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Cours de philosophie positive. (3/6)

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QUARANTE-CINQUIÈME LEÇON.




Considérations générales sur l'étude positive des fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales.

Sans remonter, dans l'histoire générale de l'esprit humain, au-delà de la grande époque de Descartes, si hautement caractérisée par la première tentative directe pour la formation d'un système complet de philosophie positive, on doit remarquer que ce puissant rénovateur, quelle que fût son audacieuse énergie, n'avait pu lui-même s'élever assez au-dessus de son siècle pour concevoir sa méthode fondamentale dans son entière extension logique, en osant y assujétir aussi, du moins en principe, la partie de la physiologie qui se rapporte aux phénomènes intellectuels et moraux. En analysant le développement graduel de ses principales conceptions philosophiques, d'après la hiérarchie rationnelle que j'ai établie entre les diverses classes essentielles des phénomènes naturels, il est aisé de reconnaître, en effet, que telle fut, en général, la véritable barrière devant laquelle vint s'éteindre l'essor incomplet de sa réformation projetée. Après avoir, comme il le devait, institué d'abord une vaste hypothèse mécanique sur la théorie fondamentale des phénomènes les plus simples et les plus universels, il étendit successivement le même esprit philosophique aux différentes notions élémentaires relatives au monde inorganique, et y subordonna finalement aussi l'étude des principales fonctions physiques de l'organisme animal. Mais son impulsion réformatrice s'arrêta brusquement en arrivant aux fonctions affectives et intellectuelles, dont il constitua formellement l'étude spéciale en apanage exclusif de la philosophie métaphysico-théologique, à laquelle il s'efforça vainement de donner, sous ce rapport, une sorte de vie nouvelle, quoique, par une action plus efficace, parce qu'elle était progressive, il en eût déjà sapé, d'une manière irrévocable, les premiers fondemens scientifiques 44. Le grand ouvrage de Mallebranche, qui fut, sous ce rapport, le principal interprète de Descartes, peut nous donner aujourd'hui une exacte représentation de cette première constitution radicalement contradictoire de la philosophie moderne, continuant d'appliquer, aux parties les plus compliquées du système intellectuel, des méthodes dont elle proclame l'inanité nécessaire à l'égard des sujets les plus simples.

Note 44: (retour) Rien ne caractérise mieux peut-être la pénible situation fondamentale de l'esprit de Descartes, c'est-à-dire la lutte continue entre la tendance positive qui lui était si éminemment propre et les entraves théologico-métaphysiques imposées par son époque, que la conception paradoxale à laquelle il fut, selon moi, très naturellement conduit, sur l'intelligence et l'instinct des animaux. Voulant restreindre, autant qu'il le croyait possible, l'empire de l'ancienne philosophie, et ne pouvant concevoir cependant l'extension de sa méthode fondamentale à un tel ordre de phénomènes, il prit l'audacieux parti d'en nier systématiquement l'existence, par sa célèbre hypothèse de l'automatisme animal. Une fois arrivé à l'homme, l'évidente impossibilité d'y appliquer le même expédient philosophique, le força de capituler, en quelque sorte, avec la métaphysique et la théologie, en leur abandonnant, ou plutôt en leur maintenant, par une espèce de traité formel, cette dernière partie de leurs attributions primitives. On concevrait difficilement comment, à une telle époque, il eût été possible de procéder autrement. Quels qu'aient été les graves inconvéniens réels de cette singulière théorie automatique, il importe de noter que c'est précisément pour la réfuter que les physiologistes, et surtout les naturalistes du siècle dernier, furent graduellement conduits à détruire directement la vaine séparation fondamentale que Descartes avait ainsi tenté d'établir entre l'étude de l'homme et celle des animaux, ce qui a finalement amené, de nos jours, l'entière et irrévocable élimination de toute philosophie théologique on métaphysique chez les intelligences les plus avancées. Ainsi, cette étrange conception n'a été, comme on voit, nullement inutile, en réalité, au progrès général de l'esprit humain dans les derniers temps.

Il était indispensable ici de caractériser sommairement cette situation primitive, parce qu'elle est essentiellement restée la même pendant le cours des deux derniers siècles, malgré les immenses progrès des diverses études positives, qui ne faisaient qu'en préparer graduellement l'inévitable transformation générale. L'école de Boërrhaave, à laquelle, comme je l'ai expliqué, devait échoir, en physiologie, le développement spécial de la pensée de Descartes, respecta toujours, dans son entière plénitude, cette vaine séparation fondamentale, telle que Descartes l'avait établie. On peut ainsi concevoir sans peine comment l'étude des phénomènes intellectuels et moraux, systématiquement abandonnée, dès l'origine immédiate de la philosophie moderne, à la méthode métaphysique, a dû rester, jusqu'à notre siècle, tout-à-fait en dehors du grand mouvement scientifique, qui a toujours été essentiellement dominé, sous le point de vue philosophique, par la puissante impulsion primitive que Descartes avait imprimée à l'ensemble de l'esprit humain. Pendant tout cet intervalle, l'action croissante de l'esprit positif, d'après le développement graduel de la saine biologie, n'a été, sous ce rapport, que simplement critique; soit par des attaques directes sur l'évidente inefficacité des études métaphysiques, soit surtout par le contraste décisif que devait spontanément offrir l'unanime conciliation des naturalistes sur des points de doctrine réelle, chaque jour plus étendus et plus essentiels, opposée aux vaines contentions perpétuelles des divers métaphysiciens, argumentant encore, depuis Platon, sur les premiers élémens de leur prétendue science. Quelque indispensable qu'ait été cette réaction préliminaire, il importe de ne point méconnaître son vrai caractère, et de ne pas oublier que la critique s'exerça toujours sur les résultats seulement, sans jamais cesser d'admettre, en principe, la légitime suprématie de la philosophie métaphysique dans l'étude de l'homme intellectuel et moral, conformément au partage institué par Descartes: on peut le vérifier jusque chez Cabanis, malgré son émancipation plus avancée. C'est uniquement de nos jours que la science moderne, par l'organe de l'illustre Gall, osant enfin, pour la première fois, contester directement à cette philosophie sa compétence réelle dans ce dernier reste de son ancien domaine, s'est sentie assez préparée pour passer, à cet égard, comme elle l'avait déjà fait à tous les autres plus simples, de l'état critique à l'état organique, en s'efforçant, à son tour, de traiter à sa manière la théorie générale des plus hautes fonctions vitales.

Quelque imparfaite qu'ait dû être cette première tentative fondamentale du génie positif, dans un sujet aussi profondément difficile, il est aujourd'hui incontestable qu'elle a mis définitivement la physiologie en pleine possession de cet indispensable complément de ses attributions nécessaires. Soumise déjà, depuis un tiers de siècle, aux épreuves les plus décisives, cette doctrine nouvelle a manifesté, de la manière la moins équivoque, tous les symptômes réels qui peuvent garantir l'indestructible vitalité des conceptions scientifiques. Ni les vains efforts d'un despotisme énergique, secondés par la honteuse condescendance de quelques savans fort accrédités 45, ni les sarcasmes éphémères de l'esprit littéraire et métaphysique, ni même la frivole irrationnalité de la plupart des essais tentés par les imitateurs de Gall, n'ont pu empêcher, pendant les trente dernières années, l'accroissement rapide et continu, dans toutes les parties du monde savant, du nouveau système d'études de l'homme intellectuel et moral. À quels autres signes voudrait-on reconnaître le succès progressif d'une heureuse révolution philosophique?

Note 45: (retour) En sa qualité de législateur rétrograde, Bonaparte devait naturellement s'opposer, comme il le fit, au développement naissant d'une doctrine aussi profondément constituée en hostilité directe avec la philosophie théologique, dont il entreprenait la vaine restauration politique. Son caractère éminemment théâtral pouvait d'ailleurs lui inspirer spontanément une répugnance personnelle contre tout ce qui tend à perfectionner, au profit du public, l'art difficile de juger les hommes d'après des signes irrécusables.

La théorie positive des fonctions affectives et intellectuelles est donc irrévocablement conçue comme devant désormais consister dans l'étude, à la fois expérimentale et rationnelle, des divers phénomènes de sensibilité intérieure propres aux ganglions cérébraux dépourvus de tout appareil extérieur immédiat, ce qui ne constitue qu'un simple prolongement général de la physiologie animale proprement dite, ainsi étendue jusqu'à ses dernières attributions fondamentales. Suivant nos principes de hiérarchie scientifique, nous pouvons aisément concevoir pourquoi cette dernière partie essentielle de la science physiologique n'a dû nécessairement qu'après toutes les autres commencer à passer à l'état positif, puisqu'elle se rapporte évidemment aux phénomènes les plus compliqués et les plus spéciaux de l'économie animale, outre leur relation plus directe avec les considérations sociales, qui devait aussi entraver particulièrement leur étude. Elle ne pouvait être abordée, avec quelque espoir d'un succès vraiment capital, que lorsque les principales conceptions scientifiques relatives à la vie organique, et ensuite les notions les plus élémentaires de la vie animale, auraient d'abord été au moins ébauchées: en sorte que Gall ne pouvait venir qu'après Bichat; et l'on devrait bien plutôt s'étonner qu'il l'ait suivi d'aussi près, si la maturité d'une telle opération philosophique ne l'expliquait suffisamment. Les différences capitales d'un tel ordre de phénomènes physiologiques avec les précédens, leur importance plus directe et plus frappante, et surtout l'imperfection beaucoup plus grande de leur étude actuelle, me paraissent constituer un ensemble de motifs assez prononcé pour autoriser, du moins provisoirement, à ériger ce nouveau corps de doctrine en une troisième partie générale de la physiologie, jusqu'à ce qu'une étude mieux caractérisée de la physiologie organique, et une conception plus philosophique du système de la physiologie animale, permettent de placer enfin ce genre de recherches dans sa véritable position encyclopédique, c'est-à-dire, comme une simple subdivision de la physiologie animale. Mais, tout en le concevant ainsi distinctement, afin d'en faciliter aujourd'hui le développement 46, il ne faut jamais perdre de vue l'intime subordination fondamentale de cette troisième sorte de physiologie à la physiologie animale proprement dite, dont, par sa nature, elle diffère nécessairement beaucoup moins que celle-ci ne diffère de la simple physiologie organique ou végétative.

Note 46: (retour) Je ne crois pas devoir me refuser à employer ici le nom, déjà usité, de phrénologie, introduit dans la science par Spurzheim, quoique Gall s'en soit sagement abstenu, même après l'avoir vu admettre. Mais je ne m'en servirai jamais qu'à ces deux indispensables conditions, trop méconnues aujourd'hui du vulgaire des phrénologistes: 1º qu'on n'entendra point désigner ainsi une science faite, mais une science entièrement à faire, dont les principes philosophiques ont été jusqu'ici seuls convenablement établis par Gall; 2º qu'on ne prétendra point cultiver cette étude isolément du reste de la physiologie animale. Sans de telles précautions, scrupuleusement maintenues, l'étude positive de l'homme intellectuel et moral s'écarterait bientôt de l'esprit éminemment philosophique qui a présidé à sa première institution dans le génie de son illustre fondateur. C'est pourquoi je préférerai souvent la dénomination, moins rapide sans doute, mais, à mon gré, beaucoup plus rationnelle, de physiologie phrénologique, à laquelle je me suis ainsi trouvé spontanément conduit.

Dans l'état présent de l'esprit humain, il devient heureusement superflu de discuter ici, d'une manière spéciale, l'impuissance nécessaire de la méthode métaphysique pour l'étude réelle des phénomènes intellectuels et moraux, et l'indispensable obligation d'y transporter convenablement la méthode positive. Outre que cette critique préliminaire a été faite par Gall avec une force et une netteté vraiment admirables, il ne peut jamais s'établir, à proprement parler, de controverse directe entre deux méthodes radicalement opposées, puisque toute véritable discussion suppose indispensablement des principes communs. Une méthode ne fait en réalité que se substituer graduellement à une autre, sans aucune discussion formelle, par suite de leur libre concurrence effective, assez prononcée pour avoir permis à l'esprit humain de manifester une irrévocable préférence en faveur de celle qui aura finalement le mieux dirigé les recherches correspondantes. Cette transformation est aujourd'hui essentiellement opérée dans le sujet que nous considérons, chez tous les penseurs vraiment au niveau de leur siècle. Nous sommes donc dispensés de nous arrêter ici à aucun parallèle spécial entre la phrénologie et la psychologie. Ce grand procès philosophique est désormais irrévocablement jugé, et les métaphysiciens ont passé de l'état de domination au simple état de protestation, du moins dans le monde savant, qui n'aurait point à s'inquiéter de cette impuissante opposition, signe infaillible de leur décrépitude, si elle n'entravait beaucoup le développement actuel de la raison publique. L'analyse historique indiquée au commencement de ce chapitre suffirait seule d'ailleurs, auprès des bons esprits, à dissiper toute incertitude, s'il pouvait en exister encore, sur le caractère définitif du triomphe de l'école positive. Car, la répartition primitive du système intellectuel entre la méthode positive et la méthode métaphysique, telle que Descartes l'avait instituée, et qui sert aujourd'hui de base principale aux prétentions de nos psychologues, n'est certainement qu'une indispensable concession que ce grand rénovateur ne put, à son insu, s'abstenir de faire à l'esprit général de son siècle, et à l'irrésistible influence de sa propre éducation. Un tel antagonisme radical ne saurait, évidemment, constituer l'état normal de la raison humaine; comme l'a très bien senti, à sa manière, le plus profond, penseur de l'école métaphysico-théologique, l'illustre de Maistre, le seul philosophe rétrograde qui, de nos jours, ait osé placer l'ensemble de la question fondamentale sur son véritable terrain, en ne craignant point de nier directement toute suprématie réelle de la méthode positive dans les sujets même où elle domine le plus librement depuis long-temps, et qu'il voulait remettre sous l'antique prépondérance de la philosophie théologique, sans s'arrêter seulement à la métaphysique, dont il avait bien compris le caractère purement transitoire. C'est jusque là, en effet, que devraient reculer les psychologues, si leur nature équivoque ne leur ôtait point la faculté d'être pleinement conséquents dans le développement de leurs vaines prétentions. L'évidente absurdité d'une telle issue, montre clairement que le fameux partage opéré par Descartes n'a pu avoir d'autre efficacité essentielle que de procurer à la méthode positive la liberté nécessaire à sa formation graduelle, jusqu'à ce que sa constitution fût devenue assez complète pour lui permettre de s'emparer enfin du seul sujet qui lui eût d'abord été interdit, ce qui n'est devenu possible que dans notre siècle, comme je viens de l'expliquer. Mais depuis que la philosophie moderne a ainsi commencé à conquérir les études morales et intellectuelles, rien ne saurait certainement l'y faire renoncer, pas même l'abdication volontaire de ceux qui la cultivent; car, il serait sans doute hors de leur pouvoir de recommencer, en sens inverse, la série des principales transformations successivement accomplies dans l'esprit humain pendant le cours des deux derniers siècles. Ainsi, le triomphe, désormais irrévocable, de la méthode positive, doit aujourd'hui dispenser essentiellement de toute démonstration directe, si ce n'est à titre d'enseignement, de sa supériorité nécessaire sur la méthode métaphysique à l'égard d'un tel sujet. Toutefois, afin de mieux caractériser, par un lumineux contraste, le véritable esprit général de la physiologie phrénologique, il ne sera pas inutile ici d'analyser très sommairement les vices fondamentaux de la prétendue méthode psychologique, mais envisagée seulement en ce qu'elle a de commun aux principales écoles actuelles, c'est-à-dire à ce qu'on nomme l'école française, l'école allemande, et enfin, la moins consistante et aussi la moins absurde de toutes, l'école écossaise; en tant du moins qu'on peut concevoir aucune véritable école dans une philosophie qui, par sa nature, doit engendrer autant d'opinions inconciliables qu'elle rencontre d'adeptes doués de quelque imagination. On peut d'ailleurs s'en rapporter pleinement à ces diverses sectes pour la mutuelle réfutation de leurs différences les plus profondes.

Quant à leur vain principe fondamental de l'observation intérieure, considéré en lui-même, il serait certainement superflu de rien ajouter ici à ce que j'ai déjà suffisamment indiqué, au commencement de ce traité, pour faire directement ressortir la profonde absurdité que présente la seule supposition, si évidemment contradictoire, de l'homme se regardant penser. Dans un ouvrage qui exerça, il y a quelques années, une heureuse réaction contre la déplorable manie psychologique qu'un fameux sophiste avait momentanément réussi à inspirer à la jeunesse française, M. Broussais a d'ailleurs très judicieusement remarqué, à ce sujet, qu'une telle méthode, en la supposant possible, devait tendre à rétrécir extrêmement l'étude de l'intelligence, en la limitant, de toute nécessité, au seul cas de l'homme adulte et sain, sans aucun espoir d'éclairer jamais une doctrine aussi difficile par la comparaison des différens âges, ni par la considération des divers états pathologiques, unanimement reconnues néanmoins l'une et l'autre comme d'indispensables auxiliaires des plus simples recherches sur l'homme. Mais, en prolongeant la même réflexion, on doit être surtout frappé de l'interdiction absolue qui se trouve ainsi inévitablement jetée sur toute étude intellectuelle ou morale relative aux animaux, de la part desquels les psychologues n'attendent sans doute aucune observation intérieure. Ne semble-t-il pas étrange que des philosophes qui ont laborieusement amoindri, d'une manière aussi prononcée, cet immense sujet, se montrent si disposés à reprocher sans cesse à l'esprit de leurs adversaires le défaut d'étendue et d'élévation? Le cas des animaux a toujours constitué le principal écueil devant lequel toutes les théories psychologiques sont venues successivement témoigner, d'une manière irrécusable, leur impuissance radicale, depuis que les naturalistes ont forcé les métaphysiciens à renoncer enfin au singulier expédient imaginé par Descartes, et à reconnaître, plus ou moins explicitement, que les animaux, du moins dans la partie supérieure de l'échelle zoologique, manifestent, en réalité, la plupart de nos facultés affectives et même intellectuelles, avec de simples différences de degré; ce que personne aujourd'hui n'oserait plus nier, et ce qui suffirait, abstraction faite de toute autre considération, à démontrer pleinement l'absurdité nécessaire de ces vaines conceptions.

En revenant aux premières notions du bon sens philosophique, il est d'abord évident qu'aucune fonction ne saurait être étudiée que relativement à l'organe qui l'accomplit, ou quant aux phénomènes de son accomplissement; et, en second lieu, que les fonctions affectives, et surtout les fonctions intellectuelles, présentent, par leur nature, sous ce dernier rapport, ce caractère particulier, de ne pouvoir pas être directement observées pendant leur accomplissement même, mais seulement dans ses résultats plus ou moins prochains et plus ou moins durables. Il n'y a donc que deux manières distinctes de considérer réellement un tel ordre de fonctions: ou en déterminant, avec toute la précision possible, les diverses conditions organiques dont elles dépendent, ce qui constitue le principal objet de la physiologie phrénologique; ou en observant directement la suite effective des actes intellectuels et moraux, ce qui appartient plutôt à l'histoire naturelle proprement dite, telle que je l'ai caractérisée dans la quarantième leçon: ces deux faces inséparables d'un sujet unique étant d'ailleurs toujours conçues de façon à s'éclairer mutuellement. Ainsi envisagée, cette grande étude se trouve indissolublement liée, d'une part, à l'ensemble des parties antérieures de la philosophie naturelle, et plus spécialement aux doctrines biologiques fondamentales, d'une autre part, à l'ensemble de l'histoire réelle, tant des animaux que de l'homme et même de l'humanité. Mais, lorsque, au contraire, on écarte radicalement du sujet, par la prétendue méthode psychologique, et la considération de l'agent, et celle de l'acte, quel aliment pourrait-il rester à l'esprit, sinon une inintelligible logomachie, où des entités purement nominales se substituent sans cesse aux phénomènes réels, suivant le caractère fondamental de toute conception métaphysique? L'étude la plus difficile se trouve être ainsi directement constituée en état d'isolement profond, sans aucun point d'appui possible dans les sciences plus simples et plus parfaites, sur lesquelles on prétend, au contraire, la faire majestueusement régner. Malgré leurs extrêmes divergences, tous les psychologues s'accordent sous ce double rapport. Rien ne saurait, à mon gré, mieux caractériser, à cet égard, la spontanéité de leur tendance inévitable, que l'analyse judicieuse des travaux de Tracy, qui, de tous les métaphysiciens, fut néanmoins incontestablement le plus rapproché jusqu'ici de l'état positif, et qui d'ailleurs manifesta toujours une disposition éminemment progressive et une admirable candeur philosophique, trop rares l'une et l'autre aujourd'hui chez de tels esprits. Après avoir proclamé, en commençant son ouvrage, et probablement sous l'influence indirecte du milieu intellectuel où il vivait, que l'idéologie est une partie de la zoologie, sa nature métaphysique reprend bientôt le dessus, et le conduit à annuller immédiatement ce lumineux principe, qu'il n'aurait pu suivre, en se hâtant d'établir aussitôt, comme maxime fondamentale, que cette idéologie constitue une science primitive, indépendante de toutes les autres, et destinée même à les diriger, ce qui la fait nécessairement rentrer dans les voies ordinaires de l'aberration métaphysique; au point de recommander hautement l'enseignement de l'idéologie, dès la première adolescence, comme la base indispensable de toute éducation rationnelle: en sorte que, contre son intention, il rétrogradait ainsi réellement en-deçà de l'ancienne discipline scolastique, qui, dans la construction générale du cours officiel de philosophie, avait au moins placé, depuis long-temps, quelques études mathématiques et physiques avant les études métaphysiques proprement dites. Cependant la bonne foi et la clarté parfaites qui distinguent le traité de Tracy, rendront toujours son ouvrage très précieux sous le point de vue historique, et lui assurent même, par comparaison, une véritable utilité actuelle, en ce qu'il présente, plus à nu qu'aucun autre, soit pour la science ou pour l'art logique, l'évidente inanité nécessaire de la prétendue méthode psychologique ou idéologique. La métaphysique s'y trouve radicalement discréditée par un métaphysicien, qui a cru en être sorti, parce qu'il avait eu cette ferme intention, dont toute l'efficacité réelle a été essentiellement bornée à un simple changement de dénomination.

La psychologie ou idéologie, considérée maintenant, non plus quant à la méthode, désormais assez examinée, mais directement quant à la seule doctrine, nous présente d'abord une aberration fondamentale, essentiellement commune à toutes les sectes, par une fausse appréciation des rapports généraux entre les facultés affectives et les facultés intellectuelles. Quoique la prépondérance de ces dernières ait été conçue, sans doute, d'après des théories fort divergentes, tous les différens métaphysiciens se sont néanmoins accordés à la proclamer comme leur point de départ principal. L'esprit est devenu le sujet à peu près exclusif de leurs spéculations, et les diverses facultés affectives y ont été presque entièrement négligées, et toujours subordonnées d'ailleurs à l'intelligence. Or, une telle conception représente précisément l'inverse de la réalité, non-seulement pour les animaux, mais aussi pour l'homme. Car l'expérience journalière montre, au contraire, de la manière la moins équivoque, que les affections, les penchans, les passions 47, constituent les principaux mobiles de la vie humaine; et que, loin de résulter de l'intelligence, leur impulsion spontanée et indépendante est indispensable au premier éveil et au développement continu des diverses facultés intellectuelles, en leur assignant un but permanent, sans lequel, outre le vague nécessaire de leur direction générale, elles resteraient essentiellement engourdies chez la plupart des hommes. Il n'est même que trop certain que les penchans les moins nobles, les plus animaux, sont habituellement les plus énergiques, et, par suite, les plus influens. L'ensemble de la nature humaine est donc très infidèlement retracé par ces vains systèmes, qui, lorsqu'ils ont eu quelque égard aux facultés affectives, les ont vaguement rattachées à un principe unique, la sympathie, et surtout l'égoïsme, toujours supposé dirigé par l'intelligence. C'est ainsi que l'homme a été représenté, contre l'évidence, comme un être essentiellement raisonneur, exécutant continuellement, à son insu, une multitude de calculs imperceptibles, sans presque aucune spontanéité d'action, même dès la plus tendre enfance. Un motif très respectable a beaucoup contribué, sans doute, au maintien de cette fausse notion, d'après la considération incontestable que c'est surtout par l'intelligence que l'homme peut être modifié et perfectionné. Mais la science exige, avant tout, la réalité des conceptions, abstraction faite de leur convenance: et c'est toujours même cette réalité, qui devient la base nécessaire de leur utilité effective. Toutefois, sans méconnaître l'influence secondaire d'une telle intention, on peut aisément constater que deux causes purement philosophiques, indépendantes d'aucune vue d'application, et directement inhérentes à la nature de la méthode, ont essentiellement conduit les divers métaphysiciens à cette hypothétique suprématie de l'intelligence. La première consiste dans la vaine démarcation fondamentale que les métaphysiciens ont été, comme nous l'avons vu, forcés d'établir entre les animaux et l'homme, et qui n'eût pu certainement subsister en reconnaissant la prépondérance réelle des facultés affectives sur les facultés intellectuelles, ce qui eût aussitôt éliminé la différence idéale que l'on supposait exister entre la nature animale et la nature humaine. En second lieu, une cause plus directe, plus intime, et plus générale de cette grande aberration est résultée de la stricte obligation où devaient être les métaphysiciens de conserver, par un principe unique ou du moins souverain, ce qu'ils ont appelé l'unité du moi, afin de correspondre à la rigoureuse unité de l'âme, qui leur était nécessairement imposée par la philosophie théologique, dont il ne faut jamais oublier que la métaphysique n'est qu'une simple transformation finale, si l'on veut réellement comprendre la marche historique de l'esprit humain. Mais, les savans positifs, qui ne s'assujétissent d'avance à aucune autre obligation intellectuelle que de voir, sans aucune entrave, le véritable état des choses, et de le reproduire, avec une scrupuleuse exactitude, dans leurs théories, ont reconnu, au contraire, d'après l'expérience universelle, que, loin d'être unique, la nature humaine est, en réalité, éminemment multiple, c'est-à-dire sollicitée presque toujours en divers sens par plusieurs puissances très distinctes et pleinement indépendantes, entre lesquelles l'équilibre s'établit fort péniblement lorsque, comme chez la plupart des hommes civilisés, aucune d'elles n'est, en elle-même, assez prononcée pour acquérir spontanément une haute prépondérance sur toutes les autres. Ainsi, la fameuse théorie du moi est essentiellement sans objet scientifique, puisqu'elle n'est destinée qu'à représenter un état purement fictif. Il n'y a, sous ce rapport, comme je l'ai déjà indiqué à la fin de la leçon précédente, d'autre véritable sujet de recherches positives que l'étude finale de cet équilibre général des diverses fonctions animales, tant d'irritabilité que de sensibilité, qui caractérise l'état pleinement normal, où chacune d'elles, convenablement tempérée, est en association régulière et permanente avec l'ensemble des autres, suivant les lois fondamentales des sympathies et surtout des synergies proprement dites. C'est du sentiment continu d'une telle harmonie, fréquemment troublée dans les maladies, que résulte nécessairement la notion, très abstraite et très indirecte, du moi, c'est-à-dire du consensus universel de l'ensemble de l'organisme. Les psychologues ont vainement voulu faire de cette idée, ou plutôt de ce sentiment, un attribut exclusif de l'humanité: il est évidemment la suite nécessaire de toute vie animale proprement dite; et, par conséquent, il appartient tout aussi bien aux animaux, quoiqu'ils n'en puissent disserter: sans doute, un chat ou tout autre vertébré, sans savoir dire je, ne se prend pas habituellement pour un autre que lui-même. Peut-être, d'ailleurs, chez les animaux supérieurs, le sentiment de la personnalité est-il encore plus prononcé que chez l'homme, à cause de leur vie plus isolée: si cependant on descendait trop loin dans la série zoologique, on finirait par atteindre les organismes où la dégradation continue du système nerveux atténue nécessairement ce sentiment composé, comme les divers sentimens simples dont il dépend.

Note 47: (retour) Le nom de passion, si judicieusement synonyme de souffrance, ne désigne, par lui-même, que le plus haut degré normal de toute tendance morale, l'état le plus rapproché de la manie proprement dite, où la faculté acquerrait assez de prépondérance pour déterminer cette irrésistibilité qui caractérise l'état anormal. Cette qualification générale pourrait donc convenir aussi bien aux facultés intellectuelles qu'aux facultés affectives. Mais le peu d'activité intrinsèque des premières, chez la plupart des hommes, ne permettant presque jamais l'existence de véritables passions intellectuelles, l'usage a dû s'introduire de n'appliquer ce terme qu'aux facultés affectives, seules susceptibles le plus souvent d'une telle exaltation. Néanmoins il importe peut-être à la précision du langage scientifique d'éviter désormais, autant que possible, cette dégénération naturelle d'une expression quelquefois indispensable à employer dans son entière acception fondamentale.

Quoique, par les motifs précédemment indiqués, les diverses écoles psychologiques ou idéologiques aient dû s'accorder à négliger essentiellement l'étude intellectuelle et morale des animaux, heureusement abandonnée, dès l'origine immédiate de la philosophie moderne, aux seuls naturalistes, il importe de signaler ici l'influence funeste que les conceptions métaphysiques ont néanmoins exercée aussi, sous ce rapport, d'une manière indirecte, par leur vague et obscure distinction entre l'intelligence et l'instinct, établissant, de la nature humaine à la nature animale, une idéale séparation, dont les zoologistes ne se sont point encore, même aujourd'hui, suffisamment affranchis. Le mot instinct n'a, en lui-même, d'autre acception fondamentale que de désigner toute impulsion spontanée vers une direction déterminée, indépendamment d'aucune influence étrangère: dans ce sens primitif, ce terme s'applique évidemment à l'activité propre et directe d'une faculté quelconque, aussi bien des facultés intellectuelles que des facultés affectives; il ne contraste alors nullement avec le nom d'intelligence, ainsi qu'on le voit si souvent lorsqu'on parle de ceux qui, sans aucune éducation, manifestent un talent prononcé pour la musique, pour la peinture, pour les mathématiques, etc. Sous ce point de vue, il y a certainement de l'instinct, ou plutôt des instincts, tout autant et même davantage chez l'homme que chez les animaux. En caractérisant, d'une autre part, l'intelligence d'après l'aptitude à modifier sa conduite conformément aux circonstances de chaque cas, ce qui constitue, en effet, le principal attribut pratique de la raison proprement dite, il est encore évident que, sous ce rapport, pas plus que sous le précédent, il n'y a lieu d'établir réellement, entre l'humanité et l'animalité, aucune autre différence essentielle que celle du degré plus ou moins prononcé que peut comporter le développement d'une faculté, nécessairement commune, par sa nature, à toute vie animale, et sans laquelle on ne saurait même en concevoir l'existence: en sorte que la fameuse définition scolastique de l'homme comme animal raisonnable présente un véritable non-sens, puisque aucun animal, surtout dans la partie supérieure de l'échelle zoologique, ne pourrait vivre sans être, jusqu'à un certain point, raisonnable, proportionnellement à la complication effective de son organisme. Quoique la nature morale des animaux ait été jusqu'ici bien peu et bien mal explorée, on peut néanmoins reconnaître, sans la moindre incertitude, principalement chez ceux qui vivent avec nous en état de familiarité plus ou moins complète, et par les mêmes moyens généraux d'observation qu'on emploierait à l'égard d'hommes dont la langue et les moeurs nous seraient préalablement inconnues, que non-seulement ils appliquent, essentiellement de la même manière que l'homme, leur intelligence à la satisfaction de leurs divers besoins organiques, en s'aidant aussi, lorsque le cas l'exige, d'un certain degré de langage correspondant à la nature et à l'étendue de leurs relations; mais, en outre, qu'ils sont pareillement susceptibles d'un ordre de besoins plus désintéressé, consistant dans l'exercice direct des facultés animales, par cela seul qu'elles existent, et pour l'unique plaisir de les exercer; ce qui les conduit souvent, comme les enfans ou les sauvages, à inventer de nouveaux jeux; et ce qui, en même temps, les rend, mais à un degré beaucoup moindre, sujets à l'ennui proprement dit; cet état, érigé mal à propos en privilége spécial de la nature humaine, est quelquefois même assez prononcé, chez certains animaux, pour les pousser au suicide, par suite d'une captivité devenue intolérable. Je ne saurais trop recommander, à cet égard, la lecture approfondie de l'intéressant ouvrage de Georges Leroy, celui de tous les vrais observateurs de l'animalité qui me paraît avoir le mieux compris la nature morale et intellectuelle des animaux, considérés en général, sans préjudice de quelques bonnes monographies, malheureusement trop rares, limitées à l'étude spéciale de certains genres. On a donc introduit une vaine distinction métaphysique, désavouée par l'examen attentif du monde réel, lorsque, dénaturant le sens primordial du mot instinct, on a désigné ainsi la prétendue tendance fatale des animaux à l'exécution machinale d'actes uniformément déterminés, sans aucune modification possible d'après les circonstances correspondantes, et n'exigeant ni même ne comportant aucune éducation proprement dite. Cette supposition gratuite est un reste évident de la fameuse hypothèse automatique de Descartes, dont j'ai expliqué ci-dessus la véritable filiation philosophique. G. Leroy a très judicieusement démontré que, chez les mammifères et les oiseaux, cette idéale fixité dans la construction des habitations, dans le système de chasse, dans le mode de migration, etc., n'existait que pour les naturalistes de cabinet, ou pour les observateurs inattentifs. On doit néanmoins concevoir, mais alors sous un point de vue nécessairement commun à l'homme et aux animaux, que lorsque, par une suffisante uniformité de circonstances, une pratique quelconque, ayant acquis tout le développement que comporte l'organisme correspondant, a pu devenir assez profondément habituelle à l'individu, et même à la race, elle tend, par cela même, à se reproduire spontanément, sans aucune stimulation extérieure; sauf à se modifier ultérieurement, avec plus ou moins de facilité, si la situation vient à éprouver un changement inaccoutumé. C'est dans ce sens, mais dans ce sens seulement, que l'on peut admettre, à mon gré, la formule remarquable de M. de Blainville, qui me paraît offrir une plus exacte représentation de la réalité qu'aucune de celles successivement proposées jusqu'ici à ce sujet: l'instinct est la raison fixée; la raison est l'instinct mobile. Entendu d'aucune autre manière, cet aphorisme ne me semblerait pouvoir conduire, contre l'intention évidente de son illustre auteur, qu'à une fausse appréciation de la seule différence qui puisse réellement exister entre la nature phrénologique des animaux et celle de l'homme, et qui, sous cet aspect physiologique comme sous tout autre, se réduit nécessairement à la simple plénitude du développement des facultés, du moins tant qu'on ne sort point de l'ordre général des ostéozoaires.

Après avoir ainsi suffisamment caractérisé le vice le plus fondamental commun à toutes les diverses doctrines des psychologues ou des idéologues, je croirais m'engager dans des détails contraires à l'esprit de cet ouvrage, si j'entreprenais ici d'expliquer, même d'une manière générale, comment les métaphysiciens, toujours dominés par leur vaine tendance à l'unité, dans leur étude presque exclusive de l'intelligence, ont, en outre, manqué radicalement la vraie notion essentielle des facultés intellectuelles elles-mêmes, auxquelles ils avaient si vicieusement subordonné les facultés affectives. C'est seulement en examinant la marche historique du développement de l'esprit humain, qu'il conviendra d'expliquer, dans le volume suivant, comment l'école française, qui, malgré les apparences, fut certainement la mieux systématique de toutes, éprouvant surtout, suivant le génie national, le besoin de la clarté, s'attacha au seul principe évident qu'elle pût apercevoir en un tel sujet, c'est-à-dire, à l'axiome d'Aristote, mais sans admettre l'indispensable restriction si bien formulée par Leïbnitz: d'où toutes les rêveries puériles de Condillac et de ses successeurs sur la sensation transformée, pour représenter les différens actes intellectuels comme finalement identiques; conceptions fantastiques, qui écartaient complétement toutes les dispositions primordiales par lesquelles, non-seulement les divers organismes animaux, mais les divers individus de notre espèce se distinguent si énergiquement les uns des autres, et qui d'ailleurs donnaient même les plus fausses idées de la simple théorie préliminaire des sensations externes. Sous le point de vue dogmatique propre à la leçon actuelle, je dois me borner, à cet égard, à renvoyer le lecteur à la lumineuse réfutation par laquelle Gall et Spurzheim préparèrent si bien leurs travaux, et qui n'exigerait ici aucune nouvelle considération principale: on y devra surtout remarquer cette belle démonstration philosophique, si pleinement satisfaisante, d'où ils ont conclu que la sensation, la mémoire, l'imagination, et même le jugement, enfin toutes les facultés scolastiques, ne sont pas, en réalité, des facultés fondamentales et abstraites, mais constituent seulement, d'une manière directe, les divers degrés ou modes consécutifs d'un même phénomène, propre à chacune des véritables fonctions phrénologiques élémentaires, et nécessairement variable de l'une à l'autre, avec une activité proportionnelle. Cette admirable analyse, en renversant simultanément toutes les diverses théories métaphysiques, leur a même ôté ce qui seul leur conservait encore quelque crédit, c'est-à-dire, leur critique mutuelle, faite ainsi désormais avec beaucoup plus de justesse et d'énergie à la fois qu'elle n'avait pu l'être jusqu'alors par aucune des écoles antagonistes. L'école allemande surtout, qui, par le vague absolu de ses inintelligibles doctrines, n'avait dû son ascendant momentané qu'à son imparfaite réfutation des aberrations fondamentales de l'école française, a été dès-lors radicalement privée de toute destination réelle, et s'est effectivement consumée depuis en vains efforts pour arrêter sa désorganisation croissante, même chez la nation la plus favorablement disposée à sa conservation.

Quoique ce soit assurément un procédé très peu philosophique que d'entreprendre de juger une doctrine quelconque d'après la seule considération, quelque réelle qu'elle puisse être, des résultats auxquels doit conduire son application, au lieu de l'apprécier directement en elle-même; néanmoins, quand une fois cet examen fondamental, dont rien ne saurait dispenser, a été convenablement effectué, il est évidemment très légitime, et ordinairement fort utile, afin d'en mieux faire ressortir les conclusions principales, de signaler les conséquences générales de la doctrine proposée, pourvu qu'on en ait d'abord soigneusement écarté tout ce qui ne présenterait réellement qu'un caractère fortuit. Or, une telle épreuve indirecte serait, sans doute, bien désavantageuse aux diverses théories psychologiques ou idéologiques, dont la profonde inanité spéculative se transformerait malheureusement, dans la pratique, en la plus déplorable efficacité, d'après leur universelle prétention à la souveraine direction morale de l'humanité. Rien n'est plus facile à vérifier, par exemple, pour ce qu'on appelle l'école française, celle de toutes qui, comme je viens de l'indiquer, présente réellement les doctrines les plus liées. Car, le célèbre traité d'Helvétius contient certainement l'application la plus complète et la plus rigoureuse de l'ensemble d'une telle philosophie, quelques vains efforts qu'on ait souvent tentés pour déguiser cette évidente filiation, en présentant cet ouvrage comme une sorte de production anomale et fortuite. Le double paradoxe de cet ingénieux philosophe, sur l'égalité fondamentale de toutes les intelligences humaines, en tant que pourvues des mêmes sens extérieurs, et sur l'égoïsme érigé en principe nécessairement unique de toute nature morale proprement dite, dont il serait superflu de signaler ici l'immense danger, présente deux conséquences générales, logiquement incontestables, et d'ailleurs co-relatives, de la manière profondément vicieuse dont cette métaphysique concevait, d'une part, les facultés intellectuelles, d'une autre part, les facultés affectives. Bien loin que ces absurdes hypothèses constituent des aberrations isolées et momentanées d'un esprit excentrique, nous aurons occasion de reconnaître, dans le volume suivant, la pernicieuse influence qu'elles ont exercée, et qu'elles continuent encore d'exercer à certains égards, sous le rapport politique et même sous le rapport social, sur les deux générations qui ont suivi l'époque de leur développement: de tels ravages ne sauraient appartenir à des erreurs purement accidentelles. Mais, l'école allemande, qui a tant insisté, et l'on peut même dire, à très juste titre, tant déclamé à ce sujet, ne comporte pas, à son tour, sous un semblable point de vue, une appréciation plus favorable. L'ensemble de ses doctrines psychologiques, qui, au fond, n'est certes pas moins erroné, n'est pas surtout moins nuisible, quoique d'une autre manière, au perfectionnement réel de l'humanité. Dans l'ordre purement intellectuel, l'idéologie française conduit aux plus absurdes exagérations sur la puissance illimitée de l'éducation, ce qui a d'ailleurs contribué à diriger davantage l'attention générale vers ce principal moyen de perfectionnement; la psychologie allemande représente son moi comme essentiellement ingouvernable, en vertu de la liberté vagabonde qui en constitue le caractère fondamental, et qui ne permet de le concevoir assujéti à aucune véritable loi. Sous le point de vue moral principalement, tandis que les uns tendent involontairement à réduire toutes les relations sociales à d'ignobles coalitions d'intérêts privés, les autres sont entraînés, à leur insu, à organiser une sorte de mystification universelle, où la prétendue disposition permanente de chacun à diriger exclusivement sa conduite d'après l'idée abstraite du devoir, aboutirait finalement à l'exploitation de l'espèce par un petit nombre d'habiles charlatans. À cet égard, l'école écossaise, qui admettait la sympathie en même temps que l'égoïsme, était sans doute beaucoup plus rapprochée de la réalité, quoique le vague de ce qu'elle a ambitieusement nommé ses doctrines, et surtout leur défaut plus prononcé de liaison, ne lui aient jamais permis d'exercer une aussi grande influence 48.

Note 48: (retour) Les travail philosophiques de Hume, d'Adam Smith, et de Fergusson, manifestent spécialement une tendance beaucoup plus prononcée vers le véritable état positif, et leur ensemble présente les élémens d'une théorie de l'homme bien moins erronée que celles de toutes les autres écoles métaphysiques. On y remarquera toujours avec intérêt la meilleure réfutation qu'il fût possible d'effectuer, avant la fondation de la physiologie cérébrale, des principales aberrations de l'école française sur la nature morale de l'homme.

L'ancien système d'études des phénomènes intellectuels et moraux étant ainsi suffisamment apprécié désormais, tant dans sa méthode caractéristique, que dans ses principales théories, de manière à faire mieux ressortir le véritable état général de la question, nous devons maintenant diriger notre attention exclusive sur l'examen philosophique de la grande tentative de Gall, directement envisagée, afin de bien saisir ce qui manque essentiellement aujourd'hui à la physiologie phrénologique pour avoir atteint la vraie constitution scientifique qui lui est propre, et dont elle est nécessairement encore plus éloignée que la physiologie organique et même la physiologie animale proprement dite.

Deux principes philosophiques, qui n'ont plus besoin d'aucune discussion, servent de base inébranlable à l'ensemble de la doctrine de Gall, savoir: l'innéité des diverses dispositions fondamentales, soit affectives, soit intellectuelles; la pluralité des facultés essentiellement distinctes et radicalement indépendantes les unes des autres, quoique les actes effectifs exigent ordinairement leur concours plus ou moins complexe. Sans sortir de l'espèce humaine, tous les cas de talens ou de caractères prononcés, en bien ou en mal, prouvent, avec une irrésistible évidence, la réalité du premier principe; la diversité même de ces cas bien tranchés, la plupart des états pathologiques, surtout de ceux où le système nerveux est directement affecté, démontrent, d'une manière non moins irrécusable, la profonde justesse du second. L'observation comparative des principales natures animales, ne laisserait d'ailleurs, sous l'un et l'autre aspect, aucun doute à cet égard, s'il pouvait en exister encore. Enfin, ces deux principes, faces évidemment co-relatives et mutuellement solidaires d'une même conception fondamentale, ne constituent, en réalité, que la formulation scientifique des résultats généraux de l'expérience universelle sur la véritable constitution intellectuelle et morale de l'homme, dans tous les temps et dans tous les lieux; symptôme indispensable de la vérité, à l'égard de toutes les idées-mères, qui doivent toujours être primitivement rattachées aux indications spontanées de la raison publique, comme je l'ai souvent montré envers les principales notions de la philosophie naturelle. Ainsi, outre la puissante analogie tirée de l'examen préalable des facultés élémentaires de la vie animale proprement dite, on voit que tous les divers moyens généraux d'exploration qui conviennent aux recherches physiologiques, l'observation directe, l'expérimentation, l'analyse pathologique, la méthode comparative, viennent exactement converger vers ce double principe, confirmé d'ailleurs par la sanction implicite du bon sens vulgaire, dont la compétence est irrécusable à l'égard de phénomènes continuellement soumis, par leur nature, à son attentive investigation. Un tel ensemble de preuves assure nécessairement, à cette grande notion primordiale, une indestructible consistance, pleinement à l'abri de toutes les transformations plus ou moins profondes que devra subir ultérieurement la doctrine phrénologique 49. Dans l'ordre anatomique, cette conception physiologique correspond à la division nécessaire du cerveau en un certain nombre d'organes partiels, symétriques comme tous ceux de la vie animale, et qui, quoique plus contigus et plus semblables qu'en aucun autre système, par conséquent plus sympathiques et même plus synergiques, sont néanmoins essentiellement distincts et indépendans les uns des autres, ainsi qu'on le savait déjà pour les ganglions respectivement affectés aux divers sens extérieurs. En un mot, le cerveau n'est plus, à proprement parler, un organe: il devient un véritable appareil, plus ou moins complexe suivant le degré d'animalité. L'objet propre et élémentaire de la physiologie phrénologique consiste dès-lors, suivant la formule fondamentale que j'ai établie pour la position générale de toutes les questions essentielles de physiologie positive, à déterminer, avec toute l'exactitude possible, l'organe cérébral particulier à chaque disposition, affective ou intellectuelle, nettement prononcée, et bien reconnue préalablement comme étant à la fois simple et nouvelle; ou, réciproquement, ce qui est encore plus difficile, à quelle fonction préside telle partie de la masse encéphalique qui présente les vraies conditions anatomiques d'un organe distinct: afin de développer toujours cette harmonie nécessaire entre l'analyse physiologique et l'analyse anatomique, qui constitue essentiellement, à tous égards, la véritable science des corps vivans. Ainsi conçue, cette dernière partie de la physiologie générale se propose le même but rationnel que la physiologie organique et la physiologie animale ordinaires: elle étudie, dans une vue analogue, des phénomènes plus élevés. Malheureusement, l'institution des moyens est fort loin de correspondre jusqu'ici, d'une manière convenable, à la difficulté supérieure du sujet.

Note 49: (retour) Ceux de mes lecteurs qui ne considéreraient cette théorie qu'à sa source la plus pure, c'est-à-dire dans le grand ouvrage de Gall, ne doivent pas négliger un indispensable perfectionnement général que Spurzheim y a introduit, bien que, si l'on pénètre au fond de la pensée de Gall, on doive trouver peut-être qu'un tel progrès porte plutôt sur les simples dénominations que sur les idées elles-mêmes. Quoi qu'il en soit, cette amélioration consiste à reconnaître que les diverses facultés fondamentales ne conduisent pas à des actes, et surtout à des modes et degrés d'action, nécessairement déterminés, comme Gall semblait d'abord l'établir; mais que les actes effectifs dépendent, en général, de l'association de certaines facultés, et de l'ensemble des circonstances correspondantes. C'est ainsi qu'il ne saurait exister, à proprement parler, aucun organe du vol, puisqu'un tel acte n'est qu'une aberration du sentiment de la propriété, quand son exagération n'est pas suffisamment contenue par la morale et par la réflexion: il en est de même pour le prétendu organe du meurtre, comparé à l'instinct général de la destruction. La même considération s'applique, à plus forte raison, aux facultés intellectuelles, qui, par elles-mêmes, ne déterminent jamais que des tendances, et nullement des résultats accomplis.

Le vrai principe scientifique de cette double décomposition nécessaire de la nature phrénologique en diverses facultés fondamentales et de l'appareil cérébral en différens organes correspondans, consiste essentiellement à regarder, en général, les fonctions, soit affectives, soit intellectuelles, comme plus élevées, ou, si l'on veut, plus humaines, et en même temps aussi moins énergiques, à mesure qu'elles deviennent plus spécialement exclusives à la partie supérieure de la série zoologique, et à concevoir simultanément leurs siéges comme situés dans des portions de la masse encéphalique de moins en moins étendues et de plus en plus éloignées de son origine immédiate, en considérant le crâne, suivant la saine théorie anatomique, comme un simple prolongement de la colonne vertébrale, centre primitif de l'ensemble du système nerveux: en sorte que la partie la moins développée et la plus antérieure du cerveau se trouve toujours affectée aux facultés les plus caractéristiques de l'humanité, et la plus volumineuse et la plus postérieure à celles qui constituent surtout la base commune de toute animalité. Il importe de remarquer ici, à cet égard, qu'une telle classification est pleinement conforme à la théorie philosophique que j'ai établie, le premier, dans ce traité, et qui, après nous avoir d'abord conduits à découvrir la véritable série hiérarchique des diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle, nous a essentiellement dirigés jusqu'ici pour la distribution rationnelle des différentes parties de chaque science, et nous fournira enfin, dans le volume suivant, la meilleure coordination possible des principales notions sociales: on voit, en effet, qu'il faut constamment procéder d'après la considération uniforme de la généralité graduellement décroissante des sujets successifs à examiner, ce qui constitue, à mon avis, la première loi relative à la marche dogmatique de l'esprit positif. Tant de vérifications capitales, spontanément issues d'une exacte analyse philosophique de toutes les diverses sciences fondamentales, feront sentir, j'espère, à tous les penseurs, l'importance et la réalité d'une semblable théorie, et empêcheront peut-être de la confondre avec les vagues et éphémères rapprochemens systématiques qui résultent des vaines tentatives journellement entreprises par des esprits incomplets ou mal préparés.

Si, maintenant, nous considérons, mais seulement dans son ensemble, la doctrine générale que Gall a déduite de la méthode ainsi caractérisée, il sera facile de constater qu'elle représente, avec une admirable fidélité, la vraie nature morale et intellectuelle de l'homme et des animaux. La première division fondamentale des facultés phrénologiques en affectives et intellectuelles, dont les unes correspondent à toute la partie postérieure et moyenne de l'appareil cérébral, tandis que sa partie antérieure est seule affectée aux autres, qui, dans les cas les plus extrêmes, occupent à peine ainsi le quart ou le sixième de la masse encéphalique, rétablit, tout d'un coup, sur une base scientifique inébranlable, la prééminence nécessaire des facultés affectives, si vicieusement méconnue par toutes les sectes psychologiques ou idéologiques, et néanmoins si hautement manifestée par l'observation directe de tous les phénomènes moraux, soit animaux, soit même humains. Gall et Spurzheim n'ont eu réellement, sous ce rapport, à écarter aucune autre objection importante que l'ancienne opinion physiologique, renouvelée par Cabanis et surtout par Bichat, qui, reconnaissant néanmoins et même exagérant la séparation indispensable entre les facultés affectives et les facultés intellectuelles, et s'obstinant d'ailleurs à ne concevoir anatomiquement le cerveau que comme un organe unique, affectait exclusivement cet organe aux phénomènes intellectuels, et répartissait les diverses passions proprement dites dans les principaux organes essentiellement relatifs à la vie végétative, tels que le coeur, le foie, etc. Il est heureusement inutile désormais de revenir sur la réfutation spéciale d'une doctrine aussi évidemment vicieuse, si judicieusement appréciée par Gall et Spurzheim, qui ont montré que ni l'observation directe, ni l'analyse pathologique, ni surtout la méthode comparative ne permettaient de maintenir un seul instant cette irrationnelle conception, appartenant à la première enfance de la physiologie. On peut seulement ajouter à cet examen décisif que l'argument symptomatique, tant invoqué par Bichat, outre qu'il serait, par sa nature, certainement insuffisant pour constituer seul une notion scientifique d'une telle importance, n'a pas même, en réalité, la fixité rigoureuse qui pourrait lui donner quelque véritable valeur logique. Si, en effet, comme le dit Bichat, toute émotion, toute passion, est surtout ressentie dans les organes de la vie végétative, chacun peut aisément reconnaître, non-seulement sur les divers animaux, mais directement sur les différens états d'une même économie humaine, que le siége de cette impression, purement sympathique et consécutive, se trouve tantôt dans l'estomac, tantôt dans le foie, puis dans le coeur ou dans le poumon, suivant celui d'entre eux que sa susceptibilité native ou sa perturbation accidentelle disposent à éprouver principalement une telle réaction, qui ne saurait ainsi fournir, par elle même, aucune indication certaine sur le lieu de l'action primitive. Il résulte seulement, d'un tel ordre de considérations, l'obligation incontestable d'avoir beaucoup égard, dans la conception définitive de l'ensemble de l'économie, à la grande influence que l'état du cerveau doit exercer sur les nerfs qui se distribuent à tous les appareils de la vie organique.

En passant enfin aux notions d'un degré de généralité immédiatement inférieur, on ne peut, ce me semble, contester davantage la profonde justesse de la principale subdivision établie par Gall et Spurzheim dans chacun des deux ordres essentiels de facultés et d'organes phrénologiques: c'est-à-dire la distinction des facultés affectives en penchans et sentimens ou affections, dont les premiers résident dans la partie postérieure et fondamentale de l'appareil cérébral, tandis que sa partie moyenne est essentiellement affectée aux autres; et pareillement, la distinction des facultés intellectuelles en diverses facultés perceptives proprement dites, dont l'ensemble constitue l'esprit d'observation, et un petit nombre de facultés éminemment réflectives, les plus élevées de toutes, composant l'esprit de combinaison, soit qu'il compare ou qu'il coordonne; la partie antéro-supérieure de la région frontale étant le siége exclusif de ces dernières, principal attribut caractéristique de la nature humaine. Si nous considérons surtout la première subdivision, qui est la plus importante et la mieux établie, nous reconnaîtrons aisément qu'elle complète, d'une manière très satisfaisante, l'esquisse générale de la vraie nature morale, déjà ébauchée par la division fondamentale. C'est ainsi que se trouve confirmée et expliquée la distinction incontestable, vaguement établie de tout temps par le bon sens vulgaire, entre ce qu'on nomme le coeur, le caractère, et l'esprit, distinction que les théories scientifiques représenteront désormais avec exactitude, d'après les groupes de facultés qui correspondent respectivement aux parties postérieure, moyenne, et antérieure, de l'appareil cérébral. À la vérité, la définition comparative des penchans et des sentimens semble d'abord manquer de netteté et de précision; mais, au fond, cet inconvénient, qu'il ne faut pas dissimuler, et que la science doit s'attacher à dissiper, tient beaucoup moins à la pensée elle-même, dont la justesse est irrécusable, qu'à l'extrême imperfection du langage philosophique actuel, formé à une époque où toutes les notions morales et même intellectuelles étaient enveloppées dans une vague et mystérieuse unité métaphysique, et qui n'a pu encore être convenablement rectifié par l'usage rationnel d'expressions mieux choisies, dont l'introduction graduelle doit se faire avec une grande réserve systématique. Car, à prendre les diverses dénominations usitées dans la stricte rigueur de leur sens littéral, on irait ainsi jusqu'à méconnaître la distinction fondamentale entre les facultés affectives, soit penchans, soit sentimens, et les facultés intellectuelles proprement dites. Quand celles-ci, en effet, sont très prononcées, elles produisent, sans aucun doute, de véritables inclinations ou penchans, que leur moindre énergie distingue seule ordinairement des passions inférieures. On ne peut nier davantage que leur action ne donne lieu aussi à de véritables émotions ou sentimens, les plus rares, les plus purs, et les plus sublimes de tous, et qui, quoique les moins vifs, peuvent cependant aller quelquefois jusqu'aux larmes; comme le témoignent tant d'admirables ravissemens excités par la simple satisfaction directe qu'inspire la seule découverte de la vérité, dans les éminens génies qui ont le plus honoré l'espèce humaine, les Archimède, les Descartes, les Képler, les Newton, etc. Aucun bon esprit penserait-il à s'autoriser de semblables rapprochemens pour nier toute distinction réelle entre les facultés intellectuelles et les facultés affectives? Il n'y a évidemment d'autre conclusion à en déduire que l'incontestable nécessité de réformer convenablement le langage philosophique, pour l'élever enfin, par une précision rigoureuse, à la dignité sévère du langage scientifique. Or, on en peut dire autant de la subdivision des facultés affectives elles-mêmes en ce qu'on nomme, faute d'expressions mieux caractéristiques, les penchans et les sentimens, dont la distinction n'est pas, au fond, moins réelle, quoiqu'elle doive être beaucoup moins tranchée, et, par cela même, plus difficile à bien apprécier. En écartant désormais, à cet égard, toute vaine discussion de nomenclature, on peut dire néanmoins que la vraie différence générale entre ces deux sortes de facultés affectives n'a pas encore été assez nettement saisie. Pour lui donner un véritable aspect scientifique, il suffirait, ce me semble, de reconnaître que le premier genre, le plus fondamental, se rapporte simplement à l'individu isolé, ou, tout au plus, à la seule famille, successivement envisagée dans ses principaux besoins de conservation, tels que la reproduction, l'éducation des petits, le mode d'alimentation, de séjour, d'habitation, etc.; tandis que le second genre, plus spécial, suppose plus ou moins l'existence de quelques rapports sociaux, soit entre des individus d'espèce différente, soit surtout entre des individus de la même espèce, abstraction faite du sexe, et détermine le caractère que les tendances de l'animal doivent imprimer à chacune de ces relations, passagères ou permanentes d'ailleurs. Le sentiment de la propriété, c'est-à-dire la disposition de l'animal à s'approprier, d'une manière exclusive, tous les objets convenables, constitue la vraie transition naturelle entre les deux genres, étant à la fois social en lui-même et individuel par sa destination directe. Pourvu que la comparaison de ces deux ordres de facultés affectives soit toujours exactement subordonnée à cette considération fondamentale, il importera peu d'ailleurs de quels termes on se servira pour les désigner, une fois du moins que ces expressions quelconques auront acquis, par un usage rationnel, toute la fixité nécessaire.

Tels sont les grands résultats philosophiques que consacre à jamais la doctrine générale de Gall, quand on l'envisage, comme je viens de le faire, en écartant soigneusement toute vaine tentative, mal conçue ou anticipée, de localisation spéciale des diverses fonctions cérébrales ou phrénologiques. Quels que soient les graves et nombreux inconvéniens que présente évidemment aujourd'hui une telle localisation, d'ailleurs inévitablement imposée à Gall, ainsi que je vais l'expliquer, par la nécessité même de sa glorieuse mission, tout esprit juste et impartial reconnaîtra néanmoins, après un examen approfondi de l'ensemble de cette doctrine, que, malgré ce vice fondamental, elle formule, dès à présent, une connaissance réelle de la nature humaine, et des autres natures animales, extrêmement supérieure à tout ce qui avait jamais été tenté jusqu'alors 50.

Note 50: (retour) L'équitable postérité n'oubliera point de noter que l'homme du génie, auteur d'une aussi importante révolution philosophique, qui ouvre à l'esprit scientifique une nouvelle et immense carrière, fut toujours obstinément repoussé de cette même Académie des Sciences, qui avait déjà laissé échapper l'occasion, hélas! trop fugitive, d'honorer son histoire du glorieux nom de Bichat.

Parmi les innombrables objections qui ont été successivement élevées contre cette belle doctrine, considérée toujours uniquement dans ses dispositions fondamentales, et en continuant à éliminer toute spécialisation, la seule qui mérite ici d'être signalée, tant par sa haute importance, que par le nouveau jour que son entière résolution a fait rejaillir sur l'esprit de la théorie, consiste dans la prétendue irrésistibilité que des juges irréfléchis ont cru devoir ainsi être attribuée aux actions humaines, et qu'il est nécessaire d'examiner sommairement du point de vue général propre à la philosophie positive.

Une profonde ignorance du véritable esprit de la philosophie naturelle, pourrait seule faire confondre, en principe, la subordination d'événemens quelconques à des lois invariables, avec leur irrésistible accomplissement nécessaire. Dans l'ensemble du monde réel, organique ou inorganique, il est évident, comme je l'ai déjà établi, que les phénomènes des divers ordres sont d'autant moins modifiables, et déterminent des tendances d'autant plus irrésistibles, qu'il sont à la fois plus simples et plus généraux. Sous cet aspect, les actes de pesanteur, en tant que relatifs à la plus générale et à la plus simple de toutes les lois naturelles, sont les seuls que nous puissions concevoir comme pleinement et nécessairement irrésistibles, puisqu'ils ne sauraient jamais être entièrement suspendus; ils se font toujours sentir, d'une manière quelconque, soit par un mouvement, soit par une pression. Mais à mesure que les phénomènes se compliquent, leur production exigeant le concours indispensable d'un nombre toujours croissant d'influences distinctes et indépendantes, ils deviennent, par cela seul, de plus en plus modifiables, ou, en d'autres termes, leur accomplissement devient de moins en moins irrésistible, par les combinaisons de plus en plus variées que comportent les diverses conditions nécessaires, dont chacune continue néanmoins à être isolément assujettie à ses lois fondamentales, sans lesquelles la conception générale de la nature resterait dans cet état arbitraire et désordonné que la philosophie théologique est directement destinée à représenter. C'est ainsi que les phénomènes physiques, et surtout les phénomènes chimiques, comportent des modifications continuellement plus profondes, et présentent, par conséquent, une irrésistibilité toujours moindre, ainsi que j'ai eu soin de l'expliquer. Nous avons également remarqué que, en vertu de leur complication et de leur spécialité supérieures, les phénomènes physiologiques sont les plus modifiables et les moins irrésistibles de tous, quoique toujours soumis, dans leur accomplissement, à des lois naturelles invariables. Par une suite évidente de la même notion philosophique, il est clair que les phénomènes de la vie animale, à raison de leur moindre indispensabilité et de leur inévitable intermittence, doivent réellement être envisagés comme plus modifiables et moins irrésistibles encore que ceux de la vie organique proprement dite. Enfin, les phénomènes intellectuels et moraux, qui, par leur nature, sont à la fois plus compliqués et plus spéciaux que tous les autres phénomènes précédens, doivent évidemment comporter de plus importantes modifications, et manifester, par suite, une irrésistibilité beaucoup moindre, sans que chacune des nombreuses influences élémentaires qui y concourent cesse pour cela d'obéir, dans son exercice spontané, à des lois rigoureusement invariables, quoique le plus souvent inconnues jusqu'à présent. C'est ce que Gall et Spurzheim ont ici directement vérifié, de la manière la moins indubitable, par une lumineuse argumentation. Il leur a suffi, après avoir rappelé que les actes réels dépendent presque toujours de l'action combinée de plusieurs facultés fondamentales, de remarquer, en premier lieu, que l'exercice peut développer beaucoup chaque faculté quelconque, comme l'inactivité tend à l'atrophier; et, en second lieu, que les facultés intellectuelles, directement destinées, par leur nature, à modifier la conduite générale de l'animal d'après les exigences variables de sa situation, peuvent altérer beaucoup l'influence pratique de toutes les autres facultés. D'après ce double principe, il ne saurait y avoir de véritable irrésistibilité, et par suite d'irresponsabilité nécessaire, conformément aux indications générales de la raison publique, que dans les cas de manie proprement dite, où la prépondérance exagérée d'une faculté déterminée, tenant à l'inflammation ou à l'hypertrophie de l'organe correspondant, réduit en quelque sorte l'organisme à l'état de simplicité et de fatalité de la nature inerte. C'est donc bien vainement, et avec une légèreté bien superficielle, qu'on a accusé la physiologie cérébrale de méconnaître la haute influence de l'éducation, et de la législation qui en constitue le prolongement nécessaire, parce qu'elle en a judicieusement fixé les véritables limites générales. Pour avoir nié, contre l'idéologie française, la possibilité de convertir, à volonté, par des institutions convenables, tous les hommes en autant de Socrates, d'Homères, ou d'Archimèdes, et, contre la psychologie germanique, l'empire absolu, bien plus absurde encore, que l'énergie du moi exercerait pour transformer, à son gré, sa nature morale, la doctrine phrénologique a été représentée comme radicalement destructive de toute liberté raisonnable, et de tout perfectionnement de l'homme à l'aide d'une éducation bien conçue et sagement dirigée! Il est néanmoins évident, par la seule définition générale de l'éducation, que cette incontestable perfectibilité suppose nécessairement l'existence fondamentale de prédispositions convenables, et, en outre, que chacune d'elles est soumise à des lois déterminées, sans lesquelles on ne saurait concevoir qu'il devînt possible d'exercer sur leur ensemble aucune influence vraiment systématique: en sorte que c'est précisément, au contraire, à la physiologie cérébrale qu'appartient exclusivement la position rationnelle du problème philosophique de l'éducation. Enfin, suivant une dernière considération plus spéciale, cette physiologie érige en principe incontestable que les hommes sont, pour l'ordinaire, essentiellement médiocres, en bien et en mal, dans leur double nature affective et intellectuelle; c'est-à-dire que, en écartant un très petit nombre d'organisations exceptionnelles, chacun d'eux possède, à un degré peu prononcé, tous les penchans, tous les sentimens, et toutes les aptitudes élémentaires, sans que le plus souvent aucune faculté soit, en elle-même, hautement prépondérante. Il est donc clair que le champ le plus vaste se trouve ainsi directement ouvert à l'éducation pour modifier, presque en tous sens, des organismes aussi flexibles; quoique, quant au degré, leur développement doive toujours rester dans cet état peu tranché qui suffit pleinement à la bonne harmonie sociale, comme je l'expliquerai plus tard.

Les esprits judicieux ont adressé, à l'ensemble de la doctrine de Gall, un reproche beaucoup plus difficile à écarter, lorsqu'ils ont blâmé la localisation effective, évidemment hasardée, et même notoirement erronée à beaucoup d'égards essentiels, que Gall a cru devoir proposer. Toutefois, en examinant, d'une manière plus approfondie, la situation nécessaire de ce grand philosophe, on reconnaîtra, j'espère, que, quels que soient, en réalité, les vices fondamentaux d'une telle tentative, qu'il serait certes bien superflu de soumettre ici au moindre examen spécial, il a fait ainsi un usage, non-seulement très légitime, mais même essentiellement indispensable, du droit général des naturalistes à l'institution des hypothèses scientifiques, en se conformant d'ailleurs à la théorie préliminaire que j'ai établie, à ce sujet, dans le second volume de ce traité. D'abord, les conditions principales imposées par cette théorie logique ont été, en ce cas, parfaitement remplies; puisqu'il ne s'agit point là de fluides ni d'éthers fantastiques, qui échappent à toute discussion réelle, mais bien d'organes très saisissables, dont les attributions hypothétiques comportent, par leur nature, des vérifications pleinement positives. En second lieu, aucun de ceux qui ont fait, de la manière la plus convenable, la facile critique de la localisation supposée par Gall, n'aurait pu, très probablement, en imaginer, à sa place, aucune autre moins imparfaite, ni même aussi heureusement ébauchée. S'abstenir, est, à la vérité, un conseil que la médiocrité prudente peut toujours aisément prescrire au génie: mais on peut, je crois, constater, sans la moindre incertitude, que, dans toute semblable opération philosophique, une telle inaction serait nécessairement impossible et même radicalement vicieuse. Car, l'esprit humain est ordinairement beaucoup trop faible, et surtout trop peu disposé à supporter, d'une manière continue, la pénible contention qu'exige la combinaison d'idées très abstraites, et, par suite, très indéterminées, pour que la création de la doctrine phrénologique, et ensuite sa propagation et son développement, eussent été possibles, sans l'institution préalable d'une hypothèse quelconque sur le siége effectif de chaque faculté fondamentale, sauf la rectification ultérieure de cet indispensable programme, nécessairement hasardé. La même obligation logique s'est reproduite, de nos jours, pour l'illustre rénovateur de la philosophie médicale, et je n'hésite point à affirmer qu'on la vérifiera constamment dans tous les cas analogues. Elle a, sans doute, de très graves inconvéniens, par l'extrême embarras que présentent ensuite l'élimination ou le redressement d'hypothèses auxquelles une science doit son existence, et que les esprits ordinaires ont presque toujours épousées avec une foi bien plus profonde que la confiance hardie de leurs propres inventeurs: mais il n'y a point à délibérer sur ce qui est si évidemment nécessité par l'infirmité radicale de notre intelligence. Que désormais des esprits vigoureux, bien préparés, par une saine éducation scientifique, à raisonner avec aisance sur des notions très générales et peu arrêtées, sans excéder essentiellement les étroites limites de leur positivité actuelle, s'en tiennent habituellement, à l'égard de la doctrine phrénologique, aux seuls principes fondamentaux que j'en ai ci-dessus séparés, et qui en constituent aujourd'hui toute la partie vraiment sérieuse et substantielle, cela est non-seulement devenu possible, mais même éminemment désirable: puisque c'est uniquement d'un tel point de vue qu'on peut nettement apercevoir l'ensemble des vrais besoins principaux de la physiologie cérébrale, et le caractère des moyens philosophiques qui peuvent graduellement conduire à la perfectionner. Il ne faut pas croire d'ailleurs que cette scrupuleuse séparation doive, dans la pratique, priver une telle doctrine de l'efficacité positive inhérente à sa lumineuse représentation générale de la nature intellectuelle et affective de l'homme et des animaux. Rien n'empêche, en raisonnant ici, à la manière des géomètres, sur des siéges indéterminés, ou regardés comme tels, de parvenir à des conclusions effectives, susceptibles d'une utilité très réelle, ainsi que j'espère pouvoir le témoigner, dans le volume suivant, par ma propre expérience; quoique d'ailleurs il doive être évident que ces conclusions deviendraient certainement plus précises, et, par suite, plus efficaces, si les vrais organes des diverses facultés cérébrales comportaient un jour des déterminations pleinement positives. Mais, outre qu'une telle marche était primitivement impossible, puisque le développement préliminaire de la phrénologie, à l'aide de la localisation hypothétique, a pu seul conduire à en concevoir nettement le caractère et la nécessité, il est incontestable que, si Gall s'en fût scrupuleusement tenu à ces hautes généralités philosophiques, quelque irrécusables qu'elles soient, il n'aurait jamais constitué une science, ni formé une école, et ces vérités si précieuses eussent été inévitablement étouffées dans leur germe par la coalition spontanée des diverses influences antagonistes. Ainsi, l'heureux ébranlement que les immortels travaux de Gall ont irrévocablement imprimé à l'esprit humain, dépendait essentiellement de la marche, en apparence si téméraire, qu'il a dû nécessairement suivre; sans que ce soit néanmoins un motif de prolonger ce mode originaire au-delà des limites naturelles que lui imposent les lois positives du développement de notre intelligence. Ce cas est fort analogue à celui que nous a déjà présenté la grande hypothèse mécanique de Descartes, qui a rendu, à d'autres égards, les mêmes éminens services philosophiques, et qui a dû subir ensuite une semblable élimination: mais, toutefois, avec cette différence essentielle, tout à l'avantage de l'hypothèse actuelle, que les organes effectifs des diverses facultés cérébrales, quoique n'étant point encore déterminés, sont cependant susceptibles de l'être ultérieurement 51; tandis que le mécanisme primitif des mouvemens célestes ne comportait réellement aucune détermination positive, et constituait une recherche nécessairement inaccessible, à laquelle l'esprit humain a dû finir par renoncer pour jamais, quand son éducation fondamentale a été enfin suffisamment avancée.

Note 51: (retour) Cette détermination positive peut même être déjà regardée comme accomplie à l'égard de quelques organes très prononcés. Il serait, ce me semble, difficile de résister à l'ensemble de preuves d'après lequel Gall a placé le siége de l'amour maternel dans les lobes postérieurs du cerveau, et surtout celui du penchant à la propagation dans le cervelet; quoique, sous ce dernier rapport, la grave objection présentée par plusieurs zoologistes ne soit pas encore convenablement résolue.

Après avoir convenablement apprécié le véritable caractère philosophique de la physiologie cérébrale, il me reste enfin, pour compléter ici un tel examen, à signaler rapidement les divers perfectionnemens indispensables que sa constitution naissante exige aujourd'hui avec tant d'urgence.

Il faut placer, en première ligne, comme la principale condition scientifique, base nécessaire de tout développement ultérieur, une judicieuse rectification fondamentale des organes et des facultés de tous genres. Sous le point de vue anatomique, qui doit d'abord prédominer désormais, on voit aisément que, après avoir établi, en général, le principe incontestable qui érige le cerveau en un véritable appareil, la répartition effective de cet appareil en ses divers organes constituans n'a plus été essentiellement dirigée que par des analyses purement physiologiques, le plus souvent fort imparfaites et même très superficielles, au lieu d'être directement subordonnée à de vraies déterminations anatomiques. Aussi tous les anatomistes ont-ils, à juste titre, traité une telle distribution comme arbitraire et désordonnée, puisque, n'étant assujétie à aucune notion rigoureuse de philosophie anatomique sur la différence réelle entre un organe et une partie d'organe, elle comporte des subdivisions en quelque sorte indéfinies, que chaque phrénologue semble pouvoir multiplier à son gré. Quoique, en thèse générale, l'analyse des fonctions doive, sans doute, éclairer beaucoup celle des organes, la décomposition fondamentale de l'organisme en appareils, et de ceux-ci en organes, n'en est pas moins, par sa nature, essentiellement indépendante de l'analyse physiologique, à laquelle, au contraire, elle est surtout destinée à fournir une base préliminaire indispensable, comme tous les physiologistes le reconnaissent pleinement aujourd'hui envers tous les autres ordres d'études biologiques: à quel titre les études cérébrales seraient-elles exceptées d'une telle obligation philosophique? Il n'est point nécessaire, par exemple, de voir fonctionner les divers organes qui composent l'appareil digestif, l'appareil respiratoire, l'appareil locomoteur, etc., pour que l'anatomie puisse nettement les distinguer les uns des autres: pourquoi n'en serait-il pas de même dans l'appareil cérébral? L'analyse anatomique doit, sans doute, y présenter des difficultés très supérieures, en vertu de la dissemblance beaucoup moindre et de la plus grande proximité des organes correspondans. Mais serait-ce un motif suffisant de renoncer directement à cette indispensable analyse? S'il en était ainsi, il faudrait certainement cesser de prétendre à donner jamais à la doctrine phrénologique un caractère scientifique vraiment spécial, et l'on devrait s'en tenir toujours aux seules généralités fondamentales que j'en ai ci-dessus détachées. Car, le but philosophique de toute théorie biologique devant être, comme je l'ai établi, de constituer une exacte harmonie entre l'analyse anatomique et l'analyse physiologique, cela suppose évidemment qu'elles n'ont pas d'abord été calquées l'une sur l'autre, et que chacune d'elles a été préalablement opérée d'une manière distincte. Rien ne saurait donc dispenser aujourd'hui les véritables phrénologistes, pour assurer à leur doctrine une consistance durable et un développement rationnel, qui lui garantissent enfin droit de cité dans le monde savant, de la stricte obligation de reprendre, par une série directe de travaux anatomiques, l'analyse fondamentale de l'appareil cérébral, en faisant provisoirement abstraction de toute idée de fonctions, ou, du moins, en ne l'employant qu'à titre de simple auxiliaire de l'exploration anatomique. Ceux d'entre eux qui ont déjà reconnu, quoique d'une manière beaucoup trop vague, l'évidente nécessité, dans la détermination de la prépondérance relative de chaque organe cérébral chez les divers sujets, de ne plus s'en tenir uniquement à la considération grossière du volume ou du poids de l'organe, mais d'avoir égard aussi au degré d'activité, estimé anatomiquement, par exemple, d'après l'énergie de sa circulation partielle, seront probablement disposés à bien comprendre la haute importance d'une telle considération.

À cette analyse anatomique de l'appareil cérébral, il faudra joindre, dans un ordre d'idées entièrement distinct quoique parallèle, l'analyse purement physiologique des diverses facultés élémentaires, qui devra finalement être constituée, autant que possible, en harmonie scientifique avec la première: toute idée anatomique devra, à son tour, être provisoirement écartée dans ce second travail, au lieu de la fusion anticipée qu'on veut habituellement opérer entre les deux points de vue. Sous ce nouvel aspect, et abstraction faite de toute localisation, la situation actuelle de la phrénologie n'est guère plus satisfaisante. Car, la distinction spéciale des diverses facultés fondamentales, soit intellectuelles, soit même affectives, ainsi que leur énumération, y sont encore conçues le plus souvent d'une manière très superficielle, quoiqu'il n'y ait d'ailleurs aucune comparaison à faire, quant à la positivité, avec les vaines analyses métaphysiques. Si les métaphysiciens avaient confondu toutes leurs notions psychologiques et idéologiques dans une vague et absurde unité, il est fort probable que les phrénologistes, au contraire, ont trop multiplié aujourd'hui les fonctions vraiment élémentaires. Gall en avait établi vingt-sept, ce qui, sans doute, était déjà exagéré; Spurzheim en a porté le nombre à trente-cinq, et chaque jour il tend à s'augmenter, faute de principes rationnels d'une circonscription rigoureuse, qui puisse régler la verve facile des explorateurs vulgaires. À moins que la saine philosophie n'y mette ordre, tout phrénologue créera bientôt une faculté, en même temps qu'un organe, pour peu que le cas lui semble opportun, avec presqu'autant d'aisance que les idéologues ou psychologues construisaient jadis des entités. Quelle que soit l'extrême variété des diverses natures animales, ou même celle des différens types humains, il est néanmoins sensible, puisque les actes réels supposent presque toujours le concours de plusieurs facultés fondamentales, que cette multiplicité effective, fût-elle beaucoup plus grande encore, se trouverait suffisamment représentée d'après un très petit nombre de fonctions élémentaires relatives aux deux genres dans lesquels se subdivisent l'ordre moral et l'ordre intellectuel. Si, par exemple, le nombre total des facultés était réduit à douze ou à quinze très tranchées, leurs combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, etc., correspondraient, sans doute, à des types bien plus multipliés qu'il n'en peut réellement exister, en se bornant même à distinguer, d'après le degré normal d'activité de chaque fonction, deux autres degrés nettement caractérisés, l'un supérieur, et l'autre inférieur. Mais l'exhorbitante multiplication des facultés fondamentales n'est pas, en elle-même, aussi choquante que la frivole irrationnalité de la plupart des prétendues analyses qui ont jusqu'ici présidé à leur distinction. Dans l'ordre intellectuel surtout, les aptitudes ont été presque toujours fort mal caractérisées, même abstraction faite des organes. C'est ainsi, pour me borner ici à un seul exemple très prononcé, qu'on a introduit une prétendue aptitude mathématique fondamentale, d'après des motifs qui auraient dû également conduire à créer autant d'autres aptitudes spéciales à l'égard de la chimie, de l'anatomie, etc., si toute la boîte osseuse n'eût pas été préalablement distribuée en irrévocables compartimens. La caractéristique a même été établie avec une telle légèreté, qu'on a choisi comme principal symptôme d'un semblable talent, l'insignifiante facilité que tant d'esprits médiocres apportent dans la rapide exécution des calculs numériques les plus automatiquement formulés, et qui, d'après le futile emploi qu'elle suppose d'un temps précieux, est, sans doute, beaucoup plus décisive ordinairement contre la capacité réelle de celui qui la présente qu'elle ne peut prouver en sa faveur. Un tel mode d'appréciation témoigne une profonde ignorance de la vraie nature des spéculations mathématiques, qui sont bien loin d'avoir un caractère intellectuel aussi spécial que l'imaginent les esprits disposés à confesser naïvement leur inaptitude à cet égard, sans soupçonner la portée des indications directes qu'ils fournissent ainsi contre eux à tout observateur philosophe. Quoique l'analyse des facultés affectives, nécessairement beaucoup plus tranchées, soit certainement bien moins imparfaite, elle présente néanmoins, dès le premier examen, plusieurs doubles emplois très sensibles. C'est ainsi, par exemple, que, après avoir justement admis la bienveillance et la sympathie comme dispositions élémentaires, Spurzheim a cru devoir ériger la justice en un nouveau sentiment fondamental, quoique ce ne soit évidemment que le résultat de l'usage de ces facultés, éclairé, en chaque cas, par une convenable appréciation intellectuelle des rapports sociaux 52.

Note 52: (retour) Cette erreur est d'autant moins excusable que Gall l'avait déjà soigneusement évitée et même signalée. On pourrait, en sens inverse, reprocher à Gall le prétendu organe de la théosophie, superfétation évidemment absurde, justement écartée par Spurzheim, si une telle notion eût été, dès l'origine, autre chose qu'une simple concession dictée par la prudence, et dont la nécessité réelle était seule très contestable.

Pour perfectionner ou rectifier cette analyse élémentaire des diverses facultés cérébrales, il serait, je crois, fort utile d'ajouter, à l'observation générale et directe de l'homme et de la société, une judicieuse appréciation physiologique des cas individuels les plus prononcés, en considérant surtout le passé. L'ordre intellectuel, qui a le plus besoin de révision, comporterait principalement l'application la plus étendue et la moins équivoque de ce procédé complémentaire. Si, par exemple, de telles monographies avaient été préalablement entreprises à l'égard des principaux géomètres, anciens ou modernes, elles auraient vraisemblablement prévenu l'aberration grossière que je viens de signaler, en montrant, avec la dernière évidence, que ce qu'on nomme l'esprit mathématique, loin de constituer aucune aptitude isolée et spéciale, présente toutes les variétés que peut offrir, en général, l'esprit humain dans tous ses autres exercices quelconques, par les différentes combinaisons des vraies facultés élémentaires. C'est ainsi que tel grand géomètre a surtout brillé par la sagacité de ses inventions, tel autre par la force et l'étendue de ses combinaisons, un troisième par le génie du langage, manifesté dans l'heureux choix de ses notations, et dans la perfection de son style algébrique, etc. On pourrait certainement découvrir, ou du moins vérifier, toutes les principales facultés vraiment fondamentales de notre intelligence, par cette seule classe du monographies scientifiques, qui comporterait plus de précision qu'aucune autre, si elle était convenablement conçue et judicieusement exécutée par un esprit assez compétent. Il en serait de même, quoiqu'à un bien moindre degré, pour les monographies analogues des plus éminens artistes. Cette considération, généralisée autant que possible, se rattache à l'utilité fondamentale de l'étude philosophique des sciences, tant sous le point de vue historique que sous le rapport dogmatique, pour la découverte des véritables lois logiques, que j'ai établie, au début de ce traité, comme l'une de ses principales applications directes: seulement il s'agit ici de la détermination préalable des diverses facultés élémentaires, et non des lois de leur action effective; mais les motifs doivent être essentiellement analogues.

L'analyse phrénologique fondamentale est donc entièrement à refaire, suivant l'esprit philosophique que je viens de caractériser, d'abord dans l'ordre anatomique, et ensuite dans l'ordre purement physiologique. Après avoir convenablement opéré ces deux analyses préliminaires, en les distinguant avec beaucoup de soin, et en dirigeant chacune d'elles conformément à sa nature, il faudra finalement établir entre elles une exacte harmonie générale, qui peut seule constituer dignement la physiologie phrénologique sur ses véritables bases rationnelles. Mais ce grand travail, qu'on peut déjà, d'après les deux leçons précédentes, regarder comme essentiellement institué à l'égard de la physiologie végétative et même de la physiologie animale proprement dite, n'est pas seulement conçu jusqu'ici, dans son ensemble, pour la physiologie cérébrale, en vertu de sa complication supérieure et de sa positivité plus récente.

Dans l'exécution difficile de cette grande opération scientifique, les phrénologistes devront certainement s'aider, d'une manière plus complète et mieux entendue qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici, des moyens généraux que fournit la philosophie biologique pour perfectionner toutes les études relatives aux corps vivans, c'est-à-dire, de l'analyse pathologique, et surtout de l'analyse comparative proprement dite. L'introduction rationnelle de ces deux puissans auxiliaires n'est aujourd'hui qu'à peine ébauchée en phrénologie: aussi n'en a-t-on tiré encore aucun parti essentiel, si ce n'est pour les généralités préliminaires. Sous le premier point de vue, on n'a point jusqu'ici convenablement appliqué aux phénomènes intellectuels et moraux le lumineux aphorisme fondamental de philosophie médicale, dont l'esprit humain est redevable à M. Broussais, et qui consiste, ainsi que je l'ai indiqué dans la quarantième leçon, à concevoir tous les phénomènes quelconques de l'état pathologique comme ne pouvant constituer jamais qu'un simple prolongement des phénomènes de l'état normal, exagérés ou atténués au-delà de leurs limites ordinaires de variation. Il est néanmoins impossible de rien comprendre aux différens genres de folie, si leur examen scientifique n'est continuellement dirigé par ce grand principe. Or, d'après cette même assimilation nécessaire entre les cas pathologiques et les cas purement physiologiques, rien ne serait plus propre que l'étude judicieuse de l'état de folie à dévoiler ou à confirmer les véritables facultés fondamentales de la nature humaine, que cette triste situation tend à faire si énergiquement ressortir, en manifestant successivement chacune d'elles dans une exaltation prépondérante, qui la sépare nettement de toutes les autres 53. Les médecins, spécialement occupés d'un tel ordre de maladies, et qui, presque toujours, sont, encore moins que la plupart des autres, sous le rapport intellectuel, ou même sous le rapport moral, au niveau de leur importante mission, tendent néanmoins, depuis Pinel, dans l'étude de ce qu'ils ont nommé les monomanies, à donner cette direction aux explorations qu'ils se sont trop exclusivement réservées. Mais une appréciation préalable beaucoup trop imparfaite du véritable état normal, et un sentiment trop vague et trop incomplet de son indispensable similitude avec l'état pathologique, ont rendu jusqu'à présent ces travaux à peu près stériles pour l'amélioration de la physiologie cérébrale. Quoique les maladies mentales ne soient plus, sans doute, sacrées, comme elles l'étaient pour Hippocrate, leurs monographies n'en consistent pas moins encore, le plus souvent, dans l'inintelligible accumulation de prétendues merveilles, qui éloignent toute idée de rapprochement positif avec l'état normal: ce sont habituellement des travaux plutôt littéraires que vraiment scientifiques. L'extrême difficulté d'un tel genre d'explorations excuse, jusqu'à un certain point, cette imperfection plus prononcée, qui tient néanmoins surtout à l'insuffisance plus profonde des observateurs, plus occupés, d'ordinaire, à régenter grossièrement leurs malades qu'à en analyser judicieusement les phénomènes. Aussi les divers successeurs de Pinel n'ont-ils réellement ajouté jusqu'ici rien d'essentiel aux améliorations introduites, il y a quarante ans, par cet illustre médecin, soit dans la théorie ou dans le traitement de l'aliénation mentale.

Note 53: (retour) Il faut signaler, à cet égard, une remarque générale, éminemment judicieuse, faite récemment par M. Broussais, et qui peut éclairer beaucoup le diagnostic de la folie, aussi bien que les vraies indications physiologiques que l'on doit induire d'un tel genre d'observations pathologiques. Elle consiste en ce que, quand l'altération principale porte directement sur les organes intellectuels, ordinairement destinés, dans l'état normal, à régler l'équilibre des diverses facultés affectives, la suppression de cette influence régulatrice peut laisser un trop libre développement au penchant ou au sentiment le plus prononcé, ce qui déguise souvent à l'observateur vulgaire le véritable siége de l'aliénation, et pourrait ainsi donner à l'ensemble du traitement une fausse direction.

Quoique l'étude des animaux ait été certainement moins stérile au perfectionnement réel de la physiologie intellectuelle et morale, il reste cependant incontestable que ce puissant moyen d'exploration a été jusqu'ici essentiellement vicié par le déplorable ascendant que conservent encore, chez la plupart des naturalistes, les vaines subtilités métaphysiques sur la comparaison entre l'instinct et l'intelligence, comme je l'ai précédemment expliqué. Si la nature animale ne saurait être rationnellement comprise que d'après son assimilation fondamentale à la nature humaine, proportionnellement au degré d'organisation, il est tout aussi indubitable, en sens inverse, pour cet ordre de fonctions comme pour tous les autres, que l'examen judicieux et graduel des organismes plus ou moins inférieurs doit éclairer beaucoup la vraie connaissance de l'homme: l'humanité et l'animalité se servent ainsi l'une à l'autre d'explication mutuelle, suivant l'esprit général de toute saine explication scientifique. L'ensemble des facultés cérébrales, intellectuelles ou affectives, constituant le complément nécessaire de la vie animale proprement dite, on concevrait difficilement que toutes celles qui sont vraiment fondamentales ne fussent point, par cela même, rigoureusement communes, dans un degré quelconque, à tous les animaux supérieurs, et peut-être au groupe entier des ostéozoaires; car, les différences d'intensité suffiraient vraisemblablement à rendre raison des diversités effectives, en ayant égard à l'association des facultés, et faisant d'ailleurs provisoirement abstraction, autant que possible, de tout perfectionnement de l'homme par le développement de l'état social: l'analogie puissante que fournissent toutes les autres fonctions tend à confirmer une telle conception. Si quelques facultés appartiennent, d'une manière vraiment exclusive, à la seule nature humaine, ce ne peut être qu'à l'égard des aptitudes intellectuelles les plus éminentes, qui doivent correspondre à la partie la plus antérieure de la région frontale: et encore cela paraîtra-t-il fort douteux, si l'on compare, sans prévention, les actes des mammifères les plus élevés à ceux des sauvages les moins développés. Il est, ce me semble, beaucoup plus rationnel de penser que l'esprit d'observation, et même l'esprit de combinaison, existent aussi, mais à un degré radicalement très inférieur, chez les animaux, quoique le défaut d'exercice, résultant surtout de l'état d'isolement, doive tendre à les engourdir, et même à en atrophier les organes. On a vainement argué, contre les animaux, du fait même de notre exclusive perfectibilité sociale, sans réfléchir que notre espèce n'a pu se développer ainsi qu'en comprimant, de toute nécessité, l'essor graduel qu'auraient pu prendre tant d'autres espèces animales susceptibles de sociabilité. Les animaux domestiques, quoique n'étant pas toujours, à beaucoup près, les plus intelligens, pourraient fournir à ce sujet d'importantes lumières, en vertu d'une plus facile exploration, surtout si l'on savait judicieusement comparer leur nature morale actuelle à celle, plus ou moins différente, qui devait correspondre aux époques plus rapprochées de leur domestication primitive; car il serait étrange que les transformations si évidentes qu'ils ont éprouvées sous tant de rapports physiques ne fussent accompagnées d'aucune variation réelle à l'égard des fonctions les plus modifiables de toutes. Mais l'extrême imperfection de l'étude phrénologique des animaux est surtout manifeste dans la dédaigneuse égalité où notre superbe intelligence enveloppe la considération intellectuelle et affective des diverses natures animales, sans avoir même ordinairement égard aux principaux degrés d'organisation. Du haut de sa suprématie, l'homme a jugé les animaux à peu près comme un despote envisage ses sujets, c'est-à-dire, en masse, sans apercevoir entre eux aucune inégalité digne d'être sérieusement notée. Il est néanmoins certain, en considérant l'ensemble de la hiérarchie animale, que, sous le rapport intellectuel et moral, aussi bien que sous tous les autres aspects physiologiques, les principaux ordres de cette hiérarchie diffèrent souvent davantage les uns des autres que les plus élevés d'entre eux ne diffèrent réellement du type humain. L'étude rationnelle des moeurs et de l'esprit des animaux est donc encore essentiellement à faire, la plupart des essais déjà tentés n'ayant pu avoir que la seule efficacité préliminaire de préparer graduellement sa véritable institution scientifique. Elle promet aux naturalistes une ample moisson d'importantes découvertes, directement applicables au progrès général de la vraie connaissance de l'homme, pourvu que, en dirigeant mieux leurs recherches, ils sachent aussi mépriser désormais, avec une fermeté plus énergique, les vaines et inconvenantes déclamations des théologiens et des métaphysiciens sur la prétendue tendance d'une telle doctrine à dégrader la nature humaine, dont elle doit, au contraire, rectifier la notion fondamentale, en fixant, avec une précision rigoureuse, et à l'abri de toute argumentation sophistique, les profondes différences qui nous séparent positivement des animaux les plus voisins.

Dans cette construction philosophique de la physiologie cérébrale, il faudra considérer, plus soigneusement qu'on ne l'a fait jusqu'ici, les deux ordres de notions générales relatives au mode d'action, qui, d'après la leçon précédente, conviennent nécessairement à tous les phénomènes quelconques de la vie animale, et que nous avons déjà examinés à l'égard des phénomènes élémentaires d'irritabilité et de sensibilité. La loi d'intermittence est, en effet, éminemment applicable aux diverses fonctions affectives et intellectuelles, en ayant égard, bien entendu, à la symétrie constante des organes, suivant la judicieuse remarque de Gall, qui devient ici plus spécialement indispensable. Mais ce grand sujet exige toutefois un nouvel examen, surtout envers les facultés mentales, vu la stricte nécessité imposée à la science de concilier leur intermittence évidente avec la parfaite continuité que semble supposer la liaison fondamentale qui unit entre elles toutes nos opérations intellectuelles, depuis la première enfance jusqu'à l'extrême caducité, et que ne peuvent même interrompre les plus profondes perturbations cérébrales, pourvu qu'elles soient passagères. Cette question, dont les théories métaphysiques ne comportaient pas seulement la position, présente certainement de grandes difficultés; mais sa solution positive doit jeter un grand jour sur la marche générale des actes intellectuels. Quant à l'association, soit synergique, soit sympathique, des diverses facultés phrénologiques, les physiologistes commencent à en bien comprendre la haute importance habituelle, quoique jusqu'ici aucune étude vraiment scientifique n'ait été directement instituée pour la recherche des lois générales de ces combinaisons indispensables. Sans une telle considération fondamentale, le nombre des penchans, des sentimens, ou des aptitudes, semblerait presque susceptible d'être indéfiniment augmenté. C'est ainsi, pour n'en citer qu'un seul exemple, tant d'explorateurs de la nature humaine ont cru devoir distinguer plusieurs sortes de courages, sous les noms de militaire, de civil, etc., quoique la disposition primitive à braver un danger quelconque doive néanmoins être toujours uniforme, et qu'elle soit seulement plus ou moins dirigée par l'intelligence. Sans doute, le martyr qui supporte, avec une fermeté inébranlable, les plus horribles supplices pour éviter seulement le désaveu solennel de ses convictions, le savant qui entreprend une expérience périlleuse dont il a bien calculé les chances, etc., pourraient fuir sur un champ de bataille s'ils étaient forcés à combattre pour une cause qui ne leur inspirerait aucun intérêt: mais leur genre de courage n'en est pas moins essentiellement identique au courage spontané et animal qui constitue la bravoure militaire proprement dite; il n'y a, entre tous ces cas, d'autre différence principale que l'influence supérieure des facultés intellectuelles, sauf toutefois les inégalités ordinaires de degré. En général, sans les diverses synergies cérébrales, ou entre les deux ordres de facultés fondamentales, ou entre les différentes fonctions de chaque ordre, il serait impossible d'analyser judicieusement la plupart des actes réels: et c'est surtout dans l'interprétation positive de chacun d'eux par une telle association, que consistera l'application habituelle de la doctrine phrénologique, quand une fois elle aura été scientifiquement constituée. Mais l'étude directe des lois de cette harmonie, et de l'équilibre moral qui en résulte, serait certainement prématurée, tant que l'analyse phrénologique élémentaire ne sera pas mieux conçue et plus arrêtée, dans son double caractère anatomique et physiologique. Quand l'époque sera venue d'examiner cet ordre important de phénomènes composés, et les déterminations volontaires qui en sont la conséquence finale, il faudra décider alors, par une exploration plus délicate, si, dans chaque véritable organe cérébral, une partie distincte n'est point spécialement affectée à l'établissement de ces diverses synergies et sympathies; comme l'ont déjà soupçonné MM. Pinel-Grandchamp et Foville, d'après quelques observations pathologiques, à l'égard de la substance blanche comparée à la substance grise, celle-ci leur ayant paru plus particulièrement enflammée dans les perturbations cérébrales qui affectaient surtout les phénomènes de la volonté, tandis que l'autre l'était davantage dans celles qui portaient principalement sur les opérations intellectuelles proprement dites.

Si l'on peut ainsi justement reprocher à la phrénologie actuelle de concevoir d'une manière trop isolée chacune des fonctions cérébrales qu'elle considère, on doit, à plus forte raison, la blâmer d'avoir trop séparé le cerveau de l'ensemble du système nerveux, quoique les premières exigeances de cette étude naissante excusent, jusqu'à un certain point, une conception aussi imparfaite. Il est néanmoins évident, comme Bichat l'a si fréquemment rappelé, que l'ensemble des phénomènes intellectuels et affectifs, malgré leur extrême importance, ne constitue, dans le système total de l'économie animale, qu'un indispensable intermédiaire entre l'action du monde extérieur sur l'animal à l'aide des impressions sensoriales, et la réaction finale de l'animal par les contractions musculaires. Or, dans l'état présent de la physiologie phrénologique, il n'existe aucune conception positive sur la co-relation générale de la suite des actes intérieurs du cerveau à cette dernière réaction nécessaire, dont on soupçonne seulement que la moelle épinière constitue vaguement l'organe immédiat 54.

Note 54: (retour) C'est à l'étude de cette réaction que se rattache l'importante considération de la traduction extérieure de l'ensemble de la constitution intellectuelle, et surtout morale, par l'état habituel du système musculaire, principalement facial, qui détermine la physionomie proprement dite. Quoique Lavater ait analysé, avec une grande sagacité, ces indications symptomatiques, dont le principe est incontestable, une telle série de recherches ne pourra prendre un caractère rationnel, et comporter une véritable utilité, à l'abri de toute induction erronée ou frivole, que lorsqu'elle pourra être subordonnée, d'après une détermination positive des vraies facultés fondamentales, aux lois générales de l'action normale de l'appareil cérébral sur l'appareil musculaire. De tels travaux seraient jusque-là évidemment prématurés: aussi Lavater n'a-t-il pu réellement former une école, faute d'une véritable doctrine, propre à rallier ses esquisses incohérentes.

Gall a très judicieusement remarqué, à ce sujet, que le système habituel des gestes offre un indice plus rationnel et moins équivoque que l'état passif de la physionomie proprement dite. La loi ingénieuse et très plausible qu'il a proposée sur la direction générale de la mimique, conformément à la prépondérance de tel ou tel organe cérébral, me paraît constituer une inspiration fort heureuse, ultérieurement susceptible d'une véritable utilité scientifique, pourvu qu'elle soit convenablement appliquée.

En généralisant autant que possible cet ordre de jugemens philosophiques, on doit enfin reconnaître que la physiologie cérébrale, lors même qu'elle envisagerait, d'une manière plus rationnelle, l'ensemble du système nerveux, présenterait aujourd'hui le grave inconvénient de trop isoler ce système du reste de l'économie. Sans doute, elle a dû d'abord écarter soigneusement les erreurs anciennes sur le prétendu siége des passions dans les organes de la vie végétative, qui eussent empêché toute conception scientifique de la nature morale de l'homme et des animaux, comme je l'ai déjà expliqué. Mais elle a depuis beaucoup trop négligé la grande influence qu'exercent sur les principales fonctions intellectuelles et affectives les divers genres des autres phénomènes physiologiques, influence si hautement signalée dans le célèbre ouvrage de Cabanis, qui, malgré le vague et l'obscurité de ses vues générales, fut néanmoins si utile à la science, en servant de précurseur immédiat à l'heureuse révolution philosophique que nous devons au génie de Gall.

L'ensemble des différentes considérations indiquées dans cette leçon, concourt donc à démontrer que la physiologie intellectuelle et morale est aujourd'hui conçue et cultivée d'une manière à la fois trop irrationnelle et trop étroite, dont l'influence, tant qu'elle subsistera, opposera nécessairement un obstacle insurmontable à tout véritable progrès d'une doctrine qui n'a fait réellement encore aucun pas important depuis sa première fondation. Cette étude, qui, par sa nature, exige, plus qu'aucune autre branche de la physiologie, l'indispensable habitude préliminaire des principales parties de la philosophie naturelle, et qui ne peut fructifier que dans les intelligences les plus vigoureuses et les mieux élevées, tend aujourd'hui, en vertu de son isolement vicieux, à descendre au niveau des esprits les plus superficiels et les moins préparés, qui la feraient bientôt servir de base à un charlatanisme grossier et funeste, dont tous les vrais savans doivent se hâter de prévenir le développement déjà imminent. Mais, quels que soient ces immenses inconvéniens, ils ne doivent point faire méconnaître l'éminent mérite d'une conception destinée, malgré son imperfection actuelle, à constituer directement l'un des principaux élémens par lesquels la philosophie du dix-neuvième siècle se distinguera définitivement de celle du siècle précédent, ce qui a été jusqu'ici si vainement tenté.

Cette dernière leçon, rattachée à l'ensemble des cinq précédentes, complète donc l'appréciation générale que je devais faire, dans la seconde partie de ce volume, du vrai génie philosophique propre à l'étude positive des corps vivans, successivement envisagés sous tous leurs divers aspects principaux. Quoique les différentes parties essentielles de cette grande science soient, sans doute, très inégalement avancées aujourd'hui, et que nous ayons reconnu l'état peu satisfaisant de toutes celles qui se rapportent directement aux idées de vie, même les plus simples, comparées à celles qui se bornent aux seules idées d'organisation, cependant un tel examen nous a montré que les branches les plus imparfaites commencent aussi à prendre un véritable caractère scientifique, à la fois positif et rationnel, plus ou moins ébauché déjà, suivant la complication correspondante des phénomènes.

L'analyse fondamentale du système de la philosophie naturelle se trouve ainsi enfin suffisamment opérée dans ce volume et dans les deux précédens, depuis la philosophie mathématique, qui en constitue la première base générale, jusqu'à la philosophie biologique, qui le termine nécessairement. Malgré l'immense intervalle qui semble séparer ces deux extrémités, nous avons pu passer de l'une à l'autre par des degrés presque insensibles, en disposant convenablement les diverses études naturelles suivant la hiérarchie scientifique établie au début de ce traité. Entre la philosophie mathématique et la physique proprement dite, s'interpose spontanément la philosophie astronomique, participant à la fois de leur double nature. De même, entre l'ensemble de la philosophie inorganique et celui de la philosophie organique, tout en maintenant à chacune son vrai génie scientifique, nous avons reconnu que la philosophie chimique constitue, par le caractère de ses phénomènes, une véritable transition fondamentale, qui n'a rien d'hypothétique, et qui établit à jamais la rigoureuse continuité du système des sciences naturelles.

Mais ce système, quoiqu'il comprenne toutes les sciences existantes, est encore évidemment incomplet, et laisse aujourd'hui une large issue à l'influence rétrograde de la philosophie théologico-métaphysique, à laquelle il réserve ainsi un ordre tout entier d'idées, les plus immédiatement applicables de toutes. Il lui manque absolument l'indispensable complément final qui peut seul assurer, en réalité, sa pleine efficacité, et organiser enfin l'irrévocable prépondérance universelle de la philosophie positive, en assujétissant aussi au même esprit scientifique, tant pour la méthode que pour la doctrine, la théorie fondamentale des phénomènes les plus compliqués et les plus spéciaux, comme je vais oser le tenter, le premier, dans le volume suivant, directement consacré à la science nouvelle que je me suis efforcé de créer sous le nom de physique sociale. Cette science vraiment définitive, qui prend nécessairement dans la science biologique proprement dite ses racines immédiates, constituera dès-lors l'ensemble de la philosophie naturelle en un corps de doctrine complet et indivisible, qui permettra désormais à l'esprit humain de procéder toujours d'après des conceptions uniformément positives dans tous les modes quelconques de son activité, en faisant cesser la profonde anarchie intellectuelle qui caractérise notre état présent. Quoique la plupart des sciences antérieures soient encore, comme nous l'avons reconnu, fort imparfaites à beaucoup d'égards essentiels, leur incontestable positivité, plus ou moins développée, suffit pleinement à rendre possible aujourd'hui cette dernière transformation philosophique, de laquelle dépendent surtout désormais leurs plus grands progrès futurs, par une meilleure organisation systématique de l'ensemble des divers travaux scientifiques, abandonnés maintenant au plus irrationnel isolement.

FIN DU TOME TROISIÈME.



TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS LE TOME TROISIÈME.

35e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la chimie.

36e Leçon. Considérations générales sur la chimie proprement dite ou inorganique.

37e Leçon. Examen philosophique de la doctrine chimique des proportions définies.

38e Leçon. Examen philosophique de la théorie électro-chimique.

39e Leçon. Considérations générales sur la chimie dite organique.

40e Leçon. Considérations philosophiques sur l'ensemble de la science biologique.

41e Leçon. Considérations générales sur la philosophie anatomique.

42e Leçon. Considérations générales sur la philosophie biotaxique.

43e Leçon. Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie végétative ou organique.

44e Leçon. Considérations philosophiques sur l'étude générale de la vie animale proprement dite.

45e Leçon. Considérations générales sur l'étude positive des fonctions intellectuelles et morales, ou cérébrales.



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