Cours de philosophie positive. (5/6)
Indépendamment des motifs principaux, ci-dessus expliqués, qui assignaient naturellement à la philosophie grecque l'initiative essentielle d'une telle élaboration, quoique partout plus ou moins préparée, on peut ajouter accessoirement l'harmonie spontanée de cet esprit métaphysique, toujours caractérisé par le doute systématique et l'indécision des vues, avec la tendance générale de l'état social correspondant. Par suite des conditions fondamentales précédemment examinées envers le régime grec, l'éducation, essentiellement militaire, n'y étant point convenablement adaptée à une existence réelle qui ne pouvait l'être assez, la nature, nécessairement vague et flottante, de la politique habituelle, la tendance contentieuse qui divisait sans cesse ces populations à la fois semblables et antipathiques, tout cet ensemble de dispositions continues devait rendre l'esprit grec éminemment accessible à la métaphysique, qui, dès que le temps en est venu, lui a ouvert la carrière la plus conforme à ses goûts dominans. S'il eût été possible, au contraire, que le développement métaphysique s'effectuât d'abord à Rome, il y eût nécessairement rencontré cette répugnance universelle que devait, à cet égard, spontanément inspirer la profonde influence élémentaire produite par la considération permanente d'un grand but commun, nettement déterminé et toujours homogène; influence qui a long-temps survécu aux causes qui l'avaient fait naître, puisque Rome, une fois maîtresse du monde, et n'ayant plus qu'à propager et à disséminer l'évolution générale, n'a réellement jamais participé activement à l'élaboration métaphysique, malgré les sollicitations continuelles des rhéteurs et des sophistes grecs, dont les luttes n'y purent le plus souvent déterminer qu'une sorte d'intérêt théâtral.
Dans son essor originaire, cette philosophie, comme je l'ai noté ci-dessus, paraît s'être graduellement développée jusqu'au point même d'oser directement concevoir, quoique d'une manière très vague et fort obscure, pour la régénération ultérieure de l'humanité, une sorte de gouvernement purement rationnel, sous la direction suprême de telle ou telle métaphysique; ainsi que le témoignent alors tant d'utopies, d'ailleurs plus ou moins chimériques, qui, pendant plusieurs siècles, convergent toutes vers un tel but, malgré leur discordance fondamentale. Mais, à mesure qu'on s'occupait davantage d'appliquer la philosophie morale à la conduite réelle de la société, l'impuissance organique, si radicalement propre à l'esprit purement métaphysique, devait spontanément se manifester de plus en plus, de manière à faire unanimement ressortir la nécessité de se rallier essentiellement au monothéisme, autour duquel circulaient presque toutes les spéculations principales, et qui devait instinctivement constituer, aux yeux des diverses écoles, la seule base alors possible d'une convergence ardemment cherchée, en même temps que l'unique point d'appui d'une véritable autorité spirituelle, objet de tant d'efforts. Aussi peut-on voir, vers l'époque même où la domination romaine avait enfin reçu sa principale extension, les diverses sectes philosophiques, animées d'une ferveur plus purement théologique que dans les deux ou trois siècles antérieurs, s'attacher unanimement, quoique sans concert, à développer et à propager la doctrine du monothéisme, comme fondement intellectuel de la sociabilité universelle. La science réelle naissant à peine envers les plus simples sujets de spéculation abstraite, et la métaphysique ne pouvant, à l'épreuve, rien organiser que le doute le plus absolu, il fallait bien en revenir à la théologie, dont on avait vainement espéré l'élimination prématurée, pour en cultiver enfin systématiquement, d'après le principe du monothéisme, les propriétés éminemment sociales: disposition vers laquelle durent alors converger spontanément tous les bons esprits et toutes les âmes élevées, mais qui certes n'indique pas que la même solution doive être aujourd'hui reproduite pour une situation, intellectuelle et sociale, radicalement différente, quoique semblablement anarchique. Il serait d'ailleurs inutile d'expliquer formellement, à cet égard, l'extrême influence si heureusement exercée par la seule extension effective de la domination romaine, soit en organisant spontanément de larges communications intellectuelles, soit surtout en faisant directement ressortir, par le contraste stérile des divers cultes ainsi rapprochés, la nécessité de plus en plus évidente de leur substituer une religion homogène, qui ne pouvait résulter que d'un monothéisme plus ou moins prononcé, seul dogme assez général pour convenir simultanément à tous les élémens de cette immense agglomération de peuples.
Cette mémorable révolution, la plus grande que notre espèce pût éprouver jusqu'à celle au milieu de laquelle nous vivons, doit aussi paraître, et plus clairement encore, sous le point de vue directement social, un résultat non moins nécessaire de la combinaison spontanée entre l'influence grecque et l'influence romaine, à l'époque déterminée de leur suffisante pénétration mutuelle, à laquelle Caton s'était si vainement opposé. En considérant à ce titre l'ensemble de cette inévitable combinaison, l'analyse sociologique explique aisément la tendance commune, si paradoxale en apparence, des divers élémens de ce grand dualisme historique vers l'introduction fondamentale d'un pouvoir spirituel distinct et indépendant du pouvoir temporel, quoique aucun d'eux n'en eût certainement la pensée, et que chacun poursuivît surtout l'essor ou le maintien de sa propre domination exclusive: en sorte que la solution a naturellement dépendu de leur antagonisme nécessaire. Il est incontestable, en effet, que la téméraire ambition spéculative des sectes métaphysiques, comme je l'ai indiqué ci-dessus, avait osé rêver une domination absolue, aussi bien temporelle que spirituelle, qui eût remis la direction habituelle et immédiate, non-seulement des opinions et des mœurs, mais également des actes et des affaires pratiques, entre les mains des philosophes, devenus, à tous égards, chefs suprêmes. La conception d'une division régulière entre le gouvernement moral et le gouvernement politique eût été alors éminemment prématurée, et n'est devenue possible que beaucoup plus tard, quand la marche naturelle des évènemens l'avait déjà suffisamment ébauchée: à l'origine, les philosophes n'y pensaient pas plus que les empereurs; et peut-être cette grande illusion, quoique éminemment chimérique, était-elle encore indispensable pour entretenir convenablement leur ardeur spéculative, toujours si précaire dans notre faible nature intellectuelle, surtout en un temps où, trop rapprochée de son berceau pour être assez profondément enracinée, elle ne pouvait d'ailleurs trouver autour d'elle qu'une alimentation propre trop peu satisfaisante: quoi qu'il en soit, le fait n'est point douteux, et il suffit ici. Ainsi, l'influence philosophique était alors, par sa nature, nécessairement constituée en insurrection, latente mais continue, contre un système politique où tous les pouvoirs sociaux étaient essentiellement concentrés aux mains des chefs militaires. Bien que les philosophes n'aspirassent réellement qu'à une sorte de théocratie métaphysique, aussi chimérique que dangereuse, cependant il est naturel que leurs efforts persévérans, sans avoir heureusement pu parvenir à un tel but, aient concouru directement à la création ultérieure du pouvoir spirituel monothéique. La seule existence permanente, librement tolérée, au milieu des populations grecques, d'une classe de penseurs indépendans, qui, sans aucune mission régulière, se proposaient spontanément, aux yeux étonnés mais satisfaits du public et des magistrats, pour servir habituellement de guides intellectuels et moraux, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie collective, devenait évidemment un germe effectif de pouvoir spirituel futur, pleinement séparé du pouvoir temporel. Tel est, sous l'aspect social, le mode propre de participation de la civilisation grecque à cette grande fondation ultérieure, indépendamment de l'influence intellectuelle que nous venons d'apprécier. D'un autre côté, quand Rome conquérait graduellement le monde, elle ne comptait nullement renoncer à ce régime chéri, principale base de sa grandeur successive, qui rendait la corporation des chefs militaires directement maîtresse de tout le pouvoir sacerdotal: et cependant elle concourait ainsi spontanément, de la manière la plus décisive, à préparer la formation, bientôt imminente, d'une puissance spirituelle entièrement indépendante de l'empire temporel; car l'extension même d'une telle domination devait mettre de plus en plus en pleine évidence l'impossibilité d'en maintenir suffisamment solidaires les parties si diverses et si lointaines, par une simple centralisation temporelle, à quelque tyrannique intensité qu'elle fût poussée. En outre, la réalisation essentielle du système de conquête, faisant désormais passer nécessairement l'activité militaire du caractère offensif au caractère défensif, cette immense organisation temporelle ne pouvait plus avoir d'objet suffisant, et tendait dès lors à se décomposer en nombreuses principautés indépendantes, plus ou moins étendues, qui n'eussent plus laissé aucun lien profond et durable entre les différentes sections, si leur union n'eût pas été entretenue ou renouvelée par l'avènement spontané du pouvoir spirituel, seul dès-lors susceptible de devenir vraiment commun, sans une monstrueuse autocratie. Telle est, à vrai dire, comme je l'expliquerai directement au chapitre suivant, l'origine essentielle de la féodalité du moyen-âge, trop superficiellement attribuée à l'invasion germanique. Enfin, il résultait encore, évidemment, de l'heureux essor de la domination romaine, le besoin, de plus en plus senti, d'une morale vraiment universelle, susceptible de lier convenablement des peuples qui, ainsi forcés à une vie commune, étaient néanmoins poussés à se haïr par leur propre morale polythéique: or, cet imminent besoin était, d'une autre part, aussi spontanément accompagné, d'après nos explications antérieures, de la disposition, soit intellectuelle, soit morale, indispensable à sa satisfaction ultérieure, puisque les sentimens et les vues de ces nobles conquérans avaient dû graduellement s'élever et se généraliser, à mesure de leurs succès. Par cette triple influence, le mouvement politique n'avait donc pas nécessairement moins concouru que le mouvement philosophique à faire sortir spontanément de l'ensemble de l'évolution polythéique de l'antiquité cette organisation spirituelle qui constitue le principal caractère du moyen-âge, et dont l'un tendait à faire surtout ressortir l'attribut de généralité, aussi bien que l'autre l'attribut de moralité.
Il serait superflu d'examiner ici la corelation évidente de ces deux tendances fondamentales, c'est-à-dire l'aptitude exclusive du monothéisme à servir de base à une telle organisation: ce qui nous reste à considérer à ce sujet, après l'ensemble des explications, immédiatement suffisantes, du chapitre actuel, appartiendra naturellement à la leçon suivante. Mais, pour achever de montrer que, contre l'opinion vulgaire de nos philosophes, rien de capital n'est fortuit dans cette admirable révolution, dont l'époque et l'issue pourraient être rationnellement prévues par une sage combinaison des divers aperçus précédens, j'ajouterai seulement que la considération spéciale de cette correspondance peut être aisément poussée jusqu'à déterminer par quelle province romaine devait inévitablement commencer l'essor directement organique, résulté, en temps opportun, de ce grand dualisme, quand il a pu être assez élaboré, par la pénétration mutuelle de ses divers élémens. Car, cette initiative immédiate et décisive devait nécessairement appartenir de préférence à la portion de l'empire qui, d'une part, était la plus spécialement préparée au monothéisme, ainsi qu'à l'existence habituelle d'un pouvoir spirituel indépendant, et qui, d'une autre part, en vertu d'une nationalité plus intense et plus opiniâtre, devait éprouver plus vivement, depuis sa réunion, les inconvéniens de l'isolement, et mieux sentir la nécessité de le faire cesser, sans renoncer cependant à sa foi caractéristique, et en tendant, au contraire, à son universelle propagation. Or, à tous ces attributs, il est certes impossible de méconnaître la vocation, également spéciale et spontanée, de la petite théocratie juive, dérivation accessoire de la théocratie égyptienne, et peut-être aussi chaldéenne, d'où elle émanait très probablement par une sorte de colonisation exceptionnelle de la caste sacerdotale, dont les classes supérieures, dès long-temps parvenues au monothéisme par leur propre développement mental, ont pu être conduites à instituer, à titre d'asile ou d'essai, une colonie pleinement monothéique[18], où, malgré l'antipathie permanente de la population inférieure contre un établissement aussi prématuré, le monothéisme a dû cependant conserver une existence pénible, mais pure et avouée, du moins après avoir consenti à perdre la majeure partie de ces élus par la célèbre séparation des dix tribus. Jusqu'au temps de la grande assimilation romaine, cette particularité caractéristique n'avait essentiellement abouti qu'à isoler plus profondément cette population anomale, à raison même du vain orgueil qui, d'après la supériorité de sa croyance, y exaltait davantage l'esprit superstitieux de nationalité exclusive que nous avons reconnu propre à toutes les théocraties. Mais cette spécialité se trouve alors heureusement utilisée, en faisant spontanément sortir, de cette chétive portion de l'empire, concourant, à sa manière, au mouvement total, les premiers organes directs de la régénération universelle. Quoique j'aie cru, pour mieux manifester la portée de ma théorie fondamentale, devoir ainsi caractériser rationnellement jusqu'à une telle initiative, on ne doit pas cependant oublier que cette appréciation secondaire, fût-elle même aussi contestée qu'elle me paraît évidente, n'affecte nullement le fond essentiel du sujet, déjà suffisamment expliqué. D'après l'ensemble de causes, intellectuelles et sociales, que nous avons vu dominer ce grand mouvement commun de l'élite de l'humanité, on conçoit aisément que, à défaut de l'initiative hébraïque, l'évolution générale n'aurait pas manqué d'autres organes, qui lui eussent nécessairement imprimé une direction radicalement identique, en transportant seulement à certains livres, aujourd'hui perdus peut-être, la consécration qui s'est appliquée à d'autres.
Note 18: Au sein même de la théocratie polythéique la plus complète, les hommes supérieurs, outre leur tendance intellectuelle au monothéisme, ci-dessus expliquée, doivent éprouver, pour ce dernier état de la philosophie théologique, une sorte de prédilection instinctive, à cause des puissantes ressources qui lui sont propres, comme on le verra bientôt, pour assurer l'indépendance de la classe sacerdotale envers la classe militaire; tandis que celle-ci doit, au contraire, par des motifs semblables mais inverses, préférer involontairement le polythéisme, bien plus compatible avec sa propre suprématie, suivant la théorie ci-dessus établie. Par la secrète influence, long-temps prolongée, de ces intimes dispositions mutuelles, il est donc aisé de concevoir que les prêtres égyptiens, et ensuite chaldéens, ont pu être engagés, ou même obligés, à une telle tentative de colonisation monothéique, dans le double espoir d'y mieux développer la civilisation sacerdotale par la plus complète subalternisation des guerriers, et de ménager un refuge assuré à ceux de leur caste qui se trouveraient menacés par les fréquentes révolutions intérieures de la mère-patrie. Quoique la nature de mes travaux propres ne me permette point le développement convenable d'une telle explication spéciale du judaïsme, je ne doute pas que cette nouvelle ouverture historique, résultée, dans mon esprit, d'une étude directe et approfondie de l'ensemble du sujet, d'après ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, ne puisse être ensuite suffisamment vérifiée par son application détaillée à l'analyse générale de cette étrange anomalie, si une telle appréciation est un jour réellement opérée par un philosophe convenablement placé d'abord à ce nouveau point de vue rationnel.
Enfin, on peut encore expliquer facilement l'extrême lenteur de cette immense révolution, malgré l'intensité et la variété des influences fondamentales, en considérant la profonde concentration des divers pouvoirs sociaux qui caractérise si éminemment le régime polythéique de l'antiquité, où il fallait ainsi tout changer presque à la fois. Ce que le système romain renfermait de théocratique se retrouve alors en première ligne, depuis que l'accomplissement même de la conquête avait dû tendre à dissiper essentiellement les conditions primordiales de la physionomie énergiquement tranchée qui avait tant distingué sa période active. On peut, sous ce rapport, envisager les cinq ou six siècles qui séparent les empereurs des rois, comme constituant, dans l'ensemble de la durée, beaucoup plus longue, ordinairement propre aux théocraties antiques, une sorte d'immense épisode militaire, où le caractère guerrier avait dû effacer, chez la caste dominante, le caractère sacerdotal, et après l'accomplissement duquel celui-ci a dû reprendre son ascendant originaire, jusqu'à l'entière dissolution du système. Mais l'opération même exécutée pendant cette grande intermittence avait alors nécessairement développé des germes d'une destruction prochaine, suivie d'une inévitable régénération; ce qui n'a point eu lieu en d'autres théocraties, où des intervalles analogues, bien que moins étendus, peuvent être observés. Quoi qu'il en soit, on conçoit maintenant que cette sorte de rétablissement spontané du premier régime théocratique, à la vérité radicalement énervé, ait dû naturellement reproduire l'opiniâtre instinct conservateur qui lui est propre, malgré le peu de stabilité personnelle des pouvoirs effectifs, par suite de l'inévitable abaissement de la caste sénatoriale envers le chef, essentiellement électif, du parti populaire. Cette confusion intime et continue entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, qui constituait l'esprit fondamental du système, explique aisément pourquoi les empereurs romains, même les plus sages et les plus généreux, n'ont jamais pu comprendre, pas plus que ne le feraient aujourd'hui les empereurs chinois, la renonciation volontaire au polythéisme, par laquelle ils auraient justement craint de concourir eux-mêmes à la démolition imminente de tout leur gouvernement, tant que la conversion graduelle de la population au monothéisme chrétien n'y avait point encore constitué spontanément une nouvelle influence politique, permettant, et ensuite exigeant même, la conversion finale des chefs, qui terminait l'évolution préparatoire, et ébauchait immédiatement le régime nouveau, par un symptôme décisif de la puissance réelle et indépendante du nouveau pouvoir spirituel, qui en devait être le principal ressort.
Telle est l'appréciation fondamentale de l'ensemble du polythéisme antique, successivement considéré, d'une manière rationnelle quoique sommaire, dans les propriétés essentielles, intellectuelles ou sociales, qui le caractérisent abstraitement, et ensuite dans les divers modes nécessaires du régime correspondant; de manière à déterminer enfin sa tendance totale à produire spontanément la nouvelle phase théologique qui, au moyen-âge, après avoir essentiellement réalisé toute l'admirable efficacité sociale dont une telle philosophie était susceptible, a rendu possible, et même indispensable, l'avènement ultérieur de la philosophie positive, comme il s'agit maintenant de l'expliquer. Dans cette vaste et difficile élaboration, plus encore qu'en tout le reste de mon opération historique, j'ai dû réduire autant que possible une exposition dont le développement propre m'était interdit, en la bornant principalement à de simples assertions méthodiques, assez complètes et surtout assez liées pour que ma pensée ne fût jamais équivoque, sans pouvoir m'arrêter à aucune démonstration formelle, dont la moindre eût exigé un appareil de preuves entièrement incompatible avec la nature de ce Traité, aussi bien qu'avec ses limites nécessaires. Évidemment forcé de continuer à procéder ainsi, il faut donc, une fois pour toutes, avertir directement le lecteur que je dois ici me contenter de la simple proposition explicite du nouveau système de vues historiques qui résultent de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, afin que cette théorie devienne pleinement jugeable; mais sans qu'il m'appartienne d'en faire aussi la confrontation générale avec l'ensemble des faits connus, comparaison que je dois essentiellement réserver au lecteur, et d'après laquelle seule il pourra convenablement prononcer sur la principale valeur réelle de cette nouvelle philosophie historique.
CINQUANTE-QUATRIÈME LEÇON.
Appréciation générale du dernier état théologique de l'humanité: âge du monothéisme. Modification radicale du régime théologique et militaire.
Après l'indispensable assimilation préliminaire suffisamment opérée par l'extension graduelle de la domination romaine, suivant les explications du chapitre précédent, le régime monothéique était nécessairement destiné à compléter l'évolution provisoire de l'élite de l'humanité, en faisant directement produire à la philosophie théologique, dont le déclin intellectuel allait commencer, toute l'efficacité réelle que comportait sa nature, pour préparer enfin l'homme à une nouvelle vie sociale, de plus en plus conforme à notre vocation caractéristique. C'est pourquoi, quelles que soient effectivement les éminentes propriétés mentales du monothéisme, nous devons ici en faire précéder l'examen par l'appréciation rationnelle de son influence sociale, qui le distingue encore plus profondément, selon une marche inverse de celle qui a dû présider ci-dessus à l'analyse fondamentale du système polythéique. Or, quoique la destination sociale du monothéisme se rapporte surtout à la morale bien plus même qu'à la politique, néanmoins sa principale efficacité morale a toujours inévitablement dépendu de son existence politique; en sorte que nous devons d'abord déterminer convenablement les vrais attributs politiques de ce dernier régime théologique. Dans cette importante détermination, comme en tout le reste d'un tel examen historique, nous sommes spontanément dispensés de la distinction générale qu'il a fallu établir, au chapitre précédent, entre l'appréciation abstraite des diverses propriétés essentielles du système correspondant et l'analyse successive des différens modes nécessaires de sa réalisation effective; ce qui doit ici heureusement permettre d'abréger beaucoup notre opération actuelle, sans nuire aucunement à notre but principal. Car, malgré la conformité remarquable de toutes les formes du monothéisme, comparées, non-seulement quant aux dogmes théologiques, mais même quant aux préceptes moraux, sans excepter ni le mahométisme, ni ce qu'on appelle si mal à propos le catholicisme grec, c'est uniquement au vrai catholicisme, justement qualifié de romain, que devait appartenir l'accomplissement suffisant, en Europe occidentale, des propriétés caractéristiques du régime monothéique, dont nous n'aurons ainsi à examiner spécialement aucun autre mode réel[19]. Enfin, comme l'introduction fondamentale d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et pleinement indépendant du pouvoir temporel a certainement constitué, au moyen-âge, le principal attribut d'un tel système politique, nous devons procéder, avant tout, à l'appréciation sommaire de cette grande création sociale, d'où nous passerons ensuite aisément au vrai jugement général de l'organisation temporelle correspondante.
Note 19: La dénomination de catholicisme me semble, à tous égards, préférable à celle de christianisme, non-seulement comme bien plus expressive, pour distinguer nettement le vrai régime monothéique de toutes les organisations vagues, socialement impuissantes ou même dangereuses, avec lesquelles on l'a trop souvent confondu, mais surtout comme beaucoup plus rationnelle, en ce que, sans rappeler, ainsi que les noms de mahométisme, de boudhisme, etc., aucun fondateur individuel, elle se rapporte directement à ce grand attribut d'universalité qui caractérise essentiellement l'organisation spirituelle, quoiqu'il n'ait pu toutefois être réalisé que très imparfaitement par le catholicisme proprement dit, dont l'exacte appréciation ne saurait être mieux dirigée que d'après un tel principe général. Chacun sait certainement encore ce que c'est qu'un catholique, tandis qu'aucun bon esprit ne saurait aujourd'hui se flatter de comprendre ce que c'est qu'un chrétien, qui pourrait indifféremment appartenir à l'une quelconque des mille nuances incohérentes qui séparent le luthérien primitif du pur déiste actuel.
Le monothéisme doit, par sa nature, toujours tendre nécessairement à provoquer cette modification radicale de l'ancien organisme social, en permettant, et même déterminant, une suffisante uniformité de croyances, susceptible de comporter l'extension d'un même système théologique à des populations assez considérables pour ne pouvoir être long-temps réunies sous un seul gouvernement temporel; d'où résulte, chez la classe sacerdotale, un accroissement simultané de consistance et de dignité, susceptible de servir de fondement à son indépendance politique, qui était incompatible avec l'inévitable dispersion des influences religieuses sous le régime polythéique, comme je l'ai déjà noté au chapitre précédent. Mais, malgré cette tendance caractéristique, il a fallu une longue et pénible élaboration de conditions diverses pour que le monothéisme pût enfin réaliser, dans une société convenablement préparée, un tel perfectionnement de l'organisation primitive, qui n'a vraiment commencé à devenir immédiatement possible, ainsi que je l'ai expliqué, que par le concours fondamental du développement graduel de la puissance romaine avec celui de la philosophie grecque. Nous avons même reconnu que cette philosophie ne se fit jamais une juste idée du véritable but social vers lequel, à son insu, tendait finalement son essor spontané, puisque, dans ses efforts opiniâtres pour constituer une puissance spirituelle, elle n'avait aucunement en vue d'établir, entre les deux pouvoirs, une division rationnelle, encore trop incompatible avec le génie politique de l'antiquité; mais elle poursuivait essentiellement une pure utopie, aussi dangereuse que chimérique, en préconisant, comme type social, une sorte de théocratie métaphysique, qui eût transporté aux philosophes la concentration générale des affaires humaines. Cependant, toutes les utopies quelconques, surtout quand elles résultent d'un concours aussi unanime et aussi continu, non-seulement indiquent nécessairement un certain besoin social, plus ou moins confusément apprécié, mais aussi l'imminence plus ou moins prochaine d'une certaine modification politique destinée à y satisfaire: car, dans ses rêves même les plus hardis, l'esprit humain ne saurait s'écarter indéfiniment de la réalité, et ses libres spéculations sont même effectivement encore plus limitées dans l'ordre politique que dans aucun autre, vu la complication supérieure des phénomènes; en sorte que, après l'accomplissement de chaque phase sociale, on peut ordinairement reconnaître l'anticipation constante de conceptions utopiques long-temps accréditées, qui en présentaient d'avance le principal caractère, quoique profondément déguisé, et même altéré, par son inévitable mélange avec des notions plus ou moins contraires aux lois fondamentales de notre nature, individuelle ou sociale. Aussi peut-on aisément constater ici que l'institution du catholicisme a essentiellement réalisé, au moyen-âge, autant que le permettait alors l'état mental de l'humanité, ce qu'il y avait, au fond, de pleinement utile et à la fois vraiment praticable dans l'ensemble des conceptions politiques des diverses écoles philosophiques, en adoptant de chacune d'elles, avec une éminente sagesse, les attributs trop exclusifs dont elle s'honorait, et en repoussant spontanément tous les projets absurdes ou nuisibles qui dénaturaient radicalement leur application sociale; malgré l'injuste accusation, encore trop souvent adressée au système catholique, d'avoir également tendu à constituer une pure théocratie, dont nous reconnaîtrons bientôt, sans la moindre incertitude, l'incompatibilité nécessaire avec le véritable esprit fondamental d'un tel régime.
Quoique l'intelligence doive nécessairement exercer une influence de plus en plus prononcée sur la conduite générale des affaires humaines, individuelles ou sociales, sa suprématie politique, rêvée par les philosophes grecs, n'en constitue pas moins une pure utopie, directement contraire, comme je l'ai déjà noté au chapitre précédent, à l'économie réelle de notre nature cérébrale, où la vie mentale est habituellement si peu énergique comparativement à la vie affective. Nul pouvoir humain, même le plus grossier et le moins étendu, ne saurait, sans doute, entièrement se passer d'appui spirituel, puisque ce qu'on nomme, en politique, une force proprement dite, ne peut résulter que d'un certain concours d'individualités, dont la formation spontanée suppose inévitablement l'existence préalable, non-seulement de quelques sentimens communs, mais aussi d'opinions suffisamment convergentes, sans lesquelles la moindre association ne pourrait persister, reposât-elle même sur une suffisante conformité d'intérêts. Cependant, il n'en reste pas moins incontestable que le principal ascendant social ne saurait jamais appartenir à la plus haute supériorité mentale, à la fois trop peu comprise et trop mal appréciée pour obtenir ordinairement du vulgaire un juste degré d'admiration et de reconnaissance. La masse des hommes, essentiellement destinée à l'action, sympathise nécessairement bien davantage avec les organisations médiocrement intelligentes, mais éminemment actives, qu'avec les natures purement spéculatives, malgré leur intime prééminence spirituelle, d'ailleurs habituellement méconnue, à raison même de sa trop grande élévation. En outre, la reconnaissance universelle doit spontanément préférer les services immédiatement susceptibles de satisfaire à l'ensemble des besoins humains, parmi lesquels ceux de l'intelligence, quelle que soit leur incontestable réalité, sont certes fort loin d'occuper communément le premier rang, comme je l'ai établi au troisième volume de ce Traité. Il n'est pas douteux que les plus grands succès pratiques, militaires ou industriels, exigent, par leur nature, beaucoup moins de force intellectuelle que la plupart des travaux théoriques d'une certaine importance, sans aller même jusqu'aux plus éminentes spéculations, esthétiques, scientifiques, ou philosophiques; et cependant ils inspireront toujours, non-seulement un intérêt plus vif et une plus parfaite gratitude, mais aussi une estime mieux sentie et une plus profonde admiration. Quels que soient, en réalité, dans la vie humaine, individuelle et surtout sociale, les immenses bienfaits de l'intelligence, dont dépend essentiellement, en dernier ressort, le progrès continu de l'humanité, cependant la participation spirituelle est, en chaque résultat ordinaire, trop indirecte, trop lointaine et trop abstraite, pour jamais être convenablement appréciée, si ce n'est d'après une analyse plus ou moins difficile, que l'immense majorité des hommes, même éclairés, ne saurait spontanément opérer avec assez de netteté et de promptitude pour laisser naître une soudaine impression d'enthousiasme, aucunement comparable à l'énergique saisissement déterminé si souvent par les services spéciaux et immédiats de l'activité pratique, quoique moins importans, au fond, comme moins difficiles. Jusqu'au sein de la science et de la philosophie, les conceptions les plus générales, surtout celles qui se rapportent directement à la méthode, malgré leur supériorité finale, non-seulement quant au mérite intrinsèque, mais aussi quant à l'utilité effective, lors même qu'elles ne sont point long-temps dédaignées, n'attirent presque jamais à leurs sublimes créateurs autant de considération personnelle que les découvertes d'un ordre inférieur; comme l'ont si douloureusement éprouvé, à tous les âges de l'humanité, les principaux organes de la grande évolution mentale, les Aristote, les Descartes, les Leibnitz, etc. Rien n'est plus propre, sans doute, qu'une telle appréciation à vérifier directement l'absurdité radicale de ce prétendu règne absolu de l'esprit, tant poursuivi par les philosophes grecs et par leurs imitateurs modernes; puisqu'on peut ainsi clairement sentir que, sous l'influence réelle d'un tel principe social, en apparence si séduisant, la plus grande autorité politique, alors trop aisément usurpée par de médiocres mais prudentes intelligences, ne pourrait aucunement appartenir aux plus éminens penseurs, dont la supériorité caractéristique n'est presque jamais convenablement appréciable qu'après l'entière cessation de leur noble mission, et qui ne peuvent être habituellement soutenus, dans l'énergique persévérance de leur admirable dévouement spontané, que par la conviction, profonde mais personnelle, de leur intime prééminence, et par le sentiment inébranlable de leur inévitable influence ultérieure sur les destinées générales de l'humanité. Ces notions, capitales quoique élémentaires, de statique sociale, directement déduites d'une exacte connaissance de notre nature fondamentale, peuvent être d'ailleurs accessoirement corroborées, avec une véritable utilité, par la considération spéciale de l'extrême brièveté de notre vie, dont j'ai déjà signalé, au cinquante-unième chapitre, l'influence générale sur l'imperfection nécessaire de notre organisme politique. On conçoit aisément, en effet, qu'une plus grande longévité, sans remédier aucunement à l'infirmité radicale de notre économie, tendrait certainement à permettre, dans l'hypothèse que nous examinons, un meilleur classement social des intelligences, en multipliant davantage les cas, réellement si rares, où les penseurs du premier ordre peuvent, après un développement suffisant, être convenablement appréciés pendant leur vie, et avant que leur génie soit essentiellement éteint.
Au premier aspect, l'existence générale des théocraties antiques semble directement constituer une exception, unique mais capitale, à la nécessité fondamentale que nous venons d'établir, puisque la supériorité intellectuelle y paraît former immédiatement, du moins à l'origine, la source générale de la principale autorité politique. Toutefois, sans revenir, à ce sujet, sur les explications spéciales du chapitre précédent, il est évident que cette sorte d'anomalie, au fond beaucoup plus apparente que réelle, a nécessairement dépendu d'un concours singulier d'influences diverses, dont la reproduction n'a plus été possible à aucun âge ultérieur de l'évolution humaine. Car, outre la plus intense participation des terreurs religieuses, on peut voir aisément que ce qui, en cette organisation primordiale, se rapportait véritablement à la suprématie politique de l'intelligence, a principalement tenu, d'abord à l'impression toute puissante, non susceptible de renouvellement, que devait alors produire le spectacle habituel des premiers résultats utiles de l'essor spirituel, et surtout ensuite à la tendance éminemment pratique des opérations mentales correspondantes, en vertu de cette concentration fondamentale des diverses fonctions sociales que nous avons vue caractériser si distinctement l'empire de la caste sacerdotale, dont les travaux spéculatifs, strictement réduits d'ordinaire au peu qu'exigeait le maintien journalier de son autorité, étaient essentiellement absorbés par le développement habituel de son activité usuelle, soit médicale, soit administrative, soit même industrielle, etc., à laquelle cette caste se faisait gloire de subordonner directement toute autre occupation plus abstraite. Ainsi, le mérite purement intellectuel y était certainement fort loin de constituer, en réalité, le fondement essentiel de la prééminence sociale; ce qui d'ailleurs serait immédiatement contraire à la nature d'un régime où toutes les fonctions quelconques étaient nécessairement héréditaires, bien que cette hérédité n'eût pas encore les inconvéniens radicaux qu'elle a dû entraîner depuis, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent. Quand le caractère vraiment spéculatif a commencé à devenir nettement prononcé, ce qui n'a pu d'abord se développer que chez les philosophes grecs, chacun sait si la classe éminemment pensante a jamais possédé en effet la prépondérance politique, toujours si vainement poursuivie par ses efforts persévérans.
Il est donc évident que, bien loin de pouvoir directement dominer la conduite réelle de la vie humaine, individuelle ou sociale, l'esprit est seulement destiné, dans la véritable économie de notre invariable nature, à modifier plus ou moins profondément, par une influence consultative ou préparatoire, le règne spontané de la puissance matérielle ou pratique, soit militaire, soit industrielle. Or, en considérant sous un autre aspect cette irrécusable nécessité, on la trouvera certainement beaucoup moins fâcheuse que ne doit d'abord le faire supposer un examen peu approfondi; car, les mêmes causes générales qui l'imposent comme inévitable, la mettent aussi en suffisante harmonie permanente avec l'ensemble de nos vrais besoins essentiels. En premier lieu, la justice souffre réellement bien moins d'un tel arrangement général que ne le font communément présumer les plaintes exagérées, trop souvent amères et même déclamatoires, de la plupart des philosophes sur la prétendue imperfection radicale du classement social, qui, d'ordinaire, est essentiellement conforme aux plus impérieuses prescriptions de notre immuable nature. Les mémorables réflexions de Pascal à ce sujet, quoique attribuées vulgairement à une intention profondément ironique, ne constituent au fond qu'une exacte appréciation générale de l'indispensable nécessité d'une semblable disposition élémentaire pour le maintien journalier de l'harmonie sociale, qui serait continuellement troublée par d'inconciliables prétentions, dont le jugement, trop lent et trop difficile, serait très fréquemment illusoire, comme nous venons de le voir, si le principe spécieux de la supériorité mentale pouvait seul déterminer souverainement les rangs effectifs. Cet ordre réel tant décrié revient, au fond, à prendre pour base habituelle d'estimation politique la considération directe de l'utilité spéciale et immédiate, individuelle ou sociale. Or, quoiqu'un tel principe soit certainement fort étroit, et bien que sa prépondérance exclusive doive être justement regardée comme très oppressive et éminemment dangereuse, il n'en constitue pas moins, par sa nature, le seul fondement solide de tout véritable classement humain. Dans la vie sociale, en effet, presque autant que dans la vie individuelle, la raison est ordinairement beaucoup plus nécessaire que le génie; excepté en quelques occasions capitales, mais extrêmement rares, où la masse générale des idées usuelles a besoin d'une élaboration nouvelle ou d'une impulsion spéciale, qui, une fois accomplies par l'intervention déterminée de quelques éminens penseurs, suffiront long-temps aux exigeances journalières de l'application réelle: comme le montre clairement l'examen attentif de chacune des phases importantes de notre développement, où, après une suspension, momentanée mais indispensable, de sa prépondérance habituelle, le simple bon sens reprend spontanément les rênes du gouvernement humain. Autant le génie spéculatif est seul capable de préparer convenablement, par ses méditations abstraites, les divers changemens essentiels qui doivent successivement s'opérer, autant il est, de sa nature, radicalement impropre à la direction journalière des affaires communes: en sorte que le mot célèbre du grand Frédéric sur l'incapacité politique des philosophes, bien loin de devoir être regardé comme une injuste dérision, n'indique réellement qu'une profonde appréciation, aussi judicieuse qu'énergique, des vraies conditions élémentaires de toute économie sociale. Les considérations spéculatives sont et doivent être, par leur nature, trop abstraites, trop indirectes, et trop lointaines pour que les esprits vraiment contemplatifs puissent jamais devenir les plus propres au gouvernement usuel, où, presque toujours, il s'agit surtout d'opérations spéciales, immédiates, et actuelles; et, à cet égard, les dispositions morales concourent pleinement avec les conditions mentales, puisque le caractère éminemment penseur est et doit être, de toute nécessité, peu soucieux de la réalité présente et détaillée, ce qui, au contraire, constituerait certainement une tendance très vicieuse dans la conduite ordinaire des affaires humaines, individuelles ou sociales: or, d'un autre côté, les intelligences essentiellement philosophiques ne sauraient être condamnées à se tenir constamment au point de vue pratique, sans que leur essor propre ne devînt, par cela seul, au grand préjudice de l'humanité, radicalement impossible, comme il arrive spontanément sous le régime purement théocratique. On peut, d'ailleurs, accessoirement ajouter, à titre de motif intellectuel secondaire, que les philosophes, même parmi les plus élevés, ont été jusqu'ici trop souvent entraînés à s'écarter involontairement de l'esprit d'ensemble, principal attribut du vrai génie politique: malgré leurs efforts ordinaires pour assurer la plénitude et la généralité de vues dont ils se glorifient principalement, ils sont fréquemment sujets à un genre particulier de rétrécissement mental, qui consiste à poursuivre très loin l'examen abstrait d'un seul aspect social, en négligeant essentiellement presque tous les autres, dans les cas mêmes où la saine décision doit directement dépendre de leur sage pondération mutuelle; disposition qui, déjà très nuisible dans l'ordre théorique, peut devenir extrêmement dangereuse dans l'ordre pratique. Quant au très petit nombre de ceux qui, selon la vocation caractéristique de la vraie philosophie, ne perdent jamais de vue, dans leurs spéculations diverses, la considération convenable de l'ensemble réel, ceux-là, que la philosophie positive devra spontanément rendre un jour beaucoup moins rares, ne se plaignent point que la suprême domination des affaires humaines n'appartienne pas à la philosophie, parce qu'ils savent s'expliquer pleinement l'impossibilité, et même le danger, de cette utopie grecque, dont l'interrègne intellectuel a permis le renouvellement moderne, en rouvrant le cours des divagations politiques, comme je l'indiquerai au chapitre suivant. Ainsi, l'humanité ne saurait certainement trop honorer, en tant que premiers organes nécessaires de ses principaux progrès, ces intelligences exceptionnelles qui, entraînées par une impérieuse destination spéculative, esthétique, scientifique, ou philosophique, consacrent noblement leur vie à penser pour l'espèce entière; elle ne peut sans doute entourer de trop de sollicitude ces précieuses existences, si difficiles à remplacer, et qui constituent, pour toute notre race, la plus importante richesse; elle ne saurait enfin trop s'empresser de seconder leurs éminentes fonctions, soit en offrant à leurs travaux toutes les facilités convenables, soit en se disposant elle-même à subir pleinement leur vivifiante influence: mais elle doit néanmoins éviter soigneusement de leur confier jamais la direction souveraine de ses affaires journalières, à laquelle leur nature caractéristique les rend, de toute nécessité, essentiellement impropres.
Telles seraient donc, à cet égard, les indications fondamentales de la saine raison, à ne considérer même que les simples motifs d'aptitude, et en supposant d'abord que ce prétendu règne de l'esprit pût rester suffisamment compatible avec l'essor réel de l'activité intellectuelle. Or, il est maintenant aisé de reconnaître que, par une suite nécessaire de notre extrême imperfection mentale, cette chimérique domination, outre ses conséquences directement perturbatrices pour la vie pratique de l'humanité, tendrait inévitablement à tarir, jusque dans sa source la plus pure, le cours général de nos progrès, en atrophiant de plus en plus ce même développement spéculatif, auquel on aurait ainsi imprudemment tenté de tout subordonner. En effet, il n'y a point, dans l'ensemble de la philosophie naturelle, de principe plus général et plus évident que celui qui nous indique, au moral comme au physique, et même encore davantage, l'indispensable besoin des obstacles convenables pour permettre l'essor réel de forces quelconques. Cette insurmontable nécessité doit être, dans l'ordre social, d'autant plus prononcée qu'il s'agit de forces spontanément douées d'une moindre énergie propre; et par conséquent cet important principe doit devenir éminemment applicable à la force intellectuelle, la moins intense, sans aucun doute, de toutes nos facultés caractéristiques, et qui, chez la plupart des hommes, ne sollicite, par elle-même, presque aucun développement direct, aspirant le plus souvent, au contraire, à une sorte de repos absolu, aussitôt après le moindre exercice soutenu. L'examen journalier de la vie individuelle confirme clairement que l'activité mentale n'y est habituellement entretenue que par l'exigence continue des divers besoins humains, dont l'immédiate satisfaction n'est point heureusement possible sans efforts durables; et cette activité s'amortit essentiellement sous l'influence, suffisamment prolongée, de circonstances trop favorables; ou, du moins, elle dégénère alors en un vague et stérile exercice, dont l'utilité réelle est fort douteuse, et qui n'est ordinairement stimulé que par les frivoles excitations d'une vanité puérile. Chez les esprits vraiment spéculatifs, l'essor mental persiste éminemment, et même avec beaucoup plus d'efficacité, soit individuelle, soit sociale, après que ce grossier aiguillon primordial a cessé de se faire sentir; mais c'est surtout parce que l'économie effective de la société vient y substituer spontanément une plus noble impulsion habituelle, en leur inspirant inévitablement une légitime tendance vers un ascendant social, qui, de toute nécessité, se dérobe sans cesse à leur infatigable poursuite: et telle est, en effet, la vraie source générale des plus admirables efforts intellectuels. Or, il est évident que cette source précieuse serait directement menacée d'un prochain et irréparable épuisement, si l'intelligence pouvait réellement parvenir à cette vaine suprématie politique dont nous considérons ici le principe idéal. Destiné à lutter, et non à régner, l'esprit n'est point spontanément assez énergique, même chez les plus heureux organismes, pour résister long-temps à l'influence délétère d'un semblable triomphe: il tendrait nécessairement vers une funeste atrophie graduelle, comme manquant à la fois de but et d'impulsion, aussitôt que, loin d'avoir à modifier un ordre indépendant de lui, et résistant sans cesse à son action, il n'aurait plus essentiellement qu'à contempler avec admiration l'ordre dont il serait le créateur et l'arbitre. Ainsi radicalement détournée de son véritable office, l'intelligence, au lieu de s'occuper noblement, selon sa nature, à préparer convenablement la satisfaction générale des divers besoins individuels ou sociaux, ne conserverait bientôt qu'une activité essentiellement corruptrice, uniquement vouée à raffermir, contre les plus justes attaques, le maintien continu de cette monstrueuse domination, suivant la marche finale de toutes les théocraties proprement dites. Cette déplorable issue générale deviendrait naturellement d'autant plus imminente, que, dans une telle hypothèse, nous avons déjà reconnu que le principal pouvoir serait nécessairement loin d'appartenir d'ordinaire aux plus éminentes intelligences: or, l'esprit, dénué de bienveillance et de moralité, comme il l'est si souvent chez les penseurs médiocres, n'est certainement que trop enclin à utiliser ses facultés pour un simple but d'égoïsme systématique, lors même qu'il n'a point à maintenir à tout prix sa propre suprématie sociale. L'antipathie profonde et l'infatigable envie, qui ont tant poursuivi presque tous les éminens génies spéculatifs dont notre espèce s'honorera sans cesse, n'ont point essentiellement émané de la masse vulgaire, spontanément disposée, au contraire, envers eux à une admiration sincère quoique stérile: elles ne sont pas même provenues le plus souvent des pouvoirs politiques proprement dits, qui, en tout temps, malgré la crainte naturelle d'une certaine rivalité d'ascendant social, se sont si fréquemment glorifiés d'avoir protégé leur essor mental: c'est surtout du sein même de la classe contemplative qu'ont habituellement surgi ces ignobles et odieuses entraves, suscitées instinctivement au génie par la jalouse médiocrité d'impuissans concurrens, qui ne peuvent concevoir d'autre moyen efficace de maintenir une prépondérance usurpée que d'empêcher, à l'aide d'obstacles quelconques, le plein développement de toute supériorité réelle, dont eux seuls se sentent d'ordinaire intimement blessés. Rien n'est plus propre, sans doute, que cette triste mais irrécusable observation à vérifier directement combien serait, de toute nécessité, éminemment fatale au libre élan de l'intelligence humaine cette chimérique utopie du règne de l'esprit, si follement poursuivie par la plupart des philosophes grecs, à la seule exception capitale du grand Aristote, et si irrationnellement reproduite par tant d'imitateurs modernes, qui ne sauraient avoir, comme eux, l'excuse fondamentale d'un état social toujours caractérisé par la confusion élémentaire de tous les divers pouvoirs. Car, il est évident que, bien loin d'avoir ainsi vraiment constitué la suprématie sociale de l'intelligence, on n'aurait dès lors réalisé qu'un régime où tous les efforts principaux de la classe souveraine seraient bientôt concentrés spontanément, à la manière des théocraties dégénérées, vers la plus intense compression possible de tout développement mental chez la masse des sujets, afin que leur abrutissement général pût permettre le maintien indéfini d'une autorité spirituelle, qui, privée de stimulation suffisante, se serait inévitablement abandonnée à l'imminente apathie que notre faible nature spéculative tend sans cesse à produire et à enraciner de plus en plus. Si, malgré d'injustes accusations, les pouvoirs n'ont point ordinairement tendu, en réalité, à empêcher systématiquement l'essor intellectuel, c'est précisément, entre autres motifs, parce que la vraie prépondérance politique n'était point conçue comme susceptible d'appartenir jamais à la supériorité mentale, dont ils ne pouvaient craindre, par suite, d'encourager directement l'essor universel.
J'ai cru devoir ici spécialement insister sur cette importante explication préliminaire, que j'aurai encore naturellement lieu de considérer subsidiairement dans un autre chapitre, à cause de l'extrême danger politique que présente aujourd'hui le spécieux sophisme général relatif au règne absolu de la capacité intellectuelle, depuis que la grande notion révolutionnaire de la confusion fondamentale des deux pouvoirs essentiels a dû provisoirement dominer, avec une si déplorable unanimité, l'ensemble réel de la philosophie politique usitée aujourd'hui, en supprimant ainsi directement toute idée spontanée du seul moyen régulier qui puisse, comme je vais l'établir, ouvrir une issue générale entre deux voies, également pernicieuses, qui conduiraient, l'une à la compression effective de l'intelligence, l'autre à sa chimérique suprématie politique. Tout vrai philosophe devrait maintenant sentir dignement combien il importe enfin de dissiper ou de prévenir autant que possible ces aberrations, que leur aspect plausible doit rendre encore plus funestes, et qui tendent immédiatement à ériger en principe universel de perturbation sociale cette même puissance mentale qui peut seule présider désormais à la régénération radicale de l'humanité. Aussi l'indispensable digression statique que nous venons de terminer, malgré qu'elle semble d'abord nous écarter momentanément de notre but essentiel, doit-elle constituer, pour la suite entière de notre travail dynamique, une lumineuse préparation, propre à nous y éviter le plus souvent la longue et pénible considération spéciale de nombreux et importans éclaircissemens: outre l'utilité, incontestable quoique accessoire, qu'elle nous offre déjà de calmer spontanément les craintes, puériles mais trop naturelles, de despotisme théocratique, que doit inévitablement inspirer aux esprits actuels toute pensée quelconque de réorganisation spirituelle dans le système politique des sociétés modernes.
Poursuivant maintenant, d'une manière directe, le cours général de notre opération historique, nous devons concevoir la dissertation précédente comme étant ici destinée surtout à faire d'avance apprécier exactement l'ensemble de la difficulté fondamentale que le régime monothéique avait à surmonter, au moyen-âge, en ébauchant la nouvelle constitution sociale de l'élite de l'humanité. Le grand problème politique consistait alors, en effet, tout en écartant radicalement ces dangereuses rêveries de la philosophie grecque sur la souveraineté de l'intelligence, à donner cependant une juste satisfaction régulière à cet irrésistible desir spontané d'ascendant social, si énergiquement manifesté par l'activité spéculative, pendant la suite de siècles qui venait de s'écouler depuis l'origine de son essor distinct. Car, une fois développée, cette nouvelle puissance ne pouvait manquer de tendre instinctivement, avec une force croissante, au gouvernement général de l'humanité; et cependant elle avait toujours été, dès sa naissance, nécessairement tenue en dehors de tout ordre légal, envers lequel elle se trouvait ainsi constituée inévitablement en état d'insurrection latente, mais intime et continue, soit sous le régime grec, soit, d'une manière encore plus marquée, sous le régime romain. Il fallait donc, au lieu d'éterniser, entre les hommes d'action et les hommes de pensée, une lutte déplorable, qui devait de plus en plus consumer, en majeure partie, par une funeste neutralisation mutuelle, les plus précieux élémens de la civilisation humaine, organiser suffisamment entre eux une heureuse conciliation permanente, qui pût convertir ce vicieux antagonisme en une utile rivalité, uniformément tournée vers la meilleure satisfaction des principaux besoins sociaux, en assignant, autant que possible, à chacune des deux grandes forces, dans l'ensemble du système politique, une participation régulière, pleinement distincte et indépendante quoique nécessairement convergente, par des attributions habituelles essentiellement conformes à sa nature caractéristique. Telle est l'immense difficulté, trop peu comprise aujourd'hui, que le catholicisme a spontanément surmontée, au moyen-âge, de la manière la plus admirable, en instituant enfin, à travers tant d'obstacles, cette division fondamentale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, que la saine philosophie fera de plus en plus reconnaître, malgré les préjugés actuels, comme le plus grand perfectionnement qu'ait pu recevoir jusqu'ici la vraie théorie générale de l'organisme social, et comme la principale cause de la supériorité nécessaire de la politique moderne sur celle de l'antiquité. Sans doute, cette mémorable solution a été d'abord essentiellement empirique, en résultat nécessaire de l'équilibre élémentaire que j'ai caractérisé au chapitre précédent; et sa véritable conception philosophique n'a pu naître que long-temps après, de l'examen même des faits accomplis: mais il n'y a rien là qui ne doive être jusqu'ici radicalement commun à toutes les grandes solutions politiques réelles, puisque la politique vraiment rationnelle, utilement susceptible de diriger ou d'éclairer le cours graduel des opérations actives, n'a pu encore, comme je l'ai expliqué, nullement exister. En outre, la nature, inévitablement théologique, de la seule philosophie qui pût alors servir de principe à une telle institution, a dû en altérer profondément le caractère, et même en diminuer beaucoup l'efficacité, en la faisant participer, de toute nécessité, à la destinée purement provisoire d'une semblable philosophie, dont l'antique suprématie intellectuelle devait de plus en plus décroître irrévocablement, surtout à partir même de cette époque, ainsi que nous le reconnaîtrons bientôt: cette corelation générale constitue, en effet, la principale cause de la répugnance, passagère mais énergique, qu'éprouvent nos esprits modernes pour cette précieuse création du génie politique de l'humanité, qui cependant, une fois accomplie sous une forme quelconque, ne pouvait plus être entièrement perdue, quel que fût le sort ultérieur de sa première base philosophique, et devait implicitement pénétrer les mœurs et les idées de ceux même qui la repoussaient le plus systématiquement, jusqu'à ce que, rationnellement reconstruite d'après une philosophie plus parfaite et plus durable, elle puisse désormais constituer, dans un prochain avenir, le principal fondement de la réorganisation moderne, comme je l'expliquerai au cinquante-septième chapitre. Il est clair d'ailleurs que les attributions religieuses de la classe spéculative, vu l'importance prépondérante qui devait naturellement leur appartenir tant que les croyances ont suffisamment persisté, tendaient directement à dissimuler, et même à absorber, ses fonctions intellectuelles, et même morales: la direction sociale des esprits et des cœurs ne pouvait, par elle-même, inspirer, si ce n'est à titre de moyen, qu'un intérêt fort accessoire, en comparaison du salut éternel des âmes; en sorte que le but chimérique devait, à beaucoup d'égards, nuire gravement à l'office réel. Enfin, l'autorité presque indéfinie dont la foi armait spontanément, de toute nécessité, les interprètes exclusifs des volontés et des décisions divines, ne pouvait manquer d'encourager continuellement, chez la puissance ecclésiastique, les exagérations abusives, et même les vicieuses usurpations, auxquelles son ambition naturelle ne devait être déjà que trop spécialement disposée, par suite du caractère essentiellement vague et absolu de ses doctrines fondamentales, qui n'était même contenu par aucune conception rationnelle sur la circonscription générale des différens pouvoirs humains. Néanmoins, tous ces divers inconvéniens majeurs, évidemment inévitables en un tel temps et avec de tels moyens, n'ont profondément influé que sur la décadence éminemment prochaine et rapide d'une telle constitution, comme on le sentira ci-dessous: ils ont beaucoup troublé l'opération principale, mais sans la faire réellement avorter, soit quant à son immédiate destination générale pour le progrès correspondant de l'évolution humaine, soit quant à l'influence indestructible d'un semblable précédent pour le perfectionnement ultérieur de l'organisme social; double aspect sous lequel maintenant nous devons procéder directement à son appréciation sommaire. La destination et les limites de cet ouvrage ne sauraient ici me permettre, à cet égard, qu'une ébauche très imparfaite, où je n'espère point de pouvoir faire convenablement passer dans l'esprit du lecteur la profonde admiration dont l'ensemble de mes méditations philosophiques m'a depuis long-temps pénétré envers cette économie générale du système catholique au moyen-âge, que l'on devra concevoir de plus en plus comme formant jusqu'ici le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine[20]; mais je suis évidemment contraint de renvoyer, sur ce grand sujet, tous les développemens principaux au Traité spécial de philosophie politique que j'ai déjà plusieurs fois annoncé, en me bornant actuellement, pour ainsi dire, à de simples assertions méthodiques, que chaque lecteur devra lui-même vérifier, suivant l'avis universel placé à la fin du chapitre précédent[21]. On peut vraiment dire aujourd'hui, sans aucune exagération, que le catholicisme n'a pu être encore philosophiquement jugé, puisqu'il n'a jamais dû être examiné que par d'absolus panégyriques, plus ou moins condamnés à son égard à une sorte de fanatisme inévitable, ou par d'aveugles détracteurs, qui n'en pouvaient nullement apercevoir la haute destination sociale. C'est à l'école positive proprement dite, quelque étrange que cette qualité puisse d'abord sembler en elle, qu'il devait exclusivement appartenir de porter enfin sur le catholicisme un jugement équitable et définitif, en appréciant dignement, d'après une saine théorie générale, son indispensable participation réelle à l'évolution fondamentale de l'humanité. Aussi dégagée personnellement des croyances monothéiques que des croyances polythéiques ou fétichiques, cette école pourra seule apporter une impartialité éclairée dans l'exacte détermination de leurs diverses influences successives sur l'ensemble de nos destinées; puisque les institutions capitales, comme les hommes supérieurs, et même, bien davantage, ne sauraient devenir pleinement jugeables qu'après l'entier accomplissement de leur principale mission.
Note 20: Je suis né dans le catholicisme: mais ma philosophie est certes assez caractérisée désormais pour que personne ne puisse attribuer à un tel accident ma prédilection systématique pour le perfectionnement général que l'organisme social a reçu, au moyen-âge, sous l'ascendant politique de la philosophie catholique. A vrai dire, il y aurait, je crois, d'importans avantages à concentrer aujourd'hui les discussions sociales entre l'esprit catholique et l'esprit positif, les seuls qui puissent maintenant lutter avec fruit, comme tendant tous deux à établir, sur des bases différentes, une véritable organisation; en éliminant, d'un commun accord, la métaphysique protestante, dont l'intervention ne sert plus qu'à engendrer de stériles et interminables controverses, radicalement contraires à toute saine conception politique. Mais l'universelle infiltration, même chez les meilleurs esprits actuels, de cette vaine et versatile philosophie, et aussi la manière beaucoup trop étroite dont le catholicisme est maintenant compris par ses plus éminens partisans, ne me permettent guère d'espérer une telle amélioration réelle, lors même que l'école positive, jusqu'ici essentiellement réduite à moi seul, serait déjà, en politique, suffisamment formée.
Note 21: En attendant cette publication ultérieure, les lecteurs qui desireraient immédiatement, à ce sujet, des explications plus directes et plus étendues, que je ne puis indiquer ici, pourront utilement consulter mon travail, déjà cité, sur le pouvoir spirituel, inséré, au commencement de 1826, dans un recueil hebdomadaire intitulé le Producteur, et spécialement la dernière partie de ce travail, appartenant au no 21 de ce recueil. Quoique j'y eusse surtout en vue le pouvoir spirituel moderne, et non celui du moyen-âge, on y trouve cependant une analyse rationnelle des diverses attributions fondamentales d'un tel pouvoir, qui peut contribuer à éclaircir, sous ce rapport, l'ensemble actuel de notre appréciation historique.
Le génie, éminemment social, du catholicisme a surtout consisté, en constituant un pouvoir purement moral distinct et indépendant du pouvoir politique proprement dit, à faire graduellement pénétrer, autant que possible, la morale dans la politique, à laquelle jusque alors la morale avait toujours été, au contraire, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, essentiellement subordonnée: et cette tendance fondamentale, à la fois résultat et agent du progrès continu de la sociabilité humaine, a nécessairement survécu à l'inévitable décadence du système qui en avait dû être le premier organe général, de manière à caractériser, avec une énergie incessamment croissante, malgré les diverses perturbations accessoires ou passagères, plus profondément qu'aucune autre différence principale, la supériorité radicale de la civilisation moderne sur celle de l'antiquité. Dès sa naissance, et long-temps avant que sa constitution propre pût être suffisamment formée, la puissance catholique avait pris spontanément une attitude sociale aussi éloignée des folles prétentions politiques de la philosophie grecque que de la dégradante servilité de l'esprit théocratique, en prescrivant directement, de son autorité sacrée, la soumission constante envers tous les gouvernemens établis, pendant que, non moins hautement, elles les assujétissait eux-mêmes de plus en plus aux rigoureuses maximes de la morale universelle, dont l'active conservation devait spécialement lui appartenir. Soit d'abord sous la prépondérance romaine, soit ensuite auprès des guerriers du Nord, cette puissance nouvelle, quelque ambition qu'on lui supposât, ne pouvait certainement viser qu'à modifier graduellement, par l'influence morale, un ordre politique préexistant et pleinement indépendant, sans pouvoir jamais réellement tendre à en absorber la domination exclusive, abstraction faite d'ailleurs des aberrations accidentelles, qui ne sauraient avoir aucune grande importance historique.
Quand on examine aujourd'hui, avec une impartialité vraiment philosophique, l'ensemble de ces grandes contestations si fréquentes, au moyen-âge, entre les deux puissances, on ne tarde pas à reconnaître qu'elles furent, presque toujours, essentiellement défensives de la part du pouvoir spirituel, qui, lors même qu'il recourait à ses armes les plus redoutables, ne faisait le plus souvent que lutter noblement pour le maintien convenable de la juste indépendance qu'exigeait en lui l'accomplissement réel de sa principale mission, et sans pouvoir, en la plupart des cas, y parvenir enfin suffisamment. La tragique destinée de l'illustre archevêque de Cantorbery, et une foule d'autres cas tout aussi caractéristiques quoique moins célèbres, prouvent clairement que, dans ces combats si mal jugés, le clergé n'avait alors d'autre but essentiel que de garantir de toute usurpation temporelle le libre choix normal de ses propres fonctionnaires; ce qui certes devrait sembler maintenant la prétention la plus légitime, et même la plus modeste, à laquelle cependant l'église a été finalement partout obligée de renoncer essentiellement, même avant l'époque de sa décadence formelle. Toute théorie vraiment rationnelle sur la démarcation fondamentale des deux puissances devra, ce me semble, être directement déduite de ce principe général, indiqué par la nature même d'un tel sujet, et vers lequel a toujours convergé, en effet, d'une manière plus ou moins appréciable, la marche spontanée de l'ensemble des évènemens humains, mais qui pourtant n'a jamais été jusqu'ici nettement saisi par personne: le pouvoir spirituel étant essentiellement relatif à l'éducation, et le pouvoir temporel à l'action, en prenant ces termes dans leur entière acception sociale, l'influence de chacun des deux pouvoirs doit être, en tout système où ils sont réellement séparables, pleinement souveraine en ce qui concerne sa propre destination, et seulement consultative envers la mission spéciale de l'autre, conformément à la coordination naturelle des fonctions correspondantes, comme je l'expliquerai plus formellement, au cinquante-septième chapitre, à l'égard du nouvel ordre social, en terminant notre opération historique. On aura, sans doute, une idée suffisamment complète des principaux offices ordinaires du pouvoir spirituel, dans l'intérieur de chaque nation, si, à cette grande attribution élémentaire de l'éducation proprement dite, première base nécessaire de sa puissance totale, on ajoute cette influence, indirecte mais continue, sur la vie active, qui en constitue à la fois l'inévitable suite et le complément indispensable, et qui consiste à rappeler convenablement, dans la pratique sociale, soit aux individus, soit aux classes, les principes que l'éducation avait préparés pour la direction ultérieure de leur conduite réelle, en prévenant ou rectifiant leurs diverses déviations, autant du moins que le comporte le seul emploi de cette force morale. Quant à ses fonctions sociales les plus générales, et par lesquelles il a été, au moyen-âge, principalement caractérisé, pour le réglement moral des relations internationales, elles se réduisent encore essentiellement à une sorte de prolongement spontané de la même destination primordiale, puisqu'elles résultent naturellement de l'extension graduelle d'un système uniforme d'éducation à des populations trop éloignées et trop diverses pour ne pas exiger autant de gouvernemens temporels distincts et indépendans les uns des autres: ce qui les laisserait habituellement sans aucun lien politique régulier, si, d'après cet office commun, qui le rend simultanément concitoyen de tous ces différens peuples, le pouvoir spirituel ne devait, même involontairement, acquérir auprès d'eux ce juste crédit universel qui lui permet de se constituer au besoin le médiateur le plus convenable et l'arbitre le plus légitime de leurs contestations quelconques, ou même, en certains cas, le promoteur rationnel de leur activité collective. Or, toutes les attributions spirituelles étant ainsi judicieusement systématisées à l'aide de l'unique principe de l'éducation, ce qui doit nous permettre désormais d'embrasser aisément d'un seul regard philosophique l'ensemble de ce vaste organisme, le lecteur pourra facilement reconnaître, sans nous arrêter ici à aucune discussion spéciale, que, comme je l'ai ci-dessus annoncé, la puissance catholique, bien loin de devoir être le plus souvent accusée d'usurpations graves sur les autorités temporelles, n'a pu, au contraire, ordinairement obtenir d'elles, à beaucoup près, toute la plénitude de libre exercice qu'eût exigé le suffisant accomplissement journalier de son noble office, aux temps même de sa plus grande splendeur politique, depuis le milieu environ du onzième siècle jusque vers la fin du treizième: ce qui devait tenir, soit à ce qu'il y avait de prématuré, pour une telle époque, dans une aussi éminente innovation sociale, soit surtout à la nature trop imparfaite de la doctrine vague et chancelante qui en constituait le premier fondement. Aussi je crois pouvoir assurer que, de nos jours, les philosophes catholiques, à leur insu trop affectés eux-mêmes de nos préjugés révolutionnaires, qui disposent à justifier d'avance toutes les mesures quelconques du pouvoir temporel contre le pouvoir spirituel, ont été, en général, beaucoup trop timides, sans excepter même le plus énergique de tous, dans leur juste défense historique d'une telle institution; parce que leur position vicieuse leur imposait nécessairement l'obligation, pour eux maintenant aussi impossible à remplir qu'à éviter, de préconiser, d'une manière absolue, comme indéfiniment applicable, une politique qui n'avait pu et dû être que temporaire et relative, et dont aucun d'eux n'eût osé proposer aujourd'hui la restauration totale, prescrite cependant, avec une pleine évidence logique, par leurs propres principes. Quoi qu'il en soit, l'action réelle de ces divers obstacles essentiels n'a pu entièrement empêcher le catholicisme d'accomplir immédiatement, au moyen-âge, sa plus grande mission provisoire pour l'évolution fondamentale de l'humanité, ainsi que je l'expliquerai ci-dessous; ni de donner enfin au monde, par sa seule existence, l'ineffaçable exemple, suffisamment caractéristique malgré sa courte période d'efficacité, de l'heureuse influence capitale que peut exercer, sur le perfectionnement général de notre sociabilité, l'introduction convenable d'un vrai pouvoir spirituel, dont tous les philosophes devraient aujourd'hui sentir qu'il s'agit surtout de réorganiser désormais l'indispensable institution, d'après des bases intellectuelles à la fois plus directes, plus étendues, et plus durables.
La classe spéculative, sans pouvoir absorber entièrement l'ascendant politique, comme dans les théocraties, et sans devoir rester essentiellement extérieure à l'ordre social, comme sous le régime grec, a commencé alors à prendre le caractère général qui lui est radicalement propre, d'après les lois immuables de la nature humaine, et qu'elle doit ultérieurement développer de plus en plus, suivant le double progrès continu de l'intelligence et de la sociabilité; car elle s'est dès lors constituée, au milieu de la société, en état permanent d'observation calme et éclairée, et toutefois nullement indifférente, d'un mouvement pratique journalier auquel elle ne pouvait participer personnellement que d'une manière indirecte, par sa seule influence morale; en sorte que, toujours directement placée, de sa nature, au vrai point de vue de l'économie générale, dont les besoins réels ne pouvaient avoir ordinairement d'organe plus spontané ni plus fidèle, comme de plus convenable conseiller, elle se trouvait éminemment apte, en parlant à chacun au nom de tous, à rappeler avec énergie, dans la vie active, soit aux individus, soit aux classes, et même aux nations, la considération abstraite du bien commun, graduellement effacée sous les innombrables divergences, à la fois morales et intellectuelles, engendrées par l'essor, de plus en plus discordant, des opérations partielles. Dès cette mémorable époque, une première ébauche de division régulière entre la théorie et l'application a commencé à se réaliser enfin, dans l'ordre des idées sociales, comme elle l'était déjà, plus ou moins heureusement, envers toutes les autres notions moins compliquées; les principes politiques ont pu cesser d'être empiriquement construits à mesure que la pratique venait à l'exiger; les nécessités sociales ont pu être, à un certain degré, sagement considérées d'avance, de manière à leur préparer en silence une satisfaction moins orageuse, sans qu'une telle préoccupation dût cependant troubler immédiatement l'ordre effectif; enfin, un certain essor légitime a été ainsi habituellement imprimé à l'esprit d'amélioration sociale, et même de perfectionnement politique: en un mot, l'ensemble de la vraie politique a commencé à prendre dès lors, sous le rapport intellectuel, un caractère de sagesse, d'étendue, et même de rationnalité, qui n'avait pu encore exister, et qui, sans doute, eût été déjà plus marqué, d'après l'esprit fondamental de cette grande institution, si la philosophie, malheureusement théologique, qu'elle était évidemment contrainte d'employer, n'avait dû beaucoup restreindre, et même gravement altérer, une telle propriété. Moralement envisagée, on ne saurait douter que cette admirable modification de l'organisme social n'ait directement tendu à développer, jusque dans les derniers rangs des populations qui ont pu en subir suffisamment la salutaire influence, un profond sentiment de dignité et d'élévation, jusque alors presque inconnu; par cela seul que la morale universelle, ainsi constituée, d'un aveu unanime, en dehors et au-dessus de la politique proprement dite, autorisait spontanément, à un certain degré, le plus chétif chrétien à rappeler formellement, en cas opportun, au plus puissant seigneur les inflexibles prescriptions de la doctrine commune, base première de l'obéissance et du respect, dès-lors susceptibles d'être limités à la fonction, au lieu de se rapporter uniquement à la personne: comme je le disais dans mon travail de 1826, la soumission a pu alors cesser d'être servile, et la remontrance d'être hostile; ce qui était essentiellement impossible, pour les classes inférieures, dans l'ancienne économie sociale, où la règle morale émanait nécessairement, du moins en principe, de la même autorité active qui en devait recevoir l'application, par une suite inévitable de la confusion radicale des deux pouvoirs élémentaires. Enfin, sous l'aspect purement politique, il est surtout évident d'abord que cette heureuse régénération sociale a essentiellement réalisé la grande utopie des philosophes grecs, en ce qu'elle contenait d'utile et de raisonnable, tout en écartant énergiquement ses folles et dangereuses aberrations, puisqu'elle a constitué, autant que possible, au milieu d'un ordre entièrement fondé sur la naissance, la fortune, ou la valeur militaire, une classe immense et puissante, où la supériorité intellectuelle et morale était ouvertement consacrée comme le premier titre à l'ascendant réel, et n'a point cessé, en effet, de conduire souvent aux plus éminentes positions d'une telle hiérarchie, tant que le système a pu vraiment conserver une pleine vigueur: en sorte que cette même capacité qui, d'après nos explications préliminaires, eût été, de toute nécessité, profondément perturbatrice ou oppressive si la société lui avait été entièrement livrée, suivant le rêve insensé des Grecs, pouvait devenir dès lors, au contraire, par cette large issue partielle, si éminemment conforme à sa nature, l'indispensable guide régulier du progrès commun; solution essentiellement satisfaisante, que nous n'avons, en quelque sorte, qu'à imiter aujourd'hui, en la reconstruisant sur de meilleurs fondemens. Il serait d'ailleurs superflu d'insister ici sur les avantages trop manifestes que devait spontanément offrir la division fondamentale des deux pouvoirs pour présenter, sans anarchie, un énergique point d'appui général à toutes les réclamations légitimes, auxquelles se trouvait ainsi nécessairement intéressée d'avance la corporation spéculative, dont le principal pouvoir résultait inévitablement de la seule considération que pouvaient lui mériter, dans l'ensemble de la population, ses services continus de protection sociale, et qui, en effet, a rapidement déchu, même indépendamment de l'extinction des croyances, dès que le clergé, ayant perdu son indépendance, a eu bien plus besoin d'être protégé lui-même, et a cessé réellement, auprès des masses, le mémorable patronage qu'il avait si utilement exercé, au temps de sa maturité politique. Dans l'ordre international, aucun philosophe ne saurait aujourd'hui méconnaître, en principe, l'évidente aptitude caractéristique de l'organisation spirituelle à une extension territoriale presque indéfinie, partout où il existe une suffisante similitude de civilisation, susceptible de comporter la régularisation des rapports continus ou habituels; tandis que l'organisation temporelle ne peut excéder, par sa nature, des limites beaucoup plus étroites, sans une intolérable tyrannie, dont la stabilité est impossible: il n'est pas moins irrécusable, en fait, que la hiérarchie papale a constitué, au moyen-âge, le principal lien ordinaire des diverses nations européennes, depuis que la domination romaine avait cessé de pouvoir les réunir suffisamment; et, sous ce rapport, l'influence catholique doit être jugée, comme le remarque très justement De Maistre, non-seulement par le bien ostensible qu'elle a produit, mais surtout par le mal imminent qu'elle a secrètement prévenu, et qui, à ce titre même, doit être plus difficilement appréciable; mais je puis heureusement, à ce sujet, me borner à renvoyer simplement le lecteur au mémorable ouvrage de cet illustre penseur.
Si, afin d'abréger, nous mesurons ici la valeur politique d'une telle organisation d'après cette seule propriété, assez décisive, en effet, pour que le nom spécial du système en ait été spontanément déduit, nous trouverons qu'elle permet, mieux qu'aucune autre, d'estimer exactement à la fois la supériorité et l'imperfection du catholicisme, comparé, en général, soit au régime qu'il a remplacé, soit à celui qui doit le suivre. Car, d'un côté, l'organisation catholique a pu embrasser une étendue de territoire et de population beaucoup plus considérable que n'avait pu le faire le système romain, qui, primitivement destiné à une cité unique, n'a pu agrandir progressivement son domaine que par voie d'adoption forcée, en exigeant une compression graduellement croissante, et finalement intolérable, quand les extrémités sont devenues trop éloignées du centre, où tous les pouvoirs étaient radicalement condensés. Quoique le catholicisme commençât déjà à se trouver en pleine décadence lorsque l'Inde et l'Amérique ont été colonisées, il s'y est néanmoins étendu spontanément sans effort, tandis qu'une telle adjonction eût certainement constitué, aux yeux des plus ambitieux Romains, une gigantesque rêverie, si elle eût pu leur être proposée. Mais, d'une autre part, il est sensible que le catholicisme, malgré sa juste tendance à l'universalité, n'a pu réellement s'assimiler, aux temps même de sa plus grande splendeur, que la moindre partie du monde civilisé: puisque, avant même que sa constitution propre fût suffisamment mûre, le monothéisme musulman lui avait enlevé d'avance une portion très notable, et à jamais perdue, de la race blanche, et que, quelques siècles après, le monothéisme byzantin qui, sous une vaine conformité de dogmes, en est, au fond, presque aussi différent que le mahométisme, lui avait irrévocablement aliéné la moitié du monde romain. Loin d'offrir rien d'accidentel, ces restrictions, profondément nécessaires, doivent être vraiment regardées, du point de vue philosophique, comme une conséquence directe et inévitable de la nature éminemment vague et arbitraire des croyances théologiques, qui, même en organisant, par de laborieux artifices, une dangereuse compression intellectuelle, dont le prolongement réel est d'ailleurs très limité, ne peuvent jamais déterminer une suffisante convergence mentale entre des populations trop nombreuses et trop distantes, qu'une philosophie purement positive pourra seule un jour solidement rapprocher en une communion durable, à quelque degré que puisse parvenir l'expansion de notre race, comme l'ensemble de notre analyse historique le rendra, j'espère, pleinement incontestable.
Après avoir ainsi sommairement caractérisé la grande destination sociale du pouvoir catholique, il est indispensable, pour compléter suffisamment cette appréciation politique du catholicisme, de considérer maintenant, d'un coup d'œil rapide, les principales conditions d'existence, sans lesquelles il eût été essentiellement incapable, à la manière des autres monothéismes, de réaliser assez cet office politique, non plus que sa mission purement morale, que nous devrons ultérieurement examiner, et qui constitue, sans aucun doute, son plus utile et plus admirable ouvrage, dont l'heureuse influence sur la destinée totale de notre espèce est nécessairement à jamais impérissable, malgré l'inévitable décadence de sa première base intellectuelle.
Quelque restreinte que doive être ici l'analyse générale de ces indispensables conditions de l'existence sociale du catholicisme, j'y crois cependant devoir expressément signaler leur distinction rationnelle en deux classes essentielles, suivant leur nature statique ou dynamique, les unes relatives à l'organisation propre de la hiérarchie catholique, les autres se rapportant à l'accomplissement même de sa destination fondamentale. Considérons d'abord et surtout les premières, dont le vrai caractère, quoique spontanément très prononcé, et, par suite, facile à apprécier avec justesse, a été, dans les trois derniers siècles, profondément obscurci par l'irrationnelle critique, d'abord des protestans, et ensuite des déistes, s'obstinant, d'une manière si puérile, à toujours ramener exclusivement le type de l'organisme chrétien au temps de sa primitive ébauche, comme si les institutions humaines devaient indéfiniment rester à l'état fœtal, et ne devaient pas être, au contraire, principalement jugeables d'après leur pleine maturité, quoique leur essor initial doive constamment renfermer le germe, plus ou moins sensible, de tous les développemens ultérieurs, ainsi que les philosophes catholiques l'ont nettement démontré pour le cas actuel.
En examinant, même sommairement, d'un point de vue vraiment philosophique, l'ensemble de la constitution ecclésiastique, on ne saurait être surpris de l'énergique ascendant politique qu'a dû prendre universellement, au moyen-âge, une puissance aussi fortement organisée, également supérieure à tout ce qui l'entourait et à tout ce qui l'avait précédée. Directement fondée sur le mérite intellectuel et moral, qui si long-temps y fut le principe habituel de la plus éminente élévation, à la fois mobile et stable dans la plus juste mesure générale, liant profondément toutes ses diverses parties sans trop comprimer leur propre activité, du moins tant que le système a pu maintenir sa prépondérance, cette admirable hiérarchie devait alors inspirer spontanément, même à ses moindres membres, quand leur caractère personnel était au niveau de leur mission sociale, un juste sentiment de supériorité, quelquefois trop dédaigneuse, envers les organismes grossiers dont ils faisaient temporellement partie, et où tout reposait, au contraire, principalement sur la naissance, modifiée, soit par la fortune, soit par l'aptitude militaire. Quand elle a pu se dégager suffisamment des formes trop imparfaites propres à sa première enfance, l'organisation catholique a, d'une part, attribué graduellement au principe électif une plénitude d'extension jusque alors entièrement inconnue, puisque les choix, toujours restreints, dans les anciennes républiques, à une caste déterminée, ont pu dès lors embrasser ordinairement l'ensemble de la société, sans en excepter les moindres rangs, qui ont alors tant fourni de cardinaux et même de papes: d'une autre part, sous un aspect moins apprécié mais non moins capital, elle a radicalement perfectionné la nature de ce principe politique, en le rendant plus rationnel, par cela seul qu'elle substituait essentiellement désormais le choix réel des inférieurs par les supérieurs à la disposition inverse, jusque alors exclusive, quoique seulement convenable à l'ordre temporel; sans toutefois que cette constitution nouvelle méconnût essentiellement la juste influence consultative que devaient, pour le bien commun, conserver, en de tels cas, les légitimes réclamations des subordonnés. Le mode caractéristique d'élection habituelle à la suprême dignité spirituelle, devra toujours être regardé, ce me semble, comme un véritable chef-d'œuvre de sagesse politique, où les garanties générales de stabilité réelle et de convenable préparation se trouvaient encore mieux assurées que n'eût pu le permettre l'empirique expédient de l'hérédité, tandis que la bonté et la maturité des choix, en tant qu'elles peuvent dépendre de la nature du procédé, y devaient être spontanément favorisées, soit par la haute sagesse des électeurs les mieux appropriés, soit par la faculté, soigneusement ménagée, de laisser surgir, de tous les rangs de la hiérarchie, la capacité la plus propre à présider au gouvernement ecclésiastique, après un indispensable noviciat actif: ensemble de précautions successives vraiment admirable, et pleinement en harmonie avec l'extrême importance de cette éminente fonction, où les philosophes catholiques ont si justement placé le nœud fondamental de tout le système ecclésiastique.
On doit également reconnaître la haute portée politique, jusqu'au déclin du système, de ces institutions monastiques qui, outre leurs incontestables services intellectuels, constituaient certainement l'un des élémens les plus indispensables de cet immense organisme. Spontanément nées du pressant besoin que devaient éprouver, à l'origine du catholicisme, les esprits les plus contemplatifs de se dégager, autant que possible, de l'exorbitante dissipation et de la corruption excessive du monde contemporain, ces institutions spéciales, maintenant connues par les seuls abus des temps de décadence, furent, en général, le berceau nécessaire où s'élaborèrent, long-temps à l'avance, les principales conceptions chrétiennes, soit dogmatiques, soit même pratiques. Leur régime fondamental devint ensuite l'apprentissage permanent de la classe spéculative, dont les membres les plus actifs venaient souvent retremper ainsi l'énergie et la pureté de leur caractère, trop susceptible d'altération par les contacts temporels journaliers; et la fondation ou la réformation des ordres offraient d'ailleurs directement, pour une telle époque, au génie politique, une heureuse issue élémentaire, et un utile exercice continu, qui ne sauraient plus être convenablement appréciés, depuis l'inévitable désorganisation de ce vaste système provisoire d'organisation spirituelle. Enfin, sous l'aspect politique le plus étendu, il est clair que, sans une pareille influence, ce système n'eût pu acquérir, et encore moins conserver, dans les relations européennes, cet attribut de généralité qui lui était indispensable, et qui eût été rapidement absorbé par l'esprit de nationalité vers lequel devait tendre chaque clergé local, si cette milice contemplative, bien mieux placée, par sa nature, au point de vue vraiment universel, n'en eût toujours reproduit spontanément la pensée directe, en donnant aussi, au besoin, l'exemple d'une indépendance qui lui devait être plus facile.
La principale condition d'efficacité commune à toutes les diverses propriétés politiques que je viens de signaler dans la constitution catholique, consistait surtout en cette puissante éducation spéciale du clergé, qui devait alors rendre le génie ecclésiastique habituellement si supérieur à tout autre, non-seulement en lumières de tous genres, mais, au moins autant, en aptitude politique. Car, les modernes défenseurs du catholicisme, en faisant justement valoir, sous le point de vue intellectuel, une telle éducation comme étant, à cette époque, essentiellement au niveau de l'état le plus avancé de la philosophie générale, encore éminemment métaphysique, n'ont point eux-mêmes assez apprécié la haute portée réelle d'un nouvel élément capital qui devait spontanément caractériser la destination sociale de cette éducation, même sans donner lieu à un enseignement formulé, c'est-à-dire l'histoire, alors nécessairement introduite dans les hautes études ecclésiastiques, au moins comme histoire de l'église. Si l'on considère l'incontestable filiation générale qui, surtout aux premiers temps, rattachait intimement le catholicisme, d'une part, au régime romain, d'une autre, à la philosophie grecque, et même, par le judaïsme, aux plus antiques théocraties; si l'on pense à l'intervention continue, de plus en plus importante, que, dès sa naissance, il avait inévitablement exercée dans toutes les principales affaires humaines, on concevra sans peine que, depuis sa plus éminente maturité sous le grand Hildebrand, l'histoire de l'église tendait, au fond, à constituer spontanément, pour cette époque, une sorte d'histoire fondamentale de l'humanité, essentiellement envisagée sous l'aspect social; et ce qu'un semblable point de vue devait évidemment offrir d'étroit, se trouvait alors très heureusement compensé par l'unité de conception et de composition qui en résultait naturellement, et qui ne pouvait, sans doute, être encore autrement obtenue; en sorte que l'on doit cesser d'être surpris que l'origine philosophique des spéculations historiques vraiment universelles soit due au plus noble génie du catholicisme moderne. Il serait, sans doute, inutile de faire ici expressément ressortir l'évidente supériorité politique que l'habitude régulière d'un tel ordre d'études et de méditations devait nécessairement procurer aux penseurs ecclésiastiques, au milieu d'une ignorante aristocratie temporelle, dont la plupart des membres n'attachaient guère d'importance historique qu'à la généalogie de leur maison, sauf l'intérêt accessoire qu'ils pouvaient prendre à quelques incohérentes chroniques, provinciales ou, tout au plus, nationales. Quelque avancée que soit réellement aujourd'hui l'irrévocable décadence, intellectuelle et sociale, du catholicisme, ce privilége caractéristique doit encore s'y faire sentir à un certain degré, parce qu'aucune classe ne s'est disposée jusqu'ici à mieux remplir cette grande attribution philosophique; il est probable, en effet, que, dans les rangs élevés de sa hiérarchie, on continue à trouver plus qu'ailleurs des esprits distingués spontanément susceptibles de se placer convenablement au vrai point de vue de l'ensemble des affaires humaines, quoique la déchéance politique de leur corporation ne leur permette plus de manifester suffisamment, ni même peut-être de cultiver assez, une telle propriété.
Enfin, quelque rapide que doive être cette appréciation, je ne négligerai point d'y signaler, pour la première fois, un dernier caractère de haute philosophie politique, que les plus illustres défenseurs du système catholique ne pouvaient y saisir nettement, et qui, par suite, me semble être resté essentiellement inaperçu jusqu'ici. Il s'agit de l'heureuse discipline fondamentale par laquelle le catholicisme, aux temps de sa grandeur, a directement tenté avec succès de diminuer, autant que possible, les dangers politiques de l'esprit religieux, en restreignant de plus en plus le droit d'inspiration surnaturelle, qu'aucune domination spirituelle fondée sur les doctrines théologiques ne saurait d'ailleurs se dispenser entièrement de consacrer en principe, mais que l'organisation catholique a notablement réduit et entravé par de sages et puissantes prescriptions habituelles, dont l'importance ne saurait être comprise que par comparaison à l'état précédent, et même, en quelque sorte, à l'état suivant. Cette inévitable tendance théologique à de vagues et arbitraires perturbations, individuelles ou sociales, se trouvait nécessairement encouragée, au plus haut degré, sous le régime polythéique, qui, pour ainsi dire, offrait toujours directement quelque divinité disposée à protéger spécialement une inspiration quelconque. Malgré que le monothéisme, en général, ait dû spontanément en réduire aussitôt l'extension, et en modifier radicalement l'exercice, il a pu cependant lui laisser encore un très dangereux essor, comme le témoigne clairement l'exemple des juifs, habituellement inondés de prophètes et d'illuminés, qui d'ailleurs y avaient, jusqu'à un certain point, leur office reconnu, quoique irrégulier. Digne organe nécessaire d'un état mental plus avancé, le catholicisme a graduellement restreint, avec une sagesse trop peu appréciée, le droit direct d'inspiration surnaturelle, en le représentant comme éminemment exceptionnel, en le bornant à des cas de plus en plus graves, à des élus de plus en plus rares, et à des temps de moins en moins rapprochés, en l'assujétissant enfin à des vérifications d'authenticité de plus en plus sévères, soit chez les laïques, soit chez les clercs eux-mêmes, habituellement contenus, en outre, à cet égard comme à tout autre, par l'organisation hiérarchique: son usage régulier et continu a été essentiellement réduit à ce que la nature du système rendait strictement indispensable, aussitôt que toutes les communications divines ont été, en principe, exclusivement réservées d'ordinaire à la suprême autorité ecclésiastique. Cette infaillibilité papale, si amèrement reprochée au catholicisme, constituait donc, à vrai dire, sous un tel point de vue, un très grand progrès intellectuel et social, outre son évidente nécessité pour l'ensemble du régime théologique, où, selon la judicieuse théorie de De Maistre, elle ne formait réellement que la condition religieuse de la juridiction finale, sans laquelle les inépuisables contestations, journellement suscitées par d'aussi vagues doctrines, eussent indéfiniment troublé la société. En ôtant au souverain pontife cette indispensable prérogative, l'esprit d'inconséquence, qui caractérise le protestantisme, bien loin de supprimer le droit d'inspiration divine, tendait directement, au contraire, à l'augmenter beaucoup, et par suite à faire rétrograder, à ce titre comme à tant d'autres, le développement graduel de l'humanité, ainsi que je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant; puisque sa prétendue réformation consistait entièrement, sous ce rapport, à vulgariser de plus en plus cette mystique faculté, et finalement à l'individualiser: ce qui n'eût pu manquer de produire d'immenses désordres, d'abord intellectuels, et ensuite sociaux, si la décadence simultanée de toute théologie quelconque n'en eût alors nécessairement prévenu l'essor spontané, dont les traces rudimentaires sont néanmoins fort appréciables. Du reste, en reconnaissant ici cette importante propriété générale du monothéisme catholique, le lecteur judicieux aura, sans doute, naturellement remarqué l'éclatante confirmation qu'elle présente directement à la proposition capitale de philosophie historique, établie au chapitre précédent, que, dans le passage du polythéisme au monothéisme, l'esprit religieux a réellement subi un inévitable décroissement intellectuel: car, nous voyons ainsi le catholicisme constamment occupé, dans la vie réelle, personnelle ou collective, à augmenter graduellement le domaine habituel de la sagesse humaine aux dépens de celui, jusque alors si étendu, de l'inspiration divine.
Après avoir suffisamment indiqué les vrais principes philosophiques qui doivent présider à un examen approfondi des conditions générales de l'existence sociale du catholicisme, je ne saurais m'arrêter aucunement à la considération des institutions spéciales, quelle qu'en ait dû être l'efficacité réelle pour le développement et le maintien de ce grand organisme. C'est ainsi, par exemple, que je ne dois pas déterminer ici l'importance très grave qu'a présenté, sous ce rapport, l'usage spontané d'une sorte de langue sacrée, par la conservation du latin dans la corporation sacerdotale, quand il eut cessé de rester vulgaire: et, cependant, il n'est pas douteux qu'un tel moyen, systématiquement réglé, a constitué naturellement, à divers titres essentiels, un utile auxiliaire permanent de la puissance catholique, soit au dedans, soit au dehors, en facilitant à la fois sa communication et sa concentration, et même en retardant notablement l'inévitable époque où l'esprit de critique individuelle viendrait graduellement démolir ce noble édifice social, dont les bases intellectuelles étaient si précaires. Mais, évidemment forcé de renvoyer au Traité spécial déjà promis une telle appréciation, et beaucoup d'autres analogues, quel qu'en puisse être l'intérêt réel, je ne dois pas néanmoins éviter de signaler encore deux conditions capitales, l'une morale, l'autre politique, qui, sans être, par leur nature, aussi fondamentales que celles ci-dessus caractérisées, ont toutefois été vraiment indispensables, chacune à sa manière, au plein développement du catholicisme, et devaient, en même temps, résulter spontanément de son entière maturité. Toutes deux étaient impérieusement prescrites par la nature spéciale d'une telle époque et d'un tel système, beaucoup plus que par la nature générale de l'organisation spirituelle; distinction importante, qui doit dominer leur appréciation philosophique, autrement confuse et incohérente.
La première consiste dans l'institution, vraiment capitale, du célibat ecclésiastique, dont le développement, long-temps entravé, et enfin complété par le puissant Hildebrand, a été ensuite justement regardé comme l'une des bases les plus essentielles de la discipline sacerdotale. Il serait entièrement superflu de rappeler ici les motifs assez connus qui, puisés dans la saine appréciation générale de la nature humaine, expliquent son influence nécessaire sur le meilleur accomplissement, intellectuel ou social, des fonctions spirituelles: nous devons même éviter soigneusement d'entamer, d'une manière directe ou indirecte, l'examen de la convenance de cette institution pour le nouveau pouvoir spirituel, ultérieurement destiné à réorganiser les sociétés modernes; cette question délicate, aujourd'hui trop prématurée, serait certainement oiseuse à agiter, et peut-être dangereuse; elle ne saurait être décidée convenablement, d'après une expérience graduelle suffisamment approfondie, que par ce pouvoir lui-même, déjà presque constitué, à l'exemple du catholicisme, quoique beaucoup moins tard. Mais, quant à l'indispensable nécessité relative de cette importante disposition à l'égard du catholicisme, il est aisé de la reconnaître, avec une pleine et irrésistible évidence, malgré tant de sophismes protestans ou philosophiques, même indépendamment des conditions trop manifestes qu'imposait, sous ce rapport, l'exécution journalière des principales fonctions morales du clergé, et surtout de la confession. Il suffit pour cela, en se bornant aux seules considérations politiques, nationales ou européennes, de se représenter convenablement le véritable état général d'une telle société, où, sans le célibat, la hiérarchie catholique n'aurait pu certainement obtenir ou conserver, aux temps mêmes de sa plus grande splendeur, ni l'indépendance sociale ni la liberté d'esprit nécessaires à l'accomplissement suffisant de sa grande mission provisoire. La tendance universelle, encore si prépondérante, à l'inévitable hérédité de toutes les fonctions quelconques, sous la seule exception capitale des fonctions ecclésiastiques, eût alors, sans aucun doute, irrésistiblement entraîné le clergé à l'imitation continue d'aussi puissants exemples, comme le montre clairement l'analyse judicieuse des dispositions contemporaines, si l'heureuse institution du célibat ne l'en eût radicalement préservé, quelle qu'ait pu y être d'ailleurs l'influence réelle du népotisme, toujours nécessairement exceptionnel, et dont la saine appréciation ne fait, au reste, que mieux ressortir le besoin de lutter, avec une continuelle énergie, contre une telle disposition spontanée, qui, si elle eût prévalu, aurait certainement fini par annuler essentiellement la division fondamentale des deux pouvoirs élémentaires, d'après l'imminente transformation graduelle, que les papes ont alors si péniblement contenue, des évêques en barons et des prêtres en chevaliers. On n'a point assez apprécié l'innovation hardie et vraiment fondamentale que le catholicisme a radicalement opérée dans l'organisme social, en supprimant ainsi à jamais l'hérédité sacerdotale, profondément inhérente à l'économie de toute l'antiquité, non-seulement sous le régime théocratique proprement dit, mais aussi chez les Grecs, et même chez les Romains, où les divers offices pontificaux de quelque importance constituaient essentiellement le patrimoine exclusif de quelques familles privilégiées, ou, tout au moins, d'une certaine caste; l'élection, d'ailleurs très circonscrite, n'y ayant obtenu que fort tard une part purement accessoire, par une simple concession graduelle, toujours plus apparente que réelle. Si l'on eût mieux compris de tels antécédens, on eût à la fois senti l'importance et la difficulté de l'immense service politique rendu par le catholicisme, lorsque, en établissant le principe du célibat ecclésiastique, il a posé enfin une insurmontable barrière à cette disposition universelle, dont l'irrévocable abolition, envers des fonctions aussi éminentes, a constitué réellement l'effort le plus décisif contre le système des castes, ultérieurement menacé d'ailleurs dans toutes ses autres parties, d'après la seule influence graduelle de cette grande modification spontanée: nulle autre appréciation spéciale n'est aussi propre peut-être à vérifier combien le système catholique était en avant de la société sur laquelle il devait agir. Je ne saurais m'abstenir, à ce sujet, de signaler incidemment l'inconséquence et la légèreté des aveugles adversaires habituels du catholicisme, qui, en confondant, d'une part, le régime catholique avec celui, si radicalement distinct, des vraies théocraties antiques, lui ont, d'une autre part, simultanément adressé d'amers reproches sur cette institution générale du célibat ecclésiastique, essentiellement destinée, au contraire, par sa nature caractéristique, à rendre la pure théocratie radicalement impossible, en garantissant, d'une manière plus spéciale, à tous les rangs sociaux, le légitime accès des dignités sacerdotales.
Quant à l'autre condition spéciale subsidiaire de l'existence politique du catholicisme au moyen-âge, elle consiste dans la nécessité, fâcheuse mais indispensable, d'une principauté temporelle suffisamment étendue, directement annexée à jamais au chef-lieu général de l'autorité spirituelle, afin de mieux garantir sa pleine indépendance européenne. Envers le nouveau pouvoir intellectuel et moral destiné à diriger la moderne réorganisation sociale, l'examen d'une telle condition serait certainement encore plus oiseux ainsi que plus prématuré, et finalement plus déplacé, que celui de la précédente. Mais, à l'égard du catholicisme, un pareil besoin ne saurait être douteux, en considérant la nature propre de cet organisme et sa principale destination, aussi bien que d'après sa vraie relation politique avec les puissances au sein desquelles il a dû surgir et vivre. Né, comme on l'oublie trop aujourd'hui, dans un état social où les deux pouvoirs élémentaires étaient radicalement confondus, le système catholique eût été alors rapidement absorbé, ou plutôt politiquement annulé par la prépondérance temporelle, si le siége de son autorité centrale se fût trouvé enclavé dans quelque juridiction particulière, dont le chef n'eût pas tardé, suivant la pente primitive vers la concentration de tous les pouvoirs, à s'assujétir le pape comme une sorte de chapelain; à moins de compter naïvement sur la miraculeuse continuité indéfinie d'une suite de souverains comparables au grand Charlemagne, c'est-à-dire, comprenant assez le véritable esprit de l'organisation européenne au moyen-âge, pour être spontanément disposés à toujours respecter convenablement et à protéger dignement la haute indépendance pontificale. Quoique la philosophie théologique, une fois parvenue à l'état de monothéisme, tende naturellement, d'après nos explications antérieures, à déterminer la séparation des deux puissances, elle est nécessairement bien loin de pouvoir le faire avec l'énergie, la spontanéité, et la précision qui devront certainement caractériser, à ce sujet, la philosophie positive, ainsi que je l'indiquerai plus tard: en sorte que son influence, puissante mais vague, ne pouvait, à cet égard, nullement dispenser, comme tant d'autres exemples d'un vain monothéisme l'ont clairement vérifié, du secours continu des conditions purement politiques, parmi lesquelles devait, sans doute, éminemment surgir l'obligation d'une certaine souveraineté territoriale, embrassant une population assez étendue pour, au besoin, se suffire provisoirement à elle-même; de manière à offrir un refuge assuré à tous les divers membres de cette immense hiérarchie, en cas de collision, partielle mais intense, avec les forces temporelles, qui, sans cette imminente ressource extrême, les auraient toujours tenus dans une trop étroite dépendance locale. Le siége spécial de cette principauté exceptionnelle était d'ailleurs nettement déterminé par l'ensemble de sa destination, puisque le centre de l'autorité la plus générale, seule destinée désormais à agir simultanément sur tous les points du monde civilisé, devait évidemment résider dans cette cité unique, si exclusivement propre à lier, par une admirable continuité active, l'ordre ancien à l'ordre nouveau, d'après les habitudes profondément enracinées qui, depuis plusieurs siècles, y rattachaient, de toutes parts, les pensées et les espérances sociales: De Maistre a fait très bien sentir que, dans la célèbre translation à Byzance, Constantin ne fuyait pas moins moralement devant l'Église que politiquement devant les Barbares. Mais, du reste, l'irrécusable nécessité de cette adjonction temporelle à la suprême dignité ecclésiastique n'en doit pas faire oublier les graves inconvéniens, essentiellement inévitables, soit envers l'autorité sacerdotale elle-même, soit pour la partie de l'Europe ainsi réservée à cette sorte d'anomalie politique. La pureté, et même la dignité, du caractère pontifical se trouvaient dès-lors exposées sans cesse à une imminente altération directe, par le mélange permanent des hautes attributions propres à la papauté, avec les opérations secondaires d'un gouvernement provincial; quoique, par suite même, du moins en partie, d'une telle discordance, le pape ait réellement toujours assez peu régné à Rome, sans excepter les plus belles époques du catholicisme, pour n'y pouvoir seulement comprimer suffisamment les factions des principales familles, dont les misérables luttes ont si souvent bravé et compromis son autorité temporelle: l'indispensable élévation de ce grand caractère politique, et sa généralité caractéristique, n'en ont pas moins souffert sans doute, par suite de l'ascendant trop exclusif que devaient ainsi obtenir graduellement les ambitions italiennes, et qui, après avoir favorisé d'abord le développement du système, n'a pas peu contribué ensuite à accélérer sa désorganisation, par les inflexibles rivalités qu'il a dû soulever au loin: sous l'un et l'autre aspect, le chef spirituel de l'Europe a fini par se transformer aujourd'hui en un petit prince italien, électif, tandis que tous ses voisins sont héréditaires, mais d'ailleurs essentiellement préoccupé, comme chacun d'eux, et peut-être même davantage, du maintien précaire de sa domination locale. Quant à l'Italie, quoique son essor intellectuel, et même moral, ait été beaucoup hâté par cet inévitable privilége, elle a dû y perdre essentiellement sa nationalité politique: car les papes ne pouvaient, sans se dénaturer totalement, étendre sur l'Italie entière leur domination temporelle, que l'Europe eût d'ailleurs unanimement empêchée; et cependant la papauté ne devait point, sans compromettre gravement son indispensable indépendance, laisser former, autour de son territoire spécial, aucune autre grande souveraineté italienne: la douloureuse fatalité déterminée par ce conflit fondamental, constitue certainement l'une des plus déplorables conséquences de la condition d'existence que nous venons d'examiner, et qui a ainsi exigé, en quelque sorte, sous un aspect capital, le sacrifice politique d'une partie aussi précieuse et aussi intéressante de la communauté européenne, toujours agitée, depuis dix siècles, par d'impuissans efforts pour constituer une unité nationale, nécessairement incompatible, d'après cette explication, jusqu'à présent inaperçue, avec l'ensemble du système politique fondé sur le catholicisme.
Je devais ici caractériser distinctement les principales conditions d'existence politique du catholicisme, qui, de nature essentiellement statique, concernent directement son organisation propre; parce qu'elles doivent être aujourd'hui plus profondément méconnues par toutes nos diverses écoles dominantes, qui, dans leur inanité philosophique, ne savent rêver la solution sociale que d'après l'ancienne base théologique, et qui cependant refusent radicalement à une telle économie les moyens fondamentaux les plus indispensables à son efficacité réelle; comme je l'ai indiqué au volume précédent, et comme la suite de notre analyse historique l'expliquera spontanément. Les conditions vraiment dynamiques, relatives à la puissance inévitable que devait procurer au catholicisme l'accomplissement continu de son office social, sont, par leur nature, trop manifestes, et, en effet, trop peu contestées d'ordinaire, pour exiger un examen aussi étendu. Nous pourrons donc, en ce qui les concerne, nous borner, à ce sujet, à l'appréciation sommaire de la grande attribution élémentaire de l'éducation générale, qui, d'après un éclaircissement antérieur, constitue nécessairement la plus importante fonction du pouvoir spirituel, et le fondement primitif de toutes ses autres opérations, parmi lesquelles il suffira de considérer ensuite celle qui, dans la vie active, en devait devenir le prolongement le plus naturel et la plus irrésistible conséquence, pour la direction morale de la conduite privée. Quelque intérêt philosophique que dussent certainement offrir beaucoup d'autres considérations analogues, comme, par exemple, l'examen de l'influence politique que devait spécialement procurer à la hiérarchie catholique l'exercice journalier de ses relations naturelles avec toutes les parties simultanées du monde civilisé, en un temps surtout où les diverses puissances temporelles vivaient essentiellement isolées, je suis évidemment forcé, par l'indispensable restriction de notre appréciation historique, de laisser au lecteur tous les développemens de ce genre.
La plupart des philosophes, même catholiques, faute d'une comparaison assez élevée, ont trop peu apprécié l'immense et heureuse innovation sociale graduellement accomplie par le catholicisme, quand il a directement organisé un système fondamental d'éducation générale, intellectuelle et surtout morale, s'étendant rigoureusement à toutes les classes de la population européenne, sans aucune exception quelconque, même envers le servage. Si une intime habitude ne devait essentiellement blaser nos esprits sur cette admirable institution, où l'on n'est plus frappé que du caractère rétrograde qu'elle offre incontestablement aujourd'hui sous le rapport mental; si on la jugeait du point de vue vraiment philosophique convenable à l'étude rationnelle des révolutions successives de l'humanité, chacun sentirait aisément l'éminente valeur sociale d'une telle amélioration permanente, en partant du régime polythéique, qui condamnait invariablement la masse de la population à un inévitable abrutissement, non-seulement à l'égard des esclaves, dont la prédominance numérique est d'ailleurs bien connue, mais encore pour la majeure partie des hommes libres, essentiellement privés de toute instruction réglée, sauf l'influence spontanée tenant au développement des beaux-arts, et celle que devait produire aussi le système des fêtes publiques, complété par les jeux scéniques: il est clair, en effet, que, dans l'antiquité, l'éducation purement militaire, exclusivement bornée, par sa nature, aux hommes libres, pouvait seule être convenablement organisée, et l'était réellement de la manière la plus parfaite. De tels antécédens, judicieusement appréciés, empêcheraient, sans doute, de méconnaître le grand progrès élémentaire réalisé par le catholicisme, imposant spontanément à chaque croyant, avec une irrésistible autorité, le devoir rigoureux de recevoir, et aussi de procurer autant que possible, le bienfait de cette instruction religieuse, qui, saisissant l'individu dès ses premiers pas, et, après l'avoir préparé à sa destination sociale, le suivait d'ailleurs assidûment dans tout le cours de sa vie active, pour le ramener sans cesse à la juste application de ses principes fondamentaux, par un ensemble admirablement combiné d'exhortations directes, générales ou spéciales, d'exercices individuels ou communs, et de signes matériels convergeant très bien vers l'unité d'impression. En se reportant convenablement à ce temps, on ne tardera point à sentir que, même sous l'aspect intellectuel, ces modestes chefs-d'œuvre de philosophie usuelle qui formaient le fond des catéchismes vulgaires, étaient alors, en réalité, tout ce qu'ils pouvaient être essentiellement, quelque arriérés qu'ils doivent maintenant nous sembler à cet égard; car ils contenaient ce que la philosophie théologique proprement dite, parvenue à l'état de monothéisme, pouvait offrir de plus parfait, à moins de sortir radicalement d'un tel régime mental, ce qui certes était encore éminemment chimérique: la seule philosophie un peu plus avancée, à cet égard, qui existât déjà, était, comme on l'a vu, purement métaphysique, et, à ce titre, nécessairement impropre, par sa nature anti-organique, à passer utilement dans la circulation générale, où, d'après l'expérience pleinement décisive des siècles antérieurs, elle n'aurait, évidemment, pu instituer finalement qu'un funeste scepticisme universel, incompatible avec tout vrai gouvernement spirituel de l'humanité; quant aux précieux rudimens scientifiques graduellement élaborés dans l'immortelle école d'Alexandrie, ils étaient, sans aucun doute, beaucoup trop faibles, trop isolés, et trop abstraits, pour devoir pénétrer, à un degré quelconque, dans une telle éducation commune, quand même l'esprit fondamental du système ne les eût pas implicitement repoussés. Mieux on scrutera l'ensemble de cette mémorable organisation, plus on sera choqué de l'irrationnelle et profonde injustice que présente l'aveugle accusation absolue, tant répétée contre le catholicisme, d'avoir, sans distinction d'époques, toujours tendu à étouffer le développement populaire de l'intelligence humaine, dont il fut si long-temps, au contraire, le promoteur le plus efficace: le reproche banal du protestantisme, quant à la sage prohibition de l'église romaine relativement à la lecture indiscrète et vulgaire des livres sacrés empruntés au judaïsme, ne devrait pas être servilement reproduit par les philosophes impartiaux, qui, n'étant point retenus, comme les docteurs catholiques, par un respect forcé pour cette dangereuse habitude, pourraient franchement proclamer les graves inconvéniens, intellectuels et sociaux, radicalement inhérens à une telle pratique, qui, résultée du besoin logique de constituer au monothéisme une continuité indéfinie, tendait, chez la plupart des esprits ordinaires, à ériger en type social la notion rétrograde d'une antique théocratie, si antipathique aux vraies nécessités essentielles du moyen-âge. L'exacte interprétation générale des faits montre alors, au contraire, dans le clergé catholique, une disposition constante à faire universellement pénétrer toutes les lumières quelconques qu'il avait lui-même reçues, bien loin d'imiter, à cet égard, la concentration systématique propre au régime vraiment théocratique: et c'était là une suite inévitable de la division fondamentale des deux pouvoirs élémentaires, qui, dans l'intérêt même de sa légitime domination, conduisait cette hiérarchie à exciter partout un certain degré de développement intellectuel, sans lequel sa puissance générale n'aurait pu trouver un point d'appui suffisant. Au reste, il ne s'agit point directement, en ce moment, de l'appréciation mentale, ni même morale, naturellement examinée ci-après, de ce système général de l'éducation catholique, où nous ne devons maintenant considérer surtout que la haute influence politique qu'il procurait nécessairement à la hiérarchie sacerdotale, et qui devait évidemment résulter de l'ascendant spontané que tendent à conserver indéfiniment les directeurs primitifs de toute éducation réelle, quand elle n'est point bornée à la simple instruction; ascendant immédiat et général, inhérent à cette grande attribution sociale, abstraction faite d'ailleurs du caractère spécialement sacré de l'autorité spirituelle au moyen-âge, et des terreurs superstitieuses qui s'y rattachaient. Simultanément héritier, dès l'origine, de l'empirique sagesse des théocraties orientales, et des ingénieuses études de la philosophie grecque, le clergé catholique a dû ensuite s'appliquer inévitablement, avec une opiniâtre persévérance, à l'exacte investigation de la nature humaine, individuelle ou sociale, qu'il a réellement approfondie autant que peuvent le comporter des observations irrationnelles, dirigées ou interprétées par de vaines conceptions théologiques ou métaphysiques. Or, une telle connaissance, où sa supériorité générale était hautement irrécusable, devait éminemment favoriser son ascendant politique, puisque, dans un état quelconque de la société, elle constitue naturellement, de toute nécessité, la première base intellectuelle directe d'un pouvoir spirituel; les autres sciences ne pouvant obtenir, à cet égard, d'efficacité réelle que par leur indispensable influence rationnelle sur l'extension et l'amélioration de ces spéculations, politiquement prépondérantes, relatives à l'homme et à la société.
On doit enfin concevoir l'institution, vraiment capitale, de la confession catholique, comme destinée à régulariser une importante fonction élémentaire du pouvoir spirituel, à la fois suite inévitable et complément nécessaire de cette attribution fondamentale que nous venons de considérer: car il est, d'une part, impossible que les directeurs réels de la jeunesse ne deviennent point spontanément, à un degré quelconque, les conseillers habituels de la vie active; et, d'une autre part, sans un tel prolongement d'influence morale, l'efficacité sociale de leurs opérations primitives ne saurait être suffisamment garantie, en vertu de leur aptitude exclusive à surveiller l'exécution journalière des principes de conduite qu'ils ont ainsi enseignés: il eût été d'ailleurs évidemment absurde que cette institution conservât indéfiniment les formes puériles, et même dangereuses, rappelées par l'étymologie d'une telle dénomination, et qui avaient dû subsister jusqu'à ce que la hiérarchie pût être suffisamment constituée. Rien ne peut, sans doute, mieux caractériser l'irrévocable décadence de l'ancienne organisation spirituelle, que la dénégation systématique, si ardemment propagée depuis trois siècles, d'une condition d'existence aussi simple et aussi évidente, ou la désuétude spontanée, non moins significative, d'un usage aussi bien adapté aux besoins élémentaires de notre nature morale, l'épanchement et la direction, qui, en principe, ne pouvaient certes être plus convenablement satisfaits que par la subordination volontaire de chaque croyant à un guide spirituel, librement choisi dans une vaste et éminente corporation, à la fois apte d'ordinaire à donner d'utiles avis et presque toujours incapable, par son heureuse position spéciale, désintéressée sans être indifférente, d'abuser d'une confiance qui constituait la seule base, constamment facultative, d'une telle autorité personnelle. Si l'on refuse, en effet, au pouvoir spirituel une semblable influence consultative sur la vie humaine, quelle véritable attribution sociale pourrait-il lui rester, qui ne puisse être encore plus justement contestée? Les puissans effets moraux de cette belle institution pour purifier par l'aveu et rectifier par le repentir, ont été si bien appréciés des philosophes catholiques, que nous sommes ici heureusement dispensés, à cet égard, de toute explication spéciale, au sujet d'une fonction qui a si utilement remplacé la discipline grossière et insuffisante, également précaire et tracassière, d'après laquelle, sous le régime polythéique, le magistrat s'efforçait si vainement de régler les mœurs par d'arbitraires prescriptions, en vertu de la confusion fondamentale des deux ordres des pouvoirs humains. Nous n'avons à l'envisager maintenant que comme une indispensable condition d'existence politique inhérente au gouvernement spirituel, quels qu'en soient la nature et le principe, et sans laquelle il ne pourrait suffisamment remplir son office caractéristique, qui doit y trouver simultanément ses informations élémentaires et ses premiers moyens moraux. Les graves abus qu'elle a produits, même aux plus beaux temps du catholicisme, doivent être bien moins rapportés à l'institution elle-même, abstraitement conçue, qu'à la nature vague et absolue de la philosophie théologique, seule susceptible, de toute nécessité, de constituer alors la base très imparfaite, soit moralement ou mentalement, de l'organisation spirituelle. Il résultait forcément, en effet, d'une telle situation, l'inévitable obligation de ce droit, en réalité presque arbitraire malgré les meilleurs réglemens, d'absolution religieuse, au sujet duquel les plus légitimes réclamations ne sauraient empêcher l'irrésistible besoin pratique de cette faculté continue, sans laquelle, à l'imminent péril de l'individu et de la société, une seule faute capitale aurait constamment déterminé un irrévocable désespoir, dont les suites habituelles auraient tendu à convertir bientôt cette salutaire discipline en un principe nécessaire d'incalculables perturbations.
Après avoir, par l'ensemble des considérations précédentes, suffisamment ébauché désormais l'appréciation politique du catholicisme, en ce qui concerne les conditions fondamentales du gouvernement spirituel, celles qui, par leur nature, doivent toujours se manifester, à un degré et sous une forme d'ailleurs variables, dans une véritable organisation morale distincte, quel qu'en puisse être le principe, il nous reste encore, pour achever de connaître assez ce grand organisme du moyen-âge, de manière à bien comprendre les exigences réelles, soit de son existence passée, soit de sa vaine restauration ultérieure, à signaler aussi, par l'indication rapide mais caractéristique d'un point de vue plus spécial, ses principales conditions purement dogmatiques, afin de faire sentir que des croyances théologiques secondaires, aujourd'hui communément regardées comme socialement indifférentes, étaient cependant indispensables à la pleine efficacité politique de ce système factice et complexe, dont l'admirable mais passagère unité résultait péniblement de la laborieuse convergence d'une multitude d'influences hétérogènes, en sorte qu'une seule d'entre elles, profondément ruinée, tendait à entraîner spontanément une inévitable désorganisation, totale quoique graduelle.
Nous avons déjà reconnu, à ce sujet, à la fin du chapitre précédent, que le strict monothéisme, tel que le rêvent nos déistes, serait à la fois d'un usage impraticable et d'une application stérile: et tout philosophe impartial qui tentera convenablement de mesurer, pour ainsi dire, la dose fondamentale de polythéisme que le catholicisme a dû nécessairement conserver en la régularisant d'après son principe propre, reconnaîtra qu'elle fut, en général, aussi réduite que le comportent essentiellement les besoins inévitables, intellectuels ou sociaux, du véritable esprit théologique. Mais nous devons, en outre, considérer maintenant, dans le catholicisme, les plus importans des divers dogmes accessoires, qui, dérivés, plus ou moins spontanément, de la conception théologique caractéristique, en ont constitué surtout des développemens plus ou moins indispensables à l'entier accomplissement de sa grande destination provisoire pour l'évolution sociale de l'humanité.
La tendance, éminemment vague et mobile, qui caractérise spontanément, même à l'état de monothéisme, les conceptions théologiques, devrait profondément compromettre, de toute nécessité, leur efficacité sociale, en exposant, d'une manière presque indéfinie, dans la vie réelle, les préceptes pratiques dont elles sont la base à des modifications essentiellement arbitraires, déterminées par les diverses passions humaines, si cet imminent péril continu n'était régulièrement conjuré par une active surveillance fondamentale du pouvoir spirituel correspondant. C'est pourquoi la soumission d'esprit, évidemment indispensable, à un certain degré, à toute organisation quelconque du gouvernement moral de l'humanité, avait besoin d'être beaucoup plus intense sous le régime théologique, qu'elle ne devra le devenir, comme je l'indiquerai plus tard, sous le régime positif, où la nature des doctrines pousse d'elle-même à une convergence presque suffisante, et n'exige, par suite, qu'un recours bien moins spécial et moins fréquent à l'autorité interprétative ou directrice. Ainsi, le catholicisme, afin de constituer et de maintenir l'unité nécessaire à sa destination sociale, a dû contenir autant que possible le libre essor individuel, inévitablement discordant, de l'esprit religieux, en érigeant directement la foi la plus absolue en premier devoir du chrétien; puisque, en effet, sans une telle base, toutes les autres obligations morales perdaient aussitôt leur seul point d'appui. Si cette évidente nécessité du système catholique tendait réellement, suivant l'accusation banale, à fonder l'empire du clergé bien plus que celui de la religion, l'école positive, avec la pleine indépendance qui la caractérise, et que ne pouvaient manifester les philosophes catholiques au sujet des vices radicaux de leurs propres doctrines, ne doit pas craindre aujourd'hui de reconnaître hautement que cette substitution tant reprochée avait dû être, au fond, essentiellement avantageuse à la société; car la principale utilité pratique de la religion a dû alors consister réellement à permettre l'élévation provisoire d'une noble corporation spéculative, éminemment apte, comme je l'ai expliqué, par la nature de son organisation, à diriger heureusement, pendant sa période ascensionnelle, les opinions et les mœurs, quoique condamnée ensuite à une irrévocable décadence, non par les défauts essentiels de sa constitution propre, mais précisément, au contraire, par l'inévitable imperfection d'une telle philosophie, dont l'ascendant mental et social devait être purement provisoire, comme le reste de ce volume le rendra, j'espère, de plus en plus incontestable. Cette indispensable considération générale doit toujours dominer désormais toute appréciation vraiment rationnelle du catholicisme, aussi bien sous l'aspect purement dogmatique que sous le point de vue directement politique; elle peut seule conduire à saisir le véritable caractère de certaines croyances, dangereuses sans doute, mais imposées par la nature ou les besoins du système, et qui n'ont jamais pu être jusqu'ici philosophiquement jugées; elle doit enfin faire spontanément comprendre l'importance capitale que tant d'esprits supérieurs ont jadis attachée à certains dogmes spéciaux, qu'un examen superficiel dispose maintenant à proclamer inutiles à la destination finale, mais qui, au fond, étaient d'ordinaire intimement liés aux exigences réelles soit de l'unité ecclésiastique, soit de l'efficacité sociale.
Dans le Traité spécial déjà promis, un tel esprit philosophique expliquera facilement plus tard l'irrécusable nécessité relative, intellectuelle ou sociale, des dogmes les plus amèrement reprochés au catholicisme, et qui, à raison même de cette intime obligation, ont dû, en effet, puissamment contribuer ensuite à sa décadence, en soulevant partout contre lui d'énergiques répugnances, à la fois mentales et morales. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut aisément concevoir l'arrêt fondamental, aussi indispensable que douloureux, qui imposait directement la foi catholique comme une condition rigoureuse du salut éternel, et sans lequel, en effet, il est évident que rien ne pouvait plus contenir la divergence spontanée des croyances théologiques, à moins de recourir sans cesse à une intervention temporelle bientôt illusoire: et, néanmoins, cette fatale prescription, qui conduit inévitablement à la damnation de tous les hétérodoxes quelconques, même involontaires, a dû sans doute, justement exciter, plus qu'aucune autre, au temps de l'émancipation, une profonde indignation unanime; car rien peut-être n'est aussi propre à confirmer, sous le rapport moral, cette destination purement provisoire si clairement inhérente, sous l'aspect mental, à toutes les doctrines religieuses, alors graduellement amenées à convertir un ancien principe d'amour en un motif final de haine insurmontable, comme on le verrait désormais de plus en plus, depuis la dispersion des croyances, si leur activité sociale ne tendait enfin vers une extinction totale et commune. Le fameux dogme de la condamnation originelle de l'humanité tout entière, qui, moralement, est encore plus radicalement révoltant que le précédent, constituait aussi un élément nécessaire de la philosophie catholique, non-seulement par sa relation spontanée à l'explication théologique des misères humaines, qui en a reproduit, en tant d'autres systèmes religieux, le germe essentiel, mais aussi, d'une manière plus spéciale, pour motiver convenablement la nécessité générale d'une rédemption universelle, sur laquelle repose toute l'économie de la foi catholique. De même, il serait facile de reconnaître que l'institution, si amèrement critiquée, du purgatoire fut, au contraire, très heureusement introduite dans la pratique sociale du catholicisme, à titre d'indispensable correctif fondamental de l'éternité des peines futures: car, autrement, cette éternité, sans laquelle les prescriptions religieuses ne pouvaient être efficaces, eût évidemment déterminé souvent ou un relâchement funeste ou un effroyable désespoir, également dangereux l'un et autre pour l'individu et pour la société, et entre lesquels le génie catholique est parvenu à organiser cette ingénieuse issue, qui permettait de graduer immédiatement, avec une scrupuleuse précision, l'application effective du procédé religieux aux convenances de chaque cas réel; quels qu'aient dû être d'ailleurs les abus ultérieurs d'un expédient aussi arbitraire, on n'y doit pas moins voir l'une des conditions usuelles imposées par la nature du système, comme je l'ai indiqué ci-dessus quant au droit d'absolution. Parmi les dogmes plus spéciaux, un examen analogue mettrait en pleine évidence la nécessité politique du caractère intimement divin attribué au premier fondateur, réel ou idéal, de ce grand système religieux, par suite de la relation profonde, incontestable quoique jusqu'ici mal démêlée, d'une telle conception avec l'indépendance radicale du pouvoir spirituel, ainsi spontanément placé sous une inviolable autorité propre, invisible mais directe; tandis que, dans l'hypothèse arienne, le pouvoir temporel, en s'adressant immédiatement à la providence commune, devait être bien moins disposé à respecter la libre intervention du corps sacerdotal, dont le chef mystique était alors bien moins éminent. On ne peut aujourd'hui se former une juste idée des immenses difficultés de tout genre qu'a dû si long-temps combattre le catholicisme pour organiser enfin la séparation fondamentale des deux pouvoirs élémentaires; et, par suite, on apprécie très imparfaitement les ressources diverses que cette grande lutte a exigées, et entre lesquelles figure, au premier rang, une telle apothéose, qui tendait à relever extrêmement la dignité de l'église aux yeux des rois, pendant que, d'un autre côté, une rigoureuse unité divine aurait trop favorisé, en sens inverse, la concentration de l'ascendant social: aussi l'histoire nous manifeste-t-elle alors, d'une manière très variée et fort décisive, la secrète prédilection opiniâtre de la plupart des rois pour l'hérésie d'Arius, où leur instinct de domination sentait confusément un puissant moyen de diminuer l'indépendance pontificale et de favoriser la prépondérance sociale de l'autorité temporelle. Le dogme célèbre de la présence réelle, qui, malgré son étrangeté mentale, ne constituait, au fond, qu'une sorte de prolongement spontané du dogme précédent, comportait évidemment, au plus haut degré, la même efficacité politique, en attribuant au moindre prêtre un pouvoir journalier de miraculeuse consécration, qui devait le rendre éminemment respectable à des chefs dont la puissance matérielle, quelle qu'en fut l'étendue, ne pouvait jamais aspirer à d'aussi sublimes opérations: en un mot, outre l'excitation toujours nouvelle que la foi devait en recevoir continuellement, une telle croyance rendait le ministère ecclésiastique plus irrécusablement indispensable; tandis qu'avec des conceptions plus simples et un culte moins spécial, les magistrats temporels, tendant sans cesse à la suprématie, auraient aisément conçu la pensée de se passer essentiellement de l'intervention sacerdotale, sous la seule condition d'une vaine orthodoxie, comme la décomposition graduelle du christianisme l'a montré de plus en plus dans le cours des trois derniers siècles. Si, après avoir ainsi considéré l'ensemble dogmatique du catholicisme, on soumettait à une appréciation analogue le culte proprement dit, qui n'en était qu'une conséquence nécessaire et une inévitable manifestation permanente, on y vérifierait, d'une manière plus ou moins prononcée, outre d'importans moyens moraux d'action individuelle et d'union sociale, une semblable destination politique, qu'il suffira d'indiquer ici rapidement pour la pratique la plus capitale; sans parler même de ces mémorables sacremens, dont la succession graduelle, très rationnellement combinée, devait solennellement rappeler à chaque croyant, aux plus grandes époques de sa vie, et dans tout son cours régulier, l'esprit fondamental du système universel, par des signes spécialement adaptés au vrai caractère de chaque situation. Mentalement envisagée, la messe catholique offre, sans doute, un aspect très peu satisfaisant, puisque la raison humaine n'y saurait voir, à vrai dire, qu'une sorte d'opération magique, terminée par l'accomplissement d'une pure évocation, réelle quoique mystique: mais, au contraire, du point de vue social, on y doit reconnaître, à mon gré, une très heureuse invention de l'esprit théologique, destinée à réaliser la suppression universelle et irrévocable des sanglans ou atroces sacrifices du polythéisme, en donnant le change, par un sublime subterfuge, à ce besoin instinctif du sacrifice, qui est nécessairement inhérent à tout régime religieux, et que satisfaisait ainsi chaque jour, au-delà de toute possibilité antérieure, l'immolation volontaire de la plus précieuse victime imaginable.
Quelque imparfaites que doivent être nécessairement d'aussi sommaires indications sur les divers articles essentiels du dogme et du culte catholiques, dont l'appréciation plus développée serait ici déplacée, elles suffiront, j'espère, pour faire déjà sentir, à tous les vrais philosophes, la nature et l'importance d'un tel ordre de considérations, en attendant l'examen ultérieur ci-dessus annoncé. Plus on approfondira, dans cet esprit positif, l'étude générale du catholicisme au moyen-âge, mieux on s'expliquera l'immense intérêt, non moins social que mental, qu'inspiraient alors universellement tant de mémorables controverses, au milieu desquelles d'éminens génies ont su faire graduellement surgir l'admirable organisation catholique, quoique une superficielle critique les fasse aujourd'hui généralement regarder comme ayant dû toujours être aussi indifférentes qu'elles le sont spontanément devenues depuis l'inévitable décadence du système correspondant. Les infatigables efforts de tant d'illustres docteurs ou pontifes pour combattre l'arianisme, qui tendait nécessairement à ruiner l'indépendance sacerdotale, leurs luttes, non moins capitales, contre le manichéisme, qui menaçait directement l'économie fondamentale du catholicisme, en voulant y substituer le dualisme à l'unité, et beaucoup d'autres débats justement célèbres, n'étaient certes point alors plus dépourvus de destination sérieuse et profonde, même politique, que les contestations les plus agitées de nos jours, et qui paraîtraient peut-être, dans un avenir moins lointain, tout aussi étranges, à des philosophes incapables de discerner les graves intérêts sociaux dissimulés par les thèses mal conçues dont notre siècle est inondé. Une médiocre connaissance de l'histoire ecclésiastique devrait assurément confirmer cette maxime évidente de la saine philosophie, qui établit directement la haute impossibilité que de telles controverses, ardemment poursuivies, pendant plusieurs siècles, par les meilleurs esprits contemporains, et inspirant la plus vive sollicitude à toutes les nations civilisées, fussent radicalement dénuées de signification réelle, mentale ou sociale: et, en effet, les historiens catholiques ont justement noté que toutes les hérésies de quelque importance se trouvaient habituellement accompagnées de graves aberrations morales ou politiques, dont la filiation logique serait presque toujours facile à établir, d'après des considérations analogues à celles que je viens d'indiquer pour les cas principaux.
Telle est donc la faible ébauche, à laquelle je suis obligé de me borner ici, pour la juste appréciation politique de cet immense et admirable organisme, éminent chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, graduellement élaboré, pendant dix siècles, sous des modes très variés mais tous solidaires, depuis le grand saint Paul, qui en a d'abord conçu l'esprit général, jusqu'à l'énergique Hildebrand, qui en a coordonné enfin l'entière constitution sociale; les développemens intermédiaires ayant d'ailleurs exigé, dans ce vaste intervalle, le puissant concours, intellectuel et moral, si divers et si actif, de tous les hommes supérieurs dont notre espèce pouvait alors s'honorer, les Augustin, les Ambroise, les Jérôme, les Grégoire, etc., dont l'unanime tendance vers la fondation d'une telle unité générale, quoique souvent entravée par l'ombrageuse médiocrité du vulgaire des rois, fut presque toujours hautement secondée par tous les souverains doués d'un vrai génie politique, comme l'immortel Charlemagne, l'illustre Alfred, etc. Après avoir ainsi caractérisé le régime monothéique du moyen-âge relativement à l'organisation spirituelle qui en constituait le principal fondement, il devient facile de procéder maintenant, d'une manière très sommaire mais pleinement suffisante, à l'examen philosophique de l'organisation temporelle correspondante, afin que, l'analyse politique d'un tel régime étant dès-lors complétée, nous puissions ensuite le considérer surtout sous le rapport purement moral, et enfin sous l'aspect mental.
Les nombreuses tentatives d'appréciation philosophique auxquelles a donné lieu jusqu'ici l'ordre temporel du moyen-âge, lui ont toujours laissé un caractère essentiellement fortuit, en y attribuant une influence démesurée aux invasions germaniques, d'où il semblerait ainsi exclusivement émané. Il importe beaucoup à la saine philosophie politique de rectifier totalement cette irrationnelle conception, qui tend à interrompre radicalement, dans l'un de ses termes les plus remarquables, l'indispensable continuité de la grande série sociale. Or, cette rectification capitale résulte directement, avec une heureuse spontanéité, comme je vais l'indiquer, de notre théorie fondamentale du développement social, suivant laquelle on pourrait presque construire à priori les principaux attributs distinctifs d'un tel régime, d'après le système romain, modifié par l'influence catholique, dont l'avènement graduel, désormais pleinement motivé par l'ensemble de nos explications antérieures, ne doit plus certes conserver maintenant rien d'accidentel: on peut, du moins, ainsi reconnaître aisément que, sans les invasions, le seul poids des divers antécédens eût naturellement constitué, en occident, vers cette époque, un système politique essentiellement analogue au système féodal proprement dit.
A la vérité, une rationnalité moins exigeante pourrait suggérer la pensée d'ôter à ce grand spectacle historique ce caractère fortuit qui le dénature dans les conceptions actuelles, en se bornant, par un procédé bien plus facile, mais beaucoup moins satisfaisant, à montrer seulement que ces mémorables invasions successives, loin d'être aucunement accidentelles, devaient nécessairement résulter de l'extension finale de la domination romaine. Quoique une telle considération ne puisse, en elle-même, nullement suffire ici à notre but principal, il convient cependant de la signaler d'abord, à titre d'éclaircissement accessoire et préliminaire pour l'ensemble temporel du moyen-âge. Or, en appliquant convenablement les principes établis, dans le chapitre précédent, sur les limites nécessairement posées à l'agrandissement progressif de l'empire romain, il est aisé de reconnaître, en général, que cet empire devait être inévitablement borné, d'un côté, par les grandes théocraties orientales, trop éloignées, et surtout trop peu susceptibles, par leur nature, d'une véritable incorporation; d'un autre côté, en occident surtout, par les peuples, chasseurs ou pasteurs, qui, n'étant point encore vraiment domiciliés, ne pouvaient être proprement conquis: en sorte que, vers le temps de Trajan ou des Antonins, ce système avait essentiellement acquis toute l'étendue réelle qu'il pouvait comporter, et que devait bientôt suivre une irrésistible réaction. Sous le second aspect, qui doit naturellement prévaloir au sujet de cette réaction, il est clair, en effet, que l'état pleinement agricole et sédentaire n'est pas moins indispensable chez les vaincus que chez les vainqueurs pour l'entière efficacité de tout vrai système de conquête, auquel échappe spontanément, à moins d'une destruction radicale, toute population nomade, toujours disposée, dans ses défaites, à chercher ailleurs un refuge assuré, d'où elle doit tendre ensuite à revenir à son point de départ, avec d'autant plus d'intensité qu'elle aura été graduellement plus refoulée. D'après un tel mécanisme nécessaire, si bien expliqué par Montesquieu, les invasions, quoique moins systématiques, ne furent point, en réalité, plus accidentelles que les conquêtes qui les avaient provoquées; puisque ce refoulement graduel, en gênant de plus en plus les conditions d'existence des peuples nomades, devait finir par hâter beaucoup leur transition spontanée à la vie agricole; et alors le mode d'exécution le plus naturel devait être, sans doute, au lieu des pénibles travaux qu'eût exigés ce nouvel établissement dans leurs retraites si peu convenables, de s'emparer, dans les parties adjacentes de l'empire, de territoires très favorables et déjà préparés, dont les possesseurs, de plus en plus énervés par l'extension même de cette domination, devenaient de plus en plus incapables de résister à cette énergique tendance. Le développement effectif de cette inévitable réaction ne fut pas, à vrai dire, moins graduel que celui de l'action principale; et l'on n'en juge d'ordinaire autrement que par suite d'une disposition irrationnelle à ne considérer que les invasions pleinement heureuses: une judicieuse exploration montre, au contraire, que ces envahissemens avaient réellement commencé, sur une grande échelle, plusieurs siècles avant que Rome eût acquis son principal ascendant européen; seulement ils ne sont devenus susceptibles de succès permanens que par l'épuisement croissant de l'énergie romaine, après que l'empire eut été suffisamment agrandi. Cette tendance progressive était alors un résultat tellement spontané de la situation générale du monde politique, qu'elle avait donné lieu, long-temps avant le cinquième siècle, à d'irrésistibles concessions, de plus en plus importantes, soit par l'incorporation directe des barbares aux armées romaines, soit par l'abandon volontaire de certaines provinces, sous la condition naturelle de contenir les nouveaux prétendans. Quoique notre attention philosophique doive rester concentrée sur l'élite de l'humanité, comme je l'ai motivé au début de ce volume, il était cependant nécessaire d'apprécier ici sommairement cette immense réaction fondamentale, qui, bien plus vaste et plus durable qu'on ne le conçoit communément, a suscité, au moyen-âge, le principal essor permanent de l'activité militaire, ainsi que je vais l'expliquer.
En comparant, dans leur ensemble, l'ordre féodal et l'ordre romain, on reconnaît aisément que, malgré l'inévitable prolongation générale du régime essentiellement militaire, ce système avait partout subi, au moyen-âge, une transformation capitale, suite spontanée de la nouvelle situation du monde civilisé, et principe temporel des modifications universelles de la constitution sociale. On voit ainsi, en effet, que l'activité militaire, quoique toujours très développée, tendait à perdre de plus en plus le caractère éminemment offensif qu'elle avait jusque alors conservé, pour se réduire graduellement à un caractère purement défensif; comme peuvent déjà le faire présumer les remarques habituelles de tous les historiens judicieux sur le contraste frappant, propre à l'organisation féodale, entre son aptitude défensive très prononcée et son peu d'efficacité offensive. Sans doute, le catholicisme a puissamment influé sur cette heureuse transformation, où je signalerai bientôt sa participation générale: mais il n'eût pu la déterminer entièrement, si elle n'eût d'abord résulté spontanément de l'ensemble des antécédens, aussi bien que le catholicisme lui-même, à l'essor duquel elle était d'ailleurs indispensable à un certain degré. Or, on ne saurait douter que cette modification radicale ne dût être nécessairement produite enfin par l'extension même de la domination romaine; puisque, quand une fois le système de conquête eut acquis toute la plénitude dont il était susceptible, il fallait bien que les principaux efforts militaires se tournassent habituellement vers une conservation, devenue leur seul objet capital, et de plus en plus menacée par l'énergie croissante des nations qui n'avaient pu être conquises, comme je viens de l'expliquer: il serait difficile de concevoir une plus irrécusable nécessité. Telle est donc la source, éminemment naturelle, du nouveau caractère général que doit alors prendre l'organisation temporelle, et qui, d'après ce principe évident, cesse assurément de pouvoir présenter rien d'accidentel. Il résulte, en effet, de cette différence fondamentale, que la constitution sociale, toujours essentiellement militaire, ayant dû s'adapter à cette nouvelle destination, a dû graduellement subir la transformation qui distingue le mieux, dans l'opinion commune, le régime féodal proprement dit, en faisant de plus en plus prévaloir la dispersion politique sur une concentration dont le maintien devenait continuellement plus difficile, en même temps que son but principal avait réellement cessé d'exister: car, l'une de ces tendances n'est pas moins convenable à la défense, où chacun doit exercer une participation directe, spéciale, et actuelle, que l'autre ne l'est à la conquête, qui exige, au contraire, la subordination profonde et continue de toutes les opérations partielles à l'impulsion directrice. C'est ainsi que chaque chef militaire, se tenant constamment disponible pour la défense territoriale, qui ne pouvait cependant imposer habituellement une activité soutenue, a tendu spontanément à ériger un pouvoir presque indépendant, sur la portion de pays qu'il était capable de protéger suffisamment, à l'aide des guerriers qui s'attachaient à sa fortune, et dont le gouvernement journalier devait former sa principale occupation sédentaire, à moins que l'extension de sa puissance ne lui eût déjà permis de les récompenser eux-mêmes par de moindres concessions de même espèce, quelquefois susceptibles, à leur tour, d'être ultérieurement subdivisées, suivant l'esprit général du système. Abstraction faite des invasions germaniques, on peut aisément reconnaître, dans le système purement romain, depuis l'entier agrandissement de l'empire, cette tendance élémentaire au démembrement universel de l'ancien pouvoir, par les efforts très prononcés de la plupart des gouverneurs pour la conservation indépendante de leurs offices territoriaux, et même pour s'assurer directement une hérédité qui constituait le prolongement naturel et le gage le plus certain d'une telle indépendance. Une semblable tendance se fait nettement sentir jusque dans l'empire d'Orient, quoique si long-temps préservé de toute invasion sérieuse. La mémorable centralisation passagère, dont Charlemagne fut si justement destiné à devenir le noble organe, devait être le résultat naturel, mais fugitif, de la prépondérance générale des mœurs féodales, consommant, par l'acte le plus décisif, la séparation politique de l'Occident envers l'empire, dès-lors irrévocablement relégué en Orient, et préparant directement l'uniforme propagation ultérieure du système de féodalité, sans pouvoir d'ailleurs nullement contenir ensuite la tendance dispersive qui en constituait l'esprit. Enfin, le dernier attribut caractéristique de l'ordre féodal, celui qui concerne la modification radicale du sort des esclaves, résulte aussi nécessairement, avec non moins d'évidence, de ce changement fondamental dans la situation militaire, qui devait spontanément provoquer la transformation graduelle de l'esclavage antique en servage proprement dit, d'ailleurs si heureusement consolidée et perfectionnée par l'influence catholique, comme je l'indiquerai ci-après. Déjà, M. Dunoyer, dans l'utile et consciencieux ouvrage qu'il a publié en 1825, a très judicieusement apprécié, le premier, d'après une belle observation historique, l'importante amélioration que la condition générale des esclaves avait dû indirectement éprouver, par une suite naturelle de l'extension de la domination romaine, qui, resserrant et reculant de plus en plus le champ fondamental de la traite, toujours essentiellement extérieure à l'empire, devait la rendre graduellement plus rare et plus difficile, et finalement presque impossible. Or, il est évident que cette abolition continue de la principale traite, en réduisant le commerce des esclaves au seul mouvement intérieur, devait nécessairement tendre peu à peu à déterminer la transformation universelle de l'esclavage en servage, chaque famille se trouvant dès-lors involontairement conduite à attacher bien plus de prix à la conservation indéfinie de ses propres esclaves héréditaires, dont le renouvellement habituel ne pouvait plus être pleinement facultatif: en un mot, la cessation de la traite extérieure devait entraîner bientôt celle de la vente intérieure; et, par suite, les esclaves, désormais invariablement attachés à la maison ou à la terre, devenaient de véritables serfs, sauf l'indispensable complément moral d'une telle modification par l'inévitable intervention du catholicisme. Quelque sommaires que doivent être ici de semblables indications, leur nature est si simple et si claire qu'elles suffiront, j'espère, pour rendre irrécusable à tous les bons esprits cette proposition vraiment capitale de philosophie historique que, sous les trois aspects essentiels d'après lesquels l'organisation temporelle du moyen-âge peut être le mieux caractérisée, elle devait, de toute nécessité, résulter spontanément, indépendamment des invasions, de la nouvelle situation générale déterminée, dans le monde romain, par l'entière extension du système de conquête, enfin parvenu à son terme insurmontable: en sorte que le régime féodal en eût également surgi, sans aucune différence radicale, quand même les invasions n'eussent pas eu lieu, ce qui d'ailleurs était hautement impossible. Leur influence réelle n'a donc pu se faire principalement sentir que sur l'institution plus ou moins hâtive de ce régime inévitable; or, sous ce point de vue très secondaire, il est difficile de l'apprécier suffisamment, parce qu'elle a dû être à la fois favorable et contraire, les barbares étant, d'une part, mieux disposés sans doute que les Romains à cette nouvelle politique, dont leurs guerres continuelles devaient, d'une autre part, gêner le développement: en sorte que je n'oserais finalement décider si l'essor initial a été ainsi accéléré ou retardé; question, au reste, en elle-même fort peu importante, et presque oiseuse, dès qu'on a reconnu la spontanéité fondamentale du nouvel ordre temporel, et, en outre, la nécessité d'une telle cause accessoire, ce qui suffit évidemment pour dissiper déjà toute cette apparence accidentelle et fortuite qui dissimule encore aux meilleurs esprits le vrai caractère de cette grande transformation sociale.
Afin de mieux manifester une telle spontanéité, je devais d'abord apprécier ces principaux attributs temporels du système politique propre au moyen-âge, en y faisant abstraction totale des influences spirituelles correspondantes, et me bornant à constater, envers chacun d'eux, sa filiation directe et nécessaire, d'après la seule tendance naturelle des antécédens généraux. Mais, pour compléter suffisamment cette conception élémentaire, il faut maintenant y rétablir cette intervention fondamentale du catholicisme, qui, alors profondément incorporée aux mœurs et même aux institutions, a tant contribué à imprimer à l'organisation féodale le caractère qui la distingue, en y développant et perfectionnant les principes essentiels qui résultaient de la nouvelle situation sociale. Cette participation complémentaire était, évidemment, encore moins accidentelle que la tendance principale: ce qui a d'ailleurs conduit quelquefois à en exagérer l'influence réelle, en y rapportant presque exclusivement la formation d'un tel régime, indépendamment de tout mouvement temporel; tandis que, en général, l'action spirituelle ne saurait, par sa nature, jamais obtenir d'efficacité que sur des élémens préexistans, et d'après des dispositions antérieures et spontanées. Les résultats essentiels ne peuvent, sous ce second aspect, être principalement attribués aux invasions germaniques, puisque cette inévitable influence les avait certainement précédées; dès son origine purement romaine, elle tendait nécessairement à modifier de plus en plus la constitution sociale conformément à la nouvelle situation de l'empire. Éminemment placée, par sa nature, au point de vue d'où l'on pouvait alors le mieux saisir l'ensemble des évènemens, la corporation spirituelle, quoique son organisation propre fût encore peu avancée, avait très bien prévu d'ailleurs l'irrésistible nécessité de tels envahissemens, et s'était depuis long-temps noblement préparée à en modérer, aux jours du choc, la sauvage impétuosité, en s'efforçant, par de courageuses missions, d'amener d'avance à la foi commune ces énergiques populations, chez lesquelles toutefois le catholicisme s'était le plus souvent arrêté à l'état d'arianisme, en vertu des motifs politiques précédemment signalés. Malgré cette fréquente imperfection, si difficile à éviter, et qui fut alors une source féconde de graves embarras, l'histoire manifeste hautement, en beaucoup d'occasions capitales, l'heureuse influence habituelle de l'intervention catholique pour prévenir ou atténuer les dangers des irruptions successives; indépendamment de l'appui évident que devaient ensuite trouver ordinairement les vaincus, après la conquête, dans un puissant clergé qui, pendant plusieurs siècles, dut être partout essentiellement recruté parmi eux, et qui surtout devait être presque toujours intimement disposé, soit par l'esprit de son institution, soit par l'intérêt même d'une domination toute morale, à contenir, autant que possible, la brutale autorité des vainqueurs. Sous ce rapport, comme sous le précédent, il serait difficile, à vrai dire, de déterminer exactement si l'invasion a réellement accéléré ou retardé l'inévitable essor naturel du régime féodal: car, d'un côté, l'énergie morale et la rectitude intellectuelle de ces nations grossières étaient certainement plus favorables, au fond, à l'action de l'église, une fois surmontés les premiers obstacles, que l'esprit sophistique et les mœurs corrompues des Romains énervés; mais, d'une autre part, leur état mental trop éloigné d'abord du monothéisme, et leur profond mépris pour la race conquise, devaient constituer d'importantes entraves à l'efficacité civilisatrice du catholicisme. Quoi qu'il en soit, à cet égard aussi bien qu'à l'autre, de cette question secondaire, essentiellement insoluble, et heureusement fort oiseuse, nous devons maintenant analyser la participation fondamentale de l'influence catholique au développement graduel de l'organisation féodale, successivement envisagée sous chacun des trois aspects essentiels ci-dessus caractérisés, et envers lesquels les principales tendances temporelles sont désormais suffisamment appréciées, abstraction faite d'ailleurs de toute perturbation quelconque.
Relativement au premier de ces trois attributs généraux, nous avons déjà reconnu, au chapitre précédent, l'aptitude nécessaire du monothéisme à seconder directement la transformation graduelle du système primitif de conquête en système essentiellement défensif, surtout quand l'heureuse séparation des deux pouvoirs élémentaires permet d'y réaliser suffisamment une telle propriété, ailleurs contenue et dissimulée par leur vicieuse concentration. Il serait inutile de s'arrêter ici à constater cette tendance permanente dans le catholicisme, où elle devait naturellement exister au plus haut degré, puisque l'esprit de son institution, l'ensemble de sa propre organisation, et même son ambition spéciale, le poussaient directement à réunir autant que possible les diverses nations chrétiennes en une seule famille politique, sous la conduite habituelle de l'église. Quoique cette noble influence ait été entravée par les mœurs belliqueuses de cette époque, il est probable, suivant la juste remarque de De Maistre, qu'elle y a prévenu beaucoup de guerres, dont la sage médiation du clergé étouffait d'abord le germe; on conçoit d'ailleurs aisément, indépendamment de toute opposition de principes et de sentimens, que l'église devait, en général, considérer la guerre comme diminuant son ascendant ordinaire sur les chefs temporels: si la discontinuité périodique qu'elle était alors parvenue à imposer, en principe, aux opérations militaires, avait pu être suffisamment respectée, elle eût profondément contenu l'essor guerrier, incompatible avec de telles intermittences. Toutes les grandes expéditions, essentiellement communes à tous les peuples catholiques, malgré qu'un seul en eût pris ordinairement l'initiative, furent, au fond, réellement défensives, et toujours destinées à mettre un terme, répressif ou préventif, aux invasions successives, qui tendaient à devenir habituelles: telles furent surtout les guerres de Charlemagne, d'abord contre les Saxons, et ensuite contre les Sarrasins; et, plus tard, les croisades elles-mêmes, unique moyen décisif d'arrêter l'envahissement du mahométisme, et qui, envisagées sous cet important point de vue, ont, en général, pleinement réussi, comme De Maistre l'a judicieusement remarqué.
Le second caractère essentiel de l'organisation féodale, c'est-à-dire, l'esprit général de décomposition primitive de l'autorité temporelle en petites souverainetés territoriales hiérarchiquement subordonnées entre elles, a été puissamment secondé par le catholicisme, qui a tant influé, d'une part, sur la transformation universelle des bénéfices viagers en fiefs héréditaires, et, d'une autre part, sur la coordination définitive des principes corelatifs d'obéissance et de protection, base essentielle d'une telle discipline sociale. Sous le premier aspect, il est évident que le catholicisme, qui avait radicalement exclu de son sein toute hérédité de fonctions, n'a pu, au contraire, favoriser cette hérédité temporelle ni par pure routine, ni par esprit de caste; il a dû être essentiellement guidé par un sentiment profond, quoique confus, des vraies nécessités sociales au moyen-âge. La constitution de l'église avait fait, comme je l'ai expliqué, une large part politique aux droits légitimes de la capacité: il fallait, en même temps, que les conditions de la stabilité fussent convenablement garanties, dans l'intérêt final de la destination totale du système. Or, tel fut alors éminemment l'effet principal de l'hérédité féodale, quelque oppressive qu'elle ait dû devenir ultérieurement. Par suite à la fois de la séparation fondamentale des deux pouvoirs, qui réservait au clergé les combinaisons politiques les plus difficiles, et de la grande transformation militaire ci-dessus expliquée, qui simplifiait beaucoup la plupart des opérations guerrières, chaque chef de famille féodale devait ordinairement être assez capable pour diriger suffisamment, après une éducation spéciale, alors essentiellement domestique, l'exercice de son autorité territoriale: ce qui importait principalement c'était, sans doute, de l'attacher au sol, de lui transmettre, avec une pleine efficacité, les traditions politiques, surtout locales; de lui inspirer de bonne heure les sentimens et les mœurs correspondans à sa position future; de l'intéresser spontanément, de la manière la plus intime, au sort de ses inférieurs, vassaux ou serfs; rien de tout cela ne pouvait être encore aucunement réalisé sans l'hérédité, dont la propriété essentielle, sensible, même aujourd'hui, malgré la diversité des besoins et des situations, consiste certainement dans la préparation morale de chacun à sa destination sociale. C'est ainsi que le catholicisme a dû être conduit à favoriser systématiquement l'esprit de caste par une dernière consécration partielle, nettement limitée à l'ordre temporel, et dont la nature purement provisoire résultait nécessairement de sa contradiction radicale avec l'ensemble de la constitution catholique, comme je l'ai déjà indiqué. Quant à la sage régularisation générale des obligations réciproques de la tenure féodale, la haute participation du catholicisme y est assurément trop évidente pour que nous devions nous y arrêter dans une aussi rapide indication: quelque intérêt que dût d'ailleurs offrir la juste appréciation philosophique de cette admirable combinaison, trop peu comprise aujourd'hui, entre l'instinct d'indépendance et le sentiment de dévouement; qui, essentiellement inconnue à toute l'antiquité, suffirait seule à constater la supériorité sociale du moyen-âge, où elle a tant contribué à élever la dignité morale de la nature humaine, à la vérité chez un petit nombre de familles privilégiées, mais destinées cependant à servir ensuite de type spontané à toutes les autres classes, à mesure que devait s'accomplir leur émancipation graduelle.
Enfin, l'influence nécessaire du catholicisme n'est pas moins irrécusable sur la transformation universelle de l'esclavage en servage, qui constitue le dernier attribut essentiel de l'organisation féodale. La tendance générale du monothéisme à modifier profondément l'esclavage, au moins en adoucissant la conduite des maîtres, est sensible jusque dans le mahométisme, malgré la confusion fondamentale qui y persiste encore entre les deux grands pouvoirs sociaux. Elle devait donc être extrêmement prononcée dans le système catholique, qui, ne se bornant pas à une simple prescription morale, quelle qu'en fût l'imposante recommandation, interposait directement, entre le maître et l'esclave ou entre le seigneur et le serf, une salutaire autorité spirituelle, également respectée de tous deux, et continuellement disposée à les ramener à leurs devoirs mutuels. Malgré la décadence actuelle du catholicisme, on peut encore observer, même aujourd'hui, des traces incontestables de cette inévitable propriété, en comparant le sort général des esclaves nègres, de l'Amérique protestante à l'Amérique catholique, puisque la supériorité de celle-ci est, à cet égard, hautement reconnue de tous les explorateurs impartiaux; quoique d'ailleurs le clergé romain ne soit malheureusement pas étranger à la réalisation primitive de cette grande aberration moderne, si contraire à l'ensemble de sa doctrine et de sa constitution. Dès son premier essor social, la puissance catholique n'a cessé de tendre, toujours et partout, avec une infatigable persévérance, à l'entière abolition de l'esclavage, qui, depuis l'accomplissement du système de conquête, avait cessé de former une indispensable condition d'existence politique, et n'aboutissait plus qu'à entraver radicalement tout développement social: on conçoit, du reste, aisément que cette tendance élémentaire ait dû quelquefois être dissimulée et presque annulée par suite d'obstacles particuliers à certains peuples catholiques.
Il faut, en dernier lieu, concevoir ici la grande institution de la chevalerie comme ayant, par sa nature, spontanément réalisé un admirable résumé permanent des trois caractères essentiels dont nous venons ainsi de compléter l'appréciation sommaire dans l'organisation temporelle du moyen-âge. De quelques abus qu'elle ait dû être habituellement entourée, il est impossible de méconnaître son éminente utilité sociale, tant que le pouvoir central n'a pas pu assez prévaloir pour régulariser directement l'ordre intérieur de la nouvelle société. Quoique le monothéisme musulman n'ait pas été étranger, même avant les croisades, au développement graduel de ces nobles associations, correctif naturel d'une insuffisante protection individuelle, il est néanmoins évident que leur libre essor est un produit spontané de l'esprit général du moyen-âge, où l'on ne saurait méconnaître surtout la salutaire influence, ostensible ou secrète, du catholicisme, tendant à convertir enfin un simple moyen d'éducation militaire en un puissant instrument de sociabilité. L'organisation caractéristique de ces mémorables affiliations, où, jusqu'à l'extinction totale du système féodal, le mérite l'emportait sur la naissance et même sur la plus haute autorité, a été puissamment secondée par cette conformité générale avec l'esprit du catholicisme, quoique elle ait eu d'abord, comme tous les autres élémens de ce régime, une origine purement temporelle. Toutefois, malgré que la chevalerie constitue l'une des plus éclatantes manifestations générales de l'inévitable supériorité sociale du moyen-âge sur l'antiquité, il ne faut pas négliger de signaler rapidement le danger capital que l'une de ses principales branches a dû faire naître contre l'ensemble de ce grand édifice politique, et surtout contre l'admirable division fondamentale des deux pouvoirs sociaux. Ce danger a commencé à surgir lorsque les besoins spéciaux des croisades ont déterminé la formation régulière de ces ordres exceptionnels de chevalerie européenne, où le caractère monastique était intimement uni au caractère militaire, afin de mieux s'adapter aux nécessités propres de cette importante destination. On conçoit, en effet, que, chez de tels chevaliers, une combinaison aussi contraire à l'esprit et aux conditions du système total devait tendre directement, aussitôt que le but particulier de cette création anomale aurait été suffisamment réalisé, à développer éminemment une monstrueuse ambition, en leur faisant rêver une nouvelle concentration des deux puissances élémentaires. Telle fut, en principe, la célèbre histoire des Templiers, dont notre théorie fait ainsi spontanément découvrir enfin la véritable explication générale: car, cet ordre fameux doit être finalement regardé comme instinctivement constitué, par sa nature, en une sorte de conjuration permanente, menaçant à la fois la royauté et la papauté, qui, malgré leurs démêlés habituels, ont su se réunir enfin pour sa destruction: c'est là, ce me semble, le seul grave danger politique qu'ait dû rencontrer l'ordre social du moyen-âge, qui, par sa remarquable correspondance avec la civilisation contemporaine, s'est en quelque sorte maintenu presque toujours par son propre poids, tant que cette conformité fondamentale a suffisamment persisté.
Quelque rapide que dût être ici l'appréciation sommaire dont je viens de terminer l'indication, elle suffira, j'espère, pour montrer, en dernier résultat général, le système féodal comme le berceau nécessaire des sociétés modernes, considérées sous le seul aspect temporel. C'est là, en effet, qu'a directement commencé la transformation graduelle de la vie militaire en vie industrielle, qui constitue, à cet égard, le principal caractère élémentaire de la civilisation moderne, et qui fut certainement le but social vers lequel tendit l'ensemble de la politique européenne, intérieure ou extérieure, pendant tout le moyen-âge: peu importe d'ailleurs que cette conséquence universelle ait été ou non sentie par ceux-là même qui ont le plus contribué à la déterminer; puisque, d'après la complication supérieure des phénomènes politiques, la plupart de ceux qui y participent ne sauraient avoir conscience de leur efficacité réelle, si souvent contraire aux desseins les mieux concertés, surtout à mesure que la société humaine s'étend et se généralise. Dans l'ordre européen, il est clair que la principale activité militaire fut destinée, au moyen-âge, à poser d'insurmontables barrières à l'esprit d'invasion, dont la prolongation indéfinie menaçait d'arrêter le développement social: et cet indispensable résultat n'a été suffisamment obtenu que lorsque les peuples du Nord et de l'Est ont été enfin forcés, par la difficulté de trouver ailleurs de nouveaux établissemens, d'exécuter, dans leur propre pays, quelque défavorable qu'il pût être, leur transition finale à la vie agricole et sédentaire, moralement garantie, en outre, par leur conversion générale au catholicisme. Ainsi, ce que l'opération romaine avait commencé, pour la grande évolution préliminaire de l'humanité, en assimilant les peuples civilisés, l'opération féodale l'a dignement complété, en consolidant à jamais cette indispensable assimilation, par cela seul qu'il poussait irrésistiblement les barbares à se civiliser aussi. Envisagé dans l'ensemble de sa durée, le système féodal a pris la guerre à l'état défensif, et, après l'avoir, sous cette nouvelle nature, suffisamment développée, il a nécessairement tendu à son extirpation radicale, sauf les nécessités exceptionnelles, en la laissant ainsi sans aliment habituel, par suite même de la manière pleinement satisfaisante dont il avait rempli son noble mandat social. Dans l'ordre purement national, son influence nécessaire a concouru essentiellement à un semblable résultat général, soit en concentrant l'activité militaire chez une caste de plus en plus restreinte, dont l'autorité protectrice devenait compatible avec l'essor industriel de la population laborieuse, quelque chétive que dût être d'abord l'existence subalterne de celle-ci; soit en modifiant aussi de plus en plus, chez les chefs eux-mêmes, le caractère guerrier, qui, dès l'origine, radicalement défensif, devait ensuite, faute d'emploi suffisant, se transformer peu à peu en celui de grand propriétaire territorial, tendant à devenir le simple directeur suprême d'une vaste exploitation agricole, du moins quand il ne dégénérait pas en courtisan. La grande conclusion universelle, qui devait nécessairement caractériser, à tous égards, une telle économie, était donc, en un mot, l'inévitable abolition finale de l'esclavage et du servage, et ensuite l'émancipation civile de la classe industrielle, quand son développement propre a pu être assez prononcé, comme je l'indiquerai spécialement ci-après.
Ayant ainsi convenablement opéré, pour notre but principal, l'importante et difficile appréciation politique, d'abord spirituelle, puis temporelle, de l'ensemble du régime monothéique du moyen-âge, dont le vrai caractère a toujours été si méconnu jusqu'ici, il ne nous reste plus maintenant qu'à en compléter l'analyse fondamentale, en examinant sommairement son admirable influence morale, et enfin son efficacité intellectuelle trop peu comprise.
L'établissement social de la morale universelle ayant constitué, sans aucun doute, la principale destination finale du catholicisme, il semblerait d'abord que l'examen de cette grande attribution devait ici suivre immédiatement celui de l'organisation catholique, sans attendre que l'ordre temporel correspondant eût été directement considéré. Mais, malgré cette incontestable relation, en retardant à dessein une telle appréciation morale jusqu'à ce que l'ensemble de l'appréciation politique pût être convenablement terminé, j'ai voulu la mieux placer sous son vrai jour historique, en faisant ainsi sentir qu'elle doit être surtout rattachée au système total de l'organisation politique propre au moyen-âge, et non pas exclusivement à l'un de ses deux élémens essentiels, quelque fondamentale, ou même prépondérante, qu'ait dû d'ailleurs être, sous ce rapport, son indispensable participation. Si le catholicisme est venu, pour la première fois, régulariser enfin la véritable constitution morale de l'humanité, en attribuant directement à la morale, avec une irrésistible autorité, l'ascendant social convenable à sa nature, il n'est pas douteux, d'un autre côté, que l'ordre féodal, envisagé comme un simple résultat spontané de la nouvelle situation sociale, suivant les explications précédentes, a immédiatement introduit de précieux germes élémentaires d'une haute moralité, qui lui étaient entièrement propres, et sans lesquels l'opération catholique ne pouvait suffisamment réussir, quoique le catholicisme les ait ensuite admirablement développés et perfectionnés. En n'oubliant jamais que le catholicisme lui-même, d'après notre théorie, était, aussi bien que la féodalité, une suite nécessaire de l'ensemble des antécédens, l'heureuse harmonie qui a régné, à cet égard, entre ces deux grands élémens sociaux, ne fera point exagérer, au détriment de l'un, l'influence de l'autre, en attribuant uniquement au catholicisme une régénération morale, où il n'a dû être essentiellement que l'organe actif et rationnel d'un progrès naturellement amené par la nouvelle phase générale qu'avait alors atteinte l'évolution sociale de l'humanité. Il est clair, en effet, que la morale purement militaire et nationale, toujours subordonnée à la politique, qui avait dû caractériser, comme je l'ai établi, l'économie sociale de toute l'antiquité, afin que son indispensable destination provisoire pût être suffisamment accomplie, devait nécessairement tendre ensuite à se transformer spontanément en une morale de plus en plus pacifique et universelle, dont l'ascendant politique deviendrait de plus en plus prononcé, depuis que cette opération préliminaire avait été convenablement réalisée, par l'entière extension finale du système de conquête, désormais radicalement changé en système défensif. Or, la gloire sociale du catholicisme, celle qui lui méritera la reconnaissance éternelle de l'humanité, lorsque les croyances théologiques quelconques n'existeront plus que dans les souvenirs historiques, a surtout consisté alors à développer et à régulariser, autant que possible, cette heureuse tendance naturelle, qu'il n'eût pas été en son pouvoir de créer: ce serait exagérer, de la manière la plus vicieuse, l'influence générale, malheureusement si faible, des doctrines quelconques sur la vie réelle, individuelle ou sociale, que de leur attribuer ainsi la propriété de modifier à un tel degré le mode essentiel de l'existence humaine. Qu'on suppose le catholicisme intempestivement transplanté, par un aveugle prosélytisme ou par une irrationnelle imitation, chez des peuples qui n'aient point encore achevé une telle évolution préparatoire; et, privée de cet indispensable fondement, son influence sociale y restera essentiellement dépourvue de cette grande efficacité morale que nous admirons si justement au moyen-âge: le mahométisme en offre un exemple pleinement décisif; puisque sa morale, quoique tout aussi pure, en principe, que celle du christianisme, d'où elle a été surtout tirée, est bien loin d'avoir produit les mêmes résultats effectifs, sur une population trop peu avancée, qui n'avait pu convenablement subir cette préparation temporelle fondamentale, et qui se trouvait ainsi prématurément appelée, sans spontanéité suffisante, à un monothéisme encore inopportun. Il demeure donc incontestable que l'appréciation morale du moyen-âge ne doit pas être philosophiquement dirigée d'après la considération unique de l'ordre spirituel, à l'exclusion de l'ordre temporel; mais il faut d'ailleurs éviter soigneusement toute oiseuse discussion de vaine préséance entre ces deux élémens sociaux, aussi inséparables qu'indispensables, dont chacun a, sous cet aspect capital, une influence propre, nettement déterminée en principe, quoique trop intimement mêlée à l'autre pour comporter toujours une juste répartition effective.
Une erreur beaucoup plus fondamentale, dont les conséquences réelles, même aujourd'hui, sont infiniment plus graves, et qui malheureusement est à la fois plus commune et plus enracinée, résulte, à ce sujet, d'une irrationnelle tendance, déterminée ou entretenue par l'école métaphysique, soit protestante, soit déiste, à attribuer essentiellement l'efficacité morale du catholicisme à sa seule doctrine, abstraction faite de son organisation propre, que l'on s'efforce, au contraire, de représenter comme essentiellement opposée, par sa nature, à une telle destination. Les divers motifs sociaux d'après lesquels j'ai expliqué ci-dessus les principales conditions générales de cette organisation, doivent évidemment nous dispenser ici de revenir directement sur cette fausse et dangereuse opinion, ainsi radicalement réfutée d'avance, puisque ces motifs étaient surtout tirés de la réalisation de ce but moral: d'ailleurs les exemples pleinement décisifs ne manqueraient pas pour justifier irrécusablement cette rectification préalable, sans parler même du mahométisme, que je viens de citer, et où l'absence d'une convenable organisation spirituelle se complique trop avec l'inaptitude élémentaire d'une population mal préparée: il suffirait, à cet effet, de mentionner le prétendu catholicisme grec, ou plutôt byzantin, qui, par l'excessive prolongation de l'empire, n'ayant pu comporter une vraie constitution distincte et spéciale du pouvoir spirituel, s'est trouvé, malgré la plus grande conformité de doctrines, théologiques et morales, avec le catholicisme réel, et malgré d'ailleurs la similitude primitive des populations correspondantes, constamment frappé d'une profonde stérilité morale, dont l'exacte appréciation philosophique, si elle était possible ici, confirmerait éminemment, par un lumineux contraste, la justesse nécessaire des principes précédemment posés. Plus on méditera sur ce grand sujet, mieux on se convaincra, j'ose l'assurer, que la grande efficacité morale du catholicisme a essentiellement dépendu de sa constitution sociale, et très accessoirement tenu à l'influence propre et directe de sa seule doctrine, abstraitement envisagée, quoi qu'en dise la critique métaphysique. Quelque pure que pût être sa morale (et qui prêcha jamais directement avec succès une morale vraiment impure?), elle n'eût guère abouti, dans la vie réelle, qu'à d'impuissantes formules, accompagnées de superstitieuses pratiques, sans l'active intervention continue d'un pouvoir spirituel convenablement organisé et suffisamment indépendant, où consistait nécessairement la principale valeur sociale d'un tel système religieux. Le faible ascendant naturel de notre intelligence sur nos passions rend ce danger fondamental nécessairement commun, à un degré plus ou moins prononcé, à toute doctrine quelconque; et rien ne démontre mieux, en général, l'indispensable besoin moral d'une véritable organisation spirituelle: mais ce besoin doit plus spécialement appartenir, comme je l'ai établi, aux doctrines théologiques, à cause du vague et de l'incohérence qui les caractérisent spontanément, et qui, loin de leur permettre d'inspirer directement une conduite déterminée, les rendent, à l'usage, presque indéfiniment modifiables au gré de penchans énergiques, jusqu'à pouvoir même sanctionner finalement les plus monstrueuses aberrations pratiques, ainsi que l'ont prouvé tant d'éclatans exemples, depuis que l'émancipation religieuse est assez avancée. Avant de procéder immédiatement à la saine appréciation de la haute influence morale propre au régime monothéique du moyen-âge, il était indispensable de rappeler distinctement ces notions préliminaires, afin que cette influence pût être ensuite rapportée sans effort à sa vraie source principale, en prévenant, autant que possible, une déviation philosophique, trop commune aujourd'hui. C'est pourquoi je dois, en outre, perfectionner, ou plutôt compléter, cette importante analyse préalable, en faisant encore précéder une telle appréciation directe par l'exacte détermination spéciale du mode essentiel d'efficacité morale qui a réellement appartenu aux doctrines catholiques, abstraction faite désormais de l'organisation correspondante, dont l'intervention continue, maintenant incontestable, sera toujours implicitement supposée en tout ce qui va suivre.
A cet égard, la discussion principale, immédiatement liée aujourd'hui aux plus grands intérêts de l'humanité, consiste à décider, en général, si l'action morale du catholicisme au moyen-âge tenait surtout à la propriété, alors exclusivement inhérente à ses doctrines, de servir d'organes indispensables à la constitution régulière de certaines opinions spontanément communes, dont la puissance publique, une fois établie, était nécessairement douée, par sa seule universalité, d'un irrésistible ascendant moral: ou bien si, selon l'hypothèse vulgaire, les résultats effectifs ont essentiellement dépendu de ces profondes impressions personnelles d'espoir, et encore plus de crainte, relatives à la vie future, que le catholicisme s'était attaché à coordonner et à fortifier avec plus de soin et d'habileté qu'aucune autre religion, soit antérieure, soit même postérieure; précisément parce qu'il avait judicieusement évité de rien formuler dogmatiquement à ce sujet, laissant à l'imagination intéressée de chaque croyant à détailler librement les peines et les récompenses promises, d'une manière bien autrement énergique, et bien mieux appropriée aux convenances individuelles, que ne l'eût permis, comme dans la foi musulmane, par exemple, l'immuable contemplation d'une perspective banale, quelque heureusement qu'elle eût d'abord été choisie. Cette grande question, qui, j'ose le dire, n'a jamais été convenablement posée, ne saurait être nettement résolue par l'examen des cas ordinaires, où les deux influences ont dû évidemment coexister toujours, pendant tout le règne du catholicisme; ce qui doit conduire, à moins d'une analyse très variée et souvent fort difficile, à attribuer fréquemment à l'une ce qui appartient vraiment à l'autre, suivant la prédisposition dominante de notre intelligence; comme le témoignent, en tant d'exemples, les discussions scientifiques, sur des sujets même infiniment plus simples. La saine logique indique donc ici la nécessité de prononcer surtout d'après ces cas, plus ou moins exceptionnels, où les deux grandes influences qu'il s'agit de comparer se sont trouvées en opposition mutuelle, par une discordance anomale très caractérisée entre les préjugés publics et les prescriptions religieuses, ordinairement d'accord: ce doivent être évidemment les seules circonstances où l'observation directe puisse être pleinement décisive, à moins de contradiction formelle avec un principe déjà bien établi. Or, quoique de telles occasions doivent, par leur nature, être fort rares, surtout pour des sujets suffisamment importans, une judicieuse exploration sociologique en fera aisément discerner, aux divers âges du catholicisme, plusieurs pleinement irrécusables, et remplissant spontanément, au degré convenable, toutes les conditions indispensables à la démonstration historique de cet aphorisme vraiment capital de statique sociale: les préjugés publics sont habituellement plus puissans que les préceptes religieux, dans tout antagonisme qui vient à s'établir entre ces deux forces morales, jusqu'ici le plus souvent convergentes. Mon illustre précurseur, l'infortuné Condorcet, qui me paraît avoir seul compris dignement une telle discussion, a cité surtout un exemple éminemment décisif, que je crois devoir indiquer ici, soit à raison de sa haute importance sociale, soit parce que l'opposition des deux forces s'y trouvait très marquée: c'est le cas général du duel, qui, aux plus beaux temps du catholicisme, imposé par les mœurs militaires, conduisait si fréquemment tant de pieux chevaliers à braver directement les plus énergiques condamnations religieuses; tandis que (afin de compléter, par un contraste non moins significatif, cette lumineuse observation), on voit aujourd'hui le duel spontanément disparaître peu à peu, sous la seule prépondérance graduelle des mœurs industrielles, malgré l'entière décadence pratique des prohibitions théologiques. Cette seule indication capitale, à laquelle je dois ici me réduire, suffira, j'espère, pour suggérer au lecteur beaucoup d'autres vérifications analogues, plus ou moins prononcées, d'un principe d'ailleurs en pleine harmonie avec la connaissance réelle de la nature humaine, qui nous déterminera toujours, dans les cas suffisamment graves, à braver un péril lointain, quelque intense qu'il puisse être, plutôt que d'encourir immédiatement l'inévitable flétrissure d'une opinion publique très arrêtée et très unanime. Quoique rien, au premier aspect, ne semble pouvoir contrebalancer la puissance des terreurs religieuses, directement relatives à un avenir indéfini, il n'est pas douteux cependant que, par une suite nécessaire de cette éternité même, des âmes assez énergiques, comme il en a toujours existé, et surtout au moyen-âge, sans contester aucunement la réalité d'une telle perspective future, ont pu se la rendre secrètement assez familière pour n'en plus être arrêtées dans leurs impulsions dominantes: car, l'éternité de douleur, aussi inintelligible que l'éternité de plaisir, ne saurait se concilier, dans notre imagination, avec cette aptitude évidente de toute vie animale à convertir en indifférence tout sentiment continu. Milton a beau consumer son admirable génie poétique à nous peindre les damnés alternativement transportés, par un infernal raffinement, du lac de feu sur l'étang glacé, l'idée des bains russes fait bientôt succéder le sourire à ce premier effroi, et rappeler que la puissance de l'habitude peut atteindre aussi le changement même, quelque brusque qu'il puisse être, dès qu'il devient assez fréquent. On sentira toute la portée réelle d'une semblable appréciation, malgré son apparence paradoxale, si l'on considère que la même énergie qui pousse aux grands crimes peut également conduire à braver de tels arrêts, envers lesquels le temps ne saurait d'ailleurs manquer pour se préparer graduellement à leur exécution lointaine, dût-elle n'être jamais affectée d'aucune grave incertitude, ce qui est certainement impossible. Quant aux âmes ordinaires, il est clair que l'espoir, toujours réservé, d'une absolution finale, qui constituait, comme je l'ai expliqué, une indispensable condition générale de l'existence pratique du catholicisme, devait souvent suffire, dans les circonstances, naturellement moins critiques, où elles se trouvaient communément, à leur inspirer le facile courage de violer momentanément les préceptes religieux; tandis qu'elles n'auraient pu, sans des efforts bien plus puissans, affronter directement les préjugés publics, dans les cas d'antagonisme très prononcés. Sans insister ici davantage sur un tel sujet, maintenant assez éclairci pour notre but principal, nous devrons donc regarder désormais la force morale du catholicisme comme ayant dû tenir essentiellement, aux époques même de sa plus grande intensité, à son aptitude nécessaire, tant qu'il a pu suffisamment régner, à se constituer spontanément en organe régulier des opinions communes, dont l'irrésistible universalité devait naturellement tirer une nouvelle énergie continue de leur active reproduction systématique par un clergé indépendant et respecté: les considérations purement relatives à la vie future n'ont pu avoir comparativement, en aucun temps, qu'une influence très accessoire sur la conduite réelle. Outre l'utilité historique de cette analyse préalable dans la saine appréciation générale de l'influence morale propre au catholicisme, le lecteur doit, sans doute, déjà pressentir l'extrême intérêt philosophique qu'elle devra bientôt acquérir, quand nous serons graduellement parvenus à l'examen direct de l'état présent de l'humanité, où, d'après un tel préambule, nous devrons immédiatement expliquer comment l'évolution intellectuelle, quoique finissant par dissiper sans retour toutes ces émotions théologiques, est loin cependant de diminuer, en réalité, les garanties morales de l'ordre social, parce qu'elle doit développer éminemment la force insurmontable de l'opinion publique, par un incontestable privilége de la philosophie positive, qui sera alors convenablement caractérisé.
L'admirable régénération graduelle que, au moyen-âge, le catholicisme a suffisamment accomplie, ou du moins convenablement ébauchée, dans la morale humaine, a surtout consisté, d'après nos indications antérieures, à transporter enfin, autant que possible, à la morale la suprématie sociale jusque alors toujours demeurée à la politique, en faisant justement prévaloir désormais les besoins les plus généraux et les plus fixes sur les nécessités particulières et variables, par la considération, directement prépondérante, des conditions élémentaires de l'existence humaine, de celles qui, immuables dans leur nature et seulement de plus en plus développées, sont inévitablement communes à tous les états sociaux et à toutes les situations individuelles, et dont les exigences fondamentales, formulées par une doctrine universelle, déterminaient ainsi la mission spéciale du pouvoir spirituel, essentiellement destiné à les faire continuellement respecter dans la vie réelle, individuelle et sociale, ce qui supposait d'abord son entière indépendance du pouvoir politique proprement dit. Sans doute, comme je l'expliquerai plus tard, la philosophie, éminemment théologique, sur laquelle devait alors exclusivement reposer cette sublime opération sociale, en a, sous divers aspects importans, beaucoup altéré la pureté, et même gravement compromis l'efficacité; soit parce que le vague de cette philosophie affectait forcément, malgré toutes les précautions de la sagesse sacerdotale, les prescriptions morales qui s'y rattachaient; soit aussi à cause de l'empire moral trop arbitraire qui en devait résulter pour la corporation directrice, et sans lequel néanmoins l'absolu inhérent aux préceptes religieux les eût rendus réellement impraticables; soit enfin par suite de la sorte de contradiction intime qui devait implicitement entraver une doctrine où l'on se proposait de cultiver surtout le sentiment social, mais en développant d'abord un égoïsme exorbitant, quoique idéal, ne concevant jamais le moindre bien qu'en vue de récompenses infinies, en sorte que la préoccupation continue du salut individuel devait directement neutraliser, à un haut degré, ce qu'il y avait de vraiment sympathique dans l'heureuse et touchante affection unanime de l'amour de Dieu. Mais, quelque incontestables que soient ces divers inconvéniens capitaux, ils étaient évidemment inévitables, et ils n'ont point empêché alors la réalisation suffisante d'une régénération qui ne pouvait autrement commencer, quoiqu'elle doive maintenant être poursuivie et perfectionnée d'après de meilleures bases intellectuelles.
C'est ainsi que, par une juste appréciation comparative des différens besoins de l'humanité, la morale a été enfin dignement placée à la tête des nécessités sociales, en concevant toutes les facultés quelconques de notre nature comme ne devant jamais constituer que des moyens plus ou moins efficaces, toujours subordonnés à ce grand but fondamental de la vie humaine, directement consacré par une doctrine universelle, convenablement érigée en type nécessaire de tous les actes réels, individuels ou sociaux. On doit, à la vérité, reconnaître qu'il y avait, au fond, ainsi que je l'expliquerai ci-après, quelque chose d'intimement hostile au développement intellectuel dans la manière dont l'esprit chrétien concevait la suprématie sociale de la morale, quoique cette opposition ait été fort exagérée; mais le catholicisme, à son âge de prépondérance, a spontanément contenu une telle tendance, par cela même qu'il prenait le principe de la capacité pour base directe de sa propre constitution ecclésiastique: cette disposition élémentaire, dont le danger philosophique ne devait se manifester qu'au temps de la décadence du système catholique, n'empêchait nullement la justesse radicale de cette sage décision sociale qui subordonnait nécessairement l'esprit lui-même à la moralité. Les intelligences, de plus en plus multipliées, qui, sans être vraiment éminentes, ont atteint, surtout par la culture, un degré moyen d'élévation, se sont toujours, et principalement aujourd'hui, secrètement insurgées contre cet arrêt salutaire, qui gêne leur ambition démesurée: mais il sera éternellement confirmé, avec une profonde reconnaissance, malgré les perturbations provenues d'une telle antipathie mal dissimulée, soit par la masse sociale, au profit de laquelle il est directement conçu, soit par le vrai génie philosophique, qui en peut analyser dignement l'immuable nécessité. Quoique la véritable supériorité mentale soit certainement la plus rare et la plus précieuse de toutes, il est néanmoins irrécusable que, même chez les organismes exceptionnels où elle est convenablement prononcée, elle ne peut réaliser suffisamment son principal essor quand elle n'est point subordonnée à une haute moralité, par suite du peu d'énergie relative des facultés spirituelles dans l'ensemble de la nature humaine. Sans cette indispensable condition permanente, le génie, en supposant qu'il puisse être alors entièrement développé, ce qui serait bien difficile, dégénérera promptement en instrument secondaire d'une étroite satisfaction personnelle, au lieu de poursuivre directement cette large destination sociale qui peut seule lui offrir un champ et un aliment dignes de lui: dès-lors, s'il est philosophique, il ne s'occupera que de systématiser la société au profit de ses propres penchans; s'il est scientifique, il se bornera à des conceptions superficielles, susceptibles de procurer bientôt des succès faciles et productifs; s'il est esthétique, il produira des œuvres sans conscience, aspirant, presque à tout prix, à une rapide et éphémère popularité; enfin, s'il est industriel, il ne cherchera point des inventions capitales, mais des modifications lucratives. Ces déplorables résultats nécessaires de l'esprit dépourvu de direction morale, qui, du moins, malgré qu'ils neutralisent radicalement la valeur sociale du génie lui-même, ne sauraient entièrement l'annuler, doivent être évidemment encore plus vicieux chez les hommes secondaires ou médiocres, à spontanéité peu énergique: alors l'intelligence, qui ne devrait servir essentiellement qu'à perfectionner la prévision, l'appréciation, et la satisfaction des vrais besoins principaux de l'individu et de la société, n'aboutit le plus souvent, dans sa vaine suprématie, qu'à susciter une insociable vanité, ou à fortifier d'absurdes prétentions à dominer le monde au nom de la capacité, qui, ainsi moralement affranchie de toute condition d'utilité générale, finit par devenir d'ordinaire également nuisible au bonheur privé et au bien public, comme on ne l'éprouve que trop aujourd'hui. Pour quiconque a convenablement approfondi la véritable étude fondamentale de l'humanité, l'amour universel, tel que l'a conçu le catholicisme, importe certainement encore davantage que l'intelligence elle-même, dans l'économie usuelle de notre existence, individuelle ou sociale, parce que l'amour utilise spontanément, au profit de chacun et de tous, jusqu'aux moindres facultés mentales; tandis que l'égoïsme dénature ou paralyse les plus éminentes dispositions, dès-lors souvent bien plus perturbatrices qu'efficaces, quant au bonheur réel, soit privé, soit public. La profonde sagesse du catholicisme, en constituant enfin la morale au-dessus de toute l'existence humaine, afin d'en diriger et contrôler sans cesse les divers actes quelconques, a donc certainement établi le principe le plus fondamental de la vie sociale, et qui, quoique momentanément ébranlé ou obscurci par de dangereux sophismes, surgira toujours finalement, avec une évidence croissante, d'une étude de plus en plus approfondie de notre véritable nature, surtout quand le positivisme rationnel aura spontanément dissipé, à ce sujet, les ténèbres métaphysiques.
Du reste, en considérant, à cet égard, aussi bien que sous tout autre aspect plus déterminé, l'appréciation morale du catholicisme, il ne faut jamais oublier que, par suite même de l'indépendance élémentaire de la morale envers la politique, organisée par la séparation générale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, la doctrine morale a dû dès lors se composer essentiellement d'une suite de types, destinés surtout, non à formuler immédiatement la pratique réelle, mais à caractériser convenablement la limite, toujours plus ou moins idéale, dont notre conduite devait tendre sans cesse à se rapprocher de plus en plus. La nature et la destination de ces types moraux sont entièrement analogues à celles des types scientifiques ou esthétiques, qui, dans toute œuvre rationnellement dirigée, servent de guide indispensable à nos diverses conceptions, et dont le besoin se fait sentir jusque dans les plus simples opérations humaines, même industrielles. On a radicalement méconnu, sous ce rapport, l'esprit général de la morale catholique, de manière à n'en pouvoir porter que de faux jugemens philosophiques, lorsqu'on lui a irrationnellement reproché la prétendue exagération de ses principaux préceptes: il serait aussi judicieux de critiquer les peintres, par exemple, sur la perfection chimérique de leurs modèles intérieurs. Il est clair, en général, que des types quelconques doivent nécessairement dépasser les réalités correspondantes, puisqu'ils en doivent constituer les limites idéales, au-dessous desquelles la pratique ne restera certainement que trop, encore plus dans l'ordre moral que dans l'ordre intellectuel: ce qui n'empêche nullement, en l'un et l'autre cas, leur utilité fondamentale, pourvu qu'ils soient convenablement construits; condition que l'idée même de limite, telle que les géomètres l'ont régularisée, est éminemment propre à définir exactement aujourd'hui. L'instinct philosophique du catholicisme lui a fait remplir spontanément, de la manière la plus heureuse, cette condition indispensable, en le conduisant à faire passer, pour plus d'efficacité pratique, ses types moraux de l'état abstrait à l'état concret, épreuve vraiment décisive qui, en un sujet quelconque, manifesterait aussitôt l'exagération effective des conceptions initiales: c'est ainsi que les premiers philosophes qui ont ébauché le catholicisme se sont complu naturellement dans l'application de leur génie social à concentrer graduellement, sur celui auquel ils rapportaient la fondation primordiale du système, toute la perfection qu'ils pouvaient concevoir dans la nature humaine; de manière à l'ériger ensuite en type universel et actif, alors admirablement adapté à la direction morale de l'humanité, et dans lequel, en un cas quelconque, les plus chétifs et les plus éminens pouvaient également trouver des modèles généraux de conduite réelle; ce type sublime ayant d'ailleurs été admirablement complété par la conception, encore plus idéale, qui représente, pour la femme, la plus heureuse conciliation mystique de la pureté avec la maternité.
Toutes les diverses branches essentielles de la morale universelle ont reçu du catholicisme des améliorations capitales, qui ne sauraient être ici spécialement mentionnées, et pour la juste appréciation desquelles je puis d'ailleurs renvoyer provisoirement aux philosophes catholiques, surtout à Bossuet et à De Maistre, qui les ont, en général, sainement jugées. Je dois me borner maintenant à l'indication rapide des plus importans progrès, dans les trois parties successives qui composent l'ensemble de la morale, d'abord personnelle, puis domestique, et enfin sociale, suivant la division établie au cinquantième chapitre.
Consacrant l'opinion unanime des philosophes antérieurs, le catholicisme a dignement envisagé les vertus individuelles comme la première base de toutes les autres, en ce qu'elles offrent l'exercice le plus naturel et le plus décisif à cet ascendant énergique de la raison sur la passion, d'où dépend tout le perfectionnement moral. Aussi ne doit-on pas même croire dépourvues d'efficacité sociale, surtout au moyen-âge, ces pratiques artificielles où l'homme était poussé à s'imposer volontairement des privations systématiques, qui, malgré leur inutilité apparente, ont pu constituer d'heureux auxiliaires permanens de l'éducation morale[22]. Du reste, les vertus simplement personnelles ont commencé alors à être conçues directement dans leur destination sociale, tandis que les anciens les recommandaient surtout à titre de prudence purement relative à l'individu, isolément considéré: la philosophie positive poursuivra de plus en plus cette importante transformation, qui tend à ôter à l'arbitrage de la sagesse privée des habitudes où l'individu est loin certes d'être seul intéressé. L'humilité, tant reprochée à cette partie élémentaire de la morale catholique, constitue, au contraire, une prescription capitale, dont la valeur réelle n'est pas seulement bornée à ces temps d'orgueilleuse oppression qui en ont mieux manifesté la nécessité, mais se rapporte, en général, aux vrais besoins moraux de la nature humaine, où il n'est pas à craindre, sans doute, que l'orgueil et la vanité soient effectivement jamais trop abaissés: la nouvelle philosophie sociale confirmera et même perfectionnera nécessairement, à un haut degré, cet important précepte, en l'étendant spontanément jusqu'aux supériorités intellectuelles, quoiqu'elle leur ouvre le plus vaste champ; car, rien n'est assurément plus propre que les études positives, pour peu, du moins, qu'elles soient convenablement approfondies et philosophiquement conçues, à faire continuellement apprécier, en tous sens, la faible portée de notre intelligence, quelque noble fierté rationnelle que doive d'ailleurs nous inspirer une satisfaisante découverte de la vérité. Mais je dois surtout signaler, au sujet de ce premier ordre de prescriptions morales, une dernière innovation essentielle, heureusement accomplie par le catholicisme, et dont la philosophie métaphysique a fait méconnaître l'éminente valeur sociale: je veux dire la réprobation générale du suicide, dont les anciens, aussi dédaigneux de leur propre vie que de celle d'autrui, s'étaient si souvent fait un monstrueux honneur, ou du moins une trop fréquente ressource, plus d'une fois imitée par leurs philosophes, loin d'en être blâmée. Cette pratique antisociale devait, sans doute, spontanément décroître avec la prédominance des mœurs militaires; mais c'est certainement une des gloires morales du catholicisme d'en avoir convenablement organisé l'énergique condamnation, dont l'importance, momentanément oubliée aujourd'hui à cause de notre anarchie intellectuelle, sera certainement toujours confirmée par une exacte analyse des vrais besoins moraux de la société humaine. Plus la vie future perd nécessairement de son efficacité morale, plus il importe, évidemment, que tous les individus soient, autant que possible, invinciblement attachés à la vie réelle, sans pouvoir en éluder les douloureuses conséquences par une catastrophe inopinée, qui laisse à chacun la dangereuse faculté d'annuler, à son gré, la réaction indispensable que la société a compté exercer sur lui: en sorte que, d'après des motifs purement humains, le suicide sera un jour non moins pleinement réprouvé sous le régime positif, comme directement contraire aux bases générales de la moralité humaine.
Note 22: Les pratiques hygiéniques imposées par le catholicisme, outre leur utilité indirecte pour entretenir de salutaires habitudes de soumission morale et de contrainte volontaire, se rapportaient directement à l'action générale du régime sur l'ensemble de notre nature, dont la haute importance n'est plus douteuse aux yeux des bons esprits, et que la saine philosophie devra soumettre un jour à une sage discipline rationnelle, destinée à réaliser, sous l'assentiment éclairé de la raison publique, l'entière efficacité, physique et morale, de ce puissant moyen de perfectionnement humain.
L'aptitude morale du catholicisme s'est surtout manifestée dans l'heureuse organisation de la morale domestique, enfin placée à son rang véritable, au lieu d'être absorbée par la politique, suivant le génie de toute l'antiquité. Par la séparation fondamentale entre l'ordre spirituel et l'ordre temporel, et par l'ensemble du régime correspondant, on a été conduit, au moyen-âge, à sentir que la vie domestique devait être désormais la plus importante pour la masse des hommes, sauf le petit nombre de ceux que leur nature exceptionnelle et les besoins de la société devaient appeler principalement à la vie politique, à laquelle les anciens avaient tout sacrifié, parce qu'ils ne considéraient que les hommes libres dans des populations surtout composées d'esclaves. Ce soin prépondérant du catholicisme pour la morale domestique a eu tant d'admirables résultats, que leur analyse sommaire ne saurait être indiquée ici. Je ne m'arrête donc pas à considérer l'heureux perfectionnement général de la famille humaine, sous l'intervention continue de l'influence catholique, pénétrant spontanément dans les plus intimes relations, où, sans tyrannie, elle développait graduellement un juste sentiment des devoirs mutuels: et cependant il serait, par exemple, d'un haut intérêt de mieux apprécier qu'on ne l'a fait encore comment le catholicisme, tout en consacrant, de la manière la plus solennelle, l'autorité paternelle, a totalement aboli le despotisme presque absolu qui la caractérisait chez les anciens, et qui, dès la naissance, était si fréquemment manifesté par le meurtre ou l'abandon des nouveaux-nés, encore essentiellement légitimes hors de la sphère territoriale du monothéisme. Restreint ici par d'inévitables limites, j'indiquerai seulement ce qui se rapporte au lien le plus fondamental, envers lequel, après une profonde appréciation, tous les vrais philosophes finiront, à mon gré, par reconnaître bientôt, malgré nos graves aberrations actuelles, qu'il ne reste vraiment à faire rien d'essentiel, si ce n'est de consolider et de compléter ce que le catholicisme a si heureusement organisé. Nul ne conteste plus maintenant qu'il n'ait essentiellement amélioré la condition sociale des femmes, et cependant personne n'a remarqué qu'il leur a radicalement enlevé toute participation quelconque aux fonctions sacerdotales, même dans la constitution des ordres monastiques où il les a admises. On doit ajouter, en outre, pour fortifier cette importante observation, qu'il leur a, autant que possible, pareillement interdit la royauté, dans tous les pays où son influence politique a pu être suffisamment réalisée, en modifiant, dans des vues d'aptitude, l'hérédité purement théocratique, où la caste dominait d'abord absolument. Ces incontestables restrictions doivent faire comprendre que le perfectionnement opéré par le catholicisme a surtout consisté, quant aux femmes, en les concentrant davantage dans leur existence essentiellement domestique, à garantir la juste liberté de leur vie intérieure, et à consolider leur situation, en consacrant l'indissolubilité fondamentale du mariage; tandis que, même chez les Romains, la répudiation facultative altérait gravement, au détriment des femmes, l'état de pleine monogamie. Vainement arguë-t-on de quelques dangers exceptionnels ou secondaires, dont la réalité est trop incontestable, pour déprécier aujourd'hui cette indispensable fixité, si heureusement adaptée, en général, aux vrais besoins de notre nature, où la versatilité n'est pas moins pernicieuse aux sentimens qu'aux idées, et sans laquelle notre courte existence se consumerait en une suite interminable et illusoire de déplorables essais, où l'aptitude caractéristique de l'homme à se modifier conformément à toute situation vraiment immuable serait radicalement méconnue, malgré son importance extrême chez les organismes peu prononcés, qui composent l'immense majorité. L'obligation de conformer sa vie à une insurmontable nécessité, loin d'être réellement nuisible au bonheur de l'homme, en constitue ordinairement, au contraire, pour peu que cette nécessité soit tolérable, l'une des plus indispensables conditions, en prévenant ou contenant l'inconstance de nos vues et l'hésitation de nos desseins; la plupart des individus étant bien plus propres à poursuivre l'exécution d'une conduite dont les données fondamentales sont indépendantes de leur volonté, qu'à choisir convenablement celle qu'ils doivent tenir: on reconnaît aisément, en effet, que notre principale félicité morale se rapporte à des situations qui n'ont pu être choisies, comme celles, par exemple, de fils et de père. En indiquant, au chapitre suivant, les graves atteintes que le protestantisme a tenté d'apporter à l'institution fondamentale du mariage catholique, j'aurai lieu de faire plus directement sentir que la dangereuse faculté du divorce, loin de perfectionner une telle institution, au profit réel d'aucun sexe, tendrait, au contraire, si elle pouvait s'introduire réellement dans les mœurs modernes, à constituer une imminente rétrogradation morale, en donnant une trop libre carrière aux appétits les plus énergiques, dont la répression continue, combinée avec une légitime satisfaction, doit nécessairement augmenter à mesure que l'évolution humaine s'accomplit, comme je l'ai établi, en principe, à la fin du volume précédent. Renfermant à jamais les femmes dans la vie domestique, le catholicisme a d'ailleurs si intimement lié les deux sexes, que, d'après les mœurs d'abord organisées sous son influence, l'épouse acquiert nécessairement un droit imprescriptible, et même indépendant de sa conduite propre, à participer, sans aucune condition active, non-seulement à tous les avantages sociaux de celui qui l'a une fois choisie, mais aussi, autant que possible, à la considération dont il jouit: il serait certes difficile d'imaginer une disposition praticable qui favorisât davantage le sexe nécessairement dépendant. Loin de tendre à la chimérique émancipation, et à l'égalité non moins vaine, qu'on rêve aujourd'hui pour lui, la civilisation, développant, au contraire, les différences essentielles des sexes aussi bien que toutes les autres, comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent, enlève de plus en plus aux femmes toutes les fonctions qui peuvent les détourner de leur vocation domestique. On ne peut, sans doute, mieux juger, à cet égard, de la vraie tendance universelle qu'en examinant ce qui se passe dans les classes élevées de la société, où les femmes ont pu suivre plus aisément leur véritable destinée, et qui doivent, par conséquent, offrir, à cet égard, une sorte de type spontané, vers lequel convergeront ultérieurement, autant que possible, tous les autres modes d'existence: or, on saisit ainsi directement la loi générale de l'évolution sociale en ce qui concerne les sexes, et qui consiste à dégager de plus en plus les femmes de toute occupation étrangère à leurs fonctions domestiques, de manière, par exemple, à faire un jour repousser, comme honteuse pour l'homme, dans tous les rangs sociaux, ainsi qu'on le voit déjà chez les plus avancés, la pratique des travaux pénibles par les femmes, dès-lors partout réservées, d'une manière de plus en plus exclusive, à leurs nobles attributions caractéristiques d'épouse et de mère. Quoique je ne puisse pas même ébaucher ici la série spéciale d'observations sociales propre à confirmer irrécusablement ce principe général, d'ailleurs si conforme à la vraie connaissance de notre nature, mais qui ne saurait être convenablement établi que dans mon traité particulier de philosophie politique, j'espère cependant que cette rapide indication, quelque imparfaite qu'elle doive être, suffira pour faire déjà sentir aux meilleurs esprits que, hors d'une telle tendance élémentaire, qui reste désormais à consolider et à compléter chez toutes les classes quelconques de la société moderne, il ne peut exister, en réalité, de moyens efficaces d'améliorer la condition actuelle des femmes que ceux qui résulteront spontanément de la régénération rationnelle de l'éducation humaine, chez l'un et l'autre sexe, sous l'ascendant ultérieur de la philosophie positive.
Considérant enfin la morale sociale proprement dite, il serait certes superflu de constater expressément ici l'influence capitale du catholicisme pour modifier le patriotisme, énergique mais sauvage, qui animait seul les anciens, par le sentiment plus élevé de l'humanité ou de la fraternité universelle, si heureusement vulgarisé par lui sous la douce dénomination de charité. Sans doute, la nature des doctrines, et les antipathies religieuses qui en résultaient, restreignaient beaucoup, en réalité, cette hypothétique universalité d'affection, essentiellement limitée d'ordinaire aux populations chrétiennes; mais, entre ces limites, les sentimens de fraternité des différens peuples étaient puissamment développés, outre la foi commune qui en était le principe, par leur uniforme subordination habituelle à un même pouvoir spirituel, dont les membres, malgré leur nationalité propre, se sentaient spontanément concitoyens de toute la chrétienté: on a justement remarqué que l'amélioration des relations européennes, le perfectionnement du droit international, et les conditions d'humanité de plus en plus imposées à la guerre elle-même, remontent, en effet, jusqu'à cette époque où l'influence catholique liait directement toutes les parties de l'Europe. Dans l'ordre intérieur de chaque nation, les devoirs généraux qui se rattachent à ce grand principe catholique de la fraternité ou de la charité universelles, et qui n'ont aujourd'hui perdu momentanément leur principale efficacité que par suite de l'inévitable décadence du système théologique qui les imposait, ont graduellement tendu à constituer, par leur nature, le moyen le moins imparfait de remédier, autant que possible, surtout en ce qui concerne la répartition des richesses, aux inconvéniens inséparables de l'état social, et dont, à l'aveugle imitation des anciens, on cherche aujourd'hui la vaine solution dans des mesures purement matérielles ou politiques, aussi impuissantes que tyranniques, et susceptibles de conduire aux plus graves perturbations sociales. Il est clair, en principe, que la seule séparation rationnelle des deux pouvoirs, organisant la haute indépendance de la morale envers la politique, peut permettre, dans l'avenir, comme dans le passé, d'imposer à chacun, sans danger pour l'économie temporelle de la société, l'obligation impérieuse, mais purement morale, d'employer directement sa fortune, et tous ses autres avantages quelconques, en raison de sa position, au soulagement de ses semblables; tandis que la philanthropie métaphysique n'a pu réaliser jusqu'ici, à cet égard, d'autre solution pratique que d'instituer des cachots pour ceux qui demandent du pain. Telle fut l'heureuse source de tant d'admirables fondations, destinées à l'adoucissement varié des misères humaines, et que la politique métaphysique a eu l'étrange courage de condamner, au nom de la prétendue science de l'économie politique, tandis qu'il reste, au contraire, aujourd'hui, en les réorganisant, à les étendre et à les compléter; institutions totalement inconnues à l'antiquité, et d'autant plus merveilleuses, qu'elles provinrent presque toujours des dons volontaires d'une munificence privée, à laquelle la coopération publique se joignait rarement. En développant, au plus haut degré compatible avec l'imperfection radicale de la philosophie théologique, le sentiment universel de la solidarité sociale, le catholicisme n'a pas négligé celui de la perpétuité, qui en constitue, par sa nature, l'indispensable complément, en liant tous les temps aussi bien que tous les lieux, comme je l'ai indiqué ailleurs. Telle était la destination générale de ce grand système de commémoration usuelle, si heureusement construit par le catholicisme, à l'imitation judicieuse du polythéisme. Si un semblable sujet pouvait ici être suffisamment examiné, il serait aisé de faire admirer les sages précautions introduites par le catholicisme, et ordinairement respectées, pour que la béatification, remplaçant ainsi l'apothéose, atteignît plus complétement encore à sa principale destination sociale, en évitant les honteuses dégénérations où la confusion radicale des deux pouvoirs élémentaires avait entraîné, à cet égard, aux temps de décadence, les Grecs et surtout les Romains; en sorte que cette noble récompense n'a été, en effet, presque jamais décernée, pendant la majeure partie de l'époque catholique, qu'à des hommes plus ou moins dignes, éminens ou utiles, soit moralement, soit même intellectuellement, toujours choisis, avec une entière impartialité, parmi toutes les classes sociales, depuis les plus éminentes jusqu'aux plus inférieures. Il est d'ailleurs évident que le régime positif remplira spontanément cette attribution capitale avec bien plus de perfection et de liberté encore, puisqu'il pourra l'étendre habituellement, non-seulement à tous les modes possibles de l'activité humaine, mais aussi à tous les temps et à tous les lieux, sans être arrêté par aucune étroite dissidence de doctrine, parce que, seule susceptible d'envelopper réellement l'ensemble continu de l'humanité totale dans sa vaste unité, aussi complète qu'irrécusable, sa philosophie est exclusivement propre à reconnaître et à glorifier toute vraie participation quelconque à la grande évolution de notre espèce. L'obligation de damner Homère, Aristote, Archimède, etc., devait être certes bien douloureuse à tout philosophe catholique; et néanmoins elle était strictement imposée par l'imparfaite nature du système: il n'y a que le positivisme qui puisse tout apprécier, sans cependant rien compromettre.
Telle est la faible indication sommaire qui doit disposer le lecteur à comprendre, d'après les principes que j'ai établis, l'immense régénération morale que le catholicisme a accomplie, au moyen-âge, autant que le permettaient le caractère de cette phase sociale et la philosophie qu'il a été forcé d'employer: en sorte que son immortelle ébauche a suffisamment manifesté la vraie nature de cette grande opération, ainsi que l'esprit général qui doit y présider, et les principales conditions à remplir, laissant seulement à reconstruire désormais, d'après une philosophie plus réelle et plus stable, l'ensemble fondamental de cet admirable édifice. Il ne nous reste plus maintenant, afin d'avoir convenablement apprécié le régime monothéique, dont l'analyse sociale, d'abord politique, ensuite morale, est ainsi terminée, qu'à juger enfin, d'une manière générale, ses vrais attributs intellectuels, dont les deux chapitres suivans devront ensuite manifester les grandes conséquences sociales, qui, prolongées jusqu'à notre époque, la rattachent directement à ce berceau nécessaire de toute la civilisation moderne. On doit aisément concevoir, en effet, d'après l'ensemble des considérations déjà exposées dans ce chapitre, que l'importance prépondérante de la mission sociale que nous venons de reconnaître à ce régime a dû long-temps contenir le développement direct de ses propriétés mentales, qui n'ont pu se manifester pleinement que par leurs suites ultérieures, quand ce système, éminemment transitoire, était déjà en pleine décomposition politique; ce qui a dû empêcher la juste détermination générale de ces caractères intellectuels, dont la vraie source primitive était ainsi trop peu marquée, quoique tout le mouvement spirituel des temps modernes remonte incontestablement, comme je l'expliquerai, jusqu'à ces temps mémorables, si irrationnellement qualifiés de ténébreux par une vaine critique métaphysique, dont le protestantisme fut le premier organe.