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Cours de philosophie positive. (3/6)

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QUARANTIÈME LEÇON.




Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science biologique 20.

Note 20: (retour) Afin de préciser davantage mes considérations philosophiques sur l'état présent de la science des corps vivans, j'ai dû, en général, les rapporter intuitivement à une exposition complète et bien déterminée de l'ensemble de cette science. Or, je dois ici spécifier directement que j'ai, à cet effet, principalement choisi le cours de physiologie générale et comparée, commencé en 1829 et terminé en 1832, à la faculté des sciences de Paris, par mon illustre ami M. de Blainville. Quoique fort éloigné de m'y restreindre d'une manière exclusive, j'ai considéré ce cours mémorable, que je me féliciterai toujours d'avoir intégralement suivi, comme le type le plus parfait de l'état le plus avancé de la biologie actuelle.

Tous ceux qui s'intéressent au progrès de la saine philosophie physiologique doivent regretter profondément qu'un travail aussi capital, où, pour la première fois, du moins en France, le système entier de la science vitale a été rationnellement exposé par un esprit à la hauteur d'une telle entreprise, n'ait pu encore être livré à la méditation habituelle des intelligences capables de l'apprécier dignement. La première année, comprenant les prolégomènes et l'anatomie générale, a seule été publiée en 1830.

L'étude de l'homme et celle du monde extérieur constituent nécessairement le double et éternel sujet de toutes nos conceptions philosophiques. Chacun de ces deux ordres généraux de spéculations peut être appliqué à l'autre, et lui servir même de point de départ. De là résultent deux manières de philosopher entièrement différentes, et même radicalement opposées, selon qu'on procède de la considération de l'homme à celle du monde, ou, au contraire, de la connaissance du monde à celle de l'homme. Quoique, parvenue à sa pleine maturité, la vraie philosophie doive inévitablement tendre à concilier, dans leur ensemble, ces deux méthodes antagonistes, leur contraste fondamental constitue néanmoins le germe réel de la différence élémentaire entre les deux grandes voies philosophiques, l'une théologique, l'autre positive, que notre intelligence a dû suivre successivement, comme je l'établirai, d'une manière spéciale et directe, dans le volume suivant. Je ferai voir alors que le véritable esprit général de toute philosophie théologique ou métaphysique consiste à prendre pour principe, dans l'explication des phénomènes du monde extérieur, notre sentiment immédiat des phénomènes humains; tandis que, au contraire, la philosophie positive est toujours caractérisée, non moins profondément, par la subordination nécessaire et rationnelle de la conception de l'homme à celle du monde. Quelle que soit l'incompatibilité fondamentale manifestée, à tant de titres, entre ces deux philosophies, par l'ensemble de leur développement successif, elle n'a point, en effet, d'autre origine essentielle, ni d'autre base permanente, que cette simple différence d'ordre entre ces deux notions également indispensables. En faisant prédominer, comme l'esprit humain a dû, de toute nécessité, le faire primitivement, la considération de l'homme sur celle du monde, on est inévitablement conduit à attribuer tous les phénomènes à des volontés correspondantes, d'abord naturelles, et ensuite extra-naturelles, ce qui constitue le système théologique. L'étude directe du monde extérieur a pu seule, au contraire, produire et développer la grande notion des lois de la nature, fondement indispensable de toute philosophie positive, et qui, par suite de son extension graduelle et continue à des phénomènes de moins en moins réguliers, a dû être enfin appliquée à l'étude même de l'homme et de la société, dernier terme de son entière généralisation. Aussi peut-on remarquer avec intérêt que les diverses écoles théologiques et métaphysiques, malgré les profondes et innombrables divergences qui les annulent réciproquement aujourd'hui, s'accordent néanmoins toujours en ce seul point fondamental de concevoir comme primordiale la considération de l'homme, en reléguant, comme secondaire, celle du monde extérieur, le plus souvent presque entièrement négligée. De même, l'école positive n'a pas de caractère plus tranché que sa tendance spontanée et invariable à baser l'étude réelle de l'homme sur la connaissance préalable du monde extérieur.

Bien que ce ne soit point ici le lieu de traiter convenablement cette haute question philosophique, j'ai dû néanmoins, dès ce moment, indiquer, par anticipation, cette vue générale, comme éminemment propre à faire directement ressortir, d'un seul aspect, le véritable esprit fondamental de la philosophie positive, et à signaler en même temps l'imperfection principale de sa constitution scientifique actuelle. À l'égard de toute autre science, une telle considération concernerait seulement sa vraie position encyclopédique, sans affecter directement son caractère essentiel. Mais, pour la physiologie, cette subordination générale à la science du monde extérieur constitue réellement, au contraire, le premier fondement nécessaire de sa positivité rationnelle. Vainement a-t-on accumulé, depuis long-temps, dans l'étude de l'homme, une multitude de faits plus ou moins bien analysés: la manière primitive de philosopher a dû s'y trouver essentiellement maintenue, par cela seul qu'une telle étude était toujours conçue comme directe et isolée de celle de la nature inerte. La physiologie n'a commencé à prendre un vrai caractère scientifique, en tendant à se dégager irrévocablement de toute suprématie théologique ou métaphysique, que depuis l'époque, presque contemporaine, où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés comme assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de simples modifications. Cette révolution décisive est maintenant irrécusable, quoique jusqu'ici très incomplète, quelque récentes et quelque imparfaites que soient encore les tentatives philosophiques pour rendre positive l'étude des phénomènes physiologiques les plus compliqués et les plus particuliers, surtout celle des fonctions nerveuses et cérébrales. La prétendue indépendance des corps vivans envers les lois générales, si hautement proclamée encore, au commencement de ce siècle, par le grand Bichat lui-même, n'est plus désormais directement soutenue, en principe, que par les seuls métaphysiciens. Néanmoins, le sentiment naissant du vrai point de vue spéculatif sous lequel la vie doit être étudiée est jusqu'ici assez peu énergique pour n'avoir pu déterminer réellement aucun changement radical dans l'ancien système de culture de la science biologique, surtout en ce qui concerne sa préparation rationnelle, qui continue à être habituellement indépendante de la philosophie mathématique et de la philosophie inorganique, véritables sources de l'esprit scientifique, et seuls fondemens solides de l'entière positivité des études vitales.

Il n'y a donc pas de science fondamentale à l'égard de laquelle l'opération philosophique qui constitue le principal objet de ce traité puisse avoir autant d'importance qu'envers la biologie, pour fixer définitivement son vrai caractère général, jusqu'ici essentiellement indécis, et qui n'a jamais été, d'une manière directe et complète, rationnellement discuté.

Une telle opération n'est pas seulement destinée à soustraire enfin sans retour l'étude des corps vivans aux diverses influences métaphysiques qui y altèrent encore, à un si haut degré, la plupart des conceptions essentielles. Elle doit remplir en outre un autre office non moins capital, en préservant désormais de toute atteinte sérieuse l'originalité scientifique de cette étude, continuellement exposée jusqu'ici aux empiétemens exagérés de la philosophie inorganique, qui tend à la transformer en un simple appendice de son domaine scientifique. Depuis environ un siècle que la biologie fait effort pour se constituer dans la hiérarchie rationnelle des sciences fondamentales, elle a été en quelque sorte incessamment ballotée entre la métaphysique qui s'efforçait de la retenir et la physique qui tendait à l'absorber, entre l'esprit de Stahl et l'esprit de Boërhaave. Ce déplorable tiraillement, qui est encore très sensible, quoique heureusement fort atténué, ne saurait être entièrement dissipé que par un examen direct du vrai caractère propre à la science biologique, considérée du point de vue le plus élevé de la philosophie positive, dont la prépondérance peut seule permettre à l'étude des corps vivans de marcher sans hésitation dans la voie systématique qui convient à sa véritable nature.

L'extrême complication des phénomènes physiologiques, comparés à tous ceux du monde inorganique, explique aisément, de la manière la plus satisfaisante, la grande imperfection relative de leur étude, en y ajoutant d'ailleurs, comme suite naturelle de cette complication, la culture beaucoup plus récente d'une telle classe de recherches. Cette différence fondamentale nous interdit même, conformément à la règle encyclopédique établie dans les prolégomènes de ce traité, d'espérer que la science biologique puisse comporter, à aucune époque, des progrès équivalens à ceux qui peuvent être plus ou moins complètement réalisés à l'égard des parties plus simples et plus générales de la philosophie naturelle. Toutefois, une judicieuse appréciation philosophique doit mettre en évidence que, malgré sa profonde imperfection actuelle, l'étude des corps vivans est, en réalité, bien plus avancée déjà que ne peut le faire présumer l'irrationnelle disposition d'esprit d'après laquelle on a coutume de la juger aujourd'hui. L'influence plus prononcée que la philosophie métaphysique, ou même théologique, continue à exercer vulgairement jusqu'ici sur cet ordre de conceptions, conduit trop souvent à y rechercher encore ces notions absolues et radicalement inaccessibles auxquelles, depuis long-temps, l'esprit humain a eu la sagesse de renoncer envers les phénomènes moins compliqués. Par une inconséquence singulière, et néanmoins spontanée, les mêmes intelligences qui, relativement aux plus simples effets naturels, reconnaissent l'inanité nécessaire de toute spéculation sur les causes premières et sur le mode essentiel de production des phénomènes, n'hésitent pas cependant à aborder directement ces vaines questions dans l'étude si complexe des corps vivans. Depuis près d'un siècle, tous les bons esprits s'accordent à dispenser désormais la physique de pénétrer le mystère de la pesanteur, dont elle doit seulement dévoiler les lois effectives; mais cela n'empêche point qu'on ne reproche journellement à la saine physiologie de ne rien nous apprendre sur l'essence intime de la vie, du sentiment, et de la pensée. Il est aisé de juger combien cette tendance métaphysique doit inspirer une opinion exagérée de l'imperfection réelle de la biologie actuelle. En apportant, dans l'examen de cette grande science, la même disposition philosophique qu'à l'égard des parties antérieures de l'étude de la nature, on reconnaîtra, je pense, que si, par une impérieuse et évidente nécessité, la biologie est plus arriérée qu'aucune autre science fondamentale, elle possède néanmoins déjà, sur les vrais sujets de ses recherches positives, des notions rationnelles infiniment précieuses, et que, en un mot, son caractère scientifique est beaucoup moins inférieur qu'on n'a coutume de le supposer à celui des sciences précédentes. Du reste, l'appréciation philosophique de ces diverses sciences, préalablement effectuée avec soin dans les sections correspondantes de cet ouvrage, nous permettra de fixer avec exactitude le vrai degré de perfection relative de la science biologique, lorsque la suite naturelle de ce discours nous aura conduits à l'examen direct d'une telle comparaison.

Après ce préambule général, nous devons considérer ici l'ensemble de la biologie sous les mêmes aspects philosophiques que toutes les sciences fondamentales envisagées jusqu'à présent. Il faut donc nous attacher d'abord à caractériser, d'une manière précise, son objet essentiel, et à circonscrire, le plus rigoureusement possible, le véritable champ de ses recherches propres.

Le développement spontané de notre intelligence tend, sans doute, à déterminer graduellement par lui-même, sans aucun autre mobile, le passage de chaque branche de nos connaissances de l'état théologique et ensuite métaphysique à l'état positif, comme je l'établirai directement dans le volume suivant. Mais nos facultés spéculatives ont naturellement, même chez les esprits les plus éminens, trop peu d'activité propre pour qu'une telle progression ne fût pas nécessairement d'une extrême lenteur, si elle n'eût point été heureusement accélérée par une stimulation étrangère et permanente, d'ailleurs inévitable. L'histoire entière de l'esprit humain ne présente jusqu'ici aucun exemple de quelque importance où cette révolution décisive se soit réellement accomplie par la seule voie rationnelle du simple enchaînement logique de nos conceptions abstraites. Parmi ces influences auxiliaires, si indispensables pour hâter le progrès naturel de la raison humaine, il faut distinguer avec soin, comme la plus générale, la plus directe, et la plus efficace, l'impulsion énergique qui résulte des besoins de l'application. C'est ce qui a fait dire à la plupart des philosophes que toute science naissait d'un art correspondant, maxime fort exagérée sans doute, mais qui renferme néanmoins un grand fonds de vérité, si, comme il convient, on la restreint à la séparation effective de chaque science d'avec le système universel et primitif de la philosophie théologique ou métaphysique, produit immédiat du premier essor spontané de notre intelligence. En ce sens, il est très vrai que, dans tous les genres, la formation des véritables sciences a été, sinon déterminée, du moins extrêmement hâtée par la double réaction nécessaire exercée sur elles par les arts, soit à raison des données positives qu'ils leur fournissent involontairement, soit surtout en vertu de leur inévitable et heureuse tendance à entraîner les recherches spéculatives vers le domaine des questions réelles et accessibles, et à faire plus hautement ressortir l'inanité radicale des conceptions théologiques ou métaphysiques.

Mais, quoique la liaison des sciences aux arts ait été long-temps d'une importance capitale pour le développement des premières, et qu'elle continue à réagir encore très utilement sur leur progrès journalier, il est néanmoins incontestable que, d'après le mode irrationnel suivant lequel cette relation est presque toujours organisée jusqu'ici, elle tend, d'un autre côté, à ralentir la marche des connaissances spéculatives, une fois parvenues à un certain degré d'extension, en assujettissant la théorie à une trop intime connexion avec la pratique. Quelque limitée que soit, en réalité, notre force de spéculation, elle a cependant, par sa nature, beaucoup plus de portée que notre capacité d'action, en sorte qu'il serait radicalement absurde de vouloir astreindre la première, d'une manière continue, à régler son essor sur celui de la seconde, qui doit au contraire, s'efforcer de la suivre autant que possible. Les domaines rationnels de la science et de l'art sont, en général, parfaitement distincts, quoique philosophiquement liés: à l'une il appartient de connaître, et par suite de prévoir; à l'autre, de pouvoir, et par suite d'agir. Si, dans sa positivité naissante, chaque science dérive d'un art, il est tout aussi certain qu'elle ne peut prendre la constitution spéculative qui convient à sa nature, et qu'elle ne saurait comporter un développement ferme et rapide, que lorsque elle est enfin directement conçue et librement cultivée, abstraction faite de toute idée d'art. Cette irrécusable nécessité se vérifie aisément à l'égard de chacune des sciences fondamentales dont le caractère propre est déjà nettement prononcé. Le grand Archimède en avait, sans doute, un bien profond sentiment, lorsque, dans sa naïve sublimité, il s'excusait envers la postérité d'avoir momentanément appliqué son génie à des inventions pratiques. Toutefois, à l'égard des sciences mathématiques, et même de l'astronomie, cette vérification, quoique très réelle, est peu sensible aujourd'hui, vu l'époque trop reculée de leur formation. Mais, quant à la physique, et surtout à la chimie, à la naissance scientifique desquelles nous avons, pour ainsi dire, assisté, chacun sent à la fois et combien leur relation aux arts a été essentielle à leurs premiers pas, et combien ensuite leur entière séparation d'avec eux a contribué à la rapidité de leurs progrès. C'est aux travaux d'art que sont dus évidemment, par exemple, les séries primitives de faits chimiques: mais l'immense développement de la chimie depuis un demi-siècle doit être certainement attribué, en grande partie, au caractère purement spéculatif qu'a pris enfin cette étude, devenue dès lors pleinement indépendante de la culture d'un art quelconque.

Ces réflexions générales sont éminemment applicables à la science physiologique, dont elles tendent à épurer la constitution philosophique actuelle. Il n'y a pas de science dont la marche ait dû être aussi étroitement liée au développement de l'art correspondant que l'histoire ne le montre pour la biologie, comparée à l'art médical; la complication supérieure d'une telle science et l'importance prépondérante d'un tel art, expliquent aisément cette connexion plus intime. C'est, à la fois, en vertu des besoins croissants de la médecine pratique, et des indications qu'elle a nécessairement procurées sur les principaux phénomènes vitaux, que la physiologie a commencé à se détacher du tronc commun de la philosophie primitive, pour se composer de plus en plus de notions vraiment positives. Sans cette heureuse et puissante influence, la physiologie en serait encore restée très probablement à ces dissertations académiques, moitié littéraires et moitié métaphysiques, parsemées çà et là de quelques observations purement épisodiques, dont elle était, il n'y a guère plus d'un siècle, presque uniquement formée. On ne saurait donc mettre en doute la haute importance d'une telle relation pour le développement effectif de la vraie physiologie jusqu'à présent. Toutefois, il y a lieu de penser que la science biologique est parvenue aujourd'hui, comme l'ont fait avant elle les autres sciences fondamentales, à cette époque de pleine maturité où, dans l'intérêt de ses progrès ultérieurs, elle doit prendre un essor franchement spéculatif, entièrement libre de toute adhérence directe, soit à l'art médical, soit à aucune autre application quelconque. La coordination rationnelle du vrai système des connaissances humaines impose strictement une telle condition, sans laquelle nos conceptions fondamentales auraient nécessairement un caractère équivoque et bâtard, susceptible d'entraver beaucoup leur développement naturel. Seulement, quand toutes les sciences spéculatives auront ainsi pris définitivement la constitution abstraite propre à chacune d'elles, il doit être bien entendu, comme je l'ai établi dans la deuxième leçon, que la philosophie devra soigneusement s'occuper de rattacher, d'une manière directe et générale, le système des arts à celui des sciences, d'après un ordre intermédiaire de conceptions rationnelles, spécialement adaptées à cette importante destination, et dont la nature est jusqu'ici peu prononcée, ainsi que je l'ai indiqué alors. Mais une semblable opération serait maintenant prématurée, puisque le système des sciences fondamentales n'est point encore, en réalité, complétement formé. Pour la physiologie surtout, c'est principalement à l'isoler de la médecine qu'il faut tendre aujourd'hui, afin d'assurer l'originalité de son vrai caractère scientifique, en constituant la philosophie organique à la suite de la philosophie inorganique. Depuis Haller, cette importante séparation s'accomplit visiblement de plus en plus, surtout en Allemagne et en France; mais elle est loin encore d'être assez parfaite pour permettre à la biologie de prendre un libre et rapide essor abstrait. Non-seulement cette adhérence trop prolongée à l'art médical imprime aujourd'hui aux recherches physiologiques un caractère d'application immédiate et spéciale qui tend à les rétrécir extrêmement, et même à les empêcher d'acquérir l'entière généralité dont elles ont besoin pour prendre leur véritable rang dans le système de la philosophie naturelle; mais elle s'oppose directement, en outre, à ce que la science biologique soit cultivée par les intelligences les plus capables de diriger convenablement ses progrès spéculatifs. Il résulte, en effet, d'une telle confusion d'idées, que, sauf un très petit nombre de précieuses exceptions, cette étude capitale est jusqu'ici entièrement livrée aux seuls médecins, que la haute importance de leurs occupations principales, et, ordinairement aussi, la profonde imperfection de leur éducation actuelle, doivent rendre essentiellement impropres à une telle destination. Quoique l'organisation du monde savant soit, en général, très éloignée aujourd'hui de la constitution rationnelle qu'elle pourrait aisément acquérir, cependant sa première condition essentielle est, du moins, remplie, à un degré suffisant, envers toutes les autres sciences fondamentales, dont chacune est spécialement affectée à des esprits qui s'y consacrent d'une manière exclusive. La physiologie seule fait encore exception à cette règle évidente: elle n'a pas même une place régulièrement déterminée dans les corporations scientifiques les mieux instituées. Son importance capitale et sa difficulté supérieure ne sauraient permettre, sans doute, de concevoir une telle inconséquence comme un état normal et permanent. Ceux qui rejetteraient comme absurde la pensée de confier aux navigateurs la culture de l'astronomie, finiront probablement par trouver étrange l'usage d'abandonner, d'une manière analogue, les études biologiques aux loisirs des médecins; car, l'un n'est pas, en soi, plus rationnel que l'autre. Une aussi vicieuse organisation des travaux nous offre un témoignage irrécusable du peu de netteté des idées actuelles sur le vrai caractère philosophique propre à la science physiologique; et, en même temps, par une réaction nécessaire, elle doit contribuer fortement à prolonger cette incertitude fondamentale, d'où elle est d'abord provenue.

Le seul motif spécieux qui puisse être allégué en faveur d'une telle confusion, consiste dans la crainte vulgaire que la théorie, livrée désormais à son libre élan, ne perde trop de vue les besoins de la pratique, dont une semblable séparation tendrait à ralentir ainsi le perfectionnement essentiel. Mais le bon sens indique clairement que la science pourrait encore moins concourir au progrès de l'art, si celui-ci, en s'efforçant de la retenir adhérente, s'opposait éminemment, par cela même, à son vrai développement. D'ailleurs, l'expérience éclatante et unanime des autres sciences fondamentales doit achever de dissiper à ce sujet toute inquiétude sérieuse. Car, c'est précisément depuis que, uniquement consacrée à découvrir le plus complétement possible les lois de la nature, sans aucune vue d'application immédiate à nos besoins, chacune d'elles a pu faire d'importans et rapides progrès, qu'elles ont pu déterminer, dans les arts correspondans, d'immenses perfectionnemens, dont la recherche directe eût étouffé leur essor spéculatif. Cette considération, dès long-temps si frappante à l'égard de l'astronomie, est devenue, de nos jours, extrêmement sensible pour la physique, et surtout pour la chimie, qui, après son entière séparation d'avec les arts, leur a fait éprouver, en un demi-siècle, de plus grandes améliorations que pendant l'époque si prolongée où elle n'en était point distincte. Pourquoi en serait-il autrement dans l'ordre des phénomènes vitaux? Toutefois, il n'en importe pas moins, en ce genre, comme en tout autre, d'organiser ultérieurement, entre la théorie et la pratique, des relations systématiques, plus certaines et plus efficaces que ces réactions spontanées, qui semblent toujours présenter quelque chose de fortuit. Mais il ne saurait exister de relations nettes et rationnelles qu'entre des conceptions préalablement distinctes et indépendantes.

À l'égard des sciences plus avancées, la discussion précédente eût été, dans cet ouvrage, certainement superflue. Mais, envers la physiologie, un tel préliminaire m'a paru indispensable afin de mieux motiver, dès l'origine, l'aspect purement spéculatif sous lequel elle doit être ici exclusivement considérée, et qui est encore trop peu prononcé pour n'avoir pas besoin d'être caractérisé d'une manière spéciale. Examinons dès lors directement le véritable objet général de la science biologique, ainsi désormais abstraitement conçue. Or, l'étude des lois vitales constituant le sujet essentiel de la biologie, il est nécessaire pour se former une idée précise d'une telle destination, d'analyser d'abord en elle-même la notion fondamentale de la vie, envisagée sous le point de vue philosophique auquel l'état présent de l'esprit humain permet enfin de s'élever à cet égard.

Bichat est le premier qui ait tenté d'établir directement sur une base positive cette grande notion, jusque alors constamment enveloppée sous le vain et ténébreux assemblage des abstractions métaphysiques. Mais ce grand physiologiste, après avoir judicieusement senti qu'une telle définition ne pouvait être fondée que sur un heureux aperçu général de l'ensemble des phénomènes propres aux corps vivans, ne sut point réaliser une sage application du principe rationnel qu'il avait si nettement posé. Subissant, à son insu, l'influence de cette ancienne philosophie dont il s'efforçait de sortir, il continua à se préoccuper de la fausse idée d'un antagonisme absolu entre la nature morte et la nature vivante, et il choisit, en conséquence, cette lutte chimérique pour le caractère essentiel de la vie. Comme l'examen sommaire de cette erreur capitale peut contribuer beaucoup à l'éclaircissement général de la question, il convient ici de nous y arrêter un moment.

La profonde irrationnalité d'une telle conception, consiste surtout en ce qu'elle supprime entièrement l'un des deux élémens inséparables dont l'harmonie constitue nécessairement l'idée générale de vie. Cette idée suppose, en effet, non-seulement celle d'un être organisé de manière à comporter l'état vital, mais aussi celle, non moins indispensable, d'un certain ensemble d'influences extérieures propres à son accomplissement. Une telle harmonie entre l'être vivant et le milieu correspondant, caractérise évidemment la condition fondamentale de la vie. Si, comme le supposait Bichat, tout ce qui entoure les corps vivans tendait réellement à les détruire, leur existence serait, par cela même, radicalement inintelligible: car, où pourraient-ils puiser la force nécessaire pour surmonter, même temporairement, un tel obstacle? À la vérité, la vie de chaque être dans chaque milieu cesse d'être possible aussitôt que la constitution de ce milieu vient à subir, sous un aspect quelconque, de trop grandes perturbations: et, en ce cas, l'action extérieure devient, en effet, destructive. Mais cela empêche-t-il que, renfermée entre des limites de variation convenables, cette action ne soit habituellement conservatrice? Dans tous les degrés de l'échelle biologique, l'altération et la cessation de la vie sont, sans doute, au moins aussi fréquemment déterminées par les modifications nécessaires et spontanées de l'organisme que par l'influence des circonstances ambiantes. Si, par exemple, un certain degré de froid ou de sécheresse ralentit et quelquefois suspend la vie de tel animal atmosphérique, un retour convenable de la chaleur et de l'humidité ranime ou rétablit son existence. Or, dans l'un comme dans l'autre cas, c'est également du milieu que provient l'influence: pourquoi ne pas avoir égard au concours aussi bien qu'à l'antagonisme? L'état de vie serait donc très vicieusement caractérisé par cette indépendance imaginaire envers les lois générales de la nature ambiante, par cette opposition fantastique avec l'ensemble des actions extérieures.

Une semblable conception serait même tellement erronée qu'elle présenterait en un sens entièrement inverse de la réalité l'une des différences les plus capitales entre les corps vivans et les corps inertes, comme plusieurs physiologistes l'ont déjà judicieusement remarqué. En effet, les phénomènes inorganiques, en vertu de leur généralité supérieure, continuent à se produire, avec de simples différences de degré, dans presque toutes les circonstances extérieures où les corps peuvent être placés; ou du moins ils admettent à cet égard, des limites de variation extrêmement écartées. Ces limites deviennent d'autant plus distantes qu'on s'éloigne davantage des phénomènes physiologiques, en remontant la hiérarchie scientifique fondamentale que j'ai établie: enfin, parvenu jusqu'aux phénomènes de pesanteur et de gravitation, on trouve dès lors une rigoureuse universalité, non-seulement quant aux corps, mais aussi quant aux circonstances. C'est donc là que se manifeste réellement la plus haute indépendance envers le système ambiant. Le mode d'existence des corps vivans est, au contraire, nettement caractérisé par une dépendance extrêmement étroite des influences extérieures, soit pour la multiplicité des diverses actions dont il exige le concours déterminé, soit quant au degré spécial d'intensité de chacune d'elles. Il importe même de remarquer, afin de compléter cette observation philosophique, que, plus on s'élève dans la hiérarchie organique, plus, en général, cette dépendance augmente nécessairement, par la plus grande complication qu'éprouve le système des conditions d'existence à mesure que les fonctions se développent en se diversifiant davantage. Toutefois, pour qu'un tel aperçu soit exact, il faut considérer soigneusement, d'une autre part, que, si des fonctions plus variées multiplient inévitablement les relations extérieures, l'organisme, en s'élevant ainsi, réagit en même temps de plus en plus sur le système ambiant, de manière à le modifier en sa faveur. On doit donc distinguer, à ce sujet, afin d'éviter toute exagération, entre la multiplicité des actions extérieures, et les limites normales de leur intensité. Si, sous le premier point de vue, l'organisme vivant, à mesure qu'il s'élève, devient incontestablement de plus en plus dépendant du milieu correspondant, il en dépend d'ailleurs de moins en moins sous le second aspect: c'est-à-dire, que son existence exige un ensemble plus complexe de circonstances extérieures, mais qu'elle est compatible avec des limites de variation plus étendues de chaque influence prise à part. Un coup d'oeil général sur la hiérarchie biologique suffit pour vérifier clairement cette double relation nécessaire. Ainsi, au dernier rang, se trouvent les végétaux, et les animaux fixés, qui, ne pouvant presque aucunement modifier la constitution du milieu correspondant, subissent nécessairement la fatale influence de ses plus légères altérations, mais dont l'existence serait, par cela même, impossible, si, d'un autre côté, elle n'était point inévitablement liée au concours d'un très petit nombre d'actions extérieures distinctes. De même, à l'autre extrémité, on voit les animaux supérieurs, et surtout l'homme, qui ne sauraient vivre qu'à l'aide de l'ensemble le plus complexe de conditions extérieures favorables, soit atmosphériques, soit terrestres, sous les divers aspects physiques et chimiques, mais qui, par une compensation non moins indispensable, sont susceptibles de supporter, à ces différens égards, des limites de variation beaucoup plus étendues que celles relatives aux organismes inférieurs, en vertu de leur plus grande aptitude à réagir sur le système ambiant. Néanmoins, quelle que soit l'importance de cette corrélation générale, on n'en pourrait, évidemment, induire aucun argument favorable à l'idée d'une prétendue indépendance fondamentale des corps vivans envers le monde extérieur, puisque, quand la dépendance est moindre en un sens, elle est nécessairement plus complète en un autre. Une telle opinion est donc, en réalité, directement contradictoire avec la notion même de la vie, envisagée dans l'ensemble des êtres connus. On comprend toutefois qu'elle ait pu séduire le génie de Bichat, à une époque où la considération fondamentale de la hiérarchie biologique ne pouvait encore servir de guide habituel aux méditations physiologiques, bornées à l'examen de l'homme, dont la véritable analyse est trop difficile pour être heureusement effectuée d'une manière directe. Mais il est aisé de prévoir combien le vice radical d'un tel point de départ a dû nécessairement altérer tout le système des conceptions physiologiques de Bichat, qui s'en est, en effet, profondément ressenti, comme nous aurons bientôt l'occasion de le constater avec précision.

Depuis que le développement de l'anatomie comparée, en rendant familière la considération de l'ensemble rationnel des êtres organisés, a permis enfin de fonder, d'une manière systématique, sur des bases vraiment positives, la notion abstraite de la vie, plusieurs philosophes contemporains, surtout en Allemagne, quoique dirigés par ce lumineux principe, se sont laissé égarer à ce sujet par une vicieuse tendance à généraliser outre mesure cette notion fondamentale. Une extension abusive du langage usité les a conduits à rendre l'idée de vie exactement équivalente à celle d'activité spontanée. Dès lors, comme tous les corps naturels sont évidemment actifs, à des degrés plus ou moins intenses et sous des rapports plus ou moins variés, il devenait par cela même nécessairement impossible d'attacher au nom de vie aucune signification scientifique nettement déterminée. Il est clair qu'une telle aberration logique tendrait même directement à rétablir cette confusion fondamentale qui constituait le caractère essentiel de l'ancienne philosophie, en représentant un corps quelconque comme plus ou moins vivant. L'inconvenance évidente d'affecter deux termes philosophiques distincts à la désignation d'une même idée générale, doit faire sentir que, afin d'éviter la dégénération déplorable des plus hautes questions scientifiques en de puériles discussions de mots, il n'est pas moins indispensable de restreindre soigneusement le nom de vie aux seuls êtres réellement vivans, c'est-à-dire organisés, que de lui attribuer une acception assez étendue pour s'appliquer rigoureusement à tous les organismes possibles et à tous leurs modes de vitalité. Sous ce rapport, comme relativement à toutes les notions vraiment primordiales, les philosophes auraient beaucoup gagné sans doute à traiter avec moins de dédain les grossières mais judicieuses indications du bon sens vulgaire, véritable point de départ éternel de toute sage spéculation scientifique.

Je ne connais jusqu'ici d'autre tentative pleinement efficace pour satisfaire à l'ensemble des conditions essentielles d'une définition philosophique de la vie que celle de M. de Blainville, lorsqu'il a proposé, il y a quinze ans, dans la belle introduction à son traité d'anatomie comparée, de caractériser ce grand phénomène par le double mouvement intestin, à la fois général et continu, de composition et de décomposition, qui constitue en effet sa vraie nature universelle. Cette lumineuse définition ne me paraît laisser rien d'important à désirer, si ce n'est une indication plus directe et plus explicite de ces deux conditions fondamentales co-relatives, nécessairement inséparables de l'état vivant, un organisme déterminé et un milieu convenable. Mais une telle critique n'est réellement que secondaire, car elle se rapporte bien plus à la seule formule qu'à la conception propre. En effet, le simple énoncé de M. de Blainville doit spontanément suggérer la double pensée d'une organisation disposée de manière à permettre cette continuelle rénovation intime, et d'un milieu susceptible à la fois de fournir à l'absorption et de provoquer à l'exhalation, quoiqu'il eût été plus convenable sans doute d'introduire dans la formule même une mention expresse de cette harmonie fondamentale. Sauf cette unique modification, il est évident qu'une semblable définition remplit directement, dans la plus juste mesure, toutes les prescriptions principales inhérentes à la nature d'un tel sujet, et qui ont été ci-dessus suffisamment caractérisées. Car, elle présente ainsi l'exacte énonciation du seul phénomène rigoureusement commun à l'ensemble des êtres vivans, considérés dans toutes leurs parties constituantes et dans tous leurs divers modes de vitalité, en excluant d'ailleurs, par sa composition même, tous les corps réellement inertes. Telle est, à mes yeux, la première base élémentaire de la vraie philosophie biologique.

Au premier abord, les philosophes qui se seraient arrêtés d'une manière trop exclusive à la seule considération de l'homme pourraient envisager la conception précédente comme directement contraire à la théorie générale des définitions, qui prescrit évidemment de chercher la caractéristique d'un phénomène quelconque dans les cas où il est le plus développé, et non dans ceux où il l'est le moins. Il semble en effet que la définition de M. de Blainville n'a point convenablement égard à la grande pensée d'Aristote et de Buffon, si fortement établie par Bichat, malgré ses exagérations évidentes, sur la distinction capitale entre la vie organique et la vie animale, et qu'elle se rapporte entièrement à la seule vie végétative. Mais cette importante objection n'aboutirait qu'à faire ressortir avec une plus haute évidence toute la judicieuse profondeur de la définition proposée, en montrant combien elle repose sur une exacte appréciation de l'ensemble de la hiérarchie biologique. Car, il est incontestable que, dans l'immense majorité des êtres qui en jouissent, la vie animale ne constitue qu'un simple perfectionnement complémentaire, sur-ajouté, pour ainsi dire, à la vie organique ou fondamentale, et propre, soit à lui procurer des matériaux par une intelligente réaction sur le monde extérieur, suit même à préparer ou à faciliter ses actes par les sensations, les diverses locomotions, ou l'innervation, soit enfin à la mieux préserver des influences défavorables. Les animaux les plus élevés, et surtout l'homme, sont les seuls où cette relation générale puisse en quelque sorte paraître totalement intervertie, et chez lesquels la vie végétale doive sembler, au contraire, essentiellement destinée à entretenir la vie animale, devenue en apparence le but principal et le caractère prépondérant de l'existence organique. Mais, dans l'homme lui-même, cette admirable inversion de l'ordre général du monde vivant ne commence à devenir compréhensible qu'à l'aide d'un développement très notable de l'intelligence et de la sociabilité, qui tend de plus en plus à transformer artificiellement l'espèce en un seul individu, immense et éternel, doué d'une action constamment progressive sur la nature extérieure. C'est uniquement sous ce point de vue qu'on peut considérer avec justesse cette subordination volontaire et systématique de la vie végétale à la vie animale comme le type idéal vers lequel tend sans cesse l'humanité civilisée, quoiqu'il ne doive jamais être entièrement réalisé. Il suit de là que, pour la nouvelle science fondamentale dont je m'efforcerai, dans le volume suivant, de constituer enfin, sous le nom de physique sociale, le système philosophique, une telle notion devient convenable comme tendant à présenter sous une forme plus énergique l'ensemble des caractères distinctifs de la vie humaine proprement dite, et à indiquer d'un seul aspect le but général de notre espèce. Mais, en biologie pure, une semblable manière de voir ne serait certainement qu'une poétique exagération, dont la nature anti-scientifique conduirait nécessairement aux plus vicieuses conséquences philosophiques. Quoique le grand objet de la biologie soit sans doute, en dernière analyse, une exacte connaissance de l'homme, il ne faut pas oublier que, en réalité, c'est seulement dans l'état social, et même après une civilisation déjà très prolongée, que se manifestent, avec une éclatante évidence, les propriétés essentielles de l'humanité. La base et le germe de ces propriétés doivent incontestablement être empruntés à la science biologique par la science sociale, qui ne saurait trouver ailleurs son point de départ rationnel; mais l'étude directe et spéciale des lois de leur développement effectif ne pourrait, sans la plus déplorable confusion de doctrines et même de méthodes, être abandonnée à la biologie pure, comme je l'établirai soigneusement dans le volume suivant. Ainsi, même à l'égard de l'homme, la biologie, nécessairement limitée, par sa vraie nature philosophique, à l'étude exclusive de l'individu, doit maintenir rigoureusement la notion primordiale de la vie animale subordonnée à la vie végétale, comme loi générale du règne organique, et dont la seule exception apparente forme l'objet spécial d'une toute autre science fondamentale. Il faut enfin ajouter, à ce sujet, que, même dans les organismes supérieurs, où la vie animale est le plus développée, la vie organique, outre qu'elle en constitue à la fois la base et le but, reste encore la seule entièrement commune à tous les divers tissus dont ils sont composés, en même temps que, suivant la belle observation philosophique de Bichat, elle est aussi la seule qui s'exerce d'une manière nécessairement continue, la vie animale étant, au contraire, essentiellement intermittente. Tels sont les principaux motifs rationnels qui doivent finalement confirmer la définition éminemment philosophique de la vie introduite par M. de Blainville, tout en concevant néanmoins la considération de l'animalité, et même de l'humanité, comme l'objet le plus important de la biologie.

Cette exacte analyse préliminaire du phénomène général qui constitue le sujet invariable des spéculations biologiques, nous rendra maintenant beaucoup plus facile une définition nette et précise de la science elle-même, directement envisagée dans sa destination positive la plus complète et la plus étendue. Nous avons reconnu, en effet, que l'idée de vie suppose constamment la co-relation nécessaire de deux élémens indispensables, un organisme approprié et un milieu 21 convenable. C'est de l'action réciproque de ces deux élémens que résultent inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non-seulement animaux, comme on le pense d'ordinaire, mais aussi organiques. Il s'ensuit aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit consister à établir, pour tous les cas, d'après le moindre nombre possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces deux inséparables puissances du conflit vital et l'acte même qui le constitue, préalablement analysé; en un mot, à lier constamment, d'une manière non-seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée d'organe et de milieu avec l'idée de fonction. Au fond, cette seconde idée n'est pas moins double que la première: car, d'après la loi universelle de l'équivalence nécessaire entre la réaction et l'action, le système ambiant ne saurait modifier l'organisme sans que celui-ci n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante. La notion de fonction ou d'acte doit comprendre, en réalité, les deux résultats du conflit, mais avec cette distinction essentielle que, la modification organique étant, par sa nature, la seule vraiment importante en biologie, on néglige le plus souvent la réaction sur le milieu, d'où est résultée habituellement l'acception moins étendue du mot fonction, affecté seulement aux actes organiques, indépendamment de leurs conséquences externes. Toutefois, quand le milieu n'est point susceptible d'un renouvellement immédiat et facultatif, comme à l'égard du végétal ou de l'animal en repos, il devient évidemment indispensable au biologiste lui-même de prendre en sérieuse considération cette modification nécessaire du système ambiant, vu l'influence ultérieure qu'elle peut exercer sur l'organisme. Dans l'espèce humaine, surtout à l'état de société où elle est seulement susceptible de se développer, son action, dès lors collective, sur le monde extérieur, ne constitue-t-elle point un élément de son étude aussi essentiel que la propre modification de l'homme? Néanmoins, on doit reconnaître qu'une telle considération, envers chaque organisme, appartient bien plus à son histoire naturelle proprement dite qu'à sa physiologie, sauf la restriction que je viens d'indiquer. Il y aura donc peu d'inconvéniens à conserver ici au mot fonction sa signification la plus usitée, quoiqu'il fût plus rationnel de lui attribuer toute son extension philosophique, en l'employant à désigner l'ensemble des résultats de l'action réciproque continuellement exercée entre l'organisme et le milieu.

Note 21: (retour) Il serait superflu, j'espère, de motiver expressément l'usage fréquent que je ferai désormais, en biologie, du mot milieu, pour désigner spécialement, d'une manière nette et rapide, non-seulement le fluide où l'organisme est plongé, mais, en général, l'ensemble total des circonstances extérieures, d'un genre quelconque, nécessaires à l'existence de chaque organisme déterminé. Ceux qui auront suffisamment médité sur le rôle capital que doit remplir, dans toute biologie positive, l'idée correspondante, ne me reprocheront pas, sans doute, l'introduction de cette expression nouvelle. Quant à moi, la spontanéité avec laquelle elle s'est si souvent présentée sous ma plume, malgré ma constante aversion pour le néologisme systématique, ne me permet guère de douter que ce terme abstrait ne manquât réellement jusqu'ici à la science des corps vivans.

D'après les notions précédentes, la biologie positive doit donc être envisagée comme ayant pour destination générale de rattacher constamment l'un à l'autre, dans chaque cas déterminé, le point de vue anatomique et le point de vue physiologique, ou, en d'autres termes, l'état statique et l'état dynamique. Cette relation perpétuelle constitue son vrai caractère philosophique. Placé dans un système donné de circonstances extérieures, un organisme défini doit toujours agir d'une manière nécessairement déterminée; et, en sens inverse, la même action ne saurait être identiquement produite par des organismes vraiment distincts. Il y a donc lieu à conclure alternativement, ou l'acte d'après le sujet, ou l'agent d'après l'acte. Le système ambiant étant toujours censé préalablement bien connu, d'après l'ensemble des autres sciences fondamentales, on voit ainsi que le double problème biologique peut être posé, suivant l'énoncé le plus mathématique possible, en ces termes généraux: étant donné l'organe ou la modification organique, trouver la fonction ou l'acte, et réciproquement. Une telle définition me paraît satisfaire évidemment aux principales conditions philosophiques de la science biologique. Elle me semble propre surtout à faire hautement ressortir ce but nécessaire de prévision rationnelle, que j'ai tant représenté, dans les diverses parties de cet ouvrage, comme la destination caractéristique de toute science réelle, opposée à la simple érudition. Car, elle indique clairement que la vraie biologie doit tendre à nous permettre de toujours prévoir comment agira, dans des circonstances données, tel organisme déterminé, ou par quel état organique a pu être produit tel acte accompli.

Sans doute, vu l'extrême imperfection de la science, due nécessairement à son immense complication, cette divination rationnelle peut rarement, surtout aujourd'hui, être exercée d'une manière à la fois sûre et étendue. Mais tel n'en est pas moins le but évident de la biologie, quoique cette science, comme toute autre, et même plus qu'aucune autre, doive éternellement rester plus ou moins inférieure à sa destination philosophique, terme idéal qui, à l'égard d'une science quelconque, est strictement indispensable pour diriger sans hésitation, dans la voie d'une positivité systématique, les travaux partiels de tous ceux qui la cultivent. Cet office fondamental doit avoir, par sa nature, encore plus d'importance envers une science que l'immensité de ses inextricables détails expose nécessairement plus qu'aucune autre à la stérile et déplorable dispersion des efforts intellectuels sur d'oiseuses et incohérentes recherches secondaires. Pour vérifier la rationnalité d'une telle destination générale de la biologie, il n'est nullement indispensable que ce but soit toujours atteint, ni même qu'il le soit le plus souvent: il suffit que, de l'aveu de tous, les points de doctrine à l'égard desquels il a pu être jusqu'ici plus ou moins complétement réalisé constituent les parties de la science les plus parfaites; or, c'est ce que personne, sans doute, ne contestera.

Ma définition de la science biologique s'écarte beaucoup, il est vrai, des habitudes actuelles, en ce qu'elle a peu d'égards à la distinction vulgaire entre l'anatomie et la physiologie, qui s'y trouvent intimement combinées. Je dois à ce sujet directement avouer avec franchise que, ni sous le point de vue dogmatique, ni sous l'aspect historique, je ne reconnais de motifs suffisans pour maintenir la séparation ordinaire entre ces deux faces, rationnellement inséparables à mes yeux, d'un problème unique. D'une part, en effet, s'il ne peut évidemment exister de saine physiologie isolée de l'anatomie, n'est-il pas réciproquement tout aussi certain que, sans la physiologie, l'anatomie n'aurait aucun vrai caractère scientifique, et serait même le plus souvent inintelligible? Les considérations d'usages éclairent autant celles de structure qu'elles en sont éclairées. En second lieu, l'origine historique de cette vicieuse séparation me semble démontrer clairement qu'elle n'est qu'un résultat passager de l'enfance de la science biologique; car, elle est uniquement provenue de ce que la physiologie proprement dite faisait autrefois partie du système universel de la philosophie métaphysique, quelque disposés que nous soyons aujourd'hui à oublier un état encore si rapproché. C'est d'abord par les seules considérations anatomiques, comme plus simples et plus faciles, que cette vaine philosophie a été à cet égard discréditée, et que la positivité a commencé à s'introduire en biologie; en sorte qu'une telle distinction n'avait réellement d'autre office primitif que de séparer nettement entre elles la partie positive et la partie métaphysique de l'étude des corps vivans, comme on le voit encore dans les écoles arriérées. Depuis que l'accomplissement graduel de cette grande révolution intellectuelle a commencé aussi à convertir la physiologie elle-même en une véritable science, il n'existe plus aucun motif légitime d'une séparation qui ne se prolonge encore que par un usage irréfléchi, ou par une fausse interprétation philosophique d'une situation transitoire. Il est d'ailleurs assez évident désormais que cette division momentanée tend, de jour en jour, à s'effacer complétement. Au reste, je dois naturellement revenir, à la fin de ce discours, sur la véritable appréciation définitive d'une telle division.

D'après les explications antérieures, on doit remarquer, en outre, que non-seulement ma définition de la biologie ne sépare point, d'avec la physiologie proprement dite, la simple anatomie, mais qu'elle y joint même nécessairement une autre partie essentielle, dont la nature est jusqu'ici peu connue. En effet, si l'idée de vie est réellement inséparable de celle d'organisation, l'une et l'autre ne sauraient s'isoler davantage, comme je l'ai établi, de celle d'un milieu spécial en relation déterminée avec elles. Il en résulte donc un troisième aspect élémentaire, non moins indispensable, du sujet fondamental de la biologie, savoir la théorie générale des milieux organiques, et de leur action sur l'organisme, envisagée d'une manière abstraite. Les philosophes naturistes de l'Allemagne contemporaine ont eu, ce me semble, un sentiment confus, mais irrécusable, de cette nouvelle partie essentielle, lorsqu'ils ont ébauché leur célèbre conception d'une sorte de règne intermédiaire, composé de l'air et de l'eau, servant de lien général entre le monde inorganique et le monde organique. Toutefois, personne ne me paraît en avoir nettement conçu une juste idée avant M. de Blainville, qui, le premier, a directement tenté de l'introduire, dans son grand cours de physiologie ci-dessus mentionné, sous le nom très expressif d'étude des modificateurs externes, soit généraux, soit spéciaux. Malheureusement, cette partie, qui, après l'anatomie proprement dite, constitue le préliminaire général le plus indispensable de la biologie définitive, est encore tellement imparfaite et même si peu caractérisée que la plupart des physiologistes actuels n'en soupçonnent pas l'existence distincte et nécessaire.

Pour apprécier convenablement la destination philosophique de la biologie, telle que je l'ai définie, il faut ajouter enfin que cette relation permanente entre les idées d'organisation et les idées de vie doit être, autant que possible, établie d'après les lois fondamentales du monde inorganique, convenablement modifiées par les propriétés spéciales des tissus vivans. Il est clair, en effet, que, toutes les fois qu'il se produit, dans l'organisme, un acte vraiment mécanique, physique, ou chimique, ce qui a fréquemment lieu, l'explication d'un tel phénomène serait radicalement imparfaite si l'on ne la rattachait point aux lois générales des phénomènes analogues, qui doivent nécessairement s'y vérifier, quelle que soit d'ailleurs la difficulté d'y réaliser leur exacte application. On doit, du reste, soigneusement éviter de pousser jusqu'à une irrationnelle exagération cette tendance philosophique; car, un grand nombre de phénomènes vitaux ne pouvant, par leur nature, avoir réellement aucun analogue parmi les phénomènes inorganiques, il serait manifestement absurde de chercher dans ces derniers les bases positives de la théorie des premiers. La saine biologie ne peut alors que saisir, dans les phénomènes vitaux eux-mêmes, le plus fondamental de tous, afin d'y rattacher les autres, conformément à l'esprit général de toute véritable explication scientifique. À cet égard, la grande distinction de la vie en organique et animale doit avoir nécessairement une extrême importance, comme j'aurai lieu de le développer dans les leçons suivantes. Car, en principe, tous les actes de la vie organique sont essentiellement physiques et chimiques, ce qui ne saurait être pour les actes de la vie animale, du moins à l'égard des phénomènes primordiaux, et surtout en ce qui concerne les fonctions nerveuses et cérébrales. Les uns sont donc susceptibles, par leur nature, d'un ordre plus parfait d'explications, que les autres ne comportent pas, ainsi que je l'établirai ultérieurement d'une manière spéciale.

La définition que j'ai proposée pour la science biologique, conduit d'elle-même à caractériser avec précision, non-seulement l'objet de la science, ou la nature propre de ses recherches, mais aussi son sujet, c'est-à-dire, le champ qu'elle doit embrasser. Car, d'après cette formule générale, ce n'est pas simplement dans un organisme unique, mais essentiellement dans tous les organismes connus, et même possibles, que la biologie philosophique doit s'efforcer d'établir cette harmonie constante et nécessaire entre le point de vue anatomique et le point de vue physiologique. J'examinerai directement plus bas l'importance vraiment fondamentale de cette extension totale de la biologie à l'ensemble de son vaste domaine, en montrant qu'il ne peut exister, dans une telle science, de notions pleinement satisfaisantes que celles qui sont réellement communes à la hiérarchie entière des êtres vivans, y compris non-seulement tous les animaux, mais encore, et même plus spécialement à plusieurs titres, les végétaux. Du reste, afin de maintenir avec soin, sous la forme la plus explicite, cette parfaite unité du sujet, qui constitue une des principales beautés philosophiques de la biologie, il convient d'ajouter ici que, malgré cette apparence d'une diversité presque indéfinie, l'étude de l'homme doit toujours hautement dominer le système complet de la science biologique, soit comme point de départ, soit comme but. En effet, un esprit philosophique ne saurait, à vrai dire, étudier spécialement aucun autre organisme que dans l'espoir rationnel des lumières indispensables qui doivent nécessairement en résulter pour une plus exacte connaissance de l'homme lui-même. D'un autre côté, la notion générale de l'homme étant, par sa nature, la seule immédiate, elle constitue inévitablement la seule unité fondamentale d'après laquelle nous puissions apprécier, à un degré plus ou moins exact, tous les autres systèmes organiques; c'est uniquement là que le point de vue essentiel de la philosophie primitive doit être convenablement maintenu par une philosophie plus profonde. Telle est donc la solidarité nécessaire de toutes les parties de la science biologique, malgré l'imposante immensité de son domaine rationnel.

Après avoir ainsi nettement caractérisé le but et l'objet de la biologie, et circonscrit exactement le champ général de ses recherches, nous pourrons procéder, d'une manière plus sommaire, et néanmoins satisfaisante, à l'examen philosophique de ses divers autres aspects essentiels. Nous devons, à cet effet, considérer maintenant, en premier lieu, la vraie nature des moyens fondamentaux d'investigation qui lui sont propres.

La loi philosophique que j'ai établie, dans le volume précédent, sur l'inévitable accroissement général de nos ressources scientifiques à mesure que la nature des phénomènes étudiés se complique davantage, se vérifie ici de la manière la moins équivoque. Si, d'un côté, les phénomènes biologiques sont incomparablement plus compliqués que tous les précédens, d'une autre part, et comme suite naturelle de cette complication supérieure, ainsi que nous allons le constater, leur étude comporte nécessairement l'ensemble le plus étendu de moyens intellectuels, dont plusieurs essentiellement nouveaux, et développe dans l'esprit humain des facultés pour ainsi dire inactives jusqu'alors, ou que du moins les autres sciences fondamentales ne pouvaient offrir qu'à l'état rudimentaire, malgré l'invariable unité de la méthode positive. Je ne dois point envisager ici, quelle que soit, en réalité, leur extrême importance, les moyens rationnels qui résultent immédiatement, pour la science biologique, de sa relation philosophique avec le système des sciences antérieures, soit quant à la méthode, ou à la doctrine; ils seront naturellement ci-après le sujet d'un examen spécial, en traitant de la vraie position de la biologie dans ma hiérarchie encyclopédique. En ce moment, je ne dois m'occuper que des moyens essentiels d'exploration directe et d'analyse des phénomènes, qui appartiennent à cette nouvelle branche fondamentale de la philosophie naturelle.

Parmi les trois modes principaux que j'ai distingués, en général, dans l'art d'observer, le premier et le plus fondamental de tous, l'observation proprement dite, acquiert évidemment en biologie une extension supérieure. Nous avons déjà reconnu, dans la première partie de ce volume, que, à partir des phénomènes chimiques, le sujet de la philosophie naturelle devient nécessairement susceptible d'exploration immédiate par l'ensemble de tous nos sens, jusqu'alors plus ou moins incomplètement applicable. Tant que les recherches scientifiques se bornent à des phénomènes très généraux, et par cela même fort simples, comme en physique, en astronomie surtout, et éminemment en mathématique, on ne doit éprouver aucun inconvénient réel à être nécessairement réduit à l'emploi de deux ou trois sens, ou même d'un seul; et ces sciences, malgré cette apparente infériorité de moyens matériels, n'en constituent pas moins, comme nous l'avons pleinement établi jusqu'ici, vu l'extrême simplicité de leur sujet, les parties incomparablement les plus parfaites de la philosophie naturelle. Mais il n'en serait plus ainsi à l'égard des phénomènes chimiques, et, à plus forte raison, envers les phénomènes biologiques. Aussi ces deux nouvelles catégories comportent-elles directement, par leur nature, l'emploi combiné des cinq sens. La biologie présente, sous cet aspect, comparativement à la chimie elle-même, un accroissement très important et non moins nécessaire.

Il consiste d'abord dans l'usage des appareils artificiels destinés à perfectionner les sensations naturelles, surtout en ce qui concerne la vision. Malgré les remontrances, justes quoique exagérées, de M. Raspail à ce sujet, il est certain que de tels appareils seront toujours peu employés par les chimistes, parce que la nature des phénomènes chimiques ne permet guère d'en concevoir aucune application générale fort importante. Ils sont, au contraire, éminemment propres à améliorer l'exploration biologique, quelque sages précautions qu'y exige d'ailleurs leur emploi, si aisément illusoire, et nonobstant l'abus qui en a souvent été fait, ou l'importance démesurée qu'on leur a trop fréquemment accordée. Sous le point de vue statique surtout, ils permettent de mieux apprécier une structure, dont les détails les moins perceptibles peuvent acquérir, à tant d'égards, une importance capitale. Même sous le point de vue dynamique, quoiqu'ils y soient bien moins efficaces, ils conduisent quelquefois à observer directement le jeu élémentaire des moindres parties organiques, base ordinaire des principaux phénomènes vitaux. Jusqu'à présent, ces perfectionnemens artificiels sont essentiellement bornés à la vision, qui continue à être ici, comme pour tous les autres phénomènes, le fondement essentiel de l'observation scientifique. On doit néanmoins remarquer avec intérêt les appareils imaginés de nos jours pour le perfectionnement de l'audition, et qui, primitivement destinés aux explorations pathologiques, conviennent également à l'étude de l'organisme dans l'état normal. Quoique grossiers encore, et nullement comparables aux appareils microscopiques, ces instrumens peuvent néanmoins donner une idée des améliorations que comportera sans doute ultérieurement l'audition artificielle. Il faut même concevoir, par analogie, que tous les autres sens, sans en excepter le toucher, seraient très probablement susceptibles de donner lieu à de semblables artifices, qui pourront être un jour suggérés à l'inquiète sagacité des explorateurs par une théorie plus rationnelle et plus complète des sensations correspondantes, ce qui achèverait le système, à peine ébauché, de nos moyens factices d'observation directe.

En second lieu, les ressources fondamentales de l'observation biologique sont supérieures à celles de l'observation chimique sous un autre aspect encore plus capital, et plus nécessairement inhérent à la nature propre des phénomènes. Car, d'après la vraie position relative des deux sciences, le biologiste peut, évidemment, disposer de l'ensemble des procédés chimiques, comme d'une sorte de faculté nouvelle, pour perfectionner l'exploration préliminaire du sujet de ses recherches. Un tel moyen serait, par sa nature, radicalement interdit au chimiste, pour lequel son usage constituerait directement un cercle vicieux fondamental, puisqu'on supposerait ainsi réellement accomplie l'étude même qu'on entreprend. Les caractères purement physiques sont les seuls admissibles dans la définition préalable des corps dont le chimiste s'occupe, en vertu de l'antériorité scientifique de la physique comparée à la chimie: il ne connaîtra leurs propriétés chimiques qu'après l'entière solution de ses problèmes, et, en conséquence, il ne saurait les ranger parmi ses données, quoique une exposition peu rationnelle tende ordinairement à déguiser une telle nécessité, que les recherches effectives mettent toujours en pleine évidence. Pour le biologiste, au contraire, la chimie devant être tout aussi connue que la physique, il peut employer l'une et l'autre science à l'éclaircissement préliminaire de son sujet propre, conformément à cette règle philosophique évidente que toute doctrine peut être convertie en une méthode à l'égard de celles qui la suivent dans la vraie hiérarchie scientifique, et jamais envers celles qui l'y précèdent 22. La biologie commence aujourd'hui à utiliser, quoique très imparfaitement encore, cette importante propriété fondamentale, compensation nécessaire, bien qu'insuffisante, de la complication supérieure de ses phénomènes. C'est surtout dans les observations anatomiques, ainsi qu'il eût été facile de le prévoir, que l'on a fait déjà, à un certain degré, un heureux usage des procédés chimiques pour mieux caractériser les divers tissus élémentaires et les principaux produits de l'organisme, en suivant, à cet égard comme à tant d'autres, les lumineuses indications de Bichat. Quoique les observations physiologiques proprement dites comportent beaucoup moins, par leur nature, l'emploi d'un tel moyen, il peut cependant y être aussi d'une efficacité réelle et notable. Il est, du reste, sous-entendu que, dans l'un ou l'autre cas, ce genre d'exploration doit être, comme tout autre, toujours soigneusement subordonné aux maximes générales de la saine philosophie biologique; en sorte que, par exemple, il faut savoir éviter ces minutieux détails numériques qui surchargent trop souvent les analyses chimiques des tissus organiques, et qui sont radicalement incompatibles avec le véritable esprit de la science des corps vivans. Enfin, pour achever de caractériser sommairement l'accroissement des moyens élémentaires d'observation proprement dite en biologie, il ne faut pas négliger de noter que les substances qui composent immédiatement les corps organisés sont, presque toujours, par leur nature, plus ou moins alibiles; d'où il résulte que l'examen des effets alimentaires peut souvent devenir, mais sous le seul point de vue anatomique, un utile complément des autres procédés d'exploration, surtout de l'exploration chimique et de la gustation, dont il constitue, pour ainsi dire, un appendice naturel. Bichat, qui, le premier, en a introduit l'usage, l'a plusieurs fois très heureusement employé, pour suppléer à l'absence ou à l'imperfection des épreuves chimiques.

Note 22: (retour) Il peut être utile de remarquer, à ce sujet, que cette règle est souvent méconnue, sous un rapport grave, dans l'exposition dogmatique de la biologie actuelle. Bichat, dans son immortel Traité d'Anatomie générale, a consacré l'usage peu rationnel de comprendre les propriétés physiologiques elles-mêmes parmi les caractères essentiels destinés à définir chaque tissu, au même titre que les caractères physiques, chimiques, et purement anatomiques, ce qui constitue, ce me semble, un véritable cercle vicieux. On ne saurait concevoir, sans doute, que deux tissus, identiques sous tous les divers aspects statiques, pussent différer physiologiquement, en sorte qu'une telle addition serait au moins superflue. Mais, en outre, elle me paraît tendre directement à faire méconnaître le véritable esprit de la science biologique, qui consiste précisément, comme je l'ai établi, à conclure l'état dynamique de l'état statique, ou réciproquement, tandis qu'un tel usage mêle confusément les inconnues du problème avec les données. On peut vérifier aisément cette critique, en considérant que si ces notions dynamiques, mal à propos introduites, pour chaque tissu, parmi les notions purement statiques, n'étaient pas toujours nécessairement incomplètes, la physiologie se trouverait ainsi graduellement absorbée, en ce qu'elle a de plus capital, par la simple anatomie, qui, par sa nature, n'en saurait être qu'un préliminaire indispensable. En un mot, cette disposition est, en elle-même, aussi irrationnelle que celle des chimistes qui emploieraient les propriétés chimiques à caractériser les corps dont ils s'occupent.

Considérons maintenant le second mode fondamental d'investigation biologique, c'est-à-dire, l'expérimentation proprement dite, qui s'applique nécessairement, d'une manière plus spéciale, aux phénomènes purement physiologiques, et dont l'exacte appréciation philosophique est d'une importance capitale, en même temps que d'une plus grande difficulté, surtout à cause des notions vicieuses qu'on s'en forme encore habituellement.

En examinant, sous un point de vue général, les conditions essentielles d'une expérimentation rationnelle, j'ai déjà établi, à ce sujet, dans la vingt-huitième leçon et dans la trente-cinquième, que, parmi tous les ordres de phénomènes, les phénomènes physiques sont ceux qui, par leur nature, doivent le mieux comporter un tel genre d'exploration. Ils sont assez complexes, et par suite assez variés, pour permettre, et même pour exiger, l'application la plus étendue de l'art expérimental; et, néanmoins, en vertu de leur grande généralité, de leur simplicité relative, et de l'extrême diversité des circonstances compatibles avec leur production, les expériences peuvent y être instituées de la manière la plus satisfaisante. Aussitôt qu'on s'écarte de cet heureux ensemble de caractères, en passant à des phénomènes plus particuliers et plus compliqués, l'usage de l'expérimentation devient nécessairement de moins en moins décisif. Même à l'égard des phénomènes chimiques, nous avons reconnu qu'ils présentent, sous ce rapport, de grandes difficultés fondamentales, et que l'emploi des expériences ne semble y être si étendu que par suite d'une disposition peu philosophique, trop commune aujourd'hui, à confondre l'observation d'un phénomène artificiel avec une véritable expérimentation. Toutefois, l'art expérimental proprement dit offre encore à la chimie une ressource capitale. Mais, dans l'étude des corps vivans, la nature des phénomènes me paraît opposer directement des obstacles presque insurmontables à toute large et féconde application d'un tel procédé; ou, du moins, c'est par des moyens d'un autre ordre que doit être surtout poursuivi le perfectionnement essentiel de la science biologique.

Une expérimentation quelconque est toujours destinée à découvrir suivant quelles lois chacune des influences déterminantes ou modificatrices d'un phénomène participe à son accomplissement; et elle consiste, en général, à introduire, dans chaque condition proposée, un changement bien défini, afin d'apprécier directement la variation correspondante du phénomène lui-même. L'entière rationnalité d'un tel artifice et son succès irrécusable reposent évidemment sur ces deux suppositions fondamentales: 1º. que le changement introduit soit pleinement compatible avec l'existence du phénomène étudié, sans quoi la réponse serait purement négative; 2º. que les deux cas comparés ne diffèrent exactement que sous un seul point de vue, car autrement l'interprétation, quoique directe, serait essentiellement équivoque. Or, la nature des phénomènes biologiques doit rendre presque impossible une suffisante réalisation de ces deux conditions préliminaires, et surtout de la seconde. Nous avons établi, en effet, que ces phénomènes exigent nécessairement le concours indispensable d'un grand nombre d'influences distinctes, tant extérieures qu'intérieures, qui, malgré leur diversité, sont étroitement liées entre elles, et dont l'harmonie ne saurait persister, au degré convenable qu'entre certaines limites de variation plus ou moins étendues. Rien n'est donc plus facile, sans doute, que de troubler, de suspendre, ou même de faire entièrement cesser, l'accomplissement de tels phénomènes; mais, au contraire, nous devons éprouver les plus grandes difficultés à y introduire une perturbation exactement déterminée, soit quant au genre, soit, à plus forte raison, quant au degré. Trop prononcée, elle empêcherait le phénomène; trop faible, elle ne caractériserait point assez le cas artificiel. D'un autre côté, lors même qu'elle a pu être primitivement restreinte à la modification directe d'une seule des conditions du phénomène, elle affecte nécessairement presqu'aussitôt la plupart des autres, en vertu de leur consensus universel. À la vérité, cette inévitable perturbation indirecte peut quelquefois n'exercer, sur certains phénomènes, qu'une influence réellement négligeable; et c'est ce qui a permis, en plusieurs occasions, très importantes quoique fort rares, une judicieuse application de l'art expérimental aux recherches biologiques. Mais, à l'égard même des questions qui comportent effectivement, à un degré suffisant, un tel mode d'examen, l'institution rationnelle des expériences présente des difficultés capitales, qui ne sauraient être surmontées que par un esprit très philosophique, procédant, avec une extrême circonspection, d'après une étude préalable, convenablement approfondie, de l'ensemble du sujet à explorer. Aussi, sauf un petit nombre d'heureuses exceptions, les expériences physiologiques ont-elles jusqu'ici suscité ordinairement des embarras scientifiques supérieurs à ceux qu'elles se proposaient de lever, sans parler, d'ailleurs, de celles, plus multipliées encore, qui n'avaient réellement aucun but bien défini, et qui n'ont abouti qu'à encombrer la science de détails oiseux et incohérens.

Pour compléter, sous le point de vue philosophique de ce Traité, cette sommaire appréciation de l'expérimentation biologique proprement dite, je crois devoir y introduire une nouvelle considération générale, qui pourrait contribuer à mieux diriger désormais l'emploi d'un tel moyen. En effet, les phénomènes vitaux dépendent, par leur nature, de deux ordres bien distincts de conditions fondamentales, les unes relatives à l'organisme lui-même, les autres au système ambiant. De là, ce me semble, résultent nécessairement deux modes nettement différens d'appliquer à ces phénomènes la méthode expérimentale, en introduisant, tantôt dans l'organisme, et tantôt dans le milieu, des perturbations déterminées. L'altération du milieu tend constamment, il est vrai, à troubler l'organisme, en sorte qu'une telle division peut paraître impraticable; mais il faut considérer que l'étude de cette réaction constituerait elle-même une partie essentielle de l'analyse proposée, indépendamment de l'exploration directe des effets purement physiologiques, ce qui permet évidemment de maintenir une semblable distinction.

Jusqu'ici les principales séries d'expériences tentées en biologie, appartiennent presque exclusivement à la première de ces deux catégories générales, c'est-à-dire qu'elles sont essentiellement relatives à une perturbation artificielle de l'organisme et non du milieu, sans qu'on se soit, d'ailleurs, expressément occupé le plus souvent de maintenir le milieu dans un état invariable. Or, il importe de remarquer, en principe, que ce mode d'expérimentation doit précisément être, d'ordinaire, le moins rationnel, parce qu'il est beaucoup plus difficile d'y satisfaire convenablement aux conditions fondamentales ci-dessus rappelées. En effet, la vie est bien moins compatible avec l'altération des organes qu'avec celle du système ambiant; et, de plus, le consensus des différens organes entre eux est tout autrement intime que leur harmonie avec le milieu. Sous l'un et l'autre aspect, on ne saurait ordinairement imaginer, en ce genre d'expériences moins susceptibles d'un vrai succès scientifique que celles de vivisection, qui ont été néanmoins les plus fréquentes. La mort, plus ou moins prochaine et souvent rapide, qu'elles déterminent presque toujours dans un système éminemment indivisible, et le trouble universel que l'ensemble de l'économie organique en éprouve immédiatement, les rendent, en général, plus spécialement impropres à procurer aucune solution positive. Je fais, d'ailleurs, ici complétement abstraction de l'évidente considération sociale qui, non-seulement à l'égard de l'homme, mais aussi envers les animaux (sur lesquels nous ne saurions, sans doute, nous reconnaître des droits absolument illimités), doit faire hautement réprouver cette légèreté déplorable qui laisse contracter à la jeunesse des habitudes de cruauté, aussi radicalement funestes à son développement moral que profondément inutiles, pour ne pas dire davantage, à son développement intellectuel.

La seconde classe essentielle d'expériences physiologiques, où, sans affecter directement les organes, on modifie seulement, sous un point de vue déterminé, le système des circonstances extérieures, me paraît constituer, en général, le mode d'expérimentation le mieux approprié à la nature des phénomènes vitaux, quoiqu'il ait été jusqu'à présent à peine employé, si ce n'est, par exemple, dans quelques recherches fort incomplètes sur l'action des atmosphères artificielles, sur l'influence comparative de différentes sortes d'alimentation, etc. Alors, en effet, on est évidemment beaucoup plus maître de circonscrire, avec une exactitude scientifique, la perturbation factice dont il s'agit d'apprécier l'influence physiologique, et qui porte sur un système susceptible d'une bien plus complète connaissance. En même temps, son action sur l'organisme, quoique assez prononcée pour rester aisément appréciable, peut être ménagée de telle manière que le trouble général de l'économie vienne beaucoup moins altérer l'observation spéciale de l'effet principal. Il faut ajouter enfin que toute expérimentation de ce genre comporte bien davantage une suspension volontaire, qui permet de rétablir l'état normal, à la seule condition, bien plus facile à remplir, de n'avoir produit dans l'organisme aucune modification profonde et durable. Or, cette dernière propriété, qui ne saurait guère appartenir au premier mode d'expérimentation, est éminemment favorable à la rationnalité des inductions, en rendant le parallèle plus direct et plus parfait. Car, lorsque l'organisme a été directement modifié, et surtout dans les expériences de vivisection, la comparaison entre le cas artificiel et le cas naturel, outre les causes essentielles d'incertitude propres à une telle méthode, est ordinairement exposée, par suite même de la violence du procédé, à cette nouvelle chance d'erreur que l'état normal se juge sur un individu et sa perturbation sur un autre, souvent pris au hasard. Le parallèle peut, sans doute, être beaucoup plus juste dans le second mode d'expérimentation, qui permet d'apprécier les deux états sur le même individu. Il est satisfaisant de reconnaître, par un tel ensemble de motifs, que le genre d'expériences le moins violent doive nécessairement être aussi le plus instructif.

En considérant l'application générale de la méthode expérimentale proprement dite aux divers organismes de la série biologique, la nature des difficultés essentielles change beaucoup plus que leur intensité réelle, qui néanmoins n'est pas toujours la même. Plus l'organisme est élevé, plus il devient artificiellement modifiable, soit par l'altération directe d'un ensemble de conditions organiques plus compliqué, soit d'après les changemens plus variés d'un système plus étendu d'influences extérieures. Sous ce point de vue, le champ de l'expérimentation physiologique, dans l'un ou l'autre de ces deux modes fondamentaux, acquiert une extension croissante, à mesure qu'on remonte la hiérarchie biologique. Mais, d'un autre côté, la difficulté d'une rationnelle institution des expériences augmente proportionnellement, par une suite non moins nécessaire des mêmes caractères; en sorte que, à mon avis, la facilité d'expérimenter est dès lors plus que compensée, pour le vrai perfectionnement de la science, par l'extrême embarras qu'on éprouve à le faire avec succès. Quand il s'agit, au contraire, d'organismes inférieurs, des organes plus simples et moins variés, liés entre eux par un consensus moins intime, et en même temps un milieu moins complexe et mieux défini, présentent à la saine expérimentation biologique un ensemble de conditions évidemment plus favorable, quoique, sous un autre aspect, son domaine y doive être, par cela même, plus restreint, surtout à l'égard des circonstances extérieures, dont les variations admissibles sont plus limitées; il faut d'ailleurs considérer qu'on s'éloigne alors extrêmement de l'unité fondamentale de la biologie, c'est-à-dire du type humain, ce qui doit rendre le jugement plus incertain, principalement en ce qui concerne les phénomènes de la vie animale. Néanmoins, quelque équivalens que paraissent, pour les divers organismes, les différens obstacles fondamentaux à une large et satisfaisante application de la méthode expérimentale, il me semble incontestable, en dernière analyse, que cette méthode devient d'autant plus convenable que l'on descend davantage dans la hiérarchie biologique, parce qu'on est dès lors moins éloigné de la constitution scientifique propre à la physique inorganique, à laquelle l'art des expériences est, à mes yeux, par sa nature, essentiellement destiné.

Malgré cette sévère appréciation philosophique de l'art expérimental appliqué aux recherches physiologiques, personne ne conclura, j'espère, que je veuille, d'une manière absolue, condamner son usage en biologie, lorsqu'on a pu parvenir à réaliser, à un degré suffisant, le difficile accomplissement de l'ensemble si complexe des conditions variées qu'il exige. Il faudrait, sans doute, être égaré par de bien puissantes préoccupations pour ne pas sentir vivement le profond mérite et la haute importance scientifique des expériences si simples de Harvey sur la circulation, de la lumineuse série d'essais de Haller sur l'irritabilité, d'une partie des expériences remarquables de Spallanzani sur la digestion et sur la génération, du bel ensemble de recherches expérimentales de Bichat sur la triple harmonie entre le coeur, le cerveau, et le poumon dans les animaux supérieurs, des belles expériences de Legallois sur la chaleur animale, etc., et de plusieurs autres tentatives analogues, qui, vu l'immense difficulté du sujet, peuvent rivaliser, pour ainsi dire, avec ce que la physique proprement dite nous présente de plus parfait. Le soin que j'ai pris ici d'indiquer sommairement quelques nouvelles vues philosophiques relatives au perfectionnement général de l'expérimentation biologique, doit, ce me semble, suffisamment constater que je regarde l'art expérimental comme pouvant, en effet, concourir efficacement aux vrais progrès ultérieurs de l'étude des corps vivans. Mais, je devais néanmoins, contribuer, autant qu'il est en moi, à rectifier les notions fausses ou exagérées qu'on se forme communément aujourd'hui d'une telle méthode, vers laquelle son apparente facilité tend à entraîner presque exclusivement les esprits, et qui est si loin toutefois de constituer le mode général d'exploration le mieux approprié à la nature des phénomènes biologiques. Il faut maintenant, afin que cette importante question soit convenablement envisagée dans son ensemble, ajouter ici encore une nouvelle considération capitale, sur la haute destination scientifique de l'exploration pathologique, envisagée comme offrant, pour la biologie, d'une manière bien plus satisfaisante, le véritable équivalent général de l'expérimentation proprement dite.

Suivant une remarque déjà indiquée dès le volume précédent, le vrai caractère de la saine expérimentation scientifique ne saurait consister dans l'institution artificielle des circonstances d'un phénomène quelconque; mais il résulte surtout du choix rationnel des cas, d'ailleurs naturels ou factices, les plus propres à mettre en évidence la marche essentielle du phénomène proposé. Les dispositions établies par notre intervention volontaire n'ont jamais de valeur scientifique que comme devant mieux satisfaire à cette seule condition essentielle, envers les phénomènes d'après lesquels s'est formée, à ce sujet, notre éducation philosophique, c'est-à-dire, les phénomènes inorganiques. Mais, si, au contraire, il pouvait arriver, dans un sujet quelconque de recherches positives, que l'exploration des cas artificiels fût nécessairement plus inextricable, et que, en sens inverse, certains cas naturels heureusement choisis s'adaptassent spécialement à une plus lucide analyse, ce serait, évidemment, prendre le moyen pour le but, et sacrifier puérilement le fond à la forme, que de persister alors, avec une obstination routinière, à préférer l'expérience proprement dite à une observation ainsi caractérisée: une semblable prédilection deviendrait aussitôt directement contraire au vrai principe philosophique de la méthode expérimentale elle-même. Or, une telle hypothèse se réalise complétement à l'égard des phénomènes physiologiques. Autant leur nature se refuse, en général, comme nous venons de le reconnaître, à l'expérimentation purement artificielle, autant elle comporte éminemment l'usage le plus étendu et le plus heureux de cette sorte d'expérimentation spontanée, qui résulte inévitablement d'une judicieuse comparaison entre les divers états anormaux de l'organisme et son état normal. C'est ce qu'on peut aisément établir.

Quelle est, en réalité, la propriété essentielle de toute expérience directe? C'est, sans doute, d'altérer l'état naturel de l'organisme, de façon à présenter sous un aspect plus évident l'influence propre à chacune des conditions de ses différens phénomènes. Or, le même but n'est-il pas nécessairement atteint, d'une manière beaucoup plus satisfaisante et d'ailleurs non moins étendue, par l'observation des maladies, considérées sous un simple point de vue scientifique? Suivant le principe éminemment philosophique qui sert désormais de base générale et directe à la pathologie positive, et dont nous devons l'établissement définitif au génie hardi et persévérant de notre illustre concitoyen M. Broussais 23, l'état pathologique ne diffère point radicalement de l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque, qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des limites de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un certain degré, leurs analogues purement physiologiques. Par une suite nécessaire de ce principe, la notion exacte et rationnelle de l'état physiologique doit donc fournir, sans doute, l'indispensable point de départ de toute saine théorie pathologique; mais il en résulte, d'une manière non moins évidente, que, réciproquement, l'examen scientifique des phénomènes pathologiques est éminemment propre à perfectionner les études uniquement relatives à l'état normal. Un tel mode d'expérimentation, quoique indirect, est, en général, mieux adapté qu'aucun autre à la vraie nature des phénomènes biologiques. Au fond, une expérience proprement dite sur un corps vivant, est-elle réellement autre chose qu'une maladie plus ou moins violente, brusquement produite par une intervention artificielle? Or, ces circonstances, qui seules distinguent ces altérations factices des dérangemens naturels qu'éprouve spontanément l'organisme par une suite inévitable du système si complexe et de l'harmonie si étroite de ses diverses conditions d'existence normale, ne sauraient, sans doute, être regardées comme favorables, en elles-mêmes, à une saine exploration scientifique, qui doit en éprouver, au contraire, un immense surcroît de difficulté. L'invasion successive d'une maladie, le passage lent et graduel d'un état presque entièrement normal à un état pathologique pleinement caractérisé, loin de constituer, pour la science, d'inutiles préliminaires, peuvent déjà offrir, évidemment, par eux-mêmes, d'inappréciables documens au biologiste capable de les utiliser. Il en est encore ainsi, d'une manière non moins sensible, pour l'autre extrémité du phénomène, surtout dans les cas d'heureuse terminaison, spontanée ou provoquée, qui présente la même exploration en sens inverse et comme une sorte de vérification générale de l'analyse primitive. Si l'on considère enfin qu'un tel préambule et une telle conclusion n'empêchent point d'ailleurs l'examen direct du phénomène principal, et tendent, au contraire, à l'éclairer vivement, on sentira quelle doit être, en général, dans l'étude des corps vivans, la haute supériorité nécessaire de l'analyse pathologique sur l'expérimentation proprement dite. Je n'ai pas besoin d'ailleurs de faire expressément ressortir cette propriété, aussi essentielle qu'évidente, du premier mode d'exploration biologique, de pouvoir être immédiatement appliqué, de la manière la plus étendue, à l'homme lui-même, sans préjudice de la pathologie des animaux, et même des végétaux, qui, long-temps négligées, commencent aujourd'hui à être enfin judicieusement introduites parmi les moyens fondamentaux de la biologie. On doit, sans doute, regarder comme fort honorable pour notre espèce d'être ainsi parvenue à faire tourner au profit de son instruction positive l'étude des nombreux dérangemens qu'entraîne malheureusement la perfection même de sa propre organisation et de celle des autres races plus ou moins vivantes. Il est vraiment déplorable que la constitution de nos grands établissemens médicaux soit, en général, assez peu rationnelle jusqu'ici, du moins si j'en juge par la France, pour qu'une telle source d'instruction reste encore presque entièrement stérile, faute d'observations suffisamment complètes et d'observateurs convenablement préparés.

Note 23: (retour) On ne saurait méconnaître les droits réels de M. Broussais à cette fondation capitale, quoique d'ailleurs il fût également injuste de négliger la part essentielle de ses plus illustres prédécesseurs, depuis environ un demi-siècle, dans la préparation indispensable à l'établissement direct d'un tel principe, qui, comme toute autre idée-mère, a dû être long-temps et diversement élaboré avant de pouvoir être saisi dans son ensemble et par suite rationnellement proclamé. Je ne peux m'empêcher, à ce sujet, de réclamer ici hautement contre la profonde injustice nationale qui a succédé, en général, envers M. Broussais, à quelques années d'un enthousiasme irréfléchi. La postérité n'oubliera point, sans doute, que M. Broussais a bien voulu, après avoir fourni sa principale carrière scientifique, se porter candidat à l'Académie des Sciences de Paris, et qu'il en a été aveuglément repoussé; la plupart des membres de cette illustre compagnie étaient, à la vérité, des juges incompétens d'une telle capacité philosophique. Toutefois, ce qui mérite davantage encore d'être signalé à l'opinion vraiment impartiale et éclairée, c'est l'indifférence systématique, pour ne pas dire plus, de la majeure partie des médecins actuels, surtout en France, à l'égard de M. Broussais, quoique ses travaux aient certainement concouru, d'une manière plus ou moins directe mais fondamentale, au développement intellectuel de la plupart d'entre eux, et malgré d'ailleurs l'intérêt social évident de la corporation médicale à se rallier sous un chef éminent, intérêt que n'eussent point, sans doute, aussi légèrement négligé des corporations rétrogrades mais plus habituées à la hiérarchique coordination des efforts, comme celle des prêtres, et même celle des avocats.

Cette exploration pathologique doit être assujettie, comme tout autre mode d'expérimentation, à la distinction générale que j'ai ci-dessus établie. En effet, les perturbations naturelles, aussi bien que les altérations artificielles, peuvent provenir d'une double origine, ou des dérangemens spontanés qu'éprouve l'organisme par l'action mutuelle de ses diverses parties, ou des troubles primitifs dans le système extérieur de ses conditions d'existence. Or, ici, comme précédemment, il faut reconnaître, en général, et d'après les mêmes motifs essentiels, que les maladies produites par l'altération du milieu conviennent nécessairement davantage à l'analyse biologique que celles directement relatives à la perturbation de l'organisme. Les causes en doivent être, d'ordinaire, mieux circonscrites et plus connues, la marche plus claire, et l'heureuse terminaison plus facile. Il serait superflu d'insister davantage ici sur une extension aussi évidente de notre remarque fondamentale.

Le moyen général d'exploration biologique qui résulte d'une judicieuse analyse des phénomènes pathologiques, est évidemment applicable, encore plus que l'expérimentation directe, à l'ensemble de la série organique. Il est, comme celui-ci, d'autant plus fécond et plus varié qu'il s'agit d'un organisme plus élevé; mais il est aussi, en même temps, plus incertain et plus difficile, quoiqu'il le soit toujours beaucoup moins que le précédent. C'est pourquoi il y a encore plus de véritable utilité scientifique à l'étendre à tous les degrés de la hiérarchie biologique, lors même qu'on ne se proposerait d'autre but qu'une plus exacte connaissance de l'homme, dont les maladies propres peuvent être éclairées, d'une manière souvent très heureuse, par une saine analyse des dérangemens relatifs à tous les autres organismes, jusques et y compris l'organisme végétal, ainsi que nous l'établirons d'ailleurs tout à l'heure en traitant du procédé comparatif.

Non-seulement l'analyse pathologique est applicable, par sa nature, à tous les organismes quelconques, mais elle peut embrasser aussi tous les divers phénomènes du même organisme, ce qui constitue un dernier motif général de la supériorité évidente de ce mode indirect d'expérimentation biologique, opposé au mode direct. Celui-ci, en effet, est trop perturbateur et trop brusque pour qu'on puisse réellement l'appliquer jamais avec succès à l'étude de certains phénomènes, qui exigent la plus délicate harmonie d'un système de conditions très varié; tandis que ces mêmes caractères sont loin, malheureusement, de mettre de tels phénomènes à l'abri des altérations pathologiques. On conçoit que j'ai principalement en vue ici les phénomènes intellectuels et moraux, relatifs aux animaux supérieurs, et surtout à l'homme, dont l'étude est à la fois si importante et si difficile, et qui, par leur nature, ne sauraient être le sujet d'aucune expérimentation un peu énergique, susceptible seulement de les faire immédiatement cesser. L'observation des nombreuses maladies, primitives ou consécutives, du système nerveux, nous offre, évidemment, un moyen spécial et inappréciable de perfectionner l'exacte connaissance de leurs véritables lois, quoique les obstacles particuliers à une telle exploration, et, en même temps, l'inaptitude plus prononcée de la plupart des explorateurs jusqu'à présent, n'aient pas permis encore d'utiliser beaucoup une ressource aussi capitale.

On doit, enfin, pour avoir un aperçu complet de l'ensemble des moyens généraux que la biologie peut emprunter à l'analyse pathologique, y ajouter, comme un appendice naturel, l'examen des organisations exceptionnelles, ou des cas de monstruosité. Ces anomalies organiques, plus long-temps encore que les autres phénomènes, ainsi qu'on devait s'y attendre, n'ont été le sujet, presque jusqu'à nos jours, que d'une aveugle et stérile curiosité. Mais, depuis que la science, d'après d'heureuses analyses particulières, tend de plus en plus à les ramener directement, en général, aux lois fondamentales de l'organisme régulier, leur étude a commencé à devenir un important complément de l'ensemble des procédés relatifs à l'exploration biologique, et spécialement du procédé pathologique, dont elle constitue une sorte de prolongement universel, en considérant de telles exceptions comme de vraies maladies, dont l'origine est seulement plus ancienne et moins connue, et la nature ordinairement plus incurable, double caractère qui doit, toutefois, leur faire attribuer, en principe, une moindre valeur scientifique. À cela près, le moyen tératologique est d'ailleurs applicable, comme le moyen pathologique, soit à l'ensemble de la hiérarchie biologique, soit à tous les divers aspects essentiels de chaque organisme, animal ou végétal; et ce n'est qu'en l'employant ainsi dans toute son extension philosophique, qu'on en pourra réaliser, de même qu'envers tout autre procédé, des applications d'une véritable importance spéculative.

Quel que soit le mode d'expérimentation, direct ou indirect, artificiel ou naturel, que l'on se propose de suivre dans une étude biologique quelconque, on devra, évidemment, remplir, en général, ces deux conditions constamment indispensables, à défaut desquelles tant de recherches compliquées ont laborieusement avorté jusqu'ici: 1º avoir en vue un but nettement déterminé, c'est-à-dire, tendre à éclaircir tel phénomène organique, sous tel aspect spécial; 2º connaître, le plus complétement possible, d'après l'observation proprement dite, le véritable état normal de l'organisme correspondant et les vraies limites de variation dont il est susceptible. Sans la première condition, le caractère du travail serait, de toute nécessité, vague et incertain; sans la seconde, l'institution des expériences ne serait dirigée par aucune considération rationnelle, et leur interprétation finale n'aurait aucune base solide. À l'égard de sciences plus simples et plus anciennes, dont la constitution positive est plus avancée, et la vraie philosophie mieux connue, de telles recommandations générales sembleraient, en quelque sorte, puériles. Malheureusement, envers une science fondamentale aussi compliquée et aussi récente que l'est la biologie, il s'en faut encore de beaucoup que la philosophie positive puisse désormais se dispenser de reproduire, d'une manière spéciale et pressante, ces maximes élémentaires. C'est surtout dans les problèmes relatifs à la vie animale, que leur inobservance habituelle est très frappante, quoique les recherches sur la vie organique ne soient point, assurément, toujours irréprochables sous ce rapport. Si, par exemple, les nombreuses observations recueillies jusqu'ici quant aux divers dérangemens des phénomènes intellectuels et moraux n'ont réellement répandu encore presque aucune lumière importante sur les lois naturelles de leur accomplissement, on doit principalement l'attribuer, soit à l'absence d'un sujet de recherches nettement conçu et distinctement spécifié, soit, plus fortement peut-être, à la trop imparfaite notion préalable de l'état normal correspondant. Ainsi, en dernière analyse, quelle que puisse être, en biologie, la valeur fondamentale du mode le plus convenable d'expérimentation, il ne faut jamais oublier que, ici comme partout ailleurs, et même beaucoup plus qu'ailleurs, l'observation pure doit nécessairement être toujours placée en première ligne, comme éclairant d'abord, d'une indispensable lumière, l'ensemble du sujet dont il s'agit de perfectionner ensuite, sous tel point de vue déterminé, l'étude spéciale, par voie d'expérimentation.

Il me reste, enfin, à considérer, en troisième lieu, la dernière méthode fondamentale propre à l'exploration biologique, celle qui, par sa nature, est le plus spécialement adaptée à l'étude des corps vivans, d'où elle tire, en effet, sa véritable source logique, et dont elle doit, par son application toujours plus complète et plus rationnelle, déterminer désormais, plus qu'aucune autre, le progrès incessamment croissant. On voit qu'il s'agit, en un mot, de la méthode comparative proprement dite, que nous devons caractériser ici sous son aspect le plus philosophique.

En établissant, au commencement du volume précédent, ma division rationnelle des trois modes fondamentaux de l'art d'observer, j'ai déjà fait sentir, en général, que le dernier de ces modes, le plus indirect et le plus difficile de tous, la comparaison, était essentiellement destiné, par sa nature, à l'étude des phénomènes les plus particuliers, les plus compliqués, et les plus variés, dont il devait constituer la principale ressource. Nous avons d'abord reconnu que les vrais phénomènes astronomiques, nécessairement limités au seul monde dont nous faisons partie, ne pouvaient aucunement comporter, si ce n'est d'une manière tout-à-fait secondaire, l'application d'un tel procédé d'exploration. Passant ensuite aux divers phénomènes de la physique proprement dite, nous avons également constaté que, quoique leur nature y interdise beaucoup moins une utile introduction de la méthode comparative, c'est néanmoins d'après un tout autre mode fondamental que l'art d'observer doit y être spécialement employé. Enfin, à partir des phénomènes chimiques, nous avons établi que, malgré qu'une telle méthode n'ait jusqu'ici aucun rang déterminé dans le système logique de la philosophie chimique, le caractère des phénomènes commence dès lors à devenir susceptible d'une heureuse et importante combinaison de ce mode avec les deux autres, qui doivent néanmoins y rester prépondérans. Mais c'est seulement dans l'étude, soit statique, soit dynamique, des corps vivans, que l'art comparatif proprement dit peut prendre tout le développement philosophique qui le caractérise, de manière à ne pouvoir être convenablement transporté à aucun sujet qu'après avoir été exclusivement emprunté à cette source primitive, suivant le principe logique si fréquemment proclamé et pratiqué dans ce Traité.

Quelles sont, en effet, les conditions fondamentales sur lesquelles doive nécessairement reposer, en général, l'application rationnelle d'un tel mode d'exploration? Elles consistent, évidemment, par la nature même du procédé, dans cet indispensable concours de l'unité essentielle du sujet principal avec la grande diversité de ses modifications effectives. Sans la première condition, la comparaison n'aurait aucune base solide; sans la seconde, elle manquerait d'étendue et de fécondité: par leur réunion, elle devient à la fois possible et convenable. Or, d'après la définition même de la vie, ces deux caractères sont, de toute nécessité, éminemment réalisés dans l'étude des phénomènes biologiques, sous quelque point de vue qu'on les envisage. L'exacte harmonie entre le moyen et le but est ici tellement spontanée et si nettement prononcée, que son entière appréciation philosophique peut être aisément effectuée sans donner lieu à ces discussions spéciales qui ont été indispensables ci-dessus pour caractériser avec justesse la vraie fonction rationnelle, bien plus équivoque et plus litigieuse, de la méthode expérimentale en biologie.

Tout le système de la science biologique dérive, comme nous l'avons établi, d'une seule grande conception philosophique: la correspondance générale et nécessaire, diversement reproduite et incessamment développée, entre les idées d'organisation et les idées de vie. L'unité fondamentale du sujet ne saurait donc être, en aucun cas, plus parfaite; et la variété presque indéfinie de ses modifications, soit statiques, soit dynamiques, n'a pas besoin, sans doute, d'être formellement constatée. Sous le point de vue purement anatomique, tous les organismes possibles, toutes les parties quelconques de chaque organisme, et tous les divers états de chacun, présentent nécessairement un fond commun de structure et de composition, d'où procèdent successivement les diverses organisations plus ou moins secondaires qui constituent des tissus, des organes, et des appareils de plus en plus compliqués. De même, sous l'aspect physiologique proprement dit, tous les êtres vivans, depuis le végétal jusqu'à l'homme, considérés dans tous les actes et à toutes les époques de leur existence, sont essentiellement doués d'une certaine vitalité commune, premier fondement indispensable des innombrables phénomènes qui les caractérisent graduellement. L'une et l'autre de ces deux grandes faces corrélatives du sujet universel de la biologie, montrent toujours ce que les différens cas offrent de semblable comme étant nécessairement, et en réalité, plus important, plus fondamental, que les particularités qui les distinguent; conformément à cette loi essentielle de la philosophie positive, dont j'ai fait, dès le début et dans tout le cours de cet ouvrage, une des principales bases de ma conception philosophique, que, en tout genre, les phénomènes plus généraux dominent constamment ceux qui le sont moins. C'est sur une telle notion que repose directement l'admirable rationnalité de la méthode comparative appliquée à la biologie.

Au premier aspect, l'obligation strictement prescrite à cette grande science d'embrasser ainsi, dans son entière immensité, l'imposant ensemble de tous les cas organiques et vitaux, paraît devoir accabler notre intelligence sous une insurmontable accumulation de difficultés capitales: et, sans doute, ce sentiment naturel a dû long-temps contribuer, en effet, d'une manière spéciale, à retarder le développement de la saine philosophie biologique. Il est néanmoins exactement vrai qu'une telle extension du sujet jusqu'à ses extrêmes limites philosophiques, loin de constituer, pour la science, un véritable obstacle, devient, au contraire, son plus puissant moyen de perfectionnement, par la lumineuse comparaison fondamentale qui en résulte nécessairement, une fois que l'esprit humain, familiarisé enfin avec les conditions essentielles de cette difficile étude, parvient à disposer tous ces cas divers dans un ordre qui leur permette de s'éclairer mutuellement. Bornée à la seule considération de l'homme, comme elle l'a été si long-temps, la science biologique ne pouvait, en réalité, par sa nature, faire aucun progrès essentiel, même purement anatomique, si ce n'est quant à cette anatomie descriptive et superficielle, uniquement applicable à l'art chirurgical; car, en procédant ainsi, elle abordait directement la solution du problème le plus difficile par l'examen isolé du cas le plus compliqué, ce qui devait ôter nécessairement tout espoir d'un véritable succès. Sans doute, il était non-seulement évidemment inévitable, mais encore rigoureusement indispensable, que la biologie commençât par un tel point de départ, afin de se constituer une unité fondamentale, qui pût servir ensuite à la coordination systématique de la série entière des cas biologiques. Un tel type ne pouvait, en effet, sous peine de nullité radicale, être arbitrairement choisi; et ce n'est point uniquement, ni même principalement, comme le mieux connu et le plus intéressant, que le type humain a dû être nécessairement préféré; c'est surtout par la raison profonde qu'il offre, en lui-même, le résumé le plus complet de l'ensemble de tous les autres cas, dont il permet dès lors de concevoir une coordination exactement rationnelle. Ainsi, une première analyse (obtenue d'après l'observation proprement dite, convenablement aidée de l'expérimentation) de l'homme, envisagé à l'état adulte et au degré normal, sert à former la grande unité scientifique, suivant laquelle s'ordonnent les termes successifs de l'immense série biologique, à mesure qu'ils s'éloignent davantage de ce type fondamental, en descendant jusqu'aux organisations les plus simples et aux modes d'existence les plus imparfaits. Mais, cela posé, la science, quant à l'homme lui-même, resterait éternellement à l'état de grossière ébauche, si, après une telle opération préliminaire, uniquement destinée à permettre son développement rationnel, on ne reprenait intégralement l'ensemble de cette étude pour obtenir des connaissances plus approfondies, par la comparaison perpétuelle, sous tous les aspects possibles, du terme primordial à tous les autres termes de moins en moins complexes de cette série générale, ou, réciproquement, par l'analyse comparative des complications graduelles qu'on observe en remontant du type le plus inférieur au type humain. Soit qu'il s'agisse d'une disposition anatomique, ou d'un phénomène physiologique, une semblable comparaison méthodique de la suite régulière des différences croissantes qui s'y rapportent, offrira toujours nécessairement, par la nature de la science, le moyen le plus général, le plus certain, et le plus efficace d'éclaircir, jusque dans ses derniers élémens, la question proposée. Non-seulement on connaîtra ainsi un beaucoup plus grand nombre de cas, mais, ce qui importe bien davantage, on connaîtra mieux chacun d'eux par une conséquence inévitable et immédiate de leur rapprochement rationnel. Sans doute, un tel effet ne serait point réellement produit, et le problème aurait été rendu ainsi plus complexe au lieu de se simplifier, si, par leur nature, tous ces cas divers ne présentaient pas nécessairement une similitude fondamentale, accompagnée de modifications graduelles, toujours assujetties à une marche régulière: et c'est pourquoi cette méthode comparative ne convient essentiellement qu'à la seule biologie, sauf l'usage capital que je montrerai, dans le volume suivant, qu'on en peut faire aussi, d'après les mêmes motifs philosophiques, quoique à un degré beaucoup moindre, pour la physique sociale. Mais, à l'égard de toutes les études biologiques, l'ensemble des considérations précédentes ne peut laisser, ce me semble, en principe, aucune incertitude sur l'évidente convenance directe et générale d'une telle méthode, tout en indiquant d'ailleurs les difficultés essentielles que doit présenter le plus souvent l'heureuse application d'un instrument aussi délicat, dont bien peu d'esprits encore ont su faire un usage convenable.

Quelque complète et spontanée que soit, en réalité, cette harmonie fondamentale, tout vrai philosophe doit, néanmoins, sans doute, contempler avec une profonde admiration l'art éminent à l'aide duquel l'esprit humain a pu convertir en un immense moyen ce qui devait d'abord paraître constituer une difficulté capitale. Une telle transformation offre, à mes yeux, un des plus grands et des plus irrécusables témoignages de force réelle que notre intelligence ait jamais fournis en aucun genre. Et, c'est bien ici, comme à l'égard de toutes les autres facultés scientifiques vraiment primordiales, l'oeuvre de l'espèce entière, graduellement développée dans la longue suite des siècles, et non le produit original d'aucun esprit isolé, malgré la frivole et inqualifiable prétention de quelques modernes à se proclamer, ou à se laisser proclamer les vrais créateurs privilégiés de la biologie comparative! Depuis le simple usage primitif que le grand Aristote fit, en quelque sorte spontanément, d'une telle méthode dans les cas les plus faciles (ne fût-ce qu'en comparant, par exemple, la structure des membres inférieurs de l'homme à celle des membres supérieurs), jusqu'aux rapprochemens les plus profonds et les plus abstraits de la biologie actuelle, on trouve réellement une série très étendue d'états intermédiaires constamment progressifs, entre lesquels l'histoire ne saurait individuellement signaler que les travaux susceptibles d'indiquer, pour l'époque correspondante, une plus parfaite intelligence du vrai génie de l'art comparatif, manifestée par son application plus heureuse et plus large. Il est évident, en un mot, que la méthode comparative des biologistes, pas plus que la méthode expérimentale des physiciens, n'a été ni pu être proprement inventée par personne.

Distinguons maintenant les divers aspects généraux sous lesquels doit être poursuivie la comparaison biologique, que nous continuerons toujours à envisager à la fois comme statique et comme dynamique. On peut les rapporter à cinq chefs principaux, que je classe ici, autant que possible, dans l'ordre de leur enchaînement naturel et de leur valeur scientifique croissante: 1º comparaison entre les diverses parties de chaque organisme déterminé; 2º comparaison entre les sexes; 3º comparaison entre les diverses phases que présente l'ensemble du développement; 4º comparaison entre les différentes races ou variétés de chaque espèce; 5º enfin, et au plus haut degré, comparaison entre tous les organismes de la hiérarchie biologique. Il est d'ailleurs sous-entendu que, dans l'un quelconque de ces parallèles, l'organisme sera constamment considéré à l'état normal, ainsi qu'on l'a toujours fait jusqu'ici, comme il était indispensable de le faire d'abord. Quand les lois essentielles relatives à cet état auront été convenablement établies, l'esprit humain pourra passer rationnellement à la pathologie comparée, soit statique, soit dynamique, dont l'étude, encore plus détaillée par sa nature, devra conduire à perfectionner ces lois en étendant leur portée primitive. Mais toute semblable tentative serait actuellement prématurée, l'organisme normal n'étant point encore assez bien connu. Jusqu'alors, l'exploration pathologique ne saurait être employée régulièrement en biologie qu'à titre d'équivalent de l'expérimentation proprement dite, comme je l'ai précédemment expliqué. D'ailleurs, il faut reconnaître, ce me semble, que ce système distinct et complet de pathologie comparative, quelque précieux qu'il fût, n'appartiendrait point réellement, en aucun cas, à la vraie biologie, quoiqu'il en devînt l'application nécessaire, mais essentiellement à l'art médical, envisagé dans son entière extension, dont il constituerait rationnellement la base indispensable et directe.

Si l'on ne devait point attacher une véritable importance à ne pas trop multiplier les motifs généraux de comparaison, on aurait pu comprendre, parmi ceux que je viens d'énumérer, l'examen des différences que présente chaque partie ou chaque acte organique suivant les diverses circonstances extérieures normales sous l'influence desquelles l'organisme est placé, ce qui embrasse à la fois les considérations essentielles de climat, de régime, etc. Mais, il est évident que l'entier développement de ces considérations appartient rationnellement, d'une manière spéciale, à l'histoire naturelle proprement dite, et non à la pure biologie. Quant à leur ébauche fondamentale, qui convient réellement aux études biologiques, elle est tout naturellement comprise dans le domaine effectif de la simple observation directe, dont elle constitue le complément indispensable, et non proprement dans celui de la méthode comparative, qui, ce me semble, doit toujours reposer sur une modification quelconque de l'organisme lui-même et non du milieu. On pourrait aussi distinguer, sans doute, comme titre séparé, la comparaison entre les divers tempéramens, c'est-à-dire, entre les différentes modifications natives, à la fois normales et fixes, d'un même organisme à un âge quelconque. Mais cette considération a trop peu d'importance propre, si ce n'est dans l'espèce humaine, pour exiger, en général, une mention distincte. Du reste, parvenue à son maximum d'influence, elle se trouve implicitement comprise dans la considération des variétés ou races proprement dites, qui ne paraissent être, suivant la judicieuse théorie de M. de Blainville, que des tempéramens poussés jusqu'à l'extrême limite des variations normales dont l'organisme correspondant était susceptible, et rendus en même temps plus persistans, par l'influence continue d'un milieu fixe et plus prononcé, agissant, pendant une longue suite de générations, sur une espèce primitivement homogène.

Quel que soit le mode général suivant lequel on se propose d'appliquer la méthode comparative à une recherche biologique quelconque, son esprit essentiel consiste toujours à concevoir tous les cas envisagés comme devant être radicalement analogues sous le point de vue que l'on considère, et à représenter, en conséquence, leurs différences effectives comme de simples modifications, déterminées, dans un type fondamental et abstrait, par l'ensemble des caractères propres à l'organisme ou à l'être correspondant; en sorte que les différences secondaires soient sans cesse rattachées aux principales d'après des lois constamment uniformes, dont le système doit constituer la vraie philosophie biologique, soit statique, soit dynamique, destinée à fournir ainsi l'explication rationnelle et homogène de chaque cas déterminé. Si la question est simplement anatomique, on regarde, à partir de l'homme adulte et normal pris pour unité fondamentale, toutes les autres organisations comme des simplifications successives, par voie de dégradation continue, de ce type primordial, dont les dispositions essentielles doivent se retrouver toujours dans les cas même les plus éloignés, qui les montrent dégagées de toute complication plus ou moins accessoire. De même, en traitant un problème physiologique proprement dit, on cherche surtout à saisir l'identité fondamentale du phénomène principal qui caractérise la fonction proposée, à travers les modifications graduelles que présente la série entière des cas comparés, jusqu'à ce que les plus simples d'entre eux aient enfin réalisé, autant que possible, l'isolement, d'abord abstrait, d'un tel phénomène, dont la notion essentielle, ainsi fixée, peut être ensuite revêtue successivement, en sens inverse, des diverses attributions secondaires qui la compliquaient primitivement. Il est donc évident, sous l'un ou l'autre aspect, que la conception qualifiée par quelques naturalistes contemporains du nom de théorie des analogues, et qu'on s'est efforcé de présenter comme une innovation récente, ne constitue réellement, sous une autre dénomination, que le principe nécessaire et invariable de la méthode comparative elle-même, directement envisagée dans son ensemble philosophique. On conçoit aisément quelle profonde et éclatante lumière une telle méthode, convenablement appliquée, est éminemment destinée à répandre sur toutes les études biologiques, dont les immenses détails doivent, par leur nature, trouver, dans cet intime rapprochement mutuel de tous les cas possibles, les principaux moyens d'explication scientifique qui leur sont propres. Il serait, d'ailleurs, impossible de méconnaître combien des esprits irrationnels ou mal préparés peuvent facilement abuser d'une méthode, aussi délicate en elle-même, et encore aussi imparfaitement appréciée d'ordinaire, de manière à entraver le vrai développement de la science par de vicieuses spéculations sur des analogies qui ne sauraient exister, faute d'avoir d'abord exactement circonscrit le champ général des analogies réelles, correspondant à l'ensemble des organes ou des actes véritablement communs.

Parmi les motifs essentiels de comparaison biologique précédemment énumérés, les seuls qui présentent un caractère assez nettement tranché pour devoir être ici spécialement examinés sont, la comparaison entre les diverses parties d'un même organisme, celle des différentes phases de chaque développement, et surtout celle de tous les termes distincts de la grande hiérarchie des corps vivans. Afin de compléter cet aperçu général de la méthode comparative, il convient maintenant d'apprécier séparément la valeur philosophique de chacun de ces trois modes principaux.

C'est, de toute nécessité, par le premier que cette méthode a dû commencer à s'introduire spontanément dans les recherches quelconques, soit statiques, soit dynamiques, relatives aux corps vivans. En se bornant même à la seule considération de l'homme, aucun esprit philosophique ne saurait éviter d'être plus ou moins frappé immédiatement de la similitude remarquable que présentent, à tant d'égards, ses diverses parties principales, soit dans leur structure, soit dans leurs fonctions, malgré leurs grandes et incontestables différences. D'abord, tous les tissus, tous les appareils, en tant qu'organisés et vivans, offrent, d'une manière homogène, ces caractères fondamentaux inhérens aux idées mêmes d'organisation et de vie, et auxquels sont réduits les derniers organismes. Mais, en outre, sous un point de vue plus spécial, l'analogie des organes devient nécessairement de plus en plus prononcée à mesure que celle des fonctions l'est davantage, et, réciproquement, ce qui peut conduire, et a souvent conduit, en effet, aux plus lumineux rapprochemens, anatomiques ou physiologiques, en passant ainsi alternativement de l'une à l'autre similitude. Quelque admirable extension qu'ait pris, de nos jours, à d'autres titres, la méthode comparative, les biologistes sont loin de renoncer à employer désormais, comme moyen d'importantes découvertes, ce mode originaire et simple de l'art comparatif. C'est ainsi, par exemple, que le grand Bichat, quoique essentiellement réduit à la seule considération de l'homme, envisagé même à l'état adulte, a découvert cette analogie fondamentale entre le système muqueux et le système cutané, qui a déjà répandu tant de précieuses lumières sur la biologie et sur la pathologie. De même, malgré cette profonde et familière intelligence de la méthode comparative, envisagée dans sa plus grande extension philosophique et sous tous ses divers aspects essentiels, qui caractérise éminemment les travaux de M. de Blainville, on ne saurait douter, par exemple, que l'assimilation capitale établie par cet illustre biologiste entre le crâne et les autres élémens de la colonne vertébrale, ne pût être suffisamment indiquée par la simple analyse rationnelle de l'organisme humain.

Le second mode général de l'art comparatif, qui consiste dans le rapprochement des divers états par lesquels passe successivement chaque corps vivant depuis sa première origine jusqu'à son entière destruction, présente à la science biologique un nouvel ordre de ressources fondamentales. Sa principale valeur philosophique résulte de ce que, par sa nature, il permet d'envisager, sur un courte échelle, et pour ainsi dire d'un seul aspect, l'ensemble sommaire et rapide de la série successive des organismes les plus tranchés que puisse offrir la hiérarchie biologique. Car, on conçoit que l'état primitif de l'organisme même le plus élevé doit nécessairement représenter, sous le point de vue anatomique ou physiologique, les caractères essentiels de l'état complet propre à l'organisme le plus inférieur, et ainsi successivement; quoique on doive, d'ailleurs soigneusement éviter toute prétention, à la fois puérile et absurde, à retrouver minutieusement l'analogue exact de chaque terme principal relatif à la partie inférieure de la série organique dans la seule analyse, bien plus et tout autrement circonscrite, des diverses phases du développement de chaque organisme supérieur. Il reste, néanmoins, incontestable qu'une telle analyse des âges offre, à l'anatomie et à la physiologie, la propriété essentielle de réaliser, dans un même individu, cette complication successive d'organes et de fonctions qui caractérise l'ensemble sommaire de la hiérarchie biologique, et dont le rapprochement, devenu ainsi plus homogène et plus complet en même temps que moins étendu, constitue un ordre spécial de comparaisons lumineuses, qui ne pourrait être entièrement suppléé par aucun autre. Quoique utile à tous les degrés de l'échelle organique, c'est, évidemment, dans l'espèce humaine, et dans le sexe mâle, que cette analyse doit nécessairement acquérir la plus grande valeur, puisque l'intervalle entre l'origine et le maximum du développement est alors aussi prononcé qu'on puisse jamais le concevoir, tous les organismes ayant, à peu près, le même point de départ. Malheureusement, l'extrême difficulté d'explorer ici l'organisation et la vie intra-utérines, qui sont, néanmoins, sous ce point de vue, les plus importantes à analyser, entrave beaucoup encore la principale application de ce précieux moyen d'instruction. Enfin, c'est essentiellement pour la période ascendante de la vie que cette analyse offre une ressource capitale: la période opposée, qui n'est, en réalité, qu'une mort graduellement accomplie, présente, à cet égard, peu d'intérêt scientifique. Car, s'il doit exister une foule de manières de vivre, il ne peut guère y avoir, au fond, qu'une seule manière naturelle de mourir; quoique, d'ailleurs, l'analyse rationnelle de cette mort naturelle soit loin, sans doute, d'être dépourvue, en elle-même, d'une véritable importance pour la science biologique, dont elle constitue une sorte de corollaire général, propre à vérifier utilement l'ensemble de ses lois principales.

Malgré l'éminente valeur des deux modes précédens de comparaison biologique, c'est surtout de l'immense parallèle rationnel institué entre tous les termes de la série organique que la méthode comparative proprement dite doit tirer, non-seulement son plus admirable développement, mais encore son principal caractère philosophique comme méthode distincte. Aussi conçoit-on sans peine l'exagération vulgaire qui porte si fréquemment à ne reconnaître formellement l'existence effective d'une telle méthode que dans les seuls cas où elle est immédiatement appliquée sous ce dernier point de vue, le plus étendu et le plus efficace de tous, quoique cette appréciation démesurée entraîne d'ailleurs l'inconvénient capital de masquer la véritable origine de l'art comparatif. En effet, l'idée de comparaison entre plus ou moins, de toute nécessité, dans la notion de toute observation, quel que soit son mode, et même à quelque sujet qu'elle se rapporte: car, il faut bien, au moins, comparer toujours les conditions sous lesquelles le phénomène s'accomplit avec les circonstances qui caractérisent son accomplissement; cela est encore plus spécialement indispensable dans toute expérimentation proprement dite. Ce n'est donc point par cet unique attribut que la méthode exclusivement qualifiée de comparative mérite sa dénomination propre; et une telle remarque peut expliquer pourquoi les métaphysiciens, qui ont seuls tenté jusqu'ici d'analyser la marche de notre entendement, sont parvenus à confondre, avec quelque apparence de raison, les méthodes les plus réellement distinctes, faute de les avoir étudiées dans leurs applications caractéristiques. La vraie différence essentielle entre ce nouveau mode fondamental de l'art d'observer et les deux autres plus simples et plus généraux, que j'en ai séparés sous les noms spéciaux d'observation et d'expérimentation, consiste en ce qu'il est fondé sur une comparaison très prolongée d'une suite fort étendue de cas analogues, où le sujet se modifie par une succession continue de dégradations presque insensibles. Telle est la qualité générale qui justifie évidemment le titre formel de cette troisième méthode d'exploration, et qui, en même temps, la destine, d'une manière si manifeste et pour ainsi dire exclusive, à l'étude des corps vivans. Or, c'est surtout dans la comparaison entre les organismes de la hiérarchie biologique que cet attribut caractéristique est éminemment prononcé. Le parallèle entre les parties analogues d'un seul organisme, et même l'analyse comparative des âges successifs, ne sauraient offrir directement une assez longue suite de cas variés pour suffire isolément à rendre hautement incontestable la nature propre d'une telle méthode, quoiqu'on ait dû ensuite les y comprendre rationnellement, quand une fois son véritable esprit général a été enfin nettement révélé par son application la moins équivoque.

Il est heureusement inutile aujourd'hui d'insister beaucoup, en principe, sur l'admirable clarté que doit nécessairement porter, dans le système entier des études biologiques, cette comparaison rationnelle entre tous les organismes connus, dont l'usage commence maintenant à devenir familier à tous les bons esprits occupés, à un titre quelconque, de la théorie des corps vivans. Chacun doit aisément sentir, d'après l'ensemble des considérations précédentes, qu'il n'y a pas de structure ni de fonction dont l'analyse fondamentale ne puisse être directement et éminemment perfectionnée par l'examen judicieux de ce que tous les divers organismes offrent, à cet égard, de commun, et de la simplification continue qui fait graduellement disparaître les caractères accessoires à mesure qu'on descend davantage dans la hiérarchie biologique, jusqu'à ce qu'on soit enfin parvenu à ce terme, plus ou moins éloigné, où subsiste seul l'attribut essentiel du sujet proposé, et d'où la pensée peut procéder, en sens inverse, à la reconstruction successive de l'organe ou de l'acte dans toute sa première complication, d'abord inextricable. On peut même avancer, sans exagération, qu'aucune disposition anatomique, et, à plus forte raison, aucun phénomène physiologique, ne sauraient être vraiment connus tant qu'on ne s'est point élevé, par cette décomposition spontanée, à la notion abstraite de leur principal élément, en y rattachant successivement toutes les autres notions plus ou moins importantes suivant l'ordre rationnel rigoureusement indiqué par leur persistance plus ou moins prolongée dans la série organique. Nul autre procédé comparatif ne saurait, évidemment, être assez étendu, assez fécond, et assez gradué, pour permettre, avec autant de précision, l'analyse rationnelle du sujet considéré, et pour mesurer, d'une manière aussi approchée, les vrais rapports de subordination entre ses divers élémens. Une telle méthode me paraît offrir, en quelque sorte, quant aux recherches biologiques, un caractère philosophique semblable à celui de l'analyse mathématique appliquée aux questions de son véritable ressort, où elle présente surtout, comme nous l'avons reconnu dans le premier volume de cet ouvrage, la propriété essentielle de mettre en évidence, dans chaque suite indéfinie de cas analogues, la partie fondamentale réellement commune à tous, et qui, avant cette généralisation abstraite, était profondément enveloppée sous les spécialités secondaires de chaque cas isolé. On ne saurait douter que l'art comparatif des biologistes ne produise, jusqu'à un certain point, un résultat équivalent, surtout par la considération rationnelle de la hiérarchie organique.

Cette grande considération, qui devait d'abord s'établir dans les études purement anatomiques, a été peu adaptée jusqu'ici aux problèmes physiologiques proprement dits. Elle y est, néanmoins, encore plus nécessaire, et, en même temps, tout aussi applicable, sauf la difficulté supérieure d'un tel genre d'observations. Il faut remarquer, enfin, que pour réaliser entièrement les propriétés caractéristiques d'une telle méthode, principalement à l'égard des questions physiologiques, il importe beaucoup de lui attribuer habituellement, avec plus de force qu'on ne le fait encore, toute l'extension rationnelle dont elle est susceptible, en assujettissant à nos comparaisons scientifiques, non-seulement tous les cas de l'organisme animal, mais en outre l'organisme végétal lui-même. On conçoit, en effet, que plusieurs phénomènes fondamentaux ne sauraient être, par leur nature, convenablement analysés, si la comparaison biologique n'est pas poussée jusqu'à ce terme extrême. Tels sont, évidemment, même dans l'homme, les principaux phénomènes de la vie organique proprement dite. L'organisme végétal est éminemment propre à leur étude rationnelle, non-seulement en ce qu'on peut les y observer seuls et réduits à leur partie strictement élémentaire, mais encore, par une raison moins sentie, en ce qu'ils y sont nécessairement plus prononcés. Car, c'est dans le grand acte de l'assimilation végétale que la matière brute passe réellement à l'état organisé; toutes les transformations ultérieures qu'elle peut éprouver de la part de l'organisme animal sont nécessairement bien moins tranchées. Ainsi, l'organisme végétal est réellement le plus propre à nous dévoiler les véritables lois élémentaires et générales de la nutrition, qui doivent y exercer une influence à la fois plus simple et plus intense.

La méthode comparative est, évidemment, par sa nature, applicable à tous les organes et à tous les actes, sans aucune exception. Mais, elle est loin, néanmoins, d'offrir à tous les divers sujets de recherches des ressources également étendues, puisque sa valeur scientifique doit inévitablement diminuer, envers les organismes supérieurs, à mesure qu'il s'agit d'appareils et de fonctions d'un ordre plus élevé, dont la persistance est moins prolongée en descendant l'échelle biologique. Tel est surtout le cas des fonctions intellectuelles et morales les plus éminentes, qui, après l'homme, disparaissent presque entièrement, ou, du moins, deviennent à peine reconnaissables, dès qu'on a dépassé les premières classes de mammifères. On doit regarder, sans doute, comme une imperfection radicale de la méthode comparative, de devenir ainsi moins complétement applicable, au moment même où la complication et l'importance supérieures des phénomènes exigeraient un concours plus énergique de ressources fondamentales. Toutefois, même en ce cas, il serait peu philosophique de méconnaître les vives lumières que peut répandre, sur l'analyse de l'homme moral, l'étude intellectuelle et affective des animaux supérieurs, et plus ou moins de tous les autres, quoique cette comparaison, qui présente d'ailleurs des difficultés spéciales, n'ait pas été encore instituée et poursuivie de manière à conduire à des indications positives d'une valeur capitale. On doit remarquer, en outre, que, sous ce point de vue, la méthode comparative retrouve, jusqu'à un certain point, dans l'analyse rationnelle des âges, naturellement devenue alors plus nette, plus étendue, et plus complète, l'équivalent partiel des diminutions qu'elle éprouve relativement à la hiérarchie biologique.

Tels sont les principaux caractères philosophiques de la méthode comparative proprement dite, envisagée comme le mode fondamental d'exploration le mieux adapté à l'étude positive des corps vivans. Suivant la définition universelle que j'ai posée, dès le début de ce traité, des véritables lois naturelles, qui consistent toujours à saisir, dans les phénomènes, leurs relations constantes, soit de succession, soit de similitude, on devait sentir, en effet, qu'aucune méthode ne saurait plus sûrement et plus directement conduire à établir, en biologie, de pareilles lois que celle dont l'esprit général tend immédiatement à nous faire concevoir tous les cas organiques comme radicalement analogues et comme pouvant être déduits les uns des autres.

Cette exacte appréciation sommaire de l'ensemble des moyens essentiels d'investigation inhérens à la nature des études biologiques, nous a fait vérifier, sans doute, de la manière la plus étendue et la moins équivoque, combien nous étions fondés à prévoir, d'après les principes philosophiques précédemment établis que la complication supérieure d'un tel ordre de recherches devait nécessairement entraîner, comme une conséquence inévitable, un accroissement correspondant dans le système général de nos ressources fondamentales. Nous avons effectivement reconnu que les deux modes élémentaires d'exploration propres aux parties antérieures de la philosophie naturelle acquièrent ici une extension capitale; et que, surtout, un troisième mode, jusqu'alors imperceptible, prend aussitôt un développement presque indéfini, par une suite spontanée de la nature même des phénomènes. Il faut passer maintenant à un nouvel aspect principal de la philosophie biologique, l'examen rationnel de la vraie position encyclopédique de la biologie dans la hiérarchie des sciences fondamentales, c'est-à-dire de l'ensemble de ses relations essentielles, soit de méthode, soit de doctrine, avec les sciences qui la précèdent, et même avec celle qui doit la suivre, d'où résultera naturellement l'exacte détermination du genre et du degré de perfection spéculative qu'elle comporte, ainsi que celle du plan général de l'éducation préliminaire la mieux adaptée à sa culture systématique. C'est ici le lieu, en un mot, d'expliquer et de justifier, d'une manière spéciale, le rang philosophique assigné à la biologie, par la formule encyclopédique établie dans la deuxième leçon, entre la science chimique et la science sociale.

Je dois me borner, en ce moment, à indiquer en général, sans aucune discussion, sa relation nécessaire avec cette dernière science, relation qui sera naturellement, dans le volume suivant, le sujet direct d'un examen approfondi. La nécessité de fonder sur l'ensemble de la philosophie biologique le point de départ immédiat de la physique sociale est, en elle-même, trop évidente, pour que j'aie besoin de m'y arrêter actuellement. Quand l'instant sera venu d'analyser convenablement cette subordination générale, j'aurai bien plus à insister sur l'indispensable séparation rationnelle de ces deux grandes études que sur leur intime filiation positive, dont le développement spontané de la philosophie naturelle tend plutôt aujourd'hui à faire concevoir une notion exagérée. Il n'y a plus désormais que les philosophes purement métaphysiciens qui puissent persister à classer la théorie de l'esprit humain et de la société comme antérieure à l'étude anatomique et physiologique de l'homme individuel. Nous pouvons donc ici regarder ce premier point comme suffisamment établi, et réserver toute notre attention actuelle pour l'analyse philosophique, bien plus délicate et jusqu'à présent beaucoup plus incertaine, des vraies relations générales de la science biologique avec les diverses branches fondamentales de la philosophie inorganique.

Les considérations présentées au commencement de ce discours, ont dû mettre en évidence l'importance capitale que prend, d'une manière toute spéciale, envers la biologie, cette question de position encyclopédique, envisagée dans son ensemble. Nous avons reconnu, en effet, que cette subordination rationnelle et nécessaire de la philosophie organique à la philosophie inorganique constitue le premier caractère fondamental de l'étude positive des corps vivans, par opposition aux vagues conceptions primitives, métaphysiques ou théologiques, qui ont si long-temps dominé toutes les théories biologiques. Il ne nous reste donc plus, à cet égard, qu'à examiner ici successivement la dépendance plus spéciale de la science biologique envers chacune des sciences antérieures, dont la priorité collective demeure incontestable.

C'est, évidemment, à la chimie que la biologie doit, par sa nature, se subordonner de la manière à la fois la plus directe et la plus complète. D'après l'analyse élémentaire du phénomène général de la vie proprement dite, il est devenu irrécusable ci-dessus que les actes fondamentaux dont la succession perpétuelle caractérise un tel état, sont nécessairement chimiques, puisqu'ils consistent en une suite continue de compositions et de décompositions plus ou moins profondes. M. de Blainville a très judicieusement remarqué que, au moment précis où s'opère une combinaison chimique quelconque, il se passe réellement quelque chose d'analogue à la vie, sans aucune autre différence radicale que l'instantanéité d'un semblable phénomène, qui, au contraire, dans tout organisme en rapport avec un milieu convenable, se renouvelle continuellement par cette lutte régulière et permanente entre le mouvement de décomposition et celui de composition, d'où résulte le maintien et le développement de l'état organique, en même temps que l'impossibilité d'un entier accomplissement de l'acte chimique. Quoique des attributs aussi caractéristiques doivent, sans doute, profondément séparer, même dans les plus imparfaits organismes, les réactions vitales d'avec les effets chimiques ordinaires, il n'en est pas moins incontestable que, par leur nature, toutes les fonctions de la vie organique proprement dite sont nécessairement dominées par ces lois fondamentales relatives aux phénomènes quelconques de composition et de décomposition, qui constituent le sujet philosophique de la science chimique. Si l'on conçoit, à tous les degrés de l'échelle biologique, ce parfait isolement de la vie organique envers la vie animale, dont les végétaux seuls peuvent nous offrir l'entière réalisation, le mouvement vital ne saurait plus présenter à notre intelligence que des idées purement chimiques, sauf les circonstances essentielles qui différencient un tel genre de réactions moléculaires. Or, la source générale de ces importantes différences consiste, ce me semble, en ce que le résultat effectif de chaque conflit chimique, au lieu de dépendre toujours uniquement de la simple composition, médiate ou immédiate, des corps entre lesquels il a lieu, est alors plus ou moins modifié par leur organisation proprement dite, c'est-à-dire par leur structure anatomique 24. Ces modifications peuvent sans doute être telles, que, lors même que les lois générales de l'action chimique seraient enfin connues avec un degré de perfection qu'il est à peine possible de concevoir aujourd'hui, leur application ne saurait réellement suffire pour déterminer à priori, sans une étude directe de l'organisme vivant, l'issue précise de chaque réaction vitale. Mais, malgré cette insuffisance nécessaire, il serait néanmoins absurde de regarder les actes de la vie organique comme soustraits à l'empire général des lois chimiques, en confondant abusivement une simple modification avec une infraction véritable, ainsi que n'ont pas craint de le faire quelques physiologistes modernes, égarés par une vaine métaphysique. C'est donc évidemment à la chimie seule qu'il appartient de fournir le vrai point de départ de toute théorie rationnelle relative à la nutrition, aux sécrétions, et, en un mot, à toutes les grandes fonctions de la vie végétative considérée isolément, dont chacune est toujours essentiellement dominée, dans son ensemble, par l'influence des lois chimiques, sauf les modifications spéciales tenant aux conditions organiques. Si, maintenant, nous rétablissons la considération, un instant écartée, de la vie animale, nous voyons qu'elle ne saurait aucunement altérer cette subordination fondamentale, quoique elle doive en compliquer beaucoup l'application effective. Car, nous avons précédemment établi que la vie animale, malgré son extrême importance, ne doit jamais être regardée, en biologie, même pour l'homme, que comme destinée à étendre et à perfectionner la vie organique, dont elle ne peut changer la nature générale. Une telle influence modifie de nouveau, et souvent à un très haut degré, les lois essentiellement chimiques propres aux fonctions purement organiques, de manière à rendre l'effet réel encore plus difficile à prévoir; mais ces lois n'en continuent pas moins, de toute nécessité, à dominer l'ensemble du phénomène. Lorsque, par exemple, le simple changement du mode ou du degré d'innervation suffit, dans un organisme supérieur, pour troubler, quant à son énergie et même quant à sa nature, une sécrétion donnée, on ne saurait concevoir toutefois qu'une telle altération puisse jamais devenir absolument quelconque; or, ses limites générales résultent précisément de ce que de semblables modifications, quelque irrégulières qu'elles paraissent, restent constamment soumises aux lois chimiques du phénomène organique fondamental, qui, tout en permettant certaines variations, en interdisent un beaucoup plus grand nombre. Ainsi, la complication, souvent inextricable, produite par la vie animale, ne saurait, en principe, empêcher la subordination nécessaire de l'ensemble des fonctions organiques proprement dites au système des lois qui régissent tous les phénomènes quelconques de composition et de décomposition: l'usage réel de ces lois devient seulement beaucoup plus difficile et bien moins propre à fournir d'exactes indications, par la nécessité de considérer, outre le simple organisme, la nouvelle source continue de modifications qui résulte de l'action nerveuse. Cette relation générale est d'une telle importance philosophique, que, sans elle on ne pourrait vraiment concevoir, en biologie, aucune théorie scientifique digne de ce nom, puisque les phénomènes les plus fondamentaux y seraient dès lors regardés comme susceptibles de variations entièrement arbitraires, qui ne comporteraient aucune loi réelle. Quand on a vu, de nos jours, proclamer, au sujet de l'azote, cette inintelligible hérésie que l'organisme a la faculté de créer spontanément certaines substances élémentaires, on doit comprendre combien il est encore indispensable d'insister directement sur de tels principes, qui peuvent seuls réfréner ici l'esprit d'aberration.

Note 24: (retour) Les effets chimiques ne sont pas, sans doute, toujours entièrement indépendans des conditions de structure, comme on le voit surtout depuis la découverte des phénomènes remarquables produits par les éponges métalliques, où certaines circonstances de structure déterminent des réactions énergiques, que la seule nature des substances eût été insuffisante à réaliser. Mais, en chimie, de tels cas sont éminemment exceptionnels. S'ils étaient beaucoup plus communs, il est incontestable que la nature scientifique des phénomènes chimiques différerait dès lors bien moins de celle des réactions vitales, quoique la diversité des conditions organiques continuât à distinguer profondément les deux cas.

Indépendamment de cette subordination directe et fondamentale de la science biologique à la science chimique, celle-ci peut fournir à l'autre, sous le simple point de vue de la méthode, des ressources très précieuses à divers égards. La nature beaucoup moins complexe des phénomènes chimiques y rendant l'observation et surtout l'expérimentation bien plus parfaites, leur étude philosophique est susceptible de contribuer fort utilement à la saine éducation préliminaire des biologistes, en ce qui concerne l'art général d'observer et l'art d'expérimenter. À la vérité, les phénomènes encore plus simples de la physique et de l'astronomie conviennent mieux, sans doute, comme nous allons le voir, à une telle destination. Mais, quelle que soit, sous ce rapport, leur extrême importance, on conçoit que les phénomènes chimiques, en vertu de leur moindre dissemblance avec les phénomènes biologiques, doivent offrir des modèles, sinon aussi parfaits, du moins plus frappans et plus immédiatement applicables. Quant aux facultés purement rationnelles, il est évident que ce n'est point par la chimie, dont l'état logique est encore si peu satisfaisant, que les biologistes doivent s'attacher à les cultiver préalablement. Néanmoins, nous avons reconnu, dans la première partie de ce volume, que la chimie possède, par sa nature, la propriété spéciale de développer, plus éminemment qu'aucune autre science fondamentale, l'art général des nomenclatures scientifiques. C'est donc là surtout que les biologistes doivent étudier cette partie importante de la méthode positive, dont leur science peut comporter, à un degré assez étendu, une heureuse application, quoique la complication supérieure de son sujet propre et l'extrême diversité de ses aspects principaux ne permettent point, comme je l'ai indiqué, d'attribuer ici à l'usage rationnel d'un tel art la haute valeur scientifique qui le caractérise si bien en chimie. Une judicieuse imitation de la nomenclature chimique a effectivement dirigé jusqu'ici les utiles tentatives de Chaussier et de plusieurs autres biologistes pour assujettir à des dénominations systématiques les dispositions anatomiques les plus simples, certains états pathologiques bien définis, et les degrés les plus généraux de la hiérarchie animale. C'est aussi par une étude plus profonde de cet élément important de la philosophie chimique que l'on pourra désormais développer convenablement un tel ordre de perfectionnemens, et reconnaître en même temps les vraies limites rationnelles entre lesquelles il doit être soigneusement contenu en biologie.

D'après cet ensemble de considérations diverses, la position encyclopédique de la science biologique immédiatement après la chimie ne me paraît devoir laisser maintenant aucune incertitude. On peut vraiment regarder, sans la moindre exagération, l'ensemble des études chimiques comme constituant, par leur nature, une transition spontanée de la philosophie inorganique à la philosophie organique, malgré les profondes différences qui doivent les séparer radicalement l'une de l'autre.

Cette relation fondamentale avec la science chimique doit, en elle-même, constituer aussi la biologie en subordination, nécessaire quoique indirecte, envers la physique proprement dite, base préliminaire indispensable de toute chimie rationnelle. Mais il existe, en outre, quant à la doctrine et quant à la méthode, à divers titres essentiels, une dépendance plus directe et plus spéciale du système des études biologiques à l'égard de l'ensemble des théories purement physiques, bien que cette liaison soit cependant moins profonde et moins complète que par rapport à la chimie.

Relativement à la doctrine, il est évident, en principe, qu'aucun phénomène physiologique ne saurait être convenablement analysé sans exiger, par sa nature, l'application exacte des lois générales propres à une ou plusieurs branches principales de la physique, dont toutes les diverses notions fondamentales doivent être ainsi successivement employées d'une manière plus ou moins étendue par les biologistes qui remplissent les vraies conditions préliminaires de leurs travaux scientifiques. Cette application est d'abord indispensable pour apprécier judicieusement la vraie constitution du milieu sous l'influence duquel l'organisme accomplit ses phénomènes vitaux, et dont l'analyse doit être ici ordinairement plus complète qu'en aucun autre cas, puisque les variations de ce milieu les moins importantes en apparence, et à tous autres égards presque négligeables, exercent souvent une réaction très puissante sur des phénomènes aussi éminemment modifiables. Mais, de plus, les études biologiques dépendent encore des théories physiques par la considération directe de l'organisme lui-même, qui, sous quelque aspect qu'on l'envisage, ne saurait cesser, malgré ses propriétés caractéristiques, d'être constamment soumis à l'ensemble des diverses lois fondamentales relatives aux phénomènes généraux soit de la pesanteur, soit de la chaleur, ou de l'électricité, etc. On peut remarquer à ce sujet que si l'étude de la vie organique fournit, comme nous venons de le reconnaître, le principal motif de la subordination fondamentale de la biologie envers la chimie, c'est surtout, au contraire, par l'étude de la vie animale proprement dite, que la biologie se trouve directement constituée en relation nécessaire avec la physique. Cette règle est particulièrement évidente pour la saine théorie physiologique des sensations les plus spéciales et les plus élevées, la vision et l'audition, dont une application approfondie de l'optique et de l'acoustique doit nécessairement établir le point de départ rationnel. Une telle remarque se vérifie aussi, d'une manière non moins irrécusable, dans la théorie de la phonation, dans l'étude des lois de la chaleur animale, et dans l'analyse positive des propriétés électriques de l'organisme, qui ne sauvaient avoir aucun vrai caractère scientifique sans l'introduction préalable des branches correspondantes de la physique, convenablement employées. Il serait inutile d'insister davantage ici sur une notion philosophique aussi sensible.

Toutefois il importe de reconnaître que, jusqu'à présent, les biologistes même qui ont le plus profondément senti la relation générale et nécessaire de leur science avec l'ensemble de la physique, n'ont pas su ordinairement, faute d'une étude assez rationnelle, effectuer une judicieuse et sévère séparation entre les notions vraiment positives qui constituent le fond scientifique de la physique actuelle, et les conceptions essentiellement métaphysiques qui l'altèrent encore par un reste d'influence de l'ancienne philosophie, ainsi que je l'ai établi dans la seconde partie du volume précédent. On doit convenir, en un mot, que, le plus souvent, les biologistes ont accepté, pour ainsi dire aveuglément, tout ce que les physiciens leur présentaient comme propre à diriger leurs travaux. Cette confiance démesurée et irrationnelle offre ici des inconvéniens analogues à ceux du respect aveugle que j'ai reproché ailleurs aux physiciens eux-mêmes envers les géomètres, et par suite duquel j'ai constaté, chez ces derniers, une déplorable tendance à entraver aujourd'hui le vrai développement de la physique par l'importance vicieuse attachée à des travaux illusoires, fondés sur des conceptions chimériques, abusivement déguisées sous un verbeux appareil algébrique. En principe philosophique, il me semble évident que, si les sciences les plus générales sont, par leur nature, radicalement indépendantes des moins générales, qui doivent, au contraire, reposer préalablement sur elles, il résulte de cette indépendance même que les savans livrés à la culture des premières sont essentiellement impropres à diriger d'une manière convenable leur application fondamentale aux secondes, dont ils ne sauraient connaître suffisamment les vraies conditions caractéristiques. Dans toute judicieuse division du travail, il est clair, en un mot, que l'usage d'un instrument quelconque, matériel ou intellectuel, ne peut jamais être rationnellement dirigé par ceux qui l'ont construit, mais par ceux, au contraire, qui doivent l'employer, et qui peuvent seuls, par cela même, en bien comprendre la vraie destination spéciale. C'est donc exclusivement aux physiciens et non aux géomètres qu'appartient l'application convenable de l'analyse mathématique aux études physiques, comme je l'ai fait voir dans le volume précédent. Mais, par une conséquence nouvelle du même principe, on doit concevoir aussi, dans le cas actuel, que les biologistes sont naturellement seuls compétens pour appliquer avec succès les théories physiques à la solution rationnelle des problèmes physiologiques: le motif est même ici plus puissant encore; en vertu de la différence bien plus profonde entre les deux sciences. Une telle organisation du travail exige seulement désormais, de la part des biologistes, une éducation préliminaire plus forte, plus complète, et plus systématique, qui puisse les mettre en état de s'appuyer judicieusement sur les autres sciences fondamentales, au lieu d'attendre vainement d'heureuses indications générales de la part de ceux qui n'en peuvent connaître la véritable destination.

D'après ces considérations, on ne saurait être surpris que l'application, à peine ébauchée encore, et même si mal instituée jusqu'ici, de la physique à la physiologie, ait effectivement fourni si peu de résultats satisfaisans, ni même qu'elle ait contribué quelquefois à entraver le vrai développement rationnel des études biologiques; ce qui, aux yeux de juges irréfléchis, a pu faire souvent méconnaître la haute valeur scientifique que nous savons devoir être propre à cette application bien conçue. Il est certain, par exemple, que les hypothèses anti-scientifiques des physiciens sur les prétendus fluides électriques, aveuglément embrassées par les physiologistes avec plus de confiance encore que par les physiciens eux-mêmes, ont eu, en biologie, pour effet journalier d'introduire des conceptions vagues et chimériques sur le prétendu fluide nerveux, qui nuisent infiniment au progrès de la physiologie positive, et qui paraissent même fournir une sorte de point d'appui rationnel aux plus absurdes hallucinations des adeptes du magnétisme animal. Dans l'ordre plus simple et plus rigoureux des idées purement anatomiques, je ne crains pas de signaler ici, chez un biologiste du premier ordre, un cas important où l'influence de ces systèmes vicieux, qui altèrent si profondément la physique actuelle, me paraît avoir égaré l'application de la méthode comparative elle-même, si éminemment appropriée à la nature des recherches biologiques. Il s'agit de l'analogie spéciale et complète entre la structure essentielle de l'oeil et celle de l'oreille, conçue à priori, par mon illustre ami M. de Blainville, comme devant nécessairement résulter de la similitude fondamentale supposée par les physiciens entre la lumière et le son, d'après la vaine hypothèse des ondulations éthérées rapprochée du phénomène général des vibrations aériennes. Sur un semblable sujet, je ne saurais évidemment avoir jamais la prétention déplacée d'engager, surtout avec un tel maître, aucune discussion anatomique, relative à la vérification effective d'une pareille comparaison dans l'ensemble de la série animale, pour décider s'il existe réellement une analogie constante et spéciale entre les parties constituantes de l'appareil auditif et celles de l'appareil visuel 25. C'est seulement le principe philosophique d'une telle similitude anatomique, que je dois regarder ici comme étant, par sa nature, radicalement vicieux, d'après le jugement motivé que j'ai porté, dans le volume précédent, sur les vaines hypothèses physiques relatives à la lumière. Or, pour se convaincre aisément, en général, combien de pareilles hypothèses sont, en elles-mêmes, impropres à fournir d'heureuses indications biologiques, il suffit, ce me semble, de se rappeler avec quelle confiance naïve les anatomistes du siècle dernier, qui étudiaient la structure de l'oeil sous l'influence prépondérante du système de l'émission newtonienne, admiraient l'harmonie fondamentale de cette structure avec ce mode chimérique de production de la lumière. La singulière facilité avec laquelle des systèmes aussi opposés que ceux de l'ondulation et de l'émission lumineuses s'adaptent à un même ensemble de dispositions anatomiques, me paraît vérifier clairement que ces hypothèses fantastiques ne peuvent pas plus diriger convenablement l'exercice positif de notre intelligence en biologie qu'en physique. Si, dans le cas précédent, le pernicieux crédit qu'on leur attribue encore n'a peut-être pas été sans quelque danger pour le philosophe que je viens de citer, malgré l'éminente rationnalité qui caractérise profondément son génie scientifique, qu'on juge des écarts où elles doivent tendre à entraîner les esprits moins vigoureux qui cultivent habituellement l'étude systématique de la nature.

Note 25: (retour) Ces deux appareils doivent, sans doute, offrir nécessairement, dans leur structure, une certaine analogie fondamentale, commune à tous les appareils sensoriaux. La plus grande similitude de ces deux sens, en tant qu'agissant l'un et l'autre à distance et sans effet chimique, et concourant principalement au développement intellectuel et social, doit, en outre, correspondre à une conformité anatomique plus spéciale, dont le degré rationnel n'a pas encore été bien déterminé. Des rapprochemens aussi philosophiques méritent certainement d'être poursuivis avec persévérance: et c'est surtout afin de contribuer à les purifier et à les rendre prépondérans que je signale ici l'inanité nécessaire des comparaisons illusoires fondées sur la chimérique identité des modes de production de deux ordres de sensations aussi distincts.

En considérant maintenant, sous le seul point de vue de la méthode, la vraie relation générale de la biologie à la physique, on conçoit, d'après les principes établis dans ce traité, et spécialement rappelés par la discussion précédente, que ce n'est point relativement à la saine institution des hypothèses scientifiques que je puis proposer la physique pour type préliminaire aux biologistes. Quoique, comme nous l'avons reconnu en son lieu, la physique actuelle renferme un certain nombre d'hypothèses vraiment rationnelles, elles y sont encore tellement mêlées à d'absurdes systèmes, qui les dominent le plus souvent, que leur judicieuse analyse propre est très difficile à établir nettement aujourd'hui, et ne saurait, en conséquence, devenir un heureux moyen d'éducation préalable. C'est à une autre branche fondamentale de la philosophie naturelle que les biologistes, ainsi que les physiciens eux-mêmes, doivent aller emprunter cette partie capitale de la méthode positive, suivant la règle expliquée à ce sujet dans le volume précédent. Mais, sous un aspect différent, dont l'importance philosophique n'est pas moindre, la physique est, au contraire, éminemment apte à fournir à la biologie les modèles les plus parfaits de la méthode positive universelle. On conçoit que je veux parler de l'observation proprement dite, et surtout de l'expérimentation. Sans doute les observations astronomiques sont, par leur nature, encore plus pleinement satisfaisantes: mais elles se rapportent à des phénomènes trop simples et trop peu variés pour servir utilement de modèle immédiat aux observations biologiques; et même, la précision numérique qui les caractérise spécialement tend à rappeler un point de vue qui doit être, en général, soigneusement écarté dans l'étude des corps vivans, avec laquelle il est nécessairement incompatible. Les observations physiques, au contraire, offrent déjà une telle complication et une si grande diversité que leur étude philosophique présente aux biologistes un type général éminemment susceptible d'une heureuse imitation, abstraction faite des considérations numériques, qui peuvent en être aisément détachées. Toutefois, les observations chimiques, dont la perfection est aujourd'hui presque aussi grande, et dont le sujet est bien moins hétérogène à celui des observations physiologiques, possèdent à peu près aussi complètement cette propriété essentielle, comme nous l'avons reconnu ci-dessus. Aussi est-ce principalement quant à la méthode expérimentale proprement dite, que l'étude philosophique de la physique me paraît destinée à fournir aux biologistes un précieux moyen spécial d'éducation préliminaire, qui ne saurait être convenablement suppléé par aucun autre, d'après les principes précédemment établis dans cet ouvrage. Nous avons reconnu, en effet, que cette science, à laquelle l'esprit humain doit surtout le développement de l'art général de l'expérimentation, en offre nécessairement, par sa nature, les plus parfaits modèles. Or, la contemplation familière et approfondie de ce type fondamental doit devenir d'autant plus indispensable aux physiologistes que leurs études présentent, comme je l'ai fait voir, les plus puissans obstacles à une heureuse application scientifique de l'art d'expérimenter, dont l'usage ne saurait y être introduit, avec une assurance rationnelle de quelques succès réels, qu'après que notre intelligence s'est d'abord suffisamment préparée, dans les cas les plus simples et les plus satisfaisans, à remplir les conditions logiques qu'exigent, en général, la saine institution et la direction judicieuse des expériences relatives à un sujet aussi difficile.

Telles sont, en aperçu, les relations essentielles, soit scientifiques, soit purement logiques, qui constituent nécessairement la biologie dans une dépendance étroite et directe envers la physique proprement dite. Considérons maintenant, d'une manière analogue, sa subordination fondamentale par rapport à la science astronomique, sans que, toutefois, nous ayons besoin d'envisager à part la liaison indirecte qui doit évidemment résulter de la prépondérance générale suffisamment constatée de l'astronomie sur la physique elle-même.

Sous le point de vue de la doctrine, il faut reconnaître, ce me semble, que cette relation directe de la biologie avec l'astronomie, quoique beaucoup moins intime et surtout bien moins précise que dans le cas précédent, a plus d'importance réelle qu'on ne le suppose communément. Je ne parle pas seulement de l'impossibilité manifeste de comprendre nettement la théorie de la pesanteur, et d'établir une exacte analyse rationnelle de ses effets généraux sur l'organisme, tant qu'on isolerait ce phénomène fondamental de celui de la gravitation céleste, sans lequel il serait si imparfaitement appréciable. Dans un ordre d'idées astronomiques plus spécial, je regarde, en outre, comme radicalement impossible de concevoir, d'une manière vraiment scientifique, le système général des conditions d'existence réellement propres aux corps vivans, si l'on néglige de prendre en suffisante considération l'ensemble des élémens astronomiques qui caractérisent la planète à la surface de laquelle nous étudions la vie. Quoique, sur un tel sujet, toute observation directe et toute appréciation comparative nous soient nécessairement à jamais interdites, les raisonnemens les plus positifs de la philosophie naturelle ne nous permettent point de méconnaître l'influence fondamentale de ces conditions astronomiques sur le mode effectif d'accomplissement des phénomènes physiologiques. Cette influence sera, par sa nature, plus spécialement examinée dans le volume suivant, où, en traitant des lois générales du développement réel de la société humaine, j'aurai à analyser, sous ce rapport, le cas le plus sensible et le plus étendu, puisqu'il se rapportera directement à l'être le plus compliqué, envisagé en même temps comme susceptible d'une existence indéfiniment prolongée. Je dois néanmoins esquisser déjà sommairement, à cet égard, les indications principales.

Une telle analyse exige d'abord qu'on établisse, entre les diverses données astronomiques propres à notre planète, une distinction générale, suivant qu'elles se rapportent à l'état statique ou à l'état dynamique. Le premier point de vue n'a besoin que d'être indiqué, tant son importance biologique est manifeste. Pour chacune des conditions essentielles qui lui correspondent, soit quant à la masse terrestre comparée à la masse solaire, d'où résulte l'intensité effective de la pesanteur proprement dite, soit quant à sa forme générale, qui règle la direction de cette force, soit quant à l'équilibre fondamental et aux oscillations régulières des fluides dont sa surface est couverte en majeure partie, et à l'état desquels l'existence des êtres vivans est étroitement liée, soit même quant à ses dimensions effectives, qui imposent des limites nécessaires à la multiplication indéfinie des races vivantes et surtout de la race humaine, soit enfin quant à sa distance réelle au centre de notre monde, qui constitue un des élémens indispensables de sa température propre, la relation avec le mode fondamental d'accomplissement de l'ensemble des phénomènes physiologiques ne saurait, évidemment, être contestée par aucun esprit philosophique. Toute hésitation à cet égard serait, d'ailleurs, aisément dissipée en se bornant à imaginer qu'il survînt brusquement une altération notable dans l'une quelconque de ces conditions; car on sentirait aussitôt que la vie devrait en éprouver dès lors d'inévitables modifications. Mais c'est surtout par l'influence des élémens astronomiques propres à l'état dynamique de la terre que l'on doit sentir l'impossibilité de constituer, d'une manière vraiment rationnelle, la saine philosophie biologique, en persistant à l'isoler de la philosophie astronomique. En considérant d'abord le seul mouvement de rotation, celui dont l'action biologique doit être nécessairement la plus prononcée, on conçoit que sa double stabilité fondamentale, soit quant à la fixité essentielle des pôles autour desquels il s'exécute, soit quant à l'invariable uniformité de sa vitesse angulaire, constitue directement une des principales conditions générales strictement indispensables à l'existence des corps vivans, qui serait, par sa nature, radicalement incompatible avec cette profonde et continuelle perturbation des milieux organiques naturellement correspondante au défaut de ces deux caractères astronomiques. Bichat a déjà très judicieusement remarqué, dans sa belle théorie de l'intermittence fondamentale de la vie animale proprement dite, la subordination naturelle et constante de la période essentielle de cette intermittence avec celle de la rotation diurne de notre planète. On peut même observer, plus généralement, que tous les phénomènes périodiques d'un organisme quelconque, à l'état normal ou à l'état pathologique, se rattachent, d'une manière plus ou moins étroite, à la même considération, sauf les modifications variées qui peuvent résulter des influences secondaires et transitoires. Mais, en outre, il y a tout lieu de penser que, dans chaque organisme, la durée totale de la vie et celle de ses principales phases naturelles, dépendent nécessairement de la vitesse angulaire effective propre à la rotation de notre planète. Car, l'ensemble des études biologiques me paraît nous autoriser aujourd'hui à admettre, en principe, que, toutes choses d'ailleurs égales, la durée de la vie doit être d'autant moins prolongée, surtout dans l'organisme animal, que les phénomènes vitaux se succèdent avec plus de rapidité. Or, si la rotation de la terre était supposée s'accélérer notablement, le cours des principaux phénomènes physiologiques ne saurait manquer d'en éprouver une certaine accélération correspondante, d'où résulterait, par conséquent, une diminution nécessaire de la durée de la vie; en sorte que, dans le véritable état des choses, cette durée doit être regardée comme dépendant de la durée du jour. Par une raison analogue, en considérant maintenant le mouvement total de la terre autour du soleil, on conçoit aussi que la durée de l'année doit inévitablement exercer, pour chaque organisme donné, une semblable influence générale sur la durée de la vie, qui, par exemple, d'après ce double motif, ne saurait être la même sur les diverses planètes habitables de notre monde, quand on supposerait que l'ensemble des autres conditions principales pût y rester identique. Mais le système des données astronomiques relatives à notre mouvement annuel domine, à d'autres égards, d'une manière à la fois bien moins équivoque et beaucoup plus capitale, l'existence générale des corps vivans à la surface de la terre. Cette existence est surtout radicalement liée à la forme essentielle de l'orbite terrestre, comme je l'ai déjà indiqué dans la première partie du volume précédent. Nous savons maintenant que l'état de vie suppose, par sa nature, entre l'organisme qui l'éprouve et le milieu où il s'accomplit, une harmonie fondamentale, qui ne saurait persister, au degré convenable, si l'un ou l'autre de ces deux élémens co-relatifs, et à plus forte raison tous les deux, pouvait devenir susceptible d'altérations très étendues. Or, il est clair que si l'ellipse terrestre, au lieu d'être à peu près circulaire, était supposée aussi excentrique que celle des comètes proprement dites, les milieux organiques, et l'organisme lui-même en admettant son existence, éprouveraient, à des époques peu éloignées, des variations presque indéfinies, qui dépasseraient extrêmement, à tous égards, les plus grandes limites entre lesquelles la vie puisse être réellement conçue. Ainsi, nous pouvons, je crois, regarder désormais comme démontré, par l'ensemble de la philosophie naturelle, que la faible excentricité de l'ellipse terrestre constitue une des premières conditions générales indispensables à l'accomplissement des phénomènes biologiques: elle est presque aussi nécessaire, par exemple, que la stabilité de la rotation. Tous les autres élémens astronomiques du mouvement annuel exercent pareillement, d'une manière incontestable, une influence biologique plus ou moins prononcée, quoique d'une importance beaucoup moins capitale. Cela est surtout manifeste quant à la direction du plan de l'orbite, comparé à l'axe de rotation de la planète. En effet, l'obliquité effective de ce plan devient le principe immédiat de la division essentielle de la terre en climats, d'où résulte la première loi fondamentale relative à la distribution géographique des diverses espèces vivantes, animales ou végétales. De même, sous un second aspect, cette obliquité, en tant que principale cause originaire des différentes saisons, doit influer notablement sur les diverses phases réelles propres à l'existence de chaque organisme quelconque. À l'un ou à l'autre titre, on ne saurait douter que les phénomènes physiologiques actuels ne fussent sensiblement altérés par une variation subite et prononcée dans l'inclinaison de l'orbite terrestre sur l'axe de rotation. Il n'y a pas même jusqu'à la permanence essentielle de la ligne des noeuds qui ne mérite, à un certain degré, d'être prise aussi en considération, si l'on tient à faire une exacte analyse rationnelle des diverses conditions astronomiques auxquelles la vraie philosophie biologique doit avoir égard; car, si la révolution de cette ligne était conçue hypothétiquement beaucoup plus rapide, la vie en serait sans doute affectée; ce qui montre, en sens inverse, que son immobilité presque absolue doit avoir effectivement quelque valeur biologique.

Telles sont, par aperçu, les grandes et incontestables relations qui, malgré nos vaines divisions scolastisques ordinaires, subordonnent, d'une manière directe et profonde, l'ensemble des conceptions biologiques à la vraie doctrine astronomique. Les considérations précédentes me paraissent, en outre, devoir clairement établir, à ce sujet, que, pour remplir convenablement, sous ce point de vue, les conditions philosophiques imposées par la nature de leurs études, les biologistes ne sauraient se borner à s'informer, en quelque sorte, auprès des astronomes, des vrais élémens propres à la constitution céleste de notre planète. Ces faciles renseignemens ne dispenseraient nullement les biologistes rationnels de faire directement, par eux-mêmes, une étude préalable, positive quoique seulement générale, des principales théories astronomiques. Il ne leur suffit point, en effet, de connaître à peu près les valeurs actuelles des élémens astronomiques de la terre, ce qui d'ailleurs, pour être intelligible et profitable, suppose une plus longue étude qu'on n'a coutume de le présumer. La saine biologie exige aussi, d'une manière encore plus indispensable peut-être, la notion exacte des lois générales relatives aux limites de variation de ces divers élémens, ou, du moins, l'analyse scientifique des principaux motifs de leur permanence essentielle; car, c'est surtout d'une telle permanence qu'on doit déduire le fondement astronomique des études biologiques, comme je me suis efforcé de le faire sentir. Or, une semblable notion positive ne saurait être convenablement obtenue, sans que notre intelligence se soit d'abord rendue familière la considération philosophique des principales conceptions astronomiques, soit géométriques, soit mécaniques.

L'esprit fondamental de ce Traité, spécialement rappelé, sous le point de vue qui nous occupe, au commencement de ce discours, permet aisément d'expliquer, en principe philosophique, pourquoi l'ensemble de la science astronomique se trouve ainsi plus complètement et plus directement lié au sujet général de la biologie qu'à celui d'aucune des sciences intermédiaires, ce qui pourrait d'abord paraître une véritable anomalie encyclopédique, contraire aux notions de hiérarchie scientifique que j'ai établies. Cela tient essentiellement à ce que, malgré l'indispensable nécessité de la physique et de la chimie, l'astronomie et la biologie constituent néanmoins, par leur nature, les deux principales branches de la philosophie naturelle proprement dite. Ces deux grandes études, complémentaires l'une de l'autre, embrassent, dans leur harmonie rationnelle, le système général de toutes nos conceptions fondamentales. À l'une, le monde; à l'autre, l'homme: termes extrêmes, entre lesquels seront toujours comprises nos pensées réelles. Le monde d'abord, l'homme ensuite, telle est, dans l'ordre purement spéculatif, la marche positive de notre intelligence; quoique, dans l'ordre directement actif, elle doive être nécessairement inverse. Car, les lois du monde dominent celles de l'homme, et n'en sont pas modifiées. Entre ces deux pôles co-relatifs de la philosophie naturelle, viennent s'intercaler spontanément, d'une part, les lois physiques, comme une sorte de complément des lois astronomiques, et, d'une autre part, les lois chimiques, préliminaire immédiat des lois biologiques. Tel est, du point de vue philosophique le plus élevé, l'indissoluble faisceau rationnel des diverses sciences fondamentales. On doit maintenant concevoir avec précision pourquoi j'ai attaché, dès l'origine, une si haute importance à présenter, comme le premier caractère philosophique de toute biologie positive, cette subordination systématique de l'étude de l'homme à l'étude du monde, sur laquelle on ne saurait plus conserver désormais aucune incertitude réelle.

Quoique l'esprit humain, dans son enfance théologique et dans son adolescence métaphysique, ait conçu, d'une manière absolument opposée, la relation nécessaire entre la science astronomique et la science biologique, du moins n'avait-il point négligé de la considérer, comme nous tendons à le faire aujourd'hui par suite des habitudes rétrécies d'un positivisme naissant et incomplet. Au fond des absurdes chimères de l'ancienne philosophie sur l'influence physiologique des astres, on trouve, néanmoins, le sentiment confus, vague mais énergique, d'une certaine liaison entre les phénomènes vitaux et les phénomènes célestes. Ce sentiment, comme toutes les inspirations primitives de notre intelligence, n'avait réellement besoin que d'être profondément rectifié par la philosophie positive, qui ne saurait le détruire; quoique, à vrai dire, dans l'ordre scientifique comme dans l'ordre politique, notre faible nature nous oblige malheureusement à ne pouvoir réorganiser qu'après un renversement passager. Parce que les observations, soit anatomiques, soit physiologiques, ne montraient point, par elles-mêmes, l'influence des conditions astronomiques, la philosophie moderne en a superficiellement conclu jusqu'ici la nullité de cette influence; comme si les faits pouvaient jamais témoigner immédiatement des conditions fondamentales sans lesquelles ils ne s'accompliraient pas, quand elles sont de nature à ne pouvoir être un seul instant suspendues! On vient de voir, néanmoins, que l'étude rationnelle des phénomènes naturels est aujourd'hui assez développée pour que l'ensemble de ses principes les plus positifs puisse mettre en pleine évidence l'incontestable réalité d'un tel ordre de conditions primordiales. Toutefois, afin de prévenir désormais, d'une manière irrévocable, le renouvellement ultérieur de notions vicieuses ou exagérées, plus ou moins analogues aux chimériques hypothèses de la philosophie théologique et métaphysique sur l'influence physiologique des astres, il importe d'établir ici, en principe, à ce sujet, une considération essentielle. D'abord, ces vraies conditions astronomiques de l'existence générale des corps vivans sont nécessairement circonscrites, comme toutes les notions scientifiques de la véritable astronomie positive, dans l'intérieur de notre monde, ce qui écarte aussitôt l'idée vague et indéfinie d'univers, à laquelle se rattachaient surtout les aberrations primitives. En second lieu, elles ne portent jamais directement sur l'organisme lui-même, qui est essentiellement indépendant de toute action céleste immédiate, ainsi que tous les autres phénomènes purement terrestres. L'influence capitale de ces conditions ne peut se rapporter, par elle-même, qu'à l'ensemble des élémens astronomiques qui caractérisent la constitution de notre planète, suivant les explications précédentes. C'est seulement en altérant quelques-uns de ces élémens que les autres astres de notre monde pourraient troubler le mode actuel d'accomplissement de nos phénomènes vitaux; ce qui limite rigoureusement le genre de notions astronomiques qui doit être réellement pris en considération fondamentale par les biologistes rationnels. L'action céleste, vague et inintelligible, que plusieurs philosophes contemporains, très éclairés d'ailleurs, ont mystérieusement introduit dans la prétendue explication de certains effets physiologiques ou pathologiques, doit faire comprendre la haute utilité de cette règle générale, qui, tout en manifestant sans équivoque la vraie subordination positive de la biologie envers l'astronomie, tend néanmoins à prévenir radicalement, à cet égard, toute grave aberration de notre intelligence.

Malgré l'importance capitale d'une telle subordination sous le seul aspect scientifique proprement dit, l'étude philosophique de la science astronomique est peut-être encore plus indispensable à la saine éducation préliminaire des biologistes rationnels sous le point de vue purement logique, c'est-à-dire quant à la méthode. À la vérité, sous ce nouvel aspect, la relation n'a rien de directement particulier à la biologie. Tout se réduit ici à la propriété générale que nous avons reconnue, dans le volume précédent, devoir nécessairement appartenir à la science céleste, de fournir, par sa nature, le plus parfait modèle de la manière fondamentale de philosopher sur des phénomènes quelconques; propriété qui doit être utilisée, ainsi que je l'ai déjà expliqué, par les physiciens et par les chimistes aussi bien que par les biologistes, afin que tous se proposent nettement un type idéal de perfection scientifique, convenablement modifié d'après l'ensemble des conditions de leurs diverses études propres. Mais la nécessité de ce type primordial devient, évidemment, d'autant plus profonde que la complication croissante des phénomènes tend davantage à faire dégénérer les études vraiment scientifiques en d'oiseuses recherches d'érudition ou en de vaines dissertations métaphysiques. Or, c'est à ce titre que la philosophie astronomique se recommande plus éminemment, comme guide logique, à la soigneuse méditation préalable des vrais biologistes. À quelle autre source, en effet, pourraient-ils puiser les véritables élémens essentiels de la méthode positive proprement dite, si ce n'est dans la science qui en offre, par sa nature, le développement le plus complet, le plus pur, et le plus spontané? Comment pourraient-ils habituellement sentir, avec une efficacité réelle, en quoi consiste la saine explication scientifique d'un phénomène, s'ils n'ont pas d'abord cherché à saisir, pour les phénomènes les plus simples, le caractère général des explications les plus parfaites? Plus le sujet de leurs travaux est profondément difficile, plus ils doivent éprouver vivement le besoin d'aller souvent retremper les forces positives de leur intelligence, par la féconde et lumineuse contemplation de l'ensemble de vérités fondamentales le plus satisfaisant que puisse jamais offrir la philosophie naturelle tout entière. Une telle comparaison est seule propre à faire hautement ressortir à leurs yeux l'inanité radicale des conceptions plus ou moins métaphysiques dont la physiologie est encore si encombrée, sur le principe vital de Barthez, les forces vitales de Bichat, et tant d'autres notions analogues, qui ne constituent réellement que de pures entités, dont l'astronomie, seule entre toutes les sciences fondamentales, est aujourd'hui complètement purgée, comme nous l'avons constaté. Les biologistes auxquels la philosophie astronomique aura fait nettement concevoir en quoi consiste la véritable explication scientifique de la pesanteur, ne se proposeront plus, sans doute, de remonter à l'origine de la vie, de la sensibilité, etc., et sauront néanmoins donner à leurs recherches l'essor le plus sublime dont elles soient susceptibles dans l'ordre positif; tandis que jusqu'ici on ne peut se dissimuler que la positivité des travaux n'a été ordinairement obtenue, en biologie, qu'aux dépens de leur élévation. Ce caractère de prévision rationnelle des événemens quelconques, que je ne saurais trop reproduire comme l'infaillible critérium de toute vraie théorie scientifique complètement développée, où les biologistes en étudieraient-ils la valeur philosophique, autrement que dans la seule science qui en offre aujourd'hui une réalisation étendue et incontestable?

Enfin, c'est uniquement par la méditation familière de la philosophie astronomique, comme je l'ai établi, que les biologistes peuvent apprendre en quoi consiste la saine institution générale des hypothèses scientifiques dignes de ce nom. La biologie positive n'a pas osé encore faire un usage libre et important de ce puissant auxiliaire logique: et cette circonspection est très naturelle, à défaut de principes propres à prévenir l'abus désordonné d'un tel moyen; mais elle retarde certainement beaucoup les progrès rationnels de cette difficile étude. Néanmoins, l'étude des corps vivans, à raison même de sa complication supérieure, réclame, plus qu'aucune autre science fondamentale, l'emploi régulier et développé de ce grand artifice intellectuel. Ici, la nature philosophique de la science, exactement définie dans ce discours, indique, pour ainsi dire d'elle-même, le caractère général des hypothèses vraiment scientifiques. Nous avons établi, en effet, qu'il s'agit toujours, en biologie, de déterminer ou la fonction d'après l'organe, ou l'organe d'après la fonction. On pourra donc, pour accélérer les découvertes, construire directement et sans scrupule l'hypothèse la plus plausible sur la fonction inconnue d'un organe donné, ou sur l'organe caché de telle fonction évidente. Pourvu que la supposition soit le mieux possible en harmonie avec l'ensemble des connaissances acquises, on aura usé, de la manière la plus légitime, à l'imitation des astronomes, du droit général de l'esprit humain dans toutes les recherches positives. Si l'hypothèse n'est point exactement vraie, comme il devra arriver le plus souvent, elle n'en aura pas moins toujours contribué nécessairement au progrès réel de la science, en dirigeant l'ensemble des recherches effectives vers un but nettement déterminé. La seule condition fondamentale, ici comme ailleurs, c'est que, par leur nature, les hypothèses soient constamment susceptibles d'une vérification positive; ce qui, en biologie, résultera inévitablement du caractère que je viens de leur assigner.

Je ne vois jusqu'ici, dans l'étude des corps vivans, qu'un seul exemple capital de semblables hypothèses; et il a été donné par un homme de génie, qui, suivant l'usage de ses pareils, a rempli spontanément à cet égard, comme par instinct, de la manière la plus satisfaisante, l'ensemble des conditions rationnelles propres à la nature de ses recherches. Quand M. Broussais, dans l'intention éminemment philosophique de localiser tout à coup les prétendues fièvres essentielles, leur a imposé pour siége général la membrane muqueuse du canal digestif, il a imprimé à la saine pathologie la plus heureuse impulsion positive, quoiqu'il ait peut-être commis, en effet, une grande erreur actuelle, ce que je n'ai point à examiner ici. Car, cette hypothèse étant évidemment accessible à une exploration irrécusable, elle devait nécessairement hâter beaucoup, confirmée ou infirmée par les observations judicieuses, la découverte effective du véritable siége organique de ces entités pathologiques. Le vulgaire des médecins, incapable d'apprécier une telle propriété philosophique, s'est consumé à ce sujet en de vaines critiques de détail, qui ne pouvaient affecter nullement la question fondamentale. Mais l'histoire générale de l'esprit humain n'en recueillera pas moins précieusement un jour ce premier exemple mémorable de la judicieuse introduction spontanée de l'art des hypothèses rationnelles dans l'étude positive des corps vivans. Pour quiconque a convenablement étudié la philosophie astronomique, cette innovation hardie n'offre réellement que le timide équivalent d'un usage dès long-temps pratiqué, sur une bien plus large échelle, par ceux de tous les savans qui sont universellement reconnus aujourd'hui comme procédant de la manière la plus rigoureuse. Toutefois, l'étude philosophique de l'ensemble de la science astronomique n'est pas seulement destinée, à cet égard, à dissiper radicalement les vains scrupules de ceux qui persisteraient encore à repousser tout usage étendu des artifices hypothétiques dans les recherches biologiques. Elle a surtout pour objet, sous ce point de vue, de mieux diriger, d'après une judicieuse imitation des plus parfaits modèles, les heureux efforts des hommes de génie qui se proposent d'appliquer aux parties les plus difficiles de la philosophie naturelle un procédé logique aussi impérieusement réclamé par la complication supérieure d'un tel ordre de problèmes.

Après avoir ainsi caractérisé suffisamment la subordination fondamentale de la biologie envers l'astronomie, soit quant à la doctrine, ou quant à la méthode, nous devons compléter maintenant cette exacte analyse sommaire des grandes relations encyclopédiques propres à l'étude des corps vivans, en examinant enfin, d'une manière analogue, sa dépendance réelle à l'égard de la science mathématique, premier fondement général du système entier de la philosophie positive.

Sous le seul point de vue scientifique proprement dit, on doit, à ce sujet, commencer par reconnaître hautement la profonde justesse de l'énergique réprobation prononcée par plusieurs biologistes philosophes, et surtout par le grand Bichat, contre toute tentative d'application effective et spéciale des théories mathématiques aux questions physiologiques. Les purs géomètres, par cela même que leur science constitue réellement la base préliminaire indispensable de toute la philosophie naturelle, doivent être, en général, éminemment disposés à envahir, d'une manière presque indéfinie, le domaine des autres sciences fondamentales, qui leur paraissent ordinairement subalternes. En même temps, l'extrême généralité et la parfaite indépendance de leurs études propres ne permettent point que cette tendance spontanée soit directement contenue par un sentiment énergique des vraies conditions caractéristiques de chacune de ces sciences, dont le génie essentiel leur est naturellement inconnu. Aussi, jusqu'à ce qu'une judicieuse éducation philosophique commune vienne mettre habituellement les diverses classes de savans en état de concevoir nettement la coordination rationnelle de leurs attributions respectives, ce sera seulement par leur antagonisme continuel, très préjudiciable et néanmoins fort insuffisant, que les sciences les plus difficiles pourront péniblement éviter d'être absorbées et annulées par les plus simples. Cette vicieuse organisation des relations scientifiques, n'est en aucun cas, plus manifeste, et n'engendre de plus déplorables conséquences, que lorsqu'il s'agit des rapports fondamentaux entre les études mathématiques et les études biologiques. Jusqu'ici, les biologistes, toujours exposés, à des intervalles plus ou moins rapprochés, aux empiètemens abusifs des géomètres, ne sont parvenus à s'en garantir incomplètement que par l'irrationnel expédient de trancher, pour ainsi dire, toute communication quelconque entre les deux ordres de conceptions; tandis que c'est, au contraire, par une juste appréciation directe de la subordination générale de l'ensemble de leurs travaux à la doctrine élémentaire sur laquelle repose préalablement le système entier de la philosophie naturelle, qu'ils doivent désormais maintenir avec fermeté l'indépendante originalité de leur vrai caractère scientifique. Or, les principes de philosophie mathématique établis dans le premier volume de ce traité, et l'exacte analyse que nous venons d'exécuter du véritable esprit général de l'étude positive des corps vivans, nous permettent maintenant de remplir sans difficulté, quoique très sommairement, cette condition essentielle.

L'étude rationnelle de la nature suppose nécessairement, en général, que tous les phénomènes, d'un ordre quelconque, sont essentiellement assujettis à des lois invariables, dont la découverte constitue toujours le but de nos diverses spéculations philosophiques. Si l'on pouvait concevoir, en aucun cas, que, sous l'influence de conditions exactement similaires, les phénomènes ne restassent point parfaitement identiques, non-seulement quant au genre, mais aussi quant au degré, toute théorie scientifique deviendrait aussitôt radicalement impossible: nous serions dès lors nécessairement réduits à une stérile accumulation de faits, qui ne sauraient plus comporter aucune relation systématique, susceptible de conduire à leur prévision. Il est donc indispensable de reconnaître, en principe, que, même dans les phénomènes éminemment complexes qui se rapportent à la science des corps vivans, chacune des diverses actions vraiment élémentaires qui concourent à leur production varierait nécessairement selon des lois tout-à-fait précises, c'est-à-dire, mathématiques, si nous pouvions, en effet, l'étudier en elle-même, isolément de tout autre. Tel est, à cet égard, le point de départ philosophique des géomètres, dont la parfaite rationnalité ne saurait être contestée. Si donc les phénomènes les plus généraux du monde inorganique sont éminemment calculables, tandis que les phénomènes physiologiques ne peuvent l'être nullement, cela ne tient évidemment à aucune distinction fondamentale entre leurs natures respectives; cette différence provient uniquement de l'extrême simplicité des uns, opposée à la profonde complication des autres. L'erreur capitale des géomètres à ce sujet n'est due qu'à leur manière fort imparfaite d'apprécier la juste portée de cette considération, dont rien ne leur permet de mesurer la véritable étendue philosophique. Il ne s'agirait néanmoins ici que de prolonger convenablement les réflexions que doivent naturellement suggérer les questions inorganiques susceptibles de solutions mathématiques, et dans lesquelles on voit, d'une manière si prononcée, ces solutions devenir graduellement plus difficiles et plus imparfaites à mesure que le sujet se complique davantage en rapprochant peu à peu l'état abstrait de l'état concret, à tel point que, au-delà des phénomènes purement astronomiques ou de leurs analogues les plus immédiats, une semblable perfection logique ne s'obtient presque jamais, comme nous l'avons constaté, qu'aux dépens de la réalité des recherches, même sans sortir des études générales de la physique proprement dite. Aussitôt qu'on passe aux problèmes chimiques, toute application réelle des théories mathématiques devient nécessairement incompatible avec la grande complication du sujet. Que sera-ce donc à l'égard des questions biologiques?

Par une suite inévitable de sa complication caractéristique, l'étude des corps vivans repousse directement de deux manières différentes tout véritable usage des procédés mathématiques. En effet, lors même que l'on supposerait exactement connues les lois mathématiques propres aux différentes actions élémentaires dont le concours détermine l'accomplissement des phénomènes vitaux, leur extrême diversité et leur multiplicité inextricable ne pourraient aucunement permettre à notre faible intelligence d'en poursuivre avec efficacité les combinaisons logiques, comme le témoignent déjà si clairement les questions astronomiques elles-mêmes malgré l'admirable simplicité de leurs élémens mathématiques, lorsqu'on veut y considérer simultanément plus de deux ou trois influences essentielles. Mais en outre, une semblable complication s'oppose même radicalement à ce que ces lois élémentaires puissent jamais être mathématiquement dévoilées, ce qui doit éloigner jusqu'à la seule pensée hypothétique d'une telle manière de philosopher en biologie. Car, ces lois ne pourraient devenir accessibles que par l'analyse immédiate de leurs effets numériques. Or, sous quelque aspect qu'on étudie les corps vivans, les nombres relatifs à leurs phénomènes présentent nécessairement des variations continuelles et profondément irrégulières, ce qui, pour les géomètres, offre un obstacle aussi insurmontable que si ces degrés pouvaient être, en réalité, entièrement arbitraires. Par la définition même de la vie, on conçoit que la seule notion qui, en chimie, comportât encore, comme nous l'avons reconnu, certaines considérations numériques, c'est-à-dire, la composition, cesse évidemment de les admettre ici: car, toute idée de chimie numérique doit devenir inapplicable à des corps dont la composition moléculaire varie continuellement, ce qui constitue précisément le caractère fondamental de tout organisme vivant. Sans doute, s'il nous était possible de faire varier séparément, à divers degrés, chacune des conditions qui président aux phénomènes vitaux, en maintenant toutes les autres dans une stricte identité mathématique, la comparaison des effets correspondants pourrait faire espérer de découvrir la loi numérique de leurs variations, quoique cette précision idéale, ne pût, en réalité, contribuer aucunement au perfectionnement positif de la science, par suite de l'insurmontable difficulté du problème mathématique relatif à la combinaison rationnelle de ces différentes lois. Mais les mêmes obstacles qui s'opposent radicalement, en vertu des motifs précédemment expliqués, à tout emploi important et vraiment décisif de la méthode expérimentale proprement dite dans les recherches physiologiques, ne doivent-ils point, avec encore plus d'énergie, détruire l'espoir de toute opération de ce genre, qui ne serait réellement qu'une expérimentation portée au plus haut degré de perfection, c'est-à-dire poussée jusqu'à la précision numérique? Puisque déjà nous ne saurions jamais instituer, en biologie, deux cas qui ne diffèrent exactement que sous un seul rapport, que serait-ce donc si, à la conformité des conditions essentielles du phénomène, il fallait joindre l'identité de leurs degrés, ce que toute appréciation mathématique exigerait néanmoins rigoureusement? Ainsi, aucune idée de nombres fixes, à plus forte raison de lois numériques, et surtout enfin d'investigation mathématique, ne peut être regardée comme compatible avec le caractère fondamental des recherches biologiques. Si, avant que ce génie propre fût suffisamment développé, les biologistes ont dû, à cet égard, céder, jusqu'à un certain point, et non sans utilité, à l'irrésistible ascendant des géomètres, une telle condescendance deviendrait désormais essentiellement nuisible aux progrès rationnels de l'étude positive des corps vivans envisagés sous un aspect quelconque.

À la vérité, l'esprit de calcul tend de nos jours à s'introduire dans cette étude, surtout en ce qui concerne les questions médicales, par une voie beaucoup moins directe, sous une forme plus spécieuse, et avec des prétentions infiniment plus modestes. Je veux parler principalement de cette prétendue application de ce qu'on appelle la statistique à la médecine, dont plusieurs savans attendent des merveilles, et qui pourtant ne saurait aboutir, par sa nature, qu'à une profonde dégénération directe de l'art médical, dès lors réduit à d'aveugles dénombremens. Une telle méthode, s'il est permis de lui accorder ce nom, ne serait réellement autre chose que l'empirisme absolu, déguisé sous de frivoles apparences mathématiques. Poussée jusqu'à ses extrêmes conséquences logiques, elle tendrait à faire radicalement disparaître toute médication vraiment rationnelle, en conduisant à essayer au hasard des procédés thérapeutiques quelconques, sauf à noter, avec une minutieuse précision, les résultats numériques de leur application effective. Il est évident, en principe, que les variations continuelles auxquelles tout organisme est assujetti sont nécessairement encore plus prononcées dans l'état pathologique que dans l'état normal, en sorte que les cas doivent être alors encore moins exactement similaires; d'où résulte l'impossibilité manifeste de comparer judicieusement deux modes curatifs d'après les seuls tableaux statistiques de leurs effets, abstraction faite de toute saine théorie médicale. Sans doute, la pure expérimentation directe, restreinte entre des limites convenables, peut avoir une grande importance pour la médecine, comme pour la physiologie elle-même: mais c'est précisément à la stricte condition de ne jamais être simplement empirique, et de se rattacher toujours, soit dans son institution, soit dans son interprétation, à l'ensemble systématique des doctrines positives correspondantes. Malgré l'imposant aspect des formes de l'exactitude, il serait difficile de concevoir, en thérapeutique, un jugement plus superficiel et plus incertain que celui qui reposerait uniquement sur cette facile computation des cas funestes ou favorables, sans parler des pernicieuses conséquences pratiques d'une telle manière de procéder, où l'on ne devrait d'avance exclure aucune sorte de tentative. On doit déplorer l'espèce d'encouragement dont les géomètres ont quelquefois honoré une aberration aussi profondément irrationnelle, en faisant de vains et puérils efforts pour déterminer, d'après leur illusoire théorie des chances, le nombre de cas propre à légitimer chacune de ces indications statistiques.

Quoique l'abus de l'esprit mathématique, ou plutôt de l'esprit de calcul, ait été ainsi fréquemment nuisible, sous divers rapports, au vrai développement de l'étude positive des corps vivans, les biologistes qu'un sentiment exagéré de cette fâcheuse influence a conduits à méconnaître toute subordination réelle de cette étude à l'ensemble des études mathématiques n'en ont pas moins commis une erreur grave, directement préjudiciable au perfectionnement systématique de leur science. Les principes précédemment établis dans cet ouvrage doivent rendre cette erreur très sensible, en faisant hautement ressortir cette subordination nécessaire. Elle existe d'abord, d'une manière évidente bien qu'indirecte, d'après les relations indispensables, ci-dessus constatées, de la saine biologie avec la physique et avec l'astronomie, puisque les biologistes ne sauraient convenablement entreprendre ces deux ordres d'études préliminaires sans s'être préalablement familiarisés avec l'ensemble des principales doctrines mathématiques. Mais, en outre, on ne peut contester qu'une judicieuse application des notions fondamentales de la géométrie et de la mécanique ne devienne directement nécessaire pour bien comprendre, soit la structure, soit le jeu, d'un appareil aussi compliqué que l'organisme vivant, surtout dans les animaux. Cela est particulièrement évident envers tous les divers phénomènes de la mécanique animale, statiques ou dynamiques, qui doivent paraître profondément inintelligibles à tous ceux auxquels sont étrangères les lois générales de la mécanique rationnelle. L'absurde principe de la prétendue indépendance des êtres vivans à l'égard des lois universelles du monde matériel, a souvent conduit les physiologistes à regarder ces êtres comme essentiellement soustraits à l'empire des théories fondamentales de l'équilibre et du mouvement; tandis que ces théories constituent, au contraire, la véritable base élémentaire de l'économie organique envisagée sous cet aspect. Je me suis efforcé, dans le premier volume, de démontrer directement que, par leur nature, ces théories sont nécessairement applicables à des appareils quelconques, puisqu'elles ne dépendent aucunement de l'espèce des forces considérées, mais seulement de leur énergie effective: il ne peut exister, à ce sujet, d'autre différence réelle que la difficulté plus grande de préciser, surtout numériquement, une telle application, à mesure que l'appareil se complique davantage. Ainsi, en écartant d'ailleurs, comme éminemment chimérique, toute idée d'évaluation, on ne saurait douter que les théorèmes généraux de la statique et de la dynamique abstraites ne doivent se vérifier constamment dans le mécanisme des corps vivans, sur l'étude rationnelle duquel ils sont, en effet, destinés à porter une indispensable lumière. Dans ses divers modes de repos ou de mouvement, l'animal même le plus élevé se comporte essentiellement comme tout autre appareil mécanique d'une complication analogue, sauf la seule différence du moteur, qui n'en peut produire aucune quant aux lois élémentaires de la combinaison et de la communication des mouvemens, ou de la neutralisation des efforts quelconques. La nécessité d'introduire convenablement l'usage philosophique de la mécanique rationnelle dans toute biologie positive n'est donc nullement équivoque. Quant à la géométrie, outre que, dans ses plus simples élémens, la mécanique ne saurait s'en passer, on conçoit aisément combien les spéculations anatomiques ou physiologiques exigent, par leur nature, l'habitude de suivre exactement des relations complexes de forme et de situation, et combien même la connaissance familière des principales lois géométriques peut y donner lieu à d'heureuses indications directes. Il serait inutile ici d'insister davantage à cet égard.

Cette subordination fondamentale de la science biologique à la science mathématique devient encore plus indispensable et plus évidente en comparant les deux ordres d'études sous le point de vue logique proprement dit, c'est-à-dire, quant à la méthode. Nous avons, en effet, établi, en principe philosophique, que le système des études mathématiques constitue nécessairement la véritable origine spontanée de l'art général du raisonnement positif, dont l'esprit humain ne pouvait réaliser complètement le libre développement qu'à l'égard des recherches à la fois les plus générales, les plus abstraites, les plus simples, et les plus précises. C'est donc à cette source primitive et universelle que doivent constamment remonter toutes les classes de philosophes positifs pour préparer convenablement leurs facultés rationnelles à l'ultérieure élaboration directe des théories plus imparfaites qui se rapportent à des sujets plus spéciaux, plus complexes, et plus difficiles. La marche inévitable suivie à cet égard par l'esprit humain dans l'ensemble de son perfectionnement social, doit naturellement servir de guide général à la progression systématique de chaque intelligence individuelle. À mesure que le sujet de nos recherches se complique davantage, il exige nécessairement un recours plus urgent à ce type primordial de toute rationnalité positive, dont la familière contemplation philosophique devient plus indispensable pour nous détourner des conceptions illusoires et des combinaisons sophistiques, tout en excitant néanmoins notre essor spéculatif, bien loin de l'entraver par de vains et timides scrupules. C'est donc en vertu même de la complication supérieure qui les caractérise, que les études biologiques réclament plus impérieusement, chez ceux qui se proposent de les cultiver d'une manière vraiment scientifique, cette première éducation rationnelle que peut seule procurer une connaissance générale suffisamment approfondie de la philosophie mathématique. Si une telle préparation logique, depuis long-temps reconnue indispensable aux astronomes, commence aujourd'hui à être aussi regardée généralement comme nécessaire aux vrais physiciens, et même aux chimistes rationnels, il y aurait sans doute une étrange anomalie à prétendre, pour les seuls biologistes, que l'instrument intellectuel a moins besoin d'être aiguisé quand on le destine à des problèmes plus difficiles.

Jusqu'ici néanmoins, ce n'est point, en général, aux études mathématiques que les biologistes les plus systématiques ont cru devoir recourir pour cette indispensable éducation préliminaire, mais à la vaine considération ontologique de ce qu'on appelle la logique proprement dite, isolée de tout raisonnement déterminé. Quelque absurde que doive sembler aujourd'hui, chez des philosophes positifs, une telle persistance dans les usages émanés du système métaphysique de l'ancienne éducation, elle paraîtra cependant, à plusieurs égards, naturelle et même excusable, en pensant à la profonde incurie des géomètres à organiser, d'une manière vraiment rationnelle, l'ensemble de l'enseignement mathématique. On n'a peut-être jamais composé, en aucun genre, des ouvrages didactiques aussi radicalement médiocres, aussi complètement dénués de tout véritable esprit philosophique, que la plupart des traités élémentaires d'après lesquels sont encore essentiellement dirigées toutes les études mathématiques ordinaires. Il semblerait qu'on ne s'y est imposé d'autre obligation que celle d'éviter scrupuleusement des erreurs matérielles, comme si le facile accomplissement d'une semblable condition pouvait avoir aujourd'hui aucun mérite dans un pareil sujet. Ce n'est point ici le lieu de remonter aux causes de ce fait déplorable, qui ressortent d'ailleurs aisément des principes que j'ai établis. Nous devons seulement remarquer combien un système d'enseignement aussi vicieux a pu naturellement faire méconnaître, même par d'excellens esprits, les propriétés logiques fondamentales qui caractérisent réellement, d'une manière à la fois si éminente et si exclusive, la nature des études mathématiques. La direction ordinaire de ces études dissimule et même dénature tellement ces précieuses propriétés, que l'on s'explique aisément l'exagération, d'ailleurs évidemment irréfléchie, de certains philosophes qui ont directement soutenu que, loin de pouvoir préparer convenablement l'organe intellectuel à l'interprétation rationnelle de la nature, l'éducation mathématique tendait effectivement bien plutôt à développer l'esprit d'argumentation sophistique et de spéculation illusoire. Mais une semblable dégénération, quoique trop fréquemment réalisée, ne saurait détruire, sans doute, la valeur intrinsèque du plus puissant moyen d'éducation positive qui puisse être offert à nos facultés élémentaires de combinaison et de coordination: elle fait seulement mieux ressortir l'évidente nécessité d'une profonde rénovation philosophique du système entier de l'enseignement mathématique. Il est clair, en effet, que toute l'utilité réelle que l'on peut attribuer à l'étude préalable de la logique proprement dite pour diriger et raffermir la marche générale de notre intelligence, se retrouve nécessairement, d'une manière à la fois beaucoup plus étendue, plus variée, plus complète, et plus lumineuse, dans les études mathématiques convenablement dirigées, avec l'immense avantage que présente un sujet bien déterminé, nettement circonscrit, et susceptible de la plus parfaite exactitude, et sans le danger fondamental inhérent à toute logique abstraite, quelque judicieusement qu'on l'expose, de conduire ou à des préceptes puérils d'une évidente inutilité, ou a de vagues spéculations ontologiques, aussi vaines qu'inapplicables. La méthode positive, malgré ses modifications diverses, reste, au fond, constamment identique dans l'ensemble de ses applications quelconques, surtout en ce qui concerne directement l'art homogène du raisonnement. C'est pourquoi les sciences les plus compliquées, et la biologie elle même, ne sauraient offrir aucun genre de raisonnement dont la science mathématique ne puisse d'abord fournir fréquemment l'analogue plus simple et plus pur. Ainsi, même sous cet aspect, la philosophie positive forme, par sa nature, un système rigoureusement complet, qui peut entièrement suffire, d'après ses seules ressources propres, à tous ses divers besoins réels, sans emprunter, à aucun titre, le moindre secours étranger; ce qui doit enfin conduire à l'élimination totale de l'unique portion de l'ancienne philosophie susceptible de présenter encore quelque apparence d'utilité véritable, c'est-à-dire sa partie logique, dont toute la valeur effective est désormais irrévocablement absorbée par la science mathématique. C'est donc exclusivement à cette dernière école que les biologistes rationnels doivent aller maintenant étudier l'art logique général avec assez d'efficacité pour l'appliquer convenablement au perfectionnement de leurs difficiles recherches. Là seulement, ils pourront acquérir réellement le sentiment intime et familier des vrais caractères et des conditions essentielles de cette pleine évidence scientifique qu'ils doivent s'efforcer ensuite de transporter, autant que possible, à leurs théories propres. Comment l'apprécieraient-ils sainement à l'égard des questions les plus complexes, si d'abord ils ne s'étaient exercés à la considérer dans les cas les plus simples et les plus parfaits?

En examinant cette relation fondamentale sous un point de vue plus spécial, il est aisé de sentir que les principaux raisonnemens biologiques exigent, par leur nature, un genre d'habitudes intellectuelles dont les spéculations mathématiques, soit abstraites, soit concrètes, peuvent seules procurer un heureux développement préalable. Je veux parler surtout de cette aptitude à former et à poursuivre des abstractions positives, sans laquelle on ne saurait, en biologie, faire aucun usage rationnel et étendu, ni physiologique, ni même simplement anatomique, de la méthode comparative proprement dite, dont j'ai déjà signalé l'analogie philosophique avec le caractère essentiel de l'analyse mathématique. On conçoit, en effet, que pour suivre convenablement, dans la biologie comparée, l'étude générale d'un organe ou d'une fonction quelconques, il est indispensable d'en avoir d'abord nettement construit la notion abstraite, qui peut seule être le sujet direct de la comparaison, isolément de toutes les diverses modifications particulières attachées à chacune de ses réalisations effectives: si cette abstraction est méconnue ou altérée d'une manière quelconque pendant le cours de l'analyse biologique, le procédé comparatif avorte nécessairement. Une telle opération intellectuelle ressemble sans doute beaucoup à celle que notre esprit effectue si spontanément, à un si haut degré, et avec tant de facilité, dans toutes les combinaisons mathématiques, dont l'habitude constitue donc évidemment, sous ce rapport, la meilleure préparation philosophique aux spéculations les plus élevées de la biologie positive. L'anatomiste ou le physiologiste qui négligerait un secours aussi direct et aussi capital, se créerait ainsi artificiellement une nouvelle difficulté fondamentale, en voulant tout à coup abstraire dans le sujet le plus complexe, sans s'y être préalablement exercé sur le sujet le plus simple. Quant à ceux qui n'auraient pu réussir dans une telle épreuve préliminaire, ils devraient, ce me semble, se reconnaître, par cela seul, radicalement impropres aux plus hautes recherches biologiques, et s'y borner judicieusement, en conséquence, à l'utile travail secondaire de recueillir convenablement des matériaux susceptibles d'une élaboration philosophique ultérieure de la part d'intelligences mieux organisées. Ainsi, une saine éducation mathématique rendrait à la science biologique ce double service essentiel d'essayer et de classer les esprits aussi bien que de les préparer et de les diriger. L'élimination spontanée de ceux qui ne tendent qu'à encombrer la biologie de travaux sans but et sans caractère, n'offrirait pas, je pense, moins d'intérêt réel que l'institution plus parfaite de ceux qui peuvent en bien remplir les conditions principales.

La sage introduction de l'esprit mathématique pourrait contribuer, d'ailleurs, à perfectionner la philosophie biologique sous un nouvel aspect, qui, beaucoup moins fondamental que le précédent, mérite cependant d'être indiqué ici. Il s'agit de l'usage systématique des fictions scientifiques proprement dites, dont l'artifice est si familier aux géomètres, et qui me paraîtraient aussi susceptibles d'augmenter utilement les ressources logiques de la haute biologie, quoique leur emploi dût y être ménagé, sans doute, avec une bien plus circonspecte sobriété. Dans la plupart des études mathématiques, on a souvent trouvé de grands avantages à imaginer directement une suite quelconque de cas purement hypothétiques, dont la considération, quoique simplement artificielle, peut faciliter beaucoup, soit l'éclaircissement plus parfait du sujet naturel des recherches, soit même son élaboration fondamentale. Un tel art diffère essentiellement de celui des hypothèses proprement dites, avec lequel il a été toujours confondu jusqu'ici par les plus profonds philosophes. Dans ce dernier, la fiction ne porte que sur la seule solution du problème; tandis que, dans l'autre, le problème lui-même est radicalement idéal, sa solution pouvant être, d'ailleurs, entièrement régulière. La fiction scientifique présente ici tous les caractères principaux de l'imagination poétique: elle est seulement, en général, plus difficile. Il est évident que la nature des recherches biologiques ne saurait y comporter l'emploi d'un tel artifice logique à un degré nullement comparable à celui que permettent les spéculations mathématiques, auxquelles il s'adapte si éminemment. On doit néanmoins reconnaître, à mon avis, que le caractère abstrait des hautes conceptions de la biologie comparative les rend, à quelques égards, susceptibles d'un semblable perfectionnement, qui consisterait alors à intercaler, entre les divers organismes connus, certains organismes purement fictifs, artificiellement imaginés de manière à faciliter leur comparaison, en rendant la série biologique plus homogène et plus continue, en un mot plus régulière, et dont plusieurs admettraient peut-être une réalisation ultérieure plus ou moins exacte, parmi les organismes d'abord inexplorés. L'étude positive des corps vivans me paraît être aujourd'hui assez avancée, pour que nous puissions désormais former le projet hardi, et auparavant téméraire, de concevoir directement le plan rationnel d'un organisme nouveau, propre à satisfaire à telles conditions données d'existence. Je ne doute point que le judicieux rapprochement, à la manière des géomètres, des cas réels avec quelques fictions de ce genre heureusement imaginées, ne soit plus tard utilement employé à compléter et à perfectionner les lois générales de l'anatomie et de la physiologie comparées, et ne puisse même servir à y devancer quelquefois l'exploration immédiate. Dès à présent, l'usage rationnel d'un tel artifice me semblerait, du moins, pouvoir être appliqué à éclaircir et à simplifier essentiellement le système ordinaire du haut enseignement biologique. On conçoit, d'ailleurs, sous l'un ou l'autre aspect, que l'introduction d'un procédé aussi délicat doit appartenir exclusivement aux esprits les plus élevés, d'abord convenablement préparés par une étude approfondie de la philosophie mathématique, afin de prévenir le désordre que pourrait apporter dans la science la considération intempestive d'une foule de cas mal imaginés ou mal intercalés.

Tels sont les principaux rapports, soit de doctrine, soit de méthode, sous lesquels la saine biologie doit se subordonner directement au système entier de la science mathématique, indépendamment de leurs relations indirectes au moyen des sciences intermédiaires. On peut, à ce sujet, utilement remarquer, d'après les notions précédentes, que, parmi les trois élémens essentiels que nous avons reconnus dans l'ensemble de la philosophie mathématique, c'est surtout la mécanique qui s'applique à la biologie sous le point de vue scientifique proprement dit; tandis que, au contraire, sous le point de vue purement logique, la liaison s'opère principalement par la géométrie; l'une et l'autre étant, d'ailleurs, convenablement appuyées sur les théories analytiques indispensables à leur développement systématique.

Cet examen complet, quoique sommaire, des relations fondamentales de l'étude positive des corps vivans avec les différentes branches antérieures de la philosophie naturelle, ne peut plus, ce me semble, laisser aucune incertitude sur la réalité ni sur l'importance du rang précis que j'ai assigné à la science biologique dans ma hiérarchie encyclopédique. Pour tout esprit philosophique, la seule considération d'une telle position doit offrir le résumé concis mais exact de l'ensemble des divers rapprochemens que je viens d'analyser. Il en résulte immédiatement la juste appréciation générale du genre et du degré de perfection dont la biologie est susceptible par sa nature, et, encore plus directement, la détermination essentielle du plan rationnel de l'éducation préliminaire correspondante.

Si la perfection d'une science quelconque devait être mesurée par l'étendue et la variété des moyens fondamentaux qui lui sont propres, aucune science ne pourrait, sans doute, rivaliser avec la biologie. Les immenses ressources logiques que nous venons de déduire rigoureusement de ses liaisons nécessaires avec les différentes sciences antérieures, concourent avec les procédés essentiels d'exploration que nous avions d'abord reconnu lui appartenir d'une manière encore plus spontanée. On peut dire que l'esprit humain réunit ici, avec une profusion jusqu'alors ignorée, l'ensemble de tous ses divers artifices pour surmonter les difficultés capitales que lui oppose cette grande étude. Et, néanmoins, un tel faisceau de puissances intellectuelles ne pourra jamais nous offrir qu'une très imparfaite compensation de l'accroissement radical des obstacles. Sans doute, suivant la loi philosophique que j'ai établie, la complication croissante du sujet fondamental de nos recherches positives détermine nécessairement une extension correspondante dans le système entier de nos moyens généraux d'investigation scientifique: et nous venons d'en reconnaître ici la plus irrécusable vérification. Mais cependant, quand on entreprend de ranger les différentes sciences dans l'ordre effectif de leur perfection relative, on peut réellement faire abstraction totale de cette grande considération, et se borner à envisager la complication graduelle des phénomènes, sans aucun égard à l'accroissement inévitable des ressources correspondantes, qui ne saurait jamais être exactement en harmonie avec elle, et qui nous permet seulement d'aborder des recherches dont les difficultés seraient entièrement inaccessibles à notre faible intelligence si nous ne pouvions leur appliquer des moyens plus étendus. Cette règle, que nous ont toujours confirmée jusqu'ici les branches précédentes de la philosophie naturelle, est, malheureusement, loin de se démentir envers la science biologique. Il ne faut pas croire que sa plus grande imperfection relative tienne principalement aujourd'hui à son passage beaucoup plus récent à l'état positif. Elle est surtout la conséquence inévitable et permanente de la complication très supérieure de ses phénomènes. Quelques importans progrès qu'on doive y espérer prochainement du développement plus complet et du concours plus rationnel de tous les moyens divers qui lui sont propres, cette étude restera nécessairement toujours inférieure aux différentes branches fondamentales de la philosophie inorganique, sans en excepter la chimie elle-même, soit pour la coordination systématique de ses phénomènes, soit pour leur prévision scientifique. Toutefois, ceux qui n'ont point directement examiné, avec une certaine profondeur, sa vraie nature philosophique, doivent se former une trop faible idée de la perfection spéculative qu'elle comporte réellement, d'après la considération exclusive, tout-à-fait insuffisante, de son état actuel, qui ne présente encore, à tant d'égards, qu'une stérile accumulation d'observations incomplètes ou incohérentes et de conceptions arbitraires ou hétérogènes. On doit réellement envisager l'ensemble des travaux biologiques jusqu'à présent comme constituant une vaste opération préliminaire, principalement destinée à caractériser et à développer tous les divers moyens principaux qui appartiennent à cette difficile étude, et dont l'usage ne pouvait être que provisoire tant que leur concours n'était point systématiquement organisé. Sous ce point de vue, l'état de la science commence à être, en effet, très satisfaisant, puisque une telle organisation fondamentale est déjà pleinement réalisée chez un petit nombre d'esprits supérieurs. Quant à l'établissement direct des lois biologiques, quoiqu'il ait été encore essentiellement prématuré, le peu de notions exactes déjà formées à ce sujet suffit, néanmoins, pour faire sentir aujourd'hui que, soigneusement restreinte aux recherches positives, la science des corps vivans, eu égard à la complication supérieure de ses phénomènes, peut atteindre réellement, d'une manière bien plus complète qu'on n'a coutume de le supposer, à leur coordination rationnelle et par suite à leur prévision, conformément à son rang effectif dans le système général de la philosophie naturelle.

L'examen des relations nécessaires de la biologie avec chacune des autres sciences fondamentales, nous a naturellement conduits à fixer, à l'abri de tout arbitraire, l'éducation préliminaire la mieux adaptée à la vraie nature d'une telle science. Cette éducation, consistant dans l'étude philosophique préalable de l'ensemble de la science mathématique, et ensuite successivement, à divers degrés déterminés de spécialité, de l'astronomie, de la physique, et enfin de la chimie, est nécessairement plus difficile que celle précédemment assignée à toute autre classe de savans. Mais nous avons reconnu qu'elle est aussi beaucoup plus nécessaire; et l'on ne saurait douter que la marche timide et vacillante de la biologie positive ne tienne aujourd'hui, en grande partie, à l'éducation radicalement vicieuse de presque tous ceux qui la cultivent. Du reste, quelles que soient les difficultés réelles de cette éducation rationnelle, il ne faut pas oublier que le temps si déplorablement consumé aujourd'hui à d'inutiles études de mots ou à de vaines spéculations métaphysiques, suffirait pleinement à son entière réalisation chez des esprits fortement organisés, les seuls aptes à cultiver avec succès une science aussi profondément compliquée. Enfin, il importe de remarquer que, par une suite nécessaire de l'éducation ainsi déterminée par la nature de leurs travaux propres, les anatomistes et les physiologistes se trouveront désormais directement placés au point de vue philosophique le plus complet, comme l'exige l'action capitale que, plus qu'aucune autre classe de savans, ils sont spontanément appelés à exercer sur le gouvernement intellectuel de la société. Car cette action est, de toute nécessité, naturellement attachée à l'entière généralité des conceptions et à la parfaite homogénéité des doctrines, seules propriétés par lesquelles, malgré leur irrécusable caducité, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique conservent aujourd'hui assez d'empire pour exclure encore la philosophie positive de la suprême direction régulière du monde moral, comme je l'expliquerai dans le volume suivant, quoique elles-mêmes soient désormais devenues radicalement impuissantes à le conduire réellement.

Après avoir jusqu'ici convenablement examiné la nature propre et le but général de la science biologique, l'ensemble des moyens fondamentaux qui lui sont propres, et le système de ses diverses relations nécessaires avec toutes les autres branches essentielles de la philosophie naturelle, il me reste maintenant à faire ressortir directement ses propriétés philosophiques les plus générales, c'est-à-dire à caractériser sa puissante influence immédiate sur le développement radical et l'émancipation définitive de la raison humaine.

Par la nature de son sujet, l'étude positive de l'homme a toujours possédé nécessairement l'incontestable privilége de fournir, à la masse des esprits judicieux étrangers aux spéculations scientifiques proprement dites, la mesure usuelle la plus décisive et la plus étendue du véritable degré de force fondamentale propre aux diverses intelligences. Ce mode habituel de classement est, en lui-même, beaucoup plus rationnel que ne l'a souvent fait penser une critique superficielle. Quoique, dans une science quelconque, les faits les plus importans soient aussi, de toute nécessité, les plus communs, cependant, en vertu des artifices plus ou moins raffinés qu'exige ordinairement la saine observation scientifique des principaux phénomènes inorganiques, on conçoit qu'un grand nombre de bons esprits puissent néanmoins être fréquemment détournés de porter leur attention sur l'étude de ces différens ordres de phénomènes. Aussi, quant aux parties correspondantes de la philosophie naturelle, la patiente mais facile élaboration qu'y suppose l'acquisition des connaissances scientifiques déjà obtenues, doit-elle souvent faire illusion sur la valeur réelle de la plupart des esprits qui les possèdent et dont tout le mérite véritable consiste quelquefois à avoir heureusement profité des circonstances favorables sous l'influence desquelles ils ont été élevés. Cette confusion difficile à éviter entre l'instruction acquise et la force spontanée, est encore plus ordinaire à l'égard des études mathématiques, vu l'application plus spéciale et plus prolongée qu'elles nécessitent, et la langue hiéroglyphique très caractérisée qu'elles doivent employer, et dont l'imposant appareil est si propre à masquer, aux yeux du vulgaire, une profonde médiocrité intellectuelle. Aussi peut-on voir journellement, dans les différentes sciences inorganiques, et surtout dans les sciences mathématiques, des exemples très prononcés d'esprits peu éminens parvenus, au moins pendant leur vie, à une certaine importance scientifique, à l'aide d'une prudente conduite intellectuelle, fondée sur un juste sentiment instinctif des ressources spéciales que présente la nature de leurs travaux pour égarer le jugement du public impartial. Quoique une telle méprise ne soit point, malheureusement, sans exemple à l'égard des sciences biologiques, il faut néanmoins reconnaître que l'étude de l'homme, et principalement de l'homme intellectuel et moral, doit, par sa nature, permettre bien moins qu'aucune autre une semblable illusion; ce qui justifie la préférence universelle que le bon sens vulgaire lui a constamment accordée comme principale épreuve des intelligences. Ici, en effet, les plus importans phénomènes sont nécessairement connus de tous; et tous aussi sont naturellement stimulés à les observer: en sorte que les priviléges de l'instruction spéciale deviennent beaucoup moins étendus. L'intelligence développée qui ne se serait point livrée à un tel ordre d'observations, serait, par cela seul, essentiellement jugée. En même temps que l'universalité de ce grand sujet organise ainsi, entre tous les esprits, une sorte de concours spontané, la profonde difficulté nécessaire et l'extrême importance directe qui caractérisent si hautement sa judicieuse investigation rendent ce concours éminemment propre à servir habituellement de base principale au classement rationnel de l'ensemble des intelligences. À ces propriétés fondamentales, on doit ajouter d'ailleurs que jusqu'ici l'imperfection radicale de nos études scientifiques proprement dites sur les lois positives de phénomènes aussi compliqués, constitue, à cet égard, un motif de plus, en attribuant plus d'influence à l'originalité des méditations individuelles. Quand ces lois seront mieux connues, ce dernier motif sera essentiellement remplacé par l'habileté plus prononcée qu'exigera nécessairement leur sage application systématique à ces difficiles recherches. D'après un tel ensemble de caractères, le monde moral ne cessera donc jamais d'employer la connaissance plus ou moins profonde de la véritable nature humaine comme le signe le moins équivoque et la mesure la plus usuelle de toute vraie supériorité intellectuelle. Ce critérium est tellement certain que l'histoire universelle permet de le vérifier clairement, même à l'égard des esprits qui n'ont fourni leurs principaux témoignages de force réelle que par des travaux relatifs aux sujets scientifiques les plus éloignés de cette étude, et chez lesquels néanmoins on peut toujours apercevoir des traces plus ou moins distinctes de hautes méditations originales sur l'homme ou sur la société, comme le montrent évidemment, à toutes les époques, tant d'illustres exemples analogues à ceux de Leïbniz, de Descartes, de Pascal, etc. Les facultés fondamentales de notre intelligence étant nécessairement identiques dans leurs applications les plus diverses, on ne saurait comprendre, sans doute, comment les géomètres, les astronomes, les physiciens et les chimistes, qui ont fait preuve d'un vrai génie scientifique, auraient jamais pu s'abstenir entièrement de diriger spécialement les forces de leur entendement vers le sujet qui provoque le plus spontanément et avec le plus d'énergie l'attention universelle, quoiqu'ils aient pu ne pas nous laisser constamment des indications formelles de cette inévitable diversion. Ceux qui, de nos jours, ont quelquefois tenté vainement de discréditer, à cet égard, les usages invariables de la sagesse vulgaire, ont donc ainsi, à leur insu, directement prononcé contre eux-mêmes, et confirmé involontairement la règle qu'ils essayaient de détruire.

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