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Cours de philosophie positive. (3/6)

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D'après cette indispensable considération préliminaire, l'analyse rationnelle des principales propriétés philosophiques qui caractérisent la science biologique devient maintenant plus facile et plus nette. Examinons d'abord ces propriétés relativement à la méthode.

Sous ce premier point de vue, la philosophie biologique doit être regardée comme directement destinée, par sa nature, à perfectionner, ou, pour mieux dire, à développer, deux des plus importantes facultés élémentaires de l'esprit humain, dont aucune autre branche fondamentale de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine évolution. Je veux parler de l'art comparatif proprement dit, et de l'art de classer, qui, malgré leur co-relation nécessaire, sont néanmoins parfaitement distincts. Au sujet du premier, les explications précédemment exposées dans ce discours ont déjà suffisamment démontré l'éminente et incontestable aptitude de la biologie positive au développement spécial de ce grand moyen logique. Par cela même, la démonstration doit aussi être implicitement fort avancée à l'égard de la seconde faculté rationnelle, qui sera d'ailleurs l'objet essentiel et direct de l'une des leçons suivantes. Nous devons donc nous borner ici, en ce qui la concerne, à la simple indication sommaire, mais toutefois caractéristique, du principe philosophique fondamental, conformément à l'esprit général de ce discours.

La théorie universelle des classifications philosophiques, destinées non-seulement à faciliter les souvenirs mais surtout à perfectionner les combinaisons scientifiques, se trouve nécessairement employée, d'une manière plus ou moins importante et plus ou moins caractérisée, par l'une quelconque des différentes sciences fondamentales, qui toutes réclament inévitablement l'exercice plus ou moins prononcé de l'ensemble des diverses facultés élémentaires de notre intelligence. J'ai déjà spécialement établi, à cet égard, dès le premier volume de ce traité, que la science mathématique elle-même, source primitive de toutes les autres, nous offre spontanément une application capitale de la vraie théorie générale des classifications, par la grande conception, trop peu appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la classification fondamentale des surfaces en familles naturelles d'après leur mode de génération, où l'on peut reconnaître tous les caractères philosophiques essentiels des saines méthodes zoologiques et botaniques, avec la pureté et la perfection supérieures que devait comporter la nature si éminemment simple d'un tel sujet. Toutefois, quelle que soit l'importance des remarques analogues auxquelles peuvent aussi donner lieu les diverses branches de la philosophie inorganique, et notamment la science chimique, on doit incontestablement reconnaître que le principal développement philosophique de l'art de classer était nécessairement réservé à la science biologique. Car, il est évident, en général, que chacune de nos facultés élémentaires doit être spécialement développée par celle de nos études positives fondamentales qui en exige la plus urgente application, et qui lui présente, en même temps, le champ le plus étendu, ainsi que je l'ai déjà remarqué, à tant d'autres égards, dans les précédentes parties de cet ouvrage. Or, sous l'un et l'autre aspect, aucune science ne saurait tendre, par sa nature, aussi directement ni aussi complètement que la biologie à favoriser l'essor spontané de la théorie générale des classifications. D'abord, aucune ne pouvait éprouver, d'une manière aussi profonde, le besoin capital des classifications rationnelles, non-seulement en vertu de l'immense multiplicité des êtres distincts, et pourtant analogues, que les spéculations biologiques doivent inévitablement embrasser; mais surtout par la nécessité fondamentale d'organiser, entre tous ces êtres divers, une exacte comparaison systématique, qui constitue, comme nous l'avons reconnu, le plus puissant moyen d'investigation propre à l'étude positive des corps vivans, et dont l'application régulière exige évidemment l'institution préalable de la vraie hiérarchie biologique, considérée au moins dans ses dispositions les plus générales. En second lieu, les mêmes caractères essentiels qui rendent ici absolument indispensables les classifications philosophiques, tendent éminemment aussi à provoquer et à faciliter leur établissement spontané. Les esprits étrangers à la philosophie biologique doivent, au premier aspect, regarder le nombre et la complication des sujets à classer comme autant d'obstacles élémentaires à leur disposition systématique. Mais, en réalité, on doit concevoir, au contraire, que la multiplicité même des êtres vivans et l'extrême diversité de leurs rapports tendent naturellement à rendre leur classification plus facile et plus parfaite, en permettant de saisir entre eux des analogies scientifiques à la fois plus spontanées, plus étendues, et plus aisées à vérifier sans équivoque. Cette loi philosophique est tellement incontestable que nous reconnaîtrons spécialement, dans la quarante-deuxième leçon, que, si la classification rationnelle des animaux est, par sa nature, très supérieure à celle des végétaux, cette différence résulte précisément de la variété et de la complication beaucoup plus grandes des organismes animaux, qui offrent ainsi plus de prise à l'art de classer. J'ai déjà fait, en philosophie mathématique, une remarque analogue, en opposant à la classification, si imparfaitement ébauchée jusqu'à présent, des courbes, et même des courbes planes, la parfaite disposition systématique du vaste ensemble total des surfaces; ce qui tient, en effet, à ce que les surfaces, par leur multiplicité et leur complication supérieures, nous permettent d'établir entre elles des comparaisons, soit géométriques, soit analytiques, plus nettes et mieux caractérisées que celles relatives à l'étude trop restreinte et trop homogène des courbes, et surtout des courbes planes. On conçoit donc aisément, par ces divers motifs, que la nature même des difficultés fondamentales propres à la science biologique ait dû à la fois y exiger et y permettre le développement le plus prononcé et le plus spontané de l'art général des classifications rationnelles.

C'est donc essentiellement à une telle source que tout philosophe judicieux devra venir toujours puiser l'exacte connaissance de cet art capital, dont on ne saurait, d'aucune autre manière, se former jamais une juste idée, dans quelque sujet qu'on se propose d'ailleurs d'en réaliser l'application ultérieure. Parmi les géomètres, les astronomes, les physiciens, et même les chimistes, ceux dont l'esprit, quelque éminent qu'on le suppose, n'a jamais convenablement franchi les bornes spéciales de leurs études, se font ordinairement remarquer par d'étranges aberrations relativement aux conditions fondamentales de la vraie théorie des classifications quelconques, soit qu'il s'agisse de la formation des groupes naturels, ou de leur coordination rationnelle, double élément philosophique de cette théorie, et surtout du principe général de la subordination des caractères, qui constitue son artifice le plus essentiel. Sous ces trois importans rapports, les biologistes, seuls entre toutes les classes de savans, peuvent aujourd'hui avoir habituellement des notions nettes et positives. C'est uniquement à leur école que les autres philosophes positifs peuvent désormais apprendre à cultiver avec succès cette faculté essentielle, de manière à en introduire, dans les autres sciences fondamentales, d'heureuses applications, que plusieurs d'entr'elles réclament maintenant à divers égards. J'ai spécialement insisté, dans la première partie de ce volume, sur l'urgente nécessité philosophique où se trouvent aujourd'hui les chimistes de recourir à un tel moyen d'éducation logique, pour réaliser convenablement le perfectionnement capital le plus indispensable à la constitution actuelle de leur science. Quoique le génie de Monge ait su faire instinctivement, dans sa principale conception mathématique, un admirable usage du véritable principe général de la théorie des classifications rationnelles, sans que ses travaux aient laissé d'ailleurs aucune trace appréciable de l'influence indirecte exercée, à cet égard, sur son intelligence par les considérations de philosophie biologique, je n'hésite pas néanmoins à conjecturer que ce génie, qui n'était point exclusivement mathématique, puisqu'il a découvert, d'une manière si originale, la vraie composition de l'eau, fut éminemment excité et même dirigé à ce sujet, à son insu sans doute, par l'inévitable réaction des belles discussions philosophiques qui alors retentissaient partout autour de lui sur cette question fondamentale, depuis la mémorable impulsion que l'esprit humain avait reçue des grands travaux de Bernard de Jussieu et de Linné.

Ainsi, l'étude positive des corps vivans est essentiellement destinée, par sa nature, sous le point de vue logique, au développement général de l'art universel de classer, aussi bien que de l'art comparatif proprement dit. Ces deux attributs caractéristiques devraient lui attirer, d'une manière toute spéciale, l'attention profonde de tout esprit philosophique, même abstraction faite du haut intérêt scientifique qu'inspirent naturellement les connaissances capitales qu'elle se propose définitivement de nous dévoiler. On peut assurer à cet égard, sans aucune exagération, que toute intelligence restée étrangère aux études biologiques, n'a pu recevoir qu'une éducation radicalement imparfaite, puisqu'elle a laissé dans l'inaction plusieurs des facultés fondamentales dont l'ensemble constitue le pouvoir positif général de l'esprit humain. C'est ainsi que, conformément au principe essentiel de ma philosophie, la méthode positive universelle, malgré son invariabilité nécessaire, ne saurait être vraiment connue, sous tous ses aspects importans, que par l'examen approfondi de tous les divers élémens de la hiérarchie scientifique; car chacun d'eux possède, par sa nature, la propriété exclusive de développer spécialement quelqu'un des grands procédés logiques dont la méthode est composée. Quoique les sciences les plus générales et les plus simples soient directement indépendantes des sciences plus particulières et plus compliquées, qui, au contraire, reposent immédiatement sur elles; on vérifie ici néanmoins, d'une manière irrécusable, l'inévitable réaction logique que les moins parfaites doivent exercer sur les plus parfaites, à l'amélioration fondamentale desquelles elles peuvent ainsi utilement concourir, par les facultés rationelles qu'il leur appartient de cultiver éminemment. Telle est la grande considération philosophique qui fait à la fois ressortir, et le principe de subordination nécessaire, propre à constituer la vraie hiérarchie scientifique, et le consensus général, d'où résulte la rigoureuse unité du système. Lorsque ces notions capitales seront enfin convenablement examinées, je parviendrai aisément, sans doute, à rendre sensible la profonde irrationnalité du mode actuel d'isolement exclusif qui préside encore à l'organisation essentielle de nos études positives, et qui est aussi nuisible à leurs divers progrès spéciaux qu'à leur action collective sur le gouvernement intellectuel de l'humanité.

Il nous reste maintenant à envisager, sous le point de vue scientifique proprement dit, les propriétés philosophiques directes de la science biologique, c'est-à-dire, sa haute participation spéciale à l'irrévocable émancipation de la raison humaine, et à son développement fondamental, considéré désormais, non plus seulement quant à la méthode positive, mais aussi quant à l'esprit positif, dont cette grande science est si clairement destinée à fournir l'indispensable complément.

Nous pouvons, d'abord, vérifier ici et appliquer la loi générale que j'ai établie à ce sujet en examinant de la même manière les deux dernières branches de la philosophie inorganique, et surtout la chimie. Elle consiste, comme on l'a vu, en ce que l'étude positive d'un ordre quelconque de phénomènes tend toujours directement à détruire radicalement toutes les conceptions essentielles de la philosophie théologique, par ces deux voies universelles, complémentaires l'une de l'autre, de la prévision rationnelle des phénomènes, et de la modification volontaire que l'homme exerce sur eux; la dernière faculté devenant nécessairement plus étendue, pendant que la première devient moins parfaite, à mesure que le genre des phénomènes se complique davantage; de façon à constater sans cesse, d'une manière également irrécusable, quoique à l'aide de procédés différens, que les divers événemens du monde réel ne sont pas régis par des volontés surnaturelles, mais par des lois naturelles. La science biologique confirme éminemment cette double tendance nécessaire.

Quoique sa complication caractéristique doive, sans doute, lui permettre beaucoup moins, surtout dans son état actuel d'imperfection, de développer la faculté de prévision, on conçoit cependant, d'après la définition même que j'en ai donnée, que la biologie positive a aussi sa manière scientifique propre de témoigner directement son incompatibilité radicale avec les fictions théologiques, et avec les entités métaphysiques. Un tel témoignage général résulte inévitablement, en effet, de cette exacte analyse des diverses conditions, soit organiques, soit extérieures, indispensables à chacun des actes de l'existence des corps vivans, analyse qui constitue immédiatement l'objet perpétuel de toutes les études anatomiques ou physiologiques. L'opposition spontanée de ce genre de recherches à toute conception théologique ou métaphysique doit être aujourd'hui particulièrement remarquée à l'égard des théories relatives aux phénomènes intellectuels et affectifs, dont le positivisme est si récent, et qui sont enfin les seuls, avec les phénomènes sociaux qui en dérivent, au sujet desquels la lutte demeure encore engagée, pour le vulgaire des esprits, entre la philosophie positive et l'ancienne philosophie. Ces phénomènes sont en effet, en vertu même de leur complication supérieure, ceux dont l'accomplissement régulier exige nécessairement le concours le plus déterminé de l'ensemble le plus étendu de conditions diverses, tant extérieures qu'intérieures; en sorte que leur étude positive peut faire plus aisément ressortir, avec une évidence irrésistible pour les intelligences les moins cultivées, la profonde inanité nécessaire des prétendues explications abstraites émanées de la philosophie théologique ou métaphysique: ce qui rend facilement raison de l'aversion plus prononcée que cette étude a le privilége d'inspirer spontanément aujourd'hui aux différentes sectes de théologiens et de métaphysiciens. Le public impartial ne pouvait, sans doute, éviter d'être vivement frappé des vains efforts de ceux-ci pour faire concorder le jeu illusoire des influences surnaturelles ou des entités psychologiques, dans la production des phénomènes moraux, avec l'étroite dépendance où le milieu et l'organisme tiennent si évidemment ces phénomènes, à mesure qu'elle a été dévoilée ou signalée par les travaux des anatomistes et des physiologistes modernes. Tels sont, sous ce premier point de vue, les grands services que le développement de la science biologique a directement rendus à l'établissement philosophique de la doctrine positive universelle, qu'elle a mise enfin en possession de la partie du domaine intellectuel sur laquelle l'ancienne philosophie avait fondé, avec le plus de sécurité, son principal point d'appui.

Cette tendance spontanée de l'ensemble des saines études anatomiques ou physiologiques à positiver immédiatement nos conceptions les plus compliquées devient encore plus manifeste, si nous considérons maintenant les phénomènes vitaux sous le second aspect philosophique indiqué ci-dessus, c'est-à-dire, comme éminemment modifiables. Le concours beaucoup plus étendu de conditions hétérogènes, qu'exige nécessairement l'accomplissement de ces phénomènes, nous permet, en effet, de les modifier, bien plus que tous les autres, au gré de notre intervention, à l'action de laquelle la plupart de ces conditions sont, par leur nature, accessibles, soit qu'elles se rapportent à l'organisme ou au système ambiant. Or, cette faculté volontaire de troubler de tels phénomènes, de les suspendre, et même de les détruire, devient ici tellement frappante, qu'elle doit immédiatement conduire à repousser toute idée d'une direction théologique ou métaphysique. Comme la précédente, dont elle ne constitue, à vrai dire, qu'un simple prolongement mieux caractérisé, cette nouvelle influence philosophique de la biologie positive est plus spécialement prononcée à l'égard des phénomènes moraux proprement dits, les plus modifiables de tous les phénomènes organiques. Le psychologue le plus obstiné ne saurait, sans doute, persister à soutenir la souveraine indépendance de ses entités intellectuelles, si seulement il daignait réfléchir, par exemple, que la simple inversion momentanée de sa station verticale ordinaire suffit pour opposer aussitôt un insurmontable obstacle au cours de ses propres spéculations.

Par ces deux ordres de considérations, les doctrines biologiques rachètent donc très complétement, sous le rapport anti-théologique ou antimétaphysique, la moindre perfection nécessaire de leur caractère scientifique en ce qui concerne la prévision systématique des phénomènes correspondans. Toutefois, quoique nous devions certainement regretter beaucoup, à d'autres égards, que cette divination rationnelle soit, en biologie, aussi imparfaite, il importe de remarquer ici que cette faculté n'a pas besoin d'être fort développée pour produire suffisamment un tel effet philosophique, même abstraction faite de tout autre motif. Car, en voyant, ne fût-ce que dans quelques cas bien caractérisés, les événemens biologiques s'accomplir d'une manière essentiellement conforme aux prévisions de la science, ce qui, incontestablement, a souvent lieu, même aujourd'hui, entre les limites de variation convenables à la nature des phénomènes, le bon sens du vulgaire ne peut s'empêcher de reconnaître que ces phénomènes sont, comme tous les autres, assujettis à d'invariables lois naturelles, dont la complication inévitable est la seule cause des contradictions réelles que peuvent essuyer, en d'autres occasions, nos déterminations scientifiques. La conclusion philosophique ne saurait devenir radicalement impossible, que si la prévision scientifique était toujours en défaut; ce que les détracteurs les plus exagérés des doctrines anatomiques et physiologiques n'oseraient, sans doute, prétendre désormais.

Indépendamment de cette spéciale influence philosophique, analogue à celle des autres sciences fondamentales, et seulement plus prononcée à certains égards et moins à d'autres, l'étude positive des corps vivans a constamment soutenu, dès sa naissance, contre le système général de la philosophie théologique et métaphysique, une lutte plus originale et plus directe, à l'issue de laquelle elle a tendu à transformer définitivement un dogme ancien en un principe nouveau, aussi réel que le premier était vain, et aussi fécond que celui-ci était stérile. Chaque branche essentielle de la philosophie inorganique nous a déjà manifesté, sous un aspect plus ou moins capital, une semblable propriété. Je l'ai signalée, au commencement de ce volume, pour la chimie, substituant, à l'absurde idée primitive des destructions et créations absolues de matière, l'exacte notion générale des décompositions et recompositions perpétuelles. Dans le volume précédent, l'astronomie nous avait d'abord montré cette tendance sous un point de vue encore plus immédiat et plus fondamental, en représentant l'ordre essentiel du monde comme le résultat nécessaire et spontané de l'action mutuelle des principales masses qui le composent, en même temps qu'elle ruine radicalement, avec une irrésistible évidence, l'hypothèse des causes finales et de tout gouvernement providentiel. La science biologique, constituée, par sa nature, plus profondément qu'aucune autre, en harmonie philosophique, directe et générale, avec la science astronomique, ainsi que je l'ai établi, est venue enfin compléter, pour les phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués, l'ensemble de cette grande démonstration. Attaquant à son tour, et à sa manière, le dogme élémentaire des causes finales, elle l'a graduellement transformé dans le principe fondamental des conditions d'existence, dont le développement et la systématisation appartiennent, sans aucun doute, à la biologie, quoique, en lui-même, il soit, d'ailleurs, essentiellement applicable à tous les ordres quelconques de phénomènes naturels.

À la vérité, l'irrationnelle éducation préliminaire de la plupart des anatomistes et des physiologistes actuels les conduit encore trop souvent à employer un tel principe avec des formes qui le dénaturent, en le rapprochant mal à propos du dogme théologique qu'il a remplacé. Le véritable esprit général de la science biologique doit certainement nous conduire à penser que, par cela même que tel organe fait partie de tel être vivant, il concourt nécessairement, d'une manière déterminée, quoique peut-être inconnue, à l'ensemble des actes qui composent son existence: ce qui revient simplement à concevoir qu'il n'y a pas plus d'organe sans fonction que de fonction sans organe. Puisque le développement précis de la co-relation nécessaire entre les idées d'organisation et les idées de vie constitue, comme je l'ai établi, le but caractéristique de toutes nos études biologiques, une telle disposition intellectuelle est donc éminemment philosophique et d'un usage indispensable. Mais il faut convenir que cette tendance systématique à regarder tout organe quelconque comme exerçant nécessairement une certaine action, dégénère encore très fréquemment en une aveugle admiration anti-scientifique du mode effectif d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Une semblable disposition, émanation évidente de l'ancienne suprématie théologique, est en opposition directe avec toute saine interprétation du principe des conditions d'existence, d'après lequel, quand nous avons observé une fonction quelconque, nous ne saurions être surpris que l'analyse anatomique vienne réellement dévoiler, dans l'organisme, un mode statique propre à permettre l'accomplissement de cette fonction. Cette admiration irrationnelle et stérile, en nous persuadant que tous les actes organiques s'opèrent aussi parfaitement que nous puissions l'imaginer, tend immédiatement à comprimer l'essor général de nos spéculations biologiques: elle conduit souvent à s'émerveiller sur des complications évidemment nuisibles 26. Les philosophes qui ont le plus insisté à cet égard, ne se sont point aperçus, sans doute, qu'ils finissaient par marcher directement eux-mêmes contre le but religieux qu'ils s'étaient proposé, puisqu'ils assignaient ainsi la sagesse humaine pour règle et même pour limite à la sagesse divine, qui, dans un tel parallèle, devait se trouver plus d'une fois réellement inférieure. Quoique notre imagination reste nécessairement circonscrite, en tous genres, dans la seule sphère de nos observations effectives, et que, par suite, il nous soit surtout impossible d'imaginer des organismes radicalement nouveaux, on ne saurait douter, néanmoins, ce me semble, que le génie scientifique ne soit aujourd'hui, même en biologie, assez développé et assez émancipé pour que nous puissions directement concevoir, d'après l'ensemble de nos lois biologiques, des organisations qui diffèrent notablement de toutes celles que nous connaissons, et qui leur seraient incontestablement supérieures sous tel point de vue déterminé, sans que ces améliorations fussent inévitablement compensées, à d'autres égards, par des imperfections équivalentes. Cette faculté me paraît tellement irrécusable, que je n'ai point hésité précédemment à proposer l'emploi systématique d'un tel ordre de fictions scientifiques comme propre à introduire désormais, dans les élémens de la philosophie biologique, un perfectionnement réel, bien que simplement accessoire.

Note 26: (retour) On peut, à ce sujet, indiquer, comme un exemple frappant de cette absurde disposition, la puérile affectation de certains philosophes à vanter la prétendue sagesse de la nature dans la structure de l'oeil, particulièrement en ce qui concerne le rôle du cristallin, dont ils sont allés jusqu'à admirer l'inutilité fondamentale, comme s'il pouvait y avoir beaucoup de sagesse à introduire aussi intempestivement une pièce qui n'est point indispensable au phénomène, et qui néanmoins devient, en certains cas, capable de l'empêcher entièrement. Il serait aisé d'en dire autant d'une foule d'autres particularités organiques; et, entre autres, de la vessie urinaire, qui, envisagée comme un simple récipient de l'appareil dépurateur, n'a sans doute qu'une importance très secondaire, et dont la principale influence, dans les animaux supérieurs et surtout dans l'homme, consiste certainement à déterminer souvent un grand nombre de maladies incurables. En général, l'analyse pathologique ne démontre que trop clairement que l'action perturbatrice de chaque organe sur l'ensemble de l'économie est fort loin d'être toujours exactement compensée par son utilité réelle dans l'état normal. Si, entre certaines limites, tout est nécessairement disposé de manière à pouvoir être, on chercherait néanmoins vainement, dans la plupart des arrangemens effectifs, des preuves d'une sagesse réellement supérieure, ou même seulement égale, à la sagesse humaine.

Malgré les reproches plus ou moins graves qu'on est en droit d'adresser, sous ce rapport, aux habitudes actuelles de presque tous les biologistes, l'aptitude fondamentale de la science biologique à développer spontanément et à mettre dans tout son jour le principe philosophique des conditions d'existence, n'en demeure pas moins irrécusable. Aucune science ne pouvait, sans doute, faire, de ce grand principe, un usage aussi étendu et aussi capital, que celle qui, par sa nature, s'occupe continuellement d'établir une exacte harmonie entre la considération du moyen et celle du but, outre que la difficulté caractéristique du sujet devait y rendre un tel secours encore plus indispensable. La science sociale, comme je l'expliquerai dans le volume suivant, est, après la biologie, celle qui comporte et qui exige même l'application la plus complète et la plus importante de ce principe général, dont elle doit achever de développer l'esprit et de constater la féconde efficacité. Cette application ultérieure constituait pour moi un nouveau motif de signaler ici plus spécialement la véritable origine philosophique d'une telle notion fondamentale. On conçoit d'ailleurs que cette notion convient nécessairement à tous les ordres de phénomènes sans exception, puisqu'il n'en saurait exister aucun où l'on ne puisse réaliser plus ou moins la distinction capitale, si bien établie par M. de Blainville, comme je l'ai indiqué dès la première leçon, entre l'analyse statique du sujet et son analyse dynamique. Le principe philosophique des conditions d'existence n'est autre chose, en effet, que la conception directe et générale de l'harmonie nécessaire de ces deux analyses. Si ce principe est éminemment adapté à la nature de la science biologique, il n'en peut exister d'autre motif que l'importance très supérieure et le caractère beaucoup plus prononcé que doit prendre spontanément, en biologie, cette double analyse.

Telles sont, sous le point de vue de la doctrine, les grandes propriétés philosophiques qui appartiennent spécialement, de la manière la moins équivoque, à la biologie positive. Il résulte évidemment de leur examen sommaire, comme nous l'avons déjà reconnu quant à la méthode, que l'esprit positif ne saurait être complétement développé, dans toutes ses diverses dispositions essentielles, chez ceux qui n'ont point convenablement étudié le nouvel aspect fondamental qu'il affecte dans la science des corps vivans, même abstraction faite des inconvéniens directs d'une semblable ignorance. Aussi, vu l'extrême imperfection et les profondes lacunes de nos éducations scientifiques actuelles, même les moins irrationnelles, on ne doit pas être étonné de rencontrer si fréquemment le déplorable spectacle d'intelligences, éminentes sur certains points déterminés, et presque puériles sur un grand nombre d'autres non moins importans. Quoique plusieurs philosophes aient vainement tenté d'ériger, en une sorte de principe permanent, cette anomalie trop commune aujourd'hui, il n'est pas douteux néanmoins qu'elle est uniquement le résultat transitoire de l'espèce d'interrègne intellectuel qu'a dû produire la lente et difficile révolution qui conduit enfin l'esprit humain de la philosophie théologique et métaphysique à un système homogène complet et exclusif de philosophie positive, dont l'universelle prépondérance fera naturellement cesser cette vicieuse disparité.

Pour terminer enfin l'examen philosophique de l'ensemble de la science biologique, envisagé sous tous les divers points de vue fondamentaux, il ne nous reste plus maintenant qu'à jeter rapidement un coup d'oeil général sur la division principale de ses différentes parties essentielles et sur la coordination rationnelle qui leur est propre.

Les divers aspects généraux sous lesquels tout corps vivant peut être étudié, ont été caractérisés, de la manière la plus nette et la plus rationnelle, par M. de Blainville, dans les prolégomènes de son cours de physiologie comparée. Au premier abord, leur intime connexion nécessaire semble devoir présenter l'étude complète de chaque organisme comme formant, malgré son immense étendue, un tout absolument indivisible. Mais la séparation philosophique de ces différens points de vue n'importe pas moins au progrès réel d'un tel ordre de connaissances que leur judicieuse coordination. Cette division et cette subordination résultent ici spontanément l'une et l'autre de la simple application directe des principes élémentaires de classification encyclopédique que j'ai établis, dès le début de ce traité, pour une catégorie quelconque de phénomènes naturels, principes dont l'usage ne saurait être à la fois plus évident ni plus indispensable que dans le cas actuel. La positivité beaucoup plus récente des diverses études organiques, et en même temps leur harmonie bien plus prononcée, conduisent encore habituellement à maintenir entre elles une confusion vicieuse, déjà essentiellement dissipée à l'égard de tous les phénomènes antérieurs, et qui entrave à un haut degré la marche générale de chacune d'elles; aussi, afin de circonscrire nettement le véritable champ de la biologie proprement dite, sommes-nous obligés ici de signaler, d'une manière spéciale quoique très sommaire, une discussion philosophique dont la nature mieux appréciée des autres sciences fondamentales nous avait jusqu'à présent dispensés. Cette discussion sera, par les mêmes motifs, encore plus essentielle, dans le volume suivant, relativement à la physique sociale.

Suivant le principe philosophique posé dès la deuxième leçon, nous ne devons admettre, pour un ordre quelconque de phénomènes, au rang des sciences vraiment fondamentales, que celles qui sont à la fois spéculatives et abstraites. Or, en considérant d'abord le premier caractère, qui correspond à la division capitale entre la théorie et la pratique, j'ai déjà suffisamment examiné, au commencement de ce discours, les motifs essentiels qui doivent faire constamment écarter, avec une scrupuleuse rigueur, de la science biologique proprement dite, toute recherche relative à des applications immédiates, dans l'intérêt commun des études théoriques et des études pratiques, dont les unes seraient dénaturées et les autres entravées par ce mélange irrationnel. Ici les études pratiques, philosophiquement envisagées, se rapportent à ces deux grands sujets: 1º. L'éducation des êtres vivans, végétaux et animaux, c'est-à-dire la direction systématique de l'ensemble de leur développement pour un but déterminé; 2º. Leur médication, c'est-à-dire l'action rationnelle exercée par l'homme pour les ramener à l'état normal 27. L'une et l'autre application générale constituent, par leur nature, une suite de corollaires philosophiques de l'exacte connaissance des lois biologiques, et ne sauraient reposer solidement sur aucune autre base. Sans doute, ces deux études secondaires peuvent, à leur tour, utilement réagir sur l'étude fondamentale, en fournissant à la biologie d'importantes indications, dont il serait absurde de vouloir la priver. Cela est surtout sensible à l'égard des effets thérapeutiques, dont l'analyse scientifique a si fréquemment éclairé le mode réel d'accomplissement des divers phénomènes vitaux. Mais, malgré ces emprunts intéressans, la biologie n'en est pas moins radicalement indépendante de la thérapeutique, qui, au contraire, est nécessairement fondée sur elle; on doit même remarquer, à ce sujet, que lorsque la physiologie utilise ainsi les observations médicales, c'est toujours à titre d'une simple expérimentation indirecte, et abstraction faite de toute idée de médication: car, une mauvaise médication, convenablement analysée, est tout aussi propre qu'une bonne à l'éclaircissement des questions physiologiques, pourvu que les effets en aient été soigneusement observés. Cette remarque est également applicable aux observations relatives à l'art de l'éducation, que les physiologistes ont d'ailleurs jusqu'ici beaucoup trop négligé de consulter. Ainsi, malgré ces importantes relations, l'indépendance et l'isolement de la biologie spéculative n'en demeurent pas moins incontestables.

Note 27: (retour) Dans cette seconde application, la médecine humaine est nécessairement comprise, comme cas principal. Mais il n'en est pas de même sous le premier point de vue. Quelque influence capitale que la biologie proprement dite doive, sans doute, exercer sur la détermination, soit générale, soit spéciale, du plan rationnel de l'éducation humaine, ce serait exagérer très vicieusement cette relation indispensable que de ranger cette grande question sous la compétence exclusive et directe de la science biologique. Car, l'éducation réelle de l'homme étant surtout dominée, à chaque époque, par l'état correspondant du développement social, c'est à la physique sociale, et non à la biologie, qu'il appartient principalement de la diriger toujours, afin d'éviter les utopies absolues et plus ou moins vagues, que toute autre manière de s'écarter de l'empirisme à cet égard tendrait inévitablement à faire naître, comme je l'expliquerai dans le volume suivant.

En second lieu, l'étude des phénomènes vitaux doit être exactement assujettie, comme celle de tous les autres phénomènes naturels, à la division scientifique moins tranchée, mais presque aussi indispensable, de l'ensemble de nos recherches spéculatives en abstraites et concrètes; les unes seules vraiment fondamentales, les autres purement secondaires, quelle que soit leur extrême importance. L'étude concrète de chaque organisme comprend deux branches principales: 1º. son histoire naturelle proprement dite, c'est-à-dire, le tableau rationnel et direct de l'ensemble de son existence réelle; 2º. sa pathologie, c'est-à-dire l'examen systématique des diverses altérations dont il est susceptible, ce qui constitue une sorte d'appendice et de complément de son histoire. Ces deux ordres de considérations sont également étrangers, par leur nature, au vrai domaine philosophique de la biologie proprement dite. En effet, celle-ci doit toujours se borner à l'étude essentielle de l'état normal, en concevant l'analyse pathologique comme un simple moyen d'exploration, ainsi que je l'ai expliqué. De même, quoique les observations d'histoire naturelle puissent fournir à l'anatomie et à la physiologie de très précieuses indications, la vraie biologie n'en doit pas moins, tout en se servant d'un tel moyen, décomposer toujours l'étude, soit statique, soit dynamique, de chaque organisme dans celles de ses diverses parties constituantes, sur lesquelles seules peuvent immédiatement porter les lois biologiques fondamentales; tandis qu'une telle décomposition est, au contraire, directement opposée au véritable esprit de l'histoire naturelle, où l'être vivant est constamment envisagé dans l'ensemble indivisible de toutes ses différentes conditions d'existence. Si, d'une part, il est évident que l'analyse rationnelle de l'état pathologique suppose nécessairement la connaissance préalable des lois relatives à l'état normal, dont elle constitue un simple corollaire universel; d'une autre part, il n'est pas moins incontestable que l'établissement des saines théories générales de la biologie proprement dite, où tous les élémens de l'organisation et de la vie ont été ramenés à des lois uniformes et abstraites, doit spontanément conduire à l'étude concrète de leurs diverses combinaisons effectives dans chaque être particulier. Aucune autre catégorie de phénomènes ne fait ressortir d'une manière aussi prononcée la réalité et la nécessité de cette grande division philosophique entre la science abstraite, générale, et par suite fondamentale, et la science concrète, particulière, et par suite secondaire. En rapprochant ici cette division de la précédente; il convient de remarquer enfin que chacune des deux branches essentielles de la biologie concrète est plus spécialement en harmonie avec une des deux branches principales de l'art biologique, l'histoire naturelle, avec l'art de l'éducation; la pathologie, avec l'art médical. Tel est le vrai système philosophique des différentes parties générales de l'étude positive des corps vivans qui doivent être soigneusement écartées de la science biologique proprement dite, d'où elles dérivent d'une manière plus ou moins directe, désormais suffisamment caractérisée.

Ainsi, quoique la philosophie positive puisse quelquefois éprouver le besoin d'employer la dénomination de biologie pour désigner sommairement l'ensemble de l'étude réelle des corps vivans, envisagés sous tous les divers aspects généraux qui leur sont propres; on doit cependant réserver soigneusement cette importante expression comme titre spécial de la partie vraiment fondamentale de cette immense étude, où les recherches sont à la fois spéculatives et abstraites, conformément aux explications précédentes. Suivant l'esprit invariable de cet ouvrage, indiqué dès l'origine, cette partie doit seule être ici le sujet direct et permanent de notre examen philosophique, et je n'ai signalé les autres qu'afin de mieux caractériser sa véritable nature distinctive, qui se trouve ainsi très nettement prononcée. Considérons maintenant la principale distribution intérieure de cette biologie proprement dite.

On conçoit aisément d'avance qu'une telle division ne saurait être, à beaucoup près, ni aussi tranchée ni aussi importante que celles qui viennent d'être examinées, puisqu'il s'agit ici d'un sujet philosophique toujours strictement identique, dont les divers aspects spéculatifs et abstraits s'éclairent mutuellement, et sont réellement inséparables. Nous pouvons imaginer sans peine un biologiste très éminent qui ne se serait jamais sérieusement occupé d'histoire naturelle proprement dite, surtout de pathologie, et à plus forte raison de thérapeutique; à peu près comme un astronome resté étranger à l'art nautique. De tels exemples commencent heureusement à devenir aujourd'hui très marqués; et le développement ultérieur de l'étude positive des corps vivans tendra naturellement à les multiplier sans cesse et à les caractériser davantage, en y perfectionnant la saine répartition du travail intellectuel. Au contraire, nous ne saurions comprendre désormais un vrai physiologiste qui ne serait point en même temps anatomiste, ni même réciproquement: et, depuis l'établissement de ce qu'on appelle la méthode naturelle en zoologie ou en botanique, les purs classificateurs, étrangers aux spéculations anatomiques et physiologiques, ont radicalement cessé d'être possibles; comme les anatomistes et les physiologistes, à leur tour, ne peuvent plus demeurer étrangers à la théorie des classifications. Je ne doute même nullement que ces trois ordres de travaux ne soient, dans la suite, beaucoup plus simultanément cultivés que nous ne le voyons aujourd'hui, quoique chaque biologiste puisse d'ailleurs accorder à l'un d'eux une préférence spéciale, ainsi qu'on l'observe à l'égard de toute autre science fondamentale. En un mot, la division qui nous reste à considérer ne peut plus exister entre des sciences vraiment distinctes, mais seulement entre les divers élémens essentiels d'une science nécessairement unique. Tel est le principe qui doit ici distinguer une indispensable distribution des travaux d'une stérile dispersion des efforts intellectuels.

Quoiqu'il ne faille point attacher, à la division intérieure de la biologie proprement dite, une importance ni même une réalité exagérées, cette division n'en conserve pas moins une haute valeur philosophique, pour faire mieux concevoir l'ensemble rationnel de cette science fondamentale, et, par suite, pour en diriger l'exposition systématique. Une telle division consiste d'abord à décomposer, en général, l'étude spéculative et abstraite de l'organisme en statique et dynamique, suivant qu'on recherche les lois de l'organisation ou celles de la vie. En second lieu, la biologie statique doit être ensuite subdivisée en deux parties essentielles, suivant qu'on étudie isolément la structure et la composition de chaque organisme particulier, ou que l'on construit la grande hiérarchie biologique qui résulte de la comparaison rationnelle de tous les organismes connus; ces deux branches ont été fort heureusement désignées, à l'égard des animaux, par M. de Blainville, à l'aide des noms de zootomie pour la première, et de zootaxie pour la seconde, qu'il serait aisé de modifier commodément de manière à les rendre communs aux animaux et aux végétaux. La biologie dynamique, à laquelle pourrait être spécialement réservé le nom de bionomie, comme au but final de l'ensemble de ces études, ne comporte évidemment aucune subdivision analogue. Telles sont donc les trois branches générales de la science biologique: la biotomie, la biotaxie, et enfin la bionomie pure ou physiologie proprement dite; le nom de biologie étant consacré à désigner leur ensemble total.

La seule définition de ces trois parties explique suffisamment leur vraie dépendance nécessaire, et par suite, détermine, sans aucune incertitude, leur coordination philosophique. Il serait heureusement inutile aujourd'hui de démontrer que les études physiologiques supposent préalablement des notions anatomiques; personne ne conteste plus qu'il soit indispensable de connaître la structure d'un appareil avant d'en étudier le jeu. Mais la subordination générale de la bionomie envers la biotaxie est jusqu'ici beaucoup moins profondément sentie. On ne saurait douter, néanmoins, que l'exacte connaissance du véritable rang qu'occupe chaque être vivant dans la hiérarchie biologique ne constitue, par sa nature, le premier fondement nécessaire de l'étude directe de l'ensemble de ses phénomènes, dont une telle position présente immédiatement l'aperçu le plus général, comme elle en sera plus tard le résumé le plus fidèle. Nous avons d'ailleurs suffisamment constaté déjà que la considération habituelle de cette hiérarchie est rigoureusement indispensable à l'usage rationnel du plus puissant moyen d'investigation que puissent admettre les recherches physiologiques, c'est-à-dire la méthode comparative proprement dite. Ainsi, la double relation nécessaire de la biologie dynamique à la biologie statique demeure également irrécusable sous quelque aspect qu'on l'envisage.

Quant aux deux parties essentielles de la biologie statique, leur distinction doit naturellement être encore moins prononcée que celle qui les sépare l'une et l'autre de la physiologie proprement dite; et, par suite, leur vraie subordination respective est nécessairement moins sensible. Il semble même que, dans quelque ordre qu'on les place, on ne saurait éviter un véritable cercle vicieux général. Car, si, d'un côté, la classification rationnelle des êtres vivans exige la connaissance préalable de leur organisation, il est certain, d'une autre part, que l'anatomie elle-même, comme la physiologie, ne peut être convenablement étudiée, à l'égard de tous les organismes, sans se diriger toujours d'après une judicieuse institution préliminaire de la hiérarchie biologique. Aussi faut-il reconnaître, entre les études biotomiques et les études biotaxiques, une intime connexité mutuelle, qui rendra toujours solidaires leurs perfectionnemens respectifs, comme le développement de la science l'a constamment montré jusqu'ici. Néanmoins, une séparation nette et une coordination déterminée étant philosophiquement indispensables à notre intelligence, on ne saurait hésiter, ce me semble, à placer dogmatiquement la théorie de l'organisation avant celle de la classification. Car, celle-ci, à moins d'être réduite à un simple artifice mnémonique, a un besoin vraiment fondamental de la première; tandis qu'elle ne lui fournit, au contraire, qu'un important moyen de perfectionnement, dont l'absence ne s'opposerait même pas entièrement, comme nous l'avons reconnu, à un certain usage de la méthode comparative en anatomie, quoique son développement y fût, par cela même, beaucoup plus restreint. En un mot, on ne peut rationnellement classer que des organismes préalablement connus; au lieu que chacun d'eux peut et même doit être étudié, à un premier degré, sans être comparé aux autres. Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce que, dans une exposition systématique de la philosophie anatomique, on emprunte directement à la biotaxie sa construction effective de la hiérarchie organique, afin d'éviter de scinder l'étude complète de la structure, ce qui constituerait un inconvénient beaucoup plus grave que n'en peut produire une semblable anticipation. Du reste, il faut reconnaître, à ce sujet, pour trancher toute difficulté philosophique, que, d'après un ordre quelconque, une première exposition du système des connaissances biologiques ne saurait jamais être pleinement satisfaisante, si elle n'est point conçue, dès l'origine, comme devant être ultérieurement complétée par une judicieuse révision générale, destinée à faire directement ressortir les relations essentielles de chaque partie avec les autres. Cette règle ne convient pas seulement aux deux grandes sections de la biologie statique, comparées l'une à l'autre; on doit également l'appliquer à l'harmonie fondamentale entre l'ensemble de la biologie statique et celui de la biologie dynamique. En effet, si le jeu d'un appareil quelconque ne saurait être convenablement étudié sans que sa structure soit d'abord connue, il n'est pas moins incontestable, en sens inverse, que cette structure elle-même sera bien mieux appréciée lorsqu'on pourra reprendre son analyse en considérant la fonction spéciale de chaque organe. Ainsi, ces questions de priorité, entre les diverses parties constituantes d'un sujet unique, ne peuvent avoir, par leur nature, l'importance exagérée qu'on y a trop souvent attachée, même sous le point de vue didactique. Il est d'ailleurs nécessaire d'ajouter qu'une telle nécessité de révision philosophique n'est nullement particulière au système des connaissances biologiques, où elle apparaît seulement avec un caractère plus prononcé, en vertu du consensus plus profond de ces diverses études. Nous avons déjà reconnu, dans la 36º leçon, l'existence d'une nécessité analogue, quoique moins tranchée, pour l'ensemble des études chimiques. Elle se manifeste aussi, comme je l'ai remarqué, à un degré plus ou moins sensible, envers toutes les autres sciences fondamentales, dont l'exposition rationnelle serait toujours notablement perfectionnée par l'usage systématique de ce double enseignement.

La coordination philosophique des trois branches fondamentales de la biologie étant ainsi nettement caractérisée, la principale distribution intérieure de chacune d'elles, ne saurait maintenant présenter aucune difficulté essentielle. Nous pouvons la déduire, en effet, du principe universel qui a constamment dirigé jusqu'ici toutes nos distinctions encyclopédiques, et qui préside évidemment à la subordination que nous venons d'examiner, le principe du degré de généralité et d'abstraction des diverses études, d'où résulte leur vraie dépendance mutuelle. Ce principe conduit directement ici à placer la théorie, soit statique, soit dynamique, de la vie organique proprement dite avant celle de la vie animale, puisque celle-ci, en même temps qu'elle est plus spéciale et plus compliquée, repose nécessairement sur la première, qui, au contraire, en est indépendante dans ses élémens les plus essentiels. La même règle suffit aussi à établir une disposition rationnelle entre les diverses études relatives à l'une ou à l'autre vie, en plaçant toujours après les autres celles dont le sujet propre devient plus spécial et plus compliqué, et qui, par cela même, dépendent constamment des précédentes. De cette manière, la théorie des fonctions et des organes les plus élevés de l'homme termine naturellement le système biologique; et les moyens s'accumulent graduellement à mesure que les difficultés s'accroissent, comme l'exige toute judicieuse organisation des recherches scientifiques.

On a souvent agité la question si, en étudiant chaque organe ou chaque fonction dans toute la série biologique, il convient de préférer l'ordre naturel de la formation de cette série, qui commence nécessairement par l'homme, ou bien l'ordre inverse, qui présente l'avantage d'une complication croissant peu à peu. Cette question de philosophie biologique n'a pas l'importance démesurée qu'on lui a trop fréquemment attribuée, puisque tous les bons esprits reconnaissent d'ailleurs la nécessité et la possibilité d'employer tour à tour les deux ordres à l'égard d'une recherche quelconque, quel que soit celui qu'on ait d'abord adopté. Néanmoins, il faudrait ce me semble, distinguer, à ce sujet, entre l'étude de la vie organique et celle de la vie animale. Pour les fonctions fondamentales de la première, qui sont essentiellement chimiques, il est beaucoup moins nécessaire de commencer par l'homme, en descendant toujours la hiérarchie biologique. Je conçois même que l'on pourrait, sous ce point de vue, trouver un grand avantage scientifique à procéder en sens inverse, en considérant d'abord l'organisme végétal, où, comme je l'ai déjà remarqué, ces fonctions sont à la fois plus pures et plus prononcées, et comportent, à ce titre, une étude plus facile et plus complète. Du reste, il n'en serait pas moins utile de se représenter ensuite l'enchaînement opposé, afin de mieux saisir l'influence capitale exercée, dans les êtres supérieurs, par les actions animales sur les phénomènes purement végétatifs. Mais, au contraire, toute recherche, soit anatomique, soit physiologique, relative à la vie animale elle-même, serait essentiellement obscure si elle ne commençait par la considération de l'homme, seul être où un tel ordre de phénomènes soit jamais immédiatement intelligible. C'est nécessairement l'état évident de l'homme, de plus en plus dégradé, et non l'état indécis de l'éponge, de plus en plus perfectionné, que nous pouvons poursuivre dans toute la série animale, quand nous y analysons l'un quelconque des caractères constitutifs de l'animalité. Dans ce cas, les mêmes motifs qui président inévitablement à la construction de l'échelle biologique doivent aussi en diriger essentiellement l'application rationnelle, ce qui est loin d'être indispensable à l'égard des autres questions. Si nous paraissons ici nous écarter de la marche ordinaire, où nous procédions toujours du sujet le plus général et le plus simple au plus particulier et au plus complexe, c'est uniquement afin de nous mieux conformer, sans aucune puérile affectation de symétrie scientifique, au vrai principe philosophique qui nous a d'abord prescrit cette marche générale, et qui consiste à passer constamment du plus connu au moins connu. C'est, du reste, la seule classe de recherches pour laquelle une telle marche cesse d'être la plus convenable aux études biologiques.

Telles sont les considérations principales que je devais actuellement indiquer sur la division nécessaire du système des connaissances biologiques et sur la coordination rationnelle de ses vrais élémens généraux. Ainsi se trouve complété l'examen philosophique de l'ensemble de la science biologique, directement envisagée sous tous les divers aspects fondamentaux qui lui sont propres, comme je devais ici le faire. Si l'étendue de ce discours a beaucoup excédé les bornes ordinaires dans lesquelles j'avais pu renfermer jusqu'à présent l'exécution d'une telle opération philosophique à l'égard des autres sciences fondamentales, il faut l'attribuer surtout à un concours spécial et nécessaire de nouvelles difficultés capitales. Une science beaucoup plus récente, et dont le vrai caractère spéculatif, jusqu'ici plus imparfaitement apprécié, est toutefois plus important à établir avec une scrupuleuse exactitude philosophique; une destination générale moins bien connue, et néanmoins plus spécialement indispensable à définir rigoureusement; des moyens essentiels d'investigation plus variés et plus étendus, et, en même temps moins exactement jugés; des relations encyclopédiques plus multipliées et plus profondes, et cependant plus mal conçues; des propriétés philosophiques plus étendues et plus capitales, et toutefois confusément senties; enfin, des aspects élémentaires plus nombreux et mieux prononcés, et pourtant moins bien séparés et coordonnés; tous ces motifs réunis expliquent assez, sans doute, le développement inusité de cet indispensable examen. Du reste, ce grand travail préliminaire nous permettra d'exécuter maintenant, d'une manière beaucoup plus rapide, quoique suffisante à la destination de ce traité, l'appréciation philosophique plus spéciale de cette belle science fondamentale, dont les détails, d'ailleurs si peu satisfaisans jusqu'ici, ne doivent nullement nous occuper, et dont il nous reste seulement à mieux caractériser le véritable esprit, dans les leçons suivantes, par le jugement séparé de chacune de ses diverses parties essentielles, coordonnées entre elles suivant le plan général ci-dessus indiqué, depuis les simples considérations de pure anatomie jusqu'à cette étude positive des phénomènes intellectuels et effectifs les plus élevés de la nature humaine, d'où résultera ensuite la transition spontanée de la biologie à la physique sociale, objet final de cet ouvrage.




QUARANTE-UNIÈME LEÇON.




Considérations générales sur la philosophie anatomique.

D'après les principes établis dans le discours précédent, l'étude statique des corps vivans ne pouvait être philosophiquement constituée tant qu'elle n'était point systématiquement étendue à l'ensemble des organismes connus; condition que l'esprit humain n'a réellement commencé à remplir, d'une manière suffisamment large et rationnelle, que pendant la seconde moitié du siècle dernier, par les travaux de Daubenton et surtout de Vicq-d'Azyr, dont les leçons et les écrits de Cuvier ont tant propagé et accéléré l'influence régénératrice. Mais quelque indispensable que fût évidemment cette conception fondamentale pour permettre le développement de la véritable science anatomique, en résultat final des recherches préparatoires qui avaient eu lieu jusqu'alors, il importe de reconnaître que, par elle-même, elle ne pouvait entièrement suffire à imprimer à la biologie statique son vrai caractère définitif, sans avoir d'abord été complétée et régularisée d'après une autre grande notion de philosophie biologique, due au génie de notre immortel Bichat. On conçoit que j'ai ici en vue cette pensée capitale de la décomposition générale de l'organisme en ses divers tissus élémentaires, dont la haute portée philosophique ne me semble pas encore dignement appréciée.

Le développement naturel de l'anatomie comparative aurait tendu sans doute à nous dévoiler tôt ou tard, en quelque sorte spontanément, cette lumineuse analyse. Car, l'examen approfondi de l'ensemble de la hiérarchie organique, depuis les derniers rangs jusqu'à l'homme, nous présente successivement, de la manière la plus irrécusable, les différens tissus anatomiques avec tous les caractères qui leur sont propres, à mesure que les diverses fonctions, d'abord confondues et ébauchées, se spécialisent et se prononcent davantage. Mais une telle marche, quoique certaine, eût été nécessairement très lente: on en peut aisément juger en considérant combien, même aujourd'hui, la plupart des anatomistes comparans répugnent encore à abandonner enfin l'étude exclusive des appareils, malgré que, depuis Bichat, aucun d'eux ne conteste, en principe, l'importance prépondérante de l'étude des tissus. En tous genres, les changemens relatifs à la méthode sont inévitablement les plus difficiles à réaliser; et, vu la faiblesse de notre intelligence, il n'y a peut-être pas d'exemple qu'ils se soient jamais accomplis en résultat spontané des progrès successifs dirigés par les anciennes méthodes, sans l'impulsion directe et extérieure d'une nouvelle conception originale, assez énergique pour produire, dans le système de nos études, une indispensable révolution. La biologie, en vertu de sa complication supérieure, doit être plus soumise qu'aucune autre science fondamentale à une telle nécessité. A la vérité, la multiplicité bien plus variée et l'intime connexion mutuelle des différens points de vue généraux qui la caractérisent, lui présentent, comme je l'ai établi, une sorte de compensation, en augmentant les ressources essentielles qui résultent de leur application réciproque. Cette propriété a été utilisée de la manière la plus heureuse dans le cas actuel.

Quoique l'analyse zoologique fournisse le moyen le plus rationnel et le plus complet d'effectuer la séparation des divers tissus organiques, et surtout de préciser le vrai sens philosophique de cette grande notion, l'analyse pathologique offrait, par sa nature, une voie bien plus directe et plus rapide pour suggérer la première pensée d'une semblable décomposition, même en se bornant à la seule considération de l'organisme humain. Aussitôt que l'étude générale de l'anatomie pathologique eût été fondée par les travaux de l'illustre Morgagni, il était pour ainsi dire impossible, malgré la division purement topographique maintenue par ce grand anatomiste, qu'on tardât à reconnaître que, dans les maladies les mieux caractérisées, aucun organe proprement dit n'est jamais entièrement lésé, et que les altérations sont ordinairement limitées à certaines de ses parties constituantes, pendant que les autres conservent leur état normal. La distinction des divers tissus élémentaires n'aurait pu, sous aucun autre aspect, se manifester d'une manière aussi nette et aussi sensible, indépendamment de l'active sollicitude qu'une telle origine devait si directement inspirer. Par l'évidente association, dans un seul organe, de tissus restés sains à des tissus déjà altérés, et, en second lieu, par la considération, non moins décisive, des organes différens affectés de maladies semblables en vertu de la lésion d'un tissu commun, l'analyse des principaux élémens anatomiques était, de toute nécessité, spontanément ébauchée, en même temps que l'étude des tissus se présentait directement ainsi comme plus importante que celle des organes. Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage d'insister davantage sur l'influence capitale d'une telle notion pour le perfectionnement de la pathologie, dont elle constitue désormais le vrai point de départ philosophique comme Bichat l'a si bien établi. Mais j'ai jugé indispensable de caractériser nettement la nécessité intellectuelle qui devait naturellement attribuer à l'analyse pathologique l'introduction primitive d'un élément aussi essentiel de la philosophie biologique. Ce fut, en effet, l'heureuse innovation purement pathologique de Pinel sur la considération simultanée des maladies propres aux diverses membranes muqueuses, qui provoqua, comme on sait, dans le génie de Bichat, le développement de cette grande conception, si justement devenue son plus beau titre scientifique. Telle est la mémorable filiation suivant laquelle Bichat, quoique resté essentiellement étranger à l'étude de la hiérarchie organique, devait enlever, à ceux qui cultivaient spécialement l'anatomie comparative, la découverte de l'une des idées-mères les plus indispensables au perfectionnement général de la philosophie anatomique.

J'ai toujours profondément admiré, à ce sujet, avec quelle énergique supériorité intrinsèque l'intelligence de Bichat, si puissamment rappelée, par la nature de son éducation, et par l'origine même de cette grande pensée, vers la considération exclusive des applications pathologiques, avait su néanmoins se maintenir constamment au vrai point de vue général de la biologie spéculative, sans qu'un tel essor fût aucunement soutenu par la salutaire influence de l'anatomie comparative. Son travail a même essentiellement consisté, sous le point de vue philosophique, à rattacher rationnellement à l'état normal une notion primitivement déduite de l'état pathologique, en vertu probablement de cette réflexion naturelle que, si les divers tissus d'un même organe peuvent être isolément malades et chacun à sa manière, cela seul doit indiquer que, dans l'état sain, ils offrent nécessairement des modes d'existence distincts, dont la vie de l'organe est réellement composée. L'ensemble du traité de Bichat a pour objet essentiel d'établir à posteriori le développement le plus satisfaisant de ce principe évident, jusqu'alors entièrement inaperçu, et désormais inébranlable. On doit seulement regretter, à cet égard, que Bichat, en créant si glorieusement ce nouvel aspect fondamental de la science anatomique, ne l'ait point caractérisé par un titre plus expressif que celui qu'il a choisi, et dont une telle autorité tend à interdire la rectification usuelle; la dénomination d'anatomie abstraite ou élémentaire serait certainement plus convenable que le nom d'anatomie générale, pour marquer le véritable esprit qui distingue cette considération statique de l'organisme, et pour indiquer en même temps sa vraie relation avec les autres points de vue anatomiques.

Telle est l'origine propre de la grande notion primordiale qui, dans le système définitif de la saine philosophie anatomique, me paraît destinée à compléter la conception essentielle de la hiérarchie organique, ou, pour mieux dire, à diriger l'application précise de cette conception universelle à l'étude statique des corps vivans. À mes yeux, la philosophie anatomique ne commence réellement à prendre son vrai caractère définitif que depuis l'époque très récente où l'esprit humain tend à combiner profondément ces deux idées-mères. C'est donc sur cette combinaison fondamentale, jusqu'ici si imparfaitement accomplie, que notre examen philosophique doit surtout porter désormais, afin d'indiquer nettement et sa double influence nécessaire et les principales conditions qu'elle exige.

La distinction irrationnelle, encore dominante chez la plupart des anatomistes, même parmi les plus avancés, entre les différentes espèces d'anatomie, au nombre de cinq ou six au moins, suffirait seule pour constater indirectement que les divers points de vue généraux propres à la science anatomique ne sont pas aujourd'hui systématiquement coordonnés les uns aux autres d'après leurs vraies relations élémentaires. Car, une telle dispersion de la science provient surtout de la considération isolée et exclusive de chacun de ces points de vue, et témoigne clairement qu'on s'inquiète peu de leur subordination mutuelle. On peut, sans doute, pour les différens usages, poursuivre l'étude anatomique de l'organisme jusqu'à tel ou tel degré de développement spécial: on peut aussi en diriger l'application vers telle ou telle destination déterminée. Mais, si la science était définitivement constituée d'une manière vraiment philosophique, elle serait au fond toujours la même, dans quelque intention qu'elle fût étudiée, parce que tous ses divers aspects fondamentaux s'y trouveraient intimement combinés. Par leur nature, ils forment un système rationnellement indissoluble: leur vaine séparation tend à dissimuler la plus importante partie de la science, qui consiste dans le développement de leur enchaînement réciproque. Ainsi, nous ne devons ici reconnaître qu'une seule anatomie scientifique, nécessairement homogène et complète, principalement caractérisée par la combinaison philosophique de la méthode comparative avec la notion fondamentale de la décomposition des organes en tissus.

Quelle peut être, en effet, la rationnalité générale de l'anatomie comparée, même étendue à l'ensemble systématique de la hiérarchie organique, lorsqu'on persiste aujourd'hui à la réduire, comme on a dû le faire autrefois, à la seule étude des appareils, sans lui donner pour base l'étude préalable de leurs vrais élémens anatomiques? Le dernier, le plus spécial, et le plus complexe des degrés d'organisation pourrait-il être convenablement examiné, en faisant ainsi abstraction du degré le plus élémentaire, le plus général, et le plus simple? Du point de vue philosophique, il est incontestable que l'anatomie rationnelle doit nécessairement commencer par l'étude des tissus, pour analyser ensuite les lois de leurs diverses combinaisons en organes, et considérer enfin le groupement de ces organes eux-mêmes en appareils proprement dits: tel est, évidemment, l'ordre naturel et invariable des spéculations anatomiques 28. Il n'y a point là sans doute plusieurs sortes d'anatomie, mais diverses phases nécessaires et successives d'un système unique, dont chacune ne saurait être complétement jugée que par sa relation avec les autres. En elle-même, l'étude des tissus, quelque fondamentale qu'elle soit, est purement préliminaire: car, les tissus, isolément envisagés, n'ont qu'une simple existence abstraite, dont l'examen des organes et même des appareils peut seul fixer la véritable notion. D'une autre part, l'étude des appareils et des organes ne saurait avoir aucun fondement rationnel sans une exacte connaissance préliminaire des élémens anatomiques qui les composent. Ces différens aspects statiques de l'organisme sont donc nécessairement inséparables, et complémentaires les uns des autres. En un mot, pour découvrir les lois de la structure générale des corps vivans, il a été indispensable de décomposer rationnellement l'organisme: l'étude des tissus constitue le dernier terme philosophique de cette analyse fondamentale, ébauchée, dès l'origine de la science, par la subdivision presque spontanée des appareils en organes, dont la première n'est réellement qu'une suite inévitable, quoique profondément cachée.

Note 28: (retour) Pour philosopher d'une manière pleinement rationnelle sur la structure générale des corps vivans, il est même, ce me semble, indispensable d'intercaler, avec M. de Blainville, entre l'idée de tissu ou plutôt d'élément anatomique, et l'idée d'organe proprement dit, une nouvelle abstraction anatomique, qui consiste dans la notion de parenchyme, telle que l'a définie cet illustre anatomiste. Cette notion se rapporte à la pure composition, c'est-à-dire à la combinaison des élémens qui constituent chaque parenchyme existant, et abstraction faite de la considération de forme déterminée, qui devient, au contraire, le principal attribut caractéristique de l'idée d'organe. Tel doit donc être, en résumé, l'ordre graduel et définitif des divers degrés généraux de la spéculation anatomique, suivant leur enchaînement nécessaire et leur complication croissante: d'abord, le tissu ou l'élément, qui détermine la structure fondamentale; en second lieu, le parenchyme, qui fixe la composition anatomique essentielle; ensuite, l'organe, où l'on envisage surtout la forme spéciale que prend chaque parenchyme conformément à sa destination; et enfin, l'appareil, où domine la considération nouvelle de la disposition réciproque des organes constituans, auxquels d'ailleurs peuvent s'ajouter le plus souvent les produits correspondans.

Depuis que les principes essentiels de l'analyse anatomique ont été ainsi pleinement dévoilés par le génie de Bichat, l'esprit général suivant lequel l'anatomie comparée avait dû jusqu'alors être habituellement cultivée aurait sans doute radicalement changé, si la vraie capacité philosophique n'était point malheureusement la plus rare de toutes. Après la haute impulsion régénératrice que Bichat produisit, il est presque inconcevable que la plupart des anatomistes comparans persistent encore à suivre aveuglément le plan primitif des recherches, uniquement, sans doute, parce que Bichat n'avait pu lui-même donner l'exemple de la combinaison de son analyse anatomique avec l'étude déjà ébauchée de la hiérarchie organique. Il me paraît incontestable que ce puissant rénovateur n'eût point hésité à faire ce dernier pas fondamental, conséquence nécessaire de ses premiers travaux, si son admirable carrière n'avait pas été aussi déplorablement abrégée. L'impartiale postérité jugera probablement avec une haute sévérité la portée philosophique de Cuvier, malgré sa réputation infiniment exagérée, en considérant surtout que, nonobstant l'influence du grand Bichat, il a continué à s'occuper, en anatomie comparée, de l'étude exclusive des appareils, sans que jamais il ait paru sentir l'importance supérieure de l'étude des tissus, et la révolution prochaine qui devait nécessairement en résulter dans le système général de la science anatomique. Néanmoins, l'application complète de la méthode comparative à l'analyse des tissus dans l'ensemble de la série biologique, quoique retardée par un tel exemple, commence enfin à être dignement appréciée aujourd'hui de tous les esprits supérieurs: cet heureux résultat est dû principalement aux travaux de Meckel en Allemagne, et de M. de Blainville en France. Toutefois, cette nouvelle disposition des intelligences n'est point encore assez énergique ni assez profonde pour avoir réformé, comme elle devra le faire, la direction habituelle du système des spéculations anatomiques.

Quelque imparfaite que doive être jusqu'ici une combinaison aussi récente, elle a cependant déjà introduit, ce me semble, des perfectionnemens vraiment fondamentaux dans l'étude générale des élémens anatomiques, telle que Bichat l'avait créée. Ce grand anatomiste, étant essentiellement réduit à la seule considération de l'homme, n'avait pu employer la méthode comparative que dans ses deux modes les plus simples et les plus restreints, la comparaison des parties et celle des âges, auxquelles son génie a su donner une si admirable efficacité. On devait donc s'attendre à voir s'opérer, dans son idée-mère, d'heureuses et profondes transformations, aussitôt qu'elle aurait pu subir l'épreuve décisive de la comparaison anatomique, envisagée surtout dans son extension philosophique à l'ensemble de la hiérarchie biologique, qui constitue notre plus puissant moyen d'exploration organique. Ces modifications essentielles ont tendu jusqu'ici, soit à compléter, sous divers rapports importans, le principe fondamental de philosophie anatomique établi par Bichat, soit même à en rectifier, à plusieurs titres intéressans, la conception générale.

Le plus profond de ces perfectionnemens, surtout sous le point de vue logique, me paraît consister dans la distinction capitale introduite par M. de Blainville entre les vrais élémens anatomiques et les simples produits de l'organisme, que Bichat avait essentiellement confondus. J'ai déjà signalé, dans la première partie de ce volume, la haute importance d'une telle séparation pour l'étude chimique des substances organiques. Nous devons maintenant la considérer, d'une manière directe, comme conception anatomique.

On a reconnu ci-dessus que la vie, réduite à sa notion la plus simple et la plus générale, est essentiellement caractérisée par le double mouvement continu d'absorption et d'exhalation, dû à l'action réciproque de l'organisme et du milieu ambiant, et propre à maintenir, entre certaines limites de variation, pendant un temps déterminé, l'intégrité de l'organisation. Il en résulte que, envisagé à un instant quelconque de sa durée, tout corps vivant doit nécessairement présenter, dans sa structure et dans sa composition, deux ordres de principes très différens: les matières absorbées, à l'état d'assimilation; les matières exhalées, à l'état de séparation. Telle est la vraie source primordiale de la grande distinction anatomique entre les élémens et les produits organiques. Les corps absorbés, quand ils ont été complétement assimilés, constituent seuls, en effet, les véritables matériaux de l'organisme proprement dit; les substances exhalées, soit solides, soit fluides, après leur entière séparation, sont devenues réellement étrangères à l'organisme, où elles ne pourraient, en général, long-temps séjourner sans danger. Considérés à l'état solide, les vrais élémens anatomiques se trouvent toujours nécessairement en continuité de tissu avec l'ensemble de l'organisme; s'il s'agit d'élémens fluides, soit stagnans, soit circulans, ils reposent constamment dans la profondeur même du tissu général, dont ils sont également inséparables. Quant aux simples produits, au contraire, ils ne sont jamais que déposés, pour un temps plus ou moins limité, à la surface extérieure ou intérieure de l'organisme, avec laquelle ils ne sauraient contracter aucune véritable continuité. Sous le point de vue dynamique, les différences ne sont pas moins caractéristiques. En effet, les élémens proprement dits doivent seuls être envisagés comme réellement vivans; seuls ils participent au double mouvement vital; seuls ils croissent ou décroissent par intùs-susception. Avant même d'être finalement excrétés, les produits sont déjà des substances essentiellement mortes, qui ne croissent que par une juxta-position purement inorganique, et dont les altérations chimiques ultérieures, indépendantes de l'action vitale, sont nécessairement identiques à celles que ces substances pourraient éprouver, en-dehors de l'organisme, sous de semblables influences moléculaires.

Quelque inattaquable que soit, en principe, cette conception fondamentale, son application peut présenter, en certains cas, de véritables difficultés, pour opérer, entre les élémens et les produits, une exacte et judicieuse séparation, lorsque, comme il arrive souvent, ils se combinent dans une même disposition anatomique afin de concourir à une même fonction. Tous les produits, en effet, ne sont point, ainsi que la sueur, l'urine, les fèces, etc., destinés à être plus ou moins immédiatement expulsés sans aucun usage ultérieur dans l'économie organique. Plusieurs autres, tels que la salive, les sucs gastriques, la bile, etc., exercent, comme substances extérieures, et en vertu de leur composition chimique, une action indispensable pour préparer, chez tous les êtres un peu élevés, l'assimilation des matériaux organiques. Ces corps devenant ainsi susceptibles de rentrer réellement, du moins en partie, dans l'organisme, on peut éprouver beaucoup d'embarras à fixer, avec une scrupuleuse précision, le vrai moment où ils cessent d'être de simples produits pour se transformer en véritables élémens, c'est-à-dire le passage rigoureux de l'état inorganique à l'état organique, de la mort à la vie. Ainsi, par exemple, le chyle, considéré sur l'intestin, n'est, incontestablement, qu'un produit, tandis que, après son absorption, il finit bientôt par se convertir en élément fluide, sans qu'on puisse aujourd'hui assigner rigoureusement à quelle époque précise il change de caractère. Mais de telles incertitudes sont, en réalité, trop peu considérables, et elles tiennent trop évidemment à l'extrême imperfection actuelle de notre analyse des phénomènes vitaux, pour ébranler, en aucune manière, la distinction fondamentale entre les produits et les élémens de l'organisme, si clairement indiquée, en principe, par la définition même de l'état vital, et si nettement établie, en fait, par tant d'irrécusables comparaisons. Il convient, néanmoins, de remarquer encore, à ce sujet, afin d'avoir signalé toutes les principales sources de difficultés, que, en d'autres circonstances, certains produits, surtout parmi les solides, sont étroitement unis à de vrais élémens anatomiques dans la structure de certains appareils, auxquels ils fournissent des moyens essentiels de perfectionnement. Telles sont, par exemple, la plupart des productions épidermiques, les poils, et éminemment les dents proprement dites. En général, cette notion forme une des bases indispensables de l'importante en lumineuse théorie du phanère, si heureusement créée par M. de Blainville, et que j'aurai l'occasion naturelle de caractériser ultérieurement. Mais, sous ce point de vue, une dissection délicate et éclairée, la seule considération de la position qui est toujours extérieure quant à la partie purement produite de l'appareil, et même une analyse judicieuse de l'ensemble de la fonction, doivent constamment dissiper toute incertitude, et permettent, en effet, d'assigner, avec une sévère exactitude, ce qu'il y a de vraiment organique et de simplement inorganique dans la structure proposée, quelque équivoque que son caractère puisse d'abord paraître à un anatomiste mal préparé. On conçoit, toutefois, que la considération de ces cas litigieux ait dû donner lieu à beaucoup de fausses appréciations, avant que le principe général propre à les rectifier eût pu être distinctement saisi. C'est ainsi que Bichat a confondu les dents parmi les os, et qu'il a érigés en tissus, à la suite du tissu cutané, l'épiderme et les poils. Quelque naturelle, et même inévitable, que fût à cette époque une semblable erreur, sa rectification n'en avait pas moins, évidemment, une importance capitale; car, une telle confusion s'opposait directement à toute définition nette et générale de l'idée de tissu, ou plutôt d'élément anatomique, qui pouvait devenir dès lors entièrement vague et indéterminée. Enfin, il convient de remarquer ici que cet éclaircissement fondamental devait être nécessairement un des résultats les plus immédiats d'une application large et rationnelle de la méthode comparative au grand principe de philosophie anatomique établi par Bichat. La considération approfondie de l'ensemble de la hiérarchie animale montre, en effet, de la manière la plus sensible, que ces parties inorganiques, qui, dans l'homme, paraissent inséparables de l'appareil essentiel, n'y constituent réellement, au contraire, que de simples moyens de perfectionnement, dont l'introduction graduelle s'opère toujours à des termes assignables de la série biologique ascendante.

Ainsi, malgré ces divers ordres de difficultés, la distinction fondamentale de M. de Blainville entre les élémens anatomiques et les produits organiques, quoiqu'elle ne soit pas encore habituellement employée par la masse des anatomistes, me paraît devoir être regardée comme irrévocablement acquise au domaine essentiel de la philosophie anatomique, où elle constitue désormais le complément nécessaire et même l'épuration indispensable de l'idée-mère de Bichat, qui, sans une telle explication, ne saurait avoir, à mes yeux, un caractère vraiment rationnel. Ce n'est point à dire, sans doute, que l'étude des produits doive être aucunement négligée par les anatomistes. Elle a, évidemment, au contraire, d'après les indications précédentes, une extrême importance pour la physiologie, dont les principaux phénomènes seraient radicalement inintelligibles, si on ne prenait profondément en considération la constitution exacte des divers produits et les différentes modifications qu'ils comportent. Comment pourrait-on se former aucune idée nette du grand phénomène de l'exhalation, qui constitue l'un des deux élémens généraux de l'état vital, si l'on ne compare point convenablement, avec la nature de l'organisme exhalant, celle du produit exhalé, à un degré quelconque de l'échelle biologique? D'ailleurs, tout produit devant ordinairement séjourner, pendant un temps plus ou moins long, et quelquefois très étendu, à la surface intérieure ou extérieure de l'organisme, il exerce nécessairement sur lui, comme corps étranger, une action souvent très prononcée, dont l'analyse est indispensable. Enfin, cette nécessité devient plus spécialement évidente à l'égard des produits qui doivent, sous une autre forme, rentrer ultérieurement dans l'organisme, aussi bien qu'envers ceux destinés à s'incorporer anatomiquement, d'une manière permanente, aux élémens proprement dits, conformément à l'explication ci-dessus indiquée. Mais c'est surtout en étudiant la vie pathologique qu'on doit éprouver le plus vivement le besoin profond d'une exacte connaissance de toutes les classes de produits. Soit qu'on les envisage comme résultats, ou comme modificateurs, leur considération fournit habituellement les indices les moins irrécusables et les plus précis des principales altérations organiques, et présente en même temps la véritable origine d'un grand nombre d'entre elles. Ainsi, sous aucun rapport, la théorie des produits organiques ne perdra rien de son importance primitive pour être désormais soigneusement séparée de l'étude des vrais élémens anatomiques: et, au contraire, cette séparation rationnelle, en élaguant sans retour de faux rapprochemens, tend à fixer, d'une manière bien plus directe, l'attention spéciale des biologistes sur la participation réelle des produits organiques à l'ensemble des phénomènes vitaux, soit normaux, soit anormaux. Il résulte seulement du concours des considérations précédentes que, dans l'ordre des spéculations purement anatomiques, c'est-à-dire quant à la notion statique de l'organisme, l'étude des produits devra être effectivement classée comme secondaire à la suite de la théorie des élémens proprement dits, et avant de procéder à la combinaison de ceux-ci en organes et finalement en appareils. Car, il est maintenant incontestable que ces élémens constituent seuls la trame fondamentale dont l'organisme est essentiellement formé, et d'où l'on pourrait, du moins abstraitement, concevoir retirés tous les simples produits, sans que l'idée générale d'organisation cessât réellement de subsister.

La considération des produits organiques étant une fois rationnellement écartée de la véritable analyse anatomique, cette analyse a pu acquérir dès lors un caractère de plénitude et de netteté, qui était primitivement impossible, faute d'un principe suffisamment circonscrit. Ainsi, l'on a pu entreprendre enfin une exacte énumération de tous les vrais élémens anatomiques, soit solides, soit fluides, tandis que Bichat, pour ne point tomber dans un vague indéfini, avait dû se borner à l'examen des seuls élémens solides, auxquels la notion de tissu était exclusivement applicable. D'un autre côté, la classification de ces tissus d'après leurs véritables relations générales, et même leur réduction philosophique à un seul tissu fondamental diversement modifié suivant des lois déterminées, ont pu remplacer l'ordre purement factice et essentiellement arbitraire que Bichat avait dû suivre dans leur étude. Telles sont les deux autres transformations capitales, nécessairement co-relatives, qu'une heureuse application générale de la méthode comparative a fait subir jusqu'ici à la grande théorie anatomique de Bichat. Ces deux derniers ordres de perfectionnemens, qui nous restent maintenant à caractériser, seraient l'un et l'autre évidemment impossibles, ou du moins illusoires, s'ils n'étaient point conçus comme subordonnés à la séparation primordiale entre les élémens et les produits, qui peut seule circonscrire, d'une manière réellement scientifique, le véritable champ général de l'analyse anatomique fondamentale. Occupons-nous d'abord de la première considération, qui se rattache nécessairement à la grande question de la vitalité des fluides organiques, sur laquelle les idées sont encore loin, ce me semble, d'être suffisamment fixées.

Un premier coup d'oeil sur l'ensemble de la nature organique, depuis l'homme jusqu'au végétal, montre clairement que tout corps vivant est continuellement formé d'une certaine combinaison de solides et de fluides, dont les proportions varient d'ailleurs, suivant les espèces, entre des limites très écartées. La définition même de l'état vital suppose évidemment l'harmonie nécessaire de ces deux sortes de principes constituans, mutuellement indispensables. Car, ce double mouvement intestin de composition et de décomposition permanentes, qui caractérise essentiellement la vie générale, ne saurait être conçu, à aucun degré, dans un système entièrement solide. D'un autre côté, indépendamment de ce qu'une masse purement liquide, et à plus forte raison gazeuse, ne pourrait exister sans être circonscrite par une enveloppe solide, il est clair qu'elle ne saurait comporter aucune véritable organisation, sans laquelle la vie proprement dite devient inintelligible. Si ces deux idées-mères de vie et d'organisation n'étaient point nécessairement co-relatives, et par suite réellement inséparables, on pourrait concevoir que la première appartient essentiellement aux fluides, comme seuls éminemment modifiables, et la seconde aux solides, comme seuls susceptibles de structures déterminées, ce qui reproduirait, sous un autre aspect philosophique, l'évidente nécessité de cette harmonie fondamentale entre les deux ordres d'élémens organiques. L'examen comparatif des principaux types de la hiérarchie biologique confirme, en effet, ce me semble, comme règle générale, que l'activité vitale augmente essentiellement à mesure que les élémens fluides prédominent davantage dans l'organisme, tandis que la prépondérance croissante des solides y détermine, au contraire, une plus grande persistance de l'état vital. Depuis long-temps, tous les biologistes philosophes avaient déjà signalé cette loi incontestable, en considérant seulement la série des âges, d'où Bichat surtout la fit si nettement ressortir.

Ces réflexions me paraissent propres à établir clairement que la controverse si agitée quant à la vitalité des fluides repose essentiellement, ainsi que tant d'autres controverses fameuses, sur une position vicieuse de la question; puisqu'une telle co-relation nécessaire entre les solides et les fluides exclut aussitôt, comme également irrationnels, l'humorisme et le solidisme absolus. Pourvu qu'on écarte, bien entendu, la considération des simples produits, qui d'ailleurs peuvent être solides autant que fluides, on ne saurait douter que les vrais élémens fluides de l'organisme ne manifestent une vie tout aussi réelle que celle des solides. Il paraît même incontestable aujourd'hui que les fondateurs de la pathologie moderne, dans leur réaction si nécessaire contre l'antique humorisme, ont beaucoup trop négligé d'avoir égard, pour la théorie des maladies, aux altérations directes et spontanées dont les fluides organiques, et surtout le sang, sont éminemment susceptibles, en vertu de leur composition si complexe. Du point de vue philosophique, on devait, sans doute, trouver étrange que les élémens anatomiques les plus actifs et les plus modifiables n'eussent point une participation capitale, tantôt primitive, tantôt consécutive, aux perturbations générales de l'organisme vivant. Mais, d'une autre part, il n'est pas moins certain que les fluides, animaux ou végétaux, cessent de vivre aussitôt qu'ils se trouvent en dehors de l'organisme, comme, par exemple, le sang extrait des vaisseaux: ils perdent alors toute organisation proprement dite, et ils subissent seulement les réactions moléculaires compatibles avec leur composition chimique et avec la nature du milieu où ils sont placés. La vitalité des fluides, envisagés isolément, constitue donc une question mal définie, et par suite interminable.

Toutefois, en considérant les divers principes immédiats propres à la composition si hétérogène des fluides organiques, il y a lieu de poursuivre, à leur égard, une recherche générale très positive quoique fort difficile, et qui, peu avancée jusqu'ici, présente réellement un haut intérêt philosophique, pour achever de fixer nos idées fondamentales sur la véritable vitalité des fluides anatomiques. La vie de ces fluides étant désormais hors de doute, on doit se proposer, en effet, de déterminer, autant que possible, dans quels de leurs principes immédiats elle réside essentiellement; car on ne saurait, évidemment, admettre que tous vivent indistinctement. Ainsi, par exemple, le sang étant formé d'eau en majeure partie, il serait absurde de concevoir un tel véhicule inerte comme participant à la vie incontestable de ce fluide; mais alors quel en est, parmi les autres principes immédiats, le véritable siége? L'anatomie microscopique a entrepris, de nos jours, de répondre à cette question capitale, en plaçant ce siége dans les globules proprement dits, qui seraient seuls à la fois organisés et vivans. Une telle solution, quelque précieuse qu'elle soit en effet, ne peut cependant, à mon avis, être encore envisagée que comme une simple ébauche. Car, on admet en même temps, d'après l'ensemble des observations, que ces globules, quoique affectant toujours une forme déterminée, se rétrécissent de plus en plus à mesure que le sang artériel passe dans un ordre inférieur de vaisseaux, c'est-à-dire en avançant vers le lieu de son incorporation aux tissus; et qu'enfin, à l'instant précis de l'assimilation définitive, il y a liquéfaction complète des globules. Or, quelque naturelle que doive paraître, en elle-même, cette dernière condition, elle semble directement contradictoire au principe de l'hypothèse fondamentale, puisque, d'après ce principe, le sang cesserait donc d'être réputé vivant au moment même où s'accomplit son plus grand acte de vitalité. D'un autre côté, cette hypothèse n'a pas encore été assez sévèrement soumise à une contre-épreuve générale, qui, purement négative, est néanmoins indispensable. Elle consiste à reconnaître l'existence des vrais globules comme exclusivement caractéristique des fluides réellement vivans, en opposition à ceux qui, en qualité de simples produits, sont essentiellement inertes, et qui présentent beaucoup de particules solides suspendues, si aisément susceptibles d'être confondues avec les globules proprement dits, malgré la forme déterminée par laquelle ces derniers sont principalement définis. Les observations microscopiques sont, par leur nature, trop délicates, et jusqu'ici trop fréquemment illusoires, pour que ce point essentiel de doctrine anatomique puisse encore être regardé comme irrévocablement établi.

Quoi qu'il en soit de ces divers éclaircissemens généraux qui restent encore à désirer sur la vitalité précise des élémens fluides de l'organisme, il demeure nécessairement incontestable que l'étude statique des corps vivans serait radicalement incomplète, et ne constituerait qu'une très insuffisante préparation à leur étude dynamique, si un tel ordre d'élémens n'était point désormais compris, au même titre que les élémens solides ou tissus proprement dits, dans le domaine fondamental de l'analyse anatomique. Telle est la lacune capitale qu'avait laissée le grand traité de Bichat. Mais, malgré l'évidente nécessité de cet immense complément, il n'en faut pas moins continuer à regarder, dans l'ordre rationnel des spéculations anatomiques, tout aussi bien que d'après la marche historique de leur développement, l'anatomie des solides comme devant toujours précéder et préparer l'anatomie des fluides: en sorte que, si Bichat n'a pu entreprendre l'ensemble du travail, il a cependant commencé par le véritable point de départ philosophique. On conçoit, en effet, que, sous le point de vue physiologique, la considération des fluides devienne peut-être encore plus importante que celle des solides, du moins en ce qui concerne la vie organique proprement dite, c'est-à-dire la vie végétative fondamentale. Sous le point de vue purement anatomique, au contraire, l'étude des solides doit être nécessairement prépondérante, puisque c'est en eux que réside essentiellement l'organisation bien caractérisée. En même temps, l'anatomie des fluides, beaucoup plus délicate et plus difficile, et jusqu'à présent si imparfaite, ne saurait être entreprise avec succès qu'après que l'esprit, et même les sens, ont été convenablement disposés par une étude préalable, suffisamment approfondie, de l'anatomie des solides. Les obstacles caractéristiques que présente l'exploration anatomique des élémens fluides de l'organisme, résultent nécessairement, en général, d'une sorte de cercle vicieux fondamental, tenant à l'impossibilité évidente d'étudier ces fluides dans l'organisme même, combinée avec la désorganisation presque immédiate qui accompagne leur extraction. Comme l'inspection anatomique proprement dite devient alors impraticable, on ne peut plus appliquer que deux moyens essentiels d'observation directe, l'examen microscopique, et surtout l'exploration chimique. Or, l'un et l'autre procédé, et principalement le second, qui est pourtant le plus précieux et le plus décisif, doivent être éminemment contrariés par cette rapide désorganisation. Voilà surtout pourquoi les chimistes, lors même qu'ils ne confondent pas, suivant leur coutume jusqu'ici presque invariable, les élémens et les produits de l'organisme, nous donnent habituellement de si fausses et si incohérentes notions de la vraie constitution moléculaire des fluides organisés, qu'ils n'ont le plus souvent examinés, à leur insu, que dans un état de décomposition plus ou moins avancée. D'après un tel ensemble de difficultés capitales, on conçoit que l'anatomie des fluides serait à peu près inextricable, si l'on ne parvenait à l'éclairer indirectement par la lumière générale que doit répandre sur elle l'étude préalable de l'anatomie des solides, dans laquelle consiste d'ailleurs essentiellement la connaissance fondamentale de l'organisme, envisagé sous l'aspect statique. Il serait, du reste, superflu d'expliquer expressément, à ce sujet, que la même règle qui prescrit de placer l'étude anatomique des fluides à la suite de celle des solides exige également, par des motifs entièrement analogues, que les diverses parties de la première soient aussi examinées dans l'ordre successif de la condensation décroissante, en considérant d'abord les élémens semi-liquides, tels que la graisse, ensuite les vrais liquides, comme le sang, et enfin les élémens à l'état de vapeur ou de gaz, dont l'admission, quoique encore incertaine, paraît indispensable, et qui seront toujours nécessairement les plus mal connus.

Telles sont les indications générales que je devais présenter ici sur la véritable extension et sur la délinéation principale du domaine fondamental de l'analyse anatomique, constituée avec la plénitude rationnelle qu'ont dû lui attribuer les successeurs de Bichat. Ayant ainsi graduellement reconnu l'anatomie des tissus proprement dits comme la base indispensable de tout le système anatomique, il nous reste maintenant à considérer directement cette anatomie elle-même sous un point de vue général, qui, plus restreint, par sa nature, que les deux précédens, n'en est pas moins aussi essentiel. Il s'agit d'examiner le principe philosophique de la classification rationnelle des divers tissus, d'après leur mutuelle filiation anatomique. Ce dernier ordre des perfectionnemens introduits, dans la grande conception anatomique de Bichat, sous l'influence de la méthode comparative, était également nécessaire pour achever de constituer rationnellement le principe fondamental, soit en circonscrivant, avec une précision sévère, l'idée primitive de tissu, soit en assignant à l'analyse anatomique ses véritables limites générales, au-delà desquelles l'esprit humain se consumerait nécessairement en de vagues et illusoires spéculations.

L'analyse anatomique de l'organisme humain présente, par sa nature, une complication trop profonde, pour qu'il soit possible, en la poursuivant exclusivement, de se former une juste idée de la vraie constitution fondamentale des divers tissus organiques, sans exagérer leurs différences réelles, et sans méconnaître les lois de leur filiation successive. À la vérité, l'étude approfondie des principales phases de développement peut remplacer, à un certain degré, à cet égard comme à tout autre, la comparaison des types essentiels de la hiérarchie biologique. Mais, sous ce rapport surtout, une telle ressource n'en est pas moins nécessairement insuffisante. Car, les premières phases du développement humain, dont l'importance anatomique est évidemment prépondérante, sont trop rapides et trop peu distinctes, elles sont, en outre, trop peu accessibles à toute observation directe et complète, pour qu'un semblable moyen d'exploration, quelque précieux qu'il soit d'ailleurs, puisse jamais servir de base exclusive à la découverte des véritables principes de l'analogie anatomique. Il était donc inévitable que, en se bornant, comme a dû le faire Bichat, à la seule considération de l'homme, la nature caractéristique des différens tissus, et surtout leurs vraies relations générales, restassent d'abord essentiellement inconnues. Aussi est-ce uniquement depuis que l'anatomie des tissus a pu être soumise à une étude comparative dans l'ensemble de la série organique, que l'on commence à établir des notions justes et définitives sur l'organisation fondamentale des corps vivans, envisagés comme nécessairement assujétis à des lois uniformes de structure et de composition.

Par un premier examen anatomique de l'échelle biologique, on reconnaît aussitôt que le tissu cellulaire forme la trame essentielle et primitive de tout organisme, puisqu'il est le seul qui se retrouve constamment à chaque degré quelconque. Tous ces divers tissus, qui, chez l'homme, paraissent si multipliés et si distincts, perdent successivement tous leurs attributs caractéristiques à mesure qu'on parcourt la série descendante, et tendent toujours davantage à se fondre entièrement dans le tissu cellulaire général, qui reste enfin l'unique base de l'organisation végétale, et peut-être même du dernier mode de l'organisation animale. En remontant, aussi loin qu'on a pu le tenter jusqu'ici, vers l'origine de l'état embryonnaire propre aux organismes les plus élevés, on a lieu de croire que la même structure fondamentale se retrouve essentiellement. Mais, quoi qu'il en soit, la saine anatomie comparée ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Nous devons surtout remarquer ici que la nature d'une telle organisation élémentaire et commune se présente pleinement en harmonie philosophique avec ce qui constitue le fonds nécessaire et uniforme de la vie générale, réduite à son extrême simplification abstraite. Car, le tissu cellulaire, sous quelque forme qu'on le conçoive, est éminemment apte, par sa structure, à cette absorption et à cette exhalation fondamentales, dans lesquels consistent les deux parties essentielles du grand phénomène vital. À l'origine inférieure de la hiérarchie biologique, l'organisme vivant, placé dans un milieu invariable, se borne réellement à absorber et exhaler par ses deux surfaces, entre lesquelles circulent ou plutôt oscillent les fluides destinés à l'assimilation et ceux qui résultent de la désassimilation. Or, pour d'aussi simples fonctions générales, l'organisation celluleuse est évidemment suffisante, sans la participation d'aucun tissu plus spécial. Telle est donc nécessairement la base primitive de l'organisme universel. Mais, pour compléter cette conception fondamentale des tissus organiques, de manière à la rendre réellement applicable, il était indispensable de déterminer suivant quelles lois le tissu primordial se modifie peu à peu pour engendrer successivement tous les autres avec les divers attributs qui d'abord empêchaient d'apercevoir leur véritable origine commune. C'est ce que l'anatomie comparée a déjà commencé aussi à établir nettement, toujours guidée par ce même principe, également simple et lumineux, qui consiste à regarder les différens tissus secondaires comme plus profondément éloignés du tissu générateur à mesure que leur première apparition se manifeste dans des organismes plus spéciaux et plus élevés.

Ces modifications caractéristiques du tissu fondamental doivent être, en général, distinguées en deux classes principales: les unes, plus communes et moins profondes, se bornent essentiellement à la simple structure; les autres, plus intimes, et plus spéciales, atteignent aussi jusqu'à la composition elle-même.

Dans le premier ordre, la transformation la plus directe et la plus répandue donne naissance au tissu dermeux proprement dit, qui constitue le fond nécessaire de l'enveloppe organique générale, soit extérieure, soit intérieure. Ici, la modification se réduit à une pure condensation, diversement prononcée, chez l'animal, suivant que la surface doit être, comme à l'extérieur, plus exhalante qu'absorbante, ou en sens inverse à l'intérieur. Cette première transformation, quelque simple et commune qu'elle soit, n'est pas même rigoureusement universelle: il faut s'élever déjà à un certain degré de l'échelle biologique pour l'apercevoir nettement caractérisée. Non-seulement, dans la plupart des derniers animaux, il n'y a pas de différence essentielle d'organisation entre les deux parties, intérieure et extérieure, de la surface générale, qui peuvent, comme on le sait depuis long-temps, se suppléer mutuellement: mais, en outre, si l'on descend un peu davantage, on ne reconnaît plus aucune disposition anatomique qui distingue notablement l'enveloppe d'avec l'ensemble de l'organisme, dès lors devenu uniformément celluleux.

Une condensation croissante, et plus ou moins également répartie, du tissu générateur, détermine, à partir du derme proprement dit, et à un degré plus élevé de la série organique, trois tissus distincts mais inséparables, qui sont destinés, dans l'économie animale, à un rôle très important quoique passif, soit comme enveloppes protectrices des organes nerveux, soit comme auxiliaires de l'appareil locomoteur. Ce sont les tissus fibreux, cartilagineux, et osseux, dont l'analogie fondamentale était trop manifeste, malgré l'insuffisance des moyens primitifs de l'analyse anatomique, pour avoir échappé au coup d'oeil de Bichat, qui les classa soigneusement dans leur ordre rationnel. M. Laurent, dans son projet de nomenclature systématique, a judicieusement fixé ce rapprochement incontestable, en proposant l'heureuse dénomination de tissu scléreux, pour caractériser l'ensemble de ces trois tissus secondaires, envisagés sous un point de vue commun. La rationnalité d'une telle considération est d'autant plus évidente, que, en réalité, les différens degrés de la consolidation tiennent essentiellement ici au dépôt, dans le réseau celluleux, d'une substance hétérogène, soit organique, soit inorganique, dont l'extraction ne laisse aucun doute sur la véritable nature du tissu. Quand, au contraire, par une dernière condensation directe, le tissu fondamental devient lui-même plus compacte, sans s'encroûter de matière étrangère, on passe alors à une nouvelle modification principale, où l'imperméabilité devient compatible avec la souplesse, ce qui caractérise le tissu séreux, ou plus exactement kysteux (suivant la dénomination de M. Laurent), dont la destination propre consiste, soit à s'interposer entre les divers organes mobiles, soit surtout à contenir des liquides, stagnans ou circulans.

Le second ordre général de transformations du tissu primitif donne lieu aux deux sortes de tissus secondaires qui distinguent le plus profondément l'organisme animal, considéré dans tous les êtres nettement prononcés; ce sont, d'abord le tissu musculaire, et ensuite le tissu nerveux, qui doivent, sans doute, se manifester essentiellement au même degré de l'échelle animale. Pour chacun d'eux, la modification principale est surtout caractérisée par l'intime combinaison anatomique du tissu fondamental avec un élément organique spécial, semi-solide, et éminemment vivant, qui, dans le premier cas, a reçu depuis long-temps le nom de fibrine, dont l'usage a naturellement suggéré à M. de Blainville, pour le second cas, la dénomination parfaitement correspondante de neurine.

Ici, la transformation du tissu générateur devient tellement profonde, qu'il est très difficile de la constater directement, et surtout de la découvrir, dans les organismes supérieurs, ce qui serait néanmoins nécessaire afin d'étudier, d'une manière pleinement rationnelle, les deux substances caractéristiques. Toutefois la suite des analogies fournies par l'anatomie comparée ne paraît aujourd'hui laisser, en principe, aucun doute sur la réalité d'une telle constitution. On doit seulement désirer à ce sujet de connaître, avec plus de précision, le mode effectif d'union anatomique de la substance propre, musculaire ou nerveuse, avec le tissu fondamental.

Ceux qui n'admettent point cette théorie, sont obligés de concevoir trois tissus primitifs au lieu d'un seul, le cellulaire, le musculaire, et le nerveux. Mais la généralité supérieure ou plutôt l'exclusive universalité du premier n'en demeure pas moins nécessairement un résultat irrévocable de l'ensemble des comparaisons anatomiques. Or, l'existence simultanée, dans certains organismes, de trois tissus radicalement indépendans les uns des autres altérerait beaucoup la perfection de la philosophie biologique, en rompant dès lors, par sa base anatomique, l'admirable unité du monde organique, que l'esprit humain avait enfin si péniblement constituée. Il me semble même évident que, par-là, on ne maintiendrait plus, comme l'exige la nature fondamentale de la science, une exacte harmonie générale entre le point de vue statique et le point de vue dynamique. Car, malgré l'importance capitale des fonctions sensoriales et locomotrices qui caractérisent spécialement l'animalité proprement dite, on ne saurait douter que la vie essentielle ne soit, au fond, toujours la même, et que ces phénomènes plus éminens ne viennent simplement s'ajouter aux phénomènes primitifs, comme moyens supérieurs de perfectionnement attribués aux organismes élevés, ainsi que je l'ai établi dans le discours précédent. À cette considération dynamique, doit donc naturellement correspondre, dans l'ordre statique, celle d'un fonds commun et invariable d'organisation primordiale, produisant successivement, par des modifications de plus en plus profondes, tous les divers élémens anatomiques spéciaux. Une telle manière de philosopher résulte ainsi de l'usage légitime et rationnel du degré de liberté générale resté facultatif, pour notre intelligence, par la nature des études anatomiques, tant que les observations positives n'ont point directement infirmé nos conceptions, ce qui certainement n'a pus lieu, du moins jusque ici, dans le cas actuel.

En examinant maintenant la principale subdivision de chacun des deux grands tissus secondaires, soit musculaire, soit nerveux, on reproduit l'équivalent très perfectionné de la distinction confusément ébauchée à leur égard par Bichat, lorsqu'il distinguait, pour l'un et pour l'autre, ce qui, chez l'homme, appartient à la vie animale, ou bien à la vie organique. À ce caractère mal choisi et vaguement défini, par la nature même de tels tissus, doit être désormais substituée une considération vraiment anatomique, celle de la situation générale, en rapport constant avec une modification plus ou moins notable mais toujours sensible de la structure elle-même. L'analyse comparative démontre, en effet, soit pour le système musculaire, soit pour le système nerveux, que l'organisation du tissu devient d'autant plus spéciale et plus élevée qu'il est situé plus profondément entre les deux surfaces intérieure et extérieure de l'enveloppe animale. De là résulte naturellement la division rationnelle de chacun de ces systèmes, en superficiel et profond, dont les propriétés caractéristiques, quoique essentiellement les mêmes, offrent des modifications anatomiques très appréciables dans la disposition et dans la structure. Cette distinction est plus particulièrement remarquable à l'égard du système nerveux, disposé, en premier lieu, sous forme de cordons, et ensuite sous celle de ganglions, avec ou sans appareil extérieur.

Telle est, en aperçu philosophique, la vraie filiation générale des tissus élémentaires dont l'étude approfondie constitue le sujet essentiel de l'analyse anatomique fondamentale, qui n'a plus besoin que d'être complétée, comme je l'ai précédemment expliqué, par une exacte exploration des élémens fluides de l'organisme. Je sortirais entièrement des limites nécessaires que prescrit la nature de ce traité, si je tentais ici d'indiquer suivant quelles lois de composition doit s'effectuer le passage rationnel de cette étude primordiale à celle des parenchymes, de celle-ci à la théorie des organes, et enfin à l'étude des appareils, dernier terme nécessaire de la synthèse anatomique, et préparation immédiate à l'analyse physiologique. Quoique les transitions successives entre ces divers ordres de notions pussent aisément donner lieu à des considérations philosophiques d'un haut intérêt, elles seraient maintenant d'autant plus déplacées que, la science anatomique n'ayant jamais été traitée encore dans son ensemble suivant ce seul plan rigoureusement rationnel, notre examen général ne trouverait point, à cet égard, vu l'état présent de la science, ce préalable fondement indispensable auquel j'ai toujours dû me rattacher soigneusement, et sans lequel, en effet, ce traité général de philosophie positive, dégénérait en une suite de traités philosophiques spéciaux, qu'il m'était interdit d'entreprendre. Il me suffisait ici, à ce sujet, d'avoir déjà nettement indiqué l'enchaînement méthodique des quatre degrés généraux de la spéculation anatomique, sur lequel il ne saurait actuellement rester, ce me semble, aucune incertitude réelle. Pour terminer convenablement cet ensemble de réflexions relatives à la vraie philosophie anatomique, il faut seulement ajouter encore quelques simples considérations directes sur les limites nécessaires que notre intelligence doit toujours s'imposer dans le perfectionnement positif de l'analyse statique de l'organisme. Ce dernier trait, quoique purement restrictif, me paraît essentiel pour compléter la définition du vrai caractère général que je me suis efforcé d'assigner à cette analyse.

L'unité fondamentale du règne organique exige nécessairement, sous le point de vue anatomique, comme nous l'avons précédemment reconnu, que tous les divers tissus élémentaires soient rationnellement ramenés à un seul tissu primitif, terme essentiel de tout organisme, d'où ils dérivent successivement par des transformations spéciales de plus en plus profondes. C'est dans le perfectionnement général de cette réduction finale, graduellement devenue plus complète, plus précise, et plus nette, que doit surtout consister le progrès philosophique de la véritable analyse anatomique. Quand une telle filiation ne laissera plus aucune obscurité, quand les lois invariables de la transformation du tissu générateur en chaque tissu secondaire seront enfin exactement établies, on devra regarder la philosophie anatomique comme ayant acquis tout le degré de perfection fondamentale compatible avec sa nature, puisque dès-lors il y régnera ainsi une rigoureuse unité scientifique. On ne pourrait tendre à dépasser ce but général (qui, ainsi que tout autre type philosophique, ne sera jamais pleinement atteint), sans s'égarer aussitôt dans cet ordre de recherches vagues, arbitraires, et inaccessibles, qu'interdit si impérieusement le véritable esprit fondamental de la philosophie positive. C'est pourquoi je ne puis m'empêcher ici de signaler, en la déplorant, la déviation manifeste qui existe aujourd'hui, à cet égard, principalement en Allemagne, parmi quelques-unes des intelligences, d'ailleurs éminentes à plusieurs autres titres, qui poursuivent maintenant les spéculations supérieures de la science biologique.

Peu satisfaits d'avoir conçu tous les tissus organiques comme réductibles à un seul, ces esprits ambitieux ont tenté de pénétrer au-delà du terme naturel de l'analogie anatomique, en s'efforçant de former le tissu générateur lui-même par le chimérique et inintelligible assemblage d'une sorte de monades organiques, qui seraient dès-lors les vrais élémens primordiaux de tout corps vivant. L'abus des recherches microscopiques, et le crédit exagéré qu'on accorde trop souvent encore à un moyen d'exploration aussi équivoque, contribuent surtout à donner une certaine spéciosité à cette fantastique théorie, issue d'ailleurs évidemment d'un système essentiellement métaphysique de philosophie générale. Il serait, ce me semble, impossible d'imaginer, dans l'ordre anatomique, une conception plus profondément irrationnelle, et qui fût plus propre à entraver directement les vrais progrès de la science.

En considérant, dans le discours précédent, le système total de la philosophie biologique, j'ai démontré combien il serait absurde et illusoire de vouloir rattacher, en principe, le monde organique au monde inorganique, autrement que par les lois fondamentales propres aux phénomènes généraux qui leur sont nécessairement communs. Toutes les spéculations positives, soit anatomiques, soit physiologiques, directement relatives aux deux grandes notions inséparables de vie et d'organisation, forment, par leur nature, un système rigoureusement circonscrit, dans l'intérieur duquel on doit, sans doute, établir, autant que possible, la plus parfaite unité, mais qui doit dire toujours profondément séparé de l'ensemble des théories inorganiques, dont le sujet ne saurait offrir aucun ordre de phénomènes réellement analogue. Or, l'aberration anatomique que je viens de caractériser me paraît tenir radicalement, par une incontestable filiation, à ce vain esprit d'une fusion incompréhensible entre les deux élémens essentiels de la philosophie naturelle. Elle se combine ordinairement, en effet, avec cette autre aberration physiologique, exactement correspondante, qui consiste à envisager la vie comme universellement répandue dans la nature, sans distinction d'organique ou d'inorganique, et résidant éminemment dans les molécules. Ces deux chimériques suppositions me paraissent également contradictoires, l'une avec l'idée même d'organisation, l'autre avec l'idée de vie, en conservant soigneusement à ces deux termes indispensables leur exacte interprétation scientifique, qui n'est, au fond, qu'une sage généralisation philosophique de l'acception vulgaire. Il ne saurait y avoir, d'après les seules définitions fondamentales, ni vie ni organisation, sans un certain système indissoluble de parties plus ou moins hétérogènes concourant à un but commun. En quoi pourrait donc consister réellement, soit l'organisation, soit la vie, d'une simple monade? Que la philosophie inorganique conçoive les corps comme finalement composés de molécules indivisibles: cette notion est pleinement rationnelle, puisqu'elle est parfaitement conforme à la nature des phénomènes étudiés, qui, constituant le fonds général de toute existence matérielle, doivent nécessairement appartenir, d'une manière essentiellement identique, aux plus petites particules corporelles. Mais, au contraire, la double aberration que nous considérons, et qui, en termes intelligibles, revient réellement à se figurer les animaux comme essentiellement formés d'animalcules, n'est qu'une intempestive et absurde imitation d'une telle conception. L'une est aussi radicalement opposée à la nature des phénomènes correspondans, que l'autre y est heureusement adaptée: car, en admettant cette fiction irrationnelle, les animalcules élémentaires seraient évidemment encore plus incompréhensibles que l'animal composé, indépendamment de l'insoluble difficulté qu'on aurait dès-lors gratuitement créée quant au mode effectif d'une aussi monstrueuse association. Dans l'ordre physiologique, tout bon esprit repousse sur-le-champ, par exemple, la ridicule explication qu'on a osé quelquefois déduire sérieusement d'une semblable doctrine quant au mouvement du sang, en l'attribuant à la locomotion spontanée des animalcules globulaires. Chacun sent aussitôt, à de tels égards, que la difficulté serait ainsi purement transposée, sans préjudice des nombreux mystères intermédiaires qui deviendraient indispensables à la transition. Mais n'en doit-il pas être de même, au fond, sous le point de vue anatomique? Un organisme quelconque constitue, par sa nature, un tout nécessairement indivisible, que nous ne décomposons, d'après un simple artifice intellectuel, qu'afin de le mieux connaître, et en ayant toujours en vue une recomposition ultérieure. Or, le dernier terme de cette décomposition abstraite consiste dans l'idée de tissu, au-delà de laquelle il ne peut réellement rien exister en anatomie, puisqu'il n'y aurait plus d'organisation. Tenter le passage de cette notion à celle de molécule, c'est, évidemment, sortir de la philosophie organique pour entrer irrationnellement dans la philosophie inorganique; et l'on a peine à concevoir que l'orgueil spéculatif ait pu conduire à qualifier d'anatomie transcendante ce qui, par sa nature même, cesserait nécessairement d'appartenir, sous aucun rapport, à la science anatomique. Faudrait-il donc aujourd'hui regarder comme insuffisamment démontré encore pour la biologie, ce qui est si pleinement reconnu pour les plus simples sciences fondamentales, que nos théories positives ne sauraient avoir d'autre but réel que l'établissement méthodique de relations exactes entre des phénomènes analogues; et que, par conséquent, toute tentative pour pénétrer l'origine première et le mode essentiel de production des phénomènes, ou même seulement pour établir une vaine assimilation entre des ordres de phénomènes radicalement hétérogènes, doit être aussitôt exclue comme anti-scientifique?

Il serait, sans doute, inutile ici de prolonger davantage cette discussion, dont la nécessité est peu honorable pour notre état présent de virilité intellectuelle. Elle conduit, ce me semble, à reconnaître, sous un nouvel aspect philosophique, la théorie des tissus, telle que je l'avais d'abord caractérisée, comme le dernier degré rationnel de la saine analyse anatomique, en montrant que l'idée de tissu constitue, dans le système des spéculations organiques, le véritable équivalent logique de l'idée de molécule, exclusivement adaptée à la nature des spéculations inorganiques.

Tel est l'ensemble des considérations très sommaires que je devais présenter, dans cette leçon, sur l'esprit fondamental de la vraie philosophie anatomique. On reconnaît ainsi, conformément à ce que j'ai indiqué en commençant, que nous possédons enfin aujourd'hui toutes les conceptions essentielles destinées à constituer rationnellement, sur ses bases invariables, le système général de la science anatomique; mais que, néanmoins, chez les esprits même les plus éminens, les deux pensées principales de l'anatomie comparative et de l'anatomie textulaire ne sont point encore assez complétement ni assez profondément combinées. Cet état transitoire n'aura donc réellement cessé que lorsque la notion irrationnelle de plusieurs anatomies hétérogènes et indépendantes aura enfin été habituellement remplacée, comme il serait déjà possible de le faire avec les matériaux existans, par la succession hiérarchique, précédemment définie, des quatre degrés analytiques, mutuellement complémentaires, qu'il faut désormais distinguer et coordonner dans la spéculation anatomique.




QUARANTE-DEUXIÈME LEÇON.




Considérations générales sur la philosophie biotaxique.

À l'analyse statique fondamentale des corps vivans, succède nécessairement, dans le système rationnel de la philosophie biologique, la coordination hiérarchique de tous les organismes connus, ou même possibles, en une seule série générale, destinée ensuite à servir habituellement de base indispensable à l'ensemble des spéculations biologiques. Nous devons donc maintenant caractériser, d'une manière directe, les principes essentiels de cette grande opération philosophique. Tel est l'objet de la leçon actuelle.

Quoique l'esprit fondamental de la vraie théorie logique des classifications rationnelles soit, par sa nature, uniformément applicable à tous nos ordres quelconques de conceptions positives, j'ai déjà expliqué, dans la quarantième leçon, pourquoi la formation et le développement d'une telle théorie avaient dû être essentiellement réservés au système des études biologiques. J'ai même fait pressentir dès-lors que l'organisme animal, précisément en vertu de sa complication supérieure, et par la variété beaucoup plus prononcée qui en résulte inévitablement dans sa disposition universelle, avait dû spontanément offrir la plus ancienne et la plus parfaite application des principes naturels de coordination inhérens à la raison humaine. On ne peut, en effet, contempler le développement général de la science des corps vivans depuis Aristote, sans être vivement frappé, sous ce rapport, de cette circonstance remarquable, que, à toutes les époques, l'organisme végétal paraît avoir été le sujet essentiel des principaux efforts directement relatifs au perfectionnement de la classification biologique; tandis que, en même temps, la considération des animaux fournissait constamment, en réalité, le type fondamental destiné à diriger les spéculations philosophiques correspondantes, toujours d'autant plus heureuses qu'elles suivaient mieux ce guide naturel. Ce double caractère fut spécialement sensible dans le mémorable mouvement philosophique excité, à cet égard, pendant la seconde moitié du siècle dernier, par la grande impulsion due à l'admirable génie classificateur de Linné et à la raison profonde de Bernard de Jussieu. Les distinctions essentielles propres aux divers organismes animaux sont trop prononcées et trop évidentes, et, en même temps, les attributs communs de l'animalité fondamentale sont trop incontestables, pour qu'une classification plus ou moins rationnelle n'ait pas dû, dès l'origine de la science, s'établir, en quelque sorte spontanément, dans leur étude comparative, sans avoir besoin d'être précédée par aucune discussion philosophique spéciale. Quelque imparfaite qu'ait été nécessairement, dans ses dispositions secondaires, la classification zoologique d'Aristote, elle était infiniment supérieure à tout ce qui pouvait être alors tenté d'analogue envers les végétaux. Il est surtout très digne de remarque que, même aujourd'hui, on puisse envisager, sans aucune exagération, cette classification primordiale comme ayant été bien plutôt justifiée et rectifiée, par l'ensemble des travaux ultérieurs, que radicalement changée; tandis que l'inverse a eu lieu évidemment à l'égard des classifications phytologiques. En dernière analyse, de nombreux essais spontanés, sinon définitifs, du moins des plus satisfaisans, de classification zoologique ont précédé de très loin l'établissement des premiers principes de la vraie théorie taxonomique universelle: au contraire, c'est seulement par une laborieuse application systématique de ces règles fondamentales préalablement découvertes qu'on a pu enfin, depuis un siècle au plus, entreprendre avec quelque succès la coordination rationnelle des espèces végétales, nécessairement trop peu prononcée pour comporter une manifestation directe. Les considérations indiquées ci-dessus font aisément concevoir l'explication générale d'une marche en apparence aussi étrange.

Dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit scientifique, soit littéraire, soit artistique, l'établissement réel des principes élémentaires de logique positive destinés à diriger méthodiquement la marche générale de notre entendement n'a jamais pu avoir lieu qu'après un long exercice spontané des facultés correspondantes, borné d'abord aux seuls cas où les conditions fondamentales étaient assez prononcées pour que le génie naturel dût les sentir immédiatement, quoique les difficultés caractéristiques y fussent néanmoins assez grandes pour qu'un tel sentiment instinctif dût, en même temps, échapper aux esprits vulgaires. Sans cet indispensable développement préliminaire, les saines observations logiques n'auraient pu avoir aucun fondement solide, sur lequel on pût élever des principes vraiment efficaces, susceptibles, à leur tour, de perfectionner ultérieurement, à un haut degré, l'essor primitif de notre intelligence, soit en rectifiant ce qu'il y avait inévitablement d'incomplet et de désordonné dans ses premières opérations, soit en l'appliquant à des cas nouveaux et plus difficiles. Cette marche constante est particulièrement incontestable sous le point de vue scientifique, où l'on aperçoit à la fois avec plus d'évidence, à tous les égards importans, et la nécessité des types intellectuels et leur formation spontanée. La théorie générale des classifications rationnelles nous en offre ici un exemple capital et irrécusable. Il est aisé de reconnaître, en effet, par l'examen attentif des principaux ouvrages qui s'y rapportent, que tous les préceptes essentiels dont elle se compose ont été fondés sur une judicieuse analyse philosophique de l'ordre naturel qui caractérise le règne animal, conformément à l'explication précédente. Nous ne saurions concevoir quelle autre base réelle il eût été possible d'attribuer à ces principes, à moins de se borner à quelques vagues généralités logiques, radicalement équivoques, et nullement susceptibles de diriger avec efficacité la marche ultérieure du génie classificateur.

Mais, dans cette grande opération philosophique, où tous les esprits originaux se proposaient pour but presque exclusif la coordination rationnelle du seul règne végétal, en ne considérant essentiellement le règne animal que comme un type naturel et indispensable, il importe maintenant de remarquer que, par une heureuse réaction nécessaire, le principal résultat effectif a jusqu'ici abouti finalement, au contraire, au perfectionnement capital des classifications zoologiques, auquel on avait d'abord à peine pensé. Nous avons même tout lieu de craindre aujourd'hui, comme je l'expliquerai plus bas, que, par la nature trop simple et trop uniforme de l'organisme végétal, les classifications phytologiques ne puissent jamais s'élever beaucoup au-dessus de l'état d'imperfection où ont dû les laisser les réformateurs du siècle dernier. La mémorable série de leurs travaux est bien loin, sans doute, d'avoir été inutile au progrès fondamental de notre intelligence: seulement, ce qu'ils avaient entrepris pour le règne végétal a surtout profité au règne animal. Il ne pouvait en être autrement, si l'on considère que la même propriété caractéristique qui permettait à ce dernier règne de servir de type primordial à la théorie taxonomique, devait aussi lui rendre éminemment applicables tous les perfectionnemens issus des principes généraux dont cette théorie se serait ainsi formée. On sent néanmoins que le caractère essentiel de cette philosophie taxonomique devait nécessairement rester encore incomplet et indécis, tant que la classification végétale continuerait à y paraître le but principal des efforts, et jusqu'à ce qu'on l'eût enfin conçue, d'une manière directe et distincte, comme étant surtout destinée au perfectionnement de la classification animale. C'est donc seulement par cette dernière transformation que la théorie générale des classifications rationnelles, quoique tous ses principes les plus importans fussent depuis long-temps établis, a pu commencer à être constituée philosophiquement sur ses bases définitives. Tel a été le plus précieux résultat des mémorables travaux de l'illustre Lamarck pour perfectionner la classification fondamentale des animaux inférieurs, à peine ébauchée par Aristote, et si insuffisamment traitée par le grand Linné lui-même. L'heureuse impulsion résultée de cet essai capital a dès-lors rapidement produit, dans le premier quart de notre siècle, surtout en France et en Allemagne, le développement rationnel et complet de la vraie philosophie biotaxique, avec tous les attributs qui doivent la caractériser. Quoique, pendant cette dernière époque, la considération des animaux ait obtenu enfin, d'un aveu unanime, l'incontestable prépondérance qui lui appartient, et que l'organisme végétal ait même été alors essentiellement négligé, je n'hésite pas néanmoins à penser que cette nouvelle disposition des intelligences finira par devenir, en réalité, beaucoup plus utile au perfectionnement rationnel des classifications phytologiques que la préoccupation exclusive qu'elles avaient dû inspirer auparavant. Car, sous quelque point de vue qu'on l'envisage, le règne végétal ne constitue philosophiquement que le terme le plus inférieur de la grande hiérarchie biologique; en sorte que les méthodes de classification qui lui sont propres ne sauraient être qu'un simple prolongement judicieux de celles dont la valeur a été éprouvée dans toute la série supérieure. En un mot, on fera désormais sciemment, à cet égard, ce que jadis on faisait instinctivement; on ne peut donc mettre en doute la rapidité et la sécurité bien plus grandes des progrès qui s'accompliront sous cette nouvelle influence, du moins en tant que l'organisation végétale peut réellement le permettre. Il serait cependant indispensable, pour le perfectionnement général de la vraie philosophie biologique, que, dans cette partie essentielle de la science des corps vivans, ainsi que dans le partie anatomique et dans la partie physiologique, les naturalistes contractassent enfin l'habitude rationnelle de pousser jusqu'à ce terme extrême leurs considérations relatives à l'ensemble de la série organique, qui ne sauraient jamais être réellement complètes et définitives tant qu'elles ne s'étendent point à l'organisme végétal. Mais une telle extension sera, sans doute, la suite nécessaire de la direction éminemment philosophique dans laquelle les zoologistes sont désormais irrévocablement engagés: la principale difficulté consistait à s'élever enfin au vrai point de vue général propre à là théorie fondamentale des classifications naturelles; or, on peut affirmer aujourd'hui que l'esprit humain y est définitivement placé. C'est ainsi que notre intelligence a, en quelque sorte, acquis une faculté nouvelle, ou, pour mieux dire, qu'elle a régularisé le développement de l'une de ses tendances primordiales, jusque alors livrée à son seul essor instinctif, faute d'avoir pu rencontrer plutôt le genre déterminé d'applications scientifiques qui devait dévoiler ses véritables lois naturelles.

Par cet ensemble de réflexions préliminaires, le caractère philosophique qui doit distinguer la leçon actuelle se trouve nettement défini et pleinement motivé. Quoique nous devions avoir essentiellement en vue l'ensemble de la biotaxie, on reconnaît ainsi que la considération prépondérante du seul règne animal constitue nécessairement notre sujet immédiat et explicite, soit pour établir les bases rationnelles de la théorie générale des classifications, soit pour apprécier son application la plus capitale et la plus parfaite, double aspect sous lequel nous devons examiner ici la philosophie biotaxique.

Deux grandes notions philosophiques dominent la théorie fondamentale de la méthode naturelle proprement dite, savoir: la formation des groupes naturels; et ensuite leur succession hiérarchique. Ces deux conceptions pourraient, sans doute, sous le point de vue logique, être aisément résumées, comme on le verra ci-après, en un principe unique, puisque les mêmes règles doivent, au fond, nécessairement présider, par des applications plus ou moins abstraites et plus ou moins précises, à l'accomplissement réel de ces deux sortes de conditions taxonomiques, sans quoi la méthode ne serait point homogène. Mais il n'en est pas moins indispensable, pour analyser plus nettement la méthode naturelle, de séparer soigneusement ici ces deux ordres principaux de considérations, qui correspondent à des opérations intellectuelles vraiment distinctes, ou plutôt qui indiquent deux degrés inégaux et successifs dans le développement général du génie classificateur. Il est incontestable, en effet, que l'esprit humain a commencé à se former des idées exactes de la vraie constitution des familles naturelles, soit à l'égard des animaux, soit même envers les végétaux, dès le milieu du seizième siècle, long-temps avant de s'être élevé à aucune vue nette et directe sur l'ensemble de la hiérarchie organique. Aujourd'hui même, la classification végétale est évidemment beaucoup plus parfaite sous le premier aspect que sous le second. Enfin, pour confirmer pleinement qu'une telle distinction est réellement conforme à la marche fondamentale de notre intelligence, il suffirait, ce me semble, de remarquer sa reproduction spontanée dans tous les cas taxonomiques, malgré leur hétérogénéité. Ainsi, par exemple, en considérant le mémorable commencement de classification philosophique que j'ai précédemment signalé plusieurs fois en géométrie, au sujet des diverses familles de surfaces, on peut y regarder l'établissement des véritables groupes naturels comme étant déjà très avancé, tandis que jusqu'ici il n'existe encore aucune conception générale destinée à soumettre tous les différens groupes à une même hiérarchie rationnelle. La distinction primitive de ces deux points de vue taxonomiques doit donc être irrévocablement maintenue, quoiqu'il ne faille jamais oublier leur indispensable combinaison finale.

En considérant ainsi d'abord, d'une manière strictement isolée, la formation des groupes naturels, elle consiste proprement à saisir, entre des espèces plus ou moins nombreuses, un tel ensemble d'analogies essentielles que, malgré leurs différences caractéristiques, les êtres appartenant à une même catégorie quelconque, soient toujours, en réalité, plus semblables entre eux qu'à aucun de ceux qui n'en font point partie, sans que d'ailleurs on doive s'occuper encore ni de l'ordre général à établir entre ces diverses agrégations partielles, ni même de la distribution intérieure convenable à chacune d'elles. Si cette classe préliminaire d'opérations taxonomiques devait rester unique, elle présenterait, à certains égards, un caractère vague et même arbitraire, puisque aucun principe rigoureux ne tendrait à y déterminer le juste degré d'extension qui doit être assigné à chaque groupe naturel, ce qui altérerait directement la propriété fondamentale de la classification proposée; car, avec des groupes trop étendus, les rapprochemens des espèces deviendraient presque illusoires, tandis que des groupes trop restreints, et par suite trop multipliés, rendraient les comparaisons presque impossibles. Aussi les naturalistes ont-ils, en effet, long-temps attribué, surtout dans le règne végétal, des acceptions générales très discordantes aux dénominations d'ordre, de famille, et même de genre. Mais la difficulté principale d'une telle circonscription doit essentiellement disparaître, quand on procède ensuite à l'établissement de la hiérarchie fondamentale, qui, parvenue à son entière perfection philosophique, finirait par assigner à chaque espèce une place rigoureusement déterminée. Ces notions de genre, de famille, de classe, etc., peuvent être alors nettement définies, comme indiquant, dans cette hiérarchie totale, différentes sortes de décompositions, constamment effectuées d'après certaines modifications plus ou moins profondes du principe même qui a dirigé la formation de la série générale. Le règne animal, considéré surtout dans sa partie supérieure, est, en effet, le seul jusqu'ici où ces divers degrés successifs aient pu être caractérisés d'une manière pleinement scientifique.

Il était sans doute inévitable et même indispensable que l'esprit humain commençât ainsi, dans le développement graduel de la méthode naturelle, par la construction successive des premiers groupes, non-seulement comme essai nécessaire et spontané de ses facultés taxonomiques, mais aussi afin de préparer, par une large simplification préliminaire, la formation ultérieure de la hiérarchie générale, en y substituant d'avance, à la comparaison directe, presque inextricable, de toutes les espèces, la seule comparaison beaucoup plus facile des genres ou même des familles. Par-là se trouvait heureusement éliminée, dès l'origine, la partie la plus délicate et la moins certaine de l'opération totale, celle qui consiste dans la rationnelle distribution intérieure de chaque groupe naturel, laissée d'abord entièrement indéterminée. Quoique une telle distribution doive nécessairement s'effectuer d'après les mêmes principes fondamentaux qui auront déjà présidé à la coordination hiérarchique des groupes eux-mêmes, il est néanmoins incontestable que l'application de ces principes doit alors devenir bien plus équivoque, et toutefois, à la vérité, bien moins importante, puisque la comparaison n'y peut plus porter que sur des nuances peu prononcées et très difficiles à caractériser avec une précision vraiment scientifique. Aussi, malgré le grand perfectionnement actuel de la philosophie zoologique, cette dernière partie de la méthode naturelle présente-t-elle encore aujourd'hui beaucoup d'incertitude et une disposition presque arbitraire. Elle eût donc, à plus forte raison, profondément entravé l'ensemble de l'opération taxonomique, si elle n'en avait pas été, dès l'origine, spontanément écartée, par la recherche prépondérante, et même exclusive, des seuls groupes naturels.

Mais, quelle qu'ait dû être l'indispensable utilité de cette marche nécessaire pour le développement général de la vraie philosophie biotaxique, la formation de ces groupes serait bien loin de constituer, par elle-même, comme les botanistes sont trop souvent disposés à le concevoir, la partie scientifique la plus importante de la méthode naturelle, si ce n'est à titre de simple opération préliminaire. L'établissement régulier des seules familles naturelles peut, sans doute, fournir directement à la science biologique un instrument logique susceptible de quelque efficacité; car, lorsque ces familles ont été heureusement construites, les espèces qui s'y trouvent rapprochées offrent nécessairement, soit dans leur organisation, soit dans leur vie, une certaine similitude fondamentale, propre à simplifier et à faciliter les diverses explorations biologiques, dès-lors essentiellement réductibles à l'examen d'un seul cas de chaque groupe. Toutefois, une telle propriété ne correspondrait nullement à la principale destination philosophique de la méthode naturelle, désormais envisagée comme le moyen rationnel le plus capital qui puisse appartenir à l'étude générale, soit statique, soit dynamique, du système des corps vivans, ainsi que je me suis tant efforcé de le faire sentir dans les deux leçons précédentes. Sous ce point de vue fondamental, la condition taxonomique essentielle consiste, en effet, en ce que la seule position assignée à chaque organisme par la classification totale tende spontanément à faire aussitôt ressortir l'ensemble de sa vraie nature anatomique et physiologique, comparativement, soit à tous ceux qui le précèdent, soit à tous ceux qui le suivent. C'est par-là surtout que la méthode naturelle acquiert un caractère profondément scientifique, et dévient infiniment supérieure aux plus heureux artifices mnémoniques, avec lesquels elle est encore trop souvent confondue par les esprits exclusivement bornés à l'étude de la philosophie inorganique. Pour tous ceux qui ont dignement apprécié le vrai génie de cette méthode, la suite des tableaux dont elle est finalement composée constitue réellement, dès-lors, le résumé à la fois le plus exact et le plus concis du système actuel des connaissances biologiques, et en même temps le principal instrument logique de leur perfectionnement ultérieur. Or, la classification rationnelle ne pourrait nullement posséder ces admirables propriétés caractéristiques, si on la supposait seulement réduite à l'établissement des familles naturelles, quand même toutes les espèces s'y trouveraient groupées de la manière la plus satisfaisante, opération qui, d'ailleurs, par sa nature, ne saurait être complétement réalisée sans faire intervenir la considération prépondérante de la série organique. Car, l'ordre essentiellement arbitraire qui régnerait alors, de toute nécessité, entre les diverses familles, et la décomposition non moins indéterminée de chacune d'elles en espèces, feraient aussitôt radicalement disparaître cette aptitude fondamentale à la haute comparaison anatomique ou physiologique, pour ne plus permettre désormais que la recherche d'analogies à la fois partielles et secondaires, comme le règne végétal nous le montre aujourd'hui si évidemment.

La méthode naturelle est donc principalement caractérisée, sous le point de vue philosophique, par l'établissement général de la vraie hiérarchie organique, réduite, si l'on veut, pour plus de facilité, à la simple coordination rationnelle des genres, ou même des familles, dont le règne animal nous offre seul aujourd'hui la réalisation inévitable, quoique encore à l'état d'ébauche. Je n'ai pas besoin d'insister ici, d'une manière directe et spéciale, sur l'importance prépondérante d'une telle conception, déjà présentée, à tant d'égards essentiels, dans les deux leçons précédentes, comme devant dominer l'ensemble des spéculations biologiques, auquel seule elle peut donner une imposante unité philosophique: les trois leçons suivantes nous offriront d'ailleurs beaucoup d'occasions naturelles de faire ressortir, sous de nouveaux aspects généraux, son admirable efficacité. On doit sentir aussi que l'esprit de cet ouvrage m'interdit nécessairement toute discussion formelle sur la réalité et la possibilité de cette grande coordination hiérarchique, première base nécessaire de la saine philosophie biologique, et rendue désormais inattaquable par la série des travaux des modernes zoologistes. Les lecteurs auxquels une semblable démonstration directe paraîtrait encore indispensable, reconnaîtraient, ce me semble, par cela seul, que ce traité ne leur était point destiné: nous ne pouvons ici remettre en question l'existence même de la science, dont nous tentons uniquement d'apprécier le vrai caractère philosophique. Il me suffit simplement de rappeler ici, à ce sujet, comme un résultat général de l'ensemble des études biologiques, que les espèces animales, considérées sous le point de vue statique, offrent évidemment une complication organique toujours croissante, soit quant à la diversité, à la multiplicité, et à la spécialité de leurs élémens anatomiques, soit quant à la composition et à la variété de plus en plus grandes de leurs organes et de leurs appareils; en second lieu, que cet ordre fondamental correspond exactement, sous le point de vue dynamique, à une vie toujours plus complexe et plus active, composée de fonctions plus nombreuses, plus variées, et mieux définies; et que, enfin, ce qui est moins connu quoique également incontestable, l'être vivant devient ainsi, par une suite nécessaire, de plus en plus modifiable, en même temps qu'il exerce, sur le monde extérieur, une action toujours plus profonde et plus étendue. C'est par l'indissoluble faisceau de ces trois lois fondamentales que se trouve désormais rigoureusement fixé le vrai sens philosophique de la hiérarchie biologique, chacun de ces aspects devant habituellement dissiper l'incertitude que pourraient laisser les deux autres. De là résulte nécessairement, en effet, la possibilité de concevoir finalement l'ensemble des espèces vivantes disposé dans un ordre tel que l'une quelconque d'entre elles soit constamment inférieure à toutes celles qui la précèdent et constamment supérieure à toutes celles qui la suivent; quelle que doive être d'ailleurs, par sa nature, l'immense difficulté de réaliser jamais, jusqu'à ce degré de précision, ce type hiérarchique.

Conformément aux explications précédentes, je ne m'arrêterai nullement ici à discuter, ni même à signaler, aucune des objections innombrables et plus ou moins vaines qui ont été soulevées contre la conception générale de la hiérarchie biologique, jusqu'à l'époque très récente où tous les esprits supérieurs se sont enfin accordés à prendre irrévocablement cette conception pour le véritable point de départ philosophique de toutes les spéculations relatives aux corps vivans 29. Je crois seulement devoir, à cet égard, appeler sommairement l'attention spéciale du lecteur sur la seule controverse vraiment capitale qui s'y soit rattachée, et dont l'influence tendait directement à éclaircir et même à perfectionner ce principe fondamental de la méthode naturelle. On conçoit qu'il s'agit de la mémorable discussion soulevée avec tant de force par l'illustre Lamarck, et soutenue surtout, quoique d'une manière imparfaite, par Cuvier, relativement à la permanence générale des espèces organiques.

Note 29: (retour) Je ne dois pas même examiner la conception équivoque de quelques naturalistes, qui proposaient de substituer, à l'ordre nécessairement linéaire de la série animale, un ordre à deux ou trois dimensions, analogue à celui des cartes géographiques et des plans en relief, où chaque groupe naturel serait simultanément en contact, suivant des directions variées, avec beaucoup d'autres, sans qu'il y eût réellement ni supérieur ni inférieur. Cette irréalisable hypothèse, symptôme évident d'un sentiment naissant et encore confus de la vraie méthode naturelle, lui enlèverait radicalement ses principales propriétés philosophiques et détruirait toute large application de l'art comparatif aux recherches anatomiques ou physiologiques. Il conviendrait encore moins de discuter ici l'étrange proposition faite récemment par M. Ampère, de rompre directement l'unité générale de la suite zoologique, en partageant le règne animal en deux séries parallèles et essentiellement indépendantes, l'une affectée aux animaux vertébrés, l'autre aux animaux invertébrés. Les zoologistes n'ont pas même daigné combattre cette singulière conception, qui témoigne, en effet, une appréciation trop erronée de la vraie destination philosophique propre à la méthode naturelle, ainsi que de la véritable nature des difficultés relatives à son application spéciale.

Il faut, avant tout, reconnaître, à ce sujet, que, quelle que dût être la décision finale de cette grande question biologique, elle ne saurait, en réalité, aucunement affecter l'existence fondamentale de la hiérarchie organique. Au premier abord, on pourrait penser que, dans l'hypothèse de Lamarck, il n'y a plus de véritable série zoologique, puisque tous les organismes animaux seraient dès-lors essentiellement identiques, leurs différences caractéristiques étant ainsi entièrement attribuées désormais à l'influence diverse et inégalement prolongée du système des circonstances extérieures. Mais, en examinant cette opinion d'une manière plus approfondie, on aperçoit aisément, au contraire, que toute son influence se réduirait, à cet égard, à présenter la série sous un nouvel aspect, qui en rendrait même l'existence encore plus claire et plus irrécusable. Car, l'ensemble de la série zoologique deviendrait alors, aussi bien en fait qu'en spéculation, parfaitement analogue à l'ensemble du développement individuel, restreint du moins à sa seule période ascendante: il ne s'agirait plus que d'une longue succession déterminée d'états organiques, déduits graduellement les uns des autres dans la suite des siècles, par des transformations de plus en plus complexes, dont l'ordre, nécessairement linéaire, serait exactement comparable à celui des métamorphoses consécutives des insectes hexapodes, et seulement beaucoup plus étendu. En un mot, la marche progressive de l'organisme animal, qui n'est pour nous qu'une abstraction commode, simplement destinée, en abrégeant le discours, à faciliter la pensée, se convertirait ainsi rigoureusement en une véritable loi naturelle. Il est même digne de remarque que, des deux célèbres antagonistes entre lesquels s'agitait surtout cette importante discussion, Lamarck était incontestablement celui qui manifestait le sentiment le plus net et le plus profond de la vraie hiérarchie organique, dont Cuvier, sans jamais la combattre en principe, méconnaissait souvent les caractères philosophiques les plus essentiels 30. On ne saurait donc mettre en doute que la conception fondamentale de la série biologique ne soit, au fond, réellement indépendante de toute opinion quelconque sur la permanence ou la variation des espèces vivantes.

Note 30: (retour) On doit surtout remarquer, à ce sujet, dans l'ensemble des travaux zoologiques de Cuvier, soit a l'égard des espèces actuelles, soit même envers les races fossiles, l'importance démesurée qu'il a si souvent attachée, contre le véritable esprit fondamental de la méthode naturelle, à la considération du mode d'alimentation. Il est bien reconnu aujourd'hui qu'un tel principe ne saurait dominer la détermination générale d'aucun organisme animal, puisque, à tous les différens degrés de l'échelle zoologique, on trouve également et des carnassiers et des herbivores; ce qui vérifie clairement que cet aspect secondaire doit être toujours subordonné à l'examen du rang qu'occupe l'animal dans la grande hiérarchie biologique, comme l'indique d'ailleurs directement l'analyse rationnelle de la doctrine taxonomique.

En laissant indéterminé le degré d'animalité, la notion du genre de nourriture ne saurait, par sa nature, fournir aucune indication réelle sur la constitution anatomique de l'animal. Ainsi, a l'époque où Cuvier reprochait si judicieusement à Lamarck d'attribuer aux circonstances extérieures une influence organique fort exagérée, il tombait lui-même dans une erreur philosophique essentiellement analogue, par cette irrationnelle prépondérance zoologique accordée à un caractère purement inorganique, et, à ce titre, aussi accessoire que la plupart de ceux considérés par son illustre antagoniste.

Le seul attribut de cette série qui puisse être affecté par une telle controverse, consiste simplement dans la continuité ou la discontinuité nécessaire de la progression organique. Car, en admettant l'hypothèse de Lamarck, où les divers états organiques se succèdent lentement par des transitions imperceptibles, il faudra évidemment concevoir la série ascendante comme rigoureusement continue. Si, au contraire, on reconnaît finalement la fixité fondamentale des espèces vivantes, il sera non moins indispensable de poser en principe la discontinuité de cette série, sans prétendre d'ailleurs y limiter aucunement à priori les moindres intervalles élémentaires. Tel est donc, en écartant, d'une manière irrévocable, toute vaine contestation sur l'existence même de la hiérarchie organique, le seul vrai point de vue sous lequel nous devons considérer ici cette haute question de philosophie biologique. Ainsi circonscrite, la discussion n'en conserve pas moins une extrême importance pour le perfectionnement général de la méthode naturelle, qui sera, en effet, bien plus nettement caractérisée, si l'on peut enfin concevoir, en réalité, les espèces comme essentiellement fixes, et, par suite, la série organique, même parvenue à son plus entier développement, comme composée de termes distinctement séparés. Car, l'idée d'espèce, qui constitue, par sa nature, la principale unité biotaxique, cesserait presque absolument de comporter aucune exacte définition scientifique, si nous devions admettre la transformation indéfinie des diverses espèces les unes dans les autres, sous l'influence suffisamment prolongée de circonstances extérieures suffisamment intenses. Quoique l'ensemble de la série biologique conservât nécessairement une pleine évidence, sa réalisation précise nous présenterait dès-lors des difficultés presque insurmontables; ce qui doit faire comprendre le haut intérêt philosophique propre à cette question capitale, sur laquelle on ne saurait croire, il faut l'avouer, que les idées soient encore convenablement arrêtées.

Toute la célèbre argumentation de Lamarck reposait finalement sur la combinaison générale de ces deux principes incontestables, mais jusqu'ici trop mal circonscrits: 1º l'aptitude essentielle d'un organisme quelconque, et surtout d'un organisme animal, à se modifier conformément aux circonstances extérieures où il est placé, et qui sollicitent l'exercice prédominant de tel organe spécial, correspondant à telle faculté devenue plus nécessaire; 2º la tendance, non moins certaine, à fixer dans les races, par la seule transmission héréditaire, les modifications d'abord directes et individuelles, de manière à les augmenter graduellement à chaque génération nouvelle, si l'action du milieu ambiant persévère, identiquement. On conçoit sans peine, en effet, que, si cette double propriété pouvait être admise d'une manière rigoureusement indéfinie, tous les organismes pourraient être envisagés comme ayant été, à la longue, successivement produits les uns par les autres, du moins en disposant de la nature, de l'intensité, et de la durée des influences extérieures avec cette prodigalité illimitée qui ne coûtait aucun effort à la naïve imagination de Lamarck. Il serait entièrement déplacé de s'engager ici dans aucune discussion spéciale sur cette ingénieuse hypothèse, puisque la fausseté radicale en est aujourd'hui pleinement reconnue par presque tous les naturalistes. Mais il ne sera point inutile, au contraire, de caractériser sommairement, en quoi consiste son vice fondamental, dont la rectification doit tant contribuer à faire mieux concevoir la vraie notion scientifique de l'organisme.

Nous n'avons point à nous occuper des suppositions si gratuites que nécessite une telle conception, quant au temps incommensurable pendant lequel chaque système de circonstances extérieures aurait dû prolonger son action pour produire la transformation organique correspondante. Ce défaut secondaire est tellement éclatant, qu'il n'a besoin d'aucun examen spécial, puisque le temps ne saurait être disponible qu'entre certaines limites. Je dois seulement signaler, sous ce rapport, comme directement contraire au véritable esprit fondamental de la philosophie positive, l'expédient irrationnel employé par quelques-uns de ceux qui ont appuyé la thèse de Lamarck, lorsque, pour éluder d'insurmontables objections, ils ont imaginé de recourir à une antique constitution, entièrement idéale, des milieux organiques, alors privés de toute analogie essentielle avec les milieux actuels. D'après la théorie générale des hypothèses vraiment scientifiques, établie dans le volume précédent, une telle manière de philosopher doit être immédiatement réprouvée, comme échappant, par sa nature, à toute espèce de contrôle positif, soit direct, soit même indirect.

Écartant maintenant toute imperfection accessoire, afin de mieux apprécier le principe fondamental de l'hypothèse proposée, il est aisé de reconnaître, ce me semble, qu'il repose sur une notion profondément erronée de la nature générale de l'organisme vivant. Sans doute, chaque organisme déterminé est en relation nécessaire avec un système également déterminé de circonstances extérieures, comme je l'ai établi dans la quarantième leçon. Mais il n'en résulte nullement que la première de ces deux forces co-relatives ait dû être produite par la seconde, pas plus qu'elle n'a pu la produire: il s'agit seulement d'un équilibre mutuel entre deux puissances hétérogènes et indépendantes. Si l'on conçoit que tous les organismes possibles soient successivement placés, pendant un temps convenable, dans tous les milieux imaginables, la plupart de ces organismes finiront, de toute nécessité, par disparaître, pour ne laisser subsister que ceux qui pouvaient satisfaire aux lois générales de cet équilibre fondamental: c'est probablement d'après une suite d'éliminations analogues que l'harmonie biologique a dû s'établir peu à peu sur notre planète, où nous la voyons encore, en effet, se modifier sans cesse d'une manière semblable. Or, la notion d'un tel équilibre général deviendrait inintelligible, et même contradictoire, si l'organisme était supposé modifiable à l'infini sous l'influence suprême du milieu ambiant, sans avoir aucune impulsion propre et indestructible.

Il est incontestable que l'exercice sollicité par des circonstances extérieures déterminées tend à altérer, entre certaines limites, l'organisation primitive, en la développant davantage suivant la direction correspondante. Mais, cette influence du milieu, et cette aptitude de l'organisme, sont certainement très circonscrites. Pour les concevoir indéfinies, il faudrait admettre, avec Lamarck, contre l'ensemble des observations les plus irrécusables, que les besoins peuvent toujours créer les facultés, au lieu de se borner à en exciter le développement quand l'organisation primitive l'a rendu possible, et lorsque, en même temps, les obstacles extérieurs ne sont pas trop considérables: et, d'ailleurs, d'où pourraient réellement provenir les besoins, s'il n'existait point de tendances primordiales? Ne voyons-nous pas continuellement, au contraire, dans des cas infiniment moins défavorables que ces chimériques suppositions à la permanence de l'harmonie biologique, un tel équilibre cesser de subsister par l'impossibilité où se trouve l'organisme de se modifier assez pour s'adapter aux nouvelles circonstances qui l'entourent? C'est ainsi, par exemple, que les espèces animales les plus élevées tendent à disparaître entièrement à mesure que l'homme envahit leur territoire, et même que les races humaines les moins civilisées s'effacent, par une déplorable fatalité, devant celles qui le sont davantage, faute de pouvoir se conformer spontanément aux exigences de leur nouvelle situation. Et, néanmoins, il est bien reconnu, d'après l'examen général de toute la série animale, que l'organisme se modifie avec d'autant plus de facilité qu'il est plus élevé. On voit que l'hypothèse de Lamarck exigerait, en sens inverse, la plus grande aptitude à la modification dans l'organisme le plus inférieur, ce qui serait évidemment absurde. Sous le point de vue purement statique, une telle conception obligerait à regarder la première ébauche animale comme renfermant, du moins à l'état rudimentaire, non-seulement tous les tissus, ce qui est, jusqu'à un certain point, admissible d'après leur réduction fondamentale à un seul tissu générateur, mais aussi tous les organes et tous les appareils, ce qui est certainement contraire à l'ensemble des comparaisons anatomiques.

Le principe général de la doctrine de Lamarck doit donc, à tous les égards essentiels, être reconnu directement contradictoire aux vraies notions fondamentales de l'organisation et de la vie; il tend même, par sa nature, ce me semble, à rompre entièrement l'équilibre philosophique entre ces deux idées-mères de la biologie, en conduisant nécessairement à supposer le plus de vie là où il y a le moins d'organisation.

Presque tous les cas considérés par Lamarck présentent, de la manière la plus prononcée, l'irrationnel et mystérieux assemblage d'une soumission passive de l'animal aux moindres influences extérieures, même quand il pourrait le plus aisément s'y soustraire, avec une activité illimitée et inconcevable pour adapter sa propre organisation à la plus faible provocation du dehors. Ainsi, malgré cette imposante autorité, l'aptitude incontestable de tout organisme à se modifier d'après la constitution spéciale du milieu correspondant, sera désormais irrévocablement circonscrite entre d'étroites limites, d'autant plus écartées toutefois que cet organisme est plus élevé. La difficulté générale consiste seulement à établir le principe de philosophie biologique destiné à déterminer ces limites, en chaque cas, avec toute la précision suffisante; et, sous ce rapport, il reste réellement beaucoup à faire encore. Tous les naturalistes s'accordent aujourd'hui à reconnaître que l'action du milieu, soit directe, soit augmentée par la transmission héréditaire et même par le croisement, ne peut jamais s'étendre jusqu'à la transformation mutuelle des genres, et à plus forte raison des familles. Quant aux diverses espèces de chaque genre naturel, la question est nécessairement bien plus délicate, et l'unanimité beaucoup moins complète. Néanmoins, on ne saurait guère douter, surtout d'après la lumineuse argumentation de Cuvier, que les espèces ne demeurent aussi, par leur nature, essentiellement fixes, à travers toutes les variations extérieures compatibles avec leur existence.

Cette argumentation repose sur ces deux considérations principales, complémentaires l'une de l'autre: la permanence des espèces les plus anciennement observées; la résistance des espèces actuelles aux plus grandes forces modificatrices: en sorte que, sous le premier aspect, le nombre des espèces ne diminue point, et que, sous le second, il n'augmente pas davantage. La première considération est surtout frappante, quand on examine l'état présent des espèces décrites, il y a plus de vingt siècles, par Aristote; à plus forte raison, en ayant égard, dans l'ensemble de la série animale, à l'identité remarquable des espèces fossiles qui n'ont pas été détruites; et enfin, en reconnaissant, dans les momies les plus antiques, jusqu'aux simples différences secondaires qui caractérisent aujourd'hui les diverses races humaines. Sous le second point de vue, l'argument le plus décisif résulte d'une exacte analyse générale de l'influence organique de la domestication prolongée, soit sur les végétaux, soit même envers les animaux. Il est clair, en effet, que la perturbation artificielle introduite, à tant de titres, par l'intervention humaine dans le système extérieur des conditions d'existence propres aux diverses espèces devenues domestiques, constituait nécessairement le cas le plus favorable à leur variation fondamentale, surtout lorsqu'elle a concouru avec le changement de séjour, comme, par exemple, à l'égard des espèces domestiques transplantées, depuis plus de trois siècles, d'Europe en Amérique. Or, malgré les changemens très appréciables que de telles influences ont dû déterminer, même en une localité constante et par le seul laps du temps, on reconnaît néanmoins la persévérance incontestable des caractères essentiels propres à chaque espèce, sans qu'aucune d'elles ait jamais pu se transformer réellement en aucune autre. Enfin, dans l'espèce humaine elle-même, la plus éminemment modifiable de toutes, la nature fondamentale reste évidemment invariable et toujours hautement prononcée, à travers les diverses modifications de races et celles presque aussi importantes que produit, à la longue, le seul perfectionnement nécessaire et continu de l'état social.

Ainsi, sans s'égarer dans de vaines et inaccessibles spéculations sur l'origine primitive des divers organismes, on ne saurait refuser d'admettre, comme une grande loi naturelle, la tendance essentielle des espèces vivantes à se perpétuer indéfiniment avec les mêmes caractères principaux, malgré la variation du système extérieur de leurs conditions d'existence. Tant que cette variation croissante n'est pas devenue contradictoire à cette nature fondamentale qui ne saurait changer, l'espèce subsiste en se modifiant, surtout si les différences sont graduelles; au-delà, l'espèce ne se modifie point, elle périt nécessairement. Quelque précieuse que soit une telle proposition, il faut néanmoins reconnaître qu'elle ne fixe pas encore suffisamment le genre précis de l'influence incontestable qu'exerce sur l'organisme la constitution du milieu ambiant. Car, sous ce point de vue, nous n'avons acquis par là que des lumières en quelque sorte négatives, en restreignant seulement dans l'intérieur de chaque organisme spécifique le champ général des modifications possibles, dont l'étendue effective reste essentiellement inconnue. On sait, par exemple, que la perturbation convenablement prolongée du système total des circonstances extérieures peut aller jusqu'à altérer beaucoup le développement proportionnel de chacun des organes propres à chaque espèce, ainsi que la durée, soit totale, soit relative, des diverses périodes principales de son existence. Mais, de telles modifications constituent-elles, comme on est aujourd'hui disposé à le croire, les vraies limites supérieures de l'influence organique du milieu ambiant? Aucune considération positive, à priori ou à posteriori, ne l'a jusqu'ici véritablement démontré. En un mot, la théorie rationnelle de l'action nécessaire des divers milieux sur les divers organismes reste encore presque tout entière à former. On doit regarder cette question comme ayant été simplement posée conformément à sa vraie nature philosophique, en résultat final de la grande controverse établie par Lamarck, qui aura ainsi rendu un éminent service au progrès général de la saine philosophie biologique. Un tel ordre de recherches, quoique fort négligé, constitue, sans doute, l'un des plus beaux sujets que l'état présent de cette philosophie puisse offrir à l'activité de toutes les hautes intelligences. Il devrait, ce me semble, inspirer d'autant plus d'intérêt que les lois générales de ce genre de phénomènes seraient, par leur nature, immédiatement applicables à la vraie théorie du perfectionnement systématique des espèces vivantes, y compris même l'espèce humaine.

Quoi qu'il en soit, nous pouvons désormais, en nous restreignant pleinement à notre sujet actuel, regarder comme démontrée la discontinuité nécessaire de la grande série biologique. Les diverses transitions pourront, sans doute, y devenir ultérieurement plus graduelles, soit par la découverte d'organismes intermédiaires, soit par une étude mieux dirigée de ceux déjà connus. Mais la fixité essentielle des espèces nous garantit que cette série sera toujours composée de termes nettement distincts, séparés par des intervalles infranchissables. Si l'examen précédent a pu d'abord paraître constituer ici une digression superflue, on doit maintenant comprendre la haute importance philosophique que je devais attacher à constater, dans la hiérarchie générale des corps vivans, une telle propriété caractéristique, aussi directement destinée à augmenter le degré de perfection rationnelle que comporte l'établissement définitif de cette hiérarchie.

Après avoir ainsi suffisamment caractérisé, suivant leur importance respective, les deux grandes notions philosophiques des groupes naturels et de la hiérarchie biologique, dont la combinaison générale constitue le vrai principe de la méthode naturelle proprement dite, il me reste maintenant, pour compléter l'appréciation abstraite d'une telle méthode, à qualifier sommairement deux grandes conditions logiques, l'une primordiale, l'autre finale, que notre intelligence doit sans cesse avoir en vue dans toute élaboration taxonomique. La première, depuis long-temps bien sentie, se réduit au principe de la subordination des caractères: la seconde, beaucoup moins comprise, et cependant non moins indispensable, prescrit la traduction définitive des caractères intérieurs en caractères extérieurs; celle-ci résulte toujours, à vrai dire, d'un examen approfondi de ce même principe.

Dès la première origine distincte de la méthode naturelle, au seizième siècle, par l'action combinée des travaux de Magnol, des Bauhin, de Gessner, etc., on a commencé à reconnaître nettement que les divers caractères taxonomiques ne devaient point, en général, être seulement comptés, mais aussi en quelque sorte pesés, suivant les règles d'une certaine subordination fondamentale qui devait exister entre eux. Lors même qu'on s'occupait exclusivement de la formation des groupes naturels, sans avoir aucune idée claire de la hiérarchie organique, on ne pouvait se dispenser d'avoir égard, d'une manière plus ou moins rationnelle, à une telle subordination, quoique la notion de la série biologique puisse seule en dévoiler la véritable base philosophique, et dissiper irrévocablement les incertitudes essentielles relatives à son application effective. Cette pondération scientifique des caractères constituait évidemment, en effet, le seul attribut logique qui pût alors séparer profondément les premières tentatives de classification naturelle d'avec toutes les méthodes purement artificielles, où, par leur nature, le choix et l'ordre des motifs taxonomiques devaient rester essentiellement arbitraires. Nous pouvons même reporter à cette époque originaire le premier aperçu général de la principale règle destinée à faire apprécier, du moins par la voie empirique, la vraie valeur fondamentale des divers caractères, d'après leur persévérance plus ou moins profonde et plus ou moins prolongée dans l'ensemble des espèces. Mais quelle que soit l'importance réelle d'une semblable considération, cette règle serait, de toute nécessité, incomplète et insuffisante, si on ne parvenait point à la rationnaliser par son accord général avec la seule subordination taxonomique qui puisse être établie d'une manière directe et vraiment scientifique, c'est-à-dire, celle qui résulte d'une exacte analyse comparative des différens organismes. Or, cette dernière condition n'a été remplie que beaucoup plus tard, et ne l'est encore convenablement jusqu'ici qu'à l'égard du seul règne animal. Ainsi, tant que la méthode naturelle a été cultivée indépendamment de l'anatomie comparée, il était impossible qu'on se formât le plus souvent de justes notions philosophiques de la vraie subordination naturelle des caractères biotaxiques. C'est par là que, comme je l'indiquais tout à l'heure, la véritable théorie générale d'une telle pondération se trouve, par sa nature, intimement liée à la conception fondamentale de la hiérarchie organique, puisque l'une et l'autre dépendent du même ordre primitif de considérations scientifiques, dont elles constituent seulement deux applications diverses mais co-relatives, qui se sont toujours mutuellement perfectionnées. On voit ainsi combien tous les divers aspects essentiels de la biotaxie, quoique réellement distincts, doivent être, de toute nécessité, profondément combinés; ce qui caractérise à la fois et la plus haute difficulté et la principale ressource de cette partie capitale de la science biologique.

L'analyse comparative des différens organismes conduit directement, en effet, à la subordination rationnelle des divers caractères taxonomiques, en mesurant leur importance respective d'après la relation plus ou moins intime des organes correspondans avec les phénomènes qui constituent les attributs prépondérans des espèces considérées. Ce principe s'applique également à tous les degrés consécutifs de la classification proposée, en ayant égard à des phénomènes plus spéciaux quand on descend à des subdivisions plus particulières. En un mot, dans cet ordre général de spéculations biologiques, comme dans tout autre, le véritable esprit philosophique consiste nécessairement à établir toujours une exacte harmonie fondamentale entre les conditions statiques et les propriétés dynamiques, entre les idées de vie et les idées d'organisation, que nos abstractions scientifiques ne doivent jamais séparer qu'afin d'en perfectionner la combinaison ultérieure. C'est ainsi que, pour la construction de la méthode naturelle, les différens caractères taxonomiques peuvent être enfin rigoureusement subordonnés les uns aux autres, sans qu'aucune disposition importante présente rien d'arbitraire: du moins tel est le but vers lequel on doit tendre, quoique souvent difficile à atteindre. L'analyse approfondie de l'organisme vivant indiquera toujours d'avance avec certitude à quel genre doivent être empruntés les caractères principaux, et suivant quelle loi diminue graduellement leur valeur rationnelle: mais l'application définitive des caractères ainsi préparés au classement effectif des espèces pourra rencontrer, à chaque époque, des obstacles momentanés, en présence desquels il faudra savoir se résigner à reconnaître, dans la science biotaxique, de véritables lacunes actuelles, surtout en arrivant aux dernières subdivisions, où des caractères moins tranchés doivent si aisément donner lieu à de fausses coordinations. Il convient de remarquer, en général, à ce sujet, que nous ne sommes point encore assez profondément familiarisés avec le véritable esprit de la méthode naturelle pour prévoir avec maturité et supporter sans impatience les diverses imperfections nécessaires de nos tableaux biotaxiques: nos habitudes intellectuelles ne sont pas jusqu'ici suffisamment affranchies du régime si prolongé des classifications purement artificielles, qui, par leur nature, devaient comporter, en effet, une perfection absolue et immédiate, dont l'irréalisation pouvait être justement imputée à leurs auteurs, et nullement aux conditions du problème. On sent qu'il en est tout autrement à l'égard de la classification rationnelle: en la concevant désormais comme une science réelle, il faudra bien que l'esprit humain s'accoutume à l'envisager enfin comme continuellement perfectible, et, par suite, comme toujours plus ou moins imparfaite, à la manière de toute science positive. L'exacte coordination générale des diverses espèces vivantes doit constituer, sans doute, une étude aussi modifiable que l'analyse, statique ou dynamique, d'un organisme déterminé.

Par la nature fondamentale des problèmes taxonomiques, les hautes difficultés qui leur sont propres deviendraient souvent presque inextricables, si, dans leur élaboration primitive, notre intelligence ne s'imposait d'abord aucune restriction pratique quant aux choix des divers caractères auxquels la théorie peut conduire. Ainsi, quelle que puisse être l'incommodité de ces caractères, de quelques obstacles que leur vérification effective puisse être entravée, il sera indispensable de commencer par les admettre indifféremment, en n'ayant égard qu'à leur seule rationnalité positive, fondée sur l'analyse comparative, anatomique ou physiologique, qui les aura fait découvrir. Ce problème spéculatif restera encore assez profondément compliqué d'ordinaire, pour qu'on y doive, dès l'origine, soigneusement écarter toute tentative déplacée de conciliation prématurée entre des qualités aussi hétérogènes, quoiqu'elles ne soient, sans doute, nullement incompatibles. Les premiers auteurs de la méthode naturelle, surtout à l'égard du règne animal, ont dû, en effet, adopter indifféremment, et sans aucun scrupule, les caractères les plus difficiles à vérifier, et qui souvent même ne pouvaient être aperçus que sur un seul sexe de l'espèce, ou pendant une seule époque de son existence: il leur suffisait strictement que ces caractères quelconques fussent réellement conformes à l'ensemble des analogies naturelles. Mais, quelque légitime et même indispensable que soit, en de telles recherches, une semblable manière de procéder, il est clair, néanmoins, d'un autre côté, que ce premier travail ne saurait être admis, en biotaxie, qu'à titre de fondement préliminaire de la classification définitive, laquelle exige nécessairement une nouvelle opération complémentaire, consistant à éliminer, parmi tous les caractères d'abord introduits, ceux dont la vérification habituelle serait trop difficile, afin de leur substituer des équivalens vraiment usuels. Sans cette indispensable transformation, communément mal appréciée jusqu'ici, la méthode naturelle possède bien, sans doute, quoique à un moindre degré, ses principales propriétés philosophiques, comme base essentielle des spéculations générales, soit anatomiques, soit physiologiques, relatives aux corps vivans; mais le passage effectif, finalement nécessaire, de l'abstrait au concret, s'y trouve ainsi radicalement entravé. En un mot, l'anatomiste et le physiologiste peuvent bien se contenter d'une telle définition des groupes, mais non le zoologiste proprement dit, et à plus forte raison le naturaliste. Cette révision et cette épuration générales de la caractéristique primitive, constituent donc le complément nécessaire de l'ensemble de l'opération taxonomique, sans lequel le travail ne saurait être regardé comme vraiment terminé. Ne serait-il point absurde, en effet, que, pour assigner le genre ou la famille de tel animal, il devint indispensable, par exemple, de commencer par le détruire, ainsi que l'exigent encore tant de classifications zoologiques, littéralement interprétées? Une théorie taxonomique aussi incomplète ne manque-t-elle point essentiellement, par cela même, à sa destination immédiate? L'accomplissement général de cette grande condition finale est donc évidemment indispensable.

En définissant ainsi l'objet nécessaire de cette seconde opération taxonomique, il est aisé de préciser en quel genre de transformations elle doit surtout consister. On conçoit d'abord combien il importe d'écarter tous les caractères qui ne seraient point permanens, et ceux qui n'appartiendraient pas aux diverses modifications naturelles de l'espèce considérée: les uns et les autres ne sauraient être admis que comme provisoires, jusqu'à ce qu'on leur ait découvert de vrais équivalens, à la fois fixes et communs, vers lesquels on devra toujours tendre. Mais la nature même du problème indique néanmoins clairement que la principale substitution doit avoir pour but général de remplacer tous les caractères intérieurs par des caractères purement extérieurs: c'est ce qui constitue la difficulté prépondérante, et en même temps la plus haute perfection, de cette opération finale. Quand une telle condition a pu être enfin réalisée, sans porter aucune atteinte à la rationnalité fondamentale de la classification primitive, la méthode naturelle a été dès-lors irrévocablement constituée, dans la plénitude de toutes ses diverses propriétés essentielles, comme nous le voyons aujourd'hui à l'égard du règne animal, surtout depuis les mémorables travaux zoologiques de M. de Blainville.

La vraie théorie de la subordination rationnelle des caractères, envisagée d'une manière approfondie, suffit, ce me semble, pour établir clairement, en général, sous le point de vue philosophique, la possibilité nécessaire de cette grande transformation. En effet, l'animalité étant principalement caractérisée par l'action sur le monde extérieur et par la réaction correspondante, c'est donc à la surface de séparation entre l'organisme et le milieu que doivent nécessairement se passer les plus importans phénomènes primitifs de la vie animale. Ainsi, les considérations relatives à cette enveloppe, envisagée soit quant à sa forme, ou à sa consistance, etc., fourniront naturellement les principales différences qui doivent distinguer les diverses organisations animales. Les organes vraiment intérieurs, privés de toute relation directe et continue avec le milieu ambiant, conserveront une importance capitale pour les phénomènes végétatifs, base primitive et uniforme de la vie générale: mais ils seront, par leur nature, purement secondaires, quant à la définition essentielle des divers modes, ou plutôt des divers degrés, d'animalité. Il est même sensible, par cette raison, que la partie intérieure de l'enveloppe animale, principalement destinée à l'élaboration préliminaire des divers matériaux assimilables, aura, sous le rapport taxonomique, une moindre valeur fondamentale que la partie extérieure proprement dite, siége nécessaire des phénomènes les plus caractéristiques. D'après cela, la transformation générale des caractères zoologiques intérieurs en caractères extérieurs, au lieu de constituer seulement un ingénieux et indispensable artifice, est, en elle-même, tellement rationnelle, qu'on peut l'envisager, au fond, sans aucune exagération, comme un simple retour inévitable à la marche philosophique directe, que l'esprit humain n'avait pas pu suivre, dans le développement historique de la méthode naturelle, à cause de l'ensemble des connaissances biologiques, à peine combinées aujourd'hui, qu'exigeait une telle manière de philosopher. Ainsi, l'usage encore prépondérant des caractères intérieurs en zootaxie n'indique réellement qu'un de ces détours provisoires, si familiers à notre intelligence en toute grande occasion scientifique, quand elle n'a pas encore atteint à la vraie maturité définitive de ses conceptions générales. Tout emploi capital de tels caractères n'atteste point seulement que l'opération taxonomique n'est pas terminée; il témoigne même que l'ensemble philosophique de cette opération a été imparfaitement conçu, c'est-à-dire, qu'on n'a point remonté jusque alors, par la saine analyse biologique, à la véritable source primordiale des analogies empiriquement découvertes. Loin de regarder les caractères extérieurs, directement propres à la vie animale, comme une heureuse traduction factice des caractères intérieurs, essentiellement relatifs à la vie organique, il faudrait, au contraire, renverser désormais la proposition, en voyant, dans l'usage de ceux-ci, une ressource provisoire, indispensable quoique imparfaite, pour suppléer à l'ignorance où l'on devait être d'abord de la vraie prépondérance fondamentale des autres 31.

Note 31: (retour) J'ai dû me borner a considérer envers les seuls animaux cette transformation indispensable des caractères intérieurs en caractères extérieurs, parce que ce cas est l'unique où une semblable opération puisse présenter, par la nature d'un tel organisme, une véritable difficulté scientifique, du moins sous l'influence des habitudes encore prépondérantes. À l'égard des végétaux, tous les organes importans de leurs doubles fonctions générales de nutrition et de reproduction étant nécessairement toujours extérieurs, il n'y a jamais eu lieu à s'occuper d'une pareille substitution, dont la difficulté essentielle, pour l'organisme animal, provient précisément de ce que les fonctions végétatives, dès-lors devenues intérieures, n'avaient pu d'abord être assez subordonnées par les zoologistes aux fonctions animales extérieures.

Telles sont, en aperçu, les diverses notions capitales, soit scientifiques, soit logiques, dont la combinaison constitue, à mes yeux, le véritable esprit général de la méthode naturelle proprement dite, abstraitement envisagée. Mais, quoique cette considération abstraite ait dû, par la nature de ce traité, former ici le sujet essentiel de notre examen philosophique, il me semble que la méthode naturelle ne serait point assez nettement caractérisée, si, après l'avoir analysée en elle-même, je ne procédais maintenant à l'appréciation sommaire de son application effective et actuelle à la coordination rationnelle de la série biologique, condensée toutefois en ses masses principales. Une telle spécification me paraît indispensable pour fixer exactement, à l'abri de toute incertitude, la véritable interprétation positive des conceptions fondamentales de la philosophie biotaxique, qui viennent d'être directement, exposées, indépendamment du haut intérêt que présente d'ailleurs, en elle-même, la contemplation attentive de cette grande construction graduellement élevée par l'esprit humain, depuis Aristote jusqu'à nos jours.

Il suffit ici d'indiquer d'abord, sans discussion, la division la plus générale du monde organique, en deux règnes principaux, l'un animal, l'autre végétal. Malgré tous les efforts tentés, à diverses époques, et surtout vers la fin du dernier siècle, pour présenter cette décomposition fondamentale comme essentiellement artificielle, il est demeuré certain que là, ainsi qu'ailleurs, et même plus qu'ailleurs, la grande série biologique présente nécessairement une discontinuité réelle et profonde, qui ne saurait être effacée par aucune transition quelconque. À mesure qu'on approfondit davantage l'étude, d'abord si vicieuse, des animaux inférieurs, on reconnaît de plus en plus que la locomotion proprement dite, au moins partielle 32, et un degré correspondant de sensibilité générale, constituent, à tous les degrés de l'échelle animale, les caractères prépondérans et uniformes de l'ensemble de ce règne. Des rudimens très appréciables de système nerveux ont déjà été constatés, depuis quelques années, chez un certain nombre de radiaires, ce qui doit y faire présumer un état naissant de fibres musculaires. On ne saurait, il est vrai, s'attendre à les découvrir aussi dans le dernier degré d'animalité, c'est-à-dire chez les animaux amorphes, si toutefois un tel mode doit être finalement admis, envers des êtres souvent composés, et du moins toujours agrégés, dont l'analyse biologique n'est point encore assez avancée pour comporter un jugement irrévocable: mais, là même, il y a tout lieu de penser que le tissu cellulaire général doit offrir, à la surface, une modification anatomique correspondante à une première ébauche de la sensibilité et de la contractilité. Ces deux attributs essentiels du règne animal, paraissent même persister encore davantage que l'existence d'un canal digestif, communément envisagée comme son principal caractère exclusif. Il est évident qu'on n'a attribué à ce dernier caractère une telle prépondérance, quoique, par sa nature, il se rapporte immédiatement à la seule vie organique, que en y voyant une conséquence nécessaire, et, par suite, un indice irrécusable, de cette double propriété fondamentale, dont la prééminence inévitable est ainsi clairement confirmée. Toutefois, une telle transformation taxonomique, quoique très précieuse en elle-même, ne saurait être parfaitement rationnelle, ce me semble, qu'à l'égard des animaux qui ne sont point fixés: en sorte que, pour les suivans, il resterait à trouver une autre indication plus générale de l'animalité universelle, si l'on croyait devoir renoncer à y découvrir ultérieurement toute condition anatomique directe des deux propriétés essentiellement animales. D'un autre côté, quant à divers végétaux, tels surtout que l'hedysarum gyrans, qui paraissent présenter quelques indices de ces propriétés co-relatives, l'analyse de leurs mouvemens, quoique très confuse encore, n'autorise nullement, en effet, à attribuer à ces singuliers phénomènes aucun vrai caractère d'animalité, puisqu'on n'y aperçoit aucune relation constante et immédiate, soit avec les impressions extérieures, soit avec le mode d'alimentation.

Note 32: (retour) On ne doit pas, ce me semble, perdre de vue, à ce sujet, qu'une telle locomotion partielle, quoique la moins importante par ses résultats immédiats, fournit cependant le vrai point de départ nécessaire de la locomotion totale, même dans les organismes les plus élevés, où, en effet, le déplacement du centre de gravité ne saurait s'accomplir, en général, que par une combinaison convenable entre les mouvemens relatifs des différentes parties de la surface animale et les diverses réactions mécaniques du milieu ambiant. Pour qu'une semblable combinaison puisse produire ce déplacement, il n'y a pas d'autre condition mécanique indispensable que la libre mobilité de la masse animale. On peut donc penser que si les animaux les plus imparfaits n'étaient point adhérens au sol, par une circonstance en quelque sorte étrangère à leur organisation, nullement comparable à la fixité des végétaux, et qui peut n'être point toujours permanente, les mouvemens partiels qu'ils exécutent pourraient déterminer une ébauche de locomotion totale.

Après la distinction fondamentale des deux règnes organiques, nous devons surtout considérer ici la hiérarchie rationnelle du seul règne animal, qui, par l'ensemble des motifs philosophiques ci-dessus indiqués, offre, de toute nécessité, la plus parfaite application des divers principes essentiels que nous a présentés la vraie théorie élémentaire de la méthode naturelle. Sans l'examen philosophique d'une telle application, on ne saurait acquérir de cette grande conception un sentiment général assez distinct et assez profond pour l'étendre avec succès, et sauf les modifications convenables, à de nouveaux ordres d'études positives.

L'élaboration graduelle de la méthode naturelle, pendant le cours du siècle dernier, a successivement détruit la vicieuse prépondérance taxonomique jusqu'alors si souvent attribuée aux diverses considérations irrationnelles de séjour, de mode d'alimentation, etc., pour mettre enfin dans tout son jour la considération suprême de l'organisme plus ou moins compliqué, plus ou moins parfait, plus où moins spécial, et plus ou moins élevé, en un mot, du degré de dignité animale, suivant la belle expression de M. de Jussieu, qui résume admirablement le véritable esprit général d'une telle philosophie. C'est surtout depuis l'heureuse impulsion philosophique, déjà signalée ci-dessus, produite par les travaux zoologiques de Lamarck, que la coordination rationnelle du règne animal a marché rapidement vers son entière maturité. Toutefois, avant de pouvoir entreprendre l'établissement d'une classification pleinement homogène, il fallait encore que l'esprit humain précisât davantage l'interprétation taxonomique des conditions anatomiques, en déterminant l'ordre général d'importance suivant lequel les différens organes devaient participer à la construction de la hiérarchie animale. Ce dernier pas préliminaire ne pouvait manquer d'avoir lieu, quand les zoologistes auraient eu convenablement égard à l'analyse générale de la vie, à sa décomposition fondamentale en animale et végétative, sur laquelle Bichat, malgré ses exagérations à cet égard, venait, après Buffon, de porter si énergiquement une éclatante lumière. La combinaison inévitable de ces deux grandes impulsions, l'une tendant à chercher dans l'organisation les véritables bases rationnelles de la hiérarchie zoologique, l'autre à faire apprécier les degrés successifs d'animalité propres aux différens organes, a produit enfin, dès le commencement de ce siècle, une première esquisse directe et générale de la zootaxie définitive. On a reconnu dès-lors, en effet, que le système nerveux constituant, par sa nature, l'élément anatomique le plus animal, c'était surtout d'après lui que la classification devait être nécessairement dirigée 33, en ne recourant aux autres organes, et, à fortiori, aux conditions essentiellement inorganiques, que lorsque ce principe deviendrait insuffisant à l'égard des subdivisions plus spéciales, et en employant toujours successivement les autres caractères suivant leur animalité décroissante. Quelle que soit la part essentielle de plusieurs zoologistes contemporains, surtout en France et en Allemagne, soit à la formation d'une telle théorie, soit à son heureux développement effectif, l'admirable homogénéité rationnelle, qui, en résultat nécessaire de l'ensemble des spéculations antérieures, commence enfin à s'établir aujourd'hui dans la série zoologique, me paraît due surtout aux travaux éminemment philosophiques de M. de Blainville, auquel la zootaxie devra spécialement l'indispensable substitution générale des caractères extérieurs aux caractères intérieurs, par suite d'une analyse taxonomique plus profonde et mieux conçue. C'est donc d'après la classification de ce grand naturaliste, tout en regrettant qu'elle n'ait pas encore donné lieu à un traité systématique, qu'il nous reste ici à apprécier sommairement la plus parfaite application de la méthode naturelle à la construction directe de la vraie hiérarchie animale.

Note 33: (retour) Les zoologistes me paraissent aujourd'hui avoir trop oublié la haute participation de M. Vircy à l'établissement direct de ce grand principe, par l'importante discussion philosophique qu'il éleva, le premier, à ce sujet, en la caractérisant même par une tentative générale de délinéation rationnelle du règne animal, considéré dans son ensemble.

La plus heureuse innovation qui distingue ce système zoologique, consiste dans la haute importance taxonomique qu'il attribue si justement à la forme générale de l'enveloppe animale, jusqu'alors négligée par les naturalistes, et qui, néanmoins, était, en elle-même, si directement propre à fournir le principe de la première délinéation rationnelle, puisque la symétrie constitue le caractère le plus simple et le plus universel de l'organisme animal, comme Bichat l'a si bien établi. Toutefois, il semble que, dès l'origine, un tel système présente une sorte de paradoxe, dont la solution serait indispensable quoique très difficile, en ce qu'il admet l'existence d'animaux amorphes, ou plutôt non-symétriques. Ce sont précisément, il est vrai, ceux chez lesquels on n'a encore aperçu aucune trace appréciable de système nerveux, ce qui sauve, jusqu'à un certain point, le principe, ou du moins recule et transforme la difficulté. Mais il me paraît incontestable que la notion fondamentale de ce dernier mode de l'animalité n'est point jusqu'ici convenablement analysée, et qu'il faut concevoir la hiérarchie animale, sous la seule réserve de cet examen ultérieur. On ne sera point surpris que les idées soient aujourd'hui confuses à cet égard, en réfléchissant combien étaient encore profondément erronées, il y a deux générations à peine, les conceptions zoologiques relatives à des animaux bien supérieurs, l'ordre entier des radiaires, une partie des mollusques, et même des derniers articulés.

En réduisant ainsi le règne animal aux seuls êtres réguliers qui le composent presque exclusivement, on doit y distinguer d'abord deux espèces fondamentales de symétrie, dont la plus parfaite est relative à un plan, et l'autre à un point ou plutôt à un axe. De là résulte la première classification des animaux, en pairs et rayonnés, ou artiozoaires et actinozoaires, suivant la nomenclature systématique de M. de Blainville. On ne saurait trop admirer avec quelle rigoureuse exactitude un attribut, en apparence aussi peu important, correspond réellement, d'après le beau travail de Lamarck, à l'ensemble des plus hautes comparaisons biologiques, qui viennent toutes converger spontanément vers cette simple et lumineuse distinction. Néanmoins, l'incontestable prépondérance d'un tel caractère reste jusqu'ici essentiellement empirique, et laisse encore à désirer une explication nette et rationnelle, à la fois physiologique et anatomique, de l'extrême infériorité nécessaire des animaux rayonnés envers les animaux pairs, qui, par leur nature, doivent être évidemment bien plus rapprochés de l'homme, unité fondamentale de la zoologie.

Envisageant désormais le seul ordre général des artiozoaires, il se divise naturellement d'après la consistance de l'enveloppe, suivant qu'elle est dure ou molle, ce qui doit la rendre plus ou moins propre à la locomotion. Cette considération est, en quelque sorte, le prolongement nécessaire de la précédente, puisque la symétrie générale de l'animal sera évidemment beaucoup plus complète et plus prononcée dans le premier cas que dans le second. Les deux attributs essentiels de l'animalité, la locomotion et les sensations, établissent entre ces deux cas des différences profondes et incontestables, à la fois anatomiques et physiologiques, qu'on peut, en général, aisément rattacher, d'une manière rationnelle, à cette distinction primitive, et qui concourent toutes à présenter les animaux inarticulés comme nécessairement inférieurs aux animaux articulés. On a peine à comprendre comment Cuvier a pu entièrement méconnaître cette importante analogie zoologique, si bien pressentie par le génie du grand Linné, en persistant à placer, au contraire, les mollusques avant les insectes, ce qui a beaucoup entravé l'étude générale des uns et des autres. Cette erreur capitale paraît avoir résulté d'une insuffisante pondération préalable des caractères taxonomiques, considérés sous le point de vue philosophique; car ce célèbre naturaliste n'a été conduit à une telle classification qu'en accordant aux organes de la vie végétative une prééminence radicalement vicieuse sur ceux de la vie animale.

Les animaux articulés seront maintenant distingués en deux grandes classes, suivant qu'ils sont articulés intérieurement, sous l'enveloppe cutanée, par un véritable squelette osseux, ou même cartilagineux chez les derniers d'entr'eux; ou que, au contraire, l'articulation est simplement extérieure, d'après la consolidation plus prononcée de certaines parties cornées de l'enveloppe, alternant avec des parties molles. On conçoit aisément à priori l'infériorité relative et jamais contestée de cette seconde organisation animale, surtout quant aux fonctions les plus élevées, celles du système nerveux. Il est remarquable que le développement beaucoup plus imparfait de ce système éminemment animal, coïncide toujours alors avec une différence fondamentale dans la position générale de sa partie centrale, qui, en effet, constamment supérieure au canal digestif chez les animaux vertébrés, passe au-dessous de ce canal chez tous ceux à articulation extérieure.

Telle est donc, par une première analyse zoologique, la hiérarchie rationnelle des principaux organismes propres à la partie supérieure de la série animale, et qui y constituent les trois grandes classes des ostéozoaires ou vertébrés proprement dits, des entomozoaires ou articulés extérieurement, et enfin des malacozoaires ou mollusques.

Considérant, en dernier lieu, la division générale des seuls ostéozoaires, nous devons remarquer que les grandes analogies naturelles auxquelles ont dû donner lieu, pour ainsi dire dès l'origine de la zoologie, des êtres aussi pleinement caractérisés, peuvent désormais être rattachées encore, de la manière la plus heureuse et la plus exacte, à l'état de l'enveloppe animale, dont l'invariable prépondérance taxonomique permet alors d'éliminer les définitions irrationnelles empruntées à la vie organique ou même à des conditions extérieures. Il suffit ici d'envisager cette enveloppe sous un nouvel aspect plus secondaire, quant à la nature des productions inorganiques qui la séparent immédiatement du milieu ambiant. On peut apprécier, en effet, dans la classification de M. de Blainville, comment l'incontestable dégradation animale qui, à partir de l'homme, se manifeste graduellement chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphybiens, et enfin les poissons, se trouve toujours fidèlement traduite par la simple considération d'une surface cutanée recouverte de poils, de plumes, ou d'écailles, ou bien dénudée. Cette prééminence nécessaire de l'enveloppe, sous le point de vue taxonomique, n'est pas moins prononcée dans l'ordre des entomozoaires, où le décroissement successif de l'animalité se trouve désormais exactement mesuré par la seule considération du nombre croissant de paires d'appendices locomoteurs, depuis les hexapodes jusqu'aux myriapodes, et même jusqu'aux apodes, qui en constituent l'extrémité la plus inférieure.

Il serait contraire à l'esprit de cet ouvrage de poursuivre davantage une aussi insuffisante indication des principaux degrés successifs que l'on a enfin établis rationnellement dans la hiérarchie animale. Mon unique motif, en les signalant ici, a été de fixer avec plus d'énergie l'attention spéciale du lecteur sur ma recommandation préalable d'étudier, au moins dans son ensemble, la coordination actuelle du règne animal, comme une indispensable explication concrète des conceptions abstraites que j'avais d'abord exposées relativement au génie fondamental de la méthode naturelle, dont l'exacte appréciation philosophique constituait seule l'objet essentiel de cette leçon. Du reste, il ne saurait être nullement question ici d'aucun traité particulier de philosophie biotaxique. C'est pourquoi je ne dois pas même m'arrêter à l'examen des divers moyens employés par les zoologistes pour définir, aux divers degrés de l'échelle animale, les vraies notions de famille et de genre, d'une manière exactement conforme au véritable esprit de la méthode naturelle. Quoique un tel sujet puisse présenter des considérations générales d'un haut intérêt, susceptibles de faire mieux connaître l'ensemble de cette méthode, elles appartiennent évidemment aux ouvrages spéciaux sur la philosophie zoologique. En considérant surtout, sous ce point de vue, l'ensemble des tableaux zoologiques de M. de Blainville, tous les esprits philosophiques reconnaîtront, avec une profonde satisfaction, comment, même dans ces deux dernières subdivisions générales de la hiérarchie animale, la classification, constamment homogène et rationnelle, repose encore sur des caractères anatomiques plus ou moins directement relatifs aux attributs essentiels de l'animalité. La construction de cette grande série laisse aujourd'hui, sans doute, beaucoup d'anomalies partielles à résoudre, et une multitude de genres, ou même de familles, à mieux établir ou à mieux coordonner, principalement envers les animaux inférieurs. Mais ces nombreuses imperfections secondaires, inévitables dans une opération aussi vaste, aussi difficile, et aussi récente, n'altèrent plus désormais, en aucune manière, le vrai caractère philosophique de l'ensemble d'un tel système, la tendance directe et prépondérante à disposer tous les êtres suivant l'ordre rigoureux de leur animalité décroissante. Pour qu'on puisse atteindre, autant que possible, à cette idéale perfection taxonomique, il ne reste plus à constituer aujourd'hui qu'une dernière partie générale du système fondamental, celle qui concerne la distribution rationnelle des espèces de chaque genre naturel, dont les principes propres sont encore très vaguement aperçus. Autant il eût été inopportun de considérer plus tôt cette application extrême et délicate de la théorie taxonomique, autant il conviendrait de commencer à s'en occuper maintenant.

Quant au règne végétal, l'ensemble des principes établis dans cette leçon démontre clairement que, malgré tous les efforts, la méthode naturelle ne saurait y comporter jamais une perfection comparable à celle dont le règne animal est susceptible, même dans ses degrés les plus inférieurs. Les familles peuvent y être regardées aujourd'hui comme établies d'une manière satisfaisante, quoique par une voie essentiellement empirique. Mais leur coordination naturelle reste, de toute nécessité, presque entièrement arbitraire, faute d'un principe hiérarchique qui puisse les subordonner rationnellement les unes aux autres. La notion d'animalité admet, en elle-même, une succession évidente de différens degrés profondément tranchés, susceptible de fournir, comme nous venons de le constater, la base naturelle d'une vraie hiérarchie animale. Il n'en saurait être ainsi, au contraire, pour la végétabilité. Celle-ci n'est point, sans doute, à beaucoup près, toujours également intense; mais elle est, par sa nature, chez tous les êtres, essentiellement homogène: il n'y a jamais qu'une assimilation et une désassimilation continues, aboutissant à une reproduction nécessaire. Or, les différences d'intensité, que peuvent seules comporter de tels phénomènes fondamentaux, ne sauraient donner lieu à la formation distincte d'aucune véritable échelle végétale, analogue à l'échelle animale, d'autant plus que, en général, ces divers degrés tiennent réellement au moins autant à l'influence prépondérante des circonstances extérieures qu'à l'organisation caractéristique de chaque végétal. Ainsi, la comparaison hiérarchique n'aurait ici aucune base rationnelle suffisante.

Je crois devoir même, en second lieu, signaler sommairement, à ce sujet, une nouvelle considération, qui, sans être aussi fondamentale que la précédente, peut faire ressortir, sous un autre aspect essentiel, l'extrême difficulté nécessaire d'établir entre les diverses familles végétales aucune hiérarchie véritable. Elle consiste à remarquer le profond embarras scientifique que doit présenter toute définition nette et directe de l'être végétal, attendu que chacun des végétaux observables ne constitue presque jamais un être déterminé, mais une confuse agglomération d'une multitude d'êtres distincts et indépendans. On se formerait une très fausse idée d'une telle disposition, en regardant un grand végétal comme une sorte de polype immense; car, la composition animale proprement dite est, en elle-même, d'une tout autre nature. Dans les derniers rangs de la hiérarchie animale, les êtres, jusqu'alors nécessairement simples, deviennent, en effet, très fréquemment composés; mais le système, quelque étendu qu'il puisse être, ne cesse point de comporter une exacte définition scientifique. Les êtres qui le composent ne sont pas simplement agrégés ou juxta-posés; ou, du moins, ce cas ne se présente que très rarement, et uniquement à l'extrémité la plus inférieure de l'échelle zoologique: ils constituent réellement une sorte de société intime, involontaire et indissoluble, caractérisée par un seul appareil organique général en relation avec divers appareils animaux indépendans les uns des autres, mais tous inséparables de leur commune base vitale. Dans le règne végétal, au contraire, il n'y a jamais qu'une simple agglomération, que nous pouvons même souvent produire à notre gré par l'artifice de la greffe. Tous les êtres ainsi réunis sont alors entièrement séparables, et ne présentent d'autres élémens communs que des parties essentiellement inorganiques, dont le principal usage consiste à fournir au système un moyen général de consolidation mécanique. Quoique les lois essentielles d'une telle agglomération soient jusqu'ici très imparfaitement connues, il y a tout lieu de penser néanmoins que nulle condition vraiment organique ne tend à limiter nécessairement l'extension possible d'un semblable système, laquelle paraît surtout dépendre de conditions purement physiques et chimiques, combinées avec l'influence totale des diverses circonstances extérieures. Or, on conçoit aisément combien cette notion générale doit entraver directement toute subordination rationnelle des différentes familles végétales à une hiérarchie commune, puisque la vraie diversité organique fondamentale qui pouvait exister entre elles, déjà si peu prononcée par la nature même de la végétation, se trouve ainsi profondément atténuée.

Le seul commencement de coordination vraiment philosophique qu'on soit encore parvenu à établir dans l'ensemble du règne végétal, se réduit, en réalité, à la division principale qui sert de point de départ à la classification de M. de Jussieu. En distinguant les végétaux suivant l'existence ou l'absence de feuilles séminales, et, pour le premier cas, suivant qu'ils en offrent plusieurs ou une seule, on obtient l'unique disposition taxonomique qui présente, dans le règne végétal, un caractère philosophique comparable à celui de l'échelle animale. Car, le passage successif et général des dicotylédons aux monocotylédons et de ceux-ci aux acotylédons peut, en effet, être regardé comme constituant une sorte de dégradation croissante, analogue à la succession des divers degrés de la série zoologique, quoique beaucoup moins caractérisée. Une telle considération a dû surtout prévaloir depuis que la comparaison primitive, fondée sur les organes de la reproduction, a été vérifiée, dans son ensemble, par l'examen des organes de la nutrition, d'après la belle découverte de Desfontaines, seul exemple capital jusqu'ici d'une large et heureuse application de l'anatomie comparée à l'organisme végétal. Par un aussi remarquable concours des deux modes nécessaires de comparaison anatomique propres à la nature de cet organisme, cette grande proposition générale a désormais pris rang parmi les plus éminens théorèmes de la philosophie naturelle. Mais, le commencement de hiérarchie qui se trouve ainsi établi dans le règne végétal, demeure toutefois évidemment insuffisant; puisque les familles très nombreuses qui composent chacune de ces trois divisions principales n'en restent pas moins disposées entr'elles suivant un ordre purement arbitraire, auquel il y a peu d'espérance plausible de pouvoir jamais imposer une véritable rationnalité. On conçoit, par suite, que la distribution intérieure des espèces, et peut-être même celle des genres, dans chaque famille, doit présenter nécessairement, à plus forte raison, une semblable imperfection fondamentale, comme dépendant, par sa nature, des mêmes principes taxonomiques, dont l'application la plus précise et la plus délicate ne saurait être tentée sans qu'on eût préalablement surmonté la difficulté beaucoup moindre, et néanmoins jusqu'ici invincible, de la coordination des familles. La méthode naturelle ne présente donc réellement aujourd'hui, à l'égard du règne végétal, d'autre résultat usuel que le seul établissement, plus ou moins empirique, des familles et des genres.

Quelque précieuse que soit, en elle-même, une semblable acquisition, on ne saurait être surpris qu'elle n'ait point encore déterminé, si elle doit jamais le faire, l'exclusion totale de l'usage effectif des méthodes purement artificielles, et surtout de celle de Linné; quoique, pendant sa longue élaboration graduelle de la méthode naturelle, l'esprit humain ait paru, jusqu'à notre époque, avoir essentiellement en vue la coordination du seul règne végétal. Il ne faut pas oublier, toutefois, que la méthode naturelle ne constitue pas un simple moyen de classification, mais surtout, même dans son état le moins parfait, un important système de connaissances réelles sur les vraies relations des êtres existans. Ainsi, quand même la botanique descriptive devrait finalement renoncer à l'employer, le perfectionnement continu d'une telle méthode n'en présenterait pas moins un haut intérêt pour le progrès de l'étude générale des végétaux, dont les résultats comparatifs se trouvent ainsi fixés et combinés. Cependant, vu l'imperfection nécessaire de la taxonomie végétale, et l'impossibilité fondamentale d'y établir aucune véritable hiérarchie organique, l'esprit de ce traité nous oblige, en dernière analyse, de concevoir désormais collectivement le règne végétal comme le dernier terme général de la grande série biologique, sans considérer davantage sa décomposition intérieure, qui, malgré son importance propre et directe, ne saurait, en effet, exercer aucune influence capitale sur le perfectionnement des hautes spéculations biologiques, soit statiques, soit dynamiques, sujet prépondérant de notre travail. En général, l'admirable propriété philosophique de la hiérarchie biologique, comme principal instrument logique de la science des corps vivans, doit devenir d'autant moins prononcée qu'on descend à des subdivisions plus spéciales: elle appartient surtout à l'étude comparative d'un assez petit nombre de modes essentiels d'organisation, se succédant par des dégradations profondément tranchées; l'organisme végétal constitue nécessairement le dernier de ces modes fondamentaux. Quand on croît devoir recourir à une décomposition plus développée, il est aisé de comprendre, en principe, qu'une seule grande division du règne animal, l'entomologie par exemple, offrira, sous ce point de vue, beaucoup plus de ressources scientifiques que le règne végétal tout entier, comme donnant réellement lieu à la comparaison d'organismes bien plus variés, et surtout bien mieux caractérisés.

La haute destination spéculative de la partie fondamentale de la biologie dont je viens d'examiner le vrai caractère philosophique, doit faire excuser, sans doute, l'extension presque inévitable de cette longue leçon. Plus qu'aucune autre, cette partie est aujourd'hui fort imparfaitement appréciée par les meilleurs esprits étrangers aux études biologiques spéciales, et aussi par la plupart des biologistes eux-mêmes. Trop souvent encore, on ne voit qu'un simple artifice de classification, dans ce qui, par sa nature, constitue, au contraire, et le résumé le plus substantiel de l'ensemble des diverses connaissances biologiques, et le plus puissant moyen rationnel de leur perfectionnement ultérieur. Il était donc particulièrement indispensable, et à la fois plus difficile, de faire nettement ressortir cette admirable construction de la grande hiérarchie organique, l'une des plus éminentes créations de la philosophie positive. Bien loin de regarder les considérations précédentes comme plus développées que ne le prescrivait la nature propre de cet ouvrage, j'ai plutôt lieu de craindre qu'elles ne suffisent point encore pour caractériser dignement le véritable esprit général de cette belle conception, et pour donner une juste idée de sa portée nécessaire. L'ensemble des trois leçons suivantes complètera, j'espère, cette imparfaite appréciation philosophique, en manifestant spontanément l'usage fondamental d'une telle notion dans le système entier des spéculations physiologiques.

Je devais ici m'attacher seulement à expliquer par quel inévitable enchaînement d'opérations, soit scientifiques, soit logiques, l'esprit humain avait pu enfin parvenir, après tant de laborieux essais préliminaires, à coordonner l'immense série des êtres vivans, depuis l'homme jusqu'au végétal, en une seule hiérarchie rationnelle, dont la composition essentielle n'offrît jamais rien d'arbitraire, et qui tendît à fixer, avec une rigoureuse précision, le véritable degré de dignité biologique propre à chaque espèce. Cette extrême perfection taxonomique est encore loin, sans doute, d'une entière et exacte réalisation, qui ne saurait même jamais être complétement obtenue. Mais notre intelligence y tend évidemment désormais, d'une manière directe et systématique, avec la pleine conscience de sa destination définitive. Quoique peu développée jusqu'ici, la saine biotaxie est donc aujourd'hui philosophiquement constituée, avec tous ses vrais attributs caractéristiques, depuis que la méthode naturelle, d'abord essentiellement établie pour la coordination du seul règne végétal, a été enfin directement conçue comme destinée surtout, par sa nature, au perfectionnement nécessaire et continu du règne animal, qui avait dû, dans l'origine, en fournir le type spontané, ainsi que je l'ai expliqué. Telle est l'unique source où tous les bons esprits doivent constamment étudier la véritable théorie générale des classifications naturelles, à quelque ordre de phénomènes qu'ils se proposent finalement d'en faire une heureuse application: c'est sous ce point de vue spécial que la science biologique devait, par sa nature, directement concourir au perfectionnement fondamental de l'ensemble de la méthode positive, dont cette théorie constitue un indispensable élément, qui n'était pas susceptible de se développer par aucune autre voie, et qui ne saurait même être autrement apprécié.

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