Cours de philosophie positive. (5/6)
COURS
DE
PHILOSOPHIE POSITIVE.
CINQUANTE-DEUXIÈME LEÇON.
Restriction préalable de l'ensemble de l'opération historique.—Considérations générales sur le premier état théologique de l'humanité: âge du fétichisme. Ébauche spontanée du régime théologique et militaire.
L'appréciation historique qui me reste maintenant à effectuer sommairement ne saurait avoir ici, par la nature propre de ce Traité, d'autre destination essentielle que de mieux caractériser, d'après une application large et décisive, l'intime réalité et la fécondité spontanée de la théorie fondamentale du développement social, directement établie dans la leçon précédente. Quoique la démonstration ainsi exposée ne puisse plus, ce me semble, laisser désormais subsister aucun doute légitime sur l'exactitude et l'importance de la loi générale d'évolution que j'ai découverte, cependant l'extrême nouveauté d'un sujet aussi profondément difficile, et l'irrationnalité radicale des habitudes intellectuelles qui président encore presque toujours à de telles études, me feraient craindre que même les meilleurs esprits ne pussent aujourd'hui convenablement entrevoir la rénovation finale de la science sociale à l'aide de ce grand principe, si son aptitude nécessaire à constituer enfin une vraie philosophie de l'histoire n'était pas, dès ce moment, irrécusablement confirmée par une première ébauche de coordination de l'ensemble du passé humain, considéré seulement quant à ses principales phases. L'inévitable imperfection que doit actuellement offrir une aussi neuve élaboration, ne saurait en altérer l'utilité capitale, soit pour faire sentir la portée effective de notre conception sociologique, soit pour permettre d'apprécier nettement le mode général de son application graduelle; en sorte que les esprits compétens et bien préparés puissent dès lors étendre spontanément cette théorie à de nouvelles analyses du mouvement humain, ultérieurement envisagé sous des aspects de plus en plus spéciaux, conformément aux conditions logiques de la dynamique sociale, expliquées dans la quarante-huitième leçon. Mais, afin que cette importante opération ne dégénère point intempestivement en une digression contraire à la nature propre de cet ouvrage, essentiellement consacré au système général de la philosophie positive, je dois ici la réduire soigneusement à ce qu'elle présente, sous ces deux rapports, de vraiment indispensable, en ajournant toute discussion trop étendue et tout éclaircissement trop détaillé jusqu'à la publication du traité particulier de philosophie politique que j'ai déjà plusieurs fois annoncé. C'est pourquoi je suis forcé d'arrêter préalablement l'attention du lecteur sur l'indication sommaire des principales conditions destinées à circonscrire ainsi, autant que possible, l'ensemble de cette première appréciation historique, sans nuire d'ailleurs aucunement à sa haute efficacité philosophique.
La plus importante de ces restrictions logiques, et qui comprend implicitement toutes les autres, consiste à concentrer essentiellement notre analyse scientifique sur une seule série sociale, c'est-à-dire, à considérer exclusivement le développement effectif des populations les plus avancées, en écartant, avec une scrupuleuse persévérance, toute vaine et irrationnelle digression sur les divers autres centres de civilisation indépendante, dont l'évolution a été, par des causes quelconques, arrêtée jusqu'ici à un état plus imparfait; à moins que l'examen comparatif de ces séries accessoires ne puisse utilement éclairer le sujet principal, comme je l'ai expliqué en traitant de la méthode sociologique. Notre exploration historique devra donc être presque uniquement réduite à l'élite ou l'avant-garde de l'humanité, comprenant la majeure partie de la race blanche ou les nations européennes, en nous bornant même, pour plus de précision, surtout dans les temps modernes, aux peuples de l'Europe occidentale. A une époque quelconque, notre appréciation rationnelle devra être principalement relative aux véritables ancêtres politiques de cette population privilégiée, quelle que soit d'ailleurs leur patrie. En un mot, nous ne devons comprendre, parmi les matériaux historiques de cette première coordination philosophique du passé humain, que des phénomènes sociaux ayant évidemment exercé une influence réelle, au moins indirecte ou lointaine, sur l'enchaînement graduel des phases successives qui ont effectivement amené l'état présent des nations les plus avancées. On ne peut certainement espérer de reconnaître d'abord la véritable marche fondamentale des sociétés humaines que par la considération exclusive de l'évolution la plus complète et la mieux caractérisée, à l'éclaircissement de laquelle doivent être constamment subordonnées toutes les observations collatérales relatives à des progressions plus imparfaites et moins prononcées. Quelque intérêt propre que celles-ci puissent d'ailleurs offrir, leur appréciation spéciale doit être systématiquement ajournée jusqu'au moment où, les lois principales du mouvement social ayant été ainsi appréciées dans le cas le plus favorable à leur pleine manifestation, il deviendra possible, et même utile, de procéder à l'explication rationnelle des modifications plus ou moins importantes qu'elles ont dû subir chez les populations qui, à divers titres, sont restées plus ou moins en arrière d'un tel type de développement. Jusqu'alors, ce puéril et inopportun étalage d'une érudition stérile et mal dirigée, qui tend aujourd'hui à entraver l'étude de notre évolution sociale par le vicieux mélange de l'histoire des populations qui, telles que celles de l'Inde, de la Chine, etc., n'ont pu exercer sur notre passé aucune véritable influence, devra être hautement signalé comme une source inextricable de confusion radicale dans la recherche des lois réelles de la sociabilité humaine, dont la marche fondamentale et toutes les modifications diverses devraient être ainsi simultanément considérées, ce qui, à mon gré, rendrait le problème essentiellement insoluble. Sous ce rapport, le génie du grand Bossuet, quoique seulement guidé sans doute par le principe purement littéraire de l'unité de composition, me paraît avoir d'avance senti instinctivement les conditions logiques imposées par la nature du sujet, lorsqu'il a spontanément circonscrit son appréciation historique à l'unique examen d'une série homogène et continue, et néanmoins justement qualifiée d'universelle; restriction éminemment judicieuse, qui lui a été si étrangement reprochée par tant d'esprits anti-philosophiques, et vers laquelle nous ramène aujourd'hui essentiellement l'analyse approfondie de la marche intellectuelle propre à de telles études.
Une pareille manière de procéder doit sembler d'autant plus indispensable que, si on la considère en outre sous le point de vue pratique, on y reconnaît sa participation nécessaire à toute sage régularisation d'un ordre important de relations politiques, celles qui concernent l'action générale des nations les plus avancées pour hâter le développement naturel des civilisations inférieures. La politique métaphysique, et même la politique théologique, par le caractère essentiellement absolu de leurs conceptions principales, conduisent, à cet égard, à poursuivre aveuglément l'uniforme réalisation immédiate de leurs types immuables, malgré la diversité quelconque des conditions propres à chaque cas: ce qui équivaut, à vrai dire, à une sorte de consécration systématique de cet empirisme spontané qui dispose si naïvement tous les hommes civilisés à transporter partout indistinctement, et souvent si indiscrétement, leurs idées, leurs usages et leurs institutions. Il serait superflu de signaler expressément ici le danger évident d'une pareille tendance pour susciter ou entretenir de graves perturbations politiques. Plus on méditera sur ce sujet, mieux on sentira que la pratique n'exige pas moins impérieusement que la théorie une considération d'abord exclusive, ou du moins directement prépondérante, de l'évolution sociale la plus avancée, sans s'occuper simultanément des autres progressions moins complètes. C'est seulement après avoir ainsi déterminé ce qui convient à l'élite de l'humanité, qu'on pourra utilement régler son intervention rationnelle dans le développement ultérieur des populations plus ou moins arriérées, en vertu de l'universalité nécessaire de l'évolution fondamentale, sauf l'appréciation convenable des circonstances caractéristiques de chaque application spéciale. Par une telle rénovation de l'esprit général des relations internationales, la politique positive tendra finalement à substituer de plus en plus, à une action trop souvent perturbatrice ou même oppressive, une sage et bienveillante protection, dont l'utilité réciproque ne saurait être douteuse, et qui serait presque toujours favorablement accueillie, comme ne proposant jamais que des modifications en harmonie réelle avec l'état particulier des peuples correspondans, et sachant d'ailleurs varier judicieusement leur accomplissement graduel suivant les convenances essentielles de chaque cas. Sans insister davantage ici sur un semblable aperçu, qui se reproduira naturellement dans la cinquante-septième leçon, il suffit de noter que cette importante transformation ne pourrait évidemment s'obtenir, si l'on persistait à considérer simultanément toutes les diverses évolutions politiques, malgré leur inégalité nécessaire: ce qui confirme hautement la prescription scientifique, déjà directement motivée ci-dessus, de concentrer d'abord systématiquement l'analyse sociologique sur la seule appréciation historique du développement social le plus complet.
Cette restriction rationnelle, si clairement imposée par la nature du sujet, coïncide très heureusement avec l'indispensable rapidité de notre opération actuelle, dès lors spontanément réduite à la coordination philosophique des faits les plus connus, qu'il serait presque toujours superflu d'indiquer expressément. Il me suffira donc d'expliquer ici comment l'ensemble du passé social, chez les peuples les plus avancés, consiste essentiellement dans le développement graduel du triple dualisme successif qui, d'après le chapitre précédent, constitue l'évolution fondamentale de l'humanité. Par sa nature, cette grande loi nous offre déjà immédiatement une première coordination du passé humain considéré dans sa plus haute généralité, et réduit à ses phases les plus tranchées. En procédant toujours à une appréciation de plus en plus spéciale, comme l'exige l'esprit d'une telle science, il ne nous reste maintenant qu'à conduire cette coordination fondamentale à son second degré de précision, en indiquant la manière de rattacher les principaux états intermédiaires de l'humanité aux subdivisions correspondantes de ma loi d'évolution: ce que je devrai d'ailleurs accomplir ici le plus succinctement possible, sous la réserve ultérieure du traité particulier précédemment annoncé. La physiologie sociale étant ainsi directement fondée, je devrai laisser à mes successeurs à rendre de plus en plus précise cette conception primordiale, en étudiant, pour l'explication rationnelle du passé humain, l'enchaînement méthodique d'intervalles toujours décroissans, dont le dernier terme naturel, qui sans doute ne sera jamais pleinement atteint, consisterait dans la vraie filiation des progrès en tous genres d'une génération à la suivante, la chronologie sociologique ne pouvant utilement exiger la considération réelle d'aucune moindre unité de durée, pendant laquelle le développement politique doit être le plus souvent presque imperceptible.
Ainsi circonscrit, le véritable champ convenable à notre analyse historique doit seulement embrasser les résultats les plus généraux de l'exploration ordinaire du passé, en écartant avec soin toute appréciation trop détaillée. Si ma conception sociologique peut effectivement parvenir, dans l'étude de la série sociale la plus complète, à instituer enfin une vraie liaison scientifique entre les faits historiques qui, à cet égard, sont aujourd'hui familiers à tous les hommes éclairés, j'ose avancer, que par cela seul, elle aura déjà suffisamment réalisé ce que la nature d'un tel sujet offre à la fois de plus difficile et de plus important, soit pour la théorie, soit même pour la pratique; outre que d'ailleurs elle aura dès lors irrécusablement constaté son aptitude spontanée à fournir, par une élaboration ultérieure, toutes les explications plus spéciales et plus précises qui deviendront graduellement nécessaires. Chacune des parties antérieures de ce Traité nous a présenté de nouvelles occasions de reconnaître que, en général, les phénomènes les plus communs sont toujours aussi les plus essentiels à considérer pour la science réelle. Or, cette réflexion, déjà si frappante en astronomie, en physique, en chimie et en biologie, doit être, par sa nature, encore plus pleinement applicable aux études sociologiques, puisqu'elle devient évidemment de plus en plus convenable à mesure que l'ordre des phénomènes se complique et se spécialise davantage. Dans la recherche des véritables lois de la sociabilité, tous les évènemens exceptionnels ou tous les détails trop minutieux, si puérilement recherchés par la curiosité irrationnelle des aveugles compilateurs d'anecdotes stériles, doivent être presque toujours élagués comme essentiellement insignifians; tandis que la science doit surtout s'attacher aux phénomènes les plus vulgaires, que chacun de ceux qui y participent pourrait spontanément apercevoir autour de soi, comme constituant le fonds principal de la vie sociale habituelle. Il est vrai que, par cela même, de tels phénomènes sont nécessairement beaucoup plus difficiles à observer, de manière à pouvoir servir de base réelle aux saines spéculations scientifiques. Les préjugés et les usages qui, à cet égard, prévalent encore presque universellement en philosophie politique, même chez les meilleurs esprits, ne constituent véritablement qu'une nouvelle confirmation de l'état d'enfance plus prolongé de cette partie finale de la philosophie naturelle: ils doivent spontanément rappeler les temps, trop peu éloignés, où, en physique, on ne jugeait dignes d'attention que les effets extraordinaires du tonnerre ou des volcans, etc.; en biologie, que l'étude des monstruosités, etc. On ne saurait douter que la réformation totale de ces premières habitudes intellectuelles ne soit bien plus indispensable à la science sociale qu'elle ne l'a déjà été envers toutes les autres sciences fondamentales.
En généralisant autant que possible l'ensemble des considérations précédentes sur la circonscription nécessaire de notre analyse historique, on peut aisément faire acquérir à cette importante prescription logique le dernier degré de consistance philosophique dont elle soit susceptible, si l'on reconnaît maintenant que, loin d'être particulière à la sociologie, elle ne constitue au fond qu'une nouvelle application d'un principe essentiel de philosophie positive, dont personne aujourd'hui ne conteste plus la justesse à l'égard de tous les autres ordres de phénomènes, et que j'ai soigneusement formulé dès le début de ce Traité (voyez la deuxième leçon). Car on peut facilement sentir qu'une telle restriction équivaut finalement à étendre aussi à l'étude des phénomènes sociaux la distinction capitale que j'ai établie, pour un sujet quelconque, entre la science abstraite et la science concrète; distinction aujourd'hui énoncée habituellement, faute d'expressions mieux appropriées, par le contraste intellectuel entre le domaine général de la physique et celui de l'histoire naturelle proprement dite, dont le premier constitue seul jusqu'ici le champ principal de la philosophie positive, et devra d'ailleurs être toujours considéré comme la base vraiment fondamentale du système entier des spéculations humaines, ainsi que je l'ai expliqué en son lieu. Une telle division, qui ne doit certainement pas devenir moins indispensable à mesure que l'ordre des phénomènes devient plus spécial et plus compliqué, a la propriété, en effet, de fixer, de la manière la plus nette et la plus précise, le véritable office fondamental des observations historiques dans l'étude rationnelle de la dynamique sociale. Quoique la détermination abstraite des lois générales de la vie individuelle repose nécessairement, suivant la juste remarque de Bacon, sur des faits empruntés à l'histoire effective des différens êtres vivans, tous les bons esprits scientifiques n'en sont pas moins habitués aujourd'hui à séparer profondément les conceptions physiologiques ou anatomiques de leur application ultérieure à l'appréciation concrète du mode réel d'existence totale propre à chaque organisme naturel. Or, des motifs essentiellement semblables doivent désormais empêcher soigneusement de confondre la recherche abstraite des lois fondamentales de la sociabilité avec l'histoire concrète des diverses sociétés humaines, dont l'explication satisfaisante ne peut évidemment résulter que d'une connaissance déjà très avancée de l'ensemble de ces lois. Ainsi, quelque indispensable fonction que doive remplir l'histoire en sociologie, comme je l'ai suffisamment expliqué au quarante-huitième chapitre, pour alimenter et pour diriger ses principales spéculations, on voit que son emploi y doit rester essentiellement abstrait: ce n'y saurait être, en quelque sorte, que de l'histoire sans noms d'hommes, ou même sans noms de peuples, si l'on ne devait éviter avec soin toute puérile affectation philosophique à se priver systématiquement de l'usage de dénominations qui peuvent beaucoup contribuer à éclairer l'exposition ou même à faciliter et consolider la pensée, surtout dans cette première élaboration de la science sociologique. Mais les motifs de cette importante distinction logique sont d'ailleurs encore plus puissans dans l'étude de la vie collective de l'humanité que pour la biologie individuelle. Afin de mieux appuyer ce grand précepte de philosophie positive, j'ai établi, en général, dès la deuxième leçon, que chaque branche rationnelle de l'histoire naturelle, outre qu'elle exige directement la connaissance préalable d'un ordre correspondant de lois fondamentales, suppose toujours aussi plus ou moins une application combinée de l'ensemble des lois relatives à tous les différens ordres de phénomènes essentiels. Cette solidarité nécessaire se vérifie, d'une manière encore plus prononcée, dans le cas actuel; puisqu'il serait, par exemple, impossible de concevoir l'histoire effective de l'humanité isolément de l'histoire réelle du globe terrestre, théâtre inévitable de son activité progressive, et dont les divers états successifs ont dû certainement exercer une haute influence sur la production graduelle des évènemens humains, même depuis l'époque où les conditions physiques et chimiques de notre planète ont commencé à y permettre l'existence continue de l'homme. Il n'est pas moins certain, en sens inverse, que toute véritable histoire de la terre exige nécessairement, à un degré quelconque, la considération simultanée de l'histoire de l'humanité, à cause de la puissante réaction, d'ailleurs incessamment croissante, que le développement de notre activité a dû exercer, dans tous les âges de la vie sociale, pour modifier, à tant d'égards, l'état général de la surface terrestre. Plus on approfondira ce grand sujet de méditations, mieux on sentira que l'histoire naturelle proprement dite, toujours essentiellement synthétique, ne saurait acquérir une véritable rationnalité tant que tous les ordres élémentaires de phénomènes n'y seront point simultanément considérés; tandis que, au contraire, la philosophie naturelle proprement dite doit conserver un caractère éminemment analytique, sans lequel il n'y aurait aucun espoir de parvenir jamais à dévoiler nettement les lois fondamentales correspondantes à chacune de ces diverses catégories générales. Une telle opposition de vues et de méthodes entre les deux grandes sections du système total des spéculations humaines, doit faire hautement ressortir combien il importe de respecter scrupuleusement et de rendre de plus en plus sensible cette indispensable division scientifique, sans laquelle on peut assurer que l'étude de la nature ne saurait vraiment sortir de sa confusion primitive, surtout envers les phénomènes les plus complexes. Ainsi, l'histoire vraiment rationnelle des différens êtres existants, individuels ou collectifs, ne pourra commencer, sous aucun rapport, à devenir régulièrement possible que lorsque enfin le système entier des sciences fondamentales aura été préalablement complété par la création de la sociologie, comme je l'ai souvent expliqué dans cet ouvrage. Jusque alors, tous les divers renseignemens historiques que l'on continuera à recueillir, à l'égard d'un ordre quelconque de phénomènes, devront être essentiellement réservés comme des matériaux ultérieurs pour la véritable histoire, au temps de sa maturité propre: leur principal office immédiat, dans l'élaboration de la science réelle, se réduit seulement à fournir, aux branches correspondantes de la philosophie naturelle, des faits destinés à manifester ou à confirmer les lois abstraites et générales dont elle poursuit la recherche. Cette subordination nécessaire et constatée ne peut certes présenter aucune exception envers les phénomènes sociaux, où elle est, au contraire, bien plus profondément indispensable. Si tous les naturalistes conviennent aujourd'hui que la véritable histoire de la terre ne saurait être encore suffisamment conçue, non-seulement faute de documens assez complets, mais surtout parce que les diverses lois naturelles dont elle dépend sont jusqu'ici trop peu connues, à combien plus forte raison doit-on regarder comme chimérique toute tentative actuelle pour constituer directement l'histoire beaucoup plus complexe des sociétés humaines! Il est donc sensible que la sociologie doit seulement emprunter, à l'incohérente compilation de faits déjà improprement qualifiée d'histoire, les renseignemens susceptibles de mettre en évidence, d'après les principes de la théorie biologique de l'homme, les lois fondamentales de la sociabilité: ce qui exige presque toujours, à l'égard de chaque donnée ainsi obtenue, une préparation indispensable, et quelquefois fort délicate, afin de la faire passer de l'état concret à l'état abstrait, en la dépouillant des circonstances purement particulières et secondaires de climat, de localité, etc., sans y altérer cependant la partie vraiment essentielle et générale de l'observation; et, quoique cette épuration préalable ne puisse être ici sans doute qu'une simple imitation de ce que les astronomes, les physiciens, les chimistes et les biologistes pratiquent maintenant d'ordinaire envers leurs phénomènes respectifs, la complication supérieure des phénomènes sociaux y devra constamment rendre plus difficile cette élaboration préliminaire, lors même que la positivité de leur étude sera enfin unanimement reconnue. Quant à la réaction capitale que l'institution de la dynamique sociale devra nécessairement exercer sur le perfectionnement de l'histoire proprement dite, et que la suite de ce volume commencera, j'espère, à manifester d'une manière incontestable, elle consistera surtout à disposer, dans l'ensemble du passé humain, une suite rationnelle de jalons fondamentaux, propres à rallier et à diriger toutes les observations ultérieures; ces jalons devant être d'ailleurs d'autant plus rapprochés que nous avancerons davantage vers les temps actuels, vu l'accélération toujours croissante du mouvement social.
L'opération historique que nous allons ici entreprendre sommairement, pour constituer la sociologie dynamique, devant ainsi avoir, par sa nature, et conformément à sa destination, un caractère essentiellement abstrait, une coïncidence heureuse et nécessaire l'affranchit dès lors spontanément d'une foule de difficultés accessoires ou préliminaires, dont elle eût été, du point de vue ordinaire, radicalement entravée, et que l'extrême imperfection actuelle de nos connaissances réelles n'aurait pas permis de surmonter suffisamment, même après avoir sévèrement écarté toutes les questions inaccessibles ou chimériques sur les diverses origines sociales, qu'entretient encore l'enfance trop prolongée d'une telle étude chez la plupart des philosophes contemporains. C'est ainsi, par exemple, que, s'il fallait maintenant constituer une véritable histoire concrète de l'humanité, on éprouverait certainement beaucoup d'embarras à combiner convenablement les conceptions sociologiques avec les considérations géologiques: car, quelque indispensable que fût alors, à cet effet, une pareille combinaison, on ne pourrait cependant l'instituer aujourd'hui avec succès, à cause de l'état beaucoup trop imparfait, non-seulement de la sociologie, ce qui est évident, mais aussi, au fond, de la géologie elle-même, quoique, en apparence, fort avancée. Il en serait de même envers les diverses influences plus ou moins accessoires de climat, de race, etc., qui se présenteraient, de toute nécessité, dans l'étude concrète du développement humain, et qui, sans aucun doute, ne sauraient être maintenant appréciées d'une manière vraiment rationnelle, puisqu'elles ne pourront devenir scientifiquement jugeables qu'après une élaboration suffisante des lois sociologiques, comme je l'ai démontré au quarante-huitième chapitre. La distinction fondamentale entre les deux points de vue abstrait et concret dissipe heureusement, ici comme ailleurs, de la manière la plus directe, tous ces embarras autrement insurmontables; ce qui doit faire hautement ressortir l'extrême importance d'une telle division philosophique, dont je ne saurais trop recommander l'examen, parce que, sans être aujourd'hui jamais contestée en principe par les bons esprits, elle reste en effet très imparfaitement appréciée, même chez les plus éminentes intelligences. Nous devrons donc apprendre à réserver systématiquement pour une époque scientifique plus avancée un grand nombre de questions incidentes de sociologie concrète, dont la considération immédiate entraverait radicalement le développement naissant de la sociologie abstraite, quelque profond intérêt que puissent souvent présenter de semblables recherches. L'esprit humain, maintenant habitué à ces ajournemens rationnels, à l'égard des plus simples phénomènes, ne saurait, sans doute, se dispenser de la même sagesse envers les phénomènes les plus complexes que notre intelligence puisse jamais aborder.
Pour mieux préciser, par un dernier éclaircissement préalable, ce grand précepte logique, sans lequel j'ose assurer que la dynamique sociale resterait nécessairement impossible, il me suffira d'indiquer ici un seul exemple important de ces questions intéressantes, qu'il faut aujourd'hui savoir soumettre à un indispensable ajournement, motivé sur leur nature essentiellement concrète. Je choisis, à cet effet, attendu sa haute importance, l'explication spéciale de l'agent et du théâtre de l'évolution sociale la plus complète, de celle qui, d'après les motifs précédemment indiqués, doit être le sujet presque exclusif de notre opération historique. Pourquoi la race blanche possède-t-elle, d'une manière si prononcée, le privilége effectif du principal développement social, et pourquoi l'Europe a-t-elle été le lieu essentiel de cette civilisation prépondérante? Ce double sujet de méditations co-relatives a dû sans doute vivement stimuler plus d'une fois l'intelligente curiosité des philosophes, et même des hommes d'état. Mais, quelque intérêt et quelque importance que présente évidemment une semblable recherche, il faut avoir la sagesse de la réserver jusque après la première élaboration abstraite des lois fondamentales du développement social, sans lesquelles cette question serait toujours essentiellement prématurée, malgré les plus ingénieuses tentatives, qui ne sauraient procurer, à cet égard, que des aperçus partiels et isolés, nécessairement insuffisans. Sans doute, on aperçoit déjà, sous le premier aspect, dans l'organisation caractéristique de la race blanche, et surtout, quant à l'appareil cérébral, quelques germes positifs de sa supériorité réelle; encore tous les naturalistes sont-ils aujourd'hui fort éloignés de s'accorder convenablement à cet égard. De même, sous le second point de vue, on peut entrevoir, d'une manière un peu plus satisfaisante, diverses conditions physiques, chimiques, et même biologiques, qui ont dû certainement influer, à un degré quelconque, sur l'éminente propriété des contrées européennes de servir jusqu'ici de théâtre essentiel à cette évolution prépondérante de l'humanité[1]. L'esprit radicalement vague de la philosophie théologico-métaphysique, qui domine encore dans toutes les études sociales, a dû souvent porter à regarder comme très satisfaisantes, à l'un ou à l'autre titre, les explications ainsi hasardées jusqu'ici sur une telle question, que cette philosophie est d'ailleurs très peu portée d'ordinaire à se poser sérieusement. Mais, si une intelligence quelconque, convenablement préparée par l'habitude des spéculations positives envers les autres phénomènes naturels, mettait aujourd'hui en regard l'ensemble des vrais documens déjà obtenus à ce sujet avec une appréciation réelle de la difficulté qu'on prétend ainsi résoudre, elle ne manquerait pas de reconnaître aussitôt leur profonde insuffisance. Or, cette insuffisance nécessaire ne tient pas seulement, comme on pourrait d'abord le croire, à ce que, sous l'un ou l'autre aspect, ces renseignemens sont jusqu'ici trop peu multipliés et trop imparfaits: il faut surtout l'attribuer à une cause plus intime et plus puissante, à l'absence de toute saine théorie sociologique, propre à mesurer la vraie portée scientifique de chaque aperçu, et même à diriger leur élaboration ultérieure; sans cette lumière générale et préalable, il est clair qu'on ne saurait jamais si même on est parvenu à réunir enfin tous les élémens indispensables à une décision vraiment rationnelle. Il est donc impossible ici de méconnaître la haute nécessité logique d'ajourner systématiquement cette grande discussion de sociologie concrète jusqu'à ce que les lois fondamentales de la sociabilité aient été abstraitement établies, au moins dans leur principal ensemble: et je ne doute pas que cette seule indication, relative à un cas aussi caractéristique, ne dispose le lecteur à apprécier spécialement, sur chacune des questions analogues que la suite des idées pourra présenter ou susciter, l'indispensable réserve philosophique dont j'ai précédemment posé, d'une manière directe, le vrai principe général. L'extrême nouveauté et la difficulté supérieure de la science que je m'efforce de créer, ne me permettront pas toujours peut-être de rester moi-même strictement fidèle à cet important précepte de logique positive: mais j'aurai du moins suffisamment averti le lecteur, qui pourra ainsi rectifier spontanément les déviations involontaires auxquelles je me laisserais insensiblement entraîner.
Note 1: Telles sont, par exemple, sous le rapport physique, outre la situation, thermologiquement si avantageuse, sous la zone tempérée, l'existence de l'admirable bassin de la Méditerranée, autour duquel a dû surtout s'effectuer d'abord le plus rapide développement social, dès que l'art nautique est devenu assez avancé pour permettre d'utiliser ce précieux intermédiaire, offrant, à l'ensemble des nations riveraines, à la fois la contiguité propre à faciliter des relations suivies, et la diversité qui les rend importantes à une réciproque stimulation sociale. Pareillement, sous le point de vue chimique, l'abondance plus prononcée du fer et de la houille dans ces contrées privilégiées, a dû certainement y contribuer beaucoup à accélérer l'évolution humaine. Enfin, sous l'aspect biologique, soit phytologique, soit zoologique, il est clair que ce même milieu ayant été plus favorable, d'une part aux principales cultures alimentaires, d'une autre part au développement des plus précieux animaux domestiques, la civilisation a dû s'y trouver aussi, par cela seul, spécialement encouragée. Mais, quelque importance réelle qu'on puisse déjà attacher à ces divers aperçus, de telles ébauches sont évidemment bien loin de suffire encore à l'explication vraiment positive du phénomène proposé: et lorsque la formation convenable de la dynamique sociale aura ultérieurement permis de tenter directement une telle explication, il est même évident que chacune des indications précédentes aura préalablement besoin d'être soumise à une scrupuleuse révision scientifique, fondée sur l'ensemble de la philosophie naturelle.
Ayant désormais convenablement caractérisé, par l'ensemble des considérations précédentes, le véritable esprit qui doit ici nécessairement présider à l'emploi rationnel des observations historiques, il ne me reste plus, avant de procéder directement à l'appréciation sommaire du développement social, qu'à achever, pour mieux prévenir toute confusion essentielle, de déterminer, avec plus de précision que je n'ai pu le faire au chapitre précédent, le mode régulier de définition des époques successives que nous devrons ensuite examiner. Ma loi fondamentale d'évolution fixe sans doute spontanément, à l'abri de tout arbitraire, le principal attribut et la coordination générale de ces diverses phases, en les rattachant toujours à l'état correspondant, théologique, métaphysique, ou positif du système philosophique élémentaire des conceptions humaines. Néanmoins, il reste encore à ce sujet une incertitude secondaire, que je dois d'abord dissiper rapidement, et provenant de la progression nécessairement inégale de ces différens ordres de pensées, qui, n'ayant pu marcher du même pas, suivant la loi hiérarchique établie au début de ce Traité, ont dû faire jusqu'ici fréquemment co-exister, par exemple, l'état métaphysique d'une certaine catégorie intellectuelle, avec l'état théologique d'une catégorie postérieure, moins générale et plus arriérée, ou avec l'état positif d'une autre antérieure, moins complexe et plus avancée, malgré la tendance continue de l'esprit humain à l'unité de méthode et à l'homogénéité de doctrine. Cette apparente confusion doit, en effet, d'abord produire, chez ceux qui n'en ont pas bien saisi le principe, une fâcheuse hésitation sur le vrai caractère philosophique des temps correspondans. Mais, afin de la prévenir ou de la dissiper entièrement, il suffit ici de discerner, en général, d'après quelle catégorie intellectuelle doit être surtout jugé le véritable état spéculatif d'une époque quelconque. Or, tous les motifs essentiels concourent spontanément, à cet égard, pour indiquer, avec une pleine évidence, l'ordre de notions fondamentales le plus spécial et le plus compliqué, c'est-à-dire celui des idées morales et sociales, comme devant toujours fournir la base prépondérante d'un telle décision; non-seulement en vertu de leur propre importance, nécessairement très supérieure dans le système mental de presque tous les hommes, mais aussi, chez les philosophes eux-mêmes, par suite de leur position rationnelle à l'extrémité de la vraie hiérarchie encyclopédique, établie au début de ce Traité. Par cette double influence, le caractère intellectuel de chaque époque doit, en effet, se trouver constamment dominé par celui d'un tel genre de spéculations humaines. C'est seulement quand un nouveau régime mental a pu s'étendre jusqu'à cette extrême catégorie, que l'on peut regarder l'évolution correspondante comme pleinement réalisée, sans qu'il puisse alors rester aucune crainte ou espoir quelconques de retour à l'état antérieur: l'avancement plus rapide des catégories plus générales et moins compliquées ne peut essentiellement servir jusque-là qu'à constater, dans chaque phase, les germes indispensables de la suivante, sans que son caractère propre en puisse être principalement affecté; ces considérations accessoires ne pourraient du moins être autrement employées que pour subdiviser les époques, à un degré dont il serait maintenant trop prématuré de s'occuper spécialement. Ainsi, nous devrons regarder, par exemple, l'époque théologique comme subsistant encore, tant que les idées morales et politiques auront conservé un caractère essentiellement théologique, malgré le passage d'autres catégories intellectuelles à l'état purement métaphysique, et quand même l'état vraiment positif aurait déjà commencé pour les plus simples d'entre elles: pareillement, il faudra prolonger l'époque métaphysique proprement dite jusqu'à la positivité naissante de cet ordre prépondérant de conceptions humaines. Par cette manière de procéder, l'aspect essentiel de chaque époque demeurera aussi prononcé que possible, tout en laissant nettement ressortir la préparation spontanée de l'époque suivante.
Cet ensemble indispensable d'explications préalables étant maintenant complété, commençons directement l'étude sommaire du développement social, d'après la loi fondamentale d'évolution établie au chapitre précédent; mais sans remonter toutefois jusqu'à cet âge préliminaire, dont la biologie doit fournir à la sociologie la détermination essentielle, que je puis, par conséquent, supposer ici suffisamment effectuée aujourd'hui, afin de ne point ralentir, contrairement à la principale destination de cet ouvrage, la marche nécessairement très rapide de notre opération historique, et en réservant, comme je l'ai déjà indiqué, pour le traité spécial, une analyse philosophique très importante, qui, à vrai dire, n'a jamais été convenablement instituée. Nous devons, en général, nous attacher, d'une part, à l'appréciation rationnelle du véritable caractère propre à chaque phase successive; et, d'une autre part, à y constater nettement sa filiation nécessaire envers la précédente, ainsi que sa tendance non moins inévitable à préparer graduellement la suivante; de façon à réaliser peu à peu l'enchaînement positif dont j'ai déjà établi le principe.
Les mêmes motifs fondamentaux qui ont démontré, avec tant d'évidence, au chapitre précédent, l'inévitable spontanéité générale d'un état intellectuel pleinement théologique, n'auraient ici besoin que d'être examinés avec plus de précision pour prouver, au moins aussi clairement, que toujours et partout ce premier régime mental de l'humanité a dû nécessairement commencer par un état complet, plus ou moins prononcé mais ordinairement très durable, de pur fétichisme, constamment caractérisé par l'essor libre et direct de notre tendance primitive à concevoir tous les corps extérieurs quelconques, naturels ou artificiels, comme animés d'une vie essentiellement analogue à la nôtre, avec de simples différences mutuelles d'intensité. Cette constitution originaire des spéculations humaines serait sans doute difficile à méconnaître aujourd'hui, soit qu'on l'examinât à priori du point de vue rationnel où nous place l'ensemble de la théorie biologique de l'homme, soit en l'étudiant à posteriori d'après tous les renseignemens exacts que l'on peut combiner sur ce premier âge social: enfin, l'appréciation judicieuse du développement individuel confirmerait évidemment, à cet égard, l'analyse immédiate de l'évolution collective. Beaucoup de philosophes sont néanmoins parvenus, d'après des méthodes vagues et vicieuses, à obscurcir profondément des notions aussi irrécusables, en s'efforçant d'établir, au contraire, que le point de départ intellectuel a dû consister dans le polythéisme proprement dit, c'est-à-dire dans la croyance spontanée à des êtres surnaturels, distincts et indépendants de la matière, passivement soumise, pour tous ses phénomènes, à leurs volontés suprêmes. Quelques-uns même, qui, malgré leur prétendue résolution préalable de tout examiner librement, subissaient, à leur insu, l'empire, si rarement évitable, des opinions vulgairement consacrées, sont allés jusqu'à intervertir entièrement la progression naturelle des idées théologiques, en voulant représenter le monothéisme rigoureux comme la véritable source primordiale, d'où seraient ensuite issus, par corruption graduelle, le fétichisme après le polythéisme[2]. Il serait certainement superflu de s'arrêter ici à discuter aucunement ces diverses aberrations, si manifestement contraires, non-seulement à l'ensemble des observations les plus décisives sur l'homme et sur la société, mais encore à toutes les lois les mieux établies sur la marche nécessairement toujours graduelle de notre intelligence, jusque dans ses plus simples exercices. A tous égards, notre vrai point de départ, intellectuel ou moral, est inévitablement beaucoup plus humble que ne l'indiquent ces fantastiques suppositions: l'homme a partout commencé par le fétichisme le plus grossier, comme par l'anthropophagie la mieux caractérisée; malgré l'horreur et le dégoût que nous éprouvons justement aujourd'hui au seul souvenir d'une semblable origine, notre principal orgueil collectif doit consister précisément, non à méconnaître vainement un tel début, mais à nous glorifier de l'admirable évolution dans laquelle la supériorité, graduellement développée, de notre organisation spéciale, nous a enfin tant élevés au-dessus de cette misérable situation primitive, où aurait sans doute indéfiniment végété toute espèce moins heureusement douée.
Note 2: Une telle hypothèse ne saurait être vraiment soutenable que pour ceux qui admettent, à cet égard, une révélation directe et spéciale, suivant l'esprit du système catholique. Encore faudrait-il, même alors, concevoir cette révélation comme presque continue, ou du moins fréquemment renouvelée, afin de combattre sans cesse le retour toujours imminent à la marche vraiment naturelle: ainsi que le vérifie clairement le cas des Hébreux, malgré leur divin enseignement, fortifié des précautions les plus puissantes et les mieux soutenues, incapables néanmoins, en tant d'occasions, d'y contenir suffisamment l'instinct spontané vers l'idolâtrie primitive.
D'autres philosophes, plus rapprochés, à ce sujet, du véritable esprit scientifique, tout en admettant cette progression évidente et nécessaire du fétichisme au polythéisme et ensuite au monothéisme, sans laquelle la marche générale de l'humanité serait essentiellement inintelligible, sont tombés, à leur tour, dans une erreur inverse de la précédente, et qui, beaucoup moins grave, mérite cependant d'être ici sommairement signalée, afin de prévenir, autant que possible, toute déviation quelconque relativement à ce terme primordial, dont l'altération rejaillirait naturellement sur tout le reste de la série sociale. Cette erreur secondaire consiste à regarder le fétichisme comme n'ayant point strictement caractérisé le régime mental primitif, en ce sens que ce premier état, quelque grossier qu'il soit en effet, aurait été néanmoins toujours précédé lui-même par une enfance encore plus imparfaite, où l'homme, exclusivement occupé d'une conservation trop entravée, ne présenterait qu'une existence toute matérielle, sans aucun souci d'opinions spéculatives quelconques, réduites même au degré le plus élémentaire et le plus spontané: tels seraient, par exemple, encore aujourd'hui, les malheureux habitans de la Terre de Feu, de diverses parties de l'Océanie, de quelques parties de la côte nord-ouest d'Amérique, etc. Une semblable hypothèse n'altérerait point essentiellement, à la manière des précédentes, notre progression fondamentale; elle n'aurait évidemment d'autre effet que d'y superposer un terme préliminaire, dont la considération propre pourrait être presque toujours écartée dans l'usage ultérieur de la série sociale. Mais la rectification de cette illusion, d'ailleurs aisément explicable, n'en offre pas moins, sous un autre aspect philosophique, une véritable importance, afin de maintenir scrupuleusement l'unité et l'invariabilité nécessaires de la constitution fondamentale de l'homme, si indispensable, comme je l'ai montré, au système rationnel de la sociologie positive. On voit, en effet, que, d'après cette hypothèse, les besoins purement intellectuels n'auraient pas toujours existé, sous une forme quelconque, dans l'humanité, et qu'il faudrait y admettre une époque où ils auraient absolument pris naissance, sans aucune autre manifestation antérieure: ce qui serait directement contraire à ce grand principe, fourni à la sociologie par la biologie, que, toujours et partout, l'organisme humain a dû présenter, à tous égards, les mêmes besoins essentiels, qui n'ont pu successivement différer, en aucun cas, que par leur degré de développement et leur mode correspondant de satisfaction. Une telle position de la question suffit certainement pour la résoudre, et montre aussitôt que cette opinion doit nécessairement résulter d'une fausse appréciation des faits. Dans l'état même d'idiotisme et de démence, où l'homme paraît rabaissé au-dessous d'un grand nombre d'animaux supérieurs, on pourrait encore constater, avec les précautions convenables, l'existence d'un certain degré d'activité purement spéculative, qui se satisfait alors par un fétichisme très grossier. Combien serait-il donc irrationnel, à plus forte raison, de penser que, à aucun âge de l'enfance sociale, l'homme normal, et doué, au moins implicitement, de toutes ses facultés, ait pu jamais être livré, d'une manière rigoureusement exclusive, à une vie purement matérielle de guerre ou de chasse, sans aucune manifestation quelconque des besoins intellectuels, quelque oppressive qu'on veuille alors supposer la puissance d'un milieu défavorable. En principe, cette hypothèse serait évidemment insoutenable. Mais je puis d'ailleurs facilement indiquer la source très naturelle d'une pareille illusion, que me semblent partager encore presque tous les observateurs, même les plus judicieux et les plus sagaces, qui ont étudié, par une exploration directe, les premiers degrés de la vie sauvage; ce qui doit faire mieux ressortir l'utilité de cette rectification. Il suffit de remarquer, à cet effet, que, dans ces différens cas, l'absence réelle d'idées théologiques quelconques a été essentiellement conclue, non d'une conférence directe, qui n'eût pu même être convenablement établie, mais du seul défaut de tout culte organisé, à sacerdoce plus ou moins distinct. Or, comme je l'expliquerai ci-après, le fétichisme, de sa nature, peut se développer beaucoup avant de donner lieu à aucun véritable sacerdoce, jusqu'à ce qu'il ait atteint à l'état d'astrolâtrie, ce qui arrive souvent fort tard, et tout près de sa transformation finale en polythéisme proprement dit. Telle est la simple origine de cette illusion, qui, malgré sa gravité, est, au fond, très excusable, chez des explorateurs qui ne pouvaient être dirigés par aucune théorie positive, propre à prévenir ou à réparer toute vicieuse interprétation des faits.
On a dit, il est vrai, à l'appui d'une telle hypothèse, que l'homme a dû essentiellement commencer à la manière des animaux. Je l'admets en effet, sauf la supériorité d'organisation, mais en niant l'induction qu'on en veut tirer, et qui repose, à mes yeux, sur une fausse appréciation de l'état mental des animaux eux-mêmes. Car je suis convaincu que les animaux assez élevés pour manifester, en cas de loisir suffisant, une certaine activité spéculative (et beaucoup d'espèces en sont assurément susceptibles), parviennent spontanément, de la même manière que nous, à une sorte de fétichisme grossier, consistant toujours à supposer les corps extérieurs, même les plus inertes, animés de passions et de volontés plus ou moins analogues aux impressions personnelles du spectateur. Une judicieuse exploration de l'intelligence des animaux ne laisse aucun doute sur la réalité de cette similitude essentielle, sauf la différence fondamentale que présente l'incontestable aptitude de l'entendement humain à se dégager graduellement de ces ténèbres primitives, qui, pour les autres organismes, même les plus éminens, doivent, au contraire, indéfiniment persister; excepté peut-être, chez quelques animaux choisis, un faible commencement de polythéisme, qu'il faudrait d'ailleurs attribuer surtout au contact humain. Que, par exemple, un enfant ou un sauvage, d'une part, et, d'une autre part, un chien ou un singe, contemplent une montre pour la première fois: il n'y aura, sans doute, si ce n'est quant à la manière de formuler, aucune profonde diversité immédiate dans la conception spontanée qui, aux uns et aux autres, représentera cet admirable produit de l'industrie humaine comme une sorte d'animal véritable, ayant ses goûts et ses inclinations propres: d'où résulte, par conséquent, sous ce rapport, un fétichisme radicalement commun, les premiers ayant seulement le privilége exclusif d'en pouvoir ultérieurement sortir. Ainsi, l'appréciation rationnelle du véritable degré de similitude nécessaire entre le développement mental de l'homme et celui des autres animaux supérieurs, d'après la similitude correspondante de leurs organismes cérébraux, n'aboutit réellement qu'à confirmer de nouveau, bien loin de l'altérer, notre proposition générale sur le vrai point de départ intellectuel de l'humanité.
Exclusivement habitués dès long-temps à une théologie éminemment métaphysique, nous devons éprouver aujourd'hui beaucoup d'embarras à comprendre réellement cette grossière origine, qui a dû fréquemment donner lieu à de graves méprises involontaires. C'est ainsi surtout que le fétichisme a même été le plus souvent confondu avec le polythéisme, lorsqu'on a indûment appliqué à celui-ci la dénomination usuelle d'idolâtrie, qui ne convient certainement qu'au premier; puisque les prêtres de Jupiter ou de Minerve auraient pu sans doute aussi légitimement repousser le reproche banal d'adoration des images que le font aujourd'hui nos docteurs catholiques quant à l'injuste accusation des protestans. Mais, quoique nous soyons heureusement assez éloignés du fétichisme pour ne plus le concevoir aisément, chacun de nous n'a qu'à remonter suffisamment dans sa propre histoire individuelle, pour y retrouver la fidèle représentation d'un tel état initial. Tous les philosophes qui sauront aujourd'hui se dégager convenablement des opinions vulgaires, sentiront aussitôt que le fétichisme constitue nécessairement le vrai fond primordial de l'esprit théologique, envisagé dans sa plus pure naïveté élémentaire, et néanmoins dans sa plus entière plénitude intellectuelle: c'est là que conviendrait éminemment la célèbre formule de Bossuet: Tout était dieu, excepté Dieu même, pourvu qu'on l'appliquât à un point de départ, et non à une chimérique dégénération; car on peut strictement dire, en effet, que, depuis cette première époque, le nombre des dieux a été sans cesse en décroissant, comme je l'expliquerai bientôt. Lorsque, même aujourd'hui, les plus éminens penseurs se laissent involontairement entraîner, sous l'influence imparfaitement rectifiée de notre vicieuse éducation, à tenter de pénétrer le mystère de la production essentielle de phénomènes quelconques, simples ou compliqués, dont ils ignorent les lois naturelles, ils peuvent alors personnellement constater cette invariable tendance instinctive à concevoir la génération des effets inconnus d'après les passions et les affections de l'être correspondant, toujours envisagé comme vivant, ce qui n'est réellement autre chose que le principe philosophique du fétichisme proprement dit. Ceux qui, par exemple, auront souri avec le plus de dédain à la naïveté du sauvage animant spontanément la montre dont il admire le jeu, pourraient, à leur tour, se surprendre eux-mêmes plus d'une fois dans une disposition mentale bien peu supérieure, malgré leur habitude d'un tel spectacle, quand ils contemplent, entièrement étrangers à l'horlogerie, les accidens imprévus, et souvent inexplicables, dus à quelque dérangement inaperçu de cet ingénieux appareil. Il nous serait, sans doute, très difficile de contenir alors suffisamment la disposition naturelle qui nous entraîne à regarder ces altérations comme autant d'indices des affections ou des caprices d'un être chimérique, si la puissance, enfin prépondérante, d'une analogie antérieure déjà fort étendue, ne nous conduisait maintenant à calmer notre inquiétude intellectuelle par l'immédiate supposition générale d'une certaine lésion mécanique, ultérieurement assignable, comme en beaucoup d'autres cas semblables préalablement analysés à notre entière satisfaction.
Ainsi, la philosophie théologique, convenablement approfondie, a toujours évidemment pour base nécessaire le pur fétichisme, qui divinise instantanément chaque corps ou chaque phénomène susceptibles d'attirer avec quelque énergie la faible attention de l'humanité naissante. Quelques transformations essentielles que cette philosophie primitive puisse ensuite subir graduellement, une judicieuse analyse sociologique y pourra toujours mettre à nu ce fond primordial, jamais entièrement dissimulé, même dans l'état religieux le plus éloigné du point de départ. Non-seulement, par exemple, la théocratie égyptienne, dont celle des Juifs fut certainement une simple dérivation, a dû présenter, aux temps de sa plus grande splendeur, la co-existence régulière et très prolongée, dans les différentes castes de sa hiérarchie sacerdotale, de nos trois âges religieux, puisque les rangs inférieurs étaient encore restés au simple fétichisme, tandis que les premiers rangs étaient en pleine possession d'un polythéisme très caractérisé, et que les degrés suprêmes s'étaient même déjà élevés très probablement à une certaine ébauche du monothéisme; mais, en scrutant plus profondément l'esprit théologique, on peut, en outre, y reconnaître, en tout temps, par une analyse plus directe et plus décisive, des traces actuelles très prononcées du fétichisme fondamental, malgré les formes les plus métaphysiques qu'il ait pu affecter chez les plus subtiles intelligences. Qu'est-ce, en effet, au fond, que cette célèbre conception de l'âme du monde chez les anciens, ou cette assimilation plus moderne de la terre à un immense animal vivant, et tant d'autres doctrines analogues, sinon un véritable fétichisme, vainement déguisé sous un pompeux verbiage philosophique? Il n'y a là, sans doute, comparativement au fétichisme spontané des temps primitifs, d'autre différence essentielle que de se rapporter à des êtres collectifs et abstraits au lieu d'êtres purement individuels et concrets. De nos jours même, qu'est-ce réellement, pour un esprit positif, que ce ténébreux panthéisme dont se glorifient si étrangement, surtout en Allemagne, tant de profonds métaphysiciens, sinon le fétichisme généralisé et systématisé, enveloppé d'un appareil doctoral propre à donner le change au vulgaire? Par d'aussi décisives confirmations d'un principe déjà directement établi, il devient donc irrécusable que le pur fétichisme, loin de constituer une simple aberration de l'esprit théologique, en indique nécessairement la source fondamentale, et détermine son vrai caractère primordial, jusqu'aux temps beaucoup plus récens où, comme je l'expliquerai bientôt, son mélange de plus en plus intime avec l'esprit métaphysique proprement dit en altère profondément la nature originelle, néanmoins toujours reconnaissable à une saine exploration scientifique. Telle est donc notre théologie vraiment primitive, celle qui présente le plus complétement cette rigoureuse spontanéité, où réside, d'après le chapitre précédent, le privilége essentiel de toute philosophie théologique, et qu'aucun autre âge religieux n'a pu certainement offrir à un degré aussi parfaitement approprié à la torpeur initiale de l'entendement humain, alors ainsi dispensé même de créer la fiction facile des divers agens surnaturels, et se bornant à céder presque passivement à la pente naturelle qui nous entraîne à transporter au dehors ce sentiment d'existence dont nous sommes intérieurement pénétrés, lequel, nous semblant d'abord expliquer suffisamment nos propres phénomènes, nous sert immédiatement de base uniforme à l'interprétation absolue de tous les phénomènes extérieurs. Cette première philosophie a dû rester, comme toute autre, bornée d'abord au monde inanimé, considéré dans tous ses phénomènes de quelque importance, et sans excepter même les phénomènes purement négatifs, par exemple ceux des ombres, qui ont sans doute long-temps produit sur l'humanité naissante la même impression fondamentale de terreur superstitieuse qu'ils déterminent encore si souvent dans notre enfance individuelle, comme chez tant d'animaux. Mais cette théologie spontanée n'a pas dû tarder à être pareillement étendue à l'étude de l'animalité, jusqu'à produire fréquemment l'adoration[3] formelle des animaux, quand ils offraient à l'homme, sous un aspect quelconque, un spectacle plus ou moins mystérieux, c'est-à-dire dont il ne retrouvait pas en lui l'équivalent essentiel, soit que l'exquise supériorité de l'odorat, ou de tout autre sens, leur procurât immédiatement des notions dont l'origine, en beaucoup de cas, nous échappe encore aujourd'hui, soit qu'une plus grande susceptibilité organique leur fît, à certains égards, sentir avant nous diverses variations principales de l'atmosphère, etc.
Note 3: Ce genre d'idolâtrie a dû toutefois être bien moins commun qu'on ne l'a cru, parce qu'on a souvent confondu sans doute, avec une véritable adoration directe, le respect spécial pour des animaux consacrés à quelque divinité extérieure, suivant un usage long-temps pratiqué chez les Grecs et même chez les Romains, indépendamment d'ailleurs de certains animaux habituellement entretenus comme instrumens de divination.
Une telle manière de philosopher n'est pas moins parfaitement adaptée, par sa nature, au vrai caractère moral de l'humanité naissante qu'à sa première situation mentale. Nous avons reconnu, au chapitre précédent, que le sens général de l'évolution humaine consiste surtout à diminuer de plus en plus l'inévitable prépondérance, nécessairement toujours fondamentale, mais d'abord excessive, de la vie affective sur la vie intellectuelle, ou, suivant la formule anatomique, de la région postérieure du cerveau sur la région frontale; d'une manière d'ailleurs essentiellement commune au développement de l'espèce et à celui de l'individu. Or, cet empire, évidemment plus prononcé à l'origine, des passions sur la raison, et qui doit alors, comme je l'ai montré, nous disposer spécialement à la philosophie théologique, est certainement plus favorable encore à la théologie fétichiste qu'à aucune autre. Tous les corps observables étant ainsi immédiatement personnifiés, et doués de passions ordinairement très puissantes, selon l'énergie de leurs phénomènes, le monde extérieur se présente spontanément, envers le spectateur, dans une parfaite harmonie, qui n'a pu jamais se retrouver ensuite au même degré, et qui doit produire en lui un sentiment spécial de pleine satisfaction, que nous ne pouvons guère qualifier aujourd'hui convenablement, faute de pouvoir suffisamment l'éprouver, même en nous reportant, par la méditation la plus intense et la mieux dirigée, à ce berceau de l'humanité. On conçoit aisément combien cette exacte correspondance intime entre le monde et l'homme doit nous attacher profondément au fétichisme, qui réciproquement tend aussi, de toute nécessité, à prolonger spécialement un tel état moral. Cette co-relation spontanée peut encore se vérifier, même quand l'évolution humaine est la plus avancée, en considérant les organisations ou les situations, dès lors plus ou moins exceptionnelles, où la vie affective acquiert, à un titre quelconque, une prédominance très rapprochée de l'irrésistibilité. Malgré la plus grande culture intellectuelle, les hommes qui, pour ainsi dire, pensent naturellement par le derrière de la tête, ou ceux qui se trouvent momentanément dans une disposition semblable (dont personne peut-être, même parmi les meilleurs esprits, n'a jamais été entièrement préservé), ont besoin d'exercer presque incessamment sur leurs propres pensées une très active surveillance, pour ne pas se laisser essentiellement entraîner, dans l'état très prononcé de crainte ou d'espérance déterminé par une passion quelconque, à une sorte de rechute aiguë vers le fétichisme fondamental, en personnifiant, et ensuite divinisant, jusqu'aux objets les plus inertes qui peuvent intéresser leurs affections actuelles. Ces tendances partielles ou passagères peuvent nous suggérer aujourd'hui une faible idée de la puissance primordiale d'un tel état moral, lorsque, à la fois complet et normal, il était d'ailleurs permanent et commun. La constitution, encore si métaphorique, du langage humain, dans les idiomes même les plus perfectionnés, en offre aussi, à mes yeux, un témoignage universel et prolongé, irrécusable quoique indirect. On ne saurait douter, en effet, que la formation du fond essentiel de ce langage ne remonte, en grande partie, jusqu'à cet âge du fétichisme proprement dit, qui a dû persister plus long-temps qu'aucun autre peut-être, par la lenteur plus spéciale des progrès qu'il comportait, comme je vais l'expliquer. En second lieu, l'opinion ordinaire, qui attribue surtout le fréquent usage des expressions figurées à la seule disette de signes directs, est sans doute trop rationnelle pour devenir suffisamment admissible, autrement qu'envers une époque très avancée de l'évolution intellectuelle. Jusque alors, et précisément pendant les temps qui ont dû le plus influer sur la formation ou plutôt le développement de la langue humaine[4], l'excessive surabondance des figures a dû tenir bien davantage au régime philosophique alors dominant, qui, surtout à l'état de fétichisme, assimilant directement tous les phénomènes possibles aux actes humains, devait faire introduire, comme essentiellement fidèles, des expressions qui ne peuvent plus nous sembler que métaphoriques, depuis que nous avons complétement dépassé l'état mental qui en motivait le sens littéral. Cet aperçu scientifique serait, au besoin, suffisamment confirmé par une remarque intéressante, déjà faite depuis long-temps, sur le décroissement graduel d'une telle tendance à mesure que l'esprit humain se développe: ce qui, toutefois, n'en rendrait point superflue l'ultérieure vérification spéciale, d'après un ensemble suffisant d'analyses philologiques convenablement instituées. Pour faciliter la conception d'un tel travail, je me bornerai à ajouter ici une indication caractéristique, relative aux temps modernes, où la nature des métaphores se transforme insensiblement de plus en plus, en ce que, au lieu de transporter, comme dans l'état primitif, au monde extérieur les expressions propres aux actes humains, la révolution fondamentale qui s'accomplit graduellement dans notre manière de philosopher nous conduit, au contraire, à appliquer toujours davantage aux divers phénomènes de la vie des termes primitivement destinés à la nature inerte, dont la considération prépondérante constitue, comme je l'ai tant établi, la base nécessaire du véritable esprit scientifique, qui exercera désormais sur la constitution du langage humain une influence de plus en plus profonde.
Note 4: J'emploie ici à dessein le singulier, afin d'indiquer ma conviction bien arrêtée sur l'unité fondamentale du langage humain, quoique la nature et la destination de cet ouvrage ne me permettent pas d'y examiner, même sommairement, cet important sujet. Dans le Traité spécial que j'ai annoncé, je pourrai ultérieurement justifier ce lumineux principe, qui peut seul conduire à constituer, en temps opportun, une vraie philosophie du langage, et que l'esprit positif doit envisager, ce me semble, comme l'une des grandes données préalables fournies à la sociologie par la biologie. Car chaque espèce d'animaux supérieurs étant toujours douée, en vertu de son organisation, d'un certain langage propre, dont l'identité nécessaire se fait partout sentir à travers les diverses modifications quelconques, souvent très notables, de climat et même de race, une vaine et fallacieuse métaphysique me paraît seule pouvoir conduire à concevoir irrationnellement notre espèce comme arbitrairement soustraite à cette loi universelle du règne animal, sans que rien, dans notre organisme, pût certes motiver cette étrange anomalie. Quand les hautes recherches philologiques, qui, du reste, commencent déjà spontanément à converger avec évidence vers une telle tendance, pourront être enfin convenablement instituées, par l'indispensable concours permanent d'une plus saine éducation préliminaire avec l'usage régulier d'une théorie sociologique vraiment directrice, je ne doute pas qu'elles ne fassent alors de rapides progrès dans la manifestation irrécusable des vrais élémens fondamentaux de la langue humaine.
Après avoir ainsi directement établi, sous le point de vue général propre à cet ouvrage, l'inévitable nécessité de ce premier âge théologique, et suffisamment expliqué son vrai caractère fondamental, il nous reste à apprécier sommairement son influence propre sur l'ensemble de l'évolution humaine, et ensuite, plus spécialement, la transformation graduelle qui en fait spontanément dériver le second âge naturel de la philosophie théologique.
Lorsque, sans s'arrêter aux premières impressions, on compare, d'une manière convenablement approfondie, toutes les grandes phases religieuses de l'humanité, il n'est plus douteux, comme je l'ai ci-dessus indiqué, que le fétichisme ne constitue réellement, du moins quant à l'existence individuelle, l'état théologique le plus intense, c'est-à-dire celui où cet ordre d'idées exerce la plus vaste et la plus intime prépondérance dans tout notre système mental. Quelque monstrueux que nous semble aujourd'hui, chez les auteurs anciens, l'inépuisable dénombrement des divinités du paganisme, nous trouverions un résultat bien plus étrange encore s'il était possible d'exécuter suffisamment une telle revue envers les dieux des purs fétichistes, ainsi que j'aurai lieu ci-après d'en signaler le principal motif. Cette multiplicité supérieure devait, en effet, résulter du caractère essentiellement individuel et concret des croyances fétichiques, où chaque corps observable devient spontanément le sujet propre d'une superstition distincte. Mais indépendamment d'une telle complication numérique, cette liaison immédiate et continue doit alors donner une bien plus grande influence mentale aux conceptions théologiques, à travers lesquelles, pour ainsi dire, s'effectuent nécessairement toutes les observations; sauf quelques rares notions pratiques sur les divers ordres de phénomènes naturels, inévitablement fournies par l'expérience involontaire, et qui, dans l'origine, sont peu supérieures aux connaissances réelles que les plus éminens animaux acquièrent d'une manière analogue. A aucun autre âge religieux, les idées théologiques n'ont certainement pu être aussi directement ni aussi complétement adhérentes aux sensations elles-mêmes, qui alors les rappelaient presque sans délai et sans discontinuité; en sorte qu'il devait être presque impossible à l'intelligence d'en faire essentiellement abstraction, même d'une manière partielle et momentanée. L'immense progrès qui nous sépare heureusement de cette première enfance, doit en rendre maintenant très difficile l'exacte appréciation, outre l'embarras croissant des explorations directes de plus en plus rares. Mais, en se plaçant au point de vue convenable[5], je ne doute pas que la plupart des juges compétens ne reconnaissent enfin la justesse de cette importante observation sur la prépondérance intellectuelle de l'esprit théologique, beaucoup plus prononcée au temps du fétichisme que sous aucun autre régime religieux: ce qui tend à confirmer, dès le point de départ, ma proposition générale sur le décroissement continu d'un tel esprit à mesure que l'évolution intellectuelle s'accomplit, suivant ma théorie fondamentale du développement humain. Toutefois, la confusion trop ordinaire où tombent presque tous les philosophes entre l'empire mental des croyances religieuses et leur influence sociale, empêche essentiellement, à cet égard, toute saine appréciation générale, parce que ce n'est point alors en effet que la philosophie théologique a pu obtenir son plus grand, et surtout son plus heureux ascendant politique, dont le développement propre a dû être plutôt en sens inverse, par une remarquable coïncidence, que la suite de notre opération historique expliquera spontanément. Afin de dissiper ici, à ce sujet, toute incertitude essentielle, il faut donc maintenant caractériser le motif principal de la moindre puissance du fétichisme comme moyen de civilisation, malgré son extension intellectuelle certainement supérieure; d'où résultera ensuite aisément la détermination sommaire de sa véritable influence sociale.
Note 5: C'est uniquement au très petit nombre d'esprits pleinement philosophiques qui ont pu essentiellement accomplir déjà la grande évolution mentale, qu'il appartient aujourd'hui d'entreprendre avec succès de telles comparaisons, à cause de l'heureuse faculté que leur procure exclusivement une entière émancipation personnelle, de transporter presque indifféremment leurs pensées à tous les degrés de l'échelle théologique, sans aucune prédilection perturbatrice. J'aurai plus d'une occasion naturelle de faire nettement sentir, dans les deux chapitres suivans, que ce n'est point des philosophes religieux qu'on doit finalement attendre une histoire vraiment rationnelle de la religion, conçue et exécutée d'une manière impartiale et lumineuse. A la vérité, l'esprit de dénigrement systématique qui caractérisait, à cet égard, les encyclopédistes du siècle dernier, devait certainement les rendre encore moins propres à cette haute appréciation philosophique. Elle ne saurait convenir qu'à des intelligences aussi pleinement affranchies des préventions métaphysiques que des préjugés théologiques, et pour lesquelles ces deux ordres d'idées antagonistes soient désormais pareillement ensevelis dans un irrévocable passé, où la part nécessaire de chacun d'eux devient exactement assignable, d'après la vraie théorie générale du développement humain.
On doit, à cet effet, remarquer d'abord que, malgré les récriminations modernes contre l'autorité sacerdotale, une telle autorité est néanmoins strictement indispensable pour utiliser réellement la propriété civilisatrice de la philosophie théologique. Non-seulement toute doctrine quelconque exige évidemment des organes spéciaux, qui puissent toujours en diriger et en surveiller l'application sociale. Mais, en outre, les croyances religieuses sont, par leur nature, beaucoup plus complétement assujéties que toutes les autres à cette nécessité commune, à cause du vague indéfini qui les caractérise spontanément, et qui ne peut être suffisamment contenu que par l'exercice permanent d'une très active discipline, convenablement organisée. Sans cette indispensable condition, les idées théologiques peuvent avoir beaucoup d'extension et d'énergie, au point même d'occuper presque exclusivement l'intelligence, et ne comporter néanmoins qu'une très faible consistance politique, en suscitant plutôt des divergences que des convergences: comme nous le confirme éminemment la grande expérience des trois derniers siècles, où, par la désorganisation générale de l'ancienne autorité théologique, les croyances religieuses sont devenues bien plus un puissant principe de discorde qu'un véritable lien social, contrairement à leur destination essentielle, que l'étymologie semble aujourd'hui rappeler avec une sorte d'ironie. Or, en ayant convenablement égard à cette considération fondamentale, il est facile d'expliquer la moindre influence sociale de la philosophie théologique à l'époque du fétichisme, malgré qu'elle occupât certainement alors beaucoup plus de place dans l'ensemble de l'entendement humain.
Cette coïncidence nécessaire tient, en effet, à ce que le fétichisme comportait infiniment moins que le polythéisme et le monothéisme le développement propre d'une autorité sacerdotale distinctement organisée en classe spéciale, par une suite nécessaire du caractère essentiel des croyances correspondantes. Presque tous les dieux du fétichisme sont éminemment individuels, et chacun d'eux a sa résidence inévitable et permanente dans un objet particulièrement déterminé; tandis que ceux du polythéisme ont, de leur nature, une bien plus grande généralité, un département beaucoup plus étendu quoique toujours propre, et enfin un siége infiniment moins circonscrit. Cette différence fondamentale constitue sans doute, pour le fétichisme, une aptitude plus prononcée à correspondre spontanément, avec une exacte harmonie, à l'état primitif de l'esprit humain, où toutes les idées sont nécessairement, au plus haut degré, particulières et concrètes; et de là résulte, comme je l'ai ci-dessus noté, la multiplicité très supérieure des divinités de cette première enfance. Mais, sous le point de vue social, il est pareillement évident que de telles croyances offrent, par leur nature, beaucoup moins de ressources, soit pour réunir les hommes, soit pour les gouverner. Quoiqu'il existe, sans doute, des fétiches de tribu, et même de nation, la plupart néanmoins sont essentiellement domestiques, ou même personnels, ce qui offre bien peu de secours au développement spontané de pensées suffisamment communes. En second lieu, le siége immédiat de chaque divinité dans un objet matériel nettement déterminé, doit rendre le sacerdoce proprement dit presque inutile, et, par suite, tend à empêcher directement l'essor d'une classe spéculative, vraiment distincte et influente. Ce n'est pas que le culte ne soit alors fort étendu, car il tient, au contraire, bien plus de place, qu'à aucune époque théologique plus avancée, dans l'ensemble de la vie humaine, qui en est plus intimement pénétrée, chaque acte particulier de l'homme ayant pour ainsi dire son propre aspect religieux. Mais c'est presque toujours un culte essentiellement personnel et direct, dont chaque croyant peut être le ministre immédiat, sans aucune interposition forcée envers ses divinités spéciales, constamment accessibles par leur nature. C'est surtout la croyance ultérieure à des dieux habituellement invisibles, plus ou moins généraux, et essentiellement distincts des corps soumis à leur arbitraire discipline, qui a dû déterminer, à l'âge du polythéisme, le développement rapide et prononcé d'un vrai sacerdoce, susceptible d'une haute prépondérance sociale, comme constituant, d'une manière régulière et permanente, un intermédiaire indispensable entre l'adorateur et sa divinité. Le fétichisme, au contraire, n'exigeait point évidemment cette inévitable intervention, et tendait ainsi à prolonger extrêmement l'enfance de l'organisation sociale, dont le premier essor, comme je l'ai établi au chapitre précédent, devait certainement dépendre de la formation distincte d'une classe spéculative, c'est-à-dire alors sacerdotale. Dans l'analyse, beaucoup mieux connue, des âges théologiques ultérieurs, on peut observer encore des traces très marquées de ce caractère nécessaire des cultes primitifs, aux temps même de la plus entière extension intellectuelle et sociale du polythéisme grec ou romain, en considérant le mode spécial, très précieux à remarquer sous ce rapport, qui y distinguait l'adoration des dieux lares et pénates, divinités essentiellement domestiques, où l'on doit, à mon gré, reconnaître de purs fétiches, dont le culte, particulièrement modifié chez les diverses familles, s'y célébrait toujours directement, sans intervention sacerdotale, chaque fidèle, ou du moins chaque chef de famille, étant resté, à cet égard, une sorte de prêtre spontané.
Toutefois, l'observation plus complète et plus variée des populations fétichistes semble indiquer que ce premier âge religieux n'est point entièrement incompatible avec la formation ébauchée d'une certaine classe sacerdotale, commençant à se détacher assez distinctement de la masse sociale, comme l'indiquent divers cas relatifs à des professions spéciales de devins, de jongleurs, etc., chez plusieurs peuplades nègres, qui ne sont point cependant sorties entièrement du vrai fétichisme. Mais, par un examen plus approfondi de ces degrés de l'échelle sociale, soit dans l'antiquité, soit de nos jours, on reconnaîtra toujours, ce me semble, que le fétichisme est alors essentiellement parvenu à l'état d'astrolâtrie, qui constitue son plus haut perfectionnement propre, et sous lequel s'effectue, comme je l'expliquerai bientôt, sa transition générale au polythéisme proprement dit. Or, cette phase plus éminente, mais aussi beaucoup plus tardive, du fétichisme fondamental, tend, en effet, par sa nature spéciale, à provoquer directement le développement distinct d'un vrai sacerdoce. D'abord, la considération des astres porte en elle-même un caractère d'évidente généralité, qui les rend immédiatement aptes à devenir des fétiches vraiment communs; et c'est toujours aussi de cette source exclusive que l'analyse sociologique nous les montre essentiellement tirés chez des populations un peu étendues. En second lieu, quand leur situation pleinement inaccessible a été suffisamment reconnue, ce qui a dû être beaucoup moins immédiat qu'on ne le croit d'ordinaire, le besoin d'intermédiaires spéciaux a dû se faire sentir, à leur égard, d'une manière irrécusable. Tels sont les deux caractères essentiels, généralité supérieure, et accès plus difficile, qui, sans altérer directement la nature fondamentale du fétichisme universel, ont dû y rendre l'adoration des astres particulièrement propre à déterminer la formation d'un culte vraiment organisé et d'un sacerdoce pleinement distinct, sans lesquels le développement politique serait demeuré essentiellement impossible. On conçoit ainsi combien sont radicalement vicieuses les tendances vagues et absolues de la philosophie politique actuelle, qui nous font, par exemple, condamner aveuglément le culte des astres comme un principe universel de dégradation humaine; tandis que l'avènement de l'astrolâtrie constitue réellement, au contraire, non-seulement un symptôme essentiel, mais aussi un puissant moyen, de progrès social, pour les temps correspondans, quoique sa prolongation démesurée ait dû ultérieurement devenir une source d'entraves. Mais il a dû s'écouler un temps fort considérable avant que l'adoration des astres ait pu prendre un ascendant prononcé sur les autres branches du fétichisme, de manière à imprimer à l'ensemble du culte les caractères essentiels d'une véritable astrolâtrie. Car, l'esprit humain, d'abord préoccupé des considérations les plus directes et les plus particulières, ne pouvait alors nullement placer les corps célestes au premier rang des substances extérieures. Ils ont dû long-temps avoir pour lui beaucoup moins d'importance qu'un grand nombre de phénomènes terrestres; tels, par exemple, que les principaux effets météorologiques, qui, à un âge bien plus avancé, et pendant presque tout le règne théologique, ont essentiellement fourni les attributs caractéristiques du suprême pouvoir surnaturel. Tandis qu'on reconnaissait alors si généralement à tous les magiciens habiles une autorité fort étendue sur la lune et les étoiles, personne n'aurait osé leur supposer aucune participation quelconque au gouvernement du tonnerre. Il a donc fallu préalablement une suite très prolongée de modifications graduelles dans les conceptions humaines, pour intervertir en quelque sorte l'ordre primordial, en plaçant enfin les astres à la tête des corps naturels, quoique toujours nécessairement subordonnés à la terre et à l'homme, suivant l'esprit fondamental de la philosophie théologique, parvenue même à son plus haut perfectionnement total. Or, c'est seulement quand le fétichisme s'est ainsi élevé enfin à l'état d'astrolâtrie, qu'il a pu exercer, d'une manière permanente et régulière, une influence politique vraiment capitale, par le double motif ci-dessus indiqué. Telle est donc, désormais, en général, l'explication rationnelle de ce singulier caractère, source inextricable de confusion dans les jugemens ordinaires sur ces degrés inférieurs de l'échelle sociale, qui fait alors coïncider essentiellement une plus grande extension intellectuelle de l'esprit théologique avec une moindre influence sociale. Ainsi, non-seulement le fétichisme, comme toute autre philosophie quelconque, n'a pu s'étendre aux considérations morales et sociales qu'après avoir d'abord suffisamment dirigé toutes les spéculations moins compliquées: mais, en outre, des motifs spéciaux très puissans ont dû, comme on le voit, retarder extrêmement l'époque où il a pu acquérir une véritable consistance politique, malgré son immense extension intellectuelle préalable.
En terminant cette appréciation sommaire, je ne puis m'empêcher de signaler une importante réflexion qu'elle suggère naturellement sur l'ensemble du règne théologique, et qui est déjà très propre à rendre fort douteuse cette aptitude caractéristique à servir indéfiniment de base aux liens sociaux, qu'on attribue encore vulgairement aux croyances religieuses, à l'exclusion de tout autre ordre quelconque de conceptions communes. Il résulte spontanément, en effet, des considérations précédentes, que cette propriété politique est bien loin de leur appartenir d'une manière aussi intime et aussi absolue qu'on le suppose, puisqu'elle n'a pu se développer librement au temps même de la plus grande extension mentale du système religieux. Cette observation décisive ne fera que se compléter davantage par la suite de notre opération historique, en reconnaissant, dans le polythéisme, et surtout dans le monothéisme, la co-relation évidente et nécessaire du décroissement intellectuel de l'esprit théologique avec une plus parfaite réalisation de sa faculté civilisatrice; ce qui confirmera naturellement de plus en plus que cette grande destination sociale, tout comme l'efficacité purement philosophique, ne pouvait lui être attribuée que provisoirement, et jusqu'à l'avènement de principes à la fois plus directs et plus stables, suivant la théorie fondamentale exposée à la fin du volume précédent.
D'après l'ensemble de ces explications, ce sera donc surtout aux deux leçons suivantes que nous devrons naturellement réserver la juste appréciation générale des plus importans effets du système théologique dans la grande évolution humaine. Mais, quoique le fétichisme ait dû être ainsi nécessairement beaucoup moins propre, si ce n'est dans sa dernière phase, au principal développement de la politique théologique, son influence sociale n'en a pas moins été très étendue, et même indispensable, comme nous allons maintenant l'apprécier sommairement.
Sous le point de vue purement philosophique, où, en tant que destinée à diriger alors le système général des spéculations humaines, cette première forme de l'esprit religieux ne présente que simplement au moindre degré possible la propriété fondamentale que nous avons reconnue, en principe, rigoureusement inhérente à toute philosophie théologique, de pouvoir seule ébranler la torpeur initiale de notre intelligence, en fournissant spontanément à nos conceptions un aliment et un lien quelconques. Mais, si le fétichisme lui-même a certainement participé, sous ce rapport, à ce grand caractère de la philosophie primitive, son action ultérieure, après la production générale du premier éveil mental, a dû tendre évidemment, avec beaucoup d'énergie, à empêcher l'essor des connaissances réelles. Jamais, en effet, l'esprit religieux n'a pu être aussi directement opposé que dans ce premier âge à tout véritable esprit scientifique, à l'égard même des plus simples phénomènes. Toute idée de lois naturelles invariables devrait alors paraître éminemment chimérique, et serait d'ailleurs, si elle pouvait distinctement surgir, aussitôt repoussée comme radicalement contraire au mode consacré, qui rattache immédiatement l'explication détaillée de chaque phénomène aux volontés arbitraires du fétiche correspondant. L'esprit scientifique est sans doute bien peu favorisé encore par le polythéisme, comme nous le reconnaîtrons au chapitre suivant; mais il y est certainement beaucoup moins comprimé que sous le fétichisme, quand on les compare, à cet égard, d'une manière suffisamment approfondie. Dans cette première enfance intellectuelle, que nous pouvons maintenant si peu comprendre, les faits chimériques l'emportent infiniment sur les faits réels; ou, plutôt, il n'y a, pour ainsi dire, aucun phénomène qui puisse être alors nettement aperçu sous son aspect véritable. Sous le fétichisme, et même pendant presque tout le règne du polythéisme, l'esprit humain est nécessairement, envers le monde extérieur, en un état habituel de vague préoccupation qui, quoique alors normal et universel, n'en produit pas moins l'équivalent effectif d'une sorte d'hallucination permanente et commune, où, par l'empire exagéré de la vie affective sur la vie intellectuelle, les plus absurdes croyances peuvent altérer profondément l'observation directe de presque tous les phénomènes naturels. Nous sommes aujourd'hui trop disposés à traiter d'impostures des sensations exceptionnelles, que nous avons heureusement cessé de pouvoir directement comprendre, et qui ont été néanmoins, toujours et partout, très familières aux magiciens, devins, sorciers, etc., de cette grande phase sociale. Mais, en revenant, autant que possible, à l'image d'une telle enfance, où l'absence totale des notions même les plus simples sur les lois de la nature doit faire indifféremment admettre les plus chimériques récits avec les plus communes observations, sans que rien pour ainsi dire puisse alors sembler spécialement monstrueux, on pourra reconnaître aisément la facilité trop réelle avec laquelle l'homme voyait si souvent tout ce qu'il était disposé à voir, par des illusions qui me semblent fort analogues à celles que le grossier fétichisme des animaux paraît leur procurer très fréquemment. Quelque familière que doive nous être aujourd'hui l'opinion fondamentale de la constance des évènemens naturels, sur laquelle repose nécessairement tout notre système mental, elle ne nous est certainement point innée, puisqu'on peut presque assigner, dans l'éducation individuelle, l'époque véritable de sa pleine manifestation. La philosophie positive, qui exclut partout l'absolu, et qui est, par sa nature, strictement assujétie à la condition, souvent pénible, de tout comprendre afin de tout coordonner, doit, à cet égard, disposer désormais les penseurs à reconnaître, au contraire, que cette invariabilité des lois naturelles est, pour l'esprit humain, le laborieux résultat général d'une acquisition lente et graduelle, aussi bien chez l'espèce que chez l'individu. Or, le sentiment de cette rigoureuse constance ne pouvait se développer directement tant que l'esprit purement théologique conservait son plus grand ascendant mental, sous le régime du fétichisme, si évidemment caractérisé par l'extension immédiate et absolue des idées de vie, tirées du type humain, à tous les phénomènes extérieurs. En appréciant convenablement une telle situation, on cesse de trouver étranges les fréquentes hallucinations que pouvait produire, chez des hommes énergiques, une activité intellectuelle aussi imparfaitement réglée, à la moindre surexcitation déterminée par le jeu spontané des passions humaines, ou quelquefois provoquée volontairement par diverses stimulations spéciales, que plusieurs biologistes ont déjà assez judicieusement signalées, comme la pratique de certains mouvemens graduellement convulsifs, l'usage de quelques boissons ou vapeurs fortement enivrantes, l'emploi de frictions susceptibles d'effets analogues, etc. Sans recourir même à ces moyens particuliers, dont l'histoire nous montre cependant la fréquente influence, les causes naturelles d'aberration commune sont alors tellement prononcées, que, par une convenable appréciation, on devra, ce me semble, féliciter bien plutôt l'esprit humain de ce que sa rectitude fondamentale a si souvent contenu, pendant cette première enfance, la direction illusoire que les seules théories alors possibles tendaient à lui imprimer presque indéfiniment.
Considérée quant aux beaux-arts, l'action générale du fétichisme sur l'intelligence humaine n'est point certainement aussi oppressive, à beaucoup près, que sous l'aspect scientifique. Il est même évident qu'une philosophie qui animait directement la nature entière, devait tendre à favoriser éminemment l'essor spontané de notre imagination, alors nécessairement investie d'une haute prépondérance mentale. Aussi les premiers essais de tous les beaux-arts, sans en excepter la poésie, remontent-ils incontestablement jusqu'à l'âge du fétichisme. Mais le polythéisme ayant dû stimuler bien davantage encore leur développement propre, il convient, pour abréger, de remettre au chapitre suivant l'ensemble des considérations très sommaires que nous devrons indiquer à ce sujet. Il s'agira alors essentiellement d'expliquer comment, dans la vie collective comme dans la vie individuelle, l'essor positif des facultés humaines a dû s'opérer d'abord par les facultés d'expression, de manière à accélérer graduellement l'évolution plus tardive des facultés supérieures et moins prononcées, d'après la liaison générale que notre organisation établit entre elles.
Quant au développement industriel, philosophiquement défini, c'est-à-dire embrassant l'ensemble total de l'action de l'homme sur le monde extérieur, il remonte, incontestablement, jusqu'à ce premier âge social, où l'humanité, sous les plus importans aspects, a jeté les bases élémentaires de sa conquête générale du globe terrestre. Trop disposés maintenant à méconnaître les services indispensables de ces temps primitifs, nous oublions que l'industrie humaine leur doit surtout la première ébauche de ses ressources les plus puissantes, l'association de l'homme avec les animaux disciplinables, l'usage permanent du feu, et l'emploi des forces mécaniques; et, même le commerce proprement dit y trouve son premier essor distinct, par la naissante institution des monnaies. En un mot, presque tous les arts et procédés industriels y ont nécessairement leur origine fondamentale. Mais, en outre, l'exercice effectif de l'activité humaine accomplit alors spontanément une fonction préliminaire d'une haute importance pour l'ensemble de notre évolution, en préparant, pour ainsi dire, le théâtre ultérieur de la civilisation, comme l'éloquente appréciation de Buffon est si propre à le faire sentir, dans son admirable parallèle entre la nature brute et la nature perfectionnée par l'homme. L'action destructive que les peuplades primitives de chasseurs se plaisent à développer avec tant d'énergie, n'est pas seulement utile au genre humain comme offrant souvent un motif immédiat de liaison, quelquefois fort étendue, entre les diverses familles, en un temps où il est difficile d'apercevoir, sinon pour la guerre, d'autres motifs équivalens. Mais une telle destruction est surtout directement indispensable au développement social ultérieur, dont la scène nécessaire se trouve d'abord évidemment encombrée par la multiplicité supérieure des animaux de toute espèce. Aussi cette énergie destructive est-elle alors tellement prononcée, qu'on a pu quelquefois y voir, sans trop d'invraisemblance, une cause secondaire susceptible de concourir, avec les puissances prépondérantes considérées en géologie, à l'entière disparition de certaines races, surtout parmi les plus grandes. On peut faire des remarques essentiellement analogues sur les dévastations exercées ensuite par les peuples pasteurs, et qui affectent plus spécialement la végétation superflue. Mais, si l'on ne peut méconnaître, sous ces divers aspects, la participation essentielle de cet âge primitif à l'évolution industrielle de l'humanité, il est difficile aujourd'hui d'apprécier exactement la véritable influence du fétichisme sur ce genre de développemens[6]. Au premier abord, la consécration directe de la plupart des corps extérieurs semble même devoir tendre à interdire à l'homme toute grave modification du monde environnant. Il n'est pas douteux, en effet, que l'influence prolongée du fétichisme ne constitue, sous ce rapport, de véritables et puissans obstacles, qui deviendraient presque insurmontables si l'esprit humain pouvait jamais être, surtout alors, pleinement conséquent, et si ces croyances ne pouvaient être, à cet égard, suffisamment neutralisées par l'opposition mutuelle que leur nature comporte si aisément, quand quelque instinct puissant s'y trouve intéressé. Toutefois, outre cet important antagonisme spontané, le fétichisme présente déjà, à un haut degré, cette précieuse propriété générale que j'ai signalée, en principe, au chapitre précédent, comme inhérente au régime théologique, de favoriser le premier essor de l'activité humaine, par les illusions fondamentales qu'il inspire sur la prépondérance de l'homme, auquel le monde entier doit sembler subordonné, tant que l'invariabilité des lois naturelles n'est point encore reconnue. Quoique cette suprématie ne soit alors réalisable que par l'irrésistible intervention des agens divins, il n'est pas moins évident que le sentiment continu de cette protection suprême doit être, à cette époque, éminemment propre à exciter et à soutenir l'énergie active de l'homme, malgré d'immenses obstacles extérieurs, qu'il ne pourrait sans doute oser autrement braver. Ainsi, quelque imparfaite, et même précaire, que soit nécessairement une telle stimulation, il y faut voir une indispensable ressource, jusqu'aux temps très récens où la connaissance des lois de la nature est assez avancée pour servir de base rationnelle et solide à l'action, à la fois sage et hardie, de l'humanité sur le monde extérieur. Or, cette fonction provisoire convient alors d'autant mieux au fétichisme, qu'il présente à l'homme, de la manière la plus directe et la plus complète, le naïf espoir d'un empire presque illimité, à obtenir par la voie religieuse activement suivie. Plus on méditera sur ces temps primitifs, plus on sentira que le pas principal y devait consister, au physique comme au moral, à retirer l'esprit humain de sa torpeur animale: et c'eût été aussi, à l'un et à l'autre égard, le pas le plus difficile, si l'essor spontané de la philosophie théologique, à l'état initial de fétichisme, n'eût ouvert définitivement la seule issue qui fût alors possible. Quand on examine convenablement les illusions caractéristiques de ce premier âge, sur la faculté mystérieuse d'observer immédiatement les évènemens les plus lointains et les plus cachés, sur le pouvoir de modifier le cours des astres, d'apaiser ou d'exciter les tempêtes, etc., le sourire spontané d'un dédain peu philosophique fait place à l'appréciation rationnelle qui nous y montre les symptômes nécessaires de l'éveil primordial de notre intelligence et de notre activité.
Note 6: Quoique le point de vue concret doive être ici soigneusement écarté, d'après les explications préalables de cette leçon, je crois cependant, afin de prévenir, autant que possible, toute confusion dans les vérifications spéciales, devoir avertir, à ce sujet, que je n'entends pas ainsi établir une correspondance nécessaire entre le fétichisme et l'un seulement des trois modes généraux d'existence matérielle qu'on a coutume de distinguer parmi les peuples primitifs, successivement chasseurs, pasteurs et agriculteurs. Je sais qu'on peut citer plusieurs exemples de nations pastorales déjà parvenues au polythéisme, et d'autres de nations agricoles restées fétichistes. Mais, malgré cette diversité effective, je continue l'appréciation abstraite en supposant les deux transitions matérielles toujours accomplies avant la cessation du fétichisme; parce qu'il existe, en effet, comme on va le voir, un motif fondamental pour qu'il en soit ainsi, quoique cette tendance spontanée puisse être, en certains cas particuliers que je n'ai point à analyser, surmontée par des influences contraires.
Enfin, sous le point de vue social proprement dit, le fétichisme, quoique ayant dû être, d'après nos explications antérieures, moins efficace, en général, que les autres modes ultérieurs de l'esprit théologique, offre cependant des propriétés réelles d'une haute importance pour l'ensemble du développement humain. Nous sommes maintenant, surtout à cet égard, trop disposés à méconnaître les immenses bienfaits des influences religieuses, auxquelles ceux même qui s'en croient encore le plus intimement pénétrés sont déjà fort éloignés d'attribuer suffisamment tous les progrès qu'elles ont réellement déterminés, quand ils ont dépendu de croyances actuellement éteintes. Aussi bien sous le rapport social que sous le rapport intellectuel, la philosophie positive, quelque paradoxale que semble d'abord chez elle une semblable propriété, peut seule, au fond, faire enfin dignement apprécier toute la haute participation nécessaire de l'esprit religieux à l'ensemble de la grande évolution. Or, ici n'est-il pas directement évident que les efforts moraux devant, par une invincible nécessité organique, presque toujours combattre, à un degré quelconque, les plus énergiques impulsions de notre nature, l'esprit théologique avait besoin de fournir à la discipline sociale une base générale indispensable, en un temps où la prévoyance, soit collective, soit individuelle, était certainement beaucoup trop limitée pour offrir un point d'appui suffisant aux influences purement rationnelles? Même à des époques bien moins arriérées, les institutions qui deviennent ensuite le mieux susceptibles d'être habituellement rattachées à de simples motifs humains, doivent long-temps reposer sur de tels fondemens, jusqu'à ce que notre raison soit assez affermie: c'est ainsi, par exemple, que nous voyons même les moindres préceptes hygiéniques ne pouvoir d'abord s'établir, d'une manière fixe et commune, que sous la haute autorité des prescriptions religieuses. Une irrésistible induction doit donc nous faire sentir la nécessité primitive de la consécration théologique dans les modifications sociales où l'on est aujourd'hui le moins disposé à concevoir son intervention. Ainsi, on la regarde d'ordinaire comme essentiellement étrangère à l'essor graduel et régulier de l'esprit de propriété inhérent à l'homme; et, cependant, l'analyse approfondie de certaines phases remarquables de la sociabilité me semble indiquer clairement, à cet égard, un indispensable concours de l'influence religieuse: telle est, entre autres, cette célèbre institution du Tabou, si importante chez les peuples les plus avancés de l'Océanie, et qui, à mon gré, constitue aujourd'hui, pour le philosophe, une précieuse trace de l'universelle participation spéciale des croyances théologiques à la consolidation primitive de la propriété territoriale, lorsque les peuples chasseurs ou pasteurs passent finalement à l'état agricole. Quoique les liaisons d'idées propres à ces âges primitifs soient aujourd'hui très difficilement saisissables, même d'après une saine théorie, à cause du point de vue trop différent où nous sommes forcément placés, il est pareillement très vraisemblable que l'influence religieuse a beaucoup contribué d'abord à établir, et surtout à régulariser, l'usage continu des vêtemens, justement regardé comme l'un des principaux indices de la civilisation naissante, non-seulement par l'évidente impulsion qu'en doivent constamment recevoir nos aptitudes industrielles, mais bien plus encore sous le rapport moral, où il constitue le premier grand témoignage de l'admirable série des efforts graduels de l'homme pour améliorer, autant que possible, sa propre nature, en y développant de plus en plus la haute discipline permanente que notre raison doit exercer sur nos penchans, afin de faire convenablement éclater la supériorité implicite de notre organisation propre.
Outre l'appréciation beaucoup trop étroite de l'ancienne intervention sociale de l'esprit théologique, on se forme trop souvent une très fausse idée de ce puissant moyen, même dans la plupart des cas où l'on n'en saurait méconnaître l'efficacité, en le concevant surtout comme un simple artifice, appliqué, par les hommes supérieurs, sans aucune conviction personnelle, au gouvernement usuel de la multitude. Bien peu de philosophes, y compris les plus religieux, sont aujourd'hui exempts de cette irrationnelle disposition, quant à toutes les diverses phases antérieures de l'humanité. C'est pourquoi il convient ici de présenter directement à ce sujet quelques indications sommaires, qui, applicables à l'ensemble de notre opération historique, y devront prévenir ou rectifier, autant que possible, de vicieuses appréciations, aussi radicalement contraires à toute saine explication des faits sociaux qu'injurieuses au caractère moral de l'homme.
Malgré la vaine réputation de haute habileté politique qu'on a si étrangement tenté de faire à la dissimulation et même à l'hypocrisie, il est heureusement incontestable, soit d'après l'expérience universelle, soit par l'étude approfondie de la nature humaine, qu'un homme vraiment supérieur n'a jamais pu exercer aucune grande action sur ses semblables sans être d'abord lui-même intimement convaincu. Cette condition préalable ne tient pas seulement à ce qu'il ne saurait exister d'action morale là où il n'y aurait point une suffisante harmonie mutuelle de sentimens et de pensées. De plus, cette chimérique duplicité mentale, à laquelle on n'a pas craint ainsi d'attribuer souvent d'importans effets, tendrait nécessairement, au contraire, à paralyser directement les principales facultés de ceux qui se seraient dès lors imposé la tâche, évidemment impossible, de conduire simultanément leurs pensées par deux voies opposées, l'une réelle, l'autre affectée, dont chacune eût d'ordinaire déjà suffisamment embarrassé notre faible intelligence. On n'a pu se laisser communément entraîner à cette absurde supposition, que d'après une difficulté presque insurmontable à comprendre la vraie nature d'un état mental trop éloigné, par une suite funeste, mais rarement évitable, du caractère absolu qui vicie encore si radicalement la plupart des opinions philosophiques, et que la prépondérance générale de l'esprit positif pourra seule entièrement rectifier.
En reconnaissant, comme on ne peut plus l'éviter, que les théories théologiques ont dû long-temps diriger l'exercice de notre intelligence dans ses plus simples spéculations, ce serait sans doute une étrange inconséquence que de persister à méconnaître leur prépondérance réelle dans les méditations sociales et politiques, dont la complication supérieure devait d'abord exiger bien davantage cette puissante intervention. Serait-il possible que les esprits chez lesquels un tel régime constitue directement la base nécessaire de tout le système mental, ne l'étendissent point spontanément à leurs recherches les plus importantes et les plus difficiles? Les législateurs de ces temps primitifs étaient donc, inévitablement, aussi sincères, en général, dans leurs conceptions théologiques sur la société que dans celles qui se rapportaient au monde extérieur: les aberrations pratiques, quelquefois si horribles, auxquelles ils furent trop souvent conduits par ces imparfaites théories, constituent elles-mêmes presque toujours d'irrécusables témoignages de cette sincérité fondamentale.
Pour rectifier complétement la grave erreur philosophique que nous examinons, et qui s'oppose éminemment à toute saine appréciation du passé humain, il me reste seulement à expliquer ici la tendance spontanée de cette politique essentiellement théologique des temps primitifs à fournir des inspirations qui devaient coïncider, dans la plupart des cas ordinaires, avec les principales nécessités sociales correspondantes. Cette coïncidence habituelle devait résulter naturellement de deux propriétés importantes, mutuellement supplémentaires, l'une commune à toutes les phases religieuses, l'autre spéciale à chacune d'elles, et qu'il suffira d'indiquer très brièvement. La première consiste en ce que, par le vague presque indéfini qui les caractérise toujours plus ou moins, les croyances religieuses sont éminemment susceptibles de se modifier spontanément selon les exigences diverses de chaque application politique, de manière à sanctionner finalement, sans aucun artifice volontaire, les inspirations même qui n'en seraient pas d'abord émanées, pour peu qu'elles correspondent au sentiment intime d'un besoin véritable, individuel ou social. Tel est surtout le motif général qui rend si nécessaire, envers de semblables opinions, une organisation systématique, sous l'administration continue d'un sacerdoce convenable, afin de prévenir ou de rectifier les dangereuses conséquences pratiques de leur libre essor chez les esprits vulgaires, comme je l'expliquerai directement dans la cinquante-quatrième leçon. Mais cette aptitude universelle à consacrer et à fortifier nos sentimens et nos pensées quelconques, quoique pouvant ainsi s'étendre trop souvent à des applications nuisibles, doit avoir sans doute encore plus d'énergie et d'activité naturelles quand elle se dirige vers des inspirations d'utilité sociale, offrant, à son plein développement, un champ plus vaste et moins gêné. En second lieu, les caractères qui distinguent les croyances propres à chaque phase religieuse devant être, de toute nécessité, déterminés, en général, par les diverses modifications essentielles de la société, il serait impossible que ces opinions n'offrissent point spontanément, dans la vie réelle, certains attributs en harmonie spéciale avec les situations correspondantes; sans quoi leur empire prolongé deviendrait inintelligible. Ainsi, outre l'importante consécration commune qu'elles doivent fournir à toutes les inspirations utiles, les théories théologiques sont d'ailleurs susceptibles, par elles-mêmes, de suggérer souvent des notions essentiellement convenables à l'état social contemporain. La première propriété correspond à ce qu'il y a de nécessairement vague et indisciplinable dans chaque système religieux, la seconde à ce qu'il offre de déterminé et de régularisable; en sorte que l'action de l'une peut suppléer naturellement à celle de l'autre. A mesure que les croyances se simplifient et s'organisent, dans l'ensemble de l'évolution théologique de l'humanité, leur influence sociale décroît nécessairement sous le premier aspect, vu la moindre liberté spéculative qui en résulte: mais elle augmente, non moins inévitablement, sous le second point de vue, ainsi que nous le reconnaîtrons bientôt; ce qui doit être regardé, au fond, comme une très heureuse transformation, permettant de plus en plus aux esprits supérieurs d'utiliser spontanément, dans toute sa plénitude, la vertu civilisatrice de cette philosophie primitive.
D'après ces explications générales sur les deux modes fondamentaux relatifs à l'action sociale d'une théologie quelconque, on conçoit que le premier doit spontanément prévaloir dans le fétichisme, beaucoup plus qu'en aucun autre cas: ce qui est alors directement conforme à nos remarques antérieures sur l'absence ou l'imperfection de l'organisation religieuse proprement dite. Mais, par cela même, l'analyse rationnelle de cette influence y doit devenir aujourd'hui plus spécialement inextricable, d'après la difficulté, presque toujours insurmontable, de discerner avec exactitude, dans la trame profondément confuse d'une vie aussi éloignée de la nôtre, l'élément religieux qui s'y trouve intimement incorporé. On doit donc, à cet égard, se contenter essentiellement d'y vérifier, sur quelques exemples décisifs, comme chacun peut aisément le faire, la réalité nécessaire de notre théorie. Quant au second mode, quoique son développement ait dû être infiniment moindre sous le régime du fétichisme, sa nature plus précise et mieux saisissable permet néanmoins de l'y apprécier d'une manière plus distincte et plus directe: ce qui, par une évidente réaction logique, doit rationnellement confirmer, à fortiori, l'existence implicite de l'autre influence, même dans les cas nombreux où l'imperfection nécessaire de l'analyse sociologique n'aura pu la faire convenablement ressortir. Il me suffira de signaler ici deux exemples importans et irrécusables de cette action spéciale, spontanément émanée du fétichisme, sur l'ensemble de l'évolution sociale.
Le premier consiste dans la participation incontestable, quoique inaperçue jusqu'ici, de cette religion primitive pour la transition fondamentale à la vie agricole. Assez de philosophes ont déjà fait ressortir l'extrême importance sociale de ce changement capital du régime matériel, sans lequel les plus grands progrès ultérieurs de l'humanité seraient demeurés essentiellement impossibles. Qu'il me suffise d'ajouter, à ce sujet, que la guerre, principal instrument temporel de la civilisation naissante, comme je l'ai établi, en principe, au chapitre précédent, et comme je l'expliquerai surtout au suivant, reste presque entièrement privée de sa plus importante destination politique, tant que dure l'état nomade. Les guerres acharnées que se font habituellement les peuplades de chasseurs, ou même de pasteurs, à la manière, pour ainsi dire, des autres animaux carnassiers, ne peuvent guère servir qu'à entretenir, par un indispensable exercice, leur activité continue, et à préparer les élémens d'un perfectionnement ultérieur; mais elles sont nécessairement à peu près stériles en résultats politiques immédiats. Il serait donc superflu de nous arrêter ici à faire expressément ressortir la haute portée sociale de cette grande révolution temporelle, qui assujétit invariablement l'homme à une résidence déterminée. Nous n'avons pas plus besoin de signaler, d'un autre côté, l'extrême difficulté que devait évidemment offrir un changement aussi peu compatible, à certains égards, avec le caractère essentiel de l'humanité naissante. On ne saurait douter, en effet, que le vagabondage ne soit, au fond, très naturel à l'homme, dans les plus communes organisations; comme le confirme, chez les sociétés même les plus avancées, l'exemple des individus les moins cultivés. Cette appréciation doit faire comprendre, en général, que le pas dont il s'agit a dû exiger l'intervention fondamentale des influences spirituelles, essentiellement distinctes et indépendantes des causes purement temporelles, auxquelles on a coutume d'attribuer exclusivement ce grand progrès. On y a, sans doute, justement indiqué la condensation croissante de la population humaine, comme ayant dû naturellement exiger une fécondité proportionnelle dans les moyens habituels d'alimentation, et conduire ainsi à l'état agricole, de même que jadis à l'état pastoral. Mais, malgré son incontestable réalité, cette explication est radicalement insuffisante, faute d'un élément indispensable et principal. Les philosophes ne s'en contentent ordinairement que par suite de la prépondérance trop prolongée que conserve encore, malgré les lumineux travaux de Gall, cette vicieuse théorie métaphysique de la nature humaine où l'on fait essentiellement dériver les facultés des besoins, comme je l'ai expliqué au troisième volume (voyez la quarante-cinquième leçon). Quelque importante que puisse devenir, en général, une exigeance sociale quelconque, cette condition ne suffit certainement point à la produire, si l'humanité n'y est d'abord convenablement disposée: comme le confirment tant d'éclatans exemples de graves inconvéniens supportés pendant des siècles par des populations encore trop peu préparées à s'en affranchir. Vainement augmenterait-on l'intensité et l'urgence du besoin, l'homme préférera, en général, pallier isolément chaque résultat, ce qui semblera presque toujours possible, plutôt que de se décider à un changement total de situation, encore antipathique à sa nature. Ainsi, dans le cas actuel, l'homme tenterait alors de remédier à mesure à l'excès de population par l'emploi plus fréquent des horribles expédiens auxquels il n'a que trop recours à des époques même plus avancées, plutôt que de renoncer à la vie nomade pour la vie agricole, tant que son développement intellectuel et moral ne l'y a point suffisamment préparé. Cette évolution préalable constitue donc, en réalité, la principale cause de ce grand changement, quoique l'époque précise de son accomplissement ait dû ensuite dépendre des exigences extérieures, et surtout de celle dont il s'agit. Or il est évident que, ce nouveau mode d'existence matérielle s'étant presque toujours établi avant la cessation du fétichisme, il faut bien que l'influence générale de ce premier régime théologique tende spontanément, sous un aspect quelconque, à disposer graduellement l'homme à une telle révolution, quand même nous n'apercevrions pas en quoi consiste exactement cette propriété nécessaire. Mais, en outre, il est aisé d'en assigner directement le vrai principe essentiel. Car, l'adoration immédiate du monde extérieur, plus spécialement dirigée, par sa nature, vers les objets les plus rapprochés et les plus usuels, doit certainement développer, à un haut degré, cette portion, d'abord très faible, des penchans humains qui nous attache instinctivement au sol natal. La touchante douleur, si souvent exprimée dans les guerres antiques, qu'exhalait le vaincu obligé de quitter ses dieux tutélaires, ne portait point principalement sur des êtres abstraits et généraux, qu'il eût pu retrouver partout, comme Jupiter, Minerve, etc.: elle concernait bien davantage ce qu'on nommait si justement les dieux domestiques, et surtout ceux du foyer, c'est-à-dire, de purs fétiches; telles sont les divinités spéciales dont sa plainte naïve déplorait alors l'abandon fatal, avec presque autant d'amertume qu'envers la tombe sacrée de ses pères, d'ailleurs incorporée elle-même dans le fétichisme universel. Ainsi, même pour les nations déjà parvenues au polythéisme avant de passer à l'état agricole, l'influence religieuse indispensable à cette transition, y doit être attribuée, en majeure partie, aux restes de fétichisme fort prononcés qui ont dû subsister dans le polythéisme jusqu'à des temps très avancés, comme je l'ai noté ci-dessus. Une telle influence constitue donc une propriété essentielle de notre première phase théologique, et n'aurait pu sans doute appartenir suffisamment aux religions ultérieures, si cette révolution matérielle, déjà pleinement réalisée, ne s'était spontanément rattachée à un ensemble de motifs plus durables, ce qui a permis de renoncer enfin sans danger à sa véritable origine élémentaire. Il faut d'ailleurs remarquer, pour compléter cette indication, l'importante réaction exercée nécessairement par une semblable révolution sur le perfectionnement général du système théologique. Car, c'est essentiellement alors que le fétichisme commence à prendre régulièrement sa forme la plus éminente, en passant à l'état d'astrolâtrie bien caractérisée, qui constitue, comme je vais l'expliquer, sa transition normale au polythéisme proprement dit. On conçoit, en effet, que la vie sédentaire des peuples agricoles doit attirer bien davantage leur attention spéculative vers les corps célestes, pendant que leurs travaux propres en manifestent beaucoup plus spécialement l'influence. Quelle suite spontanée d'observations astronomiques, même très grossières, pourrait-on attendre d'une population vagabonde, si ce n'est celle de l'étoile polaire dirigeant ses courses nocturnes? Il existe donc certainement une double relation fondamentale entre le développement général du fétichisme et l'établissement final de la vie agricole.
En terminant cette explication sommaire, je ne saurais éviter, dans l'intérêt, toujours prépondérant, de la saine méthode philosophique, d'utiliser l'occasion, vraiment caractéristique, qui s'offre ici très spontanément de signaler, sous deux rapports importans, l'extrême imperfection actuelle de la philosophie politique, chez les esprits même les plus avancés. On vient de reconnaître combien est superficielle et erronée la théorie ordinaire sur le passage à l'état agricole; la satisfaction qu'elle inspire encore généralement constitue sans doute un symptôme très décisif de l'irrationnel esprit qui a présidé jusqu'ici à ces difficiles études, si exclusivement abandonnées à des intelligences presque étrangères à toute institution vraiment scientifique des recherches humaines. Cet exemple est cependant l'un des plus favorables que puisse présenter aujourd'hui la philosophie dominante, à cause de l'observation, juste quoique partielle, qui y sert de base à l'argumentation. Que serait-ce donc si nous étions conduits à en apprécier tant d'autres très vantés, comme chaque lecteur peut aisément le faire, en cas de loisir! En second lieu, nous trouvons ici à vérifier clairement l'irrécusable réalité du précepte fondamental, établi au quarante-huitième chapitre, sur la nécessité d'étudier simultanément les divers aspects sociaux, tous nécessairement solidaires, et surtout de ne point isoler l'appréciation du développement matériel de celle du développement spirituel. La grave erreur de philosophie historique que nous venons de rectifier, résulte évidemment, en effet, d'une préoccupation exorbitante, et presque exclusive, du point de vue temporel dans tous les évènemens humains, l'un des principaux caractères philosophiques de notre état révolutionnaire, comme je l'ai montré au début de ce volume.
Quant au second exemple essentiel, et bien moins incontestable encore, que je dois signaler ici de l'influence spéciale du fétichisme sur l'ensemble de l'évolution sociale, il consiste dans l'importante fonction si spontanément remplie par cette religion primitive pour la conservation systématique des animaux utiles, ainsi que des végétaux. Nous avons reconnu ci-dessus que l'action réelle de l'homme sur le monde extérieur a dû nécessairement commencer par la dévastation, comme, sur sa propre espèce, par la guerre. Son aptitude spontanée à la destruction, alors si prépondérante et presque exclusive, est long-temps en exacte harmonie avec l'indispensable nécessité originaire de déblayer le théâtre général de la civilisation future. Or un penchant aussi prononcé, développé, avec une telle plénitude, chez des hommes non moins grossiers qu'énergiques, menaçait indistinctement toutes les races quelconques, même les plus susceptibles de rendre ultérieurement à l'homme d'importans offices, dont il ne pouvait d'abord soupçonner assez l'utilité. Les plus précieuses espèces organiques, surtout dans le règne animal, nécessairement beaucoup plus exposé, devraient donc sembler alors vouées à une destruction presque inévitable, si la première évolution intellectuelle et morale de l'humanité ne fût venue spontanément, d'un autre côté, imposer un frein général à cette aveugle ardeur de dévastation universelle. Telle est, évidemment, l'une des propriétés les plus directes du fétichisme primordial, indépendamment de la tendance générale qu'il inspire vers la vie agricole, comme je viens de l'expliquer. Si ce premier système religieux n'a pu remplir un office aussi capital que par l'adoration formelle des animaux, ultérieurement trop dégradante, il faut se demander par quelle autre voie cet important résultat aurait été alors suffisamment réalisable. Quels qu'aient pu être ensuite les immenses inconvéniens du fétichisme, ils ne doivent nullement nous dissimuler son aptitude essentielle à faciliter, au plus haut degré, la conservation, à la fois difficile et indispensable, des animaux utiles, des végétaux précieux, et, en général, de tous les objets matériels exigeant une protection spéciale. Le polythéisme a dû ultérieurement remplir la même fonction d'une manière un peu différente, mais non moins spontanée, en plaçant ces divers êtres sous la protection particulière des divinités correspondantes; procédé assurément très énergique, mais toutefois moins direct que le précédent, et qui sans doute n'aurait pas été d'abord assez intense pour obtenir alors, comme celui-ci, une pleine efficacité générale. Il existerait, à cet égard, dans le monothéisme proprement dit, une lacune essentielle, puisqu'il n'a point organisé spécialement cette importante attribution, si l'éducation humaine n'avait alors été assez avancée déjà pour ne plus exiger, sous ce rapport, d'être principalement guidée par la voie théologique. Toutefois, il n'est pas douteux, même aujourd'hui, que le défaut presque absolu de discipline régulière envers cet ordre de relations ne présente de graves inconvéniens, fort imparfaitement réparés par les mesures purement temporelles, auxquelles on est ainsi obligé de recourir à peu près exclusivement.
Pour mieux apprécier toute l'importance sociale de cette aptitude spéciale du fétichisme à garantir la conservation des animaux utiles, il faut d'ailleurs considérer aussi cette protection permanente sous le rapport moral, comme ayant puissamment contribué à l'adoucissement fondamental du caractère humain. Sans doute, l'organisation carnivore de l'homme constitue l'une des principales causes qui limitent nécessairement le degré réel de douceur dont cet animal est susceptible; quoique la spécialisation croissante des occupations humaines tende spontanément à diminuer de plus en plus cet inévitable essor de l'instinct sanguinaire, en le concentrant toujours davantage chez une moindre portion de la société générale, où il peut d'ailleurs être directement atténué par suite même du caractère d'utilité publique qu'y prend alors une telle attribution. Quelque honorable que doive toujours être, au génie avancé du grand Pythagore, sa sublime utopie sur nos relations avec les animaux, conçue en un temps où l'esprit de destruction était encore si prépondérant dans l'élite de l'humanité, elle n'en est pas moins radicalement contraire à la destinée fondamentale de l'homme, qui l'oblige à développer sans cesse, à tous égards, son ascendant naturel sur l'ensemble du règne animal. Mais, à raison même de cette indispensable domination, et afin qu'elle ne dégénère point en une aveugle tyrannie destructive, directement opposée au but principal, elle a besoin, comme tout autre empire, d'être assujétie, d'une manière permanente et régulière, à certaines lois essentielles, qui tendent à prévenir et à rectifier, autant que possible, les déviations spontanées. On peut donc, sous cet aspect, envisager le fétichisme comme ayant primitivement ébauché, par la seule voie alors praticable, un ordre très élevé, et trop peu senti encore, d'institutions humaines, destiné à régler convenablement les relations politiques les plus générales, celles de l'humanité envers le monde, et surtout vis-à-vis des autres animaux; relations où l'égoïsme d'espèce ne saurait, sans doute, exclusivement présider sans de graves dangers, et où sa prépondérance doit s'atténuer d'autant plus qu'il s'agit d'organismes plus éminens et dès lors moins dissemblables au nôtre. Dans le gouvernement rationnel de l'humanité régénérée par le vrai positivisme, on peut présumer que l'administration systématique et continue de cet ordre intéressant de rapports collectifs, conduira un jour à constituer régulièrement un vaste département spécial du monde extérieur, propre à coordonner ou même à diriger des efforts individuels trop souvent incohérens ou aveugles, sous les inspirations morales d'une philosophie plus réelle, alors suffisamment prépondérante, qui aura préalablement vulgarisé la saine appréciation de notre position naturelle, et par suite le juste sentiment de notre véritable correspondance avec les différens degrés de l'échelle zoologique dont nous formons le type fondamental.
Après avoir, par l'ensemble des considérations précédentes, convenablement caractérisé la part nécessaire du fétichisme à l'évolution totale de l'humanité, il ne me reste plus, pour compléter cette appréciation sommaire, qu'à examiner ici le mode général suivant lequel a dû s'opérer graduellement l'inévitable transition de cette première grande phase religieuse à celle, immédiatement suivante, qui constitue le polythéisme proprement dit, principale forme de l'état théologique.
Que le polythéisme ait toujours et partout dérivé forcément du fétichisme, c'est maintenant, à mes yeux, une proposition historique incontestable, que pourrait seule obscurcir une ténébreuse érudition, également propre à servir les opinions les plus contradictoires, au gré d'une imagination vagabonde, égarée par une fausse et impuissante philosophie. Outre que l'analyse attentive du développement individuel démontre, avec une pleine évidence, cette succession constante, l'exploration directe des degrés correspondans de l'échelle sociale l'a désormais suffisamment confirmée sur tous les points du globe. L'étude même de la haute antiquité, quand elle sera enfin convenablement éclairée par les saines théories sociologiques, la vérifiera, j'ose l'assurer, d'une manière irrécusable. On peut déjà clairement reconnaître, dans la plupart des théogonies, que le polythéisme qu'elles décrivent ne constituait nullement la religion primitive; la constante antériorité du fétichisme y sert, en effet, de base essentielle pour expliquer la formation des dieux, c'est-à-dire, au fond, l'époque où leur existence distincte a été admise. N'est-ce point là, par exemple, ce que signifient, chez les Grecs, ces dieux primitivement issus de l'Océan et de la Terre, c'est-à-dire des deux principaux fétiches? Le polythéisme n'a-t-il pas d'ailleurs conservé, comme je l'ai déjà noté, jusque dans son plus grand développement, diverses traces très prononcées du fétichisme primordial? Il est vraiment honteux, pour l'état présent de la philosophie, qu'il faille encore discuter un cas aussi évident; puisque la première manifestation de l'esprit théologique doit certainement consister à animer directement chaque corps extérieur, avant de pouvoir remplacer cette vie immédiate par l'action correspondante de quelque être purement fictif.
Spéculativement envisagée, cette grande transformation de l'esprit religieux est peut-être la plus fondamentale qu'il ait pu jamais subir, quoique nous en soyons aujourd'hui trop éloignés pour en sentir habituellement l'étendue et la difficulté. L'intelligence humaine a dû, ce me semble, franchir ultérieurement un moindre intervalle mental, dans son passage si vanté du polythéisme au monothéisme, dont l'accomplissement plus récent et l'histoire mieux connue doivent naturellement nous faire exagérer l'importance, qui ne fut extrême que sous le point de vue social, comme je l'expliquerai en son lieu. Quand on réfléchit que le fétichisme supposait la matière éminemment active, au point d'en être vraiment vivante, tandis que le polythéisme la condamnait, au contraire, nécessairement à une inertie presque absolue, toujours passivement soumise aux volontés arbitraires de l'agent divin; il doit sembler d'abord impossible, en appréciant la portée intellectuelle de cette différence capitale, de comprendre le mode réel de transition graduelle de l'un à l'autre régime religieux. Tous deux, sans doute, paraissent presque également éloignés de notre état positif, caractérisé par la subordination fondamentale des phénomènes à d'invariables lois naturelles, auxquelles chacun de ces modes substitue pareillement des volontés, soit qu'elles résident dans les corps mêmes ou dans leurs maîtres surnaturels, ce qui est, en apparence, presque équivalent. Mais, par un examen plus approfondi, ce passage de l'activité à l'inertie de la matière se présente, au contraire, comme une sorte de saut brusque, qui doit avoir beaucoup coûté à l'esprit humain. Il est donc d'un haut intérêt philosophique d'expliquer, d'une manière satisfaisante, le mode spontané de cette mémorable transition.
Toutes les grandes modifications successives de l'esprit religieux ont été essentiellement déterminées, au fond, par le développement continu de l'esprit scientifique, quoique son intervention nécessaire n'ait pu être, presque jusqu'à nos jours, suffisamment directe et explicite. Si l'homme n'eût pas été susceptible de comparer, d'abstraire, de généraliser, et de prévoir, à un plus haut degré que ne le sont les singes, les carnassiers, etc., il aurait sans doute indéfiniment persisté dans le fétichisme plus ou moins grossier où les retient irrévocablement leur imparfaite organisation. Mais son intelligence est propre à apprécier la similitude des phénomènes et à reconnaître leur succession. Quoique ces facultés, éminemment caractéristiques, doivent être d'abord très comprimées, comme je l'ai établi, par le double défaut d'alimentation et de direction vraiment convenables, elles ne cessent de s'exercer, avec une énergie croissante, depuis le premier éveil mental émané de l'impulsion théologique, et leur exercice diminue toujours de plus en plus la prépondérance initiale de la philosophie religieuse. Or, l'important passage du fétichisme au polythéisme constitue, à mes yeux, le premier résultat général de cet essor naissant de l'esprit d'observation et d'induction, développé, comme cela doit être pour toute évolution sociale, d'abord chez les hommes supérieurs, et, à leur suite, dans la multitude.
Pour le démontrer, qu'on se représente préalablement, d'après nos explications antérieures, le caractère, nécessairement individuel et concret, inhérent à toute croyance fétichique, toujours relative à un objet déterminé et unique. Cet attribut essentiel correspond exactement à la nature particulière et incohérente des observations, grossièrement matérielles, propres à l'enfance de l'humanité: en sorte qu'il existe alors cette exacte harmonie entre la conception et l'exploration, vers laquelle tend toujours notre intelligence, dans l'une quelconque de ses phases. Or, l'essor même que cette première théorie, quelque imparfaite qu'elle soit, imprime à l'esprit naissant d'observation, doit altérer graduellement cet équilibre primitif, qui finit par ne pouvoir plus subsister qu'avec une modification fondamentale de la philosophie originaire. Ainsi conçue, la grande révolution qui a conduit jadis l'intelligence humaine du fétichisme au polythéisme serait, au fond, quoique beaucoup plus prononcée, essentiellement due aux mêmes causes mentales que nous voyons journellement produire les diverses révolutions scientifiques, toujours par suite d'une insuffisante concordance entre les faits et les principes. Pour tout vrai philosophe, cette remarquable conformité établirait déjà une présomption très puissante en faveur de ma théorie fondamentale; car, les lois logiques, qui finalement gouvernent le monde intellectuel, sont, de leur nature, essentiellement invariables, et communes, non-seulement à tous les temps et à tous les lieux, mais aussi à tous les sujets quelconques, sans aucune distinction même entre ceux que nous appelons réels et chimériques: elles s'observent, au fond, jusque dans les songes, sauf la seule diversité des circonstances, intérieures ou extérieures. La similitude radicale dans le mode général d'accomplissement des différentes transitions intellectuelles, malgré la diversité des époques et des situations, constitue donc le principal symptôme de la justesse de nos explications philosophiques, et la première source de leur pleine efficacité. De même que tous les naturalistes raisonnables s'accordent spontanément aujourd'hui à repousser toutes les hypothèses géologiques qui font procéder d'abord les agens naturels selon d'autres lois que celles qu'ils nous manifestent dans les phénomènes actuels, pareillement les philosophes devraient unanimement bannir l'usage, beaucoup plus dangereux, de toute théorie qui force à supposer, dans l'histoire de l'esprit humain, d'autres différences réelles que celles de la maturité et de l'expérience graduellement développées. On ne pourra jamais rien établir de solide en sociologie, tant qu'on ne s'imposera point rigoureusement cette indispensable condition préalable, comme je l'ai expliqué au quarante-huitième chapitre.
Revenant à notre démonstration actuelle, il est donc évident que la généralisation insensiblement croissante des diverses observations humaines a dû finir par en nécessiter d'analogues dans les conceptions théologiques correspondantes, et déterminer ainsi l'inévitable transformation du fétichisme en un simple polythéisme. Car, les dieux proprement dits diffèrent essentiellement des purs fétiches par un caractère plus général et plus abstrait, inhérent à leur résidence indéterminée. Ils administrent chacun un ordre spécial de phénomènes, mais à la fois dans un grand nombre de corps, en sorte qu'ils ont tous un département plus ou moins étendu; tandis que l'humble fétiche ne gouverne qu'un objet unique, dont il est inséparable. Ainsi, à mesure qu'on a reconnu la similitude essentielle de certains phénomènes chez diverses substances, il a bien fallu rapprocher les fétiches correspondans, et les réduire enfin au principal d'entre eux, qui dès lors s'est élevé au rang de dieu, c'est-à-dire d'agent idéal et habituellement invisible, dont la résidence n'est plus rigoureusement fixée. Il ne saurait exister, à proprement parler, de fétiche vraiment commun entre plusieurs corps: cela serait contradictoire, tout fétiche étant nécessairement doué d'une individualité matérielle. Lorsque, par exemple, la végétation semblable des différens arbres d'une forêt de chênes a dû conduire enfin à représenter, dans les conceptions théologiques, ce que leurs phénomènes offraient de commun, cet être abstrait n'a plus été le fétiche propre d'aucun arbre, il est devenu le dieu de la forêt. Voilà donc le passage intellectuel du fétichisme au polythéisme réduit essentiellement à l'inévitable prépondérance des idées spécifiques sur les idées individuelles, au second âge de notre enfance, aussi bien sociale que personnelle. De ce point de vue, la modification, quoique assurément très prononcée, a pu s'opérer d'autant plus aisément que, suivant notre grand aphorisme sur la préexistence nécessaire, sous forme plus ou moins latente, de toute disposition vraiment fondamentale, en un état quelconque de l'humanité, l'opération était déjà spontanément accomplie dès l'origine pour certains cas, qu'il a donc suffi d'imiter ou d'étendre. Car, quoique l'homme, plus sensible que raisonnable, soit, en général, bien plus frappé d'abord des différences que des ressemblances, par suite sans doute de notre organisation cérébrale, il existe néanmoins évidemment, pour l'espèce comme pour l'individu, certains cas usuels où les qualités communes sont d'abord abstraitement saisies par la moindre intelligence, quand les objets comparables sont à la fois assez simples et assez uniformes. Dans ces diverses occasions, le polythéisme doit donc être spontanément primitif; et c'est là sans doute ce qui aura pu donner lieu à l'aberration philosophique, signalée ci-dessus, sur sa prétendue antériorité. Mais cette exception, si aisément explicable, n'altère nullement notre théorie, puisque les cas de ce genre sont certainement, pour l'ensemble de l'éducation humaine, soit individuelle, soit sociale, les moins nombreux et les moins importans, même en ayant égard aux inégalités personnelles. Leur considération nous sert alors seulement à faire comprendre, de la manière la plus naturelle, le procédé fondamental suivant lequel l'esprit humain a dû opérer cette grande transition philosophique, quand elle est devenue suffisamment mûre.
C'est donc ainsi que la nature purement théologique de la philosophie primitive a été essentiellement maintenue, puisque les phénomènes ont continué à être régis par des volontés et non par des lois; et toutefois profondément modifiée, en ce que, le corps lui-même n'étant plus vivant, mais inerte, et recevant toute son activité d'un être fictif extérieur, le point de vue primordial s'est trouvé, au fond, notablement perfectionné. La leçon suivante fera spécialement ressortir les plus importantes conséquences, intellectuelles et sociales, d'une telle révolution. Qu'il me suffise ici d'y signaler l'évidente vérification de la proposition générale rappelée ci-dessus sur le continuel décroissement mental de l'esprit religieux, quoique son influence politique n'ait pas dû suivre la même marche. A mesure que chaque corps individuel perdait ainsi son premier caractère directement divin ou vivant, il devenait mieux accessible à l'esprit purement scientifique, dont le domaine commençait dès lors à s'étendre, quoique bien humblement encore, sans que l'explication théologique intervînt aussi complétement que jadis dans les détails des phénomènes, par suite même de sa généralisation graduelle. Cette différence fondamentale se traduit nettement, comme je l'ai remarqué auparavant, par la diminution correspondante que subit, d'une manière continue, le nombre des êtres divins, pendant que leur nature devient plus abstraite, et leur domination propre plus étendue: on voit maintenant que cette conséquence nécessaire ne présente rien de paradoxal. Il est clair, en effet, que chaque dieu ainsi introduit remplace toute une troupe de fétiches, désormais licenciés, pour ainsi dire, ou du moins réduits à lui servir d'escorte. La transition finale du polythéisme au monothéisme nous donnera lieu, à son tour, de faire une remarque essentiellement analogue.
D'après le principe précédent, on peut aisément compléter cette explication sommaire, en déterminant même par quelle branche principale du fétichisme a dû plus spécialement s'opérer le passage au polythéisme. Car la transformation devait évidemment commencer sur les phénomènes les plus généraux, les plus indépendans, et dont l'influence semblait spontanément la plus universelle. Or, tel était certainement, à tous ces titres, le cas des astres, dont l'existence isolée et inaccessible a dû bientôt imprimer un caractère particulier à la portion correspondante du fétichisme universel, quand cette partie a commencé à fixer suffisamment l'attention, d'abord trop concentrée vers des corps plus familiers. La différence générale, ci-dessus caractérisée, entre la notion du fétiche et celle du dieu, devait être, évidemment, beaucoup moindre à l'égard d'un astre qu'en aucun autre sujet quelconque: ce qui rendait l'astrolâtrie, comme je l'ai déjà indiqué, propre à servir d'intermédiaire entre le pur fétichisme primordial et le vrai polythéisme. En d'autres termes, le culte des astres est la seule grande branche du fétichisme qui ait pu s'incorporer spontanément au polythéisme, sans exiger immédiatement aucune profonde modification; chaque fétiche sidérique, en vertu de sa puissance et de son éloignement naturels, ne pouvant différer du dieu correspondant que par des nuances presque insensibles, surtout en un temps où l'on ne pouvait guère tenir à la précision. Il suffisait donc, pour effacer le caractère individuel et concret par lequel le fétichisme s'y marquait encore, de ne plus assujétir cette équivoque divinité à une attribution et à une résidence exclusives, et de lier sa conception, par quelque analogie réelle ou apparente, à celle d'autres fonctions plus ou moins générales, déjà confiées à un dieu proprement dit, pour lequel l'astre n'aurait été dès lors qu'une sorte de séjour préféré. Cette dernière transformation était si peu indispensable, que, pendant presque tout le règne du polythéisme, on n'y a essentiellement assujéti que les planètes, à raison de leurs variations spéciales: les étoiles, par suite de l'invariabilité de leur cours, sont restées de vrais fétiches, c'est-à-dire des divinités directement corporelles, inséparables de l'individu correspondant, jusqu'au moment où, enveloppées, comme toutes les autres, dans le monothéisme universel, ces conceptions théologiques ont dû nécessairement perdre leur spécialité primitive, non toutefois sans en laisser quelques vestiges, encore appréciables à une scrupuleuse analyse. On peut donc ainsi nettement concevoir comment l'astrolâtrie, constituant l'état le plus avancé du fétichisme, a été si propre à faciliter spontanément son inévitable transition au polythéisme: et, par suite, on peut même expliquer dès lors, d'après une relation déjà signalée, l'influence indirecte qu'a dû exercer la prépondérance finale de la vie agricole sur cette grande transformation de la philosophie théologique.
Afin d'utiliser, autant que possible, pour l'étude rationnelle de l'évolution humaine, l'appréciation générale d'un tel changement, en y constatant, dès l'origine, l'existence de tous les divers principes intellectuels des révolutions ultérieures, il importe enfin d'y remarquer aussi la première manifestation capitale de l'esprit métaphysique proprement dit. Si toutes les modifications réelles qu'éprouve successivement l'esprit théologique sont, au fond, nécessairement déterminées par le développement continu de l'esprit scientifique, elles s'opèrent toujours néanmoins par l'inévitable intervention directe de l'esprit métaphysique, à l'accroissement immédiat duquel aboutissent d'abord les décroissemens graduels du premier, jusqu'à ce que la positivité commence à prévaloir irrévocablement sur tous deux, suivant la théorie fondamentale établie au chapitre précédent. L'influence et l'extension incontestables de la métaphysique dans le passage général du polythéisme au monothéisme ne doivent paraître aussi spécialement prononcées que parce que cette seconde grande révolution religieuse nous est aujourd'hui beaucoup mieux connue et bien plus intelligible que la première. Mais la transformation antérieure du fétichisme en polythéisme n'en constitue pas moins la véritable origine historique de la philosophie métaphysique, comme nuance distincte de la philosophie purement théologique; et cette participation primitive de l'esprit métaphysique à l'ensemble de nos révolutions intellectuelles serait peut-être jugée la plus considérable de toutes, vu la plus grande importance mentale d'un tel changement d'après l'appréciation précédente, s'il était possible aujourd'hui de l'analyser suffisamment, ce que l'absence presque totale des documens convenables ne saurait jamais permettre. Quoi qu'il en soit, l'introduction élémentaire d'un tel esprit est alors incontestable; car, cette grande modification l'exigeait évidemment, par sa nature même. La transformation des fétiches en dieux proprement dits, d'après une première concentration du point de vue théologique, a fait nécessairement considérer, dans chaque corps particulier, au lieu de la vie propre et directe qu'on lui attribuait d'abord, une propriété abstraite qui le rendait susceptible de recevoir mystérieusement l'impulsion de l'agent surnaturel correspondant, dont le département plus ou moins étendu et la résidence plus ou moins indéterminée ne pouvaient permettre de concevoir habituellement l'action comme immédiate, si ce n'est dans les cas exceptionnels de métamorphose spéciale, toujours facultative, mais rarement opérée. Outre cette suite naturelle de la modification proposée, on voit même, pendant qu'une telle conversion s'accomplit, une préalable participation indispensable de l'esprit métaphysique; puisque, chaque dieu remplaçant, d'une manière plus ou moins générale, un plus ou moins grand nombre de fétiches individuels, désormais envisagés surtout en ce qu'ils ont de commun, sans que cette origine abstraite ôtât à l'être divin une vie véritable et très prononcée, il est clair qu'une telle notion suppose une opération purement métaphysique, en tant qu'on y reconnaît des abstractions personnifiées. Car, en un sujet quelconque, l'état métaphysique proprement dit, considéré comme une situation transitoire de notre intelligence, est toujours essentiellement caractérisé par une confusion radicale entre le point de vue abstrait et le point de vue concret, alternativement substitués l'un à l'autre pour modifier successivement les conceptions purement théologiques, soit en y rendant abstrait ce qui auparavant était concret, quand chaque généralisation est accomplie, soit en y préparant, pour une concentration nouvelle, la conception réelle d'êtres plus généraux, qui n'ont d'abord qu'une existence abstraite.
Telle est la double fonction indispensable de réduction et systématisation simultanées que l'esprit métaphysique exerce graduellement envers la philosophie théologique, qui seule, jusqu'à l'avènement propre de la philosophie positive, peut avoir un caractère nettement intelligible, parce que ses fictions, chimériques mais saisissables, résultent franchement d'un transport direct à tous les phénomènes quelconques de notre sentiment fondamental d'existence active. Distincte de chaque substance, quoiqu'elle en soit inséparable, l'entité métaphysique est aussi plus subtile et moins définie que l'action surnaturelle correspondante, quoiqu'elle en émane nécessairement: d'où résulte son aptitude essentielle à opérer des transitions, qui constituent sans cesse un décroissement, au moins intellectuel, de la philosophie théologique. Aussi le mode général d'action de l'esprit métaphysique est-il proprement toujours critique, puisqu'il conserve la théologie, tout en détruisant radicalement sa principale consistance mentale: son influence ne peut sembler organique qu'autant qu'elle n'est point trop prépondérante, et en tant qu'elle contribue aux modifications graduelles de la philosophie théologique, à laquelle doit être constamment rapporté, surtout sous le point de vue social, tout ce que paraissent contenir de vraiment organique les théories métaphysiques proprement dites; comme la suite de notre appréciation historique le fera spontanément ressortir de plus en plus. Sans insister davantage ici sur de telles explications, dont la première obscurité doit tenir à la nature ténébreuse d'un semblable sujet, mais qu'une application graduellement développée rendra ultérieurement irrécusables, il était indispensable d'y signaler la véritable origine générale de l'influence métaphysique, ainsi manifestée par une large et incontestable participation à cette grande transition du fétichisme au polythéisme, désormais suffisamment caractérisée dans son principe intellectuel. Outre le besoin scientifique immédiat, il n'était certainement pas inutile, même pour une plus profonde appréciation du grand problème social de nos temps, de constater, dès le berceau de l'humanité, cette rivalité spontanée et continue, d'abord mentale, puis politique, entre l'esprit théologique et l'esprit métaphysique, dont la lutte, aujourd'hui vainement prolongée, puisque l'évolution préparatoire est essentiellement accomplie, constitue la source première de notre intime perturbation.
L'extrême importance et la difficulté supérieure de ce point de départ général, dont l'irrationnalité eût nécessairement altéré l'ensemble ultérieur de notre opération historique, feront, j'espère, excuser l'étendue et la complication des diverses discussions auxquelles nous a entraînés, dans ce long mais indispensable chapitre, l'examen fondamental d'une époque aussi peu connue et aussi confusément jugée. Nous en avons conduit l'explication essentielle jusqu'à l'avènement nécessaire du second âge religieux, dont le vrai caractère, intellectuel ou social, devra être, dans la leçon suivante, plus aisément appréciable, vu sa nature mieux explorée et moins éloignée de notre constitution moderne, dont la sensation prépondérante doit toujours tendre, malgré les plus saines précautions scientifiques, à troubler extrêmement de telles analyses. Toutefois, cette première application générale de ma philosophie historique aura déjà, sous ce dernier aspect, manifesté nettement l'aptitude spontanée de l'esprit positif à nous transporter successivement, beaucoup mieux qu'aucun autre, aux différens points de vue d'où l'on peut sagement juger les divers états antérieurs de l'humanité et les révolutions correspondantes, sans altérer cependant, en aucune manière, ni l'homogénéité ni l'indépendance des décisions rationnelles. Cette importante propriété, qu'on peut regarder comme vraiment caractéristique, puisqu'elle résulte directement de l'esprit nécessairement relatif de la philosophie nouvelle, opposé à l'esprit inévitablement absolu de l'ancienne philosophie, se développera graduellement dans tout le cours de notre appréciation sommaire, et permettra seule de comprendre enfin l'ensemble du passé humain sans jamais supposer à l'homme une organisation intellectuelle et morale essentiellement distincte de celle qui le dirige aujourd'hui, ce qui, au fond, est demeuré jusqu'ici radicalement impossible. Si j'ai pu, dans ce chapitre, inspirer une sorte de sympathie intellectuelle en faveur du fétichisme, qui constitua cependant, de toute nécessité, l'état le plus imparfait de la philosophie théologique, à plus forte raison nous sera-t-il aisé, dans les chapitres suivans, de constater clairement que le génie propre de chaque grande époque, sous quelque aspect principal qu'on l'envisage, a toujours été, non-seulement le plus convenable à la situation correspondante, mais aussi en intime harmonie avec l'accomplissement spécial d'une opération déterminée, indispensable à la marche fondamentale de l'évolution humaine.