Cours de philosophie positive. (5/6)
CINQUANTE-TROISIÈME LEÇON.
Appréciation générale du principal état théologique de l'humanité: âge du polythéisme. Développement graduel du régime théologique et militaire.
Des habitudes exclusives profondément enracinées tendent nécessairement, chez les esprits modernes, à procurer au monothéisme un ascendant presque irrésistible, qui doit s'y opposer éminemment à toute saine appréciation des divers autres modes généraux de l'état théologique. Mais les philosophes, assez dégagés, à cet égard, de toutes préoccupations personnelles pour comparer, avec une impartiale élévation, les différens âges religieux, pourront aujourd'hui reconnaître aisément, après une analyse approfondie, et malgré de spécieuses apparences, que le polythéisme a dû, par sa nature, constituer la principale forme du système théologique, considéré dans l'ensemble de sa durée. Quelle que soit, sous le rapport social, l'éminente destination réservée au monothéisme, comme je l'expliquerai soigneusement au chapitre suivant, la leçon actuelle rendra, j'espère, incontestable, même à ce titre, l'aptitude encore plus complète et plus spéciale du polythéisme à satisfaire spontanément aux besoins politiques de l'époque correspondante. Enfin, l'ensemble de ce double examen fera implicitement sentir que, malgré le caractère provisoire plus ou moins inhérent, selon notre théorie, à toute philosophie théologique, l'existence du polythéisme a dû être plus durable que celle d'aucune autre phase religieuse; tandis que le monothéisme, plus voisin d'une entière cessation de l'état théologique, devait surtout servir à diriger l'humanité civilisée pendant sa transition fondamentale du système ancien au système moderne.
Pour mieux éclaircir notre appréciation générale du polythéisme, il convient ici d'examiner d'abord abstraitement chacune de ses diverses propriétés essentielles, intellectuelles ou sociales, et de considérer ensuite les différentes formes nécessaires du régime correspondant; de manière à caractériser exactement l'indispensable participation de ce second âge religieux à la grande évolution humaine: en évitant d'ailleurs, autant que possible, toute discussion vraiment concrète, suivant les explications préalables indiquées au début du chapitre précédent. Avant tout, je crois devoir avertir que j'envisagerai toujours le polythéisme dans l'acception publique qui lui était communément attribuée, sans m'arrêter à aucune des nombreuses et incohérentes tentatives par lesquelles, chez les modernes surtout, une irrationnelle érudition s'est vainement efforcée, à l'aide d'une vague interprétation symbolique, dont les principes sont presque toujours radicalement arbitraires, de rattacher ces croyances à un prétendu monothéisme antérieur, ou même, ce qui serait encore plus étrange, à quelque système purement physique. Si jamais ces ténébreuses hypothèses pouvaient devenir moins contradictoires et mieux déterminées, elles ne mériteraient guère plus l'attention du vrai sociologiste; puisque toute religion, surtout à popularité très prononcée, doit évidemment s'apprécier, en dynamique sociale, suivant la manière dont elle était habituellement entendue par les masses, et non d'après le sens plus raffiné qu'ont pu y attacher secrètement quelques initiés: d'autant plus que ces mystérieuses explications n'ont jamais dû être, au fond, qu'une sorte d'anticipation générale des esprits les plus cultivés sur la phase religieuse immédiatement suivante. Cette puérile obstination à obscurcir, sous d'inintelligibles subtilités, le polythéisme, éminemment clair et expressif, que les admirables chants d'Homère, par exemple, nous décrivent avec tant de naïveté, ne provient, sans doute, essentiellement, dans la plupart des cas, que d'une impuissance philosophique à se représenter suffisamment un état mental trop éloigné, surtout en vertu des dispositions trop exclusives que doit inspirer la prépondérance totale du pur monothéisme. Aux yeux de tout vrai philosophe, si l'enfance de la raison humaine exige préalablement, de toute nécessité, le régime théologique, il n'y est certes pas moins naturel d'admettre d'abord un très grand nombre de dieux, pleinement distincts et indépendans les uns des autres, et dont les attributions spéciales correspondent à l'infinie variété des phénomènes; comme l'indique évidemment l'analyse attentive du développement spontané de l'individu, directement confirmée, pour l'espèce, par l'exploration judicieuse des divers sauvages contemporains, chez lesquels nos docteurs ne sauraient assurément transporter cette nébuleuse symbolisation.
Sous le point de vue purement intellectuel, nous avons reconnu, au chapitre précédent, que le fétichisme était nécessairement caractérisé par l'incorporation la plus intime et la plus étendue possible de l'esprit religieux au système total des pensées humaines: en sorte que sa transformation en polythéisme constitue réellement un premier décroissement général de l'influence mentale propre à la philosophie théologique. Mais, malgré la haute importance scientifique d'une telle appréciation pour confirmer notre théorie fondamentale de l'évolution humaine, et quand même cet âge primitif serait moins éloigné et moins inconnu, l'admirable essor spontanément imprimé par le polythéisme à l'imagination de l'homme, aussi bien que sa haute efficacité sociale, doivent finalement nous déterminer à regarder ce second âge comme le véritable temps du plus intense développement propre de l'esprit religieux, quoique son énergie élémentaire eût déjà subi ainsi, au fond, un certain commencement d'altération. Jamais, en effet, depuis cette époque, un tel esprit n'a pu retrouver à la fois un champ aussi vaste et un aussi libre exercice que sous ce pur régime d'une théologie directe et naïve, à peine modifiée encore par la métaphysique, et nullement contenue par les conceptions positives, dont les premiers rudimens, alors imperceptibles, si ce n'est à l'aide d'une scrupuleuse analyse, ne pouvaient se rapporter qu'à quelques observations incohérentes et empiriques sur les plus simples cas de chaque ordre de phénomènes naturels. Tous les évènemens quelconques, toujours étroitement rattachés à la destinée humaine, étant immédiatement attribués à l'intervention continue d'une foule d'agens surnaturels plus ou moins spéciaux, dont les volontés arbitraires n'étaient presque aucunement assujéties à des lois invariables, il est clair que les idées théologiques devaient ainsi exercer une domination mentale beaucoup plus variée, mieux déterminée, et moins contestée, que sous aucun régime ultérieur, comme nous le reconnaîtrons expressément au chapitre suivant. En comparant aujourd'hui, par la pensée, dans le cours journalier de la vie active, l'existence habituelle d'un polythéiste sincère à celle du plus dévot monothéiste, une saine appréciation générale fera aussitôt ressortir, contrairement aux préjugés ordinaires, la prépondérance plus intime et plus prononcée de l'esprit religieux chez le premier, dont l'intelligence demeure toujours assaillie, presqu'à chaque occasion, sous les formes les plus variées, d'une foule d'explications théologiques très détaillées; en sorte que ses actions même les plus communes constituent, pour ainsi dire, autant d'actes spontanés d'une adoration spéciale, sans cesse ranimée, autant que possible, par un renouvellement continu de forme et même de destination. Le monde imaginaire occupe alors certainement, eu égard au monde réel, beaucoup plus de place dans le système intellectuel de l'homme, que sous le régime monothéique: ainsi que le confirment clairement, par exemple, tant d'éloquentes plaintes des principaux docteurs chrétiens sur la difficulté radicale de maintenir le fidèle au vrai point de vue religieux; difficulté qui devait être certainement beaucoup moindre, et même presque nulle, sous l'empire, plus familier et moins abstrait, des croyances polythéiques. Comme le contraste général avec la doctrine de l'invariabilité des lois naturelles constitue nécessairement le meilleur critérium mental de toute philosophie théologique, il suffirait d'ailleurs d'indiquer ici, afin de dissiper à ce sujet toute incertitude, combien l'opposition du polythéisme est, sous ce rapport, plus profonde et plus intense que celle du monothéisme; ce que le chapitre suivant fera spontanément ressortir, en y considérant l'immense décroissement déterminé, avec tant d'évidence, dans les miracles et les oracles, par la prépondérance finale du monothéisme, même musulman. En se bornant, par exemple, au seul cas des visions ou apparitions, on voit que, d'après la théologie moderne, elles sont éminemment exceptionnelles, et réservées, de loin en loin, à quelques individus privilégiés, chez lesquels elles ont presque toujours une importante destination; tandis que, sous le paganisme, au contraire, tout personnage un peu qualifié avait eu, même pour de légers sujets, de fréquentes relations personnelles avec diverses divinités, auxquelles l'unissait souvent une parenté plus ou moins directe.
La seule objection vraiment spécieuse qui puisse être faite, à ma connaissance, contre un tel jugement comparatif, consisterait à regarder l'influence mentale du polythéisme comme inférieure à celle du monothéisme, d'après le moindre dévouement qu'il semble pouvoir inspirer. Mais cette objection qui, lors même qu'elle resterait sans réponse, ne saurait certainement altérer l'irrésistible évidence des considérations précédentes et de celles non moins décisives que la suite de notre opération suggérera naturellement au lecteur attentif, repose d'abord sur une confusion radicale entre la puissance intellectuelle des croyances religieuses et leur puissance sociale, et ensuite sur une vicieuse appréciation de celle-ci, faute d'avoir suffisamment écarté du point de vue ancien les habitudes modernes. En vertu même de l'incorporation plus intime du polythéisme au système entier de l'existence humaine, on doit éprouver plus de difficulté à déterminer avec précision sa participation propre à chaque action sociale; tandis que, sous le monothéisme, cette coopération, quoique, au fond, beaucoup moindre, doit cependant sembler mieux tranchée, d'après la division plus nette qui s'établit alors entre la vie active et la vie spéculative, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Il serait d'ailleurs peu rationnel de chercher dans le polythéisme le genre spécial de prosélytisme, et par suite de fanatisme, qui doit naturellement appartenir surtout au monothéisme, dont l'esprit, nécessairement bien plus exclusif, inspire, envers toute autre croyance, cette profonde répugnance que ne sauraient éprouver au même degré ceux qui, admettant déjà un très grand nombre de dieux, doivent être peu éloignés d'y en adjoindre de nouveaux, aussitôt que la conciliation devient possible. On ne peut sainement apprécier l'efficacité morale et sociale du polythéisme qu'en la comparant au principal office qui lui était destiné dans l'ensemble de l'évolution humaine, et qui devait essentiellement différer de celui du monothéisme: or, de ce point de vue, nous reconnaîtrons bientôt que l'influence politique de l'un n'a certes été ni moins étendue ni moins indispensable que celle de l'autre; en sorte que cette considération ne saurait aucunement affaiblir l'irrécusable concours de preuves variées qui représente le polythéisme comme le plus grand développement possible de l'esprit religieux, dont le monothéisme a réellement commencé la décadence directe et croissante.
Afin de mieux apprécier la vraie participation générale du polythéisme à l'évolution fondamentale de l'intelligence humaine, il faut l'examiner séparément, d'abord sous le point de vue scientifique, ensuite sous le point de vue poétique ou artistique, et enfin sous le point de vue industriel.
Sous le premier aspect, on doit aujourd'hui être d'abord frappé surtout des obstacles essentiels qu'une telle philosophie théologique devait, par sa nature, directement opposer à l'essor de tout véritable esprit scientifique, alors obligé de lutter, presqu'à chaque pas, contre des explications religieuses très détaillées de la plupart des phénomènes, tendant spontanément à repousser comme impie toute idée d'invariabilité des lois physiques. Les graves inconvéniens du polythéisme sont, à cet égard, assez évidens et assez connus pour n'exiger ici aucun examen formel, auquel suppléerait d'ailleurs, dans la leçon suivante, l'appréciation générale de l'influence contraire si heureusement inhérente au monothéisme. Mais, quelle que soit, sous ce rapport, l'admirable supériorité du monothéisme, et quoique la principale éducation scientifique de l'humanité ait dû s'accomplir sous sa tutelle, il faut bien cependant, puisque cette éducation a évidemment commencé sous l'empire du polythéisme, qu'il ne lui ait pas été absolument antipathique, et qu'il ait même primitivement tendu, à divers titres, à la seconder directement, suivant un certain mode nécessaire, que je dois maintenant caractériser sommairement.
D'abord, les philosophes ont presque toujours apprécié beaucoup trop faiblement l'importance capitale du pas vraiment décisif franchi par l'intelligence humaine, quand elle s'est enfin élevée du fétichisme au polythéisme proprement dit. Quelque simple que doive nous paraître aujourd'hui ce premier progrès, il était peut-être plus fondamental qu'aucun autre perfectionnement ultérieur; car cette grande création des dieux constitue certainement, par sa nature, le premier essor général de l'activité purement spéculative propre à notre intelligence, qui jusque-là n'avait fait essentiellement que suivre sans effort, à la manière des animaux, une tendance spontanée à animer directement tous les corps extérieurs, proportionnellement à l'intensité effective de leurs phénomènes[7]. Mais, outre que notre vie intellectuelle a ainsi commencé immédiatement à prendre un caractère distinct, par le seul exercice provisoire qui pût alors exister, cette grande révolution théologique a constitué, sous un autre aspect, pour l'état mental définitif, une première et indispensable préparation, sans laquelle la conception ultérieure des lois naturelles invariables fût demeurée indéfiniment impossible. A la vérité, le polythéisme, quoique représentant désormais la matière comme essentiellement inerte, subordonnait tous les phénomènes à une multitude de volontés éminemment arbitraires, incompatibles avec toute grande idée de règles constantes. Néanmoins, par cela même que chaque corps n'était plus directement divinisé, les détails secondaires des phénomènes commençaient à devenir accessibles au premier essor élémentaire de l'esprit scientifique, puisqu'on pouvait les contempler, à un certain degré, sans rappeler immédiatement la notion théologique correspondante, dès lors relative à un être distinct du corps et résidant presque toujours au loin; tandis que, sous le fétichisme, cette indispensable séparation était nécessairement impossible, d'après les explications contenues au chapitre précédent. D'ailleurs, le polythéisme, pleinement développé, introduit spontanément, sous le nom de destin ou de fatalité, une conception générale éminemment propre à fournir un point d'appui primordial au principe fondamental de l'invariabilité des lois naturelles. Quoique les divers phénomènes doivent, sans doute, paraître, dans l'enfance de la raison humaine, infiniment plus irréguliers que notre régime mental ne nous permet aujourd'hui de le supposer, il est clair cependant que le polythéisme, par la multiplicité et l'incohérence de ses indisciplinables divinités, avait, à cet égard, nécessairement dépassé le but, au point de devenir directement contraire à ce degré de régularité qu'a dû bientôt manifester l'examen attentif du monde extérieur. Afin de tout concilier, sans dénaturer une telle philosophie, il a donc fallu ajouter au système un indispensable complément général, en créant un dieu particulier pour l'immuabilité, dont tous les autres dieux, malgré leur indépendance propre, devaient, à certains égards, reconnaître la prépondérance. C'est ainsi que la notion du destin constitue le correctif nécessaire du polythéisme, dont elle est, par sa nature, inséparable; sans parler encore de l'office capital qu'elle a dû remplir, comme on le verra plus loin, dans la transition finale du polythéisme au monothéisme. Par-là, le polythéisme avait donc spécialement ménagé un premier accès au principe ultérieur de l'invariabilité des lois naturelles, en subordonnant à quelques règles constantes, quoique profondément obscures, les nombreuses volontés qu'il introduisait habituellement. Il a même consacré, à certains égards, cette régularité naissante, envers le monde moral, qui lui servait, comme à toute autre théologie, de point de départ universel pour l'explication du monde physique: car, au milieu des caprices les plus désordonnés, il importe de noter que chaque divinité conserve toujours, au fond, son caractère propre, jusque dans les plus libres élans de la poésie antique, qui, sans cela, ne pourrait évidemment nous inspirer aucun intérêt soutenu.
Note 7: Sous ce point de vue, on doit reconnaître la profonde justesse de l'ancienne maxime vulgaire qui représentait la croyance aux dieux comme l'apanage exclusif de l'entendement humain: puisque, en effet, les animaux supérieurs parviennent bien à un certain fétichisme, plus ou moins analogue au nôtre, quoique plus grossier et moins étendu; tandis que les plus intelligens ne paraissent jamais susceptibles de s'élever, du moins spontanément, jusqu'à la moindre ébauche du polythéisme proprement dit, qui exigerait de leur part une activité d'imagination supérieure à leur vraie portée mentale.
Pendant que le polythéisme, après avoir éveillé l'activité spéculative, permettait ainsi à l'esprit scientifique un faible essor rudimentaire, il tendait éminemment, d'une autre part, à exciter directement les méditations philosophiques, en établissant, entre toutes nos idées quelconques, une première liaison fondamentale, qui, malgré sa nature essentiellement chimérique, n'en était pas moins alors infiniment précieuse. Jamais, depuis cette époque, les conceptions humaines n'ont pu retrouver, à un degré aucunement comparable, ce grand caractère d'unité de méthode et d'homogénéité de doctrine, qui constitue l'état pleinement normal de notre intelligence, et qu'elle avait alors spontanément acquis sous la domination franche et uniforme du système théologique. C'est seulement à la prépondérance, plus pure encore et plus universelle, de la philosophie positive, qu'il appartiendra, dans un inévitable et prochain avenir, de réaliser, d'une manière beaucoup plus parfaite et surtout plus durable, cette propriété fondamentale. Le monothéisme lui-même, quoique résultant d'une systématisation plus avancée, n'a pu satisfaire autant que le polythéisme à une telle condition, parce que, dans l'état mental correspondant, une partie des spéculations humaines avait déjà commencé à échapper irrévocablement à la philosophie théologique proprement dite, de manière à en altérer sensiblement la nature primitive, comme on le verra au chapitre suivant. Il est donc aisé de concevoir pourquoi l'esprit d'ensemble, aujourd'hui si rare, devait, au contraire, se rencontrer fréquemment en un temps où, non-seulement la faible étendue des diverses notions permettait à chacun de les embrasser toutes, mais où surtout leur commune subordination à une même philosophie théologique les rendait toujours immédiatement comparables entre elles. Quoique ces rapprochemens dussent alors être le plus souvent chimériques, cependant leur usage spontané et continu devait certainement constituer, à la longue, un état plus normal que l'anarchie philosophique qui caractérise la situation transitoire des modernes, et que tant d'esprits faux ou étroits s'efforcent maintenant d'éterniser. Aussi ne suis-je point surpris que d'éminens penseurs, appartenant surtout à l'école catholique, aient, de nos jours, expressément déploré, comme une sorte de dégradation fondamentale de notre intelligence, l'irrévocable décadence de cette philosophie antique, qui, se plaçant directement à la source de tout, ne laissait rien sans liaison et sans explication quelconques, par l'uniforme application de ses conceptions théologiques. Tous ceux qui, dans ce siècle, ont profondément senti la nécessité sociale de l'esprit d'ensemble, mais sans apprécier les vraies conditions essentielles qui lui sont désormais imposées, ont pu être conduits à une telle aberration, dont l'illustre de Maistre a offert un exemple si mémorable, surtout par son parallèle général, admirable à beaucoup d'égards, entre le principal caractère de la science antique et celui de la science moderne. Sans se laisser entraîner à ces regrets stériles, et même irrationnels, où l'on méconnaît directement la destination purement provisoire de la philosophie théologique, il est certainement impossible de ne point admirer son aptitude spéciale, non-seulement à déterminer, comme je l'ai tant prouvé, le premier essor fondamental de notre intelligence, mais encore à favoriser long-temps son développement graduel, en fournissant spontanément à son activité continue un aliment et une direction également indispensables, jusqu'à ce que le progrès des connaissances réelles ait pu enfin permettre un meilleur régime mental. En considérant même la détermination de l'avenir comme le but final de toutes les spéculations philosophiques quelconques, on doit reconnaître, en général, que la divination théologique a véritablement ouvert la voie à notre prévision scientifique, malgré l'inévitable antagonisme qui a dû ultérieurement s'établir entre elles, et qui a surtout manifesté l'irrécusable supériorité propre à la philosophie positive, sous la seule condition, encore inaccomplie, d'une généralisation suffisante.
Sous un rapport plus spécial et plus direct, on peut enfin reconnaître que cette philosophie religieuse, surtout à l'état de polythéisme, quoique toute de fiction et d'inspiration, tendait immédiatement à exciter un certain développement élémentaire de l'esprit d'observation et d'induction. Malgré qu'elle ne dût lui assigner qu'un office purement subalterne, toujours subordonné aux besoins et aux indications théologiques, elle lui offrait cependant un champ très vaste et un but fort attrayant, qui n'auraient pu alors autrement exister, en liant profondément tous les phénomènes quelconques à la destinée de l'homme, principal objet du gouvernement divin. Les superstitions même qui nous paraissent aujourd'hui les plus absurdes, telles que la divination par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes, etc., ont eu primitivement, outre leur haute importance politique, un caractère philosophique vraiment progressif, comme entretenant habituellement une énergique stimulation à observer avec constance des phénomènes dont l'exploration ne pouvait, à cette époque, inspirer directement aucun intérêt soutenu. A quelque chimérique emploi que l'on destinât ainsi les observations de tous genres, elles ne s'en trouvaient pas moins recueillies d'avance pour un meilleur usage ultérieur, et n'auraient pu, sans doute, alors être autrement obtenues. Il est, par exemple, incontestable, suivant la juste remarque de Kepler, que les chimères astrologiques ont long-temps servi à maintenir le goût habituel des observations astronomiques, après l'avoir primitivement inspiré. C'est ainsi pareillement que l'anatomie doit, ce me semble, avoir nécessairement puisé ses premiers matériaux dans les explorations spontanément résultées de l'art des aruspices, sur la détermination de l'avenir par l'examen attentif du foie, du cœur, du poumon, etc., des animaux sacrifiés. Il existe, même aujourd'hui, des phénomènes qui, n'ayant pu être soumis jusqu'ici à aucune théorie vraiment scientifique, laissent en quelque sorte regretter encore que cette institution primordiale des observations, malgré ses immenses dangers, ait été détruite avant de pouvoir être convenablement remplacée, et sans garantir seulement la conservation des renseignemens déjà obtenus. Tels sont surtout, pour la physique concrète, la plupart des phénomènes météorologiques, et principalement ceux de la foudre, qui, dans l'antiquité, étaient le sujet spécial d'une exploration scrupuleuse et continue, relativement à l'art des augures. Quiconque saura s'affranchir aussi bien des préjugés modernes que des anciens, déplorera sans doute la perte totale des nombreuses observations que les augures étrusques, par exemple, avaient dû recueillir à ce sujet pendant une longue suite de siècles, et que la saine philosophie pourrait utiliser aujourd'hui, d'une manière même plus fructueuse, j'ose l'avancer, que nos puériles compilations météorologiques, dépourvues de toute direction rationnelle. On a beau maintenant vanter outre mesure l'absence totale de prédispositions et d'intentions quelconques; il n'y a certainement d'efficacité durable, pour les progrès de nos vraies connaissances, que dans les observations instituées avec un but déterminé, dût-il être essentiellement chimérique, à défaut d'une sage impulsion théorique. Aucun autre exemple ne pourrait mieux manifester cette invariable nécessité mentale, que celui de l'exploration vague et insignifiante de nos prétendus météorologistes, qui, malgré le vain étalage d'une exactitude minutieuse, dressent habituellement des tableaux assez infidèles pour ne pas même rappeler à chaque spectateur le véritable caractère atmosphérique de la journée précédente: il serait difficile, sans doute, que les registres des augures[8] eussent été plus mal tenus. En étendant à tous les cas possibles la même appréciation, chacun pourra mettre en pleine évidence, envers tous les phénomènes quelconques, l'indispensable office du polythéisme quant au premier essor de l'esprit d'observation; sans excepter même les phénomènes intellectuels et moraux, dont l'enchaînement fondamental avait dû être alors, pour l'interprétation des songes, le sujet inévitable d'observations très délicates, journellement poursuivies avec une scrupuleuse persévérance, qui ne pourra se retrouver plus convenablement que sous l'influence ultérieure d'un développement plus avancé de la philosophie positive.
Note 8: La manière même dont ces antiques observations ont été irrévocablement perdues est éminemment propre à confirmer l'indispensable nécessité de diriger toute exploration réelle d'après une théorie quelconque, théologique ou positive, afin d'assurer, outre son efficacité primitive, la conservation de ses résultats. Car, l'histoire ne nous indique aucune cause spéciale de destruction pour les recueils d'observations augurales, qui ne sauraient d'ailleurs avoir si complétement disparu par de simples accidents, ni par suite des luttes religieuses. Il est clair ici que l'influence la plus destructive a surtout consisté dans la profonde indifférence de l'esprit humain pour un tel ordre d'observations, d'après le changement général des croyances théologiques, et avant que le développement de la science réelle ait pu suffisamment inspirer à leur égard une autre sorte d'intérêt spéculatif.
Telles sont, en principe, les éminentes propriétés intellectuelles du polythéisme sous le seul point de vue scientifique, qui devait néanmoins lui être plus défavorable qu'aucun autre. Quoique son influence ait été nécessairement beaucoup plus intime et plus décisive envers les beaux-arts, elle doit être ici bien plus aisément appréciable, comme plus évidente et moins contestée, notre examen devant surtout consister à en caractériser nettement la vraie source générale, bien plus que les résultats effectifs.
Il importe d'abord de rectifier, à ce sujet, une irrationnelle exagération, encore trop commune, qui attribue aux beaux-arts un office tellement fondamental dans la société antique, que son économie générale n'aurait pas eu réellement d'autre base intellectuelle. C'est abusivement confondre la philosophie et la poésie, qui, en tout temps, ont dû être profondément distinctes, avant même d'avoir pu recevoir leurs dénominations propres, et sans excepter l'époque, d'ailleurs bien moins prolongée qu'on n'a coutume de le supposer, où elles étaient également cultivées par les mêmes esprits; à moins toutefois qu'on ne prît sérieusement pour de la poésie l'artifice mnémonique d'après lequel on versifie les formules religieuses, morales, scientifiques, etc., afin d'en faciliter la transmission permanente. Dans tous les degrés de la vie sauvage, il est aisé de reconnaître que la puissance sociale de la poésie et des autres beaux-arts, quelque considérable qu'elle puisse être, demeure toujours nécessairement secondaire envers l'influence théologique, qu'elle peut utilement aider, et dont elle doit être hautement protégée, mais sans jamais pouvoir la dominer. Le grand Homère, quoi qu'on en ait dit, n'était certainement point un philosophe ou un sage, encore moins un pontife ou un législateur: seulement sa haute intelligence s'était profondément imbue de tout ce que la pensée humaine avait produit jusque alors de plus avancé en tous genres, comme l'ont toujours fait ensuite tous les génies poétiques ou artistiques, dont il demeurera sans cesse le type le plus éminent[9]. Platon, qui, sans doute, a dû comprendre le véritable esprit de l'antiquité, n'aurait certainement point exclu de sa célèbre utopie le plus général des beaux-arts, si une telle influence était réellement aussi fondamentale qu'on le suppose dans l'économie des sociétés anciennes. Aux temps du polythéisme, comme à tout autre âge de l'humanité, l'essor et l'action des divers beaux-arts ont toujours reposé, de toute nécessité, sur une philosophie préexistante et unanimement admise, qui seulement, à cette première époque, devait leur être plus spécialement favorable, ainsi que je vais l'expliquer. Quoique, par une réaction inévitable, l'influence poétique ait dû alors contribuer beaucoup à étendre et à consolider l'empire théologique, elle n'a pu certainement l'établir. Soit pour l'individu, soit pour l'espèce, jamais les facultés d'expression n'ont pu dominer directement les facultés de conception, auxquelles leur nature propre les subordonne toujours nécessairement, quel qu'ait pu être le développement respectif des unes et des autres. Toute inversion réelle de cette relation élémentaire tendrait directement à la désorganisation fondamentale de l'économie humaine, individuelle ou sociale, en abandonnant la conduite générale de notre vie à ce qui ne peut que l'embellir et l'adoucir: d'où résulterait une sorte d'aliénation chronique. Or, quoique la philosophie directrice dût avoir alors un tout autre caractère qu'aujourd'hui, l'état moral de l'humanité, aussi pleinement normal que de nos jours, n'en était pas moins soumis aux mêmes lois essentielles. Au fond, ce qui était alors accessoire a dû réellement demeurer tel, aussi bien que ce qui était principal, les formes seules ayant changé, d'après le degré de développement. Combien d'éminens personnages l'antiquité ne nous offre-t-elle point presque insensibles aux charmes de la poésie et des autres beaux-arts, sans cesser néanmoins de représenter avec énergie l'état social correspondant, ce qui eût été évidemment impossible dans l'hypothèse exagérée que nous examinons! Pareillement, en sens inverse, les peuples modernes sont aujourd'hui bien loin de se rapprocher du vrai caractère antique, quoique le goût de la poésie, de la musique, de la peinture, etc., s'y purifie et s'y propage toujours davantage, et y soit probablement déjà plus répandu, surtout en Italie, qu'il n'a jamais pu l'être chez aucune société ancienne, du moins eu égard aux esclaves, qui en formaient toujours la masse principale.
Note 9: C'était une aberration réservée à notre siècle que celle de prétendus poètes se glorifiant systématiquement de leur ignorance scientifique et philosophique, qu'ils tentent vainement d'ériger en garantie d'originalité. Il ne serait cependant point nécessaire de remonter jusqu'à l'exemple fondamental d'Homère, et ensuite de Virgile, et en général de tous les grands poètes de l'antiquité, pour faire ressortir hautement cette condition préalable du développement normal de tout véritable génie poétique, de s'être d'abord intimement familiarisé avec toutes les éminentes conceptions contemporaines. L'observation même des temps modernes la manifeste spontanément de toutes parts, quoique une telle obligation ait dû y devenir plus pénible, par suite d'un développement plus avancé. Dante, Arioste, Shakespeare, etc., étaient certainement au niveau général des connaissances humaines correspondantes, aussi bien que Corneille, Milton, Molière, etc.: tous avaient d'abord trempé leur génie dans la philosophie contemporaine la plus avancée, avant de l'appliquer à la plus éminente poésie. Il en est essentiellement de même envers les autres beaux-arts, comme le montrent, pour la peinture, les exemples si décisifs de Léonard de Vinci, de Michel-Ange, de Poussin, etc. De telles confirmations d'une maxime d'ailleurs évidente, peuvent faite convenablement apprécier le stupide orgueil de ces versificateurs qui s'applaudissent aujourd'hui d'en être restés encore à la physique de Lucrèce et d'Épicure, etc.
Après cet indispensable éclaircissement préliminaire, sans lequel cette grande question ne saurait être convenablement posée, nous pourrons exactement apprécier l'admirable essor général que le polythéisme a dû spontanément imprimer à l'ensemble des beaux-arts, et qui les a élevés alors à un degré de puissance sociale, dont l'équivalent n'a pu se reproduire ultérieurement, faute de conditions suffisamment favorables: abstraction faite d'ailleurs de la haute participation que leur réserve notre prochain avenir, et que je caractériserai sommairement à la fin de cet ouvrage. La forme initiale de la philosophie théologique à l'état de fétichisme, tendait déjà, d'une manière évidente et directe, à favoriser le développement poétique et artistique de l'humanité, en transportant immédiatement à tous les corps extérieurs notre sentiment fondamental de la vie, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent. Afin de comprendre suffisamment la portée de cette première appréciation, il faut considérer que, par leur nature, les facultés esthétiques se rapportent surtout à la vie affective, bien plus qu'à la vie intellectuelle, habituellement trop peu prononcée, dans l'organisme humain, pour comporter aucune véritable expression ou imitation, susceptible d'être communément sentie avec énergie et jugée avec justesse, soit par l'interprète, soit par le spectateur. Or, nous avons reconnu combien cette philosophie primitive est en harmonie générale avec cette prépondérance fondamentale de la vie affective, qui n'a jamais pu être, à aucune époque ultérieure, aussi pleinement consacrée. Telle est donc, en principe, la tendance nécessaire du fétichisme à favoriser directement l'essor spontané des beaux-arts, et surtout de la poésie et de la musique, par lesquelles a dû principalement commencer le développement esthétique de l'humanité. Jamais l'ensemble du monde extérieur n'a pu être conçu depuis dans un état aussi parfait de correspondance intime et familière avec l'âme du spectateur, qu'il l'était naturellement sous ce naïf régime de notre première enfance, individuelle et sociale, où le double caractère essentiel de la philosophie théologique se prononçait le plus complétement possible, soit quant à l'immédiate vitalité de tous les corps quelconques, soit en ce qui concerne l'étroite subordination de tous les phénomènes à la destinée humaine. Les trop rares fragmens de poésie fétichique, ancienne ou contemporaine, que nous pouvons maintenant apprécier, manifestent surtout cette supériorité caractéristique relativement aux êtres inanimés, dont la description a toujours été ensuite beaucoup moins favorable à l'art poétique, et, à plus forte raison, à l'art musical, même sous le règne du polythéisme, qui, malgré ses ressources spéciales à cet égard, n'en avait pas moins déjà cessé de vivifier directement la matière. Toutefois, le polythéisme compensait, en partie, ce genre d'infériorité esthétique par l'ingénieux expédient spontané des métamorphoses, qui du moins conservait l'intervention du sentiment et de la passion dans chacune des principales origines inorganiques, quoique ce reste indirect de vie affective, dès lors borné à la première formation de l'individu, ou même de l'espèce, fût loin d'ailleurs d'équivaloir, en énergie poétique, à la conception primitive d'une vitalité directe, personnelle, et continue. Mais, les beaux-arts devant, par leur nature, avoir surtout pour objet le monde moral, cette incontestable supériorité poétique du fétichisme à l'égard du monde physique n'avait évidemment qu'une très faible importance, en comparaison des immenses avantages que, sous tout autre aspect, le polythéisme présentait spontanément pour seconder l'évolution esthétique de l'humanité: ce qui doit maintenant nous conduire à considérer ainsi exclusivement ce second âge religieux, après avoir suffisamment rempli l'indispensable obligation de rattacher l'ensemble de cette explication à son vrai point de départ, sans lequel sa rationnalité eût été gravement altérée.
On doit d'abord regarder comme éminemment favorable à l'essor général des beaux-arts la propriété fondamentale du polythéisme, ci-dessus notée, d'éveiller nécessairement, de la manière la plus spontanée et la plus directe, le plus libre et le plus actif développement de l'imagination humaine, ainsi érigée en principal arbitre de la philosophie primitive, en tant qu'immédiatement investie de la détermination spéciale des divers êtres fictifs auxquels on attribuait alors la production de tous les phénomènes quelconques. Pour l'espèce, comme pour l'individu, ce second âge mental constitue évidemment la prépondérance franche et explicite de l'imagination sur la raison; tandis que, sous le pur fétichisme, la domination intellectuelle appartenait surtout au sentiment, bien plus qu'à l'imagination proprement dite, encore peu excitée. C'est ainsi que le polythéisme, en stimulant toutes nos facultés, a dû plus particulièrement et plus fortement seconder l'élan de celles d'où dépend principalement l'évolution esthétique de l'humanité. Telle est, sans doute, la première cause de cette confusion philosophique, précédemment rectifiée, qui a fait envisager, par une dangereuse exagération, le polythéisme tout entier comme une vraie création poétique, parce que sa formation avait naturellement exigé le même genre essentiel d'activité mentale qui a présidé ensuite au développement des beaux-arts, quand ce système général de conceptions a été suffisamment établi. Mais, quoique ce système ait dû, au contraire, évidemment servir de base préalable à ce développement, il faut reconnaître, en second lieu, que, sous un semblable régime, la fonction, soit intellectuelle, soit sociale, de la poésie et des autres beaux-arts, sans jamais avoir pu, même alors, devenir réellement prépondérante, devait être cependant, de toute nécessité, beaucoup moins secondaire qu'à aucun âge ultérieur de l'humanité. En effet, une telle constitution religieuse attribuait spontanément aux facultés esthétiques une participation accessoire, et pourtant directe, aux opérations théologiques fondamentales; tandis que, sous le monothéisme, les beaux-arts ont été nécessairement réduits à un office de culte, et, tout au plus, de propagation, sans avoir désormais aucune part quelconque à l'élaboration dogmatique, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Sous le polythéisme, quand la philosophie avait introduit, pour l'explication des phénomènes physiques ou moraux, une divinité nouvelle, la poésie devait évidemment s'en emparer afin d'achever l'opération en donnant, à cet être d'abord abstrait et peu déterminé, un costume et des mœurs convenables à sa destination, ainsi qu'une histoire suffisamment détaillée; de manière à lui imprimer nettement ce caractère concret, si indispensable, surtout alors, à la pleine efficacité, sociale et même mentale, d'une semblable conception. Or, cette importante attribution, que le fétichisme n'avait pu admettre, puisque les divinités s'y trouvaient spontanément concrètes, a dû certainement concourir avec énergie à l'essor général des beaux-arts, ainsi investis, d'une manière continue et régulière, d'une sorte de fonction dogmatique, éminemment propre à leur procurer une autorité et une considération que l'état ultérieur de la philosophie théologique n'a pu comporter au même degré. En troisième lieu, le fétichisme ne pouvait, par sa nature, s'étendre que fort tard et très imparfaitement à l'explication du monde moral, dont l'intuition immédiate lui servait, au contraire, directement de base générale pour la conception du monde physique: tandis que le polythéisme, sans perdre un tel caractère fondamental, plus ou moins inhérent, de toute nécessité, comme je l'ai établi, à une théologie quelconque, possédait spontanément la propriété capitale d'être essentiellement applicable aux divers phénomènes moraux et même sociaux. Aussi est-ce surtout dans ce second âge religieux que la philosophie théologique est devenue vraiment universelle, en recevant ce grand et indispensable complément, qui dès lors a constitué de plus en plus, et encore davantage sous le monothéisme, sa principale attribution, et la seule même qu'elle s'efforce vainement de conserver aujourd'hui. Il serait assurément superflu de faire ici expressément ressortir l'évidente importance esthétique de cette extension spontanée de la philosophie, à l'état polythéique, au monde moral et social, si clairement apte à fournir aux beaux-arts leur champ principal et presque exclusif. Enfin, leur développement général a été directement favorisé par le polythéisme, sous un quatrième et dernier aspect fondamental, d'après la base éminemment populaire qu'une telle religion assurait si largement à l'action esthétique. Les beaux-arts, destinés surtout aux masses, doivent, en effet, par leur nature, éprouver l'indispensable besoin de s'appuyer sur un système convenable d'opinions familières et communes, dont la prépondérance préalable est également indispensable pour produire et pour goûter, afin de préparer suffisamment entre l'interprète actif et le spectateur passif cette harmonie morale qui d'avance dispose l'un à seconder spontanément les moyens d'expression employés par l'autre, et sans laquelle aucune œuvre d'art ne saurait être pleinement efficace, même sous le point de vue individuel, et, à plus forte raison, sous l'aspect social. C'est le défaut d'une telle condition, trop rarement accomplie dans l'art moderne, qui permet d'y expliquer le peu d'effet réel de tant de chefs-d'œuvre, conçus sans foi et appréciés sans conviction, et qui, malgré leur éminent mérite, ne peuvent exciter en nous que les impressions générales inhérentes aux lois fondamentales de la nature humaine; en sorte qu'il en résulte presque toujours une influence trop abstraite, et par suite peu populaire. Or, la supériorité esthétique du polythéisme est, à cet égard, encore plus irrécusable qu'à tout autre; car aucune philosophie quelconque n'a pu, évidemment, jamais obtenir depuis une plénitude de popularité comparable à celle du polythéisme au temps de sa prépondérance. Le monothéisme lui-même, au moment de sa plus grande splendeur, ne fut pas certainement aussi populaire que cette antique religion, dont les hautes imperfections morales ne devaient d'ailleurs que trop seconder et propager l'influence primitive. Une régénération fondamentale, encore trop confusément appréciable, surtout sous ce rapport, pourra seule ultérieurement établir, par l'ascendant universel de la philosophie positive, un système d'opinions fixes et unanimes aussi susceptible de fournir une base vraiment populaire au large développement des beaux-arts, pourvu que leur essor soit enfin conçu dans un esprit réellement conforme à la nature caractéristique de la civilisation moderne, comme je l'indiquerai au soixantième chapitre.
Par cet ensemble de motifs, l'aptitude nécessaire du polythéisme à seconder spécialement l'évolution esthétique de l'humanité, se trouve donc ici suffisamment expliquée. Or, n'eût-il rendu que cet éminent service, il aurait certainement concouru, suivant un mode indispensable, au développement fondamental de notre espèce, dont une telle évolution devait constituer, par sa nature, l'un des principaux élémens. Dans le vrai système de l'économie humaine, individuelle ou sociale, les facultés esthétiques sont, en quelque sorte, intermédiaires entre les facultés purement morales et les facultés proprement intellectuelles: leur but les rattache aux unes, leur moyen aux autres. Aussi leur développement convenable peut-il très heureusement réagir à la fois sur l'esprit et sur le cœur, constituant ainsi spontanément l'un des plus puissans procédés généraux d'éducation, soit intellectuelle, soit morale, que nous puissions concevoir. Chez le très petit nombre d'organisations éminentes, où la vie mentale devient prépondérante, surtout à la suite d'un long exercice continu et presque exclusif, l'influence des beaux-arts tend à rappeler la vie morale, alors trop souvent oubliée ou dédaignée. Mais, dans l'immense majorité de notre espèce, où, au contraire, l'activité intellectuelle, spontanément engourdie, doit être essentiellement absorbée par l'activité affective, le développement esthétique sert habituellement de préambule indispensable au vrai développement mental, outre son importance propre et permanente, trop incontestable pour qu'il faille la signaler ici. Telle est la grande phase spéciale que l'humanité devait accomplir sous la direction du polythéisme, si éminemment propre, d'après les explications précédentes, à cette heureuse destination. C'est ainsi qu'il a indirectement tendu à exciter, non-seulement chez quelques hommes choisis, mais surtout dans la masse entière, un premier degré de vie intellectuelle permanente, par une douce et irrésistible influence, que chacun alors subissait avec délices, indépendamment d'ailleurs de son action mentale proprement dite, ci-dessus analysée. L'observation journalière du développement individuel des hommes ordinaires suffirait seule à faire apprécier toute la valeur de cet indispensable office, en vérifiant clairement qu'il n'y a presque jamais d'autre moyen d'éveiller, ou même d'entretenir, une certaine activité purement spéculative, distincte de l'exercice forcé que les nécessités humaines imposent habituellement à notre chétive intelligence: témoigner quelque intérêt pour les beaux-arts, sera certainement, en tout temps, le symptôme le plus commun d'une vraie naissance à la vie spirituelle. Sans doute, un tel progrès est encore loin du terme naturel de l'éducation humaine, individuelle ou collective, comme je l'ai indiqué au cinquantième chapitre. Car, le but essentiel, dans l'un et l'autre cas, consiste finalement à transférer, autant que possible, l'influence directrice à la raison, et non à l'imagination. Mais, si le caractère propre de l'humanité a commencé à se prononcer, dès sa première enfance, par l'ascendant du sentiment sur l'instinct animal, ce qui a été essentiellement le résultat spontané du fétichisme, il n'est pas douteux que cette prépondérance de l'imagination sur le sentiment, constituée par l'évolution esthétique accomplie sous le polythéisme, n'ait déterminé un grand pas général vers l'état définitif et pleinement normal, où la raison prend enfin directement et ouvertement les rênes du gouvernement humain; situation finale, dont le monothéisme a puissamment tendu à nous rapprocher, comme l'expliquera la leçon suivante, mais qui ne saurait être suffisamment réalisée que sous l'empire universel de la philosophie positive. Ainsi, la phase philosophique que nous apprécions dans le polythéisme ne pouvait, par sa nature, constituer qu'un degré intermédiaire, qu'il serait très dangereux de prétendre ériger en terme véritable de l'éducation humaine; mais c'était, non moins évidemment, un intermédiaire strictement indispensable, qui n'était pas susceptible d'être franchi, et sans lequel l'essor ultérieur des plus hautes facultés de l'homme serait resté essentiellement impossible. Quoique l'esprit esthétique et l'esprit scientifique diffèrent certainement beaucoup, cependant ils emploient réellement, chacun à sa manière, les mêmes forces fondamentales du cerveau, en sorte que le premier genre d'activité intellectuelle peut servir, à un certain degré, de préambule ou d'introduction au second, sans dispenser aucunement toutefois d'une autre préparation plus spéciale, que nous apprécierons en son lieu, et à laquelle devait surtout présider le monothéisme. Sans doute, le génie, éminemment analytique et abstrait, de la principale observation scientifique proprement dite, envers le monde extérieur, est radicalement distinct du génie, essentiellement synthétique et concret, de l'observation esthétique, qui, dans tous les phénomènes quelconques, s'attache à saisir presque exclusivement le côté humain, en y étudiant leur influence effective sur l'homme, spécialement envisagé quant au moral. Néanmoins, il y a évidemment entre eux quelque chose de profondément commun, la disposition, également nécessaire, à observer avec justesse, qui exige ou suggère des précautions mentales fort analogues pour prévenir et rectifier les aberrations dans l'un ou l'autre cas. L'analogie est beaucoup plus complète en ce qui concerne l'étude de l'homme lui-même, où le savant et l'artiste ont également besoin de certaines notions identiques, quoiqu'ils n'en doivent pas faire le même usage. On ne saurait donc méconnaître la secrète affinité directe qui existe, à divers titres, entre l'un et l'autre esprit, malgré leurs profondes différences caractéristiques, et qui, par suite, doit rendre le développement plus rapide du premier susceptible de préparer utilement l'essor plus tardif du second. Si cette relation a lieu nécessairement chez ceux d'abord qui, à l'un ou l'autre égard, participent activement à la culture intellectuelle, une influence analogue doit s'exercer aussi, à un moindre degré, sur la masse passive. Pour plus de clarté, je me suis borné, dans une telle appréciation, à considérer seulement, de part et d'autre, ce qui concerne la simple élaboration préalable, destinée à procurer les matériaux convenables. Or, le rapprochement serait jugé bien plus intime si je pouvais ici comparer également la combinaison finale de ces premiers élémens, inévitablement soumise aux mêmes lois essentielles, soit qu'il s'agisse d'une œuvre esthétique ou scientifique. Mais les notions ordinaires sur la marche générale des compositions intellectuelles, surtout quant aux beaux-arts, sont encore beaucoup trop vagues et trop obscures pour qu'un semblable parallèle pût avoir toute son utilité philosophique, à moins d'entraîner dans des explications fort étendues, entièrement incompatibles avec la nature et la destination de cet ouvrage. Quoi qu'il en soit, les indications précédentes suffisent, sans doute, à rendre incontestable l'influence spéciale que l'essor primitif du génie esthétique a dû exercer, sous le polythéisme, sur l'état mental de l'humanité, pour y préparer, sous le monothéisme, la naissance consécutive du vrai génie scientifique, indépendamment de son office général, ci-dessus apprécié, quant au premier éveil de l'activité spéculative, dans le seul mode qui fût d'abord possible. Les limites nécessaires de ce traité m'ont prescrit aussi de ne faire ici aucune distinction formelle entre les divers beaux-arts, soit en ce qui concerne leur relation au polythéisme, soit relativement à la liaison de leur développement avec l'évolution fondamentale de l'humanité. Mais, si je pouvais ici plus spécialement examiner cet intéressant sujet, il me serait aisé d'étendre la théorie que je viens d'esquisser jusqu'à la détermination rigoureuse de l'ordre spontané suivant lequel ces différens arts ont dû historiquement surgir et croître, en tout temps et en tout lieu, sauf les perturbations exceptionnelles, où la succession essentielle deviendrait encore appréciable à une scrupuleuse analyse. Ne devant point insister davantage sur les considérations esthétiques, je me borne donc à énoncer cet ordre, que tout lecteur familiarisé avec la vraie philosophie des beaux-arts pourra facilement examiner. Il consiste en ce que chaque art a dû se développer d'autant plus tôt, qu'il était, par sa nature, plus général, c'est-à-dire susceptible de l'expression la plus variée et la plus complète, qui n'est point toujours, à beaucoup près, la plus nette ni la plus énergique: d'où résulte, comme série esthétique fondamentale, la poésie, la musique, la peinture, la sculpture, et enfin l'architecture, en tant que moralement expressive[10].
Note 10: La stricte exactitude historique, et même philosophique, exigerait peut-être que l'on fît commencer une telle série par cet art, plus spontané et plus primitif qu'aucun autre, qui, intimement lié au langage mimique, dont il ne constitue qu'une sorte d'exagération naturelle, à peu près comme la musique envers la parole, offre, avec tant d'évidence, dans les moindres degrés de la vie sauvage, le premier moyen d'expression animée, et jusqu'à un certain point idéalisable, de nos sentimens individuels ou sociaux, et surtout de nos passions les plus énergiques. Mais un tel art, essentiellement tombé en désuétude, depuis que le langage d'action a dû perdre graduellement presque toute son importance initiale, doit être de plus en plus envisagé comme éteint, si ce n'est à titre de simple auxiliaire subalterne de la plupart des autres; ainsi que le témoigne clairement, malgré tant d'encouragemens systématiques, sa misérable réduction, chez les modernes, à une froide et stérile combinaison de signes essentiellement conventionnels, devenus presque inintelligibles pour ceux même qui les assemblent, et où les cervelets émoussés trouvent seuls habituellement une stimulation réelle, bien qu'accessoire. Il y a long-temps, sans doute, que l'idéalisation des sentimens humains ne s'exprime plus que par des moyens plus parfaits et plus nobles; quoique leur développement ait dû être, en effet, postérieur, cette circonstance ne saurait désormais être prise en considération que dans un traité tout spécial sur l'ensemble de révolution esthétique de l'humanité.
En terminant cette appréciation capitale, propre à nous dispenser essentiellement de toute explication analogue dans presque tout le reste de notre opération historique, il importe d'y signaler son aptitude spéciale à résoudre spontanément la grande et célèbre objection que les beaux-arts semblent offrir nécessairement à la théorie générale du progrès continu de l'humanité, par le seul fait de leur incontestable prééminence en un temps qui, à tout autre titre, ne représente évidemment que l'enfance de notre espèce. On voit maintenant, en effet, comme je l'avais annoncé au quarante-huitième chapitre, à quoi tient ce paradoxe apparent, en reconnaissant ainsi par quel concours nécessaire de causes naturelles le principal essor des beaux-arts devait avoir lieu sous l'empire du polythéisme, sans qu'une telle correspondance puisse rationnellement indiquer aucune vraie diminution ultérieure dans l'ensemble de nos facultés esthétiques, qui seulement, malgré leur développement toujours continu, n'ont pu retrouver depuis ni une stimulation aussi directe et aussi énergique, ni d'aussi importantes attributions, ni des dispositions aussi favorables, toutes circonstances entièrement indépendantes de leur activité intrinsèque et du mérite propre de leurs productions. Sans renouveler la fameuse discussion sur les anciens et les modernes, il est impossible de méconnaître les nombreux et éclatans témoignages qui prouvent, avec une irrésistible évidence, que le génie humain n'a nullement baissé au fond, même pendant la prétendue nuit du moyen-âge, surtout en ce qui concerne le premier des beaux-arts, dont le progrès général est, au contraire, incontestable. Même dans le genre épique, quoique le mode essentiel de conception en ait été jusqu'ici le moins adapté à la nature de la civilisation moderne, on ne saurait certainement citer, en aucun temps, un génie poétique plus fortement organisé que celui de Dante ou de Milton, ni une imagination aussi puissante que celle d'Arioste. Quant à la poésie dramatique, l'énergie spontanée de Shakespeare, l'admirable élévation de Corneille, l'exquise délicatesse de Racine, et l'incomparable originalité de Molière, ne redoutent certainement aucun parallèle antique. A l'égard des autres beaux-arts, on ne peut plus contester aujourd'hui la haute prééminence de la musique moderne, soit italienne, soit allemande, malgré une moindre influence sociale dans un milieu moins favorable, sur la musique des anciens, essentiellement dénuée d'harmonie, et réduite, comme celle de toutes les sociétés peu avancées, à des mélodies extrêmement simples et uniformes, où la seule mesure constituait le principal moyen d'expression. Il en est sans doute de même relativement à la peinture, considérée non-seulement dans sa partie technique, dont le progrès continu est évident, mais dans sa plus haute expression morale, pour laquelle nous n'avons certes aucun sujet de penser que l'antiquité eût rien produit d'équivalent, par exemple, aux chefs-d'œuvre de Raphaël, ni à beaucoup d'autres ouvrages modernes. L'exception apparente relative à la sculpture s'expliquerait aisément, si elle est suffisamment réelle, comme essentiellement due aux mœurs et à la manière de vivre des anciens, qui devaient naturellement leur procurer une connaissance plus intime et plus familière des formes humaines. Enfin, pour l'architecture, indépendamment des immenses progrès qu'a évidemment reçus, chez les modernes, sa partie industrielle la plus usuelle, on ne saurait méconnaître, ce me semble, sous le seul point de vue esthétique, l'éminente supériorité de tant d'admirables cathédrales du moyen-âge, où la puissance morale d'un tel art est certainement poussée à un degré de sublime perfection, que ne pouvaient offrir, malgré leur régularité, les plus beaux temples antiques, comme j'aurai lieu de l'expliquer sommairement au chapitre suivant. Après avoir judicieusement opéré ces diverses comparaisons directes, il faudrait ensuite, pour parvenir à une appréciation vraiment rationnelle, prendre, d'une autre part, en haute considération la stimulation esthétique nécessairement beaucoup moindre inhérente jusqu'ici au caractère essentiel de la civilisation moderne, malgré de plus grands encouragemens personnels, dus surtout à la vulgarisation croissante du goût. Les beaux-arts étant, en général, destinés à retracer avec énergie notre existence morale et sociale, il est clair que, quoique spontanément convenables à toutes les phases de l'humanité, ils doivent nécessairement s'adapter de préférence à une sociabilité plus homogène et plus fixe, dont le caractère, plus complet et plus prononcé, comporte une représentation plus nette et mieux définie; ce qui avait éminemment lieu dans l'antiquité, sous l'empire du polythéisme. Or, nous reconnaîtrons, au contraire, que, depuis le commencement du moyen-âge, l'état social moderne n'a, pour ainsi dire, constitué jusqu'ici qu'une immense transition, essentiellement accomplie, sans une physionomie assez stable et assez tranchée, sous la présidence indispensable du monothéisme, qui, par sa nature, devait moins encourager le développement esthétique, et seconder davantage l'essor scientifique. Toutes les causes principales devaient donc concourir à y ralentir notablement la marche des beaux-arts; et, cependant, loin d'avoir subi aucune dégénération réelle, les faits témoignent, avec une éclatante évidence, que leur génie s'est élevé, dans presque tous les genres déjà créés, au niveau et même au-dessus des plus éminentes productions antiques, indépendamment des nouvelles issues qu'il est parvenu à s'ouvrir par beaucoup d'admirables chefs-d'œuvre, par exemple, dans ces compositions, éminemment modernes, qualifiées du nom impropre de romans: il n'y a eu de diminution réelle que dans l'influence sociale correspondante, d'après les motifs précédemment expliqués. Ainsi, l'accomplissement, même en ce genre, d'un véritable progrès, malgré des conditions peu favorables, montre clairement que les facultés esthétiques de l'humanité, loin de décroître, sont assujéties, comme toutes les autres, à un développement continu: aux yeux du moins de tous les vrais philosophes qui, à cet égard, sauront se préserver suffisamment de la tendance vulgaire à juger les beaux-arts uniquement sur l'effet produit; d'où il résulterait, par exemple, si l'on pouvait être pleinement conséquent à cet étrange principe, qu'il faudrait accorder le premier rang à la composition d'une danse nègre, susceptible, en cas opportun, de déterminer un entraînement plus irrésistible que celui dû à la plus puissante poésie ancienne ou moderne. Quand, après une longue et pénible préparation, la civilisation moderne aura finalement développé, avec la prépondérance suffisante, son vrai caractère propre, ce qui serait impossible sans l'ascendant général de la philosophie positive, l'humanité s'élèvera à un état social éminemment progressif, et néanmoins plus homogène et plus stable que celui de l'antiquité polythéiste, où les beaux-arts trouveront à la fois un nouveau champ et des attributions nouvelles, aussitôt que leur génie essentiel se sera convenablement adapté au nouveau régime intellectuel, comme je l'indiquerai sommairement à la fin du volume. C'est alors seulement que pourra être directement utilisée, dans toute sa plénitude, pour le bonheur commun de notre espèce, cette admirable éducation graduelle de nos facultés esthétiques, qui, continuée, avec tant de succès, chez les modernes, malgré tant d'entraves, y témoigne si clairement de leur irrésistible spontanéité: c'est alors enfin que se manifestera familièrement, aux yeux de tous, cette irrécusable affinité fondamentale qui, d'après les lois nécessaires de l'organisation humaine, unit spontanément le sentiment du beau, d'une part, au goût du vrai, et, d'une autre part, à l'amour du bon.
Après avoir ainsi suffisamment accompli l'appréciation intellectuelle du polythéisme, d'abord sous le point de vue scientifique, et ensuite sous l'aspect esthétique, il n'y a pas lieu de s'arrêter ici à caractériser expressément son influence générale sur le développement continu des aptitudes industrielles de l'humanité. Cette dernière détermination s'effectuera d'ailleurs spontanément ci-dessous, en ce qu'elle peut offrir d'utile à notre principale opération, quand nous considérerons celle des trois formes essentielles du polythéisme qui devait surtout présider à un tel développement, résultat complexe de l'essor mental et de l'essor social. Nous avons, en outre, déjà reconnu, au chapitre précédent, l'importance initiale de la philosophie théologique, même à l'état de simple fétichisme, pour exciter et soutenir d'abord l'activité humaine dans sa première conquête du monde extérieur. Or, il suffit maintenant d'ajouter, à ce sujet, que le polythéisme devait nécessairement exercer, sous ce rapport, une influence plus directe et plus étendue que celle du pur fétichisme. Celui-ci, en effet, en divinisant la matière, ne pouvait évidemment, sans une sorte d'inconséquence sacrilége, en tolérer l'altération journalière; du moins jusqu'à ce que la naissance d'un vrai sacerdoce, sous l'astrolâtrie, eût permis, comme je l'ai expliqué, de commencer à discipliner cette logique spontanée de l'esprit religieux. Le polythéisme, au contraire, isolant nettement chaque divinité des corps soumis à son empire, n'interdisait plus, par sa nature, la modification volontaire du monde extérieur, et y provoquait même souvent à divers titres; outre qu'il réalisait directement, au plus haut degré, la propriété stimulante inhérente à toute philosophie théologique, en mêlant l'action surnaturelle à la plupart des entreprises humaines, d'une manière bien plus spéciale et plus intime qu'on n'a pu la concevoir depuis: en sorte que, pour peu que l'action devînt importante, chacun pouvait s'y sentir familièrement appuyé de quelque divine assistance. En même temps, l'inévitable organisation d'un puissant sacerdoce tendait à régulariser ces vagues influences, qui, livrées à leur jeu naturel, devaient produire tant d'incertitudes ou d'aberrations. On conçoit, enfin, que la multiplicité des dieux fournissait, à cet égard, de précieuses ressources spéciales, pour neutraliser spontanément, d'après leur opposition mutuelle, cette disposition anti-industrielle plus ou moins attachée, de toute nécessité, à la nature intime de l'esprit religieux, ainsi que je l'ai expliqué à la fin du volume précédent. Sans un tel expédient, sagement appliqué par l'autorité sacerdotale, il est évident que le dogme général du fatalisme, précédemment signalé comme indispensable au polythéisme, aurait tendu directement à arrêter l'essor naissant de l'activité humaine. Aussi le monothéisme, où ce dogme prend surtout la forme, non moins oppressive, d'un optimisme absolu, et qui est radicalement privé de ce puissant correctif dû au croisement immédiat des volontés directrices, serait-il, par sa nature, moins favorable que le polythéisme à l'action progressive de l'humanité sur le monde, si l'époque même de son avènement spontané ne coïncidait point nécessairement, comme je l'expliquerai au chapitre suivant, avec cet état plus avancé de l'évolution humaine qui, malgré les apparences vulgaires, diminue au fond l'influence et le besoin de l'esprit religieux dans la vie réelle. Quand cette indispensable coïncidence n'a pas lieu suffisamment, par suite d'un passage prématuré à l'état monothéique, d'après une aveugle imitation, cette tendance délétère se fait nettement sentir: ainsi que l'histoire ne le témoigne que trop, envers plusieurs nations dont les progrès ultérieurs eussent été certainement plus fermes et plus rapides, si elles fussent restées plus long-temps sous le régime polythéique, au lieu de s'élever trop brusquement au monothéisme, avant d'y être encore convenablement préparées, et uniquement entraînées par une indiscrète ardeur, provenue d'exemples hétérogènes. On ne saurait donc méconnaître les propriétés spéciales du polythéisme pour encourager le développement spontané de notre activité industrielle, jusqu'à ce que, par le progrès continu de l'étude de la nature, elle puisse commencer à prendre son vrai caractère rationnel, sous l'influence correspondante de l'esprit positif, qui, en lui ouvrant le plus vaste champ, lui imprime directement le mouvement à la fois le plus sage et le plus hardi.
Du reste, afin qu'une telle appréciation soit suffisamment exacte, il ne faut jamais oublier que la guerre constituait alors, de toute nécessité, la principale occupation de l'homme, et que, par conséquent, on jugerait très mal l'industrie ancienne si, comme nos habitudes doivent nous y porter aujourd'hui, on y négligeait les arts dont la destination était essentiellement militaire. Ces arts ont dû être long-temps prépondérans, en vertu de leur importance supérieure, et aussi d'après la plus grande facilité intrinsèque de leur perfectionnement propre. Les premiers outils de l'homme ont toujours été nécessairement des armes, soit contre les animaux, soit contre ses compétiteurs. Pendant une longue suite de siècles, son adresse et sa sagacité pratique ont dû être principalement occupées, par un exercice énergique et continu, à instituer et à améliorer les appareils militaires, offensifs ou défensifs; et ces efforts, outre leur indispensable utilité primitive, n'ont pas d'ailleurs été entièrement superflus pour le progrès ultérieur de l'industrie proprement dite, qui, par d'heureuses transformations, en a souvent tiré des indications importantes. Sous cet aspect, il faut constamment regarder l'état social de l'antiquité comme radicalement inverse de notre état moderne, où la guerre est devenue enfin purement accessoire, tandis que, chez les anciens, elle devait avoir habituellement une haute prépondérance. Aussi dans l'antiquité, de même que parmi les sauvages actuels, les plus grands efforts de l'industrie humaine se rapportaient-ils essentiellement à la guerre, qui y donna lieu à tant de créations vraiment prodigieuses, surtout pour l'art des siéges. Chez les modernes, au contraire, quoique l'immense progrès des arts mécaniques et chimiques ait dû accessoirement y déterminer d'importantes innovations militaires, dont toutefois on s'exagère beaucoup la valeur, il est néanmoins certain que le système des armes se présente comme beaucoup moins perfectionné, relativement à l'ensemble actuel des moyens humains, qu'il ne l'était, chez les Grecs et les Romains, eu égard à l'état industriel correspondant[11]. Il est donc indispensable de considérer aussi cet art prépondérant, si l'on veut convenablement caractériser l'influence générale du polythéisme sur le développement industriel de l'humanité.
Note 11: J'ai souvent entendu un marin distingué (mon malheureux ami feu le capitaine Montgéry), qui avait embrassé, avec une éminente rationnalité relative, le système entier de l'art de la guerre, à la fois terrestre et navale, conception extrêmement rare aujourd'hui, déplorer amèrement, pour caractériser la faible consommation intellectuelle exigée par la guerre moderne, que l'art de détruire, quoique, par sa nature, le plus facile de tous, se trouvât beaucoup moins perfectionné maintenant que l'art de produire, malgré la difficulté supérieure de celui-ci. Mais, si ce militaire vraiment philosophe eût suffisamment complété son intéressante observation, comme son érudition spéciale, aussi judicieuse qu'étendue, le lui eût aisément permis, en reconnaissant que, chez les anciens, la relation était essentiellement inverse, il y eût aperçu une nouvelle confirmation de cette heureuse transformation sociale qui, chez les modernes, faisant de plus en plus de la guerre une affaire habituellement accessoire, ne détourne ordinairement à cet usage que la moindre partie des efforts intellectuels, comme je l'expliquerai ailleurs.
Pour compléter l'appréciation abstraite du polythéisme, il nous reste maintenant à juger directement son aptitude sociale proprement dite, analysée d'abord sous le point de vue politique, alors nécessairement prépondérant, et ensuite sous l'aspect purement moral, qui manifeste plus qu'aucun autre l'imperfection radicale d'un tel régime théologique.
L'ensemble des explications déjà contenues dans ce volume et dans le dernier chapitre du précédent, a dû faire d'avance apprécier hautement l'importance fondamentale de cette première propriété du polythéisme qui consiste à détacher enfin nettement de la masse sociale une classe éminemment spéculative, également affranchie des soins militaires et industriels, et susceptible, par son ascendant spontané, de donner graduellement à la société humaine une consistance durable et une organisation régulière. Tandis que le fétichisme, ainsi que nous l'avons reconnu, ne déterminait point nécessairement l'institution d'un vrai sacerdoce, si ce n'est dans sa dernière phase, à l'état d'astrolâtrie, d'où il a passé au polythéisme, il est évident que celui-ci, au contraire, devait être, de sa nature, éminemment favorable à un tel établissement, par cela seul qu'il introduisait des divinités pleinement indépendantes de la matière, et qui, habituellement inaccessibles, ne pouvaient communiquer avec l'humanité que par l'intermédiaire indispensable de ministres spéciaux, prédestinés en quelque sorte à cette mystérieuse fonction. La multiplicité des dieux était même très propre à faire d'abord sentir avec plus d'énergie cette urgente nécessité sociale, aussi bien qu'à étendre et à accélérer le développement de la classe sacrée, quoiqu'elle ait dû ensuite beaucoup contribuer, par l'inévitable dispersion de l'autorité sacerdotale, à diminuer sa consistance et à altérer son indépendance, comme je l'expliquerai ci-dessous. C'est ainsi que le polythéisme, pendant qu'il constituait la seule philosophie alors susceptible d'imprimer à l'esprit humain un premier essor, soit scientifique, soit surtout esthétique, soit même industriel, instituait, d'une autre part, non moins spontanément, la seule corporation sociale qui pût alors acquérir assez de loisir et de dignité pour se livrer avec succès à cette triple culture intellectuelle, vers laquelle son ambition spéciale devait d'abord la pousser autant que sa vocation naturelle. Mais j'ai déjà suffisamment signalé, quoique d'une manière implicite, les heureuses conséquences sociales de cette institution vraiment fondamentale, organe nécessaire, en un genre quelconque, de ce progrès primitif, dont nous venons d'apprécier le principe essentiel et la marche générale. Il s'agit maintenant d'examiner surtout les conséquences directement politiques d'un tel établissement, en déterminant son influence nécessaire sur l'économie caractéristique des sociétés anciennes, considérées quant à la haute destination politique qui devait leur appartenir spécialement dans l'ensemble de l'évolution humaine.
En quelque état d'enfance que l'humanité soit considérée, elle manifeste toujours spontanément certains germes primordiaux des principaux pouvoirs politiques, soit temporels ou pratiques, soit même spirituels ou théoriques. Sous le premier point de vue, les qualités purement militaires, d'abord la force et le courage, plus tard la prudence et la ruse, y deviennent habituellement, dans les expéditions de chasse ou de guerre, la base immédiate d'une autorité active, au moins temporaire. De même, sous le second aspect, quoique moins connu, par une simple extension naturelle du gouvernement domestique, la sagesse des vieillards, nécessairement chargés de transmettre l'expérience et les traditions de la tribu, y acquiert bientôt une certaine puissance consultative, sans excepter les peuplades où les moyens de subsistance sont restés encore assez précaires et assez incomplets pour exiger régulièrement le douloureux sacrifice des parens trop caduques. A cette autorité naturelle, on voit aussi commencer l'adjonction spontanée d'une autre influence élémentaire, celle des femmes, qui, en tout temps, a dû constituer, envers un pouvoir spirituel quelconque, un important auxiliaire domestique, tendant à modifier par le sentiment, comme celui-ci par l'intelligence, l'exercice direct de la prépondérance matérielle. C'est ainsi que, même sous le plus grossier fétichisme, la société humaine nous présente inévitablement, d'après une judicieuse analyse, les germes spontanés de tous les plus grands établissemens ultérieurs. Mais ces divers rudimens primitifs d'un système politique resteraient bornés, de toute nécessité, à une existence fort précaire et très imparfaite, à la fois essentiellement temporaire et locale, si le polythéisme ne venait point les rattacher graduellement à la double institution fondamentale d'un culte régulier et d'un sacerdoce distinct, qui peut seule permettre, entre les différentes familles, l'établissement naissant d'une véritable organisation sociale, susceptible de consistance et de durée. Telle est d'abord la principale destination politique de la philosophie théologique, ainsi parvenue à son second âge naturel. C'est alors surtout qu'on peut nettement reconnaître que cette grande attribution sociale résulte directement de cet essor d'opinions communes sur les sujets qui intéressent le plus l'esprit humain, et de cette formation spontanée de la classe spéculative généralement respectée qui en devient spécialement l'organe indispensable; beaucoup plus que des craintes ou des espérances relatives à la vie future, auxquelles on a si abusivement rapporté de nos jours toute l'efficacité sociale des doctrines religieuses, et qui, à cette époque, n'avaient encore certainement qu'une très faible influence. D'abord, en aucun temps, cette dernière force théologique n'a pu exercer une puissante action sous le point de vue purement politique, seul actuellement considéré; sa principale application a dû être essentiellement morale, quoique, même à ce titre, on ait trop souvent confondu avec elle, comme je le montrerai, le pouvoir, répressif ou directeur, inhérent à l'existence d'un système quelconque d'opinions communes. En outre, il est incontestable qu'une telle force n'a pu acquérir que fort tardivement une haute importance sociale, quand le polythéisme très développé avait déjà réalisé son principal office; ou, plus exactement, c'est sous le régime monothéique qu'elle a dû seulement obtenir sa plus grande efficacité, ainsi que je l'expliquerai au chapitre suivant. Ce n'est pas que, dès les premiers temps, l'homme n'ait dû involontairement obéir à cette tendance spontanée, à la fois mentale et morale, si aisément explicable, qui l'entraîne à desirer et même à supposer l'éternité d'existence, soit passée, soit surtout future. Mais cette croyance naturelle, à laquelle on attribue une influence si exagérée, subsiste certainement très long-temps avant de comporter aucune véritable application politique ou même morale: d'abord parce que les théories théologiques ne s'étendent que lentement, comme on l'a vu, aux phénomènes de l'homme et de la société; et ensuite par ce motif plus spécial que, après avoir été ainsi complétées, et lorsque la direction immédiate des affaires humaines est enfin devenue la principale fonction des dieux, ce n'est point essentiellement sur la vie future que portent encore les plus puissantes émotions de crainte et d'espérance, alors concentrées surtout dans la vie présente, seule susceptible de toucher suffisamment des esprits aussi grossiers[12]. Indépendamment d'un tel auxiliaire, l'indispensable office politique du polythéisme, pour généraliser et consolider l'organisation naissante des sociétés humaines, a donc directement résulté, surtout à l'origine, de son institution spontanée d'un certain système d'opinions communes et d'une autorité spéculative correspondante, que le fétichisme n'avait pu suffisamment établir, et qui, évidemment, ne pouvaient provenir encore d'aucun autre principe quelconque. Dans cette phase sociale, la nature du culte, admirablement adaptée à l'état corelatif de l'humanité, consiste essentiellement en fêtes nombreuses et variées, où l'essor primitif des beaux-arts trouve journellement un heureux exercice, et qui constituent souvent, chez des populations de quelque étendue, déjà liées par une langue commune, le principal motif des réunions habituelles; comme le montre si clairement l'exemple de la Grèce, dont les fêtes générales conservèrent long-temps une haute importance, jusqu'à l'époque de l'absorption romaine, pour en réunir les différentes nations, malgré leurs fréquentes luttes intérieures. Puis donc que, même envers de simples divertissemens, la philosophie théologique et l'autorité qui en dérive offrent alors le seul moyen réel d'organiser entre les hommes une convergence quelconque, à la fois étendue et durable, il n'est pas étonnant que tous les pouvoirs naturels, quelle que soit leur origine propre, viennent spontanément puiser à cette source commune une indispensable consécration, sans laquelle leur influence sociale resterait trop bornée et trop fugitive, et dont l'inévitable nécessité explique assez le caractère essentiellement théocratique que la plupart des philosophes ont justement reconnu à tout gouvernement primitif.
Note 12: Les poèmes d'Homère offrent, ce me semble, de fréquentes occasions de reconnaître, d'une manière nettement irrécusable, combien étaient encore récentes, de son temps, les théories morales du polythéisme sur les peines et les récompenses réservées à la vie future, puisque les plus éminens esprits paraissent alors principalement occupés à propager ces salutaires croyances, évidemment peu répandues encore chez les nations même les plus avancées. Cette observation n'est pas moins décisive d'après la lecture des livres de Moïse, où, malgré l'état de monothéisme prématuré qu'ils nous représentent, l'on voit clairement que cette grossière population, peu sensible encore à la justice éternelle, ne craignait essentiellement que la colère temporelle et directe de sa redoutable divinité.
Afin que l'aptitude politique du polythéisme puisse être convenablement caractérisée, il importe maintenant, après y avoir ainsi rattaché l'établissement passif d'une véritable organisation sociale, de considérer surtout cette organisation d'une manière active, c'est-à-dire quant au but général de la principale action politique propre à ce degré fondamental de l'évolution humaine: ce qui fera spécialement ressortir combien le polythéisme était profondément en harmonie politique avec l'état et les besoins correspondans de l'humanité aussi bien qu'avec la vraie nature du régime qui devait alors prévaloir.
Sans rappeler ici les motifs indiqués, à la fin du volume précédent, pour établir que l'activité sociale devait être d'abord essentiellement militaire, il suffit de noter que la vie guerrière était alors, d'une part, strictement inévitable, comme seule conforme à la nature des penchans prépondérans pendant cette phase de notre développement, soit individuel, soit collectif, et, d'une autre part, non moins indispensable, en tant que seule susceptible d'imprimer à l'organisme politique un caractère déterminé, à la fois stable et progressif. Mais, outre cette propriété immédiate et spéciale, trop évidente pour exiger aucune explication, ce premier mode d'existence a une destination plus élevée et plus générale, en ce qu'il remplit, dans l'ensemble de l'évolution humaine, un office fondamental, quoique préparatoire, qui n'aurait pu être autrement réalisé. Il consiste à procurer graduellement aux associations humaines une grande extension, et, en même temps, à y déterminer spontanément, chez les classes les plus nombreuses, la prépondérance régulière et continue de la vie industrielle: double résultat nécessaire vers lequel tend alors le développement naturel de l'activité militaire, du moins quand elle peut suffisamment atteindre son but permanent, la conquête, suivant les conditions générales qui seront expliquées ci-après. Lorsque, de nos jours, on continue à préconiser systématiquement les propriétés civilisatrices de la guerre, comme si elles avaient pu conserver encore la même valeur, ce n'est sans doute essentiellement que par une aveugle imitation, dangereuse quoique stérile, de la politique qui a dû prévaloir dans l'antiquité, et dont la prépondérance se fait ainsi sentir, malgré l'esprit du christianisme qui la repousse, en vertu du pernicieux absolutisme de notre philosophie politique. Mais, restreinte à l'état social des anciens, ou à toute phase analogue du développement humain, cette appréciation est, au contraire, d'une profonde justesse, et manque seulement de toute la plénitude énergique qui conviendrait à une telle situation. Si, chez les modernes, la guerre, radicalement exceptionnelle, est devenue plutôt funeste que favorable à l'extension des relations sociales, il est clair que, chez les anciens, l'adjonction successive, par voie de conquête, de diverses nations secondaires à un seul peuple prépondérant, constituait nécessairement l'unique moyen primitif d'agrandir la société humaine. En même temps, cette domination ne pouvait s'établir et durer sans comprimer inévitablement, parmi toutes les populations ainsi subordonnées, l'essor spontané de leur propre activité militaire, de manière à instituer entre elles une paix permanente, et à les conduire par suite à la vie purement industrielle, dont l'avènement initial serait autrement inintelligible, tant cette vie est peu conforme au vrai caractère de l'homme primitif, comme nous pouvons chaque jour le vérifier aisément par l'examen attentif du développement individuel. Telle est donc l'admirable propriété fondamentale suivant laquelle l'essor libre et naïf de l'activité militaire, spontanément issue, avec une irrésistible énergie, du premier état de l'humanité, tend nécessairement, de la manière la plus directe, à discipliner, à étendre, et à réformer les sociétés humaines, dès lors graduellement conduites, par cette indispensable préparation, à leur mode final d'existence. C'est ainsi que, par une heureuse conséquence de sa supériorité intellectuelle et morale, l'homme a naturellement converti en un puissant moyen de civilisation cette énergique impulsion qui, chez tout autre carnassier, reste bornée au brutal développement de l'instinct destructeur.
L'appréciation sommaire d'une semblable nécessité préliminaire, suffit pour faire sentir l'aptitude générale du polythéisme à seconder et même à diriger convenablement cet essor graduel de l'activité militaire. Quand on a cru que, chez les anciens, les guerres n'étaient point religieuses, c'est par suite d'une extension abusive du point de vue social propre aux nations modernes, chez lesquelles le spirituel et le temporel sont nettement séparés, tandis qu'ils étaient intimement confondus dans l'antiquité. Si l'on peut dire, en un sens, que les anciens ne connurent presque jamais les guerres spécialement dites de religion, c'est précisément parce que toutes leurs guerres quelconques avaient nécessairement un certain caractère religieux, comme nous le voyons encore dans les phases sociales analogues; puisque, les dieux étant alors essentiellement nationaux, leurs luttes se mêlaient inévitablement à celles des peuples, dont ils partageaient toujours également les triomphes et les revers. Ce caractère se manifestait déjà sous le fétichisme, pendant les guerres acharnées, quoique presque stériles, auxquelles il devait présider, mais, par suite même de la trop grande spécialité des divinités correspondantes, alors pour ainsi dire particulières à chaque famille, les luttes militaires ne pouvaient comporter aucune grande efficacité politique. Les dieux du polythéisme offraient essentiellement ce juste degré de généralité qui permettait de rallier sous leurs drapeaux des populations suffisamment étendues, et, en même temps, cette mesure de nationalité qui les rendait propres à stimuler davantage l'essor spontané de l'esprit guerrier. En un tel système religieux, qui comportait l'adjonction presque indéfinie de nouvelles divinités, le prosélytisme ne pouvait consister qu'à subordonner les dieux du vaincu à ceux du vainqueur: mais, sous cette forme caractéristique, il a certainement toujours existé, à un degré quelconque, dans toutes les guerres anciennes, où il devait naturellement contribuer beaucoup à développer l'ardeur mutuelle, même chez les peuples dont les cultes étaient les plus analogues, et qui cependant adoraient chacun, d'une manière plus prononcée, quelque divinité éminemment nationale, familièrement mêlée à l'ensemble de leur histoire spéciale. Or, en même temps que le polythéisme stimulait ainsi directement l'esprit de conquête, il en assurait, non moins spontanément, la principale destination sociale, en facilitant l'adjonction graduelle des populations soumises, qui pouvaient alors s'incorporer à la nation prépondérante, sans renoncer aux croyances et aux pratiques religieuses qui leur étaient chères, à la seule condition de reconnaître l'inévitable supériorité des divinités victorieuses, ce qui, sous un tel régime théologique, n'exigeait point la subversion radicale de la première économie religieuse. Telles sont, en général, les propriétés militaires fondamentales qui caractérisent le polythéisme, et qui devaient le rendre, à cet égard, très supérieur, non-seulement au fétichisme, mais au monothéisme lui-même, dont la destination politique est, en effet, d'une tout autre nature, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Le monothéisme, essentiellement adapté à l'existence plus pacifique des sociétés plus avancées, ne pousse point spontanément à la guerre, ou plutôt en détourne nécessairement, chez les peuples également parvenus à cette phase plus éminente du développement social. Envers les nations restées en arrière, le fanatisme monothéique n'inspire pas la passion de conquête proprement dite, parce qu'une telle religion ne saurait comporter l'adjonction réelle des autres croyances: son génie exclusif doit naturellement provoquer à l'entière extermination des vaincus idolâtres, ou à leur avilissement continu, à moins d'une immédiate conversion totale; ainsi que l'histoire en offre tant d'exemples décisifs, chez les peuples prématurément passés à un monothéisme avorté, avant d'avoir accompli suffisamment les diverses préparations sociales indispensables pour assurer l'efficacité d'une telle transformation, comme les Juifs, les Musulmans, etc. On ne peut donc méconnaître cette double harmonie fondamentale qui rendait le polythéisme spécialement apte à diriger le développement militaire des sociétés anciennes.
Afin de mieux caractériser le principe de cette importante attribution, je me suis expressément attaché à l'appréciation exclusive et directe de l'influence la plus intime et la plus générale, sans m'arrêter aucunement aux considérations accessoires, quelle qu'en soit l'importance réelle, et sur lesquelles d'ailleurs aucune indication essentielle n'est ici nécessaire. C'est ainsi, par exemple, qu'il serait inutile d'expliquer la propriété, maintenant très connue, suivant laquelle le polythéisme devait spontanément offrir les plus puissantes ressources spéciales pour faciliter l'établissement et le maintien d'une rigoureuse discipline militaire, dont les diverses prescriptions quelconques pouvaient alors être placées, avec tant d'aisance, sous une protection divine toujours convenablement choisie, par la voie des oracles, des augures, etc., presque constamment disponibles, d'après le système régulier de communications surnaturelles que le polythéisme avait organisé, et que le monothéisme a dû essentiellement supprimer. On doit seulement appliquer, à cet égard, les réflexions générales indiquées au chapitre précédent sur la sincérité spontanée qui devait ordinairement présider à l'emploi de tels moyens, que nous sommes trop disposés à qualifier aujourd'hui de jongleries, faute de nous reporter suffisamment à un tel état intellectuel, où les conceptions théologiques, profondément incorporées à tous les actes humains, à un degré qui n'a plus existé ensuite, et dont, par suite, nous n'avons pas une juste idée, devaient si aisément disposer à décorer naturellement d'une consécration religieuse les plus simples inspirations directes de la raison humaine[13]. Quand l'histoire ancienne nous offre quelques rares exemples d'oracles sciemment faux répandus à dessein dans des vues politiques, elle ne manque jamais de nous montrer aussi le peu de succès réel de ces misérables expédiens, par suite de cette solidarité fondamentale des divers esprits, qui doit essentiellement empêcher les uns de croire, avec une profonde conviction, ce qui a pu être arbitrairement forgé par les autres. Sans insister davantage sur un sujet aussi aisément appréciable, je dois enfin plus spécialement signaler, dans le polythéisme, une autre propriété politique secondaire, qui lui appartient d'une manière directe et exclusive, et dont les modernes n'ont point assez compris la haute portée. Je veux parler de cette faculté d'apothéose, évidemment particulière à ce second âge religieux, et qui devait y tant concourir à exalter, au plus éminent degré, chez les hommes supérieurs, toute espèce d'enthousiasme actif, et surtout l'enthousiasme militaire. L'immortelle béatification que le monothéisme a dû substituer ensuite à cette divinisation réelle, n'en aurait pu offrir, par sa nature, qu'un très faible équivalent: puisque, l'apothéose, tout en satisfaisant aussi pleinement au desir universel d'une vie indéfinie, avait, en outre, le privilége spécial de promettre aux âmes vigoureuses l'éternelle activité de ces instincts d'orgueil et d'ambition dont le développement constituait pour elles le principal attrait de l'existence. Quand nous jugeons maintenant cette grande institution d'après le profond avilissement où elle était graduellement tombée pendant la caducité du polythéisme, où elle s'était réduite à une sorte de formalité mortuaire, uniformément appliquée, même aux plus indignes empereurs, nous ne saurions concevoir une idée convenable de la puissante stimulation qu'elle devait imprimer, aux temps antérieurs de foi et d'énergie, lorsque les plus éminens personnages pouvaient espérer, par un digne accomplissement de leur destination sociale, de s'élever un jour au rang des dieux ou des demi-dieux, à l'exemple des Bacchus, des Hercule, etc. Rien n'est plus propre qu'une telle considération à faire nettement comprendre que tous les principaux ressorts politiques de l'esprit religieux avaient été réellement tendus par le polythéisme autant que leur nature puisse le comporter, en sorte que leur intensité n'a pu éprouver ensuite qu'un inévitable décroissement. Cette incontestable diminution, alors tant déplorée par divers philosophes arriérés, qui voyaient ainsi l'humanité à jamais privée de l'un de ses plus puissans leviers, sans que toutefois le développement social en ait certes aucunement souffert, peut d'ailleurs nous disposer aujourd'hui, par un rapprochement spontané, à pressentir, en général, le peu de solidité réelle des craintes analogues sur la prétendue dégénération sociale qui menacerait désormais de succéder à l'extinction totale du régime théologique, dont notre espèce a graduellement appris à se passer.
Note 13: Quand on voit, presque de nos jours, un aussi éminent esprit que l'illustre Franklin, croire naïvement, suivant le précieux et irrécusable témoignage de Cabanis, avoir été souvent averti en songe de la véritable issue des affaires qu'il poursuivait, on doit aisément comprendre, à plus forte raison, comment les grands hommes de l'antiquité pouvaient être sincèrement convaincus de la réalité des explications surnaturelles qu'ils proposaient habituellement au vulgaire. Je dois recommander, à cet égard, la remarque générale, indiquée au chapitre précédent, sur l'inconséquence évidente des philosophes actuels qui, après avoir reconnu que les anciens ne pouvaient journellement se dispenser de telles explications sur les moindres sujets de la philosophie naturelle proprement dite, croient devoir suspecter leur bonne foi dans l'extension très spontanée du même procédé logique aux déterminations beaucoup plus complexes de la philosophie morale et sociale.
Pour compléter cette appréciation abstraite des propriétés politiques du polythéisme, il ne nous reste plus maintenant qu'à considérer, sous un point de vue plus spécial, les conditions fondamentales du régime correspondant, dont nous venons de déterminer le but essentiel et l'esprit général: en d'autres termes, nous devons examiner enfin les caractères principaux, qui, toujours communs aux diverses formes réelles d'un tel régime, se montrent directement indispensables à son organisation effective. Ils consistent surtout dans l'institution nécessaire de l'esclavage, et dans l'inévitable confusion entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel; double différence capitale de l'organisme polythéique des sociétés anciennes à l'organisme monothéique de la société moderne.
Quoique personne n'ignore aujourd'hui combien l'esclavage était radicalement indispensable à l'économie sociale de l'antiquité, cependant le principe général d'une telle relation n'a pas encore été convenablement approfondi. Il nous suffira essentiellement, à cet égard, d'étendre jusqu'au point de vue individuel, notre explication fondamentale, ci-dessus limitée au point de vue national, sur la destination nécessairement guerrière des sociétés anciennes, considérée comme une fonction préliminaire sans laquelle l'ensemble de l'évolution humaine n'aurait pu s'accomplir. On conçoit d'abord aisément comment la guerre engendre spontanément l'esclavage, qui y trouve sa principale source, et qui constitue son premier correctif général. La juste horreur que nous inspire aujourd'hui cette institution primitive, nous empêche d'apprécier l'immense progrès qui dut immédiatement résulter de son établissement originaire, puisqu'elle succéda partout à l'anthropophagie ou à l'immolation des prisonniers, aussitôt que l'humanité fut assez avancée pour que le vainqueur, maîtrisant ses passions haineuses, pût comprendre l'utilité finale qu'il retirerait des services du vaincu, en l'agrégeant, à titre d'auxiliaire subalterne, à la famille qu'il commandait: progrès qui suppose un développement industriel et moral bien plus étendu qu'on ne le croit d'ordinaire. Suivant la lumineuse remarque de Bossuet, la seule étymologie devrait encore suffire pour nous rappeler constamment, d'une manière irrécusable, que l'esclave n'était primitivement qu'un prisonnier de guerre dont on avait épargné la vie, au lieu de le dévorer ou de le sacrifier, selon l'usage le plus ancien. Il est fort probable que, sans une telle transformation, l'aveugle passion guerrière du premier âge social aurait déterminé depuis long-temps la destruction presque entière de notre espèce. Les services immédiats d'une semblable institution n'ont donc besoin d'aucune explication, non plus que son inévitable spontanéité. Mais son office capital pour l'évolution ultérieure de l'humanité n'est pas moins incontestable, quoique plus mal apprécié. D'une part, en effet, elle était évidemment indispensable à ce libre essor militaire de l'antiquité, dont nous avons ci-dessus reconnu la destination vraiment fondamentale, et qui eût été certainement impossible, au degré convenable d'intensité et de continuité, si tous les travaux pacifiques n'avaient pas été confiés à des esclaves, soit individuels, soit collectifs: en sorte que l'esclavage, d'abord résulté de la guerre, servait ensuite à l'entretenir, non-seulement comme principale récompense du triomphe, mais aussi comme condition permanente de la lutte. En second lieu, sous un aspect essentiellement méconnu, mais non moins capital, l'esclavage antique n'avait pas une moindre importance relativement au vaincu, ainsi forcément conduit à la vie industrielle, malgré son antipathie primitive. A cet égard, l'esclavage a eu, pour les individus, la même destination générale que celle ci-dessus attribuée, pour les nations, à la conquête. Plus on méditera sur l'aversion profonde que le travail régulier et soutenu inspire d'abord à notre défectueuse nature, que l'ardeur guerrière peut seule arracher primitivement à son oisiveté chérie, mieux on comprendra que l'esclavage offrait alors la seule issue générale au développement industriel de l'humanité. Cet éloignement primordial pour la vie laborieuse ne pouvait être, en effet, radicalement surmonté, chez la masse des hommes, que par l'action combinée et long-temps maintenue des plus énergiques stimulans; ce qui a dû spontanément résulter d'une pareille institution, où le travail, d'abord accepté comme gage de la vie, devenait ensuite le principe de l'affranchissement. Tel est le mode fondamental suivant lequel l'esclavage antique devait constituer, dans l'ensemble de l'évolution humaine, un indispensable moyen d'éducation générale, qui ne pouvait être autrement suppléé, en même temps qu'une condition nécessaire de développement spécial.
Les modernes doivent éprouver, comme je l'ai indiqué ailleurs, des difficultés presque insurmontables à juger sainement une telle économie sociale, parce qu'ils ne s'en forment ordinairement l'image que d'après notre esclavage colonial, véritable monstruosité politique, qui ne peut donner aucune idée juste de la nature de l'esclavage ancien. Cette aberration partielle et momentanée, si déshonorante pour notre civilisation, tend nécessairement à la compression commune de l'activité du maître et de celle de l'esclave, par suite de leur caractère également industriel, qui fait envisager le repos de l'un comme une conséquence spontanée du travail de l'autre, et qui cependant doit inspirer toujours à l'inquiète jalousie du premier une intime répugnance contre l'essor graduel du second. Tout au contraire, dans l'esclavage antique, le vainqueur et le vaincu se secondaient mutuellement pour le développement simultané de leurs activités hétérogènes mais co-relatives, militaire chez l'un, industrielle chez l'autre, qui, loin d'être alors rivales, se présentaient comme réciproquement indispensables, de façon à permettre franchement, des deux parts, et même à faciliter directement, jusqu'à un degré déterminé, cette double évolution préliminaire, dont le terme naturel sera posé au chapitre suivant. Le maintien des institutions devant être d'autant moins pénible qu'elles sont mieux adaptées à l'état social correspondant, rien n'est plus propre, assurément, à vérifier cette appréciation comparative, que le contraste caractéristique entre la conservation presque spontanée, pendant une longue suite de siècles, de l'esclavage ancien, sans occasionner de crises dangereuses, si ce n'est en quelques cas extrêmement rares, quoique les esclaves fussent habituellement beaucoup plus nombreux que les maîtres, et les immenses efforts continus des modernes pour procurer, sur quelques points secondaires du monde civilisé, une chétive existence de trois siècles à cette anomalie factice, au milieu d'horribles dangers toujours imminens, malgré la prépondérance matérielle des maîtres, puissamment assistés d'ailleurs de la civilisation métropolitaine, qu'ils tendaient aveuglément à faire ainsi dégénérer en une inqualifiable barbarie, entièrement étrangère à l'évolution fondamentale de l'humanité. Sous quelque aspect qu'on l'examine, l'esclavage ancien présente tous les caractères essentiels d'une institution pleinement normale, puisque, né de la guerre, on le voit cependant se produire alors, sans aucune irrésistible contrainte, par une foule de voies secondaires, comme la vente volontaire des enfans, l'assujétissement des insolvables, etc.; outre que la possibilité constante, et fréquemment réalisée, d'une telle infortune, chez les hommes même les plus libres et les plus puissans, y compris les rois, par suite de l'intensité et de la continuité des guerres anciennes, devait nécessairement inspirer une répugnance beaucoup moindre pour un semblable changement de situation, dont nul ne pouvait jamais se croire suffisamment préservé. Dans la phase sociale analogue que nous pouvons explorer aujourd'hui, ne voit-on pas souvent des sauvages spontanément amenés, par la fureur graduelle du jeu, à proposer même leur renonciation volontaire à la liberté comme une sorte d'extrême enjeu? Ce n'est pas sans une profonde raison que tous les philosophes de l'antiquité, et notamment Aristote, regardaient beaucoup d'hommes comme essentiellement nés pour la servitude; pourvu que, au lieu du sens absolu alors faussement attaché à cette maxime, on la restreigne constamment à l'état d'enfance sociale qui l'avait réellement inspirée, et envers lequel elle n'offre rien de révoltant: puisque l'insouciante sécurité et l'irresponsabilité totale propres à l'existence servile doivent long-temps la rendre supportable, et quelquefois même desirable, aux âmes peu élevées, où la nature caractéristique de l'humanité n'est pas encore suffisamment développée; comme les sociétés les plus avancées ne cessent point d'en offrir aujourd'hui des exemples irrécusables, quoique heureusement exceptionnels.
Au premier aspect, on ne saisit pas nettement la corelation naturelle du polythéisme à l'institution de l'esclavage, malgré l'éclatant témoignage que nous présente, à cet égard, l'ensemble de l'analyse historique. Mais, puisque nous avons reconnu ci-dessus l'aptitude nécessaire du polythéisme à seconder directement le développement spontané de l'esprit de conquête, il faut bien, par un prolongement plus spécial des mêmes motifs, que cet état théologique soit essentiellement en harmonie avec une telle condition sociale, spontanément inséparable de la vie guerrière. Une appréciation immédiate montre, en effet, que le polythéisme doit, à cet égard, correspondre généralement à l'esclavage, comme, d'une part, le fétichisme à l'extermination habituelle des prisonniers, et, d'une autre part, le monothéisme à l'affranchissement final des serfs, ainsi que je l'expliquerai plus spécialement au chapitre suivant. Car, le fétichisme est une religion trop individuelle et trop locale pour établir, entre le vainqueur et le vaincu, aucun lien spirituel, susceptible de contenir suffisamment, à l'issue du combat, la férocité naturelle; tandis que le monothéisme est, au contraire, tellement universel, qu'il tend à interdire, entre les adorateurs du même vrai dieu, une aussi profonde inégalité, sans leur permettre néanmoins une aussi intime familiarité avec les partisans d'une autre croyance. En un mot, l'un et l'autre, quoique en sens inverse, sont également contraires à l'esclavage, par suite des mêmes caractères essentiels qui les rendent impropres à la conquête, sauf les perturbations accidentelles, qui, bien analysées, confirmeront toujours la relation principale. Sans doute, le monothéisme n'est point, de sa nature, absolument incompatible avec l'esclavage, pas plus qu'avec la conquête: mais il n'en a pas moins sans cesse tendu à en détourner pareillement l'humanité; et cette influence s'est pleinement manifestée dans tous les cas où le régime monothéique, véritablement spontané et opportun, a pu succéder convenablement aux préparations sociales indispensables, comme le montrera la leçon suivante. Les deux âges extrêmes de la vie religieuse étant ainsi généralement exclus d'une telle explication, il faut bien que l'âge moyen et principal, caractérisé par le polythéisme, fournisse la base spirituelle de cette grande institution, qui, sans doute, n'a pas dû se passer d'un pareil appui plus que tant d'autres moins importantes. Or, on reconnaît directement, en effet, quant à l'esclavage comme envers la conquête, que le polythéisme avait, par sa nature, à la fois assez de généralité pour servir de lien, et assez de spécialité pour maintenir les distances: le vainqueur et le vaincu, quoique conservant chacun ses dieux propres, avaient assez de religion commune pour comporter entre eux une certaine harmonie habituelle, pendant que, d'un autre côté, la profonde subordination de l'un à l'autre était consacrée par celle des divinités correspondantes. C'est ainsi que le polythéisme, en général, s'opposait spontanément, presque au même degré, d'une part à l'immolation journalière des prisonniers, d'une autre part à leur affranchissement régulier, et conduisait immédiatement à sanctionner et à consolider leur esclavage habituel.
Examinons maintenant le second caractère essentiel de l'ancienne économie sociale, c'est-à-dire, la confusion profonde qui s'y manifeste, à tous égards, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, habituellement concentrés chez les mêmes chefs; tandis que leur séparation régulière constitue l'un des principaux attributs politiques de la civilisation moderne, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. L'autorité spéculative, alors purement sacerdotale, et la puissance active, essentiellement militaire, furent toujours intimement unies sous le régime polythéique de l'antiquité; et cette combinaison inévitable était en relation nécessaire avec la destination générale que nous avons reconnue ci-dessus devoir être propre à ce régime pour l'ensemble de l'évolution humaine; telle est l'importante explication qui nous reste à établir sommairement, afin que le système fondamental de la politique ancienne soit ici suffisamment analysé. Nous n'avons pas d'ailleurs à distinguer encore entre les deux modes très différens qu'a dû offrir nécessairement cette concentration caractéristique, suivant que les attributions militaires étaient subordonnées aux fonctions sacerdotales, ou que, au contraire, le caractère militaire avait absorbé, par un développement plus spécial, l'esprit sacerdotal. Quoique nous devions bientôt considérer ces deux modes comme nécessairement relatifs, l'un à l'origine du polythéisme, l'autre à sa destination principale, cette distinction, ici prématurée, compliquerait inutilement notre appréciation abstraite et générale, qui en sera d'ailleurs ultérieurement confirmée.
L'antiquité ne pouvait ni ne devait aucunement connaître cette admirable séparation, spontanément établie, au moyen-âge, sous l'heureux ascendant du catholicisme, entre le pouvoir purement moral, essentiellement destiné à régler les pensées et les inclinations, et le pouvoir proprement politique, directement appliqué aux actes et aux résultats. Cette division capitale suppose nécessairement, comme je l'expliquerai au chapitre suivant, un développement préalable dans l'organisme social, qui était certainement impossible à une telle époque, où la simplicité et la confusion primitives des idées politiques n'eussent même pas permis de comprendre la distinction régulière du maintien des principes généraux de la sociabilité d'avec leur usage spécial et journalier. Outre ces conditions intellectuelles, une pareille séparation ne pouvait se réaliser qu'autant que chacun des deux pouvoirs aurait déjà spontanément établi son existence propre, d'après une origine indépendante, tandis que, chez les anciens, ils dérivaient toujours nécessairement l'un de l'autre, soit que le commandement militaire ne constituât qu'un simple accessoire de l'autorité sacerdotale, soit, au contraire, que celle-ci fût réduite à servir d'instrument habituel à la domination des chefs de guerre. Enfin, la nature nécessairement étroite et locale de la politique ancienne, essentiellement bornée à une ville prépondérante, lors même que son empire a dû ensuite s'étendre progressivement à des populations très considérables, s'opposait évidemment, d'une manière spéciale, à toute idée d'une semblable division, dont le principal motif immédiat, au moyen-âge, est précisément résulté du besoin de rattacher à un pouvoir spirituel commun des nations trop éloignées et trop diverses pour que leurs gouvernemens temporels ne fussent pas inévitablement distincts. Aussi rien ne caractérise-t-il mieux le vrai génie politique de l'antiquité que cette confusion fondamentale et continue entre les mœurs et les lois, ou les opinions et les actions; les mêmes autorités y étant toujours occupées à régler indifféremment l'un et l'autre, quelle que fût d'ailleurs la forme effective du gouvernement. Jusque dans les cas qui, par leur nature, semblaient devoir indiquer spontanément la possibilité d'un pouvoir spirituel, distinct et indépendant du pouvoir temporel, ce mélange intime se reproduit encore au plus haut degré: comme le témoignent clairement ces mémorables occasions, alors assez fréquentes, où une ville confiait expressément la puissance constituante à un citoyen sans magistrature active, et qui, ainsi devenu momentanément législateur suprême, ne pensait néanmoins jamais à organiser aucune séparation permanente entre le pouvoir moral et le pouvoir politique, quoique sa propre position dût tendre évidemment à lui en suggérer l'idée. Les philosophes eux-mêmes, dans leurs utopies les plus hasardées, offrant toujours un inévitable reflet du génie dominant de la société contemporaine, ne distinguaient pas davantage entre le réglement des opinions et celui des actions, également confiés à une seule autorité fondamentale; et, cependant, l'existence régulière de cette classe d'hommes spéculatifs, chez les principales nations grecques, doit être regardée comme le premier germe véritable de cette grande division sociale, ainsi que je l'expliquerai ci-dessous. Ceux d'entre eux qui avaient le plus exagéré le chimérique espoir ultérieur d'une société finalement régie par des philosophes, ne concevaient ainsi qu'une pareille concentration de tous les pouvoirs essentiels en de telles mains; ce qui, d'ailleurs, bien loin de constituer, suivant leur pensée, un vrai perfectionnement politique, n'aurait pu réellement aboutir qu'à une rétrogradation capitale, même comparativement à l'ordre social très imparfait qu'ils prétendaient améliorer, comme j'aurai lieu de le faire bientôt sentir.
Envisagée sous un autre aspect général, cette confusion fondamentale, chez les anciens, entre les deux grands pouvoirs sociaux, sera aisément jugée, non-seulement inévitable d'après les diverses indications précédentes, mais, en outre, strictement indispensable à l'entière réalisation de la haute destination politique que nous avons reconnue ci-dessus devoir appartenir à cet âge préparatoire de l'humanité. Il est clair, en effet, que l'activité militaire n'aurait pu alors se développer convenablement, de manière à remplir suffisamment sa mission principale, si l'autorité spirituelle et la domination temporelle n'eussent pas été habituellement concentrées chez une même classe dirigeante. Ce double caractère journalier des chefs militaires, à la fois pontifes et guerriers, constituait le plus puissant appui de la rigoureuse discipline intérieure que devaient exiger, à cette époque, la nature et la continuité des guerres, et qui n'aurait pu autrement acquérir l'énergie et la stabilité nécessaires. De même, l'action collective de chaque nation armée sur les sociétés extérieures eût été radicalement entravée par toute séparation essentielle entre les deux autorités fondamentales, dont les inévitables conflits eussent alors tendu presque toujours à troubler la direction générale des guerres et à gêner la réalisation finale de leurs principaux résultats. Ainsi, soit au dedans, soit au dehors, le développement continu de l'esprit de conquête exigeait, dans l'antiquité, une plénitude d'obéissance et une unité de conception et d'exécution, également incompatibles avec nos idées modernes sur la division élémentaire des deux grands pouvoirs sociaux. Le chapitre suivant expliquera directement, en effet, d'une manière irrécusable, la liaison intime et réciproque qui a dû exister entre l'établissement d'une telle division et le décroissement général du système militaire, dès lors devenu essentiellement défensif, conformément à la nature propre du monothéisme. Dans les cas exceptionnels, ci-dessus indiqués, où le monothéisme s'est montré favorable à l'essor intense et prolongé de l'esprit de conquête, comme chez les Musulmans surtout, on doit noter que cette anomalie a constamment coïncidé avec la conservation, aussi peu normale, sous cette nouvelle phase religieuse, de l'ancienne confusion des pouvoirs: tant une telle concentration est nécessairement inséparable du libre et plein développement de l'activité militaire.
Après avoir ainsi reconnu combien cette intime combinaison était à la fois inévitable et indispensable dans la politique générale de l'antiquité, il est aisé de concevoir maintenant sa corelation fondamentale avec la nature propre du polythéisme correspondant. Nous constaterons spécialement, au chapitre suivant, la tendance nécessaire du monothéisme à séparer le pouvoir spirituel du pouvoir temporel, du moins quand il s'établit spontanément, chez une population convenablement préparée, où, sans une telle séparation, il ne saurait réaliser sa principale destination sociale. Il suffit ici de reconnaître, en sens inverse, combien le polythéisme est radicalement incompatible avec toute semblable division. Or, il est évident que la multiplicité des dieux, par l'inévitable dispersion qui en résulte dans l'action théologique, s'oppose directement à ce que le sacerdoce acquière spontanément une homogénéité et une consistance qui lui soient propres, et sans lesquelles néanmoins son indépendance envers le pouvoir temporel ne saurait être aucunement assurée. Trop éloignés désormais d'un pareil régime, nos esprits modernes méconnaissent ou négligent la rivalité fondamentale qui devait habituellement régner entre les divers ordres de prêtres antiques, par suite de l'inévitable concurrence de leurs nombreuses divinités, dont les attributions respectives, quoique soigneusement réglées, ne pouvaient manquer d'engendrer de fréquens conflits; ce qui, malgré l'instinct commun du sacerdoce, tendait nécessairement à prévenir ou à dissoudre toute grande coalition sacerdotale, pour peu que le pouvoir temporel voulût sérieusement l'empêcher. Chez les nations polythéistes les mieux connues, les différent sacerdoces, quoique ayant tenté de s'unir par plusieurs liens, soit ostensibles, soit secrets, se présentent, en effet, comme essentiellement isolés dans leur existence propre et indépendante, et ne se trouvent finalement rapprochés que par leur uniforme assujétissement à l'autorité temporelle, aisément parvenue à s'emparer directement des principales fonctions religieuses. Le pouvoir théologique n'a pu alors éviter une telle subalternité que dans les cas où il a dû, au contraire, devenir, ou plutôt rester, absolument prépondérant, par suite d'un essor très rapide de la première évolution intellectuelle, coïncidant avec un développement encore peu prononcé de l'activité militaire, comme je l'expliquerai ci-après. En aucune occasion, la nature du polythéisme n'a pu comporter l'existence d'un véritable pouvoir spirituel, pleinement distinct et indépendant du pouvoir temporel correspondant, sans que l'un des deux fût réduit à ne constituer habituellement qu'un simple appendice de l'autre ou son instrument général.
Cette explication sommaire achève de faire convenablement ressortir l'éminente aptitude du polythéisme à correspondre spontanément aux principaux besoins politiques de l'antiquité; puisque, après avoir précédemment constaté sa tendance directe à seconder le développement naturel de l'esprit de conquête, nous reconnaissons maintenant son influence spéciale pour établir nécessairement la concentration fondamentale des pouvoirs sociaux, indispensable à la plénitude de ce développement. Telle est, du moins, le jugement essentiel qu'il faut porter de cette grande corelation, qui doit être surtout appréciée d'après la destination générale, si capitale quoique purement provisoire, qui devait caractériser cet âge social, dans l'ensemble de l'évolution humaine, suivant nos démonstrations antérieures. On méconnaîtrait radicalement, à cet égard, le véritable esprit de l'histoire, si, selon des habitudes encore trop dominantes, au lieu de considérer principalement le polythéisme dans sa période active et progressive, on persistait, au contraire, à y faire prévaloir l'examen de son époque de décomposition, où il est incontestable, en effet, que le maintien trop prolongé de cette concentration caractéristique, si long-temps nécessaire, devint, chez tant d'indignes empereurs, le principe du plus dégradant despotisme que l'humanité ait pu jamais subir. Mais n'est-il pas évident que le système de conquête, alors suffisamment développé, avait déjà pleinement atteint sa principale destination sociale; ce qui, en dissipant à jamais l'utilité provisoire de cette confusion spontanément établie, par le polythéisme, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, n'en laissait plus subsister que les inévitables dangers, jusque-là contenus ou dissimulés? Qu'y a-t-il, en ce cas, qui ne soit essentiellement commun à toute vicieuse prépondérance d'une institution quelconque, survivant mal à propos à l'accomplissement total de son office provisoire? En terminant cette importante appréciation, je crois d'ailleurs ne devoir pas négliger ici l'occasion très naturelle qu'elle m'offre de signaler clairement, sous un rapport capital, l'inconséquence radicale qui caractérise aujourd'hui notre philosophie politique, considérée en ce qu'elle a de commun à tous les partis et à toutes les écoles. J'ai remarqué, au commencement du volume précédent, avec quelle déplorable unanimité on repousse maintenant, les uns en haine du catholicisme, les autres par désuétude de son véritable esprit, toute division réelle entre les deux pouvoirs, mais en continuant cependant à rêver le monothéisme comme base nécessaire de l'ordre social. Or, il est désormais évident que l'on s'efforce ainsi de concilier deux conditions essentiellement incompatibles; et le chapitre suivant achèvera de dissiper implicitement toute incertitude à ce sujet, en rendant irrécusable la corelation spontanée du monothéisme avec une telle division. Ceux qui, de nos jours, dans leurs étranges pensées de progrès, dictées par une aveugle imitation de l'antiquité, prétendraient rétablir cette concentration primordiale, alors aussi fondamentale qu'elle serait maintenant dangereuse et heureusement impossible, devraient donc, d'après les explications précédentes, pour être suffisamment conséquens à leurs vains projets, ne pas s'arrêter au monothéisme, naturellement antipathique à un tel régime, et rétrograder de plein saut jusqu'au polythéisme proprement dit, qui en constituait certainement l'indispensable fondement.
Telles sont, en général, les relations nécessaires du polythéisme avec les deux principales conditions caractéristiques de la politique de l'antiquité. Après les avoir ainsi séparément appréciées, il suffit ici, en les rapprochant, de signaler d'ailleurs leur intime et constante affinité. Or, il faut bien que l'institution de l'esclavage et la confusion élémentaire des deux pouvoirs soient, en réalité, étroitement liées, puisque l'abolition de l'une a toujours historiquement coïncidé avec la cessation de l'autre, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Il est clair directement, en effet, que l'esclavage ancien était nécessairement en harmonie avec cette réunion fondamentale de l'autorité spirituelle à l'autorité temporelle, qui donnait spontanément à l'empire du maître une certaine consécration religieuse, et qui, en même temps, affranchissait cette subordination domestique de toute interposition sacerdotale distincte, propre à contenir cet ascendant absolu.
Les principales propriétés politiques du polythéisme étant désormais assez nettement caractérisées, il ne nous reste plus ici, pour en avoir convenablement accompli l'appréciation abstraite, qu'à l'examiner enfin sous le point de vue moral proprement dit. Outre que l'analyse politique devait avoir, envers un tel régime, une importance beaucoup plus capitale, en même temps que les difficultés propres en devaient être bien supérieures, l'influence morale du polythéisme, d'ailleurs plus aisément jugeable et ordinairement mieux connue, pourra maintenant être déterminée d'une manière très sommaire, et néanmoins suffisante à notre but essentiel, d'après sa correspondance nécessaire avec l'ensemble des explications précédentes, et surtout avec le double jugement que nous venons d'établir sur la corelation fondamentale du polythéisme à l'institution de l'esclavage antique et à la concentration des deux pouvoirs sociaux. Car, ces deux caractères essentiels du régime polythéique sont l'un et l'autre éminemment propres, comme nous l'allons voir, à expliquer directement cette profonde infériorité morale que tous les philosophes impartiaux se sont accordés à reconnaître dans le polythéisme comparé au monothéisme.
Sous quelque aspect élémentaire qu'on envisage la morale, personnelle, domestique ou sociale, suivant la coordination fondamentale établie au cinquantième chapitre, on ne saurait méconnaître, en effet, combien elle devait être, chez les anciens, profondément viciée par la seule existence de l'esclavage. Il serait d'abord superflu de s'arrêter ici à faire expressément ressortir la profonde dégradation qui en résultait directement pour la majeure partie de notre espèce, dont le développement moral, ainsi radicalement négligé, était essentiellement privé de ce sentiment habituel de la dignité humaine qui en constitue la principale base, et restait entièrement livré à la seule action spontanée d'un tel régime, où la servilité devait tant altérer l'heureuse influence du travail. Quoiqu'une telle appréciation doive, par sa nature, avoir une extrême importance, puisqu'on ne peut se dissimuler que le fond principal des nations modernes est surtout issu de cette malheureuse classe, et qu'il conserve encore, même chez les populations les plus avancées, quelques traces morales trop irrécusables d'une pareille origine, cependant la haute évidence de ce sujet, à l'égard duquel les jugemens ordinaires n'exigent aucune rectification capitale, doit certainement nous dispenser d'y insister davantage. Considérons donc seulement l'influence morale de l'esclavage ancien sur les hommes libres ou maîtres, dont le développement propre, malgré leur minorité numérique, est alors le plus essentiel à suivre, comme ayant dû ultérieurement servir de type nécessaire au développement universel. Sous ce point de vue, il est aisé de sentir que cette institution, malgré son indispensable nécessité, ci-dessus expliquée, pour l'évolution politique de l'humanité, devait profondément entraver l'évolution morale proprement dite. En ce qui concerne même la morale purement personnelle, quoique la mieux connue des anciens, il est évident que l'habitude intime d'un commandement absolu envers des esclaves plus ou moins nombreux, à l'égard desquels chacun pouvait d'ordinaire suivre presque aveuglément tous ses caprices quelconques, tendait inévitablement à altérer cet empire de l'homme sur lui-même qui constitue le premier principe du développement moral, sans parler d'ailleurs des dangers trop évidens de la flatterie, auxquels chaque homme libre se trouvait ainsi continuellement exposé. Relativement à la morale domestique surtout, on ne saurait douter, suivant la judicieuse observation de De Maistre, que l'esclavage n'y corrompît directement, en général, à un degré souvent très prononcé, les plus importantes relations de famille, par les désastreuses facilités qu'il offrait spontanément au libertinage, au point de rendre d'abord presque illusoire l'établissement même de la monogamie. Quant à la morale sociale enfin, dont l'amour général de l'humanité doit constituer le principal caractère, il est trop aisé de sentir combien les habitudes universelles de cruauté, si fréquemment gratuite ou arbitraire, alors familièrement contractées envers d'infortunés esclaves, essentiellement soustraits à toute protection réelle, devaient tendre à développer ces sentimens de dureté, et même de férocité, qui, à tant d'égards, caractérisaient d'ordinaire les mœurs anciennes, où l'on peut apercevoir leur influence inévitable jusque chez les meilleurs naturels.
En considérant de la même manière l'autre condition politique fondamentale des sociétés anciennes, on peut reconnaître, avec non moins d'évidence, la funeste influence qui devait, en général, directement résulter de la confusion élémentaire entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, pour entraver profondément, à cette époque, le développement moral de l'humanité. C'est par suite, en effet, d'une telle confusion que la morale devait être, chez les anciens, essentiellement subordonnée à la politique; tandis que, chez les modernes, au contraire, surtout sous le règne du catholicisme proprement dit, la morale, radicalement indépendante de la politique, a tendu de plus en plus à la diriger, comme je l'expliquerai au chapitre suivant. Un assujétissement aussi vicieux du point de vue général et permanent de la morale au point de vue spécial et mobile de la politique, devait certainement altérer beaucoup la consistance des prescriptions morales, et même corrompre souvent leur pureté, en faisant trop fréquemment négliger l'appréciation des moyens pour celle du but prochain et particulier, et en disposant à dédaigner les qualités les plus fondamentales de l'humanité comparativement à celles qu'exigeaient immédiatement les besoins actuels d'une politique nécessairement variable. Quelque inévitable que dût être alors une telle imperfection, elle n'en est pas moins réelle, ni moins déplorable. Il est clair, en un mot, que la morale des anciens était, en général, comme leur politique, éminemment militaire; c'est-à-dire, essentiellement subordonnée à la destination guerrière qui devait surtout caractériser cet âge de l'humanité. Plus les nations y étaient fortement constituées pour ce but principal, plus il devenait la règle suprême dans l'appréciation habituelle des diverses dispositions morales, toujours estimées et encouragées en raison de leur aptitude fondamentale à seconder la réalisation graduelle de ce grand dessein politique, soit à l'égard du commandement ou de l'obéissance. Ce caractère moral propre au régime polythéique de l'antiquité peut, encore aujourd'hui, être directement étudié dans les phases analogues de sociabilité, chez diverses nations sauvages, pareillement organisées pour la guerre, et avec une semblable concentration des deux pouvoirs généraux. En second lieu, il résultait nécessairement d'un tel régime l'absence ordinaire de toute éducation morale proprement dite, à défaut de tout pouvoir spécial susceptible de la diriger convenablement, et que le monothéisme devait seul ultérieurement instituer. L'intervention arbitraire, trop souvent puérile et tracassière, par laquelle le magistrat, chez les Grecs et les Romains, tentait directement d'assujétir la vie privée à de minutieux réglemens presque toujours illusoires, ne pouvait, sans doute, tenir aucunement lieu de cette grande fonction élémentaire. Aussi s'efforçait-on alors de suppléer, quoique très imparfaitement, à cette immense lacune sociale, en utilisant avec sagesse les occasions spontanées de faire indirectement pénétrer, dans la masse des hommes libres, un certain enseignement moral, par la voie des fêtes et des spectacles, qui n'a pu conserver chez les modernes une égale importance, en vertu même du mode bien supérieur suivant lequel cette attribution capitale y a été enfin remplie. L'action sociale des philosophes, surtout chez les Grecs, et accessoirement chez les Romains, n'avait point, à vrai dire, sous le rapport moral, d'autre destination essentielle: et cette manière, si peu satisfaisante, d'abandonner une telle fonction à la libre intervention d'un office privé, en dehors de toute organisation légale, n'aboutissait immédiatement qu'à manifester, sous ce rapport, la profonde imperfection de ce régime, sans pouvoir d'ailleurs la réparer jamais suffisamment; puisqu'une telle influence devait presque toujours se réduire à de pures déclamations, essentiellement impuissantes et souvent dangereuses, quelle qu'ait été, du reste, son utilité provisoire pour préparer une régénération ultérieure, comme je l'indiquerai plus loin.
Telles sont, en aperçu, les deux causes principales qui expliquent convenablement la profonde infériorité justement signalée, sous le rapport moral, dans l'organisme polythéique de l'antiquité. En appréciant la morale générale des anciens suivant leur propre esprit, c'est-à-dire relativement à leur politique, on doit la trouver très satisfaisante, par son admirable aptitude à seconder, d'une manière directe et complète, le développement caractéristique de leur activité militaire: et, en ce sens, elle a pareillement participé à l'ensemble de l'évolution humaine, qui n'aurait pu d'abord trouver d'issue sans cette voie naturelle. Mais elle est, au contraire, très imparfaite, quand on y considère une phase nécessaire de l'éducation purement morale de l'humanité. On voit ici que cette imperfection ne tient point essentiellement à l'immédiate consécration des passions quelconques, autorisée ou facilitée par la nature du polythéisme. Quoique cette dernière influence soit, à certains égards, incontestable, il n'est pas douteux néanmoins que les philosophes chrétiens s'en sont formés, en général, une notion fort exagérée; puisque, à les en croire, on ne saurait comprendre qu'aucune moralité ait pu résister alors à un tel dissolvant. Cependant, cet inévitable inconvénient du polythéisme n'a pu évidemment détruire ni l'instinct moral de l'homme, ni la puissance graduelle des observations spontanées que le bon sens a dû bientôt réunir sur les diverses qualités de notre nature, et sur leurs conséquences ordinaires, individuelles ou sociales. D'un autre côté, le monothéisme, malgré sa supériorité caractéristique à cet égard, n'a point certainement réalisé, à un degré plus éminent, sa moralité intrinsèque, dans les cas exceptionnels où il est resté compatible avec l'esclavage et avec la confusion des deux pouvoirs, comme on le verra au chapitre suivant. Enfin, il n'est peut-être pas inutile, à ce sujet, de noter ici que cette tendance, tant reprochée, d'une manière absolue, au polythéisme antique, et qui était d'ailleurs une suite alors nécessaire de l'extension des explications théologiques à l'étude du monde moral, a pu contribuer à faciliter d'abord, aux divers sentimens humains, un essor libre et naïf, dont la trop forte compression originaire eût empêché ensuite, quand la vraie morale est devenue possible, de bien discerner le degré d'encouragement ou de neutralisation qu'ils doivent habituellement recevoir. Ainsi, l'éminente supériorité nécessaire du monothéisme sous ce rapport capital, ne doit pas faire méconnaître l'irrécusable participation du polythéisme aux propriétés essentielles de la philosophie théologique dans l'enfance de l'humanité, soit pour servir d'organe indispensable à l'unanime établissement de certaines opinions morales, qu'une telle universalité doit rendre ensuite presque irrésistibles, soit même pour sanctionner ultérieurement ces règles par la perspective de la vie future, dont l'entière indétermination naturelle permet aisément au génie théologique, heureusement assisté du génie esthétique, d'y construire librement son type idéal de justice et de perfection, de manière à convertir enfin en un puissant auxiliaire de la morale ce qui ne fut long-temps qu'une croyance spontanée de notre enfance, rêvant naïvement, abstraction faite de toute moralité, l'éternelle prolongation de ses plus chères jouissances. Un coup d'œil rapide conduit, en effet, à reconnaître directement que, sous tous les aspects importans, le polythéisme devait déjà ébaucher le développement moral de l'humanité, indépendamment de son aptitude spéciale à seconder l'essor des qualités les plus convenables à la destination caractéristique de ce premier âge social.
Son efficacité est surtout prononcée relativement aux deux termes extrêmes de la morale générale, d'abord personnelle, et finalement sociale. Quant à la première, dont les anciens avaient, en général, dignement reconnu l'importance vraiment fondamentale comme seule épreuve décisive de nos forces morales, son application militaire était trop capitale et trop directe pour qu'ils ne se fussent point occupés, de très bonne heure, à la développer soigneusement, en ce qui concerne principalement l'énergie, soit active, soit passive, qui, dans la vie sauvage, constitue la vertu dominante. Commencé sous le fétichisme, ce développement a dû être extrêmement perfectionné par le polythéisme. Sous ce rapport moral, quoique le plus élémentaire de tous, les prescriptions les plus simples et les plus évidentes ne pouvaient d'abord s'établir unanimement que d'après cette heureuse intervention spontanée de l'esprit religieux: on n'en saurait douter à l'égard même des habitudes de purification physique, si essentielles, outre leur destination immédiate, comme le premier exemple de cette surveillance continue que l'homme doit nécessairement exercer sur sa personne, soit pour agir, soit pour résister. En second lieu, relativement à la morale sociale proprement dite, il est clair que le polythéisme a directement développé, au plus éminent degré, cet amour de la patrie que nous avons vu, au chapitre précédent, spontanément ébauché par le fétichisme, secondant déjà, de la manière la plus naturelle, l'attachement naïf pour le sol natal. Consacrée et stimulée par le polythéisme, en vertu de son caractère éminemment national, cette affection primitive s'était élevée, chez les anciens, comme chez tous les peuples analogues, à la dignité du patriotisme le plus profond et le plus énergique, souvent exalté jusqu'au fanatisme le plus prononcé, et qui devait alors constituer le but principal et presque exclusif de l'ensemble de l'éducation morale. Il serait superflu d'insister ici sur l'admirable relation d'un tel sentiment prépondérant, à la destination spéciale de ce second âge social, ni sur l'intensité spontanée qu'il devait recevoir, soit du peu d'étendue des nations anciennes, soit de la nature même des guerres, qui devait, aux yeux de chacun, présenter sans cesse comme imminents la mort ou l'esclavage, dont le plus entier dévouement à la patrie pouvait seul habituellement préserver. Quelque férocité que dût nécessairement entretenir alors une telle disposition, où la haine de tous les étrangers quelconques était toujours inséparable de l'attachement au petit nombre des compatriotes, elle a certainement concouru, outre son application immédiate, au développement fondamental de notre évolution morale, où elle constitue un indispensable degré, qui, par sa nature, ne saurait jamais être impunément franchi, malgré l'incontestable prééminence du terme final si heureusement établi ensuite par le christianisme dans l'amour universel de l'humanité, dont l'introduction trop prématurée eût inévitablement entravé l'indispensable essor militaire de l'antiquité. On doit aussi, sous le même aspect, rapporter au polythéisme la première organisation régulière d'un ordre très essentiel, et aujourd'hui trop superficiellement apprécié, de relations morales élémentaires, déjà ébauchées par le fétichisme, et que le catholicisme a, comme je l'expliquerai, admirablement cultivées. Il s'agit des usages, publics ou privés, qui, par le respect général des vieillards, et l'habituelle commémoration des ancêtres, tendent à entretenir ce sentiment fondamental de la perpétuité sociale, si indispensable à tous les âges de l'humanité, et qui doit désormais devenir encore plus nécessaire à mesure que les espérances théologiques relatives à la vie à venir perdent irrévocablement leur ancien ascendant; en même temps que la philosophie positive tend heureusement, ainsi que je l'établirai en son lieu, à le développer beaucoup plus qu'il n'a pu l'être jusqu'ici, en faisant spontanément ressortir, à tous égards, l'intime liaison de l'individu avec l'ensemble de l'espèce, actuelle, passée, ou future.
La plus grande imperfection morale du polythéisme concerne la morale domestique, dont l'antiquité n'avait pu dignement sentir l'inévitable interposition naturelle entre la morale personnelle et la morale sociale, alors trop directement rattachées l'une à l'autre, par suite de la prépondérance nécessaire de la politique. C'est là surtout, comme le chapitre suivant nous l'expliquera, le titre le plus spécial du catholicisme à l'éternelle reconnaissance de l'humanité, pour avoir enfin organisé la morale sur ses vrais fondemens, en s'attachant principalement à constituer la famille, et à faire dépendre les vertus sociales des vertus domestiques. Toutefois, on ne saurait méconnaître l'influence préalable du polythéisme dans le premier essor de la morale domestique. En se bornant à l'indiquer ici sous le rapport le plus fondamental, c'est-à-dire, quant aux relations conjugales, c'est, évidemment, pendant le règne du polythéisme que l'humanité s'est irrévocablement élevée à la vie vraiment monogame. Quoiqu'on ait faussement représenté la polygamie comme un invariable résultat du climat, chacun sait aujourd'hui que, en remontant suffisamment l'échelle sociale, elle a partout constitué, au Nord aussi bien qu'au Midi, un attribut nécessaire du premier âge de l'humanité, aussitôt que la pénurie des subsistances n'empêche plus la brutale satisfaction de l'instinct reproducteur. Mais, malgré cette préexistence nécessaire et constante de l'état polygame, il n'en reste pas moins vrai que, dans notre espèce, encore plus que chez tant d'autres, en vertu même de sa supériorité caractéristique, l'état purement monogame est le plus favorable, pour chaque sexe, au plus complet développement de nos plus heureuses dispositions de tous genres; ce qu'il serait ici superflu de démontrer expressément, quelles que soient, à cet égard, les déplorables aberrations momentanées de notre anarchique situation mentale. Aussi le sentiment graduellement manifesté de cette grande condition sociale a-t-il déterminé bientôt, presque dès l'origine du polythéisme, le premier établissement de la monogamie, promptement suivi des plus indispensables prohibitions sur les cas d'inceste. Les diverses phases principales du régime polythéique ont même été toujours accompagnées, comme on le verra ci-après, de modifications croissantes dans ce mariage primitif, dont le perfectionnement graduel a constamment tendu à mieux développer, au profit commun de l'humanité, la nature propre de chaque sexe. Toutefois, le vrai caractère social de la femme était encore loin d'être suffisamment prononcé, en même temps que sa dépendance inévitable envers l'homme restait trop affectée de la brutalité primordiale. Cet essor très imparfait du vrai génie féminin se manifeste même, sous le polythéisme, par un indice qu'il importe de noter ici, parce qu'il doit sembler d'abord présenter, au contraire, un symptôme spécial de l'importance politique des femmes; je veux parler de cette participation constante, quoique secondaire, à l'autorité sacerdotale, qui leur est alors directement accordée, et que le monothéisme leur a irrévocablement enlevée. La civilisation développe essentiellement toutes les différences intellectuelles et morales, celles des sexes aussi bien que toutes les autres quelconques: en sorte que ces sacerdoces féminins propres au polythéisme ne constituent pas plus une présomption favorable pour la condition correspondante des femmes, que celles qu'on pourrait également induire de cette existence presque contemporaine de femmes chasseresses et guerrières, toujours et partout trop inhérente à un tel âge social pour pouvoir être entièrement fabuleuse, quelque étrange qu'elle doive maintenant paraître. Du reste, il serait certainement inutile de signaler ici l'ensemble décisif des preuves irrécusables qui, suivant la belle observation de Robertson, établissent, avec une entière évidence, combien l'état social des femmes était radicalement inférieur, sous le régime polythéique de l'antiquité, à ce qu'il est devenu ensuite sous l'empire du christianisme. Il suffirait, au besoin, de rappeler, à ce sujet, ces amours infâmes, si justement réprouvés par le catholicisme, et qui ont toujours fait la honte morale de l'antiquité tout entière, même chez ses plus éminens personnages: car on ne saurait concevoir un symptôme plus prononcé du peu de considération alors accordée aux femmes que cette monstrueuse prédilection qui faisait chercher ailleurs le développement des plus pures émotions sympathiques, en réservant essentiellement l'union sexuelle pour son indispensable destination physique, comme l'ont systématiquement exposé, avec une si révoltante naïveté, dans la Grèce et à Rome, tant d'illustres philosophes et hommes d'état, à tous autres égards très recommandables. L'intime corelation de cette grande aberration primitive avec la vie habituellement trop isolée du sexe mâle chez les peuples chasseurs ou même pasteurs, et ensuite, malgré l'état agricole, chez les nations constamment en guerre, est d'ailleurs trop évidente pour exiger aucune explication, quand on pense à l'heureuse influence qu'exerce, à cet égard, dans notre vie moderne, la société presque continuelle des deux sexes. J'ai, en outre, déjà suffisamment signalé ci-dessus l'influence nécessaire de l'esclavage dans l'ancienne économie sociale, comme tendant à altérer gravement l'institution même de la monogamie. Mais, quelque fondés que soient réellement tous ces divers reproches essentiels, ils ne sauraient annuler l'indispensable participation du polythéisme à ébaucher aussi, à tous égards, le développement fondamental de la morale domestique, quoique avec moins d'efficacité qu'envers la morale personnelle et la morale sociale, par une impulsion spontanée qui n'aurait pu alors provenir d'aucune autre source spirituelle.
Nous avons enfin suffisamment complété ainsi, pour notre but principal, l'importante appréciation abstraite des différentes propriétés générales, intellectuelles ou sociales, qui caractérisent le polythéisme, aujourd'hui si peu compris. L'ensemble de cet examen approfondi doit, ce me semble, laisser, chez tout vrai philosophe, après les comparaisons convenables, cette impression finale que, malgré d'immenses lacunes et de profondes imperfections, un tel régime, par l'homogénéité supérieure et la connexité plus intime de ses divers élémens essentiels, tendait spontanément à développer des hommes bien plus consistans et plus complets qu'il n'a pu en exister depuis, lorsque l'état de l'humanité fut devenu moins uniformément et moins purement théologique, sans être jusqu'ici assez franchement positif. Mais, quoi qu'il en soit, il nous reste maintenant, pour avoir convenablement réalisé l'appréciation fondamentale de ce grand âge religieux, à le considérer encore sous un aspect plus spécial, sans toutefois descendre jusqu'aux considérations concrètes incompatibles avec la nature de cet ouvrage, en examinant sommairement les diverses formes essentielles qu'a dû successivement affecter un tel régime, relativement au mode déterminé suivant lequel chacune d'elles devait inévitablement participer à la destination générale précédemment attribuée au polythéisme dans l'évolution totale de l'humanité. On doit, à cet effet, distinguer d'abord entre le polythéisme essentiellement théocratique et le polythéisme éminemment militaire, suivant que la concentration élémentaire des deux pouvoirs y affectait davantage le caractère spirituel ou le caractère temporel; il faut ensuite, par une analyse plus précise, et cependant aussi indispensable, distinguer, dans le dernier système, le cas où l'activité militaire, quoique continue, n'a pu encore suffisamment atteindre son but principal, et celui où l'esprit de conquête a pu enfin recevoir convenablement tout son développement graduel: ce qui, en résultat définitif, conduit à décomposer l'ensemble du régime polythéique en trois modes nécessaires, qui, à défaut de dénominations plus rationnelles, peuvent être provisoirement désignés par les qualifications purement historiques de mode égyptien, mode grec, et finalement mode romain, dont nous allons reconnaître l'attribution propre et l'invariable succession.
Un système politique caractérisé principalement par la domination presque absolue de la classe sacerdotale, a partout présidé nécessairement à la civilisation originaire, dont seul il pouvait alors ébaucher réellement tous les divers élémens essentiels, intellectuels ou sociaux. Déjà préparé par le fétichisme, parvenu à l'état d'astrolâtrie, et peut-être même un peu avant l'entière transition de la vie pastorale à la vie agricole, ce système n'a pu être convenablement développé que sous l'ascendant du polythéisme proprement dit. Son véritable esprit général, aussi rapproché que possible de celui qui appartient spontanément au gouvernement domestique, consiste, en prenant l'imitation pour principe fondamental d'éducation, à consolider la civilisation naissante par l'hérédité universelle des diverses fonctions ou professions quelconques, sans aucune distinction de celles qu'on a ultérieurement qualifiées de privées ou publiques: d'où résulte le pur régime des castes, hiérarchiquement subordonnées l'une à l'autre suivant l'importance de leurs attributions respectives, sous la commune direction suprême de la caste sacerdotale, qui, seule dépositaire de toutes les conceptions humaines, est alors exclusivement propre à établir réellement un lien continu entre ces corporations hétérogènes, primitivement issues d'autant de familles. Cette antique organisation n'ayant pas été formée essentiellement pour la guerre, qui a simplement contribué à l'étendre et à la propager, la caste la plus inférieure et la plus nombreuse n'y est point nécessairement dans l'état d'esclavage proprement dit, caractérisé par la sujétion individuelle, mais dans un état de profond assujétissement collectif, qui constitue, à vrai dire, une condition encore plus dégradante et moins favorable à un affranchissement ultérieur.
On doit, à mon gré, regarder comme une loi générale de dynamique sociale la tendance inévitable de toute civilisation indigène, dans son développement spontané, vers un tel régime initial, dont les traces se retrouvent partout, même au sein des sociétés les plus avancées, et qui domine encore essentiellement chez la majeure partie de la population asiatique, au point de sembler aujourd'hui particulièrement propre à la race jaune, quoique la race blanche n'en ait certes pas été d'abord plus exempte, et s'en soit seulement plus rapidement et plus pleinement dégagée, ou en vertu de sa supériorité effective, ou par suite de circonstances plus favorables. Mais ce régime, que l'essor prépondérant de l'activité militaire devait radicalement altérer, n'a pu devenir profondément caractéristique que sous l'influence permanente, suffisamment prononcée, des conditions extérieures qui pouvaient à la fois entraver le plus l'élan de l'esprit guerrier et le mieux favoriser celui de l'esprit sacerdotal. Ces causes locales, qui n'ont jamais pu exercer ensuite une action sociale aussi capitale, ont surtout consisté dans la réunion d'un heureux climat avec un sol fécond, qui devait faciliter le développement intellectuel, en assurant aisément les subsistances, pourvu d'ailleurs que la population, convenablement étendue, occupât un territoire propre à établir spontanément des communications intérieures, et enfin que le pays fût néanmoins, par sa nature, assez pleinement isolé pour être préservé des envahissemens extérieurs sans pousser fortement à la vie guerrière: rien ne peut mieux satisfaire à cet ensemble d'indications que la vallée d'un grand fleuve, séparée d'un côté par la mer, et, d'un autre, par d'immenses déserts ou des montagnes inaccessibles. Aussi ce grand système théocratique des castes s'est-il jadis pleinement réalisé en Égypte, dans la Chaldée, dans la Perse, etc.; il s'est prolongé jusqu'à nos jours dans la partie de l'Orient la moins exposée au contact graduel de la race blanche, à la Chine, au Japon, au Thibet, dans l'Indostan, etc.: par suite d'influences analogues, on l'a de même essentiellement retrouvé au Mexique et au Pérou, à l'époque de la conquête, sans qu'une telle similitude puisse, du reste, y motiver aucune induction raisonnable sur des communications peu compatibles avec l'esprit de ce régime. Outre cette multiplicité d'exemples décisifs, qui suffirait à constater directement la spontanéité fondamentale d'une semblable organisation, on en peut signaler des traces plus ou moins caractéristiques dans tous les cas de civilisation indigène; comme, par exemple, pour notre Europe occidentale, chez les Gaulois et chez les Étrusques. Parmi les nations dont le développement propre a été surtout hâté par d'heureuses colonisations, on en reconnaît encore l'influence primordiale; l'empreinte générale s'en fait toujours sentir dans les diverses institutions ultérieures, et n'est pas même aujourd'hui complétement effacée, au sein des sociétés les plus avancées. En un mot, ce régime constitue partout le fond nécessaire de l'ancienne civilisation.
Cette universalité plus ou moins prononcée et la profonde ténacité qui caractérisent un tel système, doivent faire penser, quels qu'en puissent être les vrais inconvéniens, qu'il était, aux temps de sa splendeur, en harmonie intime avec les besoins essentiels de l'humanité. Il est facile, en effet, de reconnaître qu'il a été primitivement indispensable pour ébaucher, à tous égards, l'évolution fondamentale, intellectuelle ou sociale. D'abord, sa spontanéité est évidemment irrécusable; car rien n'est certes plus naturel, à l'origine, que l'hérédité générale des professions, qui fournit aussitôt, par la simple imitation domestique, le plus facile et le plus puissant moyen d'éducation, le seul même alors praticable, tant que la tradition orale doit constituer encore le principal mode de transmission universelle, soit à défaut d'aucun autre procédé suffisant, soit surtout en vertu du peu de rationnalité des conceptions quelconques. A quelque perfectionnement même que puisse jamais parvenir la civilisation humaine, il est clair que cette tendance primitive à l'hérédité s'y fera inévitablement toujours sentir, quoiqu'à un degré constamment décroissant, puisque la plupart des hommes n'ayant point, à vrai dire, de vocations spéciales très prononcées, chacun doit ordinairement se sentir disposé à embrasser volontiers la profession paternelle, pour peu que la société se trouve normalement classée; ce qui d'ailleurs n'empêche point, aux époques de transition, l'ardeur momentanée mais unanime à un déclassement général, alors plus ou moins nécessaire. Malgré que cette hérédité volontaire, ou seulement imposée par les mœurs, doive heureusement avoir, chez les modernes, un tout autre caractère que l'hérédité forcée, tyranniquement prescrite aux anciens par les lois, suivant l'esprit de toute leur économie sociale, elle n'en procède pas moins, au fond, du même principe élémentaire, d'après les garanties profondes que doit toujours offrir au bonheur, soit privé, soit public, la plus complète préparation possible de chacun à sa vraie destination sociale. Le seul moyen de diminuer, sans aucun danger réel, individuel ou social, la nécessité de ce mode spontané, consiste à rationnaliser de plus en plus l'éducation humaine, en faisant passer, autant que le comporte l'évolution intellectuelle, dans l'enseignement public, abstrait et systématique, ce qui auparavant exigeait un apprentissage domestique, concret et empirique. C'est ainsi surtout que le catholicisme a fait irrévocablement cesser l'hérédité des fonctions sacerdotales, aussi universelle, dans toute l'antiquité, que celle des autres attributions quelconques, privées ou publiques.
En second lieu, les propriétés fondamentales de ce régime initial ne sont pas moins incontestables, à tous égards, que son évidente spontanéité. L'évolution intellectuelle lui devra toujours la première division permanente entre la théorie et la pratique, alors suffisamment ébauchée par le développement spécial d'une caste spéculative, naturellement investie, même à un degré exorbitant, de la dignité et du loisir indispensables à la plénitude et à la continuité de ses travaux. Aussi, en tous genres, les élémens primitifs de nos connaissances réelles remontent-ils nécessairement jusqu'à cette grande époque, où l'esprit humain a enfin commencé à régulariser sa marche générale. La même observation doit s'étendre aux beaux-arts, alors soigneusement cultivés, indépendamment de leur charme direct, par la caste dirigeante, soit comme accessoire du dogme et du culte, soit comme moyen d'enseignement et de propagation. Néanmoins c'est surtout le développement industriel qui, n'exigeant pas d'aussi rares vocations intellectuelles, et ne pouvant inspirer aucune inquiétude politique à la classe prépondérante, a dû être plus spécialement secondé par un tel régime, sous lequel d'ailleurs l'état de paix habituelle permettait d'employer les masses inférieures à des opérations vraiment colossales, où la force supplée presque toujours au génie, mais qui n'en eurent pas moins alors une véritable importance. On ne saurait douter que tous les arts usuels ne doivent y chercher leur premier essor, long-temps supérieur au grossier élan des sociétés essentiellement militaires. La perte nécessairement fréquente de diverses inventions utiles avant que cette organisation conservatrice pût être convenablement établie, avait dû, sans doute, en faire d'abord ressortir le besoin fondamental, et devait ensuite faire habituellement apprécier ce puissant moyen de consolider le degré de division du travail où notre espèce était déjà parvenue. Jamais, à aucune autre époque, l'aptitude fondamentale du polythéisme à fournir, par sa nature, des moyens généraux d'honorer les divers talens, n'a été plus pleinement réalisée que sous cette première organisation, qui a si souvent poussé jusqu'à l'apothéose proprement dite la glorieuse commémoration des principaux inventeurs, ainsi proposés à l'adoration habituelle des castes respectives. Sous le point de vue social, la convenance primordiale d'un tel régime n'est pas moins prononcée. Dans l'ordre politique proprement dit, la stabilité constitue évidemment son principal attribut. Toutes les précautions capitales s'y trouvaient spontanément instituées, avec la plus grande énergie possible, pour le préserver de toute grave atteinte, intérieure ou extérieure. Au dedans, les diverses castes partielles, essentiellement isolées entre elles, n'étaient habituellement liées que par leur commune subordination à la caste sacerdotale, dont chacune d'elles devait sans cesse éprouver le besoin fondamental, puisqu'elle y trouvait exclusivement les lumières spéciales et l'impulsion propre qui lui étaient journellement indispensables à tous égards. Jamais il n'a pu exister ensuite une aussi intense concentration, régulière et permanente, des pouvoirs humains, que celle alors naturellement établie chez cette caste suprême, dont chaque membre, du moins dans les rangs supérieurs de la hiérarchie pontificale, était à la fois, non-seulement prêtre et magistrat, mais aussi savant, artiste, ingénieur et médecin. Les hommes d'état de la Grèce et de Rome, dont la plénitude et la généralité étaient si supérieures à ce qu'a pu comporter jusqu'ici l'état moderne, paraissent, à leur tour, des personnages fort incomplets, comparativement à ces admirables natures théocratiques de la première antiquité, dont Moïse constitue pour nous le type, sinon le plus fidèle, du moins le mieux connu. Relativement à l'extérieur, ce régime ne pouvait courir immédiatement de graves dangers que par le développement toujours imminent de l'activité militaire, dont la politique sacerdotale prévenait, autant que possible, les suites plus ou moins perturbatrices, en ouvrant, de temps à autre, une issue convenable à l'inquiétude des guerriers, par de larges expéditions lointaines et par des colonisations irrévocables. Enfin, sous l'aspect purement moral, on ne peut méconnaître la tendance nécessaire de ce régime à développer soigneusement, par une première culture, à la fois spontanée et systématique, la morale personnelle en ce qu'elle offre de plus fondamental, mais surtout la morale domestique, trop négligée ensuite par le polythéisme militaire, comme je l'ai expliqué ci-dessus, et qui, dans ces théocraties, devait naturellement devenir prépondérante, l'esprit de caste n'étant qu'une extension directe de l'esprit de famille, et l'éducation y reposant toujours sur le principe d'imitation. Quoique la polygamie y fût encore essentiellement prépondérante, sauf quelques cas exceptionnels de monogamie fort imparfaite et très précaire, la condition sociale des femmes recevait pourtant alors sa première amélioration fondamentale, depuis l'âge de barbarie où le sexe le plus faible restait communément assujéti aux travaux pénibles dédaignés par le sexe prépondérant: leur réclusion habituelle, suite d'ailleurs inévitable de la polygamie, constituait déjà, en réalité, un premier hommage général, et un témoignage involontaire de considération, tendant dès lors à leur attribuer, dans l'ordre élémentaire de la société, une position de plus en plus conforme à leur vraie nature caractéristique. Quant à la morale sociale, il est évident que l'esprit de ce régime devait directement développer, au plus haut degré, le respect des vieillards, et le culte général des ancêtres. Le grand sentiment du patriotisme n'y était encore, chez les masses, sauf l'attachement instinctif au sol natal, qu'à son ébauche la plus élémentaire, l'amour de la caste, qui, quelque étroit qu'il doive nous paraître, constitue un intermédiaire indispensable dans l'essor graduel de la moralité humaine, surtout à cette époque, et peut-être toujours sous de nouvelles formes. Du reste, la profonde aversion superstitieuse qu'un tel système devait inspirer pour toute relation avec l'étranger, et qui contribuait beaucoup à augmenter son immuable consistance, doit être soigneusement distinguée de l'actif dédain ultérieurement entretenu par le polythéisme militaire.
Malgré tant d'éminentes propriétés, il est néanmoins certain que ce grand système théocratique, après avoir ébauché, sous tous les rapports, l'évolution humaine, devait devenir ensuite radicalement antipathique aux principaux progrès ultérieurs, intellectuels ou sociaux, en vertu même de l'excessive stabilité qui le caractérisait, et qui tendait graduellement à se convertir en une immobilité opiniâtre, quand les nouveaux développemens ont fini par exiger un autre classement social[14]. Ce n'est pas que cette immuabilité soit, comme on le pense, absolue: puisque ce régime n'est point, à beaucoup près, identique au Thibet à ce qu'il est dans l'Inde, ni là surtout à ce qu'il est devenu à la Chine, où l'introduction des examens graduels a tant modifié l'institution des castes, sans toutefois la détruire réellement; ce qui prouve clairement qu'un tel système n'est pas immodifiable. Mais, quoique l'humanité dût sans doute spontanément parvenir à s'y ouvrir enfin une issue quelconque, cependant notre développement européen a heureusement dépendu d'une toute autre marche, infiniment plus rapide, comme nous le reconnaîtrons ci-après: en sorte qu'il est oiseux d'insister davantage sur l'essor hypothétique compatible avec la seule théocratie, le premier grand progrès général ayant dû précisément consister à passer à une autre organisation, dans les pays où celle-là n'avait pu s'enraciner suffisamment. On conçoit aisément, en effet, combien ce régime purement conservateur doit bientôt prendre un caractère hostile à tout perfectionnement considérable, intellectuel ou social, par la tendance de la caste prépondérante à consacrer ses immenses ressources de tous genres au maintien général de sa domination presque absolue, lorsque elle-même a déjà perdu nécessairement, sous l'influence prolongée de cette suprématie, la principale stimulation de son propre développement. Au premier aspect, ce système politique semble rationnellement très satisfaisant, en ce qu'il paraît constituer le règne de l'esprit, quoique ce soit, au fond, encore davantage celui de la peur, puisqu'il repose bientôt sur l'usage continu des terreurs superstitieuses, et même des divers prestiges suggérés par une grossière ébauche des connaissances physiques; à peu près comme si la population était soumise à des conquérans mieux armés. Mais, par une appréciation plus approfondie, il importe d'ailleurs de reconnaître franchement, dès cette première époque, une haute nécessité sociale, suite inévitable de l'économie fondamentale de la nature humaine, et qui condamne directement la domination politique de l'intelligence, comme radicalement hostile à l'accomplissement graduel de notre véritable évolution. Quoique l'esprit doive spontanément tendre de plus en plus à la suprême direction des affaires humaines, il ne saurait certainement y parvenir jamais, par suite de l'extrême imperfection de notre organisme, où la vie intellectuelle est ordinairement si peu énergique: en sorte que, dans l'ordre réel, individuel ou social, l'esprit est seulement destiné à modifier essentiellement la prépondérance matérielle, par un indispensable office consultatif, mais sans pouvoir habituellement donner l'impulsion. Or, cette même intensité trop peu prononcée, qui, quoi qu'on puisse faire, ne peut aucunement permettre le règne réel de l'intelligence, rendrait, d'une autre part, cet empire très dangereux, et bientôt hostile au progrès, si on tentait de l'établir; faute de la stimulation continue dont sa faiblesse native a tant besoin, et dont cette chimérique domination ferait nécessairement cesser la principale puissance: l'esprit, né pour modifier et non pour commander, serait alors essentiellement employé à maintenir son monstrueux ascendant, au lieu de suivre noblement sa grande destination au perfectionnement. Je me borne à indiquer ici cette considération capitale, qui sera naturellement reprise, au chapitre suivant, d'une manière plus directe et plus spéciale. Mais elle est ainsi assez signalée déjà pour nous faire actuellement comprendre, dans sa plus intime profondeur, le vrai principe élémentaire de cette tendance radicalement stationnaire si justement reprochée, en général, au système théocratique, par ceux-là même qui, d'un autre côté, ne pouvaient s'empêcher d'admirer profondément son apparente rationnalité. En considérant ensuite, d'un tel point de vue, les divers élémens essentiels de ce régime initial, chacun pourra aisément y vérifier que cette excessive concentration des divers pouvoirs, première cause de sa consistance caractéristique, devenait bientôt un obstacle nécessaire à tout perfectionnement notable, aucune partie ne pouvant être isolément améliorée sans compromettre l'ensemble d'un système où régnait une semblable solidarité. Sous le point de vue scientifique, par exemple, si vainement présenté comme éminemment favorable aux théocraties antiques, il est clair que l'esprit humain n'a pu, au contraire, y dépasser jamais les plus simples progrès, non-seulement faute d'une stimulation suffisante, mais aussi parce que l'action critique qui serait naturellement résultée, contre le polythéisme dominant, d'un développement plus avancé, aurait directement tendu à bouleverser dès lors toute l'économie sociale. Personne ne saurait ignorer aujourd'hui que, après le premier ébranlement mental, les sciences ne pouvaient fleurir que cultivées pour elles-mêmes, et non comme instrumens de domination politique. Toute autre partie quelconque du système social pourrait donner lieu à une appréciation essentiellement analogue, que je dois maintenant laisser au lecteur. Ainsi, en résumé, on ne peut pas plus contester l'aptitude fondamentale du polythéisme théocratique à ébaucher, à tous égards, par une indispensable participation, l'ensemble de l'évolution humaine, qu'on ne doit, d'un autre côté, méconnaître son inévitable tendance ultérieure à entraver directement le développement général. Les peuples chez lesquels la caste militaire n'a pu parvenir à subalterniser enfin la caste sacerdotale, n'ont donc joui d'abord d'une mémorable prééminence, que pour se voir ensuite condamnés à une immobilité presque incurable, à laquelle la conquête même peut difficilement apporter un assez puissant correctif, puisque, dans les théocraties les plus fortement constituées, les vaincus ont spontanément absorbé les vainqueurs, comme l'histoire nous le montre par tant d'éclatans exemples, où l'on voit le conquérant étranger se transformer insensiblement en chef du sacerdoce dirigeant, sans que la nature primitive du régime en reçoive presque jamais aucune altération capitale: il en était essentiellement ainsi lorsque, dans les révolutions intérieures, les guerriers ayant pu prendre momentanément le dessus sur les pontifes, finissaient bientôt eux-mêmes par acquérir involontairement le caractère théocratique, ce qui maintenait toujours l'esprit général du système, sauf un simple changement de personnes ou de dynasties.
Note 14: Plusieurs philosophes, sous l'inspiration des vaines théories métaphysiques qui ont tant exagéré, au siècle dernier, l'influence des signes, ont pensé, surtout envers les Chinois, que cette immobilité dépendait principalement de l'usage universel de l'écriture hiéroglyphique, sans réfléchir que d'autres théocraties voisines, et certes non moins immobiles, n'étaient point assujéties à cette prétendue cause prépondérante. Quels que soient les graves inconvéniens sociaux d'une telle écriture, il est clair que cette superficielle appréciation, d'abord spécieuse, prend réellement un symptôme pour un principe, puisque cet usage continue, depuis l'établissement des Tatars, à subsister conjointement avec la désuétude de l'écriture alphabétique de ces conquérans. L'ensemble du système théocratique explique certes assez directement son esprit anti-progressif, pour qu'on doive se dispenser de recourir à des considérations accessoires et partielles, hors de toute proportion raisonnable avec les effets qu'on veut ainsi leur attribuer.
En considérant de plus près le passage général du polythéisme théocratique au polythéisme militaire, on reconnaît aisément qu'il n'a pu s'effectuer que chez les peuples où l'ensemble des conditions extérieures avait empêché le développement de la théocratie, en favorisant celui de la guerre, et dont la civilisation avait été hâtée par d'heureuses colonisations qui, essentiellement provenues de pays soumis au pur régime des castes, ne pouvaient cependant l'enraciner de nouveau sur un sol mal disposé, un tel transport devant, en effet, neutraliser beaucoup les dangers politiques de ce système, sans nuire sensiblement à ses qualités intellectuelles et morales. L'importante révolution ainsi accomplie communément dans cette organisation primitive, a partout maintenu, au fond, le principe des castes, qui se retrouve chez toute l'antiquité, où la naissance a toujours exercé une influence politique prépondérante, décidant d'abord habituellement de la liberté ou de l'esclavage, et déterminant ensuite, en majeure partie, surtout à l'origine, la nature des attributions de chacun. Mais le principe d'hérédité s'est trouvé dès lors essentiellement modifié par l'introduction régulière et permanente d'une certaine faculté de choix d'après une appréciation personnelle et directe, faculté nouvelle qui, quoique d'abord étroitement subordonnée à la naissance, a dû ensuite acquérir une extension et une indépendance toujours croissantes. L'équilibre politique qui a pu s'établir entre ces deux tendances opposées devait surtout dépendre du développement plus ou moins parfait de l'activité militaire, si propre, par sa nature, à mettre en pleine évidence la supériorité des vraies vocations correspondantes. C'est ainsi que, chez les Romains, cet équilibre a été bientôt suffisamment institué, et spontanément maintenu pendant plusieurs siècles, par une suite nécessaire, quoique indirecte, de l'essor graduel et continu du système de conquête: tandis que, chez les Grecs, par une cause inverse, les législateurs et les philosophes avaient été toujours occupés à organiser laborieusement, entre ce qu'ils nommaient l'oligarchie et la démocratie, une conciliation durable, sans pouvoir jamais y parvenir assez.
A partir du polythéisme militaire, l'étude générale de l'évolution humaine doit être nécessairement décomposée, jusqu'aux temps modernes, en deux parties essentielles, intimement mêlées auparavant sous le polythéisme théocratique: car, malgré la corelation élémentaire qui existe toujours plus ou moins entre la marche de l'esprit humain et celle de la société, il est certain que dès lors la principale évolution intellectuelle et la principale évolution sociale ont été, dans le développement fondamental de l'humanité, profondément séparées, et produites, en des temps très distincts, sous des régimes fort différens, quoique radicalement analogues. Telle est l'origine essentielle de la division historique ci-dessus annoncée entre le mode grec et le mode romain, à laquelle notre appréciation doit maintenant se subordonner. C'est aussi pourquoi, envers chacun de ces deux modes également indispensables, nous devrons surtout nous réduire à y examiner le développement qui lui était spécialement réservé, en commençant par le régime grec. Par cela même que ce premier régime est, à tous égards, intermédiaire entre le régime égyptien et le régime romain, plus intellectuel que l'un et moins social que l'autre, il semblerait, d'après un principe logique déjà heureusement employé dans plusieurs parties antérieures de ce Traité, que son appréciation rationnelle dût être plus nettement conçue à la suite de celle des deux termes extrêmes. Mais, comme le terme initial vient d'être assez caractérisé, et que le lecteur a déjà sans doute une suffisante connaissance provisoire du terme final, il est clair que l'avantage philosophique inhérent à un tel ordre d'exposition ne saurait assez compenser le grave inconvénient qu'il y aurait à altérer ainsi, quoique seulement dans la forme, la conception de filiation graduelle, qui doit certainement prédominer en toute opération historique: ce qui n'empêche pas toutefois que cette inversion ne puisse ensuite être accessoirement recommandée au lecteur, à titre d'un utile exercice.
Un coup d'œil philosophique sur l'ensemble de l'histoire grecque, suffit pour montrer directement que, dans cette société, l'activité militaire, quoique fondamentale et continue, était toujours réduite à un essor essentiellement vague et incohérent, sans pouvoir encore aboutir à sa grande destination sociale, par le développement graduel d'un système de conquêtes durables, fonction politique éminemment réservée au régime romain. Suivant l'heureuse expression de De Maistre, on peut dire en quelque sorte que la Grèce était née divisée: puisque cet état caractéristique de luttes intérieures, non moins stériles que continues, entre des peuplades aussi analogues, a commencé dès la première origine distincte de cette mémorable population, et n'a cessé que par l'universelle prépondérance de la domination romaine; si tant est d'ailleurs qu'il n'en reste point, encore aujourd'hui, des traces très sensibles. La constitution géographique de la Grèce explique, en partie, cette division radicale, par l'excessive dissémination qui distingue un tel territoire, non-seulement dans l'Archipel, mais même sur le continent, naturellement décomposé en un grand nombre de portions indépendantes, en vertu des golfes, des isthmes, des chaînes, etc., dont il est tant traversé. A cette condition extérieure, il faut joindre, pour compléter suffisamment une telle explication, une cause sociale non moins essentielle, consistant dans l'identité remarquable de ces diverses populations, civilisées, presque simultanément, sous l'influence d'une langue à peu près commune, par des colonies dont l'origine était semblable et la sociabilité fort analogue[15]. De ce double caractère fondamental, il est nécessairement résulté que chacun de ces peuples, d'abord aussi disposé sans doute que le peuple romain[16] à poursuivre graduellement la conquête universelle, n'a jamais pu, malgré des efforts toujours renouvelés, subjuguer finalement ses plus proches voisins, et a été dès lors forcé d'aller surtout déployer au loin son ardeur belliqueuse, suivant une marche entièrement inverse à celle de Rome, et radicalement incompatible avec l'établissement progressif d'une domination à la fois étendue et durable, susceptible de fournir un point d'appui vraiment solide au développement ultérieur de l'humanité. C'est ainsi, par exemple, que la peuplade athénienne, au moment de sa plus éclatante prépondérance, dans l'Archipel, en Asie, en Thrace, etc., était réduite à un territoire central à peine équivalent à un moyen département français, et tout autour duquel campaient de nombreux rivaux, dont l'assujétissement réel était alors justement réputé impraticable: Athènes pouvait plus raisonnablement projeter la conquête, par exemple, de l'Égypte ou de l'Asie mineure, que celle, non-seulement de Sparte, mais même de Thèbes ou de Corinthe, ou peut-être de la petite république adjacente de Mégare; quelque paradoxale que doive d'abord paraître, à nos esprits modernes, une telle appréciation, elle n'étonnera point sans doute ceux qui ont vraiment approfondi l'étude de cette situation politique.
Note 15: Le principe de la colonisation a exercé une influence tellement capitale sur la destination, essentiellement intellectuelle, de la civilisation grecque, que l'on peut noter les colonisations redoublées, ou poussées même au troisième degré, comme ayant le plus heureusement concouru à l'ensemble du mouvement spirituel, soit philosophique, scientifique ou esthétique: ainsi que le témoignent si clairement tant d'éminens exemples analogues à ceux d'Homère, de Thalès, de Pythagore, d'Aristote même, d'Archimède, d'Hipparque, etc. On conçoit aisément, en effet, que les propriétés caractéristiques du régime grec pour exciter l'évolution intellectuelle, devenaient naturellement d'autant plus prononcées, dans ces dérivations successives, qu'on s'éloignait davantage de la source théocratique primordiale, sans cependant que l'esprit de conquête pût acquérir un plus libre développement: pourvu toutefois que les altérations ne fussent pas ainsi poussées au point de dénaturer le système originaire, ce qui ne pouvait guère arriver tant qu'il y restait quelques rapports suivis avec la métropole, dont l'ascendant, politique ou moral, devait y tempérer spécialement l'essor militaire.
Note 16: Il est clair, par exemple, que les Spartiates n'étaient essentiellement, pour ainsi dire, que des Romains avortés, faute d'un milieu convenable, admirablement organisés pour la guerre, et ne pouvant néanmoins conquérir avec fruit. Mais cette peuplade n'en a pas moins rempli une indispensable fonction dans le système total de la civilisation grecque, comme propre à constituer le principal noyau militaire, dans les occasions capitales où la Grèce devait agir, et surtout résister, collectivement; quoique son aveugle antipathie contre Athènes l'ait trop souvent conduite, en ses temps même de plus grande splendeur, à seconder honteusement les projets hostiles de la théocratie persane, qu'elle avait, en d'autres cas, si noblement combattue.
Par suite d'une telle position fondamentale, l'activité militaire avait donc, chez ces peuples, toute l'intensité convenable pour empêcher le développement, long-temps imminent, du régime théocratique, auquel l'expulsion ou l'abaissement des rois opposait partout une puissante barrière politique, en harmonie avec une antipathie morale très prononcée: mais, en même temps, ces diverses nations antagonistes, presque équivalentes en puissance guerrière, devaient se neutraliser essentiellement, de manière à empêcher cette inquiète activité d'accomplir progressivement sa grande mission politique. Ainsi, pendant que l'humanité s'y trouvait préservée de cette torpeur intellectuelle et morale que tend nécessairement à produire la prolongation démesurée du régime théocratique, la vie guerrière ne pouvait cependant y acquérir habituellement assez de prépondérance pour absorber radicalement, comme à Rome, les principales facultés des hommes éminens, auxquels ces vaines luttes ne pouvaient sans doute, malgré les préjugés dominans, inspirer toujours un intérêt exclusif. Telle est la grande cause qui a rejeté, en quelque sorte, dans la vie intellectuelle, une énergie cérébrale continuellement excitée, et que la destination politique ne pouvait suffisamment satisfaire: la même influence agissant aussi sur les masses, quoiqu'à un degré beaucoup moindre, les disposait également à goûter convenablement cette nouvelle culture, surtout quant aux beaux-arts. Cependant, cette tendance fondamentale n'aurait pu spontanément déterminer le rapide développement de l'évolution intellectuelle, soit scientifique, soit esthétique, si les premiers germes n'en eussent été, d'un autre côté, préalablement empruntés aux sociétés théocratiques, par une suite naturelle des colonisations originaires. Voilà donc par quel concours de conditions essentielles il a enfin surgi, dans la Grèce, une classe libre entièrement nouvelle, qui devait alors servir d'inappréciable organe au principal essor mental de l'élite de l'humanité, comme étant à la fois éminemment spéculative, sans avoir le caractère sacerdotal, et essentiellement active, sans être absorbée par la guerre. En altérant de quelques degrés, en l'un ou l'autre sens, cet admirable antagonisme, qui n'a jamais été nettement conçu, les philosophes, les savans et les artistes demeuraient de simples pontifes, plus ou moins élevés dans la hiérarchie sacerdotale, ou devenaient d'humbles esclaves chargés des soins pédagogiques dans les grandes familles militaires. Mon illustre prédécesseur, Condorcet, semble avoir entrevu le vrai principe de cette mémorable situation, mais sans avoir pu l'apprécier suffisamment, faute d'une saine théorie fondamentale de l'ensemble de l'évolution humaine. On voit ainsi quel service capital a dès lors indirectement rendu à l'humanité l'essor continu de l'activité militaire, quoique politiquement stérile: sans parler d'ailleurs de son importance spéciale assez connue pour soustraire, à l'envahissement toujours imminent des immenses armées théocratiques, ce petit noyau de libres penseurs, alors chargés, en quelque sorte, des destinées intellectuelles de notre espèce, qui peut-être, sans les sublimes journées des Thermopyles, de Marathon, et de Salamine, ultérieurement complétées par l'immortelle expédition du grand Alexandre, resterait encore, même aujourd'hui, partout plongée dans l'avilissement théocratique.
Nous aurons maintenant assez apprécié cette grande destination mentale du régime grec, si nous nous réduisons ici à la considération sommaire du développement le plus important, c'est-à-dire, de l'évolution philosophique et scientifique, puisque l'évolution esthétique a déjà été ci-dessus convenablement caractérisée. Pour plus de clarté, j'envisagerai d'abord l'essor scientifique, comme le plus capital en lui-même, à titre de manifestation primordiale d'un nouvel élément intellectuel, ultérieurement réservé à une prépondérance définitive, et comme ayant d'ailleurs profondément influé dès lors sur l'essor simultané de la philosophie proprement dite.
Envers l'une et l'autre évolution, le point de départ commun résultait donc de la formation spontanée, il y a moins de trente siècles, d'une classe éminemment contemplative, composée, en dehors de l'ordre légal, d'hommes libres, doués d'une haute intelligence et pourvus du loisir suffisant, sans aucune attribution sociale déterminée, et, par suite, bien plus purement spéculatifs que les dignitaires théocratiques, dont l'esprit devait être principalement occupé à conserver ou à appliquer leur éminent pouvoir. Ces sages ou philosophes durent d'ailleurs long-temps cultiver simultanément, à l'imitation de leurs précurseurs sacerdotaux, toutes les parties quelconques du domaine intellectuel, sauf toutefois l'importante séparation, presque immédiate, de la poésie et des autres beaux-arts, en vertu d'un essor plus rapide. Mais cette activité continue dut tendre ensuite à déterminer graduellement une division nouvelle, première base directe de notre propre développement scientifique, lorsque l'esprit positif put enfin commencer à s'y manifester nettement, avec tous les vrais caractères qui lui appartiennent, malgré la philosophie, d'abord purement théologique et puis de plus en plus métaphysique, qui continua nécessairement à présider à toutes les spéculations de l'antiquité.
Cette apparition décisive du véritable esprit scientifique, s'opéra alors, comme c'était inévitable, par l'élaboration des idées les plus simples, les plus générales et les plus abstraites, c'est-à-dire les idées mathématiques, berceau nécessaire de la positivité rationnelle, et que ces mêmes caractères devaient d'ailleurs spontanément soustraire à la juridiction spéciale de la théologie dominante, qui ne pouvait descendre à de tels détails, seulement enveloppés implicitement sous son universelle suprématie intellectuelle. Il est même certain que les idées purement arithmétiques, où ces trois attributs corelatifs sont encore plus prononcés, furent d'abord le sujet de certaines recherches mathématiques, quelque temps avant que la géométrie commençât à se dégager de l'art de l'arpentage, auquel elle adhérait essentiellement dans les spéculations théocratiques. Néanmoins, le nom caractéristique de la science, qui, depuis cette époque, n'a jamais cessé d'être tiré de cette partie principale, comme il continuera nécessairement à l'être toujours, à cause de sa prépondérance rationnelle, suffirait uniquement à en constater la culture presque aussi ancienne, la géométrie proprement dite devant d'ailleurs seule spontanément fournir un champ suffisant à l'esprit arithmétique, et surtout à l'esprit algébrique, qui n'en pouvait d'abord être séparé. Telle fut, chez le grand Thalès, l'origine de la vraie géométrie, surtout par la formation de la théorie fondamentale des figures rectilignes, bientôt agrandie par l'immortelle découverte de Pythagore, qui procéda d'un principe distinct, d'après la considération directe des aires, quoiqu'elle eût pu, sans doute, déjà résulter des théorèmes de Thalès sur les lignes proportionnelles, si la faculté de déduction abstraite avait pu être alors assez avancée. Le fait célèbre de Thalès enseignant aux prêtres égyptiens à mesurer la hauteur de leurs pyramides par la longueur des ombres, constitue, pour quiconque en saisit bien toute la portée, un immense symptôme intellectuel, permettant d'apprécier exactement, de part et d'autre, le véritable état de la science, quelquefois si ridiculement exagéré encore en l'honneur des théocraties antiques; en même temps qu'il témoigne du progrès fondamental déjà accompli alors dans la raison humaine, ainsi parvenue à considérer enfin, sous un simple aspect d'utilité scientifique, un ordre de phénomènes où elle n'avait si long-temps envisagé qu'un sujet de terreurs superstitieuses. A partir de cette grande époque, l'esprit géométrique, bientôt alimenté par l'heureuse invention des sections coniques, s'élève rapidement jusqu'à l'éminente perfection qu'il acquiert dans le sublime génie d'Archimède, type éternel, à tous égards, du vrai géomètre, et premier créateur de toutes les méthodes fondamentales, d'où devaient découler les immenses progrès ultérieurs, quoiqu'elles ne pussent alors avoir que ce caractère de particularité, nécessairement inhérent à la géométrie ancienne. Il ne faut pas d'ailleurs oublier la voie entièrement nouvelle ouverte, en outre, par Archimède à l'esprit mathématique, commençant à embrasser aussi un ordre de phénomènes plus compliqué, en ébauchant la création de la théorie rationnelle de l'équilibre des solides, et même, à quelques égards, des fluides. Enfin, en s'arrêtant encore un peu plus à un si grand nom, bien digne d'une telle exception, il ne serait pas inutile, à notre but philosophique, de signaler ici avec quelle plénitude l'esprit scientifique s'était alors développé, chez son plus pur et plus parfait organe, en notant aussi l'admirable fécondité de ses applications pratiques, et surtout la dignité vraiment caractéristique si noblement manifestée par Archimède, lorsqu'il consentit à se détourner momentanément de ses éminens travaux pour s'occuper, dans un grave besoin public, d'un ordre de conceptions aussi secondaire, où il soutint si hautement sa supériorité, première indication décisive des immenses services que la science devait rendre un jour à l'industrie. Après lui, et sauf peut-être Apollonius, il n'y a plus réellement à considérer, dans l'antiquité, sous le point de vue purement scientifique, comme génie mathématique vraiment créateur, que le grand Hipparque, trop peu apprécié, fondateur de la trigonométrie, spontanément préparée par Archimède, ainsi que je l'ai expliqué au premier volume, et auquel sont dues toutes les principales méthodes de la géométrie céleste, dont il avait essentiellement conçu le véritable ensemble, et d'avance constitué même les relations pratiques fondamentales, soit à la connaissance des temps, ou à celle des lieux. Hors des diverses spéculations mathématiques, il ne pouvait alors certainement exister aucune sphère d'activité convenablement préparée pour le véritable esprit scientifique, comme l'ensemble de ce Traité l'a déjà surabondamment démontré, et comme l'indique d'ailleurs spontanément le nom même déjà imposé à cette science primordiale, et qui rappelle si naïvement son exclusive positivité à cette époque. Quel que soit, en réalité, l'éminent mérite individuel manifesté, sous ce rapport, par les travaux d'Aristote sur les animaux, et même antérieurement par les éclairs du génie médical d'Hippocrate sur l'étude générale de la vie, la situation fondamentale de l'esprit humain n'en pouvait être essentiellement changée, au point de rendre déjà vraiment possibles des sciences aussi profondément compliquées, dont la création systématique devait être si évidemment réservée à un avenir alors extrêmement lointain.
Bien que la nature de notre opération doive nécessairement interdire ici toute poursuite ultérieure d'un tel développement spécial, j'ai cependant jugé indispensable d'insister sur ce premier essor caractéristique de la positivité rationnelle, pour y marquer l'introduction spontanée de ce grand modificateur graduel de la philosophie primitive, avec son double attribut, spéculatif et abstrait, indispensable à son évolution ultérieure, et déjà si purement prononcé dans cet essai décisif. Il importe aussi de noter, à ce sujet, le génie éminemment spécial qui, dès l'origine, commence inévitablement à distinguer ce nouvel ordre de spéculations, par opposition aux contemplations indéterminées de l'ancienne philosophie. Quoique la spécialité, devenue aujourd'hui exorbitante et exclusive, puisse être maintenant, à divers égards, très dangereuse pour l'ordre social, depuis que le besoin de généralités nouvelles est directement prépondérant, il n'en pouvait être aucunement ainsi en un temps où, exercée en dehors d'un système de sociabilité, qui devait, long-temps encore, reposer sur d'autres bases, elle n'était évidemment susceptible d'aucun grave inconvénient politique, et constituait, au contraire, l'unique moyen qui, indépendamment de la commune nécessité de la répartition des travaux, pût enfin apprendre à l'esprit humain, d'abord dans les cas les plus simples, à approfondir convenablement un sujet quelconque, ce qui jusque-là était resté radicalement impossible. En un mot, l'esprit scientifique, alors nullement constituant, et destiné seulement à préparer de très loin, sous le régime théologique, le principal élément ultérieur du régime positif, devait être, sans aucun danger social, éminemment spécial, sous peine d'avortement inévitable: ce qui ne saurait signifier d'ailleurs que la même disposition doive rester indéfiniment prépondérante, quand les besoins et la situation ont radicalement changé, comme le croient, avec une si aveugle obstination, presque tous les savans actuels. On ne peut douter, en effet, que les savans proprement dits n'aient commencé à paraître, déjà nettement séparés des philosophes, et avec leurs principaux attributs modernes, à partir de cette mémorable époque, si hautement caractérisée, sous ce rapport, par l'admirable fondation du musée d'Alexandrie, directement destinée à satisfaire ce nouveau besoin intellectuel, après le triomphe irrévocable du polythéisme progressif sur le polythéisme stationnaire.
Quant à l'évolution purement philosophique, elle présente, surtout avant cette indispensable séparation, des traces très sensibles de l'influence secrète de cette positivité naissante pour modifier déjà radicalement, par l'intervention prononcée de la métaphysique, le système général de la philosophie théologique, suivant la marche élémentaire indiquée au chapitre précédent, d'après ma théorie fondamentale du développement mental. Avant même que les études astronomiques pussent commencer à dévoiler, sur des phénomènes unanimement observés, l'existence directe des lois naturelles proprement dites, on voit l'esprit humain, impatient d'échapper prématurément au régime franchement théologique, s'efforcer d'aller puiser, dans l'essor rudimentaire des conceptions mathématiques, des idées universelles d'ordre et de convenance, qui, malgré leur caractère profondément confus et nécessairement chimérique, constituent réellement un vague pressentiment initial de la subordination ultérieure de tous les phénomènes à des lois naturelles. Cet emprunt fondamental de la philosophie à la science, première base véritable de toute la métaphysique grecque, a d'ailleurs suivi, dès cette époque, la marche nécessaire de l'esprit mathématique, passant de l'arithmétique à la géométrie; puisque ces mystères philosophiques, d'abord exclusivement relatifs aux nombres, s'étendirent ensuite aux figures, sans cesser toutefois, jusqu'aux derniers efforts de la subtilité grecque, d'embrasser simultanément ces deux ordres d'idées: ce qui me semble éminemment propre à justifier cette nouvelle appréciation historique d'une telle philosophie, dont l'œuvre immense du grand Aristote constituera toujours le plus admirable monument, éternel témoignage de la puissance intrinsèque de la raison humaine, à l'état même d'extrême imperfection spéculative, appréciant à la fois, avec une profonde sagacité, autant que l'époque le comportait, les sciences et les beaux-arts, et n'exceptant, de sa vaste conception encyclopédique, que les seuls arts industriels, alors crus indignes des hommes libres. Après la séparation décisive opérée par l'établissement alexandrin, cette philosophie, irrévocablement divisée en naturelle et morale, passe, de l'essor purement spéculatif, à une existence sociale de plus en plus active, en s'efforçant d'influer désormais toujours davantage sur le gouvernement de l'humanité, dont la suprême direction future n'arrête même point ses ambitieuses utopies. Quelques étranges aberrations qu'ait dû produire cette nouvelle phase, elle n'était pas, au fond, moins nécessaire que la première à la préparation générale du régime monothéique, non-seulement en accélérant l'universelle décadence du polythéisme, mais aussi comme instituant, à l'insu même de tous les philosophes, un germe indispensable de réorganisation spirituelle, comme je l'expliquerai bientôt. On peut même apercevoir dès lors, par une exploration très approfondie de cette suite variée de spéculations métaphysiques sur le souverain bien moral et politique, une certaine tendance vague à concevoir l'économie sociale d'une manière indépendante de toute philosophie théologique quelconque. Mais un espoir aussi prématuré, qui n'aboutissait réellement qu'au règne chimérique d'une impuissante métaphysique, ne pouvait avoir, en effet, qu'une influence purement critique, comme l'était immédiatement, à vrai dire, toute celle d'une semblable philosophie, alors organe actif d'une anarchie intellectuelle et morale fort analogue à la nôtre, sous divers aspects importans. L'incapacité radicale de la métaphysique, comme base d'organisation, même simplement mentale, et, à plus forte raison, sociale, devient irrécusable à cette époque de sa principale activité spirituelle, dont rien ne gênait gravement l'essor, quand on voit le progrès continu du doute universel et systématique, conduisant, avec une effrayante rapidité, d'école en école, à partir de Socrate jusqu'à Pyrrhon et Épicure, à nier finalement toute existence extérieure. Cette étrange issue, directement incompatible avec aucune idée de véritable loi naturelle, décèle déjà l'antipathie fondamentale, ultérieurement développable, entre l'esprit métaphysique et l'esprit positif, dès l'époque de cette séparation de la philosophie d'avec la science, dont le bon sens de Socrate avait d'avance bien compris la nécessité prochaine, mais sans en soupçonner aucunement les limites ni les dangers. L'action sociale, de plus en plus dissolvante, nécessairement exercée par ce développement graduel de la métaphysique grecque, doit lui faire mériter, au tribunal suprême de la postérité, la juste réprobation qu'elle a universellement encourue, et qui, dès l'origine, avait été déjà si judicieusement formulée, par la rectitude politique du noble Fabricius, lorsque, au sujet de l'épicuréisme, il regrettait, avec une si amère ironie, qu'une semblable philosophie morale ne régnât point aussi chez les Samnites et les autres ennemis de Rome, qui en eût dès lors aisément triomphé. Quant à l'appréciation intellectuelle, elle ne saurait être finalement guère plus favorable, lorsqu'on voit la séparation entre la philosophie et la science rapidement conduire à ce point que les plus célèbres philosophes deviennent grossièrement étrangers aux connaissances réelles déjà vulgarisées dans l'école d'Alexandrie: comme le témoignent surtout ces étranges absurdités astronomiques qui dominaient la philosophie si vantée d'Épicure, et que répétait encore pieusement, un demi-siècle après Hipparque, l'illustre poète Lucrèce. En un mot, il est clair ainsi que la métaphysique avait alors poussé ses rêves d'indépendance absolue et de vaine suprématie, jusqu'à vouloir s'affranchir également de la théologie et de la science, seules aptes à organiser.
J'ai cru devoir insister autant sur cette explication neuve et difficile du vrai caractère essentiel de l'ensemble de la civilisation grecque, afin de faire convenablement ressortir l'appréciation très délicate d'une situation aussi complexe, ordinairement si mal jugée, quoique si connue. Mais il serait certainement superflu d'examiner ici avec la même précision le second mode fondamental distingué ci-dessus dans le polythéisme militaire, c'est-à-dire le système romain, dont la vraie nature générale, beaucoup plus simple et mieux tranchée, doit être bien plus nettement saisissable, et dont l'influence nécessaire sur la société moderne est d'ailleurs plus complète et plus sensible. En outre, je ne saurais avoir la témérité de reprendre l'appréciation sommaire de la politique romaine après d'aussi éminens penseurs que Bossuet et Montesquieu, trop heureux de pouvoir, dans cette partie de mon opération sociologique, m'appuyer sur une telle élaboration, et regrettant seulement de ne trouver, en aucun autre cas, une aussi précieuse préparation. Quoique ces admirables travaux, et surtout celui de Montesquieu, aient été inévitablement conçus dans un esprit à la fois trop absolu et trop isolé, je puis donc me borner ici à y renvoyer essentiellement le lecteur, qui, d'après ma théorie fondamentale de l'évolution sociale, pourra aisément, suivant les indications directes de l'ensemble de ce chapitre, y rectifier suffisamment, en général, les plus graves déviations du vrai point de vue historique, dont Bossuet s'est d'ailleurs, à mon gré, bien moins écarté, spontanément rappelé à l'unité et à la continuité par la nature même de son grand dessein. Du reste, l'enchaînement nécessaire de ce système avec le précédent et avec le suivant se trouvera naturellement caractérisé ci-dessous, surtout en considérant la transition finale du régime polythéique au régime monothéique, dans laquelle le génie de Bossuet a si bien entrevu la haute et indispensable participation de la domination romaine.
Envers les deux modes essentiels, l'un intellectuel, l'autre social, du polythéisme militaire, j'ai jugé convenable, pour plus de clarté, de me rapprocher davantage des formes de l'appréciation concrète. Mais il importe à notre but principal de reconnaître directement que je ne me suis ainsi nullement écarté, au fond, du caractère abstrait indispensable à une telle opération, suivant les explications préliminaires du chapitre précédent. Car, ces dénominations de grec et romain ne désignent point ici essentiellement des sociétés accidentelles et particulières; elles se rapportent surtout à des situations nécessaires et générales, qu'on ne pourrait qualifier abstraitement que par des locutions trop compliquées. L'antiquité ayant dû naturellement offrir une grande variété de peuplades militaires où, par suite des motifs précédemment indiqués, le vrai régime théocratique n'avait pu s'enraciner suffisamment, il fallait bien, de toute nécessité, que, en certains cas, l'esprit militaire, quoique dominant, ne pût aboutir à un véritable système de conquête, de manière à favoriser l'essor intellectuel, en vertu des causes, locales et sociales, ci-dessus appréciées; tandis que, en d'autres, à l'aide d'influences analogues mais inverses, ce système a pu, au contraire, se développer convenablement. Or, chacune de ces deux évolutions extrêmes, poussée à un haut degré, devenait spontanément exclusive, aussi bien la mentale que la politique: s'il est évident que, par sa nature, le système de conquête ne pouvait être pleinement suivi que chez une seule population prépondérante, il n'est pas, au fond, moins certain, d'autre part, que le mouvement spirituel déterminé, compatible avec un tel âge social, ne pouvait aussi s'opérer suffisamment que dans un centre unique, sauf la simple propagation ultérieure, trop souvent confondue avec la production principale. Plus on méditera sur l'ensemble de ce grand spectacle, mieux on sentira que, dans ce double essor de l'élite de l'humanité, rien de capital n'a été, en réalité, essentiellement fortuit, pas même les lieux ni les temps, que les noms résument. Quant aux lieux, j'ai déjà considéré ci-dessus leur influence générale sur le caractère propre de la civilisation grecque: elle n'a pas été moindre, quoique inverse, pour l'autre évolution. Il fallait évidemment que les deux mouvemens, politique et intellectuel, s'opérassent sur des scènes suffisamment éloignées, sans toutefois l'être trop, afin que, dans l'origine, l'un ne fût point absorbé ou dénaturé par l'autre, et que cependant ils fussent susceptibles, après un assez grand essor respectif, de se pénétrer mutuellement, de manière à converger également vers le régime monothéique du moyen-âge, que nous allons voir sortir nécessairement de cette mémorable combinaison. Relativement aux temps, il est aisé de sentir que l'évolution mentale de la Grèce devait indispensablement précéder, de quelques siècles, l'extension de la domination romaine, dont l'établissement prématuré l'aurait radicalement empêchée, par la compression inévitable de l'activité indépendante d'où elle devait résulter: et, si d'ailleurs l'intervalle eût été trop long, l'office de propagation universelle et d'application sociale, ainsi naturellement réservé à la conquête, aurait essentiellement avorté, puisque ce mouvement original, dont la durée devait être alors fort limitée, se serait trouvé trop amorti à l'époque même de la communication[17]. D'un autre côté, quand le premier Caton insistait sur l'expulsion des philosophes, le danger politique inhérent à la contagion métaphysique était sans doute déjà passé essentiellement, puisque l'impulsion romaine était alors trop prononcée pour être réellement altérable par un tel mélange: mais si, au contraire, ce contact permanent avait été suffisamment possible deux ou trois siècles auparavant, il eût certainement été incompatible avec le libre et pur essor de l'esprit de conquête.
Note 17: Si je pouvais ici insister davantage sur un tel examen, comme le permettra ultérieurement le traité spécial annoncé au volume précédent, il serait possible d'expliquer, pour ainsi dire, à quelques siècles et à quelques degrés près, l'époque et la scène de ce double mouvement humain. On démontrerait, par exemple, envers la position des deux centres principaux, l'un intellectuel, l'autre politique, l'influence nécessaire de la situation maritime, qui devait être favorable au premier et contraire au second, par suite même des obstacles qu'elle oppose directement à l'essor purement militaire, surtout dès l'origine, et des facilités qu'elle présente pour les communications stimulantes, aussi bien mentales qu'industrielles. D'un autre côté, le siége de la prépondérance militaire ne devait pas être trop éloigné de la mer, puisque le système de conquête ne pouvait évidemment se compléter que par la suprématie maritime, quoiqu'il n'eût pu d'abord se développer convenablement, c'est-à-dire par degrés sagement enchaînés, que par l'agrandissement continental, seul assez continu. En combinant rationnellement cette importante donnée avec d'autres conditions analogues, les unes locales, les autres sociales, on ne serait certainement pas fort éloigné de pouvoir, en quelque sorte, construire à priori l'ensemble des destinées respectives d'Athènes, de Rome, et même de Carthage. Mais ces déterminations trop spéciales, devenues alors essentiellement concrètes, nuiraient ici à notre opération fondamentale, outre les développemens étendus qu'elles exigeraient, fort au-delà de toute convenance actuelle.
Plus on approfondit l'étude générale de la nation romaine, plus on comprend qu'elle était vraiment destinée, comme l'a si bien exprimé son poète, à l'empire universel, but constant et exclusif de ses longs efforts graduels. Issue, à la manière des autres peuplades militaires, d'une origine nécessairement théocratique, elle s'est, à leur exemple, dégagée finalement de ce régime initial par la mémorable expulsion de ses rois, mais en retenant assez de ce premier esprit politique pour conserver à son organisation propre une consistance ailleurs impossible, et néanmoins pleinement compatible avec le mouvement guerrier, par la prépondérance fondamentale de la caste sénatoriale, base de cet admirable édifice, où le pouvoir sacerdotal s'était intimement subordonné au pouvoir militaire. Quoique cette corporation de capitaines héréditaires, également sage et énergique, n'ait pas toujours spontanément cédé à son peuple ou armée toute la juste influence qui pouvait l'attacher suffisamment, par un dévouement actif, au développement continu du système de conquête, elle y a été ordinairement bientôt amenée par la marche naturelle des évènemens. En général, la formation et le perfectionnement de la constitution intérieure, aussi bien que l'extension graduelle de la domination extérieure, ont alors essentiellement dépendu, tour à tour, l'un de l'autre, beaucoup plus que d'une mystérieuse supériorité de desseins et de conduite dans les chefs personnels ou collectifs, quelle qu'ait dû être, sans doute, la haute influence des individualités politiques, auxquelles était ainsi naturellement ouvert un immense avenir. Le succès a surtout tenu, en premier lieu, à l'exacte convergence de tous les moyens fondamentaux d'éducation, de direction, et d'exécution, vers un seul but homogène et continu, mieux accessible qu'aucun autre à tous les esprits, et même à tous les cœurs: en second lieu, il est résulté de la marche sagement graduelle de la progression; car, en voyant cette noble république employer trois ou quatre siècles à établir solidement sa puissance dans un rayon de vingt ou trente lieues, vers l'époque même où Alexandre développait, en quelques années, sa merveilleuse domination, on peut aisément soupçonner le sort ultérieur de chacun des deux empires, quoique l'un ait d'ailleurs utilement préparé, en ce qui concerne l'Orient, le futur avènement de l'autre. Enfin, le système général de conduite, bientôt établi, et toujours scrupuleusement suivi, envers les nations successivement subjuguées, n'a pas eu moins de part à ce grand résultat, à cause de l'admirable principe d'incorporation progressive qui le caractérisait, au lieu de cette aversion instinctive pour l'étranger qui accompagnait partout ailleurs l'esprit militaire. Si le monde, qui a résisté à tant d'autres puissances, s'est laissé soumettre à la domination romaine, au-devant de laquelle il a même souvent couru, sans tenter fréquemment de grands efforts pour s'en dégager, il faut bien que cela tienne au nouvel esprit d'agrégation large et complète qui la distinguait éminemment. Quand on compare la conduite ordinaire de Rome envers les peuples conquis, ou plutôt incorporés, avec les horribles vexations et les caprices insultans que les Athéniens, d'ailleurs si aimables, prodiguaient si fréquemment à leurs tributaires de l'Archipel, et quelquefois même à leurs alliés, on sent bien que cette seconde nation se hâte d'exploiter, à tout prix, une prépondérance qui n'a rien de stable, tandis que la première marche assurément à la suprématie universelle. Jamais, depuis cette grande époque, l'ensemble de l'évolution politique n'a pu se manifester avec autant de plénitude et d'unité, à la fois dans la masse et dans les chefs, eu égard au but correspondant. Quant à l'évolution morale, son progrès général y était en exacte harmonie, sous tous les aspects importans, avec une telle destination. Cela est très sensible pour la morale personnelle, alors si soigneusement cultivée, suivant le génie fondamental de toute l'antiquité, en tout ce qui peut rendre l'homme mieux propre à la vie guerrière. Dans la morale domestique, l'amélioration, quoique moins saillante, n'est pas moins réelle, comparativement aux sociétés grecques, où les plus éminens personnages perdaient si fréquemment la majeure partie de leur loisir au milieu des courtisanes; tandis que, chez les Romains, la considération sociale des femmes et leur légitime influence étaient certainement fort augmentées, quoique leur existence morale fût, en même temps, plus sévèrement réduite, qu'à Sparte par exemple, à ce qu'exige leur vraie destination, les différences caractéristiques des deux sexes, bien loin de s'effacer, étant toujours progressivement développées, suivant la loi propre d'évolution à cet égard: d'ailleurs, la simple introduction usuelle des noms de famille, inconnus aux Grecs, suffirait à témoigner clairement que l'esprit domestique n'avait pas décru. Enfin, pour la morale sociale elle-même, malgré la cruauté et la dureté trop ordinaires à l'égard des esclaves, si froidement assimilés aux animaux dans la vie usuelle, comme l'expose si naïvement le prudent Caton, malgré d'ailleurs l'instinct féroce manifesté et entretenu par l'horrible nature des divertissemens habituels, on ne peut cependant méconnaître, d'après les indications précédentes, qu'elle ait alors reçu un perfectionnement capital, quant au sentiment fondamental du patriotisme, ainsi modifié et ennobli par les meilleures dispositions envers les vaincus, et se rapprochant bien davantage de la charité universelle, bientôt érigée par le monothéisme en terme véritable de l'essor moral. En un mot, chez cette mémorable nation, plus encore qu'en aucun autre cas de l'antiquité, la morale a été réellement, à tous égards, dominée par la politique, dont la considération directe pourrait presque la faire exactement deviner. Né pour commander afin d'assimiler, destiné à éteindre irrévocablement, par son universel ascendant, cette stérile activité guerrière qui menaçait de prolonger indéfiniment la décomposition de l'humanité en peuplades antipathiques, ne s'accordant qu'à repousser l'essor commun de la civilisation fondamentale, ce noble peuple, malgré ses immenses imperfections, a manifesté certainement, à un haut degré, l'ensemble des qualités les plus convenables à une telle mission, qui, ne pouvant plus se reproduire, ni par conséquent permettre un nouvel éclat analogue, éternisera nécessairement son nom, à quelque âge que se prolonge la vie politique de notre espèce. Même quant à l'évolution intellectuelle, quoiqu'elle n'y dût être qu'accessoire, il n'a pas manqué à sa vocation propre, quand le temps est venu de la développer sous ce nouvel aspect; elle ne pouvait alors consister, en effet, qu'à continuer et propager le mouvement mental imprimé par la civilisation grecque: or, dans cet office secondaire, mais indispensable, il a montré bientôt un empressement très louable, fort supérieur aux puériles jalousies qui, jusqu'à cet égard, complétaient l'esprit de division des Grecs; quelle qu'ait été d'ailleurs l'inévitable infériorité de ses propres imitations, sauf un très petit nombre d'exceptions éminentes, dont la mieux caractérisée se rapporte au genre historique, auquel l'ensemble de sa situation devait plus spécialement l'appeler. La décadence même de cette nation confirme, de la manière la plus décisive, une telle appréciation, car elle a essentiellement suivi l'accomplissement principal de son office caractéristique. Quand la domination romaine a reçu enfin toute l'extension dont elle était susceptible, ce vaste organisme, ayant perdu le seul mouvement qui l'animât, n'a pas tardé à se dissoudre graduellement, en produisant une dégradation morale à jamais sans égale, parce que jamais il ne saurait exister une pareille absence de but et de principe, combinée avec une semblable condensation de moyens, soit de pouvoir ou de richesse. Le passage simultané de la république à l'empire, quoique évidemment commandé par cette nouvelle situation, qui changeait désormais l'extension en conservation, ne constituait point réellement une réorganisation, mais seulement un mode graduel de destruction chronique d'un système qui, si fortement combiné pour la conquête, ne pouvait sans doute changer subitement de destination, et devait périr au lieu de se régénérer. Il est clair, en effet, que les empereurs, véritables chefs du parti populaire, n'apportaient aucun nouveau principe d'ordre, et ne faisaient que compléter l'inévitable abaissement continu de la caste sénatoriale, sur laquelle tout reposait, mais dont la puissance était irrévocablement perdue, comme n'ayant plus de but permanent. Quand le grand César, l'un des hommes les plus éminens dont notre espèce puisse s'honorer, succomba sous le concours spontané du fanatisme métaphysique avec la rage aristocratique, ce meurtre célèbre, aussi insensé qu'odieux, ne changea réellement rien d'essentiel à la situation fondamentale: seulement ses horribles conséquences immédiates aboutirent à élever, comme chefs du peuple contre le sénat, des hommes bien moins propres à l'empire du monde; sans que les divers changemens ultérieurs, si fréquemment réitérés jusqu'à l'entière extinction du système, aient jamais permis, même après les plus indignes empereurs, le retour momentané de l'organisation vraiment romaine, tant son existence était intimement liée au développement graduel de la conquête.
Après avoir ainsi caractérisé suffisamment les trois modes essentiels du régime polythéique de l'antiquité, et déterminé sommairement la participation nécessaire et successive de chacun d'eux à l'opération fondamentale que le polythéisme devait accomplir pour l'ensemble de l'évolution humaine, nous n'avons plus uniquement, afin de compléter entièrement cette grande appréciation intellectuelle et sociale, qu'à expliquer rapidement la tendance spontanée de tout ce système à produire finalement l'ordre monothéique du moyen-âge: ce qui, outre l'indispensable transition à l'époque suivante, achèvera de faire mieux connaître ce second état théologique, en mettant directement en évidence le but définitif vers lequel devaient converger, chacune à sa manière, ses diverses phases, et sans la considération permanente duquel sa notion générale demeure nécessairement vague et confuse à un certain degré, en un mot reste absolue au lieu de devenir relative.
Sous l'aspect purement intellectuel, la filiation est évidente, et peu contestée, d'après la destination nécessaire et continue de la philosophie grecque à servir graduellement, dès sa première origine, d'organe actif à la décadence irrévocable du polythéisme, afin de préparer spontanément de plus en plus l'inévitable avènement du monothéisme. La seule rectification fondamentale qu'exigent, à cet égard, les opinions reçues aujourd'hui de tous les esprits éclairés, consiste à reconnaître, dans cette importante révolution spéculative, l'influence, latente mais indispensable, du développement, caractéristique quoique naissant, de l'esprit positif, dont j'ai ci-dessus expliqué l'intime participation pour imprimer profondément à cette philosophie, souvent à l'insu même de ses promoteurs, cette nature intermédiaire qui, voulant cesser d'être purement théologique sans pouvoir encore devenir réellement scientifique, constitue l'état métaphysique, envisagé comme une sorte de maladie chronique transitoire, propre à cette phase infranchissable de notre évolution mentale, individuelle ou collective; car le sentiment, d'abord vague et confus, de l'existence nécessaire des lois naturelles, alors suscité par la première ébauche rationnelle des vérités géométriques et astronomiques, uniques connaissances réelles déjà accessibles, a pu seul donner enfin une vraie consistance philosophique à la disposition universelle au monothéisme, spontanément produite par le progrès continu de l'esprit d'observation, dont le développement propre, quoique empirique, devait involontairement manifester à tous les yeux assez de similitudes et de relations entre les phénomènes pour tendre à y restreindre de plus en plus l'actualité et la spécialité de l'intervention surnaturelle, qui, ainsi graduellement concentrée, se rapprochait toujours davantage de la simplification monothéique, jusque-là trop antipathique au caractère incohérent des conceptions primitives. Une première généralisation des conceptions théologiques, d'après le premier exercice spontané de l'esprit d'observation chez la masse des hommes, avait d'abord déterminé le passage fondamental du fétichisme au polythéisme, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent: une généralisation nouvelle, à la suite d'un essor plus étendu, devait pareillement conduire, en temps opportun, et même plus irrésistiblement encore, vu la moindre difficulté du changement, à concentrer graduellement, et à réduire enfin, autant que possible, l'action surnaturelle, par la transition analogue de celui-ci au monothéisme proprement dit. Si l'instabilité, l'isolement, et la discordance, nécessairement propres aux observations primordiales, ne comportaient nullement, à l'origine, l'unité théologique, qui devait alors sembler absurde, il était également impossible que l'intelligence, suffisamment cultivée, ne finît point par être révoltée de la contradiction directe et générale que devait de plus en plus lui présenter la multitude désordonnée de ces capricieuses divinités, comparée au spectacle, de jour en jour plus fixe et plus régulier, que l'homme commençait à apercevoir peu à peu dans l'ensemble du monde extérieur.
Nous avons précédemment remarqué, à titre d'élément essentiel du polythéisme convenablement élaboré, un dogme général, éminemment apte à faciliter directement cette grande transition, la croyance indispensable au destin, envisagé comme le dieu propre de l'invariabilité, et dont le département effectif devait, par conséquent, s'augmenter sans cesse, aux dépens de ceux de toutes les autres divinités, dès lors devenues de plus en plus subalternes, à mesure que l'expérience accumulée dévoilait progressivement à la raison humaine cette permanence fondamentale des rapports naturels, qui, d'abord nécessairement inaperçue par une exploration trop isolée et trop concrète, devait inévitablement finir par déterminer une irrésistible conviction, base primordiale et unanime d'un nouveau régime mental, entièrement mûr aujourd'hui pour l'élite de l'humanité, ainsi que le démontrera la suite de notre opération historique. On ne peut méconnaître un tel mode principal de transition, si l'on réfléchit que la providence des monothéistes n'est réellement autre chose que le destin des polythéistes, ayant hérité peu à peu des diverses attributions prépondérantes des autres divinités, et auquel on n'a eu essentiellement qu'à donner spontanément un caractère plus déterminé et plus concret, en harmonie avec cette extension désormais plus active, au lieu du caractère trop abstrait et trop vague qu'il avait dû conserver jusque alors, suivant la théorie indiquée à la fin du chapitre précédent. Car, le monothéisme absolu, tel que l'entendent nos déistes métaphysiciens, depuis la décadence radicale de toute philosophie théologique, c'est-à-dire, rigoureusement réduit à un seul être surnaturel, sans aucun intermédiaire de lui à l'homme, constitue certainement une pure utopie, nullement praticable, et incapable de fournir jamais la base d'un véritable système religieux, susceptible d'une efficacité réelle, même intellectuelle, surtout morale, et, à plus forte raison, sociale. Toute la transformation essentielle a donc vraiment consisté, en général, à discipliner et à moraliser l'innombrable multitude des dieux, en la subordonnant directement, d'une manière régulière et permanente, à la suprême prépondérance d'une volonté unique, assignant, à son gré, l'office de chaque agent plus ou moins subalterne: c'est ainsi que les masses comprennent le monothéisme; et elles doivent sans doute mieux sentir que ne peut le faire la subtilité doctorale, envers une conception principalement destinée à leur usage, quand leur instinct repousse à juste titre comme radicalement stérile l'idée d'un dieu sans ministres quelconques. Or, ainsi envisagé, le passage s'est évidemment opéré d'après le dogme préalable du destin, graduellement transformé en providence, suivant l'explication précédente, sous l'influence croissante de l'esprit métaphysique.