Cours de philosophie positive. (2/6)
TRENTE-TROISIÈME LEÇON.
Considérations générales sur l'optique.
La révolution fondamentale, et de plus en plus prononcée, par laquelle, depuis environ deux siècles, l'esprit humain, en fondant la philosophie naturelle, tend à se dégager irrévocablement de toute influence théologique ou métaphysique, ne s'est composée essentiellement jusqu'ici que d'une succession d'efforts plus ou moins partiels, toujours conçus d'une manière isolée, quoique tous, en réalité, aient convergé sans cesse vers un même but final, presque constamment inaperçu de ceux qui ont coopéré avec le plus d'ardeur et de succès à cette immense régénération intellectuelle. Si une telle incohérence a fait ressortir d'une manière plus éclatante l'irrésistible spontanéité de cet instinct universel qui caractérise les intelligences modernes, elle a produit aussi beaucoup de lenteur et d'embarras, et même, à certains égards, une véritable hésitation dans la marche générale de notre émancipation définitive. Personne n'ayant encore conçu directement la philosophie positive dans son ensemble réel, les conditions radicales de la positivité n'ayant jamais été rationnellement analysées, ni, à plus forte raison, nettement formulées, avec les modifications essentielles convenables aux divers ordres de recherches, il en est résulté que, sur les parties du système scientifique qui ne constituaient point le sujet spécial de leurs travaux, la plupart des illustres fondateurs de la philosophie naturelle ont continué, à leur insu, à subir cette même impulsion métaphysique et théologique dont leurs découvertes propres tendaient avec tant d'énergie à détruire les bases, et sous la prépondérance de laquelle s'était jusque alors exclusivement accomplie l'éducation générale de la raison humaine. Aucun penseur ne s'est autant rapproché, sans doute, que notre grand Descartes de cette conception, à la fois claire et complète, de l'ensemble de la philosophie moderne avec son vrai caractère: aucun n'a exercé aussi sciemment, dans cette transformation universelle, une action aussi directe, aussi étendue, et aussi efficace, quoique d'ailleurs essentiellement transitoire; aucun surtout ne s'est montré aussi indépendant de l'esprit dominant de ses contemporains. Cependant Descartes lui-même, dont la persévérante hardiesse renversait si vigoureusement tout l'édifice de l'ancienne philosophie relativement à l'ensemble des phénomènes inorganiques, et même quant aux phénomènes purement physiques de l'animalité, était, sous d'autres rapports, involontairement entraîné par son siècle en un sens tout-à-fait inverse, lorsqu'il entreprit tant de vains efforts, pour étayer, en les rajeunissant, les conceptions théologiques et métaphysiques sur l'étude de l'homme moral, ainsi que je l'expliquerai soigneusement en analysant, dans la dernière partie de cet ouvrage, la marche générale du développement effectif de l'humanité, dont Descartes fut incontestablement un des types essentiels. Après un tel exemple, on ne saurait être étonné de reconnaître chez les hommes d'un génie plus spécial, qui ont concouru à la formation ou au développement du système scientifique, sans s'occuper directement de la régénération fondamentale de la raison humaine, cette radicale inconséquence philosophique qui leur faisait suivre, à certains égards, une direction métaphysique, en même temps que, sous d'autres rapports, quelquefois peu éloignés, ils produisaient des manifestations si décisives du véritable esprit positif.
Ces réflexions générales préliminaires sont éminemment applicables à l'histoire philosophique de l'optique, celle peut-être de toutes les branches essentielles de la physique où l'état de positivisme incomplet, caractérisé dans la vingt-huitième leçon, conserve encore aujourd'hui la plus profonde consistance, surtout à cause des importans travaux mathématiques qui malheureusement s'y rattachent. La formation de cette belle science est due principalement aux philosophes qui ont le plus puissamment contribué, sous d'autres rapports capitaux, à jeter les bases essentielles de la philosophie positive, tels que Descartes, Huyghens et Newton: et, néanmoins, l'influence inaperçue du vieil esprit métaphysique et absolu a poussé chacun d'eux à la création d'une hypothèse, nécessairement chimérique, sur la nature de la lumière. Un tel contraste est spécialement remarquable chez le grand Newton, qui, par son admirable doctrine de la gravitation universelle, comme je l'ai soigneusement établi dans la première partie de ce volume, avait élevé d'une manière irrévocable la conception fondamentale de la philosophie moderne au-dessus de l'état où le cartésianisme l'avait placée, en constatant l'inanité radicale de toutes les études dirigées vers la nature intime et le mode de production des phénomènes, et en assignant désormais, comme seul but nécessaire des efforts scientifiques vraiment rationnels, l'exacte réduction d'un système plus ou moins étendu de faits particuliers à un fait unique et général. Ce même Newton, dont l'exclamation favorite était: ô physique! garde-toi de la métaphysique! s'est laissé entraîner, dans la théorie des phénomènes lumineux, par les anciennes habitudes philosophiques, jusqu'à la personnification formelle de la lumière, envisagée comme une substance distincte et indépendante du corps lumineux; ce qui constitue évidemment une conception tout aussi métaphysique que pourrait l'être celle de la gravité, si on lui attribuait une existence propre, isolée du corps gravitant.
Après la discussion générale établie dans la vingt-huitième leçon sur la théorie fondamentale des hypothèses en philosophie naturelle, il serait entièrement superflu d'examiner ici, d'une manière spéciale, soit la fiction de Newton sur la lumière, soit celle, tout aussi nécessairement vaine, qu'on lui substitue maintenant, d'après Descartes, Huyghens et Euler: chacun leur appliquera aisément, avec les particularités convenables, tous les principes essentiels de cette nouvelle doctrine philosophique. La nullité radicale de ces conceptions anti-scientifiques, relativement à leur destination directe, n'a pas besoin d'être formellement constatée; il suffit de se demander, en se dégageant des préjugés scolastiques ordinaires, si la faculté lumineuse des corps est réellement expliquée, en aucune manière, par cela seul qu'on l'a transformée dans la propriété de lancer, avec une incompréhensible vitesse, de chimériques molécules, ou dans celle de faire vibrer les particules immobiles d'un fluide imaginaire, doué d'une inappréciable élasticité. N'est-il pas évident, au contraire, qu'on entasse ainsi mystères sur mystères, comme il doit arriver toutes les fois que nous voulons tenter de concevoir à priori une notion vraiment primordiale, qui, par sa nature, ne saurait comporter d'explication? Du reste, on peut s'en rapporter, sur ce sujet, aux critiques irrésistibles que se sont mutuellement adressées, surtout depuis Euler, les partisans de ces deux hypothèses opposées. La préférence alternative qui, aux diverses époques de l'optique a été successivement accordée à chacun de ces systèmes, n'a tenu certainement qu'à ce que le développement naturel de la science attirait, d'une manière trop exclusive, l'attention générale des physiciens vers les phénomènes qui lui semblaient favorables, en la détournant momentanément de ceux qui lui étaient contraires, quoique l'ensemble réel des connaissances acquises leur fût, au fond, également opposé. Sans doute, les nombreuses objections présentées par Euler, avec une logique si nette et si pressante, contre la doctrine de l'émission, sont nécessairement insolubles: mais n'en est-il pas essentiellement ainsi de celles trop dissimulées aujourd'hui par notre système habituel d'enseignement, que les partisans de cette hypothèse faisaient autrefois, ou ont adressées depuis, au système des ondulations? Pour me borner à l'exemple le plus simple, a-t-on réellement concilié la propagation en tout sens, propre au mouvement vibratoire, avec le phénomène vulgaire de la nuit, c'est-à-dire, de l'obscurité produite par la seule interposition d'un corps opaque? L'objection fondamentale élevée à cet égard par les newtoniens contre le système de Descartes et d'Huyghens, n'est-elle pas effectivement restée aussi vierge aujourd'hui qu'elle l'était plus d'un siècle auparavant, malgré tant d'inintelligibles subterfuges?
La juste appréciation de ces hypothèses arbitraires n'est pas moins évidente par la considération des phénomènes qui conviennent également à toutes deux. Cette possibilité de concevoir aussi bien les mêmes phénomènes généraux d'après les deux systèmes antagonistes, doit manifester à tous les esprits que les lois de ces phénomènes constituent seules la science réelle, dont de tels systèmes ne forment qu'une vague et inutile superfétation, échappant, par sa nature, à toute vérification effective. En voyant, par exemple, les lois de la réflexion et de la réfraction découler indifféremment de l'émission ou de l'ondulation, la nature arbitraire de ces explications chimériques ne devient-elle pas irrécusable? Sous ce rapport du moins, les travaux mathématiques dont chacune de ces conceptions a été le sujet n'auront pas été inutiles, dans un prochain avenir, à l'éducation générale de l'esprit scientifique, en contribuant à dissiper le prestige encore trop souvent attaché au seul emploi, judicieux ou abusif, de l'instrument analytique. Pourrait-on persévérer à regarder un tel appareil comme le vêtement caractéristique de la vérité, lorsqu'on le voit également applicable à deux hypothèses opposées, ainsi qu'il le serait sans doute à beaucoup d'autres conceptions analogues qu'on formerait aisément, si les progrès du véritable esprit positif ne tendaient point évidemment, au contraire, à l'exclusion totale et définitive de cette manière vicieuse de philosopher?
De nos jours, il est vrai, les partisans les plus éclairés du système émissif ou du système vibratoire sacrifient assez volontiers la réalité de ces conceptions, pour se retrancher dans leur prétendue propriété scientifique de faciliter, à titre de simple artifice logique, la combinaison des idées acquises, que l'on proclame essentiellement impossible sans elle. Mais le passage même d'une hypothèse à l'autre, sans que la science en ait certes éprouvé aucun préjudice, ne suffirait-il point pour témoigner clairement, envers chacune d'elles, contre une indispensabilité aussi gratuitement admise? Il faut convenir toutefois, comme je l'ai indiqué dans la discussion générale, que, pour des esprits déjà formés sous l'influence prépondérante des habitudes actuelles, la combinaison des idées scientifiques deviendrait nécessairement plus difficile, si tout à coup on les obligeait à se priver d'un tel mode de liaison, quelque vicieux qu'il soit en effet. Une telle considération, commune à tout régime intellectuel devenu, à une époque quelconque, suffisamment familier, ne saurait prouver, en aucune façon, que la nouvelle génération scientifique ne combinerait pas ses idées d'une manière encore plus facile, et surtout plus parfaite, si elle était élevée à envisager directement les relations générales des phénomènes, sans jamais recourir à ces vains artifices, par lesquels les réalités scientifiques doivent toujours être plus ou moins altérées.
L'histoire effective de l'optique, envisagée dans son ensemble, montre clairement, à mon gré, que ces secours illusoires n'ont exercé aucune influence notable sur les vrais progrès de la théorie de la lumière, puisque toutes les acquisitions importantes leur sont évidemment étrangères. Cette remarque n'est pas seulement incontestable à l'égard des lois fondamentales de la réflexion et de la réfraction, dont la découverte a essentiellement précédé la construction de ces systèmes arbitraires. Elle est aussi réelle, quoique moins évidente, envers toutes les autres vérités principales de l'optique. L'hypothèse de l'émission n'a pas plus inspiré à Newton la notion de l'inégale réfrangibilité des diverses couleurs, que celle de l'ondulation n'a réellement contribué à dévoiler à Huyghens la loi de la double réfraction propre à certaines substances. C'est constamment après coup que la coexistence, chez d'aussi grands hommes, de ces chimériques conceptions avec ces immortelles découvertes, a pu faire croire à l'influence effective des unes sur les autres. Même dans un ordre d'idées moins général, c'est exclusivement à la comparaison directe des phénomènes qu'ont toujours été dues les nouvelles notions, et jusqu'aux heureuses conjectures. Quand la combustibilité du diamant a été si judicieusement présumée par la profonde sagacité de Newton, cette indication ne résultait-elle pas uniquement du simple rapprochement de deux phénomènes généraux, la nature inflammable des corps les plus réfringens? Lorsque, plus tard, Euler, contrairement aux opinions établies, pressentit avec tant de succès la possibilité nécessaire de l'achromatisme rigoureux, cette idée ne lui fût-elle pas immédiatement suggérée par la simple considération de l'existence évidente d'une telle compensation dans l'appareil oculaire, à laquelle d'ailleurs il mêlait indûment un caractère de finalité qu'on en pouvait aisément écarter? Quelle part effective le système émissif ou le système ondulatoire ont-ils eue à ces diverses notions optiques, et à tant d'autres plus ou moins importantes, qu'il serait facile de citer?
J'ai expliqué dans la vingt-huitième leçon, à laquelle je renvoie, la destination réelle et le genre d'utilité purement philosophique qui me paraissent propres à ces conceptions imaginaires, dont le véritable office se réduit à servir momentanément, mais d'une manière très puissante et même strictement indispensable, au développement général de l'esprit scientifique, en permettant à notre faible intelligence la transition graduelle du régime franchement métaphysique au régime entièrement positif: elles n'ont pas en effet d'autre but essentiel. Or, j'ai aussi indiqué alors les motifs principaux qui doivent faire envisager cette fonction temporaire comme étant aujourd'hui, et même depuis long-temps, suffisamment accomplie, et l'empire trop prolongé de cette méthode vicieuse comme tendant par suite à entraver notablement le vrai progrès de la science. L'une et l'autre considération me semblent particulièrement incontestables à l'égard de l'optique, pour quiconque examinera sans prévention et d'une manière assez approfondie son état actuel, surtout depuis l'adoption presque universelle du système vibratoire au lieu du système émissif.
Il importe, en outre, de signaler ici une dernière disposition qui sans doute contribue beaucoup aujourd'hui, même chez d'excellens esprits, à la prolongation abusive de cette marche anti-scientifique, parce qu'elle présente un caractère fort spécieux, comme n'étant que l'exagération d'un penchant d'ailleurs très convenable à la plus entière coordination possible de nos diverses études. Les plus recommandables défenseurs de ces vaines hypothèses, ceux qui déjà sentent avec énergie le vide nécessaire des recherches absolues sur la nature intime et le mode essentiel de production des phénomènes, se persuadent encore que du moins l'optique acquiert ainsi une rationnalité bien plus satisfaisante en se rattachant d'une manière générale aux lois fondamentales de la mécanique universelle. Il est certain en effet que le système émissif, par exemple, ne peut avoir d'autre sens intelligible que de présenter les phénomènes lumineux comme radicalement analogues à ceux du mouvement ordinaire: de même la seule signification admissible de l'hypothèse des ondulations consiste évidemment dans l'assimilation des phénomènes de la lumière avec ceux de l'agitation vibratoire qui constitue le son: d'une part, c'est à la barologie, de l'autre à l'acoustique, que l'on prétend comparer l'optique. Mais comment des analogies aussi gratuites, aussi incompréhensibles même, pourraient-elles avoir aucune véritable efficacité scientifique? En quoi perfectionneraient-elles réellement nos moyens généraux de coordination? Quand des phénomènes peuvent effectivement rentrer sous le ressort de la mécanique rationnelle, une telle propriété n'est jamais équivoque ni arbitraire; elle résulte immédiatement, et à tous les yeux, de la simple inspection des phénomènes; elle n'a pu devenir, à aucune époque, un sujet sérieux de contestation: toute la difficulté a toujours été seulement de connaître d'une manière assez complète les lois générales du mouvement pour pouvoir en réaliser une semblable application. Ainsi, personne ne méconnaissait la nature évidemment mécanique des principaux effets relatifs à la pesanteur ou au son long-temps avant que les progrès de la dynamique rationnelle eussent permis de l'employer à leur exacte analyse. On conçoit qu'une telle application a puissamment contribué, comme j'ai tâché de le faire sentir, au perfectionnement réel de la barologie et de l'acoustique; mais cela tient essentiellement à ce qu'elle n'avait rien de forcé ni d'hypothétique. Il ne saurait en être de même quant à l'optique. Malgré toutes les suppositions arbitraires, les phénomènes lumineux constitueront toujours une catégorie sui generis, nécessairement irréductible à aucune autre: une lumière sera éternellement hétérogène à un mouvement ou à un son.
Les considérations physiologiques elles-mêmes s'opposeraient invinciblement, à défaut d'autres motifs, à une telle confusion d'idées, par les caractères inaltérables qui distinguent profondément le sens de la vue, soit du sens de l'ouie, soit du sens de contact ou de pression. Si ces séparations radicales pouvaient être arbitrairement effacées d'après des hypothèses gratuites, d'ailleurs plus ou moins ingénieuses, on ne voit pas où s'arrêteraient de telles aberrations. Ainsi, par exemple, un philosophe, dont la prédilection scientifique porterait sur les effets chimiques, serait dès lors suffisamment autorisé, en prenant pour type le sens du goût ou celui de l'odorat, à prétendre expliquer à son tour les couleurs et les tons en les assimilant à des saveurs ou à des odeurs. Cette bizarre conception n'exigerait pas peut-être, en réalité, de plus grands efforts d'imagination, ni des subtilités plus étranges, qu'il n'en a fallu pour aboutir, par un procédé de même nature, à la similitude, aujourd'hui classique, entre les tons et les couleurs.
Que l'esprit humain sache donc, à cet égard, renoncer enfin à l'irrationnelle poursuite d'une vaine unité scientifique, et reconnaisse que les catégories radicalement distinctes de phénomènes hétérogènes sont plus nombreuses que ne le suppose une systématisation vicieuse. L'ensemble de la philosophie naturelle serait sans doute plus parfait s'il pouvait en être autrement; mais la coordination n'a de mérite et de valeur qu'autant qu'elle repose sur des assimilations réelles et fondamentales; déduite d'analogies purement hypothétiques, elle est à la fois sans consistance et sans utilité.
Les physiciens vraiment rationnels devront donc s'abstenir désormais de rattacher, par aucune fiction scientifique, les phénomènes de la lumière à ceux du mouvement, vu leur hétérogénéité radicale. Tout ce que l'optique, dans son état actuel, peut comporter de mathématique, dépend, en réalité, non de la mécanique, mais de la géométrie, qui s'y trouve éminemment applicable, attendu la nature évidemment géométrique des principales lois de la lumière. À d'autres égards, on ne pourrait concevoir qu'une application directe de l'analyse, dans certaines recherches optiques, comme, par exemple, celles de Lambert sur la photométrie, où l'observation fournirait immédiatement quelques relations numériques: mais, en aucun cas, l'étude positive de la lumière ne saurait vraiment donner lieu à une analyse dynamique. Telles sont les deux directions générales suivant lesquelles les géomètres peuvent efficacement concourir aux progrès réels de l'optique, dont ils ont souvent à se reprocher aujourd'hui d'entraver le développement naturel en prolongeant l'empire des hypothèses anti-scientifiques par des analyses inopportunes et mal conçues, où brille d'ailleurs quelquefois, comme on le voit surtout dans les travaux si remarquables de M. Cauchy, une grande valeur abstraite, qui n'a malheureusement d'autre effet ordinaire que de rendre plus pernicieuse leur influence sur la philosophie de la science.
Il m'a semblé nécessaire d'indiquer ainsi, quant à l'optique, l'application formelle de la doctrine générale établie, dans la vingt-huitième leçon, sur la théorie des hypothèses. Ni la barologie, ni l'acoustique ne l'exigeaient, au contraire, en aucune manière, et l'heureuse impulsion philosophique produite par le génie de Fourier a pu même m'en dispenser essentiellement pour la thermologie: cet examen est enfin moins nécessaire envers l'électrologie, quoique ces conceptions chimériques y soient au moins aussi prépondérantes, leurs vices radicaux étant tellement sensibles que presque tous leurs partisans les reconnaissent aujourd'hui. La consistance plus spécieuse qu'elles ont en optique, y demandait, à un certain degré, un jugement spécial.
Procédons maintenant, d'une manière sommaire, sans nous occuper davantage de ces vaines hypothèses, à l'analyse philosophique de l'ensemble des connaissances réelles actuellement acquises sur la théorie de la lumière. Il est malheureusement difficile aujourd'hui, surtout quant aux découvertes récentes, de dégager nettement une telle exposition de toute allusion aux systèmes arbitraires d'après lesquels le langage scientifique a été jusqu'ici presque toujours formulé. Un physicien qui, pénétré de la doctrine philosophique établie dans cet ouvrage, entreprendrait un traité spécial pour exécuter convenablement cette épuration fondamentale, rendrait, j'ose le dire, à la science un service capital.
L'ensemble de l'optique se décompose naturellement en plusieurs sections, d'après les différentes modifications générales dont la lumière, soit homogène, soit diversement colorée, est reconnue susceptible, suivant qu'on l'envisage comme directe, réfléchie, réfractée, ou enfin diffractée. Quoique le plus souvent coexistans dans les phénomènes ordinaires, des effets élémentaires aussi distincts ont dû être soigneusement séparés par les physiciens. À ces quatre parties principales, qui comprennent les seuls phénomènes optiques rigoureusement universels, il convient d'ajouter aujourd'hui, comme un indispensable complément, deux autres sections fort intéressantes, relatives à la double réfraction et à ce qu'on appelle la polarisation. Ces deux derniers ordres de phénomènes sont, sans doute, essentiellement propres à certains corps; mais ils n'en devraient pas moins être exactement analysés, ne fût-ce qu'à titre de modification remarquable des phénomènes fondamentaux: d'ailleurs, les corps qui nous les manifestent deviennent chaque jour plus nombreux, et leurs conditions se rapportent bien plus à certaines circonstances générales de structure qu'à de véritables particularités de substance. Il est, du reste, évidemment superflu de classer ici les différentes applications de ces six parties intégrantes de l'optique, soit à l'histoire naturelle, comme dans la belle théorie newtonienne de l'arc-en-ciel, soit aux arts, comme dans l'analyse, si difficile à établir avec précision, des divers instrumens visuels, y compris l'appareil oculaire lui-même. Quelque importantes que soient de telles applications, et quoique, à vrai dire, elles constituent la meilleure mesure du degré de perfection de la science, elles n'appartiennent pas au domaine rationnel de l'optique, que nous devons seul avoir en vue.
Par les motifs généraux déjà indiqués, dans la leçon précédente, quant aux théories de l'audition et de la phonation, je dois condamner ici, d'une manière directe et formelle, comme radicalement irrationnel, l'usage encore presque universel, de comprendre, parmi les études optiques, la théorie de la vision, qui appartient, avec tant d'évidence, à la seule physiologie. Quand des physiciens veulent s'occuper d'une telle recherche, il est clair que la nature de leurs études propres ne s'adapte qu'à une partie des conditions de ce difficile problème; sous tout autre rapport, ils ne sont pas mieux préparés que le vulgaire: et quelque importante que soit, sans doute, cette partie, puisqu'elle constitue un préliminaire indispensable, elle ne saurait être prise pour l'ensemble, dont la considération est toujours, néanmoins, l'objet final du travail. Aussi en résulte-t-il d'ordinaire que plusieurs conditions capitales sont essentiellement négligées, ce qui rend les explications incomplètes, et, par suite, illusoires. À peine pourrait-on citer aujourd'hui une seule loi de la vision, qu'on puisse regarder comme établie, d'une manière vraiment fondamentale et positive, sur des bases immuables, même en se bornant aux phénomènes les plus simples et les plus vulgaires. C'est ainsi, par exemple, que la faculté élémentaire de voir distinctement à des distances fort inégales reste encore sans explication satisfaisante, après toutes les vaines tentatives des physiciens pour l'attribuer successivement à la plupart des élémens de l'appareil oculaire. Cette ignorance presque honteuse a, sans doute, principalement tenu jusqu'ici à ce que les vrais savans, physiciens ou physiologistes, laissaient la théorie des sensations entre les mains des seuls métaphysiciens, qui n'en pouvaient tirer que d'illusoires dissertations idéologiques. Mais sa durée trop prolongée résulte certainement aujourd'hui, en majeure partie, de la mauvaise organisation du travail scientifique à cet égard, depuis l'époque, déjà assez éloignée, où ces questions ont commencé à devenir le sujet de quelques tentatives de solution positive. Si, dès lors, les anatomistes et les physiologistes, empruntant à l'optique les documens préliminaires indispensables, s'étaient convenablement occupés de la théorie de la vision, au lieu d'attendre vainement, de la part des physiciens, des solutions qu'ils ne pouvaient fournir, nos connaissances réelles sur cet important sujet seraient, évidemment, dans un état moins déplorable.
Une autre étude qui me semble devoir être radicalement bannie de l'optique, et même de toute la philosophie naturelle, non comme simplement déplacée, mais comme nécessairement inaccessible, consiste dans la théorie de la coloration des corps. Il serait, sans doute, inutile d'expliquer spécialement à ce sujet que je ne saurais avoir en vue, dans une telle critique, l'admirable série d'expériences de Newton et de ses successeurs sur la décomposition de la lumière, qui ont constitué irrévocablement une notion fondamentale, commune à toutes les parties de l'optique. Je veux parler des efforts, nécessairement illusoires, qu'on a si souvent tentés pour expliquer, soit par le système émissif, soit par le système vibratoire, le phénomène primordial, évidemment inexplicable, de la couleur élémentaire propre à chaque substance. Ces tentatives irrationnelles sont, à mon avis, des témoignages irrécusables et directs de la fâcheuse influence qu'exerce encore, sur nos intelligences à demi positives, l'antique esprit de la philosophie, essentiellement caractérisé par la tendance aux notions absolues. Il faut que notre raison naturelle soit aujourd'hui bien obscurcie par la longue habitude de ces conceptions vagues et arbitraires que j'ai si souvent signalées, pour que nous puissions envisager, comme une véritable explication de la couleur propre à tel corps, la prétendue faculté de réfléchir ou de transmettre exclusivement tel genre de rayons, ou celle, non moins inintelligible, d'exciter tel ordre de vibrations éthérées, en vertu de telle disposition chimérique des molécules, beaucoup plus difficile à concevoir que le fait primitif lui-même. Les explications placées par l'admirable Molière dans la bouche de ses docteurs métaphysiciens, ne sont pas, au fond, plus ridicules. N'est-il pas déplorable que le véritable esprit scientifique soit encore assez peu développé, pour qu'on soit obligé de formuler expressément de telles remarques? Personne n'entreprend plus aujourd'hui d'expliquer la pesanteur spécifique particulière à chaque substance ou à chaque structure. Pourquoi en serait-il autrement, quant à la couleur spécifique, dont la notion n'est pas, sans doute, moins primordiale? Cette seconde recherche n'est-elle point, par sa nature, tout aussi métaphysique que l'autre?
Que la considération des couleurs soit, en physiologie, d'une importance capitale pour la théorie de la vision; que, de même, le système de coloration puisse devenir, en histoire naturelle, un moyen utile de classification: cela est évidemment incontestable, et je serais bien mal compris si l'on pouvait penser que je prétends condamner de telles études, ou d'autres tout aussi positives. Mais, en optique, la vraie théorie des couleurs doit se réduire à perfectionner l'analyse fondamentale de la lumière, de manière à apprécier l'influence de la structure, ou de telle autre circonstance générale, même accidentelle ou fugitive, sur la couleur transmise ou réfléchie, sans jamais s'engager d'ailleurs dans la recherche illusoire des causes premières de la coloration spécifique: le champ d'études ainsi circonscrit offre certainement, encore une assez vaste carrière à l'activité des physiciens.
Considérant maintenant, d'une manière directe, les parties essentielles dont l'optique est composée, nous trouvons d'abord, comme la première et la plus fondamentale de toutes, l'optique proprement dite, ou l'étude de la lumière directe. Si, comme il convient, on fait remonter l'origine scientifique de cette étude à la connaissance nette et générale de la loi élémentaire relative à la propagation rectiligne de la lumière dans tout milieu homogène, l'époque exacte de ce point de départ est à peu près inassignable; c'est, avec la catoptrique, la seule branche de l'optique que les anciens aient cultivée. Cette première loi suffit évidemment pour que les nombreux problèmes relatifs à la théorie des ombres deviennent aussitôt réductibles à des questions purement géométriques, qui peuvent d'ailleurs donner lieu à de véritables difficultés d'exécution précise, sauf dans les cas, heureusement les plus importans à analyser, d'un corps lumineux très éloigné, ou à dimensions négligeables. Cette théorie dépend, en général, comme on sait, tant pour l'ombre que pour la pénombre, de la détermination d'une surface développable circonscrite à la fois au corps éclairant et au corps éclairé.
Quelle que soit son antiquité réelle, cette première partie de l'optique n'en est pas moins encore extrêmement imparfaite, quand on l'envisage sous le second point de vue fondamental qui lui est propre, c'est-à-dire, relativement aux lois de l'intensité de la lumière, ou à ce qu'on appelle la photométrie, dont la connaissance exacte et approfondie aurait néanmoins une grande importance. L'intensité de la lumière est modifiée par plusieurs circonstances générales bien caractérisées, telles que la direction, soit émergente, soit incidente; la distance; l'absorption qu'exerce le milieu; enfin la couleur. Or, à ces divers égards, les notions que nous possédons aujourd'hui sont presque toujours, ou très vagues, ou essentiellement précaires.
Il est d'abord évident que, sous ce rapport capital, l'optique actuelle pèche directement par la base, puisqu'elle manque d'instrumens photométriques, sur la certitude et la précision desquels on puisse réellement compter, et qui soient propres, dès lors, à fournir les seules vérifications décisives susceptibles d'élever au rang de lois naturelles les conjectures, plus ou moins plausibles, relatives aux divers modes de dégradation de la lumière. Tous nos photomètres reposent, au contraire, sur une sorte de cercle vicieux fondamental, puisqu'ils sont conçus d'après les lois mêmes qu'ils seraient destinés à vérifier, et ordinairement d'après la plus douteuse de toutes, en vertu de son origine essentiellement métaphysique, celle qui concerne la distance. Chacun sait par quelles vaines considérations absolues sur les émanations quelconques on suppose habituellement l'intensité de la lumière réciproque au carré de la distance, sans qu'une seule expérience ait jamais été instituée pour éprouver une conjecture aussi équivoque. Et telle est cependant la base incertaine que l'on donne aujourd'hui à la photométrie tout entière! Les vains systèmes sur la nature de la lumière, ont, comme je l'ai établi, si peu d'utilité réelle pour guider notre esprit dans l'étude effective de l'optique, que lorsque l'ondulation a été, de nos jours, universellement substituée à l'émission, ses partisans, exclusivement préoccupés des phénomènes qui avaient provoqué ce changement, n'ont pas même aperçu que la plupart des notions photométriques reposaient directement sur l'ancienne hypothèse, et réclamaient, par conséquent, une révision fondamentale, à laquelle nul ne paraît avoir pensé.
On conçoit aisément ce que peut être la photométrie actuelle avec une telle manière de procéder. La loi relative à la direction, en raison du sinus de l'angle d'émergence ou d'incidence, n'est pas, au fond, mieux démontrée que celle propre à la distance, quoique la source en soit un peu moins suspecte. Il n'y a rien ici de semblable au beau travail de Fourier sur la chaleur rayonnante, dont j'ai caractérisé l'esprit dans l'avant-dernière leçon; et, néanmoins, le sujet pourrait être conçu, ce me semble, de façon à comporter une élaboration mathématique analogue. La seule branche de la photométrie qui présente aujourd'hui une vraie consistance scientifique, est la théorie mathématique de l'absorption graduelle et plus ou moins énergique exercée sur la lumière par un milieu quelconque, qui a été pour Bouguer, et ensuite pour Lambert, le sujet de travaux fort intéressans, quoique le défaut d'expériences précises et irrécusables se fasse sentir ici, comme dans les autres cas, quant à la vérification des principes, nécessairement précaires, d'un tel examen. Enfin, l'influence photométrique de la couleur a donné lieu à quelques observations exactes, mais dépourvues, par le même motif fondamental, de conclusions générales et précises, si ce n'est la fixation du maximum de clarté au milieu du spectre solaire. Ainsi, en résumé, dans cette première partie de l'optique, quoiqu'elle soit de beaucoup la plus ancienne, et qu'elle semble la plus facile, les physiciens n'ont pas encore réellement dépassé, d'une manière très notable, le terme où conduit spontanément l'observation vulgaire, du moins en écartant tout ce qui se rattache à la géométrie, et la mesure de la vitesse de propagation de la lumière, fournie par l'astronomie.
Il en est tout autrement à l'égard de la catoptrique, et surtout de la dioptrique, si l'on élague, bien entendu, les questions radicalement insolubles relatives aux causes premières de la réflexion et de la réfraction. Les notions universelles sur ces deux ordres de phénomènes généraux ont été considérablement étendues et perfectionnées par les études scientifiques, d'après lesquelles tous les effets variés qui s'y rattachent sont désormais ramenés à un très petit nombre de lois uniformes, d'une précision et d'une simplicité remarquables.
La loi fondamentale de la catoptrique, déjà bien connue des anciens, et vérifiée par une multitude d'expériences diverses, soit directes, soit surtout indirectes, consiste en ce que, quelles que soient la forme et la nature du corps réflecteur, ainsi que la couleur et l'intensité de la lumière, l'angle de réflexion est constamment égal à l'angle d'incidence, et dans le même plan normal. D'après cette seule loi, l'analyse exacte des divers effets produits par toutes les espèces de miroirs est immédiatement réduite à de simples problèmes géométriques, qui pourraient, il est vrai, suivant la forme du corps, conduire souvent à de longs et pénibles calculs, si les cas très faciles du plan, de la sphère, et tout au plus du cylindre circulaire droit, n'étaient point, en réalité, les plus nécessaires à examiner complétement. Toutefois, dans ces cas élémentaires, la détermination rationnelle des images présenterait d'assez grandes difficultés géométriques, si l'on y prétendait à une précision rigoureuse, qui, heureusement, n'est pas en effet nécessaire. Cette détermination repose essentiellement, en général, sous le point de vue mathématique, sur la théorie des caustiques, créée par Tschirnaüs, et qu'il est aisé de caractériser.
Le seul principe exact qui paraisse établi d'une manière irrécusable dans la théorie physiologique de la vision consiste en ce que l'oeil rapporte toujours la position d'un point au lieu d'où lui paraissent diverger les rayons lumineux qui en émanent, quelques déviations qu'ils aient d'ailleurs éprouvées avant de parvenir à l'organe. D'après ce principe, l'appréciation rigoureuse de l'image d'un point quelconque vu à l'aide d'un miroir donné exige naturellement la considération des deux surfaces caustiques contenant le système des points d'intersection des rayons réfléchis consécutifs qui correspondent aux rayons dirigés du point primitif vers toutes les parties du miroir; car, ces deux surfaces étant une fois déterminées, il suffirait de leur mener de l'oeil une tangente commune pour avoir aussitôt la direction suivant laquelle il apercevra le point proposé. Quant à la position précise de l'image sur cette droite, dans le cas où les deux points de contact seront du même côté de l'organe, on ne le détermine habituellement que d'une manière fort hasardée, qui consiste à prendre, sans aucune raison vraiment fondée, le milieu entre ces deux points. Il en est essentiellement de même à l'égard des images que produisent les lentilles, et dont la détermination mathématique reposerait, d'une manière analogue, sur la considération des caustiques par réfraction assujetties à une théorie semblable, quoique nécessairement plus compliquée. Du reste, le défaut d'expériences directes et exactes, à ce sujet, et l'incertitude fondamentale qui caractérise encore presque toutes les parties de la théorie de la vision, ne permettent peut-être pas de garantir suffisamment la réalité rigoureuse de conséquences aussi éloignées fournies par le principe général sur lequel on s'appuie dans ces diverses déterminations.
Toute réflexion lumineuse sur un corps quelconque est constamment accompagnée de l'absorption d'une partie plus ou moins notable, mais toujours très grande, de la lumière incidente; ce qui donne lieu, en catoptrique, à une seconde question générale fort intéressante. Mais l'imperfection radicale que nous avons constatée dans la photométrie actuelle affecte nécessairement une telle étude, qui a été jusqu'ici à peine ébauchée par quelques observations incomplètes et peu suivies, d'où l'on ne peut tirer aucune loi certaine. Ce décroissement d'intensité est-il le même sous toutes les incidences? Sa valeur relative est-elle indépendante du degré de clarté? Quelle est, à cet égard, l'influence de la couleur? Les notables variations de ce phénomène, dans les différens corps réflecteurs, sont-elles en harmonie avec d'autres caractères spécifiques, surtout optiques? Ces diverses questions sont encore tout-à-fait intactes, ou n'ont pas même été posées; ce qui sans doute doit peu nous étonner si nous considérons l'absence d'instrumens propres à mesurer avec exactitude l'intensité de la lumière, et par suite les variations quelconques de cette intensité. Nous ne possédons réellement aujourd'hui à ce sujet aucun autre renseignement général, si ce n'est que l'absorption de la lumière paraît être toujours plus grande, à un degré d'ailleurs inconnu, par réflexion que par transmission; d'où est résulté, dans ces derniers temps, l'usage des phares lenticulaires, si heureusement introduit par Fresnel.
Enfin, l'étude de la réflexion donne lieu, pour toutes les substances diaphanes, à un dernier ordre de recherches plus avancé que le précédent, mais dont les principales lois sont encore mal connues. Dans de tels corps, la réflexion accompagne toujours la réfraction, et par conséquent on peut examiner suivant quelles lois générales ou spéciales s'accomplit la répartition entre la lumière transmise et la lumière réfléchie. On sait seulement que celle-ci est d'autant plus abondante que l'incidence est plus oblique, et que la réflexion commence à devenir totale à partir d'une certaine inclinaison propre à chaque substance, et mesurée exactement pour plusieurs corps. Cette inclinaison paraît être toujours d'autant moindre que la substance est plus réfringente, quoique la loi exacte admise d'ordinaire à ce sujet se rattache uniquement jusqu'ici aux hypothèses hasardées sur la nature de la lumière, ce qui laisse à désirer une comparaison faite d'après des expériences directes et précises, dégagées de toute prévention systématique.
De toutes les parties fondamentales de l'optique, la dioptrique est incontestablement aujourd'hui la plus riche en connaissances certaines et précises, réduites à des lois simples et peu nombreuses, embrassant des phénomènes très variés. La loi fondamentale de la réfraction simple, entièrement ignorée des anciens, et découverte à la fois, sous deux formes distinctes et équivalentes, par Snellius et par Descartes, consiste dans la proportionnalité constante des sinus des angles que le rayon réfracté et le rayon incident, toujours contenus d'ailleurs dans un même plan normal, forment avec la perpendiculaire à la surface réfringente, en quelque sens que la réfraction ait lieu. Le rapport fixe de ces deux sinus, quand la lumière passe du vide dans un milieu quelconque, constitue le coefficient optique le plus important de chaque corps naturel, et tient même un rang essentiel dans l'ensemble de ses caractères physiques. Les physiciens se sont occupés de le déterminer avec beaucoup de soin et de succès, par des procédés ingénieux et d'une exactitude admirable: ils en ont dressé des tables fort précieuses et très étendues, qui peuvent rivaliser aujourd'hui, pour la précision, avec les tables de pesanteur spécifique, l'incertitude n'étant pas habituellement d'un centième sur la valeur numérique du pouvoir réfringent. Si la lumière passe d'un milieu réel dans un autre, le rapport de réfraction dépend alors de la nature de tous deux; mais en un cas quelconque, le passage inverse lui donne toujours une valeur exactement réciproque, comme l'expérimentation l'a constamment montré. L'étude des réfractions consécutives, à travers un nombre quelconque d'intermédiaires terminés par des surfaces communes, a fait connaître, en général, cette loi importante et très simple: la déviation définitive est la même que si la lumière eût immédiatement passé du premier milieu dans le dernier. C'est en vertu de cette loi remarquable que les tables ordinaires de réfraction contiennent seulement les valeurs du rapport de réfraction propres au cas, presque idéal, mais fournissant une unité commode, où la lumière pénétrerait du vide dans chaque substance; la simple division de ces nombres les uns par les autres suffit, dès lors, pour en déduire les rapports effectifs qui conviennent à toutes les comparaisons binaires qu'on juge à propos d'établir.
Tant qu'un corps n'éprouve aucune altération chimique, et qu'il devient seulement plus ou moins dense, le rapport de réfraction qui lui est propre varie proportionnellement à la pesanteur spécifique, comme il est aisé de la constater, surtout pour les liquides, et encore mieux pour les gaz, où la température et la pression permettent de tant modifier la densité. C'est pourquoi les physiciens, afin d'obtenir des caractères plus fixes, et par suite plus spécifiques, dans la comparaison dioptrique des diverses substances, ont dû considérer, de préférence au rapport de réfraction proprement dit, son quotient par la densité, qu'ils ont nommé spécialement pouvoir réfringent; distinction réellement motivée, malgré son origine suspecte, qui se rattache aux systèmes sur la lumière. Toutefois, il ne paraît pas que ce quotient reste invariable quand le corps, même sans subir aucune modification chimique, passe successivement par divers états d'agrégation, comme on l'a surtout reconnu à l'égard de l'eau. L'existence de ces variations du pouvoir réfringent est assez prononcée pour que, dans ces derniers temps, les partisans du système vibratoire aient pu en tirer un de leurs argumens formels contre le système émissif, qui semblait exiger, en effet, la fixité numérique d'un tel caractère, quoique le vague inhérent à ces hypothèses arbitraires eût permis, sans doute, aux newtoniens d'adapter leur thèse à cette modification expérimentale. Il est fort à craindre, sans qu'on doive néanmoins l'affirmer, qu'une révision aussi scrupuleuse ne renversât également la loi ordinaire relative au pouvoir réfringent d'un mélange quelconque, et qui consiste en ce que le produit de ce nombre par le poids du mélange, ou le produit équivalent du rapport de réfraction par le volume, est toujours la somme des produits analogues propres à toutes les parties intégrantes. Cette relation constituerait, pour la philosophie naturelle, un théorème général très remarquable et fort important, si l'on pouvait définitivement compter sur sa réalité, et, en même temps, l'étendre à toutes les combinaisons, au lieu de la borner aux simples mélanges gazeux, et surtout enfin la dégager de toute présupposition hasardée sur la permanence nécessaire du pouvoir réfringent. En général, ce n'est pas aujourd'hui l'un des moindres inconvéniens inséparables de l'emploi des hypothèses anti-scientifiques sur la nature intime des phénomènes, que la confusion vicieuse, et souvent presque inextricable, qui en résulte continuellement entre les notions vraiment constatées et celles purement systématiques, et qui, pour les esprits impartiaux, peut rendre fort équivoque le caractère effectif de la science.
La loi fondamentale de la réfraction a reçu un complément indispensable par les belles découvertes de Newton sur l'inégale réfrangibilité des diverses couleurs élémentaires. Du fait même de la décomposition de la lumière dans un prisme, il s'ensuit évidemment que le rapport du sinus d'incidence, quoique constant pour chaque couleur, varie de l'une à l'autre partie du spectre solaire. L'accroissement total qu'il éprouve depuis les rayons rouges jusqu'aux violets mesure la dispersion propre à chaque substance, et doit compléter la détermination de son pouvoir réfringent dans les tables usuelles, où l'on ne peut insérer que la réfraction moyenne. Cette évaluation, attendu sa petitesse, constitue, en général, une des plus délicates opérations de l'optique actuelle, et ne saurait comporter autant d'exactitude que celle de l'action réfringente proprement dite, surtout dans les corps qui dévient peu la lumière, comme les gaz principalement: elle est, néanmoins, bien connue maintenant pour un assez grand nombre de substances, solides ou liquides. En comparant ainsi les changemens qu'éprouve le pouvoir dispersif quand on passe d'un corps à un autre, on a reconnu que ses variations sont loin d'être proportionnelles, comme Newton l'avait cru, à celles du pouvoir réfringent; on voit même, en plus d'un cas, que la lumière est moins dispersée par des substances qui la réfractent davantage. Ce défaut général de correspondance entre deux qualités aussi analogues en apparence (découvert, vers le milieu du siècle dernier, par le célèbre opticien Dollond) est justement regardé comme constituant, en optique, une notion capitale, puisqu'il en résulte la possibilité de l'achromatisme, par la compensation des actions opposées dues à deux substances différentes, qui, sans cela, ne pourraient cesser de disperser la lumière qu'en cessant aussi de la dévier.
D'après les seules lois de la réfraction, on conçoit aisément que l'analyse exacte des nombreux effets relatifs à l'action des milieux homogènes sur la lumière qui les traverse ne peut plus présenter que des difficultés purement géométriques. La grande complication que pourrait y introduire la forme du corps réfringent, est notablement diminuée dans les cas ordinaires, où l'on peut se borner à envisager des surfaces planes, sphériques ou cylindriques 31. Toutefois, un examen complet deviendrait même alors fort embarrassant, surtout en ayant égard à la dispersion, si, pour le simplifier, on ne le réduisait à l'appréciation suffisamment approximative des seules circonstances qui se présentent le plus souvent.
Note 31: (retour) À l'origine de la dioptrique, Descartes entreprit de belles recherches géométriques, qui avaient une haute valeur mathématique dans un temps antérieur à la création de l'analyse infinitésimale, sur les formes rigoureuses qu'il faudrait donner aux surfaces réfringentes pour produire une parfaite concentration des rayons en un foyer unique. Mais l'impossibilité reconnue d'exécuter avec assez de précision des lentilles aussi compliquées, dont chacune d'ailleurs ne s'adapterait, par sa nature, qu'à un seul cas, a généralement déterminé ensuite les physiciens à employer exclusivement les surfaces sphériques ou cylindriques, sauf à tenir compte approximativement de leur défaut de concentration, peu étendu dans la plupart des circonstances ordinaires.
Outre la réflexion et la réfraction, la lumière peut éprouver une autre modification générale fort importante, dont l'étude, ébauchée par Grimaldi et par Newton, constitue maintenant, depuis les belles recherches du docteur Young, complétées par celles, non moins remarquables, de Fresnel, une des parties essentielles de l'optique. Cette modification, connue sous le nom de diffraction, consiste dans la déviation, toujours accompagnée d'une dispersion plus ou moins prononcée, que subit la lumière en passant très près des extrémités d'un corps quelconque. Elle se manifeste, de la manière la plus simple, par les franges inégales et diversement colorées, les unes extérieures, les autres intérieures, qui entourent les ombres produites dans la chambre obscure. Le fameux principe général des interférences, découvert par le docteur Young, constitue désormais la plus importante notion propre à cette théorie. Ce principe, si remarquable en lui-même, n'a été bien apprécié que depuis l'usage très étendu que Fresnel en a fait pour l'explication satisfaisante de plusieurs phénomènes intéressans et difficiles à analyser, et entre autres du célèbre phénomène des anneaux, colorés, sur lequel les beaux travaux de Newton laissaient encore beaucoup à désirer. La loi de ces singulières interférences consiste en ce que dans l'action mutuelle de deux faisceaux lumineux émanés d'un même point et ayant suivi, par une cause quelconque, deux routes distinctes, mais peu inclinées l'une à l'autre, les intensités propres aux deux lumières se neutralisent et s'ajoutent alternativement, en faisant croître par degrés égaux et très rapprochés, dont la valeur est déterminée, la différence de longueur entre les chemins que parcourent en totalité les deux faisceaux. Il est fort regrettable qu'un principe aussi important n'ait pas été encore nettement dégagé des conceptions chimériques sur la nature de la lumière, qui ont presque toujours altéré jusqu'ici son usage.
L'esprit de cet ouvrage et ses limites nécessaires m'interdisent rigoureusement ici les détails qui seraient indispensables pour caractériser avec clarté, même par une simple indication, l'étude des phénomènes si remarquables de la double réfraction propre à plusieurs cristaux, et dont la loi générale a été découverte par Huyghens sous une forme géométrique fort élégante, où l'on passe de la réfraction ordinaire à cette nouvelle déviation par la seule substitution d'un ellipsoïde à une sphère. Il en est de même, à plus forte raison, quant aux nombreux phénomènes, si bien dévoilés par l'illustre Malus, sous le nom, d'ailleurs peu convenable, de polarisation, qui se rapportent aux modifications qu'éprouve la lumière lorsqu'elle a été réfléchie par un corps quelconque sous une certaine inclinaison, propre à chaque substance, et qui paraît dépendre uniquement de son rapport de réfraction.
Tels sont les aperçus rapides et très incomplets auxquels je suis obligé de me borner, par la nature de cet ouvrage, sur le caractère général des diverses branches principales de l'optique. Quoique j'aie dû signaler sommairement, dans cet examen philosophique, les lacunes fondamentales et peu senties que présentent aujourd'hui la plupart d'entre elles, j'espère avoir fait ressortir aussi, avec encore plus de soin, les grands et nombreux résultats déjà obtenus pendant les deux derniers siècles, quant à cette partie capitale de la physique, malgré la subalternité évidente où le génie de l'expérimentation rationnelle y a toujours été retenu jusqu'ici par la prépondérance désastreuse des vaines hypothèses sur le prétendu principe de la lumière.
TRENTE-QUATRIÈME LEÇON.
Considérations générales sur l'électrologie.
Cette dernière branche principale de la physique, relative aux phénomènes les plus compliqués et les moins apparens, n'a pu se développer qu'après toutes les autres. Quoique l'invention de la machine électrique soit aussi ancienne que celle de la machine pneumatique, c'est seulement un siècle plus tard que cette étude a commencé à prendre un vrai caractère scientifique, par les travaux de Dufay et de Symner sur la distinction des deux électricités, par l'expérience fondamentale de Musschembroëk sur la bouteille de Leyde, et peu après par l'immortelle découverte météorologique du grand Franklin, première manifestation importante de l'influence capitale d'un tel ordre de phénomènes dans le système général de la nature. Jusque alors, les observations, essentiellement isolées, des divers physiciens n'avaient eu d'autre résultat philosophique que de dévoiler peu à peu le caractère de généralité inhérent à cette partie de la physique comme à toutes les autres, en augmentant de plus en plus le nombre des corps susceptibles de ces remarquables phénomènes, si long-temps attribués, d'une manière exclusive, à certaines substances, ainsi que le témoigne encore la dénomination qu'on leur a conservée. Enfin, c'est uniquement depuis les mémorables travaux de l'illustre Coulomb, il y a cinquante ans, que cette étude a présenté, par sa consistance et par sa précision, un aspect rationnel, comparable, quoique plus ou moins inférieur, à celui des autres branches fondamentales de la physique.
Cette complication supérieure et cette formation plus récente de l'électrologie, suffisent pour expliquer aisément son imperfection scientifique actuelle, comparativement à tout le reste de la physique. Sous le simple rapport des observations, aucune autre étude peut-être ne nous offre aujourd'hui une aussi grande variété de phénomènes curieux et importans. Mais, les faits seuls ne constituent point la science, quoiqu'ils en forment à la fois les fondemens nécessaires et les indispensables matériaux. Pour tout esprit philosophique, la science consiste essentiellement désormais dans la systématisation réelle, la plus complète et la plus exacte possible, des phénomènes observés, d'après certaines lois générales irrécusablement constatées. Or, à cet égard, quelque imparfaites que soient effectivement aujourd'hui, suivant l'ensemble des leçons précédentes, les diverses branches principales de la physique, l'électrologie est, sans doute, encore moins avancée qu'aucune d'elles. La plupart des observations y sont essentiellement incohérentes, les phénomènes n'y étant presque jamais assujettis jusqu'à présent qu'à des relations vagues ou même illusoires, et, par suite, n'admettant le plus souvent aucune explication vraiment satisfaisante. Si l'on éprouvait quelque difficulté à reconnaître directement cet état d'imperfection, il suffirait, pour s'en convaincre, d'une manière irrécusable, d'envisager la science, relativement à son but final, la prévision des phénomènes d'après leurs lois générales. Il est évident que, par l'étude actuelle des phénomènes électriques, on peut rarement prévoir, non-seulement avec précision, mais simplement même avec certitude, ce qui se passera dans des circonstances qui ne seraient pas entièrement identiques à celles dont l'influence a déjà été immédiatement observée: en sorte que la destination nécessaire de tout système de recherches vraiment scientifiques est jusqu'ici presque toujours manquée en électrologie.
Dans aucune autre partie de la physique, pas même en optique, l'influence des hypothèses arbitraires et quasi-métaphysiques sur les agens chimériques des phénomènes n'est aussi étendue, ni surtout aussi nettement caractérisée, l'absence presque totale des lois réelles rendant ici une telle influence beaucoup plus saillante. La naïve confiance avec laquelle on y explique si facilement tous les phénomènes, en douant des fluides imaginaires d'une nouvelle propriété pour chaque nouvelle occurrence, rappelle, d'une manière frappante, l'esprit des anciennes explications métaphysiques, sauf que l'entité a été remplacée par un fluide idéal, comme je l'ai établi dans la vingt-huitième leçon. Mais, une intervention aussi complète et aussi marquée est, par cela même, moins dangereuse aujourd'hui. Elle n'a pas autant besoin d'un examen spécial que l'influence analogue qui s'exerce encore, d'une manière bien plus spécieuse, quoiqu'à un moindre degré, dans la théorie de la lumière, où le mélange intime de ces vains systèmes avec d'admirables lois rend plus difficile leur juste appréciation, par l'imposant aspect qu'ils en acquièrent, comme j'ai dû l'indiquer expressément dans la leçon précédente. En électrologie, au contraire, les physiciens même les moins philosophes doivent maintenant reconnaître la stérilité radicale de ces hypothèses illusoires, qui n'ont eu, évidemment, aucune part effective aux nombreuses découvertes dont la science s'est enrichie depuis un demi-siècle, et qu'il a fallu y rattacher arbitrairement après coup. Aussi, la plupart ne voient aujourd'hui, dans ces vicieux artifices, qu'une sorte d'appareil mnémonique, propre à faciliter la liaison des souvenirs, quoique ayant eu primitivement une tout autre destination. Sans doute, sous ce rapport secondaire lui-même, un tel appareil serait mal construit; et, à supposer qu'un semblable secours soit nécessaire, ce qui me paraît fort exagéré, on devrait certainement préférer, à cet égard, un système de formules scientifiques, spécialement adapté à cette fonction 32. Mais, l'allégation d'un pareil motif n'est, en réalité, aujourd'hui, qu'un indice certain du sentiment confus de l'inanité caractéristique de ces conceptions arbitraires, sans qu'on ose encore renoncer définitivement à leur usage. Toutefois, quoique leur empire n'ait point, à beaucoup près aujourd'hui, autant de consistance, en électrologie, qu'il en conserve encore en optique, elles n'y exercent pas moins une influence très pernicieuse, ne fût-ce qu'en dissimulant à la plupart des esprits les besoins essentiels de la science. Il faut considérer d'ailleurs que, de la physique, cette action anti-scientifique se répand, d'une manière indirecte, mais nécessaire, sur toutes les parties plus compliquées de la philosophie naturelle, qui, à raison même de leur difficulté supérieure, auraient tant besoin d'une méthode plus sévère, dont il est naturel qu'elles cherchent le type dans les sciences antécédentes, tandis que les physiciens, au contraire, leur transmettent ainsi un modèle radicalement vicié. Ces mêmes hypothèses, auxquelles les physiciens se défendent d'attribuer sérieusement aucune réalité intrinsèque, deviennent néanmoins, par une suite naturelle de leur emploi, le sublime de la physique, aux yeux des savans qui, livrés à l'étude des phénomènes les plus complexes, croient y trouver la base préliminaire indispensable de leurs travaux propres; ce qui contribue singulièrement aujourd'hui à maintenir les notions vagues et hasardées. Sous ce rapport indirect, l'influence des systèmes relatifs à la nature des phénomènes électriques doit être plus spécialement dangereuse, surtout à l'égard des sciences physiologiques, comme nous aurons occasion de le reconnaître dans le volume suivant, par suite de l'incontestable relation qui existe, à tant de titres, entre les actions, soit chimiques, soit vitales, et les actions électriques. C'est ainsi que la conception des fluides électriques et magnétiques tend à fortifier spontanément celle du fluide nerveux, et souvent même contribue encore au maintien des plus absurdes rêveries sur ce qu'on appelle le magnétisme animal, dont les adeptes ont pu quelquefois s'enorgueillir d'avoir entraîné dans leurs rangs d'éminens physiciens. D'aussi déplorables conséquences sont propres à manifester combien peut devenir funeste, pour le système général de notre entendement, par suite d'une philosophie vicieuse, une étude qui, en elle-même, est, au contraire, éminemment favorable au développement positif de l'intelligence humaine.
Note 32: (retour) Plusieurs philosophes de premier ordre, entre autres Descartes, Leïbnitz, et plus tard, Condorcet, se sont occupés avec zèle de la formation d'un langage spécial pour la combinaison des idées scientifiques. Mais cette question, quoique intéressante à examiner, ne me paraît pas avoir, au fond, l'importance extrême qu'on y a attachée, sauf, bien entendu, en ce qui concerne les systèmes de nomenclature. Car, l'analyse mathématique se trouve déjà remplir un tel office, d'une manière admirable, à l'égard des études assez simples, et, par suite, assez perfectibles pour qu'un semblable besoin de concision s'y fasse réellement sentir. Quant aux sciences qui ne comportent pas l'application effective de cette analyse, leur complication nécessaire me semble devoir y limiter toujours à tel point la généralité et le prolongement des déductions réelles, que ces besoins y seront, sans doute, à toutes les époques, amplement satisfaits par le perfectionnement graduel et continu que le langage ordinaire reçoit spontanément. Une sorte de langue sacrée pour les savans pourrait d'ailleurs opposer, dans l'avenir, quelques entraves à la civilisation générale. On peut s'en faire aujourd'hui une faible idée par l'emploi abusif de l'instrument analytique lui-même, qui sert trop souvent à déguiser, pour soi-même, et surtout pour les autres, le vide réel des idées sous l'abondance illusoire du discours algébrique.
Vu la nature plus compliquée des phénomènes variés dont elle s'occupe, l'électrologie comporte, à un degré beaucoup moindre qu'aucune autre partie de la physique, l'application des doctrines et des méthodes mathématiques, même en se bornant, comme nous devons le concevoir ici, aux actions purement physiques, à l'exclusion de tout effet chimique. Aussi ce moyen n'a-t-il point, en réalité, notablement participé jusqu'à présent au perfectionnement de cette étude. Toutefois, il importe de distinguer soigneusement, à cet égard, les deux manières opposées, l'une illusoire, l'autre réelle, dont une telle application a été conçue en électrologie.
Les uns, en effet, l'ont uniquement fondée sur les fluides imaginaires auxquels on attribue vulgairement les phénomènes électriques et magnétiques, en transportant à l'action mutuelle de leurs molécules les lois générales de la mécanique rationnelle; le corps réel ne constitue alors qu'un simple substratum, nécessaire à la manifestation du phénomène, mais inutile à sa production, qui se passe tout entière dans le fluide. On comprend que de tels travaux mathématiques sont radicalement frappés d'inanité comme le prétendu principe qui leur sert de base; ils ne peuvent avoir de valeur essentielle qu'à titre de simples exercices analytiques, sans comporter aucune influence utile sur l'accroissement de nos vraies connaissances. Cette stérilité nécessaire est clairement vérifiée pour quiconque considère que l'on a pu ainsi parvenir seulement jusqu'ici à représenter imparfaitement une petite portion des nombreux et importans résultats obtenus, trente ans auparavant, par l'illustre Coulomb, d'après des études directes et vraiment rationnelles, sur l'état électrique ou magnétique des diverses parties d'un même corps ou de plusieurs corps contigus. Il serait superflu d'insister davantage à cet égard.
En d'autres cas, au contraire, l'élaboration mathématique a reposé essentiellement comme l'exige la saine philosophie, sur quelques lois générales et élémentaires, que l'expérience avait constatées, d'une manière directe ou indirecte, et d'après lesquelles on a procédé à l'étude de phénomènes effectifs propres aux corps eux-mêmes: abstraction faite, d'ailleurs, de l'intervention ordinaire des hypothèses chimériques, qui caractérise malheureusement toute la physique actuelle, mais dont ces intéressans travaux pourraient être aisément dégagés, puisque leurs bases en sont réellement indépendantes. Tel est surtout le caractère remarquable des belles recherches de M. Ampère et de ses successeurs sur l'exploration mathématique des phénomènes électro-magnétiques, où l'on a pu appliquer avec efficacité les lois de la dynamique abstraite à certains cas d'action mutuelle entre des conducteurs électriques ou des aimans. De semblables travaux présentent, sans doute, sous le point de vue mathématique, un aspect bien moins imposant que ceux auxquels je viens de faire allusion, et qui paraissent remonter directement à la loi fondamentale de l'ensemble des phénomènes électriques; mais leur positivité doit leur faire attribuer réellement une valeur bien supérieure pour le progrès effectif de la science. C'est ainsi que, dans cette importante spécialité, l'immortelle série d'études de M. Ampère, en même temps qu'elle a si notablement agrandi le domaine de nos vraies connaissances, a offert un mémorable exemple de cette combinaison judicieuse entre l'esprit physique et l'esprit mathématique, que j'ai tant recommandée, en général, dans la vingt-huitième leçon, comme constituant aujourd'hui le plus puissant moyen de perfectionnement fondamental des diverses branches de la physique 33.
Note 33: (retour) Il est très regrettable, pour l'extension de nos connaissances réelles et pour le progrès du véritable esprit philosophique, que M. Ampère n'ait pas cru devoir se consacrer exclusivement à la grande spécialité scientifique qui a irrévocablement immortalisé son nom. Ni la nature de son intelligence, ni l'ensemble de son éducation, ne semblaient l'appeler aux travaux de philosophie générale, où ses tentatives éphémères, depuis quelques années, n'ont abouti qu'à une déplorable rétrogradation vers l'état métaphysique et même théologique, qui réveillera un jour le souvenir involontaire de Newton commentant l'Apocalypse.Les savans livrés à l'étude particulière des diverses sections de la science naturelle, prescrivent habituellement, à très juste titre, comme maxime fondamentale de la philosophie moderne, la spécialisation exclusive des intelligences. Ils finiront, sans doute, par s'appliquer judicieusement à eux-mêmes ce principe inflexible, en cessant désormais d'envisager la culture de la philosophie des sciences comme une sorte de délassement des travaux scientifiques proprement dits, à l'usage d'un savant quelconque. Outre une vocation spéciale nettement caractérisée, cette carrière purement philosophique exige, évidemment, un système tout particulier de longues et difficiles études préliminaires, à la fois historiques et dogmatiques, sur le développement rationnel et la coordination réelle des connaissances humaines: ce qui doit, presque toujours, rendre essentiellement impropres à toute autre destination les esprits capables de poursuivre avec fruit un tel ordre de recherches; et, réciproquement, les savans ordinaires doivent être ainsi naturellement incompétens quant à l'étude des généralités scientifiques, à l'égard de laquelle ils ne peuvent utilement exercer qu'une simple action critique, du point de vue correspondant à leur spécialité. La division rationnelle du travail intellectuel est donc jusqu'ici très imparfaitement comprise par ceux-là même qui d'ordinaire insistent le plus impérieusement sur cette règle indispensable.
Après ces considérations préliminaires sur le caractère général de l'électrologie, examinons sommairement, sous le point de vue philosophique, la composition effective de ses principales parties, en excluant avec soin tout ce qui est purement relatif à l'influence chimique ou physiologique de l'électricité, et aussi tout ce qui concerne l'application des études électriques à ce que j'ai appelé, dès l'origine de cet ouvrage, la physique concrète, et surtout à la météorologie.
Ainsi réduite à sa partie strictement physique et abstraite, l'électrologie comprend aujourd'hui trois ordres essentiels de recherches fondamentales: dans le premier, on étudie la production des phénomènes électriques, leur manifestation et leur mesure; le second, se rapporte à la comparaison de l'état électrique propre aux diverses parties d'une même masse ou à divers corps contigus; le troisième a pour objet les lois des mouvemens qui résultent de l'électrisation. On doit classer, en outre, comme une quatrième et dernière section, l'application de l'ensemble des connaissances précédentes à l'étude spéciale des phénomènes magnétiques, qui en est désormais inséparable.
Quoique tous les corps soient, sans doute, susceptibles d'électrisation positive et négative, tous ne sont pas actuellement électriques, et cet état est même, au contraire, essentiellement passager, semblable, à cet égard, à l'état sonore. Il y a donc lieu d'examiner dans quelles circonstances générales il s'établit ou se détruit, par l'action des différens corps les uns sur les autres; et cette étude doit même précéder toutes les autres études électriques, qui en dépendent nécessairement.
L'ensemble des observations paraît devoir conduire aujourd'hui à regarder l'état électrique comme étant, à un degré plus ou moins prononcé, la suite invariable de presque toutes les modifications, de nature quelconque, que les corps peuvent éprouver. Néanmoins, les principales causes d'électrisation, sont, dans l'ordre de leur énergie et de leur importance scientifique actuelle: les compositions et décompositions chimiques; les variations de température; le frottement; la pression, et enfin le simple contact. Cette distribution diffère extrêmement de celle que les premières recherches avaient indiquée, puisque le frottement avait été long-temps réputé le seul moyen, et ensuite le plus puissant, pour produire l'état électrique. Quoique la comparaison de ces divers modes généraux d'électrisation ne soit pas encore suffisamment approfondie et définitivement arrêtée, il n'y a plus lieu de craindre désormais que les travaux ultérieurs puissent radicalement altérer l'ordre précédent.
Les actions chimiques constituent certainement les sources électriques, non-seulement les plus générales, mais aussi les plus abondantes, comme à l'égard de la chaleur. Dans les appareils électriques les plus puissans, et surtout dans la pile de l'illustre Volta, l'action chimique, d'abord inaperçue ou négligée, est aujourd'hui reconnue, depuis les travaux de Wollaston et de plusieurs autres physiciens, comme la principale cause de l'électrisation, qui devient, en effet, presque insensible quand on a soin d'éviter scrupuleusement toute production de phénomènes chimiques.
Après cette influence prépondérante, il n'y a pas, en réalité, de cause d'électrisation plus étendue ni plus énergique que les actions thermologiques, quoique, jusqu'à ces derniers temps, leur puissance électrique n'eût été reconnue que dans un seul cas particulier, aujourd'hui peu important, l'électrisation de la tourmaline échauffée. On sait maintenant que de notables différences de température entre des barreaux consécutifs de diverses natures, d'ailleurs quelconques, ou même homogènes, suffisent pour déterminer, dans un tel système, un état électrique très prononcé, et d'autant plus intense, à parité de circonstances thermométriques, que les élémens y sont plus nombreux.
La prépondérance bien constatée de deux moyens d'électrisation aussi généraux, doit rendre fort délicate l'exacte appréciation de tous les autres, par l'extrême difficulté d'y distinguer, sans incertitude, ce qui leur est véritablement propre d'avec ce qui tient aux premiers, dont l'influence est presque impossible à écarter entièrement. C'est ainsi que, malgré l'état électrique que le frottement semble développer avec tant d'énergie, il est, pour ainsi dire, douteux aujourd'hui, aux yeux des plus judicieux physiciens, si le frottement, en tant que tel, contribue réellement, d'une manière notable, à l'électrisation, ou si celle-ci ne résulte pas essentiellement des effets thermométriques et même chimiques dont le frottement est toujours accompagné, et auxquels on n'avait eu d'abord aucun égard. Il en est à peu près de même envers la pression, dont l'influence électrique, quoique bien moins prononcée, semble toutefois plus irrécusable, en ce qu'on peut plus aisément l'isoler. Mais cette remarque est surtout applicable à la production de l'état électrique par le simple contact des corps hétérogènes, d'où l'immortel inventeur de la pile avait fait résulter toute l'énergie de cet admirable instrument, tandis qu'il est bien reconnu désormais que l'action chimique y a la principale part, et que le contact n'y contribue que d'une manière très secondaire, ou même fort équivoque.
Outre ces causes générales d'électrisation, une foule d'autres moins importantes peuvent, en certaines circonstances, produire l'état électrique. On peut citer entre autres les changemens dans le mode d'agrégation, abstraction faite des variations thermométriques qui les accompagnent: en plusieurs cas la fusion des solides, et surtout l'évaporation des liquides, déterminent une électrisation notable. Il n'est pas jusqu'au simple mouvement même qui ne suffise, sous des conditions spéciales, pour faire naître quelquefois, indépendamment de tout autre motif, un véritable état électrique, comme le montre si bien la belle expérience de M. Arago, relative à l'influence de la rotation d'un disque métallique sur une aiguille aimantée non contiguë, quoique voisine.
Il convient toutefois que les physiciens se tiennent en garde aujourd'hui contre une tendance exagérée à considérer les moindres phénomènes quelconques comme des causes d'électrisation plus ou moins énergiques, afin de ne point encourir le reproche inverse de celui qu'ils font justement à leurs prédécesseurs, de n'avoir observé que les sources électriques les plus apparentes, en méconnaissant les plus essentielles. Une exploration grossière est sans doute radicalement préjudiciable à l'électrologie; mais une analyse trop subtile n'aurait peut-être pas moins d'inconvéniens pour la science, où il deviendrait, dès lors, presque impossible de considérer des phénomènes suffisamment caractérisés. Cet avis semble surtout acquérir une grande importance pour la théorie électro-chimique, comme nous le reconnaîtrons dans le volume suivant; car, après avoir admis, sur de faibles indices, des électrisations fort équivoques, on peut être souvent conduit à leur attribuer une grande influence chimique, ce qui tend à produire des explications essentiellement arbitraires.
La cessation graduelle de l'état électrique a été beaucoup moins étudiée jusqu'ici que sa formation, et les lois n'en sont pas cependant moins intéressantes à bien connaître. On est pleinement autorisé à poser en principe que l'électrisation, une fois établie d'une manière quelconque, persisterait indéfiniment, comme l'état thermométrique, si le corps pouvait être rigoureusement soustrait à toute influence extérieure, ou, suivant l'expression technique, strictement isolé, soit de l'atmosphère, soit de la masse générale du globe. Depuis que l'identité entre les phénomènes magnétiques et les phénomènes électriques a été irrécusablement démontrée par la belle série de recherches de M. Ampère, fondée sur la découverte capitale de M. Oersted, ce principe général a été puissamment fortifié, en considérant la persévérance, beaucoup plus facile à prolonger, de l'état magnétique. Toutefois, comme les corps le plus justement qualifiés de mauvais conducteurs de l'électricité sont néanmoins toujours susceptibles, à un degré quelconque, de transmettre réellement l'influence électrique, il est évident que l'électrisation doit nécessairement cesser, à la longue, dans nos appareils même le mieux isolés, par suite de l'action continuelle, quoique très faible, qu'exerce sur eux le milieu atmosphérique incessamment renouvelé, dans lequel ils sont habituellement plongés, et la masse immense du globe terrestre avec laquelle ils communiquent d'une manière plus ou moins directe, indépendamment des autres sources secondaires d'une déperdition plus rapide, que nous pouvons artificiellement écarter. Mais les lois effectives de cette déperdition inévitable sont jusqu'ici très peu connues. Coulomb est le seul grand physicien qui s'en soit directement occupé, dans son importante suite d'expériences sur la dissipation graduelle de l'électricité le long des supports isolans de la machine électrique, ou à travers un air plus ou moins humide: sous ce dernier point de vue, il a exactement analysé l'influence incontestable, vaguement aperçue dès l'origine de l'électrologie, de l'état hygrométrique de l'atmosphère sur la déperdition électrique.
À chacun des modes généraux d'électrisation, correspond naturellement un instrument spécial, ou plutôt une classe d'instrumens, destinés à réaliser, par un ensemble de dispositions convenablement instituées, les conditions les plus favorables à la production et au maintien de l'état électrique. Quelle que soit l'importance de ces nombreux appareils, qui sont la base nécessaire des recherches habituelles, et malgré l'organisation profondément ingénieuse de quelques-uns d'entre eux, et surtout de la pile voltaïque, il serait évidemment déplacé de les considérer ici. Mais, il convient, au contraire, de mentionner, d'une manière générale, les instrumens destinés à la manifestation et surtout à la mesure de l'état électrique, c'est-à-dire, les électroscopes et les électromètres. Les plus grands physiciens ont, avec raison, attaché une extrême importance au perfectionnement de tels appareils, dans l'invention desquels un vrai génie se fait plus d'une fois sentir. On conçoit même que l'amélioration de ces instrumens est encore plus nécessaire que celle des machines électriques proprement dites, uniquement destinées à l'électrisation: car, de bons indicateurs permettent d'utiliser de très faibles puissances électriques; et, en effet, dans les recherches délicates, d'où dépend surtout le progrès de l'électrologie actuelle, on n'emploie désormais habituellement que des appareils peu énergiques, préférables à cause de leur extrême simplicité, et tous les artifices sont réservés pour l'institution des moyens propres à manifester ou à mesurer les moindres effets électriques.
Quoique la mesure de l'état électrique ne puisse évidemment avoir lieu sans sa manifestation, et même que celle-ci conduise toujours, d'une manière directe, à une évaluation quelconque, la distinction générale entre les électroscopes proprement dits et les vrais électromètres n'en est pas moins très réelle et fort utile à considérer pour se faire une juste idée de l'ensemble des moyens d'exploration propres aux électriciens. Parmi les simples électroscopes, il faut surtout distinguer, comme adaptés aux recherches délicates, ceux qui, sous le nom caractéristique de condensateurs, sont destinés à rendre sensibles, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très faibles effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés de manière à indiquer, par une ingénieuse accumulation graduelle, de très faibles effets électriques. Tous ces instrumens sont d'ailleurs disposés de manière à indiquer, par le mode même d'expérimentation, la nature, positive ou négative 34, de l'électrisation étudiée.
Note 34: (retour) Ces dénominations sont aujourd'hui, par plusieurs motifs importans, très heureusement substituées, sans doute, à celles radicalement impropres d'électricité vitrée et résineuse, qui, jusqu'à ces derniers temps, étaient généralement usitées en France. Toutefois, il convient d'observer à ce sujet que le principal inconvénient réel de ces anciennes expressions, c'est-à-dire, leur relation naturelle et exclusive à deux substances déterminées, existe, d'une manière encore plus complète et plus grave, dans le nom général de la science électrique elle-même, que, par une singulière inconséquence, aucun physicien ne juge néanmoins convenable de changer, tant est grande la puissance des habitudes sur les esprits les plus rationnels.
Quant aux électromètres, le plus parfait consiste certainement jusqu'ici dans la célèbre balance électrique de notre immortel Coulomb, où l'intensité des attractions et des répulsions électriques est mesurée, avec une admirable précision, d'après l'important principe de l'équilibre de torsion, par le nombre d'oscillations que l'indicateur exécute, en un temps donné, autour de sa situation statique. C'est à l'aide de cet instrument capital que Coulomb découvrit, et que l'on démontre journellement, la loi fondamentale relative à la variation de l'action électrique, répulsive ou attractive, inversement au quarré de la distance, loi qui ne pouvait être obtenue par aucune autre voie irrécusable. Lorsque, dans les quinze dernières années, la science s'est enrichie des importantes notions propres à l'électro-magnétisme, cette nouvelle étude a naturellement amené une nouvelle classe d'électromètres, destinés à des mesures que l'appareil de Coulomb ne pouvait indiquer, et dont la première idée, due à M. Schweigger, a été beaucoup perfectionnée par plusieurs physiciens, et surtout par M. Nobili. Ils consistent dans les divers multiplicateurs, où l'action naturelle d'un conducteur métallique sur une aiguille aimantée est considérablement amplifiée par des circonvolutions très rapprochées et presque parallèles. Toutefois, quelque précieux que soient de tels instrumens, et quoiqu'ils puissent rivaliser, pour la délicatesse des manifestations, avec la balance de torsion elle-même, ils sont loin, du moins jusqu'ici, de pouvoir être appliqués, avec autant de certitude, à des mesures exactes, vu l'extrême difficulté d'une graduation précise, vraiment conforme à l'intensité effective du phénomène observé 35.
Note 35: (retour) D'après l'influence électrique de la chaleur, ces instrumens ont pu être heureusement appliqués à la mesure des moindres effets thermométriques, sauf les mêmes embarras de graduation. M. Melloni a surtout utilisé cette ingénieuse modification, pour étudier tout récemment le rayonnement spécifique des différens corps, jusqu'alors vaguement exploré. M. Becquerel vient aussi d'adapter très heureusement le même principe à la mesure des températures propres aux parties les plus profondes des divers tissus organisés qui composent les corps vivans, dont l'état thermométrique ne pouvait jusqu'ici être observé que d'une manière confuse et incomplète. Enfin, M. Peltier propose aujourd'hui une importante extension de cet ingénieux procédé général, pour explorer commodément les températures des lieux profonds ou des diverses couches atmosphériques.
Tels sont, en aperçu, les principaux objets de cette première partie fondamentale de l'électrologie, si riche en appareils puissans ou précis. La seconde partie concerne, comme je l'ai indiqué, ce qu'on appelle vulgairement la statique électrique, par une dénomination essentiellement relative aux hypothèses illusoires sur la nature de l'électricité. Toutefois, une telle expression n'est pas, au fond, entièrement dépourvue de justesse, puisqu'il s'agit alors, en effet, de la répartition de l'électricité dans une masse ou dans un système de corps, dont l'état électrique est envisagé comme sensiblement invariable. On peut donc continuer à employer désormais ce terme abrégé, pourvu qu'on en écarte désormais avec soin toute idée mécanique sur l'équilibre du prétendu fluide électrique, et qu'on cesse, par exemple, de penser à la mesure des divers degrés d'épaisseur de la couche imaginaire dont quelques géomètres ont voulu recouvrir les corps électrisés. En un mot, on pourra parler encore de l'équilibre électrique, si l'on attache à cette expression un sens exactement analogue à celui dans lequel Fourier prenait habituellement l'équilibre de la chaleur, et comme les économistes entendent tous les jours l'équilibre de la population: toute autre acception serait absurde, et même inintelligible. C'est ainsi que la plupart des formules de langage successivement introduites en physique, sous l'influence prépondérante des vains systèmes qui doivent désormais en être radicalement exclus, sont susceptibles néanmoins d'être essentiellement maintenues, si l'on prend la précaution d'en rectifier scrupuleusement le sens fondamental, de manière à le réduire au strict énoncé d'un phénomène général, ce qui me semble presque toujours possible.
En considérant d'abord l'équilibre électrique dans chaque corps isolé, Coulomb a irrécusablement établi, à cet égard, une première loi fondamentale, la tendance constante (suivant le style métaphorique encore exclusivement usité) de l'électricité à se porter immédiatement à la surface: ce qui signifie, en termes rationnels, que, après un instant jusqu'ici inappréciable, l'électrisation est toujours strictement limitée à la surface des corps, de quelque manière qu'elle ait été primitivement produite. Quant à la répartition de l'état électrique entre les diverses parties de cette surface, elle dépend principalement, d'après les belles suites d'expériences de Coulomb, de la forme des corps: uniforme pour la sphère seule, elle est inégale pour toute autre figure, mais toujours soumise néanmoins à des lois régulières, dont il est, d'ailleurs, facile de concevoir que l'analyse exacte et complète présente, par sa nature, des difficultés presque insurmontables, malgré l'expédient illusoire des vaines spéculations algébriques, dépourvues de tout fondement scientifique. Néanmoins, Coulomb a constaté, sous ce rapport, un fait général d'une grande importance, en comparant l'état électrique propre aux extrémités d'un ellipsoïde graduellement allongé: il a ainsi reconnu que leur électrisation augmente rapidement à mesure que la figure s'allonge, en diminuant sur le reste du corps; d'où il a déduit une heureuse application à l'explication de ce remarquable pouvoir des pointes, si bien dévoilé par Franklin.
Les lois de l'équilibre électrique entre plusieurs corps contigus, constituent, par leur nature, comme il est aisé de le sentir, une recherche encore plus difficile et plus étendue. Coulomb ne les a exactement étudiées que dans le cas très limité, et trop insuffisant pour les applications, de diverses masses sphériques. Toutefois, les travaux de ce grand physicien ont conduit, à cet égard, à cette notion générale fort essentielle, que la nature des substances n'exerce aucune influence sur la répartition électrique qui s'établit entre elles, et dont le mode dépend seulement de leur figure et de leur grandeur: seulement, l'état électrique que prend chaque surface est plus ou moins persévérant et se manifeste avec plus ou moins de rapidité, suivant le degré de conductibilité du corps. L'action mutuelle de deux sphères égales a été complétement analysée par Coulomb, dont l'admirable sagacité a dévoilé le mode singulier de répartition que rien ne pouvait auparavant indiquer, et suivant lequel l'état électrique, toujours nul au point de contact, et à peine sensible à 20 degrés de là, augmente ensuite rapidement de 60 à 90 degrés, et continue à croître encore, quoique plus lentement, jusqu'à 180 degrés, où se trouve constamment son maximum. La même marche se manifeste quand les deux globes sont inégaux, sauf que le moindre est toujours le plus électrisé. Enfin, le mode d'action semble d'ailleurs identique, soit que les deux corps ou seulement l'un d'eux aient été primitivement électrisés. La question devient encore plus complexe en considérant plus de deux corps: elle présente alors des subdivisions extrêmement multipliées, même en la restreignant à des figures semblables, suivant le nombre des masses, leur rapport de grandeur, et leur disposition mutuelle. Coulomb s'est borné à examiner, dans ses expériences, une suite de globes égaux rangés en ligne droite. On conçoit que les seules variétés d'arrangement peuvent donner naissance à de nombreuses combinaisons, dont les résultats doivent sans doute notablement différer; car, si les sphères de Coulomb, au lieu d'être consécutives, avaient, été disposées de telle sorte que chacune en touchât à la fois trois ou quatre autres, par des points situés à des distances angulaires quelconques, le mode de répartition électrique eût inévitablement éprouvé de grands changemens. Cette intéressante et difficile étude, à laquelle, depuis Coulomb, personne n'a rien ajouté d'important, doit donc être envisagée comme seulement ébauchée par les travaux de cet illustre physicien; elle offre évidemment aux électriciens un sujet de recherches presque inépuisable.
Considérons maintenant la troisième partie fondamentale de l'électrologie actuelle, justement qualifiée de dynamique électrique, parce qu'elle a pour objet l'étude des mouvemens qui résultent de l'électrisation. Malgré sa fondation toute récente, cette section n'en est pas moins, à mon avis, par le bel ensemble des travaux de M. Ampère, celle dont l'état scientifique est aujourd'hui le plus satisfaisant, en y élaguant, bien entendu, l'influence des conceptions chimériques sur l'essence des phénomènes électriques.
L'analyse exacte et complète des effets si variés relatifs à celle branche capitale de l'électrologie, a été essentiellement ramenée par M. Ampère à un seul phénomène général et élémentaire, dont il a pleinement dévoilé toutes les lois, l'action directe et mutuelle de deux fils conducteurs électrisés par des piles voltaïques, habituellement réduites à leur plus grande simplification, c'est-à-dire, presque toujours composées d'un seul élément. C'est donc à cette action fondamentale que nous devons ici borner notre examen philosophique.
Deux conducteurs ainsi disposés tendent toujours, quand ils sont suffisamment mobiles, à se placer dans des directions parallèles entre elles; et, après y être parvenus, ils s'attirent ou se repoussent, suivant que les deux courans électriques sont conformes ou contraires. Mais, pour observer avec exactitude les lois de ce phénomène principal, il est indispensable de soustraire les deux fils à l'action directrice analogue qu'exerce sur eux, en vertu de son état électrique, la masse générale du globe terrestre, et qui altérerait notablement l'effet de leur influence mutuelle. Après avoir découvert cette action remarquable, qui est, d'ailleurs, en elle-même, si importante à connaître, M. Ampère a imaginé des dispositions expérimentales, aussi simples qu'ingénieuses, pour garantir les observations de cette perturbation générale, soit en plaçant d'avance chaque conducteur dans le plan où l'influence de la terre tendrait à le ramener, soit même en neutralisant complétement cette influence par l'opposition rigoureuse des effets égaux qu'elle produirait sur les deux parties du conducteur convenablement modifié. L'observation étant ainsi préservée de toute altération, il devient facile dès lors de saisir les lois élémentaires du phénomène, où, pour plus de généralité et de simplicité, on doit avoir seulement en vue des portions infiniment petites des divers conducteurs. Ces lois, mathématiquement envisagées, sont relatives ou à l'influence de la direction, ou à celle de la distance.
Quant à la direction, il faut distinguer deux cas, suivant que l'on compare deux élémens conducteurs situés dans le même plan, ou dans des plans différens. Pour le premier cas, l'intensité de l'action dépend seulement de l'angle formé par chacun des deux élémens avec la ligne qui joint leurs milieux: elle est nulle en même temps que cet angle, et augmente avec lui, en atteignant son maximum lorsqu'il devient droit, et changeant d'ailleurs de signe en même temps que lui. Tous les phénomènes, directs ou indirects, paraissent être exactement représentés, si l'on fait varier cette intensité proportionnellement au sinus de l'inclinaison, suivant la formule adoptée par tous les successeurs de M. Ampère. Quand les deux conducteurs ne sont pas dans un même plan, l'action dépend en outre de l'inclinaison mutuelle des plans menés par chacun d'eux et par la ligne commune de leurs milieux; et la marche de cette seconde relation est totalement différente. Sous ce nouveau rapport, la perpendicularité de ces deux plans détermine au contraire l'absence d'action, soit attractive, soit répulsive: il y a attraction tant que l'angle est aigu, et elle augmente à mesure qu'il diminue, son maximum ayant lieu au moment de la coïncidence; quand l'angle est obtus, l'action devient répulsive et présente une intensité d'autant plus grande que chaque plan s'approche davantage du prolongement de l'autre, situation qui produit le maximum de répulsion. L'ensemble de ces variations tend à faire envisager une telle action comme étant proportionnelle au cosinus de l'angle des deux plans, quoique d'ailleurs les observations n'aient point prononcé jusqu'ici sur le degré d'exactitude réelle de cette simple supposition, aussi clairement qu'à l'égard de la première relation.
Dès l'origine de ses recherches, M. Ampère a été conduit à supposer, par analogie avec la loi fondamentale de Coulomb sur les attractions et les répulsions électriques ordinaires, que l'action des deux élémens conducteurs est toujours réciproque au carré de la distance de leurs milieux. Mais, cette simple analogie, parmi tant de différences essentielles, ne pouvait évidemment suffire pour établir, d'une manière catégorique, une loi aussi importante. D'une autre part, l'action mutuelle des parties infiniment petites n'était pas susceptible d'une observation directe, toujours nécessairement affectée par la forme et la grandeur réelles des deux conducteurs effectifs. Toutefois, il était aisé de démontrer mathématiquement, comme le fit Laplace, que, dans l'hypothèse adoptée par M. Ampère, l'action d'un conducteur rectiligne, de longueur indéfinie, sur une aiguille aimantée, devait varier exactement en raison inverse de leur plus courte distance. Or, cette conséquence nécessaire, directement vérifiée, de la manière la plus précise, par les expériences délicates de MM. Savart et Biot, a dû évidemment mettre hors de doute la réalité de la loi proposée.
Une telle loi tendrait à présenter la marche de ces actions électriques comme essentiellement analogue, sous le point de vue mathématique, à celle de la gravitation. Mais l'ensemble du parallèle détruit aussitôt tout semblable rapprochement, en montrant, comme nous venons de le voir, la grande et fondamentale influence exercée, dans la dynamique électrique, par la direction mutuelle, dont la gravitation est au contraire radicalement indépendante. Cette différence profonde peut faire sentir avec quelle réserve on doit transporter, dans l'étude mathématique de ces singuliers mouvemens, les procédés ordinaires de la dynamique abstraite, qui a presque toujours en vue, dans ses théorèmes les plus usuels, des actions essentiellement indépendantes de la direction, et variant d'après la seule distance. On conçoit aisément que, par suite de ce caractère propre aux forces électriques, leur composition analytique doit présenter beaucoup plus de difficultés que celle des gravitations moléculaires, dont la complication est déjà, comme nous l'avons reconnu dans la première partie de ce volume, presque entièrement inextricable, sauf pour les cas les plus simples. Aussi jusqu'à présent la dynamique électrique n'a-t-elle été, en réalité, mathématiquement étudiée, que suivant une seule dimension, et jamais en surface, par les divers successeurs de M. Ampère, et surtout par M. Savary, qui s'en est le plus heureusement occupé. Cette étude, ainsi réduite au cas le plus simple, offrirait même encore de grands obstacles, si l'on n'y mettait continuellement à profit une dernière notion fondamentale, établie par M. Ampère d'après des expériences décisives, et qui consiste en ce que, dans une étendue infiniment petite, et tant que la distance n'est pas sensiblement changée, l'action électrique est exactement identique pour deux élémens conducteurs aboutissant aux mêmes extrémités, quelle que soit d'ailleurs leur différence de forme. Une semblable propriété doit évidemment introduire de précieuses simplifications analytiques, par l'heureuse faculté qui en résulte de substituer, dans les calculs électriques, à l'action de tout élément curviligne, celle, dès lors équivalente, de l'ensemble des différentielles de ses coordonnées quelconques, ce qui établit une analogie remarquable entre les décompositions électriques et les décompositions dynamiques ordinaires.
Tel est l'ensemble des notions fondamentales d'après lesquelles on procède à l'étude exacte et rationnelle des actions variées produites par des fils conducteurs, contournés et disposés de diverses manières. Le cas le plus intéressant se rapporte aux conducteurs pliés en hélices, surtout lorsque leurs spires sont très rapprochées, et dont M. Ampère a si judicieusement montré l'extrême importance pour imiter le plus complétement possible, dans les expériences purement électriques, les phénomènes propres aux corps aimantés. L'observation confirme pleinement, à leur égard, toutes les conséquences, plus ou moins éloignées, qui résultent naturellement de la combinaison des lois précédentes.
La destination scientifique la plus essentielle de cette dynamique électrique, consiste dans l'explication exacte des principaux phénomènes magnétiques, dont l'étude constitue irrévocablement désormais la quatrième et dernière branche fondamentale de l'électrologie, depuis la découverte capitale faite par M. Oersted, il y a quinze ans, de l'influence exercée par un conducteur voltaïque sur une aiguille aimantée.
Malgré l'éminent mérite d'une telle découverte, des esprits superficiels ont souvent tenté de la représenter comme essentiellement due au hasard, qui, néanmoins, en thèse générale, n'a jamais pu conduire, sous aucun rapport, à une création de quelque importance, même dans les cas les plus simples. Ces étranges philosophes auraient bien dû toutefois nous expliquer pourquoi, avant M. Oersted, personne n'avait encore aperçu cette action mutuelle, quoique le hasard eût, sans doute, placé très fréquemment, sous les yeux des physiciens, une aiguille aimantée à côté d'une pile galvanique. Il est clair, en principe, que ce ne sont pas ordinairement les phénomènes qui manquent à nos découvertes, mais surtout les observateurs capables et convenablement disposés, prêts à démêler, dans la foule de circonstances qui affectent nos sens à chaque instant, les faits susceptibles d'une véritable signification scientifique. Suivant une autre explication plus rationnelle, quoique vicieusement systématique, cette grande découverte devrait uniquement son origine à des idées à priori sur l'identité nécessaire du magnétisme et de l'électricité, rattachées aux vaines hypothèses dont la nature intime de ces deux ordres de phénomènes a été le sujet. Mais, sans entreprendre l'analyse impossible de l'influence effective qu'ont pu avoir ces conceptions arbitraires sur la marche réelle d'un esprit qui en était préoccupé, il est évident que la simple comparaison générale des phénomènes devait conduire à soupçonner cette identité, comme paraît l'avoir fait M. Oersted, long-temps avant qu'elle fût constatée. L'influence magnétique si prononcée de l'électricité atmosphérique, remarquée, dès l'origine de l'électrologie, dans tous les cas de vaisseaux frappés par la foudre, suffisait certainement, par exemple, pour indiquer, d'une manière générale, la relation fondamentale des deux sortes d'actions. On peut, ce me semble, plus judicieusement demander si, à cet égard, comme à tant d'autres, les systèmes illusoires n'ont pas, en réalité, contribué davantage à retarder cette importante découverte qu'à l'accélérer, en rapportant les deux ordres de phénomènes à des causes radicalement différentes, qui tendaient à faire méconnaître la valeur des analogies manifestées entre eux par l'observation rationnelle de plusieurs effets naturels, connus de tous les physiciens.
Quoi qu'il en soit de cette question philosophique, l'ensemble des expériences décisives imaginées par divers physiciens, dans la direction tracée par M. Oersted, a mis entièrement hors de doute l'identité générale des effets magnétiques et électriques. La propriété la plus vulgaire des aimans, leur puissance attractive à l'égard du fer, a été constatée par M. Arago, pour les conducteurs voltaïques de nature quelconque. Ce même physicien a reconnu, dans une expérience capitale, la possibilité d'aimanter une aiguille d'acier en l'entourant d'un conducteur voltaïque plié en hélice, ou même en l'électrisant par des procédés ordinaires, indépendans de l'action galvanique; et ces nouveaux modes d'aimantation ont été ensuite l'objet d'un judicieux travail de M. Savary, qui en a exactement analysé toutes les circonstances essentielles. Enfin, le plus important caractère des phénomènes magnétiques, la direction constante de l'aiguille aimantée, a été rattaché par M. Ampère à l'électrologie, aussitôt que cet illustre physicien eût fait la découverte fondamentale de l'action directrice exercée par la terre sur un conducteur voltaïque, dont le plan tend toujours à se placer perpendiculairement à la situation naturelle de l'aiguille aimantée. D'un autre côté, pour compléter un tel parallèle, la plupart des phénomènes électriques ordinaires ont pu être imités à l'aide des aimans; et M. Faraday est même parvenu jusqu'à produire ainsi de véritables étincelles électriques. En un mot, par la combinaison rationnelle de ces diverses séries d'observations nouvelles, M. Ampère a été justement conduit à représenter tous les phénomènes magnétiques comme fidèlement interprétés en concevant la surface d'un aimant quelconque recouverte d'une suite de circuits voltaïques fermés, perpendiculaires à son axe.
Dans cette belle théorie, il ne resterait essentiellement à expliquer qu'un seul caractère fondamental de la vertu magnétique, sa relation exclusive à un petit nombre de substances déterminées. Sans doute, il serait anti-scientifique de vouloir, à cet égard, remonter jusqu'à la propriété spécifique primordiale; de même qu'on ne saurait, par exemple, raisonnablement chercher pourquoi tel corps est un bon ou un mauvais conducteur de l'action électrique. Toutefois, en écartant cette enquête irrationnelle, il semble que, les phénomènes électriques étant, de leur nature, généraux, la doctrine électro-magnétique laissera quelque chose de capital à désirer, tant qu'on n'aura pas rattaché la constitution propre aux aimans à quelque autre condition électrique, susceptible de généralité. Le progrès continuel des observations, tend, il est vrai, à affaiblir chaque jour davantage la différence, primitivement absolue, entre les substances propres à l'aimantation, et celles qui ne le sont pas: et nous sommes aujourd'hui autorisés à penser qu'il n'existe, sous ce rapport, entre les divers corps naturels que de simples distinctions de degrés, qui, peut-être, ne nous paraissent aussi tranchées que par l'imperfection des moyens d'observation. Déjà Coulomb avait constaté des indices non équivoques, quoique très faibles, de l'état magnétique, dans un grand nombre de substances, réduites en minces filets: mais ces résultats avaient été alors généralement attribués à l'action de quelques particules ferrugineuses, dont l'absence ne pouvait être, à cette époque, irrécusablement garantie. Or, les expériences électro-magnétiques ont conduit aujourd'hui à multiplier beaucoup le nombre des effets analogues, en même temps que le perfectionnement de l'analyse chimique a permis d'assurer que le fer n'avait aucune part à leur production. Nonobstant ces considérations subsidiaires, il demeure cependant incontestable que jusqu'ici on n'aperçoit de relation entre aucun caractère électrique des substances ferrugineuses et leur singulière prépondérance magnétique: il y a, sous ce rapport, dans l'électro-magnétisme actuel, une véritable lacune essentielle, qu'on ne doit pas dissimuler.
Pour faire entièrement rentrer dans la dynamique électrique ordinaire le phénomène fondamental de la direction propre à l'aiguille aimantée, il suffit de concevoir la terre, comme tout autre aimant, recouverte à sa surface d'une suite de circuits voltaïques, parallèles à l'équateur magnétique. M. Ampère a formé, sur l'origine d'un tel état électrique, une conjecture fort ingénieuse et même très philosophique, en l'attribuant, d'après l'action incontestable de la chaleur sur le développement de l'électricité, aux températures inégales et périodiquement variables des divers points de la surface terrestre. L'expérience capitale de M. Arago sur l'influence magnétique du mouvement de rotation, porte d'ailleurs à penser que le mouvement diurne de la terre contribue vraisemblablement, d'une manière directe, à une semblable électrisation. Enfin, il y aurait peut-être lieu d'admettre aussi, comme sous le rapport thermologique, une certaine constitution électrique fondamentale, propre à l'ensemble de notre globe. Du reste, suivant l'esprit général et le plan de cet ouvrage, expliqués dès l'origine, il ne saurait être ici essentiellement question de ce qui concerne l'histoire naturelle du globe, quand même elle ne serait point encore, à tous égards, dans un état de véritable enfance. Je ne puis donc nullement envisager les lois relatives à la distribution du magnétisme à la surface de notre planète, dont l'étude, quoique fort imparfaite, constitue aujourd'hui une des plus intéressantes parties de la géographie physique. La théorie magnétique propre à la physique abstraite et générale, se borne, sous ce rapport, à caractériser exactement, et à assujettir à des mesures précises, les objets essentiels sur lesquels doit porter l'observation comparative des naturalistes, savoir: l'intensité relative de l'action magnétique, estimée d'après le nombre d'oscillations que l'aiguille aimantée exécute, en un temps donné, autour de sa position d'équilibre; la direction de cette action, définie par les deux élémens rigoureusement appréciables, connus sous les noms de déclinaison et d'inclinaison, dont l'évaluation se fait aujourd'hui avec une grande justesse. On commence maintenant à entrevoir quelques lois empiriques sur diverses valeurs normales de ces deux angles dans les différens lieux, et l'on présume, par exemple, que la tangente de l'inclinaison est toujours double de celle de la latitude magnétique: mais cette recherche est à peine ébauchée, et présente même encore une notable incertitude. Il en est ainsi, à plus forte raison, des singulières variations périodiques, de plusieurs ordres de grandeur et de durée, qu'éprouve, en chaque lieu, la direction de l'aiguille aimantée, soit en déclinaison, soit en inclinaison, et qui paraissent jusqu'ici totalement inexplicables. Toutefois, je ne dois pas négliger de signaler à ce sujet, à cause de sa rationnalité, l'heureuse tentative entreprise récemment par un célèbre navigateur, M. le capitaine Duperrey, pour rattacher l'ensemble de ces diverses variations aux changemens réguliers qu'éprouve l'état thermométrique du globe. Il serait fort désirable qu'une telle conception, pleinement en harmonie avec la théorie fondamentale de M. Ampère, fût finalement confirmée par une discussion judicieuse et approfondie du système des observations relatives au magnétisme terrestre.
Telles sont, en aperçu, les principales considérations générales que fait naître l'examen philosophique des quatre parties essentielles de l'électrologie actuelle. Quelle que soit l'imperfection relative de cette branche fondamentale de la physique par suite de la complication supérieure de ses phénomènes, on a dû remarquer, dans cette sommaire indication, combien ses progrès ont été comparativement plus rapides, à partir de l'époque, si peu éloignée, où elle a commencé à prendre un véritable aspect scientifique. Les parties les plus nouvelles surtout ont acquis, avec une extrême promptitude, une consistance et une rationnalité très remarquables, qu'il faut sans doute attribuer avant tout au sentiment devenu plus profond, plus complet, et plus unanime de la saine méthode scientifique, mais qui tiennent aussi, à quelques égards, à l'unité de construction naturellement produite à ce sujet par la prépondérance des travaux d'un grand physicien. Quoique aucune autre branche de la physique ne soit altérée, d'une manière aussi étendue, par l'usage des vaines et absurdes hypothèses relatives à l'essence des phénomènes et à leur mode primitif de production, ces systèmes arbitraires n'y sont pas néanmoins très profondément enracinés: leur radicale nullité y est plus facile à saisir; et son épuration présentera réellement peu d'obstacles, quand les physiciens en auront dignement compris l'importance.
Dans cette leçon, et dans l'ensemble des six précédentes, je me suis attaché à faire exactement apprécier le caractère général propre à la philosophie de la physique, successivement envisagée sous les divers aspects fondamentaux que peut présenter l'étude des propriétés communes à toutes les substances et à toutes les structures, et qui constituent, par leur nature, autant de sciences vraiment distinctes, quoique liées entre elles à plusieurs titres, plutôt que les différentes branches d'une science unique. Ce travail a nécessité partout une opération philosophique d'une grande importance, qu'avait à peine exigée la science astronomique, mais qui, désormais, deviendra, dans la suite de cet ouvrage, de plus en plus indispensable; celle qui consiste à dégager la science réelle de la déplorable influence qu'exerce encore sur elle, d'une manière si prononcée, quoique indirecte, l'ancien esprit de la philosophie métaphysique, dont nous sommes encore fort incomplétement affranchis, et qui se manifeste, surtout en physique, par les conceptions, nécessairement illusoires et arbitraires, sur les agens primordiaux des phénomènes. Après avoir démontré en général le vice fondamental d'une telle manière de philosopher, j'ai dû l'assujettir à un examen sommaire, mais spécial, pour chaque partie de la physique qui en est notablement affectée. La nature de cet ouvrage s'opposait sans doute à l'exécution convenable d'une telle épuration, qui ne pouvait y être qu'indiquée: j'espère, toutefois, que cette indication sera suffisante pour attirer sur cette question vitale l'attention de quelques physiciens rationnels, en leur faisant sentir que ces vaines hypothèses constituent, dans le système de la science actuelle, une superfétation hétérogène, qui ne peut que nuire au progrès des connaissances réelles, en altérant leur positivité caractéristique, et dont il serait aussi facile que désirable de se passer désormais entièrement. La principale utilité scientifique de ce traité consistant à perfectionner l'esprit général de chaque science fondamentale, mon but ne sera atteint, à cet égard, que si quelque physicien spécial entreprend, d'après une telle ouverture, la réalisation d'un projet dont j'ai dû me borner à signaler ici l'importance et la possibilité. C'est dans les mêmes vues que j'ai essayé de caractériser sommairement l'application judicieuse des théories mathématiques aux diverses branches principales de la physique, tout en indiquant les graves dangers de la systématisation démesurée et illusoire qu'on a si souvent tenté d'obtenir par l'emploi de ce puissant moyen, au-delà de ce que comportait la nature trop complexe des phénomènes correspondans. Toutefois, en m'occupant, par-dessus tout, de la méthode, je n'ai pas négligé de signaler, en aperçu, dans la composition effective de chaque doctrine physique, les principales lois naturelles déjà dévoilées par l'esprit humain pendant les deux siècles écoulés depuis la naissance de la vraie physique, et aussi les lacunes essentielles que cet examen philosophique a fait ressortir.
Je dois maintenant poursuivre la grande tâche que je me suis tracée, en procédant, dans la première partie du volume suivant, à l'appréciation philosophique d'une nouvelle science fondamentale, la dernière de toutes celles qui composent l'ensemble des connaissances générales ou inorganiques. Cette science, relative aux réactions moléculaires et spécifiques que les diverses substances naturelles exercent les unes sur les autres, est nécessairement plus compliquée, et, par suite, beaucoup plus imparfaite que celles considérées dans ces deux premiers volumes. Mais sa subordination aux sciences antérieures, dont nous avons établi la philosophie, peut fournir les moyens de perfectionner notablement son caractère général.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
Avril 1835.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.
19e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science astronomique.
20e Leçon. Considérations générales sur les méthodes d'observations en astronomie.
21e Leçon. Considérations générales sur les phénomènes géométriques élémentaires des corps célestes.
22e Leçon. Considérations générales sur le mouvement de la terre.
23e Leçon. Considérations générales sur les lois de Képler, et sur leur application à l'étude géométrique des mouvemens célestes.
24e Leçon. Considérations fondamentales sur la loi de la gravitation.
25e Leçon. Considérations générales sur la statique céleste.
26e Leçon. Considérations générales sur la dynamique céleste.
27e Leçon. Considérations générales sur l'astronomie sidérale, et sur la cosmogonie positive.
28e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la physique.
29e Leçon. Considérations générales sur la barologie.
30e Leçon. Considérations générales sur la thermologie physique.
31e Leçon. Considérations générales sur la thermologie mathématique.
32e Leçon. Considérations générales sur l'acoustique.
33e Leçon. Considérations générales sur l'optique.
34e Leçon. Considérations générales sur l'électrologie.
FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.