← Retour

Cours de philosophie positive. (3/6)

16px
100%



QUARANTE-TROISIÈME LEÇON.




Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie végétative ou organique.

Nous avons suffisamment caractérisé, dans les deux leçons précédentes, le véritable esprit philosophique propre à chacune des deux parties essentielles de la biologie statique, l'une relative à l'analyse fondamentale de tout organisme déterminé, l'autre à la coordination rationnelle de tous les divers organismes en une seule hiérarchie générale. Cette double étude fournit, sans doute, par sa nature, la base indispensable de toutes les recherches vraiment scientifiques sur les lois positives des phénomènes vitaux; mais, en elle-même, elle ne saurait constituer, sous ce point de vue final, qu'un simple travail préliminaire. Néanmoins, cette première moitié de la science biologique est malheureusement la seule aujourd'hui, en vertu de sa moindre complication nécessaire, dont le vrai caractère philosophique puisse être regardé comme irrévocablement prononcé. Quoique un développement systématique aussi récent doive être encore fort imparfait, nous avons cependant bien reconnu que toutes les diverses conceptions essentielles destinées à garantir indéfiniment la rationnalité positive de la biologie statique sont désormais pleinement établies, quant à l'un ou à l'autre des deux aspects généraux propres à cette étude fondamentale. Ainsi, l'esprit humain n'a plus, à cet égard, qu'à suivre avec persévérance et sans hésitation une voie scientifique nettement tracée, où les progrès sont assurés d'avance, et dont la direction ne saurait donner lieu à aucune contestation capitale. Il s'en faut de beaucoup, au contraire, que les mêmes conditions essentielles aient été convenablement remplies jusqu'ici envers la biologie dynamique, qui constitue néanmoins le véritable sujet final de la philosophie organique, et sur laquelle nous devons maintenant fixer une attention directe et exclusive.

La judicieuse comparaison rapportée par Fontenelle, pour caractériser, au commencement du siècle dernier, l'extrême disproportion générale de nos connaissances anatomiques à nos connaissances physiologiques 34, continuerait à être, même aujourd'hui, essentiellement applicable, malgré les nombreuses et importantes acquisitions qui ont tant enrichi depuis lors le système des saines études biologiques. Non-seulement les notions positives sur la vraie théorie fondamentale de la vie, réduite même à ses plus simples phénomènes, sont encore fort restreintes et très confuses; mais, surtout, la véritable méthode philosophique qui doit diriger les recherches purement physiologiques demeure presque entièrement inconnue à la plupart des esprits occupés aujourd'hui d'un tel ordre de spéculations. Le principal attribut de cette méthode consiste, comme nous l'avons si pleinement démontré, dans l'extension fondamentale et habituelle de la comparaison biologique à l'ensemble des organismes connus. Or, cette condition caractéristique n'est presque jamais suffisamment remplie, aujourd'hui, pour les travaux de physiologie pure, qui, cependant, vu leur complication supérieure, doivent réclamer, plus impérieusement même que les questions de simple anatomie, l'usage régulier et permanent de ce moyen capital 35. Ainsi privé de son plus puissant instrument rationnel, le système des études physiologiques ne saurait être regardé aujourd'hui comme vraiment constitué sur les bases définitives qui lui sont propres. Malgré l'importance réelle des recherches déjà entreprises, on ne peut voir, dans la plupart d'entre elles, que de simples essais préliminaires, qu'il faudra nécessairement refondre et compléter d'après un plan systématique, avant de pouvoir les convertir en élémens irrévocables de la saine biologie dynamique.

Note 34: (retour) «Nous autres anatomistes, disait alors ingénieusement Méry, nous ressemblons aux commissionnaires de Paris, qui connaissent exactement toutes les rues, jusqu'aux plus petites et aux plus écartées, mais qui ignorent ce qui se passe dans les maisons.»
Note 35: (retour) La constitution actuelle de l'enseignement biologique, surtout en France, offre une vérification très sensible d'une telle disposition générale, puisque aucune chaire n'y est encore consacrée à la physiologie comparée. Sauf le cours mémorable de M. de Blainville, qui ne fut qu'une infraction formelle et momentanée des usages réguliers, les études physiologiques officielles n'ont jamais cessé jusqu'ici d'y être entièrement bornées à la seule considération de l'homme, tandis que les études anatomiques y ont acquis une extension à peu près suffisante, du moins dans certains établissemens A.
Note A: (retour) Depuis que cette note a été écrite, une chaire de physiologie comparée a été instituée au Muséum d'histoire naturelle de Paris.

Cette incertitude radicale sur le vrai caractère scientifique de la physiologie, est aujourd'hui la cause essentielle, non-seulement de la divergence prononcée des diverses écoles régulières, mais aussi du crédit déplorable qu'obtiennent encore avec tant de facilité les plus monstrueuses aberrations, ordinairement secondées par le charlatanisme le plus grossier, comme on le voit chez les magnétiseurs, les homéopathes, etc. Sauf les études sociales, où, par un motif semblable et encore plus énergique, aucun frein intellectuel n'est imposé jusqu'ici à cette tendance anarchique, nulle autre partie de la philosophie naturelle ne saurait présenter désormais le honteux spectacle d'un tel désordre, qui paraît indiquer le bouleversement momentané des notions les plus élémentaires et les mieux établies. Les esprits livrés aux recherches mathématiques, astronomiques, physiques et chimiques, ne sont point, sans doute, ordinairement d'une trempe plus forte ni d'une nature plus rationnelle que ceux qui s'occupent de spéculations physiologiques; mais, quelle que puisse être leur disposition spontanée aux aberrations fondamentales, elle se trouve toujours suffisamment contenue aujourd'hui par la constitution irrévocablement définie de la science correspondante, qui circonscrit de plus en plus le champ général de la divagation et du charlatanisme. Cette triste exception propre à la physiologie actuelle, peut être attribuée, il est vrai, à l'éducation profondément vicieuse de presque tous ceux qui la cultivent maintenant, et qui abordent brusquement l'étude des phénomènes les plus complexes sans avoir aucunement préparé leur intelligence par l'habitude intime des spéculations les plus simples et les plus positives, ainsi que je l'ai expliqué dans la quarantième leçon. Néanmoins, malgré l'incontestable influence d'un régime aussi irrationnel, je persiste à regarder l'indétermination actuelle du véritable esprit général de la science physiologique proprement dite comme la principale cause immédiate de cette licence presque illimitée que peuvent y usurper encore les intelligences les plus désordonnées. À vrai dire, les deux considérations rentrent essentiellement l'une dans l'autre; car, cette absurde éducation préalable serait, de toute nécessité, bientôt rectifiée, en dépit des diverses obstacles, si le vrai caractère de la science, nettement établi aux yeux de tous, avait enfin mis en pleine évidence la nature des conditions préliminaires indispensables à sa culture rationnelle.

Sous le point de vue philosophique, cette constitution encore vague et indécise de la science physiologique devait sans doute paraître inévitable, puisque la biologie statique, première base nécessaire de la biologie dynamique, n'a pu acquérir complétement que de nos jours la véritable organisation systématique qui lui est propre, comme nous l'avons précédemment reconnu. Mais, quoiqu'il n'y ait pas lieu de s'étonner d'une telle imperfection générale, cet état d'enfance de la physiologie rationnelle nous oblige à modifier ici la nature de nos considérations philosophiques sur l'étude dynamique des corps vivans. Au lieu de procéder directement à l'appréciation analytique de conceptions fondamentales irrévocablement établies, comme nous avons pu le faire pour la biologie statique, nous devons surtout examiner, quant à la physiologie pure, les seules notions de méthode, c'est-à-dire, le mode général d'organisation des recherches destiné, par la vraie nature d'une telle science, à conduire ultérieurement à la connaissance définitive des lois réelles des phénomènes vitaux, au sujet desquelles on n'a guère pu obtenir jusqu'ici que de simples matériaux. Quelque peu satisfaisante que paraisse, en elle-même, une semblable opération philosophique, sa nécessité prépondérante la recommande éminemment aujourd'hui à tous les bons esprits, puisque c'est surtout de là que doit désormais résulter le développement rapide et régulier des saines doctrines physiologiques. En un mot, c'est l'institution nette et rationnelle des questions physiologiques, bien plus que leur résolution directe et définitive, encore essentiellement prématurée, qui maintenant importe surtout au progrès général de la vraie philosophie biologique. Les conceptions relatives à la méthode auront toujours nécessairement beaucoup plus de prix dans l'étude des lois vitales qu'à l'égard d'aucune branche antérieure de la philosophie naturelle; en vertu de la complication supérieure des phénomènes, qui doit nous exposer bien davantage à une mauvaise direction des travaux: à plus forte raison cette considération doit-elle prédominer tant que la science n'est qu'à l'état naissant. Combien la véritable nature de la science physiologique ne doit-elle point paraître aujourd'hui profondément méconnue quand, à la frivole témérité qui y préside ordinairement aux recherches les plus difficiles, on oppose la scrupuleuse prudence des géomètres et des astronomes à l'égard des études les mieux constituées, circonscrites aux sujets les plus simples, où tout écart peut être si aisément signalé et rectifié!

Quoique tous les phénomènes vitaux soient nécessairement toujours solidaires les uns des autres, il est néanmoins indispensable de décomposer ici leur étude spéculative et abstraite d'après le même principe philosophique qui nous a constamment dirigés dans les autres sciences fondamentales, c'est-à-dire, par la considération naturelle de leur généralité décroissante. Cette considération équivaut essentiellement, dans ce cas, à la distinction capitale irrévocablement établie par Bichat, entre la vie organique ou végétative, fondement commun de l'existence de tous les êtres vivans, et la vie animale proprement dite, particulière aux seuls animaux, et dont les principaux caractères ne sont même très nettement prononcés que dans la partie supérieure de l'échelle zoologique. Mais, à l'analyse rationnelle de ces deux ordres de phénomènes, il faut désormais ajouter, depuis Gall, comme troisième partie essentielle, l'étude positive des phénomènes intellectuels et moraux, qui se distinguent nécessairement des précédens par une spécialité encore plus prononcée, puisque les organismes les plus rapprochés de l'homme comportent seuls leur exacte exploration. Bien que, suivant les définitions rigoureuses, cette dernière classe de fonctions soit, sans doute, implicitement comprise dans ce qu'on nomme la vie animale, cependant sa généralité évidemment moindre, la positivité à peine ébauchée de son étude systématique, et la nature propre des difficultés supérieures qu'elle présente, nous prescrivent, surtout aujourd'hui, de concevoir directement cette nouvelle théorie scientifique comme une dernière branche fondamentale de la physiologie, afin qu'une intempestive fusion ne dissimule point sa haute importance et n'altère pas son vrai caractère. Tel est donc l'ordre rationnel suivant lequel les trois dernières leçons de ce volume doivent successivement contenir l'examen philosophique des trois parties essentielles de la théorie de la vie, en consacrant d'abord la leçon actuelle à la considération de la vie organique proprement dite. Il demeure toutefois bien entendu qu'une telle analyse de la vie, quelque indispensable qu'elle soit à la connaissance positive de ses lois générales, doit toujours être conçue en vue d'une recomposition ultérieure, propre à faire convenablement ressortir cet intime consensus universel qui caractérise si profondément le sujet permanent de la science physiologique.

Avant de considérer directement l'étude générale de la vie végétative, il faut nécessairement signaler ici, d'une manière distincte quoique très sommaire, une théorie préliminaire fort importante, dont le besoin a déjà été indiqué dans la quarantième leçon, la théorie fondamentale des milieux organiques, sans laquelle l'analyse des phénomènes vitaux ne saurait comporter aucune véritable rationnalité.

La mémorable controverse soulevée, au commencement de ce siècle, par l'illustre Lamarck, sur la variation des espèces animales en vertu de l'influence prolongée des diverses circonstances extérieures, doit être réellement envisagée, d'après la leçon précédente, comme le premier grand travail qui ait irrévocablement introduit dans la philosophie biologique ce nouvel aspect élémentaire, jusqu'alors essentiellement négligé ou mal apprécié. Peut-être même l'exagération, d'ailleurs inévitable, de la doctrine de Lamarck à ce sujet, était-elle indispensable pour transporter avec efficacité notre faible intelligence à ce nouveau point de vue; car l'histoire de l'esprit humain me paraît manifester toujours un semblable phénomène logique en toute occasion analogue. Aujourd'hui que la biologie tend à s'affranchir entièrement d'une telle exagération, cette impulsion énergique ne laissera bientôt d'autre résultat permanent que le nouvel ordre d'études fondamentales dont la science s'est ainsi à jamais enrichie. Quoi qu'il en soit, nous devons ici soigneusement éliminer, à cet égard, tout ce qui ne saurait concerner la physiologie proprement dite, réduite à la théorie abstraite de l'organisme vivant. Or, la question, telle que Lamarck l'avait posée, se rapportait surtout à la biologie concrète, c'est-à-dire à l'histoire naturelle des races vivantes; ou, du moins, elle n'intéressait, en biologie abstraite, que la seule philosophie zootaxique, comme je l'ai précédemment expliqué: puisqu'il s'agissait essentiellement d'apprécier la puissance totale de l'ensemble des circonstances extérieures pour modifier le développement graduel de chaque espèce. L'esprit éminemment analytique qui, dans le système des études biologiques, doit spécialement distinguer la physiologie pure, me semble exiger qu'un tel examen préliminaire y soit désormais institué d'une tout autre manière, qui consiste, en approfondissant davantage ce sujet capital, à considérer séparément chacune des influences fondamentales sous lesquelles s'accomplit toujours le phénomène général de la vie. Nous avons, en effet, suffisamment reconnu que l'état vital suppose, par sa nature, le concours nécessaire et permanent, avec l'action propre de l'organisme, d'un certain ensemble d'actions extérieures convenablement modérées, sans lesquelles il ne saurait être conçu. C'est l'analyse exacte de ces diverses conditions essentielles de l'existence générale des corps vivans, qui constitue le véritable objet précis de cette théorie préliminaire des milieux organiques, en attribuant à ce terme toute l'extension philosophique que je lui ai accordée dans la quarantième leçon. Il serait superflu de faire expressément ressortir ici la haute importance d'une théorie ainsi caractérisée, puisque elle est directement relative à l'un des élémens nécessaires du dualisme vital, et que, à ce titre, elle doit être aussi indispensable à la vraie physiologie, que l'étude statique de l'organisme. Nous devons seulement signaler, à ce sujet, la subordination profonde et générale qui s'établit par là avec tant d'évidence de la philosophie organique à la philosophie inorganique; car l'influence réelle du milieu sur l'organisme ne saurait être rationnellement étudiée, tant que la constitution propre de ce milieu n'est point d'abord, en elle-même, exactement connue.

Ces conditions extérieures de l'existence fondamentale des corps vivans doivent être préalablement distinguées en deux grandes classes, suivant leur nature ou physique ou chimique, c'est-à-dire, en d'autres termes, ou mécanique ou moléculaire. Quoique les unes et les autres soient, sans doute, également indispensables, les premières peuvent néanmoins, en vertu de leur permanence plus rigoureuse et plus sensible, être réellement envisagées comme plus générales, sinon quant aux divers organismes, du moins quant à la durée continue de chacun d'eux.

Parmi les influences purement physiques, il faut placer, au premier rang dans l'ordre de la généralité, l'action de la pesanteur, dont la puissance physiologique ne saurait être ni contestée ni négligée. Malgré l'ascendant trop prolongé qu'exerce encore sur la plupart des physiologistes une vaine philosophie métaphysique, qui représente abstraitement les corps vivans comme soustraits, par leur nature, à l'empire des lois physiques, les esprits les plus chimériques n'ont jamais pu être assez conséquens pour oser directement admettre aucune suspension réelle de la pesanteur dans l'état vital. Quel que fût l'entraînement des préoccupations spéculatives, le bon sens universel aurait bientôt rectifié une aberration aussi prononcée, en rappelant que, conformément à la théorie fondamentale de l'équilibre et du mouvement, le plus entier développement de l'activité vitale ne saurait un seul instant empêcher l'homme lui-même d'obéir strictement, en tant que poids ou projectile, aux mêmes lois mécaniques que toute autre masse équivalente; ce qui a d'ailleurs été pleinement confirmé par les expériences directes les plus exactes. Aussi la biologie est-elle désormais heureusement dispensée d'examiner spécialement ce principe incontestable de la rigoureuse universalité de la pesanteur, dont la démonstration formelle doit surtout appartenir aux géomètres et aux physiciens. Mais, à raison même de cette universalité nécessaire, il est impossible que l'influence continue de la pesanteur ne participe point, d'une manière notable, à la production générale dès phénomènes vitaux, auxquels elle doit être tantôt favorable, tantôt contraire, et presque jamais indifférente; c'est la juste appréciation de cette coopération inévitable qui seule constitue un important sujet de recherches biologiques, jusqu'ici à peine ébauché. L'exécution précise d'une telle analyse présente malheureusement, par sa nature, de très grandes difficultés, puisque, dans la plupart des cas, une semblable influence ne peut être ni complétement suspendue ni notablement modifiée. Toutefois, l'examen attentif des phénomènes a déjà mis en pleine évidence, sous divers rapports importans, l'influence positive de la pesanteur sur l'accomplissement réel des phénomènes physiologiques, soit à l'état normal, soit à l'état pathologique. À cet égard, les différens degrés principaux de la hiérarchie biologique présentent chacun des avantages propres. Dans la partie inférieure de l'échelle, et surtout dans l'organisme végétal, l'action physiologique de la pesanteur est beaucoup moins variée, mais aussi bien plus prépondérante et plus sensible, vu la moindre complication de l'état vital, alors aussi rapproché que possible de l'état inorganique. Les lois ordinaires et les limites générales de l'accroissement des végétaux paraissent essentiellement dépendre de cette influence, comme l'ont si clairement vérifié les ingénieuses expériences de M. Knight, sur la germination modifiée par un mouvement de rotation plus ou moins rapide. Des organismes bien plus élevés sont même assujétis à des conditions analogues, sans lesquelles on ne saurait expliquer, par exemple, pourquoi les plus grandes masses animales vivent constamment dans un fluide assez dense pour supporter presque tout leur poids, et souvent pour le soulever spontanément. Cependant, la partie supérieure de la série animale est nécessairement moins propre à l'exacte appréciation de l'influence physiologique de la pesanteur, qui concourt alors avec un trop grand nombre d'actions hétérogènes. Mais cette influence, quoique moins dominante et plus cachée, peut y être étudiée sous un autre aspect, en vertu de l'extrême variété des actes vitaux auxquels elle doit participer; car, il n'est presqu'aucune fonction, soit organique, soit animale, et même intellectuelle, où l'on ne puisse signaler avec certitude une indispensable intervention générale de la pesanteur, qui se manifeste spécialement en tout ce qui concerne la stagnation ou le mouvement des fluides. Il est donc très regrettable qu'un sujet aussi étendu et aussi important n'ait point encore donné lieu à des recherches directes vraiment rationnelles, largement conçues et méthodiquement poursuivies dans l'ensemble de la hiérarchie biologique.

Après cette étude physiologique de la pesanteur, on doit naturellement placer, comme une sorte de complément nécessaire, l'examen des autres conditions purement mécaniques de l'existence fondamentale des corps vivans. La principale d'entre elles se rapporte à la pression générale qu'exerce sur l'organisme le milieu proprement dit, soit gazeux, soit liquide; pression qui n'est qu'une suite indirecte de la pesanteur, envisagée toutefois dans ce milieu et non plus dans l'organisme. Quoique cette seconde influence soit aussi très imparfaitement analysée encore, la facilité avec laquelle elle peut être modifiée par diverses circonstances, naturelles ou artificielles, a déjà permis d'obtenir, sous ce rapport, quelques résultats scientifiques moins insuffisans. L'existence générale de tout animal atmosphérique, sans en excepter l'homme, est nécessairement renfermée entre certaines limites plus ou moins écartées de l'échelle barométrique, hors desquelles on ne saurait la concevoir. Nous ne pouvons vérifier aussi directement une telle loi chez les animaux aquatiques, sans que néanmoins il y ait lieu d'élever à ce sujet aucun doute raisonnable; il est même évident que, vu la densité supérieure du milieu, les limites verticales ainsi assignables au séjour de chaque espèce doivent être certainement beaucoup plus rapprochées. Il faut cependant convenir que, pour l'un ou pour l'autre milieu, nous n'avons jusqu'ici aucune notion vraiment scientifique de l'exacte relation générale entre l'intervalle de ces limites et le degré d'organisation, nos idées à cet égard étant même tout-à-fait confuses quant aux organismes inférieurs, et surtout à l'organisme végétal. On s'est d'ailleurs presque exclusivement occupé des effets physiologiques dus à des changemens brusques de pression; l'influence plus intéressante, et peut-être fort distincte, des variations graduelles a été à peine examinée. Enfin, dans le cas atmosphérique, seul susceptible d'une exploration très étendue, il est très difficile, et néanmoins indispensable, en altérant la pression extérieure, de dégager soigneusement, de la perturbation vitale due à cette cause mécanique, la modification toujours simultanée que ce nouvel état du milieu doit imprimer à l'ensemble des fonctions nutritives par suite de la raréfaction ou de la condensation du milieu, qui peut être souvent le vrai motif principal des phénomènes observés. Mais, quoique, par ces diverses complications, la science soit encore, sous ce rapport, à l'état naissant, plusieurs recherches déjà ébauchées, comme les tentatives de quelques physiologistes pour constater l'influence de la pression atmosphérique sur la circulation veineuse, les ingénieuses indications récemment signalées au sujet de sa coopération directe au mécanisme général de la station et même de la locomotion, etc., témoignent évidemment, chez les biologistes actuels, une heureuse tendance à étudier rationnellement cet ordre important de questions préliminaires.

Outre ces deux conditions fondamentales de pesanteur et de pression, une analyse exacte et complète de l'ensemble des influences mécaniques indispensables à l'état vital, exigerait aussi l'appréciation directe, et même préalable, de l'action physiologique générale du mouvement et du repos, considérés soit dans la masse vivante, soit dans ses divers organes essentiels. Quoique jusqu'ici à peine ébauchée, cette étude présente néanmoins une incontestable importance; puisque le mouvement contribue souvent d'une manière capitale au mécanisme des principales fonctions. C'est ainsi, par exemple, que les physiologistes les plus positifs expliquent aujourd'hui, par la subite immobilité de l'estomac, la perturbation profonde qu'éprouve la digestion aussitôt après la section ou la compression des nerfs gastriques, comme quand le défaut d'agitation du récipient fait cesser une action chimique. Malgré la confusion et l'obscurité qui subsistent encore sur de tels sujets, il y a déjà, ce me semble, tout lieu de penser, en principe, qu'aucun organisme, même parmi les plus simples, ne saurait vivre dans un état de complète immobilité. Le double mouvement de la terre, et surtout sa rotation, n'étaient peut-être pas moins directement nécessaires pour y permettre le développement de la vie, que par leur influence indispensable sur la répartition périodique de la chaleur et de la lumière. Il est, du reste, évident que si, comme il arrive le plus souvent, le mouvement est produit par l'organisme lui-même, on devra soigneusement éviter de confondre l'influence de cette opération vitale avec les effets directement propres à ce mouvement. C'est pourquoi, afin d'éluder cette distinction difficile, l'exploration du mouvement communiqué sera presque toujours préférable, dans l'élaboration judicieuse d'une telle doctrine, à l'analyse du mouvement spontané. D'après les lois fondamentales de la mécanique universelle, c'est surtout du mouvement de rotation qu'il importe de déterminer exactement l'influence physiologique, puisque, par sa nature, toute rotation tend directement à désorganiser un système quelconque, et, à plus forte raison, à troubler ses phénomènes intérieurs. Il serait donc d'un haut intérêt, pour la biologie positive, de poursuivre, dans l'ensemble de la hiérarchie organique, et spécialement dans sa partie supérieure, une étude comparative des modifications que peuvent éprouver les principales fonctions en imprimant à l'organisme une rotation graduellement variée, entre les limites de vitesse compatibles avec l'état normal, et qui devraient être préalablement déterminées. Or, cette étude n'a été jusqu'ici le sujet de quelques tentatives vraiment scientifiques, qu'à l'égard des seuls végétaux, dans les expériences ci-dessus signalées, qui avaient même pour principal objet l'influence de la pesanteur. Le cas des animaux, et surtout de l'homme, qui présente, à cet égard, une importance bien supérieure, soit par la délicatesse de l'organisme, soit par la variété de ses phénomènes, n'offre encore, sous ce rapport, que quelques observations incomplètes et incohérentes, qui vont à peine au-delà des notions les plus vulgaires 36.

Note 36: (retour) Le simple mouvement, indépendamment de tout changement de lieu, a été quelquefois employé, avec beaucoup de succès, comme moyen thérapeutique, non-seulement dans les maladies de la vie animale, mais dans celles même qui se rapportent essentiellement à la vie organique, et surtout dans les hydropisies abdominales, ce qui vérifie clairement la haute importance réelle d'une telle influence physiologique.

Parmi les conditions purement physiques de l'existence des corps vivans, dont le caractère n'est point simplement mécanique, en ce qu'elles tendent directement à modifier la structure intime, la plus fondamentale est sans doute l'action thermologique du milieu ambiant. C'est aussi la mieux connue, ou plutôt celle dont l'analyse générale présente aujourd'hui le moins d'imperfections capitales. Rien de plus manifeste, en effet, que cette irrésistible nécessité qui, dans l'ensemble de la hiérarchie organique, restreint le développement de la vie entre certaines limites déterminées de l'échelle thermométrique extérieure, et qui resserre spécialement ces limites à l'égard de chaque famille et même de chaque race vivante; quoique, d'ailleurs, toute idée de nombres précis et constans soit ici aussi déplacée que dans aucun autre genre de considérations biologiques. Les variations thermométriques compatibles avec l'état vital paraissent même encore moins étendues que les variations barométriques. C'est d'un tel ordre de conditions que dépend surtout, en histoire naturelle, la répartition permanente des divers organismes sur la surface de notre planète, selon des zones assez spécialement définies pour fournir quelquefois, aux physiciens, de véritables indications thermométriques, certaines quoique grossières. Mais, malgré la multitude de faits recueillis maintenant à cet égard, ce sujet fondamental n'est réellement qu'à peine ébauché jusqu'ici, aux yeux de tous ceux qui s'attachent principalement à la coordination de ces phénomènes en une doctrine générale et rationnelle. Presque tous les points essentiels d'une telle doctrine sont encore obscurs et incertains. La science manque même aujourd'hui d'une série suffisante de bonnes observations comparatives sur les divers intervalles thermométriques correspondans aux différens états organiques, et, à plus forte raison, d'une loi quelconque relative à cette harmonie, qui n'a jamais été vraiment rattachée à aucun autre caractère biologique essentiel. Cette immense lacune n'existe pas seulement pour l'échelle générale des espèces vivantes, mais aussi pour les états successifs de chaque organisme considéré à ses différens âges. Sous l'un et l'autre aspect, ce sont surtout les moindres degrés d'organisation dont l'étude, à cet égard, exige le plus une révision complète et systématique: car, à l'état d'oeuf, ou dans les organismes très inférieurs, les limites thermométriques de la vie paraissent devenir beaucoup plus écartées, quelque obscurité que présente encore un tel sujet; plusieurs biologistes philosophes ont même pensé que la vie avait peut-être été toujours possible, à un certain degré, sur notre planète, malgré les divers systèmes de température par lesquels sa surface a dû successivement passer. On peut dire, à la vérité, que l'ensemble des documens analysés jusqu'ici converge vers cette loi générale: l'état vital est tellement subordonné, par sa nature, à un intervalle thermométrique déterminé, que cet intervalle décroît sans cesse à mesure que la vie se prononce davantage, soit en remontant la hiérarchie biologique, soit en considérant chaque développement individuel. Mais, quelque plausible que doive déjà paraître une telle loi, il s'en faut encore de beaucoup que nous puissions la regarder aujourd'hui comme scientifiquement établie, les nombreuses anomalies qu'elle présente n'étant point jusqu'ici résolues d'une manière vraiment satisfaisante. Une semblable imperfection dans l'étude fondamentale des limites thermométriques propres à chaque état vital, doit faire aisément présumer une plus profonde ignorance quant à l'analyse plus délicate des modifications produites dans l'organisme par les variations de la chaleur extérieure, lorsque ces changemens sont renfermés entre des limites pleinement compatibles avec le mode d'existence correspondant. Dans le petit nombre d'observations systématiques que la science possède à cet égard, on a même confondu presque toujours l'influence des changemens brusques avec celle très différente qui résulte des variations graduelles; quoique, indépendamment de la saine philosophie biologique, d'irrécusables expériences directes des physiologistes anglais aient constaté depuis long-temps, dans l'espèce humaine, l'aptitude à supporter impunément, pendant un certain temps, par suite d'habitudes graduellement contractées, des accroissemens de température extérieure très supérieurs à ceux que semblait seule permettre la considération des perturbations violentes. Enfin, ce qui montre le plus clairement combien l'ensemble de ce sujet a été jusqu'ici mal étudié, c'est que nous pouvons, sans aucune exagération, regarder la question comme n'ayant pas même été nettement posée, attendu la confusion vicieuse qui a toujours plus ou moins dominé dans ces recherches, entre l'influence physiologique de la chaleur extérieure et la production organique de la chaleur vitale. Ces deux ordres d'études, que la notion commune de chaleur peut seule vaguement rapprocher, constituent évidemment, par leur nature, deux branches radicalement distinctes de la théorie biologique, puisque l'un se rapporte aux principes mêmes de la vie, tandis que l'autre est relatif, au contraire, à ses résultats généraux. Des recherches assez irrationnellement instituées pour avoir constamment mêlé deux problèmes aussi différens, pouvaient-elles, aux yeux de tout philosophe, comporter aucune véritable efficacité scientifique?

Les mêmes remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force encore, à l'étude des autres conditions physiques extérieures de la vie générale, telles que la lumière, et surtout l'électricité, soit statique, soit dynamique. Sous ces deux rapports, encore plus que sous le précédent, la plupart des travaux entrepris jusqu'ici ne peuvent réellement être envisagés, dans la construction rationnelle de la doctrine physiologique, que comme ayant irrécusablement constaté l'indispensable nécessité scientifique d'une telle étude préliminaire, en mettant hors de doute le besoin fondamental d'une certaine influence permanente, lumineuse et électrique, du milieu ambiant pour la production et l'entretien de la vie, dans tous les modes et à tous les degrés qu'elle comporte. Mais, à cela près, nos connaissances réelles à ce sujet sont certainement plus imparfaites aujourd'hui que relativement à la chaleur elle-même, les observations élémentaires y étant à la fois beaucoup plus rares et plus grossières, en sorte que ces deux théories ne présentent encore aucun aspect qui ne paraisse très vague et très obscur, quelque incontestable que soit néanmoins la réalité d'une pareille étude. Sous le point de vue électrique essentiellement, la confusion fondamentale que je viens de signaler pour la chaleur, se reproduit, d'une manière plus prononcée encore, entre l'influence physiologique de l'électrisation extérieure, et l'électrisation spontanée produite par l'ensemble des actes vitaux, c'est-à-dire toujours entre les principes et les résultats; d'où provient également la stérilité nécessaire de recherches ainsi dirigées, fussent-elles même beaucoup plus étendues. Mais il faut remarquer, en outre, conformément à l'esprit des règles générales de hiérarchie scientifique établies dans ce Traité, que cette partie de la théorie préliminaire des milieux organiques, se rapportant à une branche de la physique bien plus imparfaite, par sa nature, que ne l'est la barologie et même la thermologie, elle doit nécessairement être spécialement affectée par cette plus grande infériorité de la doctrine qui lui sert de base indispensable. Tout philosophe peut, en effet, reconnaître aisément, dans l'ébauche actuelle d'une telle portion de la physiologie positive, l'influence désastreuse qu'exercent si profondément les vaines hypothèses anti-scientifiques qui vicient encore aujourd'hui la plupart des recherches d'optique et d'électrologie, comme je l'ai soigneusement établi en considérant la physique. Ces conceptions chimériques sur les fluides ou les éthers, lumineux et électriques, que les physiciens les moins arriérés n'osent plus préconiser qu'à titre de simple artifice logique, sont, au contraire, habituellement envisagées, en physiologie, comme caractérisant les principes réels de deux ordres d'actions extérieures indispensables à l'état vital. Dans l'étude de l'influence électrique, cette mauvaise manière de philosopher se fait plus spécialement ressentir, à cause de l'espèce de solidarité que la plupart des biologistes ont naturellement imaginé entre les prétendus fluides électriques et les prétendus fluides nerveux ou vitaux, en vertu de laquelle ces deux classes d'hypothèses illusoires s'y fortifient mutuellement. Tout ce système de spéculations physiologiques ne consiste le plus souvent aujourd'hui qu'à se représenter, plus ou moins confusément, le jeu fantastique de ces êtres imaginaires, auxquels l'organisme ne sert guère que de théâtre, et dont l'inintelligible contemplation absorbe nécessairement la considération, dès-lors très secondaire, du petit nombre de phénomènes réels qui constituaient primitivement le vrai sujet des recherches scientifiques. À cette cause essentielle d'une stérilité plus spéciale, il n'est peut-être pas inutile d'ajouter ici, comme obstacle accessoire mais général, suivant une remarque déjà signalée à l'égard de la philosophie chimique, la subtilité exagérée que la plupart des électriciens actuels ont introduite dans l'analyse des moindres sources d'électrisation, et qui les a fréquemment conduits à attribuer une influence évidemment démesurée à des phénomènes presque imperceptibles. C'est ainsi, par exemple, que souvent on explique, par de très faibles variations de l'électricité atmosphérique, des phénomènes pathologiques très considérables, sans être aucunement arrêté par l'absurde disproportion entre l'intensité des résultats effectifs et celle des principes prétendus. Toutefois, il faut reconnaître qu'une telle cause d'aberrations affecte bien plus aujourd'hui la théorie du développement spontané de l'électrisation animale que celle relative à l'influence physiologique des électrisations extérieures. Sous l'un et l'autre aspect, ce sont d'aussi vicieuses exagérations qui fournissent un fondement spécieux à l'argumentation sophistique des physiologistes métaphysiciens contre toute action électrique dans l'organisme.

Telles sont les diverses lacunes fondamentales que présente la biologie actuelle relativement aux différentes conditions purement physiques indispensables au développement des phénomènes physiologiques, considérées surtout en ce qu'elles ont de commun à l'ensemble total des corps vivans, et étudiées suivant l'ordre hiérarchique établi, dans cet ouvrage, entre les principales branches de la physique générale. Mais l'analyse exacte des conditions d'existence qui offrent les caractères chimiques constitue, en outre, dans la théorie préliminaire des milieux organiques, une seconde division essentielle, dont l'importance n'est certainement pas moindre, et dont les progrès ne sont jusqu'ici guère plus satisfaisans.

Réduite à ce qui est strictement général, cette dernière étude a pour objet propre la détermination rationnelle de l'influence physiologique fondamentale exercée par l'air et par l'eau, dont le mélange, à divers degrés, compose directement le milieu commun nécessaire à tous les êtres vivans, en prenant ce terme dans son acception habituelle la plus circonscrite. Les philosophes allemands qui, de nos jours, ont érigé ce milieu en une sorte de règne intermédiaire entre les deux mondes inorganique et organique, comme je l'ai déjà indiqué en traitant de la philosophie chimique, n'ont fait que rendre, sous une forme vicieuse, un sentiment aussi juste que profond de la haute importance physiologique d'une telle notion.

La première considération scientifique à ce sujet consiste à reconnaître, d'après le lumineux aperçu de M. de Blainville, que l'air et l'eau ne doivent point, sous ce rapport, être étudiés séparément, à la manière des physiciens et des chimistes, mais que leur intime mélange, dont les proportions seules varient, est constamment indispensable à tout état vital. Il serait naturel de le penser, en se bornant même à envisager la composition chimique des corps vivans, dont les divers élémens essentiels ne peuvent se retrouver que dans l'ensemble de ces deux fluides. Mais ce principe devient surtout directement sensible sous le point de vue physiologique; puisque, en discutant avec soin les différentes observations, il est maintenant facile de constater que l'air dépourvu de toute humidité et l'eau nullement aérée sont également contraires à l'existence des êtres vivans, sans aucune distinction d'espèces. À cet égard, entre les êtres atmosphériques et les êtres aquatiques, animaux ou végétaux, les mieux caractérisés, il n'existe d'autre différence réelle que l'inégale proportion des deux fluides, soit que, chez les uns, l'air, devenu prépondérant, serve de véhicule à l'eau vaporisée, ou que l'eau, dominant à son tour, apporte aux autres l'air liquéfié. Dans les deux cas, l'eau fournit toujours la première base indispensable de tous les liquides organiques, et l'air les élémens essentiels de la nutrition fondamentale. On sait aujourd'hui que les mammifères les plus élevés, et l'homme lui-même, périssent nécessairement par la seule influence d'un desséchement convenable de l'air ambiant, aussi bien que les poissons placés dans une eau que la distillation a suffisamment privée d'air. Entre ces deux termes extrêmes, l'ensemble de la hiérarchie biologique, analysée sous le rapport du séjour, présente sans doute une multitude d'intermédiaires, dont les plus tranchés sont seuls un peu connus, où l'air devenu de plus en plus humide et l'eau de plus en plus aérée constituent une suite presque graduelle de milieux physiologiques, dont chacun correspond à un organisme déterminé. La seule considération des divers états d'un organisme unique confirme même, par d'irrécusables indications, l'harmonie générale que dévoile directement, à cet égard, la comparaison de l'ensemble des organismes; puisque, chez l'homme par exemple, les simples variations hygrométriques de l'atmosphère suffisent pour modifier notablement la marche des phénomènes physiologiques, sans dépasser la partie de l'échelle hygrométrique compatible avec l'état vital.

Mais, si un judicieux examen sommaire d'un tel sujet a rendu désormais incontestable la réalité et l'importance de cette étude fondamentale, il est malheureusement trop facile de reconnaître, quand on veut entreprendre une analyse vraiment scientifique, que la biologie est aujourd'hui, à cet égard comme sous les rapports précédemment signalés, dans une véritable enfance, puisque la question peut tout au plus être ainsi regardée comme posée; et encore ne l'est-elle habituellement que d'une manière vague et obscure. Outre que les limites physiologiques des variations relatives à la proportion des deux fluides sont jusqu'ici très mal déterminées pour la plupart des cas, nous n'avons encore que des notions extrêmement confuses sur le mode de participation de chaque fluide à l'entretien de la vie générale. Un mélange aussi peu intime que celui des élémens de l'air, doit sans doute produire surtout de véritables effets chimiques; mais l'oxigène est le seul de ces élémens dont l'influence physiologique ait été jusqu'ici scientifiquement étudiée, quoique d'une manière finalement peu satisfaisante; quant aux autres, et principalement quant à l'azote, des physiologistes également compétens continuent à s'en former les idées les plus contradictoires. À l'égard de l'eau, l'obscurité et l'incertitude sont nécessairement encore plus grandes, vu l'extrême difficulté qu'on éprouve à concevoir qu'un appareil chimique aussi peu énergique que l'est tout corps vivant puisse réellement décomposer une substance aussi complétement neutre, comme le supposent cependant aujourd'hui tant de physiologistes. Toutefois l'importante théorie des hydrates, si heureusement introduite par les progrès récens de la chimie, doit sans doute fournir, à ce sujet, de lumineuses indications, en agrandissant nos idées fondamentales sur les divers genres d'action chimique dont l'eau est susceptible; mais jusqu'à présent cette théorie n'a pas été prise en sérieuse considération dans les spéculations biologiques, quoique on commence à y avoir égard sous le point de vue purement anatomique. Ainsi, la notion positive de l'influence physiologique du milieu général demeure encore profondément indéterminée. On ne saurait donc être surpris, à plus forte raison, qu'il n'existe jusqu'à présent aucune loi scientifique sur l'appréciation comparative, nécessairement bien plus délicate, des divers modes et degrés de cette influence dans les principales divisions de la hiérarchie biologique, où nous ne voyons pas même nettement si une telle condition d'existence devient plus ou moins inévitable à mesure que l'organisme s'élève.

Quoique la théorie fondamentale des milieux organiques ne doive sans doute strictement comprendre que les agens extérieurs dont l'action physiologique est rigoureusement générale, et par suite seule indispensable, cependant, pour compléter cette théorie, et même pour l'éclaircir, on sera naturellement conduit, ce me semble, à y incorporer bientôt, du moins à titre d'appendice essentiel, l'analyse rationnelle des modifications spéciales les plus prononcées qu'impriment à certains organismes certaines substances correspondantes; car un tel sujet rentre nécessairement aussi dans la grande étude de l'harmonie primordiale entre le monde organique et le monde inorganique. Une meilleure philosophie médicale tend fort heureusement de nos jours à diminuer de plus en plus le nombre des spécifiques proprement dits, si abusivement multipliés par l'empirisme métaphysique des temps antérieurs. Mais ce serait tomber dans une exagération non moins irrationnelle et non moins nuisible, que de méconnaître, au contraire, en principe, l'incontestable influence exercée par plusieurs substances spéciales sur divers organismes déterminés, et même sur divers tissus élémentaires. Il serait évidemment absurde de concevoir qu'une spécialité aussi caractérisée dans l'état normal, comme on le voit à l'égard des alimens et des poisons, cessât brusquement dans l'état pathologique à l'égard des médicamens, puisque ces deux ordres de substances extérieures ne diffèrent pas plus radicalement l'un de l'autre que ces deux états de l'organisme. Aussi le dogmatiste le plus préoccupé ne niera-t-il jamais sérieusement l'action spécifique de l'alcool, de l'opium, etc., soit au degré physiologique, soit au degré pathologique. Or, la réalité d'un tel genre d'effets étant une fois mise hors de toute discussion, il importe beaucoup, non-seulement pour les progrès de la saine thérapeutique, mais aussi pour le perfectionnement de la simple biologie abstraite, qui doit seule ici nous intéresser, de les soumettre systématiquement à de véritables études scientifiques, à cause de la lumière générale qui doit nécessairement en rejaillir sur l'analyse des conditions plus fondamentales de l'existence des corps vivans. Par cela même que de semblables actions sont spéciales et discontinues, et par suite non indispensables, la méthode expérimentale peut s'appliquer, d'une manière bien plus certaine et mieux circonscrite, en même temps que plus variée, à leur exacte exploration. Leur étude doit donc rationnellement compléter la doctrine biologique préliminaire que j'ai qualifiée de théorie des milieux organiques, à laquelle elle fournit, par sa nature, des ressources essentielles qui lui sont propres et qui ne sauraient résulter d'aucune autre voie. Malheureusement ce complément nécessaire est aujourd'hui encore moins avancé que le sujet principal, malgré la multitude d'observations, incohérentes ou même inachevées, déjà recueillies à cet égard.

L'imperfection fondamentale que nous venons de constater, sous tous les rapports importans, dans cette partie préliminaire de la physiologie positive, à peine ébauchée jusqu'ici, et qui constitue cependant une introduction aussi évidemment indispensable à l'étude rationnelle des lois réelles de la vie, suffit pour faire aisément concevoir à priori combien cette étude, que nous avons désormais à considérer directement, doit être aujourd'hui dans l'enfance, non-seulement comme peu avancée encore, mais même comme instituée d'une manière insuffisante. Quiconque, en effet, appréciera judicieusement l'ensemble des spéculations actuelles sur ce grand sujet, sans se laisser éblouir par l'imposant appareil de la multitude de matériaux particuliers dont la science est maintenant enrichie, et, à beaucoup d'égards, encombrée, reconnaîtra clairement que la physiologie proprement dite n'a commencé que de nos jours, et seulement encore chez un petit nombre d'intelligences d'élite, à atteindre son véritable état positif; et que, chez la plupart de ceux qui la cultivent, elle n'est point sortie aujourd'hui, sous divers aspects essentiels, de l'état métaphysique: comme l'expliquera d'ailleurs très bien l'histoire générale de l'esprit humain dans le volume suivant.

Cet état présent de la science ne peut être nettement conçu que d'après la considération philosophique de ses antécédens les plus immédiats depuis environ un siècle. Le mouvement fondamental imprimé par notre grand Descartes à l'ensemble de la raison humaine, et tendant à positiver directement toutes nos spéculations essentielles, a produit, en physiologie, l'illustre école de Boerrhaave, qui, entreprenant une opération philosophique alors prématurée, fut entraîné par un sentiment exagéré et même vicieux de la subordination nécessaire de la biologie envers les parties antérieures et plus simples de la philosophie naturelle, à ne concevoir d'autre moyen de rendre enfin positive l'étude de la vie que par sa fusion, à titre de simple appendice, dans le système général de la physique inorganique. Une inévitable réaction, déterminée par les conséquences absurdes auxquelles devait nécessairement conduire le développement effectif d'une telle aberration philosophique, aboutit à la théorie de Stahl, qu'on peut regarder comme la formule la plus scientifique de l'état métaphysique de la physiologie. Depuis cette époque, il n'y a eu réellement, et il n'y a encore chez le vulgaire des biologistes, de lutte directe et ostensible qu'entre ces deux écoles antagonistes, qui, en France, se trouvent, en quelque sorte, personnifiées par les deux célèbres Facultés de Paris et de Montpellier. En considérant avec attention l'histoire générale de cette grande lutte, on reconnaît aisément que le caractère organique y a toujours essentiellement appartenu à l'école métaphysique, qui remplissait au moins la principale condition de concevoir la physiologie comme science distincte: l'école physico-chimique n'a eu d'efficacité réelle que par une action purement critique, de plus en plus secondée par les progrès effectifs de la science, qui dévoilaient, avec une évidence croissante, la dépendance fondamentale des lois organiques à l'égard des lois inorganiques. Cette action a produit, dans les conceptions essentielles de la physiologie métaphysique, des modifications graduelles, tendant continuellement à les rapprocher davantage de l'état positif, et dont il suffit ici de signaler les deux principales, formulées l'une par la théorie de Barthez, et l'autre par celle de Bichat, comparées toutes deux à la théorie primitive de Stahl.

La conception de Barthez ne semble d'abord différer de celle de Stahl que dans l'expression, seulement, en ce qu'il nomme principe vital la même entité métaphysique que son illustre prédécesseur avait appelée âme, et Van-Helmont archée. Mais, pour un ordre d'idées aussi chimérique, un tel changement d'énoncé indique toujours nécessairement une modification effective de la pensée principale. Aussi peut-on affirmer, sans hésitation, que la formule de Barthez représente un état métaphysique de la physiologie plus éloigné de l'état théologique que ne le supposait la formule employée par Stahl, de même que celle-ci avait, à son tour, une supériorité exactement analogue envers la formule de Van-Helmont. Il suffirait, pour s'en convaincre, de considérer l'admirable discours préliminaire dans lequel Barthez établit, d'une manière si nette et si ferme, les caractères essentiels de la saine méthode philosophique, après avoir si victorieusement démontré l'inanité nécessaire de toute tentative sur les causes primordiales et la nature intime des phénomènes d'un ordre quelconque, et réduit hautement toute science réelle à la découverte de leurs lois effectives. On ne saurait donc douter que l'intention dominante de Barthez ne fût de dégager enfin irrévocablement la science biologique de la vaine tutelle métaphysique dans laquelle il la trouvait si profondément entravée; et telle n'était point évidemment la tendance de Stahl, qui, ainsi que je l'ai ci-dessus caractérisée, ne constituait en effet qu'une énergique réaction contre les exagérations physico-chimiques de Boerrhaave. Mais, comme je l'ai déjà indiqué au volume précédent, faute d'avoir étudié la méthode positive à sa véritable source, le système des sciences mathématiques, Barthez ne la connaissait point d'une manière assez complète ni assez familière pour que la grande réforme qu'il avait si bien projetée n'avortât point nécessairement et radicalement dans l'exécution d'une entreprise que l'état de l'esprit humain rendait certainement prématurée. C'est ainsi que, entraîné à son insu par la tendance même qu'il combattait, après avoir d'abord introduit son principe vital à titre de simple formule scientifique, uniquement consacrée à désigner abstraitement la cause inconnue des phénomènes vitaux, il fut inévitablement conduit à investir ensuite ce prétendu principe d'une existence réelle et très compliquée, quoique profondément inintelligible, que son école a, de nos jours, si amplement développée. Mais, quelle qu'ait dû être l'inefficacité d'une entreprise aussi mal préparée, on ne saurait méconnaître l'intention évidemment progressive qui en avait dicté la pensée première.

Cet esprit progressif est beaucoup plus prononcé dans la théorie physiologique de Bichat, aujourd'hui généralement admise, quoiqu'elle présente aussi, en réalité, le caractère essentiel des conceptions métaphysiques, c'est-à-dire l'emploi des entités. La nature de ces entités s'y trouve, en effet, notablement perfectionnée, et tend bien davantage à rapprocher la science de l'état pleinement positif, puisqu'un siége déterminé et visible leur est nécessairement imposé, au lieu du siége éminemment vague et mystérieux des entités imaginées par Stahl et même par Barthez. Mais, quelque réel et important que soit un tel progrès pour accélérer la transition finale de la biologie dynamique vers son entière positivité, on ne peut véritablement y voir qu'une dernière transformation de la physiologie métaphysique, telle que Stahl l'avait formulée. Car, en examinant le rôle que Bichat prescrit à ses diverses forces vitales, il est clair qu'elles interviennent dans les phénomènes à la manière des anciennes entités spécifiques introduites en physique et en chimie, pendant la période métaphysique de ces deux sciences fondamentales, sous le nom de facultés ou vertus occultes, que Descartes a si énergiquement poursuivies, et que Molière a si heureusement ridiculisées. Un tel caractère est surtout irrécusable à l'égard de cette prétendue sensibilité organique, vraiment réduite, par sa définition inintelligible et contradictoire, à une simple existence nominale, et dont les affections diverses paraissent néanmoins suffire à Bichat pour expliquer les phénomènes physiologiques, tandis qu'on ne fait ainsi que reproduire leur énoncé sous une forme abusivement abstraite: comme, par exemple, quand Bichat croit avoir rendu raison du passage successif de divers liquides dans un même canal excréteur, en se bornant à dire que la sensibilité organique de ce conduit est successivement en harmonie avec chacun d'eux et antipathique à tous les autres.

On peut néanmoins conjecturer, d'une manière très plausible, que si une mort, à jamais déplorable, n'avait point brusquement tranché le développement original de la théorie de Bichat, cet admirable génie, qui naissait en un temps suffisamment opportun, serait parvenu, par ses efforts spontanés, à rompre entièrement les entraves métaphysiques que son éducation lui imposait, et dont il venait déjà d'atténuer aussi utilement la prépondérance. Chacun reconnaîtra aisément, en effet, que, sous cet aspect fondamental, le grand Traité de l'Anatomie générale, quoique postérieur de bien peu d'années, est en progrès notable sur le Traité de la vie et de la mort. Dans la construction même de sa théorie métaphysique des forces vitales, Bichat a certainement introduit, le premier, sous le titre de propriétés de tissu, une considération capitale, évidemment destinée, par son extension graduelle, à absorber inévitablement toutes les conceptions ontologiques, et à préparer ainsi l'entière positivité des principales notions élémentaires de la physiologie. Car, l'opération philosophique se réduit ici essentiellement à substituer aux anciennes idées de forces de simples idées de propriétés, en consacrant ce terme à la seule acception positive de désigner les actes les plus généraux dans lesquels puissent être décomposés les divers phénomènes biologiques. Or, la création de Bichat sur les propriétés de tissu remplissait cette condition fondamentale envers une classe d'effets très étendue quoique partielle. C'est ainsi que la théorie de Bichat, en même temps qu'elle amendait très heureusement la doctrine métaphysique de Stahl et de Barthez, préparait d'ailleurs les voies directes de son entière réformation, en présentant le germe immédiat et même l'exemple caractéristique de conceptions purement positives. Tel est l'état précis dans lequel se trouve encore aujourd'hui la philosophie physiologique chez la plupart des esprits qui s'y livrent. La lutte générale entre la tendance métaphysique et la tendance physico-chimique, entre l'école de Stahl et celle de Boerrhave, en est essentiellement demeurée au point où la grande impulsion de Bichat l'avait amenée.

Il est cependant sensible que le progrès ultérieur de la science ne saurait être, sans de graves dangers, indéfiniment abandonné aux oscillations désordonnées qui résultent du simple antagonisme spontané de ces deux mouvemens contraires, dont chacun, à sa manière, présente un caractère radicalement vicieux, puisque, s'ils ne se contenaient point mutuellement, le premier déterminerait directement une véritable rétrogradation vers l'état théologique, et le second une sorte de dissolution anarchique de toute doctrine physiologique proprement dite; à peu près comme les deux grandes tendances politiques, l'une rétrograde, l'autre révolutionnaire, qui se disputent si déplorablement aujourd'hui la suprême direction sociale, et avec lesquelles en effet nos deux tendances physiologiques ont une affinité incontestable, quoique méconnue du vulgaire des observateurs. Qu'une telle pondération ait été, et soit même encore, provisoirement indispensable à la conservation et au développement de la science, aucun bon esprit ne peut en douter. Mais les prétendus éclectiques qui conçoivent cet état transitoire comme un ordre définitif, méconnaissent certainement, d'une étrange manière, et les vrais besoins fondamentaux de l'esprit humain et la marche générale de son développement historique, ainsi que le témoigne clairement la situation actuelle des parties les plus avancées de la philosophie naturelle, dont chacune jadis a aussi passé par une phase analogue. La science physiologique n'aura donc atteint sa véritable maturité, son progrès ne deviendra direct et rationnel, que lorsque l'universelle prépondérance de conceptions élémentaires purement positives, appropriées à la nature effective des phénomènes biologiques, aura enfin irrévocablement relégué, dans le simple domaine de l'histoire, ce déplorable conflit entre deux impulsions à peu près également nuisibles, quoiqu'à des titres très différens. Or, tous les symptômes essentiels d'une issue philosophique aussi désirable me paraissent réalisés aujourd'hui; les deux écoles se sont mutuellement assez discréditées pour s'annuller réciproquement: et, en même temps, le développement naturel de la science a fourni, ce me semble, tous les moyens indispensables pour commencer directement à procéder à son institution définitive. Telle est, à mes yeux, la tâche caractéristique de la génération scientifique actuelle, qui n'a essentiellement besoin que de s'en rendre plus digne par une éducation mieux dirigée, dont j'ai suffisamment déterminé, dans les leçons précédentes, et surtout dans la quarantième, le véritable esprit général 37.

Note 37: (retour) Si, par la complication supérieure des phénomènes, la formation de la physiologie devait être nécessairement postérieure à celle des autres branches fondamentales de la philosophie naturelle, selon les principes établis dans ce Traité, on a droit d'espérer au moins, que, par une sorte de compensation de ce retard inévitable, le développement ultérieur de cette science pourra suivre une marche plus rationnelle et plus rapide, en profitant de l'expérience philosophique que présentent les sciences antécédentes, pour ne point s'arrêter à certaines phases transitoires qui n'étaient pas absolument indispensables, et qui tenaient seulement à la nouveauté de la situation de l'esprit humain quand il passait, dans ses premiers élans scientifiques, de l'état métaphysique à l'état vraiment positif. C'est ainsi que, relativement à la physique surtout, nous avons reconnu, entre ces deux états, une transition intermédiaire, encore pendante de nos jours à plusieurs égards, et caractérisée par le règne des fluides et des éthers fantastiques, substitués aux entités comme celles-ci jadis aux dieux et aux génies. La physiologie peut certainement éviter aujourd'hui, par une heureuse direction philosophique, devenue désormais possible, de subir une semblable préparation, qui, dans ce cas, serait presque sans excuses. Comme les biologistes sont, par la nature de leurs études, les plus disposés, parmi les savans actuels, à prendre convenablement en considération la marche générale de l'esprit humain, il faut espérer qu'ils sauront épargner à leur science cette halte inutile et honteuse. Mais leur éducation ordinaire est encore tellement vicieuse, qu'on peut, à cet égard, conserver quelques doutes très légitimes, en les voyant, dans la physique actuelle, porter précisément leur principale attention sur ces chimères quasi-métaphysiques.

Le vrai caractère philosophique de la physiologie positive consistant, comme je l'ai établi, à instituer partout une exacte et constante harmonie entre le point de vue statique et le point de vue dynamique, entre les idées d'organisation et les idées de vie, entre la notion de l'agent et celle de l'acte, il en résulte évidemment, dans le sujet fondamental qui nous occupe, la stricte obligation de réduire toutes les conceptions abstraites de propriétés physiologiques à la seule considération de phénomènes élémentaires et généraux, dont chacun rappelle nécessairement à notre intelligence l'inséparable pensée d'un siége plus ou moins circonscrit mais toujours déterminé. On peut dire, en un mot, sous une forme plus précise, que la réduction des diverses fonctions aux propriétés correspondantes doit toujours être envisagée comme la simple suite de la décomposition habituelle de la vie générale elle-même dans les différentes fonctions, en écartant toute vaine prétention à rechercher les causes des phénomènes, et ne se proposant que la découverte de leurs lois. Sans cette indispensable condition fondamentale, les idées de propriétés reprendraient nécessairement, en physiologie, leur ancienne nature d'entités purement métaphysiques. Conformément aux indications précédentes, la conception vraiment originale, et trop peu appréciée, de Bichat sur les propriétés de tissu, contient, en effet, le premier germe direct de cette rénovation capitale. Mais ce grand travail ne peut réellement servir qu'à bien caractériser la véritable nature de cette opération philosophique, et ne contient nullement d'ailleurs la solution, même ébauchée, du problème. Outre la confusion secondaire entre les propriétés de tissu et de simples propriétés physiques, comme à l'égard de la contractilité par défaut d'extension de Bichat, qui, évidemment, n'est autre chose que l'élasticité, la conception générale se trouve directement faussée, dans son principe même, par l'irrationnelle distinction entre les propriétés de tissu et les propriétés vitales. Car, une propriété quelconque ne saurait être admise en physiologie, sans que, de toute nécessité, elle soit à la fois vitale et de tissu; vitale, en tant que particulière à l'état de vie, et de tissu en tant que toujours manifestée par un tissu déterminé. Telle est l'origine logique du caractère essentiellement métaphysique que Bichat a conservé, tout en l'améliorant, à ses diverses propriétés vitales.

En s'efforçant d'accorder, autant que possible, les différens degrés généraux de l'analyse physiologique avec ceux de l'analyse anatomique, on peut poser, à ce sujet, comme principe philosophique, que l'idée de propriété, qui indique le dernier terme de l'une, doit nécessairement correspondre à l'idée de tissu, terme extrême de l'autre; tandis que l'idée de fonction correspond, au contraire, à celle d'organe: de telle sorte que les notions successives de fonction et de propriété présentent entre elles une gradation intellectuelle parfaitement semblable à celle qui existe entre les notions d'organe et de tissu, avec la seule différence fondamentale de l'acte à l'agent. D'après cette relation générale, qui me semble constituer, en philosophie biologique, une règle incontestable et importante, on peut, je crois, établir déjà, d'une manière rigoureuse, une première division principale entre les diverses propriétés physiologiques. Nous avons reconnu, en effet, dans la quarante-unième leçon, que les différens élémens anatomiques doivent être d'abord distingués en un tissu fondamental et générateur (le tissu cellulaire), et divers tissus secondaires et spéciaux qui résultent de l'intime combinaison anatomique de certaines substances caractéristiques avec cette trame primordiale et commune. Les propriétés physiologiques doivent donc aussi être nécessairement divisées en deux groupes essentiels, comprenant l'un les propriétés générales qui appartiennent à tous les tissus et qui constituent la vie propre du tissu cellulaire fondamental, et l'autre les propriétés spéciales qui caractérisent physiologiquement ses modifications les plus tranchées, c'est-à-dire, le tissu musculaire et le tissu nerveux.

Cette première division, ainsi indiquée par l'anatomie, me semble d'autant plus rationnelle qu'elle concourt spontanément, d'une manière vraiment frappante, avec la grande distinction physiologique, si bien établie par Bichat, entre la vie organique ou plutôt végétative, et la vie animale proprement dite; puisque le premier ordre de propriétés doit nécessairement constituer, par sa nature, le fond essentiel de la vie générale commune à tous les êtres organisés et à laquelle se réduit l'existence végétale; tandis que le second se rapporte exclusivement, au contraire, à la vie spéciale des êtres animés. Une telle correspondance est éminemment propre à faciliter l'application de cette règle élémentaire, aussi bien qu'à rendre le principe plus irrécusable.

Si nous considérons maintenant à quel point est déjà parvenue, chez les esprits les plus avancés, la construction effective de cette théorie physiologique fondamentale, nous reconnaîtrons que l'opération peut être envisagée comme suffisamment accomplie à l'égard des propriétés spéciales, relatives aux deux grands tissus secondaires essentiellement animaux: en sorte que, suivant la marche naturelle de notre intelligence, le cas le plus tranché est aussi le mieux apprécié. Tous les phénomènes généraux de la vie animale sont aujourd'hui assez unanimement rattachés à l'irritabilité et à la sensibilité, considérées chacune comme l'attribut caractéristique d'un tissu nettement défini, au moins dans les degrés supérieurs de l'échelle zoologique. Mais il règne encore une extrême confusion et une profonde divergence à l'égard des propriétés vraiment générales, qui correspondent à la vie universelle ou végétative. Néanmoins, l'exacte analyse fondamentale de cette première classe de propriétés est évidemment encore plus indispensable que celle de l'autre à la constitution rationnelle et définitive de la physiologie positive, non-seulement à cause de leur généralité supérieure, mais surtout aussi parce que, la vie végétative étant la base nécessaire de la vie animale, le vague et l'obscurité qui subsistent encore sur les notions élémentaires de la première doivent inévitablement empêcher toute conception complète et satisfaisante de la seconde. La science est donc certainement aujourd'hui, sous ce rapport capital, dans un état purement provisoire; puisque cette grande opération philosophique a été jusqu'ici conduite suivant un ordre entièrement inverse de celui qu'exige sa nature.

De tous les biologistes actuels, M. de Blainville me paraît être, sans aucun doute, celui qui a le mieux compris, à cet égard, les vrais besoins essentiels de la physiologie positive; en même temps qu'il a plus profondément senti qu'aucun autre le véritable esprit philosophique d'une telle théorie, comme l'indique le mémorable cours de physiologie comparée auquel j'ai fait si fréquemment allusion dans ce volume. Néanmoins, outre que cet illustre biologiste ne me semble pas avoir lui-même assez nettement établi, tout en s'y conformant, la division primitive que je viens de signaler, son analyse fondamentale des propriétés générales, quoique incomparablement supérieure à toutes les tentatives précédentes, n'est peut-être point suffisante pour servir désormais de base effective au développement rationnel de la science vitale. Cette analyse consiste à reconnaître, dans la vie végétative commune à tous les êtres organisés, trois propriétés essentielles, l'hygrométricité, la capillarité et la rétractilité 38, attributs caractéristiques du tissu primordial. Or, en exceptant cette dernière propriété, qui remplit évidemment toutes les conditions convenables, et qui ne peut plus être le sujet d'aucun dissentiment capital, il est peut-être incertain qu'une telle analyse corresponde suffisamment à la nature de l'opération proposée. Les propriétés purement physiques ou chimiques des tissus vivans doivent être, sans doute, nettement séparées des propriétés vraiment organiques, sauf à les étudier préalablement avec beaucoup de soin, et d'une manière plus satisfaisante qu'on ne l'a fait encore. Il semble donc que les deux premières propriétés générales admises par M. de Blainville, n'ont pas assez profondément le véritable caractère physiologique, quoique leur réalité et leur importance soient d'ailleurs incontestables. Ces deux propriétés ne sont peut-être point aussi assez distinctes l'une de l'autre, puisque la faculté hygrométrique des tissus paraît fréquemment tenir à une simple action capillaire. Enfin, on peut surtout craindre que l'ensemble de ces trois propriétés ne suffise pas à représenter exactement tous les phénomènes organiques dont elles sont regardées comme caractérisant les actes les plus élémentaires. Une discussion ultérieure, convenablement fondée sur l'usage effectif d'une telle théorie dans les diverses spéculations biologiques, pourra seule, à cet égard, dissiper tous les doutes, et déterminer, s'il y a lieu, l'assentiment universel des physiologistes rationnels. Il suffisait, suivant l'esprit de ce traité, de constater clairement ici l'incertitude et l'obscurité qui subsistent encore habituellement sur les notions rudimentaires de la physiologie positive, dont la constitution systématique manque ainsi essentiellement d'un premier principe indispensable. Tel est le motif évident de l'importance que j'ai dû attacher à caractériser avec soin cette situation provisoire et précaire de la doctrine physiologique.

Note 38: (retour) Cette dénomination, qui correspond à la fois à la contractilité de tissu et à la contractilité organique insensible de Bichat, a été très heureusement introduite pour éviter l'équivoque si profondément inhérente aujourd'hui au mot de contractilité, depuis l'emploi irrationnel et abusif qu'on a fait d'un terme aussi clair par lui-même. Elle est exclusivement destinée, chez M. de Blainville, à désigner la tendance directe et constante de tous les tissus, et surtout du tissu générateur, à se resserrer spontanément et graduellement sous l'influence d'un stimulant quelconque, comme l'action d'un alcali, la chaleur, etc, tandis que le nom d'irritabilité, qui représente en même temps la contractilité organique sensible et la contractilité animale de Bichat, indique, depuis Haller, la faculté de contraction rapide, sensible, et intermittente que peut seule développer, dans le tissu musculaire, l'action nerveuse, momentanément remplacée quelquefois par l'électrisation galvanique.

Une telle imperfection fondamentale dans les rudimens généraux des conceptions physiologiques, fait assez présumer combien doit être encore arriérée l'étude directe, à la fois positive et rationnelle, de la vie végétative ou organique elle-même, base nécessaire des phénomènes plus spéciaux et plus élevés qui constituent l'animalité. Non-seulement la coordination des divers phénomènes essentiels, et par suite leur explication, restent aujourd'hui à peine ébauchées; mais leur simple analyse préliminaire demeure même jusqu'ici fort incomplète et très peu satisfaisante. On ne peut maintenant regarder comme suffisamment arrêté, et exclusivement chez les biologistes les plus avancés, que le plan général d'une semblable étude, résultant d'une première appréciation philosophique de l'ensemble des phénomènes vitaux. Je ne connais, à ce sujet, rien d'aussi rationnel que le beau travail de M. de Blainville dans la conception de son cours de physiologie 39, qui me paraît remplir déjà, sauf divers perfectionnemens secondaires, toutes les grandes conditions d'un programme convenablement systématique, destiné à diriger, avec une pleine efficacité, la suite des recherches ultérieures qu'exige désormais la construction directe de la saine doctrine bionomique, en considérant tous les divers essais antérieurs comme n'ayant pu fournir que de simples matériaux, susceptibles, le plus souvent, d'une indispensable révision.

Note 39: (retour) Pour suppléer, autant que possible, à l'entière publication, si désirable à tant de titres, du système physiologique de M. de Blainville, tous les esprits philosophiques, pourvu que la considération positive d'un tel sujet leur soit déjà suffisamment familière, pourront aujourd'hui fort utilement consulter le tableau synoptique éminemment remarquable que ce grand biologiste en a composé, et qui indique, d'une manière très lumineuse, les vrais caractères d'une coordination pleinement rationnelle de l'ensemble des phénomènes vitaux.

Quoique la discussion formelle de ce plan fût ici déplacée, je dois néanmoins y signaler un très heureux perfectionnement dans la division la plus générale des phénomènes physiologiques. Il consiste à distinguer soigneusement d'avec les fonctions proprement dites, toujours réduites désormais à l'action d'un organe ou, tout au plus, d'un appareil bien déterminé, les phénomènes plus composés et très différens, qu'on leur avait vaguement assimilés jusqu'alors, et qui résultent, d'une manière plus ou moins nécessaire, de l'ensemble des diverses fonctions essentielles, comme, par exemple, la production de la chaleur vitale, dont Chaussier était allé jusqu'à faire, non-seulement une fonction, mais même une vraie propriété directe, sous le nom métaphysique de caloricité. Sans cette indispensable division, il est évidemment impossible de se former aucune notion claire et rigoureuse de ce que les biologistes doivent entendre, en général, par une fonction. Mais, ainsi conçue, l'analyse physiologique présentera toujours, dans la succession nécessaire de ses divers degrés principaux, une marche rationnellement conforme à celle qui caractérise l'analyse anatomique, suivant la loi ci-dessus indiquée. L'idée fondamentale de propriété correspondra désormais à la notion élémentaire de tissu, l'idée de fonction à celle d'organe, et la notion définitive de résultat à la considération finale de l'ensemble de l'organisme: la gradation étant essentiellement analogue dans les deux ordres de conceptions, et la comparaison d'un ordre à l'autre rappelant sans cesse à notre esprit l'indispensable relation de l'acte à l'agent, qui constitue, par sa nature, le fond général de toute la philosophie biologique.

Les fonctions proprement dites qui appartiennent à la vie végétative, envisagée dans l'ensemble total de la hiérarchie biologique, se réduisent, par leur nature, à deux vraiment fondamentales, dont l'antagonisme continu correspond à la définition même de la vie: 1º l'absorption intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système ambiant, d'où résulte inévitablement, d'après leur assimilation graduelle, la nutrition finale; 2º l'exhalation à l'extérieur des molécules, dès-lors étrangères, qui se désassimilent nécessairement à mesure que cette nutrition s'accomplit. Aucune autre notion primordiale ne saurait entrer dans la conception générale et abstraite de la vie organique, quand on en écarte, avec une rigueur vraiment scientifique, toute idée relative à la vie animale, dont l'influence ne peut d'ailleurs consister, à cet égard, qu'à perfectionner cette double opération élémentaire, à mesure que ses différens actes se spécialisent davantage par la complication croissante de l'organisme. D'un autre côté, on ne peut supprimer, par la pensée, aucun des trois élémens essentiels qui viennent d'être indiqués, sans détruire aussitôt la vraie notion générale de ce grand mouvement vital, chez les êtres même les plus simples, soit qu'il s'agisse de l'une ou de l'autre des deux fonctions caractéristiques. Dans aucun organisme en effet, les matières assimilables ne peuvent être directement incorporées ni au lieu même où s'est opérée leur absorption, ni sous leur forme primitive: leur assimilation réelle exige toujours un certain déplacement, et une préparation quelconque qui s'accomplit pendant ce trajet. Il en est de même, en sens inverse, pour l'exhalation, qui suppose constamment que les particules, devenues étrangères à une portion quelconque de l'organisme, ont été finalement exhalées en un autre point, après avoir éprouvé, dans ce transport nécessaire, d'indispensables modifications. Sous ce point de vue fondamental, comme sous tant d'autres, on a, ce me semble, fort exagéré la véritable distinction entre l'organisme animal et l'organisme végétal, surtout lorsqu'on a voulu ériger la digestion en un caractère essentiel de l'animalité. Car, en se formant de la digestion la notion la plus générale, qui doit s'étendre à toute préparation des alimens indispensable à leur assimilation effective, il est clair qu'une telle préparation existe nécessairement dans les végétaux aussi bien que chez les animaux, quoiqu'elle y soit, sans doute, moins profonde et moins variée, par suite de la simplification simultanée des alimens et de l'organisme. Une remarque analogue peut également s'appliquer au mouvement des fluides, soit récrémentitiels, soit excrémentitiels. Sans doute, chez les animaux seuls, et même uniquement à un certain degré d'élévation dans l'échelle zoologique, ce mouvement fondamental donne lieu à une véritable circulation, qui suppose toujours un organe central d'impulsion, nécessairement emprunté à la vie animale proprement dite. Mais il serait néanmoins évidemment impossible de concevoir le moindre organisme sans le mouvement continuel d'un fluide général tenant en suspension ou en dissolution les matières absorbées ou les matières désagrégées pour les transporter, par endosmose et exosmose au moins, au lieu de leur incorporation ou de leur exhalation définitive: cette perpétuelle oscillation, qui ne suppose nullement un ordre spécial de vaisseaux, et qui peut directement s'opérer à travers la trame celluleuse primordiale, est également indispensable aux végétaux et aux animaux; tout comme la préparation correspondante des matériaux ou des résidus, dont elle est nécessairement toujours accompagnée. Tels demeurent donc les trois élémens généraux de chacune des deux grandes fonctions végétatives, réduites même à ce qu'elles ont de strictement commun à l'ensemble de la hiérarchie organique.

Une telle analyse montre clairement que les actes essentiels dont se compose la vie végétative sont, par leur nature, de simples phénomènes physico-chimiques, comme je l'ai indiqué dans la quarantième leçon: physiques, quant au mouvement des molécules assimilables ou exhalables; chimiques, en ce qui concerne les modifications successives de ces diverses substances. Sous le premier aspect, ils dépendent des propriétés hygrométrique, capillaire, et rétractile du tissu fondamental; sous le second, beaucoup plus obscur jusqu'ici, ils se rapportent à l'action moléculaire que comporte sa composition caractéristique. C'est dans un tel esprit qu'il faut concevoir l'explication des phénomènes purement organiques, et que leur analyse positive doit être instituée; tandis qu'une tout autre manière de voir doit présider à l'étude des phénomènes essentiellement animaux, comme la leçon suivante l'indiquera spécialement.

L'étude fondamentale de la vie générale, ainsi caractérisée, ne peut pas même être aujourd'hui regardée comme organisée d'une manière convenablement rationnelle. Car, d'après la leçon précédente, nous avons reconnu que la biotaxie, bien plus avancée que la physiologie proprement dite, ne voit désormais, dans l'organisme végétal, que le dernier degré d'une hiérarchie nécessairement unique, dont les divers rangs principaux diffèrent ordinairement davantage les uns des autres qu'aucun d'eux de ce terme extrême. Il est indispensable qu'une semblable conception dirige habituellement aussi les spéculations physiologiques relatives aux fonctions organiques ou végétatives, uniformément analysées pour l'ensemble des êtres vivans, ce qui, on peut l'affirmer, n'a jamais été tenté jusqu'ici. Tant que cette grande condition philosophique demeure inaccomplie, les études restent nécessairement incomplètes, avec quelque sagesse qu'elles soient d'ailleurs entreprises, et ne peuvent nullement établir aucun point essentiel d'une doctrine physiologique vraiment définitive. On conçoit, en effet, que l'organisme végétal présentant, dans toute leur simplicité, les fonctions dont il s'agit de découvrir les lois fondamentales, dégagées des diverses influences plus ou moins accessoires qui les compliquent toujours, à un degré quelconque, chez les animaux, ce cas doit être, par sa nature, le plus directement propre à nous dévoiler nettement la partie vraiment primordiale de ce sujet difficile. Mais, d'une autre part, la considération immédiate et isolée de ce cas extrême et exceptionnel, ne peut guère apporter une véritable lumière dans la théorie générale d'un tel ordre de phénomènes, qui n'auraient point été d'abord graduellement analysés suivant la série des cas intermédiaires tendant de plus en plus vers cette limite finale. Il serait évidemment encore plus impossible sous le point de vue physiologique que sous le simple aspect anatomique, de passer ainsi brusquement de l'organisme humain, qui, de toute nécessité, constitue toujours le point de départ des diverses spéculations biologiques, à l'organisme végétal qui en caractérise le dernier terme, ou réciproquement. Si donc l'étude hiérarchique des divers degrés intermédiaires est aujourd'hui généralement reconnue comme indispensable pour établir une liaison réelle entre les deux cas statiques extrêmes, comment pourrait-on espérer de s'en dispenser à l'égard des études, bien plus difficiles, relatives aux considérations dynamiques? Tel est, sans doute, le principal motif de la stérilité vraiment remarquable des études directes, d'ailleurs utiles et souvent sagement conduites dans les détails, entreprises jusqu'ici sur la vie des végétaux, et qui n'ont encore contribué réellement à éclaircir aucun point capital de physiologie générale; ce qui doit sembler, du reste, d'autant plus facile à expliquer, que, par une suite naturelle de cet irrationnel isolement du cas végétal, les chimistes et les physiciens se sont presque toujours emparés spontanément de recherches qui devaient nécessairement appartenir aux seuls biologistes. Il est même incontestable que des études ainsi instituées ne peuvent être que très médiocrement utiles au sujet trop exclusif qu'on y a voulu considérer, comme l'expérience l'a, ce me semble, clairement vérifié ici. Car, la comparaison rationnelle des divers cas biologiques, suivant leur véritable ordre hiérarchique, est nécessairement aussi instructive et aussi indispensable en sens inverse qu'en sens direct, en vertu de la solidarité fondamentale de ces diverses parties d'une doctrine véritablement unique par sa nature 40. Ainsi, la méthode comparative, qui, d'après la quarantième leçon, constitue la principale ressource caractéristique de toute la philosophie biologique, n'a pas encore été convenablement introduite dans l'étude générale de la vie organique, quoiqu'elle y soit à la fois encore plus indispensable et susceptible d'une application plus complète qu'à l'égard même de la vie animale. Les plus hautes intelligences ne sont donc pas jusqu'ici habituellement parvenues, en physiologie, à cet état de pleine maturité, où notre esprit développe librement, dans toute leur étendue, l'ensemble de ses divers moyens essentiels. Dans le système physiologique de M. de Blainville lui-même, malgré sa rationnalité supérieure, la comparaison biologique n'a pas été poussée jusqu'à son véritable terme scientifique, par l'introduction régulière de l'économie végétale, envisagée comme l'extrême simplification de la vie générale.

Note 40: (retour) À cette critique générale, malheureusement trop fondée, de l'esprit irrationnel qui dirige encore essentiellement les études de physiologie végétale, je suis heureux de pouvoir opposer déjà une notable exception, qui me paraît hautement caractériser l'ensemble des travaux de M. Turpin. Ce judicieux biologiste est, en effet, le seul aujourd'hui, du moins en France, qui ait conçu et étudié l'organisme végétal comme offrant l'extrême modification de la vie fondamentale des organismes animaux. Les zoologistes se refusant jusqu'ici à prolonger leurs théories jusqu'à la considération de ce cas final, M. Turpin s'est efforcé d'exécuter, autant que possible, l'opération inverse, et les succès incontestables qu'il a obtenus suffiraient à vérifier combien cette marche rationnelle deviendrait désormais immédiatement utile aux progrès essentiels de la philosophie botanique, qui, depuis Linné et les Jussieu, semble presque stationnaire. On doit donc regretter que M. Turpin n'ait point encore exposé, d'une manière directe et méthodique, l'ensemble de sa doctrine phytologique, dont la propagation exercerait sans doute une très heureuse influence sur la direction habituelle des travaux de ce genre, et pourrait même efficacement réagir sur le perfectionnement général de la philosophie biologique.

D'après une telle institution de la physiologie organique, ce serait s'engager ici dans une discussion spéciale contraire à la nature de cet ouvrage que d'y constater en détail les nombreuses imperfections que doit nécessairement présenter la simple analyse fondamentale des phénomènes essentiels, préliminaire indispensable à toute tentative d'explication réelle. Au point de vue graduellement déterminé par l'ensemble des considérations précédentes, aucun bon esprit ne saurait envisager l'état actuel de la science sans être aussitôt choqué des lacunes capitales qu'il présente, sous ce rapport, presque à chaque pas, même à l'égard des plus simples phénomènes. C'est ainsi, par exemple, que nous ignorons encore, malgré les nombreuses explorations particulières qui ont été déjà entreprises, en quoi consiste exactement le fait chimique général de la digestion proprement dite; c'est-à-dire, quels changemens essentiels y éprouvent réellement, dans les principaux organismes, les divers matériaux alibiles: les uns posent en principe l'unité fondamentale du chyle, au moins pour chaque espèce, malgré la diversité quelconque des alimens; tandis que d'autres, se fondant en apparence sur des motifs également plausibles, établissent la variation nécessaire du chyle d'après celle des substances assimilables: sans que jusqu'à présent des recherches vraiment décisives aient irrévocablement fixé ce point important de doctrine physiologique préliminaire, quelque simple que doive paraître une telle discussion. La même imperfection primitive se manifeste, d'une manière encore plus sensible peut-être, à l'égard de la digestion gazeuse, ou respiration; puisque, par les contradictions radicales que présentent entre elles de nombreuses analyses, assez bien exécutées d'ailleurs pour devoir sembler exactement comparables, on ne sait plus nettement aujourd'hui quelles sont, en réalité, les différences générales entre l'air inspiré et l'air expiré, même chez les animaux les plus élevés. Quant à l'azote surtout, toutes les opinions sont encore soutenues avec une égale apparence de validité; pour certains physiologistes, l'acte de la respiration en augmente finalement la quantité, tandis que d'autres la regardent comme certainement diminuée, et que, aux yeux de plusieurs enfin, elle ne souffre ainsi aucune altération appréciable. De telles divergences sur les plus simples phénomènes préliminaires de la vie végétative, font assez comprendre combien serait aujourd'hui prématurée toute recherche directe relativement aux phénomènes essentiels de l'assimilation, ou, en sens inverse, de la désassimilation par les diverses sécrétions. Il serait évidemment superflu d'insister davantage ici sur un état d'imperfection aussi prononcé, et dont les causes nécessaires ont d'ailleurs été ci-dessus suffisamment examinées.

Si, de la considération générale des fonctions proprement dites relatives à la vie organique, nous passons maintenant à l'examen des phénomènes plus composés que nous avons ci-dessus reconnu devoir en être soigneusement distingués sous le nom de résultats de l'action simultanée de tous les organes principaux, il est évident que cet ordre final d'études physiologiques, bien plus difficile par sa nature, et d'ailleurs fondé sur le précédent, doit nécessairement être aujourd'hui dans une situation encore moins satisfaisante. Il suffira de l'indiquer ici à l'égard de chacun des divers aspects essentiels propres à ce dernier degré de la doctrine physiologique fondamentale.

Le résultat le plus immédiat et le plus nécessaire de l'ensemble des fonctions organiques, consiste dans l'état continu de composition et de décomposition simultanées qui caractérise finalement la vie végétative. Or, comment ce double mouvement pourrait-il être rationnellement analysé, lorsque, d'une part, l'assimilation, d'une autre part, les sécrétions, qui le déterminent directement sous les deux rapports, sont elles-mêmes aussi imparfaitement étudiées? Aussi les questions les plus simples et les plus naturelles sont-elles, à cet égard, à peine ébauchées jusqu'ici, ni même, le plus souvent, convenablement posées. C'est ainsi, par exemple, qu'on n'a pas seulement imaginé d'instituer, dans la série des degrés principaux de l'échelle organique, une exacte comparaison chimique entre la composition totale de chaque organisme et le système correspondant d'alimentation; ni, sous le point de vue inverse, entre les produits exhalés et l'ensemble des agens qui les avaient primitivement fournis ou successivement modifiés, en sorte que nous ne pouvons pas même spécifier aujourd'hui, avec une précision vraiment scientifique, en quoi consiste le phénomène général de la composition et de la décomposition perpétuelle de tout organisme par une suite nécessaire du concours des diverses fonctions essentielles. La science ne possède encore, à ce sujet, que des documens particuliers fort incohérens, et le plus souvent très incomplets, qui n'ont jamais été ramenés à aucun fait général.

On peut regarder l'action spontanée des corps vivans pour entretenir, entre certaines limites, leur température à un degré déterminé, malgré les variations thermométriques du milieu ambiant, comme un second résultat fondamental de l'ensemble des fonctions végétatives, qui coexiste presque toujours avec le précédent. Ce grand caractère, qui n'avait d'abord frappé les observateurs que dans les cas les plus prononcés, que présente seulement la partie supérieure de la hiérarchie biologique, est, en effet, unanimement reconnu aujourd'hui pour appartenir indistinctement, quoique d'une manière très inégale, à tous les organismes quelconques, sans en excepter l'organisme végétal. Mais cette étude capitale est encore évidemment très peu avancée, et même fort mal conçue. Nous avons déjà remarqué, au commencement de ce chapitre, la confusion profondément vicieuse qui existe le plus souvent, à cet égard, entre l'analyse de la chaleur vitale, et celle de l'influence thermologique extérieure, qui constituent, néanmoins, avec tant d'évidence, deux sujets parfaitement distincts. Je crois devoir, en outre, noter ici que, dans le petit nombre de recherches directes entreprises jusqu'à présent sur la chaleur vitale, le caractère fondamental du phénomène me paraît avoir toujours été radicalement méconnu. Quoique l'on ait rectifié désormais la conception trop étroite qui faisait jadis d'un tel résultat un attribut exclusif de l'animalité, cette opinion primitive a conservé néanmoins une grande prépondérance indirecte, en disposant encore les physiologistes à rattacher surtout ce phénomène aux fonctions de la vie animale, ce qui, dès le principe, devait imprimer à la suite des recherches une direction nécessairement irrationnelle, en accordant une vicieuse suprématie à des conditions qui, malgré leur extrême importance, ne sauraient être que purement accessoires. Dans cet ordre de résultats, comme envers tout autre également fondamental, les fonctions animales proprement dites ne peuvent influer que sur l'intensité et l'activité de phénomènes, qui, par leur nature, appartiennent essentiellement à la vie organique. Considérées en effet sous leur aspect le plus général, la production et la conservation continues de la chaleur vitale, résultent primitivement de l'ensemble des actes physico-chimiques qui caractérisent la vie fondamentale et universelle; de telle sorte que tout corps vivant représente, à cet égard, un véritable foyer chimique plus ou moins durable, susceptible de maintenir spontanément sa température entre certaines limites, par une suite nécessaire des phénomènes de composition et de décomposition qui s'y passent, malgré les influences extérieures. Tel est le point de vue qui doit, sans doute, devenir prépondérant dans l'étude positive de la chaleur vitale; et c'est seulement après que ce grand phénomène aura été ainsi convenablement analysé à sa véritable origine, que l'on pourra tenter utilement de déterminer avec exactitude les diverses modifications dont il est susceptible par l'intervention des fonctions animales. Le renversement habituel de cet ordre nécessaire ne peut certainement conduire qu'à des notions purement provisoires, si ce n'est fautives, en plaçant l'accessoire avant le principal. Il faut reconnaître toutefois que, dans les travaux les plus récens sur ce sujet capital, on commence à considérer beaucoup plus soigneusement les fonctions organiques, comme on le voit surtout par l'intéressante série d'observations de M. Collard (de Martigny), qui représentent, à cet égard, l'état le moins imparfait de la science actuelle. Cette étude ne saurait néanmoins être regardée encore comme convenablement instituée, puisque l'organisme végétal, dont l'examen devrait cependant y constituer un élément indispensable, n'y a pas même été jusqu'ici régulièrement introduit.

De semblables remarques philosophiques s'appliquent, avec plus de force et d'évidence, à l'étude électrique des corps vivans. Ici, la confusion générale entre l'action organique et l'influence extérieure devient certainement beaucoup plus prononcée, ainsi que je l'ai déjà signalé, indépendamment des aberrations quasi-métaphysiques qui proviennent des chimériques conceptions de la physique actuelle sur les éthers et les fluides électriques. L'erreur fondamentale sur l'origine physiologique du phénomène conserve aussi bien plus d'ascendant que dans le cas précédent, quoiqu'elle soit d'ailleurs analogue. On y exagère tellement l'influence des fonctions animales, que les esprits les plus avancés peuvent à peine concevoir aujourd'hui que cet ordre de résultats doive être primitivement rapporté à la vie organique. Néanmoins, dans l'état présent de l'électrologie générale, et surtout de l'électro-chimie, il est, à priori, presque aussi évident pour l'électricité que pour la chaleur, que la suite des actes de composition et de décomposition qui constituent la vie végétative doit nécessairement produire et entretenir une électrisation permanente et plus ou moins fixe dans l'organisme où ils s'accomplissent, malgré les variations électriques du système ambiant. Les actes essentiellement animaux ne peuvent exercer, sur cet ordre de résultats organiques comme sur tout autre, qu'une influence purement modificatrice, consistant à augmenter et à accélérer plus ou moins le phénomène fondamental. Mais l'analyse électrique de l'organisme est évidemment encore bien plus loin aujourd'hui que l'analyse thermologique d'être conçue et poursuivie sous l'aspect rationnel que je viens de caractériser, et dont la justesse sera probablement très contestée 41.

Note 41: (retour) Diverses tentatives partielles tendent cependant aujourd'hui à nous rapprocher évidemment d'une telle disposition d'esprit; entre autres les recherches intéressantes ébauchées par M. Donné sur l'état électrique comparatif des deux parties générales, extérieure et intérieure, de l'enveloppe animale, qui paraît présenter, sous ce rapport, entre la peau et la membrane muqueuse, une remarquable opposition.

En considérant enfin les phénomènes organiques généraux qui résultent, d'une manière à la fois plus indirecte et moins nécessaire, de l'ensemble des fonctions végétatives, il nous reste à apprécier l'esprit qui dirige habituellement la grande et difficile étude de la génération et du développement des corps vivans.

Malgré les nombreux travaux entrepris sur ce sujet fondamental depuis les belles séries de recherches originales de Harvey et de Haller à l'égard des animaux les plus élevés, cette étude peut, encore moins que toutes les précédentes, à cause de sa complication supérieure, être regardée aujourd'hui comme rationnellement instituée dans la direction vraiment positive qui lui est propre. L'influence très prononcée de la philosophie métaphysique ne s'y fait pas seulement sentir sous la forme directe et grossière manifestée par les physiologistes arriérés qui en sont restés aux forces plastiques. Ceux même que domine réellement une intention beaucoup plus positive, subissent encore, à leur insu, d'une manière indirecte et spécieuse, ce ténébreux ascendant, lorsque, dans un ordre de phénomènes aussi profondément compliqué, ils entreprennent aujourd'hui, par des recherches nécessairement stériles sur les générations spontanées, cette vaine détermination des causes essentielles, à laquelle les physiciens ont unanimement renoncé désormais envers les plus simples effets naturels. Aussi, quoique les observations convenablement suivies manquent jusqu'ici à l'égard de presque toutes les parties de ce grand problème, on peut dire que l'immense obscurité qui enveloppe maintenant un tel sujet tient surtout à ce qu'on y cherche ce qui, en réalité, n'est nullement susceptible d'être trouvé. Les physiologistes ont ici besoin de remonter aux notions les plus élémentaires de la philosophie positive, devenues si heureusement vulgaires à l'égard des phénomènes inorganiques et même des plus simples phénomènes biologiques, afin de renoncer franchement à toute enquête insoluble des causes de la génération et du développement, pour réduire la science effective à en déterminer les lois, dont l'étude, à peine ébauchée, comporte un si utile succès. Or, il faut convenir, au contraire, que les plus belles questions positives, celles qui, par leur nature, présentent même le plus haut intérêt pratique, comme pouvant conduire à l'amélioration systématique des diverses races vivantes, y compris la race humaine, n'ont encore attiré qu'indirectement l'attention des physiologistes, et seulement à raison des argumens plus ou moins spécieux qu'ils espéraient en induire pour ou contre l'une des vaines hypothèses quasi-métaphysiques dont ils étaient surtout préoccupés. Cependant, les travaux des anatomistes sur l'appareil génital, et les comparaisons exactes établies par les zoologistes pour déduire d'une telle considération des moyens généraux de classification, ont évidemment préparé les voies à une étude plus rationnelle. Il est même digne de remarque aujourd'hui, dans les diverses parties du monde savant, que ceux qui d'abord n'avaient en vue que d'absurdes chimères sur les causes premières de la génération, ont été graduellement entraînés, par la prépondérance croissante et universelle de l'esprit positif, à faire involontairement dégénérer leurs efforts en de simples recherches d'ovologie et d'embryologie, qui prennent chaque jour un caractère plus scientifique. Mais, malgré tous ces symptômes irrécusables d'une prochaine amélioration radicale, il demeure néanmoins certain que la principale condition préliminaire pour la formation d'une doctrine vraiment positive sur ce grand sujet, c'est-à-dire simplement l'exacte analyse générale du phénomène fondamental, n'a pas même encore été convenablement remplie; ce qui rendrait nécessairement prématurée aujourd'hui toute tentative directe quant aux lois positives de la génération et du développement. Il doit être toutefois bien entendu que nous ne considérons point ici les derniers degrés de la hiérarchie organique, où il n'existe pas, à vrai dire, de génération proprement dite, la multiplication s'y opérant par un simple prolongement direct de la masse vivante, qui peut s'effectuer en un point quelconque de cette masse, dès-lors presque homogène; car, dans ce cas extrême, le phénomène est essentiellement analogue à toute autre sorte de reproduction du tissu cellulaire primordial. Nous ne pouvons avoir en vue que les organismes assez élevés pour ne pouvoir se reproduire sans le concours préalable et déterminé de deux appareils plus ou moins spéciaux, appartenant d'ailleurs à deux individus distincts ou à un seul individu, et chez lesquels l'appareil mâle est toujours conçu comme venant opérer, par une première nourriture vivifiante, une sorte d'éveil indispensable, dans le germe que contient l'appareil femelle. Or, l'analyse générale de ce phénomène élémentaire est, sans doute, aujourd'hui extrêmement imparfaite, puisqu'on ne sait pas même en quoi consiste la différence exacte et caractéristique entre les deux états de l'ovule, immédiatement avant et après l'acte de la fécondation. Notre ignorance est jusqu'ici tellement profonde à cet égard, que, dans les cas les mieux caractérisés, nous ne pouvons nullement concevoir la nécessité des plus évidentes conditions du phénomène, dont l'expérience seule nous dévoile empiriquement l'indispensable concours. C'est ainsi, par exemple, que, en considérant, d'une part, quelle minime quantité de fluide séminal peut suffire à la fécondation, et, d'une autre part, combien la disposition anatomique rend difficile son introduction jusqu'au germe, on serait presque nécessairement entraîné à prononcer, à priori, que leur conflit ne constitue point une condition essentielle du phénomène, si l'observation la plus vulgaire ne venait point aussitôt rectifier, d'une manière hautement irrécusable, cette fausse indication de notre vaine science. Une étude où l'on doit aussi peu s'écarter de la stricte observation immédiate, où les plus simples prévisions sont aussi radicalement incertaines et même erronées, est certainement encore dans un état de véritable enfance, malgré l'imposante apparence de la masse des travaux déjà accumulés à cet égard.

Il en est essentiellement de même pour la doctrine générale du développement organique, suite inséparable de la théorie de la génération. On doit, en outre, reconnaître, sans se laisser éblouir par de récens et incontestables progrès, que cette étude est encore plus imparfaitement conçue aujourd'hui que celle de la reproduction, puisque la méthode comparative y a été appliquée d'une manière bien moins complète; la question fondamentale n'y a jamais été posée sous une forme commune à tous les organismes, y compris nécessairement l'organisme végétal. Une grave aberration philosophique me semble même dominer aujourd'hui la plupart des recherches qui se poursuivent à ce sujet. Quoique, de l'aveu unanime des biologistes, la vie végétative soit la base indispensable de toute vie animale, c'est sur les appareils et les fonctions relatives à cette dernière que les essais embryologiques sont maintenant surtout dirigés, au point de représenter le système le plus éminemment animal, le système nerveux, comme apparaissant le premier dans le développement des organismes supérieurs. Cette manière de voir, qui paraît aussi contraire qu'il soit possible de l'imaginer à l'établissement ultérieur de toute conception vraiment générale sur la théorie fondamentale du développement, se trouve d'ailleurs en opposition directe avec une des lois les plus constantes que présente la philosophie biologique, l'harmonie universelle et nécessaire entre les principales phases de l'évolution individuelle et les degrés successifs les mieux caractérisés de la grande hiérarchie organique; puisque, sous ce dernier aspect, le tissu nerveux ne se manifeste que comme la plus extrême et la plus spéciale transformation du tissu primordial. L'analyse préliminaire du développement organique est donc encore bien loin d'avoir été conçue dans un esprit suffisamment rationnel, toujours dominé par la haute intention philosophique de tendre à concilier, autant que possible, les divers aspects essentiels de la science des corps vivans.

Pour être vraiment complète, cette analyse doit évidemment être suivie de l'étude inverse, et néanmoins corélative, à laquelle donne lieu le décroissement fatal de l'organisme, à partir de sa pleine maturité, dans sa marche graduelle vers la mort. Cette théorie générale de la mort est certainement très peu avancée, puisque les recherches physiologiques les mieux instituées à ce sujet n'ont presque jamais porté que sur les morts violentes ou accidentelles, considérées même exclusivement dans les organismes les plus élevés, et affectant surtout les fonctions et les appareils de nature essentiellement animale, comme l'indiquent les beaux travaux de Bichat. Quant à la dégradation nécessaire de l'existence organique fondamentale, nous sommes aujourd'hui bornés à un premier aperçu philosophique, qui la représente comme une suite inévitable de la vie elle-même, par la prédominance croissante du mouvement d'exhalation sur le mouvement d'absorption, d'où résulte graduellement une consolidation exagérée de l'organisme primitivement presque fluide, ce qui, à défaut d'influences plus rapides, tend à produire un état de dessiccation incompatible avec tout phénomène vital. Mais, quelque précieuse que soit une telle vue sommaire, elle ne peut servir qu'à bien caractériser la vraie nature de la question, en indiquant la direction générale des recherches qu'elle exige. Les considérations importantes relatives à la vie animale ne sauraient être rationnellement introduites dans un tel sujet, que lorsque cette doctrine préliminaire aura d'abord été convenablement établie, comme à l'égard de tous les autres points de vue précédemment examinés.

Telles sont les principales réflexions philosophiques que doit naturellement inspirer l'exacte appréciation de l'état actuel de la physiologie organique ou végétative, envisagé dans son ensemble. Cet examen, quoique sans doute extrêmement sommaire, peut conduire à constater, d'une manière irrécusable, que, comme nous l'avions aisément prévu dès l'origine, c'est à l'éducation radicalement vicieuse de presque tous les physiologistes, et à l'irrationnelle institution de leurs travaux habituels, qu'il faut surtout attribuer l'excessive imperfection d'une étude aussi fondamentale, qui, malgré sa haute difficulté caractéristique et sa positivité toute récente, est certainement bien plus arriérée aujourd'hui que ne l'exigent la nature plus compliquée de ses phénomènes et son développement moins ancien. La circulation du sang, premier fait général qui ait donné l'éveil à la physiologie positive, et les lois de la chute des corps, première acquisition de la saine physique, sont des découvertes presque absolument contemporaines; et, néanmoins, quelle immense inégalité entre les progrès des deux sciences à partir de cette commune évolution! Une telle différence ne saurait uniquement tenir à la complication supérieure des phénomènes physiologiques, et a dû beaucoup dépendre aussi de l'esprit scientifique qui a dirigé leur étude générale, au niveau de laquelle la plupart de ceux qui la cultivent n'ont pas su convenablement s'élever.

Par leur nature évidemment physico-chimique, les phénomènes fondamentaux de la vie végétative exigent directement, soit dans leur analyse, soit dans leur explication, l'intime combinaison permanente des principales notions de la philosophie inorganique avec les considérations physiologiques immédiates préparées par une profonde habitude des lois préliminaires relatives à la structure et à la classification des corps vivans. Or, chacune de ces conditions inséparables n'est aujourd'hui suffisamment remplie que par un ordre particulier de savans positifs. De là sont résultées, d'un côté, la prétendue chimie organique, étude radicalement bâtarde, qui n'est qu'une grossière ébauche de la physiologie végétative, machinalement entreprise par des esprits qui ne comprenaient, en aucune manière, le vrai sujet de leurs travaux; d'un autre côté, les doctrines vagues, incohérentes, et quasi-métaphysiques, dont cette physiologie a été essentiellement composée par des intelligences mal préparées et presque entièrement dépourvues des notions préliminaires les plus indispensables. La stérile anarchie qui est la suite nécessaire d'une aussi vicieuse organisation du travail scientifique, suffirait seule à témoigner irrécusablement de l'utilité réelle et directe du point de vue général, et néanmoins positif, qui caractérise ce Traité.




QUARANTE-QUATRIÈME LEÇON.




Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie animale proprement dite.

Quoique, par une invincible nécessité générale, la vie organique constitue évidemment le fondement indispensable et continu de la vie animale, il est néanmoins très digne de remarque que l'étude de ce dernier genre de fonctions soit réellement à la fois mieux conçue et plus avancée que celle qui, suivant l'ordre rationnel, devait certainement lui servir de préliminaire inévitable. Non-seulement les notions élémentaires de propriétés physiologiques sont ici, comme nous l'a fait voir la leçon précédente, beaucoup plus nettes et mieux circonscrites: mais, en outre, la méthode comparative, principal caractère logique de toute spéculation vraiment scientifique sur les corps vivans, y est appliquée d'une manière bien moins incomplète en même temps que plus judicieuse; ou, pour mieux dire, c'est seulement dans l'exploration de ces phénomènes qu'elle a été jusqu'ici régulièrement introduite. Aussi, ce que la physiologie organique présente aujourd'hui de moins imparfait se réduit essentiellement à l'étude des phénomènes supplémentaires qui, en réalité, sont empruntés à la vie animale, comme le mécanisme de la circulation proprement dite, celui de la respiration, etc., en sorte que les conditions accessoires y ont été beaucoup mieux examinées que les principales.

Cette sorte d'anomalie philosophique est cependant très facile à expliquer en considérant que les cas les plus tranchés devaient nécessairement comporter plus aisément une exploration vraiment positive. L'étude des phénomènes purement animaux devait tendre, par sa nature, à constituer, avec une spontanéité plus prononcée, une science nettement distincte, en s'affranchissant plutôt des aberrations physico-chimiques, qui ont tant entravé le progrès réel de la saine physiologie, et qui toutefois ne pouvaient jamais entièrement voiler des différences fondamentales aussi saillantes que celles de l'animalité à la simple existence inorganique. En même temps que la comparaison biologique devenait ici plus facile par la similitude beaucoup plus évidente des divers organismes, elle était aussi plus habituellement applicable par la multiplicité beaucoup moindre des cas essentiellement comparables. Nous avons précédemment reconnu que, dans l'étude de la vie organique, la méthode comparative devait nécessairement, sous peine de stérilité radicale, être étendue jusqu'à son extrême limite, caractérisée par l'organisme végétal, le seul où les fonctions fondamentales fussent nettement dégagées de toute influence accessoire. Or, on conçoit aisément que l'esprit humain n'ait pu s'élever que très lentement et avec beaucoup d'efforts à cet état permanent d'abstraction et de généralité physiologiques, où, en parlant de l'homme, seul et inévitable type primordial de la hiérarchie biologique, il embrasse graduellement, sous un commun aspect, l'ensemble des divers modes de vitalité, y compris même l'économie végétale, sans tomber néanmoins, par une synthèse exagérée, dans ces vagues et abusives considérations qui, rapprochant indistinctement tous les êtres naturels, détruisent directement toute base réelle de comparaisons positives. Un point de vue aussi difficile et aussi nouveau n'a pu être convenablement établi que de nos jours, et uniquement jusqu'ici, chez les esprits même les plus avancés, à l'égard des plus simples aspects généraux de la biologie, c'est-à-dire dans la seule étude statique de l'organisme, ainsi que je l'ai expliqué. On ne saurait donc être étonné que la comparaison physiologique se soit d'abord développée surtout à l'égard des fonctions animales proprement dites, qui devaient naturellement en faire sentir, d'une manière beaucoup plus spontanée, à la fois l'importance et la possibilité, quoique l'étude rationnelle de la vie organique exige réellement et en même temps permette une plus large et plus indispensable application de la méthode comparative. Ce mode effectif de formation doit sembler d'autant plus inévitable pour la physiologie, qu'il a été essentiellement le même pour l'anatomie et pour la taxonomie, malgré leur moindre complication.

Toutefois, en considérant, avec plus de précision, cette évidente supériorité actuelle, qui n'est paradoxale qu'en apparence, de la physiologie animale sur la physiologie organique, il importe maintenant de bien distinguer, à cet égard, entre les deux aspects élémentaires de toute étude positive, la simple analyse préliminaire des phénomènes, et leur véritable explication définitive. C'est uniquement, en effet, sous le premier point de vue que la vie animale a été réellement mieux explorée jusqu'ici que la vie végétative, par suite de la facilité beaucoup plus grande que devait naturellement offrir l'examen direct de phénomènes dont l'observateur portait spontanément en lui-même le type le plus parfait. Mais, au contraire, il n'en a pas été et ne pouvait en être nullement ainsi sous le second aspect fondamental. Il deviendrait effectivement impossible de comprendre comment l'explication des phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués pourrait aujourd'hui être mieux conçue et plus avancée que celle des phénomènes plus simples et plus généraux qui leur servent de base indispensable: un tel état de la science serait en opposition directe avec les lois les moins contestables de l'esprit humain. Telle n'est point aussi sa vraie situation présente, comme il n'est que trop aisé de le constater.

Quelque imparfaite que soit évidemment jusqu'ici, d'après la leçon précédente, la théorie générale des phénomènes organiques fondamentaux, on doit néanmoins reconnaître qu'elle est aujourd'hui conçue dans un esprit beaucoup plus scientifique (ou, si l'on veut, moins arriéré) que celui qui préside habituellement aux principales explications de la physiologie animale. Car, les phénomènes végétatifs, considérés d'une manière rigoureusement isolée et strictement universelle, ne constituent, en réalité, par leur nature, qu'un ordre spécial et déterminé d'actes continus de composition et de décomposition: ils sont dont radicalement assimilables, sous leurs aspects les plus essentiels, aux simples phénomènes inorganiques. Bien loin qu'il soit irrationnel de les en rapprocher, comme on s'efforce de le faire aujourd'hui, c'est au contraire une telle subordination qui caractérise surtout leur explication réelle, conformément à l'esprit fondamental de toute philosophie positive, qui prescrit de lier, autant que possible, les phénomènes les plus particuliers aux plus généraux, ainsi que j'ai eu tant d'occasions de l'établir dans cet ouvrage. Sous ce rapport, l'école physico-chimique de Boerrhaave n'a réellement péché que par exagération, faute de données suffisantes et de réflexions assez approfondies. C'est par là que doit s'introduire spontanément, ainsi que je l'ai expliqué dans les leçons précédentes et surtout dans la dernière, le lien fondamental entre la philosophie inorganique et la philosophie biologique, qui peut faire désormais concevoir l'ensemble de la philosophie naturelle comme formant, en réalité, un système homogène et continu, abstraction faite des vains rapprochemens métaphysiques enfantés chaque jour par des imaginations anti-scientifiques.

Mais, par une suite nécessaire des mêmes principes philosophiques, un tout autre esprit doit essentiellement dominer les théories vraiment rationnelles relatives à la vie animale proprement dite, c'est-à-dire aux phénomènes élémentaires d'irritabilité et de sensibilité. Ici, en effet, il n'y a plus aucune base possible d'analogie pour permettre d'instituer quelques comparaisons réelles avec les phénomènes inorganiques, qui ne peuvent jamais nous présenter rien de semblable. On ne saurait méconnaître un tel axiome à l'égard de la sensibilité. Tout au plus pourrait-on, quant à l'irritabilité, en ne considérant que le simple fait de la contraction envisagée en elle-même, espérer de découvrir quelques phénomènes vraiment analogues dans le monde inorganique, en examinant sous cet aspect avec plus d'attention certains mouvemens suscités par la chaleur et surtout par l'électricité. Mais, quelque intérêt réel que puissent jamais offrir de semblables rapprochemens, ils deviendraient certainement illusoires, et par cela même, directement nuisibles à la science, si l'on prétendait en induire aucune explication quelconque de l'irritabilité. Car, ce n'est point l'effet contractile, isolément considéré, qui caractérise, en réalité, la fibre irritable; c'est essentiellement la production d'un tel effet à la suite d'une indispensable innervation, surtout quand cette stimulation devient volontaire. En n'écartant ainsi, de la notion fondamentale du phénomène, aucun de ses élémens nécessaires, on reconnaît aisément que l'irritabilité est aussi radicalement étrangère au monde inorganique que la sensibilité elle-même, dont elle est d'ailleurs rigoureusement inséparable.

Cette double propriété vitale doit donc être conçue comme strictement primordiale chez les êtres, ou plutôt dans les tissus, qui en sont susceptibles, et, par suite, comme absolument inexplicable, au même degré, et par les mêmes motifs philosophiques, que la pesanteur, la chaleur, etc., ou toute autre propriété physique fondamentale, c'est-à-dire, en vertu d'une impossibilité aussi prononcée de la rattacher rationnellement à aucune autre catégorie quelconque de phénomènes élémentaires. Elle ne présente, sous ce rapport, de différence logique vraiment essentielle que sa spécialité nécessaire, comparée à la généralité plus ou moins évidente de ces propriétés physiques, ce qui ne saurait influer sur la possibilité d'explication, puisqu'une telle spécialité se trouve toujours en harmonie exacte avec celle non moins tranchée de la structure correspondante. C'est à ce titre fondamental que l'on doit justement regarder l'école physico-chimique comme ayant directement tendu à engager la science physiologique dans une voie d'aberration radicale, qui a profondément entravé ses véritables progrès, quoiqu'elle ait été et soit peut-être encore provisoirement utile par son antagonisme naturel avec la direction métaphysique, dont la prépondérance eût été, sans un tel obstacle, encore plus nuisible. Il est déplorable, en effet, que, faute d'une direction philosophique assez fortement arrêtée, tant de hautes intelligences modernes se soient long-temps consumées en efforts nécessairement illusoires, pour imaginer d'incompréhensibles explications de l'irritabilité et de la sensibilité, où des fluides fantastiques analogues à ceux de nos physiciens ont rempli naturellement un office indispensable. Aucun cas de ce genre ne m'a jamais semblé plus regrettable, que celui de l'illustre Lamarck, employant, avec l'admirable naïveté qui le caractérisait toujours, son beau génie zoologique à forger de vaines hypothèses physiques pour expliquer la sensibilité, sans jamais s'apercevoir que, à quelque degré de complication qu'il élevât graduellement ses suppositions gratuites, il parvenait tout au plus à représenter vaguement la transmission mécanique des impressions produites sur les extrémités nerveuses, mais nullement à rendre raison de l'acte de la perception, qui demeurait ainsi constamment intact, quoiqu'il constitue évidemment l'élément le plus essentiel de tout phénomène de sensibilité. Et cependant, presque tous les physiologistes qui n'appartiennent point à l'école métaphysique se livrent aujourd'hui, d'une manière plus ou moins prononcée, à ces vaines et stériles spéculations! Sans méconnaître l'évidente inefficacité des tentatives antérieures, on espère toujours que des efforts plus heureux, fondés sur quelque découverte imprévue, finiront par dévoiler un jour le mystère de la sensibilité et de l'irritabilité, quoique les physiciens, dans un ordre d'études infiniment plus simple, aient depuis long-temps renoncé à pénétrer jamais le mystère de la pesanteur! Rien ne caractérise peut-être avec plus d'énergie l'état actuel d'enfance de la physiologie, que l'obligation incontestable où nous sommes placés de regarder aujourd'hui des esprits, dominés par une disposition aussi profondément irrationnelle, comme constituant néanmoins, par comparaison, les précurseurs les plus immédiats de la véritable école positive, en ce que leurs aberrations tendent du moins à exciter le développement des explorations directes, quoiqu'ils les fassent souvent dévier; tandis que les doctrines métaphysiques, qui, par le jeu commode et universel de leurs entités, fournissent aussitôt, à tous les phénomènes possibles, des explications encore bien plus creuses et plus stériles, tendent ainsi désormais à comprimer inévitablement tout élan progressif du génie observateur, qui jadis fut, au contraire, puissamment secondé par elles, lorsqu'il s'efforçait de se dégager des entraves de la philosophie théologique.

Malgré l'éminent service général que l'école physico-chimique rend encore ainsi indirectement au progrès de la science physiologique, en opposant un obstacle insurmontable à la prépondérance rétrograde de l'école métaphysique, on doit reconnaître, d'un autre côté, que ses vaines tentatives anti-scientifiques sur l'explication fondamentale des phénomènes élémentaires de la vie animale, conservent seules aujourd'hui quelque importance à cette dernière école, en lui constituant aussi un office essentiel, qui consiste à maintenir l'intégrité du caractère original de la physiologie comme science distincte, en empêchant son absorption destructive par la philosophie inorganique: en sorte que la principale utilité des deux écoles se réduit aujourd'hui à se contenir, ou plutôt à s'annuller, réciproquement, ainsi que je l'ai déjà signalé dans le chapitre précédent. Quoi qu'il en soit, il demeure certain, d'après les considérations ci-dessus indiquées, que la lutte entre ces deux tendances n'est plus aujourd'hui radicalement engagée que sur l'étude de la vie animale; l'école physico-chimique pouvant désormais être regardée comme étant en pleine et irrévocable possession du domaine de la physiologie purement organique, qui, par la nature de ses phénomènes, devait, en effet, lui appartenir nécessairement tôt ou tard, quand elle aurait rempli les conditions préliminaires indispensables. Mais, en ce qui concerne la vie animale, les prétentions de cette école sont certainement inadmissibles, par son étroite et irrationnelle obstination à y transporter indûment l'esprit général qui convient exclusivement à la physiologie végétative. Toutefois, une telle école étant de nature éminemment perfectible, et l'absence même de conceptions bien arrêtées devant faciliter encore davantage son indispensable transformation, il y a tout lieu d'espérer aujourd'hui que, du sein de sa génération actuelle, sortira prochainement une école vraiment positive, qui, proclamant une judicieuse séparation irrévocable entre la philosophie biologique et la philosophie inorganique, sans méconnaître leur véritable subordination fondamentale, et concevant l'étude de la première avec le système des divers moyens rationnels convenables à son caractère essentiel, ralliera sans doute spontanément tous les bons esprits qui, le plus souvent à leur insu, ne tiennent réellement encore à la physiologie métaphysique qu'afin d'empêcher l'absorption totale du domaine de la biologie par les physiciens et les chimistes proprement dits. Quant à présent, quelque fondé que doive sembler un pareil espoir, il reste néanmoins incontestable que, chez les biologistes les plus avancés, les théories de physiologie organique commencent déjà à être essentiellement conçues d'après le véritable esprit général qui doit finalement les caractériser, tandis qu'il n'en est nullement ainsi pour la physiologie animale, toujours ballottée entre deux tendances contradictoires, radicalement nuisibles l'une et l'autre, quoique très inégalement, à ses progrès réels, sans avoir pu parvenir jusqu'ici à la vraie situation normale qui lui est propre. C'est pourquoi, malgré l'irrécusable supériorité qui, d'après les motifs ci-dessus expliqués, distingue maintenant la physiologie animale relativement à l'analyse préliminaire de ses principaux phénomènes, elle doit être envisagée comme réellement moins rapprochée aujourd'hui que la physiologie organique de sa véritable constitution scientifique. Un tel jugement paraîtrait encore moins douteux, si, suivant la stricte rigueur logique, on ne séparait point de la vie animale l'ensemble des phénomènes intellectuels et moraux, qui en sont effectivement le complément nécessaire, et dont l'étude générale est bien plus imparfaitement conçue, ainsi que nous le reconnaîtrons directement dans la leçon prochaine.

Ces aperçus préliminaires tendent à caractériser le véritable esprit philosophique qui doit présider à la formation ultérieure de la théorie positive de l'animalité, essentiellement fondée sur la co-relation des deux notions élémentaires de l'irritabilité et de la sensibilité, profondément distinguées de toute propriété physique. Écartant à jamais toute vaine recherche sur les causes de ce double principe animal, cette théorie consistera uniquement à comparer entre eux tous les divers phénomènes généraux qui s'y rattachent, d'après leur exacte analyse préalable, afin de découvrir leurs lois effectives; c'est-à-dire, comme à l'égard des autres phénomènes naturels, leurs vraies relations constantes soit de succession, soit de similitude. A l'imitation de toute autre théorie positive, elle sera directement destinée à faire prévoir rationnellement le mode d'action d'un organisme animal donné, placé dans des circonstances déterminées, ou réciproquement quelle disposition animale peut être induite de tel acte accompli d'animalité, suivant la formule scientifique fondamentale que j'ai établie en commençant ce traité sommaire de philosophie biologique (voyez la quarantième leçon). Les fausses tentatives actuelles pour expliquer l'irritabilité et la sensibilité tendent certainement à nous éloigner d'un tel but final, bien loin de pouvoir nous en rapprocher, en faisant inévitablement négliger la recherche directe des lois réelles de l'animalité, quoique la prévision des phénomènes soit aujourd'hui unanimement regardée, en principe, comme constituant à la fois le principal caractère de toute doctrine vraiment scientifique, et la mesure la moins équivoque de son degré général de perfection.

Afin de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation, il convient de remarquer ici qu'une semblable constitution de la physiologie animale, tout en la séparant désormais profondément de la philosophie inorganique, lui conserve nécessairement avec elle de larges relations fondamentales, qui suffisent à maintenir la rigoureuse continuité du système toujours unique de la philosophie positive. Comme je l'ai déjà indiqué ci-dessus, c'est surtout par la physiologie végétative que s'établit ce contact général.

Il ne faut jamais perdre de vue, en effet, la double liaison intime de la vie animale avec la vie organique, qui lui fournit constamment une base préliminaire indispensable, et qui, en même temps, lui constitue un but général non moins nécessaire. On n'a plus besoin aujourd'hui d'insister sur le premier point, qui a été mis en pleine évidence par de saines analyses physiologiques: il est bien reconnu maintenant que, pour se mouvoir et pour sentir, l'animal doit d'abord vivre, dans la plus simple acception du terme, c'est-à-dire végéter; et qu'aucune suspension complète de cette vie végétative ne saurait, en aucun cas, être conçue sans entraîner, de toute nécessité, la cessation simultanée de la vie animale. Quant au second aspect, jusqu'ici beaucoup moins éclairci, chacun peut aisément reconnaître, soit pour les phénomènes d'irritabilité ou pour ceux de sensibilité, qu'ils sont essentiellement dirigés, à un degré quelconque de l'échelle animale, par les besoins généraux de la vie organique, dont ils perfectionnent le mode fondamental, soit en lui procurant de meilleurs matériaux, soit en prévenant ou écartant les influences défavorables: les fonctions intellectuelles et morales n'ont point elles-mêmes ordinairement d'autre office primitif. Sans une telle destination générale, l'irritabilité dégénérerait nécessairement en une agitation désordonnée, et la sensibilité en une vague contemplation; dès-lors, ou l'une et l'autre détruiraient bientôt l'organisme par une exercice immodéré, ou elles s'atrophieraient spontanément, faute de stimulation convenable. C'est seulement dans l'espèce humaine, et parvenue même à un haut degré de civilisation, ainsi que je l'ai déjà indiqué ailleurs, qu'il est possible de concevoir une sorte d'inversion de cet ordre fondamental, en se représentant, au contraire, la vie végétative comme essentiellement subordonnée à la vie animale, dont elle est seulement destinée à permettre le développement, ce qui constitue, ce me semble, la plus noble notion scientifique qu'on puisse se former de l'humanité proprement dite, distincte de l'animalité: encore une telle transformation ne devient-elle possible, sous peine de tomber dans un mysticisme très dangereux, qu'autant que, par une heureuse abstraction fondamentale, on transporte à l'espèce entière, ou du moins à la société, le but primitif qui, pour les animaux, est borné à l'individu, ou s'étend tout au plus momentanément à la famille, ainsi que je l'expliquerai directement dans le volume suivant 42. Une exception aussi spéciale et purement artificielle, d'ailleurs si facile à expliquer, ne saurait aucunement altérer l'universalité d'une considération que vérifie, d'une manière si prononcée, l'ensemble du règne animal, où la vie animale se montre toujours destinée à perfectionner la vie organique. C'est donc uniquement par une abstraction scientifique, dont la nécessité est, du reste, aujourd'hui hors de toute contestation, que nous pouvons provisoirement concevoir la première isolée de la seconde, qui en est, en réalité, strictement inséparable, sous le double aspect fondamental que je viens de signaler. Ainsi la théorie positive de l'animalité devant continuellement reposer sur celle de la vitalité générale, elle se trouve par là combinée, d'une manière intime et indissoluble, avec l'ensemble de la philosophie inorganique, qui fournit directement à la physiologie végétative, comme nous l'avons reconnu, ses bases rationnelles indispensables.

Note 42: (retour) Un philosophe de l'école métaphysico-théologique, qui fut d'ailleurs un penseur énergique, a, de nos jours, prétendu caractériser l'homme par cette formule retentissante: une intelligence servie par des organes. Si cette phrase a un sens positif, il rentre sans doute dans celui que je viens d'expliquer. Mais la définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie, surtout pour l'homme primitif, non perfectionné par un état social très développé, comme cet auteur le supposait principalement. A quelque degré que puisse parvenir la civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre d'hommes d'élite que l'intelligence pourra acquérir, dans l'ensemble de l'organisme, une prépondérance assez prononcée pour devenir réellement le but essentiel de toute existence humaine, au lieu d'être seulement employée, à titre de simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une plus parfaite satisfaction des principaux besoins organiques; ce qui, abstraction faite de toute vaine déclamation, caractérise certainement le cas le plus ordinaire.

Mais, en outre, indépendamment de cette relation universelle et nécessaire, il en existe évidemment de plus directes quoique secondaires, dans le développement même des phénomènes purement animaux, surtout en ce qui concerne l'irritabilité, dont les actes définitifs sont certainement subordonnés aux lois les plus générales de la physique inorganique. Nous avons, en effet, bien reconnu, en traitant de la philosophie mathématique, que les lois fondamentales de l'équilibre et du mouvement, par cela même qu'elles ont été établies en faisant toujours abstraction complète de l'origine effective des mouvements et des efforts, doivent nécessairement se vérifier à l'égard de tous les ordres quelconques de phénomènes, sans aucune exception qui puisse être propre aux phénomènes physiologiques. Ainsi, aussitôt que, par l'irritabilité primordiale de la fibre musculaire, la contraction réelle a été produite, tous les nombreux phénomènes de mécanique animale qui peuvent en résulter, soit pour la station, soit pour la locomotion, sont inévitablement sous la dépendance des lois générales de la mécanique, pourvu que, dans la judicieuse application de ces lois, on y ait toujours, bien entendu, convenablement égard, de même qu'en tout autre cas, aux conditions caractéristiques de l'appareil, que les physiologistes peuvent seuls suffisamment connaître. Tel est le mode spécial d'introduction directe et nécessaire de la philosophie inorganique dans l'étude précise du premier ordre des fonctions animales proprement dites. Il en est de même, quoique en sens inverse, envers les fonctions relatives à la sensibilité, où cette philosophie doit inévitablement intervenir en ce qui concerne la première des trois parties essentielles du phénomène fondamental, c'est-à-dire, l'impression primitive sur les extrémités sentantes, soigneusement distinguée de sa transmission par le filet nerveux, et de sa perception par l'organe cérébral. Cette impression s'opère toujours, en effet, par l'intermédiaire indispensable d'un véritable appareil physique correspondant, soit lumineux, soit acoustique, etc., sans lequel l'existence du monde extérieur ne pourrait être que vaguement sentie par l'organisme, et dont l'étude propre, suivant les lois physiques convenables, doit nécessairement constituer un élément capital de l'analyse positive du phénomène. Non-seulement les notions acquises dans les principales branches actuelles de la physique doivent ainsi être rationnellement appliquées à la physiologie animale: chacun peut aussi constater aisément aujourd'hui qu'une telle application exigerait souvent, dans ces diverses doctrines, des progrès qui ne sont pas encore accomplis, et même, à certains égards, la création de quelques doctrines nouvelles, comme la théorie des saveurs, et surtout celle des odeurs, où il y a, sans doute, plusieurs lois générales et purement inorganiques à établir sur leur mode fondamental de propagation, dont l'étude est entièrement négligée par nos physiciens, quoiqu'elle ait été jadis le sujet de diverses tentatives grossières. Tels sont, en aperçu, les différens points de vue généraux d'après lesquels il doit ici rester incontestable que la philosophie positive, tout en consacrant irrévocablement l'individualité nécessaire de la science biologique, la subordonne néanmoins, par d'indissolubles relations, à l'ensemble des études inorganiques. On peut ainsi vérifier clairement, à cet égard, que, comme je l'ai déjà indiqué dans la quarantième leçon, c'est surtout la chimie qui s'applique spontanément à la physiologie végétative, et principalement la physique à la physiologie animale, quoique les deux ordres de fonctions exigent, sans doute, l'emploi combiné des deux sections fondamentales de la philosophie inorganique. Il serait désormais inutile d'insister davantage ici sur ces relations scientifiques, dont le principe et le caractère sont maintenant assez nettement établis.

Abstraction faite dorénavant de toute vaine tentative d'explication de la double propriété fondamentale qui distingue la vie animale, il reste néanmoins certain que les notions élémentaires que l'on se forme habituellement aujourd'hui de l'irritabilité et de la sensibilité n'ont point encore acquis le véritable caractère scientifique qui doit finalement convenir à leur nature, surtout en ce que chacun de ces deux attributs de l'animalité n'est pas rattaché, d'une manière assez énergiquement arrêtée, à la considération exclusive d'un tissu correspondant. Cette indispensable condition, dont je dois signaler ici l'extrême importance philosophique, n'a été jusqu'à présent rigoureusement remplie, à ma connaissance, que dans le système physiologique de M. de Blainville.

La doctrine de Bichat, encore prépondérante aujourd'hui, est, à cet égard, radicalement vicieuse, puisqu'elle représente l'irritabilité, et la sensibilité elle-même, comme plus ou moins inhérentes à tous les tissus quelconques, sans aucune distinction d'organiques et animaux. Quelques éclectiques ont cru, il est vrai, pouvoir conserver essentiellement cette doctrine, en se bornant à la purger de sa notion la plus évidemment erronée, celle qui se rapporte à la prétendue sensibilité organique, c'est-à-dire, à la sensibilité sans conscience, dont la seule définition est directement contradictoire. Mais, en procédant ainsi, on n'a pas suffisamment compris que la théorie métaphysique de Bichat sur les forces vitales constitue, par sa nature, un tout indivisible, qui ne saurait être admis ou rejeté par fragmens, et dont un des élémens les plus indispensables consiste précisément dans cette même sensibilité organique, quelque absurde qu'en soit la notion. Car, suivant la pensée de Bichat, la sensibilité organique est le germe nécessaire de la vraie sensibilité animale, qui n'en différerait que par un plus haut degré d'exaltation. Il en est à peu près ainsi de même, sous le point de vue qui nous occupe, de la contractilité organique, surtout de celle que Bichat distingue par la qualification de sensible, comparée à la contractilité animale proprement dite. On ne saurait nier que Bichat conçoit tous les tissus comme étant nécessairement sensibles et irritables, avec de simples différences de degré: une telle théorie ne peut d'ailleurs comporter aucun amendement.

D'après les principes établis ci-dessus, il est aisé, ce me semble, de reconnaître que toute conception de ce genre s'oppose, de la manière la plus directe, à la constitution vraiment rationnelle de la science physiologique sur les bases positives qui lui sont propres; en sorte qu'un tel examen concerne l'un des points les plus fondamentaux de la philosophie biologique. Si, en effet, les deux propriétés caractéristiques de l'animalité pouvaient appartenir indistinctement à tous les tissus, et que, par conséquent, il n'existât point, à proprement parler, de tissus vraiment animaux, toute différence scientifique fondamentale entre la physiologie animale et la simple physiologie organique disparaîtrait nécessairement par cela seul. Dès-lors, attendu qu'il est impossible de méconnaître aujourd'hui que les phénomènes de la vie végétative sont, par leur nature, sous la dépendance directe et générale des lois universelles du monde inorganique, on ne saurait comprendre pourquoi il cesserait d'en être ainsi à l'égard de la vie animale, qui, dans une semblable hypothèse, n'offrirait plus, en réalité, qu'un développement supérieur des mêmes propriétés élémentaires. Les plus vicieuses prétentions de l'école physico-chimique, se trouveraient ainsi justifiées aussitôt, du moins en principe, sans qu'on pût contester logiquement avec elle autrement que sur l'application actuelle; puisque tous les effets physiologiques se réduiraient alors, par cette identité fondamentale des deux vies, à un ordre spécial d'actes chimiques et physiques, comme ils le sont certainement dans la simple vie organique. Il faut s'être bien familiarisé, par l'étude historique de l'esprit humain, avec le triste spectacle des inconséquences capitales auxquelles est assujettie notre faible intelligence, même chez les plus éminens génies, pour ne point s'étonner que Bichat, qui avait si profondément senti l'indispensable nécessité de maintenir à la physiologie un caractère scientifique pleinement original, ait néanmoins établi, avec une prédilection marquée, une théorie qui tendrait nécessairement à autoriser l'usurpation totale du domaine de la physiologie par le système des sciences inorganiques. Les biologistes n'auraient plus alors d'autre moyen de conserver leur indépendance intellectuelle, que de nier directement la nature physico-chimique des phénomènes mêmes de la vie végétative: or, une telle manière de voir, excusable sans doute au temps de Bichat, ne saurait être soutenue aujourd'hui par aucun esprit vraiment au niveau du progrès général de la science physiologique dans le siècle actuel. D'ailleurs, il est évident que si, par cette issue, on pouvait échapper aux envahissemens de l'école physico-chimique, ce ne serait que pour retomber, par une nécessité directe, sous la domination exclusive de l'école métaphysique, puisque l'on aurait ainsi rétabli, dans la physiologie végétative au moins, le pur régime des entités. Une telle théorie tend donc à perpétuer la déplorable situation oscillatoire de la science physiologique entre ces deux impulsions contrairement vicieuses, et ne saurait, par conséquent, convenir au véritable état normal: ce qui doit faire nettement ressortir la haute importance de cette discussion.

Ces considérations sommaires suffisent pour indiquer ici combien il est indispensable à la biologie rationnelle de concevoir toujours l'irritabilité et la sensibilité comme nécessairement inhérentes à deux tissus déterminés, modifications profondes et nettement tranchées du tissu cellulaire primordial, afin que la spécialité des notions anatomiques se trouve exactement en harmonie avec celle que l'on veut, à si juste titre, maintenir aux idées physiologiques; ou, en un mot, que les pensées élémentaires de tissu et de propriété ne cessent jamais de se correspondre parfaitement. Le caractère scientifique de la physiologie actuelle, qui en est à peu près restée, à cet égard, à la doctrine de Bichat, est donc encore, sous ce nouvel aspect fondamental, essentiellement défectueux, chez la plupart des biologistes.

On doit, toutefois, reconnaître que, pour Bichat, cette erreur capitale était presque inévitable, vu l'extrême imperfection, à cette époque, de l'analyse anatomique des tissus, dont Bichat lui-même, il ne faut jamais l'oublier, fut l'immortel créateur. Des observations mal faites ou mal discutées pouvaient permettre alors de croire à l'existence effective de la sensibilité dans des parties réellement dépourvues de nerfs; ce qui devait, aux yeux de Bichat, constituer autant de preuves de sa théorie, comme il l'a si fréquemment remarqué, surtout quant à la sensibilité qui, suivant lui, se développerait avec beaucoup d'énergie dans les ligamens à la suite de leur torsion, bien qu'elle dût rester inaperçue par tout autre mode de stimulation. Mais une meilleure exploration a depuis clairement démontré, envers presque tous les cas de ce genre, ou que les symptômes de sensibilité avaient été abusivement attribués à tel organe privé de nerfs au lieu d'être rapportés à la lésion simultanée de quelques nerfs voisins, ou que le tissu nerveux existait effectivement, quoique difficile à apercevoir. Si, en quelques rares occasions, une semblable rectification n'a pu encore être catégoriquement opérée, à cause de la difficulté supérieure des circonstances ou de l'insuffisance des observateurs, il serait certainement absurde, d'après les plus simples principes de la philosophie positive, de vouloir, par ce seul motif, repousser ou même ajourner l'usage d'une conception aussi évidemment indispensable à la physiologie rationnelle, et déjà fondée sur tant de cas irrécusables, bien plus nombreux et surtout plus décisifs que ceux qui continuent à paraître exceptionnels. Cette considération doit s'appliquer à la comparaison des divers organismes, comme à celle des différens tissus de l'organisme humain. Les prétendus animaux sans nerfs, sur lesquels l'école métaphysique a tant insisté, disparaissent graduellement à mesure que les progrès, intellectuels et matériels, de l'anatomie comparée disposent les observateurs à mieux généraliser la notion du système nerveux et à le reconnaître avec plus d'exactitude dans les organismes inférieurs: c'est ainsi, par exemple, qu'on l'a récemment découvert chez plusieurs animaux rayonnés. Il est donc temps d'ériger en axiome philosophique l'indispensable nécessité des nerfs pour un degré quelconque de sensibilité, sauf à traiter les exceptions apparentes comme autant d'anomalies à résoudre par les perfectionnements ultérieurs de l'analyse anatomique.

On doit faire subir une transformation analogue aux notions ordinaires relatives à l'irritabilité, qui sont encore essentiellement dominées par la théorie de Bichat. Ce grand physiologiste pouvait concevoir, par exemple, les contractions du coeur comme directement déterminées, indépendamment de toute action nerveuse, par la stimulation immédiate résultante de l'afflux du sang. Mais il est aujourd'hui bien reconnu, surtout depuis les importantes expériences de Legallois, que l'innervation est tout aussi indispensable à l'irritabilité de ce muscle qu'à celle d'aucun autre; et, en général, que la distinction fondamentale de Bichat, entre la contractilité organique et la contractilité animale, doit être entièrement abandonnée. Toute irritabilité est donc nécessairement animale, c'est-à-dire qu'elle exige une innervation correspondante, de quelque centre immédiat que procède d'ailleurs l'action nerveuse. Ce sujet attend néanmoins encore plusieurs éclaircissemens essentiels qui, s'ils ne sont point indispensables à la certitude logique d'un principe désormais hors de toute atteinte directe, doivent toutefois influer beaucoup sur son usage scientifique effectif. Je ne fais pas seulement allusion à la distinction proposée par divers physiologistes contemporains entre les nerfs sensitifs et les nerfs moteurs, quoiqu'une telle question soit bien loin d'être sans importance philosophique. Mais j'ai surtout en vue une considération plus directe et plus capitale, dont l'incertitude et l'obscurité actuelles présentent de bien plus graves inconvéniens, qu'on chercherait vainement à dissimuler. Il s'agit de la vraie distinction scientifique que la théorie positive de l'irritabilité doit finalement maintenir entre les mouvemens volontaires et les mouvemens involontaires.

La doctrine de Bichat avait au moins cet avantage évident qu'elle représentait, d'une manière directe et, en apparence, très satisfaisante, cette incontestable différence: on voit même que cette considération lui a fourni ses principaux argumens. Au contraire, en ne reconnaissant plus qu'une irritabilité unique, toujours uniformément liée à l'innervation, comme le prescrit certainement l'état présent de la science, on constitue une difficulté fondamentale très délicate, et dont la solution est néanmoins strictement indispensable, pour comprendre de quelle manière tous les mouvemens ne deviendraient point dès-lors indistinctement volontaires. La haute insuffisance des explications actuelles à cet égard ne saurait, sans doute, réagir logiquement contre le principe lui-même, puisqu'on peut toujours vaguement attribuer au mode d'innervation la différence musculaire dont il s'agit ici. Mais cet expédient provisoire ne saurait long-temps suffire aux besoins réels de la doctrine physiologique, à laquelle il importe beaucoup de déterminer avec précision les conditions spéciales d'innervation qui rendent volontaire ou involontaire tel mouvement effectif. Il faut, sans doute, que, dans cet ordre de considérations comme dans tout autre, des différences anatomiques vraiment appréciables soient exactement coordonnées à d'incontestables différences physiologiques, ce qui certainement est fort loin d'exister aujourd'hui. On ne saurait confondre un tel ordre de recherches avec la vaine enquête métaphysique des causes de la volonté, puisqu'il s'agit seulement ici de découvrir les conditions organiques qui doivent nécessairement exister pour rendre volontaires, par exemple, les mouvemens des muscles locomoteurs, tandis que ceux du muscle cardiaque sont si profondément involontaires. Un phénomène aussi caractérisé comporte sans doute une exacte analyse générale, quoiqu'elle doive être fort difficile. La science présente donc aujourd'hui, sous ce rapport, une incontestable lacune fondamentale, qui obscurcit beaucoup la théorie positive de l'irritabilité, dont le principe seul peut être maintenant regardé comme établi; puisque, dans la plupart des cas, le plus habile anatomiste n'oserait encore décider, autrement que par le fait même, si tel mouvement bien défini doit être volontaire ou involontaire, ce qui constate nettement l'absence de toute loi réelle à cet égard.

Au reste, quelques difficultés que présente, par sa nature, la question ainsi posée, on a droit d'espérer qu'elle comporte une solution vraiment satisfaisante, puisqu'on peut, ce me semble, apercevoir déjà la voie qui doit y conduire. Elle consiste, en effet, dans une judicieuse analyse des mouvemens en quelque sorte intermédiaires, c'est-à-dire, qui, primitivement involontaires, finissent par devenir volontaires, ou réciproquement. Ces cas, que l'organisme présente très fréquemment sous l'un et l'autre aspect, me paraissent éminemment propres à vérifier que la distinction incontestable des mouvemens en volontaires et involontaires ne tient nullement à une différence radicale de l'irritabilité musculaire, mais seulement au mode et peut-être même au degré de l'innervation, modifiée surtout par une longue habitude. On ne saurait, par exemple, concevoir autrement que les mouvemens excréteurs de l'urine, qui, dans le jeune âge, ou dans un grand nombre de maladies, sont si évidemment involontaires, puissent prendre, par la seule influence suffisamment habituelle d'une énergique résolution, le caractère volontaire qu'ils acquièrent ordinairement chez les animaux supérieurs. Pour que ce germe d'explication puisse réellement suffire ultérieurement à résoudre la difficulté proposée, il faudrait concevoir que les mouvemens les plus involontaires, qui, suivant la juste remarque de Bichat, sont toujours en effet les plus indispensables à la vie générale, eussent été susceptibles de suspension volontaire, sans excepter les mouvemens du coeur, si leur rigoureuse nécessité continue n'eût point empêché de contracter à leur égard des habitudes convenables. Quoiqu'il devienne ainsi très probable que la nature volontaire ou involontaire des divers mouvemens animaux, loin de provenir d'aucune différence directe dans l'irritabilité fondamentale, est seulement un résultat indirect et très composé du genre d'action exercé par l'ensemble du système nerveux sur le système musculaire, on comprend néanmoins combien ce sujet exige un nouvel examen approfondi, dont les considérations précédentes ne peuvent qu'indiquer la direction générale.

Tels sont les principaux aperçus philosophiques propres à mettre en pleine évidence l'extrême imperfection générale de l'étude actuelle de l'animalité, en ce qui concerne l'explication, même la plus élémentaire, des phénomènes essentiels. En nous bornant désormais à considérer la physiologie animale sous le seul aspect beaucoup plus simple d'une exacte analyse préliminaire de ses divers phénomènes généraux, il ne sera que trop aisé de reconnaître combien cette analyse, qui, au commencement de ce chapitre, devait nous paraître très satisfaisante, par comparaison à l'analyse si mal instituée de la vie organique, est réellement, au contraire, profondément éloignée aujourd'hui de ce qu'exigent les vrais besoins de la science pour permettre de s'élever plus tard à quelques lois positives.

Quant aux fonctions directement relatives à l'irritabilité, on peut dire, sans la moindre exagération, que le mécanisme d'aucun mouvement animal n'a été jusqu'ici analysé d'une manière vraiment satisfaisante, puisque tous les cas principaux sont encore le sujet de controverses fondamentales entre des physiologistes également recommandables. On conserve même habituellement entre ces divers mouvemens, une distinction vicieuse, qui doit s'opposer à toute saine appréciation mécanique, lorsqu'on les sépare en mouvemens généraux qui produisent le déplacement total de la masse animale, et mouvemens partiels qui servent surtout à la vie organique, soit pour l'introduction des divers alimens, ou l'expulsion des résidus, soit pour la circulation des fluides. Les premiers mouvemens sont, néanmoins, tout aussi réellement partiels, quoique leur objet soit différent; car, sous le point de vue mécanique, l'organisme n'en saurait spontanément comporter d'autres. D'après les lois fondamentales du mouvement, l'animal ne peut jamais, par aucune action intérieure, déplacer directement son centre de gravité, sans une certaine coopération étrangère; pas davantage qu'un chariot à vapeur qui fonctionnerait, sans aucun frottement, sur un plan tout-à-fait horizontal, et dont la stérile activité se réduirait dès-lors nécessairement à la simple rotation de ses roues. J'ai déjà indiqué cette remarque, dans le premier volume, comme conséquence de la loi dynamique générale du centre de gravité. Les mouvemens qui produisent la locomotion proprement dite ne sont donc pas d'une autre nature mécanique que ceux, par exemple, qui transportent le bol alimentaire le long du canal digestif; leur résultat n'est différent qu'en vertu de la diversité des appareils, caractérisés alors par des appendices extérieurs disposés de manière à déterminer, dans le système ambiant, une indispensable réaction, qui produit le déplacement de la masse animée. On pourrait aisément concevoir une constitution mécanique assez parfaite pour qu'un moteur unique, le coeur ou tout autre muscle, présidât à la fois, à l'aide d'appareils convenables, à tous les divers mouvemens organiques et animaux, comme notre industrie le produit si souvent dans les mécanismes bien organisés. Sans aller jusqu'à cette idéale simplification du système, on voit, en effet, chez certains mollusques, la locomotion proprement dite s'opérer au moyen des contractions du muscle cardiaque ou des muscles intestinaux, ce qui vérifie clairement la réalité de la considération précédente, et, par suite, la futilité des distinctions ordinairement admises à cet égard par les physiologistes actuels.

Les plus simples notions de la mécanique animale étant ainsi obscurcies et même viciées dès leur première origine, on ne saurait être surpris que les physiologistes disputent encore sur le vrai mécanisme de la circulation, et sur celui de la plupart des modes de locomotion extérieure, tels que le saut, le vol surtout, la natation, etc. D'après la manière dont ils procèdent, ils ne sont pas près de s'entendre, et les opinions les plus opposées trouveraient encore long-temps des moyens d'argumentation également plausibles. Ce qu'il y a de plus étrange, du moins en apparence, quoique la saine philosophie l'explique aisément, c'est la disposition presque universelle des physiologistes, sous ce rapport, à tirer, de leur ignorance même, autant de motifs d'admirer la profonde sagesse d'un mécanisme qu'ils déclarent préalablement ne pouvoir comprendre. Une telle tendance est un reste évident de l'influence théologique qui préside encore essentiellement à notre première éducation. Quoique l'étude positive de ce sujet soit, comme on voit, tout entière à refondre, une première vue mathématique de l'ensemble de la question montre clairement, ce me semble, que le caractère le plus prononcé du mécanisme général des mouvemens animaux consiste, au contraire, dans l'excessive complication des appareils ordinaires. Les géomètres et les physiciens, en les supposant placés au point de vue convenable et d'ailleurs suffisamment préparés, imagineraient sans doute aisément une constitution beaucoup meilleure, s'ils osaient aujourd'hui prendre pour sujet d'exercice intellectuel la conception directe d'un nouveau mécanisme animal, ce qui ne serait peut-être point sans une véritable utilité, ne fût-ce qu'afin de mieux caractériser l'esprit philosophique qui doit présider aux études effectives. Dans cet ordre de fonctions animales aussi bien que dans tout autre, et plus clairement qu'envers aucun autre, l'organisme ne saurait manquer de nous offrir un mode quelconque de production capable de déterminer les actes que nous voyons effectivement se produire; mais le mode réel est presque toujours très inférieur au type idéal que notre faible intelligence pourrait créer, même d'après nos connaissances actuelles, avec la liberté convenable. Au fond, cette réflexion revient à dire ici que le monde inorganique est, par sa nature, beaucoup mieux réglé que le monde organique; ce qui, je crois, ne saurait être sérieusement contesté aujourd'hui par aucun esprit judicieux.

Un examen attentif de l'ensemble des études entreprises jusqu'ici sur la mécanique animale, fera, ce me semble, reconnaître, sans la moindre incertitude, que la principale cause de leur extrême imperfection résulte de l'éducation insuffisante et même vicieuse de la plupart des physiologistes, qui demeurent ordinairement beaucoup trop étrangers aux connaissances préalables qu'exigerait naturellement un tel sujet sur les diverses parties de la philosophie inorganique, sans en excepter le système, vraiment fondamental, des sciences mathématiques. Le simple bon sens indique néanmoins, avec une irrésistible évidence, que la mécanique animale, comme la mécanique céleste, la mécanique industrielle, ou toute autre quelconque, est d'abord de la mécanique, et doit être, par conséquent, à ce titre, nécessairement subordonnée aux lois générales que la mécanique rationnelle impose à tous les mouvemens possibles, abstraction faite de la nature des moteurs, et en ayant seulement égard à la structure des appareils. Sans doute, l'extrême complication des appareils animaux, même indépendamment de l'impossibilité manifeste de soumettre les moteurs primitifs à aucune théorie mathématique, ne saurait jamais réellement comporter, à cet égard, la moindre application numérique, déjà si souvent illusoire envers des appareils beaucoup plus simples mus par des forces inorganiques. Mais la considération générale de ces lois n'y est pas moins strictement indispensable, sous peine de ne pouvoir se former que d'inintelligibles notions fondamentales du mécanisme de la locomotion, et même de la station, comme on le voit aujourd'hui où, dans la plupart des cas, la science serait impuissante à décider quel mouvement va résulter de l'action d'un appareil donné, d'après la seule analyse anatomique du système, indépendamment de toute expérience directe, réduite ainsi, contre sa destination fondamentale, à ne pouvoir prédire que des événemens accomplis. Aussi des physiologistes moins irrationnels à cet égard ont-ils déjà reconnu imparfaitement cette nécessité logique, en déclinant toutefois la difficulté, et se bornant à renvoyer un tel travail aux géomètres et aux physiciens. Ceux-ci, de leur côté, quand ils ont accepté une tâche qui devait leur rester étrangère, y ont porté involontairement, outre leur ignorance naturelle et fort excusable de la constitution anatomique du système, des habitudes de précision numérique profondément incompatibles avec l'esprit du sujet, et sont ainsi parvenus le plus souvent à des résultats dont l'absurdité évidente suffit, aux yeux de juges irréfléchis, pour discréditer d'avance toute application mieux conçue de la mécanique générale à la mécanique animale. Rien n'autorisait cependant une conclusion aussi vicieuse: il fallait seulement reconnaître que cette indispensable application doit être essentiellement opérée par les physiologistes eux-mêmes, qui peuvent seuls en bien comprendre la nature et l'objet. Il en est ici à peu près comme pour l'usage de l'analyse mathématique dans les principales branches de la physique, ordinairement si mal conçu aujourd'hui par les géomètres, parce qu'il doit être dirigé par les physiciens, suivant les remarques indiquées au second volume de cet ouvrage. L'application de tout instrument logique devant évidemment appartenir, non à ceux qui l'ont construit, mais à ceux qui s'occupent du sujet propre auquel il est destiné, les physiologistes vraiment positifs ne sauraient aucunement éluder désormais l'obligation rigoureuse de se rendre aptes, par une plus forte éducation préalable, à introduire convenablement, dans l'étude rationnelle de la mécanique animale, les indispensables notions fondamentales empruntées à l'ensemble de la philosophie inorganique, et d'abord à la philosophie mathématique. Cette obligation générale se formulera ensuite en prescriptions plus précises, à mesure que les divers mouvemens spéciaux viendront à l'exiger. Ainsi, par exemple, l'étude, aujourd'hui si imparfaite, de la phonation, suppose nécessairement que l'analyse des mouvemens de l'appareil vocal soit particulièrement dirigée d'après les indications fondamentales qui résultent des connaissances acquises par les physiciens sur la théorie du son. Il serait impossible sans cela de parvenir jamais à comprendre la production générale de la voix, et, à plus forte raison, les modifications si prononcées et si importantes qu'elle présente chez les divers animaux susceptibles d'une véritable phonation. Quoique la parole proprement dite soit principalement, sans doute, un résultat de la supériorité intellectuelle particulière à notre espèce, comme le montre l'exemple des idiots et de divers animaux chez lesquels il n'existe point de vrai langage malgré que la phonation y soit pleinement suffisante, il faut bien cependant que la structure de notre appareil vocal offre certains caractères spécifiques en harmonie avec cette admirable faculté. Or, la judicieuse application des lois générales de l'acoustique est certainement indispensable pour conduire à découvrir ultérieurement en quoi consistent ces particularités nécessaires. Il serait aisé de faire une semblable vérification spéciale envers tous les autres cas essentiels de la mécanique animale. Sans doute, en plusieurs occasions, et notamment dans celle que je viens de signaler, il arrivera que la branche correspondante de la philosophie inorganique ne sera point elle-même assez avancée pour fournir à la physiologie toutes les indications préliminaires qui lui seraient indispensables. Mais les physiologistes auront au moins tenté tous les progrès que comporte, à chaque époque, l'état général de la philosophie naturelle, et ils auront d'ailleurs nettement signalé aux divers physiciens spéciaux autant de sujets déterminés d'importantes recherches, ce qui serait déjà, en soi-même, d'un haut intérêt direct. On doit espérer que la considération spéciale et fréquente de telles relations positives entre les sciences fondamentales les plus indépendantes en apparence, ouvrira enfin les yeux des savans actuels sur les inconvéniens réels et immédiats que présente, en général, le système irrationnel de morcellement anarchique qui préside aujourd'hui à l'étude de la philosophie naturelle. Les physiologistes doivent nécessairement comprendre à cet égard, avant tous les autres, les vrais besoins de l'esprit humain, en vertu de la subordination fondamentale et directe, à la fois générale et spéciale, qui rattache, d'une manière si prononcée et si variée, leur science à toutes les précédentes, comme nous venons d'en acquérir une nouvelle preuve irrécusable.

L'étude préliminaire du second ordre principal des fonctions animales, ou l'analyse rationnelle des divers phénomènes essentiels de la sensibilité, ne présente pas certainement aujourd'hui un caractère scientifique plus satisfaisant que celui de la mécanique animale, même abstraction faite de ce qui concerne la sensibilité intérieure proprement dite, c'est-à-dire les fonctions intellectuelles et morales, que nous avons déjà reconnues devoir être, dans la leçon suivante, le sujet d'un examen nécessairement séparé. Cette seconde analyse sera jugée, en réalité, encore moins avancée que la première, si l'on ne se laisse point éblouir par l'imposant spectacle des notions anatomiques très avancées que nous possédons déjà sur les organes correspondants, et qu'on s'attache exclusivement, comme nous le devons évidemment ici, aux connaissances purement physiologiques.

En considérant la partie la moins imparfaite de cette étude, relative aux simples sensations extérieures, il est clair que le premier des trois élémens indispensables dont se compose toujours le phénomène de la sensation, c'est-à-dire, l'impression directe de l'agent externe sur les extrémités nerveuses à l'aide d'un appareil physique plus ou moins spécial, donne lieu à des remarques philosophiques essentiellement analogues à celles qui viennent d'être indiquées à l'égard des mouvemens. Sous ce rapport, en effet, la théorie des sensations est nécessairement subordonnée aux lois physiques correspondantes, comme cela est surtout manifeste pour les théories de la vision et de l'audition, comparées à l'optique et à l'acoustique, en ce qui concerne le vrai mode général d'action propre à l'appareil oculaire ou auditif. Or, l'intime combinaison rationnelle qu'une telle étude exigerait entre les considérations physiques et les considérations physiologiques existe, sans doute, encore moins aujourd'hui qu'à l'égard de la mécanique animale. Ces importantes théories ont été plus formellement livrées par les physiologistes aux seuls physiciens, évidemment incompétens pour un tel sujet, comme je l'ai déjà indiqué dans le second volume: il serait superflu d'insister davantage ici sur une organisation aussi hautement vicieuse de travail scientifique, ce cas étant, sous ce point de vue, tout-à-fait analogue au précédent. Il n'y a entre eux aucune autre différence philosophique essentielle que la déplorable influence exercée encore, dans cette partie de la physiologie animale, par les métaphysiciens, auxquels, jusqu'à ces derniers temps pour ainsi dire, la théorie des sensations avait été essentiellement abandonnée: c'est seulement depuis la mémorable impulsion donnée par Gall, que les physiologistes ont commencé à s'emparer définitivement de cette importante partie de leur domaine. Ainsi, la théorie positive des sensations est moins bien conçue, et plus récemment instituée, que celle même des mouvemens; en sorte qu'il serait étrange qu'elle ne fût pas encore moins avancée, si l'on à d'ailleurs égard à sa difficulté supérieure, et à la moindre perfection des parties de la philosophie inorganique dont elle dépend. Les plus simples modifications du phénomène fondamental de la vision ou de l'audition ne peuvent point jusqu'ici être rapportées avec certitude à des conditions organiques déterminées; comme, par exemple, l'ajustement de l'oeil pour voir distinctement à des distances très variées, faculté que les physiologistes ont laissé successivement attribuer par les physiciens à diverses circonstances de structure, toujours illusoires ou insuffisantes, en se réservant seulement une critique très facile, au lieu de se saisir d'une recherche qui leur appartient exclusivement. On peut même dire que les limites directes de la fonction sont presque toujours très vaguement définies, c'est-à-dire qu'on n'a point nettement circonscrit le genre de notions, extérieures immédiatement fourni par chaque sens, abstraction faite de toute réflexion intellectuelle proprement dite 43. À plus forte raison n'est-il pas étonnant que la plupart des lois positives de la vision ou de l'audition, et même de l'odoration ou de la gustation, soient encore essentiellement ignorées.

Note 43: (retour) Les attributions immédiates de chaque sens sont, sans doute, éminemment spéciales. Mais il en est tout autrement de la plupart des notions extérieures que l'intelligence déduit, d'une manière plus ou moins indirecte, des divers ordres de sensations, susceptibles, à cet égard, de se suppléer mutuellement, comme nous le montrent clairement le cas des sourds, celui des aveugles, etc. On oublie trop souvent cette importante considération, surtout envers les animaux, que l'on suppose très gratuitement privés de telle classe d'idées, par cela seul que l'appareil sensitif auquel nous en devons ordinairement l'origine n'est pas chez eux suffisamment développe, sans examiner si quelque autre sens n'a pas pu le remplacer. C'est ainsi, par exemple, que l'odorat a été conçu, en général, comme un sens fort peu intellectuel, à cause de son imperfection dans notre espèce, où il est, en effet, la source de bien peu d'idées, quoique, dans un grand nombre d'espèces animales, il doive en faire naître beaucoup et de très importantes. Il est donc évident que ce sujet exige une entière révision élémentaire, qui doit commencer par fixer, avec une précision scientifique, les limites générales et nécessaires de d'action intellectuelle directement propre à chaque sens, et pour laquelle aucun autre ne saurait le suppléer, en séparant soigneusement cette action fondamentale de toutes les notions consécutives que la réflexion peut en déduire.

Le seul point général de doctrine, ou plutôt de méthode, que l'on puisse aujourd'hui regarder comme arrêté d'une manière vraiment scientifique, c'est l'ordre fondamental, nullement indifférent, suivant lequel les diverses espèces de sensations doivent être étudiées, et cette notion a été réellement fournie par l'anatomie comparée bien plus que par la physiologie. Elle consiste à classer les sens suivant leur spécialité croissante, en commençant par le sens universel du contact, et considérant ensuite graduellement les quatre sens spéciaux, le goût, l'odorat, la vue et enfin l'ouïe. Cet ordre est rationnellement déterminé par l'analyse de la série animale, puisque les sens doivent être réputés plus spéciaux et plus élevés à mesure qu'ils disparaissent à des degrés moins inférieurs de l'échelle zoologique. Il est remarquable que cette gradation coïncide exactement avec le rang d'importance de la sensation, sinon pour l'intelligence, du moins pour la sociabilité. Malheureusement elle mesure d'une manière encore plus évidente l'imperfection croissante de la théorie. On doit aussi noter, quoique plus secondaire, la distinction lumineuse introduite par Gall, entre l'état passif et l'état actif de chaque sens spécial. Une considération analogue, mais plus fondamentale, consisterait, ce me semble, à distinguer les divers sens eux-mêmes en actifs et passifs, selon que leur action est, par sa nature, essentiellement volontaire ou involontaire. Cette distinction me paraît très marquée entre la vision et l'audition, celle-ci s'effectuant toujours, même malgré nous et à notre insu, tandis que l'autre exige, à un degré quelconque, notre libre participation. L'influence plus vague, mais plus profonde, qu'exerce sur nous la musique comparée à la peinture, me semble provenir, en grande partie, d'une telle diversité. Il existe une différence analogue, mais moins prononcée, entre le goût et l'odorat.

Depuis Cabanis, et surtout depuis Gall, tous les physiologistes ont plus ou moins senti la nécessité de compléter l'analyse des sensations proprement dites par l'étude d'une seconde classe fondamentale de sensations, encore plus indispensables que les premières au perfectionnement de la vie organique, et qui, sans procurer aucun notion directe sur le monde extérieur, modifient néanmoins profondément, par leur action intense et presque continue, la marche générale des opérations intellectuelles, qui, chez la plupart des animaux, doit leur être essentiellement subordonnée. Ce sont les sensations intérieures qui se rapportent à la satisfaction des divers besoins essentiels soit de nutrition, soit de reproduction, et auxquelles il faut joindre, dans l'état pathologique, les différentes douleurs produites par une altération quelconque. Un tel ordre constitue la transition naturelle entre l'étude des sensations et celles des fonctions affectives ou intellectuelles, exclusivement relatives à la sensibilité intérieure. Mais cette partie de la grande théorie des sensations est encore moins avancée et plus obscure que la précédente. La seule notion positive qui soit aujourd'hui incontestable à cet égard, consiste dans l'indispensable nécessité du système nerveux, commune aux deux genres de sensibilité. Je dois cependant signaler ici une heureuse remarque de M. de Blainville sur le siége de l'impression: outre l'affection directe de l'organe principal de la satisfaction du besoin considéré, il y a toujours une affection sympathique à l'orifice du canal qui doit introduire l'agent destiné à cette satisfaction, soit qu'il s'agisse de l'incrétion d'alimens solides, liquides, ou gazeux: il en est de même, en sens inverse, pour les divers besoins d'excrétion, toujours ressentis sympathiquement à l'extrémité du canal excréteur. Mais on ignore d'ailleurs si, comme dans le cas des sensations purement externes, les nerfs par lesquels s'opère la transmission de cette impression primitive présentent quelques caractères déterminés et spéciaux, et surtout à quels ganglions cérébraux il faut en rapporter la perception.

Il est donc incontestable que la théorie positive des sensations, considérée successivement dans chacune de ses deux parties générales, est encore moins ébauchée et constituée d'une manière moins scientifique que celle même des mouvemens. On voit aussi que l'imperfection de la doctrine tient surtout à celle de la méthode habituelle, par suite de l'insuffisante préparation des esprits qui ont abordé jusqu'ici cette étude difficile, depuis qu'elle a été irrévocablement soustraite à la stérile domination des métaphysiciens. Toutefois, cette heureuse émancipation n'en a pas moins écarté, de nos jours, l'obstacle fondamental qui arrêtait le plus les progrès réels de cette belle partie de la physiologie animale, dont la nature si clairement caractérisée ne saurait manquer de faire prochainement ressortir, chez tous les bons esprits, les conditions préliminaires indispensables à sa culture rationnelle. Quelques travaux déjà ébauchés indiquent, avec évidence, dans la génération scientifique actuelle, une tendance progressive à organiser désormais les recherches d'après le véritable esprit d'une telle étude. Ce caractère philosophique est surtout prononcé, comme on pouvait aisément le prévoir, à l'égard des sens les plus simples et les moins spéciaux, et particulièrement pour la gustation. Je dois signaler, à ce sujet, les judicieuses expériences commencées avec une ingénieuse sagacité par MM. Pinel-Grandchamp et Foville sur l'exacte détermination du siége distinct des diverses saveurs principales dans des parties correspondantes de l'organe du goût; car un tel exemple est très propre à faire ici nettement comprendre en quoi doit surtout consister le perfectionnement positif de l'étude préliminaire des sensations, qui se réduit en effet principalement à développer, avec une précision toujours croissante, l'harmonie fondamentale entre l'analyse anatomique et l'analyse physiologique.

Après l'étude rationnelle de chacun des deux ordres généraux de fonctions animales, il nous reste maintenant à considérer, sous le même aspect, comme un indispensable complément de la théorie élémentaire de l'animalité, les notions essentielles relatives au mode d'action, qui sont communes aux phénomènes de l'irritabilité et à ceux de la sensibilité proprement dite. Quoique, par leur nature, ces notions appartiennent aussi aux phénomènes intellectuels et moraux, nous devons nécessairement les examiner ici, pour y avoir suffisamment caractérisé les différens points de vue principaux que comporte l'étude positive de la vie animale, réduite même à sa moindre intensité, sauf à en reproduire, s'il y a lieu, dans la leçon suivante, l'indication formelle, à l'égard de la vie affective et intellectuelle.

Ces considérations fondamentales sur le mode d'action commun à l'irritabilité et à la sensibilité, doivent être distinguées en deux classes, suivant qu'elles se rapportent à chaque fonction de mouvement ou de sensation envisagée en elle-même, ou à l'association, plus ou moins étendue et plus ou moins nécessaire, de ces diverses fonctions. Enfin, les premières peuvent avoir pour objet ou le mode ou le degré du phénomène animal. Tel est l'ordre d'après lequel nous devons ici signaler sommairement les parties correspondantes de la science physiologique, en examinant d'abord la théorie de l'intermittence d'action, et, par suite, celle de l'habitude, qui en est la conséquence nécessaire.

Bichat doit être, ce me semble, regardé comme le principal fondateur de cette importante partie complémentaire de la physiologie, en ce qu'il a, le premier, fait convenablement ressortir le caractère d'intermittence propre à toute faculté animale, opposé à l'indispensable continuité des phénomènes purement végétatifs, ainsi que le prouve l'admirable chapitre qu'il a consacré à ce beau sujet dans le Traité de la Vie et de la Mort. Le double mouvement fondamental, de composition après absorption, et d'exhalation du produit de la décomposition, qui constitue la vie générale, ne peut, en effet, être un seul instant suspendu, sans déterminer aussitôt la tendance directe à la désorganisation. Mais, au contraire, tout acte d'irritabilité ou de sensibilité est, par sa nature, nécessairement intermittent, puisque aucune contraction ni aucune sensation ne saurait être conçue comme indéfiniment prolongée; en sorte que la continuité impliquerait tout aussi bien contradiction dans la vie animale, que la discontinuité dans la vie organique. Cette théorie de l'intermittence, dont Bichat est le vrai créateur, est aujourd'hui essentiellement perfectionnée, surtout dans le système biologique de M. de Blainville, par suite des progrès généraux de l'anatomie physiologique dans le siècle actuel. En effet, d'après la manière vicieuse dont il concevait l'irritabilité et la sensibilité, suivant les explications ci-dessus indiquées, Bichat faisait de vains efforts pour écarter l'objection fondamentale tirée de phénomènes qu'il rapportait à la vie organique, et qui néanmoins sont évidemment tout aussi intermittens que les phénomènes d'animalité les moins équivoques. Cela est incontestable à l'égard des muscles intestinaux, par exemple, et même à l'égard du coeur, dont chaque fibre irritable présente, certainement, en un temps donné, une somme d'instans de repos au moins égale à celle des instans d'activité, si l'on a convenablement égard à la comparaison entre la systole et la diastole; toute la différence réelle se réduisant alors à la plus grande multiplicité des intervalles. Une objection analogue et également invincible aurait pu être faite quant à la sensibilité; puisque, suivant la doctrine de Bichat, la sensibilité animale proprement dite et la prétendue sensibilité organique ne différant essentiellement que par le degré normal, il devenait dès-lors impossible de concilier l'intermittence de la première avec la continuité de la seconde. La difficulté se trouve spontanément résolue, dans les deux cas généraux, de la manière la plus satisfaisante, par la théorie positive de l'irritabilité et de la sensibilité, dont ce n'est pas sans doute l'un des moindres avantages; car cette théorie attachant, de toute nécessité, chacune de ces deux propriétés animales à un tissu correspondant bien caractérisé, l'intermittence devient un attribut commun et exclusif des organes principalement composés de ces deux tissus, quelle que soit d'ailleurs leur destination immédiate pour l'ensemble de l'économie. C'est ainsi que tous les divers aspects généraux de la saine physiologie nous offrent toujours une solidarité mutuelle, symptôme philosophique ordinaire de la vérité scientifique.

La théorie de l'intermittence, surtout conçue avec cette pleine rationnalité, s'applique immédiatement à une classe très étendue et très importante de phénomènes animaux, c'est-à-dire à ceux que présentent les divers degrés de sommeil, comme Bichat l'a si heureusement expliqué. Car l'état de sommeil consiste ainsi dans la suspension simultanée, pendant un certain temps, des principaux actes d'irritabilité et de sensibilité: il est aussi complet que puisse le permettre l'organisme des animaux supérieurs, quand il n'offre d'exception que pour les mouvemens et les sensations directement indispensables à la vie organique, et dont l'activité, d'ailleurs, est alors notablement diminuée; le phénomène comporte, du reste, des degrés très variés, depuis la simple somnolence jusqu'à la torpeur presque complète des animaux hibernans. Mais cette théorie du sommeil, si bien instituée par Bichat, n'est réellement encore qu'ébauchée, et présente aujourd'hui plusieurs difficultés fondamentales, quand on considère les principales modifications d'un tel état, dont les conditions organiques essentielles sont même très imparfaitement connues, sauf la stagnation du sang veineux dans l'encéphale, qui paraît constituer, en général, un indispensable préliminaire de tout engourdissement étendu et durable. Quoiqu'il soit aisé de concevoir, en principe, que l'activité prolongée des fonctions animales pendant l'état de veille doive déterminer, en vertu de la loi d'intermittence, une suspension proportionnelle, on conçoit néanmoins difficilement comment cette suspension peut être totale, lorsque cette activité n'a été que partielle; comme l'expérience le montre si clairement, par exemple, pour le profond sommeil, à la fois intellectuel et musculaire, provoqué par la seule fatigue des muscles, chez des hommes qui ont très peu excité, pendant la veille, le développement des divers phénomènes de la sensibilité, soit interne, soit même externe. L'étude du sommeil incomplet est moins avancée encore, surtout quand une partie seulement des organes intellectuels et affectifs ou de l'appareil locomoteur est engourdie, ce qui produit les songes et les divers genres de somnambulisme. Et, cependant, un tel état a nécessairement des lois générales qui lui sont propres, tout aussi bien que l'état parfait de veille. Diverses expériences trop négligées autorisent peut-être à penser que, chez les animaux, où la vie cérébrale est beaucoup moins variée, la nature des songes devient, jusqu'à un certain point, susceptible d'être dirigée au gré de l'observateur, à l'aide d'impressions extérieures convenablement produites, pendant le sommeil, sur les sens dont l'action est involontaire, et notamment sur l'odorat. Chez l'homme même, il n'y a pas de médecin sensé qui, en plusieurs cas, ne prenne en sérieuse considération le caractère habituel des songes, afin de perfectionner le diagnostic des maladies où le système nerveux est surtout intéressé: ce qui suppose que cet état est assujéti à des lois déterminées, quoique inconnues. Mais, quelque imparfaite que soit réellement aujourd'hui, à ces divers égards essentiels, la théorie générale du sommeil, elle n'en demeure pas moins constituée déjà, depuis l'heureuse inspiration de Bichat, sur les bases positives qui lui sont propres, puisque le phénomène, à ne l'envisager que dans son ensemble, est ainsi expliqué, suivant la juste acception scientifique de ce terme, par son assimilation fondamentale aux divers phénomènes de repos partiel que présentent tous les actes élémentaires de la vie animale proprement dite. Dans le perfectionnement ultérieur de la théorie de l'intermittence, on devra, ce me semble, ne pas négliger l'important aperçu général d'après lequel Gall a proposé de la rattacher à la symétrie qui caractérise tous les organes de la vie animale, en regardant chacune des deux parties de l'appareil symétrique comme alternativement active et passive, en sorte que leur fonction ne soit jamais simultanée, aussi bien pour les sens extérieurs que pour les organes intellectuels; ce qui, toutefois, mérite un nouvel examen approfondi.

On passe naturellement de la théorie de l'intermittence à celle de l'habitude, qui en est une sorte d'appendice nécessaire, dont l'institution est aussi due essentiellement à Bichat. Un phénomène continu serait, en effet, susceptible de persistance, en vertu de la loi d'inertie; mais des phénomènes intermittens peuvent seuls donner lieu à des habitudes proprement dites, c'est-à-dire tendre à se reproduire spontanément par l'influence d'une répétition préalable, suffisamment prolongée à des intervalles convenables. L'importance de cette propriété animale n'a plus besoin désormais d'être expressément signalée, puisqu'il est unanimement reconnu aujourd'hui, chez tous les bons esprits, qu'on doit y voir une des principales bases de la perfectibilité graduelle des animaux, et surtout de l'homme. C'est ainsi que les phénomènes vitaux peuvent, en quelque sorte, participer à l'admirable régularité de ceux du monde inorganique, en devenant, comme eux, essentiellement périodiques, malgré leur complication supérieure. De là résulte, en outre, comme je l'ai précédemment indiqué, la transformation fondamentale, facultative à un certain degré d'intensité de l'habitude, et inévitable au-delà, des actes volontaires en tendances involontaires. Mais cette étude est réellement aussi peu avancée que celle de l'intermittence, soit relativement même à la simple analyse fondamentale de l'habitude, envisagée successivement quant à chacune des conditions indispensables, soit surtout en ce qui concerne ses lois principales, l'aptitude plus ou moins grande des divers organes animaux sous ce rapport, etc. En un mot, on a jusqu'ici beaucoup plus examiné l'influence des habitudes une fois contractées que leur mode primitif d'établissement, à l'égard duquel il n'existe presque aucune doctrine vraiment scientifique; ce devrait être cependant le principal sujet d'étude en biologie abstraite, le reste se rapportant bien plutôt à l'histoire naturelle proprement dite. Peut-être même y aurait-il lieu à revenir, jusqu'à un certain point, sur la notion philosophique fondamentale, qui me semble faire, d'une telle propriété, un attribut trop exclusif de l'organisme animal, lequel, dans toute hypothèse, en demeurerait néanmoins plus éminemment susceptible, en vertu de sa beaucoup plus grande souplesse. En effet, il n'y a pas jusqu'aux appareils purement inorganiques, comme j'ai déjà eu occasion de l'indiquer au volume précédent, à l'égard des phénomènes du son, qui ne comportent spontanément une plus facile reproduction des mêmes actes, d'après une réitération convenablement prolongée et suffisamment régulière; ce qui est bien le caractère essentiel de l'habitude animale, surtout quand on se borne à l'envisager dans les fonctions qui dépendent de l'irritabilité. D'après cet aperçu, que je livre à la méditation des biologistes, et qui, s'il est admis, constituerait le point de vue le plus général à ce sujet, la loi de l'habitude pourrait être, en principe, scientifiquement rattachée à la loi universelle de l'inertie, telle que l'entendent les géomètres dans la théorie positive du mouvement et de l'équilibre.

En considérant maintenant les phénomènes communs à l'irritabilité et à la sensibilité sous le second aspect fondamental ci-dessus indiqué, c'est-à-dire, quant à leur degré d'activité, les physiologistes ont à examiner les deux termes extrêmes d'une action exagérée et d'une action insuffisante, après lesquels vient se placer l'état normal intermédiaire, d'une action convenablement modérée. Un tel ordre est déterminé par cette évidente prescription de la logique positive, qui, dans un sujet quelconque, interdit tout espoir d'entreprendre avec succès l'étude rationnelle des cas intermédiaires, tant que les cas extrêmes qui les comprennent n'ont pas été d'abord bien examinés.

Le besoin d'exercer les facultés est certainement le plus général et le plus important de tous ceux qui appartiennent à la vie animale proprement dite. On peut même dire strictement qu'il les comprend tous, si l'on écarte rigoureusement ce qui n'est relatif qu'à la vie organique, soit pour la nutrition ou pour la reproduction: la seule existence d'un organe animal suffit à faire naître aussitôt une telle sollicitation. Nous verrons, dans le volume suivant, que cette considération constitue directement l'une des bases principales que la physique sociale doive emprunter à la physiologie individuelle. Malheureusement, cette étude positive est jusqu'ici très imparfaite, envers la plupart des fonctions animales et relativement à chacun des trois degrés généraux d'activité qu'il faut y distinguer. C'est à elle que se rapporte surtout l'analyse exacte des phénomènes si variés du plaisir et de la douleur, soit au physique ou au moral. Le cas du défaut a été encore moins bien étudié que celui de l'excès; et, cependant, son examen scientifique n'a pas, sans doute, une moindre importance, à cause de la théorie de l'ennui, dont la considération est si capitale, en physique sociale, non-seulement pour un état de civilisation très perfectionné, mais même aux époques les plus grossières, où l'ennui constitue certainement, suivant la remarque très judicieuse, quoiqu'en apparence paradoxale, de l'ingénieux Georges Leroy, l'un des premiers mobiles de l'évolution sociale, comme je l'expliquerai plus tard. Quant au degré intermédiaire, qui caractérise la santé, le bien-être, et finalement le bonheur, il ne saurait être convenablement traité, tant que l'analyse des deux précédens demeurera aussi imparfaite. La physiologie actuelle ne présente, à cet égard, d'autre point de doctrine nettement établi que le principe général, déjà très lumineux en lui-même, qui prescrit de ne point envisager ce degré normal d'une manière absolue, mais en le subordonnant toujours à l'énergie intrinsèque des facultés correspondantes; comme la raison vulgaire l'avait d'avance suffisamment reconnu, quelque difficulté que les hommes éprouvent d'ailleurs à se conformer, dans la pratique sociale, à ce précepte évident, par la tendance irréfléchie de chacun à ériger sa propre individualité en type nécessaire de l'espèce entière.

Il ne nous reste plus qu'à signaler sommairement le troisième ordre de considérations fondamentales communes aux divers phénomènes élémentaires d'irritabilité et de sensibilité, c'est-à-dire, l'étude générale de l'association des fonctions animales.

Ce sujet capital doit d'abord être décomposé en deux parties essentielles, d'après une distinction très importante, primitivement introduite par Barthez, quoique avec un caractère trop vague, entre les sympathies proprement dites, sur lesquelles Bichat a suffisamment attiré l'attention des physiologistes, et ce que Barthez a très bien caractérisé sous le nom de synergies, dont la considération est aujourd'hui beaucoup trop négligée. La différence fondamentale entre ces deux sortes d'association vitale correspond essentiellement à celle de l'état normal à l'état pathologique; car, il y a synergie toutes les fois que deux organes concourent simultanément à l'accomplissement régulier d'une fonction quelconque, tandis que toute sympathie suppose, au contraire, une certaine perturbation, momentanée ou persistante, partielle ou plus ou moins générale, qu'il s'agit de faire cesser par l'intervention d'un organe non affecté primitivement. Ces deux modes d'association physiologique sont, aussi évidemment l'un que l'autre, exclusivement propres, par leur nature, à la vie animale, c'est-à-dire, aux phénomènes d'irritabilité et à ceux de sensibilité. S'ils paraissent, en certains cas, pouvoir également appartenir à la vie organique, une analyse plus approfondie montrera toujours que c'est uniquement à cause de l'influence fondamentale des actes animaux sur les actes organiques: l'économie végétale ne comporte certainement ni synergies, ni sympathies, puisqu'elle présente, à vrai dire, les phases consécutives d'une fonction nécessairement unique, au lieu du concours simultané, accidentel ou régulier, de fonctions vraiment distinctes. Malgré l'éminent service rendu par Bichat en introduisant irrévocablement, dans le système habituel des spéculations biologiques, l'étude générale des sympathies, jusqu'alors attribuée aux seuls médecins, il faut reconnaître, sous ce rapport, que sa vicieuse théorie des forces vitales a exercé une très fâcheuse influence sur les notions fondamentales de ces importans phénomènes. Néanmoins, on peut regarder cette étude comme étant déjà essentiellement instituée sur ses véritables bases rationnelles, puisque les physiologistes paraissent aujourd'hui s'accorder unanimement, en principe, à voir, dans le système nerveux, l'agent nécessaire de toute sympathie; ce qui doit constituer le premier fondement d'une théorie positive sur ce sujet, qui commence à sortir ainsi du vague effrayant où il était jusqu'alors enveloppé. Quant à la formation effective de cette théorie difficile, elle est évidemment à peine ébauchée, malgré les faits nombreux, mais incohérens, que la science possède à cet égard. L'étude des synergies, qui, par sa nature, est beaucoup plus simple et surtout bien mieux circonscrite, ne présente pas réellement encore un caractère scientifique plus satisfaisant, soit qu'il s'agisse de l'association mutuelle des divers mouvemens, ou de celle des différens modes de sensibilité, ou enfin de l'association plus générale et plus complexe entre les phénomènes de sensibilité et les phénomènes d'irritabilité. Et cependant, ce beau sujet, en lui attribuant toute son extension philosophique, conduit sans doute directement à la théorie la plus capitale que puisse finalement présenter la physiologie positive, celle de l'unité fondamentale de l'organisme animal, résultat nécessaire d'une exacte harmonie entre les diverses fonctions principales, du moins si l'on combine, d'une manière convenable, avec cette notion d'équilibre mutuel, celle, ci-dessus indiquée, du degré normal de chaque faculté élémentaire. C'est là qu'il faut exclusivement chercher la saine théorie du moi, si absurdement dénaturée aujourd'hui par les vaines rêveries des métaphysiciens; puisque le sentiment général du moi est certainement déterminé par un tel équilibre, dont les perturbations, au-delà des limites normales, l'altèrent si profondément dans un grand nombre de maladies.

Telles sont les principales considérations philosophiques que je devais ici présenter sommairement, pour caractériser, d'une manière conforme à l'esprit de ce traité, l'état général de la physiologie animale proprement dite, réduite à ses élémens les plus essentiels. Afin de compléter maintenant cet examen fondamental de la philosophie biologique, il nous reste enfin à envisager, dans la leçon suivante, la partie de la science physiologique, beaucoup plus imparfaite encore, mais offrant néanmoins déjà un incontestable commencement de positivité, qui concerne l'étude directe des fonctions affectives et intellectuelles; d'où résulte la transition nécessaire et immédiate de la physiologie individuelle à la physique sociale, comme la physiologie purement végétative constitue, d'après la leçon précédente, le lien général entre la philosophie inorganique et la philosophie organique: conformément au double principe d'unité de méthode et d'homogène continuité de doctrine, que je m'efforce d'établir dans cet ouvrage, et qui permettra désormais d'envisager, sous un point de vue vraiment systématique et à la fois pleinement positif, l'ensemble de la philosophie naturelle tout entière, depuis les plus simples notions mathématiques jusqu'aux plus hautes spéculations sociales.

Chargement de la publicité...