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Cours de philosophie positive. (3/6)

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The Project Gutenberg eBook of Cours de philosophie positive. (3/6)

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Title: Cours de philosophie positive. (3/6)

Author: Auguste Comte

Release date: April 4, 2010 [eBook #31883]

Language: French

Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
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de France

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. (3/6) ***





COURS

DE

PHILOSOPHIE POSITIVE,

PAR M. AUGUSTE COMTE,

ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE TRANSCENDANTE
ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE À LADITE ÉCOLE.

TOME TROISIÈME,

CONTENANT

LA PHILOSOPHIE CHIMIQUE ET LA PHILOSOPHIE
BIOLOGIQUE.


PARIS,
BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
POUR LES SCIENCES,
QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55.

1838.




AVIS DE L'AUTEUR.




Divers obstacles ont successivement retardé la composition et la publication de ce troisième volume, dont la première partie, consacrée à la philosophie chimique, a été écrite et imprimée dans les derniers mois de l'année 1835. En conséquence, le quatrième et dernier volume de cet ouvrage, contenant la philosophie sociale et les conclusions générales de l'ensemble du traité de philosophie positive, ne pourra être publié que vers le milieu de l'année 1839.

Paris, le 24 Février 1838.




COURS

DE

PHILOSOPHIE POSITIVE.




TRENTE-CINQUIÈME LEÇON.




Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.

Le dernier aspect fondamental sous lequel la philosophie naturelle doive étudier l'existence d'un corps quelconque, se rapporte aux modifications, plus ou moins profondes et plus ou moins variées, que toutes les substances peuvent éprouver dans leur composition, en vertu de leurs diverses réactions moléculaires. Ce nouvel ordre de phénomènes généraux, sans lequel les plus grandes et les plus importantes, opérations de la nature terrestre nous seraient radicalement incompréhensibles, est le plus intime et le plus complexe de tous ceux que peut manifester le monde inorganique. Dans aucun acte de leur existence, les corps inertes ne sauraient paraître aussi rapprochés de l'état vital proprement dit, que lorsqu'ils exercent avec énergie les uns sur les autres cette rapide et profonde perturbation qui caractérise les effets chimiques. Le véritable esprit fondamental de toute philosophie théologique ou métaphysique consistant essentiellement, ainsi que je l'établirai dans le volume suivant, à concevoir tous les phénomènes quelconques comme analogues à celui de la vie, le seul connu par un sentiment immédiat, on s'explique aisément pourquoi cette manière primitive de philosopher a dû exercer, sur l'étude des phénomènes chimiques, une plus intense et plus opiniâtre domination qu'envers aucune autre classe de phénomènes inorganiques.

Outre cette cause principale, il convient de remarquer subsidiairement que, pour un tel ordre d'effets naturels, l'observation directe et spontanée ne peut d'abord s'appliquer qu'à des phénomènes extrêmement compliqués, comme les combustions végétales, les fermentations, etc., dont l'analyse exacte constitue presque le dernier terme de la science; car les phénomènes chimiques les plus importans, ou ceux du moins auxquels s'adapte le mieux l'ensemble de nos moyens d'exploration, ne se produisent que dans des circonstances éminemment artificielles, dont la pensée a dû être fort tardive et la première institution très difficile. Il est aisé de nos jours, même aux esprits les plus médiocres, de provoquer, en ce genre, de nouveaux phénomènes susceptibles de quelque intérêt scientifique, en établissant, pour ainsi dire au hasard, entre les nombreuses substances déjà connues, des relations auparavant négligées: mais, dans l'enfance de la chimie, la création de sujets d'observation vraiment convenables a dû, au contraire, long-temps présenter des difficultés capitales, que nos habitudes actuelles ne nous permettent guère de mesurer judicieusement. On ne saurait même comprendre (comme je l'ai rappelé, d'après l'illustre Berthollet, dans les prolégomènes de cet ouvrage) comment l'énergique et persévérante activité des anciens scrutateurs de la nature eût pu conduire à la découverte des principaux phénomènes chimiques, sans la stimulation toute-puissante qu'entretenaient habituellement en eux les espérances illimitées dues à leurs notions chimériques sur la composition de la matière.

Ainsi, la nature complexe et équivoque de ces phénomènes, et en second lieu les difficultés fondamentales qui caractérisent leur première exploration, doivent suffire pour expliquer la tardive et incomplète positivité des conceptions chimiques, comparativement à toutes les autres conceptions inorganiques. Après avoir si pleinement constaté, dans la seconde moitié du volume précédent, combien l'étude des simples phénomènes physiques est encore imparfaite, combien même son caractère scientifique doit, en général, nous sembler jusqu'ici, à plusieurs égards, radicalement défectueux, nous devons naturellement prévoir un état d'infériorité bien plus prononcé pour la science, beaucoup plus difficile, et en même temps plus récente, qui recherche les lois des phénomènes de composition et de décomposition. Sous quelque aspect qu'on l'envisage, en effet, soit spéculativement, quant à la nature de ses explications, soit activement, quant aux prévisions qu'elles comportent, cette science constitue évidemment aujourd'hui la branche fondamentale la moins avancée de la philosophie inorganique. Par la seconde considération surtout, que j'ai tant recommandée comme offrant le critérium à la fois le plus rationnel, le moins équivoque, et le plus exact du degré de perfection propre à chaque classe de connaissances spéculatives, il est clair que, dans la plupart de ses recherches, la chimie actuelle mérite à peine le nom d'une véritable science, puisqu'elle ne conduit presque jamais à une prévoyance réelle et certaine. En introduisant, dans des actes chimiques déjà bien explorés, quelques modifications déterminées, même légères et peu nombreuses, il est très rarement possible de prédire avec justesse les changemens qu'elles doivent produire: et néanmoins, sans cette indispensable condition, comme je l'ai si fréquemment établi dans ce traité, il n'existe point, à proprement parler, de science; il y a seulement érudition, quelles que puissent être l'importance et la multiplicité des faits recueillis. Penser autrement, c'est prendre une carrière pour un édifice.

Cette extrême imperfection de notre chimie tient sans doute essentiellement à la nature plus compliquée d'une telle science et à son plus récent développement; il serait même entièrement chimérique d'espérer qu'elle puisse jamais atteindre à un état de rationalité aussi satisfaisant que celui des sciences relatives à des phénomènes plus simples, et spécialement de l'astronomie, vrai type éternel de la philosophie naturelle. Mais il me semble néanmoins incontestable que son infériorité actuelle doit, en outre, être subsidiairement attribuée au vicieux esprit philosophique suivant lequel les recherches habituelles y sont jusqu'ici conçues et dirigées, et à l'éducation si défectueuse de la plupart des savans qui s'y livrent. Sous ce rapport, il y a tout lieu de croire qu'une judicieuse analyse philosophique pourrait directement contribuer à un prochain perfectionnement général d'une science aussi capitale. Telle est la conviction que je désire provoquer en esquissant rapidement, dans la première partie de ce volume, l'examen sommaire de la philosophie chimique, envisagée sous tous ses divers aspects essentiels. Quoique la nature et les limites de cet ouvrage ne me permettent point de consacrer à cette importante opération tous les développemens convenables pour assurer son efficacité, peut-être parviendrai-je à faire sentir, à quelqu'un des esprits éminens qui cultivent aujourd'hui cette belle science, la nécessité de soumettre à une nouvelle et plus rationnelle élaboration l'ensemble des conceptions fondamentales qui la constituent.

Nous devons, avant tout, caractériser avec exactitude l'objet général propre à cette dernière partie de la philosophie inorganique.

Quelque vaste et compliqué que soit, en réalité, le sujet de la chimie, l'indication nette du but de cette science, et la circonscription rigoureuse du champ de ses recherches, en un mot, sa définition, présentent beaucoup moins de difficulté que nous n'en avons éprouvé dans le volume précédent relativement à la physique. Nous avons dû surtout définir celle-ci par contraste avec la chimie, en sorte que, par cela même, notre opération actuelle est déjà essentiellement préparée. Il est aisé d'ailleurs de caractériser directement, d'une manière très tranchée, ce qui constitue les phénomènes vraiment chimiques; car tous présentent constamment une altération plus ou moins complète, mais toujours appréciable, dans la constitution intime des corps considérés; c'est-à-dire une composition ou une décomposition, et le plus souvent l'une et l'autre, en ayant égard à l'ensemble des substances qui participent à l'action. Aussi, à toutes les époques du développement scientifique, du moins depuis que la chimie, se séparant de l'art des préparations, est devenue l'objet d'études réellement spéculatives, les recherches chimiques ont-elles manifesté sans cesse un degré remarquable d'originalité, qui n'a jamais permis de les confondre avec les autres parties de la philosophie naturelle: il n'en a pas été de même, à beaucoup près, pour la physique proprement dite, si généralement mêlée, par exemple, jusqu'à des temps très modernes, avec la physiologie, comme le témoigne encore si clairement le langage scientifique lui-même 1.

Note 1: (retour) En Angleterre surtout, la même expression s'applique encore vulgairement à ces deux ordres d'idées; et c'est essentiellement pour éviter une telle confusion que les Boyle, les Newton, etc., ont d'abord introduit l'usage du nom de philosophie naturelle, dont la signification s'est ensuite tant élargie. La chimie, au contraire, y est invariablement désignée, depuis le moyen âge, par une dénomination spéciale, qui n'a jamais eu d'autre destination.

Par ce caractère général de ses phénomènes, la chimie se distingue très nettement de la physique, qui la précède, et de la physiologie, qui la suit, dans la hiérarchie encyclopédique que j'ai établie: et cette comparaison tend à faire mieux ressortir la nature propre d'une telle science. L'ensemble de ces trois sciences peut être conçu comme ayant pour objet d'étudier l'activité moléculaire de la matière, dans tous les divers modes dont elle est susceptible. Or, sous ce point de vue, chacune d'elles correspond à l'un des trois principaux degrés successifs d'activité, qui se distinguent entre eux par les différences les plus profondes et les plus naturelles. L'action chimique présente évidemment, en elle-même, quelque chose de plus que la simple action physique, et quelque chose de moins que l'action vitale, malgré les vagues rapprochemens que des considérations purement hypothétiques peuvent conduire à établir entre ces trois ordres de phénomènes. Les seules perturbations moléculaires que puisse produire dans les corps l'activité physique proprement dite, se réduisent toujours à modifier l'arrangement des particules; et ces modifications, ordinairement peu étendues, sont même le plus souvent passagères: en aucun cas la substance ne saurait être altérée. Au contraire, l'activité chimique, outre ces altérations dans la structure et dans l'état d'agrégation, détermine toujours un changement profond et durable dans la composition même des particules; les corps qui ont concouru au phénomène sont habituellement devenus méconnaissables, tant l'ensemble de leurs propriétés a été troublé. Enfin, les phénomènes physiologiques nous montrent l'activité matérielle dans un degré d'énergie encore très supérieur: car, aussitôt que la combinaison chimique est effectuée, les corps redeviennent complétement inertes; tandis que l'état vital est caractérisé, outre les effets physiques et les opérations chimiques qu'il détermine constamment, par un double mouvement plus ou moins rapide, mais toujours nécessairement continu, de composition et de décomposition, propre à maintenir, entre certaines limites de variation, pendant un temps plus ou moins considérable, l'organisation du corps, tout en renouvelant sans cesse sa substance. On conçoit ainsi, d'une manière irrécusable, la gradation fondamentale de ces trois modes essentiels d'activité moléculaire, qu'aucune saine philosophie ne saurait jamais confondre 2.

Note 2: (retour) Il doit être bien entendu, sans doute, que, dans la comparaison des actes chimiques avec les actes vitaux, on envisage seulement les phénomènes physiologiques les plus généraux, ceux relatifs au plus simple degré de la vie proprement dite, et abstraction faite de tout ce qui constitue spécialement l'animalité: hors de ces limites naturelles, le parallèle deviendrait radicalement impossible, par le défaut complet d'analogie.

Pour compléter cette notion fondamentale des phénomènes chimiques, il peut être utile d'y ajouter deux considérations secondaires, qui ont déjà été indirectement indiquées, dans le volume précédent, en définissant la physique: la plus importante est relative à la nature du phénomène, et l'autre à ses conditions générales.

Toute substance quelconque est sans doute susceptible d'une activité chimique plus ou moins variée et plus ou moins énergique; c'est pourquoi les phénomènes chimiques ont été justement classés parmi les phénomènes généraux, dont ils constituent, dans l'ordre de complication croissante, la dernière catégorie: ils se distinguent profondément ainsi des phénomènes physiologiques, qui, par leur nature, sont exclusivement propres à certaines substances, organisées sous certains modes. Néanmoins, il doit être incontestable que les phénomènes chimiques, surtout par contraste aux simples phénomènes physiques, présentent, en chaque cas, quelque chose de spécifique, ou, suivant l'énergique expression de Bergmann, d'électif. Non-seulement chacun des différens élémens matériels produit des effets chimiques qui lui sont entièrement particuliers; mais il en est encore ainsi de leurs innombrables combinaisons de divers ordres, dont les plus analogues manifestent toujours, sous le rapport chimique, certaines différences fondamentales, qui fournissent souvent le seul moyen de les caractériser nettement. Par conséquent, tandis que les propriétés physiques ne présentent essentiellement, d'un corps à un autre, que de simples distinctions de degré, les propriétés chimiques sont, au contraire, radicalement spécifiques 3. Les unes constituent le fondement commun de toute existence matérielle; c'est surtout par les autres que les individualités se prononcent.

Note 3: (retour) Cette spécialité fondamentale des diverses actions chimiques ne saurait nullement disparaître, quand même on parviendrait, par une extension exagérée de la théorie électro-chimique, à se représenter vaguement tous les phénomènes de composition et de décomposition comme de simples effets électriques. Dans cette supposition, la difficulté ne serait évidemment que reculée: il demeurerait encore incontestable que chaque substance, simple ou composée, manifeste une nature de polarité électrique qui lui est propre. Le langage seul serait donc changé, comme cela doit arriver pour toutes les notions scientifiques réellement fondées sur l'immuable considération des phénomènes.

En second lieu, parmi les conditions extrêmement variées propres au développement des divers phénomènes chimiques, on a pu remarquer, pour ainsi dire de tout temps, cette condition fondamentale et commune, qui est ordinairement bien loin de suffire, mais qui se présente toujours comme strictement indispensable: la nécessité du contact immédiat des particules antagonistes, et, par suite, celle de l'état fluide, soit gazeux, soit liquide, de l'une au moins des substances considérées. Quand cette disposition n'existe pas spontanément, il faut d'abord la remplir artificiellement en liquéfiant la substance, soit par la fusion ignée, soit à l'aide d'un dissolvant quelconque. Sans cette modification préalable, la combinaison ne saurait avoir lieu, conformément à un célèbre et judicieux aphorisme, qui remonte à l'enfance de la chimie. Il n'existe pas jusqu'ici un seul exemple bien constaté d'action chimique entre deux corps réellement solides, du moins en ne s'élevant pas à des températures qui rendent difficilement appréciable le véritable état d'agrégation des corps. C'est lorsque l'une et l'autre substances sont liquides, que l'action chimique se manifeste avec le plus d'énergie, si la légère différence des densités permet aisément un mélange intime. Rien n'est plus propre que de telles remarques à constater clairement combien les effets chimiques sont, par leur nature, éminemment moléculaires, surtout par opposition aux effets physiques. Ils présentent même, à cet égard, une distinction essentielle, quoique moins tranchée, avec les effets physiologiques; puisque la production de ceux-ci suppose, de toute nécessité, un concours indispensable des solides avec les fluides, comme nous le reconnaîtrons dans la seconde partie de ce volume.

L'ensemble des considérations précédentes peut être exactement résumé, en définissant la chimie comme ayant pour but général d'étudier les lois des phénomènes de composition et de décomposition, qui résultent de l'action moléculaire et spécifique des diverses substances, naturelles ou artificielles, les unes sur les autres.

Il y a tout lieu de craindre que, vu son extrême imperfection, cette science ne doive pas, de long-temps, comporter une définition plus rigoureuse et plus précise, propre à caractériser, avec une pleine évidence, quelles sont, en général, les données indispensables et les inconnues finales de tout problème chimique. Néanmoins, afin de mieux signaler le véritable esprit de la chimie, il importe, sans doute, de considérer directement la définition la plus rationnelle, et, pour ainsi dire, la plus mathématique, dont une telle science soit susceptible, quoique, dans son état présent, elle ne puisse correspondre que très incomplétement à une semblable position générale de la question.

À cet effet, en rattachant toujours, pour cet ordre de phénomènes comme pour tous les autres, la considération de science à celle de prévoyance, il me semble évident que, dans toute recherche chimique, envisagée du point de vue le plus philosophique, on doit finalement se proposer; étant données les propriétés caractéristiques des substances, simples ou composées, placées en relation chimique dans des circonstances bien définies, de déterminer exactement en quoi consistera leur action, et quelles seront les principales propriétés des nouveaux produits. Logiquement examiné, le problème, quelques difficultés qu'il présente, est certainement déterminé; et, d'ailleurs, on n'y pourrait rien supprimer sans qu'il cessât aussitôt de l'être, en sorte que cette formule ne renferme aucune énonciation superflue. D'un autre côté, on conçoit aisément que, si de telles solutions étaient effectivement obtenues, les trois grandes applications fondamentales de la science chimique, soit à l'étude des phénomènes vitaux, soit à l'histoire naturelle du globe terrestre, soit enfin aux opérations industrielles, au lieu d'être, comme aujourd'hui, le résultat presque accidentel et irrégulier du développement spontané de la science, se trouveraient, par cela même, rationnellement organisées, puisque, dans l'un quelconque de ces trois cas généraux, la question rentre immédiatement dans notre formule abstraite, dont les circonstances propres à chaque application fournissent aussitôt les données. Cette manière de concevoir le problème chimique remplit donc toutes les conditions essentielles. Quelque supérieure qu'elle paraisse aujourd'hui à l'état réel de la science, ce qui prouve seulement qu'il est encore très imparfait, on n'en doit pas moins reconnaître que tel est le but effectif vers lequel tendent finalement tous les efforts des chimistes, puisque, de leur aveu unanime, les questions simples et peu nombreuses à l'égard desquelles ce résultat a pu être atteint jusqu'ici, d'une manière plus ou moins complète, sont regardées comme les parties les plus avancées de la chimie, d'où résulte la vérification formelle d'une semblable destination générale.

En examinant plus profondément cette définition rationnelle de la science chimique, on la jugera susceptible d'une importante transformation, puisque, par l'application redoublée d'une telle méthode convenablement dirigée, toutes les données fondamentales de la chimie devraient, en dernier lieu, pouvoir se réduire à la connaissance des propriétés essentielles des seuls corps simples, qui conduirait à celle des divers principes immédiats, et par suite, aux combinaisons les plus complexes et les plus éloignées. Quant à l'étude même des élémens, elle ne saurait, évidemment, par sa nature, être ramenée à aucune autre; elle doit nécessairement constituer une élaboration expérimentale et directe, divisée en autant de parties, entièrement distinctes et radicalement indépendantes les unes des autres, qu'il existe, à chaque époque, de substances indécomposées. Tout ce qu'on pourrait, à cet égard, concevoir de vraiment rationnel, abstraction faite des inductions analogiques plus ou moins plausibles auxquelles peuvent conduire certains rapprochemens déjà constatés, consisterait à découvrir des relations générales entre les propriétés chimiques de chaque élément et l'ensemble de ses propriétés physiques. Mais, quoique quelques faits paraissent confirmer déjà le principe, d'ailleurs éminemment philosophique, d'une certaine harmonie générale et nécessaire entre ces deux ordres de propriétés, on peut, ce me semble, affirmer que, à aucune époque, cette harmonie ne saurait être assez explicitement dévoilée pour suppléer à l'exploration immédiate des caractères chimiques de chaque élément. Ainsi, sans prétendre à une perfection chimérique, on devra toujours regarder comme obtenues, par autant de suites d'observations directes, les études chimiques des divers corps simples. Mais, cette grande base générale une fois empruntée à l'expérience, tous les autres problèmes chimiques, malgré leur immense variété, devraient être susceptibles de solutions purement rationnelles, d'après un petit nombre de lois invariables, établies par le vrai génie chimique pour les diverses classes de combinaisons.

Sous ce rapport, les combinaisons présentent naturellement deux modes généraux de classification, qui doivent nécessairement être pris l'un et l'autre en considération fondamentale; 1º. la simplicité ou le degré de composition plus ou moins grand des principes immédiats; 2º. le nombre des élémens combinés. Or, d'après l'ensemble des observations, l'action chimique devient d'autant plus difficile, entre des substances quelconques, que leur ordre de composition s'élève davantage; la plupart des atomes composés appartiennent aux deux premiers ordres, et, au-delà du troisième ordre, leur combinaison semble presque impossible: de même, sous le second point de vue, les combinaisons perdent très rapidement de leur stabilité à mesure que les élémens s'y multiplient; le plus souvent il n'y a qu'un simple dualisme, et presque aucun corps qui soit plus que quaternaire. Ainsi, le nombre des classes chimiques générales auxquelles peut donner lieu cette double distinction nécessaire, ne saurait être bien étendu: à chacune d'elles, devrait correspondre une loi fondamentale de combinaison, dont l'application aux divers cas déterminés ferait rationnellement connaître, par les données élémentaires, le résultat de chaque conflit. Tel serait, sans doute, l'état vraiment scientifique de la chimie. C'est à la faiblesse radicale et, accessoirement, à la direction vicieuse de notre intelligence, que nous devons surtout attribuer, bien plus qu'à la nature propre du sujet, l'immense éloignement où nous sommes aujourd'hui d'une telle manière de philosopher. Quelque difficile qu'elle paraisse encore, il ne faut point oublier qu'elle commence maintenant à se réaliser en partie relativement à une catégorie fort importante, quoique secondaire, des recherches chimiques, l'étude des proportions, comme je le ferai soigneusement ressortir dans la trente-septième, leçon. À cet égard, en effet, à l'aide d'un coefficient chimique, empiriquement évalué pour chaque corps simple, on parvient à déterminer rationnellement, en beaucoup de cas, avec une suffisante exactitude, d'après un petit nombre de lois générales, la proportion suivant laquelle s'unissent les principes, préalablement connus, de chaque nouveau produit. Pourquoi toutes les autres études chimiques ne comporteraient-elles point, dans la suite, une perfection analogue? Nous pouvons donc, en résumé, définir la chimie, le plus rationnellement possible, comme ayant pour objet final: étant données les propriétés de tous les corps simples, trouver celles de tous les composés qu'ils peuvent former 4.

Note 4: (retour) Le problème chimique est, sans doute, comme tout autre, logiquement susceptible de renversement; c'est-à-dire qu'on peut demander, réciproquement, de remonter des propriétés des composés à celles de leurs élémens: ce genre de recherches se présente même naturellement en plus d'une occasion importante, surtout quand on veut appliquer la chimie à l'étude des phénomènes vitaux. Mais, en thèse logique générale, plus les questions se compliquent, plus leur inversion devient difficile, au point d'être bientôt presque insurmontable lorsqu'on dépasse les premiers degrés de simplicité: on peut le vérifier éminemment pour les recherches mathématiques elles-mêmes, malgré leur facilité comparative. Une science aussi compliquée que la chimie ne saurait donc, très probablement, acquérir jamais une assez grande perfection pour donner lieu réellement, d'une manière un peu suivie, à ces problèmes inverses; c'est pourquoi j'ai dû m'abstenir d'en faire une mention formelle.

Quoiqu'un tel but soit bien rarement atteint dans l'état présent de la science, sa considération familière n'en serait pas moins, ce me semble, très utile, dès aujourd'hui, pour donner aux recherches habituelles une direction plus progressive et une marche plus philosophique. Il n'y a pas de science qui ne soit, en réalité, plus ou moins inférieure à sa définition: mais l'usage d'une définition précise et systématique est, néanmoins, pour une doctrine quelconque, le premier symptôme d'une consistance vraiment scientifique, en même temps que le meilleur moyen de mesurer, à chaque époque, avec exactitude ses divers progrès généraux. Tels sont les motifs qui m'ont déterminé à insister ici sur cette importante opération, dont les chimistes philosophes me sauront peut-être quelque gré.

La loi fondamentale que j'ai établie, dès le commencement du volume précédent, sur l'harmonie nécessaire entre l'accroissement de complication des divers ordres de phénomènes et l'extension correspondante de nos moyens généraux d'exploration, se vérifie éminemment pour la science chimique, comparée à celles qui la précèdent, et spécialement à la physique, comme il est aisé de le constater sommairement.

C'est ici que le premier et le plus général des trois modes essentiels d'investigation que nous avons alors distingués dans la philosophie naturelle, l'observation proprement dite, commence à recevoir son développement intégral. Jusque là, en effet, l'observation est toujours plus ou moins partielle. En astronomie, elle est nécessairement bornée à l'emploi exclusif d'un seul de nos sens: en physique, le secours de l'ouïe, et surtout celui du toucher, viennent s'ajouter à l'usage de la vue; mais le goût et l'odorat restent encore essentiellement inactifs. La chimie, au contraire, fait concourir simultanément tous nos sens à l'analyse de ses phénomènes. On ne peut se former une juste idée de l'accroissement de moyens qui résulte d'une telle convergence, qu'en cherchant à se représenter, autant que possible, ce que deviendrait la chimie s'il fallait y renoncer, soit à l'olfaction, ou à la gustation, qui nous fournissent très souvent les seuls caractères par lesquels nous puissions reconnaître et distinguer les divers effets produits. Mais ce qu'un esprit philosophique doit surtout remarquer à ce sujet, c'est qu'une telle correspondance n'a rien d'accidentel, ni même d'empirique. Car, la saine théorie physiologique des sensations, ainsi que j'aurai soin de le constater dans la seconde partie de ce volume, montre clairement que les appareils du goût et de l'odorat, par opposition à ceux des autres organes sensitifs, agissent d'une manière éminemment chimique, et que, par conséquent, la nature de ces deux sens les adapte spécialement à la perception des phénomènes de composition et de décomposition.

Quant à l'expérience proprement dite, il serait, sans doute, superflu d'insister pour apprécier l'importance de la fonction prépondérante qu'elle remplit en chimie; puisque la plupart des phénomènes chimiques actuels, et surtout les plus instructifs, sont, évidemment, de création artificielle. Toutefois, malgré cette imposante considération, je persiste à croire, comme je l'ai indiqué dans le volume précédent, qu'on s'exagère communément la véritable part de l'expérimentation, dans les découvertes chimiques. En effet, que les phénomènes étudiés soient naturels ou factices, ce n'est point là, il importe de le rappeler, ce qui constitue essentiellement l'expérimentation, envisagée comme un mode d'observation plus parfait: son caractère fondamental consiste surtout dans l'institution, ou, ce qui revient au même, dans le choix, des circonstances du phénomène, pour une exploration plus évidente et plus décisive. Or, sous ce point de vue, on trouvera, ce me semble, malgré les apparences, que la méthode expérimentale est moins spécialement appropriée à la nature des recherches chimiques qu'à celle des questions physiques. Car, les effets chimiques dépendent ordinairement d'un trop grand concours d'influences diverses pour qu'il soit facile d'en éclairer la production par de véritables expériences, en instituant deux cas parallèles, qui soient exactement identiques dans toutes leurs circonstances caractéristiques, sauf celle qu'on veut apprécier; ce qui est pourtant la condition fondamentale de toute expérimentation irrécusable. Notre esprit commence réellement à rencontrer ici, par la complication des phénomènes, mais à un degré infiniment moindre, l'obstacle essentiel que la nature des recherches physiologiques oppose si complétement à la méthode purement expérimentale, dont l'usage est presque toujours illusoire. On ne saurait douter, néanmoins, que l'expérimentation n'ait puissamment contribué jusqu'ici au perfectionnement de la science chimique, abstraction faite des nouveaux sujets d'observation qu'elle a fait naître. Il me semble même incontestable que l'éminente supériorité, sous ce rapport, de la physique sur la chimie, ne tient pas seulement aujourd'hui à la nature respective des deux sciences (qui en est cependant la principale cause), mais aussi à ce que la première se trouve maintenant parvenue à une époque plus avancée de son développement que la seconde. Quand la chimie sera cultivée habituellement d'une manière plus rationnelle, l'art des expériences y sera, sans doute, mieux entendu et plus efficacement employé. Dès les premiers temps de cette science difficile, les immortelles séries de travaux de Priestley, et surtout du grand Lavoisier, ont offert, à cet égard, d'admirables modèles, presque comparables à ce que la physique nous présente de plus parfait, et qui suffiraient seuls pour constater que la nature des phénomènes chimiques n'oppose point d'insurmontables obstacles à un emploi lumineux et étendu de la méthode expérimentale.

Enfin, relativement au troisième mode fondamental de l'exploration rationnelle, la comparaison proprement dite, le moins général de tous, il importe de considérer ici que si, par sa nature, ce procédé est essentiellement destiné aux études physiologiques, son usage pourrait cependant commencer à acquérir, dans les recherches chimiques, une véritable efficacité. La condition essentielle de cette précieuse méthode, consiste dans l'existence d'une suite suffisamment étendue de cas analogues mais distincts, où un phénomène commun se modifie de plus en plus, soit par des simplifications, soit par des dégradations successives et presque continues. Or, d'après ce seul énoncé, il est évident qu'un tel artifice ne convient, dans toute sa plénitude, qu'à l'analyse des phénomènes vitaux. Aussi, est-ce uniquement là que ce mode d'observation a été jusqu'ici fécond en résultats importans: on ne saurait l'étudier ailleurs pour s'en former une idée nette. Néanmoins, après avoir abstraitement formulé, comme je viens de le faire, l'esprit général de ce procédé, il me semble évident que, si un tel art est radicalement inapplicable à l'astronomie, et ne peut même offrir à la physique aucune ressource vraiment importante, la chimie, par sa nature, est, à cet égard, dans de tout autres conditions, qui se rapprochent, à un certain degré, de celles que la physiologie seule peut manifester complétement. Je n'ai pas besoin d'en signaler ici d'autre indice général que l'existence des familles naturelles, unanimement admise aujourd'hui, en chimie, par toutes les têtes philosophiques, quoique la classification correspondante à ce principe soit encore loin, sans doute, d'être convenablement établie. La possibilité reconnue d'une semblable classification doit nécessairement conduire à celle de la méthode comparative, l'une et l'autre étant fondées sur la considération commune de l'uniformité, dans une longue série de corps différens, de certains phénomènes prépondérans. Il existe même entre ces deux ordres d'idées une telle liaison réciproque, que la construction d'un système naturel de classification chimique, si justement désiré aujourd'hui, est impossible sans une large application de l'art comparatif proprement dit, entendu à la manière des physiologistes; et, pareillement, en sens inverse, la chimie comparée ne saurait être régulièrement cultivée, tant que l'esprit ne pourra point s'y diriger d'après une ébauche de classification naturelle. Quoi qu'il en soit, ces considérations de haute philosophie chimique me paraissent rendre incontestable la convenance fondamentale, et même l'application peu éloignée, du procédé comparatif au perfectionnement général des connaissances chimiques. Peut-être en indiquant cette importante relation, mon esprit se tient-il trop au-delà de l'état présent de la science, qui ne semble, en effet, offrir jusqu'ici d'exemple réel d'une telle marche que dans un très petit nombre de recherches, où son influence est même difficilement appréciable. Mais il ne faut point oublier que la chimie est encore, pour ainsi dire, une science naissante; et en conséquence, on ne doit pas trouver étrange que l'ensemble des procédés généraux qui lui sont propres ait été jusqu'à présent incomplétement caractérisé par son développement spontané. C'est surtout en devançant, à un degré modéré, les phases naturelles de ce développement, que l'étude spéciale de la philosophie des sciences, telle que je me suis efforcé de la concevoir et de l'organiser, peut contribuer, avec une efficacité notable, à hâter et à étendre leurs progrès effectifs.

Quels que soient les moyens, directs ou indirects, employés pour l'exploration chimique, il convient de remarquer, en dernier lieu, que leur emploi est ordinairement susceptible d'une vérification générale, éminemment appropriée à la nature de cette science, bien qu'elle ne lui soit pas rigoureusement particulière. Cette ressource capitale résulte de la confrontation exacte du double procédé de l'analyse et de la synthèse 5.

Note 5: (retour) Les diverses sectes de philosophes métaphysiciens ont tellement abusé, depuis un siècle, de ces deux expressions, par une multitude d'acceptions logiques profondément différentes, que tout esprit judicieux doit répugner aujourd'hui à les introduire dans le discours, quand les circonstances de leur emploi n'en spécifient pas naturellement le sens positif. Mais, en chimie, elles ont dû heureusement conserver, d'une manière tout-à-fait pure, leur netteté originelle; en sorte qu'elles y sont usitées sans aucun danger; encore serait-il préférable, pour plus de sécurité, d'adopter habituellement les mots équivalens de composition et décomposition, qui n'ont pas été viciés, et qui ne sont guère plus longs, quoique d'ailleurs ils n'offrent pas autant de facilité pour la formation des mots secondaires.

Tout corps qui a été décomposé doit, évidemment, être conçu, par cela même, comme susceptible d'une recomposition, d'ailleurs plus ou moins difficile et quelquefois presque impossible à réaliser. Or, si cette opération inverse reproduit exactement la substance primitive, la démonstration chimique acquiert aussitôt la plus incontestable certitude. Malheureusement l'admirable extension de la puissance chimique dans le siècle actuel a beaucoup plus porté jusqu'ici sur les facultés analytiques que sur les moyens synthétiques; en sorte que ces deux voies sont encore très loin de conserver entre elles une exacte et constante harmonie.

Afin de caractériser plus profondément les cas où une telle harmonie est néanmoins indispensable à l'établissement d'une conviction vraiment inébranlable, il faut distinguer, en général, avec plus de soin qu'on ne l'a fait, deux genres très différens d'analyse chimique: une analyse préliminaire, consistant dans la simple séparation des principes immédiats, et une analyse finale, conduisant à la détermination des élémens proprement dits 6. Quoique celle-ci soit toujours le complément nécessaire de toute étude chimique, l'usage de la première est, cependant, dans un très grand nombre de cas, et surtout relativement aux applications, plus important et plus étendu. Or, il est aisé de concevoir que l'analyse élémentaire peut être, par sa nature, rigoureusement dispensée d'une vérification synthétique. Car, en instituant l'opération avec exactitude et la poursuivant avec soin, on déduira toujours, sans incertitude, de la composition des réactifs employés, comparée à celle des produits obtenus, la composition inconnue de la substance proposée, dont les divers élémens auront ainsi été séparés d'une manière quelconque. L'impossibilité où l'on serait de les combiner de nouveau pour reproduire le corps primitif, ne saurait, évidemment, en un tel cas, jeter aucun doute légitime sur la réalité de la solution; à moins toutefois, ce qui doit être infiniment rare, qu'on n'eût des motifs valides de contester la simplicité effective de quelqu'un des élémens considérés. La synthèse ne fait donc alors qu'ajouter, à la démonstration analytique, une confirmation utile et lumineuse, mais nullement indispensable. Il en est tout autrement, au contraire, quand il s'agit de déterminer seulement les vrais principes immédiats. Comme les divers élémens dont ils sont formés seraient nécessairement toujours plus ou moins susceptibles de produire entre eux d'autres combinaisons de différens ordres, on ne peut jamais avoir absolument, dans un tel genre d'analyse, la certitude directe qu'un ou plusieurs des prétendus principes immédiats qu'elle a fournis ne doivent pas leur origine aux réactions provoquées par l'opération analytique elle-même. La synthèse, en général, peut seule alors, en reconstruisant, avec les matériaux trouvés, la substance proposée, décider finalement la question d'une manière irrécusable; à moins que la faible énergie des réactifs employés ou la puissance des inductions analogiques ne suffisent, ce qui a souvent lieu, pour que les résultats directs des opérations analytiques ne doivent comporter aucun doute raisonnable. Dans les analyses immédiates très compliquées, lors même que la concordance de plusieurs moyens analytiques distincts vient fortement corroborer la solidité des conclusions obtenues, on ne saurait presque jamais, sans la confirmation synthétique, compter sur de véritables démonstrations chimiques. L'analyse des eaux minérales, et surtout celles des matières organiques, abondent en exemples importans, propres à mettre dans tout son jour la justesse de cette maxime essentielle de philosophie chimique.

Note 6: (retour) Ces deux expressions, préliminaire et finale, sont ici seulement destinées à caractériser, aussi nettement que possible, le but propre à chacune des deux analyses, sans aucune allusion à l'ordre qui s'établit entre elles. Du point de vue abstrait, il paraîtrait, sans doute, que la première doit toujours, rationnellement, précéder la seconde. Mais comme, en réalité, celle-ci est souvent beaucoup plus facile et plus sûre que l'autre, dont elle peut être rendue indépendante, on conçoit sans peine que cet ordre naturel doive se trouver fréquemment interverti.

Pour compléter l'aperçu d'un tel principe, on doit remarquer enfin, à ce sujet, l'existence nécessaire d'une certaine harmonie générale entre la possibilité d'appliquer la méthode synthétique et l'obligation d'y recourir; sans prétendre d'ailleurs, bien entendu, que, sous ce rapport, la correspondance des moyens au but ne laisse jamais rien à désirer. Cela résulte de la loi, mentionnée ci-dessus à autre intention, que les combinaisons deviennent moins tenaces à mesure que l'ordre de composition des particules constituantes s'élève davantage. Or le degré de facilité de la recomposition doit, sans doute, correspondre à celui avec lequel la séparation s'est opérée. Ainsi, l'analyse élémentaire, la seule qui, d'après les considérations précédentes, puisse être rigoureusement dispensée de la contre-épreuve synthétique, est précisément celle qui obligerait aux recompositions les plus difficiles, souvent même impossibles pour peu que les élémens soient nombreux, à cause des réactions très énergiques qu'il a fallu d'ordinaire employer, comme l'expérience chimique le vérifie chaque jour: tandis que les cas d'analyse immédiate, au contraire, n'exigeant, en général, que de faibles antagonismes, n'opposent pas de grands obstacles aux opérations synthétiques, qui sont alors devenues presque indispensables.

Après avoir suffisamment considéré, du point de vue philosophique, le véritable but général de la science chimique, et les moyens fondamentaux d'exploration qui lui sont propres, l'ordre naturel des idées principales relatives à cette leçon nous conduit à examiner rapidement la position encyclopédique de la chimie, c'est-à-dire à justifier, d'une manière directe et spéciale, quoique sommaire, le rang que j'ai dû lui assigner dans la hiérarchie scientifique établie au début de ce traité.

Ce cas me paraît être l'un des plus propres à constater qu'une telle classification fondamentale ne repose point sur de vaines et arbitraires considérations, mais qu'elle est le fidèle résumé des harmonies nécessaires, naturellement manifestées, entre les différentes sciences, par leur développement commun. Aucune position encyclopédique ne me semble, en effet, se présenter avec plus de spontanéité que celle de la chimie, d'après ma formule, entre la physique et la physiologie. Qui pourrait méconnaître aujourd'hui que, par plusieurs parties essentielles, et surtout par l'importante série des phénomènes électro-chimiques, le système des connaissances chimiques touche immédiatement à l'ensemble de la physique, dont il constitue, en apparence, un simple prolongement; et que de même, à son autre extrémité, par l'étude, non moins fondamentale, des combinaisons organiques, il adhère, en quelque sorte, à la physiologie générale, dont il établit, pour ainsi dire, les premiers fondemens? Ces relations sont tellement intimes, que, dans plus d'un cas particulier, les chimistes qui n'ont point approfondi la vraie philosophie des sciences n'osent décider si tel sujet tombe effectivement sous leur compétence, ou s'ils doivent le renvoyer, soit à la physique, soit à la physiologie.

Considérons, en premier lieu, la chimie relativement aux sciences qui la précèdent dans notre échelle encyclopédique, et d'abord, à la physique, qui lui est immédiatement antérieure.

Les phénomènes de la première sont, évidemment, d'une nature plus compliquée, que ceux de la seconde; et l'étude en est nécessairement subordonnée à la leur. Quoique les uns et les autres soient rigoureusement généraux, cependant l'ordre de généralité des faits chimiques doit être classé comme réellement inférieur à celui des faits physiques. En comparant ceux-ci aux faits astronomiques, j'ai démontré, dans le volume précédent, que leur généralité est moindre, parce que, propres à tous les corps, ils ne s'y manifestent point cependant dans toutes les circonstances, leur développement étant toujours soumis à certaines conditions. Or, le même principe est applicable ici, et à bien plus forte raison, car les effets chimiques exigent un concours de conditions variées beaucoup plus étendu. Avec de simples modifications, les propriétés physiques appartiennent, non-seulement à toutes les substances, mais aussi à tous les états d'agrégation, et même de combinaison, de chacune d'elles: chaque corps ne manifeste, au contraire, ses propriétés chimiques que dans un état plus ou moins déterminé, et souvent tellement restreint qu'il a fallu de longues séries d'essais laborieux pour parvenir à le réaliser. En un mot, la nature nous offre très fréquemment des effets physiques qui ne sont accompagnés d'aucun effet chimique, tandis que nul phénomène chimique ne saurait avoir lieu sans la coexistence de certains phénomènes physiques. Ainsi, les uns formant les divers modes spécifiques de l'activité propre à chaque substance, et les autres, au contraire, constituant l'existence fondamentale de toute matière, le sujet de la chimie se complique nécessairement toujours de celui de la physique, et ne saurait être rationnellement étudié sans la connaissance préalable de celui-ci. D'ailleurs, les agens chimiques les plus puissans sont, désormais, empruntés à la physique, qui, en outre, fournit constamment, par ses différens ordres de phénomènes, les premiers caractères distinctifs des diverses substances. Il serait inutile d'insister davantage aujourd'hui pour faire sentir qu'on ne saurait concevoir de chimie vraiment scientifique sans lui donner, préalablement, l'ensemble de la physique pour base générale. Sous ce premier rapport, qui est décisif, la position encyclopédique de la chimie se trouve donc déterminée, à l'abri de toute incertitude.

De cette relation immédiate, résulte, évidemment, une subordination indirecte, mais nécessaire, de la chimie envers l'ensemble de l'astronomie, et même de la science mathématique, comme fondemens indispensables de toute physique sérieuse. Quant à des liaisons directes, il faut convenir que, sous le rapport de la doctrine, elles sont peu étendues et d'une médiocre importance.

Toute tentative de faire rentrer les questions chimiques dans le domaine des doctrines mathématiques, doit être réputée jusqu'ici, et sans doute à jamais, profondément irrationnelle, comme étant antipathique à la nature des phénomènes: elle ne pourrait découler que d'hypothèses vagues et radicalement arbitraires sur la constitution intime des corps, ainsi que j'ai eu occasion de l'indiquer dans les prolégomènes de cet ouvrage. J'ai fait ressortir, dans le volume précédent, le tort général fait jusqu'ici à la physique par l'abus de l'analyse mathématique. Mais là, il ne s'agissait que de l'usage irréfléchi d'un instrument, qui, judicieusement dirigé, est susceptible, pour un tel ordre de recherches, d'une admirable efficacité. Ici, au contraire, on ne doit pas craindre de garantir que si, par une aberration heureusement presque impossible, l'emploi de l'analyse mathématique acquérait jamais, en chimie, une semblable prépondérance, il déterminerait inévitablement, et sans aucune compensation, dans l'économie entière de cette science, une immense et rapide rétrogradation, en substituant l'empire des conceptions vagues à celui des notions positives, et un facile verbiage algébrique à une laborieuse exploration des faits.

La subordination directe de la chimie envers l'astronomie, est, pareillement, très faible, mais, néanmoins, plus prononcée. Elle est presque insensible pour la chimie abstraite, seule cultivée aujourd'hui. Mais, quand l'ensemble des progrès de la philosophie naturelle viendra permettre le développement de la chimie concrète, c'est-à-dire l'application méthodique du système des connaissances chimiques à l'histoire naturelle du globe, on éprouvera, sans doute, en plus d'une recherche, le besoin de combiner, pour la saine explication des phénomènes, les considérations chimiques et les considérations astronomiques, qui semblent maintenant ne comporter aucun point de contact réel. La géologie actuelle, si informe qu'elle soit, doit nous faire clairement pressentir la manifestation future, et peut-être prochaine, d'une semblable nécessité, qu'un vague instinct avait probablement révélée aux philosophes de l'âge théologique, au milieu de leurs chimériques et pourtant opiniâtres rapprochemens entre l'astrologie et l'alchimie. Il est, sans doute, impossible, en principe, de concevoir l'ensemble des grandes opérations intestines de la nature terrestre comme radicalement indépendant des mouvemens de notre globe, de l'équilibre général de sa masse, en un mot, du système de ses conditions planétaires.

Si les relations immédiates de la chimie avec la science mathématique, et même avec l'astronomie, sont nécessairement peu considérables sous le point de vue de la doctrine, il n'en saurait être ainsi, à beaucoup près, relativement à la méthode. En ce nouveau sens, il est aisé de reconnaître, au contraire, qu'une suffisante habitude préalable, chez les chimistes, de l'esprit mathématique et de la philosophie astronomique exercerait inévitablement la plus grande et la plus salutaire influence sur la manière de concevoir et de cultiver la chimie, et, par suite, accélérerait beaucoup ses perfectionnemens ultérieurs.

Pour la mathématique (dont il serait, d'ailleurs, superflu d'expliquer ici que les premières notions élémentaires sont désormais directement indispensables aux travaux journaliers des chimistes), je n'ai pas besoin de reproduire les considérations générales, tant exposées dans les diverses parties antérieures de ce traité, qui établissent invinciblement l'ensemble d'une telle étude comme le premier fondement nécessaire du système entier de la méthode positive. Il n'y a, dans cette subordination commune à toute la hiérarchie scientifique, rien qui soit précisément particulier à la chimie, si ce n'est cette sage réflexion que, plus les phénomènes se compliquent, plus nous devons nous préparer soigneusement, par ce salutaire régime intellectuel, à les analyser avec une judicieuse sévérité. On ne doit pas craindre d'attribuer aujourd'hui, en partie, au défaut habituel d'accomplissement de cette indispensable condition, le peu de rationnalité, de rigueur, et de liaison que les bons esprits remarquent si péniblement dans la plupart des travaux chimiques. Il est évident, néanmoins, afin de prévenir ici toute exagération, que l'éducation mathématique des chimistes n'a pas besoin d'être aussi étendue, dans ses détails, que celle convenable aux physiciens, puisqu'elle n'est point destinée à leur fournir, comme à ceux-ci, un secours direct et d'un usage journalier, mais seulement à les pénétrer assez de l'esprit géométrique pour que leur intelligence soit convenablement préparée à l'étude rationnelle de la nature.

Quant à l'astronomie, la subordination directe de la chimie envers elle, sous le rapport de la méthode, est d'une importance tout aussi grande, et encore plus sensible, d'après la propriété fondamentale que nous avons reconnue à la science céleste de constituer nécessairement le type le plus parfait de l'étude de la nature. La salutaire influence d'un tel modèle doit devenir, en général, d'autant plus indispensable, que la complication croissante des phénomènes tend davantage à faire perdre de vue le véritable esprit de la philosophie naturelle. C'est seulement par une semblable étude préliminaire, que les chimistes, sentant vivement l'inanité radicale des explications métaphysiques dont leur doctrine est encore habituellement viciée, pourront acquérir enfin un sentiment profond et efficace du vrai caractère propre à la science chimique, et du genre de perfection que comporte la nature de ses phénomènes. Sous ce rapport philosophique, la physique elle-même, en vertu de sa moindre perfection nécessaire, ne saurait jamais avoir, pour les chimistes, autant d'utilité que l'astronomie, malgré ses relations bien plus intimes et plus étendues. Aujourd'hui surtout, où la méthode, en physique, est encore, à plusieurs égards, comme nous l'avons reconnu, radicalement défectueuse, l'imitation exclusive d'un modèle aussi incomplet tend à développer, sans doute, d'une manière beaucoup moins satisfaisante, la saine philosophie chimique.

Telles sont, en aperçu, soit pour la doctrine, soit pour la méthode, les relations générales de la chimie avec les sciences fondamentales qui la précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique.

Il serait superflu de considérer formellement ici sa liaison nécessaire avec les sciences qui la suivent, et surtout avec la physiologie, qui vient immédiatement après elle. Cet examen aura naturellement sa place spéciale dans la seconde partie de ce volume. Nous devons nous borner, en ce moment, à concevoir, d'une manière nette mais générale, que toute saine physiologie s'appuie nécessairement sur la chimie, soit comme point de départ, soit comme principal moyen d'investigation. En séparant, autant que possible, les phénomènes de la vie proprement dite, de ceux de l'animalité, il est clair que les premiers, dans le double mouvement intestin qui les constitue, sont, par leur nature, essentiellement chimiques. Les combinaisons et les décompositions qu'on y observe présentent, sans doute, en vertu de l'organisation, des caractères qui leur sont exclusivement propres: mais, malgré ces importantes modifications, elles n'en doivent pas moins être nécessairement subordonnées aux lois générales des effets chimiques. Même en considérant l'étude des corps vivans sous le simple point de vue statique, la chimie y est aussi d'un usage évidemment indispensable, en ce qu'elle fournit les moyens les plus certains de distinguer exactement entre eux les divers élémens anatomiques d'un organisme quelconque.

Nous reconnaîtrons, en dernier lieu, dans le volume suivant, que la nouvelle science fondamentale, que je présente aux vrais philosophes, sous le nom de physique sociale, comme devant constituer l'indispensable complément du système rationnel de la philosophie naturelle, est, pareillement, subordonnée par son objet à la science chimique. Elle en dépend, d'abord, évidemment, d'une manière nécessaire, quoique indirecte, par sa relation immédiate et manifeste avec la physiologie. Mais, en outre, les phénomènes sociaux étant les plus compliqués et les plus particuliers de tous, leurs lois sont inévitablement subordonnées, par cela même, à celles de tous les ordres précédens, dont chacun y manifeste, plus ou moins explicitement, son influence propre. Quant aux lois chimiques surtout, il est évident que, dans l'ensemble des conditions d'existence de la société humaine, sont comprises plusieurs harmonies chimiques essentielles, entre l'homme et les circonstances extérieures fondamentales dont il subit l'empire absolu. La rupture de ces diverses harmonies, ou seulement leur perturbation un peu profonde, soit quant à la composition du milieu atmosphérique, ou des eaux, ou des terrains, etc., ne permettrait plus de concevoir rationnellement le développement social, même en supposant un désordre assez restreint pour que l'existence individuelle fût maintenue.

La position encyclopédique de la chimie, ainsi exactement vérifiée sous tous les rapports essentiels, conduit naturellement à fixer aussitôt le degré proportionnel de perfection générale que comporte cette science fondamentale, comparée aux autres, d'après le principe philosophique établi à ce sujet dans ma théorie préliminaire de la classification des sciences (voyez la deuxième leçon). Chacun peut, en effet, constater aisément, par un examen direct, que, conformément à ce principe, et sous le double aspect de la méthode ou de la doctrine, le degré de perfection de la chimie est inférieur à celui de la physique et supérieur à celui de la physiologie. Nous devons surtout, par le motif ci-dessus indiqué, nous attacher ici à la première comparaison.

Quant à la méthode, malgré les imperfections radicales que j'ai dû sévèrement signaler dans la manière de procéder de la physique actuelle, la philosophie physique est, néanmoins, sans aucun doute, beaucoup plus rapprochée aujourd'hui que la philosophie chimique de l'état pleinement positif. Si, relativement à la théorie des hypothèses, la première présente réellement encore un caractère quasi-métaphysique, il n'y a aucune exagération à dire que l'esprit de la seconde est jusqu'ici, à quelques égards, essentiellement métaphysique, par suite de son développement plus difficile et plus tardif. La doctrine des affinités, jusqu'à présent prépondérante et classique, quoique son empire s'affaiblisse rapidement, est, ce me semble, d'une nature encore plus ontologique que celle des fluides et des éthers imaginaires. Si le fluide électrique et l'éther lumineux, comme je l'ai établi, ne sont réellement autre chose que des entités matérialisées, les affinités vulgaires ne sont-elles pas, au fond, des entités complétement pures, aussi vagues et indéterminées que celles de la philosophie scolastique du moyen âge? Les prétendues solutions qu'on a coutume d'en déduire présentent évidemment le caractère essentiel des explications métaphysiques, la simple et naïve reproduction, en termes abstraits, de l'énoncé même du phénomène. Le développement accéléré des observations chimiques, depuis un demi-siècle, qui, sans doute, doit bientôt irrévocablement discréditer une aussi vaine philosophie, n'a fait jusqu'ici que la modifier, de manière à dévoiler, avec une plus éclatante évidence, sa nullité radicale. Quand les affinités étaient regardées comme absolues et invariables, leur emploi, pour l'explication des phénomènes, quoique toujours nécessairement illusoire, présentait, du moins, une apparence plus imposante. Mais, depuis que les faits ont forcé de concevoir, au contraire, les affinités comme éminemment variables d'après une foule de circonstances diverses, leur usage n'a pu se prolonger sans devenir aussitôt, par ce seul changement, d'une inanité plus manifeste et presque puérile. Ainsi, par exemple, pour fixer les idées, on sait, dès long-temps, que, à une certaine température, le fer décompose l'eau, ou protoxide d'hydrogène; et, néanmoins, on a reconnu ensuite que, sous la seule influence d'une plus haute température, l'hydrogène, à son tour, décompose l'oxide de fer: que peut signifier, dès lors, l'ordre quelconque d'affinité qu'on croira devoir établir entre le fer et l'hydrogène envers l'oxigène? Si, comme on y est conduit, on fait varier cet ordre avec la température, la nature purement verbale de cette explication prétendue pourrait-elle être désormais contestée? Or, la chimie actuelle offre un grand nombre de ces rapprochemens, contradictoires en apparence, indépendamment de la longue série de considérations aussi décisives qui ont fait rejeter les affinités absolues, les seules pourtant qui devaient sembler présenter quelque consistance scientifique.

L'empire de l'éducation, et, surtout, l'état correspondant du développement général de l'humanité, dominent tellement la marche individuelle des esprits même les plus éminens, que le génie le plus profondément philosophique dont la chimie puisse s'honorer jusque ici, le grand Berthollet, dans l'immortel ouvrage 7 où il a si victorieusement renversé l'ancienne doctrine des affinités invariables ou électives, ne peut lui-même achever de se soustraire complétement aux habitudes (alors il est vrai, si prépondérantes) d'ontologie chimique, et maintient, pour l'explication journalière des phénomènes, l'usage presque arbitraire des vaines conceptions d'affinité, rendues encore plus vagues par les modifications mêmes qu'il a dû leur faire subir. Pour constater, d'une manière irrécusable, combien, même aujourd'hui, ces habitudes sont encore, à certains égards, profondément enracinées, il suffit de signaler ici l'étrange et absurde doctrine de l'affinité prédisposante, dont l'usage est, jusque ici, resté classique, comme l'indiquent les traités les plus récens et les plus plus justement estimés, entre autres le grand et important ouvrage du plus rationnel des chimistes actuels, l'illustre M. Berzélius. Lorsque, par exemple, l'action de l'acide sulfurique détermine, à la température ordinaire, la subite décomposition, alors impossible sans un tel secours, de l'eau par le fer, de façon à dégager l'hydrogène, on attribue communément ce remarquable phénomène à l'affinité de l'acide sulfurique pour l'oxide de fer qui tend à se former: et il en est de même dans une foule de cas analogues. Or, peut-on imaginer rien de plus métaphysique, et même de plus radicalement incompréhensible, que l'action sympathique d'une substance sur une autre qui n'existe pas encore, et la formation de celle-ci en vertu de cette mystérieuse affection? 8 Il faut convenir que, comparativement à de telles conceptions, les étranges fluides des physiciens sont quelque chose de rationnel et de satisfaisant.

Note 7: (retour) Le point de départ de Berthollet se trouva, malheureusement, être pris dans la physiologie, c'est-à-dire dans une science dont la philosophie devait être naturellement, et surtout à cette époque, beaucoup plus arriérée encore que celle dont il a si noblement consacré sa vie à poursuivre le progrès général. Préparé, au contraire, par une éducation mathématique et astronomique, un esprit de cette trempe eût produit, sans doute, même alors, des résultats philosophiques bien plus complets et plus durables. Néanmoins, la Statique chimique, beaucoup trop négligée aujourd'hui, restera, par son admirable rationnalité, malgré ses imperfections capitales, un monument éternel, et jusqu'ici incomparable, de la puissance de l'esprit humain pour la systématisation des idées chimiques.
Note 8: (retour) Dans l'exemple que je viens de citer, on pourrait, ce me semble, concevoir que le phénomène est dû à la solubilité du sulfate de fer, opposée à l'insolubilité de l'oxide correspondant. Le fer agit certainement sur l'eau à toute température; et l'on peut attribuer la faible action qu'il exerce alors à ce que l'oxide insoluble, à mesure qu'il se forme à la surface du métal, préserve les couches intérieures: dès lors, l'acide opérerait, presque mécaniquement, une plus vive décomposition, en supprimant continuellement cet obstacle. Les expérimentateurs décideraient si une telle explication est réellement admissible, en faisant varier, dans une double suite de cas analogues, soit le métal, soit l'acide (pourvu que leur énergie relative restât à peu près la même), pour examiner ensuite si, en effet, la solubilité de certains sels permet la décomposition, tandis qu'elle serait, au contraire, empêchée par l'insolubilité des autres.

Des considérations aussi décisives me semblent éminemment propres à faire sentir l'importance capitale et pratique du plan général que j'ai indiqué ci-dessus, d'après la position de la chimie dans ma hiérarchie scientifique, pour l'éducation rationnelle des chimistes, fondée sur une étude préliminaire, suffisamment approfondie, de la philosophie mathématique, ensuite de la philosophie astronomique, et enfin de la physique. On ne saurait méconnaître, en scrutant philosophiquement ce sujet, que toute cette doctrine des affinités n'est réellement, dans son esprit originaire, qu'une tentative, nécessairement vaine, pour concevoir la nature intime des phénomènes chimiques, aussi radicalement inaccessible que les essences analogues qu'on cherchait autrefois, par des procédés semblables, envers les phénomènes plus simples. Le développement plus rapide de l'esprit humain en astronomie et en physique, y a déjà fait exclure à jamais ces recherches chimériques, qui doivent donc aussi, à plus forte raison, être finalement rejetées des parties plus compliquées de la philosophie naturelle. Or, comment les chimistes réaliseraient-ils, dans leur science, cette épuration fondamentale, si, d'abord, ils n'ont étudié son accomplissement à l'égard des sciences antérieures et plus simples, qui peuvent seules leur en donner une juste idée? L'intelligence pourrait-elle devenir complétement positive en chimie, tout en demeurant à demi métaphysique en astronomie ou en physique? L'individu ne doit-il pas, à cet égard, suivre nécessairement la même marche générale qu'a suivie l'espèce dans son passage graduel à l'état positif? La vraie science consiste, en tout genre, dans les relations exactes établies entre les faits observés, afin de déduire, du moindre nombre possible de phénomènes fondamentaux, la suite la plus étendue de phénomènes secondaires, en renonçant absolument à la vaine enquête des causes et des essences. Tel est l'esprit qu'il s'agit aujourd'hui de rendre enfin complétement prépondérant dans la chimie, et devant lequel se dissipera pour toujours la doctrine métaphysique des affinités. Or, les chimistes pourraient-ils se pénétrer convenablement d'un telle manière de philosopher, si ce n'est par l'étude des seules sciences où elle soit encore pleinement développée? 9

Note 9: (retour) Sous ce rapport essentiel, l'éducation ordinaire des chimistes anciens avait certainement, pour leur époque; un caractère plus rationnel que celle des chimistes actuels, en ce que, du moins, elle développait en eux, quoique sur des bases chimériques, le sentiment habituel des relations fondamentales de la chimie avec l'ensemble des autres sciences, et, spécialement, avec l'astronomie, d'une part, et, en sens inverse, avec l'étude des corps vivans. Le rapide et immense développement des différentes sciences, depuis leur passage à l'état positif, a rendu, sans doute, une telle condition préalable beaucoup plus difficile à remplir pour les diverses classes des savans; mais elle n'est nullement impraticable, pourvu que le degré précis de spécialité de chaque étude préliminaire soit toujours judicieusement proportionné à la destination d'une semblable éducation. Car, il est aisé de remarquer, d'après les principes de hiérarchie scientifique établis dans ce traité, que, plus ces préparations successives se multiplient, par la complication croissante des phénomènes, moins chacune d'elles a besoin d'être développée, vu la moindre étendue des relations à mesure que les catégories des phénomènes sont plus distantes. L'esprit et la marche de nos enseignemens scientifiques actuels ne peuvent donner aucune idée juste de ce système philosophique d'éducation rationnelle pour les savans.

L'infériorité si bien constatée de la chimie envers la physique, sous le point de vue de la méthode et de l'esprit philosophique, explique immédiatement son imperfection relative, encore plus évidente, quant à la science effective, sans qu'il soit nécessaire d'entreprendre, à ce sujet, aucune comparaison spéciale. J'ai suffisamment établi, en commençant ce discours, quel doit être, en général, le véritable but scientifique de la chimie, précisé par une formule exacte: chacun peut lui confronter aisément l'état actuel de la science, et reconnaître aussitôt qu'il en est à une immense distance, beaucoup plus prononcée que celle (déjà si grande néanmoins, à plusieurs égards) qui correspond à la physique. Les faits chimiques sont, aujourd'hui, essentiellement incohérens, ou, du moins, faiblement coordonnés par un petit nombre de relations, partielles et insuffisantes, au lieu de ces lois aussi certaines qu'étendues et uniformes dont la physique se glorifie si justement. Quant à la prévision, véritable mesure de la perfection de chaque science naturelle, il est trop évident que si déjà elle est bien plus bornée, plus incertaine, et moins précise en physique qu'en astronomie, les théories chimiques actuelles y atteignent beaucoup plus imparfaitement encore: le plus souvent même, l'issue de chaque événement chimique ne peut être connue qu'en consultant, d'une manière spéciale, l'expérience immédiate, et, pour ainsi dire quand l'événement est accompli.

Quelque imparfaite que soit la chimie, comme méthode et comme doctrine, il faut reconnaître, afin de conserver les proportions, que, sous l'un et l'autre point de vue, elle est, néanmoins, par sa nature, même aujourd'hui, très supérieure à la physiologie, et (je n'ai pas besoin d'en avertir) bien davantage à la science sociale. Outre que, par la simplicité relative de ses phénomènes, les faits y sont beaucoup mieux discutés et les investigations plus décisives, il y existe, quoiqu'en très petit nombre, quelques véritables théories, exactement circonscrites, et susceptibles de fournir, en certains cas, des prévisions réelles et complètes, qui sont jusque ici presque toujours impossibles, si ce n'est d'une manière générale, dans l'étude des corps vivans. Je ferai surtout ressortir, dans une des leçons suivantes, les lois qui concernent les proportions, et dont la physiologie générale ne saurait, sans doute, offrir, en aucune façon, l'équivalent.

Du reste, il ne faut jamais perdre de vue, en de telles comparaisons, que, si le degré de perfection des diverses sciences fondamentales est toujours nécessairement inégal par la complication graduelle de leurs phénomènes, son importance à notre égard diminue suivant la même règle par une autre conséquence du même principe, en sorte qu'il peut toujours exister une suffisante harmonie générale entre les besoins raisonnables et les moyens effectifs. J'espère, d'ailleurs, que de cette sévère et consciencieuse appréciation du véritable état de chaque science, il résultera, pour les bons esprits, une stimulation à la cultiver beaucoup plus qu'une répugnance à l'étudier: car, l'activité humaine doit être, sans doute, bien autrement satisfaite en concevant les sciences comme naissantes et par suite, susceptibles, d'une manière presque indéfinie, de progrès larges et variés (ainsi que toutes le sont réellement plus ou moins), au lieu de les supposer parfaites, et, en conséquence, essentiellement immobiles, si ce n'est dans leurs développemens secondaires.

En traitant ainsi de la position encyclopédique de la chimie, j'ai fait suffisamment ressortir l'importance capitale d'une telle science dans le système général de la philosophie naturelle, et son indispensable nécessité pour l'étude rationnelle des sciences plus compliquées. Il me reste maintenant à signaler, d'une manière sommaire, ses propriétés philosophiques les plus élevées, relatives à son action directe sur l'éducation fondamentale de la raison humaine.

À cet égard, et d'abord quant à la méthode, on pourrait dire, en premier lieu, que la chimie présente à l'esprit humain de grandes ressources pour étudier, en général, l'art universel de l'expérimentation. Toutefois, quelle que soit, sous ce rapport, la haute utilité philosophique de la chimie, il faut reconnaître que cette propriété ne lui est point strictement particulière, et même, comme nous l'avons vu, que la physique, par sa nature, est, en ce genre, nécessairement supérieure. C'est bien plus l'art d'observer proprement dit, que celui d'expérimenter, dont la chimie peut offrir à tous les philosophes des leçons éminemment précieuses. Mais il existe, dans le système de la méthode positive, une partie fort importante, quoique jusque ici trop peu appréciée, et que la chimie était, ce me semble, spécialement destinée à porter au plus haut degré de perfection. Il s'agit, non de la théorie des classifications, assez mal entendue par les chimistes, mais de l'art général des nomenclatures rationnelles, qui en est tout-à-fait indépendant, et dont la chimie, par la nature même de son objet, doit présenter de plus parfaits modèles qu'aucune autre science fondamentale.

On a souvent tenté, surtout depuis la réforme du langage chimique, et l'on entreprend encore chaque jour des essais plus ou moins judicieux de nomenclature systématique en anatomie, en pathologie même, et surtout en zoologie. Mais, quelle que soit l'utilité réelle de ces estimables efforts, ils n'ont pas eu encore et ne sauraient jamais avoir un succès comparable à celui des illustres nomenclateurs de la chimie, même quand ils seraient mieux conçus et plus rationnellement dirigés qu'ils n'ont pu l'être jusqu'à présent; car la nature des phénomènes s'y oppose invinciblement. Ce n'est point, sans doute, accidentellement que la nomenclature chimique est si parfaite entre toutes les autres.

À mesure que les phénomènes se compliquent davantage; les objets étant caractérisés par des comparaisons à la fois plus variées et moins circonscrites, il devient de plus en plus difficile de les assujettir, d'une manière suffisamment expressive, à un système uniforme de dénominations rationnelles, et pourtant abrégées, propre à faciliter réellement la combinaison habituelle des idées. Si les organes et les tissus des corps vivans, ne différaient entre eux que sous un seul point de vue principal, si les maladies étaient suffisamment définies par leur siége, si les genres ou au moins les familles zoologiques pouvaient être constamment établies d'après une considération exactement homogène, on conçoit que les sciences correspondantes comporteraient aussitôt des nomenclatures systématiques aussi rationnelles et aussi efficaces que celle de la chimie. Mais, en réalité, la profonde diversité des aspects multiples, presque jamais susceptibles d'être coordonnés sous un chef unique, rend évidemment un tel perfectionnement à la fois très difficile et peu avantageux.

Parmi les sciences où l'immense multitude des sujets considérés excite spontanément à la formation des nomenclatures spéciales, la chimie est la seule où, par sa nature, les phénomènes soient assez simples, assez uniformes, et en même temps, assez déterminés, pour que la nomenclature rationnelle puisse être à la fois claire, rapide et complète, de façon à contribuer profondément au progrès général de la science. Toutes les considérations chimiques sont nécessairement dominées, d'une manière directe et incontestable, par une seule notion prépondérante, celle de la composition: le but propre de la science, comme je l'ai établi, est précisément de tout rallier à ce caractère suprême. Ainsi, le nom systématique de chaque corps, en faisant directement connaître sa composition, peut aisément indiquer, d'abord, un juste aperçu général, et ensuite, un résumé fidèle quoique concis, de l'ensemble de son histoire chimique; et, par la nature même de la science, plus elle fera de progrès vers sa destination fondamentale, plus cette double propriété de sa nomenclature devra inévitablement se développer. D'un autre côté, le dualisme étant en chimie la constitution la plus commune, et surtout la plus essentielle, celle à laquelle il est naturel que la science tende de plus en plus à ramener, autant que possible, tous les autres modes de composition, on conçoit que l'ensemble des conditions du problème ne saurait être plus favorable à la formation d'une nomenclature rapide et néanmoins suffisamment expressive. Aussi la chimie a-t-elle présenté, pour ainsi dire de tout temps, un système de nomenclature plus ou moins grossier, quoique d'ailleurs nullement comparable à celui si heureusement fondé par l'illustre Guyton-Morveau. Les propriétés fondamentales de la nomenclature chimique ne doivent, sans doute, comme je l'ai indiqué, se manifester dans toute leur plénitude que lorsque la science sera plus avancée, puisque la destination principale de cette nomenclature est de faciliter la combinaison générale des idées chimiques, jusqu'ici peu active et peu profonde. Mais cet heureux artifice est tellement en harmonie avec la nature de la science chimique, que, dans son extrême imperfection actuelle, il la soutient en quelque sorte, en suppléant provisoirement, pour ainsi dire, à son défaut presque absolu de rationnalité véritable.

Ainsi, sous cet important point de vue, la chimie doit être envisagée comme éminemment propre à développer, de la manière la plus spéciale, l'un de ces moyens fondamentaux, en si petit nombre, dont l'ensemble constitue le pouvoir général de l'esprit humain. Quoique j'aie dû m'attacher à faire hautement ressortir les causes principales de l'évidente supériorité qui résulte à cet égard de la nature même de la science chimique, il est incontestable que si, dans les sciences plus compliquées, les systèmes de nomenclature rationnelle doivent être nécessairement plus difficiles à établir et moins efficaces à employer, leur formation y présente cependant un véritable et puissant intérêt. J'ai seulement voulu mettre hors de doute, à ce sujet, l'indispensable nécessité, pour une classe quelconque de philosophes positifs, de venir puiser, exclusivement dans la chimie, les vrais principes et l'esprit général de l'art des nomenclatures scientifiques, conformément à cette règle fondamentale, déjà pratiquée, à tant d'autres égards, dans cet ouvrage, que chaque grand artifice logique doit être directement étudié dans la partie de la philosophie naturelle qui en offre le développement le plus spontané et le plus complet, afin de pouvoir être ensuite appliqué, avec les modifications convenables, au perfectionnement des sciences qui en sont moins susceptibles.

Les hautes propriétés philosophiques de la science chimique sont encore plus éclatantes et même plus essentielles, sous le point de vue de la doctrine, que relativement à la méthode.

Quelque imparfait que soit jusque ici le système des connaissances chimiques, son développement n'en a pas moins déjà puissamment contribué à l'émancipation générale et définitive de la raison humaine. Le caractère fondamental d'opposition à toute philosophie théologique quelconque, qui est nécessairement plus ou moins inhérent à toute science réelle, même dès sa première enfance, se manifeste, pour les intelligences populaires, par ces deux propriétés générales co-relatives de toute philosophie positive: 1º prévision des phénomènes; 2º modification volontaire exercée sur eux. Ces deux facultés ne sauraient se développer, sans qu'elles tendent inévitablement, chacune d'une manière distincte, mais pareillement décisive, à détruire radicalement, dans l'esprit du vulgaire, toute idée de direction de l'ensemble des événemens naturels par aucune volonté surhumaine. J'ai déjà signalé, surtout dans la vingt-huitième leçon, cette double incompatibilité nécessaire. J'ai aussi indiqué, dès lors, à ce sujet, un nouveau théorème philosophique très important, qui est éminemment applicable à la science chimique. Il consiste, sommairement, en ce que, plus la faculté de prévoir diminue, par la complication croissante des phénomènes, plus la faculté de modifier augmente, par la variété des moyens d'action qui résulte de cette complication même; de telle sorte que cette influence anti-théologique propre à chaque branche fondamentale de la philosophie naturelle est toujours à peu près également infaillible, soit par une voie, soit par l'autre.

J'ai déjà, ce me semble, presque surabondamment prouvé, dans tout le cours de cet ouvrage, que notre prévision devient plus bornée, moins précise, et même plus incertaine, à mesure que les phénomènes se compliquent davantage. Quant au second aspect de la proposition, il n'est pas moins incontestable. Car, en principe, la plus grande complication des phénomènes ne tient qu'à ce que leur acomplissement exige le concours d'un ensemble plus étendu de conditions hétérogènes, dont chacune étant, à son tour, ou suspendue, ou altérée, ou seulement même transposée, doit fournir d'autant plus de ressources, pour modifier, entre certaines limites, le résultat final du conflit, qu'il dépend d'un plus grand nombre d'élémens divers. La considération successive de nos cinq catégories essentielles des phénomènes naturels vérifie clairement cette loi inévitable. Ainsi, les événemens astronomiques, que nous prévoyons de si loin avec une si admirable exactitude, ne sauraient être, évidemment, le sujet d'aucune espèce de modification volontaire, précisément parce qu'ils ne dépendent que d'un seul principe fondamental: tout ce que nous pouvons à leur égard, c'est, au contraire, de nous modifier, jusqu'à un certain point, nous-mêmes relativement à eux, d'après cette prévoyance suffisamment anticipée; du reste, ils nous dominent absolument. Mais, à partir des événemens physiques, la suspension, l'altération du phénomène, sa suppression même en plus d'une circonstance, en un mot, les différentes sortes de modifications deviennent possibles, et de plus en plus étendues, en suivant notre hiérarchie fondamentale, jusqu'aux phénomènes physiologiques, et même jusqu'aux événemens sociaux, qui, de tous, sont, en effet, les plus éminemment modifiables, comme l'expérience universelle le confirme. En nous bornant ici aux événemens chimiques, on voit que le pouvoir de l'homme à leur égard est, par leur nature, beaucoup plus prononcé encore qu'envers les effets physiques. Cela est tellement évident, que, dans l'innombrable multitude des phénomènes chimiques considérés aujourd'hui, la plupart doivent certainement leur existence à l'intervention humaine, qui a pu seule constituer l'ensemble si complexe des circonstances indispensables à leur production. On doit même remarquer, à ce sujet, que, si les phénomènes des deux catégories suivantes sont encore plus modifiables, sans doute, que les phénomènes chimiques, ceux-ci occupent néanmoins, sous ce rapport, le premier rang, lorsque, au lieu d'envisager abstraitement toutes les modifications exécutables, on se borne à considérer celles qui sont susceptibles d'une haute utilité réelle pour l'amélioration de la condition humaine. C'est par ce motif que, dans le système général de l'action de l'homme sur la nature, la chimie doit être conçue comme la principale source du pouvoir, quoique toutes les sciences fondamentales y participent plus ou moins.

Ainsi, le libre et plein développement de la puissance humaine dans l'ordre des effets chimiques, doit compenser nécessairement l'infériorité relative de la chimie en prévoyance rationnelle, pour constater irrésistiblement, envers les esprits les plus vulgaires, que cette classe de phénomènes, comme toute autre, ne saurait être régie par aucune volonté providentielle quelconque. Mais, en outre, je crois convenable d'indiquer ici une autre voie, encore plus spéciale, et non moins efficace peut-être, par laquelle la chimie est destinée à contribuer à l'affranchissement irrévocable du génie humain de toute tutelle théologique ou métaphysique, en rectifiant, d'une manière irrécusable, sous plusieurs rapports fondamentaux, le système des notions primitives sur l'économie générale de la nature terrestre.

Quoique, depuis l'école d'Aristote, les philosophes aient dû toujours penser que les mêmes substances élémentaires se reproduisaient essentiellement dans l'ensemble de toutes les grandes opérations naturelles, malgré leur indépendance apparente, cependant l'entière impossibilité de réaliser ce vague aperçu métaphysique devait nécessairement maintenir l'empire universel du dogme théologique des destructions et créations absolues, jusqu'à la grande époque de cet admirable développement du génie chimique, qui forme le principal caractère scientifique du dernier quart du siècle précédent. En effet, tant qu'on ne pouvait avoir aucun égard ni aux matériaux ni aux produits gazeux, un grand nombre de phénomènes remarquables devaient inévitablement inspirer l'idée d'anéantissement ou de production réelle de matière dans le système général de la nature. Il a fallu, avant tout, la décomposition de l'air et de l'eau, et ensuite l'analyse élémentaire des substances végétales et animales, et, peut-être même, le complément, un peu plus tardif, d'un tel ensemble, par l'analyse des alcalis proprement dits et des terres, pour établir, d'une manière entièrement irrécusable, le principe fondamental de la perpétuité nécessairement indéfinie de toute matière, et pour tendre à remplacer irrévocablement, dans l'universalité des esprits, les idées théologiques de destruction et de création, par les notions positives de décomposition et recomposition. À l'égard des phénomènes vitaux surtout, non-seulement la connaissance des élémens dont la substance des corps vivans est formée, mais, en outre, l'ensemble de l'examen chimique de leurs principales fonctions, quelque grossier qu'il soit encore, ont dû jeter, à tous les yeux, le plus grand jour sur la conception générale de l'économie de la nature vivante, en démontrant qu'il ne peut exister de matière organique radicalement hétérogène à la matière inorganique, et que les transformations vitales sont subordonnées, comme toutes les autres, aux lois universelles des phénomènes chimiques. L'analyse chimique me paraît avoir rempli, sous ce rapport, sa fonction la plus essentielle; désormais, c'est par la voie, plus difficile, mais plus lumineuse, de la synthèse que la chimie doit surtout compléter, comme l'indiquent déjà quelques heureux essais 10, ce vaste et bel ensemble de démonstrations par lequel elle a si puissamment concouru à la grande révolution philosophique de l'humanité.

Note 10: (retour) On doit principalement remarquer à ce sujet la belle expérience de M. Whoeler sur la recomposition de l'urée.

Après avoir suffisamment caractérisé, par les diverses parties de ce discours, toutes les considérations fondamentales relatives à l'ensemble de la philosophie chimique, il me reste, enfin, à l'envisager très sommairement sous son dernier aspect essentiel, quant au principe de division rationnelle propre à la science chimique.

Cette science est sans doute, jusque ici, trop rapprochée de son berceau, pour que sa division définitive et la vraie coordination de ses parties principales aient pu encore se manifester spontanément, d'une manière non équivoque. On s'y est, jusqu'à présent, beaucoup plus occupé (et, à certains égards, avec juste raison) de multiplier les observations exactes et complètes, plutôt que de les classer suivant leurs relations systématiques. Mais, outre ce développement trop récent, la nature de la science a dû aussi contribuer à retarder la marche de ce dernier élément propre à la constitution philosophique d'une science quelconque, en vertu de cette grande homogénéité générale qui caractérise les phénomènes chimiques, dont les vraies différences essentielles sont bien moins profondes, et, par suite, moins tranchées, que dans aucune autre science fondamentale. En astronomie, la division principale de ses phénomènes en géométriques et mécaniques, et la subordination nécessaire de ceux-ci aux premiers, sont trop naturelles et trop évidentes pour être jamais le sujet d'aucune controverse importante. Quant à la physique, qui constitue, pour ainsi dire, un ensemble de diverses sciences presque isolées, bien plus qu'une science vraiment unique, la division ne saurait évidemment être plus spontanément indiquée: il ne peut y avoir quelque hésitation réelle, et toutefois peu importante, que sur la classification. Dans la seconde partie de ce volume, nous constaterons clairement que la science vitale présente à peu près le même résultat, quoique par une cause très différente, en vertu de la diversité si marquée de ses principaux aspects généraux, malgré l'intime connexité naturelle de toutes ses branches. Mais, la chimie doit offrir, à cet égard, des conditions moins favorables, les distinctions n'y étant, par sa nature, guère plus prononcées qu'elles ne le sont dans l'étendue d'une même branche bien caractérisée de la physique, en thermologie, par exemple, et surtout en électrologie. L'imperfection et le peu d'importance de sa division actuelle sont donc aisément explicables. Toutefois, les symptômes précurseurs de l'établissement prochain d'une discussion capitale sur ce sujet fondamental commencent déjà, ce me semble, à se manifester sans équivoque. Car la plupart des chimistes distingués paraissent aujourd'hui plus ou moins mécontens de la division provisoire qui a dû servir jusqu'à présent de guide à leurs travaux.

Il est clair, en effet, que la division générale de la chimie, en inorganique et organique, ne peut nullement être conservée, à cause de son irrationnalité évidente. On ne saurait, sans doute, admettre, en principe, que, dans la chimie abstraite, les combinaisons puissent être classées d'après leur origine: cela serait, tout au plus, convenable en histoire naturelle. Le développement des recherches chimiques tend à montrer clairement la nullité radicale d'une telle division, puisque la première partie empiète continuellement sur la seconde, qui serait déjà presque tout-à-fait absorbée, si elle n'eût, en partie, réparé ses pertes, en s'alimentant, à son tour, aux dépens de la physiologie. En un mot, ce qu'on nomme aujourd'hui la chimie organique présente un caractère scientifique essentiellement bâtard, moitié chimique, moitié physiologique, et qui n'est franchement ni l'un ni l'autre, comme je l'établirai, d'une manière directe, dans la trente-neuvième leçon. Cette division ne peut pas même être maintenue en grande partie sous une autre forme, comme effectivement équivalente à la distinction générale entre les cas chimiques caractérisés par le dualisme et ceux où il n'existe pas. Car si les combinaisons inorganiques sont presque toujours binaires, on en connaît néanmoins de ternaires, et même de quaternaires; tandis que, en sens inverse, il est encore plus fréquent de rencontrer, dans les combinaisons dites organiques, un véritable dualisme, que le progrès naturel de la chimie me semble d'ailleurs devoir tendre de plus en plus à généraliser autant que possible.

D'après le but final propre à la science chimique, tel qu'il a été expressément formulé, de la manière la plus rigoureuse, au commencement de ce discours, le principe fondamental de la division rationnelle, qui peut seule être en harmonie réelle et durable avec la nature des études chimiques, ne saurait, évidemment, être cherché ailleurs que dans l'ordre des idées générales directement relatives à la composition et à la décomposition. Or, en appliquant ici la règle encyclopédique invariablement établie dans ce traité, de suivre toujours la complication graduelle des phénomènes, on voit que cet ordre d'idées ne peut logiquement donner lieu qu'à ces deux motifs essentiels de distinctions chimiques principales: 1º la pluralité croissante des principes constituans (d'ailleurs médiats ou immédiats), selon que les combinaisons sont ou binaires, ou ternaires, etc.; 2º le degré de composition plus ou moins élevé des principes immédiats, dont chacun, dans le cas, par exemple, d'un dualisme continuel, peut être décomposable, un plus ou moins grand nombre de fois consécutives, en deux autres. Quoique ces deux points de vue soient chacun d'une importance majeure, la division rationnelle de la chimie ne peut être organisée tant qu'on n'aura point irrévocablement décidé lequel doit être réellement choisi comme prépondérant, et lequel comme secondaire. Sans que ce soit ici le lieu de traiter, d'une manière convenable, cette nouvelle et importante question spéciale de haute philosophie chimique, que je dois, dans cette leçon, me contenter d'avoir nettement posée, peut-être sera-t-il utile d'indiquer, dès ce moment, que je la regarde comme résolue, et que, à mes yeux, la considération du degré de composition est évidemment supérieure à celle de la multiplicité des principes, en ce qu'elle affecte plus profondément le but et l'esprit de la science chimique, tels que je les ai soigneusement caractérisés dans ce discours. Au reste, de quelque manière que les chimistes prononcent définitivement sur cette opinion, il faut remarquer, en dernier lieu, que les deux classifications générales, déterminées par la prépondérance de l'un ou de l'autre motif, quoique devant être, sans doute, parfaitement distinctes, diffèrent cependant beaucoup moins qu'on ne serait d'abord tenté de le supposer: car, elles concourent nécessairement, soit dans le cas préliminaire, soit dans le cas final, et divergent seulement dans les parties intermédiaires.

Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais indiquer dans ce discours sur la nature et l'esprit de la science chimique, sur les moyens fondamentaux d'investigation qui lui sont propres, sur sa vraie position encyclopédique, sur le genre et le degré de perfection dont elle est, en général, susceptible, sur les hautes propriétés philosophiques qui la caractérisent sous le double point de vue de la méthode et de la doctrine, et, enfin, sur le mode de division rationnelle qui lui convient. Pour compléter un tel examen, je dois maintenant passer, dans les quatre leçons suivantes, à l'appréciation plus spéciale et plus directe du petit nombre de doctrines essentielles qu'ait présentées jusqu'ici le développement spontané de la philosophie chimique.

Chacun sait que, par la nature de cet ouvrage, on ne peut, évidemment, chercher ici aucun traité de chimie, quelque sommaire qu'on voulût le concevoir: il faut, nécessairement, au contraire, que je suppose au lecteur une connaissance approfondie des principaux phénomènes chimiques, sans laquelle il ne pourrait, non-seulement juger mes idées, mais les comprendre.

On doit en outre considérer qu'il ne s'agit pas même d'un traité spécial de philosophie chimique, mais seulement d'un système de considérations fondamentales à ce sujet, formant une simple partie d'un traité général de philosophie positive, et dont l'extension doit, par conséquent, conserver une certaine harmonie avec celle des autres parties constituantes. Or, d'après cette obligation, le degré de développement accordé, dans cet ouvrage, à l'examen philosophique de chaque science fondamentale, ne saurait être exclusivement déterminé par son importance propre, ni par la multitude de faits intéressans qu'elle embrasse; il dépend nécessairement aussi, en grande partie, de sa perfection relative. Aucun lecteur judicieux ne peut espérer que la philosophie chimique, surtout dans son état actuel, soit ici l'objet d'un examen aussi développé, ni même aussi satisfaisant, qu'a pu l'être celui de la philosophie astronomique, par exemple, dont l'admirable perfection m'a permis une analyse méthodique, à la fois claire et complète, quoique sommaire, comme l'exigeait ce type immuable de la philosophie naturelle.




TRENTE-SIXIÈME LEÇON.




Considérations générales sur la chimie proprement dite ou inorganique.

Quels que soient les principes de division et de classification que l'on croie devoir préférer dans le système général des études chimiques, on commencera toujours, inévitablement, par considérer d'abord l'histoire successive et continue de tous les différens corps simples. Cette nécessité est particulièrement évidente, d'après la conception exposée dans la leçon précédente sur le but et l'esprit de la science chimique. Au reste, presque tous les chimistes sont, aujourd'hui, essentiellement d'accord à ce sujet, et présentent une telle étude comme la partie préliminaire et fondamentale de leurs divers systèmes de chimie.

On doit, néanmoins, remarquer, à cet égard, une exception très intéressante, dans le plan adopté par M. Chevreul. Cet habile chimiste fait suivre immédiatement l'étude de chaque élément de celle de toutes les combinaisons, soit binaires, soit ternaires, etc., qu'il peut former avec ceux jusque alors examinés, en se bornant, toutefois, aux composés du premier ordre. Un tel plan doit procurer, sans doute, le grand avantage que les corps simples sont alors, en général, bien plus complétement connus, dès l'origine, qu'ils ne peuvent l'être d'après la marche ordinaire, qui disperse, pour ainsi dire, dans toutes les diverses parties de la science, les plus importantes propriétés chimiques de chacun d'eux. Mais, outre que, malgré ce changement, l'histoire d'un élément quelconque resterait encore nécessairement plus ou moins incomplète, excepté celle du dernier, on établirait ainsi une inégalité très prononcée, et surtout essentiellement factice, entre les études chimiques des différentes substances élémentaires 11.

Note 11: (retour) La tentative de M. Chevreul se distingue, d'ailleurs, dans son exécution rigoureuse, par une innovation très rationnelle, et qui indique un sentiment profond de la vraie philosophie chimique: c'est d'avoir écarté, pour la première fois, dans l'étude systématique des divers composés, toute considération de leur origine, organique ou inorganique. L'heureuse proposition de cette importante réforme se trouve ainsi être d'autant plus décisive qu'elle vient de celui de tous les chimistes actuels qui a le plus et le mieux cultivé ce qu'on nomme la chimie organique.

Quelque plan qu'on puisse adopter, comme, en réalité, chaque corps, simple ou composé, agit ordinairement, à un degré quelconque, sur presque tous les autres, l'inconvénient didactique qu'a voulu surtout prévenir M. Chevreul me paraît rigoureusement inévitable, d'après la nature même de la science chimique. Il faut, ce me semble, reconnaître qu'aucune histoire chimique ne saurait être vraiment complète dans une première étude de l'ensemble de la chimie, dirigée suivant un plan quelconque: elle ne peut le devenir que quand, à cet enseignement provisoire, on fait régulièrement succéder une révision définitive, qui permet de prendre alors en pleine considération la série entière des phénomènes relatifs à chaque substance. Du reste, il n'y a pas de science pour l'étude rationnelle de laquelle, par des motifs essentiellement analogues, ce système d'un double enseignement ne fût, en général, très avantageux, s'il était judicieusement appliqué. Son adoption habituelle pour la chimie offre peut-être le seul moyen efficace de terminer, d'une manière irrévocable, toute controverse sur le sujet que nous considérons, en dissipant la seule objection essentielle que puisse inspirer la marche ordinaire, qui, sans doute, deviendrait aussitôt rigoureusement unanime. Il serait alors convenable, afin d'éviter les doubles emplois, de réduire strictement, dans le premier enseignement, l'étude de chaque corps simple à la seule exposition des propriétés caractéristiques qui le distinguent suffisamment de tout autre.

Une telle discussion n'a, d'ailleurs, d'intérêt, ni même de réalité, que sous le simple point de vue didactique, qui, malgré son importance, ne saurait affecter que d'une manière indirecte et secondaire l'esprit général de cet ouvrage. Car, dans aucune hypothèse, personne ne conteste que l'étude préalable des diverses substances élémentaires ne soit, par la nature même de la science, le fondement nécessaire du système rationnel des connaissances chimiques.

En vertu du nombre, déjà très considérable, et d'ailleurs toujours croissant, des corps que les chimistes regardent comme simples, plusieurs philosophes modernes, qui, malgré leur éminent mérite et leurs connaissances réelles, sont dominés par une doctrine et même par une méthode essentiellement métaphysiques, ont pensé à priori que la plupart de ces substances devaient être nécessairement les divers composés d'un beaucoup plus petit nombre d'autres. Telle est, aujourd'hui, en Allemagne, l'opinion de presque toute l'école des naturistes, et surtout de son illustre chef, M. Oken. Mais cette vaine hypothèse ne peut être appuyée que sur le prétendu principe de l'économie et de la simplicité nécessaire de la nature, qui, outre son caractère extrêmement vague, ne saurait résister à aucune véritable discussion directe, et dont l'origine, évidemment théologique, devrait même suffire aujourd'hui pour le rendre suspect à tous les bons esprits. Dans ces spéculations illusoires, notre entendement érige, spontanément, à son insu, ses désirs irréfléchis en lois nécessaires du monde extérieur, qui, en tous genres, se montre réellement beaucoup plus compliqué qu'il ne conviendrait à notre faible intelligence. Le seul point de vue raisonnable que puisse offrir un tel principe, c'est que, dans la construction de nos systèmes philosophiques, nous devons toujours tendre à concevoir la nature sous le plus simple aspect possible, mais à la condition fondamentale de subordonner toutes nos conceptions à la réalité des phénomènes, sous peine de consumer nos forces en de frivoles et fantastiques méditations. Or, ici, aucune considération vraiment rationnelle ne peut, sans doute, nous conduire à présumer d'avance que le nombre des substances élémentaires doive être effectivement ou très petit ou très grand; l'ensemble de nos explorations chimiques doit seul prononcer à ce sujet: tout ce qu'on peut dire, c'est que notre intelligence est naturellement disposée à préférer la première supposition, et et même, encore davantage, celle qui n'admettrait, s'il était possible, que deux élémens. Mais ceux qui se livrent à la recherche positive des lois réellement propres aux phénomènes de composition et de décomposition, n'en sont pas moins forcés de concevoir comme simples tous les corps qui n'ont pu jusque alors être décomposés par aucune voie, et dont nulle analogie effective ne tend à indiquer la composition, sans prononcer d'ailleurs, en aucune manière, que, par cela même, ces substances doivent être nécessairement réputées à jamais indécomposables. Telle est, à cet égard, la règle incontestable admise maintenant par tous les chimistes, comme le premier axiome de la saine philosophie chimique.

L'aperçu primitif de cette règle, constatée par une première application capitale, doit être attribuée ce me semble, au grand Aristote, quoiqu'il n'ait pu, sans doute, en concevoir distinctement les vrais motifs rationnels. Sa doctrine des quatre élémens, vulgairement décriée aujourd'hui avec si peu d'intelligence, doit être réellement jugée comme la première tentative du véritable esprit philosophique pour concevoir, d'une manière générale, la composition intime des corps naturels, autant que pouvait alors le permettre le défaut presque absolu de tous modes convenables d'exploration. On ne peut l'apprécier sainement qu'en la comparant aux conceptions antérieures. Or, jusqu'à cette mémorable époque, toutes les écoles, malgré leurs innombrables divergences, s'accordaient à ne reconnaître qu'une seule substance élémentaire, et ne disputaient entre elles, à cet égard, que sur le choix du principe. Aristote, le premier, inspiré, non par un vain éclectisme, incompatible avec son énergique supériorité, mais par un sentiment profond de l'étude rationnelle de la nature, termina, d'une manière irrévocable, toutes ces stériles controverses, en établissant la pluralité des élémens. Cet immense progrès doit être regardé comme la véritable origine de la science chimique, qui en effet serait radicalement impossible s'il n'existait qu'un seul élément, toute idée réelle de composition et de décomposition étant par là aussitôt annulée. Quelles que soient les apparences, il devait être, sans doute, beaucoup plus difficile à l'esprit humain de passer de l'idée absolue de l'unité de principe à la conception, nécessairement relative, de la pluralité, que de s'élever ensuite, par une exploration graduellement perfectionnée, des quatre élémens d'Aristote aux cinquante-six corps simples de la chimie actuelle.

C'est donc une étrange méprise, chez nos naturistes d'aujourd'hui, que de vouloir se fortifier de l'autorité d'Aristote; car ce premier père de la saine philosophie a fait, pour son temps, précisément l'inverse de ce qu'ils tentent pour le leur. L'esprit qui les anime est directement opposé à celui qui dirigeait ses sages spéculations; ils veulent simplifier immodérément leur conception de la nature, sans trop s'inquiéter de sa réalité; Aristote, au contraire, n'hésita point à compliquer l'idée abstraite qu'on se formait auparavant de la matière, uniquement pour la rendre plus réelle. Pourquoi M. Oken, dans sa tendance absolue à la simplification, a-t-il cru devoir s'arrêter aux quatre élémens? N'est-ce point là une sorte de moyen terme, qui maintient, tout en l'appliquant mal, notre notion fondamentale de la pluralité des principes? An lieu de rétrograder seulement jusqu'au temps d'Aristote, que ne remontait-il encore un peu plus loin, jusqu'à Empédocle ou à Héraclite, etc., afin d'obtenir tout d'un coup la plus haute simplification possible en recommençant à n'admettre qu'un seul principe? Car, on ne saurait trop le remarquer, les motifs philosophiques qui ont conduit Aristote à la conception de quatre élémens sont essentiellement analogues à ceux qui en ont successivement fait reconnaître un nombre beaucoup plus étendu, du moins en négligeant les considérations purement métaphysiques, propres au génie de l'époque, et qui ont pu exercer, sur l'esprit d'Aristote, une influence spéciale, mais secondaire, en faveur du nombre qu'il a choisi 12.

Note 12: (retour) Une telle discussion serait, sans doute, peu nécessaire pour les esprits français, puissamment garantis, par les défauts comme par les qualités caractéristiques de notre génie national, contre toute invasion sérieuse du naturisme germanique. Mais je devais, sans doute, prendre en haute considération le grand nombre d'intelligences fortement organisées qui, en Allemagne, se laissent entraîner aujourd'hui à de semblables aberrations philosophiques. La double faculté de généraliser et de systématiser, élément si précieux du véritable esprit philosophique, appartient, sans doute, d'une manière plus spéciale, au génie allemand, dont nous sommes trop disposés, en France, a méconnaître, à cet égard, l'éminente valeur, sensible néanmoins jusque dans ses écarts. Pour moi, j'attacherai toujours une extrême importance à tout ce qui peut tendre à provoquer l'intime combinaison de cette qualité fondamentale avec cette aptitude, non moins essentielle, à la clarté et à la positivité, qui caractérise, tout aussi hautement, notre génie français; convaincu, comme je le suis profondément, que, de cette harmonie capitale, dont la possibilité m'est démontrée, peut seule résulter le libre et plein développement du génie philosophique moderne, destiné à terminer, par son universelle prépondérance, l'immense crise sociale, commune, depuis trois siècles, à toutes les nations qui, dans leur ensemble, forment la tête de l'espèce humaine.

D'autres philosophes contemporains dont la direction était beaucoup plus positive, et parmi lesquels il faut surtout distinguer l'illustre Cuvier, ont puisé, dans l'histoire naturelle, une objection fort spécieuse, et néanmoins très insuffisante, contre la simplicité réelle de la plupart des élémens admis aujourd'hui par les chimistes. Elle consiste à opposer l'extrême abondance de quelques-uns d'entre eux dans la nature, à la dissémination, rare et presque parcellaire, du plus grand nombre des autres. Dès lors, en partant du principe que les différens élémens réels doivent être à peu près également répandus dans la constitution intime de notre planète, on arrive à présumer que le perfectionnement de l'analyse chimique conduira plus tard à ranger les derniers parmi les substances composées, dont la formation aurait exigé un concours spécial et rarement réalisé de circonstances favorables.

Quelque opinion qu'on adopte sur l'origine de notre constitution terrestre, on peut, ce me semble, admettre, en effet, comme assez plausible, quoique nullement susceptible de démonstration véritable, sinon la répartition nécessairement presque uniforme des divers élémens, du moins que leur abondance doit être beaucoup moins inégale, dans l'ensemble du globe, que ne paraît l'indiquer jusque ici l'exploration de sa surface. Mais, il ne résulte point inévitablement de cette considération la conséquence irréfléchie qu'on a tenté d'en déduire. Car, notre examen minéralogique ne porte encore, et ne saurait, évidemment, jamais porter, même en le supposant complet, que sur les couches superficielles du globe, sans que nous puissions rien préjuger sur la vraie composition de la presque totalité de sa masse. Or, si au principe de l'uniforme dissémination des élémens, on voulait ajouter que cette égalité doit exister, non-seulement dans l'ensemble de la terre, mais spécialement aussi à la surface, il deviendrait aussitôt très précaire, et même fort invraisemblable; car on peut aisément, ce me semble, entrevoir beaucoup de motifs rationnels pour la prépondérance nécessaire de certaines substances élémentaires à la surface de notre planète, tandis que d'autres, domineraient, au contraire, dans son intérieur. Considérons, d'une part, que les élémens les plus rares à la surface du globe sont aussi, en général, les plus pesans; et, d'une autre part, que les plus communs sont, surtout, ceux qui concourent à la composition des corps vivans. Cette double relation incontestable, inaperçue jusque ici, tend évidemment, au contraire, à faire concevoir comme éminemment naturelle une très inégale distribution des diverses substances élémentaires entre l'intérieur de la terre et sa surface; les unes ayant dû prédominer intérieurement afin de rendre la moyenne densité du globe aussi supérieure qu'elle l'est certainement à celle des couches superficielles; et l'indispensable prépondérance des autres n'étant pas moins évidente pour l'extrême superficie, solide, liquide et gazeuse, où la vie devait exclusivement se développer. Ainsi, cette considération d'histoire naturelle, quand elle est suffisamment approfondie, au lieu de jeter aucun doute sur les résultats élémentaires de l'analyse chimique actuelle, se présente bien plutôt comme propre à les confirmer, du moins dans leur ensemble.

Ces résultats doivent donc, quant à présent, passer pour incontestables, sauf les perfectionnemens ultérieurs. Depuis l'époque, très récente il est vrai, de la décomposition effective des élémens d'Aristote, l'histoire de la chimie ne présente pas un seul exemple d'une substance qui aurait vraiment passé du rang des corps simples à celui des composés, tandis que le cas inverse a été fréquent. Néanmoins, aucun chimiste ne conteste la possibilité que, par une analyse plus approfondie, le nombre des vrais élémens ne devienne, dans la suite, susceptible d'une plus ou moins forte réduction: car la simplicité chimique, telle qu'on la conçoit aujourd'hui, n'est, en réalité, qu'une qualité purement négative, qui ne saurait comporter ces démonstrations irrévocables, propres aux décompositions ou aux recompositions positives que les chimistes sont parvenus à opérer.

Le grand exemple général des substances dites organiques, dont la théorie chimique est si compliquée malgré le petit nombre de leurs élémens, peut, sans doute, conduire à penser qu'une telle réduction n'offrirait point, pour le perfectionnement de l'ensemble des connaissances chimiques, d'aussi grands avantages qu'on le suppose communément. Mais, dans ce cas, la difficulté me paraît tenir principalement jusqu'ici au défaut de dualisme. Nonobstant cet exemple, il y a lieu de penser, sans doute, que la chimie deviendrait plus rationnelle et plus systématique, si les élémens étaient moins nombreux, par la liaison plus intime et plus générale qui devrait naturellement en résulter entre les diverses classes de phénomènes. Mais un tel perfectionnement ne saurait être qu'illusoire et stérile, si, tranchant la difficulté au lieu de la résoudre, on tentait d'y atteindre en anticipant, par des hypothèses hasardées, sur les vrais progrès ultérieurs de l'analyse chimique.

Cette grande multiplicité des élémens actuels a dû naturellement conduire à s'occuper davantage de leur classification. Toutefois, ce qui surtout a fait comprendre la haute importance d'une telle question, c'est le sentiment, devenu plus profond et plus commun par le développement spontané de la philosophie chimique, de l'influence prépondérante que la classification rationnelle des corps simples doit exercer, de toute nécessité, sur celle des corps composés, et, par suite, sur l'ensemble du système chimique. On peut, à ce sujet, poser en principe que la hiérarchie 13 des substances élémentaires ne doit pas être uniquement déterminée par la seule considération de leurs propres caractères essentiels, mais aussi par celle, non moins indispensable, quoique indirecte, des principaux phénomènes relatifs aux composés qu'elles forment. Ainsi conçue, cette question est une des plus capitales que puisse présenter la philosophie chimique: bornée, au contraire, à l'examen direct des corps simples, elle offrirait aussi peu d'intérêt que de rationnalité; car, en soi-même, il importe assez peu, sans doute, suivant quel ordre conventionnel on procéderait à l'étude successive de ces cinquante-six corps, dont les histoires propres sont nécessairement indépendantes.

Note 13: (retour) J'emploie à dessein cette expression pour mieux marquer que je ne saurais concevoir de classification vraiment philosophique là où l'on ne serait point parvenu à saisir préalablement une considération prépondérante, commune à tous les cas, et graduellement décroissante de l'un à l'autre. Telle est, ce me semble, la condition fondamentale imposée par la théorie générale des classifications, et que ne contesteront point ceux qui auront directement puisé cette théorie à sa véritable source, c'est-à-dire dans l'application la plus prononcée et la plus parfaite, relative aux corps vivans. L'origine, évidemment politique, de tous nos termes relatifs aux idées de classement, devrait suffire pour rappeler sans cesse, dans une question quelconque d'ordre réel, la loi indispensable de la subordination, mal appréciée jusqu'ici par la plupart des philosophes inorganiques.

La division, encore classique, des divers élémens en comburens et combustibles, et surtout la subdivision de ceux-ci en métalliques et non métalliques, sont, évidemment, trop artificielles pour que les chimistes puissent les maintenir, si ce n'est provisoirement, jusqu'à la formation d'un véritable système naturel. Cette classification repose sur des caractères mal définis, d'une généralité insuffisante, et dont on exagère arbitrairement l'importance réelle. Aussi, depuis vingt ans, s'est-on beaucoup occupé de la remplacer, sans que, jusqu'ici, on ait encore obtenu une classification vraiment rationnelle et irrévocable.

M. Ampère paraît être le premier qui ait dignement signalé l'importance d'une semblable recherche: et tel est le principal mérite du travail remarquable qu'il publia sur ce sujet en 1816. Cet essai indique, d'ailleurs, une connaissance insuffisante et peu approfondie de la théorie générale des classifications, qui alors, il est vrai, était bien moins nettement caractérisée qu'aujourd'hui. On ne peut pas même regarder cette tentative comme ayant suffi pour mettre en pleine évidence l'ensemble des vraies conditions principales du problème. Dans la conception générale de ce projet de classification, la considération exclusive des seuls corps simples exerce une beaucoup trop grande prépondérance. Quant à son exécution, elle pèche, de la manière la plus sensible, contre les premières injonctions du goût et de la convenance dans l'art de classer, qui prescrivent, évidemment, de maintenir une certaine harmonie entre le nombre des coupes à établir et celui des objets à ranger. Les cinquante corps que M. Ampère voulait classer présentent un plus grand nombre de divisions principales que n'en offre quelquefois la hiérarchie animale tout entière. Aussi cette ébauche n'a-t-elle pas même déterminé les chimistes à renoncer à l'usage de leur ancienne classification, dont la structure binaire rend, du moins, l'application très facile, à défaut de propriétés plus essentielles.

Très peu d'années après ce travail de M. Ampère, un chimiste du premier ordre, M. Berzélius, a proposé, sous les formes les plus simples, et d'une manière, pour ainsi dire, incidente, un système de classification infiniment supérieur, qui indique le sentiment le plus profond de l'ensemble des conditions fondamentales propres à une telle recherche. Il a compris, le premier, à ce sujet, la nécessité de parvenir finalement à une série unique, constituant, d'après un caractère uniforme et prépondérant, une véritable hiérarchie; tandis que M. Ampère avait seulement apprécié l'importance des groupes naturels, dont la coordination restait essentiellement arbitraire. Quoique les deux conditions soient également imposées par la théorie générale des classifications, celle que M. Berzélius a eu surtout en vue est certainement, en principe, supérieure à l'autre, et spécialement dans le cas actuel, où le très petit nombre des objets à classer ne laisse qu'une importance très secondaire à la formation des groupes, pourvu que la série totale soit pleinement naturelle.

La belle conception de M. Berzélius sur la hiérarchie fondamentale des corps simples, résulte de la considération approfondie des phénomènes électro-chimiques. Son principe, éminemment simple et lucide, consiste à disposer les élémens dans un ordre tel que chacun soit électro-négatif relativement à tous ceux qui le précèdent et électro-positif envers tous ceux qui le suivent. La série qui en dérive paraît jusqu'ici devoir être essentiellement conforme à l'ensemble des propriétés connues, soit des élémens eux-mêmes, soit de leurs principaux composés. Toutefois, une telle vérification générale est encore trop peu avancée pour que les chimistes aient pu réellement porter à ce sujet un jugement complet et définitif. D'un autre côté, la prépondérance chimique des caractères électriques ne paraît pas être encore, à beaucoup près, assez rationnellement établie, pour qu'on doive imposer, en principe, la nécessité de chercher, dans un tel ordre de phénomènes, les bases de toute classification naturelle. Enfin, il faudrait, ce me semble, constater directement, avant tout, la réalité du point de départ, c'est-à-dire examiner s'il existe, en effet, entre les divers élémens, un ordre constant d'électrisation, qui se maintienne invariablement dans toutes les circonstances extérieures, et dans tous les états d'agrégation, et surtout dans tous les modes de décomposition: or, cet indispensable examen n'a pas encore été convenablement entrepris, et peut-être même a-t-on lieu de craindre que son résultat général ne fût contraire au principe proposé.

Il reste donc, sous ces divers rapports essentiels, beaucoup à faire encore relativement à cette importante question de philosophie chimique. Mais, quels que puissent être, à cet égard, les résultats définitifs des travaux ultérieurs, M. Berzélius s'est assuré, dès à présent, l'honneur éternel d'avoir, le premier, dévoilé la vraie nature du problème, et mis en pleine évidence l'ensemble de ses conditions principales, si ce n'est même d'avoir indiqué dans quel ordre d'idées il faut chercher sa solution. Quand cette solution aura été enfin obtenue d'une manière vraiment conforme à une telle position de la question, ou peut assurer que la chimie aura fait un pas immense vers l'état pleinement rationnel qui convient à sa nature scientifique. Car, d'après une hiérarchie fondamentale des élémens, la nomenclature systématique des diverses substances composées suffira presque pour donner, en quelque sorte spontanément, une première indication réelle de l'issue générale propre à chaque événement chimique, ou, du moins, pour restreindre l'incertitude à cet égard entre d'étroites limites.

Toutefois, à raison même de cette intime connexité d'une semblable recherche avec l'ensemble des études chimiques, je ne pense pas qu'elle puisse être très efficacement poursuivie tant qu'on l'isolera, comme on l'a fait jusqu'ici, de la question générale relative à l'établissement d'un système complet de classification chimique, pour tous les corps, simples ou composés. Or, cette grande question me paraît aujourd'hui prématurée. Car, d'après les considérations sommairement indiquées dans la leçon précédente, les conditions préliminaires, soit de méthode, soit de doctrine, indispensables à son élaboration rationnelle, sont encore loin, ce me semble, d'être suffisamment remplies. Un tel système général de classification naturelle, devant, par lui-même, constituer directement, sous un double aspect, le résumé essentiel et l'aperçu fondamental de toute la philosophie chimique, je crois convenable de développer davantage en ce moment ma pensée principale à ce sujet.

Quant à la méthode, elle a besoin d'un double perfectionnement capital, que les chimistes philosophes doivent emprunter à la science des corps vivans, seule source où il puisse être judicieusement cherché. Il faut, d'abord, en effet, une connaissance approfondie de la théorie fondamentale des classifications naturelles, qui ne peut être réellement obtenue d'aucune autre manière: car, ainsi que je l'ai établi dès le début de cet ouvrage, la méthode ne saurait être, sous aucun rapport essentiel, étudiée avec une véritable et féconde efficacité, ailleurs que dans ses applications les plus étendues et les plus parfaites. Il faut, ensuite, par le même motif, étudier aussi, à la même école, l'esprit général de la méthode comparative proprement dite, dont les chimistes ne se forment ordinairement, jusqu'ici, aucune idée juste, et sans laquelle, néanmoins, on ne peut procéder convenablement à la recherche d'une classification chimique vraiment rationnelle, comme je l'ai expliqué dans la leçon précédente. Telles sont les deux améliorations fondamentales que la philosophie chimique doit aller puiser aujourd'hui dans la philosophie biologique. L'une est indispensable pour bien poser, dans son ensemble, le grand problème de la classification chimique, l'autre pour en entreprendre avec succès la solution générale.

À l'aspect de ces importantes harmonies spontanées, et par le sentiment de ces larges applications mutuelles, entre des sciences vulgairement traitées comme isolées et indépendantes, les diverses classes de savans finiront, sans doute, par comprendre la réalité et l'utilité de la conception fondamentale de cet ouvrage: la culture rationnelle, et néanmoins spéciale, des différentes branches de la philosophie naturelle, sous l'impulsion préalable et la direction prépondérante d'un système général de philosophie positive, base commune et lien uniforme de tous les travaux vraiment scientifiques. On ne peut guère se former aujourd'hui une juste idée des perfectionnemens, aussi directs qu'essentiels, dont nos diverses sciences se trouvent être jusqu'ici radicalement privées par l'esprit étroit et irrationnel suivant lequel elles sont encore habituellement cultivées, surtout relativement à la méthode. Quand la constitution intégrale et définitive du système philosophique des modernes aura, plus tard, régulièrement organisé les grandes relations scientifiques, on pourra s'expliquer à peine, si ce n'est sous le point de vue historique, que l'étude de la nature ait jamais été autrement conçue et dirigée.

En second lieu, relativement à la doctrine, il est d'abord évident, comme je l'ai indiqué à la fin de la leçon précédente, que la formation de la vraie classification chimique ne saurait être directement entreprise dans son ensemble, tant que l'on n'aura point, avant tout, irrévocablement décidé la question préliminaire de la prépondérance entre les deux considérations générales, de l'ordre de composition des principes immédiats, et de leur degré de pluralité: or, un tel problème n'a pas même été encore rationnellement posé. Nous pouvons, néanmoins, le supposer ici résolu, en concevant établie la règle que j'ai proposée, de traiter le premier point de vue comme nécessairement supérieur au second, ce qui me semble en effet, presque impossible à contester dans une discussion formelle. Mais, après cet indispensable préliminaire général, deux conditions plus spéciales me paraissent encore nécessaires pour permettre de procéder immédiatement à la construction rationnelle du système définitif des substances chimiques, par la méthode ci-dessus caractérisée.

La première, dont l'accomplissement peut, aujourd'hui, être jugé prochain, consiste à concevoir l'ensemble de la chimie comme un tout unique et homogène, en faisant radicalement disparaître la distinction irrationnelle des diverses substances en organiques et inorganiques. Par l'examen direct des caractères généraux de la chimie organique, j'espère prouver, dans la trente-neuvième leçon, que cette spécialité mal constituée doit peu à peu se décomposer entièrement, une partie des études qu'elle embrasse appartenant à la chimie proprement dite, et l'autre à la physiologie. Quand une combinaison quelconque est assez stable pour comporter une véritable étude chimique, il faut, sans doute, l'assujettir à un ordre fixe de considérations homogènes, quels que puissent être son origine et son mode effectif d'existence concrète, dont la vraie chimie abstraite et générale ne doit nullement s'enquérir, si ce n'est, du moins, comme d'un simple renseignement accessoire. Tant que la classification systématique devra d'abord se conformer à cette étrange conception d'une sorte de double chimie, établie sur cette fausse division des substances, elle ne saurait être qu'essentiellement précaire et artificielle dans ses détails, étant, dès lors, profondément viciée dans son principe. Une telle séparation empêche, de toute nécessité, de fonder définitivement, en chimie, aucune doctrine rationnelle et complète, toutes les analogies essentielles se trouvant, par là, ou rompues ou déguisées. Cette première condition est donc évidemment indispensable. On commence déjà certainement à la bien sentir, car tous les travaux actuels de quelque importance sur la chimie organique manifestent une tendance très prononcée à ramener les combinaisons organiques aux lois générales des combinaisons inorganiques. Il ne suffirait pas, néanmoins, comme on pourrait d'abord le penser, qu'un chimiste distingué prît enfin, à cet égard, une initiative large et directe, pour déterminer aussitôt l'entier et unanime accomplissement de cette importante réforme. Car, une telle opération philosophique, quelque préparée qu'elle soit en effet, surtout depuis les belles recherches de M. Chevreul, ne peut être exécutée, d'une manière vraiment irrévocable, sans un travail spécial et difficile, qui exige une combinaison très délicate du point de vue chimique et du point de vue physiologique, afin d'établir, dans la décomposition générale de la chimie organique, une judicieuse répartition entre ce qui doit rester à la chimie et ce qui revient à la physiologie.

La seconde condition, intimement liée à la précédente, se rapporte à un autre perfectionnement général fort important que doit subir la doctrine chimique, afin de pouvoir conduire à l'établissement d'un système complet de classification rationnelle, susceptible d'offrir, par sa seule composition, une expression abrégée de la vraie philosophie de la science, comme le prescrit la théorie fondamentale des classifications naturelles. Ce nouveau perfectionnement consisterait à soumettre, s'il est possible, toutes les combinaisons quelconques à la loi du dualisme, érigée en un principe constant et nécessaire de philosophie chimique. Toutefois, quelque éminente que dût être, en elle-même, une semblable amélioration, qui tendrait directement à simplifier, à un haut degré, l'ensemble des conceptions chimiques, il faut reconnaître, pour ne rien exagérer, qu'elle n'est point aussi strictement indispensable que la précédente au grand travail de la classification, quoique, par sa nature, elle soit propre à le faciliter beaucoup. Sans la première condition, en effet, la classification rationnelle serait rigoureusement impossible: sans la seconde, au contraire, on pourrait encore la concevoir, mais seulement moins parfaite et plus pénible. Au reste, la tendance générale des études chimiques, même dans leur état actuel, est, sans doute, tout aussi réelle et non moins prononcée sous le dernier point de vue que sous le précédent, comme chacun peut l'observer aisément.

Il importe d'autant plus de faire prédominer dans le système chimique, ainsi que je le propose, la considération de l'ordre de composition des principes immédiats sur celle de leur degré de pluralité, que la première est, par sa nature, claire et incontestable, tandis que l'autre est toujours, de toute nécessité, plus ou moins obscure et douteuse. L'une se réduit constamment à la simple appréciation d'un fait analytique ou synthétique; la seconde présente sans cesse un certain caractère hypothétique, puisqu'on prononce alors sur le mode d'agglomération des particules élémentaires, qui nous est radicalement inaccessible. Ainsi, par exemple, un chimiste peut établir, avec une pleine certitude, que tel sel est un composé du second ordre, et que tels acides, ou tels alcalis, sont, au contraire, du premier ordre 14; car, l'analyse et la synthèse peuvent démontrer, sans équivoque, que chacun de ces derniers corps est composé de deux substances élémentaires, et que, au contraire, les principes immédiats du premier sont, à leur tour, décomposables en deux élémens. Mais, sous l'autre point de vue, quand l'analyse définitive d'une substance quelconque y a constaté l'existence de trois ou de quatre élémens, comme, par exemple, à l'égard des matières végétales ou animales, on ne peut, évidemment, sans se permettre une hypothèse plus ou moins hasardée, prononcer que cette combinaison est réellement ternaire ou quaternaire, au lieu d'être simplement binaire. Car il doit sembler toujours impossible de garantir que, par une analyse préliminaire, moins violente que cette analyse finale, on ne pourrait point, en effet, résoudre la substance proposée en deux principes immédiats du premier ordre, dont chacun serait ultérieurement susceptible d'une nouvelle décomposition binaire.

Note 14: (retour) Un seul cas paraît présenter quelque difficulté pour cette appréciation exacte du l'ordre de composition propre à chaque substance: c'est celui, devenu maintenant assez fréquent, où les principes immédiats ne sont pas tous deux du même ordre, comme, par exemple, à l'égard des chlorures ou des sulfures alcalins, qui nous offrent la combinaison d'un corps simple avec un composé de deux élémens. Mais, alors, toute la difficulté réside évidemment dans l'imperfection des dénominations usitées; car, une telle combinaison est, par sa nature, clairement intermédiaire entre celle de deux corps simples et celle de deux principes immédiats composés chacun de deux élémens. Quand la notion de l'ordre de composition sera généralement reconnue comme prépondérante dans la philosophie chimique, le langage qui s'y rapporte deviendra spontanément plus complet et plus précis.

Si, pour fixer les idées, un chimiste grossier s'avisait aujourd'hui d'appliquer, à l'analyse du salpêtre, des moyens trop énergiques, les résultats de cette opération destructive pourraient, sans doute, l'autoriser, d'après nos erremens actuels, à concevoir légitimement cette substance comme une combinaison ternaire d'oxigène, d'azote, et de potassium: et, cependant, on sait qu'une telle conclusion serait ici certainement fausse, puisque la substance peut être aisément reconstruite par une combinaison directe entre l'acide nitrique et la potasse, dont une analyse moins perturbatrice eût, d'ailleurs, opéré la séparation, sans entraîner leur décomposition. Abstraction faite de tout préjugé, pourquoi ne penserions-nous pas qu'il peut en être ainsi à l'égard de chaque combinaison habituellement classée comme ternaire ou quaternaire? L'analyse immédiate étant jusqu'à présent si imparfaite, comparativement à l'analyse élémentaire, surtout quant à ces substances, serait-il rationnel de proclamer, dès aujourd'hui, son impuissance éternelle et nécessaire envers elles? De tels jugemens ne sont-ils pas même fréquemment fondés sur une confusion vicieuse entre ces deux sortes d'analyse, si réellement différentes, néanmoins, en elles-mêmes, et si bien caractérisées, d'ailleurs, dans leurs opérations, l'une par la délicatesse des procédés, l'autre par leur énergie?

Une considération très importante, relative au point de vue synthétique, peut conduire, en effet, à montrer que, dans l'étude des combinaisons envisagées aujourd'hui comme plus que binaires, on ne distingue point assez l'analyse immédiate de l'analyse élémentaire: c'est l'extrême difficulté, et même, jusqu'ici, l'entière impossibilité pour la plupart des cas, de vérifier, par la synthèse, les résultats analytiques propres à ces substances. J'ai établi en principe, dans la leçon précédente, que la synthèse immédiate est, en général, caractérisée par sa facilité, tandis que la synthèse élémentaire l'est, au contraire, par les grands obstacles qu'elle doit présenter presque toujours. Ainsi, réciproquement, l'impossibilité d'opérer la recomposition constitue, ce me semble, un motif très rationnel de présumer que l'analyse n'a pas été immédiate, lorsque cette conclusion ne saurait d'ailleurs être attaquée par aucune autre considération, ce qui a certainement lieu ici. Ainsi, par exemple, on fait, d'ordinaire, hautement ressortir l'impossibilité de reproduire, par la synthèse, les substances végétales ou animales: on l'a même érigée en une sorte de principe empirique. Mais, cette prétendue impossibilité ne tiendrait-elle point uniquement à ce qu'on s'obstine à opérer une synthèse élémentaire, là où il faudrait procéder par une synthèse immédiate, dont les matériaux devraient être, en beaucoup de cas, préalablement découverts? Cette remarque se vérifie pour une foule de combinaisons, dont le dualisme n'est, toutefois, nullement douteux, et avec la seule différence que les principes immédiats sont mieux connus. Si, pour suivre l'exemple du nitre précédemment choisi, on entreprenait de le recomposer par la combinaison directe de l'oxigène, de l'azote, et du potassium, il est incontestable qu'on n'y parviendrait pas davantage que lorsqu'il s'agit de reproduire les substances organiques en unissant tout d'un coup leurs trois ou quatre élémens: les obstacles qu'on fait justement valoir dans ce dernier cas, seraient, en effet, essentiellement analogues et tout aussi puissans à l'égard du premier. Afin de prendre un exemple encore plus frappant, j'indiquerai, à ce sujet, l'expérience vraiment capitale où M. Woehler est parvenu à reproduire l'urée. Eût-il pu, en effet, obtenir un tel succès, si, d'après le préjugé ordinaire, il avait tenté de combiner directement l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, qui concourent à former la constitution élémentaire de cette substance, au lieu d'unir seulement ses deux principes immédiats, jusque alors inconnus en cette qualité? Avons-nous réellement aucun motif rationnel de penser qu'il n'en est point ainsi dans tous les autres cas?

Les chimistes peuvent donc, désormais, ce me semble, sans contredire réellement aucune observation positive, et en se conformant, au contraire, aux plus puissantes analogies, attribuer une entière généralité au principe fondamental du dualisme de toute combinaison, sous cette seule condition, facile à remplir sans doute, de regarder comme étant encore très imparfaite l'analyse actuelle des substances plus que binaires, et surtout les substances dites organiques, dont les vrais principes immédiats resteraient ainsi à découvrir. À la vérité, ces principes inconnus ne sauraient être conçus qu'en imaginant entre l'oxigène, l'hydrogène, le carbone, et l'azote, un nombre assez considérable de nouvelles combinaisons binaires, du premier et du second ordre, dont la réalisation doit sembler aujourd'hui presque impossible. Mais, cette indispensable supposition, quoique peu compatible avec les habitudes actuelles, n'entraîne réellement aucune grande difficulté scientifique; car, il suffit d'admettre cette réflexion très naturelle, que nos procédés analytiques sont, à cet égard, jusqu'ici trop violens et trop grossiers pour séparer les principes immédiats sans les décomposer. Quant à l'objection du nombre, elle ne saurait être prépondérante. Nous connaissons maintenant, en effet, au moins cinq combinaisons bien distinctes entre l'azote et l'oxigène; la notion d'un seul oxide d'hydrogène, qui, pendant quarante ans, avait semblé si inébranlable, a fait place à celle de deux composés très caractérisés; le carbone et l'azote, qui ne paraissaient point susceptibles d'être combinés, forment aujourd'hui le cyanogène; et, de même, dans presque tous les autres cas analogues. Rien n'empêche donc de concevoir, par extension, qu'il puisse exister, entre les élémens des substances ternaires ou quaternaires, plus de combinaisons directes et toujours binaires que la chimie n'en a encore constatées, indépendamment des composés des ordres suivans, dont la variété doit naturellement être bien supérieure. Il est extrêmement vraisemblable que, sans aller même au-delà du second ordre, on pourrait former, avec ces élémens, assez de principes immédiats parfaitement distincts pour correspondre exactement, par un dualisme perpétuel, à la composition réelle de toutes les substances organiques vraiment différentes, qui, d'un autre côté, suivant la critique, très rationnelle, au fond, quoique fort exagérée de M. Raspail, doivent être réputées beaucoup moins nombreuses que ne le fait supposer ordinairement un examen superficiel et peu judicieux, comme je l'indiquerai spécialement dans la trente-neuvième leçon.

On doit, toutefois, remarquer, à ce sujet, que si les chimistes ne devaient point se décider enfin à circonscrire, d'une manière véritablement scientifique, le sens propre et général du mot substance, ce qui se réduirait à subordonner toujours son acception à l'idée d'une combinaison réelle, le dualisme universel et indéfini ne pourrait être soutenu: car on citerait aisément, surtout dans la chimie physiologique, plusieurs cas très prononcés, où le défaut de dualisme est irrécusable. Mais, à moins de confondre entièrement la notion de dissolution, et même celle de mélange, avec celle de combinaison, on ne saurait envisager comme une véritable substance chimique sui generis, un assemblage fortuit de substances hétérogènes, dont l'agglomération est, presque toujours, évidemment mécanique, tels que la sève, le sang, l'urine, un calcul biliaire ou urinaire, etc., où le nombre des prétendus principes immédiats peut, en quelque sorte, être tout-à-fait illimité. En étendant, d'une manière aussi vague et indéfinie, la signification, dès lors presque arbitraire, du mot substance, si précieux, néanmoins, pour la science chimique, il ne serait pas, sans doute, plus irrationnel de traiter comme autant de nouvelles substances chimiques, les eaux des différentes mers, les diverses eaux minérales, les terrains naturels les plus hétérogènes, etc., et même, mieux encore, les mélanges purement artificiels d'un nombre quelconque de sels jetés au hasard dans une même dissolution aqueuse ou alcoolique. Du reste, les considérations réservées pour la trente-neuvième leçon indiqueront, j'espère, les moyens de faire disparaître, à l'égard des matières animales et végétales, les seules difficultés sérieuses qu'un tel sujet puisse présenter, en montrant que l'incertitude et la confusion à cet égard proviennent essentiellement de ce que, jusqu'ici, on n'a point assez séparé, par une opposition nette, rigoureuse, et convenablement approfondie, le point de vue chimique du point de vue physiologique. Sous ce rapport, comme sous tant d'autres précédemment signalés, on doit assurer que les notions les plus élémentaires de la philosophie chimique ne sauraient être établies d'une manière pleinement rationnelle, et de façon à réunir les trois propriétés essentielles de la clarté, de la généralité, et de la stabilité, sans être préalablement fondées sur une comparaison d'ensemble suffisamment élaborée, entre la chimie et la biologie, comparaison qu'un système complet de philosophie positive peut seul régulièrement organiser.

En considérant, sous le point de vue fondamental qui nous occupe ici, le mouvement actuel des idées chimiques, la tendance universelle à un dualisme complet commence à s'y manifester aujourd'hui d'une manière non équivoque. Je ne fais pas seulement allusion à l'assimilation de plus en plus prononcée qu'on tente d'établir entre les combinaisons organiques et les combinaisons inorganiques, quoiqu'il en résulte nécessairement un progrès indirect, mais évident, vers le dualisme systématique. J'ai surtout en vue les expériences analogues à celle de M. Whoeler, malheureusement encore trop rares, où l'on ramène directement au dualisme, soit par l'analyse, ou par la synthèse, les composés qui semblaient le plus s'y refuser. On doit même remarquer, enfin, sous ce rapport, la disposition, devenue très commune, à représenter, en quelque sorte spontanément, par une formule binaire, la proportion des élémens propres aux substances les plus compliquées. Sans doute, il n'y a point un véritable dualisme, lorsque, par exemple, on exprime le résultat numérique de l'analyse élémentaire de l'alcool, en énonçant, pour plus de facilité, la composition de ce corps comme identique à celle d'un volume de gaz hydrogène percarboné et d'un volume de vapeur d'eau, condensés en un seul: car, on ne voit là qu'un simple artifice didactique destine à caractériser le résultat analytique par une formule abrégée, à laquelle on pourrait substituer, plus ou moins commodément, beaucoup d'autres fictions synthétiques assujetties au dualisme, et qui seraient toutes finalement équivalentes entre elles, quoique pas une seule peut-être ne fît réellement connaître les vrais principes immédiats de cette substance, envisagée comme binaire. Ce n'est, évidemment, que par un véritable travail chimique, et non par un tel jeu numérique, que l'alcool et tous les corps analogues pourront être effectivement dualisés: car, cette grande transformation exigera nécessairement, sinon une analyse ou une synthèse formelles, qu'on devra souvent ajourner, du moins la construction d'une hypothèse propre à représenter, autrement que sous le seul rapport des proportions, l'ensemble des caractères chimiques de la substance proposée. Quoique les habitudes auxquelles je fais allusion offrent peut-être quelque danger, en paraissant indiquer comme accompli ce qui n'est pas même commencé, il serait, néanmoins, impossible de méconnaître combien elles tendent à préparer les esprits à l'établissement réel d'un dualisme général.

Afin de résumer, du point de vue le plus philosophique, l'ensemble de cette importante discussion sur le dualisme chimique, je remarquerai qu'on peut la réduire à établir que la chimie actuelle devrait profiter, avec plus d'habileté, pour la simplification de ses notions fondamentales, du degré d'indétermination que la nature de ses recherches laisse nécessairement quant à la constitution intime des corps. Le mode réel d'agglomération de leurs particules élémentaires nous étant radicalement inaccessible, et ne pouvant constituer nullement le vrai sujet de nos études chimiques, nous avons toujours, par suite, la faculté rationnelle, dans la sphère bien circonscrite de nos recherches positives, de concevoir la composition immédiate d'une substance quelconque comme seulement binaire, de manière à représenter, néanmoins, avec une pleine exactitude, tous les phénomènes appréciables que la chimie peut nous offrir, à quelque état de perfectionnement qu'on la suppose jamais parvenue. Le maintien indéfini des hypothèses mal construites qui se rapportent à une composition plus que binaire, compliquerait inutilement, à un haut degré, le système général de nos travaux chimiques, sans nous rapprocher davantage de la véritable disposition moléculaire propre à chaque combinaison. Ainsi, je ne propose point le dualisme universel et invariable comme une loi réelle de la nature, que nous ne pourrions jamais avoir aucun moyen de constater; mais je le proclame un artifice fondamental de la vraie philosophie chimique, destiné à simplifier toutes nos conceptions élémentaires, en usant judicieusement du genre spécial de liberté resté facultatif pour notre intelligence, d'après le véritable but et l'objet général de la chimie positive. Ma pensée à ce sujet me paraît maintenant assez clairement formulée, pour devenir exactement jugeable pour tous les chimistes philosophes, à la haute méditation desquels je dois désormais l'abandonner.

Telles sont les diverses conditions capitales, tant de méthode que de doctrine, dont la science chimique me semble avoir rigoureusement besoin d'obtenir, sinon l'entier accomplissement général, du moins une approximation pleinement caractérisée, avant qu'on puisse y procéder rationnellement à la construction directe et définitive d'un système complet de classification naturelle, susceptible de remplir, envers la chimie, mais à un degré beaucoup plus parfait, l'office fondamental auquel serait destinée, en biologie 15, la vraie hiérarchie universelle des corps vivans, si l'extrême complication des phénomènes pouvait y permettre le libre développement de ses propriétés essentielles. Peut-être trouvera-t-on que, jusqu'à présent, personne ne s'était formé une assez grande idée de la nature et de l'esprit d'une telle opération philosophique. À mes yeux, la classification chimique, ainsi conçue, c'est la science elle-même, condensée dans son résumé le plus substantiel. Je ne puis, à cet égard, m'attribuer d'autre mérite essentiel que d'avoir, le premier, convenablement transporté, dans la science chimique, le genre spécial d'esprit philosophique que développe spontanément, par sa nature, la science biologique, telle que l'ont conçue, depuis Aristote, tous ses grands maîtres, et en dernier lieu, le philosophe qui me paraît, dans le siècle actuel, en avoir le mieux saisi le vaste ensemble, mon illustre ami M. de Blainville. Si cette combinaison est jugée efficace, elle contribuera, j'espère, à mettre en pleine évidence la haute nécessité générale de régulariser ces grands rapports scientifiques, par l'usage habituel du système complet de philosophie positive, dont je m'efforce, dans cet ouvrage, d'organiser la construction.

Note 15: (retour) Je ne pense pas qu'aucun philosophe puisse aujourd'hui suivre un peu loin une série quelconque d'idées générales sur l'ensemble rationnel des considérations positives propres aux corps vivans, sans être, en quelque sorte, naturellement obligé d'employer cette heureuse expression de biologie, si judicieusement construite par M. de Blainville, et dont le nom de physiologie, même purifié, n'offrirait qu'un faible et équivoque équivalent.

L'extrême importance que j'ai attachée à la discussion précédente, tient surtout à la haute idée que je me forme du beau caractère que doit prendre, un jour, la science chimique, maintenant si faible et si incohérente, malgré sa riche collection de faits. Quoique le sujet de la chimie soit nécessairement fort étendu et très compliqué, il n'y a pas de science fondamentale, sauf l'astronomie, dont les phénomènes présentent, par leur nature, une aussi parfaite homogénéité réelle, et qui, par conséquent, eu égard aux difficultés qui lui sont propres, comporte, à un aussi haut degré, une véritable systématisation, en harmonie avec l'esprit général de ses recherches positives. Or, cette constitution unitaire de la science chimique me semble devoir essentiellement consister dans la formation rationnelle d'un système complet de classification naturelle, qui ne saurait être obtenue, au degré suffisant, tant que toutes les combinaisons ne seront point, d'une part, assujetties, sans distinction d'origine, à un ordre fixe de considérations homogènes, et, d'une autre part, constamment ramenées à un dualisme fondamental.

L'état présent de la chimie ne permet guère de se former directement une idée nette et juste, ni du genre, ni du degré de consistance scientifique que cette partie capitale de la philosophie naturelle est ainsi destinée à acquérir plus tard. Toutefois, j'examinerai soigneusement, sous ce rapport, dans les deux leçons suivantes, les deux doctrines chimiques qui se rapprochent le plus aujourd'hui de cette rationnalité positive, la doctrine des proportions définies, et la théorie électro-chimique, quoique l'une et l'autre ne soient véritablement relatives qu'à un ordre partiel, et même secondaire, de considérations chimiques. Mais je dois, en outre, terminer cette leçon en signalant très sommairement, dans la chimie actuelle, les deux points généraux de doctrine qui me paraissent les plus propres, par leur nature, à indiquer avec précision le vrai dogmatisme vers lequel doit tendre l'ensemble de la science, d'après la marche précédemment caractérisée.

Je citerai d'abord, et au premier rang, la loi capitale des doubles décompositions salines, découverte par Berthollet, et complétée ensuite par le grand et beau travail de M. Dulong sur l'action réciproque des sels solubles et des sels insolubles. En la bornant ici, pour plus de simplicité, au cas de la double solubilité, seul considéré par Berthollet, elle consiste dans ce fait général: deux sels solubles, d'ailleurs quelconques, se décomposent mutuellement toutes les fois que leur réaction peut produire un sel insoluble, ou, seulement même, moins soluble que chacun des premiers. Parmi les propositions chimiques d'une importance réelle et d'une certaine généralité, tout esprit philosophique doit éminemment distinguer aujourd'hui ce grand théorème, qui peut seul donner jusqu'ici une idée exacte de ce qui constitue, en chimie, une véritable loi; car, il en a seul tous les caractères essentiels. Il est directement relatif au sujet propre de la science chimique, c'est-à-dire à l'étude des phénomènes de composition et de décomposition: il établit une relation positive et fondamentale entre deux classes de phénomènes, jusque alors entièrement indépendantes: enfin, comme critérium décisif, il permet, envers une certaine catégorie d'effets chimiques, malheureusement trop restreinte, d'atteindre à la destination finale de toute science réelle, la prévision des phénomènes d'après leurs liaisons positives. Car, les divers degrés de solubilité des différens sels, dont la connaissance est déjà, en elle-même, indispensable aux chimistes, conduisent ainsi à prévoir avec certitude les résultats de plusieurs conflits. On peut faire à peu près les mêmes remarques sur une proposition analogue, relative aux réactions des sels par la voie sèche, où la considération de volatilité remplace celle de solubilité.

En établissant cette loi importante, Berthollet a fait judicieusement ressortir la nullité de l'explication, essentiellement métaphysique, admise jusque alors, d'après l'illustre Bergmann, pour les phénomènes de décomposition réciproque, par l'antagonisme imaginaire des doubles affinités. Mais il a évidemment méconnu, lui-même, l'esprit fondamental de toute philosophie positive, quand, à son tour, il a tenté d'expliquer la loi qu'il venait de découvrir, abstraction faite même du rôle prépondérant qu'il attribue, dans cette explication, à une certaine prédisposition à la cohésion, qui est radicalement inintelligible. Aucune loi ne saurait être vraiment expliquée qu'en parvenant à la faire rentrer dans une autre plus générale: or, celle que nous considérons ici est, jusqu'à présent, seule en son genre: elle ne comporte donc aucune explication réelle. Si, plus tard, on pouvait la rattacher à une théorie fondamentale sur l'action réciproque de tous les composés du second ordre, une telle relation lui constituerait, sans doute, une véritable explication positive: mais, jusque là, on n'y peut voir qu'un simple fait général, nullement explicable, et qui, au contraire, sert à expliquer chacun des faits particuliers qu'il embrasse. L'importance de cette loi, et l'occasion qu'elle m'offrait de rendre plus sensible le véritable esprit, aujourd'hui si imparfaitement caractérisé, de la chimie positive, ont pu seules me déterminer à indiquer expressément une semblable remarque, dont la reproduction eût été presque puérile à l'égard d'une science plus avancée.

Je crois devoir, enfin, mentionner ici, comme une des doctrines générales les plus parfaites de la chimie actuelle, l'ensemble très satisfaisant des notions maintenant acquises sur l'influence fondamentale de l'air et de l'eau dans la production des principaux phénomènes chimiques, naturels ou artificiels.

Quand on envisage, d'un point de vue suffisamment élevé, l'action immense et capitale exercée par l'air et par l'eau dans l'économie générale de la nature terrestre, soit morte, soit vivante, on comprend l'enthousiasme scientifique qui a inspiré à plusieurs philosophes allemands, la conception, d'ailleurs évidemment irrationnelle, d'ériger le système de ces deux fluides en une sorte de troisième règne, intermédiaire entre le règne inorganique et le règne organique. Mais, ce n'est pas sous cet aspect que la chimie abstraite, qui doit rester essentiellement étrangère au point de vue concret de l'histoire naturelle proprement dite, considère principalement l'étude de l'air et de l'eau, qu'elle conçoit justement, néanmoins, comme l'un de ses fondemens les plus indispensables.

Tous nos phénomènes chimiques, même artificiels, s'accomplissent habituellement dans l'air: tous exigent, presque toujours, l'intervention plus ou moins directe de l'eau, dont la plupart des liquides ne sauraient jamais être entièrement privés. Il est, dès lors, évident qu'aucune réaction chimique ne peut être rationnellement étudiée, si l'on n'est préalablement en état d'analyser avec exactitude la participation générale de ces deux fluides. Ainsi, la théorie chimique fondamentale de l'air et de l'eau, doit être conçue comme une sorte d'introduction nécessaire au système de la chimie proprement dite, comme appartenant bien davantage, par sa nature, à la méthode qu'à la doctrine, et enfin, comme devant être placée immédiatement à la suite de l'étude des corps simples. Quoique le mode habituel d'exposition des connaissances chimiques soit rarement conforme à cette conception, de tels caractères n'en sont pas moins irrécusables, même quand une distribution peu judicieuse tend à les faire méconnaître. Cela est surtout sensible à l'égard de l'air: car, autrement, à quels titres la chimie abstraite, qui ne considère point les mélanges, s'occuperait-elle, avec tant de soin, de l'air, qui n'est qu'un mélange, si ce n'était pour le motif général que je viens d'indiquer? Aussi, sous le point de vue historique, la double analyse de l'air et de l'eau a-t-elle caractérisé, de la manière la plus prononcée, le premier pas capital de la chimie moderne.

L'influence de l'air dans l'ensemble des phénomènes chimiques, était, par sa nature, non pas moins importante, mais moins difficile à caractériser que celle de l'eau. Car, l'air, comme simple mélange, n'exerce point une action chimique qui lui soit propre, mais seulement celle qui résulte de ses deux gaz élémentaires, dont chacun agit essentiellement comme s'il était isolé, sauf la diminution d'intensité due à la diffusion, et en exceptant, toutefois, les cas peu fréquens où l'accomplissement du phénomène proposé détermine accessoirement leur combinaison. Il s'ensuit que l'étude vraiment chimique de l'air doit se réduire à reconnaître la nature et la proportion de ses principes constituans, en un mot, à son analyse: toute autre considération sortirait du domaine rationnel de la chimie abstraite, et appartiendrait à l'histoire naturelle. Or, cette analyse fondamentale a été convenablement exécutée, dès l'origine de la chimie moderne, sauf l'incertitude qui reste encore sur la proportion presque insensible de gaz acide carbonique, et peut-être de quelques autres principes encore plus disséminés, tels que l'hydrogène entre autres, dont on commence aujourd'hui à y soupçonner généralement l'existence.

Quoique, pendant le cours d'un demi-siècle, l'analyse chimique n'ait constaté aucun changement appréciable dans la composition essentielle de l'air atmosphérique, il est, néanmoins, évidemment impossible de concevoir que cette composition ne doive pas s'altérer, à la longue, en un sens quelconque, par l'influence si prononcée des nombreuses forces perturbatrices qui agissent incessamment sur ce mélange. Leur antagonisme, il est vrai, et surtout celui des actions végétales et animales, les neutralise nécessairement en partie; mais un tel équilibre ne saurait être ni rigoureux ni constant. Déjà les considérations géologiques, et surtout celles de botanique fossile, ont conduit à présumer, avec beaucoup de vraisemblance, que, à des époques très reculées, la composition de l'air devait être sensiblement différente: les chimistes eux-mêmes, et principalement M. Th. de Saussure, ont positivement constaté quelques légères variations périodiques, quant à la proportion d'acide carbonique aux diverses saisons. Nous avons, d'ailleurs, de justes motifs de penser que nos moyens analytiques sont encore fort imparfaits, relativement aux divers principes accessoires de l'air: car, les chimistes ne savent encore saisir aucune distinction positive entre les airs propres aux localités les mieux caractérisées, dont l'influence si différente et si prononcée sur les êtres vivans prouve, néanmoins, d'une manière irrécusable quoique indirecte, le défaut certain d'identité réelle. L'étude générale, jusqu'ici extrêmement imparfaite, de l'ensemble des variations relatives à la composition du milieu atmosphérique, constitue l'un des problèmes à la fois les plus importans et les plus difficiles que l'histoire naturelle puisse se proposer, à cause de l'étendue et de l'utilité de ses applications principales: elle peut même conduire aux indications les plus intéressantes quant aux limites de durée des espèces vivantes, et surtout de la race humaine, dans un avenir indéfini, en assignant les lois des modifications propres aux conditions atmosphériques de leur existence. Mais, cet ordre de recherches, à peine ébauché et mal conçu encore, est, par sa nature, essentiellement étranger à la chimie proprement dite, car ces faibles variations ne sauraient exercer aucune influence notable sur les phénomènes chimiques habituellement explorés: et voilà pourquoi, sans doute, les chimistes s'en inquiètent si peu. Le véritable objet de leur science est exactement défini, sa sphère est nettement circonscrite, son importance fondamentale est évidente. Ils ne doivent donc point en sortir, pour faire intempestivement l'office des naturalistes proprement dits; leur intervention, à cet égard, serait radicalement contraire à la vraie distribution rationnelle de l'ensemble du travail scientifique, telle que je l'ai caractérisée dans la deuxième leçon: le blâme du public ne devrait tomber ici que sur les naturalistes eux-mêmes, qui manquent à leur destination. N'oublions pas, toutefois, que, d'après les principes établis au commencement de cet ouvrage, aucune étude concrète ne saurait être suivie d'une manière vraiment scientifique, sans avoir été préalablement organisée d'après une combinaison spéciale de toutes les sciences fondamentales ou abstraites. Cette règle est éminemment sensible envers la question actuelle, dont l'étude rationnelle exige, avec une pleine évidence, un ensemble très complexe de considérations, non-seulement chimiques et physiques, mais aussi physiologiques, et même, à un certain degré, astronomiques. Telle est, en réalité, la cause inévitable de la profonde imperfection de cette doctrine jusqu'à présent, imperfection commune, d'ailleurs, à toutes les autres parties importantes de la véritable histoire naturelle, qui n'a pu encore amasser, sous aucun rapport, que de simples matériaux, plus ou moins informes.

L'étude chimique de l'eau exige, nécessairement, un ensemble de recherches beaucoup plus étendu et plus compliqué que celle de l'air; et pourtant elle n'est pas moins indispensable au système général de la science chimique. Car, l'eau constituant une véritable combinaison, et peut-être même la plus parfaite de toutes celles que nous connaissons, elle peut exercer des effets chimiques qui lui soient propres, indépendamment de ceux qui appartiennent à ses élémens, et outre son importance comme dissolvant, en écartant même toute idée de simple mélange. De là résultent trois aspects bien distincts, et presque également essentiels à divers titres, sous lesquels l'eau doit être soigneusement considérée par les chimistes, et dont l'exacte appréciation a été, inévitablement, lente et difficile, si tant est même que cet examen fondamental puisse aujourd'hui être regardé comme rigoureusement terminé.

L'analyse de l'eau, représentée par une quantité d'hydrogène double en volume de celle de l'oxigène, et confirmée à l'aide d'une synthèse irrécusable, constitue la plus admirable de ces belles découvertes qui ont caractérisé les premiers pas de la chimie moderne, non-seulement en vertu de l'éclatante lumière que cette analyse a répandue sur l'ensemble des phénomènes chimiques et sur l'économie générale de la nature, mais aussi à raison des hautes difficultés qu'elle devait nécessairement présenter. Sous ce premier point de vue, la science chimique ne laisse aujourd'hui rien d'essentiel à désirer. Toutefois, la notion, acquise dans ces derniers temps, de l'existence d'une nouvelle combinaison plus oxigénée entre les deux élémens de l'eau, tend à soulever des questions intéressantes et encore indécises, non sur l'irrévocable composition de ce fluide, mais sur le genre d'influence chimique qu'on suppose ordinairement à sa décomposition et à sa recomposition dans une foule de phénomènes; et plus spécialement, sur le véritable mode d'union de l'oxigène et l'hydrogène dans toutes les substances, surtout liquides, qui ne peuvent être obtenues sans eau, et à l'égard desquelles un habile chimiste vient, tout récemment, d'élever des doutes ingénieux, qui mériteraient, ce me semble, d'être mûrement examinés.

L'action dissolvante de l'eau a été le sujet d'une longue suite de laborieuses recherches, d'une difficulté très inférieure, et qui, naturellement, ne sauraient présenter aujourd'hui d'importantes lacunes. Néanmoins, il faut remarquer, à ce sujet, avec plus de soin qu'on n'a coutume de le faire, la belle expérience de Vauquelin, dans laquelle cet illustre et scrupuleux chimiste a montré que l'eau, saturée d'un sel, restait susceptible de se charger d'un autre, et acquerrait même ainsi la singulière propriété de dissoudre une nouvelle quantité du premier. Cette expérience, qui a été, pour ainsi dire, dédaignée, me semble capitale en ce genre, et me paraît devoir devenir la base d'une suite de recherches fort intéressantes sur les lois, si capricieuses en apparence, de la solubilité, dont l'étude est encore essentiellement empirique.

Les chimistes ont été long-temps à concevoir, en principe, que l'eau, outre son influence dissolvante, pût agir, d'une manière vraiment chimique, autrement que par ses élémens. Cette combinaison, si éminemment neutre, semblait devoir être, en elle-même, pleinement inoffensive, et ne paraissait pouvoir altérer les autres substances que par sa décomposition. Le judicieux Proust a pensé que cette parfaite neutralité devait, par sa nature, faire présumer, au contraire, l'existence, pour l'eau, de certaines affections chimiques, indépendantes de sa composition. Telle est la considération très rationnelle qui a conduit ce chimiste à créer l'étude, désormais si importante, des hydrates proprement dits, envisagés comme une sorte de sels nouveaux, où l'eau joue, pour ainsi dire, à l'égard des alcalis, le rôle d'une espèce d'acide hydrique. L'examen de ces combinaisons, souvent très énergiques, et de toutes les autres, plus ou moins prononcées, que l'eau peut former, avec des substances quelconques, sans se décomposer, constitue la troisième et dernière partie essentielle de l'étude fondamentale de l'eau, envisagée rationnellement ici comme un préliminaire indispensable au système général des études chimiques.

Après m'être efforcé, dans cette leçon, de caractériser suffisamment, quoique par une discussion sommaire, le but et l'esprit des conceptions fondamentales qui me paraissent indispensables pour investir enfin irrévocablement la science chimique de la rationnalité positive qui convient à sa nature, je dois maintenant passer à l'examen philosophique plus spécial des deux doctrines générales qui, dans la chimie actuelle, présentent l'aspect le plus systématique, et, en premier lieu, apprécier philosophiquement, dans la leçon suivante, l'importante doctrine des proportions définies.

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