Cours de philosophie positive. (6/6)
Telle est donc, en général, la saine explication historique des trois inventions fondamentales qui devaient le mieux caractériser la première époque essentielle du développement industriel. Malgré leur juste célébrité, on voit ainsi qu'elles durent surtout résulter spontanément de la nouvelle situation sociale; parce qu'aucune d'elles, même la dernière, n'offrait alors une assez grande difficulté technologique pour échapper longtemps à une persévérante succession d'efforts intelligens, convenablement stimulés par d'impérieuses exigences journalières. Si, comme on l'a tant répété, l'ébauche directe de ces trois arts fut réellement beaucoup plus ancienne chez certaines populations de l'orient asiatique, sans y avoir cependant déterminé aucun des immenses résultats sociaux qu'une irrationnelle appréciation attribue vulgairement à leur unique influence, une telle coïncidence ne pourrait assurément que confirmer, à tous égards, l'ensemble de notre explication. Envers des découvertes aussi capitales, et encore aussi mal jugées, j'ai cru devoir m'écarter une seule fois de l'indispensable généralité qui doit habituellement caractériser notre élaboration historique: heureux si cette opération exceptionnelle peut offrir un exemple décisif de la vive lumière philosophique que répandrait, sur l'histoire rationnelle des arts, l'usage convenable de la saine théorie fondamentale propre à l'évolution totale de l'humanité, conformément aux principes logiques du tome quatrième quant à l'intime solidarité nécessaire entre les divers aspects quelconques du mouvement humain. Mais il est clair que, dans tout le reste de notre analyse dynamique, les autres grandes créations de l'industrie moderne ne doivent nullement donner lieu à un semblable examen spécial, quels que puissent être leur mérite et leur importance, dont l'appréciation sociale devra être réservée pour le Traité ultérieur que j'ai fréquemment indiqué.
Afin de compléter convenablement l'examen général de cette première phase essentielle de l'évolution industrielle, il semblerait d'abord nécessaire d'envisager ici les deux immenses découvertes géographiques qui en ont tant illustré la fin, s'il n'était pas évident que toute leur influence réelle appartient exclusivement à la phase suivante, par là directement rattachée, sous l'aspect qui nous occupe, à celle que nous venons d'étudier. Je dois donc, à cet égard, me borner maintenant à indiquer l'incontestable enchaînement qui devait faire des deux immortelles expéditions de Colomb et de Gama un résultat spontané de l'ensemble du mouvement propre à cette époque fondamentale. Or, cette filiation nécessaire repose évidemment sur la tendance naturelle de l'industrie moderne à explorer, en temps opportun, la surface totale du globe, d'après les saines notions universellement répandues, depuis l'école d'Alexandrie, sur sa figure générale, aussitôt que l'usage actif de la boussole aurait permis d'audacieuses tentatives maritimes, et que l'essor unanime du commerce européen aurait suffisamment poussé à lui chercher de nouveaux champs; tandis que, d'une autre part, la concentration naissante du pouvoir temporel aurait rendu possible l'accumulation des diverses ressources indispensables au succès final de ces aventureuses excursions, qui durent être alors essentiellement interdites, par exemple, aux principales puissances italiennes, malgré leur haute supériorité navale, par une inévitable conséquence de leurs luttes destructives, suivant la juste remarque de plusieurs historiens italiens. Si, comme il est vraisemblable, quelques siècles auparavant, de hardis pirates scandinaves avaient réellement visité le nord de l'Amérique, ces courses stériles ne font que mieux ressortir combien il est certain que rien d'essentiel ne put être fortuit dans l'issue favorable de la mémorable opération de Colomb; en vérifiant plus nettement que sa valeur sociale devait surtout tenir à son intime solidarité avec l'ensemble de la civilisation contemporaine, qui, pendant le cours presque entier du XVe siècle, avait déjà spécialement préparé ce grand résultat définitif, par des essais toujours croissans d'heureuse navigation atlantique, graduellement suivis d'utiles établissemens européens.
Telles sont donc, enfin, les principales considérations que je devais sommairement indiquer ici sur l'appréciation philosophique propre à cette phase fondamentale du mouvement élémentaire de recomposition temporelle. Intégralement considérée, sa marche nous a évidemment présenté, non-seulement une connexité nécessaire, que j'ai suffisamment expliquée, avec celle du mouvement simultané de décomposition du régime ancien, mais aussi envers elle une notable conformité de caractère, en vertu de leur mémorable spontanéité commune, encore très peu altérée par aucune influence systématique. La suite de notre analyse dynamique va confirmer ce rapprochement continu, si propre à faire hautement ressortir la rationnalité effective de notre théorie historique, en montrant toujours que la systématisation graduelle de la progression positive coïncidera pareillement désormais avec celle de la progression négative, étudiée dans la leçon précédente.
Dès la seconde phase générale de l'évolution moderne, c'est-à-dire pendant le développement du protestantisme, depuis le commencement du XVIe siècle jusque vers le milieu du XVIIe, on remarque, en effet, sous des formes diverses mais équivalentes, chez les différens peuples de l'occident européen, une nouvelle tendance croissante à la régularisation du mouvement industriel, à mesure que le mouvement révolutionnaire se subordonnait aussi davantage à une philosophie directement critique. Auparavant, les gouvernemens avaient dû surtout envisager l'essor naissant des classes laborieuses, à partir de l'entière émancipation personnelle, comme introduisant désormais une puissante intervention auxiliaire au milieu des grandes luttes intestines qui devaient alors constituer la principale préoccupation ordinaire des pouvoirs ultérieurement destinés à la prépondérance: en sorte que toutes leurs vues systématiques se réduisaient essentiellement, sous ce rapport, à se ménager habituellement, par des concessions convenables, une aussi précieuse assistance, sans qu'il fût encore possible de donner suite à aucune importante combinaison de politique industrielle, tant que la concentration temporelle ne pouvait être suffisamment réalisée. Mais, au contraire, sous la phase que nous commençons maintenant à examiner, cette centralisation nécessaire était déjà assez avancée partout pour rendre de plus en plus superflue l'ancienne coopération spéciale des nouvelles forces sociales aux principaux conflits politiques: en même temps, les gouvernemens modernes, par là naturellement élevés à un point de vue plus général, devaient graduellement tenter de subordonner à quelques conceptions d'ensemble le mouvement industriel, qui jusque alors avait dû être éminemment spontané, et dont les services antérieurs avaient irrévocablement établi la haute importance politique. Pour compléter ce principe d'appréciation, adapté à la nature de toute cette seconde phase, il faut enfin ajouter que, dans cette tendance naissante à l'encouragement systématique de l'industrie, la dictature temporelle, monarchique ou aristocratique, ne pouvait encore être dirigée, même à son insu, par les impulsions philosophiques sur la prépondérance pratique de l'industrie, qui ont exercé tant d'empire pendant la troisième et dernière phase de l'évolution préparatoire des sociétés modernes, comme je l'expliquerai en son lieu: au XVIe siècle, et même au XVIIe, la guerre n'avait point cessé d'être regardée comme le principal but des gouvernemens; seulement ils avaient définitivement reconnu la nécessité de favoriser, autant que possible, le développement industriel, à titre de base désormais indispensable de la puissance militaire; ce qui était assurément le seul progrès alors réalisable dans les pensées fondamentales des hommes d'état. On voit donc ainsi de plus en plus que notre intime correspondance continue entre la marche générale du mouvement organique et celle du mouvement critique ne tient point à une vaine prédilection scientifique pour une stérile symétrie abstraite, mais qu'elle ressort véritablement d'une saine appréciation de l'ensemble des faits historiques, qui nous montrent ici les deux progressions comme devenues simultanément systématiques, et même à un premier degré commun.
Cette systématisation naissante nous a présenté, dans la série négative, une distinction vraiment fondamentale, suivant la nature, monarchique ou aristocratique, de la dictature temporelle qui en devait être partout, à la fin de cette seconde phase, la conséquence nécessaire. Il est clair que la même division se reproduit ici, de la manière la plus directe, d'après la différence générale, ci-dessus expliquée, entre les deux modes essentiels de coalition politique du nouvel élément social avec les divers pouvoirs anciens, pendant la phase précédente, qui fut, à tous égards, le vrai principe de celle-ci. On conçoit, en effet, comme je l'ai déjà indiqué par anticipation, que la tendance à la systématisation politique de l'industrie a dû présenter un caractère pratique fort distinct, suivant que cette action régulatrice a été dirigée par la force centrale ou la force locale du régime féodal. Dans l'un et l'autre cas, une telle régularisation a, sans doute, également exigé d'abord l'indispensable sacrifice de l'ancienne indépendance propre aux principales cités industrielles, et qui, longtemps nécessaire à leur essor spécial, ne constituait plus alors qu'un dangereux obstacle à la formation des grandes unités nationales, si importante à tous les progrès ultérieurs, même purement industriels: en sorte que l'industrie devait réellement beaucoup plus gagner, en dernier lieu, à cette grande concentration politique, qu'elle ne pouvait perdre par la suppression de ces immunités locales, déjà dégénérées presque partout, depuis la cessation naturelle d'une plus noble destination permanente, en motifs continus d'une stérile rivalité mutuelle; aussi cette absorption préliminaire, destinée à incorporer irrévocablement chaque foyer industriel à un organisme plus général, s'accomplit-elle presque sans réclamation, au commencement de cette époque. Toutefois, la diversité des deux modes essentiels a dû présenter, sous ce rapport, des différences considérables, encore très sensibles aujourd'hui; puisque la constitution primitive des communautés industrielles devait inévitablement laisser beaucoup plus de traces là où cette concentration nouvelle était présidée par une dictature essentiellement aristocratique; tandis que les anciens priviléges urbains devaient naturellement s'effacer bien davantage quand l'incorporation était, au contraire, dominée par l'action plus systématique de la royauté. Depuis cette première influence, la différence nécessaire entre ces deux marches n'a pas cessé de se faire pareillement sentir jusqu'à la fin de cette phase, et même encore plus peut-être sous la suivante, en offrant, de part et d'autre, des avantages et des inconvéniens propres à chaque cas, et qui, sans être, à beaucoup près, finalement équivalens, expliquent néanmoins suffisamment les diverses prédilections nationales qui s'y sont attachées, suivant la nature essentielle des situations correspondantes. Le mode français, ou monarchique, que, sans aucune puérile inspiration patriotique, j'ai dû ci-dessus qualifier de normal, était évidemment le plus propre, par la prédominance directe de l'action centrale, à préparer l'industrie à une véritable organisation ultérieure, assez affranchie des impulsions locales pour devenir enfin, suivant l'heureux caractère fondamental du nouvel élément social, pleinement compatible avec l'essor simultané de toute la république européenne, en réduisant l'instinct de nationalité à constituer habituellement la source salutaire d'une sage émulation. A la fin de notre seconde phase, la dictature temporelle avait ainsi marqué, en France, son vrai caractère naturel, par le bel ensemble d'opérations qui a si justement immortalisé l'admirable ministère du grand Colbert, tendant, avec une si noble efficacité, à développer à la fois les trois élémens essentiels de la civilisation moderne, d'après un judicieux mélange de direction et d'encouragement, et en même temps à ébaucher aussi la régularisation directe de leurs rapports partiels: ce qui, eu égard au siècle, constituait certainement un type administratif dont l'équivalent n'a jusqu'ici été jamais reproduit, en aucun lieu. Mais il est clair aussi que l'inévitable rétrogradation des inclinations monarchiques vers une noblesse essentiellement antipathique à l'industrie, selon les explications du chapitre précédent, devait, en sens inverse, hautement manifester, pendant la génération suivante, comme je le montrerai bientôt, les imperfections radicales d'une telle politique, qui, même en ce cas, ne pouvait alors, sauf l'utile impulsion qui en est immédiatement résultée, donner lieu qu'à une insuffisante indication provisoire de ce que la réorganisation finale des sociétés modernes pourra seule convenablement réaliser. En renversant l'une et l'autre appréciation, on trouvera aisément ce qui convient au mode exceptionnel, ou anglais, que j'ai dû désigner surtout d'après le cas le plus favorable à son entière application, quoique d'ailleurs il se soit d'abord développé en Hollande, pendant la phase que nous examinons; malgré l'influence préparatoire du règne d'Élisabeth, c'est, en effet, sous la direction de Cromwell, que cette autre marche industrielle a seulement commencé à manifester, en Angleterre, son caractère propre. Ses avantages essentiels résultent surtout de l'intime solidarité ainsi régularisée entre l'élément industriel et l'élément féodal, par la participation habituelle, quelquefois active, mais le plus souvent passive, de la noblesse aux opérations industrielles, dont l'essor journalier reçoit dès-lors partiellement un utile encouragement continu chez la classe prépondérante, type naturel de l'imitation universelle, et source continue des plus puissans capitaux. Cette combinaison permanente, qui, trois siècles auparavant, avait fondé la prospérité spéciale de Venise, offre, sans doute, d'importantes propriétés directes, incompatibles avec le stupide dédain de l'aristocratie française pour les classes laborieuses. Mais, outre qu'on est aujourd'hui trop porté à exagérer de tels avantages, qui n'ont pas empêché la décadence de l'industrie vénitienne, il faut surtout noter ici que cette seconde marche, malgré sa spécieuse supériorité partielle et immédiate, est bien moins favorable que la première à l'avénement final d'une véritable organisation industrielle, ainsi doublement éloignée, soit par la prépondérance qu'y acquiert nécessairement l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, et qui s'y combine avec un instinct plus puissant de nationalité égoïste, soit aussi par le prolongement spécial qui en résulte pour la suprématie sociale de l'élément féodal le plus opposé à toute franche abolition intégrale du régime ancien.
Enfin, cette double appréciation comparative a besoin d'être complétée, en principe, en observant que, d'après le chapitre précédent, la distinction européenne de ces deux modes a été, en général, conforme à la répartition territoriale entre le catholicisme et le protestantisme, à la fin de la phase que nous examinons. La Prusse me semble seule offrir, à cet égard, une importante exception, qui, dans une histoire concrète, aurait mérité une analyse spéciale, afin d'expliquer la conciliation anomale qui s'y est établie entre la suprématie légale du protestantisme et l'ascendant réel de la royauté. Il est aisé de concevoir, en général, que, sous l'aspect qui nous occupe, chacune de ces deux situations spirituelles a dû notablement fortifier l'influence nécessaire de la situation temporelle correspondante. Le caractère profondément rétrograde que la décadence du catholicisme lui imprimait alors spontanément, comme je l'ai expliqué, devait, en effet, spécialement développer, à cette époque, la tendance anti-industrielle propre à tout esprit théologique; d'où résulte certainement l'une des principales causes de l'infériorité relative qui, sans aucune rétrogradation réelle, a dû dès-lors distinguer, dans l'active concurrence industrielle des divers élémens européens, les populations où l'ascendant catholique a trop persisté, et même celles qui avaient été si longtemps le siége principal de l'industrie moderne, pendant que le catholicisme était encore progressif. Sans doute l'esprit protestant, en tant que pareillement théologique, n'est pas, au fond, plus favorable à l'évolution systématique de l'industrie humaine, à laquelle même, s'il pouvait indéfiniment prévaloir, il deviendrait finalement beaucoup plus contraire, comme une foule d'exemples ont pu déjà l'indiquer, par son défaut caractéristique de toute vraie discipline religieuse, qui, ouvrant une libre carrière au cours spontané des aberrations individuelles, détruit radicalement, à cet égard comme à tout autre, les avantages sociaux inhérens à l'aptitude fondamentale de la sagesse sacerdotale pour tempérer, dans la pratique, l'extrême imperfection d'une telle philosophie, suivant nos explications antérieures. Toutefois, à raison même de son action négative, l'influence protestante a dû provisoirement seconder, chez les populations correspondantes, l'essor graduel de l'industrie, tant qu'il devait surtout dépendre du plus libre développement possible de l'activité personnelle, ainsi que l'expérience l'a démontré, aux temps que nous considérons, en plaçant dans la Hollande le principal foyer de l'industrie européenne, transporté ensuite en Angleterre sous la troisième phase. Mais les nations protestantes sont probablement destinées à compenser ultérieurement, même à cet égard, cette supériorité passagère, par les obstacles spéciaux qu'une plus intime prépondérance du point de vue pratique et des instincts personnels doit y opposer nécessairement à l'avénement final d'une vraie réorganisation européenne.
L'universelle systématisation politique qui, pendant notre seconde phase, a commencé à caractériser l'évolution industrielle, jusque alors essentiellement spontanée, et les différences fondamentales que présentent, sous ce rapport, ses deux modes généraux de réalisation historique, me paraissent fidèlement caractérisées dans la plus large extension que put alors recevoir l'essor industriel, par la fondation naissante du système colonial, préparée sous la phase précédente, et qui a tant influé sur la suivante. Sans revenir assurément aux dissertations déclamatoires du siècle dernier relativement à l'avantage ou au danger final de cette vaste opération pour l'ensemble de l'humanité, ce qui constitue une question aussi oiseuse qu'insoluble, il serait intéressant d'examiner s'il en est définitivement résulté une accélération ou un retard pour l'évolution totale, à la fois négative et positive, des sociétés modernes. Or, à cet égard, il semble d'abord que la nouvelle destination capitale ainsi ouverte à l'esprit guerrier, sur la terre et sur la mer, et l'importante recrudescence pareillement imprimée à l'esprit religieux, comme mieux adapté à la civilisation de populations arriérées, ont tendu directement à prolonger la durée générale du régime militaire et théologique, et, par suite, à éloigner spécialement la réorganisation finale. Mais, en premier lieu, l'entière extension que le système des relations humaines a dès lors tendu à recevoir graduellement, a dû faire mieux comprendre la vraie nature philosophique d'une telle régénération, en la montrant comme finalement destinée à l'ensemble de l'humanité; ce qui devait mettre en plus haute évidence l'insuffisance radicale d'une politique conduite alors, en tant d'occasions, à détruire systématiquement les races humaines, dans l'impuissance de les assimiler. En second lieu, par une influence plus directe et plus prochaine, l'active stimulation nouvelle que ce grand événement européen a dû partout imprimer à l'industrie, a certainement augmenté beaucoup son importance sociale et même politique: en sorte que, tout compensé, l'évolution moderne en a, ce me semble, éprouvé nécessairement une accélération réelle, dont toutefois on se forme communément une opinion très exagérée. Quoi qu'il en soit, cette comparaison est ici destinée surtout à faire mieux ressortir l'indication philosophique des effets les plus généraux de cette expansion fondamentale, à la fois symptôme et agent, direct ou indirect, de l'essor universel de l'industrie moderne. Pour en apprécier dignement l'action nécessaire, il faut ajouter aussi que, suivant la judicieuse remarque des principaux philosophes de l'école écossaise, l'influence s'en est fait pareillement sentir, et peut-être d'une manière encore plus heureuse, surtout pour l'Allemagne, dans les parties de la république européenne qui, par divers motifs, et principalement à raison de leur situation géographique, ont dû spécialement rester presque étrangères à l'ensemble du mouvement colonial.
Considéré maintenant dans sa principale diversité, ce mouvement a dû prendre nécessairement un caractère fort distinct, suivant qu'il a été dirigé par la politique monarchique et catholique ou par la dictature aristocratique et protestante, conformément à la division ci-dessus expliquée. Dans ce dernier cas, la nature du mode correspondant y a fait prédominer surtout l'activité individuelle, simplement secondée par l'égoïsme national, dont la systématisation croissante y fut souvent poussée jusqu'aux plus monstrueuses aberrations pratiques; comme l'indiquent, par exemple, les destructions méthodiques que l'avidité hollandaise exerça si longtemps sur les productions trop universelles de l'archipel équatorial. Quant au premier cas, dont l'appréciation ordinaire est beaucoup moins satisfaisante, j'y dois principalement signaler ici le caractère, bien plus politique qu'industriel, que présente, à mes yeux, sa plus vaste réalisation. Or, en considérant l'ensemble du système colonial de l'Espagne et même du Portugal[9], si différent de celui de la Hollande et de l'Angleterre, on y reconnaît d'abord, avec une pleine évidence, la profonde concentration systématique propre à la nature, monarchique et catholique, du pouvoir dirigeant. Mais, par un examen mieux approfondi, on trouve, ce me semble, que ce système fut surtout conçu comme un indispensable complément de la politique hautement rétrograde alors organisée par la royauté espagnole, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent; car il offrait habituellement à une telle politique la double propriété essentielle d'accorder à la noblesse et au sacerdoce une large satisfaction personnelle, et d'ouvrir une issue capitale à un essor industriel dont l'inquiète activité intérieure s'était déjà montrée hostile au régime correspondant, qui, malgré ses précautions solennelles contre toute émancipation sociale, n'aurait pu certainement conserver si longtemps une déplorable consistance, s'il n'avait présenté, aux diverses classes actives, une semblable compensation normale: en sorte que, comme quelques philosophes l'ont soupçonné, il n'est guère douteux que, pour cette énergique nation, l'expansion coloniale n'ait finalement contribué à ralentir gravement l'évolution fondamentale.
Note 9: La comparaison générale de ces deux grandes colonisations catholiques a donné lieu, de la part de l'illustre de Maistre, à une très belle observation historique sur le contraste mémorable que présente l'absence prolongée de tout profond conflit colonial entre deux nations aussi naturellement rivales, avec l'acharnement continu des nations protestantes au sujet de colonies beaucoup moins précieuses. Mais les préoccupations systématiques de cet éminent philosophe l'ont conduit à faire trop exclusivement dépendre cette incontestable différence de l'heureuse influence du catholicisme pour contenir d'imminentes animosités, d'après le principe d'équitable répartition coloniale, entre les deux populations de la péninsule ibérique, judicieusement posé par la célèbre bulle d'Alexandre VI. Sans méconnaître l'importance réelle d'une telle explication, que j'ai moi-même citée autrefois, je pense qu'elle est défectueuse en ce sens qu'on y néglige totalement une cause générale, beaucoup plus puissante à mon gré, dérivée du système politique caractérisé dans le texte. C'est surtout, à mes yeux, parce que la colonisation n'avait point, en ce cas, une destination essentiellement industrielle, que ces conflits ont pu être évités d'après la commune prépondérance de la politique rétrograde, dont les intérêts identiques devaient habituellement absorber les motifs secondaires de rivalité nationale, quand d'ailleurs ces motifs devaient être naturellement atténués par l'immensité du champ ainsi respectivement ouvert à l'expansion coloniale des deux populations. Le catholicisme n'aurait alors exercé, à cet égard, d'influence fondamentale, que comme principale base nécessaire d'une telle politique, indépendamment de tout respect spécial pour aucune décision papale.
Je ne crois pas devoir terminer une telle indication, sans fournir ici ma sincère participation spéciale à l'unanime réprobation philosophique que devra toujours mériter la monstrueuse aberration sociale par laquelle l'avidité européenne ternit alors le légitime éclat de ce grand mouvement. Trois siècles après l'entière émancipation personnelle, le catholicisme en décadence est conduit à sanctionner, et même à provoquer, non-seulement l'extermination primitive de races entières, mais surtout l'institution permanente d'un esclavage infiniment plus dangereux que celui dont il avait si noblement concouru à réaliser l'abolition totale. En établissant, surtout au cinquante-troisième chapitre, la vraie théorie sociologique de l'esclavage, envisagé, soit comme base normale du premier régime politique, soit comme indispensable condition de l'ensemble du développement humain, j'ai déjà suffisamment flétri d'avance cette honteuse anomalie, en montrant spécialement, à ce sujet, que les institutions convenables à la sociabilité militaire devaient être antipathiques à la sociabilité industrielle, nécessairement fondée sur l'affranchissement universel, et dans laquelle, au contraire, l'esclavage colonial tendait alors à introduire une situation également dégradante pour le maître et pour le sujet, dont l'activité homogène devait être, en général, pareillement énervée, tandis que, chez les anciens, la diverse nature des destinations avait comporté, et même excité, à un certain degré, la simultanéité d'essor. La réaction nécessaire de cette immense aberration, malgré son application lointaine, sur les parties correspondantes de la population européenne, devait y favoriser indirectement l'esprit de rétrogradation ou d'immobilité sociale, en y interdisant l'entière extension philosophique des généreux principes élémentaires propres à l'évolution moderne; puisque leurs plus actifs défenseurs se sont ainsi fréquemment trouvés, contradictoirement à de fastueuses démonstrations philanthropiques, personnellement intéressés au maintien de la plus oppressive politique. Sous ce rapport, les nations protestantes devaient être encore plus vicieusement affectées que les peuples catholiques, où l'action sacerdotale, quoique très affaiblie, a noblement tenté de réparer, par une utile intervention journalière, sa déplorable participation primitive à une telle monstruosité sociale; pendant que, dans les colonies protestantes, l'anarchie spirituelle légalement consacrée devait habituellement laisser un libre cours à l'oppression privée, sauf l'inerte opposition de quelques vains réglemens temporels, ordinairement formés, ou du moins appliqués, par les oppresseurs eux-mêmes. Relativement à cette commune anomalie européenne, j'aime à noter ici que la France eut, dès l'origine, le bonheur de trouver la situation la moins défavorable, parmi les puissances coloniales: ayant pris au mouvement de colonisation une assez grande part directe pour en retirer continuellement une importante stimulation industrielle, sans s'y être toutefois assez engagée pour en faire essentiellement dépendre son essor pratique; évitant ainsi que son avenir social pût jamais être gravement entravé par l'influence rétrograde nécessairement émanée de cette désastreuse institution[10], dont les avides promoteurs devaient par là recevoir ultérieurement la juste punition naturellement dérivée, à cet égard, de l'ensemble des lois fondamentales propres à la sociabilité humaine.
Note 10: Un spécieux prosélytisme social, le plus souvent aveugle, et presque toujours indiscret, a fréquemment tendu, surtout de nos jours, lors même qu'il était pleinement sincère, à faire gravement méconnaître, à cet égard, l'ensemble des influences réelles, en représentant cette odieuse institution et l'infâme trafic correspondant comme une source d'améliorations effectives pour la malheureuse race qui en était l'objet, et dont la situation spontanée paraissait encore plus déplorable que la condition nouvelle où elle était ainsi transportée artificiellement. Ce cas constitue, ce me semble, le premier exemple capital de l'active application d'un sophisme très dangereux qui, fondé sur une entière ignorance des lois fondamentales propres à la succession, nécessairement graduelle, des diverses phases essentielles de la sociabilité humaine, peut devenir, chez les modernes, un principe habituel de pernicieuses perturbations, en conduisant à dénaturer profondément, par une irrationnelle intervention violente, la marche originale des civilisations arriérées. On peut dire, en effet, que, par suite de sa spontanéité, l'esclavage indigène auquel on soustrait ainsi les nègres constitue, dans leur état social, une situation vraiment susceptible de devenir progressive pour les vainqueurs et les vaincus, comme elle le fut dans l'antiquité; tandis que, par une telle transplantation factice, malgré les améliorations individuelles dont elle semble accompagnée, on altère, de la manière la plus funeste, la progression naturelle de ces populations africaines. Ces phénomènes sont trop compliqués, et les lois en sont trop peu connues encore, pour qu'il puisse déjà convenir à l'élite de l'humanité de s'efforcer, par une sage intervention active, de hâter réellement l'évolution spontanée des races les moins avancées, sans y déterminer artificiellement des perturbations beaucoup plus dangereuses que les vices mêmes auxquels un zèle irréfléchi voudrait apporter un remède inopportun et illusoire. A l'avenir seul pourra dignement appartenir cette noble mission, d'après une suffisante réalisation européenne de notre régénération mentale et sociale, comme je l'indiquerai directement au chapitre suivant.
Pour compléter ici l'appréciation fondamentale de l'évolution industrielle, il ne nous reste donc plus qu'à considérer maintenant sa nouvelle marche générale pendant la troisième phase préparatoire de la société moderne, depuis l'expulsion légale des calvinistes français et le triomphe politique de l'aristocratie anglicane, jusqu'au début de la révolution française; période déjà caractérisée, dans la progression négative du chapitre précédent, par l'ascendant croissant du déisme proprement dit, dernière suite nécessaire du protestantisme antérieur. Or, l'ensemble de cette époque, d'après une judicieuse comparaison historique entre le mouvement de décomposition politique et le mouvement correspondant de recomposition élémentaire, confirme encore, avec une pleine évidence, l'exactitude de notre théorie sur leur systématisation toujours simultanée, si clairement établie envers la phase que nous venons d'examiner. Car, tandis que le mouvement révolutionnaire se subordonnait alors graduellement à une philosophie négative plus directe et plus complète, le mouvement organique éprouvait une semblable transformation, en vertu d'un notable progrès européen dans la régularisation politique de l'essor industriel, commencée pendant l'époque précédente. Sous la seconde phase, nous avons vu l'industrie devenir partout l'objet permanent d'actifs encouragemens systématiques, mais seulement comme base de la supériorité guerrière qui restait toujours le but principal de la politique, sans que la prédilection croissante des populations modernes pour la vie industrielle pût encore se propager jusqu'à des pouvoirs essentiellement militaires. Mais, aux temps plus avancés dont nous commençons l'appréciation, cette connexité, désormais consacrée, subit peu à peu une inversion très remarquable, qu'on doit regarder comme le plus grand progrès qui pût être, à cet égard, compatible avec la nature du régime ancien, et au-delà duquel il est impossible de rien réaliser autrement que par l'avénement direct de la réorganisation finale; ce qui confirme clairement que cette troisième phase constitue, sous ce rapport, l'extrême préparation temporelle imposée aux sociétés modernes d'après la loi fondamentale de l'évolution humaine. Alors commence, en effet, une dernière série militaire, celle des guerres commerciales, où, par une tendance, d'abord spontanée et bientôt systématique, l'esprit guerrier, pour se conserver une active destination permanente, se subordonne de plus en plus à l'esprit industriel, auparavant si subalterne, et tente de s'incorporer désormais intimement à la nouvelle économie sociale, en manifestant son aptitude spéciale, soit à conquérir, pour chaque peuple, d'utiles établissemens, soit à détruire à son profit les principales sources d'une dangereuse concurrence étrangère. Malgré les déplorables luttes suscitées par une telle politique entre les divers élémens essentiels de la grande république européenne, elle n'en doit pas moins être primitivement envisagée, dans son ensemble, comme un véritable progrès, en tant que double témoignage irrécusable de la décadence naturelle de l'activité militaire et de la prépondérance décisive de l'activité industrielle, ainsi nécessairement proclamée, dans l'ordre temporel, à la fois le principe et le but de la civilisation moderne. Or, tel fut certainement, pendant la majeure partie de cette seconde phase, le nouveau caractère de la politique active, soit que la dictature temporelle qui la dirigeait fût monarchique et catholique, ou bien aristocratique et protestante, suivant notre distinction ordinaire. Cette importante transformation était déjà très sensible dans les grandes guerres européennes qui ont lié le commencement de la phase déiste à celui de la phase protestante: quoique, d'après les explications du chapitre précédent, elles se rapportassent encore principalement à l'antagonisme universel entre le catholicisme et le protestantisme, les vues industrielles y exercèrent évidemment une grande influence pratique. Toutefois, c'est seulement au XVIIIe siècle que cette subordination nouvelle de l'action militaire à l'essor industriel est devenue pleinement décisive dans presque toute l'étendue de l'occident européen: le système colonial, fondé sous la phase précédente, a dû être d'ailleurs la source la plus puissante d'un tel ordre de conflits.
Notre distinction fondamentale entre les deux systèmes de politique industrielle correspondans aux deux modes essentiels de dictature temporelle, trouve encore, à cet égard, une large et indispensable application naturelle. Malgré les efforts évidens et prolongés de la royauté pour imprimer à la politique française ce nouveau caractère, il ne pouvait jamais y acquérir une profonde consistance, soit en vertu des obstacles spéciaux que la situation de la France, au centre de la république occidentale, devait opposer à la prépondérance de l'égoïsme national que suppose ou qu'exige une telle conduite; soit d'après le généreux instinct de sociabilité universelle propre à cette population, en vertu des mœurs résultées, depuis Charlemagne, de l'ensemble de ses antécédens; soit par l'influence plus générale de l'esprit catholique, encore actif chez les rois, et directement contraire à cet audacieux isolement mercantile qui poussait activement à la dissolution violente de l'organisme européen; soit enfin à raison de l'ascendant mental qu'obtenait alors une philosophie purement négative mais nécessairement cosmopolite, au sein des populations immédiatement passées du catholicisme aux doctrines pleinement révolutionnaires, en évitant heureusement la halte protestante, comme on l'a vu au chapitre précédent. Par le simple renversement de tous ces divers motifs essentiels, on concevra aisément pourquoi cette nouvelle politique industrielle a dû recevoir en Angleterre son principal développement systématique, sous l'active direction permanente d'une dictature aristocratique, naturellement plus propre qu'aucune dictature monarchique à la persévérante continuité d'habiles efforts partiels indispensable aux succès soutenu d'une telle conduite nationale, spécialement en vertu de l'intime solidarité antérieure qui liait directement les intérêts matériels et moraux de cette caste avec l'essor de plus en plus étendu des classes laborieuses placées sous son antique patronage. Quelle que soit aujourd'hui l'exorbitante prépondérance du point de vue purement temporel, les autres nations européennes ne devraient certes nullement regretter la supériorité provisoire que devait ainsi offrir, depuis le siècle dernier, la prospérité d'un peuple nécessairement unique, au risque d'entraver ensuite profondément tout son avenir social: soit en y prolongeant inévitablement la prépondérance du régime militaire et théologique, dangereusement incorporé dès-lors à son évolution industrielle; soit surtout en tendant à exercer sur lui-même une plus grande dépravation morale, par un plus libre ascendant continu d'une insatiable cupidité, et par une plus pernicieuse compression de toute généreuse sympathie nationale.
Après avoir suffisamment caractérisé la haute importance systématique que, pendant cette troisième phase, la politique industrielle acquiert chez tous les peuples européens, il faut apprécier aussi le développement simultané de l'organisation intérieure correspondante.
Dès l'origine de cette période, la prééminence spontanée de la vie industrielle devenait déjà très sensible parmi tous les rangs sociaux, par la prédilection croissante que manifestaient partout les hommes les plus actifs et les plus énergiques pour un mode d'existence qui s'adapte si bien à l'infinie variété des inclinations humaines. En sens inverse de la répartition primitive des professions, la carrière militaire tendit alors de plus en plus, surtout chez les classes inférieures, à devenir le refuge des natures les moins pourvues d'aptitude ou de persévérance. Pendant la seconde des quatre générations qui composent cette phase, le mémorable mouvement occasionné, en France, par les opérations de la banque de Law, vint hautement dévoiler que la cupidité tant reprochée au nouvel élément temporel, loin de lui être exclusivement propre, caractérisait désormais, avec non moins d'énergie, une caste dont le superbe dédain pour la vie industrielle ne prouvait plus réellement que son incurable aversion du travail régulier. Dès lors une expérience continue a de plus en plus témoigné, chez toutes les nations catholiques, où la dictature temporelle avait dû être essentiellement monarchique, que, depuis son asservissement total envers la royauté, si peu honorablement subi dès le début de cette époque, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, la noblesse avait aussi perdu irrévocablement, en général, jusqu'à cette supériorité de sentimens sociaux et d'éducation morale qui lui avait encore conservé, sous la phase précédente, une haute utilité indirecte, à titre de type spontané, même après la cessation de sa principale activité militaire, devenue essentiellement perturbatrice: cet oubli simultané de sa dignité et de ses devoirs ne pouvait d'ailleurs être aucunement compensé par son active participation spéciale à la propagation ultérieure de la philosophie négative. Cette dégradation devait être alors nécessairement beaucoup moindre dans les pays protestans, et principalement en Angleterre, où, par la nature aristocratique de la dictature temporelle, la noblesse, activement incorporée au mouvement industriel, gardait une prépondérance politique susceptible de contrebalancer, et surtout de dissimuler, sa propre dégénération morale, sans que son véritable esprit y fût resté, au fond, plus généreux, et quoiqu'il dût même être, à certains égards, plus altéré par une hypocrisie systématique, profondément inhérente, suivant nos explications antérieures, à son système général de gouvernement, bien plus habile, mais non moins rétrograde, que celui de la royauté. Néanmoins, cet ascendant prolongé de l'aristocratie, malgré sa tendance nécessaire à retarder spécialement une vraie réorganisation sociale, devait alors utilement influer sur une plus parfaite élaboration des mœurs industrielles, ailleurs dépourvues désormais de toute direction supérieure avant que leur développement spontané y pût être encore suffisamment avancé.
Pendant qu'elle étendait ainsi sa prépondérance sociale, l'industrie moderne complétait aussi son organisation élémentaire par un double essor intérieur qu'il importe ici de caractériser sommairement. D'une part, on voit alors se développer partout le système de crédit public, que nous avons vu ébauché, sous la première phase, par les cités italiennes et même anséatiques, mais qui ne pouvait acquérir une haute importance que quand l'essor industriel aurait été, dans les principaux états, intimement lié, d'abord comme moyen, et surtout ensuite comme but, à l'ensemble de la politique européenne. Quoiqu'un tel système, déjà établi en Hollande, et alors plus étendu encore en Angleterre, n'ait pu produire que de nos jours ses plus puissans effets, j'en devais cependant signaler ici la première extension décisive. Car, par la formation spontanée des grandes compagnies financières, il en est immédiatement résulté l'installation définitive de la classe des banquiers à la tête de la hiérarchie industrielle, en vertu de la généralité supérieure de ses vues habituelles, conformément au principe de classement posé au début de ce chapitre. Malgré qu'il eût historiquement commencé l'évolution élémentaire, cet ordre de commerçans n'était point encore convenablement incorporé à l'ensemble de l'économie industrielle: aussi son avénement à la vraie situation générale convenable à sa nature, doit être regardé comme ayant procuré à un tel organisme un complément indispensable, puisque cet élément y est spécialement destiné à lier plus intimement tous les autres, par l'universalité spontanée de son action propre et directe, ainsi que je l'expliquerai directement au chapitre suivant.
Sous un autre aspect, la constitution industrielle recevait en même temps un perfectionnement non moins fondamental, par un commencement de régularisation systématique des relations générales entre la science et l'industrie. Partis des points les plus opposés, l'un des plus lointaines spéculations abstraites, l'autre des plus immédiates inspirations pratiques, ces deux élémens caractéristiques de l'état positif étaient déjà, vers la fin de la phase précédente, assez développés respectivement pour que le grand Colbert dût ébaucher directement l'organisation de l'évidente solidarité continue désormais manifestée par leur essor commun. Néanmoins, c'est surtout au XVIIIe siècle que cette connexité nécessaire, si longtemps bornée presque à l'art nautique et à l'art médical, devait s'étendre suffisamment, non-seulement au système entier des arts géométriques et mécaniques, mais aussi à celui, plus complexe et plus imparfait, des arts physiques et chimiques, qui en ont dès lors tant profité. Ces relations deviennent, dès cette époque, assez étendues et assez permanentes pour susciter spontanément une classe très remarquable, jusqu'ici peu nombreuse, quoique destinée à un grand essor ultérieur, la classe des ingénieurs proprement dits, spécialement apte au réglement journalier de ces rapports indispensables; sans que toutefois son vrai caractère intermédiaire ait pu être, même aujourd'hui, convenablement établi, faute des doctrines correspondantes, comme je l'ai abstraitement expliqué au second chapitre du premier volume de ce Traité. Son développement initial s'est alors opéré, surtout en France et en Angleterre, selon la nature propre à chacune des deux voies opposées respectivement suivies, dès l'origine, par l'ensemble de l'évolution industrielle: c'est-à-dire, d'après la prépondérance, d'un côté, d'une direction centrale, et, de l'autre, des tendances partielles; avec les avantages et les inconvéniens inhérens à chaque mode, l'un susceptible de mieux préparer à une véritable organisation finale du travail universel, l'autre faisant mieux ressortir les merveilles d'un libre instinct privé, seulement secondé par d'heureuses associations volontaires.
Enfin, par une suite spontanée de son progrès intérieur, l'industrie moderne commence alors à manifester directement son grand caractère philosophique, jusque alors trop peu prononcé, quoique toujours appréciable à une scrupuleuse analyse historique; elle tend désormais à se présenter de plus en plus comme immédiatement destinée à réaliser l'action systématique de l'humanité sur le monde extérieur, d'après une suffisante connaissance des lois naturelles. Deux inventions capitales, d'abord celle de la machine à vapeur dès le début de cette troisième époque, et ensuite celle des aérostats vers sa fin, doivent être surtout signalées comme ayant spécialement concouru à l'universelle propagation d'une telle conception, l'une par ses puissans résultats actuels, et l'autre par les espérances, hardies mais légitimes, qu'elle devait partout soulever. L'ensemble des diverses impressions de ce genre autorise pleinement à remarquer que, si, sous la seconde phase, l'esprit théologique avait été spontanément conduit à dévoiler hautement sa tendance anti-industrielle, ainsi que je l'ai expliqué, réciproquement, sous cette phase nouvelle, l'esprit industriel fut amené, non moins naturellement, à caractériser nettement la tendance anti-théologique qui lui appartient irrévocablement après un essor suffisant. Non-seulement, en effet, toute grande action volontaire de l'homme sur le monde suppose nécessairement la subordination réelle des phénomènes à des lois invariables, finalement incompatibles avec aucune véritable activité providentielle; d'où résulte une inévitable participation indirecte de l'essor industriel à l'influence irréligieuse de l'esprit vraiment scientifique, comme je l'ai tant établi dans les diverses parties de ce Traité. Mais, outre ce concours spontané, dont la popularité spéciale indique assez la haute portée sociale, il est clair que l'industrie, une fois convenablement développée, a son mode propre et direct de tendre à l'entière extinction des croyances théologiques quelconques, indépendamment de son efficacité continue contre la préoccupation dominante du salut éternel, déjà très sensible, au moyen âge, aussitôt après l'émancipation initiale. Car, en principe, toute intervention active de l'homme pour altérer à son profit l'économie naturelle du monde réel constitue nécessairement un injurieux attentat contre la perfection infinie de l'ordre divin. La nature propre du polythéisme lui fournissait directement de nombreux moyens spéciaux pour éluder suffisamment un tel antagonisme, comme je l'ai expliqué au cinquante-troisième chapitre. Au contraire, sous le monothéisme, l'inévitable hypothèse de l'optimisme providentiel devait finalement développer ce fatal conflit, aussitôt que le caractère sacerdotal ne serait plus assez progressif pour contenir dignement les vicieuses inspirations de la théologie, et que l'essor industriel aurait acquis assez d'extension pour constituer, à cet égard, une opposition prononcée. Le monothéisme musulman était parvenu, presque dès sa naissance, à ce désastreux antagonisme, par cela même que, conservant la grande concentration politique propre au régime polythéique, il avait toujours été radicalement privé de cette heureuse division catholique qui faisait réellement la principale valeur sociale du régime monothéique. Quoique l'admirable organisation du catholicisme ait ainsi ajourné spontanément cette inévitable collision jusqu'aux temps où, vu la décadence très avancée du système théologique, elle ne pouvait plus compromettre gravement l'évolution industrielle de l'élite de l'humanité, un tel ajournement devait, en sens inverse, rendre le conflit final plus profondément nuisible à l'esprit religieux, désormais devenu de plus en plus, pendant cette troisième phase, directement incompatible, même aux yeux les moins clairvoyans, avec une large extension de l'action rationnelle de l'homme sur la nature. C'est ainsi que cette phase vraiment extrême dans l'évolution préliminaire de la société moderne, aussi bien pour la progression positive que pour la progression négative, a graduellement amené l'élément industriel à se trouver dès-lors involontairement constitué en hostilité radicale et continue, d'ailleurs ouverte ou latente, envers les divers pouvoirs, théologiques et militaires, dont la tutélaire prépondérance avait été longtemps indispensable à son essor initial: d'où résulte, en général, que tout le développement préparatoire dont il était susceptible sous le régime ancien était désormais essentiellement accompli; et que, par conséquent, sa tendance ultérieure devait être spontanément dirigée vers une entière réorganisation politique. On voit donc, en résumé, comment, à cette époque, l'influence mentale, directe quoique accessoire, propre au mouvement industriel, a instinctivement secondé, par une action spéciale éminemment populaire, l'ébranlement décisif alors immédiatement dirigé contre l'ensemble de la philosophie théologique.
Telle est enfin, la saine appréciation historique des divers caractères successifs de l'évolution industrielle pendant les trois phases essentielles de la civilisation moderne. Après son origine, au moyen-âge, sous la tutelle catholique et féodale, ce grand mouvement temporel a dû suivre, dans sa première phase, une marche purement spontanée, seulement secondée par d'heureuses alliances naturelles avec les divers pouvoirs anciens; il a été, durant la seconde phase, systématiquement assujéti, par les différens gouvernemens européens, à d'actifs encouragemens continus, comme moyen fondamental de suprématie politique; pendant la phase suivante, il a été finalement érigé en but permanent de la politique européenne, qui partout a mis la guerre à son service régulier: son essor social, de plus en plus prépondérant, a été ainsi conduit graduellement à ne pouvoir plus avancer autrement que par l'avénement final du système politique correspondant. Quoique cette tendance extrême ne doive être appréciée que dans la leçon suivante, il convenait cependant d'en indiquer ici la filiation nécessaire, afin que les bons esprits puissent déjà sentir pleinement l'intime réalité de la nouvelle philosophie politique que je m'efforce de fonder. Rattachant ainsi l'un à l'autre les trois âges principaux de l'histoire moderne, de manière à montrer chaque phase comme naissant de la précédente et produisant la suivante, notre élaboration actuelle complète, par une explication décisive, la liaison fondamentale précédemment établie entre l'évolution moderne et l'évolution ancienne, par l'intermédiaire de l'évolution transitoire propre au moyen-âge; instituant dès-lors une indissoluble solidarité effective entre tous les divers degrés du développement humain, dont on pourra désormais concevoir nettement la parfaite continuité, en remontant aisément des moindres phénomènes actuels aux actes les plus antiques de la sociabilité humaine.
Il nous reste maintenant à accomplir, mais beaucoup plus sommairement, une équivalente appréciation pour le triple mouvement intellectuel, esthétique, scientifique, et philosophique, qui préparait simultanément une réorganisation spirituelle susceptible de fournir ultérieurement une base rationnelle à la réorganisation temporelle dont nous venons d'examiner la préparation élémentaire. Outre les fausses notions qu'une irrationnelle analyse historique y avait multiplié davantage, cette première élaboration organique devait nous offrir des difficultés plus complexes et exiger des explications plus étendues, en vertu de l'importance prépondérante de l'évolution industrielle, sur laquelle devait reposer nécessairement la constitution propre de la société moderne; tandis que le nouvel essor spirituel, toujours restreint à une classe très limitée, n'y a pu, au contraire, exercer encore qu'une simple influence modificatrice, destinée seulement à devenir active et principale dans un prochain avenir. Chacune de ces trois évolutions partielles ne doit d'ailleurs, par la nature de notre opération dynamique, être ici nullement considérée quant à son histoire spéciale, quelque profond intérêt qu'elle y pût offrir, mais uniquement sous son aspect social, où son action immédiate ne se présente jusqu'à présent que comme purement accessoire, et n'acquiert vraiment d'importance majeure qu'à raison des germes nécessaires d'un puissant ascendant ultérieur. Ainsi que nous l'avons fait envers l'évolution principale, il nous suffira donc, pour chaque élément spirituel, d'apprécier successivement, d'abord sa première émanation historique sous la tutelle du régime propre au moyen-âge, ensuite son vrai caractère essentiel relativement à la société moderne, et enfin sa marche graduelle pendant les trois phases que nous avons établies depuis le XIVe siècle. D'après l'ordre fondamental expliqué au début de ce chapitre, nous devons commencer ce travail complémentaire par l'examen sommaire de l'évolution esthétique, la plus rapprochée, à tous égards, de l'évolution industrielle.
Les facultés esthétiques étant, par leur nature, essentiellement destinées à l'idéale représentation sympathique des divers sentimens qui caractérisent la nature humaine, personnelle, domestique, ou sociale, leur essor spécial, quelque ascendant qu'on lui suppose, ne saurait jamais suffire à définir réellement la civilisation correspondante. Quoique la sociabilité moderne leur réserve nécessairement une activité et une extension très supérieures à celles que pouvaient permettre les phases sociales antérieures, comme je l'expliquerai bientôt, contrairement aux opinions ordinaires, il est clair néanmoins que leur énergique manifestation a dû toujours être indistinctement mêlée aux situations quelconques de l'humanité, sous l'unique condition indispensable que l'état respectif fût à la fois assez prononcé et assez stable. Aussi est-ce la seule, parmi les différentes évolutions élémentaires étudiées dans ce chapitre, qui puisse être envisagée comme pleinement commune à la société militaire et théologique ainsi qu'à la société industrielle et positive: d'où résulte évidemment un nouveau motif spécial pour que nous devions ici moins appliquer notre analyse historique à un tel élément général qu'à ceux qui constituent directement les vrais caractères distinctifs de la civilisation moderne, où nous devons seulement apprécier le mode fondamental d'incorporation de l'élément esthétique, et les nouvelles propriétés qu'il y a naturellement développées.
D'après cette remarque préalable, sur l'issue permanente que les beaux-arts doivent spontanément trouver dans tous les âges de l'humanité, on conçoit d'abord, relativement à la première des trois questions posées ci-dessus, combien il serait impossible, en principe, que leur essor ne se fût point fait jour dans un état social aussi fortement prononcé que celui du moyen-âge, où il importe maintenant de montrer la véritable source nécessaire de l'évolution esthétique des sociétés modernes. Or, il est aisé de reconnaître, à tous égards, que, si le régime féodal et catholique avait pu comporter une stabilité suffisante, il était, par sa nature, beaucoup plus favorable à un tel développement qu'aucun des régimes antérieurs. Car, les mœurs féodales avaient d'abord imprimé aux sentimens d'indépendance personnelle une énergie habituelle jusque alors inconnue: en même temps, la vie domestique y avait été surtout communément embellie et étendue, fort au-delà de ce qui avait été possible chez les anciens, principalement en vertu des heureux changemens survenus dans la condition des femmes: enfin, l'activité collective, quand elle y put être convenablement exercée, y devait certes constituer une source non moins puissante d'inspirations poétiques et artistiques, d'après le nouvel attrait moral que devait offrir le grand système de guerres défensives propre à cette mémorable phase de l'humanité. Il est évident que tous ces éminens attributs n'étaient nullement accidentels, et qu'ils résultaient alors nécessairement de la situation féodale régularisée par l'esprit catholique, spécialement à l'aide de la division fondamentale des deux pouvoirs, qui constituait le principal caractère politique d'un tel état social, suivant nos explications antérieures. Quant à l'influence particulière du catholicisme, elle se marque, à cet égard, d'une manière encore moins contestable: soit par le degré initial d'activité spéculative que nous l'avons vu développer directement chez toutes les classes, et qui devait y permettre à l'action esthétique une universalité jusque alors impossible; soit par la destination permanente que son culte fournissait immédiatement à chacun des beaux-arts, et qui érigea si longtemps de nombreuses cathédrales en autant de véritables musées, où la musique, la peinture, la sculpture et l'architecture trouvaient spontanément une heureuse consécration; soit enfin par les ressources si variées de son organisation intérieure pour offrir de puissans moyens continus d'encouragement individuel. Toutefois, il faut reconnaître, sous ce rapport, que ces importantes propriétés étaient surtout inhérentes à l'admirable perfection de la constitution catholique, socialement envisagée, abstraction faite de la philosophie théologique qui lui servait inévitablement de base rationnelle, et dont l'influence a tant neutralisé, comme nous l'avons constaté, les heureuses tendances propres à un tel organisme. Car, malgré l'aptitude spéciale que nous reconnaîtrons bientôt au monothéisme pour favoriser spontanément le premier essor scientifique des modernes, il n'en pouvait être nullement ainsi relativement à l'essor esthétique, qui devait être certes peu compatible avec le caractère à la fois vague, abstrait et inflexible, des croyances monothéiques: cette antipathie, d'ailleurs peu contestée aujourd'hui, a été d'avance suffisamment appréciée par contraste, en expliquant, au cinquante-troisième chapitre, les éminentes propriétés esthétiques du polythéisme, directement émanées, au contraire, de la doctrine elle-même, bien plus que du régime correspondant. Mais cette opposition naturelle n'a pu, en réalité, longtemps retarder, au moyen-âge, l'essor des beaux-arts, si puissamment stimulé par l'ensemble de la situation sociale; elle y a seulement nécessité une mémorable inconséquence habituelle, avidement accueillie des croyans même les plus timorés, en conduisant le génie esthétique à consacrer, par une sorte de foi idéale, la perpétuité fictive du polythéisme antique, soit grec ou romain, soit scandinave, soit arabe. Quoique, par l'indispensable doctrine des êtres surnaturels intermédiaires, le monothéisme chrétien, presque autant que le monothéisme musulman, se prêtât aisément à un tel expédient poétique, il est néanmoins incontestable que cette inévitable incohérence a dû constituer, chez les modernes, l'une des principales causes de la moindre énergie des impressions esthétiques, d'abord tant que les doctrines religieuses y ont conservé un véritable ascendant, et même ensuite, quand les esprits avancés y ont été presque aussi affranchis du monothéisme que du polythéisme. Ce conflit fondamental se fera nécessairement toujours sentir, à un degré quelconque, surtout chez les classes auxquelles les beaux-arts sont plus spécialement destinés, jusqu'aux temps, encore éloignés mais certains, où l'évolution esthétique pourra directement reposer sur la propagation familière d'une philosophie pleinement positive, comme je l'expliquerai en terminant ce volume. Mais on a trop confondu la tendance réelle de cet antagonisme logique à neutraliser les grands effets esthétiques, avec une chimérique opposition à l'essor des beaux-arts, et surtout avec une prétendue infériorité de ceux qui les ont si heureusement cultivés sous une telle influence permanente.
Stimulée par l'ensemble des causes essentielles que nous venons d'apprécier, l'évolution esthétique dut se manifester, au moyen-âge, aussitôt que la situation sociale put commencer à le permettre, c'est-à-dire quand l'organisme catholique et féodal fut enfin suffisamment parvenu à sa constitution propre: l'avénement universel de la chevalerie en marque naturellement l'époque initiale, par l'heureuse excitation nouvelle qui en devait spécialement résulter; mais c'est nécessairement aux croisades que se rapporte son principal développement, ainsi directement alimenté, pendant deux siècles, par ce noble essor collectif de l'énergie européenne. Tous les témoignages historiques constatent de la manière la plus décisive, l'unanime empressement que montrèrent alors, avec une naïveté si expressive, les diverses classes quelconques de la société européenne pour un genre d'activité mentale si bien caractérisé par ce doux privilége de charmer presque également les esprits les plus opposés, soit en offrant aux uns l'exercice intellectuel le mieux adapté à la faible portée de leur entendement, soit en présentant aux autres la plus salutaire diversion qui puisse procurer un repos sans apathie. Ces dispositions favorables étaient même tellement inspirées par la nature d'un régime irrationnellement qualifié de ténébreux, qu'elles furent, en général, plus fortement prononcées là où ce régime avait pu se réaliser plus complétement, c'est-à-dire en France et en Angleterre, où l'essor naissant des beaux-arts excita longtemps une admiration bien supérieure, soit en énergie, soit en universalité, à l'ardeur tant célébrée de quelques rares populations antiques pour les chefs-d'œuvre correspondans. Quelle que dût être bientôt, à cet égard, l'éclatante prépondérance de l'Italie, on doit, en effet, remarquer, comme Dante l'a noblement proclamé, que sa première évolution esthétique fut d'abord précédée et préparée, au moyen-âge, par celle de la France méridionale: or, cette incontestable diversité historique me semble devoir être surtout attribuée à la moindre consistance de l'ordre féodal en Italie, malgré l'action plus spécialement favorable que le catholicisme y devait exercer sur le développement initial des beaux-arts.
Cet essor spontané dut être longtemps entravé par une lente et difficile opération préliminaire, dont l'indispensable accomplissement devait précéder, de toute nécessité, l'élan direct du génie poétique: on conçoit qu'il s'agit de l'élaboration fondamentale des langues modernes, où l'on doit voir, à mon gré, une première intervention universelle des facultés esthétiques. Quoique un tel préambule ne pût laisser, à cet égard, de résultats immédiats, leur absence effective n'indique certainement pas la stérilité radicale des efforts primitifs longtemps consumés ainsi en travaux purement préparatoires, mais d'une importance capitale pour l'ensemble de l'évolution ultérieure, qu'une ingrate appréciation isole trop souvent de ces premiers germes nécessaires. Les langues résultent surtout, comme on sait, d'une lente élaboration populaire, où se manifestent toujours profondément les divers caractères essentiels de la civilisation correspondante: cela est surtout évident quant aux langues modernes, où la prédominance croissante de la vie industrielle et l'ascendant graduel d'une rationnalité positive sont si fidèlement prononcés. Mais cette origine vulgaire n'empêche nullement le concours nécessaire de l'influence plus régulière spontanément émanée des esprits d'élite, et sans laquelle un tel travail universel ne saurait acquérir ni la stabilité, ni même la cohérence indispensables à sa destination finale. Or, dans cette intervention permanente du génie spécial pour la sanction et la révision de l'élaboration populaire fondamentale, aussitôt que celle-ci est suffisamment avancée, il importe de reconnaître, en général, que, malgré l'inévitable participation simultanée de nos divers modes quelconques d'activité mentale, l'opération dépend surtout, par sa nature, des facultés esthétiques proprement dites, comme étant à la fois les moins inertes chez la plupart des intelligences, et celles dont l'exercice exige davantage le perfectionnement de la langue commune. Cette propriété nécessaire devient encore plus évidente quand il s'agit, non de la création spontanée d'une langue originale, mais de la transformation radicale d'un langage antérieur, par suite d'un nouvel état social. Quelque activité que le génie philosophique et le génie scientifique aient pu manifester au moyen-âge, comme nous l'apprécierons bientôt, ils y ont assurément fort peu contribué l'un et l'autre à la fondation générale des langues modernes. Malgré les avantages essentiels que chacun d'eux a ultérieurement retirés de la supériorité logique propre aux nouveaux idiomes, le long usage que tous deux firent du latin, après qu'il eut entièrement cessé d'être vulgaire, confirme assez leur répugnance et leur inaptitude naturelles à diriger l'élaboration du langage usuel. C'était donc à des facultés moins abstraites, moins générales et moins éminentes, mais aussi plus intimes, plus populaires et plus actives, que devait nécessairement appartenir cette indispensable opération. Essentiellement destiné à la représentation universelle et énergique des pensées et des affections inhérentes à la vie réelle et commune, jamais le génie esthétique n'a pu convenablement parler une langue morte, ni même étrangère, quelque facilité exceptionnelle qu'aient pu procurer, à cet égard, des habitudes artificielles. On conçoit donc aisément comment son activité spéciale a dû être, au moyen-âge, si longtemps occupée surtout d'accélérer et de régulariser la formation spontanée des langues modernes, qui doit être principalement rapportée aux efforts assidus de ces mêmes facultés auxquelles une superficielle appréciation attribue une sorte de léthargie séculaire, aux temps même où elles posaient ainsi les fondemens généraux des monumens les plus caractéristiques de notre sociabilité européenne. Le retard inévitable qui en devait résulter pour l'essor direct des productions esthétiques, n'affectait sans doute immédiatement que l'art poétique proprement dit, et accessoirement l'art musical: mais les trois autres beaux-arts devaient aussi en être indirectement entravés, quoique à un degré beaucoup moindre, d'après leurs relations fondamentales avec l'art le plus universel, conformément à la hiérarchie esthétique indiquée, en principe, au cinquante-troisième chapitre; ce qui explique essentiellement les principaux modes historiques de l'évolution esthétique propre au moyen-âge.
En considérant directement la mémorable spontanéité d'une telle évolution, on ne saurait méconnaître la réalité de notre explication générale sur son émanation nécessaire du milieu social correspondant. On doit taxer, sans doute, d'irrationnelle exagération les reproches ordinaires sur l'entier abandon des ouvrages anciens, dont la lecture assidue, au moins quant aux auteurs romains, ne pouvait certainement cesser en un temps où le latin constituait encore le langage spécial de la principale hiérarchie européenne. Toutefois, il est certain que les plus beaux siècles du moyen-âge durent offrir, à cet égard, après la première ébauche des langues modernes, une heureuse désuétude naturelle, sauf les besoins permanens du clergé, en vertu d'un instinct confus de l'incompatibilité de la nouvelle évolution esthétique avec l'admiration trop exclusive des chefs-d'œuvre relatifs à un système de sociabilité dès lors à jamais éteint. Quels que fussent alors, sous le rapport du goût, les inconvéniens réels d'une semblable disposition, elle présentait d'abord l'avantage beaucoup plus essentiel de mieux garantir l'originalité et la popularité de cet essor naissant. Il faut d'ailleurs noter qu'une telle tendance était, au moyen-âge, intimement liée au préjugé universel, si justement établi par le catholicisme, sur la prééminence fondamentale du nouvel état social comparé à l'ancien. Cette relation naturelle a même ultérieurement contribué, en sens inverse, à la résurrection de la littérature ancienne, où tant d'esprits cultivés cherchaient, à leur insu, une sorte de protestation indirecte contre l'esprit catholique, aussitôt qu'il eut cessé d'être suffisamment progressif. Quoi qu'il en soit, la spontanéité primitive d'une telle évolution esthétique avait certainement besoin d'être consolidée par son entière indépendance de celle qu'avait inspirée une tout autre situation sociale. C'est ainsi, par exemple, que, d'après le trop grand ascendant que devait spécialement conserver, en Italie, l'imitation des monumens romains, cette belle partie de la république européenne, longtemps si supérieure aux autres dans presque tous les beaux-arts, n'a point offert, au moyen-âge, la même prépondérance relativement à l'architecture, dont le principal essor caractéristique dut alors s'accomplir chez des populations où les influences catholiques et féodales avaient plus exclusivement prévalu; ce qui permettait d'y ériger des édifices plus profondément adaptés à l'ensemble de la civilisation dont ils étaient destinés à éterniser, sous la forme la plus sensible, l'imposant souvenir. En tous genres, l'intime spontanéité de cette mémorable évolution initiale n'est pas moins marquée par l'originalité de ses productions et par leur naïve conformité avec la situation sociale correspondante que par l'indépendance de sa marche affranchie de toute imitation servile. On le voit surtout pour l'essor poétique, alors si directement consacré, d'une part, à l'expression, fidèle quoique idéale, des mœurs chevaleresques, et, d'une autre part, à l'heureuse indication de la prépondérance caractéristique qu'obtenait de plus en plus la vie domestique dans le système habituel de l'existence moderne. Sous l'un et l'autre aspect, il faut principalement remarquer, à cette époque, l'ébauche primordiale d'un genre de compositions essentiellement inconnu à l'antiquité, parce qu'il se rapporte éminemment à la vie privée, si peu développée chez les anciens, et que la vie publique n'y intervient qu'en vertu de sa réaction nécessaire sur celle-ci. Cette sorte d'épopée domestique, ultérieurement destinée à de si admirables progrès, comme je l'indiquerai ci-dessous, et qui constitue certainement la nouvelle espèce de productions la mieux adaptée jusqu'ici à la nature propre de la civilisation moderne, remonte évidemment jusqu'à cette évolution initiale, dont une servile admiration de l'antique littérature a fait trop oublier ensuite les ingénieux essais originaux: la dénomination vulgaire, malgré son impropriété actuelle, conserve directement le souvenir continu de cette incontestable filiation historique.
Tel est l'ensemble d'explications préliminaires qui indique l'état social du moyen-âge comme constituant, à tous égards, le berceau nécessaire de la grande évolution esthétique des sociétés modernes. Si les éminens attributs qui caractérisent, sous ce rapport, cette mémorable situation, n'ont pu être, en réalité, assez développés pour que leur appréciation générale n'exigeât pas aujourd'hui une discussion approfondie, cela tient surtout à la nature essentiellement transitoire qui, d'après nos démonstrations antérieures, devait nécessairement distinguer ce degré de la progression humaine. L'essor esthétique ne suppose pas seulement un état social assez fortement caractérisé pour comporter une idéalisation énergique: il demande, en outre, que cet état quelconque soit assez stable pour permettre spontanément, entre l'interprète et le spectateur, cette intime harmonie préalable sans laquelle l'action des beaux-arts ne saurait obtenir habituellement une pleine efficacité. Or, ces deux conditions fondamentales, naturellement réunies chez les anciens, n'ont jamais pu l'être depuis à un degré suffisant, même au moyen-âge, et ne pourront retrouver leur concours normal que sous l'ascendant ultérieur de la régénération positive réservée à notre siècle, comme je l'indiquerai spécialement à la fin de ce dernier volume. Nous avons, en effet, pleinement reconnu que le moyen-âge constitue, à tous égards, une immense transition, qui, sous les divers aspects principaux, n'est pas encore totalement terminée; et c'est là seulement qu'il faut chercher la véritable explication historique de l'incontestable disproportion générale qui se fait alors si déplorablement sentir entre les faibles résultats permanens de l'essor esthétique et l'énergie de son activité originale, si bien secondée par un empressement universel. Cette mémorable anomalie est irrationnellement appréciée dans les deux écoles opposées qui se disputent aujourd'hui l'empire des beaux-arts: les uns n'y ayant vu qu'un chimérique témoignage d'un inexplicable décroissement des facultés esthétiques de l'humanité; les autres l'ayant exclusivement attribuée à la servile imitation ultérieure des chefs-d'œuvre de l'antiquité. Quoique cette dernière considération ne soit pas aussi vaine que la première, on y prend cependant un effet pour une cause, et surtout on y accorde une importance fort exagérée à une influence purement secondaire: car, si la situation catholique et féodale avait pu et dû comporter une véritable stabilité, comparable à celle de l'ordre grec ou romain, sa prépondérance spontanée eût aisément contenu l'espèce de rétrogradation esthétique que tendit à produire ensuite une prédilection trop exclusive pour les modèles antiques. Ainsi, la source essentielle de cette singulière hésitation sociale qui caractérise l'art moderne, et qui a tant neutralisé jusqu'ici l'universalité nécessaire de son influence continue, après sa première évolution si ferme, si originale, et si populaire, au moyen-âge, doit être directement cherchée dans l'inévitable instabilité de l'état social correspondant, suscitant toujours de nouvelles transitions successives. Une profonde et persévérante élaboration esthétique était certainement impossible chez des populations où chaque siècle, et quelquefois même chaque génération, modifiait assez notablement la sociabilité antérieure pour que chaque situation déterminée eût déjà essentiellement cessé avant que le poète ou l'artiste eussent pu y contracter suffisamment l'intime pénétration spontanée indispensable à l'action des beaux-arts. C'est ainsi, par exemple, que l'esprit des croisades, si favorable à la plus puissante poésie, avait irrévocablement disparu quand les langues modernes ont pu être assez formées pour en permettre la pleine idéalisation: tandis que, chez les anciens, chaque mode effectif de sociabilité avait été tellement durable, que le génie esthétique pouvait ressentir et retrouver, après plusieurs siècles, des passions et des affections populaires essentiellement identiques à celles dont il voulait retracer l'empire antérieur. L'avenir seul pourra replacer l'humanité, et d'une manière même bien supérieure, dans ces conditions normales de stabilité active, sans lesquelles l'action des beaux-arts ne saurait obtenir l'entière efficacité sociale convenable à sa nature.
Quoique forcé de me borner ici à l'indication sommaire de ces diverses explications, j'espère en avoir assez caractérisé l'esprit général, d'ailleurs pleinement conforme à l'ensemble de ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, pour que le lecteur, suffisamment préparé, puisse utilement prolonger l'application spéciale de ce principe historique, qui montre l'état social du moyen-âge comme étant à la fois la source nécessaire, soit de l'ensemble du développement esthétique propre à la civilisation moderne, soit des imperfections caractéristiques qu'il devait offrir; sans supposer aucune diminution réelle des facultés esthétiques de l'humanité, et en tendant, au contraire, à faire mieux ressortir l'énergie intrinsèque d'un essor effectif qui, malgré de tels obstacles, a réalisé tant d'admirables résultats, ainsi que je l'avais signalé d'avance au cinquante-septième chapitre. Afin de faciliter davantage cette élaboration ultérieure, je crois devoir ici distinctement indiquer la division rationnelle que j'ai toujours spontanément suivie, dans ce volume et dans le précédent, pour l'histoire universelle du moyen-âge, et qui, spécialement vérifiée ci-dessus quant à l'évolution industrielle, n'est pas moins convenable envers l'évolution esthétique, ou relativement à toute autre préparation essentielle, soit positive, soit même négative, de la civilisation moderne. Elle consiste, en comprenant le moyen-âge proprement dit entre le début du Ve siècle et la fin du XIIIe, comme je l'ai suffisamment démontré, à partager cette mémorable transition de neuf siècles en trois phases naturelles, qui se trouvent être à peu près de même durée: la première, se terminant avec le VIIe siècle, représente l'établissement fondamental, contenant, d'une manière très-confuse mais appréciable, tous les véritables germes essentiels des divers mouvemens ultérieurs; la seconde, prolongée jusqu'à la fin du Xe siècle, correspond à l'essor graduel de la constitution catholique et féodale, extérieurement caractérisé par le premier grand système de guerres défensives, dirigé surtout, d'après nos explications antérieures, contre les sauvages polythéistes du nord; enfin la troisième, directement relative à la plus grande splendeur de cet organisme transitoire, comprend l'admirable défense du monothéisme occidental contre l'invasion, alors seule redoutable, du monothéisme oriental; opération vraiment finale, bientôt suivie de l'irrévocable dissolution spontanée d'un système désormais privé de sa destination fondamentale, et de l'évolution simultanée des nouveaux élémens sociaux, secrètement élaborés sous sa tutélaire prépondérance européenne. Dans la série industrielle, nous avons vu ces trois phases successives présenter naturellement, l'une l'universelle substitution préalable du servage à l'esclavage, l'autre l'émancipation personnelle des classes urbaines, et la dernière le premier élan industriel des villes, accompagné de l'entière abolition de la servitude rurale: dans la série esthétique, nous venons d'y reconnaître, avec non moins d'évidence, d'abord l'ébauche primitive d'une nouvelle sociabilité, destinée à renouveler l'action générale des facultés esthétiques, ensuite leur indispensable application préliminaire à la formation des langues modernes, et enfin leur développement direct, suivant la nature propre de la civilisation correspondante; tous les autres aspects quelconques du mouvement humain donneront lieu, j'ose l'assurer, à des vérifications équivalentes, que je dois maintenant me dispenser de spécifier formellement. Leur concours nécessaire conduit spontanément à concevoir l'admirable règne de l'incomparable Charlemagne, placé près du milieu de la seconde phase, presque équidistant des deux termes extrêmes, qui rattachent immédiatement le moyen-âge, l'un à l'évolution ancienne, l'autre à l'évolution moderne, comme l'époque la plus décisive, où l'esprit du régime transitoire commence à manifester pleinement ses différens attributs essentiels, et où les divers élémens principaux de la civilisation ultérieure reçoivent aussi, à tous égards, la plus heureuse stimulation initiale. Quoique un tel classement des temps ait toujours implicitement dirigé mon appréciation historique du moyen-âge, la nature éminemment abstraite de notre élaboration dynamique ne me permettait point de le faire directement présider à son accomplissement, qui eût alors exigé des explications concrètes incompatibles avec les limites et la destination de cet ouvrage. J'ai cru cependant devoir en indiquer finalement la conception explicite, à l'usage des philosophes qui voudraient ultérieurement appliquer ma théorie fondamentale à l'étude spéciale et méthodique de cette grande transition, dont le cours graduel offre ainsi spontanément, sans aucune vaine préoccupation systématique, une distribution ternaire, analogue, sauf la durée, à celle que nous avons toujours reconnue, d'abord pour les principaux états de l'ensemble du développement humain, ensuite pour les modes successifs de l'évolution ancienne, et enfin pour les degrés consécutifs propres à l'évolution moderne: ce qui présente partout à l'esprit des intervalles susceptibles de permettre l'essor habituel des considérations générales, indispensable à l'efficacité sociale de notre philosophie historique, qui n'est point destinée, je ne saurais trop le rappeler, à un stérile étalage académique, mais à fournir réellement une base rationnelle à l'active coordination des efforts directement relatifs à la régénération finale de l'humanité.
Après avoir suffisamment expliqué comment l'essor esthétique des sociétés modernes est naturellement émané de l'état social constitué au moyen-âge, il devient aisé de procéder à la seconde partie générale d'un tel examen, en appréciant les principaux caractères propres au nouvel élément ainsi introduit dans le système de notre civilisation, et sa situation nécessaire envers les anciens pouvoirs à l'époque initiale du XIVe siècle. Ces deux déterminations connexes ne peuvent, en effet, résulter que de l'influence prépondérante des causes ci-dessus signalées, combinée avec l'extension naissante de la vie industrielle, qui tendait dès-lors à changer le mode primitif de sociabilité; en sorte qu'il ne nous reste surtout qu'à saisir la relation fondamentale de cette modification décisive avec l'ensemble du mouvement déjà imprimé aux beaux-arts par les impulsions catholiques et féodales.
L'intime affinité mutuelle que témoigne toute l'histoire moderne entre l'essor industriel et l'essor esthétique, a pour principe évident, suivant la théorie hiérarchique indiquée au préambule de ce chapitre, la double tendance nécessaire de l'évolution industrielle à développer spontanément, jusque chez les dernières classes, un premier degré habituel d'activité mentale, sans lequel l'action des beaux-arts ne saurait être comprise, et en même temps l'aisance et la sécurité qui peuvent seules disposer à goûter convenablement les nobles jouissances correspondantes. Dans la marche naturelle de l'éducation humaine, individuelle ou collective, l'exercice intellectuel est d'abord déterminé communément par l'impulsion pratique des besoins les plus grossiers mais les plus urgens, dont la satisfaction suffisante permet ensuite l'heureuse efficacité continue de l'impulsion, plus élevée mais moins énergique, qui dérive des facultés esthétiques. Celles-ci, d'après le doux mélange de pensées et d'émotions qui les caractérise si exclusivement, constituent réellement, vu l'extrême imperfection de notre économie cérébrale, les seules facultés mentales assez prononcées, chez la plupart des hommes, pour que leur activité régulière puisse devenir une source de véritables jouissances; tandis que les facultés scientifiques ou philosophiques, plus éminentes encore, mais beaucoup moins développées, ne déterminent le plus souvent, comme on sait, qu'une fatigue bientôt insupportable, excepté chez le très petit nombre d'hommes vraiment destinés à la contemplation abstraite. Il est donc aisé de concevoir l'office fondamental de l'essor esthétique, constituant la transition normale de la vie active à la vie spéculative. Par une appréciation plus précise, cet essor intermédiaire me semble devoir essentiellement caractériser le degré habituel d'exercice mental auquel s'arrêterait communément l'humanité si, d'après un milieu plus favorable, ou en vertu d'une organisation moins exigeante, elle était affranchie des obligations continues relatives aux besoins physiques: comme l'indique assez la tendance commune des situations sociales les moins éloignées d'une telle supposition idéale. Quoi qu'il en soit, la relation élémentaire de la vie esthétique à la vie pratique est certainement devenue beaucoup plus directe, plus complète, et surtout plus universelle, depuis la substitution graduelle de l'existence industrielle à l'existence militaire, suivant les motifs déjà indiqués. Tant que l'esclavage et la guerre ont caractérisé l'économie sociale, il est clair que les beaux-arts ne pouvaient réellement acquérir une profonde popularité, et ne devaient être ordinairement goûtés, même parmi les hommes libres, que chez les classes supérieures: le seul cas différent, beaucoup trop vanté d'ailleurs, ne se rapporte historiquement qu'à une médiocre partie de la population grecque, qu'un ensemble de circonstances locales et sociales, éminemment exceptionnel sans être aucunement arbitraire, avait prédestiné, comme je l'ai expliqué, à cette heureuse anomalie: partout ailleurs, chez les sociétés guerrières de l'antiquité, il n'y avait de vraiment populaires que les jeux sanglans qui retraçaient à ces peuples grossiers le souvenir de leur activité chérie. Il est clair, au contraire, que l'évolution industrielle propre à la fin du moyen-âge a spontanément consolidé, sous ce rapport, la salutaire influence des mœurs catholiques et féodales, en tendant à faire habituellement pénétrer, jusque chez les plus humbles familles, les dispositions élémentaires les plus favorables à l'action des beaux-arts, dont les productions devaient désormais s'adresser à un public à la fois beaucoup plus nombreux et beaucoup mieux préparé. C'est ainsi que le génie esthétique, destiné surtout aux masses, et qui s'amoindrit, de toute nécessité, dans les sphères privilégiées, a pu s'incorporer à la sociabilité moderne d'une manière bien plus intime qu'il ne pouvait l'être ordinairement à celle de l'antiquité, où, même sous l'accueil le plus favorable, il était presque toujours traité comme un élément essentiellement étranger à l'ensemble de la constitution sociale. Si cette connexité plus profonde n'a pas été encore suffisamment manifestée, il faut l'attribuer à l'état purement rudimentaire de tout ce qui concerne l'organisme moderne, où l'absence totale de systématisation rationnelle a tant neutralisé jusqu'ici, à tous égards, les propriétés les plus caractéristiques.
Considérée maintenant en sens inverse, cette relation élémentaire entre l'essor esthétique et l'essor industriel se présente surtout comme heureusement destinée à constituer, chez les modernes, le plus puissant correctif naturel de ce déplorable rétrécissement, à la fois mental et moral, que tend à produire communément l'exorbitante prépondérance de l'activité industrielle dans l'ensemble de l'existence humaine. Sous ce rapport fondamental, l'éducation esthétique commence spontanément, avec la plus universelle efficacité, ce que l'éducation scientifique et philosophique peut seule convenablement achever; de manière à pouvoir un jour, sous l'influence d'une sage régularisation, avantageusement combler la grave lacune qui résulte provisoirement, à cet égard, de l'inévitable désuétude des usages religieux, quant à la continuelle diversion intellectuelle qu'exige incontestablement, à un certain degré, la vie purement pratique, pour ne pas dégénérer en une stupide et égoïste préoccupation. Dans les diverses parties principales de la grande république européenne constituée au moyen-âge, l'évolution esthétique, suivant toujours de près l'évolution industrielle, a plus ou moins tendu à en tempérer les dangers essentiels, en développant partout une activité mentale plus générale et plus désintéressée que celle qu'exigeaient les travaux journaliers, et en sollicitant directement, suivant son heureuse nature, l'exercice simultané des affections les plus bienveillantes, par des jouissances d'autant plus vives qu'elles sont plus unanimes. Quelles que soient, à cet égard, les éminentes propriétés de l'évolution scientifique ou philosophique, elle aura constamment, auprès des masses, une efficacité beaucoup moindre, en vertu de son intensité et surtout de sa popularité très inférieures, même après les plus grandes améliorations que doive ultérieurement recevoir le système général de l'éducation humaine, individuelle ou sociale. À la vérité, des philosophes peu sensibles aux beaux-arts ont souvent accusé, d'une manière très spécieuse, principalement au sujet de l'Italie, le développement excessif de la vie esthétique de tendre à entraver la progression sociale en inspirant trop d'attachement à des jouissances momentanément incompatibles avec une indispensable agitation politique. Mais, excepté les anomalies individuelles, où la préoccupation esthétique peut, en effet, être quelquefois poussée jusqu'à déterminer une sorte de dégradation mentale et morale, il est clair que, dans les cas réels, son influence sur l'ensemble des populations, lors même qu'elle a dû sembler exagérée, n'a contribué le plus souvent qu'à empêcher une prépondérance bien plus dangereuse de la vie matérielle, et à y entretenir une certaine ardeur spéculative, susceptible de recevoir un jour une plus importante destination. Enfin, sous un aspect plus spécial, on doit évidemment regarder le développement des beaux-arts comme ayant même été, à beaucoup d'égards, directement lié au perfectionnement technique des opérations industrielles, qui ne peuvent, en effet, recevoir toutes les améliorations habituelles dont elles sont réellement susceptibles, chez les nations où le sentiment d'une perfection idéale n'est pas, en tout genre, suffisamment cultivé. Cela est surtout sensible quant aux arts nombreux qui se rapportent à la forme extérieure, et qui, à ce titre, se rattachent nécessairement à l'architecture, à la sculpture, et même à la peinture, par une foule de nuances intermédiaires, constituant une gradation presque insensible, où il devient quelquefois impossible d'assigner une exacte séparation entre le point de vue vraiment esthétique et le point de vue purement industriel. L'expérience universelle a tellement constaté, sous ce rapport, la supériorité technique des populations améliorées par les beaux-arts, que cette considération est souvent devenue l'un des principaux motifs des gouvernemens modernes pour encourager directement la propagation de l'éducation esthétique, alors justement envisagée comme une puissante garantie ultérieure de succès industriel, dans l'utile concurrence commerciale des différens peuples européens.
Par les divers motifs ci-dessus indiqués, il est donc évident que la prépondérance naissante de la vie industrielle à la fin du moyen-âge, bien loin d'être défavorable à l'évolution esthétique déjà déterminée par l'ensemble de la situation antérieure, tendait, au contraire, à lui procurer finalement une popularité et une consistance qu'elle n'aurait pu autrement obtenir au même degré, en la rattachant désormais, de la manière la plus intime, au progrès de l'existence moderne. Toutefois, pendant les cinq siècles qui nous séparent du moyen-âge, cet ascendant graduel a dû provisoirement influer, d'une manière indirecte, sur le caractère vague et indécis précédemment attribué à l'art moderne, en augmentant l'instabilité et accélérant la décadence du régime sous lequel il avait dû surgir. Si l'état catholique et féodal avait pu persister réellement, il n'est pas douteux, à mes yeux, que l'essor esthétique des douzième et treizième siècles aurait acquis, par son éminente homogénéité, une importance et une profondeur bien supérieures à tout ce qui a pu exister depuis, surtout quant à l'efficacité populaire, vrai critérium des beaux-arts. Par la transition rapide, et souvent violente, qui devait s'accomplir dans le cours de cette grande période révolutionnaire, et à laquelle la progression industrielle a si puissamment concouru, le génie esthétique a nécessairement manqué de direction générale et de destination sociale. Entre l'ancienne sociabilité expirante, et la nouvelle trop peu caractérisée encore, il n'a pu assez nettement sentir ni ce qu'il devait surtout idéaliser, ni sur quelles sympathies universelles il devait principalement reposer. Telle est, au fond, la cause progressive de cette spécialité exclusive qui a jusqu'ici caractérisé l'art moderne, comme l'industrie, et comme la science aussi, faute d'une généralité réellement prépondérante. Bien loin d'être dégénéré, le génie esthétique est certainement devenu plus étendu, plus varié, et plus complet même, qu'il n'avait jamais pu l'être dans l'antiquité: mais, malgré ses éminentes propriétés intrinsèques, son efficacité devait être alors beaucoup moindre, dans un milieu social qui n'a pu encore lui offrir ni la netteté ni la fixité indispensables à son libre essor. Obligé de reproduire les émotions religieuses pendant que la foi s'éteignait, et de représenter les mœurs guerrières à des populations de plus en plus livrées à une activité pacifique, sa situation radicalement contradictoire a dû non-seulement nuire à la réalité fondamentale de ses effets extérieurs, mais à celle même de ses propres impressions intérieures, jusqu'aux temps encore lointains où la régénération finale de l'humanité viendra lui offrir le milieu le plus favorable à son plein développement, par suite d'une homogénéité et d'une stabilité qui n'ont pu jamais exister au même degré, comme je l'indiquerai plus distinctement à la fin de ce volume. Ainsi privé nécessairement, pendant la grande transition que nous étudions, de toute vraie direction philosophique, et dépourvu de toute large destination sociale, l'art moderne n'a pu être essentiellement animé que par l'instinct fondamental qui pousse involontairement à une activité continue les plus énergiques facultés de notre intelligence: les organisations éminemment esthétiques ont dû alors, comme on dit aujourd'hui, cultiver l'art pour l'art lui-même; ou, suivant le langage, plus humble mais équivalent, employé par le grand Corneille, ne se proposer habituellement d'autre but réel que de divertir le public. Néanmoins, malgré cet inévitable isolement provisoire, en considérant de plus près l'ensemble de cette évolution esthétique, on y peut discerner presque toujours, depuis son origine jusqu'à présent, une certaine tendance sociale plus ou moins prononcée; mais elle est purement critique, et par suite peu compatible avec l'éminente nature d'un tel développement, où la négation ne peut jamais avoir qu'une importance fort accessoire. C'est seulement par là que l'art moderne a pris communément une part directe à notre mouvement social. On conçoit, en effet, que, dans la double progression, à la fois négative et positive, qui devait constituer ce mouvement préliminaire, le premier aspect, seul suffisamment appréciable, pouvait seul convenir aux beaux-arts, quelque imparfaite excitation qu'ils y pussent trouver; tandis que le second, à peine saisissable aujourd'hui à la plus haute contention philosophique, ne pouvait assurément leur fournir aucun aliment immédiat, quoique finalement destiné à leur imprimer en temps opportun, la plus puissante stimulation continue: en sorte que, dans ce long intervalle, toutes les fois que la philosophie esthétique a voulu réellement prendre un caractère organique, elle n'a pu aboutir, comme la philosophie politique elle-même, qu'à de vains regrets sur l'irrévocable dissolution de l'ordre ancien, suivis de déplorables récriminations sur la prétendue dégénération de l'humanité. C'est ainsi qu'on explique aisément, en général, la tendance critique qui, à toutes les époques de l'art moderne, s'est nettement prononcée, sous des formes d'ailleurs très variées, même chez les plus éminens génies, surtout poétiques, quoique, dans une situation vraiment normale, la critique ne doive certainement convenir qu'à des intelligences secondaires, principalement quant aux beaux-arts. Une telle tendance devait d'ailleurs, d'après cette appréciation historique, suivre naturellement la marche correspondante de la grande progression négative; c'est-à-dire, d'après la théorie du chapitre précédent, être d'abord et principalement dirigée contre l'organisme catholique, dont la disposition, désormais oppressive et rétrograde, devait commencer, vers la fin du moyen-âge, à soulever spécialement les antipathies esthétiques, comme l'indiquent alors si naïvement tant d'éclatants exemples[11]. Tout en concourant instinctivement à sanctionner ainsi l'ascendant universel du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, l'essor esthétique devait aussi participer, quoique à un degré beaucoup moindre, au triomphe graduel de celui des deux élémens temporels que l'ensemble des influences nationales destinait, en chaque pays, à la dictature finale, suivant la distinction fondamentale que j'ai tant appliquée: ce qui a notablement contribué à déterminer les principales différences que la marche des beaux-arts devait offrir chez les divers peuples européens, pendant les deux dernières phases de l'évolution moderne, comme je l'indiquerai ci-dessous.
Note 11: D'après une appréciation plus spéciale, qui doit être renvoyée au Traité ultérieur que j'ai annoncé, il sera aisé d'établir que cette opposition, d'abord peu sensible dans la plupart des arts, auxquels le catholicisme procurait, par sa nature, une alimentation longtemps suffisante, devait être surtout prononcée dans l'art le plus universel, dont la marche détermine nécessairement tôt ou tard celle de tous les autres, et auquel le système catholique ne pouvait fournir qu'une trop imparfaite satisfaction, essentiellement bornée au genre lyrique, soit pour les chants religieux, soit pour les poésies mystiques, dont le livre de l'Imitation nous offre un type si éminent. Les deux principales formes propres à l'art poétique, surtout chez les modernes, échappaient nécessairement à la direction catholique, et devaient, par suite, lui devenir particulièrement hostiles; cette tendance, incontestable, dès l'origine, quant aux compositions épiques, est bientôt non moins réelle, et encore plus décisive, envers les compositions dramatiques, malgré les vains efforts du clergé afin de subordonner à la foi chrétienne leur essor initial.
En terminant cette sommaire appréciation historique des propriétés et du caractère social de l'élément esthétique, il serait superflu d'établir directement que, comme l'ensemble d'influences d'où il émanait, son essor devait être essentiellement commun, sauf de simples inégalités de degré, à toutes les parties de la grande république occidentale. Nous devons seulement, sous ce rapport, indiquer un nouvel attribut social d'une telle évolution, qui à dû spontanément exercer la plus heureuse influence pour resserrer les liens de cette immense communauté, alors poussée, à tant d'égards, vers un démembrement direct, par suite de la désorganisation catholique et féodale. On a pu, sans doute, accuser quelquefois les beaux-arts de tendre, au contraire, à susciter de déplorables antipathies nationales, en vertu même de leur plus intime incorporation au développement propre de chaque population. Mais cette influence partielle et secondaire est certainement plus que compensée par la vive prédilection universelle que doivent inspirer, en général, les éminentes productions esthétiques envers les peuples d'où elles émanent; du moins quand l'amour de l'art est vraiment développé, au lieu de servir seulement de masque à de puériles vanités nationales. À cet égard, outre l'influence commune, chacun des beaux-arts a eu son mode spécial de stimuler directement la sympathie permanente des peuples européens, surtout en excitant à des déplacemens journellement utiles à la consolidation de cette heureuse harmonie. La poésie elle-même, dont les compositions étrangères pouvaient être immédiatement goûtées au loin, tendait au même but par une influence encore plus efficace, et surtout plus générale, en obligeant partout à l'étude mutuelle des principales langues modernes, sans laquelle ces divers chefs-d'œuvre eussent été si imparfaitement appréciables: d'où est résulté, par exemple, l'une des plus puissantes causes spontanées de la précieuse universalité graduellement acquise à la langue française. Il est clair qu'un tel privilége appartient spécialement aux productions esthétiques: les facultés scientifiques ou philosophiques, à raison de leur généralité et de leur abstraction supérieures, peuvent transmettre suffisamment leur action indépendamment du langage; en sorte que les mêmes attributs essentiels qui les ont d'abord privées, comme je l'ai indiqué, de toute importante participation à la formation des langues modernes les ont également empêchées ensuite de concourir notablement à leur propagation respective.
Ayant désormais assez caractérisé, soit l'avénement initial de l'évolution esthétique propre à la civilisation moderne, soit l'ensemble de ses principaux attributs, il ne nous reste plus qu'à considérer sommairement la marche historique du nouvel élément social pendant les trois phases consécutives de la double progression préparatoire commencée au quatorzième siècle.
L'ensemble de cet examen présente, de la manière la plus naturelle, une nouvelle vérification générale de la distinction fondamentale établie entre ces trois phases, dans la leçon précédente, d'après l'analyse du mouvement de décomposition, et déjà pleinement confirmée, à l'égard du mouvement organique, par l'étude de l'évolution industrielle, appréciée dans la première moitié de la leçon actuelle. On ne peut douter, en effet, que la marche de l'élément esthétique n'ait été tour à tour, aussi bien que celle de l'élément industriel, essentiellement spontanée pendant notre première phase, stimulée, pendant la seconde, comme moyen d'influence, par des encouragemens plus ou moins systématiques, et enfin directement érigée, sous la troisième, en but partiel de la politique moderne. Devant ici soigneusement écarter toute appréciation concrète incompatible avec la nature et les limites de cet ouvrage, quel que pût être, à ce sujet, l'intérêt philosophique de plusieurs discussions capitales jusqu'ici très mal conduites, mais dont l'élaboration doit être laissée au lecteur assez pénétré de ma théorie historique pour l'y appliquer convenablement, il faut nous réduire à l'explication très sommaire du caractère abstrait propre à chacune de ces trois époques, considérées surtout quant à l'incorporation définitive de l'élément esthétique au système de la civilisation moderne, ce qui constitue toujours le but principal de notre opération dynamique.
Quoique, sous la première phase, comme sous les deux autres, l'évolution esthétique ait été, en réalité, plus ou moins relative à tous les divers beaux-arts, et plus ou moins commune aux différens états de la république européenne, c'est néanmoins pour la poésie uniquement, et dans la seule Italie, qu'il en est resté des productions pleinement caractéristiques et vraiment impérissables, surtout par les sublimes inspirations de Dante et les douces émotions de Pétrarque. On voit alors, conformément à notre théorie, le mouvement esthétique suivre spontanément le mouvement industriel, en vertu des mêmes causes de précocité spéciale, de manière à constituer, pour l'Italie, une antériorité d'environ deux siècles sur le reste de l'occident, comme le montrent aussi tous les autres aspects quelconques du développement européen. L'évidente spontanéité de ce premier élan est spécialement prononcée quant à la plus éminente élaboration, qui ne fut pas même encouragée par les sympathies qu'elle devait le plus naturellement exciter. Du reste, l'unanime admiration, non-seulement italienne, mais européenne, bientôt inspirée par cette immense création, vint hautement constater sa parfaite harmonie avec l'état correspondant des populations civilisées, quoique cette tardive justice n'ait pu être personnellement appliquée qu'à d'heureux successeurs: c'était Dante que l'instinct confus de la reconnaissance universelle couronnait réellement sous le célèbre laurier de Pétrarque, alors seulement connu par ses poésies latines justement oubliées aujourd'hui. Tous les caractères essentiels précédemment attribués à l'art moderne, d'après la nature du milieu social correspondant, se vérifient clairement pendant cette première phase, sans qu'il soit nécessaire de l'indiquer expressément. La tendance critique y est très prononcée, surtout dans le poème de Dante, dominé par une métaphysique très peu favorable à l'esprit vraiment catholique: cette opposition ne résulte pas seulement des attaques formelles contre les papes et le clergé, quoiqu'elles y soient très graves et fort multipliées; elle ressort bien plus profondément de la conception même d'une telle composition, où les droits suprêmes d'apothéose et de damnation sont audacieusement usurpés, de façon à constituer une sorte de sacrilége fondamental, qui eût été certainement impossible, deux siècles auparavant, sous le plein ascendant du catholicisme. Quant à l'ordre temporel, l'antagonisme du mouvement esthétique est alors, sans doute, beaucoup moins appréciable, parce qu'il n'y pouvait encore être aucunement direct: mais il se fait déjà sentir, d'une manière indirecte, d'après l'inévitable influence d'un tel essor pour fonder d'éminentes réputations personnelles, indépendantes, et bientôt émules, de la supériorité héréditaire.
Vers le milieu de cette première phase, l'évolution esthétique propre à la civilisation moderne, et qui d'abord avait principalement obéi à l'impulsion spontanée du milieu social correspondant, commence à subir une altération notable, vainement qualifiée de régénération des beaux-arts, et qui, à beaucoup d'égards, constituait bien plutôt une sorte de tendance rétrograde, en inspirant une admiration trop servile et trop exclusive pour les chefs-d'œuvre de l'antiquité, relatifs à un tout autre système de sociabilité. Quoique cette influence n'ait dû surtout s'exercer que sous la seconde phase, c'est ici néanmoins qu'il convient d'en indiquer le caractère historique, puisque c'est alors qu'elle a réellement pris naissance: elle me semble même s'être déjà fait sentir, d'une manière négative il est vrai, mais d'autant plus fâcheuse, pendant la dernière moitié de la phase que nous considérons; en y neutralisant l'élan que semblait devoir imprimer partout l'admirable essor poétique du quatorzième siècle, avec lequel le siècle suivant forme, même en Italie, un contraste si déplorable et si imprévu, auquel les controverses religieuses ont, sans doute, gravement concouru, mais qui a peut-être dépendu bien davantage de cette nouvelle ardeur immodérée pour les productions grecques et latines, tendant à éteindre les plus précieuses des qualités esthétiques, l'originalité et la popularité. Une telle altération se manifeste immédiatement dans l'architecture, qui, malgré les grands progrès que n'a cessé de faire sa partie technique et usuelle, n'a pu produire, depuis le quinzième siècle, et, en partie, à cause de cette vicieuse prédilection, des monumens vraiment comparables, sous le point de vue esthétique, aux admirables cathédrales du moyen-âge. En ce sens, l'appréciation générale de l'école romantique actuelle ne pêche surtout que par une irrationnelle exagération historique, comme je l'ai ci-dessus indiqué: mais ses récriminations sont loin d'être dépourvues de fondemens réels. Toutefois, il ne faut pas oublier, à ce sujet, que, suivant notre explication antérieure, cette servile imitation de l'antiquité n'a pu que développer secondairement, et non déterminer en effet, le caractère vague et indécis inhérent à l'art moderne, par une suite nécessaire de la confusion et de l'instabilité de l'état social correspondant: les productions anciennes, qui, au fond, ne furent jamais véritablement perdues ni oubliées, surtout quant à l'architecture et à la sculpture, n'avaient point cependant altéré l'énergique spontanéité de l'évolution esthétique commencée au moyen-âge, tant que l'organisme catholique et féodal avait conservé sa pleine vigueur. Ainsi, l'avénement ultérieur de cette altération, d'ailleurs inévitable, ne peut réellement prouver que l'extinction graduelle de toute direction philosophique et de toute destination sociale, naturellement opérée dans les beaux-arts, sous l'accomplissement simultané de la décomposition spontanée propre à cette première phase de la civilisation moderne, et déjà très sentie pendant sa seconde moitié: c'est là principalement ce qui a empêché l'impulsion antérieure de résister suffisamment à l'influence perturbatrice qu'elle avait jusque alors facilement surmontée. Une appréciation plus approfondie conduit même, ce me semble, à reconnaître que l'imitation plus ou moins servile de l'art antique dut bientôt, par une réaction nécessaire, devenir, pour l'art moderne, un moyen factice de suppléer provisoirement, quoique d'une manière très imparfaite, à cette lacune fondamentale, que le progrès de la transition révolutionnaire devait rendre de plus en plus funeste à la marche des beaux-arts, jusqu'à ce que la progression positive ait, sous ce rapport, convenablement réparé les dangers inséparables de la progression négative, ce qui certainement n'a pu encore avoir lieu. Ne pouvant trouver autour de lui une sociabilité assez caractérisée et assez fixe, l'art moderne s'est naturellement imbu de la sociabilité antique, autant que pouvait le permettre une idéale contemplation, guidée par l'ensemble des monumens de tous genres: c'est à ce milieu abstrait que le génie esthétique devait tenter d'appliquer plus ou moins heureusement les impressions hétérogènes qu'il recevait spontanément du milieu réel d'où il ne pouvait, malgré ses efforts assidus, parvenir à s'isoler. Quels que dussent être évidemment l'insuffisance et les dangers d'un tel expédient provisoire, il importe de reconnaître qu'il fut alors strictement indispensable, afin d'éviter, à cet égard, une anarchie totale, qui eût été, sans doute, bien autrement funeste à la marche de l'art moderne: aussi voit-on les plus puissans esprits, non-seulement Pétrarque et Boccace, mais le grand Dante lui-même, qu'on ne peut certes soupçonner aucunement de servilité routinière, alors occupés, avec une ardente sollicitude, à recommander constamment l'étude approfondie de l'antiquité, comme base fondamentale du développement esthétique, ce qui n'avait, à cette époque, d'autre tort essentiel que d'ériger en principe absolu et indéfini une simple mesure temporaire, d'après l'esprit général de la philosophie métaphysique dont l'ascendant dominait encore toutes les intelligences. La saine appréciation historique d'une telle nécessité ne peut seulement qu'augmenter beaucoup, par une admiration réfléchie, la profonde vénération que devront toujours nous inspirer les éminens chefs-d'œuvre créés, pendant la seconde phase, au milieu de tant d'entraves, et avec des moyens aussi imparfaits, si propres à susciter l'heureuse conviction expérimentale d'une certaine extension réelle dans les facultés esthétiques de l'humanité, ultérieurement destinées à une plus complète manifestation, sous l'accomplissement convenable des grandes conditions sociales réservées à notre prochain avenir, comme je l'indiquerai à la fin de cet ouvrage. Mais, pour compléter l'explication précédente, il faut ajouter ici que ce régime provisoire, ainsi naturellement imposé, au XVe siècle, à la marche générale de l'art moderne, devait alors déterminer, outre l'altération du mouvement antérieur, une inévitable suspension, qui explique la mémorable anomalie ci-dessus signalée envers ce siècle, où l'éminent essor du siècle précédent semblait, au contraire, devoir faire présager un grand développement esthétique. On conçoit aisément, en effet, qu'à un système de composition aussi factice, il fallait également préparer, pendant quelques générations, un public qui ne le fût pas moins; car, en perdant sa grossière originalité du moyen-âge, l'art perdait pareillement, de toute nécessité, la naïve popularité qui en était la récompense spontanée, et qui n'a pu encore être retrouvée à un pareil degré, dans les cas même les plus favorables. Quoique sa nature générale le destine surtout aux masses, l'art moderne était alors forcé, par une exception inévitable, de s'adresser spécialement à des auditeurs privilégiés, qu'une laborieuse éducation aurait préalablement placés aussi, bien qu'à un moindre degré, dans des conditions esthétiques analogues à celles des artistes eux-mêmes, et sans lesquelles n'aurait pu exister, entre l'état passif des uns et l'état actif des autres, cette harmonie indispensable à toute action des beaux-arts. Dans l'ordre pleinement normal, une telle harmonie s'établit partout sans effort, d'une manière bien plus intime, d'après la prépondérance commune du milieu social qui pénètre constamment à la fois l'interprète et le spectateur; mais, sous cette anomalie provisoire, elle devait, au contraire, exiger une longue et difficile préparation. C'est seulement quand cette préparation artificielle a été convenablement accomplie, chez un public spécial suffisamment nombreux, par suite de la propagation spontanée de l'éducation fondée sur l'étude des langues anciennes, que l'évolution esthétique a pu directement reprendre son cours jusque alors suspendu, et graduellement produire, pendant la seconde phase, l'admirable mouvement universel qui nous reste maintenant à caractériser, comme le seul résultat capital dont fût susceptible, par sa nature exceptionnelle, le régime temporaire que nous venons d'apprécier. Du reste, ce régime devait nécessairement s'étendre à tous les divers beaux-arts, mais suivant des degrés très inégaux: son influence la plus directe et la plus puissante dut se rapporter à l'art le plus général, auquel tous les autres subordonnent plus ou moins leurs inspirations primitives; quant aux quatre autres, la sculpture et l'architecture durent y être beaucoup plus complétement assujéties que la peinture et surtout la musique, dont l'évolution dut être ainsi plus tardive et plus originale, sous la seule impulsion initiale du moyen-âge, simplement modifiée par l'action indirecte que devait exercer, à cet égard, la marche effective de la poésie elle-même. Enfin, quoique ce régime esthétique ait d'abord été plus ou moins commun aux cinq élémens principaux de la république occidentale, son développement ultérieur y devait offrir des différences capitales, dont les plus importantes se trouveront naturellement caractérisées ci-après.
Pendant la seconde phase, il est évident que l'essor général des beaux-arts, jusque alors essentiellement spontané, est partout stimulé, comme celui de l'industrie elle-même, par les encouragemens de plus en plus systématiques des divers gouvernemens européens, depuis que le progrès général du mouvement révolutionnaire y avait suffisamment avancé la concentration temporelle, sans laquelle cette nouvelle marche ne pouvait avoir une vraie stabilité. L'art devait alors trouver, sous ce rapport, un double avantage sur la science, dont la marche éprouvait simultanément une semblable transformation: car, en même temps qu'il devait inspirer des sympathies bien plus vives et plus communes, son développement ne pouvait exciter aucune inquiétude politique chez les pouvoirs les plus ombrageux; c'est surtout, par exemple, d'après ce dernier motif, que les papes, déjà dégénérés en simples princes italiens, tandis qu'ils favorisaient très médiocrement les sciences, étaient presque toujours les plus zélés protecteurs des arts, à l'appréciation desquels l'ensemble de leur éducation et de leurs habitudes devait les disposer personnellement. Toutefois, c'est principalement comme moyen d'influence et de considération, beaucoup plus que par suite d'un sentiment réel, que les beaux-arts furent alors encouragés, même par des princes qui n'éprouvaient, à ce sujet, aucun penchant individuel, mais qui sentaient le prix de la consécration ultérieure et de la popularité immédiate ainsi obtenues: aussi plusieurs souverains, entre autres François Ier au début de cette phase et Louis XIV à la fin, se sont-ils alors distingués, malgré leur médiocrité mentale, pour avoir, outre ces motifs généraux, ressenti, à cet égard, quelques inclinations privées. Quelle qu'ait dû être l'efficacité réelle de ce système d'encouragement en quelques cas fort importans, cependant sa valeur essentielle doit être ici surtout appréciée en y voyant un irrécusable symptôme de la puissance sociale que l'art commençait à acquérir parmi les diverses populations modernes, dont les sympathies universelles constituaient la source ordinaire d'une telle politique, qui, sous un autre aspect, ne pouvait être finalement aussi utile à l'essor esthétique, dont elle tendait à altérer gravement l'originalité, qu'elle l'était certainement à l'essor industriel.
Notre distinction fondamentale entre les deux modes politiques suivant lesquels s'est alors accomplie la désorganisation systématique, à la fois spirituelle et temporelle, chez les différens peuples européens, n'est pas moins caractéristique pour l'évolution esthétique que pour l'évolution industrielle: car, les principales diversités alors si marquées dans la marche des beaux-arts sont surtout déterminées, aussi bien que leurs suites ultérieures, par nos deux systèmes généraux de dictature temporelle, l'un monarchique et catholique, l'autre aristocratique et protestant. Suivant la remarque très judicieuse de quelques philosophes italiens, il n'est pas douteux que l'abolition du culte catholique a dû alors exercer, dans une grande partie de l'Europe, une influence très défavorable au développement esthétique, surtout en ce qui concerne la musique, la peinture, et même la sculpture, dont la commune imperfection contraste si tristement, en Angleterre, avec l'admirable essor de la poésie; toutefois, une telle appréciation attache trop d'importance à l'influence spirituelle, tandis que les causes politiques ont été, ce me semble, prépondérantes. Quoi qu'il en soit, le premier mode de dictature temporelle était certainement, pour l'élément esthétique, comme je l'ai déjà expliqué pour l'élément industriel, de beaucoup le plus favorable, par sa nature, à une intime assimilation sociale, ce qui doit constituer ici notre considération principale: cela devait, en effet, résulter de l'impulsion plus homogène et plus complète émanée d'un pouvoir plus central et plus élevé, dont l'ascendant protecteur devait incorporer bien davantage l'encouragement continu de tous les beaux-arts au système général de la politique moderne, alors nettement caractérisé, sous ce rapport, par la fondation des académies poétiques ou artistiques, qui, nées spontanément en Italie, acquirent bientôt, en France, sous Richelieu et sous Louis XIV, une importance très supérieure. Dans l'autre mode, au contraire, la prépondérance de la force locale devait essentiellement livrer les beaux-arts à la pénible et insuffisante ressource des protections privées, chez des populations où d'ailleurs le protestantisme tendait, à tant d'égards, à neutraliser l'éducation esthétique commencée au moyen-âge: aussi, sans les triomphes passagers d'Élisabeth, et surtout de Cromwell, sur l'aristocratie nationale, les admirables génies de Shakespeare et de Milton ne nous eussent probablement jamais fourni deux des témoignages les plus décisifs contre la prétendue dégénération moderne des facultés esthétiques de l'humanité. Toutefois, il faut reconnaître que, par une compensation très insuffisante, la nature plus défavorable d'un tel milieu social, d'ailleurs propre à augmenter notre profonde vénération pour les énergiques vocations qui s'y sont fait jour, tendait indirectement à mieux garantir l'originalité, souvent altérée, sous le premier régime, par des encouragemens excessifs ou mal appliqués. Mais les dangers intellectuels d'un tel abus n'ont pas empêché que, même en ce cas, le mode français ne fût plus favorable, sous l'aspect social, soit à la propagation graduelle de la vie esthétique chez les populations modernes, soit à l'incorporation croissante de la classe correspondante parmi les élémens essentiels d'une réorganisation finale.
Envisagée d'un point de vue plus spécial, cette grande distinction politique me paraît propre à indiquer la principale source historique de la mémorable anomalie qui a soustrait alors le système dramatique anglais, surtout pour la tragédie, à la commune prépondérance primitive ci-dessus attribuée à l'imitation de l'art antique. Les modernes ont, en général, radicalement perfectionné la division fondamentale de la poésie dramatique, en y faisant de plus en plus correspondre les deux ordres de poèmes, l'un à la vie publique, l'autre à la vie privée: tandis que, dans la tragédie grecque, malgré la célèbre intervention du chœur, il n'y avait ordinairement de politique que la nature des familles dont on y retraçait les passions et les catastrophes, toujours éminemment domestiques; ce qui était inévitable chez des populations qui ne pouvaient concevoir d'autre état social que le leur. Or, la tragédie moderne ayant pris ainsi un plus éminent caractère historique, comme tendant à nous retracer les divers modes antérieurs de la sociabilité humaine, son essor a suivi deux marches très différentes, suivant que le milieu politique où elle s'est développée a déterminé sa direction spéciale vers la société ancienne ou vers celle du moyen-âge. La dictature monarchique devait naturellement répugner, en France, aux souvenirs du moyen-âge, où la royauté était ordinairement si faible et l'aristocratie si puissante; les impressions populaires étant d'ailleurs spontanément conformes à une telle disposition, il est clair que l'ensemble des influences sociales y concourait à fortifier la tendance naturelle du système esthétique précédemment expliqué à la reproduction exclusive des grandes scènes de l'antiquité. C'est ainsi que Corneille, choisissant, avec une parfaite sagacité, ce que le monde ancien pouvait offrir à la fois de mieux connu et de plus fortement caractérisé, fut conduit à consacrer son admirable génie à l'immortelle idéalisation des principales phases de la société romaine[12], depuis son origine jusqu'à son déclin. En Angleterre, au contraire, où, par le triomphe de l'aristocratie, le régime féodal avait été réellement beaucoup moins altéré, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, les sympathies communes de la classe prépondérante et d'une nation longtemps heureuse de son patronage, devaient tendre à conserver spécialement les derniers souvenirs du moyen-âge, seuls susceptibles d'une véritable popularité, si puissamment stimulée par le grand Shakespeare, dont les énergiques tableaux ne seront jamais neutralisés par les vices essentiels d'un système de composition fondé sur une insuffisante appréciation des conditions respectivement propres à la poésie épique et à la poésie dramatique: il est d'ailleurs évident que ce résultat a dû être beaucoup fortifié par l'isolement caractéristique qui, dès l'origine de cette phase protestante, distingue de plus en plus l'ensemble de la politique anglaise, et qui devait pousser davantage au choix presque exclusif de sujets nationaux. À la vérité, on voit, en même temps, se développer aussi, en Espagne, sous l'ascendant royal et catholique, un art dramatique essentiellement analogue au précédent, et même encore plus éloigné de toute imitation antique; mais cette seconde anomalie, loin d'être opposée à notre explication, la confirme radicalement: car, dans ce cas, d'autres influences ont déterminé une pareille prédilection nationale pour les traditions du moyen-âge, en vertu même de l'intime incorporation du catholicisme à la politique correspondante. Si l'esprit catholique avait pu conserver alors autant d'empire chez les autres peuples préservés du protestantisme, son entraînement naturel vers les temps de sa plus grande splendeur eût certainement empêché partout la tendance poétique vers l'antiquité, toujours plus ou moins liée d'ailleurs à l'instinct universel d'émancipation religieuse. On conçoit aisément que cette impulsion catholique devait être alors plus décisive, à cet égard, pour l'Espagne, que l'impulsion féodale correspondante ne pouvait l'être pour l'Angleterre, où elle était directement combattue par l'esprit du protestantisme, quoique la nature anti-esthétique de celui-ci ne fût pas d'ailleurs favorable au système d'art adopté en Italie et en France. Je me borne ici à l'indication très sommaire d'un tel ordre d'explications, que j'ai jugé propre à faire mieux ressortir la nouvelle lumière générale que la saine théorie de l'évolution sociale peut répandre sur l'étude spéciale du développement historique de l'art moderne, de manière à dissiper spontanément une foule d'appréciations illusoires ou irrationnelles.
Note 12: Quand Racine, après s'être longtemps borné à peindre trop abstraitement, sous des noms presque arbitraires, nos principales passions élémentaires, comprit enfin dignement cette destination plus élevée et plus complète que Corneille venait d'assigner irrévocablement à la tragédie moderne, et qu'il voulut consacrer aussi la pleine maturité de son génie à la vraie tragédie historique, son heureux instinct lui fit sentir que cette immense élaboration de Corneille avait désormais essentiellement épuisé l'idéalisation dramatique du monde romain. C'est pourquoi, conduit à remonter vers une sociabilité encore plus antique, il tenta, dans son dernier et principal chef-d'œuvre, une admirable appréciation poétique des principaux attributs propres au régime théocratique, considéré du moins dans son type le plus connu quoique le moins caractéristique.
Pour que cette indication soit suffisamment complète, il faut toutefois ajouter que cette mémorable diversité poétique, d'ailleurs évidemment provisoire, comme l'ensemble des causes qui l'ont produite, a dû seulement affecter les compositions relatives à la vie publique; tandis que celles destinées à retracer la vie privée ne pouvaient, par leur nature, se rapporter qu'à la seule civilisation moderne, et se trouvaient, en conséquence, partout essentiellement soustraites au système esthétique artificiel fondé sur l'imitation de l'antiquité, si ce n'est quant au mode secondaire d'exécution. Aussi ce dernier ordre de poèmes, soit épiques, soit dramatiques, sans exiger certes ni plus de force, ni plus d'invention, devait-il spontanément offrir une originalité plus complète et obtenir une popularité plus réelle et plus étendue; car il était, de toute nécessité, le mieux adapté jusqu'ici à la nature des sociétés modernes, dont la vie publique ne pouvait fournir à l'art une base assez nette et assez fixe, comme je l'ai précédemment expliqué. C'est ainsi qu'on conçoit aisément pourquoi Cervantes et Molière furent alors, de même qu'aujourd'hui, presque également goûtés chez les divers peuples européens, pendant que l'admiration de Corneille et celle de Shakespeare y devaient sembler profondément inconciliables. Jusqu'à ce que la réorganisation finale ait suffisamment développé le caractère propre de notre sociabilité, enfin dégagée de tout mélange contradictoire, la vie publique ne saurait y donner lieu, dans l'ordre le plus élevé des compositions poétiques, à une expression convenablement prononcée, ni dramatique, ni même épique. Aucun éminent génie esthétique ne l'a réellement tenté pour le premier genre; et les puissans efforts relatifs au second, tout en faisant hautement ressortir l'admirable supériorité de leurs immortels auteurs, n'ont que mieux constaté l'impossibilité d'un tel succès, dans la situation transitoire des sociétés modernes. On doit en écarter le merveilleux poème d'Arioste, comme bien plus relatif, en effet, à la vie privée qu'à la vie publique. Quant à l'œuvre de Tasse, il suffirait de remarquer son étrange coïncidence avec le succès universel d'une composition principalement destinée à effacer, par le ridicule le plus irrésistible, le dernier souvenir populaire de cette même chevalerie dont la gloire y était immortalisée. Rien n'est assurément plus propre qu'un tel rapprochement historique à faire nettement sentir que la nouvelle situation sociale ne permettait plus le plein succès de semblables sujets, les plus beaux néanmoins que le berceau général de la civilisation moderne pût, évidemment, offrir au génie poétique: tandis que, chez les anciens, les chants d'Homère retrouvaient encore, après dix siècles, dans presque toute leur intensité, les dispositions populaires relatives aux premières luttes de la Grèce contre l'Asie. Un pareil contraste n'est pas moins sensible envers l'œuvre du grand Milton, s'efforçant d'idéaliser les principes de la foi chrétienne, au temps même où elle s'éteignait irrévocablement autour de lui chez les esprits les plus avancés. Sans pouvoir réaliser suffisamment un résultat esthétique radicalement incompatible avec la transition révolutionnaire des sociétés modernes, ces immortels essais n'ont prouvé, de la manière la plus décisive, que la pleine conservation, et même l'extension intrinsèque, des facultés poétiques de l'humanité.
L'ensemble de l'admirable essor que nous venons d'apprécier confirme hautement l'accroissement notable, pendant tout le cours de cette seconde phase, du caractère éminemment critique, déjà sensible sous la phase précédente, et même dès l'origine, au moyen-âge, d'une telle évolution, surtout envers l'organisme catholique, principale base de l'ordre antérieur. D'abord, dans un état aussi avancé de la progression négative, le mouvement esthétique devait partout concourir involontairement à l'ébranlement universel, par cela seul qu'il tendait à développer, chez toutes les classes quelconques de la société européenne, un premier degré habituel d'activité mentale, dont les suites n'y pouvaient dès lors être que radicalement contraires à la conservation du régime ancien: ce qui faisait, à cette époque, participer spontanément à l'élaboration critique même les poètes et les artistes les plus dévoués aux antiques doctrines, comme je l'ai déjà indiqué au chapitre précédent. Mais, en outre, presque tous les organes éminens de ce grand mouvement esthétique ont alors manifesté, sous des formes équivalentes quoique très variées, en Italie, en Espagne, en France, et en Angleterre, une active coopération volontaire aux principales attaques systématiques contre la constitution catholique et féodale. La poésie dramatique, en général, y était, pour ainsi dire, forcée par suite de l'anathème sacerdotal dont le théâtre avait été frappé, quand l'église eut été contrainte de renoncer à l'espoir, si unanime au quinzième siècle, d'en conserver la direction prépondérante. Toutefois, cette opposition devait être plus profondément marquée, surtout en France, dans la comédie, d'après son aptitude spéciale à refléter l'instinct moderne. Rien n'est plus sensible, en effet, chez notre incomparable Molière, exerçant à la fois son irrésistible critique, avec le plus heureux sentiment de l'ensemble de la situation sociale, contre l'esprit catholique et l'esprit féodal, sans épargner davantage l'esprit métaphysique, et en ne négligeant pas d'ailleurs de rectifier, par une salutaire censure, chez les diverses classes ascendantes, les aberrations inséparables d'une progression purement empirique, contrairement à leur vraie destination sociale. Cette éminente magistrature morale fut activement protégée contre les rancunes sacerdotales et nobiliaires par l'instinct confus qui, dans la jeunesse de Louis XIV, lui fit spontanément soupçonner la tendance momentanée d'une telle critique à seconder l'établissement simultané de la dictature royale. Quelle que soit la source réelle d'une semblable protection, elle n'en méritera pas moins toujours, par l'importance de ses effets, la reconnaissance de la postérité: il est d'ailleurs sensible que rien d'équivalent n'aurait pu s'accomplir sous la dictature aristocratique.
Tel est donc le vrai caractère général de cette seconde phase, principale époque, à tous égards, de l'universelle évolution esthétique des sociétés modernes, jusqu'à l'avénement ultérieur de leur réorganisation finale. Il ne nous reste plus enfin qu'à apprécier maintenant la singulière transformation de ce mouvement pendant la troisième phase essentielle de la transition révolutionnaire, parvenue à l'état purement déiste, qui devait constituer le dernier terme naturel de la philosophie négative. Nous devrons principalement y saisir comment cette modification nécessaire a finalement déterminé, surtout en France, siége fondamental de l'ébranlement, une incorporation encore plus intime de l'élément esthétique à la sociabilité moderne.
Sous cet aspect capital, cette nouvelle phase se distingue partout de la précédente par le caractère plus élevé et plus décisif qu'y prend de plus en plus l'encouragement systématique des beaux-arts, comme celui de l'industrie, tandis que la progression négative devenait aussi plus complète et plus irrévocable. Jusque alors, en effet, la protection de l'art n'était point, pour les gouvernemens modernes, un véritable devoir, mais un simple calcul facultatif, dans le seul intérêt de leur gloire ou de leur popularité, ainsi que je l'ai expliqué ci-dessus. Pendant la troisième phase, au contraire, l'admirable développement esthétique qui venait de s'accomplir avait tellement augmenté l'importance sociale de l'art, son essor continu était devenu tellement nécessaire aux populations modernes, que les pouvoirs dirigeants durent universellement reconnaître désormais l'obligation permanente de le seconder par d'actifs encouragemens réguliers, dont le cours journalier ne procédât plus d'aucune générosité personnelle, mais d'une juste sollicitude publique. En même temps, la propagation croissante de la vie esthétique chez les diverses classes de la société européenne, tendait directement à consolider l'indépendance sociale des poètes et des artistes, en leur assurant, bien plus qu'aux savans, une existence affranchie de toute protection quelconque; l'heureuse nature de leurs productions devant les rendre habituellement susceptibles d'une appréciation à la fois plus complète, plus immédiate, et plus vulgaire. L'institution des journaux, qui commençait alors à prendre une importance réelle, quoique encore purement littéraire, vint déjà seconder cet ensemble de dispositions naissantes, en fournissant à de jeunes talens une honorable situation, bientôt destinée à une si large extension, et dans laquelle l'illustre Bayle avait d'abord trouvé, vers la fin de la phase précédente, un heureux refuge contre les divers genres de persécution théologique: il est d'ailleurs évident que, par son influence indirecte, comme puissant moyen de vulgarisation universelle, cette innovation capitale devait tendre à la consolidation sociale de tous les beaux-arts, malgré qu'elle semblât exclusivement destinée au seul art poétique.
Tandis que l'élément esthétique obtenait ainsi naturellement, dans son incorporation finale à notre sociabilité, plus d'indépendance et plus d'ascendant, son essor spécial subissait nécessairement une mémorable altération, jusqu'ici trop confusément appréciée, d'après l'inévitable épuisement du régime artificiel et précaire sous la prépondérance duquel avait dû s'accomplir l'admirable évolution propre à la phase précédente. La subordination systématique des plus grandes compositions modernes à l'imitation de l'antiquité, constitue, évidemment, un principe trop factice, trop contraire à l'originalité et à la popularité dont les beaux-arts ont surtout besoin, pour comporter une longue durée effective, comme je l'ai ci-dessus expliqué, malgré le prolongement des causes politiques d'où était surtout dérivé son empire provisoire, et qui d'ailleurs ne pouvaient plus avoir, à cet égard, autant d'influence, à mesure que le progrès même de la transition révolutionnaire tendait davantage à écarter les obstacles qui empêchaient d'apprécier le vrai caractère fondamental du nouvel état social. Quoique ce caractère fût, sans doute, encore très vaguement entrevu, et presque toujours mal apprécié, cependant l'instinct spontané de la situation devait graduellement développer d'universelles répugnances contre l'imitation esthétique de l'antiquité, d'où le génie moderne venait assurément de tirer tout ce qu'elle pouvait fournir de véritablement capital, par d'immortels chefs-d'œuvre, dont l'influence croissante, en propageant le goût des beaux-arts, devait naturellement mieux manifester la nécessité d'une marche nouvelle, susceptible de produire habituellement des impressions plus complètes et plus unanimes. Aussi, dès le début de cette troisième phase, voit-on s'élever, surtout en France, où ce régime provisoire avait le plus prévalu, une disposition très prononcée à son irrévocable extinction, toujours poursuivie ensuite sous diverses formes, mais jusqu'ici sans aucun autre succès possible qu'une sorte d'anarchie esthétique, destinée à persister jusqu'à ce qu'un sentiment assez net de la réorganisation finale puisse enfin commencer à fournir à l'art moderne la direction et la destination qui doivent constituer son état normal. Cette tendance initiale à l'émancipation poétique, déjà marquée par quelques essais directs de composition indépendante, est alors principalement caractérisée par cette grande discussion sur la comparaison entre les anciens et les modernes, qui est devenue, à tant d'égards, un véritable événement dans l'histoire générale de l'esprit humain, comme je l'indiquerai de nouveau au sujet de l'évolution philosophique. Une telle controverse, heureusement étendue, par les défenseurs des modernes, à tous les aspects du mouvement mental, devait achever, en effet, de discréditer radicalement l'ancien régime esthétique, chez le public impartial, étranger aux controverses littéraires, et jugeant seulement d'après l'instinct naturel de l'harmonie nécessaire entre les conceptions poétiques et les sympathies sociales qu'elles doivent émouvoir. Pendant tout le reste de cette phase, l'absence d'aucune autre régularisation suffisante a pu seule, surtout en poésie, conserver à ce système d'art une vaine existence passive, malgré son évidente caducité, tant constatée par son impuissance à inspirer de nouveaux chefs-d'œuvre. Mais le système inverse, précédemment apprécié comme anomalie propre à l'Angleterre et à l'Espagne, subit alors pareillement, d'une manière non moins décisive, une décadence simultanée, caractérisée par une équivalente stérilité, d'après l'inévitable éloignement graduel des populations modernes, même dans ces deux pays, pour les souvenirs sociaux du moyen-âge, jusqu'à ce que la régénération philosophique ait partout ramené les esprits, sous ce rapport, à une juste appréciation historique, sans susciter aucune dangereuse inclination rétrograde. Ce double déclin nécessaire dans l'ordre le plus élevé des productions esthétiques explique aisément pourquoi cette époque n'offre, en effet, de véritable progrès poétique qu'à l'égard des compositions relatives à la vie privée, et, à ce titre, essentiellement soustraites au régime fondé sur l'imitation de l'antiquité, comme je l'ai ci-dessus indiqué: encore ce progrès ne s'étend-il point aux compositions dramatiques, où Molière est certainement resté jusqu'ici sans émule, malgré d'heureuses tentatives secondaires. Quant aux productions destinées à la représentation épique des mœurs privées, et qui constituent encore le genre à la fois le plus original et le plus étendu des créations littéraires propres à la société moderne, on voit alors surgir, parmi beaucoup d'estimables témoignages de l'universelle spontanéité d'un tel essor, les admirables chefs-d'œuvre de Lesage et de Fielding, qui suffiraient seuls à prouver que la médiocrité des autres travaux contemporains n'indique aucune dégénération réelle dans les facultés poétiques de l'humanité. Relativement aux arts plus spéciaux, cette phase est nettement caractérisée par l'évolution décisive de la musique dramatique, surtout en Italie et en Allemagne, qui doit tant influer, par sa nature, sur la profonde incorporation populaire de la vie esthétique au système général de l'existence moderne.
Il serait assurément superflu d'insister ici sur l'inévitable accroissement, pendant toute cette troisième période, du caractère critique déjà signalé dans le mouvement esthétique de l'époque précédente, et qui devait toujours se développer davantage à mesure que la désorganisation de l'ancien régime politique devenait plus systématique et plus irrévocable. Mais il faut, à ce sujet, convenablement apprécier l'importante transformation que cette coopération plus active et plus complète à l'ébranlement philosophique du siècle dernier a naturellement déterminée dans l'ensemble de l'évolution élémentaire que nous achevons d'examiner. D'abord, cette relation a exercé sur l'art une haute influence provisoire, en lui procurant spontanément, à un certain degré, une direction générale et une destination sociale, qui ne pouvaient alors autrement exister. Malgré les graves dangers esthétiques d'une philosophie purement négative, dont les inspirations passagères tendaient à neutraliser la vérité fondamentale des conceptions poétiques, la caducité nécessaire du régime antérieur devait procurer à cette impulsion très imparfaite une valeur véritable quoique temporaire, qui subsistera plus ou moins jusqu'à l'avénement ultérieur d'une systématisation positive, correspondante à la réorganisation finale. Cette intime alliance fut alors naturellement personnifiée chez l'illustre poète placé à la tête de l'ébranlement philosophique, à la propagation duquel il consacra, avec tant de succès, l'admirable variété de son talent, sans jamais hésiter, suivant son but principal, à sacrifier les convenances esthétiques aux intérêts, même momentanés, de l'élaboration négative. Quoique profondément funeste au développement propre de l'art, ce dernier régime provisoire a été néanmoins nécessaire pour achever, sous le rapport social, l'évolution préparatoire du nouvel élément, ainsi directement incorporé désormais au grand mouvement politique des sociétés modernes, où il ne pouvait d'abord s'agréger autrement. C'est par là que les poètes et les artistes, à peine affranchis des protections personnelles au début de cette phase, sont alors rapidement parvenus à être en quelque sorte érigés spontanément, à beaucoup d'égards, en chefs spirituels des populations modernes contre le système de résistance rétrograde qu'elles tendaient à détruire irrévocablement: car, les facilités propres à une élaboration purement négative, déjà dogmatiquement préparée, comme je l'ai expliqué, par les métaphysiciens antérieurs, permettaient, en effet, à des intelligences bien plus esthétiques que philosophiques, de s'emparer, contre leur nature, de la direction journalière d'un tel mouvement, où elles trouvaient une source d'activité que l'art proprement dit ne pouvait momentanément leur offrir, et en même temps une heureuse extension des habitudes critiques déjà contractées sous la phase précédente. Mais les suites ultérieures de cette étrange confusion ne devaient pas être moins funestes à la société moderne qu'à l'art lui-même, aussitôt que la transition révolutionnaire serait assez avancée pour permettre, et même pour exiger, l'ascendant immédiat du mouvement de réorganisation positive. Car, la classe équivoque des littérateurs, issue d'une telle transformation, et malheureusement dès-lors investie jusqu'ici de la suprême direction spirituelle de l'ébranlement social, tend à éloigner spontanément la régénération finale, par son inclination naturelle à prolonger abusivement le règne de l'esprit critique, seul susceptible de maintenir sa prépondérance sociale, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Quoi qu'il en soit, le véritable terme nécessaire de la préparation sociale propre à l'élément esthétique n'en est ainsi que plus hautement caractérisé, puisque son irrévocable incorporation à la sociabilité moderne s'est trouvée poussée, par cette exagération temporaire, au-delà même de la destination normale la plus conforme à sa nature fondamentale.
L'ensemble de l'appréciation historique que nous venons d'accomplir montre donc que l'évolution esthétique, depuis son origine au moyen-âge, jusqu'à la fin de la dernière phase essentielle de la double transition moderne, est graduellement parvenue au point de ne pouvoir plus recevoir de nouveaux développemens autrement que par l'élaboration directe de la réorganisation universelle, comme nous l'avions déjà reconnu pour l'évolution industrielle, base principale de notre état social. Nous devons maintenant procéder à une équivalente démonstration envers l'évolution scientifique proprement dite, et ensuite quant à l'évolution purement philosophique, en tant qu'elles peuvent être distinguées provisoirement l'une de l'autre, suivant nos explications préliminaires: ce qui doit enfin conduire à faire spontanément sortir, de leur commune terminaison, le vrai principe immédiat de la systématisation spirituelle, et, par suite, temporelle, qui ne saurait trouver ailleurs aucune base suffisante.
Parmi les diverses aptitudes fondamentales de notre intelligence, les facultés scientifiques et philosophiques sont assurément, chez presque tous les hommes, les moins énergiques de toutes, comme je l'ai directement expliqué au quarante-cinquième chapitre et au cinquantième, en caractérisant l'imperfection de notre constitution cérébrale: aussi leur influence immédiate sur la vie réelle, soit privée, soit publique, est-elle ordinairement beaucoup moindre que celle des facultés esthétiques, à leur tour surpassées, à cet égard, par les facultés industrielles ou pratiques, dont l'activité continue, à la fois plus facile et plus urgente, doit être communément prépondérante. Mais, malgré cette moindre énergie naturelle, l'esprit scientifique ou philosophique finit, de toute nécessité, par obtenir indirectement le principal empire dans l'ensemble de l'évolution humaine, soit individuelle, soit surtout sociale, d'après son éminente destination relativement aux conceptions générales sur lesquelles repose tout le système de nos idées quelconques à l'égard du monde extérieur et de l'homme lui-même: l'extrême lenteur des grands changemens qui s'y rapportent, confirme simultanément leur importance et leur difficulté supérieures, quoiqu'elle ait souvent dissimulé la réalité d'un ascendant élémentaire que sa propre permanence devait rendre moins appréciable. Nous avons pleinement reconnu que toute la civilisation ancienne dépendait inévitablement du premier essor spéculatif de l'humanité, caractérisé par une spontanéité parfaite, et aboutissant à une philosophie purement théologique, qui n'a pu ensuite que se modifier de plus en plus, en tendant vers son irrévocable extinction, sans toutefois pouvoir encore être suffisamment remplacée. Il s'agit maintenant d'expliquer comment, à partir du moyen-âge, véritable source, à tous égards, des grandes transformations ultérieures, l'esprit humain, après avoir essentiellement épuisé les plus hautes applications sociales que comportât cette philosophie primitive, a dès-lors commencé à tendre directement, quoique avec un instinct très confus de sa marche nécessaire, vers la suprématie finale d'une philosophie radicalement différente, et même opposée, destinée à constituer la base rationnelle d'une réorganisation vraiment durable, seule conforme à la nature propre de la civilisation moderne. Or, cette grande évolution philosophique a nécessairement continué à dépendre de plus en plus de l'évolution scientifique proprement dite, dont nous avons apprécié, au cinquante-troisième chapitre, le mémorable développement initial, et qui déjà avait secrètement déterminé la dégénération croissante de l'esprit purement théologique en esprit métaphysique, uniquement apte à préparer l'ascendant universel de l'esprit franchement positif. L'intime connexité de ces deux évolutions simultanées n'empêche pas que notre appréciation historique ne doive provisoirement les traiter comme distinctes, suivant nos explications préliminaires, jusqu'aux temps prochains où le génie philosophique et le génie scientifique auront suffisamment accompli leur essor préparatoire, en acquérant enfin, l'un la pleine positivité, l'autre l'entière généralité, qui leur manquent encore, et dont ce Traité est directement destiné à organiser l'indispensable combinaison normale, seule base possible de la régénération sociale. Dans cette séparation transitoire de deux progressions que leur nature commune appelle certainement à se confondre bientôt d'une manière irrévocable, il convient évidemment d'examiner d'abord le mouvement scientifique, sans lequel le mouvement philosophique resterait essentiellement inintelligible, malgré la réaction effective, jusqu'ici très secondaire, du second sur le premier: d'où résulte, à leur égard, la confirmation spéciale de l'ordre général établi, au préambule de ce chapitre, entre les quatre aspects partiels propres à la grande série positive que nous achevons d'étudier. Malgré l'importance prépondérante de cette double appréciation finale, il est clair que nous sommes d'avance heureusement dispensés de nous y arrêter autant qu'envers les deux autres évolutions déjà considérées, puisque les trois premiers volumes de ce Traité ont été directement consacrés, non-seulement à caractériser pleinement, sous tous les rapports fondamentaux, le véritable esprit scientifique et l'esprit philosophique correspondant, mais aussi à expliquer suffisamment, par une anticipation naturelle, la vraie filiation historique des principales conceptions scientifiques, ainsi que leur influence graduelle, à la fois positive et négative, sur l'éducation philosophique de l'humanité: ce qui ne nous laisse plus à accomplir ici d'autre opération essentielle que la seule coordination générale de ces diverses vues historiques, alors nécessairement isolées, en écartant d'ailleurs, comme pour les deux premières progressions, tout ce qui pourrait dégénérer en histoire concrète ou spéciale de la science ou de la philosophie, également incompatible avec la nature et la destination de notre élaboration dynamique, aussi bien qu'avec ses limites indispensables.
De même que pour les deux cas précédens, il faut d'abord apprécier l'origine de la moderne évolution scientifique, au sein du régime monothéique propre au moyen-âge, aussitôt que l'entier développement de l'organisme catholique et féodal put y permettre le libre essor continu d'une activité philosophique qui n'avait jamais été réellement suspendue, mais dont le cours général avait dû être longtemps ralenti par les justes préoccupations politiques qui, pendant les deux phases antérieures, dirigeaient surtout les plus éminens esprits vers l'élaboration, bien plus urgente, du nouvel état social. Quoique cette progression fût nécessairement liée au développement initial de la philosophie naturelle dans l'ancienne Grèce, ce n'est pourtant pas sans raison qu'elle est habituellement traitée comme directe, non-seulement à cause de cette mémorable recrudescence après un ralentissement très prolongé, mais principalement en vertu des caractères beaucoup plus décisifs qu'elle dut alors manifester de plus en plus: pourvu toutefois que ces différences fondamentales ne fassent jamais négliger l'inévitable enchaînement qui rattachera toujours les découvertes des Kepler et des Newton à celles des Hipparque et des Archimède.
J'ai suffisamment expliqué, au cinquante-troisième chapitre, comment le premier essor scientifique avait spontanément déterminé, il y a plus de vingt siècles, cette division capitale, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, dont l'ascendant provisoire devait diriger jusqu'à nos jours la marche générale de l'esprit humain; en permettant à la plus simple des deux branches une vie assez indépendante de l'existence propre à la plus compliquée, pour que l'une pût librement parcourir les divers degrés de l'état métaphysique, tandis que les nécessités sociales, encore plus que sa difficulté supérieure, retiendraient davantage l'autre à l'état purement théologique, désormais parvenu toutefois à sa dernière phase essentielle. D'après cette séparation primitive, nous avons ensuite reconnu comment la philosophie naturelle avait dû rester, non-seulement étrangère, mais extérieure à l'organisation finale du monothéisme catholique, qui, forcé plus tard de se l'incorporer, tendit dès-lors à se dénaturer irrévocablement, par ce célèbre compromis qui constitue la scolastique proprement dite, où la théologie se rend profondément dépendante de la métaphysique, comme je l'indiquerai spécialement au sujet de l'évolution philosophique. Cette extrême modification de l'esprit religieux dut être heureusement décisive pour l'évolution scientifique, désormais protégée directement par l'ensemble des doctrines dominantes, du moins jusqu'à l'époque, alors encore éloignée, où son caractère anti-théologique serait suffisamment développé. Mais, abstraction faite de l'influence scolastique, et avant même qu'elle pût devenir pleinement distincte, il n'est pas douteux que le catholicisme devait exercer spontanément une action immédiate et continue pour seconder, par une utile stimulation, l'essor universel de la philosophie naturelle, en commençant aussi à l'incorporer profondément au système de la sociabilité moderne, d'après une tendance encore plus directe et plus complète que celle ci-dessus expliquée pour l'essor esthétique, laquelle résultait surtout de l'organisation, et non de la doctrine, tandis que l'autre était également inhérente à toutes deux.
Nous avons, en effet, reconnu, dans le volume précédent, combien le passage du polythéisme au monothéisme, devait être, en général, spontanément favorable, soit au développement propre de l'esprit scientifique, soit à son influence habituelle sur le système commun des opinions humaines. Tel était le caractère éminemment transitoire de la philosophie monothéique, phase vraiment extrême de la philosophie théologique, que, loin d'interdire directement, comme le polythéisme, l'étude spéciale de la nature, elle devait d'abord y attirer, à un certain degré, les contemplations universelles, pour l'appréciation détaillée de l'optimisme providentiel. Le polythéisme avait rattaché tous les phénomènes principaux à des explications si particulières et si précises, que chaque tentative d'analyse physique tendait nécessairement à susciter un conflit immédiat envers la formule religieuse correspondante: après même que, sous un tel régime mental et social, cette incompatibilité radicale se fut développée au point de pousser spontanément les penseurs à un monothéisme plus ou moins explicite, l'esprit d'investigation n'y resta pas moins profondément entravé par les justes craintes que devait inspirer l'opposition vulgaire, rendue plus redoutable par l'intime confusion entre la religion et la politique; en sorte que l'essor scientifique avait toujours été essentiellement extérieur à la société ancienne, malgré les encouragemens exceptionnels qu'il y avait heureusement reçus. Au contraire, le monothéisme, réduisant les diverses explications religieuses à une vague et uniforme intervention divine, admettait, et même invitait, les scrutateurs de la nature à explorer assidûment les détails des phénomènes, et même à dévoiler leurs lois secondaires, d'abord envisagées comme autant de manifestations de la suprême sagesse, dont la considération fondamentale établissait d'ailleurs immédiatement une première liaison générale, alors très précieuse quoique fort imparfaite, entre les différentes parties quelconques de la science naissante: c'est ainsi que, par une utile réaction nécessaire, le monothéisme, primitivement résulté de l'élan initial de l'esprit scientifique, devenait maintenant indispensable à son second âge, soit pour ses progrès spéciaux, soit surtout pour sa propagation universelle, dès lors possible à un certain degré. Ces importantes propriétés temporaires sont tellement inhérentes au monothéisme, qu'on les trouve aussi, moins prononcées toutefois, dans le monothéisme arabe, dont le premier ascendant fut si favorable à la culture des sciences: mais le monothéisme catholique, par l'éminente supériorité de son organisation caractéristique, devait exercer, à cet égard, chez une population mieux préparée, une influence à la fois bien plus profonde et beaucoup plus durable[13]. Son esprit est, sous ce rapport, directement indiqué par sa mémorable tendance continue, si mal appréciée jusqu'à présent, à restreindre autant que possible toute spéciale intervention surnaturelle, pour faire prévaloir de plus en plus les explications rationnelles, ainsi que je l'ai établi au cinquante-quatrième chapitre, quant aux miracles, aux prophéties, aux visions, etc., restes inévitables du régime polythéique, trop conservés, au contraire, par l'islamisme. Il serait d'ailleurs superflu de s'arrêter ici à faire expressément ressortir l'évidente influence que devait d'abord exercer l'organisation catholique, même avant sa pleine consolidation politique, sur le développement effectif et l'universelle propagation de l'activité scientifique: soit en excitant partout un premier degré de vie spéculative, et déterminant aussi quelques habitudes populaires de discussion rationnelle, de manière à stimuler les moindres germes individuels d'aptitude contemplative, et à disposer, en même temps, les plus vulgaires intelligences à goûter une certaine instruction abstraite; soit en fondant directement sa propre hiérarchie sur le principe de la capacité spirituelle, dont l'ascendant général permettait alors à tout éminent penseur d'ambitionner sans extravagance jusqu'à la plus haute dignité européenne, comme tant d'éclatans exemples l'ont constaté au moyen-âge; soit, enfin, par les immenses facilités qu'elle offrait naturellement à l'existence mentale, et qui devaient conserver beaucoup de valeur, surtout en Italie, même après que la décadence spontanée du catholicisme aurait essentiellement éteint ses autres propriétés scientifiques. Aussi, dès la seconde phase du moyen-âge, quand le nouvel état social commence à acquérir quelque consistance, les mémorables efforts de Charlemagne, et ensuite d'Alfred, pour activer et pour répandre la culture des sciences, viennent-ils manifester, de la manière la plus décisive, la tendance nécessaire de l'esprit catholique, déjà indiquée, sous la phase précédente, par la constante sollicitude des papes pour la conservation des connaissances antérieures, accompagnée de quelques améliorations secondaires. Cette seconde phase n'était pas même terminée lorsque, par exemple, le savant Gerbert, devenu pape, fit servir son pouvoir à l'établissement général du nouveau mode de notation arithmétique, dont l'élaboration graduelle, pendant les trois siècles précédens, était enfin achevée, quoique cette innovation capitale n'ait dû, par sa nature, devenir vraiment usuelle que longtemps après, quand l'essor universel de la vie industrielle aurait fait assez énergiquement sentir la nécessité de simplifier et d'abréger les calculs les plus communs. Le système normal de l'éducation que recevaient alors, non-seulement tous les ecclésiastiques, mais aussi une foule de laïques, témoigne clairement cette tendance permanente du catholicisme, à l'état ascendant, vers la culture scientifique: car, si le trivium, auquel s'arrêtait la masse des élèves, était, comme aujourd'hui, purement littéraire et métaphysique, il est clair que tous les esprits distingués allaient habituellement jusqu'au quadrivium, directement consacré aux études mathématiques et astronomiques. Toutefois, il faut reconnaître que, en vertu des hautes préoccupations politiques, à la fois spirituelles et temporelles, que j'ai suffisamment expliquées comme nécessairement propres à la seconde période du moyen-âge, les principaux progrès scientifiques n'y durent point être dirigés par le monothéisme catholique, qu'absorbaient justement des soins bien plus importans, mais par le monothéisme arabe, si heureusement destiné, pendant ces trois siècles, à cet indispensable relai, et dont l'ascendant présida aux utiles améliorations qui s'introduisirent dans les anciennes connaissances mathématiques et astronomiques, surtout d'après l'essor distinct de l'algèbre, et la féconde extension de la trigonométrie, double progrès qu'exigeaient hautement les besoins croissans de la géométrie céleste. On conçoit aisément aussi que, sous la première phase, la profonde perturbation habituellement résultée des grandes invasions occidentales avait dû faire provisoirement dépendre du monothéisme byzantin la principale culture scientifique. C'était donc seulement à la troisième phase que devait appartenir la manifestation pleinement décisive des éminentes propriétés du catholicisme pour l'essor initial de la moderne évolution scientifique, après ces deux utiles fonctions temporaires successivement remplies par les deux autres monothéismes, auxquels leur vicieuse organisation ne pouvait permettre de rester vraiment progressifs aussi longtemps, à beaucoup près, que l'a été le monothéisme catholique, quoique cette même imperfection leur eût d'abord procuré une marche plus rapide, en les dispensant tous deux de la longue et pénible élaboration intérieure qui avait été indispensable au catholicisme afin d'établir, entre les deux pouvoirs élémentaires, cette division fondamentale, où nous avons reconnu, à tous égards, la première base nécessaire des plus grands progrès ultérieurs.
Note 13: Il n'est pas inutile de remarquer ici que chacun des deux monothéismes a, dès son origine, heureusement institué une liaison spéciale et continue de son culte essentiel à la seule science naturelle qui fût alors possible, l'un par la relation de sa principale fête aux mouvemens du soleil et de la lune, l'autre par l'orientation fixe imposée aux attitudes d'adoration: ce qui, des deux parts, exigeait nécessairement une certaine culture permanente des études astronomiques. Cette stimulation directe, évidemment bien plus profonde et plus complète dans le premier cas que dans le second, est très propre à faire nettement ressortir l'irrationnelle injustice du dédain superficiel qui a conduit tant d'historiens modernes à regarder l'astronomie comme totalement négligée à certaines époques du moyen-âge, tandis que les besoins même du culte chrétien ne pouvaient cesser d'inspirer une active sollicitude pour la conservation et le progrès des deux principales parties de la géométrie céleste.
Tant que ces sollicitudes politiques avaient dû justement prévaloir, c'est-à-dire, jusqu'à l'entière ascension de l'organisme catholique et féodal pendant le onzième siècle, l'essor scientifique, alors nécessairement rattaché à la doctrine d'Aristote, n'avait pu être encouragé que par les heureuses dispositions spontanées que nous venons d'apprécier, mais qui ne pouvaient encore neutraliser suffisamment l'ancienne antipathie fondamentale entre la philosophie naturelle, devenue métaphysique, et la philosophie morale, restée théologique. Mais, quand la pleine réalisation de cette grande création politique eut enfin essentiellement épuisé l'aptitude constituante de celle-ci, l'autre, dont l'impuissance organique cessait ainsi de maintenir la subalternité primitive, dut alors, à son tour, tendre directement vers la prépondérance spirituelle, comme seule apte à diriger activement le mouvement mental, qui dès-lors succédait au mouvement social. Cette lutte inévitable dut se terminer bientôt par l'avénement universel de la scolastique, qui constituait l'ascendant décisif de l'esprit métaphysique proprement dit sur l'esprit purement théologique, et qui préparait nécessairement le triomphe ultérieur de l'esprit positif, par cela même que l'étude du monde extérieur commençait ainsi à dominer l'étude immédiate de l'homme, comme je l'ai indiqué à la fin du cinquante-quatrième chapitre. La consécration solennelle qui s'attacha dès lors à l'autorité d'Aristote, fut à la fois le signe éclatant de cette mémorable transformation, et la condition indispensable de sa durée, puisque cet expédient pouvait seul contenir, même très-imparfaitement, les divagations illimitées que devait susciter une telle philosophie activement cultivée. Cette grande révolution intellectuelle, dont la portée est encore trop peu comprise, a déjà été assignée, dans la leçon précédente, comme la principale origine de la décomposition spontanée propre à la philosophie catholique: or, son efficacité positive ne fut pas moins réelle que son activité négative; car, c'est d'elle que dérive certainement l'accélération toujours croissante dès lors imprimée à l'évolution scientifique. Par là, en effet, celle-ci se trouve enfin directement incorporée, pour la première fois, à la sociabilité humaine, d'après son intime connexité antérieure avec le système philosophique ainsi devenu dominant, et dont elle-même devait ensuite tendre à déterminer l'élimination finale, après quatre ou cinq siècles de préparation graduelle, selon nos explications ultérieures. Cette nouvelle progression scientifique, dès lors plus ou moins perpétuée jusqu'à nos jours, se manifeste bientôt, non-seulement par une active culture des connaissances grecques et arabes, mais surtout par la création, à la fois en Orient et en Occident, de la chimie, où l'investigation fondamentale de la nature faisait un pas vraiment capital, en s'étendant désormais à un ordre de phénomènes destiné à constituer le nœud principal de la philosophie naturelle, comme lien général entre les études organiques et les études inorganiques, suivant les notions établies dans le troisième volume de ce Traité. La science commence déjà tellement à exciter la principale sollicitude des plus éminens penseurs, que cette ardeur naissante est même poussée jusqu'à des tentatives beaucoup trop prématurées pour comporter encore aucun succès soutenu, quoiqu'elles dussent offrir d'énergiques témoignages de la transformation mentale, et même, à certains égards, quelques précieuses indications ultérieures: telles sont, par exemple, les heureuses conjectures où le grand Albert déposa les premiers germes historiques de la saine physiologie cérébrale. Enfin, l'harmonie fondamentale de ce nouvel essor intellectuel avec la vraie situation générale des esprits actifs, se trouve évidemment caractérisée, de la manière la plus décisive, par l'empressement continu qui attirait des milliers d'auditeurs aux leçons des grandes universités européennes, pendant la dernière phase du moyen-âge: car, cette influence mémorable, très supérieure à celle des plus célèbres écoles grecques, ne s'attachait pas seulement aux controverses métaphysiques proprement dites; le développement naissant de la philosophie naturelle y avait certainement une grande part, en un temps où la prépondérance de l'organisation spirituelle entretenait une ardeur spéculative peut-être plus vive et surtout plus pure que celle qui existe aujourd'hui sous l'ascendant momentané des seules inspirations temporelles.
Les diverses sciences étaient alors trop peu étendues, et surtout leur véritable esprit était encore trop peu développé, pour nécessiter déjà la spécialisation croissante qui devait ultérieurement décomposer la philosophie naturelle, et qui, après avoir provisoirement rendu des services vraiment fondamentaux, présente aujourd'hui tant d'entraves aux plus indispensables progrès de notre intelligence et de notre sociabilité, comme je l'expliquerai bientôt. À cette mémorable époque, l'uniforme assujétissement des principales conceptions humaines au pur régime des entités scolastiques, directement liées entre elles par la grande entité générale de la nature, établissait une certaine harmonie mentale, à la fois scientifique et logique, qui n'avait pu encore exister au même degré, si ce n'est sous l'ascendant universel du polythéisme antique, et qui ne pourra être désormais retrouvée que d'après l'entière organisation de la philosophie positive, jusqu'ici purement rudimentaire. Quoique cette union incomplète et artificielle, où l'esprit métaphysique s'efforçait de combiner la théologie avec la science, ne comportât certainement aucune stabilité, elle n'en offrait pas moins dès-lors les avantages essentiels toujours inhérens à de semblables tentatives, et qui se manifestèrent déjà, d'une manière éminente, par la direction vraiment encyclopédique des hautes spéculations abstraites, profondément marquée surtout chez l'admirable moine Roger Bacon, dont la plupart des savans actuels, si dédaigneux du moyen-âge, seraient assurément incapables, je ne dis point d'écrire, mais seulement de lire, la grande composition, à cause de l'immense variété des vues qui s'y trouvent sur tous les divers ordres de phénomènes. Ainsi, la conception scolastique du XIIIe siècle, en commençant l'incorporation directe de l'élément scientifique au système de la société moderne, avait aussi donné, à sa manière, une image, anticipée mais expressive, de l'esprit d'unité et de rationnalité qui devra finalement diriger la culture normale de la science réelle, quand son évolution préliminaire sera suffisamment accomplie. L'isolement de l'esprit scientifique dans l'antiquité, après la séparation fondamentale entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, n'avait certainement pu tenir à l'extension des connaissances réelles, alors bien moindre qu'au moyen-âge, mais à l'antipathie primitive des deux philosophies, et surtout à leur commune incompatibilité avec le milieu polythéique où s'accomplissaient simultanément leurs évolutions respectives. Quand la transaction scolastique eut enfin agrégé l'une d'elles à la suprématie sociale longuement conquise par l'autre, ce premier isolement devait spontanément cesser, jusqu'à ce que l'essor caractéristique de l'esprit positif vînt bientôt déterminer son irrévocable éloignement de toutes deux, et, par suite, sa propre spécialisation provisoire.
Cette première systématisation scientifique, aussi précaire qu'imparfaite, et cependant la plus satisfaisante que permît l'époque, s'accomplit principalement d'après deux conceptions générales qu'il importe ici d'apprécier sommairement, comme servant de base, l'une à l'astrologie, l'autre à l'alchimie, si longtemps prépondérantes. On se forme aujourd'hui de très vicieuses notions de ces deux mémorables doctrines, en les enveloppant, d'après une superficielle critique, dans le dédain confus qui s'attache indistinctement à tout l'incohérent assemblage de ce qu'on a nommé, depuis le XVIIe siècle, les sciences occultes. Pour éclairer cette vague appréciation par une analyse vraiment philosophique, il suffit de remarquer que cette aveugle flétrissure s'attache à la fois à des croyances purement rétrogrades, héritage transformé des superstitions polythéiques ou même fétichiques, et à des conceptions éminemment progressives, dont le vice essentiel ne résultait alors que d'une extension trop audacieuse de l'esprit positif, avant que la philosophie théologique pût être suffisamment éliminée: la magie, entre autres, est dans le premier cas; mais l'astrologie et l'alchimie sont, au contraire, dans le second, quoique les haines religieuses aient souvent tourné contre elles cette étrange confusion vulgaire, quand la secrète antipathie entre la science et la théologie devint enfin manifeste.
Sans doute, l'astrologie du moyen-âge, malgré son éminente supériorité envers l'astrologie antique, dont on ne sait plus la distinguer, retient, comme celle-ci, mais à un degré beaucoup moindre, une certaine influence fondamentale de l'état, encore nécessairement théologique à tant d'égards, de la philosophie dominante, même après la grande transformation scolastique: car elle suppose toujours l'univers subordonné à l'homme, ou du moins disposé pour lui; ce qui constitue le principal caractère philosophique de l'esprit théologique, dont la découverte du mouvement de la Terre a pu seule directement commencer l'ébranlement décisif, ainsi que je l'ai expliqué dans le second volume de ce Traité (voyez la vingt-deuxième leçon). Néanmoins, à cela près, il n'est pas douteux, sous un autre aspect, que cette doctrine reposait aussi sur une disposition très progressive, et seulement trop hasardée, à subordonner tous les phénomènes quelconques à d'invariables lois naturelles, comme la qualification normale d'astrologie judiciaire le rappelait directement. L'analyse scientifique était alors beaucoup trop imparfaite pour que l'esprit humain pût assigner aux phénomènes astronomiques leur vraie position rationnelle dans l'ensemble de la physique, ce que tant de savans actuels seraient même incapables d'établir méthodiquement; en sorte que aucun principe ne pouvait encore contenir l'exagération idéale attribuée aux influences célestes. Dans une telle situation, il convenait certainement que notre intelligence, s'appuyant sur les seuls phénomènes dont elle eût ébauché déjà les lois effectives, tentât d'y ramener directement tous les autres phénomènes quelconques, même humains et sociaux. Aucune marche scientifique ne pouvait assurément être alors plus rationnelle: la seule universalité de cette tendance, aussi bien que son opiniâtre persévérance jusqu'à l'avant-dernier siècle, suffiraient à indiquer son harmonie nécessaire, sociale autant que mentale, avec l'ensemble de la situation correspondante. Les savans qui la condamnent aujourd'hui d'une manière absolue, sans en comprendre la destination historique, tombent eux-mêmes journellement dans une aberration fort analogue, et peut-être plus vicieuse encore, surtout moins excusable, quoique heureusement moins susceptible d'activité, en rêvant, par exemple, la future explication de tous les phénomènes biologiques, même cérébraux, d'après des influences électriques ou magnétiques, ce qui constitue, comme on sait, l'utopie favorite de presque tous les physiciens actuels, par suite des hypothèses fantastiques que j'ai tant combattues. Enfin, considérée quant à son action nécessaire sur l'éducation universelle de la raison humaine, l'astrologie judiciaire du moyen-âge a certainement rendu le plus éminent service, pendant les quatre ou cinq siècles de son ascendant réel, dont il reste encore tant de traces, en faisant activement pénétrer partout un premier sentiment fondamental de la subordination des phénomènes quelconques à des lois invariables, qui les rendent susceptibles de prévision rationnelle: car, une fois qu'on admettait les chimériques principes relatifs aux influx et aux pronostics, les prédictions astrologiques avaient habituellement un caractère aussi scientifique que les calculs astronomiques d'où elles résultaient.
Une semblable appréciation s'applique également à l'alchimie, d'ailleurs intimement liée à l'astrologie, comme je l'ai noté au premier chapitre du tome troisième: toutefois, sa conception générale devait être moins philosophique, d'après la nature plus compliquée et l'état moins avancé des études correspondantes, alors à peine ébauchées. Sa rationnalité primitive n'est pas plus équivoque, en se reportant à la situation correspondante des connaissances chimiques. J'ai expliqué, en effet, au sujet de la chimie, que les spéculations relatives aux phénomènes de composition et de décomposition, radicalement impossibles tant que l'antique philosophie n'avait admis qu'un seul principe, n'avaient pu trouver une première base que dans la doctrine d'Aristote sur les quatre élémens. Or, ces élémens étaient, par leur nature, essentiellement communs à presque toutes les substances effectives, réelles ou même artificielles; en sorte que, tant que cette doctrine a prévalu, la fameuse transmutation des métaux ne devait pas être jugée plus chimérique que les transformations journalières accomplies par les chimistes actuels entre les diverses matières végétales ou animales, d'après l'identité fondamentale de leurs premiers principes. Ainsi, en jugeant l'alchimie, on oublie trop aujourd'hui que l'absurdité des audacieuses espérances qu'elle suscitait n'a pu être vraiment démontrée que depuis les découvertes capitales propres à la seconde moitié du siècle dernier. Il est d'ailleurs évident que l'alchimie tendait aussi heureusement que l'astrologie vers l'universelle propagation active du principe fondamental de toute philosophie positive, l'invariable subordination de tous les phénomènes à des lois naturelles, ainsi étendu des grands effets généraux aux moindres opérations particulières. Car, sans méconnaître la haute influence de l'esprit théologique sur les illusions des alchimistes, on ne peut douter que leur admirable persévérance pratique ne supposât nécessairement, et par suite ne rappelât avec énergie, une telle invariabilité: si le vague espoir d'une sorte de miracle contribuait presque toujours à soutenir leur courage contre des désappointemens journaliers, en même temps la permanence des lois physiques pouvait seule les engager à poursuivre leur but autrement que par la prière, le jeûne, et les autres expédiens religieux.
Je devais ici m'arrêter spécialement à cette double appréciation philosophique de la partie la plus importante et la plus méconnue de l'évolution scientifique propre au moyen-âge, envisagée soit quant au progrès spécial de l'esprit positif, soit quant à son intime incorporation à la sociabilité moderne. Sous l'un et l'autre aspect, j'espère que ces indications sommaires feront enfin rendre une véritable justice historique à deux immenses séries de travaux, qui ont tant et si longtemps contribué au développement de la raison humaine, malgré les graves aberrations qu'elles ont suscitées. En succédant nécessairement aux astrologues et aux alchimistes du moyen-âge, les savans modernes n'ont pas seulement trouvé la science déjà ébauchée par l'utile persévérance de ces hardis précurseurs; mais, ce qui était plus difficile encore, et non moins indispensable, ils ont aussi trouvé suffisamment établi l'indispensable principe général de l'invariabilité des lois naturelles: son admission populaire n'aurait pu certainement être déterminée par une influence plus active et plus profonde, dont nous recueillons les heureux résultats, en oubliant trop leur source nécessaire. L'action morale de ces deux grandes conceptions provisoires, qu'une irrationnelle ingratitude fait exclusivement qualifier d'aberrations, ne fut pas d'ailleurs moins favorable que leur action mentale à l'éducation préliminaire de la société moderne. Car, tandis que l'astrologie tendait à inspirer habituellement une haute idée de la sagesse humaine, d'après les prévisions relatives aux lois les plus simples et les plus générales, l'alchimie relevait avec énergie le digne sentiment de notre puissance réelle, déprimé par les croyances théologiques, en nous inspirant d'audacieuses espérances sur notre active intervention dans les phénomènes les plus susceptibles d'une modification avantageuse.
Telle est l'appréciation fondamentale de l'origine nécessaire de la moderne évolution scientifique, au sein du régime monothéique propre au moyen-âge, et considéré surtout dans sa dernière phase. Il était superflu d'y indiquer expressément l'heureuse influence secondaire évidemment exercée, à cet égard, par l'évolution industrielle et ensuite par l'évolution esthétique, qui avaient dû précéder ce premier essor scientifique, auquel l'une assignait spontanément une relation directe et permanente avec les travaux journaliers, et pour lequel l'autre préparait les plus vulgaires intelligences par un indispensable éveil spéculatif. D'après ce point de départ général, qui seul devait nous offrir une véritable difficulté, à cause des funestes préjugés dont il est encore l'objet chez les meilleurs esprits actuels, nous pouvons aisément accomplir, autant que l'exige notre but principal, l'examen rapide de cette progression capitale, pendant les trois phases successives que nous avons établies, à tant d'égards, dans l'histoire moderne, et qui vont ici continuer à se distinguer entre elles suivant des principes fort analogues à ceux déjà employés pour les autres progressions.
Sous la première phase, en effet, la marche de la science est, en général, comme celle de l'industrie, et celle de l'art, essentiellement spontanée, c'est-à-dire qu'elle résulte surtout d'un simple prolongement naturel des principales influences initiales que nous venons de voir constituées au moyen-âge, sans aucune intervention importante des encouragemens spéciaux qui furent ensuite organisés. C'est alors que l'on peut le mieux apprécier la haute utilité des chimères astrologiques et des illusions alchimiques pour soutenir la nouvelle classe spéculative jusqu'à cet établissement ultérieur: aussi tel est l'aspect grossier sous lequel seulement ont été quelquefois appréciées l'astrologie et l'alchimie, dont la haute influence mentale est encore totalement méconnue. Tandis que l'esprit métaphysique, désormais rappelé à sa nature critique, dont la scolastique l'avait momentanément écarté, n'était essentiellement préoccupé que des luttes décisives des rois contre les papes, où il devait trouver la plus convenable alimentation, la science, placée sous sa dangereuse tutelle, eût été presque abandonnée, si déjà le régime antérieur ne l'avait profondément liée, par ce double attrait, au système de l'existence moderne. Pour bien sentir une telle nécessité, il faut observer que la philosophie naturelle, alors trop imparfaite, ne pouvait encore se recommander par ces grandes applications pratiques qui lui rattachent aujourd'hui les plus grossiers intérêts: en outre, la faible énergie des facultés scientifiques chez presque tous les hommes ne lui permettait point de compter sur les heureuses sympathies personnelles que l'art a seul le privilége d'exciter suffisamment, et que ne pouvaient assurément éprouver alors tant de chefs dont l'esprit se contentait aisément des explications théologiques, ou du moins métaphysiques. Les princes capables, comme Charlemagne et le grand Frédéric, de goûter réellement les sciences, sont nécessairement très rares, tandis que les inclinations esthétiques de François Ier et de Louis XIV doivent être beaucoup plus communes. Ainsi, les astronomes et les chimistes ne pouvaient, à cette époque, être convenablement accueillis qu'à titre d'astrologues et d'alchimistes, puisqu'ils ne devaient d'ailleurs trouver que de très faibles ressources dans les universités, qui n'étaient, par leur nature, pleinement favorables qu'à l'esprit purement métaphysique, dont l'esprit scientifique tendait déjà à se séparer nettement. Cette influence propre et directe était alors d'autant plus nécessaire aux savans, que le catholicisme, devenu peu à peu rétrograde, comme je l'ai expliqué, à mesure que s'accomplissait sa décomposition politique, commençait à manifester son antipathie finale pour l'essor scientifique qu'il avait d'abord tant secondé, et dont désormais il craignait justement l'action irreligieuse sur tous les esprits actifs: beaucoup d'exemples ont assurément prouvé à quelle désastreuse oppression la science aurait été ainsi exposée, en un temps où la décadence européenne du catholicisme n'empêchait point encore son grand ascendant intérieur, si les conceptions astrologiques et alchimiques ne lui avaient assuré partout, et au sein même du clergé, d'actives protections individuelles.
Quant au progrès spéculatif, il ne peut, à cette époque, donner lieu à aucun mouvement capital dans les connaissances déjà ébauchées. La chimie devait rester longtemps encore à l'état préliminaire d'acquisition des matériaux, qui continuèrent à s'accumuler rapidement: l'astronomie seule, et la géométrie qui lui restait adhérente, pouvaient sembler susceptibles d'améliorations plus décisives; mais, au fond, la première n'avait pas suffisamment épuisé les ressources que comportait l'artifice des épicycles pour prolonger la durée de l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et uniformes, dont l'irrévocable élimination était réservée à la phase suivante, et la seconde était arrêtée, par l'inévitable imperfection de l'algèbre, au simple prolongement de l'ancien esprit géométrique, caractérisé par la spécialité des recherches et des méthodes, en attendant la grande révolution cartésienne. Aussi le principal perfectionnement dut-il alors consister, à l'un et l'autre titre, dans l'extension simultanée de l'algèbre naissante et de la trigonométrie, enfin complétée par l'usage des tangentes, et dans l'utile impulsion qui s'ensuivit pour l'astronomie, commençant dès lors à préférer habituellement les calculs aux procédés graphiques, en même temps que les observations, soit angulaires, soit surtout horaires, devenaient également plus précises. C'est pendant cette première phase que se développe le plus complétement la puissante stimulation scientifique propre aux conceptions astrologiques, qui, par leur nature, proposaient continuellement aux travaux astronomiques le but le plus étendu et le plus décisif, en faisant directement prévaloir, au plus haut degré, la détermination des aspects binaires, ternaires, et même quaternaires, où se trouve le plus parfait criterium des théories célestes, puisqu'elle exige le perfectionnement simultané des études relatives aux divers astres correspondans, comme je l'ai expliqué au vingt-troisième chapitre: l'utile excitation primitive que le catholicisme avait, à cet égard, spécialement procurée pour le calcul des fêtes mobiles, était certainement très faible en comparaison de cet énergique aiguillon permanent.
L'unique accroissement fondamental qu'éprouve, à cette époque, la philosophie naturelle, résulte de l'essor direct de l'anatomie, qui, précédemment réduite à d'insuffisantes explorations animales, put enfin reposer, à partir seulement du XIVe siècle, sur une série de dissections humaines, jusque alors trop entravées par les préjugés religieux, suivant la juste remarque de Vicq-d'Azyr. Quoique cette première ébauche dût être nécessairement encore plus imparfaite que celle des recherches chimiques, elle n'en avait pas moins déjà une haute importance, en complétant le système naissant de la science moderne, commençant ainsi à s'étendre de l'étude de l'univers à celle de l'homme lui-même, par l'interposition naturelle de la physique moléculaire. Cette extension nécessaire n'était pas moins essentielle, sous le rapport social, pour consolider l'existence de la nouvelle classe spéculative, en y agrégeant spontanément la corporation des médecins, qui, de leur subalternité presque servile chez les anciens, s'étaient déjà élevés, au moyen-âge, à une puissante influence privée, bientôt rivale de l'influence sacerdotale. Malgré les graves obstacles que l'adhérence trop intime et trop prolongée de la science biologique à l'art médical oppose, de nos jours, à leur perfectionnement respectif, suivant les explications de la quarantième leçon, cette inévitable confusion n'en était pas moins d'abord indispensable pour assurer la continuité des travaux anatomiques avant l'érection d'aucun établissement théorique. On sait d'ailleurs comment les conceptions astrologiques et alchimiques étaient intimement liées à des conceptions analogues, douées, à tous égards, des mêmes avantages provisoires, envers cette troisième branche fondamentale de la philosophie naturelle, dont l'essor naissant dut être si longtemps soutenu par l'énergique chimère d'une médication universelle, tendant aussi, soit à introduire spécialement le principe de l'invariabilité des lois physiques dans les phénomènes les plus compliqués, soit à suggérer d'audacieuses espérances sur l'action rationnelle de l'homme pour modifier utilement son propre organisme: double aspect sous lequel commençait à se manifester dès-lors, comme relativement aux deux autres ordres de phénomènes, l'incompatibilité radicale entre l'esprit scientifique et l'esprit religieux[14].
Note 14: Cette incompatibilité est déjà, sous ce rapport, nettement formulée par un fameux adage latin sur l'impiété des médecins, devenu presque proverbial vers la fin de cette première phase, suivant la judicieuse observation de Barthez.
Dans la progression scientifique, comme dans la progression esthétique, la seconde phase constitue certainement la période la plus décisive de l'évolution moderne, surtout à cause de l'admirable mouvement qui, de Copernic à Newton, a posé les bases définitives du vrai système des connaissances astronomiques, bientôt devenu le type fondamental de l'ensemble de la philosophie naturelle. Conformément à ce que nous avons reconnu pour les deux autres progressions positives, nous y voyons aussi l'essor scientifique, jusque alors essentiellement spontané, commencer à recevoir habituellement des divers gouvernemens européens des encouragemens plus ou moins systématiques, graduellement déterminés, soit par l'ascendant spéculatif directement résulté du développement antérieur, soit par l'aptitude pratique que cet exercice préliminaire avait déjà suffisamment annoncée, et d'après laquelle le nouvel art de la guerre, aussi bien que la marche rapide de l'industrie, devaient alors solliciter activement le progrès des doctrines mathématiques et chimiques. Toutefois, en vertu des motifs ci-dessus indiqués, ce système de protection se forme bien plus lentement que celui des beaux-arts, et c'est seulement vers la fin de cette nouvelle phase qu'il s'établit d'une manière vraiment convenable, surtout en France et en Angleterre, reposant sur l'importante création des académies scientifiques, dont la principale influence devait donc se rapporter à la phase suivante. Mais, quelque imparfaits que fussent d'abord ces encouragemens, l'influence effective n'en était pas moins très précieuse, pour soutenir la science naissante dans la crise vraiment décisive qui allait résulter de son inévitable conflit avec le système entier de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, d'où elle devait alors se dégager irrévocablement. La nature de cette lutte indispensable indique d'ailleurs clairement que la science n'y pouvait être, en général, utilement protégée que par les seuls pouvoirs temporels, spontanément étrangers aux graves animosités abstraites du pouvoir spirituel, soit théologique, soit même métaphysique, dont il fallait subir le redoutable antagonisme: en sorte que, comme l'art, et comme l'industrie, la science avait aussi, d'une manière encore plus directe peut-être, un haut intérêt spécial à l'établissement de la grande dictature temporelle, monarchique ou aristocratique, dont la consolidation graduelle constituait la destination la plus immédiate du mouvement politique propre à cette seconde phase. Aucune autre progression élémentaire ne peut aussi clairement indiquer que si, par une hypothèse heureusement contradictoire, la concentration politique avait pu, au contraire, s'accomplir au profit du pouvoir spirituel, déjà devenu essentiellement rétrograde, l'évolution moderne eût été radicalement impraticable.
Notre comparaison fondamentale des deux principaux systèmes de dictature temporelle indique encore très nettement, sous ce nouvel et dernier aspect, la supériorité essentielle du mode normal ou français, sur le mode exceptionnel ou anglais, en vertu de motifs fort analogues à ceux précédemment indiqués envers les beaux-arts, et seulement ici plus prononcés. Car, la science ne pouvant ordinairement inspirer aux grands un véritable attrait intellectuel, devait bien moins compter que l'art sur les encouragemens aristocratiques, tandis que la suprématie d'un pouvoir central devait lui être habituellement beaucoup plus favorable, outre que cette centralisation pouvait utilement contenir, à un certain degré, une trop grande dispersion ultérieure des spécialités scientifiques, qu'il serait aujourd'hui si important de régler. On ne saurait douter que les spéculations abstraites, dont la science doit être essentiellement composée, n'aient dû suivre, en général, un cours plus libre et plus élevé sous la dictature monarchique que sous la dictature aristocratique, dont l'influence, surtout en Angleterre, a trop tendu à subordonner les recherches scientifiques aux considérations pratiques. Enfin, le premier mode devait être, par sa nature, beaucoup plus favorable que le second à l'incorporation finale de l'évolution scientifique au système de la politique moderne, et tendait aussi à mieux assurer sa propagation graduelle chez toutes les classes, en lui procurant plus d'influence sur l'éducation générale. Toutefois, l'autre système devait être, pour la science, comme pour l'art, plus favorable à la spontanéité des vocations et à l'originalité des travaux, par suite même d'un moindre encouragement et d'une direction moins homogène. Il faut aussi noter que les graves inconvéniens qui lui sont propres, aujourd'hui généralement avoués, ne devaient se développer principalement que sous la troisième phase, comme je l'expliquerai bientôt. Pendant la seconde, ils furent heureusement compensés par la première influence de l'esprit protestant, qui, sans être, au fond, nullement favorable aux recherches spéculatives, d'après sa préoccupation caractéristique des conditions temporelles, et sans être d'ailleurs plus compatible que l'esprit catholique contemporain avec la tendance finale de l'évolution scientifique, constituait alors, d'après son principe révolutionnaire du libre examen individuel, un état de demi-indépendance mentale très avantageux à l'essor correspondant de la philosophie naturelle, dont les grandes découvertes astronomiques durent, à cette époque, s'accomplir surtout chez des populations protestantes. On voit, en sens inverse, là où la nouvelle politique rétrograde du catholicisme put prendre un véritable ascendant, cette évolution éprouver bientôt un funeste ralentissement, dont la cause n'est pas équivoque, particulièrement en Espagne, malgré les germes très précieux que le moyen-âge y avait développés.
Cet admirable mouvement spéculatif, déterminé, à travers beaucoup d'obstacles, par un très petit nombre d'hommes de génie, dans un milieu convenablement préparé, présente, en général, deux progressions très distinctes, mais intimement solidaires, l'une purement scientifique, ou positive, composée des découvertes capitales en mathématiques et en astronomie, l'autre essentiellement philosophique, et presque toujours négative, relative aux efforts, d'abord spontanés, ensuite systématiques, de l'esprit scientifique contre la tutelle théologico-métaphysique, devenue alors vraiment oppressive; cette seconde progression, que nous devrons reprendre au sujet de l'évolution philosophique proprement dite, ne doit être ici considérée que comme indispensable à la première. Or, celle-ci, à laquelle l'Allemagne, l'Italie, la France et l'Angleterre prirent chacune une si noble part, offre pour centre principal l'investigation vraiment fondamentale due au génie du grand Kepler, et qui, préparée par la découverte initiale de Copernic et par l'utile élaboration de Tycho-Brahé, constitue enfin le vrai système de la géométrie céleste; tandis que, sous un autre aspect, devenue la source nécessaire de la mécanique céleste, elle se lie spontanément à la découverte finale de Newton, d'après la création préalable de la théorie mathématique du mouvement par Galilée, indispensablement suivi d'Huyghens. Entre ces deux séries, dont l'enchaînement est direct, l'ordre historique interpose naturellement l'immense révolution mathématique opérée par Descartes, et qui, intimement liée à son entreprise philosophique, vient aboutir, vers la fin de cette seconde phase, à la sublime découverte analytique de Leibnitz, sans laquelle le résultat newtonien n'aurait pu suffisamment devenir le principe actif de l'éminente opération réservée à la phase suivante pour le développement final de la mécanique céleste. Chacune des deux premières séries offre une filiation historique assez évidente désormais pour qu'il soit inutile d'y insister ici: il est clair que la découverte du mouvement de la terre, et l'exacte révision de toutes les données astronomiques, ne permettaient plus de conserver, avec l'expédient caduque des épicycles, l'antique hypothèse des mouvemens circulaires et uniformes, enfin directement remplacée par l'heureuse législation de Kepler, dernier résultat capital que comportât l'application de l'ancienne géométrie; d'un autre côté, ce principe ne pouvait conduire à la théorie de la gravitation sans la fondation de la doctrine abstraite du mouvement curviligne, soit libre, soit forcé; mais aussi, d'après une telle base, il amenait nécessairement à cette loi générale, dont l'invention, ainsi préparée, n'eût pas échappé, sans doute, à Jacques Bernoulli, par exemple, si Newton l'eût manquée. L'autre série, bien plus relative à la méthode qu'à la science, et par cela même encore plus éminente, doit être naturellement beaucoup moins appréciée du vulgaire des géomètres, aujourd'hui si éloignés d'une disposition vraiment rationnelle envers les principales parties de l'histoire mathématique, et qui ne sentent d'ordinaire que les seuls résultats; c'est pourquoi une indication plus directe n'y sera pas sans importance. Préparée par l'indispensable généralisation de l'algèbre, due au génie original de Viète, la conception fondamentale de Descartes sur la géométrie analytique a constitué, ce me semble, la principale création de la philosophie mathématique, qui, ouvrant à la fois à la géométrie le champ le plus étendu, et à l'analyse la plus heureuse destination, organisait enfin la relation élémentaire de l'abstrait au concret, sans laquelle les recherches mathématiques tendent à une incohérente et stérile activité: aucune idée mère ne devait autant influer sur l'ensemble des progrès ultérieurs. Sa tendance nécessaire à déterminer la création de l'analyse infinitésimale me paraît spécialement incontestable: car, en obligeant désormais à traiter sous un point de vue commun la théorie des courbes quelconques, elle a directement conduit aussi à généraliser abstraitement les vues primordiales d'Archimède, soit quant aux tangentes, soit surtout quant aux quadratures; or, les efforts graduellement tentés à ce sujet ne pouvaient aboutir qu'à l'admirable invention de Leibnitz, si heureusement provoquée, pendant la génération intermédiaire, par les lumineux essais de Wallis et de Fermat.
Quoique absorbé par toutes ces éminentes opérations, l'esprit scientifique dut soutenir, vers le second tiers de cette phase, une lutte vraiment décisive contre l'ensemble de la philosophie dominante. Les découvertes astronomiques de Copernic et de Kepler, et même celles de Tycho-Brahé sur les comètes, étaient trop directement contraires à la nature de cette philosophie, ou même à ses dogmes formels, pour qu'un tel conflit pût être longtemps évité, et la science y devait enfin combattre, non-seulement la théologie, mais encore davantage la métaphysique, plus active et plus ombrageuse. Cet antagonisme est déjà manifesté, au XVIe siècle, par d'éclatans symptômes, et surtout par la mémorable hardiesse de Ramus, dont la tragique destinée montrait assez que les haines métaphysiques n'étaient pas moins redoutables que les haines théologiques. J'ai assez indiqué, au vingt-deuxième chapitre, les caractères essentiels qui devaient réserver la découverte capitale du double mouvement de notre planète à devenir le sujet immédiat de la discussion principale, quand le grand Galilée eut enfin levé le seul obstacle rationnel qui s'opposât à sa propagation universelle, tant entravée au siècle précédent, et que l'esprit théologico-métaphysique devait désormais redouter comme nécessairement imminente. L'odieuse persécution qui s'y rattache consacrera toujours le souvenir populaire de la première collision directe de la science moderne avec l'ancienne philosophie. On doit, en effet, regarder cette époque comme celle où le principe fondamental de l'invariabilité des lois physiques a commencé à se montrer incompatible avec les conceptions théologiques, dont l'influence constituait dès lors le seul obstacle essentiel à l'entière admission de cet indispensable principe, parce qu'elle seule neutralisait, à cet égard, l'énergique entraînement spontanément produit par une longue expérience unanime, comme je l'expliquerai davantage au sujet de l'évolution philosophique. C'est aussi à l'appréciation directe de cette évolution qu'il convient évidemment de renvoyer la considération historique des admirables tentatives contemporaines de Bacon, et surtout de Descartes, pour proclamer enfin les caractères essentiels de l'esprit positif, par opposition à l'esprit métaphysico-théologique.
Je dois cependant signaler ici, comme directement relative à la progression scientifique, l'audacieuse conception de Descartes sur le mécanisme général de l'univers. Car, en se reportant convenablement à la situation correspondante de l'esprit humain, il sera facile de reconnaître que son ascendant temporaire, à peine étendu pleinement à deux générations, et sur la perpétuité duquel Descartes ne s'était fait probablement aucune grave illusion, dut être provisoirement indispensable à l'avénement ultérieur de la saine mécanique céleste, alors silencieusement préparée par les travaux d'Huyghens, complétant ceux de Galilée. On a vu, en effet, au vingt-huitième chapitre, relativement à la théorie fondamentale des hypothèses, que, dans le passage définitif de l'état métaphysique à l'état vraiment positif, l'éducation préliminaire de la raison humaine exige, comme une dernière transition, rapide mais inévitable, surtout envers les plus importantes conceptions, ce régime intermédiaire, où l'intelligence, avant de renoncer franchement aux questions inaccessibles et aux notions absolues de la philosophie primitive, s'efforce d'assujétir ces vains problèmes à d'illusoires tentatives de solution positive, fondées sur la substitution des fluides imaginaires aux entités chimériques, et dont toute l'efficacité réelle se réduit à disposer enfin notre entendement à la seule habitude rationnelle des lois invariables propres aux phénomènes correspondans. Toutes les parties essentielles de la philosophie naturelle, sauf l'astronomie convenablement conçue, nous offrent encore, par suite de l'éducation anti-philosophique des savans actuels, de trop profonds vestiges d'une semblable disposition, pour qu'on doive s'étonner qu'elle ait dû alors se manifester d'abord au sujet des phénomènes célestes, suivant les explications des trois premiers volumes de ce Traité.
Cette sommaire appréciation historique de l'évolution scientifique propre à la seconde phase devait être ici réduite aux grands progrès mathématiques et astronomiques qui en ont principalement caractérisé l'ensemble. Toutefois, le dernier tiers de cette mémorable période offre une nouvelle extension fondamentale de la philosophie naturelle, par les travaux vraiment créateurs de Galilée sur la barologie, suivis de tant d'heureuses découvertes secondaires, et par d'équivalentes créations ultérieures en acoustique et en optique. En un temps où l'on ne savait encore s'étonner que des effets les plus exceptionnels, rien n'est surtout plus admirable, rien ne peut mieux caractériser la destination de la science moderne à régénérer les moindres notions élémentaires, que la découverte décisive due au génie du grand Galilée, dévoilant enfin, suivant la juste appréciation de Lagrange, les lois profondément inconnues des plus vulgaires phénomènes, dont l'étude, à la fois rattachée à la géométrie et à l'astronomie, est si légitimement regardée comme le véritable berceau de la physique proprement dite. C'est alors que se trouve constituée, entre les astronomes et les chimistes, une nouvelle classe indispensable, spécialement destinée à développer le génie de l'expérimentation, d'après une conception corpusculaire très heureusement adaptée à la nature des phénomènes correspondans, quoique son irrationnelle extension absolue puisse devenir ailleurs très dangereuse aux véritables progrès scientifiques, comme je l'ai expliqué au quarante-unième chapitre: mais ces inconvéniens, alors très éloignés, n'empêchaient nullement ni l'utilité immédiate et spéciale d'une telle doctrine, ni même son efficacité générale et continue contre le vain régime des entités. En considérant aussi la division spontanée qui s'établit simultanément, d'après la rapide extension des deux sciences, entre les purs géomètres et les simples astronomes, jusque alors investis de l'un et l'autre caractère, on reconnaîtra que l'organisation générale du travail scientifique, surtout envers la philosophie inorganique, seule alors vraiment active, s'effectue déjà sur le même plan qu'aujourd'hui, comme le montre clairement le peu de changement survenu jusqu'ici dans la constitution provisoire des académies, quoiqu'il y ait tout lieu de la croire désormais essentiellement épuisée, ainsi que je l'indiquerai bientôt. Quant aux autres branches fondamentales de la philosophie naturelle, il est clair, suivant ma théorie hiérarchique, que la chimie, et surtout l'anatomie, n'avaient encore pu sortir de l'état purement préliminaire, destiné à la seule accumulation des matériaux, quelle qu'ait dû être la haute importance ultérieure des nouveaux faits dont elles s'enrichirent alors, et principalement des immortelles découvertes de Harvey sur la circulation et sur la génération, qui imprimèrent aussitôt une si active impulsion aux observations physiologiques, jusque alors si imparfaites, sans que toutefois le temps fût venu de les incorporer à aucune véritable doctrine biologique. L'étrange hypothèse de Descartes sur l'automatisme des animaux montre assez quelle était alors la vraie situation des idées physiologiques, désormais ballotées entre d'insuffisantes explications mécaniques et de vaines conceptions ontologiques, sans pouvoir trouver une base rationnelle qui leur fût réellement propre.
En terminant cette rapide appréciation historique, il ne faut pas négliger de signaler sommairement cette seconde phase de l'évolution scientifique comme étant celle où l'esprit positif devait commencer à manifester en même temps son vrai caractère social et sa prépondérance populaire. L'heureuse disposition croissante des populations modernes à accorder leur confiance aux doctrines fondées sur des démonstrations réelles, quoique opposées à d'antiques croyances, est déjà hautement constatée, vers la fin de cette période, par l'universelle adoption du double mouvement de la Terre, un siècle avant que la papauté, d'après une inconséquence superflue, en eût enfin toléré solennellement l'admission chrétienne. C'est ainsi que l'irrévocable dissolution graduelle de l'ancienne discipline spirituelle était partout accompagnée déjà d'une sorte de foi nouvelle, germe élémentaire d'une réorganisation ultérieure, et spontanément déterminée, sans aucune intervention spéciale, soit par la suffisante vérification des prévisions scientifiques, soit même par la seule concordance de tous les juges compétens, chez les esprits qui, par divers motifs quelconques, ne pouvaient directement apprécier la validité des démonstrations fondamentales, et dont la confiance n'était pas cependant plus aveugle, en principe, que celle des différens savans les uns pour les autres, quoique son exercice dût être plus étendu, à raison du moindre accomplissement des conditions logiques d'une émancipation active, toujours accessible à quiconque voudrait la mériter. De telles habitudes, incessamment développées, témoignaient dès-lors clairement que l'anarchie provisoire des intelligences sur les doctrines morales et sociales ne tenait, au fond, à aucun chimérique amour du désordre perpétuel, mais uniquement au défaut de conceptions susceptibles de remplir suffisamment les obligations de positivité rationnelle, sans lesquelles l'esprit moderne était justement résolu à refuser désormais son assentiment volontaire. Cette aptitude nécessaire de la nouvelle autorité mentale à déterminer spontanément la convergence à la fois la plus stable et la plus étendue, se montre déjà certainement bien plus propre encore à l'action scientifique qu'à l'action esthétique; puisque celle-ci, malgré son efficacité plus énergique et plus immédiate, est gravement entravée par les différences de langues et de mœurs, tandis que l'autre, en vertu de la généralité et de l'abstraction supérieures des conceptions élémentaires qui s'y rapportent, permet évidemment la plus vaste communion intellectuelle. On pouvait assurément prévoir, dès la fin de cette phase, que la foi positive comporterait un jour une universalité beaucoup plus complète et plus fixe que celle de la foi monothéique aux plus beaux temps du catholicisme, dont la circonscription territoriale avait dû être, comme je l'ai fait voir, gravement restreinte par la nature vague et discordante des idées théologiques, où l'unité n'a jamais pu s'établir, et surtout durer, sans l'assistance continue d'une certaine compression artificielle, essentiellement inutile à l'unité scientifique, toujours fondée sur la puissance spontanée de la démonstration, nécessairement irrésistible à la longue, quoique d'abord très peu active. En un temps où les divergences nationales étaient encore très énergiques, surtout depuis la dissolution générale du lien catholique, l'institution des académies vient déjà offrir un irrécusable témoignage de la tendance cosmopolite propre à l'esprit scientifique, par le noble usage qui s'introduit partout d'y admettre des membres étrangers, de manière à présenter la nouvelle classe spéculative comme éminemment européenne: cet heureux caractère est alors plus spécialement prononcé en France, où, depuis Charlemagne, le génie étranger avait toujours reçu un généreux accueil, et quelquefois même, par une injuste délicatesse, au détriment du génie national. Quant à l'influence de l'évolution scientifique sur l'éducation générale, elle commence alors à s'y manifester nettement, malgré la conservation du système d'éducation organisé, sous l'impulsion scolastique, dans la dernière phase du moyen-âge, et qui subsiste encore aujourd'hui avec de simples modifications accessoires, qui n'en changent pas l'esprit: on voit dès lors, en effet, ainsi qu'on l'a vu depuis à un degré plus avancé, le quadrivium acquérir une importance croissante aux dépens du trivium; et ce progrès eût même été déjà plus sensible si le cours officiel de ces changemens graduels n'avait fait que suivre fidèlement la marche presque unanime des mœurs et des opinions, au lieu d'être souvent dirigé par des vues systématiques sur la nécessité de maintenir artificiellement l'ancienne éducation, jugée indispensable à l'ensemble de la politique rétrograde, qui commençait à dominer partout d'une manière plus ou moins prononcée, comme je l'ai expliqué[15].
Note 15: Les mémorables efforts des Jésuites, afin de s'emparer alors de l'évolution scientifique, ont certainement beaucoup concouru à cette propagation des études positives, sans que ces vains projets pussent d'ailleurs offrir aucun danger fondamental, en un temps où l'incompatibilité mutuelle entre la science et la théologie était déjà trop prononcée pour ne pas rendre nécessairement illusoires ces tentatives d'absorption. Aussi, malgré les grandes facilités individuelles que cette puissante corporation pouvait présenter à l'existence spéculative, toute l'habileté de sa tactique n'y a pu réellement jamais produire ou agréger un seul homme de génie, parce qu'aucun éminent penseur ne voulait subordonner son indépendance mentale à une politique où la science était nécessairement subalternisée. Ce n'est pas que la science ne puisse, et même ne doive, se lier finalement à des vues vraiment politiques: mais il faut que leur caractère soit large et leur destination éminemment populaire, au lieu de se rapporter à des intérêts partiels et anti-sociaux; il faut enfin, que la politique y soit directement relative au propre essor de l'esprit positif, quand il sera assez complétement formé pour mériter d'être habituellement envisagé comme le régulateur mental des sociétés modernes; ce qui n'est point encore, à beaucoup près, suffisamment possible, surtout à défaut de la généralité convenable.
Pendant la troisième phase, l'élément scientifique, désormais intimement incorporé à la sociabilité moderne, reçoit un accroissement fondamental de puissance sociale parfaitement analogue à celui que nous avons apprécié envers l'élément esthétique, et même encore mieux caractérisé, à cause d'une nature plus évidemment progressive. Jusque alors la science avait reçu, comme l'art, des encouragemens facultatifs, quoique déjà systématiques, entraînant toujours une sorte d'obligation personnelle; maintenant, au contraire, d'après le grand éclat résulté de l'admirable mouvement propre à la phase précédente, l'active protection des sciences devenait, pour tous les gouvernemens occidentaux, un véritable devoir, généralement reconnu, et dont la négligence eût entraîné un blâme universel, sans que son accomplissement normal dût exiger habituellement aucune gratitude individuelle, sauf la reconnaissance générale toujours due à l'état. En même temps, les relations croissantes de la philosophie naturelle, surtout inorganique, soit avec l'ensemble des procédés militaires, soit avec l'essor industriel, devenu le principal objet de la politique européenne, déterminent, à cette époque, une grande extension dans l'influence sociale des sciences, soit par la création d'écoles spéciales où l'éducation scientifique commence à dominer, soit par l'institution plus ou moins rationnelle de la nouvelle classe directement destinée à la réalisation permanente des rapports essentiels entre la théorie et la pratique. Aussi, quoique les savans, par l'appréciation plus difficile, plus lente, et moins populaire, de leurs travaux propres, ne pussent ordinairement prétendre à l'heureuse indépendance privée que les poètes et les artistes commençaient alors à obtenir partout, cependant leur nombre beaucoup moindre, et leur coopération plus nécessaire à l'utilité publique, tendaient déjà à une équivalente consolidation de leur existence sociale.
Dans cette nouvelle situation, plus ou moins commune à toutes les parties de la grande république européenne, on voit se développer au plus haut degré, quant à l'évolution scientifique, les différences essentielles ci-dessus caractérisées, à tant d'autres égards, entre les deux systèmes principaux de dictature temporelle; de manière à manifester complétement la supériorité naturelle du mode monarchique sur le mode aristocratique, auparavant neutralisée par les influences spirituelles, comme je l'ai expliqué. Subitement entraîné du catholicisme à une philosophie pleinement négative, en évitant heureusement la transition protestante, l'esprit français retient, du moins en partie, de l'ancienne éducation catholique, l'instinct de contemplation et de généralité qu'elle avait spontanément développé, et qui tendait à contenir alors la prépondérance trop exclusive des considérations pratiques; en même temps, sa nouvelle éducation révolutionnaire lui inspire la hardiesse et l'indépendance devenues indispensables au libre essor de la philosophie naturelle, dès lors incompatible avec l'ascendant rétrograde du catholicisme chez les autres peuples préservés du protestantisme: en sorte que tous les avantages propres à la protection monarchique durent alors se réaliser directement, et assurer désormais à la France la principale impulsion scientifique, qui, dans la phase précédente, avait successivement appartenu aussi à l'Allemagne, à l'Italie, et à l'Angleterre, sauf la seule prépondérance passagère du mouvement cartésien. Dans le mode inverse, la dictature aristocratique particulière à l'Angleterre y laisse les savans essentiellement assujétis à la dépendance des protections privées, pendant que l'exorbitante préoccupation nationale des intérêts industriels n'y permet guère d'apprécier que les découvertes spéculatives immédiatement susceptibles d'applications matérielles; en même temps, l'esprit protestant, dont la première influence révolutionnaire avait, sous la phase précédente, favorisé d'abord l'évolution scientifique, alors définitivement incorporé au gouvernement, manifeste nécessairement son antipathie théologique contre l'entière extension du génie positif, après avoir, au début de cette troisième phase, tristement signalé cette influence, en ternissant, par d'absurdes rêveries, la vieillesse du grand Newton. L'exclusive nationalité qui dès lors caractérise la politique anglaise, fait déjà sentir, jusque sur le développement des sciences, sa déplorable influence, en disposant à n'adopter activement que les méthodes et les découvertes indigènes; comme on le voit clairement, envers les sciences mathématiques elles-mêmes, malgré leur universalité plus éclatante, soit par la répugnance à l'introduction usuelle de la géométrie analytique, encore aujourd'hui trop peu familière aux écoles anglaises, soit par l'obstination analogue contre l'emploi des formes et des notations purement infinitésimales, si justement préférées partout ailleurs[16]. Ces irrationnelles dispositions sont d'autant plus choquantes qu'elles forment un étrange contraste avec l'admiration exagérée dont la France était dès lors saisie pour le génie de Newton, par suite de la réaction nécessaire contre l'hypothèse des tourbillons, en faveur de la loi de la gravitation; on sait comment cette transformation conduisit, et concourt aujourd'hui, à méconnaître, avec une sorte d'ingratitude nationale, l'éminente supériorité de notre incomparable Descartes, dont le génie, à la fois scientifique et philosophique, n'a réellement trouvé ensuite d'autres dignes rivaux que le grand Leibnitz, et de nos jours l'immortel Lagrange, si peu compris encore du vulgaire des géomètres.
Note 16: Au début de cette phase, cette tendance irrationnelle et ombrageuse me semble fortement marquée dans la célèbre controverse à laquelle donna lieu, entre l'Angleterre et l'Allemagne, la priorité d'invention de l'analyse infinitésimale. Cette longue querelle, déjà si bien sentie par Fontenelle, et ensuite si bien jugée par Lagrange, dont l'éminente décision, aussi impartiale que rationnelle, ne trouve plus aucune opposition quelconque, offrit pendant presque tout son cours, un mémorable contraste entre la rectitude et la loyauté de Leibnitz ainsi que de la plupart de ses partisans, et les injustes subtilités de la polémique anglaise. La conduite de Newton, en cette grave occasion, fut assurément très peu honorable: puisque, d'un seul mot, il pouvait terminer cette scandaleuse discussion, en se déclarant personnellement convaincu, comme il ne pouvait manquer de l'être, de la parfaite originalité de Leibnitz, la sienne n'étant pas d'ailleurs contestée: or, ce mot, pressé de le dire, il ne le prononça jamais, en évitant toutefois, par un silence trop prudent, qu'on pût lui reprocher formellement aucune articulation contraire. J'espère que cette juste improbation ne sera point attribuée à de vaines préventions nationales, dont je me suis montré, j'ose le dire, pleinement affranchi, comme l'ont noblement signalé les illustres critiques d'Édimbourg, dans leur bienveillant examen des deux premiers volumes de ce Traité, en juillet 1838: d'ailleurs, pour une controverse où la France était parfaitement désintéressée, il serait difficile, ce me semble, de soupçonner l'impartialité historique d'un Français jugeant, après plus d'un siècle, une discussion scientifique entre l'Angleterre et l'Allemagne.