Cours de philosophie positive. (5/6)
Notre théorie explique facilement le retard considérable du mouvement intellectuel correspondant au système monothéique du moyen-âge, sans exiger que, méconnaissant, à cet égard, les vrais attributs caractéristiques d'un tel système, on lui suppose, envers les progrès de l'esprit humain, une antipathie radicale, peu compatible avec sa nature, et qui n'a pu exister, même à un degré beaucoup moindre qu'on ne le croit communément, que dans son âge de décadence prononcée, lorsque, attaqué de toutes parts, il devait être presque uniquement occupé du soin difficile de sa propre conservation, comme je l'indiquerai au chapitre suivant. Il est d'ailleurs évident qu'on a fort exagéré, sous ce rapport, l'influence des invasions germaniques, en leur attribuant surtout ce mémorable ralentissement de l'évolution intellectuelle pendant la majeure partie du moyen-âge, puisqu'il avait certainement précédé de plusieurs siècles ces bouleversemens politiques. Deux observations historiques, également décisives, l'une de temps, l'autre de lieu, dont l'exactitude est aussi incontestable que l'importance, doivent mettre sur la voie de la véritable explication de ce phénomène remarquable, jusqu'à présent si mal compris: car, d'un côté, le prétendu réveil d'une intelligence qui, quoique ayant dû changer la direction de son activité, ne s'était jamais engourdie, c'est-à-dire, en réalité, l'accélération du mouvement mental, suivit immédiatement l'époque de la pleine maturité du régime catholique, au onzième siècle, et s'accomplit d'abord pendant son principal ascendant social; d'une autre part, ce fut au centre même de cet ascendant, et presque sous les yeux de la suprême autorité sacerdotale, que se manifesta d'abord une telle accélération, puisqu'il est impossible de méconnaître, au moyen-âge, l'éclatante supériorité de l'Italie, sous quelque aspect intellectuel qu'on l'envisage, philosophique, scientifique, esthétique, et même industriel: double indice irrécusable de l'aptitude nécessaire du catholicisme à seconder alors l'essor général de l'esprit humain. Une étude approfondie du ralentissement antérieur montre avec évidence qu'il avait été essentiellement dû à l'importance prépondérante de l'opération fondamentale qui avait consisté à organiser graduellement le régime monothéique du moyen-âge, dont la longue et difficile élaboration devait certainement, jusqu'à ce qu'elle fût suffisamment accomplie, absorber, d'une manière à peu près exclusive, les plus grandes forces intellectuelles, et commander, plus qu'aucun autre sujet quelconque, l'attention et l'estime publiques: de façon à laisser la direction provisoire du mouvement mental proprement dit à des esprits peu éminens, excités par de moindres encouragemens habituels, en un temps où d'ailleurs l'état général de notre évolution spirituelle ne pouvait guère comporter, en aucun genre, des progrès immédiats d'une haute portée, et ne permettait que la conservation essentielle, accompagnée d'améliorations secondaires, des résultats déjà obtenus. Telle est l'explication simple et rationnelle de cette apparente anomalie, qui ne suppose, comme on le voit, ni dans les hommes ni dans les institutions, ni même dans les évènemens, aucune tendance radicale, systématique ou involontaire, à la compression de l'esprit humain, et qui en rattache directement le principe spontané à l'inévitable obligation d'appliquer toujours les plus hautes capacités aux opérations exigées, à chaque époque, par les plus grands besoins de l'humanité, qui certes ne pouvait alors rien offrir de plus digne de l'intérêt capital de tous les penseurs que le développement progressif des institutions catholiques. Quand le système est enfin parvenu, sous Hildebrand, à sa pleine maturité sociale, et après que les principales difficultés relatives à son application politique eurent été surmontées, autant du moins que le comportait la nature des temps et celle des doctrines, le mouvement intellectuel, qui, quoiqu'on en ait dit, n'avait jamais été un seul instant interrompu, reprit spontanément une activité nouvelle; et, appelant, à son tour, d'une manière de plus en plus prononcée, l'emploi des capacités prépondérantes, ainsi que l'attention universelle, il réalisa graduellement les immenses progrès que nous devrons apprécier dans la cinquante-sixième leçon. L'influence que l'on attribue communément aux Arabes sur cette mémorable recrudescence, a été certainement très exagérée, quoiqu'elle ait dû réellement hâter un peu l'essor spontané qui devait alors se manifester. Du reste, cette influence secondaire, convenablement étudiée, perd le caractère essentiellement accidentel qu'elle conserve encore chez les meilleurs esprits, quand on envisage directement les principaux caractères de l'évolution arabe. Quoique Mahomet[23] ait tenté, par une imitation trop peu rationnelle, d'organiser le monothéisme chez une nation qui n'y était pas, à beaucoup près, convenablement préparée, ni au spirituel, ni au temporel, et que, par suite, cette tentative n'ait pu suffisamment produire les principaux résultats sociaux propres à une telle transformation, et surtout cette division fondamentale des deux pouvoirs élémentaires qui doit la caractériser dans les cas vraiment favorables; quoique ce mémorable ébranlement n'ait pu ainsi aboutir directement qu'à la plus monstrueuse concentration politique, par la constitution d'une sorte de théocratie militaire; cependant, les propriétés mentales inhérentes au monothéisme n'ont pu y être entièrement annulées, et ont dû même s'y développer d'abord avec d'autant plus de rapidité que cette imperfection radicale du régime correspondant en a rendu l'essor très facile, sans exiger la longue et pénible élaboration qui a été nécessaire au catholicisme, et en laissant dès-lors naturellement disponibles, presque dès l'origine, les principales capacités spirituelles pour la culture purement intellectuelle, dont les germes y étaient déjà spontanément déposés, d'après la tendance antérieure du mouvement philosophique vers l'Orient, depuis que l'Occident était absorbé par le développement du système catholique. C'est ainsi que les Arabes se sont trouvés propres à figurer honorablement dans cette sorte d'interrègne occidental, sans que leur intervention ait été toutefois radicalement indispensable pour opérer, à cet égard, la transition générale, essentiellement spontanée, de l'évolution grecque à notre évolution moderne. L'ensemble de ces considérations explique donc, d'une manière pleinement satisfaisante, pourquoi le régime monothéique du moyen-âge devait développer aussi tardivement ses principales propriétés intellectuelles, dont cet inévitable délai naturel ne saurait faire contester la réalité ni l'importance. Mais il prouve, en même temps, que, par une coïncidence nécessaire, ci-après spécialement motivée, cette dernière influence fondamentale n'a pu devenir essentiellement efficace que lorsque la décadence générale de ce système avait déjà véritablement commencé. Ainsi, son appréciation directe doit être naturellement renvoyée aux deux chapitres suivans, destinés à examiner soit cette désorganisation graduelle, soit l'élaboration progressive des nouveaux éléments sociaux; double grande série des résultats nécessaires de l'action générale d'un tel système, quoique la source réelle en soit trop méconnue. Tels sont les motifs évidens qui nous obligent ici à indiquer seulement, de la manière la plus sommaire, le principe général de cette influence mentale, sous chacun des quatre aspects essentiels qui lui sont propres.
Note 23: Suivant les prescriptions logiques préalablement établies au début de ce volume, nous ne pouvons ici considérer le mahométisme que relativement à la principale évolution sociale, dès-lors essentiellement accomplie en Occident. L'action capitale qu'il a exercée sur l'Orient est d'une toute autre nature, et, le plus souvent, très favorable à l'essor des civilisations correspondantes, surtout dans l'Inde, et encore plus dans les grandes îles malaises.
Sous le point de vue philosophique proprement dit, l'aptitude intellectuelle du catholicisme est aussi éminente que mal appréciée. Nous avons déjà considéré l'extrême importance sociale du mémorable système d'éducation universelle qu'il parvint à organiser jusque chez les classes les plus inférieures des populations européennes; comme l'a d'ailleurs honorablement tenté, à son exemple, le monothéisme de Mahomet. Or, quelque imparfaite que doive sembler aujourd'hui la philosophie purement théologique qui se trouvait ainsi vulgarisée, elle a, dans l'ordre mental, long-temps exercé une très heureuse influence sur le développement intellectuel de la masse des nations civilisées, dès-lors régulièrement assujéties, d'une manière continue ou fréquemment périodique, à un certain exercice spirituel, pleinement adapté à leur situation, et aussi propre à élever leurs idées au-dessus du cercle borné de leur vie matérielle qu'à épurer leurs sentimens habituels; on ne peut convenablement sentir l'utilité d'une telle action que par l'appréciation comparative des cas où elle n'existe point, sans être autrement remplacée. L'efficacité de cet enseignement élémentaire devait être alors d'autant plus grande qu'il répandait des notions saines, quoique empiriques, sur la nature morale de l'homme, et même une certaine ébauche, vague et étroite, mais réelle à quelques égards, de l'appréciation historique de l'humanité, spontanément rattachée à l'histoire générale de l'église. Il est même évident que c'est ainsi que la grande notion philosophique du progrès humain a commencé à surgir universellement, quelque insuffisante ou vicieuse qu'elle dût être alors, par suite des efforts naturels du catholicisme pour démontrer sa supériorité fondamentale sur les divers systèmes antérieurs, qui d'ailleurs ne pouvaient ainsi manquer d'être le plus souvent très mal appréciés: tous ceux qui savent convenablement mesurer les difficultés et les conditions d'une première ébauche, surtout en un tel temps et pour un tel sujet, sentiront, j'espère, la valeur de cet heureux aperçu primitif, malgré son extrême imperfection inévitable. Enfin, on ne peut douter que l'influence de cette éducation catholique, fournissant à chaque individu le moyen, et, à certains égards, le droit de juger tous les actes humains, personnels ou collectifs, d'après une doctrine fondamentale, en harmonie avec la division générale des deux pouvoirs élémentaires, n'ait ultérieurement concouru à développer l'esprit universel de discussion sociale qui caractérise les peuples modernes, et qui ne pouvait habituellement exister chez les subordonnés tant qu'a duré la confusion des deux puissances; quoique cet esprit, dont on a trop injustement oublié la première source, dût d'ailleurs être long-temps contenu par l'indispensable discipline intellectuelle que prescrivait impérieusement la nature vague et arbitraire de la philosophie théologique. A ces éminens attributs, principalement relatifs aux masses, il faut d'abord joindre, pour les esprits cultivés, le libre développement que le régime catholique a presque toujours permis, sauf quelques luttes passagères, à la philosophie métaphysique, habituellement menacée par le régime polythéique, et que le catholicisme a tant protégée, malgré la tendance qu'elle devait bientôt manifester à l'ébranlement radical de ce système, sous lequel son extension directe aux questions morales et sociales a certainement commencé, comme je l'expliquerai: pour rendre pleinement incontestable cette disposition libérale du catholicisme, il suffirait de rappeler l'admirable accueil, d'ailleurs si justement mérité, que sut faire ce moyen-âge tant décrié à la partie de beaucoup la plus avancée de la philosophie grecque, c'est-à-dire à la doctrine du grand Aristote, qui certes avait dû être jusque alors infiniment moins goûtée, même chez les Grecs. On doit, en second lieu, noter aussi l'immense service philosophique spontanément rendu par le système catholique à la raison humaine, en vertu de sa division fondamentale des deux pouvoirs sociaux, qui, mentalement envisagée, constituait une indispensable condition préalable de la formation ultérieure d'une véritable science sociale, par l'heureuse séparation rationnelle qui en devait résulter entre la théorie et la pratique politiques, et sans laquelle les spéculations sociales n'auraient jamais pu prendre un essor indépendant, si ce n'est sous la vaine forme d'utopies plus ou moins chimériques: quoique cette dernière propriété ne puisse commencer que de nos jours à recevoir sa réalisation définitive, je n'en devais pas moins signaler avec reconnaissance la vraie source primitive, dont les produits trop détournés et trop lointains ne sont presque jamais rapportés à leur véritable origine, par ceux même qui les utilisent le plus.
L'influence purement scientifique du catholicisme ne fut certainement pas moins salutaire que son action philosophique. Sans doute le monothéisme lui-même ne saurait être pleinement compatible avec le sentiment rationnel de l'invariabilité fondamentale des lois naturelles, toujours compromise nécessairement, d'une manière sinon réelle, au moins virtuelle, par toute subordination théologique des divers phénomènes à des volontés souveraines, quelque régulières qu'on soit conduit à les supposer par les progrès croissans de la véritable science: et en effet, à un certain degré du développement humain, la doctrine monothéique constitue le seul obstacle essentiel à l'irrésistible conviction qu'une expérience très prolongée tend à produire universellement à cet égard, comme on a dû le constater fréquemment dans les diverses parties de ce Traité, et comme j'aurai lieu bientôt de l'expliquer historiquement. Mais, au moyen-âge, notre intelligence étant certainement fort éloignée encore d'une telle situation, le régime monothéique, loin de comprimer l'essor scientifique correspondant, devait, au contraire, l'encourager très heureusement, en le dégageant enfin spontanément des immenses entraves que le polythéisme lui présentait de toutes parts; puisque les tentatives scientifiques n'avaient pu être jusque alors poursuivies, sauf l'essor initial des simples spéculations mathématiques, sans choquer presque continuellement, d'une manière plus ou moins dangereuse, des explications théologiques qui s'étendaient, pour ainsi dire, aux moindres détails de tous les phénomènes: tandis que le monothéisme, en concentrant l'action surnaturelle, ouvrait enfin à l'esprit scientifique un accès beaucoup plus libre dans cette étude secondaire, où il n'avait plus à lutter contre une doctrine sacrée spéciale, pourvu qu'il respectât les formules, dès-lors vagues et générales, qui s'y rapportaient; et il pouvait même être directement soutenu par une disposition religieuse à la sincère admiration particulière de la sagesse providentielle, qui n'a dû exercer que beaucoup plus tard une influence vraiment rétrograde ou stationnaire. Au point déjà atteint par notre grande démonstration historique, je croirais superflu d'établir expressément que le régime monothéique, comparé au précédent, constitue une diminution intellectuelle très prononcée de l'esprit religieux, comme le régime polythéique l'avait opéré, en son temps, envers le régime fétichique: cette progression est maintenant évidente. Outre les restrictions capitales, précédemment caractérisées à une autre fin, auxquelles le catholicisme a soigneusement assujéti l'esprit d'inspiration divine, on voit également, par la suppression spontanée des oracles et des prophéties, dont l'antiquité était inondée, et par le caractère, de plus en plus exceptionnel, imprimé aux apparitions et aux miracles, que le catholicisme, au temps de sa prépondérance, s'est noblement efforcé d'agrandir, aux dépens de l'esprit théologique, le domaine d'abord si étroit de la raison humaine, autant que pouvait le permettre la nature même de la doctrine qui servait de base à sa domination sociale. D'après ces diverses propriétés incontestables, et sans parler d'ailleurs des évidentes facilités que l'existence sacerdotale devait alors offrir à la culture intellectuelle, il est aisé de concevoir l'heureuse influence que le régime monothéique du moyen-âge a dû exercer sur l'essor correspondant des principales sciences naturelles, qui sera spécialement apprécié dans la cinquante-sixième leçon: soit par la création de la chimie, fondée sur la conception préalable d'Aristote relative aux quatre élémens, et soutenue par les énergiques chimères qui pouvaient seules alors stimuler suffisamment l'expérimentation naissante; soit par les notables progrès de l'anatomie, si entravée dans toute l'antiquité, malgré les premiers encouragemens spontanés que j'ai signalés au chapitre précédent; soit aussi par le développement continu des spéculations mathématiques antérieures et des connaissances astronomiques qui s'y rattachaient, développement alors aussi marqué que le comportait essentiellement l'état de la science, comme j'aurai lieu de l'expliquer, et que caractérisent, d'une manière si mémorable, deux grands perfectionnemens corelatifs, l'essor de l'algèbre, à titre de branche distincte de l'ancienne arithmétique[24], et celui de la trigonométrie, trop imparfaite et trop bornée chez les Grecs pour les besoins croissans de l'astronomie.
Note 24: Personne n'ignore ni l'heureuse innovation réalisée, au moyen-âge, dans les notations numériques, ni la part incontestable de l'influence catholique à cet important progrès de l'arithmétique. Un géomètre distingué, qui s'occupe, avec autant de succès que de modestie, de la véritable histoire mathématique (M. Chasles), a très utilement confirmé, dans ces derniers temps, par une sage discussion spéciale, au sujet de ce mémorable perfectionnement, l'aperçu rationnel que devait naturellement inspirer la saine théorie du développement humain, en prouvant qu'on y doit voir surtout, non une importation de l'Inde par les Arabes, mais un simple résultat spontané du mouvement scientifique antérieur, dont on peut suivre aisément la tendance graduelle vers une telle issue par des modifications successives, en partant des notations primitives d'Archimède et des astronomes grecs.
Quant à l'influence esthétique propre au régime monothéique du moyen-âge, quoiqu'elle n'ait dû, ainsi que les deux précédentes, se développer surtout que dans la période immédiatement suivante il est néanmoins impossible d'en méconnaître l'éminente portée, en pensant au progrès capital de la musique et de l'architecture pendant cette mémorable époque. C'est alors, en effet, que l'art du chant prend un nouveau caractère fondamental, par l'introduction des notations musicales, et surtout par le développement de l'harmonie, qui s'y trouve d'ailleurs directement lié; il en est de même, et d'une manière encore plus sensible, pour la musique instrumentale, qui, en ces temps de prétendue barbarie, acquit une admirable extension, par la création de son organe le plus puissant et le plus complet: il serait certes superflu de signaler expressément, dans ce double perfectionnement, l'évidente participation de l'influence catholique. Son efficacité n'est pas moins prononcée dans le progrès général de l'architecture, esthétiquement envisagée, indépendamment de la nouvelle direction imprimée aux constructions usuelles, en vertu du changement qu'éprouvait graduellement l'existence sociale, où d'habituelles relations privées succédant, avec les mœurs catholiques et féodales, à l'isolement caractéristique de la vie intérieure chez les anciens, devaient spontanément déterminer un système d'habitations plus propre à faciliter les communications individuelles. Jamais les pensées et les sentimens de notre nature morale n'ont pu obtenir une aussi parfaite expression monumentale que celle alors réalisée par tant d'admirables édifices religieux, qui, malgré l'irrévocable extinction des croyances correspondantes, inspireront toujours, à tous les vrais philosophes, une délicieuse émotion de profonde sympathie sociale. Le polythéisme, dont le culte était tout extérieur aux temples, ne pouvait évidemment comporter une telle perfection, nécessairement réservée au système qui organisait un enseignement universel, complété par une habitude continue de méditations personnelles: on a certainement fort exagéré, à ce sujet, comme envers les sciences, l'influence des importations arabes, qui d'ailleurs est ici, comme là, aisément explicable; puisque le monothéisme musulman ayant dû éprouver naturellement les mêmes besoins essentiels, a dû spontanément déterminer de semblables tendances; quoique son défaut radical d'originalité doive rendre, en général, très suspecte, à l'un et à l'autre titre, sa prétendue antériorité de perfectionnement, du reste également motivée, pour les deux cas, en ce qu'elle a de réel, par la plus grande facilité de son essor mental, ci-dessus caractérisée dans sa principale cause politique. Relativement à la poésie, il suffirait de nommer le sublime Dante pour constater avec éclat l'aptitude immédiate du régime que nous considérons, malgré le ralentissement notable qu'a dû spécialement produire, à cet égard, la longue et pénible élaboration des langues modernes; d'ailleurs le caractère trop équivoque et trop peu stable de l'état social correspondant présentait alors de puissans obstacles à l'essor des plus profondes impressions poétiques, qui n'y pouvaient suffisamment trouver une inspiration directe et spontanée: nous avons déjà hautement reconnu, dans le chapitre précédent, l'aptitude supérieure qui, sous ce rapport, caractérise jusqu'à présent le polythéisme, dont les plus puissants génies n'ont pu encore convenablement affranchir la poésie moderne; du reste, l'appréciation de l'époque suivante, qui, en ce sens, aussi bien qu'en tous les autres, n'a fait que développer graduellement les germes introduits au moyen-âge, achèvera de dissiper spécialement tous les doutes qui pourraient encore subsister à ce sujet.
Envisageant enfin le mouvement mental imprimé par ce système social sous l'aspect le moins élevé et le plus universel, c'est-à-dire quant à l'essor industriel, nous devons encore davantage ajourner son examen propre, si évidemment réservé aux temps ultérieurs, à partir de l'émancipation personnelle. Mais on ne saurait douter, en principe, que le plus grand perfectionnement réalisable dans l'industrie humaine devait consister en une sage abolition graduelle du servage, accompagnée de l'affranchissement progressif des communes proprement dites, alors accomplis sous l'heureuse tutelle d'un tel régime, comme je l'expliquerai plus tard, et qui constituèrent la base nécessaire de tous les immenses succès postérieurs. Nous devrons surtout remarquer, quand notre marche rationnelle nous conduira directement à une telle analyse, le nouveau caractère général, déjà utile à signaler ici, que dut dès-lors prendre de plus en plus l'industrie humaine, et qui fut en harmonie fondamentale avec une telle origine; c'est-à-dire la tendance progressive à l'économie des efforts humains, de plus en plus remplacés par les forces extérieures, dont les anciens faisaient réellement si peu d'usage. Cette substitution caractéristique, principale source de l'admirable essor de l'industrie moderne, remonte certainement à cette mémorable époque, où elle ne fut pas seulement inspirée par l'influence, encore trop imparfaite, de l'étude rationnelle de la nature, devenue ensuite si importante à cet égard. Elle dut alors principalement résulter de la nouvelle stimulation sociale, non moins directe qu'énergique, que devait produire, sous ce rapport, la situation fondamentale, jusque alors inouïe, où le monde catholique et féodal se plaçait de plus en plus par suite de l'émancipation personnelle des travailleurs immédiats, qui devait tendre évidemment à imposer, avec un ascendant croissant, l'impérieuse obligation générale d'épargner les moteurs humains, en utilisant toujours davantage les divers agens physiques, soit animés, soit même inorganiques: cette tendance est très nettement marquée, dès l'origine, par plusieurs inventions mécaniques dont l'histoire est maintenant trop oubliée, et entre autres par les moulins à eau, et surtout à vent. Il n'est pas douteux que l'existence générale de l'esclavage constituait, chez les anciens, encore plus que l'extrême imperfection de leurs connaissances réelles, le principal obstacle à l'emploi étendu des machines, dont la nécessité ne pouvait être suffisamment comprise tant qu'on pouvait ainsi disposer, pour l'exécution des divers travaux matériels, d'une provision presque indéfinie de forces musculaires intelligentes. C'est ainsi que la solidarité nécessaire qui lie profondément l'un à l'autre tous les divers aspects de l'existence humaine, individuelle ou sociale, rendrait impossible toute histoire purement industrielle de l'humanité, conçue isolément de son histoire universelle, comme je l'ai établi, en général, au quarante-huitième chapitre. Du reste, il est aisé de sentir à ce sujet, aussi bien qu'à tant d'autres titres déjà signalés, combien était alors indispensable l'active intervention continue de la discipline catholique pour contenir ou corriger l'action délétère de la doctrine théologique qui, surtout à l'état monothéique, doit tendre spontanément à proscrire toute grande modification industrielle du monde extérieur, en y faisant voir une sorte d'attentat sacrilége à l'optimisme providentiel, remplaçant le fatalisme polythéique: cette funeste conséquence naturelle de l'esprit religieux eût, à cette époque, profondément entravé l'essor industriel, sans la persévérante sagesse du sacerdoce catholique.
Tels sont les rapides aperçus qui suffisent ici à caractériser sommairement les éminentes propriétés intellectuelles du régime monothéique du moyen-âge, en attendant que leurs principaux résultats ultérieurs puissent être convenablement appréciés, et qui déjà doivent, sans doute, faire spontanément ressortir l'ingrate injustice de cette frivole philosophie qui conduit, par exemple, à qualifier irrationnellement de barbare et ténébreux le siècle mémorable où brillèrent simultanément, sur les divers points principaux du monde catholique et féodal, saint Thomas d'Aquin, Albert-le-Grand, Roger Bacon, Dante, etc. L'analyse fondamentale de ce régime, d'abord convenablement opérée quant aux attributs sociaux, soit politiques, soit moraux, qui le caractérisent surtout, ayant ainsi reçu désormais l'indispensable complément général qui lui manquait encore, il ne nous reste donc plus maintenant, pour avoir entièrement terminé ce grand et difficile examen, qu'à montrer enfin directement le principe essentiel de l'irrévocable décadence de ce système éminemment transitoire, dont la destination nécessaire, dans l'ensemble de l'évolution humaine, devait être de préparer, sous sa bienfaisante tutelle, la décomposition graduelle de l'état purement théologique et militaire, et l'essor progressif des nouveaux élémens de l'ordre définitif, comme l'expliqueront respectivement ensuite les deux chapitres suivans.
En quelque sens qu'on examine l'organisation propre au moyen-âge, une étude suffisamment approfondie fera toujours ressortir sa nature purement provisoire, en représentant les développemens même qu'elle avait pour mission de seconder comme les premières causes radicales de sa chute inévitable et prochaine. Dans la constitution catholique et féodale, le régime théologique et militaire était essentiellement aussi modifié que pouvaient le comporter son esprit caractéristique et ses vraies conditions d'existence, de manière à pouvoir protéger et faciliter l'essor universel, élémentaire mais dès-lors direct, de la vie positive et industrielle: les modifications générales ne pouvaient être poussées plus loin sans tendre nécessairement à l'abandon définitif de ce premier système social. Il suffira de constater sommairement ici cette irrésistible nécessité envers les principales dispositions, spirituelles ou temporelles, d'une telle constitution.
Quant à l'ordre spirituel, le caractère simplement provisoire que nous savons, d'après ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, devoir inévitablement appartenir à toute philosophie théologique, devait être certainement plus prononcé dans le monothéisme que dans aucune autre phase religieuse, par cela même que cette grande concentration y avait, comme je l'ai prouvé, réduit autant que possible l'esprit théologique proprement dit, qui ne pouvait plus subir aucune importante modification nouvelle sans se dénaturer entièrement, et sans perdre, peu à peu mais irrévocablement, son ascendant social: tandis que, d'un autre côté, l'essor plus rapide et plus étendu que ce dernier état théologique de l'humanité permettait spécialement à l'esprit positif, non-seulement chez les hommes cultivés, mais aussi dans la masse des populations civilisées, ne pouvait manquer de déterminer bientôt de telles modifications. Une vaine et superficielle appréciation fait penser aujourd'hui, par suite même de la décadence du système religieux, dont les exigences réelles ne sont plus suffisamment comprises, que le monothéisme aurait pu ou pourrait encore subsister, de manière même à toujours servir de base morale à l'ordre social, dans l'état d'extrême simplification abstraite où, depuis le moyen-âge, l'influence métaphysique l'a graduellement amené: mais cette chimère philosophique est ici réfutée d'avance par l'ensemble de notre examen de l'organisation catholique, où nous avons reconnu combien était vraiment indispensable à son efficacité sociale chacune de ces nombreuses conditions d'existence tellement solidaires que l'absence d'une seule devait entraîner la chute ultérieure de tout l'édifice, en même temps que nous avons implicitement établi la nature précaire et transitoire de la plupart d'entre elles. Loin d'être radicalement hostile au développement intellectuel, comme on l'a trop proclamé, sous l'unique impression, d'ailleurs exagérée, des temps de décadence, le catholicisme l'a, au contraire, éminemment secondé, ainsi que je l'ai expliqué; mais il n'a pu ni dû se l'incorporer réellement: or, si cet essor extérieur, sous la simple tutelle catholique, a été effectivement très favorable à l'évolution mentale, et même indispensable alors à ses progrès, il a dû déterminer ensuite, parvenu à un certain degré, une tendance nécessaire à sortir graduellement de ce régime provisoire, dont la destination principale était ainsi suffisamment accomplie. Tel a donc été, au fond, le grand office intellectuel, évidemment transitoire, propre au catholicisme: préparer, sous le régime théologique, les élémens du régime positif. Il en est de même, en réalité, dans l'ordre moral proprement dit, d'ailleurs intimement lié au premier: car, en constituant une doctrine morale, pleinement indépendante de la politique, et placée même au-dessus d'elle, le catholicisme a fourni directement à tous les individus un principe fondamental d'appréciation sociale des actes humains, qui, malgré la sanction purement théologique qui pouvait seule en permettre l'introduction primitive, devait tendre nécessairement à se rattacher de plus en plus à l'autorité prépondérante de la simple raison humaine, à mesure que l'usage même de cette doctrine faisait graduellement pénétrer les vrais motifs de ses principaux préceptes; ce qui ne pouvait évidemment manquer d'avoir lieu bientôt, sinon parmi les masses vulgaires, du moins chez les esprits cultivés, puisque rien n'est assurément mieux susceptible, par sa nature, que les prescriptions morales d'être finalement apprécié d'après une expérience suffisante: en sorte que l'influence théologique, d'abord indispensable à cet égard, devait peu à peu devenir essentiellement inutile, une fois que sa mission primordiale était assez accomplie; et même ensuite finalement antipathique, abstraction faite de toute répugnance mentale, en vertu des graves atteintes, dès lors senties avec une énergie croissante, que les principales conditions d'existence d'un tel régime devaient nécessairement porter aux plus nobles sentimens de notre nature, à ceux-là même que le catholicisme s'efforçait si heureusement de faire prévaloir, comme je l'ai directement indiqué à divers titres importans.
Afin de préciser convenablement le vrai principe général de l'irrévocable décadence, d'abord intellectuelle et enfin sociale, du monothéisme catholique, il faut maintenant reconnaître que le germe primordial de cette inévitable dissolution ultérieure avait même précédé le développement initial du catholicisme, puisqu'il remonte directement à la grande division historique appréciée au chapitre précédent, de l'ensemble de nos conceptions fondamentales en philosophie naturelle et philosophie morale, relatives l'une au monde inorganique, l'autre à l'homme moral et social. Cette division capitale, organisée par les philosophes grecs un peu avant la fondation du musée d'Alexandrie où elle fut ouvertement consacrée, a constitué, comme je l'ai expliqué, la première condition logique de tous les progrès ultérieurs, en permettant l'essor indépendant de la philosophie inorganique, alors parvenue à l'état métaphysique proprement dit, et dont les spéculations plus simples devaient être plus rapidement perfectibles, sans nuire toutefois à l'opération sociale exécutée simultanément par la philosophie morale, qui, restée encore, d'après la complication supérieure de son sujet propre, à l'état purement théologique, devait bien moins s'occuper du perfectionnement abstrait de ses doctrines que de réaliser, autant que possible, par le régime monothéique, l'aptitude des conceptions théologiques à civiliser le genre humain. Aujourd'hui même, malgré plus de vingt siècles écoulés, cette mémorable séparation n'a pas encore entièrement épuisé son efficacité philosophique et sociale, quoiqu'elle doive bientôt essentiellement cesser, parce qu'elle ne constitue pas, en elle-même, une répartition assez pleinement rationnelle pour survivre définitivement à cette destination provisoire, qui sera prochainement complétée; si du moins le grand travail que j'ai osé entreprendre atteint suffisamment son but principal, en conduisant la philosophie naturelle à devenir enfin morale et politique, pour servir de base intellectuelle à la réorganisation sociale; ce qui achèverait certainement le grand système de travaux philosophiques d'abord ébauché par Aristote en opposition radicale avec le système platonicien, comme je l'expliquerai en son lieu. Quoi qu'il en soit de cette issue finale, encore prématurée, il est incontestable que cette division, historiquement envisagée, se manifesta directement, dès son origine, par une rivalité caractéristique, de plus en plus prononcée, promptement transportée des doctrines aux personnes, entre l'esprit métaphysique, ainsi investi du domaine de la philosophie naturelle, auquel se rattachaient nécessairement les rudimens scientifiques dont l'influence naissante avait d'abord déterminé, d'après le chapitre précédent, une telle séparation, et l'esprit théologique, qui, seul susceptible de diriger alors une véritable organisation, restait suprême arbitre du monde moral et social: cette rivalité, même avant l'essor du catholicisme, avait produit des luttes mémorables, où l'ascendant social de la philosophie morale avait souvent comprimé les tentatives de progrès intellectuel de la philosophie naturelle, et déterminé la première cause du ralentissement scientifique ci-dessus expliqué. Aucun exemple ne saurait être plus propre, sans doute, à caractériser convenablement un tel conflit fondamental dans le système de cet âge intellectuel, que celui des étranges efforts vainement tentés par un esprit aussi éminent et aussi cultivé que saint Augustin pour combattre les raisonnemens mathématiques, déjà vulgaires alors parmi les sectateurs de la philosophie naturelle, des astronomes d'Alexandrie sur la sphéricité de la terre et l'existence nécessaire des antipodes, contre lesquels l'un des plus illustres fondateurs de la philosophie catholique soulève ainsi opiniâtrement les plus puériles objections, aujourd'hui abandonnées aux entendemens les plus arriérés: qu'on rapproche ce cas décisif de celui que j'ai signalé, au chapitre précédent, à l'égard des aberrations astronomiques d'Épicure, et l'on sentira combien était intime et complète cette mémorable séparation, très voisine de l'antipathie, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale.
Tant que la pénible et lente élaboration graduelle du système catholique n'a pas été suffisamment avancée, l'impuissance organique, que nous avons reconnue être radicalement propre à l'esprit métaphysique, ne lui a pas permis, malgré son essor continu, de lutter avec avantage contre la domination nécessaire de l'esprit théologique, spéculativement moins avancé. Mais, quoique le catholicisme ait honorablement tenté d'éterniser ensuite une chimérique conciliation entre deux philosophies aussi vaguement caractérisées, il est évident que l'esprit métaphysique, qui, à vrai dire, avait d'abord présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la grande transformation du fétichisme en polythéisme, et qui surtout venait de diriger le passage du polythéisme en monothéisme, ne pouvait cesser l'influence modificatrice qui lui est propre au moment même où il avait acquis le plus d'étendue et d'intensité: toutefois, comme il n'y avait plus rien au-delà du monothéisme, à moins de sortir entièrement de l'état théologique, ce qui alors eût été éminemment impraticable, l'action métaphysique est dès-lors devenue, et de plus en plus, essentiellement dissolvante, en tendant à ruiner, par ses analyses antisociales à l'insu d'ailleurs de la plupart de ses propagateurs, les principales conditions d'existence du régime monothéique. Ce résultat nécessaire a dû se réaliser d'autant plus vite et plus sûrement, quand l'organisation catholique a été enfin complétée, que cette organisation accélérait davantage, suivant nos explications antérieures, l'ensemble du mouvement intellectuel, dont les divers progrès, même scientifiques, devaient alors tourner surtout à l'honneur et au profit de l'esprit métaphysique qui paraissait les diriger, quoiqu'il n'en pût être que le simple organe philosophique, jusqu'à ce que l'esprit positif pût devenir finalement assez caractérisé par ces succès graduels pour lutter directement contre le système entier de la philosophie primitive, d'abord dans l'étude des plus simples phénomènes, et ensuite peu à peu envers tous les autres, eu égard à leur complication croissante, ce qui n'a été possible qu'en un temps très postérieur à celui que nous considérons, comme je l'expliquerai plus tard. Il était donc inévitable que le catholicisme, qui, dès sa naissance, et même, en quelque sorte auparavant, avait ainsi laissé nécessairement en dehors de son propre système, quoique sous sa tutelle générale, l'essor intellectuel le plus avancé, fût atteint graduellement par un antagonisme destructeur, aussitôt que, par le suffisant accomplissement, au moins provisoire, des conditions purement sociales, les conditions simplement mentales devaient, à leur tour, devenir directement les plus importantes au développement continu de l'évolution humaine: cause radicale d'une insurmontable décadence, dont nous pouvons assurer, par anticipation, que le régime positif sera spontanément préservé, comme reposant toujours, par sa nature, sur l'ensemble du mouvement spirituel. Quoique cette irrésistible dissolution de la philosophie monothéique ait dû d'abord faire seulement prévaloir l'ascendant métaphysique, une telle révolution n'a pu finalement aboutir qu'à l'avénement nécessaire de l'esprit positif, suivant la théorie fondamentale établie à la fin du volume précédent: car, les voies philosophiques lui ont été par-là directement ouvertes, d'après ce premier triomphe capital de la philosophie naturelle sur la philosophie morale. J'ai démontré, en effet, en diverses parties de ce Traité, que, du point de vue scientifique le plus élevé, et, par suite, conformément aussi aux plus éminentes considérations historiques, la philosophie positive est surtout caractérisée par sa tendance constante à procéder de l'étude générale du monde extérieur à celle de l'homme lui-même, tandis que la marche inverse est nécessairement propre à la philosophie théologique (voyez principalement, à ce sujet, la quarantième leçon et la cinquante-unième): ainsi, tout mouvement philosophique qui, d'abord développé dans les spéculations inorganiques, parvenait directement à modifier d'après elles le système primitif des spéculations morales et sociales, préparait réellement, par une invincible fatalité, l'empire ultérieur de la positivité rationnelle, quelles que pussent être d'abord les vaines prétentions à la domination indéfinie de l'intelligence humaine, alors naturellement conçues par les organes provisoires d'un tel progrès. C'est ainsi que les besoins essentiels de l'esprit positif ont dû long-temps coïncider avec les principaux intérêts de l'esprit métaphysique, malgré leur antagonisme radical, instinctivement contenu, tant que le régime monothéique n'a pas été suffisamment ébranlé.
La cause générale de l'inévitable dissolution mentale du catholicisme consiste donc, d'après cette démonstration, conformément à notre premier énoncé, en ce que, n'ayant pu ni dû s'incorporer intimement le mouvement intellectuel, il en a été, de toute nécessité, finalement dépassé; il n'a pu dès-lors maintenir son empire qu'en perdant le caractère progressif, propre à tout système quelconque à l'âge d'ascension, pour acquérir de plus en plus le caractère profondément stationnaire, et même éminemment rétrograde, qui le distingue si déplorablement aujourd'hui. Une superficielle appréciation de l'économie spirituelle des sociétés humaines a pu d'abord, à la vérité, faire penser que cette décadence mentale pouvait se concilier avec une prolongation indéfinie de la prépondérance morale, à laquelle le catholicisme devait se croire des droits spéciaux en vertu de l'excellence généralement reconnue de sa propre morale, dont les préceptes seront, en effet, toujours profondément respectés de tous les vrais philosophes, malgré l'entraînement passager de nos anarchiques aberrations. Mais un examen approfondi doit bientôt dissiper une telle illusion, en faisant comprendre, en principe, que l'influence morale s'attache nécessairement à la supériorité intellectuelle, sans laquelle elle ne saurait exister solidement: car, ce ne peut être évidemment que par une pure transition très précaire que les hommes accordent habituellement leur principale confiance, dans les plus chers intérêts de leur vie réelle, à des esprits dont il ne font plus assez de cas pour les consulter à l'égard des plus simples questions spéculatives. La morale universelle, dont le catholicisme a dû être d'abord l'indispensable organe, ne peut certainement lui constituer une exclusive propriété, s'il a finalement perdu l'aptitude générale à la faire prévaloir dans l'économie sociale: elle forme nécessairement un précieux patrimoine transmis par nos ancêtres à l'ensemble de l'humanité; son influence appartiendra désormais à ceux qui sauront le mieux la consolider, la compléter et l'appliquer, quels que puissent être leurs principes intellectuels. Quoique la raison humaine ait dû faire d'heureux emprunts à l'astrologie, par exemple, ainsi qu'à l'alchimie, elle n'a pu sans doute, par de telles acquisitions, se croire liée irrévocablement à leur sort, dès qu'elle a pu rattacher à de meilleures bases ces importans résultats: il en sera essentiellement de même pour tous les progrès quelconques, moraux ou politiques, d'abord réalisés par la philosophie théologique, et qui ne sauraient périr avec elle, pourvu toutefois que l'on s'occupe enfin convenablement de les incorporer à une autre organisation spirituelle, sous la direction générale de la philosophie positive, comme je l'expliquerai plus tard.
Temporellement envisagée, la décadence nécessaire du régime propre au moyen-âge résulte directement d'un principe tellement évident, qu'il ne saurait exiger ici des explications aussi étendues que celles que je viens de terminer pour l'ordre spirituel, sauf le développement spécial que devra présenter, à ce sujet, le chapitre suivant. Sous quelque aspect qu'on envisage, en effet, le régime féodal, dont les trois caractères généraux ont été précédemment établis, sa nature essentiellement transitoire se manifeste aussitôt de la manière la moins équivoque. Quant à son but principal, l'organisation défensive des sociétés modernes, il ne pouvait conserver d'importance que jusqu'à ce que les invasions fussent suffisamment contenues, par la transition finale des barbares à la vie agricole et sédentaire dans leurs propres contrées, sanctionnée et consolidée, pour les cas les plus favorables, par leur conversion graduelle au catholicisme, qui les incorporait de plus en plus au système universel. A mesure que ce grand résultat était convenablement réalisé, l'activité militaire devait nécessairement perdre, faute d'une large application sociale, la prépondérance inévitable qu'elle avait jusque alors conservée, d'abord pendant la conquête romaine, et ensuite sous la défense féodale; la guerre devait, de jour en jour, devenir plus exceptionnelle, et tendre finalement à disparaître chez l'élite de l'humanité, où la vie industrielle, primitivement si subalterne, devait acquérir simultanément une extension et une intensité toujours croissantes, sans pouvoir toutefois encore devenir politiquement dominante, comme je l'expliquerai bientôt. La destination purement provisoire de tout système militaire avait dû être beaucoup moins prononcée sous le régime précédent, quoiqu'elle y soit certes incontestable, par la lenteur nécessaire qu'avait exigée, de toute nécessité, l'essor graduel de la domination romaine: le système simplement défensif ne pouvait évidemment comporter ensuite une aussi longue durée. Cette nature transitoire est encore plus irrécusable pour cette décomposition générale du pouvoir temporel en souverainetés partielles, que nous avons appréciée comme le second caractère essentiel de l'ordre féodal, et qui ne pouvait assurément éviter d'être prochainement remplacée par une centralisation nouvelle, vers laquelle tout devait tendre, ainsi qu'on le verra au chapitre suivant, aussitôt que le but propre d'un tel régime aurait été suffisamment accompli. Il en est de même, enfin, pour le dernier trait caractéristique, la transformation de l'esclavage en servage, puisque l'esclavage constitue naturellement un état susceptible de durée sous les conditions convenables; tandis que le servage proprement dit ne pouvait être, dans le système général de la civilisation moderne, qu'une situation simplement passagère, promptement modifiée par l'établissement presque simultané des communes industrielles, et qui n'avait d'autre destination sociale que de conduire graduellement les travailleurs immédiats à l'entière émancipation personnelle. A tous ces divers titres, on peut assurer, sans exagération, que mieux le régime féodal remplissait son office propre, capital quoique passager, pour l'ensemble de l'évolution humaine, et plus il rendait imminente sa désorganisation prochaine, à peu près comme nous l'avons ci-dessus reconnu envers le catholicisme. Toutefois, les circonstances extérieures, qui d'ailleurs n'étaient nullement accidentelles, ont très inégalement prolongé, chez les diverses nations européennes, la durée nécessaire d'un tel système, dont la prépondérance politique a dû surtout persister davantage aux diverses frontières sociales de la civilisation catholico-féodale, c'est-à-dire, en Pologne, en Hongrie, etc., quant aux invasions purement tartares et scandinaves, et même, à certains égards, en Espagne, et dans les grandes îles de la Méditerranée, en Sicile surtout, pour les envahissemens arabes: distinction très utile à noter ici dans son germe, et qui trouvera, en poursuivant notre appréciation historique, une intéressante application, d'ailleurs presque toujours implicite, suivant les conditions logiques de notre travail. L'explication précédente, quelque sommaire qu'elle ait dû être, se complète, au reste, naturellement, en indiquant, de même qu'envers l'ordre spirituel, la classe spécialement destinée à diriger immédiatement la décomposition continue du régime féodal, qui ne pouvait ni ne devait d'abord s'accomplir par l'intervention politique de la classe industrielle, quoique son avénement social constituât cependant l'issue finale d'une semblable progression. A l'origine, cette classe devait être à la fois trop subalterne et trop exclusivement préoccupée de son propre essor intérieur pour se livrer directement à cette grande lutte temporelle, qui dut ainsi être nécessairement dirigée par les légistes, dont le système féodal avait spontanément développé de plus en plus l'influence politique, par une suite nécessaire du décroissement graduel de l'activité militaire, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Ils sont, en effet, restés jusqu'ici les organes immédiats du mouvement temporel, malgré que sa principale destination ait essentiellement changé de nature depuis que cette mission provisoire est suffisamment accomplie, de manière à mettre pleinement désormais en évidence croissante l'incapacité organique qui caractérise les légistes aussi bien que les métaphysiciens, également réservés, en politique et en philosophie, à opérer de simples modifications critiques, sans pouvoir jamais rien fonder.
En terminant enfin cette longue et difficile appréciation fondamentale du régime monothéique propre au moyen-âge, je ne crois pas devoir m'abstenir de signaler, dès ce moment, une importante réflexion philosophique, ultérieurement développable, naturellement suggérée par l'ensemble de notre examen historique du système catholique, qui formait la principale base de cette mémorable organisation. Si l'on envisage convenablement la durée totale du catholicisme, on est, en effet, aussitôt frappé de la disproportion, essentiellement anomale, que présente le temps excessif de sa lente élaboration politique, comparé à la courte prolongation de son entière prépondérance sociale, promptement suivie d'une rapide et irrévocable décadence; puisque une constitution, dont l'essor a exigé dix siècles, ne s'est, en réalité, suffisamment maintenue à la tête du système européen que pendant deux siècles environ, de Grégoire VII, qui l'a complétée, à Boniface VIII, sous lequel son déclin politique a hautement commencé, les cinq siècles suivans n'ayant essentiellement offert, à cet égard, qu'une sorte d'agonie chronique, de moins en moins active: ce qui doit certainement sembler tout-à-fait contraire soit aux lois générales de la longévité ordinaire des organismes sociaux, où la durée de la vie, comme dans les organismes individuels, doit être relative à celle du développement; soit à l'admirable supériorité intrinsèque qui distinguait une telle économie, dont j'ai fait ressortir, à tant de titres, les éminens attributs. La seule solution possible de ce grand problème historique, qui n'a jamais pu être philosophiquement posé jusqu'ici, consiste à concevoir, en sens radicalement inverse des notions habituelles, que ce qui devait nécessairement périr ainsi, dans le catholicisme, c'était la doctrine, et non l'organisation, qui n'a été passagèrement ruinée que par suite de son inévitable adhérence élémentaire à la philosophie théologique, destinée à succomber graduellement sous l'irrésistible émancipation de la raison humaine; tandis qu'une telle constitution, convenablement reconstruite sur des bases intellectuelles à la fois plus étendues et plus stables, devra finalement présider à l'indispensable réorganisation spirituelle des sociétés modernes, sauf les différences essentielles spontanément correspondantes à l'extrême diversité des doctrines fondamentales; à moins de supposer, ce qui serait certainement contradictoire à l'ensemble des lois de notre nature, que les immenses efforts de tant de grands hommes, secondés par la persévérante sollicitude des nations civilisées, dans la fondation séculaire de ce chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, doivent être enfin irrévocablement perdus pour l'élite de l'humanité, sauf les résultats, capitaux mais provisoires, qui s'y rapportaient immédiatement. Cette explication générale, déjà évidemment motivée par la suite des considérations propres à ce chapitre, sera de plus en plus confirmée par tout le reste de notre opération historique, dont elle constituera spontanément la principale conclusion politique.
CINQUANTE-CINQUIÈME LEÇON.
Appréciation générale de l'état métaphysique des sociétés modernes: époque critique, ou âge de transition révolutionnaire. Désorganisation croissante, d'abord spontanée et ensuite de plus en plus systématique, de l'ensemble du régime théologique et militaire.
Par une judicieuse comparaison d'ensemble entre les deux chapitres précédens, le lecteur attentif a dû désormais vérifier spontanément, de la manière la moins équivoque, que, conformément à notre théorie fondamentale de l'évolution humaine, le régime polythéique de l'antiquité avait réellement constitué, à tous égards, la phase la plus complète et la plus durable du système théologique et militaire envisagé dans sa durée totale; tandis que le régime monothéique du moyen âge, quoique nécessairement amené par le développement même de la situation antérieure, devait naturellement caractériser la dernière époque essentielle et la forme la moins stable d'un tel système, dont il était surtout destiné à préparer graduellement l'inévitable décadence et le remplacement final. Malgré l'immense ascendant que l'esprit théologique semble d'abord conserver dans l'organisation catholique, quand on la considère isolément, nous avons néanmoins démontré, avec une pleine évidence, qu'il y avait effectivement subi, sous un aspect quelconque, un décroissement capital et irréparable, non-seulement par rapport à son irrécusable prépondérance dans les pures théocraties primitives, mais même comparativement à sa suprématie habituelle dans le polythéisme grec ou romain. L'admirable tendance du catholicisme à développer, autant que possible, les propriétés civilisatrices du monothéisme, ne pouvait nullement empêcher cette inévitable diminution, à la fois mentale et sociale, dès lors spontanément consacrée par une disposition involontaire et continue à agrandir progressivement le domaine, jadis si restreint, de la raison humaine, en dégageant de plus en plus de la tutelle théologique, soit nos conceptions, soit nos habitudes, d'abord uniformément soumises, jusque dans leurs moindres détails, à sa domination presque exclusive. De même, sous le point de vue temporel, quelque puissante que doive sembler, au moyen-âge, l'activité militaire, par comparaison aux temps postérieurs, nous avons cependant reconnu que, en passant de l'état romain à l'état féodal, l'esprit guerrier avait nécessairement éprouvé une altération radicale dans sa double influence morale et politique, dont la prépondérance originaire devait désormais rapidement décliner, tant par suite des entraves continues que lui imposait nécessairement la nature générale du système monothéique, qu'en vertu de l'importance évidemment passagère et graduellement décroissante de la destination essentiellement défensive qui seule lui restait dès lors. C'est donc uniquement dans l'antiquité qu'il faut placer la véritable époque du plein ascendant et du libre essor, soit de la philosophie purement théologique, soit de l'activité franchement militaire, au développement desquelles tout concourait alors spontanément: l'une et l'autre reçurent certainement, pendant tout le cours du moyen-âge, une profonde atteinte, que devait bientôt suivre une irrévocable décadence. Nous avons même constaté, au chapitre précédent, que la plus exacte appréciation de l'ensemble du régime monothéique propre à cette phase transitoire de l'évolution sociale consiste finalement à le concevoir comme le résultat d'une première grande tentative de l'humanité, pour l'établissement direct et général d'un système rationnel et pacifique. Quoique cette tentative trop prématurée ait dû essentiellement manquer son but principal, soit à cause d'une situation encore éminemment défavorable, soit surtout par suite de l'insuffisance radicale de la seule philosophie qui pût alors diriger une telle opération, elle n'en a pas moins, en réalité, heureusement guidé l'élite de l'humanité dans sa grande transition finale, soit en accélérant la décomposition spontanée du système théologique et militaire, soit en secondant l'essor naturel des principaux élémens d'un système nouveau, de manière à permettre enfin de reprendre directement avec succès l'œuvre immense de la réorganisation fondamentale, quand cette double préparation aurait été convenablement accomplie, comme nous reconnaîtrons clairement qu'elle commence à l'être aujourd'hui chez les peuples les plus avancés.
A partir du point éminemment notable où se trouve maintenant parvenue notre élaboration historique, l'étude générale d'une telle transition doit donc constituer désormais l'objet essentiel de tout le reste de notre analyse, afin d'apprécier exactement, sous l'un et l'autre aspect, les diverses conséquences nécessaires de l'impulsion universelle spontanément produite, au moyen-âge, par l'ensemble du régime catholique et féodal, vers la régénération totale des sociétés humaines. Cette partie finale de notre grande démonstration me semble strictement exiger, par sa nature, la décomposition rationnelle d'une pareille exposition en deux séries hétérogènes, très nettement distinctes pour quiconque aura convenablement saisi l'esprit de notre travail antérieur, quoique d'ailleurs nécessairement coexistantes et même profondément solidaires: l'une, essentiellement critique ou négative, destinée à caractériser la démolition graduelle du système théologique et militaire, sous l'ascendant croissant de l'esprit métaphysique; l'autre, directement organique, relative à l'évolution progressive des divers élémens principaux du système positif: la leçon actuelle sera spécialement consacrée à la première appréciation, et la suivante à la seconde. Malgré l'intime connexité évidente de ces deux mouvemens simultanés de décomposition et de recomposition sociales, on éviterait difficilement une confusion presque inextricable, très préjudiciable à l'analyse définitive de la situation actuelle, en persistant à mener de front deux ordres de considérations désormais assez radicalement différens pour que je n'hésite point, après une scrupuleuse délibération, à regarder leur séparation méthodique comme un artifice scientifique vraiment indispensable au plein succès final de la suite entière de notre opération historique: car ces deux sortes de développemens, dont la liaison nécessaire ne pouvait nullement altérer l'indépendance spontanée, ne furent d'ailleurs, en réalité, ni habituellement conçus dans le même esprit et pour le même but, ni communément dirigés par les mêmes organes. Envers les diverses phases antérieures de l'humanité, il n'eût été, au contraire, ni nécessaire, ni convenable, d'étudier ainsi séparément les deux mouvemens élémentaires, opposés mais toujours convergens, dont l'organisme social, comme l'organisme individuel, est, par sa nature, constamment agité: puisque les divers changemens successivement accomplis jusque alors ne pouvaient être assez profonds pour exiger ou comporter l'institution d'un semblable artifice, dont l'emploi eût, par conséquent, abouti surtout à dissimuler la vraie filiation des évènemens. Les révolutions précédentes, sans même excepter la plus importante de toutes, le passage du régime polythéique au régime monothéique, n'avaient pu consister qu'en modifications plus ou moins graves du système théologique fondamental, dont la nature caractéristique restait essentiellement maintenue; le mouvement critique et le mouvement organique, quoique réellement différens, ne pouvaient donc être, d'ordinaire, assez distincts et assez indépendans pour devenir rationnellement séparables, à moins de pousser l'analyse sociologique jusqu'à un degré de précision qui serait aujourd'hui déplacé, suivant les prescriptions logiques du quatrième volume. Dans la transition graduelle de chaque forme théologique à la suivante, non-seulement l'esprit humain pouvait aisément combiner la destruction de l'une avec l'élaboration de l'autre, mais il devait même y être spontanément conduit, sauf la tendance individuelle à cultiver plus spécialement l'une ou l'autre partie de cette double opération philosophique. Mais il en devait être tout autrement pour sortir entièrement du système théologique et passer au système franchement positif, ce qui constitue nécessairement la plus profonde révolution, d'abord mentale, et finalement sociale, que notre espèce puisse subir dans l'ensemble de sa carrière. Par la nature propre de cette grande transition, le mouvement critique, devenu, pendant plusieurs siècles, extrêmement prononcé, s'y distingue tellement du mouvement organique, long-temps à peine appréciable, que, malgré leur liaison fondamentale, chacun d'eux ne peut être sainement jugé que d'après une étude spéciale et directe. L'étendue et la difficulté d'une semblable transformation ont alors, pour la première fois, graduellement conduit l'esprit humain à diriger son essor révolutionnaire d'après une doctrine absolue de négation systématique, dont l'inévitable ascendant tend à faire profondément méconnaître la véritable issue finale de l'ensemble de la crise, qui paraît ainsi consister dans l'application totale et la prépondérance continue de cette doctrine nécessairement passagère, comme la plupart des philosophes modernes l'ont si vicieusement pensé. Il serait donc presque impossible d'éviter que la notion du mouvement organique ne restât essentiellement absorbée par la considération, jusqu'ici beaucoup plus sensible et mieux caractérisée, du mouvement critique, si, dans l'appréciation rationnelle des cinq derniers siècles de notre civilisation, on n'instituait point, entre deux études aussi distinctes, une séparation méthodique. Ce qui rend ici réellement facultatif l'emploi rationnel d'un semblable artifice sociologique, c'est la nature éminemment abstraite de notre élaboration historique, d'après les explications générales placées au début de ce volume: car, dans un travail historique qui aurait véritablement le caractère concret, cette division idéale entre des phénomènes simultanés et solidaires ne saurait être légitime; tandis qu'elle est, au contraire, pleinement compatible avec une analyse abstraite de l'évolution sociale, si d'ailleurs on l'y reconnaît utile à l'éclaircissement du sujet, ce qui, pour le cas actuel, me semble hautement incontestable; on ne fait ainsi qu'étendre à l'étude de la vie collective un droit scientifique dès long-temps usuel dans l'étude de la vie individuelle. Un retour suffisant à la saine appréciation logique de la différence fondamentale entre l'histoire abstraite et l'histoire concrète conduira spontanément le lecteur à dissiper sans difficulté l'incertitude qui pourrait lui rester à cet égard.
Du reste, l'esprit philosophique de ce Traité est, sans doute, assez prononcé maintenant pour que l'emploi soutenu de cet indispensable artifice sociologique ne conduise jamais le lecteur à méconnaître la solidarité nécessaire de ces deux mouvemens simultanés, dont l'évidente connexité, déjà érigée en principe par l'ensemble des conceptions, soit scientifiques, soit logiques, du quatrième volume, se trouve d'ailleurs directement établie d'avance d'après nos explications historiques, et surtout résulte spontanément de la leçon précédente, qui a finalement montré le régime monothéique du moyen-âge comme la commune source immédiate de l'une et l'autre impulsion. Toutefois, afin de prévenir, autant que possible, les déviations involontaires que pourrait, à ce sujet, susciter momentanément un tel mode d'appréciation, il n'est pas ici inutile de rappeler d'abord, en général, l'obligation fondamentale d'avoir toujours en vue l'intime corelation effective de ces deux ordres de phénomènes sociaux, tout en procédant, pour plus de netteté, à l'analyse séparée de chacun d'eux. Or, il est certainement évident que ces deux mouvemens hétérogènes, malgré leur spontanéité nécessaire, ont dû constamment exercer l'un sur l'autre une réaction très puissante pour se consolider et s'accélérer mutuellement. La décomposition croissante, spirituelle ou temporelle, de l'ancien système social ne pouvait successivement s'accomplir sans faciliter aussitôt l'essor graduel des élémens correspondans du nouveau système, en diminuant les principaux obstacles qui le retardaient; de même, en sens inverse, le développement progressif des nouveaux élémens sociaux devait, non moins naturellement, imprimer un important surcroît d'énergie à l'action révolutionnaire, et surtout rendre ses résultats plus expressément irrévocables. Cette double relation permanente n'est pas seulement incontestable depuis que l'antagonisme des deux systèmes a commencé à devenir direct et pleinement caractéristique: elle était, au fond, tout aussi réelle, quoique plus difficilement appréciable, pendant que la lutte restait encore indirecte et vaguement définie, sous la conduite immédiate et exclusive de l'esprit métaphysique proprement dit. Personne aujourd'hui ne saurait méconnaître la grande influence de la désorganisation successive du régime théologique et militaire depuis le moyen-âge pour seconder le développement scientifique et industriel de la civilisation moderne, dont la spontanéité fondamentale a même été souvent mal appréciée en attribuant à cette considération indispensable une irrationnelle exagération. Mais la réaction inverse, quoique beaucoup moins connue jusqu'ici, n'est pas, en effet, moins certaine, ni moins importante. La suite de ce travail doit bientôt fournir au lecteur plusieurs occasions capitales de sentir spontanément que le développement de l'esprit positif, avant même que son intervention devînt explicite, a pu seul donner une véritable consistance à l'ascendant graduel de l'esprit métaphysique sur l'esprit théologique: sans une telle influence, cette lutte continue, au lieu de tendre vers une vraie rénovation philosophique, n'eût pu conduire qu'à de vaines et interminables discussions; puisque, l'esprit métaphysique ne pouvant, par sa nature, accomplir la démolition successive de la philosophie théologique que d'après sa disposition caractéristique à détruire les conséquences au nom des principes, il devait nécessairement consacrer toujours les bases intellectuelles, au moins les plus générales, de cette même philosophie dont il ruinait essentiellement l'efficacité sociale, et dont la décadence mentale ne pouvait ainsi jamais sembler pleinement irrévocable. Aujourd'hui surtout, c'est parce qu'on n'a pas communément assez apprécié l'influence philosophique propre à l'esprit positif que l'on conserve encore trop souvent des illusions si désastreuses sur la perpétuité indéfinie du régime théologique convenablement modifié, comme j'aurai lieu de l'expliquer ultérieurement. On peut faire, dans l'ordre temporel, des remarques essentiellement équivalentes, et certes non moins évidentes, sur la réaction capitale que l'essor graduel de l'esprit industriel a dû exercer de plus en plus pour rendre hautement irrévocable, chez les modernes, le décroissement spontané de l'esprit militaire, quoique leur antagonisme n'ait été jusqu'ici presque jamais direct: faute d'une telle base générale, la rivalité politique des légistes envers les militaires aurait pu se prolonger indéfiniment sans jamais pouvoir aboutir à un véritable changement de système; c'est la prépondérance universelle de la vie industrielle qui seule fait maintenant sentir instinctivement à tous les hommes judicieux l'incompatibilité radicale de tout régime militaire avec la nature caractéristique de la civilisation actuelle.
Ces indications sommaires suffisent ici, sans doute, pour faire d'avance convenablement ressortir, en général, l'enchaînement nécessaire et continu des deux mouvemens, hétérogènes mais convergens, l'un critique, l'autre organique, que nous devons désormais analyser séparément, en prévenant ainsi le seul grave inconvénient philosophique de cette indispensable décomposition méthodique, c'est-à-dire la tendance à dissimuler l'intime connexité des deux séries de phénomènes sociaux. Nous pouvons donc entreprendre directement l'examen qui constitue l'objet propre de ce chapitre, en procédant d'abord à l'appréciation rationnelle de la désorganisation croissante du système théologique et militaire pendant le cours des cinq derniers siècles.
Quoique le caractère essentiellement négatif de cette grande opération révolutionnaire doive naturellement inspirer, envers une telle période, une sorte de répugnance philosophique, cependant l'esprit général de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, et spécialement l'ensemble des explications contenues au chapitre précédent, ont dû d'avance dissiper spontanément ce qu'il pourrait y avoir d'anti-scientifique dans une semblable disposition, en faisant pressentir que, malgré les profondes aberrations et les désordres déplorables qui devaient la distinguer, cette mémorable phase sociale constitue néanmoins, à sa manière, un intermédiaire aussi indispensable qu'inévitable dans la marche lente et pénible du développement humain. A l'état catholique et féodal, le système théologique et militaire était déjà, au fond, comme nous l'avons reconnu, en décadence imminente, sans que rien pût dès lors le préserver d'une prochaine et rapide décomposition radicale; or, d'un autre côté, l'évolution propre et directe des nouveaux élémens sociaux commençait à peine alors à être distinctement ébauchée, sans que leur tendance politique finale pût être encore aucunement soupçonnée, jusqu'à ce qu'une longue élaboration ultérieure leur eût permis de manifester graduellement leur aptitude nécessaire, si mal appréciée, même aujourd'hui, des meilleurs esprits, à fournir les bases solides d'une vraie réorganisation. Il était donc évidemment contradictoire aux lois naturelles du mouvement social que le passage d'un système à l'autre s'opérât par substitution immédiate, en prévenant toute discontinuité organique, quand même tous les pouvoirs humains auraient pu alors généreusement consentir au chimérique sacrifice de leurs dispositions les plus naturelles et de leurs intérêts les plus légitimes. Ainsi, les sociétés modernes ne pouvaient aucunement éviter de se trouver, pendant plusieurs siècles, d'une manière de plus en plus prononcée, dans cette situation profondément exceptionnelle, mais nécessairement transitoire, où le principal progrès politique serait, au fond, par une nécessité toujours croissante, essentiellement négatif, tandis que l'ordre public serait surtout maintenu par une résistance de plus en plus rétrograde; double caractère parvenu aujourd'hui à sa plus haute intensité. Quant à l'indispensable office général que ce mouvement de décomposition devait accomplir dans l'évolution totale des sociétés modernes, je l'ai d'avance suffisamment indiqué en expliquant, dès le début du volume précédent, la destination essentielle de la doctrine révolutionnaire, qui a dû finalement devenir le principal organe d'une telle suite d'opérations. Outre sa puissante influence, ci-dessus rappelée, pour seconder l'essor naturel des nouveaux élémens sociaux, par la suppression croissante des entraves primitives, son efficacité politique, et même philosophique, a surtout consisté à rendre non-seulement possible mais inévitable un vrai changement de système, soit en manifestant de plus en plus l'insuffisance radicale de l'ancienne organisation, soit aussi en dissipant graduellement les obstacles nécessaires qui interdisaient spontanément à notre faible intelligence jusqu'à la simple conception de toute véritable régénération, comme je l'ai établi au quarante-sixième chapitre. Sans la salutaire impulsion de cette énergie critique, il n'est pas douteux que l'humanité languirait encore sous ce régime provisoire qui, après avoir été indispensable à son enfance, tendait ensuite à la prolonger indéfiniment, en conservant sa prépondérance malgré le suffisant accomplissement de sa principale destination. On doit même reconnaître que, pour remplir convenablement son office essentiel, le mouvement critique avait besoin d'être poussé, surtout mentalement, jusqu'à son dernier terme naturel: car, sans l'entière suppression des divers préjugés, soit religieux, soit politiques, relatifs à l'ancienne organisation, notre apathie intellectuelle et sociale se serait certainement bornée à chercher un dénouement facile mais illusoire, en se contentant de faire subir au système primitif de vaines modifications, impuissantes à apporter aucune satisfaction suffisante et durable aux nouveaux besoins de l'humanité. Quoique une telle émancipation ne puisse, sans doute, constituer qu'une condition purement négative, il n'en faut pas moins l'envisager, même aujourd'hui, comme un préambule rigoureusement indispensable à toute saine spéculation philosophique sur une vraie réorganisation sociale, ainsi que j'aurai lieu de le faire bientôt sentir. Il serait donc superflu d'insister ici davantage pour dissiper, à ce sujet, la répugnance naturelle que doit inspirer, en tous genres, le spectacle de la destruction; chacun peut déjà suffisamment sentir d'avance l'importance capitale, bien que transitoire, de ce grand mouvement critique, dont l'exacte appréciation se rattache d'ailleurs, d'une manière si directe et si intime, à l'étude générale de la situation actuelle de l'élite de l'humanité.
Cette désorganisation croissante doit être distinctement examinée à partir d'une époque plus reculée que celle communément adoptée par les plus judicieux philosophes, qui, d'après une analyse mal conçue, ne font presque jamais remonter une telle investigation historique au-delà du seizième siècle. Son vrai point de départ, dont l'indication est ici nécessaire afin de prévenir, autant que possible, le vague et l'incertitude des spéculations, devient aisément assignable d'après la théorie fondamentale établie au chapitre précédent sur la principale destination propre au régime monothéique du moyen-âge, envisagé comme devant constituer, par sa nature, la dernière phase essentielle du système théologique et militaire. Il est facile de reconnaître, en effet, que, dès la fin du treizième siècle, la constitution catholique et féodale avait suffisamment rempli, sous les rapports les plus importans, du moins selon sa véritable mesure naturelle, son office, indispensable mais passager, pour l'ensemble de l'évolution humaine; et que, en même temps, les conditions nécessaires de son existence politique avaient déjà reçu de graves et irréparables altérations, annonçant avec évidence une imminente décomposition: ce qui conduit à reporter au commencement du quatorzième siècle la véritable origine historique de cette immense élaboration révolutionnaire, à laquelle toutes les classes de la société ont, dès lors, chacune à sa manière, constamment participé. Dans l'ordre spirituel, le célèbre pontificat de Boniface VIII caractérise hautement l'époque inévitable où le pouvoir catholique, après avoir noblement accompli, eu égard aux temps et aux moyens, sa grande mission sociale relative au premier établissement politique de la morale universelle, comme je l'ai expliqué, est naturellement conduit à dépasser très vicieusement le but, en s'efforçant désormais de constituer, pour un intérêt isolé, une chimérique domination absolue, de manière à soulever nécessairement d'universelles résistances, aussi justes que redoutables, pendant que d'ailleurs il avait déjà commencé à manifester hautement son impuissance radicale à diriger réellement le mouvement mental, dont l'importance devenait alors graduellement prépondérante dans le système général de la civilisation moderne. L'imminente désorganisation spontanée du catholicisme était même indiquée, dès l'origine du quatorzième siècle, d'après de graves symptômes précurseurs, soit par le relâchement presque général du véritable esprit sacerdotal, soit par l'intensité croissante des tendances hérétiques. Ce double commencement de décomposition intime fut d'abord, sans doute, efficacement combattu par la mémorable institution des franciscains et des dominicains, si sagement adaptée, un siècle auparavant, à une telle destination, et qu'il faut regarder, en effet, comme le plus puissant moyen de réformation et de conservation qui pût être vraiment compatible avec la nature d'un tel système: mais son influence préservatrice devait être bientôt épuisée, et sa nécessité unanimement reconnue ne pouvait finalement que faire mieux ressortir la prochaine décadence inévitable d'un régime qui avait reçu vainement une telle réparation. En même temps, les moyens violens introduits alors, sur une grande échelle, pour l'extirpation des hérésies, constituaient nécessairement l'un des signes les moins équivoques de cette insurmontable fatalité: car aucune domination spirituelle ne pouvant évidemment reposer, en dernière analyse, que sur l'assentiment volontaire des intelligences, tout notable recours spontané à la force matérielle doit être considéré, à son égard, comme le plus irrécusable indice d'un déclin imminent et déjà senti. Par ces divers motifs, il est donc aisé de concevoir que l'ébranlement décisif du système catholique devait, à tous égards, commencer au quatorzième siècle, surtout relativement à ses attributions les plus centrales.
De même, dans l'ordre temporel, c'est aussi alors que le décroissement spontané de la constitution féodale a dû devenir graduellement irrévocable, par suite d'un suffisant accomplissement de sa principale destination militaire, caractérisée au chapitre précédent. Car, l'admirable système d'opérations défensives, qui distingue l'activité guerrière propre au moyen-âge, avait dû comprendre successivement deux séries principales d'efforts essentiels pour protéger convenablement le premier essor de la civilisation moderne, d'abord contre les irruptions trop prolongées des sauvages polythéistes du nord, et ensuite contre l'imminente invasion du monothéisme musulman. Quelque puissans obstacles qu'ait dû long-temps offrir la première opération, où le plus grand homme du moyen-âge trouva surtout un si noble emploi de son infatigable énergie, la seconde lutte devait être, par sa nature, beaucoup plus difficile et plus lente: puisque le catholicisme, principal mobile universel de cette mémorable époque, fournissait, sous le premier aspect, un moyen capital de consolidation des résultats militaires, par la possibilité des conversions nationales chez les polythéistes; tandis que, au contraire, cette force fondamentale s'opposait directement, dans le second cas, à toute conciliation finale, vu l'incompatibilité radicale qui devait évidemment exister entre les deux sortes de monothéisme, aspirant également, de toute nécessité, à l'empire universel, quoique par des moyens et avec des caractères essentiellement différens. Les croisades, abstraction faite de tant d'importans résultats accessoires ou indirects qu'on y a trop exclusivement remarqués, et même indépendamment de la haute influence qui leur appartenait alors immédiatement pour mieux lier les divers peuples européens en leur imprimant une activité collective suffisamment prolongée, constituaient surtout, par leur nature, le seul moyen décisif de préserver l'évolution occidentale du redoutable prosélytisme musulman, dès lors essentiellement réduit à l'orient, où son action pouvait devenir vraiment progressive. Mais un tel procédé ne pouvait, évidemment, être appliqué avec un succès soutenu qu'après l'entière cessation des migrations septentrionales, par suite d'une combinaison convenable d'énergiques résistances et de sages concessions: c'est pourquoi la principale défense du catholicisme contre l'islamisme a dû précisément devenir le but prépondérant de l'activité militaire pendant les deux siècles de pleine maturité du système politique propre au moyen-âge. Toutefois, malgré les inquiétudes, sérieuses mais fugitives, qu'a pu ultérieurement susciter, même jusqu'au dix-septième siècle, l'extension occidentale des armes musulmanes, il est clair que cette grande opération défensive était essentiellement accomplie dès la fin du treizième siècle, et ne tendait dès-lors à se perpétuer abusivement que par l'aveugle impulsion des habitudes ainsi contractées; sauf l'action régulière, long-temps si utile, d'une admirable institution spéciale, heureusement consacrée à la consolidation continue de cet éminent résultat, dont le maintien suffisant cessait désormais d'exiger l'intervention permanente de la masse des populations chrétiennes. L'organisme féodal avait donc, à cette époque, déjà rempli son principal office pour l'évolution générale des sociétés modernes: par suite, l'esprit militaire qui le caractérisait, graduellement privé de sa grande destination protectrice et conservatrice, a depuis tendu de plus en plus à devenir profondément perturbateur, surtout à mesure que la papauté perdait son autorité européenne, comme je l'indiquerai ci-dessous. C'est ainsi que la décadence temporelle du régime propre au moyen-âge a dû nécessairement, aussi bien que sa décadence spirituelle, et par des motifs de même nature, manifester, vers le début du quatorzième siècle, un évident caractère d'irrévocabilité, que son cours spontané n'avait pu jusque alors offrir, tant qu'il restait à ce régime quelque fonction indispensable à remplir dans le système de notre civilisation. Son énergie militaire a, sans doute, rendu long-temps encore d'éminens services partiels pour garantir la nationalité des principaux peuples européens: mais il importe de remarquer que ces divers services n'étaient plus que relatifs surtout aux perturbations même que la prolongation démesurée d'une telle activité suscitait partout de plus en plus, et qui auparavant se trouvaient essentiellement contenues par la prépondérance spontanée d'une plus noble destination commune. En assignant ainsi le vrai point de départ propre au grand mouvement de décomposition dont nous commençons l'appréciation philosophique, on voit donc enfin, soit au spirituel, soit au temporel, que la désorganisation continue de la constitution catholique et féodale, dernière phase générale du système théologique et militaire, devient sensible à l'époque même où, après le suffisant accomplissement de sa mission fondamentale, son ascendant politique devait tendre désormais à entraver de plus en plus l'évolution finale des sociétés modernes; ce qui garantit nécessairement la pleine rationnalité d'une telle détermination.
Pour être maintenant analysée ici d'une manière vraiment scientifique, cette immense élaboration révolutionnaire des cinq derniers siècles doit être d'abord soigneusement divisée en deux parties successives, très nettement distinctes par leur nature, quoique toujours confondues jusqu'à présent: l'une, comprenant le quatorzième et le quinzième siècles, où le mouvement critique reste essentiellement spontané et involontaire, sans la participation régulière et tranchée d'aucune doctrine systématique; l'autre, embrassant les trois siècles suivans, où la désorganisation, devenue plus profonde et plus décisive, s'accomplit surtout désormais sous l'influence croissante d'une philosophie formellement négative, graduellement étendue à toutes les notions sociales de quelque importance; de façon à indiquer dès-lors hautement la tendance générale des sociétés modernes à une entière rénovation, dont le vrai principe reste toutefois radicalement enveloppé d'une vague indétermination. Cette distinction indispensable répandra, j'espère, une vive lumière sur l'ensemble, encore si mal apprécié, de cette mémorable époque, qui constitue le lien immédiat de notre situation actuelle avec la suite des phases antérieures de l'humanité.
Quelque puissante qu'ait été historiquement l'efficacité destructive de la doctrine critique proprement dite, on lui attribue communément une influence très exagérée, dont la notion devient même profondément irrationnelle, quand on y rapporte exclusivement la désorganisation totale de l'ancien système social, comme s'accordent à le faire habituellement aujourd'hui les défenseurs et les adversaires de ce système. Le véritable esprit philosophique montre clairement, ce me semble, que, loin d'avoir pu produire par elle-même une telle décomposition, cette doctrine a dû, au contraire, en résulter nécessairement, quand la démolition spontanée a atteint un certain degré, qui sera déterminé ci-après: car, dans toute autre hypothèse, l'origine réelle de la théorie révolutionnaire serait évidemment incompréhensible; quoique sa réaction inévitable ait dû ensuite devenir indispensable à l'entier accomplissement d'une pareille phase, et surtout à l'indication caractéristique de son issue finale, ainsi que je l'expliquerai bientôt. Outre que cette appréciation vulgaire exagère, évidemment, au-delà de toute possibilité, l'influence politique de l'intelligence, elle constitue donc ici, par sa nature, une sorte de cercle vicieux. L'ensemble de l'époque révolutionnaire ne saurait, en conséquence, être rationnellement conçu qu'autant que la formation et le développement de la doctrine critique sont regardés comme précédés et déterminés par un progrès suffisant dans la décomposition purement spontanée que nous devons d'abord apprécier sommairement, suivant l'ordre ci-dessus indiqué.
Rien ne saurait mieux confirmer la démonstration établie au chapitre précédent, sur la nature éminemment transitoire de la constitution catholique et féodale propre au moyen-âge, que la ruine irréparable d'un tel organisme par le seul conflit mutuel de ses principaux appareils, sans aucune attaque systématique, pendant les deux siècles qui ont immédiatement suivi les temps même de sa plus grande splendeur. On peut, en effet, reconnaître aisément que cette mémorable économie contenait, à beaucoup d'égards, par sa structure caractéristique, des germes essentiels de décomposition intime, dont les ravages spontanés ont été seulement suspendus ou dissimulés tant que la commune destination sociale a dû, conformément à nos explications antérieures, maintenir, entre les diverses parties, par son uniforme prépondérance, une combinaison nécessairement temporaire. Il doit suffire ici d'apprécier les causes les plus universelles de cette imminente dissolution naturelle, en considérant d'abord, sous ce point de vue, la division politique la plus générale entre les deux grands pouvoirs du système, et ensuite la principale subdivision propre à chacun d'eux.
Sous le premier aspect, il est incontestable que l'admirable établissement d'un pouvoir spirituel distinct et indépendant du pouvoir temporel, quelque indispensable qu'il dût être à l'accomplissement réel de l'évolution spéciale réservée au moyen-âge, et quelque immense perfectionnement qu'il ait même apporté à la théorie fondamentale de l'organisme social, comme je l'ai déjà prouvé, devait ensuite devenir un principe inévitable de décomposition active pour le régime correspondant, par l'incompatibilité nécessaire qui, dès l'origine, régnait, plus ou moins explicitement, entre les deux autorités, soit à raison d'un état de civilisation trop peu conforme à un aussi éminent progrès, soit d'après l'inaptitude radicale de la seule philosophie qui pût alors y présider. J'ai d'abord établi, dans le cours des deux chapitres précédens, que le monothéisme est, par sa nature, en opposition plus ou moins prononcée avec la prépondérance de l'activité militaire; à moins que, par une anomalie contraire au véritable caractère essentiel de cette phase théologique, il ne se constitue, suivant le mode musulman, en maintenant la concentration primitive des deux pouvoirs; et, alors même, le polythéisme est-il nécessairement beaucoup plus conforme à tout développement intense et soutenu du système militaire. Mais, sous le vrai régime monothéique, dont la séparation générale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique devient le principal attribut, il existe inévitablement une sorte de contradiction intime, directe quoique implicite, entre une telle disposition et la nature encore militaire de l'organisation temporelle correspondante, vu la tendance spontanée vers la plus entière unité de pouvoir, toujours propre à l'esprit guerrier, même après l'altération capitale qu'il dut alors subir par la transformation nécessaire du système de conquête en système essentiellement défensif. C'est surtout par-là que cette grande séparation, malgré sa haute utilité immédiate, doit être regardée, à cette époque, comme une tentative éminemment prématurée, dont l'efficacité complète et durable est réservée au développement final des sociétés modernes, puisque l'activité industrielle, devenue enfin prépondérante, y doit seule être, par sa nature, pleinement compatible avec la consolidation régulière d'une telle division fondamentale. En outre, si l'esprit féodal, en tant que militaire, devait être spontanément hostile à cette institution caractéristique, il faut reconnaître que, d'un autre côté, l'esprit catholique, en tant que théologique, tendait aussi, avec presque autant d'énergie, à l'altérer radicalement en sens inverse, en poussant habituellement l'autorité sacerdotale à dépasser essentiellement des limites vagues et empiriques, qui n'avaient jamais pu être réellement assujéties à aucun principe rationnel. Une démarcation vraiment systématique, dont j'ai déjà signalé le principe général, ne pourra être un jour solidement établie entre les deux puissances élémentaires, sauf les perturbations secondaires dues à l'inévitable conflit des passions humaines, que sous l'ascendant ultérieur de la philosophie positive, éminemment propre à la constituer spontanément d'après l'ensemble des véritables lois de l'organisme social, comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement dans la suite. Tant que l'esprit théologique reste prépondérant, il est clair, au contraire, que la triple nature éminemment vague, arbitraire, et néanmoins absolue, qui caractérise, de toute nécessité, les diverses conceptions religieuses, ne saurait permettre d'instituer, à cet égard, aucun frein intellectuel et moral, susceptible de contenir suffisamment les opiniâtres stimulations de l'orgueil et les illusions spontanées de la vanité: en sorte que, sous ce régime, la séparation effective des deux pouvoirs a dû être surtout empirique, d'après l'indépendance mutuelle propre à leurs origines respectives, maintenue ensuite par leur antagonisme continu, suivant les explications du chapitre précédent. La discipline mentale spécialement rigoureuse, et finalement oppressive, que ces mêmes caractères essentiels ont dû rendre de plus en plus indispensable, afin d'entretenir, d'une manière aussi précaire que pénible, une convergence convenable, a dû d'ailleurs fortifier beaucoup la tendance inévitable du pouvoir sacerdotal à l'usurpation universelle. Enfin, quoique la plupart des philosophes aient, à cet égard, attribué une influence très exagérée à la principauté temporelle annexée au suprême pontificat, puisque cette souveraineté exceptionnelle n'a pris une grande importance qu'au temps même où le système catholique était déjà en pleine décomposition politique, il ne faut pas cependant négliger cette considération secondaire, qui, en tout temps, a dû accessoirement concourir à développer, chez les papes, leur disposition spontanée à l'entière confusion des divers pouvoirs sociaux. Telle est donc, en résumé, sous tous les aspects essentiels, la singulière nature du régime propre au moyen-âge, que l'esprit féodal et l'esprit catholique, qui en constituaient les deux éléments généraux, tendaient nécessairement, chacun à sa manière, l'un par suite d'une civilisation trop imparfaite, l'autre à cause d'une philosophie trop vicieuse, à ruiner radicalement la division fondamentale qui caractérisait surtout cette mémorable constitution, dont la destination purement transitoire ne saurait être plus évidemment vérifiée que par un contraste aussi décisif. Ainsi, ce n'est point la décomposition spontanée de ce régime, à partir du quatorzième siècle, qui devrait habituellement nous étonner; ce serait bien plutôt sa permanence effective jusqu'à cette époque, si elle n'était déjà suffisamment expliquée, soit par le trop faible essor des nouveaux élémens sociaux, soit par la réalisation jusque alors incomplète de son office, fondamental quoique temporaire, pour l'ensemble de l'évolution sociale, conformément à nos démonstrations antérieures.
On obtiendra des conclusions analogues en considérant maintenant la principale subdivision de chacun des deux grands pouvoirs, spirituel ou temporel, c'est-à-dire la relation correspondante entre l'autorité centrale et les autorités locales. Il est aisé de sentir, à cet égard, que l'harmonie intérieure de chaque pouvoir ne pouvait être plus stable que leur combinaison mutuelle.
Dans l'ordre spirituel, on ne saurait douter que la hiérarchie catholique, malgré l'éminente supériorité de son énergique coordination, ne contînt nécessairement, par la nature du système, des germes spontanés d'une inévitable dissolution intime, indépendante d'aucune hostilité directe, quant aux relations générales entre la suprême autorité sacerdotale et les divers clergés nationaux. Ces discordances intérieures devaient certainement outrepasser beaucoup ce degré universel de perturbation élémentaire que l'imperfection de l'humanité rend inséparable de toute constitution quelconque; elles avaient alors un caractère et une intensité propres au régime théologique correspondant. Les immenses efforts entrepris, à cette époque, avec tant de persévérance, par les hommes les plus avancés, pour réaliser, au profit de la civilisation moderne, tous les moyens d'ordre dont le monothéisme est susceptible, mériteront toujours d'autant plus la respectueuse admiration des vrais philosophes, qu'une telle propriété est moins conforme à la nature des doctrines théologiques, surtout depuis la séparation, d'ailleurs si indispensable, entre les deux puissances fondamentales. Quoiqu'on attribue abusivement aux opinions religieuses une tendance absolue à déterminer et à entretenir la convergence intellectuelle et morale, il est certain que l'esprit théologique, dans la situation mentale que suppose l'établissement régulier du monothéisme, et avant même que son principal ascendant ait pu être directement menacé, ne peut réellement conduire au degré suffisant d'unité sans la pénible intervention continue d'une discipline artificielle très rigoureuse, et bientôt plus ou moins oppressive, dont le maintien doit graduellement devenir incompatible, soit avec les prétentions excessives de ceux qui la dirigent, soit avec les résistances exagérées de ceux qui la subissent: c'est ce qui résulte évidemment du caractère vague et arbitraire, et par suite nécessairement discordant, d'une telle philosophie, librement et activement cultivée. Avant que ce principe fondamental de dissolution ait pu produire, comme je l'indiquerai ci-dessous, la désorganisation finale de cette philosophie, il a dû exercer d'abord son inévitable influence en tendant long-temps à troubler profondément l'ensemble de la hiérarchie catholique, lorsque les résistances partielles pouvaient acquérir une véritable importance par leur concentration spontanée en oppositions nationales, sous l'assistance naturelle des pouvoirs temporels respectifs. Les mêmes causes fondamentales qui, d'après le chapitre précédent, avaient dû tant limiter, en réalité, l'extension territoriale du catholicisme, agissaient alors, sous cet autre aspect, pour ruiner sa constitution intérieure, même indépendamment de toute dissidence dogmatique. Dans le pays qui, suivant la juste et unanime appréciation des principaux philosophes catholiques, fut, pendant tout le cours du moyen-âge, le principal appui du système ecclésiastique, le clergé national s'était toujours attribué, presque dès l'origine, envers la suprême autorité sacerdotale, des priviléges spéciaux, que les papes ont souvent proclamé, avec raison mais sans succès, essentiellement contraires à l'ensemble des conditions de l'existence politique du catholicisme: et cette opposition ne devait pas, sans doute, être moins réelle, quoique moins nettement formulée, chez les peuples plus éloignés du centre pontifical. La papauté, d'une autre part, tendait, en sens inverse, mais avec autant d'efficacité, à la dissolution spontanée de cette indispensable subordination, par sa disposition croissante à une exorbitante centralisation, qui, au profit de plus en plus exclusif des ambitions italiennes, devait justement soulever partout ailleurs d'énergiques et opiniâtres susceptibilités nationales. Tel est le double effort continu qui, avant même toute scission de doctrines, tendait directement à dissoudre l'unité intérieure du catholicisme, en le décomposant, contre son esprit fondamental, en églises nationales indépendantes. On voit que ce principe de décomposition équivaut essentiellement, dans un ordre de relations plus particulier, à celui précédemment caractérisé envers la combinaison politique la plus générale: il résulte, encore plus clairement, non d'influences plus ou moins accidentelles, mais de la nature même d'un tel système, considéré surtout dans ses bases intellectuelles trop imparfaites, et malgré l'admirable supériorité de sa structure propre, appréciée au chapitre précédent. Sous l'un comme sous l'autre aspect, cette désorganisation spontanée devait se trouver suffisamment contenue tant que le système n'avait point acquis tout son développement principal, et convenablement réalisé sa grande mission temporaire. Mais rien ne pouvait ensuite empêcher une imminente décomposition quand, par l'accomplissement essentiel de ces deux conditions, la considération d'un but d'activité commun a nécessairement cessé d'être assez prépondérante pour détourner ces divers élémens de leur discordance naturelle.
J'ai cru devoir ici caractériser directement, d'une manière spéciale quoique sommaire, cette décomposition intérieure de la hiérarchie catholique, parce que la spontanéité en est jusque ici très mal appréciée, par suite de l'illusion très excusable qui résulte, à ce sujet, d'un sentiment exagéré de la perfection de cette admirable économie, où personne n'avait pu encore discerner convenablement les éminens attributs dus au beau génie politique de ses nobles fondateurs d'avec les imperfections radicales imposées par la nature d'un tel âge social combinée avec celle de la philosophie correspondante, et qui ne pouvaient permettre à cette immense création qu'une destinée fugitive et précaire. Mais nous sommes heureusement dispensés d'une semblable élaboration envers l'organisation temporelle, où l'antagonisme fondamental entre le pouvoir central de la royauté et les pouvoirs locaux des diverses classes de la hiérarchie féodale a été assez bien apprécié, en général, par divers philosophes et surtout par Montesquieu, pour n'exiger ici aucun nouvel examen, si ce n'est ci-dessous quant à ses résultats principaux. La conciliation tentée par l'ordre féodal proprement dit, entre les deux tendances contradictoires à l'isolement et à la concentration, qui s'y trouvaient pareillement consacrées, ne pouvait, évidemment, comporter qu'une existence imparfaite et passagère, qui ne pouvait survivre à sa destination purement temporaire, et qui devait nécessairement entraîner la ruine spontanée d'une telle économie, soit que l'un ou l'autre des deux élémens dût acquérir graduellement une inévitable prépondérance, suivant la distinction ci-après expliquée.
Trois réflexions générales méritent d'être ici notées au sujet de cette spontanéité de décomposition qui, à tant d'égards, caractérise si hautement le régime propre au moyen-âge. La première, déjà indiquée, consiste à y voir une confirmation décisive de l'appréciation fondamentale établie au chapitre précédent sur la nature essentiellement transitoire de cette phase extrême du système théologique et militaire. On peut ainsi sentir aisément que tout doit sembler radicalement contradictoire et profondément incompréhensible dans l'étude sociale du moyen-âge, en s'obstinant à juger un tel régime d'après l'esprit absolu de la philosophie politique aujourd'hui dominante, tandis que, au contraire, tout s'y coordonne naturellement et s'y explique sans effort par cette conception rationnelle d'un office indispensable mais nécessairement passager pour l'ensemble de l'évolution humaine. En second lieu, l'aptitude spéciale de ce régime à seconder éminemment l'essor direct des nouveaux élémens sociaux n'est pas moins clairement manifestée par cette décomposition spontanée, que sa tendance caractéristique à permettre graduellement la désorganisation finale du système théologique et militaire. Car, les divers conflits permanens ci-dessus appréciés étaient, par leur nature, extrêmement propres à faciliter et même à stimuler un tel essor, ainsi que je l'indiquerai plus expressément au chapitre suivant, en intéressant immédiatement chacun des différens pouvoirs antagonistes au développement continu des nouvelles forces sociales particulières à la civilisation moderne, par le besoin d'y trouver d'importans auxiliaires dans leurs contestations mutuelles. Il faut, en dernier lieu, regarder cette spontanéité de décomposition comme un caractère vraiment distinctif du régime catholique et féodal, en ce sens qu'elle y était beaucoup plus profondément marquée qu'en aucun autre régime antérieur. Dans l'ordre spirituel surtout, dont la cohérence était pourtant bien plus parfaite, il est fort remarquable, ce me semble, que les premiers agens de la désorganisation du catholicisme soient toujours et partout sortis du sein même du clergé catholique; tandis que le passage du polythéisme au monothéisme n'a jamais présenté rien d'analogue, par suite de cette confusion fondamentale des deux puissances qui caractérisait le régime polythéique de l'antiquité. Telle est, en général, la destinée purement provisoire de la philosophie théologique que, à mesure qu'elle se perfectionne intellectuellement et moralement, elle devient toujours moins consistante et moins durable, comme le témoigne hautement l'examen comparatif de ses principales phases historiques; car, le fétichisme primitif était réellement encore mieux enraciné et plus stable que le polythéisme lui-même, qui, à son tour, a certainement surpassé le monothéisme soit en vigueur intrinsèque, soit en durée effective: ce qui, avec les principes ordinaires, doit naturellement constituer un paradoxe inexplicable, que notre théorie, au contraire, résout avec facilité, en représentant spontanément le progrès rationnel des conceptions théologiques comme ayant dû surtout consister en un continuel décroissement d'intensité.
Une considération trop exclusive de cette remarquable spontanéité de décomposition qui caractérise l'ensemble du régime propre au moyen-âge, pourrait d'abord faire penser que la désorganisation nécessaire de ce régime aurait pu être ainsi entièrement abandonnée à son cours naturel, jusqu'à ce que les nouveaux élémens sociaux fussent assez développés pour entreprendre une lutte directe et décisive, sans exiger la périlleuse intervention spéciale d'une doctrine critique formellement érigée en système de négation absolue, et de façon, par suite, à éviter essentiellement les immenses embarras qui en sont résultés. Mais une semblable appréciation serait aussi vicieuse, en sens inverse, que l'hypothèse ordinaire, ci-dessus rectifiée, qui, exagérant, au-delà de toute possibilité, la vraie puissance de cette philosophie négative, en fait uniquement dériver toute la dissolution de la constitution catholique et féodale, indépendamment d'aucune décomposition spontanée. Car, celle-ci, quoique ayant dû précéder, restait nécessairement insuffisante, si, parvenue à un certain degré, ci-après déterminé, sa marche n'eût enfin pris graduellement un caractère systématique, rigoureusement indispensable à la véritable issue générale d'une telle élaboration sociale. Non-seulement la doctrine critique ou révolutionnaire a, évidemment, contribué beaucoup à accélérer et à propager la désorganisation naturelle du régime propre au moyen-âge, et par suite de l'ensemble du système théologique et militaire, dont il constituait la dernière phase essentielle: mais sa principale destination, où elle ne pouvait être aucunement suppléée, a surtout consisté à servir alors d'organe nécessaire au besoin croissant d'une entière réorganisation sociale, en manifestant l'impuissance de plus en plus complète du système ancien à diriger le mouvement fondamental de la civilisation moderne, et en rendant hautement irrévocable cette dissolution spontanée, qui, sans cela, eût tendu naturellement à faire concevoir la grande solution politique comme toujours réductible à une simple restauration, quoique celle-ci devînt, au fond, de plus en plus chimérique. Dans leurs luttes même les plus intenses, les diverses forces catholiques et féodales conservaient spontanément un respect sincère et profond pour tous les principes essentiels de la constitution générale, sans soupçonner la portée finale des graves atteintes qu'ils devaient indirectement recevoir de tels débats: en sorte que cet antagonisme spontané eût pu se prolonger presque indéfiniment sans caractériser la décadence radicale du régime correspondant, tant que rien de systématique ne venait s'y mêler pour consacrer, par une formule négative correspondante, chacune des pertes successives du régime ancien, ainsi devenues irréparables. Un examen superficiel pourrait d'abord faire confondre, par exemple, l'audacieuse spoliation des églises françaises et germaniques au profit des chevaliers de Charles-Martel, avec l'avide usurpation des biens ecclésiastiques par les barons anglais du seizième siècle; et cependant l'une n'était, au fond, qu'une perturbation grave mais momentanée, bientôt suivie d'une large et facile réparation, tandis que l'autre tendait hautement à la ruine irrévocable de l'organisation catholique: or, cette différence capitale entre deux mesures matériellement analogues résulte surtout de ce que la première, indépendante de tout principe hostile, ne constituait qu'un violent expédient financier, dû au sentiment, peut-être exagéré, d'un imminent besoin public, au lieu que la seconde se rattachait directement à une doctrine formelle de désorganisation systématique de la hiérarchie sacerdotale. C'est ainsi que, à tous égards, et dans ses divers degrés, la philosophie négative ou révolutionnaire des trois derniers siècles, quoique ne pouvant être primitivement qu'une simple conséquence générale de la nouvelle situation sociale amenée par la dissolution spontanée du régime ancien, devait ensuite exercer une indispensable réaction pour imprimer à cette marche naturelle un caractère vraiment décisif, propre à mettre en évidence le besoin croissant d'une régénération finale: jusque là, et tant que la décomposition, purement politique ou même morale, ne s'étendait point directement aux principes intellectuels de l'antique constitution, les altérations successives, quelque graves qu'elles pussent être, d'après les différens conflits partiels, se présentaient toujours nécessairement comme susceptibles de rectifications suffisantes à l'issue de conflits inverses. Sans l'influence nécessaire de cette doctrine critique, les peuples modernes eussent consumé indéfiniment leur principale activité politique en une déplorable prolongation, aussi dangereuse que stérile, de l'antagonisme propre au moyen-âge, entre les élémens d'un système déjà essentiellement ébranlé et tendant spontanément dès lors à devenir de plus en plus hostile au développement ultérieur de l'évolution sociale. Car, malgré son impuissance finale à diriger désormais le mouvement humain, ce système devait naturellement conserver ses prétentions à la suprématie tant qu'elle ne lui était pas directement déniée; en sorte qu'aucune véritable réorganisation ne pouvait être ni tentée, ni même conçue, tant qu'un tel déblai n'était pas d'abord suffisamment opéré. A quelques orages qu'ait donné lieu cette indispensable opération préalable, il serait d'ailleurs injuste de méconnaître qu'elle a dû toutefois en prévenir beaucoup d'autres, dès lors même difficilement appréciables, en posant seule un terme réellement décisif à la suite presque indéfinie des agitations intestines de l'ancien système social. Tel devait donc être le principal office directement propre à la doctrine critique, que la décomposition spontanée de la constitution catholique et féodale rendait seulement possible, sans pouvoir aucunement y suppléer. Quant à l'hypothèse qui représenterait la dissolution finale du régime monothéique comme ayant pu s'accomplir, d'une manière essentiellement calme, sans exiger l'intervention active et prolongée d'une semblable doctrine, par la seule opposition naturelle des nouveaux élémens sociaux, on n'y saurait voir certainement qu'une pure utopie philosophique, entièrement inconciliable avec la véritable marche de la civilisation moderne: puisque, après leur premier élan au moyen-âge, l'esprit scientifique et l'activité industrielle, loin d'être immédiatement susceptibles d'une destination politique qui n'eût alors abouti qu'à entraver leur essor caractéristique, ne pouvaient ensuite se développer convenablement que lorsque le système théologique et militaire aurait d'abord été suffisamment ébranlé, ainsi que je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant, quoique leur influence sociale ait dû devenir, en dernier lieu, et surtout aujourd'hui, la meilleure garantie contre toute vaine restauration du passé.
L'inévitable avénement de cette philosophie négative n'est pas à son tour, plus difficile à démontrer que son indispensable coopération dans l'évolution générale des sociétés modernes. En s'arrêtant surtout, comme nous pouvons le faire en ce moment, à la première des deux phases essentielles que j'y distinguerai ci-après, et qui aboutit à la désorganisation radicale de la constitution catholique par le protestantisme proprement dit, il est aisé de comprendre qu'elle devait spontanément résulter, en temps convenable, de la nature même du régime monothéique. D'abord, le monothéisme introduit toujours nécessairement, au sein de la théologie, un certain esprit individuel d'examen et de discussion, par cela seul que les croyances secondaires n'y sauraient être spécialisées au même degré que dans le polythéisme, où les moindres détails étaient d'avance dogmatiquement fixés: c'est ainsi que tout régime monothéique doit naturellement procurer aux intelligences un premier état normal de liberté philosophique, ne fût-ce que pour déterminer le mode propre d'administration de la puissance surnaturelle dans chaque cas particulier. Aussi l'esprit d'hérésie théologique, évidemment étranger au polythéisme, fut-il constamment inséparable d'un monothéisme quelconque, par suite des inévitables divergences que doit produire cette libre activité spéculative à l'égard de conceptions essentiellement vagues et arbitraires. Mais cette tendance universelle du monothéisme, que l'islamisme lui-même laisse distinctement apercevoir, devait évidemment recevoir du catholicisme son principal développement, comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent, à cause de la division fondamentale des deux puissances qui en constituait le caractère essentiel: puisqu'une telle séparation provoquait directement à l'extension régulière des habitudes de libre examen depuis les discussions purement théologiques jusqu'aux questions vraiment sociales, pour y constater successivement les légitimes applications spéciales de la doctrine commune. Quoique cette influence nécessaire se soit fait plus ou moins sentir pendant tout le cours du moyen-âge, la décomposition spontanée du régime correspondant a dû surtout lui procurer un énergique accroissement, d'après l'usage plus continu et plus important d'une telle liberté intellectuelle dans le double conflit général, ci-dessus apprécié, qui a naturellement désorganisé le système catholique, soit par la lutte des divers pouvoirs temporels contre le pouvoir spirituel, soit par l'opposition des clergés nationaux au pontificat central. Telle est, en réalité, l'origine primitive, certes pleinement inévitable, de cet appel au libre examen individuel, qui caractérise essentiellement le protestantisme, première phase générale de la philosophie révolutionnaire. Les docteurs qui soutinrent si long-temps contre les papes l'autorité des rois, ou les résistances correspondantes des églises nationales aux décisions romaines, ne pouvaient certainement éviter de s'attribuer, d'une manière de plus en plus systématique, un droit personnel d'examen, qui, de sa nature, ne devait pas, sans doute, rester indéfiniment concentré entre de telles intelligences ni sur de telles applications; et qui, en effet, spontanément étendu ensuite, par une invincible nécessité, à la fois mentale et sociale, à tous les individus et à toutes les questions, a graduellement amené la destruction radicale, d'abord de la discipline catholique, ensuite de la hiérarchie, et enfin du dogme lui-même. Une aussi évidente filiation générale ne saurait exiger ici de plus amples explications, sauf celles que son usage ultérieur va bientôt faire implicitement sentir.
Quant au caractère propre de cette philosophie transitoire, dont l'intervention croissante, pendant les trois derniers siècles, est maintenant démontrée, en principe, non moins inévitable qu'indispensable, il est clairement déterminé par la nature même de la destination que nous lui avons reconnue, et à laquelle pouvait seule convenablement satisfaire une doctrine systématique de négation absolue, successivement étendue aux principales questions morales et sociales, comme je l'ai déjà suffisamment établi, quoique à une autre intention, dès le début du volume précédent. C'est ce que la raison publique a depuis long-temps essentiellement reconnu, d'une manière implicite mais irrécusable, en consacrant, d'un aveu unanime, la dénomination très expressive de protestantisme, qui, bien que restreinte ordinairement au premier état d'une telle doctrine, ne convient pas moins, au fond, à l'ensemble total de la philosophie révolutionnaire. En effet, cette philosophie, depuis le simple luthéranisme primitif, jusqu'au déisme du siècle dernier, et sans même excepter ce qu'on nomme l'athéisme systématique, qui en constitue la plus extrême phase[25], n'a jamais pu être historiquement qu'une protestation croissante et de plus en plus méthodique contre les bases intellectuelles de l'ancien ordre social, ultérieurement étendue, par une suite nécessaire de sa nature absolue, à toute véritable organisation quelconque. A quelques graves dangers que dût exposer cet esprit radicalement négatif, il faut y reconnaître une condition fondamentale de la grande transition intellectuelle et sociale que devait finalement diriger une telle philosophie. Car, dans les diverses révolutions antérieures, qui n'avaient jamais pu consister qu'en des modifications plus ou moins profondes d'un même système primordial, l'entendement humain pouvait toujours subordonner essentiellement la destruction de chaque forme ancienne à l'institution d'une forme nouvelle dont il apercevait plus ou moins nettement le principal caractère, de manière à éviter la situation exclusivement critique: or il n'en pouvait plus être ainsi pour cette révolution finale, destinée à accomplir la plus entière rénovation, non-seulement sociale, mais d'abord et surtout mentale, que puisse offrir l'ensemble total de l'évolution humaine. L'indispensable obligation, ci-dessus caractérisée, d'exécuter ou du moins de constituer alors l'opération critique long-temps avant que les nouveaux élémens sociaux pussent être assez élaborés pour indiquer spontanément, même par une vague approximation générale, la vraie tendance définitive de l'humanité, conduisait évidemment à concevoir la destruction de l'ordre ancien en vue d'un avenir radicalement indéterminé. Par une suite nécessaire de cette situation sans exemple, les principes critiques ne pouvaient certainement acquérir toute l'énergie convenable à leur destination qu'en devenant enfin essentiellement absolus. Si des conditions quelconques avaient dû être toujours imposées aux droits négatifs dont ils proclamaient l'exercice systématique, comme elles ne pouvaient encore se rapporter aucunement au nouveau système social, dont la nature reste, même aujourd'hui, trop imparfaitement connue, elles auraient été forcément inspirées par l'organisation même qu'il s'agissait de détruire, d'où serait résulté l'avortement total de cette indispensable opération révolutionnaire. Je dois me borner ici à rattacher le principe général de cette importante explication à l'ensemble de notre appréciation historique: quant à ses développements les plus essentiels, ils ont été déjà suffisamment indiqués au quarante-sixième chapitre, quoique sous un aspect un peu différent; la participation spéciale des divers dogmes critiques à leur destination commune se trouvera d'ailleurs historiquement déterminée ci-dessous, au moins sous forme implicite. Le profond caractère d'hostilité et de défiance systématiques, de plus en plus manifesté par cette philosophie négative envers tout pouvoir quelconque, sa tendance instinctive et absolue au contrôle et à la réduction des diverses puissances sociales, sont désormais assez motivés, soit dans leur inévitable origine, soit dans leur but indispensable, pour que le lecteur attentif puisse aisément suppléer aux éclaircissemens secondaires que je suis obligé d'écarter à ce sujet.
Note 25: Quoique cette phase finale de la philosophie métaphysique doive être, par cela même, suivant notre théorie, la plus rapprochée de l'état positif, et former ainsi, surtout aujourd'hui, une dernière préparation indispensable au vrai régime définitif de l'entendement humain, une appréciation superficielle ou malveillante peut seule faire confondre avec la philosophie positive une doctrine aussi éminemment négative, nécessairement plus transitoire qu'aucune autre, qui condamne, d'une manière dogmatiquement absolue, toute coopération essentielle des croyances religieuses à l'évolution générale de l'humanité, où la philosophie positive leur assigne rationnellement, au contraire, d'après sa loi la plus fondamentale, un office initial, long-temps indispensable, à tous égards, bien que nécessairement provisoire. La prépondérance d'un tel système ne saurait, au fond, aboutir, dans la pratique, en substituant le culte de la nature à celui du créateur, qu'à organiser une sorte de panthéisme métaphysique, d'où l'esprit pourrait aisément rétrograder vers les diverses phases successives du système théologique plus ou moins modifié, de manière à constituer bientôt une situation encore plus éloignée, en réalité, que l'état purement catholique du véritable régime positif. J'ai cru convenable d'indiquer, en passant, cette explication spéciale, qui s'adresse exclusivement aux juges de bonne foi: quant aux autres, il serait évidemment superflu de s'en occuper.
Afin de compléter convenablement cette appréciation abstraite de la marche générale propre à la doctrine critique ou révolutionnaire des trois derniers siècles, il ne me reste plus qu'à établir sommairement la division nécessaire de son développement essentiel en deux grandes phases successives, qui partagent cette mémorable période historique en deux portions peu inégales. Dans la première, qui comprend les diverses formes principales du protestantisme proprement dit, le droit individuel d'examen, quoique pleinement proclamé, reste néanmoins toujours contenu entre les limites plus ou moins étendues de la théologie chrétienne, et, par suite, l'esprit de discussion dissolvante, accessoirement relatif au dogme, s'attache alors surtout à ruiner, au nom même du christianisme, l'admirable système de la hiérarchie catholique, qui en constituait socialement la seule réalisation fondamentale: c'est là que le caractère d'inconséquence inhérent à l'ensemble de la philosophie négative se trouve le plus hautement prononcé, par la prétention constante à réformer le christianisme en détruisant radicalement les plus indispensables conditions de son existence politique. La seconde phase se rapporte essentiellement aux divers projets de déisme plus ou moins pur propres à ce qu'on appelle vulgairement la philosophie du XVIIIe siècle, quoique sa formation méthodique appartienne réellement au milieu du siècle précédent; le droit d'examen y est, en principe, reconnu indéfini, mais on croit vainement pouvoir, en fait, y contenir la discussion métaphysique entre les limites les plus générales du monothéisme, dont les bases intellectuelles semblent d'abord inébranlables, bien qu'elles soient à leur tour aisément renversées avant la fin de cette période, par un prolongement nécessaire de la même élaboration critique, chez les esprits dont l'émancipation est la plus avancée: l'inconséquence mentale est ainsi très notablement diminuée, par suite de l'uniforme extension de l'analyse destructive, mais l'incohérence sociale y devient peut-être encore plus sensible, d'après la tendance absolue à fonder éternellement la régénération politique sur une série exclusive de simples négations, qui ne pourraient finalement aboutir qu'à une anarchie universelle. On peut d'ailleurs regarder le socinianisme comme ayant naturellement fourni la principale transition historique de l'une à l'autre phase. Du reste, la seule appréciation précédente fait aussitôt ressortir, ce me semble, la formation nécessaire de chacune d'elles ainsi que leur filiation spontanée: car, si, d'un côté, l'esprit d'examen ne pouvait évidemment s'arroger d'abord un exercice indéfini, et devait préalablement s'imposer des bornes qui facilitaient son admission, il est clair, d'une autre part, que ces limites, bien que toujours proposées comme absolues, ne pouvaient être éternellement respectées, et que même le premier usage du droit de discussion avait dû conduire à de telles divagations ou perturbations religieuses que les plus énergiques intelligences devaient enfin éprouver un pressant besoin, à la fois mental et social, de se dégager entièrement d'un ordre d'idées aussi arbitraire et aussi discordant, ainsi devenu directement contraire à sa vraie destination primitive. La distinction générale de ces deux phases est tellement indispensable, que malgré leur extension naturelle, sous des formes diverses mais politiquement équivalentes, à tous les peuples de l'Europe occidentale, elles n'ont pas dû avoir cependant le même siége principal, comme j'aurai lieu de l'indiquer ci-dessous. Il a dû aussi exister entre elles une différence très prononcée quant à la participation plus ou moins importante, quoique toujours seulement accessoire, des nouveaux élémens sociaux. Car, l'esprit positif était certainement trop peu développé d'abord, concentré chez des intelligences trop exceptionnelles et trop isolées, et en même temps réduit encore à des sujets trop restreints, pour être susceptible d'exercer aucune notable influence sur l'avénement effectif du protestantisme, qui a dû, au contraire, utilement accélérer son propre essor: tandis que, dans la seconde phase, sa puissante intervention, bien que presque toujours indirecte, se fait distinctement sentir, pour procurer spontanément à l'analyse anti-théologique une consistance rationnelle qu'elle ne pouvait autrement obtenir, et qui doit finalement rester la principale base de son efficacité ultérieure.
Telles sont les diverses considérations fondamentales que je devais ici établir sommairement sur la marche nécessaire et l'enchaînement naturel des différens degrés essentiels propres au grand mouvement de décomposition radicale, d'abord spontané, et ensuite systématique, qui caractérise surtout l'évolution politique des sociétés modernes pendant les cinq derniers siècles, tendant à l'entière dissolution de la constitution catholique et féodale, dernier état général de l'organisme théologique et militaire. Ainsi se trouve déjà suffisamment expliqué, en principe, le profond intérêt de tant d'hommes éminens, et la sympathie instinctive des masses populaires, pour cette longue et mémorable élaboration, qui, malgré sa nature essentiellement révolutionnaire, n'en constituait pas moins un préambule strictement nécessaire à la régénération finale de l'humanité. Son cours graduel n'a dû, en effet, éprouver d'opposition vraiment capitale qu'en vertu des craintes légitimes d'entier bouleversement social naturellement inspirées par ses divers progrès caractéristiques, et qui pouvaient seules procurer une véritable énergie à la résistance des anciens pouvoirs, eux-mêmes d'ailleurs spontanément entraînés, à leur insu, à participer, sous des formes plus ou moins directes, à l'ébranlement universel. Les chefs, volontaires ou involontaires, qui dirigèrent successivement cet immense mouvement, à la fois politique et philosophique, furent nécessairement presque toujours placés, surtout depuis le XVIe siècle, dans une situation générale extrêmement difficile, qui doit faire juger avec une indulgence spéciale l'ensemble de leurs opérations, d'après l'obligation, de plus en plus contradictoire, et néanmoins insurmontable, de satisfaire également aux besoins simultanés d'ordre et de progrès, qui, bien que pareillement impérieux, devaient alors tendre graduellement à devenir presque inconciliables. Pendant toute cette période, on doit regarder la haute capacité politique comme ayant surtout consisté à poursuivre, avec une infatigable sagesse, dirigée par une heureuse appréciation instinctive de la vraie situation sociale, la démolition continue de l'ordre ancien, tout en évitant, autant que possible, les perturbations anarchiques, sans cesse imminentes, vers lesquelles tendaient spontanément les conceptions critiques qui devaient présider à cette désorganisation, de manière à tirer finalement une véritable utilité sociale de ce même esprit d'inconséquence logique qui les caractérisait constamment. Cette habileté fondamentale, dans l'usage politique de la critique métaphysique, n'était certes, eu égard aux temps, ni moins importante ni moins délicate que celle si justement admirée, à l'époque précédente, quant à la salutaire application sociale de la doctrine théologique, dont l'administration mal dirigée pouvait devenir également funeste, quoique suivant d'autres modes. En même temps, l'extrême imperfection logique de cette philosophie négative, néanmoins toujours sortie finalement victorieuse des divers débats essentiels qu'elle a successivement suscités ou soutenus, est éminemment propre à vérifier son intime harmonie spontanée avec les principaux besoins de la situation sociale correspondante; puisque, dans toute autre hypothèse, son succès effectif serait évidemment inexplicable, à moins de recourir à l'absurde expédient de plusieurs philosophes rétrogrades, conduits, par l'insuffisance radicale de leurs théories historiques, à supposer sérieusement, à cet égard, une sorte de délire chronique et universel, qui aurait ainsi miraculeusement surgi depuis trois siècles chez l'élite de l'humanité. Nous ne pouvons donc plus considérer désormais l'ensemble de ce mémorable mouvement critique qu'en y voyant sans cesse, non une simple perturbation accidentelle, mais l'un des degrés nécessaires de la grande évolution sociale, à quelques graves dangers qu'entraîne d'ailleurs aujourd'hui son irrationnelle prolongation exclusive.
Avant de pousser plus loin l'analyse générale d'une telle opération, par la saine appréciation historique de ses principaux résultats définitifs, il est indispensable de déterminer maintenant, d'une manière spéciale quoique sommaire, quels durent être proprement ses organes essentiels, dont la nature distinctive a dû beaucoup influer sur l'accomplissement effectif de la phase révolutionnaire qui vient d'être abstraitement caractérisée.
Ces divers organes ayant dû exercer leur plus grande activité sociale en un temps dont l'absorption croissante du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel constitue nécessairement le principal caractère politique, la distinction générale entre ces deux puissances n'y saurait être fort nettement tranchée, et y semble même d'abord impossible à poursuivre, quoiqu'elle doive, à priori, se retrouver toujours, sous une forme quelconque, dans tous les aspects fondamentaux propres à la civilisation moderne. Mais, par une plus profonde analyse, il devient aisé de reconnaître historiquement, parmi les différentes forces sociales qui ont présidé à la transition révolutionnaire des cinq derniers siècles, une division naturelle en deux classes vraiment distinctes, malgré leur intime affinité, celle des métaphysiciens et celle des légistes, dont la première constitue, en réalité, l'élément spirituel et la seconde l'élément temporel de cette sorte de régime mixte et équivoque qui devait correspondre à cette situation de plus en plus contradictoire et exceptionnelle. Tous deux devaient, en temps convenable, comme je vais l'indiquer, émaner spontanément des élémens respectifs de l'ancien système, l'un de la puissance catholique, l'autre de l'autorité féodale, et constituer ensuite envers eux une rivalité graduellement hostile, quoique long-temps secondaire. Leur commun essor commence à devenir très distinct dans les temps même de la plus grande splendeur du régime monothéique, surtout en Italie, qui, pendant le cours entier du moyen-âge, a toujours hautement devancé, sous tous les rapports quelconques, même sociaux, tout le reste de l'occident, et où l'on remarque, en effet, dès le XIIe siècle, l'importance rapidement croissante, non-seulement des métaphysiciens, mais aussi des légistes, principalement chez les villes libres de la Lombardie et de la Toscane. Mais ces forces nouvelles ne pouvaient cependant développer leur vrai caractère propre que dans les grandes luttes intestines, ci-dessus appréciées, qui devaient constituer la partie spontanée du mouvement de décomposition, et dans lesquelles leur intervention nécessaire devait poser les fondemens naturels de cette puissance exceptionnelle qui leur a conféré jusqu'ici la direction immédiate de notre progression politique. C'est surtout en France qu'un tel développement me semble, au moins alors, devoir être spécialement étudié, comme y étant plus net et plus complet que partout ailleurs, vu l'influence bien distincte et néanmoins solidaire qu'y acquièrent simultanément les universités et les parlemens, principaux organes permanens, soit de l'action métaphysique, soit du pouvoir des légistes. Je dois enfin, pour plus de clarté, avertir déjà que chacune de ces deux classes se subdivise, par sa nature, en deux corporations très différentes, l'une essentielle et primitive, l'autre accessoire et secondaire: c'est-à-dire, les métaphysiciens en docteurs proprement dits et en simples littérateurs, et les légistes en juges et en avocats, abstraction faite des gens de robe plus subalternes. Pendant la très majeure partie de l'existence politique propre à cette sorte de régime transitoire, la première section de chaque classe y a été nécessairement prépondérante, sans quoi la commune puissance n'aurait pu acquérir ni conserver aucune consistance réelle; aussi devons-nous ici l'avoir presque exclusivement en vue, en considérant l'autre comme une force purement auxiliaire. C'est seulement de nos jours que, des deux côtés, cette dernière a pris, à son tour, l'ascendant, ainsi que je l'expliquerai au cinquante-septième chapitre, de manière à annoncer spontanément le dernier terme de cette singulière anomalie politique. D'après ces divers éclaircissemens préalables, il est maintenant facile de concevoir nettement l'avénement nécessaire et la destination naturelle de ces deux forces modificatrices, malgré l'obscurité et la confusion que doit d'abord offrir l'étude générale d'un régime aussi équivoque.
Quant à l'élément spirituel, qui, même en ce cas, demeure le plus caractéristique, nos explications antérieures permettent de comprendre aisément la prépondérance sociale que dut graduellement acquérir l'esprit métaphysique aux temps ci-dessus indiqués, ainsi que son office spontané dans la grande transition révolutionnaire, abstraction faite d'ailleurs en ce moment de sa haute influence simultanée sur l'essor naissant de l'esprit scientifique, qui sera convenablement appréciée au chapitre suivant. Depuis cette division vraiment fondamentale de la philosophie grecque en philosophie morale et philosophie naturelle, qui a toujours dominé jusqu'ici l'ensemble du mouvement mental de l'élite de l'humanité, et que j'ai historiquement caractérisée dans la cinquante-troisième leçon, l'esprit métaphysique a présenté concurremment deux formes extrêmement différentes et graduellement antagonistes, en harmonie avec une telle distinction: la première, dont Platon doit être regardé comme le principal organe, beaucoup plus rapprochée de l'état théologique, et tendant d'abord à le modifier plutôt qu'à le détruire; la seconde, ayant pour type Aristote, bien plus voisine, au contraire, de l'état positif, et tendant réellement à dégager l'entendement humain de toute tutelle théologique proprement dite. L'une ne fut, par sa nature, essentiellement critique qu'envers le polythéisme, dont elle poursuivit activement l'universelle déchéance; elle présida, surtout, comme je l'ai montré, à l'organisation graduelle du monothéisme, qui, une fois constitué, détermina spontanément la fusion finale de ce premier esprit métaphysique dans l'esprit purement théologique propre à cette dernière phase essentielle de la philosophie religieuse. Au contraire, l'autre, d'abord principalement livrée à l'étude générale du monde extérieur, dut être, dans son application, long-temps accessoire, aux conceptions sociales, nécessairement et constamment critique, d'après la combinaison intime et permanente de sa tendance anti-théologique avec son impuissance radicale à produire, par elle-même, aucune véritable organisation. C'est à ce dernier esprit métaphysique que devait naturellement appartenir la direction mentale du grand mouvement révolutionnaire que nous apprécions. Spontanément écarté par la prépondérance platonicienne tant que l'organisation du système catholique devait principalement occuper les hautes intelligences, suivant les explications du chapitre précédent, cet esprit aristotélicien, qui n'avait jamais cessé de cultiver et d'agrandir en silence son domaine inorganique, dut tendre à s'emparer, à son tour, du principal ascendant philosophique, en s'étendant aussi au monde moral et même social, aussitôt que cette immense opération politique, enfin suffisamment consommée, laissa naturellement prédominer désormais le besoin de l'essor purement rationnel. C'est ainsi que, dès le douzième siècle, sous la plus éminente suprématie sociale du régime monothéique, le triomphe croissant de la scolastique vint réellement constituer le premier agent général de la désorganisation radicale de la puissance et de la philosophie théologiques, quelque paradoxale que puisse d'abord sembler cette propriété d'émancipation attribuée à une doctrine aujourd'hui si aveuglément décriée. La principale consistance politique de cette nouvelle force spirituelle, de plus en plus distincte et bientôt rivale du pouvoir catholique, quoiqu'elle en fût primitivement émanée, résultait de son aptitude naturelle à s'emparer graduellement de la haute instruction publique, dans les universités qui, d'abord destinées presque exclusivement à l'éducation ecclésiastique, devaient nécessairement embrasser ensuite tous les ordres essentiels de culture intellectuelle. En appréciant, de ce point de vue historique, l'œuvre de saint Thomas d'Aquin et même le poëme de Dante, on reconnaît aisément que ce nouvel esprit métaphysique avait alors essentiellement envahi toute l'étude intellectuelle et morale de l'homme individuel, et commençait aussi à s'étendre directement aux spéculations sociales, de manière à témoigner déjà sa tendance inévitable à affranchir définitivement la raison humaine de la tutelle purement théologique. Par la mémorable canonisation du grand docteur scolastique, d'ailleurs légitimement due à ses éminens services politiques, les papes montraient à la fois leur propre entraînement involontaire vers la nouvelle activité mentale, et leur admirable prudence à s'incorporer, autant que possible, tout ce qui ne leur était point manifestement hostile. Quoi qu'il en soit, le caractère anti-théologique d'une telle métaphysique ne dut long-temps se manifester que par la direction plus subtile et l'énergie plus prononcée qu'elle imprima d'abord à l'esprit de schisme et d'hérésie, nécessairement inséparable, à un degré quelconque, de toute philosophie monothéique, comme je l'ai noté ci-dessus. Mais les grandes luttes décisives du quatorzième et du quinzième siècle contre la puissance européenne des papes et contre la suprématie ecclésiastique du siége pontifical, vinrent enfin procurer spontanément une large et durable application sociale à ce nouvel esprit philosophique, qui, ayant déjà atteint la pleine maturité spéculative dont il était susceptible, dut désormais tendre surtout à prendre aux débats politiques une participation croissante, qui, par sa nature, ne pouvait être que de plus en plus négative envers l'ancienne organisation spirituelle, et même, par une conséquence involontaire, ultérieurement dissolvante pour le pouvoir temporel correspondant, dont elle avait d'abord tant secondé le système d'envahissement universel. Telle est l'incontestable filiation historique qui, jusqu'au siècle dernier, a naturellement placé, dans tout notre occident, la puissance métaphysique des universités à la tête du mouvement de décomposition, non-seulement tant qu'il est surtout resté spontané, mais ensuite quand il est devenu systématique, suivant nos explications antérieures. Il serait inutile d'insister ici davantage sur ce sujet maintenant assez éclairci, sauf l'appréciation ultérieure des résultats principaux de ce grand mouvement, qui répandra indirectement un nouveau jour sur l'ensemble de l'analyse précédente.
Considérant maintenant l'élément temporel correspondant, il devient facile de concevoir historiquement l'intime corelation naturelle, à la fois quant aux doctrines et quant aux personnes, entre la classe des métaphysiciens scolastiques et celle des légistes contemporains. Car, en premier lieu, c'est, évidemment, par l'étude du droit, et d'abord du droit ecclésiastique, que le nouvel esprit philosophique propre à la fin du moyen-âge dut pénétrer graduellement dans le domaine des questions sociales; et, en second lieu, l'enseignement du droit devait dès-lors constituer une partie capitale des attributions universitaires, outre que les canonistes proprement dits, dérivation immédiate, non moins que les purs scolastiques, du système catholique, avaient dû spontanément former, surtout en Italie, le premier ordre de légistes assujéti à une organisation distincte et régulière. L'affinité mutuelle de ces deux forces sociales est tellement prononcée, qu'on pourrait même, par une appréciation exagérée, être tenté de regarder les légistes comme une sorte de métaphysiciens passés de l'état spéculatif à l'état actif, ce qui conduirait à méconnaître vicieusement leur origine propre et directe. Un examen plus complet montre bientôt leur véritable source historique dans une simple émanation spontanée de la puissance féodale, dont ils furent partout destinés primitivement à faciliter les fonctions judiciaires, par une intervention de plus en plus indispensable, quoique long-temps subalterne. Outre l'influence générale de leur éducation essentiellement métaphysique, ils devaient eux-mêmes, presque dès l'origine, manifester spécialement une tendance plus ou moins hostile envers la puissance catholique, d'après l'opposition croissante qui devait naturellement surgir chez les diverses justices civiles, soit seigneuriales, soit surtout royales, contre les tribunaux ecclésiastiques, antérieurement en possession reconnue de la plupart des juridictions importantes. Aussi, à quelqu'une des deux grandes branches du pouvoir temporel que se soit attachée cette nouvelle force auxiliaire, ce qui a dû varier suivant les lieux, comme j'aurai l'occasion de l'expliquer ci-dessous, elle a été partout animée, même à son insu, d'une profonde et persévérante antipathie, d'ailleurs plus ou moins dissimulée, contre l'ensemble de l'organisation catholique, base principale, à tous égards, du système politique propre au moyen-âge. C'est ainsi que, au sein même d'un tel système, et au temps de son plus grand ascendant, devait graduellement surgir un second élément politique, pleinement distinct des divers pouvoirs constituants, et qui, malgré sa nature subalterne, devait bientôt exercer une influence capitale sur la désorganisation croissante de ce régime. On se forme vulgairement une très fausse idée de l'existence politique des légistes au moyen-âge et chez les modernes d'après une vicieuse assimilation avec celle des légistes de l'antiquité, soit juristes, soit orateurs; car, dans l'ordre romain, même en décadence, ces fonctions ne pouvaient réellement donner lieu à la formation d'une classe distincte et secondaire, puisqu'elles n'y étaient, par leur nature, qu'un exercice plus ou moins passager pour les hommes d'état, essentiellement militaires, qui composaient la caste dirigeante ou que leurs services y faisaient agréger. Dans l'ensemble de l'évolution humaine, cette singulière puissance des légistes devait constituer un phénomène éminemment exceptionnel, uniquement réservé, par sa nature, à l'état transitoire du moyen-âge, et destiné, sans doute, à disparaître à jamais quand le grand mouvement de décomposition, d'où pouvait seule résulter sa propre destination sociale, sera enfin pleinement terminé par la réorganisation finale des peuples les plus avancés, comme je l'établirai au cinquante-septième chapitre. Quoi qu'il en soit, cette seconde force nouvelle devait, de son côté, aussi bien que la force métaphysique, croître spontanément à l'époque même de la principale splendeur du système qu'elle était bientôt appelée à désorganiser par des altérions continues. Son progrès naturel dut être alors spécialement facilité d'après les grandes opérations défensives que nous avons reconnues propres à ces temps mémorables, et surtout en conséquence des croisades, qui, éloignant les chefs féodaux, devaient augmenter beaucoup l'importance politique des agens judiciaires. Il est néanmoins certain que la puissance sociale des légistes, comme celle des métaphysiciens, n'aurait pu jamais cesser d'être essentiellement subalterne, si les grandes luttes intestines du XIVe et du XVe siècle n'étaient ensuite venues nécessairement offrir à leur commune activité dissolvante le champ le plus vaste et l'exercice le plus convenable. C'est là, chez les uns et les autres, le temps réel de leur triomphe, sinon le plus étendu, du moins le plus satisfaisant et le mieux adapté à leur véritable nature, parce que leur ambition politique était alors en harmonie nécessaire avec leur utile influence sur la marche correspondante de l'évolution humaine: c'est, dans les deux classes, l'âge principal des hautes intelligences et des nobles caractères. Parmi les efforts instinctifs que durent tenter, à cette époque, et surtout vers sa fin, les grandes corporations judiciaires, et principalement les parlemens français, pour consolider suffisamment leur nouvelle position politique, je crois devoir ici signaler spécialement la célèbre institution de la vénalité des offices, qui n'a jamais été convenablement appréciée sous son vrai jour historique, par suite du caractère absolu de la philosophie dominante. En la jugeant d'après nos explications antérieures, suivant sa relation avec la propre destination générale de ce pouvoir transitoire, elle devait alors constituer, évidemment, malgré ses immenses abus ultérieurs, l'une des conditions les plus indispensables à la consistance politique de cette puissance judiciaire: non-seulement, comme Montesquieu l'a senti, en garantissant davantage sa légitime indépendance envers la force rapidement croissante des gouvernemens temporels d'où elle émanait; mais surtout, par un motif plus profond et encore ignoré, en tendant à retarder, autant que possible, son inévitable décomposition spontanée, par cela même qu'un tel usage s'opposait énergiquement à cette invasion habituelle des charges judiciaires par les avocats qui devait enfin dissoudre essentiellement une telle organisation, ainsi que je l'indiquerai au cinquante-septième chapitre, et qui, prématurément survenue, l'eût certainement empêchée de poursuivre, avec une véritable efficacité, sa principale mission. Au reste, quand ce nouvel élément social eut convenablement secondé les heureux efforts des rois pour s'affranchir du contrôle européen des papes, et ensuite les tentatives non moins efficaces des églises nationales contre la suprématie pontificale, son existence politique avait nécessairement réalisé, autant que possible, la grande opération temporaire qui lui était réservée dans l'évolution fondamentale des sociétés modernes, sauf l'indispensable surveillance qu'exigerait la conservation permanente de ces divers résultats contre les réactions toujours imminentes des débris de l'ancienne organisation: l'importante intervention des légistes, ci-après caractérisée, dans la lutte prolongée entre les deux branches du pouvoir temporel, avait d'ailleurs atteint, vers la même époque, son but le plus capital, et ne pouvait également comporter qu'une simple continuation. Toutefois, nous reconnaîtrons bientôt que cette action parlementaire a exercé encore, à sa manière, une influence très notable, même chez les peuples catholiques, sur la première période, ci-dessus définie, du mouvement de décomposition devenu systématique: cette participation continue se fait même distinctement sentir, sous des formes qui lui sont propres, jusque dans la période suivante, mais avec une intensité décroissante, et en abandonnant graduellement la direction temporelle de l'opération révolutionnaire, dès-lors rapidement conduite vers sa destination finale, comme je l'expliquerai plus loin.
En terminant cette double appréciation générale des organes nécessaires de la grande transition critique dont nous poursuivons l'étude historique, je crois devoir sommairement signaler ici, d'après notre théorie fondamentale, l'inaptitude radicale de ces deux forces modificatrices à constituer aucune organisation durable qui leur appartienne réellement, malgré la tendance spontanée de l'un et l'autre élément à s'emparer indéfiniment de la suprématie sociale, à mesure que leur commune action dissolvante détruisait l'ascendant des anciens pouvoirs. Cette impuissance caractéristique, d'ailleurs plus ou moins sentie, qui réduit invinciblement de telles influences politiques à une simple destination révolutionnaire, résulte surtout de ce que ces deux classes ne pouvaient apporter réellement de principes qui leur fussent propres, et qui leur permissent de présider, d'une manière un peu durable, à la haute direction régulière des affaires humaines. Leur esprit commun, essentiellement critique, par sa nature, comme nous l'avons doublement reconnu, n'est apte qu'à modifier un régime préexistant, d'après des altérations graduellement destructives; en sorte que leur prépondérance politique ne peut effectivement devenir complète que pendant les crises, nécessairement passagères, relatives aux phases les plus tranchées du mouvement désorganisateur. En tout autre temps, leur suprématie prolongée tendrait inévitablement à l'imminente dissolution de l'état social: aussi avons-nous constaté que si le progrès politique, en tant que spontanément négatif, leur est essentiellement dévolu depuis le quatorzième siècle, le maintien indispensable de l'ordre public doit être alors rapporté surtout à l'action résistante des anciens pouvoirs, auxquels seuls devait encore appartenir habituellement la suprême direction sociale, quoique de plus en plus restreinte par des modifications révolutionnaires. Chacune de ces deux forces transitoires portait, en quelque sorte, l'ineffaçable empreinte de son origine nécessairement subalterne, d'après son invariable soumission spontanée aux principes les plus fondamentaux de ce même régime dont elle détruisait les plus importantes conditions d'existence réelle. Loin que cette incohérence radicale puisse permettre la domination permanente des métaphysiciens et des légistes, elle leur interdit même de présider à l'entière consommation finale de l'opération révolutionnaire, puisqu'ils sont par-là toujours conduits à consacrer, pour ainsi dire, d'une main ce qu'ils ruinent de l'autre. Si une telle inconséquence est incontestable quant aux métaphysiciens envers la philosophie théologique, dont ils respectent les principales bases intellectuelles tout aussi nécessairement qu'ils lui dénient ses plus puissans moyens sociaux, elle n'est pas, au fond, moins prononcée dans la relation temporelle des légistes au pouvoir militaire: puisque leurs doctrines, ne pouvant assigner, par elles-mêmes, aucun nouveau but fondamental à l'activité humaine, sanctionnent inévitablement l'antique prépondérance de l'activité militaire; à moins de convertir, par une aberration qui certes ne saurait devenir ni populaire ni durable, surtout dans les sociétés modernes, l'action même de gouverner en une sorte de commune destination permanente. C'est d'après ces caractères naturels, que ces deux forces secondaires, quand elles croient avoir constitué solidement, de la manière la plus exclusive, leur propre suprématie politique, se trouvent bientôt involontairement conduites à réintégrer, plus ou moins explicitement, l'une l'autorité théologique, l'autre la puissance militaire, sous l'ascendant desquelles elles consentent de nouveau à se placer habituellement; parce qu'elles sentent, au fond, par suite même de leurs vains efforts de domination directe, que cette situation normale, seule convenable à leur essence, peut seule prolonger réellement leur existence sociale, qui cessera, en effet, de toute nécessité, aussitôt que le système théologique et militaire aura enfin totalement perdu, même en idée, son empire primordial, comme je l'expliquerai, au cinquante-septième chapitre, en résultat final de l'ensemble de notre élaboration historique.
Ayant désormais suffisamment apprécié, dans la leçon actuelle, l'immense mouvement révolutionnaire des sociétés modernes, d'abord quant à sa nature caractéristique, ensuite quant à sa marche fondamentale, et enfin quant à ses organes nécessaires, nous devons maintenant procéder à l'examen direct de son accomplissement essentiel, suivant l'enchaînement rationnel des quatre aspects principaux que j'ai cru devoir distinguer en un tel phénomène pour l'analyser dignement; les trois premiers ne pouvant être, par leur nature, que purement préliminaires, et le dernier seul constituant nécessairement le sujet essentiel de ce chapitre.
En considérant d'abord la période de décomposition spontanée, nous devons, évidemment, y examiner avant tout la désorganisation spirituelle, non-seulement comme la première accomplie, mais surtout comme étant à la fois la plus difficile et la plus décisive, celle qui, par sa seule influence prolongée, tendait inévitablement à entraîner la décadence finale de l'ensemble de ce régime, dont la constitution catholique formait certainement, à tous égards, la base la plus importante, soit mentale, soit sociale. Sous ce point de vue principal, cette première période se divise naturellement en deux époques presque égales, d'après les deux grandes luttes, ci-dessus définies, qui devaient conjointement accomplir une telle dissolution, premièrement par les efforts unanimes des rois pour abolir l'autorité européenne du pape, et ensuite par les tentatives d'insubordination des églises nationales envers la suprématie romaine. Malgré l'évidente affinité mutuelle de ces deux opérations simultanées, l'une devait, à mes yeux, principalement caractériser le quatorzième siècle, à partir de l'énergique réaction de Philippe-le-Bel, bientôt suivie de cette mémorable translation du saint-siége à Avignon, qui, dans presque toute sa longue durée, ne fut guère qu'une sorte d'honorable captivité politique; tandis que la seconde, à son tour, est devenue prépondérante au quinzième siècle, d'abord par suite du fameux schisme qui résulta de cet étrange déplacement, et surtout enfin sous l'impulsion décisive du célèbre concile de Constance, où les diverses églises partielles montrèrent si énergiquement leur union spontanée contre le sacerdoce central. On peut aisément concevoir que la seconde série d'efforts n'était susceptible d'un succès capital que quand la première aurait d'abord été suffisamment consommée: puisque les différens clergés ne pouvaient efficacement poursuivre leur tendance instinctive à la nationalisation, qu'en se plaçant sous la direction suprême de leurs chefs temporels respectifs; ce qui exigeait certainement que ceux-ci se fussent préalablement émancipés de la tutelle papale. De toutes les grandes entreprises révolutionnaires, d'ailleurs volontaires ou involontaires (ce qui, en politique, importe assurément fort peu), cette première double opération doit être, à mon gré, regardée, même aujourd'hui, comme étant, au fond, la plus capitale; car elle a directement ruiné la principale base du régime monothéique du moyen-âge, dernière phase essentielle, je ne saurais trop le rappeler, du système théologique et militaire, en déterminant dès-lors l'absorption générale du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel. En poursuivant, avec une aveugle avidité, cette usurpation décisive, dans le vain espoir de consolider indéfiniment leur propre suprématie, les rois n'ont pu sentir qu'ils en ruinaient ainsi spontanément, pour un inévitable avenir, les vrais fondemens intellectuels et moraux, par une telle atteinte radicale à la même autorité spirituelle dont ils attendirent ensuite, d'une manière presque puérile, une consécration désormais rendue de plus en plus illusoire, qui n'avait pu jadis obtenir une haute efficacité qu'en émanant d'un pouvoir pleinement indépendant. Pareillement, les divers clergés partiels, poussés à se nationaliser afin d'échapper aux abus de la concentration romaine, n'apercevaient point que, contre leur gré, ils concouraient par-là éminemment à l'irrévocable dégradation de la dignité ecclésiastique, en substituant, à leur unique chef naturel, l'autorité hétérogène et arbitraire d'une foule de pouvoirs militaires, qu'ils devaient, d'une autre part, concevoir cependant comme leurs subordonnés spirituels, de manière à constituer dès-lors chaque église en un état de plus en plus oppressif de dépendance politique, en résultat final de tant d'efforts actifs vers une irrationnelle indépendance. Au reste, la réaction nécessaire de cette double série d'hostilités sur le caractère général propre à la papauté ne contribua pas moins, à sa manière, à l'altération fondamentale de la constitution catholique. Car, à partir du milieu du quatorzième siècle, où l'émancipation totale des rois devenait évidemment imminente, aux yeux clairvoyans des papes, en France, en Angleterre, etc., tandis que la nationalisation du clergé s'y manifestait nettement par son empressement habituel à seconder les mesures restrictives envers le saint-siége, il est aisé de remarquer une tendance fortement prononcée de la papauté à s'occuper désormais essentiellement de sa principauté temporelle, qui jusque alors n'avait pu lui inspirer qu'une sollicitude très accessoire, mais qui désormais devenait de plus en plus la seule partie réelle de son pouvoir politique. Avant la fin du quinzième siècle, l'ancien chef suprême du système européen s'était ainsi graduellement transformé en souverain électif d'une médiocre partie de l'Italie; il avait essentiellement renoncé à son action générale et continue sur les divers gouvernemens temporels, pour tendre principalement à son propre agrandissement territorial, qui date surtout de cette époque, et même pour procurer, autant que possible, l'exaltation royale à la nombreuse série des familles pontificales, de manière à y faire presque regretter l'absence d'hérédité, jusqu'à ce que l'aberration du népotisme y pût être suffisamment contenue. Or, cette dégénération radicale du grand caractère européen propre au pouvoir papal en un caractère purement italien ne pouvait, à son tour, que rendre plus spécialement indispensable la désorganisation totale de la papauté, qui avait ainsi implicitement abdiqué, dès cette époque, ses plus nobles attributions politiques, et perdait, par suite, sa principale utilité sociale, de manière à devenir un élément de plus en plus étranger dans la constitution réelle des peuples modernes. Telle dut être la première origine historique de l'esprit essentiellement rétrograde qui s'est ensuite développé continuellement dans la politique du catholicisme, dont la tendance avait été si long-temps éminemment progressive. C'est donc ainsi que tous les divers élémens essentiels du système politique propre au moyen-âge ont spontanément concouru, chacun à sa manière, à l'irrévocable décadence du pouvoir spirituel qui en constituait surtout la force et la noblesse. Il est clair par là que cette première désorganisation décisive était, en réalité, presque accomplie, bien que sous forme implicite, soit par l'abaissement politique des papes, soit par la nationalisation consécutive des divers clergés, lors de l'avénement du protestantisme, auquel on l'attribue vulgairement, et qui en fut, au contraire, le résultat; quelle qu'ait dû être ensuite la haute influence, mentale et sociale, de la réaction nécessaire que produisit sa sanction systématique d'une telle démolition, suivant nos explications antérieures.
Quoique cette grande décomposition fût certainement aussi indispensable qu'inévitable, comme je l'ai établi, son accomplissement n'en a pas moins laissé dès-lors une immense lacune dans l'ensemble de l'organisme européen, dont les divers élémens, devenant presque étrangers les uns aux autres, se trouvèrent désormais essentiellement livrés à leurs divergences spontanées, sans autre frein habituel que l'insuffisant équilibre matériel déterminé naturellement par leur propre antagonisme. Aux temps même que nous considérons, cette dissolution croissante de l'ancien pouvoir européen se fait gravement sentir, ce me semble, dans les luttes, aussi frivoles qu'acharnées, des principaux états, et surtout dans la longue et déplorable contestation entre la France et l'Angleterre, où déjà l'extinction de l'autorité conciliatrice des papes est tristement marquée par leurs fréquens efforts, aussi vains qu'honorables, pour la pacification de l'Europe. Sans doute, la suffisante réalisation du grand système de guerres défensives propre au moyen-âge devait alors, faute d'un but convenable, rendre de plus en plus perturbatrice une exubérante activité militaire, qui, par sa nature, devait long-temps survivre à sa principale destination. L'ascendant social trop prolongé d'une caste militaire désormais essentiellement sans objet capital, constitue, en effet, le vrai principe universel et spontané qui a déterminé, pendant ces deux siècles, l'étrange caractère de la plupart des expéditions guerrières, si loin d'offrir le haut intérêt social des guerres antérieures, et même le puissant intérêt moral des guerres de religion au siècle suivant. Mais, quelque inévitable que dût être alors une telle perturbation européenne, les conséquences immédiates en eussent été certainement bien moins graves, si, par une fatale coïncidence, qui ne pouvait d'ailleurs être entièrement empêchée, elle ne s'était développée sous l'impuissant déclin de l'influence politique qui jusque alors avait régularisé l'ensemble des relations internationales. Deux siècles auparavant, la papauté eût évidemment lutté, avec une énergique efficacité, contre ce principe général de désordre; et, sans pouvoir annuler une suite aussi naturelle de la situation sociale, elle en eût assurément diminué beaucoup les ravages effectifs. Ce cas me paraît l'un des plus propres à faire sentir, aux aveugles partisans de l'optimisme politique, la haute irrationnalité de leur doctrine métaphysique: car, on voit ainsi l'autorité européenne des papes s'éteindre en un temps où elle aurait pu rendre encore à l'humanité d'éminens services politiques, pleinement conformes à sa destination naturelle, et seulement incompatibles avec sa caducité actuelle. Une telle impuissance vérifie d'ailleurs, de la manière la moins équivoque, le caractère essentiellement temporaire inhérent à l'existence générale du pouvoir catholique, qui, si peu éloigné de son plus bel âge, se trouve néanmoins forcé, malgré sa sincère volonté, de manquer à sa principale vocation politique, non par des obstacles accidentels, mais par une suite permanente de sa précoce désorganisation. Nous apprécierons ci-dessous l'expédient provisoire à l'aide duquel la politique moderne s'est ultérieurement efforcée, autant que possible, d'apporter à cette lacune capitale une insuffisante réparation.
La désorganisation spontanée de l'ordre temporel propre au moyen-âge, quoique déjà très active au XIIIe siècle, ne pouvait avoir de résultats vraiment décisifs tant que le pouvoir catholique, qui constituait le lieu principal d'un tel régime, conservait toute son intégrité sociale. Mais, à mesure que s'opérait la décomposition spirituelle que nous venons d'apprécier, cette dissolution temporelle prenait un caractère de plus en plus irrévocable; elle tendait évidemment désormais à l'entière subversion de la constitution féodale, dernière phase essentielle du gouvernement militaire, en y altérant radicalement la pondération caractéristique des deux élémens principaux, la force centrale de la royauté, et la force locale de la noblesse, dont l'une, avant la fin du XVe siècle, avait été, en réalité, presque complétement absorbée par l'autre, pendant que celle-ci absorbait aussi la puissance spirituelle. Cette inévitable dislocation devait alors résulter de ce que cette constitution transitoire avait enfin suffisamment accompli, comme on l'a vu, sa principale destination dans l'évolution fondamentale des sociétés modernes, dont l'essor industriel de plus en plus prononcé indiquait déjà leur antipathie nécessaire contre l'antique prépondérance de l'esprit guerrier. Quoique les luttes, si intenses et si nombreuses, que je viens de caractériser, doivent d'abord sembler, à cette époque, directement contradictoires avec ce décroissement spontané du régime militaire, la nature même de ces guerres, essentiellement perturbatrices, devait tendre à ruiner la considération sociale de la caste dominante, dont l'aveugle ardeur belliqueuse, dès-lors habituellement privée de toute application utile, devenait de plus en plus contraire au grand mouvement de civilisation qu'elle avait dû primitivement protéger. C'est toujours, en effet, pour toutes les institutions humaines, temporelles ou spirituelles, le signe le moins équivoque de leur irrévocable extinction, que de les voir ainsi se tourner spontanément contre leur but primordial: l'organisme féodal, destiné surtout, par sa nature, à contenir le système d'invasion, touchait nécessairement à sa fin générale, aussitôt qu'il s'érigeait partout en principe d'envahissement. Aux temps même que nous considérons, la mémorable institution des armées permanentes, née d'abord en Italie, où tout commençait alors, mais bientôt propagée en occident, et principalement développée en France, vient constituer à la fois un témoignage incontestable et une puissante garantie de cette dissolution radicale du régime temporel propre au moyen-âge, en manifestant, d'une part, la répugnance croissante à la prolongation du service féodal chez des populations déjà plus industrielles que militaires, et en brisant, d'une autre part, les liens universels de la discipline féodale, désormais remplacée par la subordination spéciale d'une classe très circonscrite envers des chefs qui, n'étant plus exclusivement féodaux, tendaient nécessairement à priver peu à peu l'ancienne caste militaire de sa plus spéciale attribution. Je signalerai d'ailleurs au chapitre suivant l'heureuse influence d'une telle innovation pour seconder directement l'essor général de la vie industrielle.
Dans le cas le plus naturel et le plus commun, dont la France nous présente le meilleur type, la décomposition spontanée du pouvoir temporel, d'après l'antagonisme exagéré de ses deux élémens essentiels, a dû s'opérer nécessairement au profit de la force centrale contre la force locale. L'esprit fondamental de la constitution féodale permettait aisément de prévoir que, presque partout, l'équilibre général de ces deux puissances se romprait surtout au préjudice de l'aristocratie, vu les nombreux moyens, même réguliers, qu'offrait un tel régime à l'accroissement spontané de la royauté. Ce point de vue est aujourd'hui trop connu pour que je doive y insister. Mais je dois, au contraire, signaler, à cet égard, une importante considération nouvelle, qui résulte ici d'un rapprochement d'ensemble entre les deux décompositions simultanées du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Celle-ci, en effet, comme nous l'avons vu, s'accomplissant, par une évidente nécessité, contre la puissance centrale, sans quoi il n'y eût pas eu de révolution, il fallait bien, par une indispensable compensation, que l'autre s'effectuât habituellement en sens inverse, sans quoi cette révolution eût dégénéré en un démembrement universel, dont l'Europe moderne a été spécialement préservée par cette concentration temporelle en faveur de la royauté. En même temps que l'anarchie politique, imminent péril de la grande phase révolutionnaire, pouvait ainsi être essentiellement évitée, on doit reconnaître, sous un autre aspect, que le mouvement général de décomposition atteignait par-là son but principal d'une manière bien plus complète, et surtout beaucoup plus caractéristique, que si la dislocation temporelle s'était, au contraire, opérée ordinairement au profit de l'aristocratie. Quoique chacun des deux élémens ait naturellement dû, comme nous le verrons, irrationnellement tenter, après son triomphe, de reconstruire, sous son ascendant, l'ensemble du régime ancien, cette entreprise eût été cependant bien plus dangereuse de la part de l'aristocratie qu'elle n'a pu l'être de la part de la royauté: l'extinction finale du système militaire et théologique en eût été bien autrement entravée, aussi bien que l'essor politique des nouvelles forces sociales, ainsi que je l'indiquerai plus spécialement au cinquante-septième chapitre.
On voit, par ces explications, que la tendance de la décomposition féodale vers l'ascendant politique de l'aristocratie sur la royauté a dû constituer, dans la désorganisation universelle que nous apprécions, un cas éminemment exceptionnel, dont l'Angleterre offre le principal exemple. Mais la considération en est néanmoins très importante aujourd'hui, pour faire déjà pressentir l'aveugle irrationnalité de ce dangereux empirisme qui prétend borner le grand mouvement européen à l'uniforme transplantation du régime transitoire particulier à l'évolution anglaise. Comparée à celle de presque tout le reste de l'Europe, et surtout de la France, elle présente ainsi, dès les derniers siècles du moyen-âge, une différence, aussi capitale qu'évidente, qui a nécessairement exercé, sur l'ensemble total du développement ultérieur, une influence très prononcée, incompatible avec toute vaine imitation politique, comme je l'expliquerai dans la suite. Il suffit, en ce moment, de noter cette irrécusable diversité effective, qu'atteste spontanément toute l'histoire moderne, et qui constitue le premier trait essentiel de l'isolement caractéristique de la politique anglaise. Une telle anomalie me semble devoir être surtout attribuée à l'action combinée de deux conditions spéciales, la situation insulaire, et la double conquête: la première a dû, en général, rendre le développement social de l'Angleterre toujours plus susceptible qu'aucun autre de suivre, sans perturbation extérieure, une marche qui lui fût propre; la seconde devait particulièrement provoquer à la coalition aristocratique contre la royauté, que la conquête normande avait dû rendre d'abord éminemment prépondérante, comme on le voit clairement, par exemple, en comparant, au XIIe siècle, la puissance royale en France et en Angleterre; en outre, les suites nécessaires de cette conquête exceptionnelle favorisaient la combinaison spontanée de la ligue aristocratique avec les classes industrielles, en constituant entre elles, par la nouvelle position secondaire de la noblesse saxonne, un précieux intermédiaire naturel, qui ne pouvait exister ailleurs[26]. Mais nous devons éviter ici d'engager, à cet égard, aucune discussion spéciale, évidemment contraire aux prescriptions logiques établies au début de ce volume contre toute introduction importante des recherches concrètes dans notre élaboration historique, dont le caractère essentiellement abstrait doit être soigneusement maintenu. Au reste, ceux qui voudront convenablement entreprendre une explication vraiment rationnelle de cette mémorable anomalie politique, devront d'abord donner à l'observation même du phénomène toute son extension réelle, en cessant de le considérer, ainsi qu'on le fait trop souvent, comme strictement particulier à l'Angleterre: quoiqu'il y ait été, sans doute, plus spécialement prononcé, on voit cependant, par exemple, le développement politique de la Suède, et auparavant même celui de Venise, offrir, sous ce rapport, une marche fort analogue.
Note 26: La marche de l'évolution politique en Écosse, si différente de celle propre à l'Angleterre, me semble confirmer spécialement cette explication générale, en montrant que l'influence particulière de la double conquête a réellement prédominé, à cet égard, sur celle même de l'isolement insulaire commun aux deux populations.
Tels sont les divers résultats principaux de la décadence spontanée qui conduisit graduellement le régime catholique et féodal à ce degré de désorganisation, partout essentiellement réalisé, d'une manière plus ou moins explicite, vers la fin du XVe siècle; le pouvoir spirituel étant désormais irrévocablement absorbé par le pouvoir temporel, et l'un des deux élémens généraux de celui-ci radicalement subalternisé envers l'autre: en sorte que l'ensemble de cet immense organisme restait dès-lors totalement concentré autour d'une seule puissance active, ordinairement la royauté, sur laquelle reposaient presque uniquement les destinées ultérieures du système entier, dont la décomposition allait maintenant commencer à devenir nécessairement systématique.
Nous avons ci-dessus rationnellement partagé cette phase définitive du grand mouvement révolutionnaire en deux époques principales, l'une purement protestante, l'autre essentiellement déiste, d'après le caractère plus complet et plus décisif qu'acquiert graduellement la philosophie négative. Considérons successivement, dans la première, d'abord ses effets politiques immédiats, et ensuite son influence philosophique ultérieure.
Sous le premier aspect, on peut aisément sentir que la réforme du XVIe siècle ne fut réellement, en général, qu'une consécration explicite et irrévocable de la situation des sociétés modernes en résultat final de la décomposition spontanée que nous venons de reconnaître propre aux deux siècles précédens, surtout en ce qui concerne la désorganisation du pouvoir spirituel, principale base du régime ancien. On doit concevoir, en outre, pour compléter une telle appréciation, que cette commune conséquence politique s'est, au fond, nécessairement réalisée, d'une manière à peu près équivalente, malgré de graves différences intellectuelles, qui n'ont pu devenir sensibles que long-temps après, aussi bien chez les peuples restés nominalement catholiques, que chez ceux devenus ostensiblement protestans: les uns et les autres ont alors définitivement passé, envers l'ordre social du moyen-âge, à un état pareillement révolutionnaire, sauf la diversité naturelle des manifestations. Car, je ne saurais trop l'expliquer, dans la suite entière des désorganisations opérées depuis le début du XIVe siècle, la première et la plus décisive a certainement consisté à détruire l'indépendance du pouvoir spirituel, en le subordonnant partout au pouvoir temporel: or, cette perturbation capitale, principe essentiel de toutes les autres, a été, comme nous l'avons vu, réellement commune à tout l'occident européen, avant la fin du XVe siècle; c'est par là que, sur tous les points importans de ce grand théâtre social, toutes les forces quelconques ont dès-lors instinctivement participé, comme je l'ai montré, au caractère révolutionnaire des temps modernes, sans excepter, non-seulement les rois et les nobles, mais aussi les prêtres, et les papes eux-mêmes: lorsque Henri VIII se sépara de Rome, Charles-Quint et François Ier n'en étaient pas, à vrai dire, déjà moins affranchis que lui. En considérant l'ensemble du protestantisme, il est clair que la suppression de la centralisation papale, et l'assujétissement national de l'autorité spirituelle à la puissance temporelle, y constituent les seuls points importans communs à toutes les sectes, les seuls qui y soient restés toujours intacts au milieu d'innombrables variations. La célèbre opération de Luther, malgré son fougueux éclat, se réduisit immédiatement à la consécration fondamentale de ce premier degré de décomposition de la constitution catholique, puisqu'elle n'atteignit d'abord le dogme que d'une manière fort accessoire, qu'elle respecta même essentiellement la hiérarchie, et qu'elle n'altéra gravement que la seule discipline. Or, si l'on analyse politiquement ces dernières altérations, vraiment caractéristiques, on voit qu'elles consistèrent surtout dans l'abolition combinée du célibat ecclésiastique et de la confession universelle; c'est-à-dire, précisément dans les mesures qui, outre l'énergique adhésion spontanée des passions humaines, au sein même du sacerdoce, étaient alors les plus propres, par leur nature, à consolider la ruine antérieure de l'indépendance sacerdotale, à laquelle ce double appui était évidemment indispensable. Une telle destination primordiale du protestantisme explique aisément sa naissance spéciale chez les peuples les plus éloignés du centre catholique, et auxquels, par suite, la tendance de plus en plus italienne de la papauté pendant les deux siècles précédens devait se faire le plus péniblement sentir.
D'après cette incontestable appréciation, on ne peut douter que les peuples catholiques n'aient tout aussi réellement participé que les protestans à cette première transformation révolutionnaire, sauf la différence des formes et la diversité des moyens, qui importent peu au résultat[27]. Non-seulement en France, mais en Espagne, en Autriche, etc., les rois, sans s'arroger ouvertement une vaine et ridicule suprématie spirituelle, étaient déjà certainement, au temps de Luther, pour leurs clergés respectifs, des maîtres non moins absolus, non moins indépendans, au fond, du pouvoir papal, que le devinrent alors les divers princes protestans[28]. Mais le mouvement luthérien, surtout parvenu à la phase calviniste, exerça bientôt, à cet égard, d'une manière indirecte, une influence aussi importante qu'inévitable, en disposant de plus en plus le sacerdoce catholique à l'acceptation volontaire d'un tel assujétissement politique, contre lequel il conservait jusque alors, quoiqu'en vain, son antique répugnance naturelle, et où désormais il devait voir, au contraire, la seule garantie efficace de son existence sociale, au milieu de l'imminent essor de l'esprit universel d'émancipation religieuse. C'est seulement à cette époque de décadence que commence essentiellement, entre l'influence catholique et le pouvoir royal, cette intime coalition spontanée d'intérêts sociaux, dont la tendance générale, d'abord stationnaire, et bientôt rétrograde, envers le développement final de la civilisation moderne, a été si mal à propos attribuée, par tant d'irrationnels détracteurs, aux plus beaux âges du catholicisme, si long-temps caractérisé, d'après nos explications antérieures, par son noble et énergique antagonisme à l'égard de toutes les puissances temporelles. Il serait d'ailleurs superflu de prouver que cette opposition croissante au progrès ultérieur de l'évolution humaine, loin d'être propre au catholicisme moderne, soit gallican, soit espagnol, etc., appartient, d'une manière beaucoup plus radicale et bien autrement prononcée, au luthéranisme anglican, ou suédois, etc., qui, même en souvenir historique, n'a jamais pu se supposer en état d'indépendance réelle, ayant été, au contraire, expressément institué, dès sa naissance, en vue d'une éternelle sujétion. Quoi qu'il en soit, après son universel asservissement politique, l'église catholique, désormais nécessairement impuissante à remplir ses plus hautes attributions sociales, et voyant ainsi son champ moral partout restreint à la vie individuelle, sauf un reste d'influence sur la vie domestique, est dès-lors conduite inévitablement à s'occuper surtout, d'une manière de plus en plus exclusive, de la seule conservation, de plus en plus difficile, de sa propre existence, en se constituant instinctivement de plus en plus l'indispensable auxiliaire permanent de la royauté, autour de laquelle devaient graduellement se concentrer, par une tendance spontanée, tous les débris quelconques du régime monothéique du moyen-âge, comme seul élément maintenant susceptible d'une énergique activité politique. On conçoit au reste aisément que cette inévitable coalition devait finalement devenir aussi dangereuse pour le catholicisme que pour le pouvoir royal, envers chacun desquels elle constituait naturellement une sorte de cercle vicieux, à la fois mental et social, en présentant comme appui ce qui avait besoin de soutien. Le catholicisme y ruinait radicalement son crédit populaire, en renonçant évidemment, par cette irrationnelle sujétion, à son ancien et principal office politique; sauf la vaine ostentation de quelques rares prédications officielles, que la plus sublime éloquence ne pouvait jamais empêcher d'être, par leur nature, essentiellement déclamatoires, et surtout fort inoffensives au pouvoir qu'elles concernaient, quelque vicieuse que pût devenir habituellement sa conduite réelle. En même temps, la royauté était ainsi conduite à lier, d'une manière de plus en plus intime, l'ensemble de ses destinées politiques à un système de doctrines et d'institutions qui devait graduellement exciter de profondes et unanimes répugnances, soit intellectuelles, soit morales, et qui déjà même était partout irrévocablement voué, sous diverses formes, à une imminente dissolution totale.
Note 27: Un incident remarquable, aujourd'hui trop oublié, me semble très propre à confirmer directement ce rapprochement fondamental indiqué par ma théorie historique, en manifestant la tendance spontanée des souverains catholiques à recourir quelquefois aux mêmes moyens essentiels que les princes protestans pour garantir radicalement la destruction de l'indépendance politique du clergé. On voit, en effet, l'empereur Ferdinand faire, quoique sans succès, expressément proposer, à diverses reprises, au concile de Trente, par des ambassadeurs spéciaux, le mariage habituel des prêtres, qui eût certainement conduit, dans l'application, à abolir aussi la confession. Ce double caractère de la discipline luthérienne, a depuis fréquemment trouvé, au sein même du catholicisme, de fervens apologistes, très convaincus d'ailleurs qu'ils ne cessaient point ainsi d'appartenir à l'église universelle.
Note 28: Quoique cette tendance universelle à la nationalisation du clergé ait dû naturellement être beaucoup moins développée en Italie que partout ailleurs, telle était cependant, à cet égard, la situation fondamentale des peuples modernes, qu'on a pu remarquer alors une semblable transformation révolutionnaire même chez toutes les populations italiennes dont l'état politique a pris un caractère stable suffisamment prononcé. La constitution vénitienne en offre surtout un exemple très décisif, par l'isolement et la dépendance où elle maintient le clergé national envers la puissance temporelle, depuis le triomphe définitif de l'aristocratie sur le pouvoir ducal au XIVe siècle; de manière à organiser, sous la vaine apparence d'une respectueuse orthodoxie, une sorte de religion d'état, encore plus distincte peut-être du vrai catholicisme romain que ne le fut ensuite notre gallicanisme proprement dit.
Cette longue et déplorable phase de la désorganisation finale du catholicisme a été, dès sa naissance, principalement systématisée par la grande institution caractéristique de la célèbre compagnie de Jésus, qui, de nature éminemment rétrograde, fut alors spécialement fondée, avec un admirable instinct politique, pour servir d'organe central à la résistance générale du catholicisme contre la destruction universelle dont il était directement menacé par l'essor croissant de l'émancipation spirituelle. Il est clair, en effet, d'après nos indications antérieures, que la papauté, de plus en plus absorbée, depuis le siècle précédent, par les intérêts et les soins de sa principauté temporelle, n'était même plus propre, en réalité, à diriger convenablement cette immense opposition active, dont elle eût souvent sacrifié, sans doute, les besoins essentiels aux seules exigences de sa situation particulière. Aussi les chefs, presque toujours éminens, de cette puissante corporation se sont-ils dès-lors, sous un titre modeste, spontanément substitués peu à peu aux papes eux-mêmes, pour organiser une suffisante convergence continue entre des efforts partiels que le grand mouvement de décomposition entraînait instinctivement à diverger de plus en plus. Il n'est pas douteux, ce me semble, que, sans une telle centralisation, ordinairement aussi habile qu'énergique, l'action ou plutôt la résistance du catholicisme n'aurait pu offrir, pendant le cours des trois derniers siècles, aucune véritable consistance politique. Mais, malgré d'éclatans services partiels, soit au dedans, soit au dehors, on ne peut davantage méconnaître que l'ensemble de cette politique des jésuites, par une suite nécessaire de son hostilité fondamentale envers l'évolution finale de l'humanité, devait avoir un caractère à la fois éminemment corrupteur et radicalement contradictoire. D'une part, en effet, son principal moyen de succès consistait réellement à intéresser autant que possible toutes les influences sociales quelconques, spirituelles ou temporelles, à la conservation ou à la restauration de l'organisme catholique, en persuadant à tous les esprits éclairés, sous la réserve tacite d'une secrète émancipation personnelle, que la consolidation de leur propre puissance exigeait, en général, de leur part, une certaine participation permanente, soit active, soit au moins passive, au système d'efforts de tous genres destinés à maintenir le vulgaire sous la tutelle sacerdotale. Or, une telle combinaison politique ne pouvait, évidemment, comporter, par sa nature, qu'un succès fort précaire, limité au seul temps où l'émancipation théologique restait suffisamment concentrée: par son inévitable diffusion ultérieure, ce procédé, d'abord odieux, a fini par devenir, de nos jours, essentiellement ridicule, en conduisant à organiser ainsi une sorte de mystification universelle, où chacun devrait être à la fois, et pour le même dessein, trompeur et trompé. En second lieu, les efforts indispensables de cette intelligente corporation afin d'acquérir ou de conserver la direction, de plus en plus exclusive, de l'instruction publique, l'ont partout entraînée à concourir puissamment elle-même à la propagation croissante du mouvement mental, par un enseignement continu qui, malgré son extrême imperfection, n'en devait pas moins bientôt se tourner nécessairement, soit chez les élèves, soit jusque chez les maîtres, contre la destination primitive de ce système contradictoire. Les célèbres missions extérieures, si habilement dirigées, en général, par cette compagnie, et les seules qui aient jamais obtenu un véritable succès social, présentent, sous cet aspect, un contraste fort analogue, quoique moins tranché, par l'hommage involontaire qu'une telle politique était ainsi conduite à rendre, surtout quant aux sciences, à ce même développement intellectuel des sociétés modernes dont elle s'efforçait de combattre, en Europe, les conséquences nécessaires, tandis que, au dehors, elle s'honorait à juste titre d'y puiser les principales bases de son ascendant spirituel, utilisé ensuite pour l'introduction des croyances qu'elle se sentait d'abord forcée d'écarter ou de dissimuler. Il serait d'ailleurs superflu d'insister ici sur les périls évidens que devait offrir à cette institution une position aussi exceptionnelle dans l'ensemble de l'organisme catholique, où le sentiment naturel de sa supériorité, en vertu de sa haute destination spéciale, devait profondément stimuler l'active jalousie permanente de toutes les autres congrégations religieuses, dès-lors graduellement privées de leurs plus importans attributs réels, et dont l'invincible antipathie a plus tard tant neutralisé, comme on sait, au sein même du clergé catholique, les regrets que devait lui inspirer la chute irréparable d'un tel soutien.
Tel est donc le seul effort vraiment grand qu'ait pu tenter le catholicisme moderne contre l'irrésistible progrès du mouvement général de décomposition, en organisant ainsi le maintien, et, autant que possible, la restauration, de la constitution catholique, sous la commune direction des jésuites, et sous la protection spéciale de la monarchie espagnole, désormais devenue le meilleur appui naturel de cette politique, comme mieux préservée qu'aucune autre des contacts hérétiques. Le célèbre concile de Trente ne pouvait, en effet, produire, sous ce point de vue, qu'un résultat purement négatif, que l'instinct des papes semble avoir pressenti, d'après leur profonde répugnance à réunir et à prolonger cette impuissante assemblée; qui, dans sa longue et consciencieuse révision de l'ensemble du système catholique, n'a pu que constater, avec une stérile admiration, la parfaite solidarité, à la fois mentale et sociale, de toutes ses parties importantes, et a dû, dès-lors, malgré les dispositions les plus conciliantes, conclure à la douloureuse impossibilité de consentir à aucune des concessions alors jugées propres à amener la pacification universelle. Toutes les saines méditations historiques sur ce sujet capital aboutiront, je ne crains pas de l'assurer, à reconnaître que, comme je l'ai indiqué au début de ce chapitre, tout l'effort essentiel de réformation dont l'organisme catholique était vraiment susceptible sans se dénaturer, avait déjà été, trois siècles auparavant, convenablement tenté, et bientôt épuisé, par la double institution, intellectuelle et politique, des franciscains et des dominicains. Aussi la vaine formule populaire qui, depuis le commencement du quinzième siècle, indiquait le vœu prépondérant de la catholicité pour l'universelle régénération de l'église, ne constituait-elle, au fond, qu'une manifestation involontaire de l'ascendant spontané que l'esprit critique acquerrait alors partout, d'après le progrès continu du mouvement général de décomposition. Déjà nécessairement entraîné vers son entière dissolution, le système catholique ne pouvait plus, à cette époque, comporter d'autre transformation réelle que cette organisation, ici suffisamment caractérisée, de son active résistance permanente à l'évolution ultérieure de l'élite de l'humanité. C'est ainsi que le catholicisme, désormais réduit, en Europe, à ne plus former qu'un véritable parti, a été partout conduit à perdre, non-seulement la faculté, mais même la simple volonté, de remplir convenablement son antique destination sociale. Absorbé dès-lors par l'intérêt, de plus en plus exclusif, de sa seule conservation, il s'est vu souvent entraîné, dans son intime solidarité avec la royauté, à inspirer ou à sanctionner les mesures les plus contraires à son esprit caractéristique; comme ne le témoigne que trop, par exemple, l'histoire complète du plus exécrable attentat politique qui peut-être ait jamais été consommé. Par ces déplorables recours à la compression matérielle, devenus néanmoins inévitables depuis l'entière subordination de l'influence catholique au pouvoir royal, le système de résistance ne faisait que constater de plus en plus son impuissance intellectuelle et morale, et accélérait indirectement la décadence qu'il tentait d'arrêter. En un mot, l'ensemble de la scène politique a pris, dès cette époque, le caractère essentiel qui s'est prolongé jusqu'à nos jours; depuis Philippe II jusqu'à Bonaparte, c'est toujours, sauf la diversité naturelle des circonstances et des moyens, la même lutte fondamentale entre l'instinct rétrograde de l'ancienne organisation, et l'esprit de progression négative propre aux nouvelles forces sociales: il n'y a d'autre différence essentielle, sinon qu'une telle situation était alors pleinement inévitable, tandis qu'elle ne conserve vicieusement aujourd'hui la même physionomie que d'après la seule absence d'une philosophie vraiment appropriée à la phase actuelle de l'évolution générale, comme l'établira spontanément la suite de notre élaboration historique.
Sans doute, cette tendance rétrograde de plus en plus prononcée n'a pas empêché la hiérarchie catholique de renfermer, depuis le XVIe siècle, beaucoup d'hommes éminens, soit intellectuellement, soit moralement, quoique le nombre en ait dû décroître avec rapidité, par suite des répugnances instinctives ainsi fréquemment excitées parmi les êtres supérieurs. Mais la dégénération sociale du catholicisme se marque toujours involontairement chez les personnages même qui l'ont le plus justement illustré pendant cette période finale. Dans l'ordre mental surtout, on ne peut certes que profondément admirer en Bossuet l'un des plus sublimes penseurs qui aient honoré notre espèce, et peut-être la plus puissante intelligence des temps modernes après Descartes et Leibnitz. Néanmoins, l'ensemble de sa propre vie me semble éminemment propre, à tous égards, à constater, de la manière la plus expressive, l'irrévocable désorganisation de la constitution catholique; soit par la déplorable situation logique d'un tel esprit, que les exigences contemporaines condamnent, malgré l'intime répugnance de son instinct pontifical, à défendre dogmatiquement les inconséquences gallicanes, et à justifier directement la moderne subordination de l'église à la royauté; soit aussi par cette existence politiquement subalterne, qui réduit à la vaine condition de panégyriste officiel des principaux agens de Louis XIV celui qui, aux temps de Grégoire VII ou d'Innocent III, eût été unanimement regardé comme leur digne successeur dans l'énergique antagonisme de l'autel envers le trône. On ne peut donc justement envisager le beau génie philosophique de Bossuet comme un véritable produit du catholicisme, dont la déchéance politique fut, au contraire, essentiellement défavorable à son libre essor, qui eût été sans doute, plus complet pour l'humanité et plus satisfaisant pour un tel esprit si sa position sociale avait pu être celle d'un penseur indépendant, à la manière de Descartes ou de Leibnitz: tandis que, au moyen-âge, le système catholique avait, au contraire, puissamment concouru au développement normal des hautes intelligences qui l'illustrèrent alors, en leur fournissant à la fois un champ et une situation convenables. L'ordre moral comporte aussi, quoiqu'à un degré naturellement moindre, une appréciation essentiellement analogue, applicable même aux plus nobles types dont l'église puisse honorer son déclin universel pendant les trois derniers siècles. Quelque juste vénération, par exemple, que doive sans cesse inspirer le touchant souvenir des sublimes vertus de saint Charles Borromée et de saint Vincent de Paule, leur infatigable charité, aussi éclairée qu'ardente, n'avait, au fond, aucun caractère, soit ascétique, soit politique, qui dût la rattacher exclusivement au catholicisme, comme dans les âges antérieurs: sauf le mode de manifestation, de telles natures pouvaient désormais recevoir un développement équivalent parmi les autres sectes religieuses, ou même en dehors de toute croyance théologique.
Au reste, il ne faudrait pas croire que l'esprit général de résistance plus ou moins active à l'émancipation intellectuelle, et le caractère correspondant d'hypocrisie plus ou moins systématique chez les classes dirigeantes, aient dû être, depuis le XVIe siècle, particuliers au catholicisme: le protestantisme les a nécessairement présentés aussi, d'une manière non moins réelle au fond, quoique sous d'autres apparences, partout où il a obtenu la prépondérance politique; car, sa propriété progressive ne pouvait lui appartenir essentiellement qu'autant qu'il resterait à l'état d'opposition, seul pleinement convenable à sa nature; passé à l'état de gouvernement, il a dû bientôt devenir radicalement hostile au développement ultérieur de la raison humaine. Cet instinct rétrograde du catholicisme moderne, évidemment contraire à sa propre constitution, n'y ayant pris l'ascendant que par une suite inévitable de la désorganisation de l'ancien pouvoir spirituel et de son assujétissement graduel au pouvoir temporel, comment le protestantisme, qui érigeait directement cette irrationnelle sujétion en une sorte de principe fondamental, aurait-il pu éviter de telles conséquences de son triomphe légal? L'orthodoxie anglicane, par exemple, néanmoins si rigoureusement exigée, chez le vulgaire, pour les besoins politiques du système correspondant, pouvait-elle, en réalité, donner lieu habituellement à des convictions très profondes et à un respect fort sincère chez ces mêmes lords dont les décisions parlementaires en avaient tant de fois altéré arbitrairement les divers articles, et qui devaient officiellement concevoir le réglement même de leurs propres croyances comme une des attributions essentielles de leur caste? Quant à la compression matérielle envers tout essor ultérieur de l'esprit d'émancipation, elle ne fut, pour le catholicisme, qu'une suite inévitable de sa désorganisation moderne: tandis que, pour le protestantisme, elle était, au contraire, nécessairement inhérente à sa nature générale, d'après l'intime confusion qu'il consacrait entre les deux disciplines; et elle devait s'y manifester aussitôt que sa prépondérance effective serait suffisamment réalisée, comme une longue expérience ne l'a que trop prouvé partout. Ce double effet ne s'est pas seulement développé dans la phase primitive du protestantisme, considérée par rapport à toutes les formes postérieures, par l'esprit despotique du luthéranisme, soit anglican, soit germanique: il a pareillement caractérisé les sectes où la désorganisation spirituelle était plus avancée[29], quand le pouvoir a passé, même momentanément, entre leurs mains, ainsi que le témoignent tant de déplorables exemples, très propres à faire justement apprécier le prétendu esprit de tolérance des doctrines qui subordonnent l'ordre spirituel à l'ordre temporel.
Note 29: Sans anticiper mal à propos sur la seconde période du mouvement critique, je crois utile de noter ici, à ce sujet, que le déiste Rousseau a lui-même été conduit à proposer directement, dans son ouvrage le plus dogmatique, l'extermination juridique de tous les athées, comme l'une des conditions essentielles de l'ordre politique qu'il avait conçu: ses disciples n'ont quelquefois que trop témoigné leur disposition spontanée à pratiquer une telle maxime, toujours par suite du dogme de l'asservissement général du pouvoir spirituel au pouvoir temporel, principale source historique, à mes yeux, de la plupart des aberrations ultérieures, et qui, sous ce rapport, pousse spontanément à remplacer la persuasion par la violence.
Relativement à ce système de résistance qui distingue le catholicisme moderne, il faut surtout remarquer enfin que, loin d'avoir été, comme on le suppose aujourd'hui, exclusivement nuisible à l'évolution sociale correspondante, il a constitué, au contraire, l'un des deux élémens essentiels de l'antagonisme général qui devait présider à la progression politique pendant tout le cours des trois derniers siècles. Je ne parle pas seulement de son office continu pour l'indispensable maintien de l'ordre public, qui, alors comme aujourd'hui, devait essentiellement appartenir à la force de résistance des anciens pouvoirs, malgré son caractère plus ou moins rétrograde, tant que les tendances progressives ne pouvaient elles-mêmes avoir qu'un caractère éminemment négatif: cette importante explication se trouve déjà suffisamment opérée dans le premier chapitre du volume précédent, auquel je puis ici renvoyer le lecteur, en l'invitant à rapporter à ce passé, par des motifs pleinement semblables, ce qui n'y est appliqué qu'au présent, puisque, sous cet aspect, la situation sociale a radicalement conservé jusqu'ici la nouvelle nature qu'elle dut manifester au XVIe siècle. Par une considération plus spécialement propre à la première phase de la doctrine critique, je voudrais y faire sentir aux esprits vraiment philosophiques les avantages essentiels, à la fois intellectuels et politiques, que l'évolution finale de l'humanité a retiré de cette active opposition du catholicisme à la propagation spontanée du mouvement protestant. Dans l'ordre purement mental, il est d'abord évident que ce premier essor incomplet de l'esprit d'examen, en vertu des demi-satisfactions qu'il procure à la raison humaine, doit tendre à retarder ensuite son entière émancipation, surtout chez le vulgaire, en flattant directement l'inertie naturelle de notre orgueilleuse intelligence. Il en est à peu près de même sous le rapport politique, où l'on voit le protestantisme apporter à l'ancienne organisation des modifications qui, malgré leur insuffisance radicale, doivent long-temps maintenir une funeste illusion sur la tendance nécessaire des sociétés modernes vers une vraie régénération fondamentale. Aussi les nations protestantes, après avoir, à divers titres, devancé alors, dans leur progrès social, les peuples restés catholiques, sont-elles ensuite, malgré les apparences contraires, essentiellement demeurées en arrière pour le développement final du mouvement révolutionnaire, comme nous le reconnaîtrons ci-dessous. Si ce premier triomphe du protestantisme était devenu universel, ce qui était heureusement impossible, il n'est pas douteux, ce me semble, qu'il eût encore empêché jusqu'ici l'extension totale du grand phénomène de décomposition que nous étudions: par suite, la situation sociale, sans être réellement moins orageuse qu'elle ne l'est de nos jours, se trouverait certainement beaucoup plus éloignée, à tous égards, de sa véritable issue générale, qui, dans une telle hypothèse, semblerait dépendre de la conservation indéfinie de l'ancien organisme à l'état de demi-putréfaction consacré par la politique protestante. La résistance nécessaire du catholicisme a donc involontairement exercé, en général, une réaction très salutaire sur l'état définitif, soit intellectuel, soit politique, de l'ensemble du mouvement révolutionnaire, en retardant spontanément son inévitable essor jusqu'à ce qu'il pût devenir, à l'un et à l'autre titre, suffisamment décisif. En comparant, sous cet aspect, les divers cas principaux, il est aisé de sentir que le plus favorable dut être réellement celui de la France, où le levain protestant avait d'abord assez pénétré pour exciter immédiatement à l'émancipation spirituelle, sans pouvoir néanmoins y obtenir un ascendant légal qui en eût gravement entravé et altéré l'entier développement ultérieur: quand la rétrogradation catholique y fut ensuite poussée jusqu'à l'expulsion violente des protestans, une telle mesure dut avoir, à divers égards partiels, de déplorables conséquences politiques, surtout quant au progrès industriel; mais elle n'y pouvait offrir aucun danger essentiel pour la principale évolution sociale, qui, au point qu'elle y avait alors atteint, en fut bien plus accélérée que ralentie.
Après avoir ainsi convenablement apprécié la première phase générale de la doctrine critique dans sa destination la plus directe et la plus importante, en ce qui concerne la dissolution politique de l'ancienne constitution spirituelle, il est aisé de caractériser sommairement son influence nécessaire sur la désorganisation temporelle qui continuait alors à s'accomplir, en résultat continu de la décomposition spontanée que nous avons reconnue propre aux deux siècles précédens. Déjà nous venons de démontrer implicitement, à ce sujet, la tendance générale de cette époque à compléter systématiquement une telle opération préalable, par la concentration régulière de tous les anciens pouvoirs sociaux autour de l'élément temporel prépondérant, soit que, comme en France et presque partout, ce dût être la puissance royale, ou que ce fût, au contraire, la force aristocratique, par une anomalie particulière à l'Angleterre et à quelques autres pays, ainsi que je l'ai expliqué. Dans les deux cas, l'unique élément demeuré actif s'est dès-lors trouvé naturellement investi d'une sorte de dictature permanente extrêmement remarquable, dont l'établissement, retardé par les troubles religieux, n'a pu toutefois être pleinement caractérisé, de part et d'autre, que pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, et qui, malgré sa constitution exceptionnelle, a dû se prolonger essentiellement jusqu'à nos jours, en même temps que la situation sociale correspondante, afin de diriger le système politique durant tout le reste de la grande transition critique, vu la profonde incapacité organique, évidemment propre, d'après nos démonstrations antérieures, aux agens spéciaux de cette transition. On ne peut douter que cette longue dictature, royale ou nobiliaire, ne fût à la fois la suite inévitable et l'indispensable correctif de la désorganisation spirituelle, qui, sans cela, eût certainement poussé au démembrement universel des sociétés modernes: nous reconnaîtrons d'ailleurs, au chapitre suivant, son heureuse influence nécessaire pour hâter simultanément l'essor spontané des nouveaux élémens sociaux, et même pour seconder, à un certain degré, leur avénement politique.
En comparant convenablement[30] les deux modes opposés que nous venons d'y distinguer, on peut aisément établir, en général, malgré l'anglomanie chronique de nos publicistes vulgaires, la supériorité fondamentale du mode normal ou français sur le mode exceptionnel ou anglais, soit quant à la dissolution radicale de l'ancien système social, soit quant à la réorganisation totale qui doit lui succéder; sans toutefois méconnaître, à l'un ni à l'autre titre, les avantages réellement particuliers à chaque mode. Sous le premier aspect, seul convenable à ce chapitre, il est clair, en effet, comme je l'ai déjà fait pressentir, que l'ensemble du régime propre au moyen-âge a été finalement conduit à un état beaucoup plus voisin de son extinction totale en se résolvant ainsi, pour la France, en une dictature royale, qu'en aboutissant, pour l'Angleterre, à la dictature aristocratique: quoique cette double dégénération simultanée ait toujours, par l'une ou l'autre voie, irrévocablement rompu le grand équilibre féodal; outre que l'inévitable contact politique des deux populations devait tendre ensuite naturellement à y mettre de niveau ces deux opérations négatives, complémentaires l'une de l'autre pour la destruction directe du système entier. D'abord, l'élément royal étant évidemment plus indispensable à un tel système que l'élément nobiliaire, il en est résulté que la royauté a pu, en France, se passer bien davantage de la noblesse que celle-ci de l'autre, en Angleterre; en sorte que la puissance aristocratique a été nécessairement plus subalternisée en France que la puissance royale en Angleterre. On conçoit, en outre, que, malgré la commune prépondérance finale, ci-dessus expliquée, de l'esprit rétrograde ou du moins stationnaire dans les deux dictatures, la force de résistance de la royauté française, dès-lors politiquement isolée au milieu d'une population vivement poussée à l'émancipation mentale et sociale, a dû ainsi se trouver beaucoup moindre, contre l'évolution ultérieure de la civilisation moderne, que l'active opposition de l'aristocratie anglaise, intimement combinée, par une longue solidarité antérieure, avec l'ensemble de la population correspondante. En dernier lieu, le principe des castes, véritable base temporelle de l'ancienne constitution, a été, sans doute, bien autrement ruiné quand son application essentielle s'est enfin bornée, en France, à une seule famille exceptionnelle, quelque éminente que fût sa condition, qu'en restant consacré, en Angleterre, par un grand nombre de familles distinctes, dont le renouvellement continu devait incessamment tendre à le rajeunir, sans que les plus récemment agrégées dussent être certes les moins oppressives. Quelque orgueil que doive naturellement inspirer à l'oligarchie anglaise son antique attribution historique de faire ou défaire les rois, le rare exercice d'un tel privilége ne pouvait assurément altérer autant l'esprit général de l'organisation temporelle que l'audacieuse faculté permanente de créer à leur gré des nobles, dont nos rois se sont emparés non moins anciennement, et qui a dû devenir infiniment plus usuelle, au point même de rendre déjà la noblesse presque ridicule dès l'origine de la phase révolutionnaire que nous examinons. Pour compléter suffisamment une telle appréciation, il importe de noter ici, d'après l'évidente indication des faits, que, passée de l'état d'opposition à l'état de gouvernement, la métaphysique protestante ne s'est nulle part, et surtout en Angleterre, montrée aucunement contraire à l'esprit de caste, qu'elle a même tendu, par une opération rétrograde, à restaurer totalement, en y réintégrant, autant que possible, le caractère sacerdotal que la philosophie catholique lui avait radicalement soustrait. En nous bornant, à ce sujet, à signaler spécialement le cas le plus important et le plus caractéristique, on voit, par exemple, le génie catholique, dans une intention évidemment opposée au principe des castes, et en vue de certaines conditions de capacité, toujours repousser directement, surtout en France, l'avénement des femmes aux fonctions royales ou même féodales; tandis que le protestantisme officiel, en Angleterre, en Suède, etc., a pleinement consacré l'existence politique des reines et même des pairesses: cet étrange contraste devait d'ailleurs sembler d'autant plus décisif que la politique protestante avait partout solennellement investi déjà la royauté d'une véritable papauté nationale.
Note 30: Une irrationnelle appréciation du développement social comparatif de la France et de l'Angleterre a souvent conduit, de nos jours, à de vaines conceptions historiques, essentiellement contraires à l'ensemble de ce double passé depuis le moyen-âge. Il existe, à cet égard, entre ces deux peuples, des différences tellement radicales, que, en y étudiant successivement les états successifs de la royauté et de l'aristocratie, la saine méthode comparative doit alors tendre à saisir chez l'un, non l'analogue, mais l'inverse de ce qu'on observe chez l'autre, en y remplaçant l'élévation ou la décadence de chacun de ces deux élémens temporels par celle de son antagoniste. Moyennant ce contraste continu, on remarquera toujours une exacte correspondance entre les deux histoires, qui, par des voies équivalentes quoique opposées, marchent également, pendant tout le cours des cinq derniers siècles, vers l'entière désorganisation du système théologique et militaire. Ainsi conçu, un tel rapprochement historique peut devenir vraiment fécond en précieuses indications politiques; tandis qu'il n'a, au contraire, presque jamais servi jusqu'ici, du moins en France, qu'a obscurcir beaucoup la plupart des questions sociales, d'après une vicieuse interprétation des faits, tenant surtout à l'absence préalable de toute saine théorie fondamentale sur l'évolution générale de l'humanité.
L'établissement général, d'abord spontané, et enfin systématique, de la dictature temporelle que je viens de caractériser, a dû alors être longtemps entravé par une première influence politique du protestantisme, qui s'est fait également sentir, d'une manière inverse mais équivalente, aux deux modes essentiels que nous venons de comparer. Quoique, par l'ensemble de ses conséquences, le protestantisme ait, sans doute, finalement accéléré la désorganisation totale de l'ancien système social, on doit néanmoins reconnaître, dans les divers cas importans, que son action primitive a tendu spontanément à retarder beaucoup la décomposition temporelle, en procurant de nouvelles forces à celui des deux élémens principaux que la phase antérieure du mouvement révolutionnaire avait déjà destiné à succomber. Cet effet a été produit, de la manière la plus naturelle, pour l'Angleterre, et dans les autres cas analogues, d'après le caractère pontifical que la royauté venait ainsi d'y acquérir, et qui, sans pouvoir inspirer de bien sérieuses convictions, était cependant de nature à compenser d'abord, auprès des masses, le déclin préalable de cette puissance, qui dès-lors y parvint, pendant près d'un siècle, à une prépondérance exceptionnelle, source ultérieure des plus graves convulsions politiques, quand vint l'inévitable époque du retour spontané à la marche normale d'une telle société. Le protestantisme a déterminé simultanément sur le continent, et même en Écosse, mais surtout en France, un résultat équivalent quoique inverse, en y fournissant nécessairement à la noblesse de nouveaux moyens de résister à l'ascendant croissant de la royauté: et, pour s'adapter convenablement à cette apparente variété de destinations temporelles, il lui a suffi de prendre spécialement, en ce second cas, la forme presbytérienne ou calviniste, la mieux assortie à l'état d'opposition, au lieu de la forme épiscopale ou luthérienne, seule correspondante à l'état de gouvernement. De là, dans les deux cas, d'abord une violente compression ou une agitation convulsive, produite par celle des deux forces qui voulait ainsi réparer sa décadence antérieure, et ensuite des conséquences précisément réciproques quand l'élément antagoniste tend à recouvrer son ancienne prépondérance; la masse de la population continuant d'ailleurs à n'y intervenir encore, comme dans les luttes précédentes, qu'à titre de simple auxiliaire naturel, mais dont toutefois la coopération, de plus en plus indispensable, annonce déjà, bien que confusément, d'imminentes tendances personnelles. Telles sont, ce me semble, à la fois l'exacte appréciation et l'explication générale des mémorables perturbations sociales, à double phase nécessaire, respectivement propres, soit à la France, soit à l'Angleterre, et pareillement représentées en tout le reste de l'occident européen, depuis le milieu environ du XVIe siècle jusqu'à celui du XVIIe. Il serait, sans doute, superflu d'insister ici pour faire sentir au lecteur éclairé combien l'ensemble des faits historiques confirme réellement, même en France, cette importante indication spontanée de notre théorie sociologique. On s'explique aisément ainsi l'impopularité radicale qui, sauf quelques localités secondaires, a presque toujours caractérisé le calvinisme français, d'abord essentiellement accueilli par la noblesse comme un puissant moyen de recouvrer, envers la royauté, son antique indépendance féodale, et par suite profondément repoussé par le vieil instinct anti-aristocratique de la masse de la population; ainsi que le représente alors surtout l'admirable résistance spontanée du bon sens parisien aux séductions démocratiques de la doctrine presbytérienne.
Je ne crois pas inutile de signaler ici un appendice naturel et général, quoique accessoire et passager, de la phase temporelle que je viens d'apprécier, en y signalant une tentative politique directe, nécessairement infructueuse, de la part des organes spéciaux de la transition critique, à l'issue de cet antagonisme final, contre l'ascendant, désormais absolu en apparence, de l'élément temporel qui avait dû rester enfin prépondérant. On voit alors, en effet, les métaphysiciens et les légistes, qui avaient toujours si efficacement secondé un tel triomphe, s'efforcer, presqu'à la fois, en France et en Angleterre, de restreindre, au profit de leur classe, ce même pouvoir qu'ils venaient ainsi de consolider à jamais contre son antique rival, et dont ils redoutaient justement dès-lors la tendance inévitable à des envahissemens indéfinis, aussitôt que ce défaut même d'adversaires l'aurait conduit à dédaigner l'intervention ultérieure de ses anciens agens, que cette nouvelle situation devait d'ailleurs rendre plus exigeans. C'est par-là qu'il est facile d'expliquer les efforts simultanés des parlemens français contre l'autorité royale, dont ils veulent régler les choix ministériels, et des principaux chefs de la Chambre des Communes d'Angleterre pour lui subordonner la Chambre des Lords, soit avant, soit après la mort de Charles Ier. Quoique ces tentatives prématurées, faute d'assez profondes bases populaires, n'aient pu évidemment obtenir aucun succès durable, ni même troubler essentiellement l'avénement nécessaire de la dictature correspondante, si hautement amené par l'ensemble de la situation sociale, il était pourtant convenable de les caractériser ici rapidement, comme marquant avec précision l'indication initiale de la tendance spontanée des légistes et des métaphysiciens à diriger désormais par eux-mêmes le grand mouvement politique, où ils n'avaient jusque alors figuré qu'à titre de simples auxiliaires, quelque importante ou même indispensable qu'y eût été d'ailleurs leur intervention continue.
Enfin, pour compléter suffisamment l'exacte appréciation historique de la grande dictature temporelle que nous considérons, il ne me reste plus qu'à indiquer l'esprit général qu'elle a finalement développé partout après avoir ainsi pleinement consolidé son ascendant politique, sauf les diversités de mode, et même les inégalités de degré, commandées par les situations sociales correspondantes; cet esprit commun et définitif devant être dès-lors jugé le plus conforme à sa vraie nature fondamentale. Or, il est aisé de reconnaître, à ce sujet, que, dans les deux cas essentiels ci-dessus distingués, l'élément temporel demeuré alors prépondérant a toujours essentiellement tendu à relever l'existence sociale de son ancien antagoniste, qui, de son côté, acceptait enfin, sous des formes plus ou moins explicites, une éternelle subalternité politique. Rien n'était plus naturel, sans doute, qu'une telle conversion d'après la conformité fondamentale d'origine, de caste, et d'éducation qui existait spontanément entre la royauté et l'aristocratie, et qui devait nécessairement amener leur intime liaison, aussitôt que la rivalité d'ascendant aurait cessé d'en contenir l'influence permanente. Le pouvoir prépondérant avait déjà partout fait nettement pressentir cette tendance nouvelle par la manière dont il venait d'écarter ses anciens auxiliaires, dans la courte période accessoire que je viens de signaler, et qui constitue ainsi historiquement une sorte de transition normale entre les dernières luttes essentielles des deux élémens temporels et le paisible abaissement, volontaire de l'un envers l'autre, désormais devenu de plus en plus prononcé. Chacune des deux forces est dès-lors venue, par suite même de son triomphe politique, dévoiler spontanément, de la manière la plus décisive, le vrai motif principal de ses anciennes concessions démocratiques, presque toujours dues surtout aux seuls intérêt de sa propre ambition, bien plus qu'à aucune véritable inclination populaire, comme elle le confirmait dorénavant d'après l'emploi de son ascendant final au profit de son ancien adversaire contre son invariable allié. Telle a été, depuis sa prépondérance définitive, l'attitude générale de l'aristocratie anglaise envers la royauté, désormais placée sous sa tutelle de plus en plus affectueuse: telle a été réciproquement, à partir de Louis XIV, la prédilection croissante de la royauté française pour la noblesse enfin complétement asservie[31]; ce second cas ayant dû être, par sa nature, beaucoup plus prononcé que le premier, en vertu d'une plus profonde dépression antérieure et d'une moins dangereuse restauration actuelle, conformément à nos explications précédentes. Quoique, en principe, l'esprit de calcul dirige certainement encore moins la vie politique que la vie privée, de semblables conversions sont trop souvent attribuées à de profonds desseins, tandis qu'elles furent d'abord essentiellement dues, de part et d'autre, à l'involontaire entraînement des affinités naturelles, sauf l'influence ultérieure des réflexions relatives à l'utilité de cette nouvelle union comme moyen de résistance au mouvement révolutionnaire, qui dès-lors devait bientôt devenir pleinement systématique. On voit ainsi se reproduire, pour la seconde fois, et d'une manière beaucoup moins excusable sans doute, quoique presque également inévitable, la fatale illusion qui, lors de l'absorption du pouvoir spirituel par le pouvoir temporel, avait entraîné celui-ci à confondre une charge avec un soutien; plus la décomposition s'accomplissait, plus cette erreur capitale devait à la fois devenir dangereuse et grossière. Cette dernière transformation mérite ici d'autant plus d'attention qu'elle pose réellement le véritable terme naturel de la désorganisation spontanée propre à la phase précédente, et nécessairement prolongée dans celle-ci jusqu'à ce que, par le conflit universel des différens élémens essentiels du régime ancien, les divers débris de ce système fussent enfin condensés autour d'un élément unique, demeuré seul actif désormais, après avoir successivement absorbé ou subalternisé tous les autres; ce qui n'a été pleinement consommé qu'à l'époque considérée maintenant, et à partir de laquelle nous allons voir la décomposition, prenant un nouveau caractère, tendre directement et de plus en plus vers une révolution décisive, essentiellement impossible tant que le conflit dissolvant n'avait pas encore atteint son but définitif. Enfin, c'est ainsi que la dictature temporelle, royale ou aristocratique, pendant qu'elle se complétait à l'issue finale du dernier antagonisme, prenait aussi dès-lors un caractère essentiellement rétrograde, qui n'avait pu se développer nettement avant qu'elle eût achevé la défaite d'un élément plus directement hostile à l'essor final des sociétés modernes. C'est donc seulement alors qu'il faut regarder comme réellement accomplie, autant que possible, l'entière organisation universelle, sous des formes diverses, du système de résistance plus ou moins rétrograde, primitivement ébauché par Philippe II d'après l'inspiration continue des jésuites, et contre l'ensemble duquel allait maintenant se diriger immédiatement l'esprit révolutionnaire, bientôt parvenu à sa pleine maturité, surtout en France, où nous devrons, dès ce moment, concentrer la principale étude ultérieure du grand mouvement de décomposition.