, en quelques circonstances qu'il soit placé; en sorte qu'ils deviennent le symptôme le plus irrécusable de l'existence matérielle, et souvent le seul, en effet, qui nous permette de la constater. Leur simplicité relative, et leur entière indépendance de tous les autres, ne sont pas moins sensibles. En même temps, et par une suite nécessaire de ces qualités fondamentales, leur étude, d'ailleurs plus ou moins indispensable à toutes les autres branches de la physique, constitue certainement la partie la plus satisfaisante de cette science, d'abord en vertu de sa positivité bien plus pure, comme je l'ai noté ci-dessus, et ensuite par sa plus grande exactitude, sa coordination beaucoup plus complète, et sa prévision plus rationnelle. C'est là où se trouve le point de contact naturel et général entre la physique et l'astronomie, et aussi le vrai berceau de la physique.
Les mêmes considérations, appliquées en sens exactement inverse, me paraissent converger également, quoique d'une manière moins évidente, pour placer l'étude des phénomènes électriques à l'extrémité opposée, dans l'échelle encyclopédique de la physique. Ces phénomènes, dont je ne crois pas devoir séparer les phénomènes magnétiques, sont incontestablement les moins généraux de tous, puisque leur production exige un concours de circonstances bien plus spécial. Ils sont, en même temps, les plus compliqués, et ceux dont l'étude rationnelle, constituée la dernière, est certainement la plus imparfaite encore, sous quelque rapport qu'on l'envisage, malgré les éminens progrès qu'elle a faits en ce siècle: c'est là que le caractère scientifique est aujourd'hui le plus profondément altéré par ces hypothèses inintelligibles que nous venons d'examiner. Enfin, c'est par là surtout que s'opère maintenant, et qu'aura lieu, sans doute, de plus en plus, la transition naturelle de la physique à la chimie.
Entre ces deux termes extrêmes, viennent successivement s'intercaler, pour ainsi dire spontanément, d'après les mêmes principes, la thermologie, l'acoustique et l'optique. La théorie de la chaleur doit aujourd'hui, ce me semble, être placée immédiatement après celle de la pesanteur, surtout en considération de la généralité de ses phénomènes, presque aussi universels que ceux de la gravité, puisque leur manifestation ne saurait être entièrement empêchée que par un concours de circonstances tout spécial et, en quelque sorte, artificiel, quoique réellement possible. Le vrai caractère scientifique y est bien plus prononcé que dans l'étude de l'électricité, ou même de la lumière. Enfin, malgré que l'application de l'analyse mathématique y ait lieu beaucoup plus tard, elle y présente un aspect infiniment plus rationnel, grâce à la haute supériorité philosophique de son illustre fondateur, qui, dédaignant la facile ressource de disserter algébriquement sur des fluides imaginaires, s'est admirablement imposé la condition sévère d'une parfaite positivité.
Cette dernière considération concourt avec celle de la généralité relative, pour placer l'acoustique avant l'optique. Sa positivité est certainement très supérieure, le son n'étant point aujourd'hui personnifié comme la lumière, si ce n'est dans un projet qui n'a eu aucune suite. On pourrait même réclamer, à certains égards, la priorité de l'acoustique sur la thermologie, puisque la théorie du son nous présente, après celle de la pesanteur, l'application la plus immédiate et la plus étendue de la mécanique rationnelle. Mais, le degré de généralité des phénomènes, qui constitue nécessairement, à mes yeux, le motif prépondérant, ne me permettrait point d'adopter un tel arrangement, qui serait, du reste, très plausible. Il me semble d'ailleurs que l'étude des phénomènes du son offre encore, sous plusieurs rapports, des lacunes essentielles, qui doivent la faire regarder aujourd'hui comme étant réellement moins avancée que celle de la chaleur.
Tel est donc, pour moi, l'ordre définitif des diverses branches principales de la physique: barologie, thermologie, acoustique, optique et électrologie 24. Il faudrait se garder, du reste, d'attacher à cette question d'arrangement une importance exagérée, vu le peu de liaison réelle qui existe malheureusement jusqu'ici entre ces différentes parties. Je dois seulement faire remarquer le soin que j'ai toujours pris, à ce sujet, de fonder toutes mes comparaisons sur les phénomènes eux-mêmes, sans aucun égard aux vains rapprochemens ni aux oppositions non moins vaines que peuvent suggérer les hypothèses anti-scientifiques auxquelles on les rapporte encore. Ainsi, on a dû voir, par exemple, que, si je place l'optique immédiatement après l'acoustique, ce n'est nullement parce que, de nos jours, le système des vibrations lumineuses est devenu prépondérant: j'aurais agi d'une manière absolument identique, sous le règne de l'émission. La classification scientifique devrait sans doute être à l'abri de l'instabilité inhérente à ces conceptions arbitraires.
Note 24: (retour) Il m'a paru convenable, pour abréger le discours, de donner des dénominations spéciales aux branches de la physique relatives à la pesanteur, à la chaleur, et à l'électricité, par analogie avec l'usage commode adopté depuis si long-temps envers les deux autres. De ces trois expressions, la première, quoique inusitée, remonte réellement au moins à quarante ans; j'ai seulement construit les deux autres; et encore même, après avoir formé le mot thermologie, j'ai reconnu qu'il avait été quelquefois employé par Fourier. Reste donc uniquement à ma charge le nom électrologie, que son utilité fera, j'espère, excuser. Personne, d'ailleurs, ne sent plus fortement que moi les graves inconvéniens scientifiques de ce néologisme pédantesque, qui sert si souvent à dissimuler le vide réel des idées, en imposant des noms étranges à des sciences qui n'existent pas ou à des caractères superficiellement conçus.
Par l'ensemble des diverses considérations générales exposées dans ce long discours, la philosophie de la physique me paraît être suffisamment caractérisée sous tous les rapports fondamentaux; puisque nous avons successivement analysé l'objet propre de la physique, les différens modes essentiels d'exploration qui lui appartiennent, sa vraie position encyclopédique, son influence sur l'éducation universelle de la raison humaine, son véritable degré de perfection scientifique, son incomplète positivité actuelle, ainsi que le moyen d'y remédier par une saine institution des hypothèses, et enfin la disposition rationnelle de ses principales parties. L'importante discussion à laquelle j'ai dû me livrer sur la théorie des hypothèses, est éminemment propre à simplifier l'examen philosophique des diverses branches de la physique, auquel je dois maintenant procéder directement, suivant l'ordre que j'ai établi; car, je n'y devrai faire désormais aucune mention de tout ce qui se rapporte aux hypothèses anti-scientifiques, en me bornant strictement à la seule considération des lois effectives des phénomènes. On sait d'ailleurs que, par la nature de cet ouvrage, il ne saurait être ici question d'un traité, même sommaire, sur aucune des portions de la physique, mais seulement d'une suite d'études philosophiques sur l'ensemble de chacune d'elles, supposée préalablement connue, et envisagée sous nos deux points de vue habituels, de sa méthode propre et de ses résultats principaux, sans entrer jamais dans aucune exposition spéciale. La plus grande complication des phénomènes, et surtout la perfection si inférieure de leurs théories, ne peuvent même permettre de caractériser ici chaque section de la science aussi nettement, ni aussi complétement, à beaucoup près, que j'ai pu le faire dans une science aussi rationnelle que l'astronomie.
VINGT-NEUVIÈME LEÇON.
Considérations générales sur la barologie.
Nous savons déjà, d'après le discours précédent, que cette étude fondamentale constitue réellement aujourd'hui, vu la généralité et la simplicité de ses phénomènes, la seule partie de la physique dont le caractère de positivité soit parfaitement pur, c'est-à-dire irrévocablement dégagé de tout alliage métaphysique, direct ou indirect. Ainsi, indépendamment de la haute importance propre aux lois effectives qui la composent, cette première branche présente à tout esprit philosophique un puissant attrait spécial, comme offrant le modèle le plus parfait (quoique inférieur, sans doute, au type astronomique) et en même temps le plus immédiat et le plus complet, de la méthode fondamentale convenable aux recherches physiques, envisagée sous tous les rapports généraux qui la caractérisent, savoir: la netteté des observations, la bonne institution des expériences, la saine construction et l'usage rationnel des hypothèses, et enfin l'application judicieuse de l'analyse mathématique. À ces divers titres, une étude approfondie de la barologie offre à tout physicien rationnel un moyen d'éducation extrêmement précieux, à quelque section de la physique qu'il doive consacrer spécialement ses travaux, et quand même elle n'aurait, s'il est possible, aucune relation directe avec la science de la pesanteur. Malgré tous ces puissans motifs, le véritable esprit philosophique est encore tellement peu développé, que la théorie complète de la pesanteur n'existe aujourd'hui nulle part, convenablement coordonnée: on en trouve seulement les fragmens dispersés çà et là, dans les traités de mécanique rationnelle ou dans ceux de physique, et jamais combinés; en sorte que, sous le simple rapport de l'instruction scientifique ordinaire, il y aurait déjà un grand avantage à les réunir rationnellement, pour la première fois, en un seul corps de doctrine homogène et continu.
Pour effectuer nettement l'examen philosophique de la barologie il est indispensable de la diviser suivant qu'elle envisage les effets statiques ou les effets dynamiques produits par la gravité. Chacune de ces deux sections principales doit ensuite être subdivisée en trois portions, d'après les modifications importantes que présente le phénomène, statique ou dynamique, selon l'état solide, liquide, ou gazeux du corps considéré. Telle est la distribution rationnelle, directement indiquée par la nature du sujet, et d'ailleurs essentiellement conforme au développement historique de la barologie.
Examinons d'abord sommairement l'ensemble de la partie statique.
On n'a point, à cet égard, assez remarqué, ce me semble, que les premières notions élémentaires ayant un vrai caractère scientifique, au moins en ce qui concerne les solides, remontent véritablement jusqu'à Archimède. C'est par lui néanmoins que la barologie positive a réellement commencé; et ses travaux à ce sujet ont un caractère bien distinct de celui que présentent ses sublimes recherches de mathématique pure. Il établit nettement, le premier, en généralisant l'observation vulgaire, que l'effort statique produit dans un corps par la pesanteur, c'est-à-dire son poids, est entièrement indépendant de la forme de la surface, et dépend seulement du volume, tant que la nature et la constitution du corps ne sont pas changées. Quelque simple que doive nous paraître aujourd'hui une telle notion, elle n'en constitue pas moins le véritable germe primitif d'une proposition capitale de philosophie naturelle, qui n'a reçu que vers la fin du siècle dernier son complément général et définitif, savoir: que le poids d'un corps est non-seulement tout-a-fait indépendant de sa forme, et même de ses dimensions, mais encore du mode d'agrégation de ses particules, et des variations quelconques qui peuvent survenir dans leur composition intime, même par les diverses opérations vitales, en un mot, comme je l'ai indiqué dans la vingt-quatrième leçon, que cette qualité fondamentale devrait sembler absolument inaltérable, si elle n'était évidemment modifiée par la distance du corps au centre de la terre, seule condition réelle de son intensité. Archimède ne pouvait, sans doute, apprécier exactement, à cet égard, que la simple influence des circonstances purement géométriques. Or, sous ce rapport élémentaire, son travail fut vraiment complet. Car, après un tel point de départ, non-seulement il reconnut que, dans les masses homogènes, les poids sont constamment proportionnels aux volumes; mais encore il découvrit le meilleur moyen général, dont les physiciens feront indéfiniment usage, pour mesurer, en chaque corps solide, d'après son célèbre principe d'hydrostatique, ce coefficient spécifique qui permet, suivant cette loi, d'évaluer, l'un par l'autre, le poids et le volume du corps. Enfin, nous devons aussi à Archimède, comme on sait, la notion fondamentale du centre de gravité, ainsi que les premiers développemens de la théorie géométrique correspondante. Or, par cette seule notion, tous les problèmes relatifs à l'équilibre des solides pesans, rentrent immédiatement dans le domaine de la mécanique rationnelle. Ainsi, en exceptant uniquement l'importante relation des poids aux masses, qui n'a pu être exactement connue que des modernes, on voit que, sous tous les rapports essentiels, Archimède doit être regardé comme le vrai fondateur de la barologie statique, en ce qui concerne les solides. Toutefois, la rigueur historique obligerait aussi à distinguer une autre notion capitale, qui n'était pas encore bien nette à l'époque d'Archimède, quoiqu'elle le soit devenue peu de temps après: celle de la loi relative à la direction de la pesanteur, que l'homme a dû spontanément supposer d'abord constante, et que l'école d'Alexandrie a enfin reconnu devoir varier d'un lieu à un autre, en suivant toujours la normale à la surface du globe terrestre; cette découverte essentielle est évidemment due à l'astronomie, qui seule offrait des termes de comparaison propres à manifester et à mesurer la divergence des verticales.
Quant à l'équilibre des liquides pesans, on ne peut pas dire que les anciens en aient eu réellement aucune idée juste. Car, le beau principe d'Archimède ne concernait, au fond, que l'équilibre des solides soutenus par des liquides, comme le rappelle si bien le titre même de son traité à ce sujet, qui, d'ailleurs, après un tel point de départ, ne se composait plus que d'une admirable suite de recherches purement géométriques, sur les situations d'équilibre propres aux différentes formes rigoureuses des corps. En outre, ce principe lui-même, produit immédiat d'un seul trait du génie d'Archimède, ne résultait point, comme aujourd'hui, d'une analyse exacte des diverses pressions du liquide contre les parois du vase, conduisant à évaluer la poussée totale que le fluide exerce pour soulever le solide plongé. On doit donc envisager la théorie de l'équilibre des liquides pesans comme réellement due aux modernes.
En considérant sommairement ici l'ensemble de cette théorie, il serait peu logique de discuter de nouveau, comme on le fait souvent, les principes généraux de l'hydrostatique rationnelle, qui forment un système parfaitement distinct, préalablement examiné dans le volume précédent: il ne peut être maintenant question que de leur application effective au cas actuel, et les notions physiques relatives à cette application doivent être la seule base des subdivisions à établir, ce qui, au contraire, ne conviendrait point en mécanique abstraite.
Toutefois, il appartient réellement à la physique d'examiner ici, avant tout, si la définition générale des liquides, sur laquelle repose l'hydrostatique mathématique, est suffisamment admissible. Or, les physiciens ont aisément reconnu que, ni le caractère général de la fluidité mathématique, consistant dans la parfaite indépendance des molécules, ni la rigoureuse incompressibilité par laquelle les géomètres spécifient l'état liquide, ne sont, et même ne sauraient être exactement vrais. L'adhérence mutuelle des molécules fluides se fait sentir dans une foule de phénomènes secondaires, et ses principaux résultats constituent, en effet, aujourd'hui une intéressante subdivision de la physique, complément naturel de notre étude actuelle, comme je l'indiquerai tout à l'heure. Quant à la compressibilité des liquides, on sait que, long-temps niée, quoique divers phénomènes, et surtout la transmission du son à travers l'eau, l'indiquassent avec une grande vraisemblance, elle a été enfin mise directement en évidence, par les expériences incontestables de plusieurs physiciens contemporains. Cependant, les plus fortes charges observées n'ont jamais pu produire qu'une très faible contraction, et nous ignorons encore complétement quelle loi réelle suit un tel phénomène en faisant varier la pression: ce qui empêche jusqu'ici d'avoir égard à cette condensation dans la théorie de l'équilibre des liquides naturels. Mais la petitesse même d'un, semblable effet permet heureusement de le négliger dans presque tous les cas réels; et il en est ainsi de l'imparfaite fluidité, pourvu que la masse ait une certaine étendue. Néanmoins, il était indispensable de signaler ici ces deux considérations préliminaires et générales, dont l'étude est jusqu'à présent peu avancée.
En les écartant maintenant, nous devrons distinguer l'équilibre effectif des liquides pesans, selon qu'il s'agit d'une masse assez limitée pour que les verticales puissent être regardées comme parallèles, ainsi qu'il arrive le plus souvent; ou, au contraire, d'une masse très étendue, telle que la mer surtout, envers laquelle il est nécessaire de tenir compte de la direction variable de la gravité.
Le premier cas a dû être naturellement le seul considéré d'abord; c'est à lui, en effet, que se rapportèrent exclusivement les travaux de Stévin, par lesquels commença la véritable analyse de l'équilibre des liquides pesans. Dans un tel problème, la forme de la surface d'équilibre ne présentait évidemment aucune difficulté; et tous les efforts devaient se concentrer sur la détermination des pressions exercées par le liquide, en vertu de son poids, contre les parois du vase qui le renferme. Guidé par le principe d'Archimède, Stévin établit complétement la règle de leur évaluation, en prouvant d'abord que la pression sur une paroi horizontale est toujours égale, quelle que soit la forme du vase, au poids de la colonne liquide de même base qui aboutirait à la surface d'équilibre; et il ramena ensuite à ce cas fondamental celui d'une paroi plane inclinée d'une manière quelconque, en la décomposant en élémens horizontaux, comme nous le faisons aujourd'hui par nos intégrations; ce qui fit voir, en général, que la pression équivaut constamment au poids d'une colonne liquide verticale qui aurait pour base la paroi considérée, et pour hauteur celle de la surface d'équilibre au-dessus du centre de gravité de cette paroi. D'après cela, l'analyse infinitésimale permet de calculer aisément la pression exercée contre une portion, définie arbitrairement, d'une surface courbe quelconque. La plus intéressante conséquence physique qui en résulte, consiste dans l'évaluation de la pression totale supportée par l'ensemble du vase, et que l'on trouve toujours nécessairement équivalente au poids du liquide contenu, comme il est aisé de l'expliquer, en considérant l'équilibre mutuel des composantes horizontales dues aux pressions élémentaires opposées. C'est ainsi qu'a pu être complétement résolu le fameux paradoxe de Stévin, relatif au cas où le liquide exerçait sur le fond du vase une pression très supérieure à son propre poids, ce qui n'avait semblé contradictoire qu'en vertu de la confusion vicieuse que l'on établissait, par inadvertance, entre la pression supportée par le fond et la pression totale, sans tenir compte des pressions latérales, qui pouvaient tendre, et tendaient en effet, dans le cas paradoxal, à soulever le vase, et à contre-balancer ainsi partiellement la pression sur le fond, en sorte que la différence des deux efforts était réellement toujours égale au poids du liquide. Ici, les expériences instituées par divers physiciens, n'ont eu d'autre utilité que de vérifier ces importantes notions d'une manière aisément appréciable par les esprits étrangers aux études mathématiques; elles n'eurent aucune part effective aux découvertes.
Cette mesure générale des pressions conduit aussitôt à la théorie complète de l'équilibre des corps flottans, qui n'en est qu'une simple application. Car, en regardant la partie plongée du solide comme une paroi, on aperçoit sur-le-champ que la poussée totale du liquide pour soulever ce corps équivaut à une force verticale égale au poids du fluide déplacé, et appliquée au centre de gravité de cette portion immergée. Or, cette règle, qui n'est autre que le principe même d'Archimède, ainsi rattaché aux fondemens généraux de l'hydrostatique, réduit immédiatement la recherche des situations d'équilibre propres aux divers corps homogènes, flottans sur des liquides homogènes, à ce simple problème géométrique, si bien traité par Archimède: dans un corps de forme connue, mener un plan qui le coupe en deux segmens dont les centres de gravité soient situés sur une même droite perpendiculaire au plan sécant, leurs volumes étant d'ailleurs en raison donnée; ce qui ne peut présenter que des difficultés de détail, quelquefois très grandes. La seule recherche vraiment délicate à ce sujet concerne les conditions de la stabilité de cet équilibre, et l'analyse exacte des oscillations du corps flottant autour de sa situation stable, ce qui constitue une des applications les plus compliquées de la dynamique des solides. En se bornant aux oscillations verticales du centre de gravité, l'étude serait facile, parce qu'on apprécie aisément la manière dont la poussée augmente quand le corps s'enfonce, ou diminue lorsqu'il s'élève, en tendant toujours au rétablissement de l'état primitif. Mais il n'en est plus ainsi des oscillations relatives à la rotation, soit quant au roulis ou au tangage, dont la théorie aurait cependant beaucoup plus d'intérêt pour l'art naval. Ici, les travaux des géomètres, qui ne peuvent aborder les hautes difficultés mathématiques du problème qu'en faisant abstraction de la résistance et de l'agitation du liquide, deviennent essentiellement de purs exercices mathématiques, d'ailleurs quelquefois ingénieux, qui ne sauraient réellement fournir à la pratique aucune indication précise, lorsqu'on veut aller au-delà d'une simple analyse générale du phénomène, indépendante du calcul. On en peut dire presque autant des expériences tentées à ce sujet par divers physiciens, sur la demande de quelques géomètres.
Considérant maintenant l'équilibre des grandes masses liquides qui composent la majeure partie de la surface terrestre, il est d'abord évident que cette question se rattache immédiatement à la théorie générale de la figure des planètes, caractérisée dans la vingt-cinquième leçon. Mais, en regardant la forme de la surface d'équilibre comme suffisamment connue, et la supposant même sphérique, pour plus de simplicité, l'analyse réelle du problème présente encore des difficultés qui ne peuvent être exactement surmontées. Car, l'hydrostatique rationnelle enseigne ici que l'équilibre ne serait possible qu'en supposant la même densité à tous les points également distans du centre de la terre, ce qui, évidemment, ne saurait avoir lieu, en vertu de leurs températures nécessairement inégales, par la seule diversité de leurs positions. Cette impossibilité mathématique d'un équilibre rigoureux ferait, dès lors, consister la question dans l'étude, rationnellement inextricable, des divers courans, qui se compliquerait même de la loi inconnue des températures propres aux différentes parties de la masse. On doit remarquer, de plus, que la nature d'une telle recherche exigerait sans doute qu'on y eût aussi égard à la compressibilité des liquides, dont la loi est jusqu'ici entièrement ignorée, et qui, néanmoins, ne saurait être insensible pour les couches océaniques un peu profondes, vu l'immense pression qu'elles supportent. Il est donc peu étonnant qu'un problème tellement compliqué ne comporte encore aucune solution rationnelle, et que nos seules connaissances réelles à ce sujet soient le résultat d'études purement empiriques. Ces études, qui d'ailleurs n'appartiennent pas proprement à la physique et se rapportent à l'histoire naturelle du globe, sont même extrêmement imparfaites: car, jusqu'ici, par exemple, nous ne savons véritablement à quoi attribuer les simples différences de niveau si bien constatées entre les diverses parties de l'Océan général, qui semblent contradictoires avec les notions fondamentales de l'hydrostatique; celle, entre autres, mesurée à l'isthme de Suez, entre la mer Méditerranée et la mer rouge, ou celle, plus remarquable, quoique moins prononcée, qui a été reconnue sur l'isthme de Panama, entre le grand Océan et l'Océan atlantique.
La théorie des marées, considérée dans la vingt-cinquième leçon, pourrait évidemment être classée ici comme un appendice naturel de cette partie de la barologie, dont l'analyse des perturbations périodiques de l'équilibre océanique forme, sans doute, le complément nécessaire. Quand les études physiques seront habituellement devenues aussi fortes et aussi bien coordonnées qu'elles devraient l'être, et que, par conséquent, elles auront été toujours précédées d'études astronomiques convenables, il est, en effet, très probable que cette doctrine rentrera d'elle-même dans la barologie, à laquelle, sans doute, elle appartient rationnellement: qu'importe, au fond, puisqu'il s'agit d'un phénomène terrestre, que la vraie cause en soit céleste?
Il faut maintenant envisager la dernière section de la barologie statique, relative à l'équilibre des gaz, et spécialement de l'atmosphère, en vertu de leur poids.
À cet égard, la physique a dû d'abord surmonter une grande difficulté préliminaire, qui ne pouvait exister envers les solides et les liquides, celle de découvrir la pesanteur du milieu général dans lequel nous vivons. L'air n'était point, en effet, directement susceptible d'être pesé, comme un liquide, par le simple excès de poids d'un vase plein, sur le même vase vide; car, le vase ne peut être vidé d'air qu'à l'aide d'ingénieux artifices, fondés sur la connaissance même de la pesanteur atmosphérique, exactement analysée dans ses principaux effets statiques. Cette pesanteur ne pouvait donc être constatée que d'une manière indirecte, par l'examen des pressions que l'atmosphère devait ainsi nécessairement produire sur les corps placés à sa base, en vertu des lois générales de l'équilibre des fluides. Une telle découverte était donc évidemment impossible avant la théorie mathématique de ces pressions, créée, comme nous venons de le voir, au commencement du dix-septième siècle, par les travaux de Stévin, dont la haute importance n'a pas été suffisamment appréciée. Mais, d'un autre côté, cette théorie devait nécessairement conduire à dévoiler promptement ce grand fait; car, quoique Stévin n'eût point pensé à l'atmosphère, son analyse des pressions convenait aussi bien à ce cas, puisqu'elle n'était point arrêtée par l'hétérogénéité de la masse fluide. L'époque de cette vérité capitale était donc, pour ainsi dire, fixée; elle n'a été retardée que par l'influence des habitudes métaphysiques: les moyens rationnels d'exploration étant convenablement préparés, il suffisait, en effet, désormais d'oser envisager, sous un point de vue positif, l'équilibre général de l'atmosphère. Tel fut le projet de Galilée, dans ses dernières années, si bien exécuté ensuite par son illustre disciple Torricelli. L'existence et la mesure de la pression atmosphérique devinrent irrécusables quand Torricelli eut découvert que cette force soutenait les différens liquides à des hauteurs inversement proportionnelles à leurs densités. L'ingénieuse expérience de Pascal compléta bientôt la conviction générale, en constatant, avec une pleine évidence, la diminution nécessaire de cette pression à mesure qu'on s'élève dans l'atmosphère. Enfin, la belle invention du célèbre bourguemestre de Magdebourg, déduction plus éloignée, mais inévitable, de la découverte fondamentale de Torricelli, vint permettre une démonstration directe, en donnant les moyens de faire le vide, et par suite, d'apprécier exactement la pesanteur spécifique de l'air qui nous entoure, jusque alors très vaguement mesurée. On voit comment cette grande vérité, outre sa haute importance propre, a spontanément doté la philosophie naturelle de deux des plus précieux moyens d'exploration matérielle qu'elle possède, le baromètre et la pompe pneumatique. En général, la création et le perfectionnement des instrumens d'observation ou d'expérimentation ont toujours été, en physique, le résultat nécessaire et définitif des principales découvertes scientifiques, dont leur histoire est réellement inséparable: plus nous connaissons la nature, mieux nous l'explorons sous de nouveaux rapports, ce qui doit faire attacher un prix tout spécial aux premiers instrumens, quelque grossière qu'ait été d'abord leur ébauche.
Le poids de l'air, et en général des gaz, étant une fois bien constaté, une dernière condition préliminaire restait seule à remplir pour qu'on pût appliquer à l'équilibre atmosphérique les lois fondamentales de l'hydrostatique: c'était l'indispensable connaissance exacte de la relation nécessaire entre la densité d'un fluide élastique et la pression qu'il supporte. Dans les liquides, du moins en les supposant tout-à-fait incompressibles, ces deux phénomènes sont absolument indépendans l'un de l'autre, tandis que, dans les gaz, ils sont inévitablement liés; et c'est ce qui constitue, comme on sait, la différence essentielle entre les théories mécaniques des deux sortes de fluides. La découverte capitale de cette relation élémentaire fut faite à la fois, et presque en même temps, par Mariotte en France, et Boyle en Angleterre, qui possédaient tous deux à un si éminent degré le véritable génie de la physique. Il était naturel, sans doute, de supposer d'abord que la compressibilité caractéristique des gaz est indépendante de leur densité; et en effet, ces deux illustres physiciens constatèrent, dans leurs expériences, que les divers volumes successivement occupés par une même masse gazeuse, sont exactement en raison inverse des différentes pressions qu'elle éprouve. Cette loi, primitivement établie entre des limites peu écartées, a été soigneusement vérifiée, dans ces derniers temps, en faisant croître la pression jusqu'à près de trente atmosphères. On a donc dû l'adopter, comme base de toute la mécanique des gaz et des vapeurs. Toutefois, il serait difficile d'admettre qu'elle soit l'expression mathématique de la réalité. Car, elle équivaut évidemment à regarder les fluides élastiques comme toujours également compressibles, quelques comprimés qu'ils soient déjà; ou, en sens inverse, comme toujours aussi dilatables, à quelque dilatation qu'ils soient parvenus. Or, l'une et l'autre conséquence sont, au moins, fort invraisemblables, en considérant des pressions, ou très fortes ou très faibles: poussées à l'extrême, elles détruiraient, sans doute, dans un cas l'idée de gaz, et, dans l'autre, l'idée même de corps ou système. Cette loi ne peut donc être qu'une approximation de la réalité, suffisamment exacte seulement entre certaines limites, comprenant heureusement presque tous les cas qu'il nous importe d'étudier. Mais il ne faudrait pas croire qu'une telle remarque soit particulière à cette importante relation. Il en est nécessairement toujours ainsi dans l'application de nos conceptions abstraites à l'interprétation de la nature, dont les véritables lois mathématiques ne peuvent jamais nous être connues que par des approximations analogues, leurs limites étant seulement plus ou moins écartées, même à l'égard des phénomènes les plus simples et les mieux étudiés. Cette considération philosophique a déjà été expressément signalée, au sujet de la loi de la gravitation elle-même, à la fin de la vingt-quatrième leçon, où je me suis efforcé de faire sentir combien il serait hasardé de regarder cette loi comme nécessairement applicable à toute distance, quelque grande ou petite qu'elle fût. Non-seulement toutes nos connaissances réelles sont strictement circonscrites dans l'analyse des phénomènes et la découverte de leurs lois effectives; mais, même ainsi restreintes, nos recherches ne sauraient aboutir, en aucun genre, à des résultats absolus, et peuvent uniquement fournir des approximations plus ou moins parfaites, constamment susceptibles, il est vrai, de suffire à nos besoins véritables: tel est l'esprit fondamental de la philosophie positive, que je ne dois pas craindre de reproduire trop fréquemment dans cet ouvrage.
D'après la loi de Mariotte et Boyle, la théorie générale de l'équilibre atmosphérique tombe aussitôt sous la compétence de la mécanique rationnelle. On voit d'abord que l'ensemble de l'atmosphère ne peut jamais être réellement dans un état d'équilibre rigoureux, par les mêmes motifs indiqués ci-dessus envers l'Océan, leur influence étant seulement ici bien plus prononcée, puisque la chaleur dilate beaucoup moins l'eau que l'air. Il est néanmoins indispensable de considérer, abstraction faite de cette agitation nécessaire, l'équilibre partiel d'une colonne atmosphérique très étroite, afin de se former une juste idée générale du mode fondamental de décroissement propre à la densité et à la pression des diverses couches. La question ne présente aucune difficulté essentielle, quand on écarte les effets thermologiques; et l'on voit alors aisément que les densités et les pressions diminueraient en progression géométrique pour des hauteurs croissantes en progression arithmétique, si la température pouvait être la même en tous les points de la colonne, du moins en faisant abstraction du décroissement presque insensible de la gravité, qui peut d'ailleurs être facilement pris en considération exacte. Mais l'abaissement graduel et très prononcé qu'éprouve nécessairement la température des couches atmosphériques à mesure qu'elles sont plus élevées, doit en réalité ralentir notablement cette variation abstraite, en rendant chaque couche plus dense que ne le comporterait ainsi sa position. L'étude de ce grand phénomène se complique donc naturellement d'un nouvel élément, jusqu'ici tout-à-fait inconnu malgré quelques tentatives imparfaites, la loi relative à la variation verticale des températures atmosphériques, qui ne sera peut-être jamais suffisamment dévoilée, quelque intéressante qu'elle fût à plusieurs égards, comme je l'ai déjà indiqué au sujet de la théorie des réfractions astronomiques. On n'y supplée évidemment que d'une manière extrêmement grossière et radicalement incertaine, lorsque, pour formuler l'équilibre d'une portion déterminée de la colonne atmosphérique, on suppose une température uniforme égale à la moyenne arithmétique entre les deux températures extrêmes immédiatement observées. Car la loi inconnue pourrait être telle, que la moyenne géométrique, ou même quelque nombre très rapproché de l'un des extrêmes, représentât avec moins d'erreur le véritable état de la colonne, qu'aucune hypothèse de température commune ne saurait d'ailleurs fidèlement exprimer. L'intervention du calcul des probabilités serait, du reste, ici ou puérile ou sophistique, comme en tant d'autres occasions. Tout ce qu'on pourrait dire de raisonnable en faveur d'un tel usage, se réduirait réellement à la conformité de quelques-uns des résultats auxquels il conduit avec des observations directes, argument qui aurait en effet un grand poids, si cette confrontation avait jamais été convenablement établie, ce dont il y a lieu de douter. On ne doit donc employer qu'avec une grande circonspection, et seulement à défaut de déterminations géométriques, le procédé imaginé par Bouguer pour la mesure des hauteurs par le baromètre, dont la formule a été surchargée plus tard d'un grand nombre de détails, qui ont fortement altéré sa simplicité primitive, sans peut-être augmenter beaucoup son exactitude réelle, si ce n'est en ce qui concerne la meilleure évaluation des coefficiens, due à l'observation seule. Ce moyen est certainement fort ingénieux: et son principal défaut consiste précisément à l'être beaucoup trop, en faisant dépendre une grandeur aussi simple qu'une distance d'une foule d'autres qui s'y rattachent indirectement dans un phénomène très complexe. Mais il est évident que, quand on prétend à l'exactitude, on ne saurait accorder une confiance bien étendue à une méthode aussi indirecte, fondée sur la supposition préalable d'un état de stagnation atmosphérique qui ne peut exister, et ensuite sur une uniformité de température encore plus inadmissible. En considérant, dans l'estimable travail de Ramon, la longue série des précautions minutieuses qu'exige l'application exacte d'un tel procédé pour mériter quelque confiance, et, par suite, la durée souvent très grande de l'ensemble de l'opération, on voit même que ce moyen perd essentiellement cette facilité qui fait sa seule valeur, et qu'il y aurait fréquemment moins d'embarras, quand les circonstances le permettent, à entreprendre directement une mesure géométrique, dont la certitude serait d'ailleurs si supérieure. En principe, comme je l'ai remarqué dans une autre occasion, une mesure quelconque est d'autant plus précaire qu'elle est plus indirecte. Néanmoins, en renonçant à tout parallèle entre ce mode de nivellement et le mode géométrique, il conserve une valeur très réelle pour multiplier commodément nos renseignemens généraux sur le relief du globe terrestre. Je regrette seulement que la vérification n'en ait pas encore été convenablement instituée. En cette occasion, comme en bien d'autres plus importantes, les physiciens se sont jusqu'ici beaucoup trop subalternisés envers les géomètres.
Tel est essentiellement, en aperçu, l'ensemble de la barologie statique. Pour la compléter, il faudrait maintenant considérer les modifications importantes qu'éprouvent ses lois générales, à l'égard des petites masses fluides, en vertu de l'imparfaite fluidité des liquides et des gaz. Elles consistent surtout dans une élévation notable (quelquefois changée en dépression), relativement à la surface ordinaire d'équilibre, pour les filets liquides contenus dans des tubes très étroits: on les a encore peu étudiées sur les gaz. C'est donc ici, à mes yeux, le lieu naturel de la théorie de la capillarité. Plusieurs physiciens l'ont déjà placée ainsi, mais par des motifs indépendans de la nature des phénomènes, et seulement relatifs à leur mode actuel d'explication, en vertu d'une vague analogie entre la pesanteur, rattachée à l'attraction universelle, et la force moléculaire à laquelle on attribue ces effets remarquables. J'avoue qu'un tel rapprochement me touche peu, car il me paraît reposer essentiellement sur l'emploi du malheureux mot attraction pour désigner la pesanteur générale: supprimez cette expression abusive, dont j'ai signalé, dans la vingt-quatrième leçon, les graves inconvéniens, il n'y aura plus aucune assimilation à établir entre la gravité et la capillarité, leurs phénomènes étant réellement antagonistes. C'est donc seulement parce que les effets capillaires consistent dans une altération notable des lois fondamentales de la pesanteur, que leur étude me paraît devoir être classée comme un complément naturel et indispensable de la barologie proprement dite.
Quant au fond de la question à cet égard, c'est-à-dire, quant à la théorie actuelle de ces phénomènes, je dois déclarer, quoique je ne puisse me livrer ici à son examen spécial, que, malgré l'imposante apparence d'exactitude dont Laplace l'a revêtue en y déployant un si grand luxe analytique, elle m'a toujours paru fort peu satisfaisante, à cause de son caractère vague, obscur, et même, au fond, essentiellement arbitraire. Clairaut, pour ainsi dire en se jouant, avait imaginé l'idée principale de cette explication, sans y attacher une grande importance: Laplace, en voulant lui donner une consistance mathématique et une précision qu'elle ne comportait pas, n'a fait que rendre ses vices plus prononcés, aux yeux de quiconque ne se laisse point fasciner par un vain appareil algébrique. Cette force mystérieuse et indéterminée, évidemment créée pour le besoin de l'explication, et qui, par sa définition même, échappe nécessairement à tout contrôle réel, cette force dont l'intervention cesse ou reparaît presque à volonté, à laquelle on ajoute ou l'on retranche des qualités essentielles pour la faire correspondre aux phénomènes, ne serait-elle pas réellement une pure entité? Cette théorie a-t-elle sensiblement perfectionné l'étude de la capillarité, dont les progrès sont presque nuls depuis plus d'un demi-siècle? La principale loi numérique des phénomènes capillaires, celle des hauteurs inversement proportionnelles aux diamètres des différens tubes, était parfaitement connue long-temps avant cette théorie, qui n'a rien produit de semblable. Sa prépondérance n'aurait-elle point, au contraire, en ces derniers temps, attiédi le zèle des physiciens pour une exploration directe, menacée d'avance d'un accueil peu encourageant, si elle ne venait point confirmer les prescriptions analytiques? Si, par exemple, nous connaissons trop peu encore l'influence de la chaleur et de l'électricité sur l'action capillaire, n'est-ce point à une telle cause qu'on doit l'attribuer en grande partie?
Quoi qu'il en soit, l'étude réelle de ces phénomènes est en elle-même du plus haut intérêt. Indépendamment de son utile application pour augmenter la précision de plusieurs instrumens importans, elle occupe directement, en philosophie naturelle, un rang très éminent, en vertu du rôle fondamental de la capillarité dans l'ensemble des phénomènes physiologiques, comme leur examen général nous le démontrera. Les effets remarquables découverts par M. Dutrochet, sous les noms d'endosmose et d'exosmose, viennent s'y rattacher spontanément: c'est l'action capillaire envisagée en surface, au lieu de la simple capillarité linéaire, jusque alors étudiée par les physiciens.
Considérons maintenant, dans son ensemble, la seconde partie principale de la barologie, celle qui concerne les lois des mouvemens des corps pesans, et en premier lieu des solides.
La belle observation fondamentale relative à la chute identique de tous les corps dans le vide, a d'abord établi irrévocablement une dernière notion élémentaire sur la pesanteur, celle de la proportionnalité nécessaire entre les poids et les masses, qui manquait encore essentiellement à la barologie statique. Les phénomènes de pur équilibre pouvaient, à la rigueur, suffire à la dévoiler, mais d'une manière beaucoup moins frappante, par une analyse convenable des effets du choc, qui, permettant d'évaluer directement les rapports de deux masses, auraient ainsi conduit à reconnaître son égalité avec celui de leurs poids. Après cette notion préliminaire, nous devons surtout examiner ici la découverte des lois fondamentales propres aux mouvemens produits par la gravité. Non-seulement c'est par là que la physique réelle a dû être historiquement créée; mais cette étude nous offre encore, à tous égards, le plus parfait exemple de la manière de philosopher qui convient à cette science.
L'accélération naturelle de la chute des corps pesans n'avait point échappé au génie si avancé d'Aristote, celui de tous les anciens penseurs qui fut le moins éloigné de la philosophie positive, quoiqu'on lui doive la coordination de la philosophie métaphysique. Mais l'ignorance des principes élémentaires de la dynamique rationnelle ne pouvait évidemment permettre de découvrir alors la vraie loi de ce phénomène. L'hypothèse d'Aristote, qui consiste à faire croître la vitesse proportionnellement à l'espace parcouru, pouvait être regardée comme plausible tant que la théorie générale des mouvemens variés n'était point formée. Aussi est-ce surtout cette création capitale, provoquée par les difficultés propres au problème de la chute des corps, qui constitue la gloire immortelle du grand Galilée. Cette théorie, indiquée dans le premier volume de cet ouvrage, rend aussitôt palpable l'absurdité de l'hypothèse d'Aristote, en montrant, avec une pleine évidence, d'après une intégration fort élémentaire, qu'une telle loi de mouvement équivaudrait mathématiquement à supposer l'intensité de la pesanteur graduellement croissante, pendant la chute, en raison de l'espace parcouru. Pour procéder, d'après cette théorie générale, à la découverte de la loi véritable, Galilée dut naturellement supposer que la gravité conservait toujours la même énergie, et il reconnut dès lors que la vitesse et l'espace étaient nécessairement proportionnels, l'un au temps écoulé, l'autre à son carré. La vérification expérimentale pouvait être instituée de deux manières, également décisives, que Galilée fit connaître: soit par l'observation immédiate de la chute ordinaire, soit en ralentissant à volonté la chute à l'aide d'un plan suffisamment incliné, sans que la loi essentielle pût en être altérée, sauf les précautions nécessaires pour atténuer l'influence du frottement. Atwood a imaginé plus tard un instrument fort ingénieux, qui permet de ralentir indifféremment la chute, tout en la laissant verticale, en obligeant une petite masse à en mouvoir une très grande: ce qui permet de vérifier commodément, sous tous les points de vue, la loi de Galilée.
Parmi les contestations innombrables que suscita d'abord cette grande découverte, la seule qui mérite aujourd'hui quelque attention est la discussion élevée par Baliani, qui prétendait substituer à la loi de Galilée une hypothèse peu différente en apparence, quoique radicalement inadmissible. Les espaces décrits par le corps, dans chaque seconde successive, doivent croître réellement comme la suite des nombres impairs, et c'est sous cette forme que Galilée avait présenté sa loi. Or, Baliani voulait remplacer cette progression par la série naturelle de tous les nombres entiers. À une époque où la dynamique était encore si peu connue, une telle concurrence pouvait être fort spécieuse, et la discussion se serait, en effet, long-temps prolongée, si l'on n'en eût appelé à l'expérience, qui condamna aussitôt Baliani. Car, cette hypothèse correspond, en effet, comme celle de Galilée, à une intensité constante de la pesanteur. Le seul caractère qui les distingue rationnellement consiste en ce que, suivant Galilée, la vitesse peut être aussi petite qu'on voudra, en choisissant une durée assez courte, tandis que, d'après Baliani, il y aurait toujours un minimum de vitesse très appréciable, indépendant du temps écoulé, et qui devrait être instantanément imprimé au corps dès l'origine du mouvement: ce qui eût suffi sans doute pour renverser immédiatement une telle hypothèse, si la validité de cette déduction mathématique avait pu être d'abord bien sentie.
Par cette seule loi de Galilée, tous les problèmes relatifs au mouvement des corps pesans rentrent aussitôt dans le domaine de la dynamique rationnelle dont, au dix-septième siècle, ils provoquèrent la formation sous les divers rapports fondamentaux, comme, au dix-huitième siècle, les questions de mécanique céleste déterminèrent son développement général. En ce qui concerne le mouvement de translation du corps libre dans l'espace, cette étude est essentiellement due à Galilée lui-même, qui établit la théorie du mouvement curviligne des projectiles, abstraction faite de la résistance de l'air. Les tentatives fréquemment renouvelées depuis par les géomètres pour y tenir compte de cette résistance, n'ont pas eu encore un résultat physique satisfaisant. Toutefois, il importe de noter ici combien, dans ces travaux, on s'est strictement conformé à l'esprit de la saine théorie des hypothèses, en se bornant à faire une supposition sur la loi mathématique de la résistance du milieu, relativement à la vitesse, dans l'impossibilité où l'on se trouve encore, et où l'on sera peut-être toujours, de découvrir rationnellement cette loi, par les seuls principes de l'hydrodynamique, dont une telle recherche constitue le problème le plus difficile. Une semblable supposition est, en effet, éminemment susceptible, par sa nature, d'une épreuve expérimentale qui ne saurait laisser aucune incertitude; et c'est ainsi qu'on a successivement reconnu l'imperfection de toutes les hypothèses jusqu'ici proposées à cet égard, depuis Newton, à qui l'on doit la première et la plus usuelle d'entre elles. La construction rationnelle de ces conjectures présente en elle-même de grandes difficultés, pour concilier ces deux conditions qui semblent contradictoires, et qui sont néanmoins également indispensables: faire toujours décroître la résistance à mesure que la vitesse diminue indéfiniment; et, cependant, disposer la loi de telle manière que la vitesse initiale du mobile puisse être enfin complétement détruite, par la seule action graduelle de la résistance. La dernière de ces deux indications générales exige évidemment la présence d'un terme constant dans l'expression algébrique de la loi, tandis que la première semble devoir l'en exclure formellement. Quelle que soit l'utilité des études expérimentales directes dont cette question difficile a été jusqu'ici le sujet, elles n'ont pas eu encore de résultats pleinement satisfaisans. Enfin, quelques observations récentes viennent même d'augmenter à cet égard l'incertitude fondamentale, quoique propres peut-être à présenter ensuite sous un nouveau jour l'ensemble du sujet, en montrant que, lorsque les vitesses deviennent très grandes, elles peuvent augmenter sans faire croître les résistances; cette importante remarque ne saurait cependant être admise, sans un nouvel et scrupuleux examen. Ainsi, en résumé, l'étude exacte du mouvement réel des projectiles est encore extrêmement imparfaite.
Quant aux mouvemens que produit la pesanteur dans un corps retenu, le cas où ce corps est assujetti sur une courbe donnée est le seul important à analyser; il constitue le problème général du pendule, dont la théorie, entièrement due à Huyghens, n'offre plus, comme application de la mécanique rationnelle, que de simples difficultés analytiques, en faisant abstraction de la résistance du milieu. Cette belle théorie a présenté, dès son origine, un puissant intérêt pratique, comme base de la plus parfaite chronométrie. J'ai déjà indiqué, sous ce rapport, dans la vingtième leçon, comment Huyghens, après avoir reconnu les oscillations cycloïdales pour les seules rigoureusement isochrones, était parvenu à les remplacer par les oscillations circulaires, seules réellement admissibles, en rendant leurs amplitudes très petites. Ainsi réglées, leurs durées ne dépendent que de la longueur du pendule simple et de l'énergie de la gravité, proportionnellement à la racine carrée du rapport numérique de ces deux grandeurs.
Indépendamment de sa haute importance chronométrique, cette loi capitale d'Huyghens a fourni deux conséquences générales, fort essentielles pour les progrès de la barologie. D'abord, le pendule a permis à Newton de vérifier la proportionnalité des poids aux masses avec beaucoup plus d'exactitude que n'en pouvait comporter la chute des corps dans le vide, ci-dessus mentionnée. Car, si cette relation n'avait pas lieu, ou, ce qui revient au même, si la pesanteur agissait inégalement sur les différens corps, cette diversité devrait se manifester nécessairement, d'une manière très sensible, par la durée variable de leurs oscillations pour des pendules d'égale longueur, comparativement formés de substances distinctes. Or, l'expérience constate, au contraire, une frappante coïncidence à cet égard entre les cas les plus opposés, pourvu qu'on l'institue de manière à y rendre identique l'influence du milieu résistant, condition facile à remplir en prenant les précautions adoptées par Newton. Tous les corps ont donc la même gravité.
En second lieu, le pendule nous a mis en état de reconnaître les variations qu'éprouve, à diverses distances du centre de la terre, l'intensité de cette commune pesanteur, suivant l'indication fournie par la théorie fondamentale de la gravitation. Il a suffi, en effet, d'apercevoir une différence irrécusable entre les longueurs du pendule à secondes observées en des lieux distincts, pour avoir aussitôt le droit d'en conclure mathématiquement l'inégalité des pesanteurs correspondantes, en raison directe des longueurs respectives. Reste ensuite, ce qui est facile, à isoler dans cette indication expérimentale la part de la force centrifuge, d'après la latitude du lieu, pour obtenir exactement la variation propre de la gravité. C'est d'après un tel principe que se multiplient chaque jour nos renseignemens sur la mesure de la pesanteur en divers points du globe, et par une suite indirecte, comme je l'ai indiqué dans la vingt-cinquième leçon, sur la vraie figure de la terre.
Dans ces différentes sections de la barologie dynamique, les corps solides sont envisagés, abstraction faite de leurs dimensions, et comme de simples points. Mais, tous ces problèmes doivent maintenant être repris avec un nouvel ordre de difficultés, en ayant égard aux diverses particules dont le corps est réellement formé. Sous ce rapport, la question du mouvement libre nous entraînerait nécessairement dans cet ensemble de recherches délicates et compliquées qui caractérisent en dynamique abstraite, l'analyse des rotations, même en se bornant au cas du vide, et qui serait ici entièrement indépendant de l'action de la pesanteur: heureusement, cette face du problème est, en réalité, peu importante pour le mouvement de nos projectiles. À l'égard du pendule, cette difficulté se réduit à déterminer suivant quelles lois les divers points du corps modifient, en vertu de leur liaison, les durées inégales de leurs oscillations respectives, afin que leur ensemble puisse osciller comme un point unique, idéal ou réel. Cette loi, découverte par Huyghens, et obtenue ensuite, d'une manière plus rationnelle, par Jacques Bernouilli, ramène aisément le pendule composé au pendule simple jusque alors étudié, quand on connaît le moment d'inertie du corps. Elle explique nettement un nouveau moyen de faire varier la durée des oscillations, en changeant seulement la répartition de la masse oscillante. C'est ainsi que l'étude du pendule se rattache à toutes les questions essentielles de la dynamique générale des solides. Quoique la résistance de l'air y exerce beaucoup moins d'influence que dans le mouvement des projectiles, il faut cependant l'y prendre aussi en considération, afin de donner à ce précieux instrument toute la précision dont il est susceptible. Ici, les tentatives ont pu être bien plus heureuses, surtout en établissant, comme l'a fait si judicieusement M. Bessel en dernier lieu, une exacte comparaison expérimentale entre les oscillations réelles, nécessairement affectées de la résistance du milieu, et les oscillations théoriques, relatives au cas du vide: aussi le passage de l'un à l'autre cas se fait-il maintenant avec beaucoup de sûreté et de facilité.
En considérant les immenses difficultés fondamentales que présente l'hydrodynamique abstraite, comme nous l'avons reconnu en philosophie mathématique, on ne sera pas surpris que la partie de la barologie dynamique relative aux fluides soit encore si imparfaite, au moins sous le point de vue rationnel. Le cas des gaz, et surtout de l'air, est, d'abord, presque entièrement négligé, tant on a senti l'impossibilité d'y atteindre réellement. Quant aux liquides, il n'y a jusqu'ici d'analysé, d'une manière à quelques égards satisfaisante, que leur écoulement par de très petits orifices percés au fond ou sur les côtés des vases, c'est-à-dire le mouvement purement linéaire, dont l'étude mathématique a été faite par Daniel Bernouilli, d'après sa célèbre hypothèse du parallélisme des tranches. Son principal résultat a été de démontrer la règle, proposée empiriquement par Torricelli, sur l'évaluation de la vitesse du liquide à l'orifice, comme égale à celle d'un poids qui serait tombé de toute la hauteur du liquide dans le vase. Or, cette règle n'a été mise en harmonie avec l'observation, même lorsque le niveau est entretenu invariable, qu'à l'aide d'une sorte de fiction ingénieuse, suggérée par le singulier phénomène de la contraction de la veine fluide. Le cas du niveau variable est à peine ébauché, et à plus forte raison celui où l'on doit tenir compte de la forme et de la grandeur de l'orifice. Quant au mouvement à deux dimensions, et surtout quant au mouvement général en tous sens, qui a toujours lieu plus ou moins, leur théorie est encore entièrement dans l'enfance, quoiqu'elle ait été le sujet de travaux mathématiques fort étendus, dont quelques-uns ont une éminente valeur abstraite. Corancez a fait, dans ces derniers temps, une tentative très estimable pour appliquer à cette recherche difficile les perfectionnemens généraux introduits par Fourier dans l'analyse mathématique, à l'occasion de sa théorie thermologique.
Les études expérimentales, d'ailleurs trop rares et surtout trop peu suivies, n'ont pas eu jusqu'ici, sous ces divers rapports, des résultats beaucoup plus satisfaisans, si ce n'est relativement à quelques données numériques. Elles ont été, en général, conçues dans un esprit trop subalterne envers les théories mathématiques, et entreprises ordinairement pour les vérifier. Or, les cas abstraits considérés par les géomètres diffèrent habituellement à tant de titres des cas réels, que cette confrontation est, en elle-même, fort délicate, et le plus souvent assez incertaine, vu l'embarras qu'on éprouve à démêler, parmi les circonstances que la théorie néglige, celles qui produisent principalement les écarts observés. Faut-il les rapporter à l'imparfaite fluidité du liquide, ou à son frottement contre les parois du vase, ou aux mouvemens obliques qui s'établissent dans l'intérieur de la masse fluide, etc.? C'est ce qui demeure ordinairement indécis. Néanmoins, cette importante branche de la barologie peut tirer un grand parti d'un système rationnel d'expérimentation, entre les mains de physiciens sachant bien apprécier la valeur réelle des théories mathématiques, sans s'exagérer leur portée. Mais il faut que les expériences soient instituées avec plus de génie, et d'une manière plus indépendante, afin d'éclaircir les nombreuses questions laissées intactes par la théorie. L'imperfection de cette partie de la science est fort sensible, lorsqu'on cherche à la faire correspondre aux grands cas naturels, non pas même aux mouvemens généraux de l'Océan ou de l'atmosphère, dont l'étude rationnelle doit encore être jugée trop peu accessible, mais seulement aux mouvemens des fleuves et des canaux, dont la théorie n'a guère dépassé aujourd'hui le degré de précision et de profondeur où l'avait laissée le judicieux Guglielmini, au milieu de l'avant-dernier siècle.
Telles sont les considérations générales extrêmement sommaires auxquelles je dois me borner ici, sur les principales parties de la barologie, successivement examinées. Elles me paraissent suffire pour faire ressortir leur véritable esprit, ainsi que l'état présent de l'ensemble de chacune d'elles, et la nature des progrès qu'elles comportent. Quoique nous l'ayons reconnue très imparfaite à beaucoup d'égards, cette première branche de la physique n'en est pas moins, non-seulement la plus pure, mais aussi la plus riche: nous y avons fréquemment remarqué un caractère de rationnalité et un degré de coordination que seront loin de nous offrir les autres parties de la science. Son imperfection est même essentiellement relative à ce que nous y cherchons naturellement une consistance et une précision presque astronomiques, bien plus difficiles ici qu'à l'égard des phénomènes célestes, et que nous n'oserions demander au reste de la physique. La barologie a depuis long-temps pleinement atteint son état de positivité définitive; il n'y a pas une seule de ses nombreuses subdivisions qui ne soit au moins ébauchée; tous les moyens généraux d'investigation y ont été successivement introduits et appliqués: ainsi, ses progrès futurs ne dépendent désormais essentiellement que d'une harmonie plus complète entre ces divers moyens, et surtout d'une combinaison plus homogène et plus intime entre le génie mathématique et le génie physique.