Cours de philosophie positive. (6/6)
CINQUANTE-HUITIÈME LEÇON.
Appréciation finale de l'ensemble de la méthode positive.
L'élaboration fondamentale que j'ai, le premier, osé entreprendre, se trouvant enfin suffisamment accomplie, même dans sa partie la plus nouvelle, la plus importante et la plus difficile, il faut désormais envisager la succession hiérarchique des six éléments essentiels qui en ont dû composer le vaste ensemble, depuis les plus simples spéculations mathématiques jusqu'aux plus hautes conceptions sociales, comme ayant été surtout destinée à élever graduellement notre intelligence au point de vue définitif de la philosophie positive, dont le véritable esprit général ne pouvait être autrement dévoilé. Nous avons ainsi systématiquement réalisé une évolution individuelle radicalement conforme à l'évolution nécessaire de l'humanité, que l'on peut maintenant, pour plus de facilité, se borner, sans aucun grave inconvénient, à considérer ici à partir de l'impulsion décisive déterminée par la double action, philosophique et scientifique, émanée de Bacon et de Descartes conjointement avec Kepler et Galilée. Cette indispensable préparation constituait évidemment le seul moyen pleinement efficace d'apprécier directement, soit quant à la méthode, ou quant à la doctrine, le vrai caractère propre à chacune des phases principales de la positivité rationnelle. En outre, l'homogénéité continue de ces diverses déterminations partielles nous a spontanément manifesté leur convergence croissante vers une même philosophie finale, dont la nature et la destination n'ont jamais pu être encore suffisamment comprises, par une suite inévitable de l'extension trop incomplète et de la culture trop dispersive qui devaient jusqu'ici distinguer son essor préliminaire, de façon à dissimuler profondément à la plupart de ses actifs promoteurs la tendance nécessaire de l'ensemble des spéculations modernes. Pour caractériser convenablement cette philosophie, ainsi successivement appréciée quant à tous ses élémens indispensables, il ne nous reste donc plus, en résultat spontané de notre opération totale, qu'à indiquer, d'une manière sommaire mais directe, dans cette leçon et dans la suivante, la coordination définitive de ses différentes conceptions essentielles, d'abord logiques, puis scientifiques d'après un principe d'unité réellement susceptible d'une telle efficacité, afin de pouvoir ensuite signaler rapidement, dans un dernier chapitre, la véritable activité normale, à la fois mentale et sociale, ultérieurement réservée au système qui doit devenir la base usuelle du régime spirituel de l'humanité, enfin parvenue, par tant de douloureux efforts, à sa pleine virilité.
Au chapitre précédent, les conséquences générales de l'étude approfondie du passé nous ont spécialement démontré l'inévitable urgence d'une pareille unité philosophique, comme constituant désormais la première condition fondamentale de la réorganisation intellectuelle et morale des populations les plus avancées. Mais, en outre, les esprits même qui, vicieusement contemplatifs, ne seraient pas aujourd'hui assez touchés de cette immense nécessité sociale, pourraient, en s'élevant au point de vue convenable, directement apprécier aussi, sous le simple aspect spéculatif, l'irrécusable réalité de ce besoin universel si évidemment propre aux temps actuels, où l'irrationnelle dispersion des travaux scientifiques menace désormais d'altérer profondément les principaux résultats de l'ensemble des efforts antérieurs, en faisant bientôt dégénérer la plupart des recherches partielles en tentatives stériles et incohérentes, qui, de plus en plus dépourvues de but réel et de direction déterminée, ne pourraient enfin conserver qu'une activité spontanément destructive, aveuglément tournée contre cette harmonie progressive où l'on doit voir sans doute le plus précieux attribut de la vraie positivité moderne. Jusque dans les sciences les plus simples, et par suite les moins imparfaites, il ne faut pas croire que les notions d'une certaine généralité puissent isolément résister toujours à cet essor désordonné des divagations individuelles que tend maintenant à développer avec rapidité la déplorable anarchie philosophique dont tant d'intelligences étroites ou égarées se glorifient si étrangement aujourd'hui, et qui ne tarderait pas à devenir aussi contraire à la probité des opérations spéculatives qu'à leur rationnalité. Toutes nos conceptions abstraites, y compris même les mieux établies, ne sauraient finalement persister sans une suffisante solidarité mutuelle. Sous l'abusive prolongation d'un inévitable interrègne philosophique, la même analyse dissolvante, qui semble aujourd'hui essentiellement bornée aux idées politiques et morales, où elle s'oppose spécialement, en vertu de leur complication supérieure, à une indispensable réorganisation, s'étendrait bientôt, de toute nécessité, d'après l'unité fondamentale de notre entendement, à tous les autres ordres de spéculations, de manière à ne laisser intactes, en chaque genre quelconque, que les vérités les plus grossières et les moins précieuses, comme l'indiquent déjà, dans le monde scientifique actuel, par une première extension de cette funeste situation, tant de graves divergences et d'aberrations capitales sur beaucoup d'importans sujets. En un mot, si l'esprit positif, dont l'empirique spécialité a maintenant cessé de correspondre aux besoins temporaires d'une évolution préparatoire, devait rester indéfiniment privé de toute systématisation usuelle, un tel désordre reproduirait inévitablement, chez les modernes, sauf la diversité des formes, l'équivalent essentiel de cette honteuse dégradation mentale que détermina jadis, parmi les populations grecques de l'antiquité et du moyen âge, le libre essor des divagations théologico-métaphysiques. Ceux donc qui persistent à n'attribuer à la moderne évolution scientifique d'autre réaction philosophique que la simple dissolution de l'antique régime intellectuel, sans y vouloir chercher de nouvelles bases générales d'une discipline plus parfaite et plus durable, tendent nécessairement, à leur insu, vers la destruction sophistique de ces mêmes acquisitions partielles auxquelles ils attachent une importance très-légitime, quoique trop exclusive, et qui, dans la pensée des premiers fondateurs de la philosophie positive, étaient, au contraire, principalement destinées, comme nous l'avons historiquement reconnu, à permettre enfin la réorganisation totale du système spéculatif, d'après une indispensable préparation graduelle, à la fois logique et scientifique, aujourd'hui suffisamment accomplie. Depuis que la spécialisation empirique a essentiellement perdu son office temporaire, par l'extension décisive de l'esprit positif à tous les ordres principaux de phénomènes naturels, elle oppose de puissans obstacles à tous les grands progrès scientifiques, et même elle compromet gravement la conservation réelle des résultats antérieurs. Telle est, au fond, la première cause générale de l'état flottant où se trouvent aujourd'hui, suivant notre appréciation directe, la plupart des conceptions biologiques, surtout chez la nation où la double évolution moderne, tant négative que positive, a été la plus complète. Mais cette désastreuse influence n'est marquée davantage dans les études organiques qu'en vertu de leur complication supérieure et de leur besoin plus prononcé d'unité directrice; la prolongation ultérieure de l'anarchie scientifique produirait nécessairement des ravages analogues dans les études inorganiques, y compris les études mathématiques, que le régime actuel tend déjà visiblement à réduire de plus en plus à la stérile accumulation d'incohérens détails, sous l'aveugle impulsion d'une avide concurrence, dont l'essor déréglé promet de faciles triomphes aux médiocrités ambitieuses. Ainsi, même abstraction faite des hautes exigences sociales que nous avons vu prescrire impérieusement la systématisation finale de la vraie philosophie moderne, le simple intérêt des sciences suffirait aujourd'hui pour en démontrer l'urgence, en y signalant le seul moyen général de consolider suffisamment l'admirable évolution spéculative ébauchée pendant les deux derniers siècles.
Cette indispensable coordination devient maintenant une heureuse conséquence spontanée du plan fondamental qui caractérise ce Traité, où le développement continu de la positivité rationnelle, dans ma propre intelligence comme dans celle du lecteur attentif, a été nécessairement assujetti, suivant la hiérarchie naturelle des phénomènes correspondans, à une succession toujours homogène d'états de plus en plus complets, dont chacun embrasse essentiellement tous les précédens, en sorte que le dernier d'entre eux, relatif aux conceptions les plus complexes que puisse aborder l'esprit humain, constitue aussitôt la liaison universelle et définitive des diverses spéculations positives. Aussi, malgré l'importance et la difficulté intrinsèques des résultats généraux propres à ces trois chapitres extrêmes, leur facile établissement nous offrira-t-il enfin la juste récompense d'une lente et pénible élaboration, qui n'avait jamais pu jusqu'ici être convenablement instituée.
Une véritable unité philosophique exigeant certainement l'entière prépondérance normale de l'un des élémens spéculatifs sur tous les autres, la question principale se réduit donc ici à déterminer directement quel est celui qui doit finalement prévaloir, non plus pour l'essor préparatoire du génie positif, mais pour son actif développement systématique, parmi les six points de vue fondamentaux, mathématique, astronomique, physique, chimique, biologique, et enfin sociologique, que nous avons successivement appréciés, et à l'ensemble desquels se rapportent inévitablement toutes les spéculations réelles. Or la constitution même de notre hiérarchie scientifique démontre aussitôt qu'une telle prééminence mentale n'a jamais pu appartenir qu'au premier ou au dernier de ces six élémens philosophiques: car eux seuls, évidemment, sont susceptibles d'universalité nécessaire, l'un par la destination, l'autre par l'origine de leurs conceptions respectives. La philosophie mathématique, d'où nous pouvons momentanément nous dispenser de séparer la philosophie astronomique, qui n'en est, à vrai dire, qu'une manifestation décisive, présente d'abord des titres irrécusables à la suprématie rationnelle, en vertu de l'incontestable extension des lois géométriques et mécaniques à tous les ordres possibles de phénomènes naturels. Sous un autre aspect, la philosophie sociologique, d'où nous pouvons pareillement cesser d'isoler la philosophie biologique, qui lui sert de base immédiate, doit aujourd'hui directement aspirer à la souveraineté intellectuelle, sauf l'indispensable condition, que j'ose dire désormais suffisamment accomplie, d'une véritable positivité; puisque toutes nos spéculations quelconques peuvent être réellement envisagées comme autant de résultats nécessaires de l'évolution spéculative de l'humanité, suivant les explications spéciales du quarante-neuvième chapitre. Quant au couple intermédiaire, formé par la philosophie physico-chimique, sa nature propre le rend assurément trop éloigné à la fois du point de départ et du but convenables à l'ensemble de l'élaboration positive, pour qu'il doive jamais prétendre, dans ce grand conflit mental, à aucune autre influence essentielle que celle de seconder puissamment l'une ou l'autre de ces deux impulsions rivales, dont il subit inévitablement l'action simultanée.
La principale question philosophique étant ainsi réduite à reconnaître maintenant, dans l'économie finale du système positif, l'entière prépondérance rationnelle, soit de l'esprit mathématique, soit de l'esprit sociologique, notre théorie générale de l'évolution humaine, spécialement en ce qui concerne l'appréciation historique de la progression moderne, nous permet aisément d'établir, sans aucune grave incertitude, que si le premier a dû nécessairement prévaloir pendant la longue éducation préliminaire qu'exigeait, en chaque genre, l'éveil successif d'une positivité durable, le dernier est, au contraire, seul susceptible, à tous égards, de diriger désormais, avec une véritable efficacité, l'essor universel et continu des spéculations réelles. Cette distinction fondamentale, qui constitue la première et la plus importante de nos conclusions générales, contient à la fois l'explication et le dénouement du déplorable antagonisme, jusqu'à présent insoluble, incessamment développé, depuis trois siècles, entre le génie scientifique et le génie philosophique, dont les justes prétentions respectives, d'une part à la positivité, d'une autre part à la généralité, doivent être ainsi définitivement conciliées, pour que l'état normal de l'humanité pensante puisse convenablement reposer sur la satisfaction continue de ces deux besoins également irrécusables. Pendant que la science poursuivait vainement, sous l'impulsion mathématique, une systématisation chimérique, la philosophie élevait d'impuissantes réclamations métaphysiques contre le funeste abandon du point de vue humain. Jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité ait été ramenée à de véritables lois naturelles, ce qui, j'ose le dire, n'a jamais existé encore ailleurs que dans ce Traité, l'esprit moderne, qui devait d'abord être principalement avide de positivité, ne pouvait accueillir suffisamment les protestations relatives au besoin permanent de généralité, parce que, malgré leur légitimité implicite, elles se rattachaient alors inévitablement à un régime caduc, d'où il fallait avant tout irrévocablement sortir. Mais l'extension homogène du vrai caractère positif à tous les ordres essentiels de spéculation réelle doit maintenant permettre aux conceptions sociologiques de reprendre enfin l'ascendant universel qui appartient régulièrement à leur nature, et qui n'avait dû leur échapper provisoirement, depuis la dernière période du moyen âge, que par l'exigence temporaire des conditions primordiales propres à l'évolution positive.
Dans chacune des six parties essentielles de ce Traité, la science mathématique a été tellement recommandée comme la première source fondamentale, aussi bien pour l'individu que pour l'espèce, de toute positivité rationnelle, qu'on ne saurait sans doute me soupçonner aucunement de méconnaître jamais sa véritable influence philosophique, qui, après m'avoir si heureusement fourni, dès ma première jeunesse, le point de départ le plus convenable à l'ensemble de mes longues méditations, m'a spontanément offert ensuite, par un commerce intime et journalier, le meilleur moyen de restaurer toujours les forces élémentaires de mon intelligence. Mais, d'une autre part, nous avons continuellement reconnu, avec la même certitude, que les conceptions mathématiques sont, par leur nature, essentiellement impuissantes à diriger la formation d'une philosophie réelle et complète, susceptible d'une active universalité. Cependant, toutes les nombreuses tentatives entreprises depuis trois siècles pour constituer une nouvelle philosophie, propre à remplacer enfin la philosophie théologico-métaphysique, ont dû être, comme je viens de l'expliquer, et ont été, en effet, toujours essentiellement conçues d'après un tel principe, employé sous des formes plus ou moins explicites. Le seul de ces efforts prématurés qui mérite véritablement un éternel souvenir, à raison des services indispensables, quoique passagers, qu'il a certainement rendus, consiste sans doute dans la grande construction cartésienne, qui, très-supérieure, sous les principaux aspects, à celles qu'on a voulu ensuite lui substituer, en a d'ailleurs spontanément fourni le type général. Or cette mémorable conception, qui érigeait la géométrie et la mécanique en fondemens directs de la science universelle, a heureusement présidé, pendant un siècle, malgré ses immenses inconvéniens, au premier essor décisif de la positivité rationnelle dans les diverses branches essentielles de la philosophie inorganique. Mais, outre que les études morales et sociales y avaient été, dès l'origine, systématiquement écartées, ce qui suffisait assurément pour constater le défaut radical de véritable universalité propre à un tel point de vue, il est clair que son extension forcée aux plus simples spéculations biologiques y a finalement exercé une influence perturbatrice, dont elles ne sont pas même aujourd'hui assez dégagées, quoiqu'elle fût d'abord inévitable, et même indispensable, pour y neutraliser alors l'esprit métaphysique, comme je l'ai spécialement expliqué en son lieu. Quels qu'aient été, depuis cet ébranlement initial, les immenses progrès des théories mathématiques, ils ne pouvaient nullement améliorer la nature d'un tel principe philosophique, sauf le perfectionnement spécial de ses applications secondaires; en sorte que les tentatives ultérieures ont été réellement encore plus vicieuses. Le sentiment confus de leur impuissance nécessaire et de leur inopportunité croissante les a d'ailleurs fait abandonner peu à peu à des esprits inférieurs: ils ont, en général, transporté dans l'ordre des phénomènes physico-chimiques le point de départ de leurs conceptions universelles, contrairement aux conditions fondamentales d'une telle opération, qui assignaient aux spéculations astronomiques la présidence exclusive de tout système semblable, comme l'avait si bien compris le premier fondateur. Malgré l'inévitable discrédit dont ces essais chimériques ont été de plus en plus frappés, ils correspondent tellement, quoique d'une manière fort insuffisante, au besoin fondamental de liaison universelle qu'éprouvent intimement les intelligences modernes, et que cette voie semble seule jusqu'ici pouvoir satisfaire, que les philosophes proprement dits ont été souvent entraînés, même de nos jours, à quitter le point de vue moral et social, unique source de leur force spontanée, pour suivre de pareils projets, à l'envi des géomètres et des physiciens, sans pouvoir être aussi excusables par l'influence habituelle d'une instruction trop spéciale, dont l'absence a toutefois très-peu altéré, d'ordinaire, le mérite comparatif de leurs efforts en ce genre. Ainsi, l'inactivité actuelle d'une telle tendance, en résultat purement empirique des nombreux échecs antérieurs, n'indique point que nos savans aient réellement abandonné un pareil principe philosophique, dont l'application ultérieure, d'après des découvertes physiques inattendues ou de nouveaux progrès mathématiques, n'a pu encore cesser de constituer leur utopie favorite: l'instinct vague et passager de son inanité radicale, loin de les exciter à la recherche d'un lien plus efficace, ne fait jusqu'ici qu'augmenter presque toujours leur irrationnelle répugnance contre toute autre systématisation quelconque, et même leur dédain trop fréquent envers les parties de la philosophie naturelle dont la complication supérieure exclut essentiellement tout espoir d'y étendre jamais l'empire effectif des conceptions géométriques et mécaniques. Pour sortir enfin de cette stérile et dangereuse situation, qui entrave radicalement l'essor définitif, à la fois mental et social, de la saine philosophie moderne, il devient donc indispensable d'examiner directement la grande question du mode fondamental suivant lequel doit s'opérer désormais la liaison universelle des spéculations positives: or la forme la plus rapide et la plus décisive de cette discussion finale consiste évidemment dans une comparaison immédiate entre les deux marches opposées, l'une mathématique, l'autre sociologique, seules vraiment susceptibles de rivaliser à cet égard.
Quoique les titres philosophiques de l'esprit mathématique soient sans doute principalement relatifs à la méthode, on ne saurait douter néanmoins que, si la véritable logique scientifique y a nécessairement trouvé son essor primordial, elle n'a pu développer suffisamment ses divers caractères essentiels que par son extension ultérieure à des études de plus en plus complexes, jusqu'à ce que, par des modifications de plus en plus profondes, elle ait finalement embrassé les spéculations les plus difficiles, qui, vu leur dépendance naturelle de toutes les autres, exigent inévitablement la combinaison permanente de tous les moyens antérieurs, outre ceux qui leur sont spécialement propres. Si donc on supposait toutes les diverses classes de savans positifs convenablement élevées suivant les inégales exigences rationnelles de leurs destinations respectives, les sociologistes vraiment dignes de ce nom seraient les seuls qui pussent être regardés comme ayant une connaissance complète de la méthode positive, dont les géomètres, au contraire, d'après l'indépendance même de leurs travaux, auraient naturellement la notion la plus imparfaite, précisément parce qu'ils ne la concevraient qu'à l'état rudimentaire, tandis que les autres en auraient seuls suivi l'évolution totale. Les vices métaphysiques que nous ont spécialement offert, dans les deux premiers volumes de ce Traité, la plupart des grandes spéculations mathématiques, sont loin de tenir uniquement à l'ancienneté de leur formation, en un temps où l'antique philosophie conservait partout une suprématie dont la science la plus abstraite ne pouvait suffisamment s'affranchir. Ils résultent surtout de l'isolement exclusif qui distingue aujourd'hui ces conceptions élémentaires, sur lesquelles les parties supérieures de la philosophie naturelle n'ont pu encore exercer une réaction logique indispensable à leur pleine maturité. Aucun attribut fondamental ne saurait mieux définir l'esprit positif, comme je l'ai tant établi, que la substitution universelle d'un point de vue convenablement relatif au point de vue nécessairement absolu de la philosophie théologico-métaphysique. Or ce caractère principal est assurément trop peu marqué jusqu'ici dans les notions mathématiques, où l'extrême facilité des déductions, souvent réduites à une sorte de mécanisme technique, fait si fréquemment illusion sur la vraie portée de nos connaissances, surtout pour l'application aux phénomènes naturels, qui nous a présenté, sous une telle influence, beaucoup d'irrécusables exemples d'une tendance vicieuse vers des enquêtes radicalement inaccessibles à la raison humaine, et d'une puérile obstination à substituer indûment l'argumentation à l'observation. Les saines spéculations sociologiques, au contraire, où le point de vue historique obtient spontanément une prépondérance intime et continue, doivent offrir, par leur nature, la plus complète manifestation possible de cet attribut essentiel de la vraie positivité rationnelle. Pour tous ceux qui ont convenablement apprécié la profonde nécessité de rendre la véritable philosophie moderne principalement historique, cette incontestable considération suffirait à démontrer irrévocablement l'entière prééminence philosophique de l'esprit sociologique. Il faut reconnaître, en outre, sous un autre aspect fondamental, que le sentiment universel de l'invariabilité des lois naturelles doit être habituellement trop peu développé par les études mathématiques, quoiqu'il y ait nécessairement puisé son premier essor systématique, parce que l'extrême simplicité des phénomènes géométriques, et même mécaniques, dont les lois y sont seules essentiellement appréciées, permet difficilement une pleine et active généralisation de cette grande notion philosophique, malgré la précieuse consolidation que doit lui procurer son extension réelle aux événemens célestes. Aussi a-t-on pu, à cet égard, remarquer en tout temps, et sans excepter notre siècle, jusque chez d'éminens géomètres, une assez profonde inconséquence pour faire communément supposer dépourvus de lois constantes tous les phénomènes un peu compliqués, surtout quand l'action humaine y intervient à un degré quelconque; au point de susciter enfin une branche spéciale de l'analyse mathématique, le prétendu calcul des chances, que la raison publique flétrira bientôt comme une honteuse aberration scientifique, directement incompatible avec toute vraie positivité, tandis que le vulgaire de nos algébristes, après un siècle de stériles travaux, ose encore attendre le perfectionnement des études les plus importantes et les plus difficiles de l'absurde utopie logique dont une telle conception forme la base principale. Les autres sciences fondamentales n'offrent maintenant, sous ce rapport, aucune équivalente monstruosité philosophique, et nous avons vu leur succession régulière présenter une manifestation de plus en plus décisive de l'invariabilité des lois naturelles. Mais la science sociologique est certainement la seule qui puisse développer un tel principe dans toute sa plénitude rationnelle, de manière à lui procurer une irrésistible efficacité, en l'étendant directement aux événemens les plus complexes, ainsi soustraits enfin à la ténébreuse suprématie de l'esprit théologico-métaphysique, auquel la transaction cartésienne avait été forcée de réserver encore cette extrême attribution, seul vestige, désormais effacé, de son ancienne toute-puissance. Sous quelque autre aspect capital qu'on examine la méthode positive, une juste appréciation comparative, dont ce Traité contient exactement tous les élémens essentiels, fera toujours, j'ose le dire, finalement ressortir la haute supériorité logique du point de vue sociologique sur le point de vue mathématique. Vu l'unité fondamentale de cette méthode, tous les procédés généraux qui la composent se retrouvent sans doute nécessairement, sauf la diversité des formes, dans chacune des six sciences principales. L'incontestable privilége que possèdent, à cet égard, les études mathématiques, tient seulement à l'extrême simplicité de leur sujet propre, qui, devant offrir d'heureuses ressources pour y multiplier et y prolonger davantage les déductions rigoureuses, présente inévitablement des exemples spontanés de tous les artifices que notre intelligence puisse jamais employer. Mais, en vertu même de cette excessive simplification, les plus puissans de ces moyens logiques ne sauraient être par là suffisamment définis, et ne deviennent vraiment appréciables, comme je l'ai souvent montré, que lorsque les parties supérieures de la philosophie naturelle en ont fait convenablement saisir la principale destination, d'après une estimation directe des difficultés essentielles qui en exigent le développement. Quoique, une fois ainsi caractérisés, ils puissent devenir mieux connus en les retrouvant ensuite implicitement appliqués déjà dans certaines spéculations mathématiques où il eût été auparavant impossible de les distinguer réellement, il faut convenir que cette sorte de vérification uniforme doit être ordinairement plus utile à la science mathématique elle-même, par une lumineuse réaction philosophique, qu'à celle d'où émane la manifestation effective. On le voit surtout pour la méthode comparative propre à la biologie, et, encore davantage, pour la méthode historique propre à la sociologie: la honteuse ignorance de presque tous les géomètres quant à ces deux modes transcendans d'investigation rationnelle, qui constituent les plus éminentes créations logiques de notre intelligence, en présence des plus hautes difficultés scientifiques, témoigne assez clairement que la notion réelle n'en a pas été fournie par les études mathématiques, bien qu'elles en puissent offrir spontanément, comme je l'ai montré en son lieu, quelques exemples véritables, d'ailleurs inutiles, et même inintelligibles, à tous ceux qui n'auraient pas puisé une telle connaissance à sa source vraiment originale.
La prééminence philosophique de l'esprit sociologique sur l'esprit mathématique, suivant leur aptitude respective à une active universalité, est encore plus spécialement évidente sous le rapport scientifique proprement dit, que sous le simple rapport logique; en sorte qu'elle peut être ici rapidement motivée. Quoique le point de vue géométrique et mécanique soit, de toute nécessité, abstraitement universel, comme je l'ai hautement établi, en ce sens que les lois de l'étendue et du mouvement doivent exercer une première influence élémentaire sur tous les phénomènes quelconques, on sait que les indications spéciales qui en résultent, quelque précieuses qu'elles puissent être, ne sauraient jamais, fût-ce dans les cas les plus simples, dispenser aucunement de l'étude directe du sujet, qui doit toujours rester prépondérante, sous peine de conduire, par l'abus du raisonnement, soit à de stériles travaux, soit même à de graves aberrations, dont la physique actuelle nous a offert d'irrécusables exemples, tous clairement relatifs à une irrationnelle suprématie du mode mathématique, aspirant à gouverner les recherches qu'il peut seulement seconder. Ces indications, constamment insuffisantes à un degré quelconque, deviennent, en outre, de plus en plus vagues et imparfaites à mesure que la philosophie naturelle étudie des phénomènes plus compliqués. Néanmoins, même envers le cas le plus extrême, j'ai, le premier, démontré la nécessité d'y prendre d'abord en sérieuse considération sociologique l'ensemble des lois géométriques et mécaniques, surtout en ne les séparant pas de leur grande manifestation astronomique. Mais, malgré l'indispensable lumière qu'elles doivent ainsi répandre sur le préambule élémentaire de ces hautes spéculations, leur impuissance radicale à diriger effectivement de semblables recherches devient alors tellement évidente, que les phénomènes sociaux, et même moraux, ont été, dès l'origine, systématiquement exclus dans l'unique tentative vraiment puissante pour constituer une philosophie générale sous la seule impulsion mathématique, c'est-à-dire l'effort du grand Descartes, qui, à la vérité, ne se faisait aucune grave illusion sur la nature précaire et la destination provisoire d'une semblable construction. Les plus simples phénomènes de la vie animale n'ont pu alors comporter, à un faible degré, la pénible extension d'un pareil mode philosophique que d'après l'insoutenable hypothèse d'automatisme, à laquelle Descartes avait été forcément conduit par les exigences fondamentales de cette vicieuse direction, dont le prolongement ultérieur n'a nullement produit, à cet égard, de meilleurs expédiens, et a seulement fini par déterminer habituellement, chez ceux qui ne conçoivent pas d'autre philosophie, une sorte de répugnance involontaire envers les sciences naturelles où elle ne peut suffisamment prévaloir. Aussi l'esprit mathématique a-t-il aujourd'hui, sinon en principe, du moins en fait, essentiellement réduit ses prétentions directrices à la seule philosophie inorganique, en ne concevant même que très-confusément l'incorporation effective du domaine chimique dans un vague et lointain avenir: ce qui est certainement fort loin de l'universalité qu'on poursuivait d'abord, et ce qui surtout semble consacrer indéfiniment la suprématie provisoire que Descartes avait dû laisser à l'ancienne philosophie à l'égard des études morales ou politiques; en sorte que la situation fondamentale de l'esprit humain n'aurait ainsi fait aucun progrès général depuis deux siècles, au milieu de la plus intime agitation sociale: tout espoir d'une véritable organisation mentale, soit progressive, soit rétrograde, serait dès lors irrévocablement perdu, par l'éternelle coexistence de deux tendances radicalement incompatibles. Bornée au monde inorganique, la suprématie mathématique, quoiqu'elle y doive être beaucoup moins nuisible, n'y saurait d'ailleurs subsister que passagèrement, jusqu'au temps, très-prochain sans doute, où, suivant les exigences rationnelles de leur science, les vrais physiciens seront suffisamment préparés, d'après une éducation convenable, dont ce Traité a indiqué la nature et le plan, à diriger par eux-mêmes, comme je les en ai tant pressés, l'usage permanent d'un puissant instrument logique, qu'ils peuvent seuls sagement appliquer à chaque destination spéciale, et qui est souvent devenu, de nos jours, une source de graves embarras par suite d'une administration, nécessairement plus ou moins aveugle, laissée encore à des géomètres qui n'en peuvent assez comprendre le but ni les conditions. Les lois les plus générales de la nature inerte devant nous être éternellement inconnues, d'après notre inévitable ignorance des faits cosmiques proprement dits, l'esprit mathématique ne peut le plus souvent dominer les questions physiques qu'à l'aide de ces hypothèses profondément chimériques sur le mode essentiel de production des phénomènes, où j'ai si pleinement signalé l'une des plus dangereuses aberrations que puisse produire, dans la science moderne, la déplorable absence provisoire de toute vraie discipline philosophique; puisque les efforts scientifiques prennent ainsi une direction entièrement contraire aux prescriptions fondamentales de la méthode positive, en abordant des problèmes radicalement insolubles, de manière à reproduire finalement, sous un imposant appareil, le caractère vague et arbitraire de l'ancienne philosophie. Or on doit reconnaître que cette désastreuse altération de la positivité rationnelle n'est essentiellement maintenue, dans la physique actuelle, que par la vicieuse prépondérance des géomètres: car les véritables physiciens, justement stimulés par un dédain, souvent très-déplacé, envers l'observation directe, seraient déjà assez disposés spontanément à sentir l'inanité et les inconvéniens des fluides fantastiques pour tenter aujourd'hui de débarrasser enfin leurs théories de ce vain échafaudage métaphysique, s'ils pouvaient se soustraire à l'ascendant algébrique, qui ne saurait se passer d'une telle base. Suivant ces appréciations successives, cette prétendue philosophie mathématique qui semblait, il y a deux siècles, devoir indéfiniment dominer l'ensemble des spéculations humaines, se trouvera donc bientôt réduite, en réalité, à ne présider, hors de sa propre sphère, qu'aux seules études astronomiques, dont la direction générale paraît lui appartenir légitimement, vu la nature, évidemment géométrique ou mécanique, de tous les problèmes correspondans. Mais, afin de pousser cette analyse, à la fois historique et dogmatique, jusqu'à sa véritable conclusion, il faut remarquer, en outre, envers ce dernier cas, que la prépondérance des géomètres en astronomie, quoique bien moins vicieuse qu'en aucune autre excursion, présente, même alors, un caractère forcé et précaire, relatif à une situation passagère, trop facile à modifier pour devoir subsister encore longtemps; car, quelque capitale que doive être l'influence mathématique dans les études célestes, qui lui ont toujours offert le plus convenable exercice, cependant l'état normal, en astronomie comme en physique, consiste assurément dans l'administration continue de cet admirable instrument intellectuel, aussi bien que des simples instrumens matériels, par ceux-là même qui en comprennent suffisamment la destination spéciale, et non par ceux qui en connaissent seulement la structure; ce qui, en l'un et l'autre cas, exige uniquement une meilleure éducation scientifique, plus aisée, du reste, aux astronomes qu'aux physiciens, suivant nos explications directes. Depuis le développement, d'ailleurs si récent, de la mécanique céleste, les astronomes proprement dits, tels que les Bradley, les Mayer, les Lacaille, les Herschell, les Delambre, les Olbers, etc., ont souvent souffert de l'irrationnelle présomption des géomètres, qui, par un sentiment exagéré de la portée effective des prévisions dynamiques envers des phénomènes qu'ils ont trop peu étudiés, croient habituellement pouvoir y réduire le rôle des observateurs à la détermination subalterne de quelques coefficiens; ce qui a plus d'une fois entravé déjà les découvertes réelles. Ainsi, tout porte à croire que l'ascendant fondamental de l'esprit purement mathématique dans le système de la philosophie naturelle, bien loin de devoir augmenter désormais, comme on le suppose communément, éprouvera nécessairement un rapide et irrévocable décroissement, jusqu'à ce que, sous l'essor ultérieur d'une éducation convenablement rationnelle pour la classe spéculative, la suprématie normale en soit renfermée entre les limites philosophiques du vrai domaine mathématique, à la fois abstrait et concret, tel que ce Traité l'a directement circonscrit. On peut assurer que le projet d'une philosophie générale dominée par les conceptions mathématiques sera de plus en plus regardé comme une vicieuse utopie métaphysique, dont une suffisante expérience a déjà hautement démontré l'impossibilité, et dont l'influence effective, au lieu de seconder aujourd'hui l'essor naturel des connaissances réelles, l'entrave désormais radicalement, depuis l'extension décisive de l'esprit positif à toutes les branches essentielles de la science inorganique. Ces irrationnelles tentatives, qui indiquent une si fausse appréciation de la destination et de la portée de l'entendement humain, n'ont obtenu provisoirement une véritable importance philosophique que par leur solidarité passagère avec les besoins intellectuels de la grande transition moderne, qui ne pouvait d'abord procéder autrement à l'irrévocable extinction de l'ancienne philosophie; mais l'entier accomplissement mental d'une telle révolution, par la formation définitive de la science sociologique, livrera bientôt à leur profonde inanité naturelle des aberrations philosophiques ainsi privées de toute justification plausible.
D'après l'ensemble de ces considérations, j'ai pu, dans la grande alternative que nous examinons, démontrer suffisamment, du moins par exclusion, sous le rapport scientifique, comme je l'avais déjà fait sous le rapport logique, la prééminence philosophique de l'esprit sociologique, sans avoir même besoin de faire directement contraster sa haute aptitude spontanée à diriger les méditations vraiment universelles avec cette impuissance nécessaire si évidemment propre, à cet égard, à l'esprit mathématique. Ayant, j'ose le dire, créé, et jusqu'ici seul cultivé cette nouvelle science fondamentale, envers laquelle toutes les autres ne doivent être finalement regardées que comme d'indispensables préliminaires graduels, il ne m'appartient pas de signaler ici l'importance et la fécondité de ses diverses réactions générales sur le perfectionnement essentiel des différentes sciences antérieures, auxquelles la sociologie, si elle est convenablement étudiée par quelques éminentes intelligences, rendra bientôt des services plus qu'équivalens à ceux qu'elle en a reçus pour son avénement initial. Une aussi récente formation ne saurait d'ailleurs permettre que ces exemples spéciaux, encore trop peu variés et surtout trop peu développés, soient aujourd'hui équitablement appréciables, sous l'ascendant unanime d'habitudes mentales plus ou moins contraires: en sorte que c'est principalement à priori, suivant une juste notion de la nature nécessaire des saines recherches philosophiques, qu'on doit maintenant établir l'inévitable suprématie rationnelle de l'esprit sociologique sur tout autre mode, ou plutôt degré, du véritable esprit scientifique; mais aussi les motifs directs de ce genre sont tellement irrécusables, qu'ils doivent aisément déterminer l'intime assentiment de tous les juges compétens et bien préparés.
Les diverses spéculations humaines ne sauraient évidemment comporter, en réalité, d'autre point de vue pleinement universel que le point de vue humain, ou, plus exactement, social, le seul qui soit susceptible de se reproduire spontanément, d'une manière plus ou moins explicite, dans un exercice quelconque de notre intelligence, aussi bien quand elle se borne à contempler le monde extérieur que lorsqu'elle s'occupe immédiatement de l'homme. Ainsi, pour concevoir, en principe, les droits légitimes de l'esprit sociologique à l'entière suprématie philosophique, il suffit, suivant les explications spéciales indiquées à la fin du quarante-neuvième chapitre, d'envisager toutes nos conceptions, même positives, comme autant de résultats nécessaires d'une suite de phases déterminées propres à notre évolution mentale, à la fois personnelle et collective, s'accomplissant selon des lois invariables, les unes statiques, les autres dynamiques, que l'observation rationnelle, soit de l'individu, soit surtout de l'espèce, peut suffisamment dévoiler. Depuis que les philosophes ont commencé à méditer profondément sur les phénomènes intellectuels, ils ont dû constamment sentir, à un degré quelconque, malgré les ténèbres et les illusions de l'état métaphysique, l'inévitable réalité de ces lois fondamentales; car leur existence, conformément à la lumineuse réflexion de Tracy, est toujours implicitement supposée dans chacune de nos études, où aucune conclusion ne serait possible si la formation et la variation de nos opinions normales n'étaient pas radicalement assujetties à un ordre régulier, essentiellement indépendant de notre volonté, et dont l'altération pathologique n'est d'ailleurs nullement arbitraire. Mais, outre la difficulté transcendante d'un tel sujet et sa vicieuse investigation jusqu'ici, l'intelligence humaine n'étant, en effet, développable que par la société, il est clair, en vertu de l'intime solidarité continue tant démontrée, au tome quatrième, entre tous les phénomènes sociaux, que nulle découverte réelle et décisive ne pouvait être obtenue, à cet égard, jusqu'à ce que l'évolution totale de l'humanité eût été convenablement ramenée à une conception d'ensemble, ce qui n'est devenu vraiment possible que de nos jours, et se trouve accompli, pour la première fois, ou du moins suffisamment ébauché dans ce Traité. Quelque imparfaite que doive être encore une étude aussi compliquée et aussi récente, cependant notre élaboration historique ne permettant plus maintenant de méconnaître l'exactitude et l'efficacité de ma théorie fondamentale sur la marche simultanée de l'esprit humain et de la société, la philosophie sociologique se trouve ainsi déjà munie d'un premier principe général propre à diriger son intervention naissante, aussi bien scientifique que logique, dans toutes les parties essentielles du système spéculatif, que cette universelle présidence, dont la rationnalité est assurément incontestable, peut seule ramener enfin à une véritable unité, susceptible de consolider et d'accélérer le progrès de toutes les spéculations positives, que la prétendue unité mathématique tendait, au contraire, à entraver profondément. La réalité et la fécondité de cette nouvelle philosophie générale seraient, ce me semble, suffisamment vérifiées par l'existence même de ce Traité, où, pour la première fois, les diverses sciences ont pu être utilement assujetties à un point de vue commun, en respectant néanmoins la juste indépendance de chacune d'elles et en raffermissant, au lieu de les altérer, leurs vrais caractères respectifs, sous l'inspiration continue d'une pensée unique, consistant toujours dans ma loi fondamentale des trois états spéculatifs, complétée, dès le début, par mon indispensable conception de la vraie hiérarchie scientifique. Si la brièveté de la vie et les graves difficultés de ma situation personnelle me permettent suffisamment la paisible exécution graduelle de tous les grands travaux que j'ai longuement préparés, je parviendrai, j'espère, à rendre la possibilité et l'importance d'une telle réaction philosophique irrécusables à ceux-là même qui la repoussent le plus aujourd'hui, en l'appliquant directement, d'une manière spéciale, à l'ensemble des conceptions mathématiques, alors définitivement ramenées à une véritable systématisation. Dès ce moment, les lecteurs convenablement disposés doivent apprécier, en ce Traité, malgré l'inévitable rapidité de mes sommaires indications, les nouvelles lumières fondamentales que ce nouvel esprit universel, spontanément constitué par la création de la sociologie, peut immédiatement répandre sur chacune des sciences antérieures, fort au delà, j'ose le dire, des promesses initiales formulées, il y a douze ans, dans mes deux premiers chapitres. En me bornant ici à rappeler seulement ce qui concerne les études inorganiques, où une telle intervention philosophique est maintenant le plus contestée, j'indiquerai: 1o l'importante conception du dualisme facultatif, destinée à perfectionner toutes les hautes spéculations chimiques, en y dénouant spontanément d'intimes difficultés, qui semblent actuellement insurmontables; 2o en physique, la fondation de la saine théorie générale des hypothèses scientifiques, dont l'ignorance entrave profondément le progrès de cette belle science, en y altérant gravement la positivité des principales notions; 3o en astronomie, la juste appréciation finale de la prétendue astronomie sidérale, et la réduction nécessaire de nos véritables recherches à notre propre monde; 4o enfin, même en mathématique, la rectification capitale des bases essentielles de la mécanique rationnelle, du système total des conceptions géométriques, et des premiers fondemens de l'analyse, soit ordinaire, soit surtout transcendante. Or toutes ces diverses améliorations, tendant toujours à consolider le vrai caractère propre à chaque science en même temps qu'à perfectionner sa marche rationnelle, sont certainement dues, d'une manière plus ou moins directe, à l'universelle prépondérance du haut point de vue historique que la sociologie m'a fourni, et qui peut seul permettre de dominer constamment l'élaboration, à la fois statique et dynamique, des questions relatives à la constitution respective des différentes parties de la philosophie naturelle.
Le choix du principe philosophique susceptible d'établir enfin une véritable unité parmi toutes les spéculations positives, ne présente donc plus maintenant aucune grave incertitude: c'est uniquement de l'ascendant sociologique que doit résulter entre nos connaissances réelles une coordination stable et féconde aussi bien que spontanée et complète; tandis que la suprématie mathématique ne saurait produire qu'une liaison précaire et stérile en même temps que forcée et insuffisante, toujours fondée sur de vagues et chimériques hypothèses, radicalement contraires aux conditions fondamentales de la positivité rationnelle, au lieu de constituer une simple conséquence générale des rapports effectifs manifestés par le commun développement scientifique, conformément à la nature spéciale de chaque branche. Comme la constitution variable de la classe contemplative représente nécessairement, à chaque époque, la situation correspondante de l'esprit humain, les rudimens incomplets de nouvelles corporations spéculatives qui se sont développés pendant les trois derniers siècles, sous l'imparfaite impulsion d'un positivisme naissant, ont jusqu'ici de plus en plus transporté aux géomètres une prépondérance qui, jusqu'à la fin du moyen âge, était restée toujours inhérente, suivant les divers modes contemporains, aux études morales et sociales. Le terme naturel de cette anomalie provisoire, relative aux besoins indispensables mais temporaires de la grande transition moderne, est maintenant arrivé; puisque, d'après le passage des théories sociologiques à l'état vraiment positif, rien ne s'oppose plus désormais à ce que le point de vue humain reprenne à jamais l'ascendant normal qui lui appartient naturellement dans l'ensemble des spéculations humaines, où les nécessités scientifiques sont dès lors en pleine harmonie avec les nécessités logiques qui avaient d'abord déterminé une telle inversion exceptionnelle. Seulement, la nouvelle philosophie générale doit s'attendre ainsi, outre les entraves intellectuelles tenant aux préjugés et aux habitudes propres à ce long interrègne, à devoir lutter avec persévérance contre les passions et les intérêts d'une classe qui, quoique peu nombreuse, a dû devenir aujourd'hui très-puissante, surtout chez la nation que nous avons reconnue, à tant d'égards, destinée à conserver longtemps encore la principale initiative de la rénovation finale. Tel est surtout le motif pour lequel ces compagnies célèbres, nécessairement dominées par les géomètres, suivant les conditions naturelles de leur institution provisoire, après avoir été justement regardées, dans les deux derniers siècles, comme placées à la tête du mouvement mental, constituent désormais, suivant les explications directes du chapitre précédent, un puissant obstacle à l'entier accomplissement de l'évolution philosophique dont ce progrès ne pouvait être que le préambule, en vertu de leur empirique obstination à consacrer indéfiniment une marche exceptionnelle, déjà parvenue à son extrême limite depuis le commencement de l'immense crise révolutionnaire où nous sommes plongés. Mais, malgré la gravité de ces obstacles, qui, quoique peu apparens, sont peut-être, au fond, les plus redoutables, du moins en France, parce qu'ils émanent spontanément du même milieu intellectuel qui a dû exclusivement fournir le vrai point de départ de la philosophie nouvelle, celle-ci, outre l'empire fondamental, irrésistible à la longue, de ses propriétés logiques et scientifiques, doit d'ailleurs trouver d'utiles auxiliaires jusqu'au sein de ces corporations arriérées, par suite des vices radicaux de leur incohérente constitution. La domination spéculative des géomètres est nécessairement plus ou moins oppressive, parce qu'elle est naturellement aveugle, en vertu de l'entière indépendance de leurs travaux, qui, à raison de leur simplicité et de leur abstraction supérieures, n'exigeant aucune préparation hétérogène, doivent presque toujours rendre ces savans profondément étrangers à l'esprit et aux conditions de toutes les autres études positives; d'où résultent involontairement des chocs, et par suite des résistances, d'autant plus intenses qu'il s'agit de sciences plus élevées dans notre hiérarchie générale. Ces intimes divergences académiques peuvent même s'aggraver assez, comme je l'ai indiqué au chapitre précédent, pour déterminer vraisemblablement la dissolution spontanée de ces agrégations mal cimentées, ou, ce qui serait équivalent, leur décomposition effective en compagnies partielles, déjà annoncée, dès le début de ce siècle, par la division trop peu comprise que l'avénement propre de la philosophie biologique a régulièrement déterminée dans la nature, jusqu'alors unique et toujours purement mathématique, du principal organe permanent de la plus illustre corporation savante. Quoique, par une évidente nécessité, le joug des géomètres doive être spécialement intolérable aux biologistes, il est, à divers moindres degrés, implicitement onéreux désormais à toutes les autres classes de savans, d'après l'action inégale mais commune du même principe perturbateur, l'irrationnelle prétention des études inférieures à diriger les études supérieures, la tendance du point de vue le plus simple et le plus incomplet à prévaloir constamment sur le plus complexe et le plus étendu. Or, ces discordances inévitables, qui doivent aujourd'hui s'accroître rapidement, à mesure que la constitution provisoire du mouvement scientifique pendant les deux derniers siècles devient plus évidemment contradictoire aux nouveaux besoins essentiels de la situation fondamentale, seront très-propres à faciliter spontanément, dans le monde savant, l'accès final de la vraie philosophie, soit parce qu'elle offrira de puissans secours aux parties les plus lésées, soit en faisant sentir à tous son aptitude exclusive à prévenir ou à réparer une imminente dislocation. En un mot, cet esprit d'ensemble, maintenant si rare et si décrié, que les saines spéculations sociologiques peuvent seules convenablement développer, sera dès lors, au contraire, universellement invoqué pour mettre un terme définitif aux perturbations de plus en plus graves que doit bientôt déterminer l'essor insurmontable de notre anarchie scientifique; manifestant ainsi, au sein de la classe contemplative, par un indispensable préambule, l'universelle destination organique qu'il devra réaliser ensuite sur la grande scène politique. L'intime dépendance nécessaire, à la fois logique et scientifique, qui caractérise la sociologie envers chacune des sciences antérieures, et que représente énergiquement la constitution que je lui ai imposée, l'irrécusable légitimité de son intervention rationnelle parmi toutes les autres spéculations réelles, ne tarderont pas à faire aisément accepter son ascendant continu, assez spontané pour ne pas devenir oppressif, et même toujours disposé à seconder activement l'essor naturel du véritable génie propre à chaque science, au lieu de l'entraver par les exigences pédantesques d'une homogénéité factice et stérile.
Quelques lecteurs, habituellement placés au point de vue philosophique, mais trop étrangers aux conditions difficiles d'une pleine positivité, trouveront sans doute que j'aurais dû moins insister ici sur la démonstration directe d'un droit permanent d'universelle prééminence spéculative, tellement inhérent à la nature des études sociales qu'il ne semble pas d'abord susceptible d'aucune contestation sérieuse. Mais une plus exacte connaissance de la vraie situation fondamentale des intelligences modernes, et une plus profonde appréciation du dessein général de ce Traité, les convaincront bientôt que, dans l'état où j'ai maintenant conduit l'avénement final d'une nouvelle philosophie, cette question restait la seule importante à décider, puisque, tous les élémens de cette grande formation étant désormais établis et caractérisés, et même successivement introduits selon leurs affinités réelles, leur systématisation spontanée se réduisait dès lors à déterminer rationnellement celui dont la commune prépondérance doit constituer aussitôt l'active unité d'un tel organisme. En second lieu, la principale difficulté philosophique consiste certainement aujourd'hui à concilier radicalement les deux besoins essentiels de positivité et de généralité, qui, quoique également impérieux, sont néanmoins assez diversement sentis pour sembler communément incompatibles, comme, sous l'aspect politique, les conditions du progrès et celles de l'ordre, auxquelles chacun d'eux paraît exclusivement correspondre, bien que, au fond, les unes et les autres dépendent réellement de tous deux. Or, après avoir enfin positivé l'élément intellectuel le plus général, il fallait bien discuter directement la chimérique généralisation de l'élément le plus spontanément positif, afin de faire irrévocablement cesser la seule alternative que comportât la question, en démontrant l'impuissance finale de la voie philosophique qu'avaient dû involontairement adopter les intelligences les plus avancées, depuis que l'esprit positif, d'abord nécessairement trop borné, avait tendu, par son extension graduelle, à un ascendant universel, sous l'énergique impulsion cartésienne. Quelque absurde que soit, en lui-même, ce mode mathématique, il méritait encore d'être sérieusement examiné, parce qu'il a dû sembler jusqu'ici le seul propre à offrir des garanties de positivité, quoique véritablement très-insuffisantes. Avant cette indispensable appréciation finale, on n'aurait pu le dédaigner entièrement sans s'exposer, par cela seul, à maintenir involontairement la vaine suprématie officielle de la philosophie caduque d'où l'entendement humain veut et doit enfin se dégager irrévocablement. Entre le mode mathématique propre aux deux derniers siècles et l'ancien mode théologico-métaphysique, j'ai réalisé, dans l'ensemble de ce Traité, par la création de la sociologie, un nouveau mode philosophique, satisfaisant à la fois et complétement aux conditions que chacun d'eux avait exclusivement en vue sans les remplir suffisamment. La première et la plus importante de mes conclusions générales devait donc consister, sans doute, à constater directement, d'après une sommaire discussion comparative, cette réalisation décisive, si vainement cherchée jusqu'ici. Tous ceux qui connaissent bien les esprits auxquels s'adresse surtout une telle démonstration, loin de la regarder comme trop étendue, regretteront avec moi que les limites indispensables de cet ouvrage, déjà très-dépassées, ne m'aient pas permis de l'y développer assez pour déterminer une véritable conviction chez la plupart de ces intelligences vicieusement spéciales, où un précieux sentiment de la positivité élémentaire doit faire provisoirement excuser un vulgaire dédain de la vraie généralité.
Dans cette discussion finale, j'ai dû m'assujettir scrupuleusement, suivant les conditions générales établies au début de ce Traité, à toujours déduire mes preuves de l'exclusive considération des sciences fondamentales ou abstraites, dont l'ensemble constitue ce que j'ai nommé, d'après Bacon, la philosophie première, destinée à fournir la base universelle des spéculations quelconques. Mais, en cas de contestation sérieuse, la démonstration actuelle, outre ses développemens ultérieurs, pourrait être puissamment fortifiée par une convenable adjonction des motifs essentiels relatifs à la science concrète, et même à la contemplation esthétique; car ce mode sociologique, pour l'organisation de la philosophie positive, favorise spontanément leur essor respectif, auquel la persistance du mode mathématique serait directement contraire.
Sous le premier aspect, il ne faut jamais oublier que, si la science abstraite a dû être d'abord le sujet exclusif ou très-prépondérant des grands travaux spéculatifs, elle doit cependant être constituée de manière à devenir ensuite le fondement naturel de la science concrète, qui, jusqu'ici, n'a pu acquérir, en aucun genre, aucune véritable rationalité, parce que tous les élémens philosophiques, dont la combinaison doit présider à sa formation, n'étaient point encore assez caractérisés, comme je l'ai expliqué dès la deuxième leçon. Or rien ne serait sans doute plus opposé à cette grande élaboration ultérieure que l'universelle prépondérance de l'esprit purement mathématique, qui, poussant l'abstraction au plus haut degré, même envers les plus simples phénomènes, et faisant toujours prévaloir le régime le plus analytique, est nécessairement incompatible avec cette réalité et cette concentration qui doivent inévitablement distinguer les études directement consacrées à l'existence effective des divers êtres, où les habitudes minutieuses et dispersives de la science actuelle seraient radicalement inadmissibles. Au contraire, quoiqu'il importe beaucoup, comme j'ai tâché de le faire sentir, de conserver d'abord aux spéculations sociologiques le caractère abstrait que je me suis attaché à leur imprimer pendant tout le cours de l'opération historique terminée dans ce volume, il est clair que, par la complication supérieure de leur sujet, et par les vues d'ensemble qu'elles exigent continuellement, elles doivent spontanément développer les dispositions mentales les plus convenables à la culture rationnelle de l'histoire naturelle proprement dite, dont le vrai génie, éminemment humain et synthétique, si admirablement personnifié chez notre grand Buffon, sympathise nécessairement bien davantage, à ce double titre, avec le génie propre de la sociologie qu'avec celui d'aucune autre science fondamentale, sans en excepter la biologie elle-même. Les intérêts généraux des saines études concrètes exigent donc certainement que la présidence normale de la philosophie abstraite appartienne finalement à la science où les inévitables inconvéniens d'un état d'abstraction d'abord indispensable, sont naturellement atténués, autant que possible, en vertu de la réalité plus complète du point de vue habituel; des recherches qui demanderont continuellement l'application combinée de tous les divers ordres de notions scientifiques ne sauraient être convenablement dirigées que sous l'universel ascendant de l'esprit sociologique, seul susceptible d'organiser activement une telle combinaison.
Ces mêmes caractères corrélatifs de la sociologie, d'être la moins abstraite et la moins analytique de toutes les sciences fondamentales, de faire spontanément prévaloir les idées d'ensemble et le véritable point de vue humain, manifestent également, sous le second aspect ci-dessus indiqué, sa haute aptitude exclusive à constituer aussi, quand le temps sera venu, la transition nécessaire de la philosophie scientifique, alors à la fois abstraite et concrète, à la philosophie esthétique, qui doit y trouver toujours sa base rationnelle. Tout autre mode d'organisation de la philosophie première, fût-il d'ailleurs suffisamment réalisable, serait assurément impropre à régulariser cette intime subordination générale du sentiment du beau à la connaissance du vrai. Le caractère profondément synthétique qui distingue surtout la contemplation esthétique, toujours relative aux émotions de l'homme, dans les cas même qui semblent le plus s'en éloigner, ne saurait la rendre pleinement compatible qu'avec le genre d'esprit scientifique le mieux disposé à l'unité, comme étant le plus empreint d'humanité. On doit reconnaître, à ce sujet, que la tendance anti-esthétique empiriquement reprochée à la philosophie positive y tient essentiellement à la vicieuse suprématie que l'esprit mathématique y exerce de plus en plus depuis trois siècles; en ce sens, les plaintes ordinaires, quoique irrationnellement absolues, sont loin d'être dépourvues de fondement actuel: car rien ne doit être aussi évidemment contraire à toute heureuse appréciation esthétique que les habitudes dispersives développées, chez les géomètres, par des études qui comportent spontanément un morcellement presque indéfini, et la disposition routinière qui en résulte trop souvent à argumenter quand il faudrait sentir. Mais, en passant désormais d'une vaine et stérile unité mathématique à une véritable et féconde unité sociologique, cette nouvelle philosophie se montrera finalement, j'ose l'assurer, encore plus favorable à l'essor continu de tous les beaux-arts que la philosophie théologico-métaphysique, envisagée même à l'état polythéique, que nous avons vu constituer, surtout à cet égard, sa pleine maturité; j'indiquerai sommairement, au dernier chapitre de ce Traité, l'explication directe et spéciale de cette réaction fondamentale. En ce moment, il suffit de remarquer, pour faire convenablement pressentir une semblable tendance, que l'esprit positif, qui, sous la présidence mathématique, avait dû rester entièrement étranger aux considérations esthétiques, se trouve, au contraire, naturellement forcé de se les incorporer profondément, aussitôt que, parvenu enfin au degré sociologique, comme il l'est dans cet ouvrage, il entreprend de découvrir les véritables lois générales de l'évolution humaine, dont l'évolution esthétique constitue l'un des principaux élémens; cette étude étant d'ailleurs toujours subordonnée à l'irrécusable solidarité, à la fois logique et scientifique, qui rend essentiellement inséparables tous les divers aspects d'un tel sujet. Rien, sans doute, n'est plus propre qu'une pareille élaboration historique à faire spontanément apprécier la relation directe qui doit toujours subordonner le sentiment de la perfection idéale à la notion de l'existence réelle; en écartant désormais tout intermédiaire surhumain, la philosophie sociologique établira habituellement, entre le point de vue esthétique et le point de vue scientifique, une irrévocable harmonie, éminemment utile à leur perfectionnement mutuel, en même temps qu'indispensable à leur commune destination sociale.
Le seul ordre d'idées qui paraisse devoir nécessairement souffrir de cet avénement prochain de l'esprit sociologique, au lieu de l'esprit mathématique, à la présidence générale de la philosophie naturelle, c'est celui des applications industrielles, qui, devant surtout dépendre de la connaissance du monde inorganique, d'abord sous l'aspect géométrico-mécanique, et ensuite sous le rapport physico-chimique, semblent exposées à une sorte d'abandon funeste, dès que cette étude n'occupe plus le premier rang parmi les spéculations scientifiques. Mais d'abord il y aurait, au fond, peu d'inconvéniens réels, même pratiques, à faire aujourd'hui subir un certain ralentissement effectif à un genre de combinaisons qui a pris maintenant une exorbitante prépondérance, et dont l'extrême facilité caractéristique, aussi bien que l'intime connexité avec les plus vulgaires penchans, menacent d'absorber tous les autres modes plus nobles de l'activité humaine. On ne saurait craindre d'ailleurs, dans le milieu actuel, que cette diminution, résultat nécessaire de l'essor croissant des sentimens et des pensées propres à la réorganisation finale des sociétés modernes, soit jamais poussée au point de déterminer, à cet égard, aucune négligence vraiment dangereuse, et, si cette fâcheuse influence était possible, la philosophie nouvelle, toujours placée, par sa nature, au vrai point de vue d'ensemble, la rectifierait suffisamment: le gouvernement des sociologistes, ne pouvant être aveugle comme celui des géomètres, ne saurait produire, même sous l'ascendant des plus actives préoccupations philosophiques, aucune déconsidération des travaux mathématiques qui soit, à beaucoup près, comparable au stupide dédain que l'esprit mathématique inspire trop souvent, de nos jours, pour les études sociales. En second lieu, le véritable perfectionnement industriel dépend désormais bien davantage du judicieux emploi permanent, très-imparfait jusqu'ici, des divers moyens déjà acquis que de l'accumulation désordonnée de moyens nouveaux; en sorte que la prépondérance des considérations générales, loin d'y être inopportune, y devient, au contraire, de plus en plus désirable, pour contenir, par une tendance sagement synthétique, les tentatives superficielles et incohérentes d'un fol entraînement analytique: ainsi, sous ce rapport, le régime sociologique est finalement plus favorable que le régime mathématique à l'utile développement des améliorations matérielles. Trop d'occasions décisives s'offrent maintenant de vérifier combien l'esprit mathématique actuel est ordinairement impropre à diriger convenablement les opérations industrielles, parce que tout gouvernement effectif, même en ce cas élémentaire, exige principalement une continuelle appréciation d'ensemble, fort peu compatible avec les habitudes étroites et dispersives si fréquemment déterminées jusqu'ici par un ordre de spéculations où l'on s'attache essentiellement à poursuivre très-loin chaque considération isolée, quelque secondaire qu'elle puisse être, sans s'inquiéter beaucoup de la pondération finale des divers motifs influens. Il importe, en troisième lieu, de reconnaître, à ce sujet, que l'élaboration ultérieure du nouveau corps de doctrine, destiné à systématiser l'action rationnelle de l'homme sur la nature, ne saurait être dignement accomplie que sous l'inspiration permanente de la philosophie sociologique, seule apte, comme envers la science concrète et la théorie esthétique, à instituer réellement la combinaison très-complexe des divers aspects scientifiques exigée par la nature de ce grand travail, dont les conditions et les difficultés sont encore à peine entrevues chez nos ingénieurs. J'ai déjà indiqué, dès le début de ce Traité (voyez la deuxième leçon), le vrai principe de cette importante relation; mais l'intime conviction de sa haute nécessité, afin de régulariser suffisamment l'harmonie fondamentale entre la contemplation et l'action, m'a d'ailleurs déterminé depuis longtemps à consacrer plus tard, si je le puis, un ouvrage spécial au développement direct d'une telle application de la nouvelle philosophie générale.
Ainsi, la triple élaboration ultérieure, d'abord concrète, ensuite esthétique, et enfin technique, que doit aujourd'hui savoir diriger toute véritable philosophie, confirmerait au besoin la démonstration pleinement décisive directement résultée ci-dessus de l'ensemble des motifs purement abstraits pour constater, à tant d'égards, la prééminence normale qui doit désormais appartenir irrévocablement à l'esprit sociologique dans le système entier des spéculations positives, à jamais affranchies de la vaine domination provisoire de l'esprit mathématique. Toute l'économie de cet ouvrage, surtout dans ces trois derniers volumes, a fait, du reste, assez connaître sous quelles difficiles conditions mentales cette indispensable suprématie est inévitablement acquise. Chacun des nouveaux philosophes devra d'abord s'assujettir systématiquement, comme je l'ai fait moi-même spontanément, à une lente et pénible préparation rationnelle, à la fois scientifique et logique, fondée sur l'étude hiérarchique des diverses branches essentielles de la philosophie naturelle, et destinée à permettre la saine élaboration spéciale des lois statiques et dynamiques propres à la sociabilité humaine. Sans la force et la constance qu'exige l'entier accomplissement d'une telle initiation, nul ne doit prétendre, surtout de nos jours, à un ascendant philosophique qui suppose nécessairement une exacte connexité permanente entre le mouvement général et les divers progrès spéciaux, et qui sera naturellement trop contesté pour qu'aucune grave insuffisance de ses vraies conditions puisse rester inaperçue ou impunie. L'illusoire prépondérance des géomètres est d'une acquisition beaucoup plus facile, puisqu'elle ne demande pas la moindre préparation étrangère à leurs propres études, que leur simplicité caractéristique rend d'ailleurs aisément accessibles aujourd'hui à tant de médiocres intelligences, au prix de quelques années d'application régulière. Mais aussi l'ascendant sociologique comportera-t-il une active réalité que n'a pu jamais obtenir l'ambition mathématique, qui, malgré ses prétentions à l'universalité scientifique, a presque toujours exercé, pendant les deux derniers siècles, une suprématie plus apparente qu'effective, quoique le plus souvent perturbatrice, par une suite nécessaire de son intime irrationnalité.
Cet avénement spontané d'une véritable unité, désormais assez constatée, dans le système entier de la philosophie positive, étant maintenant envisagé du point de vue le plus élevé, à la fois historique et dogmatique, vient heureusement dissiper enfin le fatal antagonisme mental qui, depuis vingt siècles, s'oppose de plus en plus à l'état pleinement normal de la raison humaine, où les conceptions relatives à l'homme et celles propres au monde extérieur ont toujours semblé jusqu'ici radicalement inconciliables, tandis que notre solution philosophique les combine irrévocablement, en assignant à chaque classe la juste influence générale, soit scientifique, soit logique, qui convient à sa propre nature, sans jamais altérer ainsi l'harmonie fondamentale. Nous avons directement reconnu, d'abord au quarantième chapitre et puis surtout au cinquante et unième, que l'antipathie graduellement développée entre l'esprit théologique et l'esprit positif ne pouvait avoir, à l'origine, d'autre principe essentiel que la simple inversion mutuelle de l'ordre suivant lequel devaient se succéder ces deux genres de spéculations, respectivement complémentaires, dont chacun tend plus ou moins à dominer l'autre: l'ensemble de notre élaboration historique a fait ensuite hautement ressortir l'intime réalité d'une telle appréciation. La préférence spontanée qu'a dû primitivement acquérir la considération de l'homme, alors seule applicable à l'uniforme explication du monde extérieur, a déterminé, dans la situation correspondante, le caractère nécessairement théologique de la philosophie initiale: au contraire, les notions positives, qui, par une influence continue, explicite ou implicite, ont ultérieurement suscité l'altération toujours croissante de ce système primordial, devaient exclusivement émaner des plus simples études inorganiques, et spécialement de l'astronomie; quoique l'esprit métaphysique, agent naturel de ces modifications successives, en ait souvent dissimulé la véritable source, en se croyant créateur quand il n'était qu'organe. Cet antagonisme élémentaire a réellement présidé, d'après le cinquante-deuxième chapitre, à la transformation du fétichisme en polythéisme, préparée par l'astrolâtrie; mais sa tendance n'a pu devenir distinctement appréciable que dans le passage du polythéisme au monothéisme, où, pour la première fois, l'évolution philosophique a dû exiger une vraie discussion. Alors, nous avons vu, au cinquante-troisième chapitre, la science inorganique, sous une apparence systématique due à l'uniforme prépondérance de la grande entité métaphysique, s'élever directement, en vertu de sa supériorité mentale, contre l'ancienne unité théologique, dès lors intellectuellement dissoute, quoique son aptitude sociale, opposée à l'insuffisance radicale de cette rivale, dût prolonger longtemps encore son ascendant politique: ainsi surgit, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, ce conflit fondamental qui, depuis Aristote et Platon, a dominé l'ensemble de l'évolution humaine, et dont l'élite de l'humanité subit maintenant la dernière influence, comme l'a montré tout le cours de notre opération historique. La troisième phase du moyen âge nous a fait voir, au cinquante-sixième chapitre, ce long antagonisme recevant, dans la mémorable transaction scolastique, une profonde modification, premier symptôme décisif de l'irrévocable décadence de la philosophie initiale, dont l'efficacité sociale venait d'être essentiellement épuisée en constituant le catholicisme, et que les exigences, désormais prépondérantes, du progrès intellectuel, obligeaient à sanctionner, par une incorporation forcée, les prétentions politiques de la philosophie métaphysique, auparavant extérieure au système catholique. Dès lors régulièrement associée à une intronisation précaire, quoique sa participation dût tendre à y devenir de plus en plus exclusive, la profonde impuissance organique de celle-ci n'a jamais pu lui permettre d'éliminer entièrement les conceptions purement théologiques, seule base normale de son autorité générale, et dont elle a dû s'efforcer, au contraire, de maintenir l'empire ultérieur contre l'imminente invasion de l'esprit positif, qui, à partir de cette époque, devait graduellement développer sa commune incompatibilité avec ces deux modes, l'un principal, l'autre accessoire, de l'antique système mental. Quand l'essor continu des connaissances réelles, surtout astronomiques, eut enfin déterminé cette inévitable collision, le célèbre compromis cartésien vint caractériser une situation bien plus évidemment provisoire que la précédente, en proclamant la suprématie directe et définitive de la méthode positive dans toute l'étendue de la philosophie naturelle, sous l'unique réserve d'une vaine présidence laissée encore à la méthode théologico-métaphysique envers les études morales et sociales; brisant ainsi à jamais la fragile unité métaphysique instituée au XIIIe siècle. Cette incohérente position, qui a persisté jusqu'ici, ne comporte certainement d'autre issue, d'après l'ensemble de ma théorie historique, que l'universelle prépondérance de la positivité rationnelle, désormais seule susceptible d'un véritable ascendant général: autrement il faudrait désespérer de la systématisation mentale, et, par suite aussi, de la réorganisation sociale, soit progressive, soit même rétrograde. Mais les impuissantes tentatives opérées, pendant les deux derniers siècles, pour constituer une véritable philosophie positive sous l'impulsion mathématique, devaient cependant disposer la raison publique à regarder cette exclusive solution comme essentiellement impossible. Dans cette douloureuse perplexité, l'extension finale de l'esprit positif aux spéculations morales et sociales, suffisamment accomplie par ce Traité, vient spontanément dénouer une difficulté fondamentale, de toute autre manière inextricable, en assurant une large satisfaction normale aux conditions, dès lors intimement solidaires, de l'ordre et du progrès, soit intellectuels, soit politiques. Ainsi se trouvent essentiellement conciliées désormais, en ce qu'elles renfermaient de légitime, les prétentions opposées soulevées, de part et d'autre, pendant les luttes philosophiques propres à la grande transition moderne, dont les diverses aberrations temporaires sont à la fois expliquées et éliminées. La positivité, que l'impulsion mathématique avait justement en vue d'introduire, quoique par une marche vicieuse, dans toutes les spéculations réelles, y est irrévocablement établie; tandis que la généralité, dont la résistance théologico-métaphysique stipulait, avec raison mais sans force, les indispensables garanties, y devient nécessairement plus complète qu'elle n'a jamais pu l'être auparavant. Par là disparaît enfin la déplorable opposition qui, depuis l'évolution grecque, semblait rendre le progrès intellectuel contradictoire au progrès moral, et qui, en effet, à partir de la transaction scolastique, pendant que les exigences mentales prévalaient graduellement, a fait de plus en plus négliger l'appréciation des besoins moraux; ainsi que le témoigne encore trop souvent la situation actuelle des peuples avancés, où l'éducation de l'individu, reflet nécessaire de celle de l'espèce, est surtout dirigée vers l'essor intellectuel, sans s'inquiéter guère du développement moral. Quoique l'on doive regarder cette funeste division comme ayant été essentiellement inhérente à la nature propre de la transition moderne, elle en a certainement constitué la plus douloureuse condition: et cette grave considération contribuera sans doute à faire convenablement respecter, malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles théologico-métaphysiques, la seule philosophie qui puisse aujourd'hui résoudre effectivement ce désastreux antagonisme. Nous avons reconnu, au chapitre précédent, qu'entre la souveraineté spontanée de la force et la prétendue suprématie de l'intelligence, cette philosophie finale tend à réaliser directement l'universelle prépondérance de la morale, que l'admirable tentative du catholicisme avait, au moyen âge, si noblement proclamée, mais sans pouvoir constituer suffisamment son avénement normal, alors inévitablement subordonné à une philosophie déjà implicitement caduque, dont l'ascendant politique exigeait depuis longtemps que l'évolution mentale se séparât provisoirement de l'évolution morale. Les propriétés morales inhérentes à la grande conception de Dieu ne sauraient être, sans doute, convenablement remplacées par celles que comporte la vague entité de la Nature; mais elles sont, au contraire, nécessairement inférieures, en intensité comme en stabilité, à celles qui caractériseront l'inaltérable notion de l'Humanité, présidant enfin, après ce double effort préparatoire, à la satisfaction combinée de tous nos besoins essentiels, soit intellectuels, soit sociaux, dans la pleine maturité de notre organisme collectif. Cette entière prépondérance normale de la morale devient désormais non moins indispensable à l'efficacité intellectuelle de l'évolution mentale qu'à sa destination sociale: car l'indifférence pour les conditions morales, loin d'être encore motivée par l'urgence supérieure des conditions intellectuelles, constitue maintenant un obstacle croissant à leur réalisation continue, en altérant directement la sincérité et la dignité des efforts spéculatifs, qui tendent aujourd'hui à dégénérer de plus en plus en instrumens d'ambition personnelle, de manière à étouffer graduellement jusqu'au germe des vrais progrès scientifiques.
Pour ne laisser aucune grave incertitude sur ce nœud, fondamental de la philosophie positive, il importe aujourd'hui de dissiper directement, chez tous les bons esprits, la dernière source essentielle des illusions métaphysiques, en faisant spécialement ressortir la véritable nature du point de vue humain, qui, de toute nécessité, doit être éminemment social, et pas seulement individuel: car, sous le rapport statique aussi bien que sous l'aspect dynamique, l'homme proprement dit n'est, au fond, qu'une pure abstraction; il n'y a de réel que l'humanité, surtout dans l'ordre intellectuel et moral. Or la philosophie pleinement théologique, soit polythéique, soit monothéique, est jusqu'ici la seule, à vrai dire, qui ait effectivement satisfait, à sa manière, à cette évidente condition générale; et c'est surtout à cet égard que, malgré son extrême caducité, elle n'a pu être encore suffisamment remplacée. La métaphysique, ancienne, scolastique, ou moderne, n'a jamais osé s'élever au-dessus du simple point de vue individuel, dont elle s'est efforcée, surtout depuis la transaction cartésienne, de consacrer dogmatiquement la prépondérance absolue, comme l'indique journellement son langage caractéristique, rappelant toujours des pensées d'isolement et de concentration personnelle, qui, malgré de vaines prétentions morales, doivent le plus souvent développer des sentimens d'égoïsme. Il en est essentiellement de même, dans l'ordre positif, quoique sous une meilleure forme, pour l'évolution mentale qui, d'abord surgie des études mathématiques et astronomiques, a graduellement tenté, pendant les deux derniers siècles, de constituer une philosophie vraiment nouvelle. En effet, quand la profonde insuffisance philosophique de l'esprit mathématique est devenue pleinement irrécusable, l'esprit biologique proprement dit, dont la positivité rationnelle commençait alors à prendre un essor décisif, s'est efforcé, à son tour, de devenir la base directe et principale de la coordination positive, qui, depuis la fin du XVIIIe siècle, n'a pas cessé d'être ainsi conçue par les savans les plus avancés, comme le témoignent surtout les illustres exemples de Cabanis et de Gall. Ce nouvel effort, dogmatiquement apprécié au quarante-neuvième chapitre, indiquait, sans doute, un véritable progrès, en ce qu'il transportait le centre moderne de la généralisation mentale beaucoup plus près de son siége réel; mais, sauf son utilité passagère, à titre d'intermédiaire d'abord indispensable, ce progrès, radicalement insuffisant, ne saurait directement conduire qu'à une stérile utopie fondée sur une vicieuse exagération des relations nécessaires entre la biologie et la sociologie, et tendrait finalement à éterniser l'antique régime intellectuel, en empêchant le développement propre des saines spéculations sociales, qu'elle tente vainement d'ériger en simple corollaire naturel des études biologiques. De quelque manière, soit métaphysique, soit même positive, que se trouve instituée la science de l'individu, elle doit être, sans doute, isolément impuissante à construire aucune philosophie générale, parce qu'elle reste encore étrangère à l'unique point de vue susceptible d'une véritable universalité. C'est, au contraire, de l'ascendant sociologique que la biologie, comme toutes les autres sciences préliminaires, quoique par une correspondance plus directe et plus étendue, doit exclusivement attendre la consolidation effective de sa propre constitution, scientifique ou logique, jusqu'à présent si incertaine. Séparément envisagée, l'évolution individuelle de l'esprit humain ne peut vraiment dévoiler aucune loi essentielle; elle ne saurait même fournir de précieuses indications ou des vérifications importantes que lorsque son exploration rationnelle est dirigée et interprétée par les inspirations émanées de l'évolution totale de l'humanité, seule à la fois assez réelle et assez complète pour manifester suffisamment la véritable marche de notre intelligence: l'exécution même de ce Traité l'a, j'ose le dire, pleinement démontré; car, quelque utilité que j'y aie souvent tirée de la considération de l'individu, c'est évidemment à l'étude directe de l'espèce que j'ai dû, non-seulement d'abord la pensée fondamentale de ma théorie philosophique, mais ensuite aussi son développement caractéristique.
Ainsi, la phase biologique ne constitue réellement qu'un dernier préambule indispensable, comme l'avaient été auparavant les phases physico-chimique et astronomique, dans l'essor général de l'esprit positif, qui, spontanément issu des simples études mathématiques, a graduellement tendu, pendant les deux derniers siècles, à régénérer toutes nos conceptions élémentaires. Tant qu'il ne s'est point élevé jusqu'au degré sociologique, seul terme naturel de son éducation décisive, il n'a pu suffisamment parvenir à des vues vraiment d'ensemble, propres à lui conférer le droit et le pouvoir de constituer enfin une véritable philosophie moderne, dont l'ascendant normal remplace à jamais l'antique régime mental: mais aussi, quand cette condition finale est convenablement remplie, rien ne saurait empêcher une rénovation fondamentale qui, ardemment désirée et longuement préparée, soit par la plupart des hautes intelligences, soit par les vœux et les dispositions de la raison publique, trouvera même d'involontaires coopérateurs chez ses plus systématiques adversaires, suivant le privilége ordinaire des révolutions directement relatives à la méthode. Cette extrême préparation étant maintenant accomplie, son exacte appréciation générale ressort aisément de sa judicieuse confrontation au grand programme initial si puissamment formulé par Descartes et Bacon, dont les principales espérances philosophiques se trouvent ainsi pleinement consolidées, malgré la sorte d'incompatibilité qui semblait d'abord exister entre les tendances respectives de ces deux éminens législateurs. Nous avons, en effet, reconnu, au cinquante-sixième chapitre, que Descartes s'était systématiquement interdit les études sociales, pour concentrer son effort sur les spéculations inorganiques, où il sentait profondément que devait d'abord s'élaborer la méthode universelle, destinée ensuite à régénérer nécessairement l'ensemble de la raison humaine; tandis que, au contraire, Bacon avait surtout en vue la rénovation des théories sociales, à laquelle il voulait immédiatement rapporter le perfectionnement des sciences naturelles, comme on put le constater nettement chez le grand Hobbes, type essentiel de cette école: en sorte que ces deux élaborations, mutuellement complémentaires, accordaient, l'une aux besoins intellectuels, l'autre aux besoins politiques, une prépondérance trop exclusive, qui devait les rendre pareillement provisoires, quoique très-diversement efficaces, selon nos explications antérieures. Pendant que la conception de Descartes dirigeait, dans la science inorganique, l'essor décisif de la positivité rationnelle, la pensée de Hobbes, après avoir indiqué les premiers germes si méconnus de la véritable science sociale, présidait à l'indispensable ébranlement négatif, sans lequel la commune destination philosophique de cette double évolution ne pouvait être convenablement appréciée. Ainsi s'est réalisée spontanément la convergence nécessaire de ces deux ordres de travaux coexistans, dont l'un devait préparer la vraie position générale de la question finale, et l'autre élaborer la seule voie logique qui pût conduire à sa solution réelle. Mon effort philosophique résulte essentiellement de l'intime combinaison de ces deux évolutions préliminaires, déterminée, sous la lumineuse impulsion de la grande crise sociale, par l'extension simultanée de l'esprit positif aux spéculations les plus rapprochées des études politiques. On voit que cette nouvelle opération consiste surtout à compléter la double opération initiale de Descartes et de Bacon, en satisfaisant à la fois aux deux conditions, également indispensables, mais jusqu'alors trop peu conciliables, entre lesquelles avaient dû se partager les deux principales écoles destinées à préparer graduellement l'avénement définitif de la philosophie positive.
Pour avoir convenablement apprécié l'aptitude nécessaire de cette philosophie à une telle satisfaction combinée des justes exigences respectivement inspirées par les spéculations inorganiques et par les études humaines, il ne nous reste plus qu'à considérer directement envers l'avenir une conciliation ci-dessus envisagée quant au passé et au présent. Sous ce dernier aspect, l'ensemble de ce Traité dispense spontanément de toute discussion relative aux inquiétudes qu'inspirerait l'universelle prépondérance de l'esprit sociologique sur l'altération ou le découragement des diverses branches de la science des corps bruts, et surtout des théories mathématiques: car ces craintes seraient évidemment chimériques, au sujet d'un principe philosophique qui, par sa nature, aussi bien que par son origine, ne peut établir l'indispensable ascendant d'un tel point de vue sans faire invinciblement ressortir, de la même démonstration, comme on a pu le remarquer précédemment, son intime subordination, scientifique et logique, initiale et permanente, à tous les autres points de vue positifs, qui, en vertu de leur moindre complication, lui constituent successivement autant de préambules inévitables, dont aucun ne saurait être gravement négligé sans qu'une pareille suprématie ne fût aussitôt compromise. La déplorable institution actuelle des études morales et politiques, isolées de toutes les connaissances réelles, et dominées par les entités métaphysiques, pourrait, en effet, justifier de semblables alarmes, si la profonde stérilité qui en résulte, malgré l'intérêt majeur du sujet, ne les dissipait suffisamment. Mais il serait, sans doute, aussi injuste qu'absurde, chez les savans, de redouter les mêmes dangers de la part d'un régime tout opposé, qui, maintenant toujours une intime connexité entre les diverses spéculations positives, est si propre, au contraire, à faire mieux ressortir chaque véritable élaboration scientifique, quelque éloignée qu'elle puisse être de l'étude dont la prépondérance continue est aussi indispensable à l'harmonie mentale qu'à l'efficacité sociale. Il faut seulement reconnaître, à ce sujet, que les travaux sans portée et sans conscience, source facile de tant de réputations usurpées, qu'encouragent de plus en plus aujourd'hui le rétrécissement et la dispersion propres à notre déplorable anarchie philosophique, seront alors constamment soumis à une sévère discipline rationnelle, dont les vrais amis des sciences doivent certes désirer déjà l'indispensable avénement, seul apte à contenir de graves et imminentes perturbations. Si, d'ailleurs, comme on n'en saurait douter, une préoccupation spéciale, fondée sur les plus puissans motifs, doit justement tourner, de nos jours, les plus hautes capacités scientifiques, ainsi que la principale attention publique, vers les études sociologiques, jusqu'à ce que la réorganisation moderne soit assez avancée pour être essentiellement laissée à son cours spontané, il n'y a rien là que de pleinement conforme à l'inévitable prépondérance qu'obtient naturellement, à chaque époque, la direction intellectuelle la plus convenable aux besoins correspondans de l'humanité. Quant à la légitime influence continue des diverses sciences sur l'ensemble de l'éducation individuelle, privée ou commune, l'esprit de la nouvelle philosophie doit aussitôt dissiper, à cet égard, encore plus facilement que sous l'aspect précédent, toute inquiétude sérieuse. En effet la théorie sociologique pose immédiatement en principe, à ce sujet, que l'éducation de l'individu doit essentiellement reproduire celle de l'espèce, au moins dans chacune de ses grandes phases successives, d'après l'évidente similitude d'origine, de nature, et de terminaison, malgré l'immense inégalité de vitesse. Ainsi, les mêmes motifs fondamentaux, soit scientifiques, soit logiques, qui, dans le pénible essor de l'humanité, ont exclusivement conféré aux plus simples études inorganiques l'élaboration primitive de la positivité rationnelle, imposent, non moins évidemment, une pareille marche à chaque évolution personnelle, sous peine d'un inévitable avortement, non-seulement en cas de grave négligence de l'un quelconque des divers élémens essentiels, mais aussi par suite de toute forte perturbation de l'ordre nécessaire de leur succession hiérarchique. Directement établi au début de cet ouvrage, ce grand principe, à la fois historique et dogmatique, de la logique positive a été ensuite constamment vérifié à tous les différens degrés de la longue préparation philosophique à laquelle j'ai dû assujettir graduellement le lecteur, comme moi-même, et dont l'ensemble n'en constitue, à vrai dire, qu'une rigide application continue. Les spéculations mathématiques conserveront donc éternellement, pour l'individu, l'inaltérable privilége qu'elles ont temporairement exercé pour l'espèce, de fournir exclusivement le berceau spontané de la positivité rationnelle: les justes exigences des géomètres obtiendront toujours, à cet égard, une indestructible autorité, dont aucune supériorité personnelle ne saurait jamais s'affranchir entièrement, et que consacrera de plus en plus la raison publique, à mesure qu'elle sentira mieux les premiers besoins de l'esprit humain. Mais, complétant cet indispensable principe, on n'oubliera pas qu'un berceau ne saurait être un trône, et que le plus simple degré de l'élaboration positive ne peut aucunement dispenser de poursuivre ses modifications successives envers les différens ordres de phénomènes jusqu'à ce que leur complication croissante ait enfin conduit, l'individu comme l'espèce, au seul point de vue vraiment universel, unique terme, en l'un et l'autre cas, de toute véritable éducation.
Tels sont les divers genres de considérations qui concourent à démontrer l'heureuse aptitude de la philosophie positive à établir, sans aucune inconséquence, une conciliation définitive entre les deux voies intellectuelles, jusqu'ici radicalement antipathiques, qui procèdent à l'enchaînement de nos différentes spéculations, en partant, soit du monde extérieur, soit de l'homme lui-même. En réduisant leurs prétentions opposées à ce qu'elles contiennent de légitime et de permanent, l'une dirige toujours l'essor fondamental du véritable esprit philosophique, l'autre maintient sans cesse le seul principe de liaison propre à constituer une véritable unité mentale. Par là se trouve enfin dissipé irrévocablement le grand antagonisme logique qui, depuis Aristote et Platon, domine l'ensemble de l'évolution humaine, à la fois intellectuelle et sociale, et qui, après avoir été longtemps indispensable à ce double mouvement préparatoire, devient maintenant le plus puissant obstacle à l'accomplissement décisif de sa destination finale, dont l'âge est désormais arrivé.
La discussion difficile et variée que nous venons d'achever était ici nécessaire pour manifester suffisamment l'unité fondamentale que la création de la sociologie vient aujourd'hui constituer spontanément dans le système entier de la vraie philosophie moderne. Après cette démonstration décisive, qui caractérise pleinement l'esprit général propre à une telle philosophie, les autres conclusions essentielles relatives à son appréciation logique doivent aisément ressortir de l'ensemble de ce Traité, en considérant maintenant, d'une manière sommaire mais directe, d'abord la nature et la destination, ensuite l'institution et le développement de la méthode positive, enfin complète et dès lors indivisible; afin que ses divers attributs essentiels, jusqu'ici purement spontanés, acquièrent désormais une consistance convenablement systématique, sous l'uniforme prépondérance du point de vue sociologique.
Envers chacun des différens ordres de phénomènes, nous avons spécialement reconnu que la philosophie positive se distingue surtout de l'ancienne philosophie, théologique ou métaphysique, par sa tendance constante à écarter comme nécessairement vaine toute recherche quelconque des causes proprement dites, soit premières, soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables qui constituent les lois effectives de tous les événemens observables, ainsi susceptibles d'être rationnellement prévus les uns d'après les autres. Tant que les effets naturels restent attribués à des volontés surhumaines, les spéculations relatives à l'origine et à la destination des divers êtres doivent seules paraître dignes d'occuper sérieusement notre intelligence, dont elles pouvaient seules, il est vrai, stimuler suffisamment le premier essor contemplatif. Mais, sous l'inévitable décadence ultérieure de l'esprit religieux, à mesure que notre activité mentale trouve un meilleur aliment continu, ces questions inaccessibles sont graduellement abandonnées, et finalement jugées vides de sens pour nous, qui ne saurions réellement connaître que les faits appréciables à notre organisme, sans jamais pouvoir obtenir aucune notion sur la nature intime d'aucun être, ni sur le mode essentiel de production d'aucun phénomène. Quoique cette pleine maturité de la raison humaine soit encore trop récente, et même fort incomplète aujourd'hui, jusque chez les plus saines intelligences, elle a été ici constituée enfin relativement à toutes les classes possibles de conceptions élémentaires, y compris les plus compliquées et les plus universelles: d'ailleurs, l'unanime prépondérance maintenant obtenue par un tel régime logique dans les études les plus simples et les plus parfaites montrait déjà clairement que son insuffisante extension actuelle à des sujets où il doit naturellement devenir plus indispensable, n'est qu'une conséquence passagère de l'enfance plus prolongée des spéculations les plus difficiles.
Cette notion générale de la vraie nature des recherches positives quelconques nous a spontanément conduits, d'après une juste appréciation des conditions essentielles propres à chaque cas scientifique, à déterminer partout les attributions respectives de l'observation et du raisonnement, de manière à éviter également les deux écueils opposés de l'empirisme et du mysticisme, entre lesquels doivent constamment cheminer les connaissances réelles. D'une part, nous avons ainsi consacré la maxime, devenue, depuis Bacon, si heureusement vulgaire, sur la nécessité continue de prendre les faits observés pour base, directe ou indirecte, mais toujours seule décisive, de toute saine spéculation: au point que, comme je l'écrivais, en 1825, dans un travail déjà cité, «Toute proposition qui n'est pas finalement réductible à la simple énonciation d'un fait, ou particulier ou général, ne saurait offrir aucun sens réel et intelligible». Mais, d'une autre part, nous avons pareillement écarté les irrationnelles dispositions, aujourd'hui trop communes, qui réduiraient la science à une stérile accumulation de faits incohérens; car nous avons reconnu, en tous genres, que la véritable science, appréciée d'après cette prévision rationnelle qui caractérise sa principale supériorité envers la pure érudition, se compose essentiellement de lois, et non de faits, quoique ceux-ci soient indispensables à leur établissement et à leur sanction: en sorte qu'aucun fait isolé ne saurait être vraiment incorporé à la science, jusqu'à ce qu'il ait été convenablement lié à quelque autre notion, au moins à l'aide d'une judicieuse hypothèse. Outre que les saines indications théoriques doivent souvent contrôler et rectifier d'imparfaites observations, il est clair que l'esprit positif, sans méconnaître jamais la prépondérance nécessaire de la réalité directement constatée, tend toujours à agrandir, autant que possible, le domaine rationnel aux dépens du domaine expérimental, en substituant de plus en plus la prévision des phénomènes à leur exploration immédiate: le progrès scientifique consiste principalement à diminuer graduellement le nombre des lois distinctes et indépendantes, en étendant sans cesse les liaisons. Toutefois l'insuffisante éducation des savans actuels nous a donné lieu de signaler, à ce sujet, surtout chez les géomètres, une aberration trop commune, radicalement funeste à la véritable rationnalité, par suite d'une vicieuse exagération qui dispose à chercher partout, d'après de vaines hypothèses, une chimérique unité. Le nombre des lois vraiment irréductibles est nécessairement beaucoup plus considérable que ne l'indiquent ces dangereuses illusions, fondées sur une fausse appréciation de notre puissance mentale et des difficultés scientifiques. Une telle unité d'explication constitue non-seulement une absurde utopie envers l'ensemble total de nos diverses connaissances réelles, mais elle restera même toujours impossible à réaliser dans l'intérieur de chaque science fondamentale, isolément envisagée: la branche la plus simple de la philosophie naturelle constitue seule, à cet égard, une exception trop légèrement érigée en type universel, et qui d'ailleurs est fort incomplète, puisque la théorie de la gravitation n'établit aucune liaison générale entre la plupart des données élémentaires relatives aux divers astres de notre monde. Cette tendance abusive vers une systématisation illusoire s'explique aisément d'après les dispositions d'esprit qui ont dû présider, pendant les deux derniers siècles, à l'essor successif des sciences préliminaires, jusqu'à l'avénement de la science finale dans ce Traité; car un pareil effort devait alors, sous de vicieuses inspirations mathématiques, sembler seul propre à procurer au système des connaissances positives une indispensable homogénéité. Mais la prolongation d'une telle aberration serait désormais inexcusable, maintenant que toute intelligence vraiment philosophique peut directement concevoir, par l'universalité nécessaire du point de vue sociologique, l'unique moyen de constituer spontanément cette liaison fondamentale, sans entraver le génie propre de chaque science sous une concentration factice et oppressive. Ainsi, quoique d'heureuses généralisations doivent toujours diminuer le nombre des lois naturelles vraiment indépendantes, il ne faut jamais oublier qu'un tel progrès ne saurait avoir de valeur durable qu'en restant constamment subordonné à la réalité des conceptions, et il serait d'ailleurs peu judicieux d'espérer que nos efforts puissent un jour pousser cette importante réduction aussi loin, à beaucoup près, qu'on le suppose encore communément, d'après une appréciation, nécessairement très-imparfaite, du premier essor de la positivité rationnelle dans les plus simples études préliminaires.
Sous un autre aspect non moins important, et jusqu'ici trop méconnu, la vraie nature des spéculations positives nous a souvent conduits à vérifier, en tous genres, l'heureux accord fondamental de la saine contemplation philosophique avec la marche spontanée de la raison publique. Le régime théologico-métaphysique, plaçant directement l'esprit humain à la prétendue source des explications universelles, a profondément imprimé aux habitudes spéculatives un vain caractère d'élévation chimérique qui les isole radicalement des modestes allures de la sagesse vulgaire, et qui n'est encore que très-imparfaitement rectifié d'après l'essor insuffisant d'une positivité purement partielle. Tandis que la raison commune se bornait à saisir, dans l'observation judicieuse des divers événemens, quelques relations naturelles propres à diriger les plus indispensables prévisions pratiques, l'ambition philosophique, dédaignant de tels succès, attendait d'une lumière surhumaine la solution illusoire des plus impénétrables mystères. Mais, au contraire, la saine philosophie, substituant partout la recherche des lois effectives à celle des causes essentielles, combine intimement ses plus hautes spéculations avec les plus simples notions populaires, de manière à constituer enfin, sauf la seule inégalité du degré, une profonde identité mentale, qui ne permet plus habituellement à la classe contemplative un orgueilleux isolement de la masse active: car chacun conçoit ainsi désormais qu'il s'agit, de part et d'autre, de questions radicalement semblables, finalement relatives aux mêmes sujets, élaborées par des procédés analogues, et toujours accessibles à toutes les intelligences convenablement préparées, sans exiger aucune mystérieuse initiation. Tout ce Traité concourt naturellement à démontrer, à cet égard, d'après les confirmations les plus décisives et les plus variées, que le véritable esprit philosophique consiste uniquement en une simple extension méthodique du bon sens vulgaire à tous les sujets accessibles à la raison humaine, puisqu'on ne saurait douter que, dans un genre quelconque, les inspirations spontanées de la sagesse pratique n'aient seules déterminé graduellement la transformation radicale des antiques habitudes spéculatives, en rappelant toujours les contemplations humaines à leur vraie destination et aux conditions essentielles de leur réalité. La méthode positive est nécessairement, comme la méthode théologique ou métaphysique, l'œuvre continue de l'humanité tout entière, sans aucun inventeur spécial; et ses principaux caractères sont déjà nettement appréciables dès les premières recherches usuelles dirigées vers un but suffisamment déterminé. Prenant toujours pour type fondamental cette sagesse spontanée, constamment recommandée par des succès journaliers, la saine philosophie s'est réellement bornée ensuite à la généraliser et à la systématiser, en l'étendant convenablement aux diverses spéculations abstraites, qu'elle a ainsi successivement régénérées, soit quant à la nature des questions, soit quant au mode de solution. Comme nos observations individuelles conservent nécessairement un certain caractère de personnalité, qui doit être soigneusement écarté de toute contemplation régulière, c'est essentiellement à la raison publique qu'il appartient de déterminer, en un cas quelconque, sous une forme plus ou moins explicite, le champ général de la véritable exploration scientifique, qui ne saurait jamais porter que sur les impressions communes à tous les hommes, abstraction faite des nuances, même normales, particulières à chaque observateur. Il est, en outre, incontestable que l'exploration vulgaire, quoique purement spontanée, fournit toujours le vrai point de départ de toutes les spéculations positives, dont il serait autrement impossible de comprendre ni l'essor initial ni l'unanime propagation finale. Nous avons, en effet, constamment reconnu que les faits les plus communs sont aussi, en tous genres, les plus importans; à tel point qu'une attention prépondérante accordée à des phénomènes extraordinaires constitue maintenant, auprès de tous les bons esprits, un des signes les moins équivoques de l'imperfection des études scientifiques; nous avons pareillement constaté que les plus puissans artifices de la positivité rationnelle résultent primitivement de l'heureuse systématisation de certains procédés logiques naturellement émanés de la sagesse usuelle. Aussi rien n'est-il plus contraire, en un cas quelconque, à la véritable philosophie, que l'élaboration dogmatique, non moins stérile que puérile, des premiers principes de nos connaissances réelles, qui, essentiellement dérivés de l'essor spontané de la raison humaine, ne sauraient, par cela même, jamais donner lieu à aucun traité judicieux. Tel est, entre autres exemples, l'un des motifs généraux les plus propres à vérifier et à expliquer la profonde inanité nécessairement inhérente à la prétendue psychologie moderne; car, outre l'absurde hallucination qui caractérise son mode spécial d'exploration intérieure, elle se propose surtout d'accomplir, envers les phénomènes les plus compliqués, ce degré inopportun d'analyse élémentaire que l'on s'est accordé à éliminer des plus simples études, sans qu'elle ait pu seulement conduire cette vaine investigation jusqu'au niveau des notions inspirées de tout temps, à cet égard, par l'expérience vulgaire. Enfin, outre le point de départ, la raison publique doit aussi établir le but général des spéculations positives, toujours finalement dirigées vers les prévisions relatives aux besoins universels: c'est ainsi que l'immortel fondateur de la vraie science astronomique en avait immédiatement apprécié l'ensemble total comme devant surtout fournir la détermination rationnelle des longitudes, quoiqu'une telle destination ne pût devenir suffisamment réalisable que vingt siècles après Hipparque. Il ne peut donc y avoir d'essentiellement propre aux philosophes, dans l'élaboration positive, que l'institution et le développement des divers procédés intermédiaires susceptibles de lier convenablement les deux termes extrêmes spontanément indiqués par la sagesse universelle. Toute la supériorité réelle du véritable esprit philosophique sur le bons sens vulgaire résulte d'une application spéciale et continue aux spéculations communes, en partant avec prudence du degré initial, et après les avoir ramenées à un état normal de judicieuse abstraction, sans lequel ne sauraient s'accomplir cette généralisation et cette coordination qui constituent la principale valeur des saines théories scientifiques: car, ce qui manque surtout aux intelligences ordinaires, c'est moins la justesse et la pénétration propres à dévoiler d'heureux rapprochemens partiels, que l'aptitude à généraliser des relations abstraites et à établir entre nos différentes notions une parfaite cohérence logique, dont la plupart des hommes sont trop peu touchés, comme le témoigne leur facile résignation à la coexistence prolongée des conceptions les plus contradictoires. Ainsi, d'après ces divers motifs, on ne peut se former une juste idée de l'ensemble effectif des études positives qu'en y voyant, soit dans le passé, soit dans l'avenir, le résultat continu d'une immense élaboration générale, à la fois spontanée et systématique, à laquelle participe nécessairement plus ou moins l'humanité tout entière, seulement devancée par la classe spécialement contemplative. Malgré la spontanéité primitive que nous a tant présentée la philosophie théologique, son essor graduel a dû être surtout attribué aux lumières surnaturelles de quelques organes privilégiés, sans aucune active coopération de la raison publique: en sorte que cette adjonction normale de la masse pensante à l'association scientifique constitue certainement l'un des caractères distinctifs de la philosophie positive, dont il fallait ici convenablement signaler une propriété trop mal appréciée, qui, mieux qu'aucune autre, peut déjà indiquer à quelle intime et familière incorporation sociale est ultérieurement réservé un système spéculatif toujours conçu comme une simple extension de la commune sagesse. On vérifie ainsi de nouveau que le point de vue sociologique est désormais, en tous genres, le seul vraiment philosophique; et chacun sent par là combien doit être impuissante ou vicieuse toute étude relative à la marche de notre intelligence quand on y procède essentiellement du point de vue individuel, encore plus faux à cet égard que sous tout autre aspect humain.
D'après notre appréciation générale de la vraie nature des spéculations positives, soit spontanées, soit systématiques, il est clair que le principe fondamental de la saine philosophie consiste nécessairement dans l'assujettissement continu de tous les phénomènes quelconques, inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, individuels ou sociaux, à des lois rigoureusement invariables, sans lesquelles, toute prévision rationnelle étant évidemment impossible, la science réelle demeurerait bornée à une stérile érudition. Quoique nous ayons vu les premiers germes de ce grand principe coexister implicitement avec l'exercice primordial de la raison humaine, qui, en aucun temps, n'a pu être entièrement soumise au régime théologique, nous avons cependant reconnu que son essor décisif a dû être beaucoup plus tardif que ne le fait aujourd'hui supposer une heureuse vulgarisation, résultat final de vingt siècles de pénible élaboration. Pendant la longue enfance de l'humanité, les phénomènes, partiels ou secondaires, envers lesquels on n'a jamais pu méconnaître l'existence de certaines règles constantes, constituent assurément une simple exception, dont l'importance spéculative est loin de correspondre à son utilité pratique, et qui d'ailleurs est alors fréquemment altérée par l'arbitraire intervention des volontés dirigeantes. Un tel essor n'a pu vraiment surgir qu'envers les plus simples conceptions géométriques, et d'abord même numériques, qui, vu leur abstraction supérieure et leur apparente inutilité, avaient dû être spontanément soustraites à l'empire explicite et spécial des croyances théologiques: il n'a pu ensuite acquérir une véritable valeur philosophique qu'en s'étendant graduellement aux contemplations astronomiques, si naturellement destinées jusqu'ici, comme je l'ai montré, à annoncer, dans leurs principales phases logiques, les plus grandes révolutions mentales de l'humanité. Malgré l'extrême imperfection de cette première extension capitale, alors bornée à la seule géométrie céleste, tandis que la mécanique céleste devait rester longtemps encore à l'état purement théologique, sa réaction générale, développée par de puissantes analogies métaphysiques, a néanmoins constitué, au fond, d'après notre théorie historique, le principal motif intellectuel de cette importante réduction du polythéisme en monothéisme, qui a commencé l'inévitable décadence chronique de la philosophie initiale. Toutefois c'est seulement sous l'ascendant universel d'une telle concentration religieuse que le principe des lois invariables a pu d'abord acquérir directement une véritable et active popularité, surtout quand il a pu être introduit, pendant la dernière phase du moyen âge, dans les spéculations physico-chimiques, à l'aide des conceptions alchimiques et astrologiques, suivant les explications du cinquante-sixième chapitre. La grande transaction scolastique a dès lors consacré cette puissance naissante, en faisant désormais prévaloir cette célèbre notion transitoire qui subordonne à des règles constantes le développement effectif de la volonté directrice, ainsi spontanément éliminée de tous les phénomènes où de telles règles ont pu être successivement découvertes. Cet ingénieux artifice a protégé jusqu'ici tout l'essor ultérieur du principe positif, qui, après avoir graduellement obtenu, pendant les deux derniers siècles, une prépondérance incontestée envers les différentes études inorganiques, a finalement prévalu aussi, de nos jours, dans la science de l'homme individuel, même intellectuel et moral. Néanmoins l'intime connexité d'une telle science, surtout sous ce dernier aspect, avec celle du développement social, n'a pu permettre que l'invariabilité des lois naturelles y fût suffisamment sentie, soit chez la masse pensante, soit même chez les organes spéculatifs, tant que l'évolution totale de l'humanité n'était pas encore assujettie à une semblable élimination directe des volontés providentielles, ce qui n'a été réellement accompli que par ce Traité. C'est seulement d'après cette ébauche successive des lois effectives envers tous les ordres essentiels de phénomènes, que ce principe fondamental peut obtenir assez d'ascendant pour devenir la base directe et exclusive d'une philosophie vraiment nouvelle, vu l'irrésistible puissance des analogies, dès lors pleinement rationnelles, qui font concevoir à tous les bons esprits la vérification ultérieure d'une pareille hypothèse envers les phénomènes où elle n'a pu jusqu'ici être spécialement confirmée, malgré leur évidente prépondérance numérique. Tant que cette condition, aussi difficile qu'indispensable, n'était pas suffisamment remplie, surtout envers les phénomènes qui absorbent justement aujourd'hui l'attention universelle, il fallait peu compter sur la faible puissance d'une vague argumentation métaphysique, qui avait prématurément tenté d'établir à priori l'existence générale des lois naturelles, sans pouvoir en signaler aucun germe décisif dans les cas les plus importans; ce qui certainement ne permettait pas d'y combattre avec succès l'énergique entraînement des habitudes antérieures. Mais, au contraire, cette détermination naissante des lois propres aux événemens les plus complexes et les plus intéressans, quelque imparfaite qu'elle doive être encore, ne laissera plus subsister désormais aucun doute raisonnable quant à l'entière généralité d'un tel principe, dont l'ascendant philosophique, dès lors pleinement secondé par la tendance naturelle de l'esprit moderne vers cet état normal, deviendra bientôt irrésistible auprès de tous les hommes sensés. Dans cette nouvelle situation, l'influence prolongée des croyances monothéiques, qui avaient d'abord tant facilité ce grand mouvement logique, surtout depuis la modification scolastique, constitue réellement aujourd'hui le seul obstacle essentiel à la plénitude de son accomplissement universel, en conservant toujours la possibilité d'une arbitraire intervention qui vienne brusquement changer, sous un aspect quelconque, l'ordre fondamental. Sans une telle arrière-pensée continue, nécessairement inhérente à toute philosophie théologique, même réduite à sa plus extrême simplification, la raison moderne aurait déjà entièrement cédé à la conviction spontanée que doit produire, à ce sujet, le cours journalier d'une foule d'événemens de tous genres régulièrement accomplis selon nos prévisions rationnelles. Toutefois la découverte naissante des lois sociologiques doit aussi dissiper naturellement cette extrême opposition d'une philosophie expirante, en ôtant directement aux explications providentielles l'unique domaine important qui leur fût effectivement resté depuis la transaction cartésienne. C'est ainsi que la création finale de la sociologie pouvait seule à la fois compléter et consolider aujourd'hui la grande révolution mentale graduellement déterminée, à cet égard, par les diverses sciences préliminaires. En même temps, cette fondation décisive, qui institue spontanément le nouveau système philosophique, perfectionne beaucoup la notion générale des lois naturelles envers tous les phénomènes antérieurs, en assurant à ces différentes lois une indépendance directe suffisamment conforme au vrai génie des études correspondantes. Sous la vicieuse impulsion mathématique qui avait dû présider, pendant les deux derniers siècles, au premier essor philosophique de l'esprit positif, ce principe fondamental ne semblait être, dans les sciences supérieures, qu'une conséquence détournée, de plus en plus éloignée et de moins en moins énergique, des inspirations émanées des sciences inférieures: tandis que maintenant sa réalisation immédiate en un cas évidemment inaccessible à l'empire des conceptions mathématiques doit naturellement réagir sur tous les autres, en y faisant uniformément sentir que chaque ordre essentiel de phénomènes a nécessairement ses lois propres, outre celles qui résultent de ses relations véritables avec les ordres moins compliqués et plus généraux, suivant les règles de la saine hiérarchie scientifique. Les hautes spéculations sociologiques pouvaient donc seules développer convenablement et conduire enfin jusqu'à sa pleine maturité le sentiment universel des lois invariables, d'abord inspiré par les simples théories mathématiques, désormais philosophiquement réduites à leur domaine normal.
Considérées maintenant quant à leur nature scientifique, ces lois, quoique toujours également aptes à la prévision rationnelle qui les caractérise nécessairement, donnent lieu, en général, à une distinction importante, utilement appliquée dans toutes les parties de ce Traité, selon que les relations ainsi consacrées ont pour objet la similitude ou la succession des phénomènes correspondans. Nos explications positives se réduisent constamment, en effet, à lier entre eux les divers phénomènes, tantôt comme semblables, tantôt comme successifs, sans que nous puissions d'ailleurs rien constater réellement, à cet égard, au delà du fait invariable d'une telle similitude, ou d'une telle succession, dont la source et le mode doivent rester à jamais impénétrables. La connaissance effective de ces analogies ou de ces filiations suffit pleinement pour atteindre le véritable but de toute saine contemplation de la nature; puisque les phénomènes peuvent être dès lors, d'une part éclaircis, d'une autre part prévus, les uns d'après les autres: on sait, du reste, que cette prévision peut indifféremment s'appliquer au présent, ou même au passé, aussi bien qu'à l'avenir, en conservant toujours un caractère identique, consistant à connaître les événemens indépendamment de leur observation directe, et seulement en vertu de leurs relations mutuelles. Cette distinction générale entre les lois d'assimilation et les lois de succession a été surtout employée dans ce Traité sous une autre forme plus usuelle, d'ailleurs essentiellement équivalente, en y distinguant l'étude statique et l'étude dynamique d'un sujet quelconque, envisagé, tantôt quant à l'existence, tantôt quant à l'activité. En attachant trop d'importance aux dénominations habituelles, on croirait d'abord émanée de la science mathématique une considération logique qui n'a pu y être convenablement étendue que par une sorte de réaction philosophique: il est clair que les expressions caractéristiques pouvaient être également empruntées à l'art musical, qui fournit, à cet égard, encore plus naturellement, une heureuse comparaison, d'après un pareil contraste élémentaire de l'harmonie à la mélodie. Abstraction faite de toute formule, c'est assurément en mathématique que cette importante distinction est, au contraire, le moins prononcée, puisqu'elle ne saurait aucunement y convenir à la géométrie proprement dite, où il ne s'agit jamais que de relations de coexistence, et qui cependant constitue, à tous égards, la principale partie du domaine mathématique: elle ne commence à s'appliquer que dans la mécanique, d'où dérivent les termes consacrés, mais dont l'essor scientifique a été beaucoup trop tardif pour avoir pu réellement inspirer une telle notion. Graduellement développée par les parties supérieures de la philosophie naturelle, l'étude des corps vivans, d'où elle est évidemment émanée, peut seule en manifester suffisamment les vrais caractères, d'après la distinction spontanée entre l'organisation et la vie. Toutefois son établissement ne peut être complété que dans la science sociologique, qui, manifestant au plus haut degré une telle division, y ajoute naturellement une haute destination pratique, en la faisant exactement correspondre au contraste élémentaire des idées d'ordre aux idées de progrès.
Appréciées, enfin, quant à leur institution logique, les lois réelles nous ont offert une autre distinction générale, selon que leur source essentielle est expérimentale ou rationnelle. Quoiqu'un vain orgueil dogmatique ait souvent tenté de flétrir la première voie par une injuste accusation d'empirisme, qui, au fond, conviendrait fréquemment davantage à la seconde, puisque le raisonnement peut devenir, en certains cas, tout aussi routinier que l'observation est supposée l'être, nous avons reconnu que cette diversité nécessaire n'influe aucunement ni sur la certitude, ni sur l'utilité, ni même sur la vraie dignité philosophique des lois correspondantes, pourvu qu'elles soient, de part et d'autre, suffisamment constatées, et d'ailleurs toujours établies d'après le mode le plus convenable à la nature du sujet. Chacune des six sciences fondamentales nous a présenté d'éminens exemples de ces deux marches opposées, mutuellement complémentaires; malgré les préjugés de nos géomètres, il n'y a certes pas moins de vrai génie scientifique dans la découverte de Kepler que dans celle de Newton: il est d'ailleurs évident que les lois initiales de la mécanique rationnelle, et celles même de la géométrie, reposent uniquement sur une judicieuse observation, trop souvent troublée par une vicieuse argumentation. On sait, du reste, que la perfection logique, qu'il faut constamment avoir en vue, sans qu'elle soit toujours réalisable, consiste surtout, sous cet aspect, à confirmer pleinement par l'une de ces voies ce qui a dû être trouvé par l'autre: cependant chaque science renferme assurément plusieurs notions essentielles qui ne peuvent résulter que d'un seul des deux procédés, sans être, à ce titre, moins certaines, quand toutes les conditions ont été convenablement remplies. Les avantages respectifs de ces deux modes varient beaucoup suivant la nature des cas scientifiques: il faut, autant que possible, préférer habituellement la déduction pour les recherches spéciales, et réserver l'induction pour les seules lois fondamentales, afin de mieux constituer la systématisation positive. Si l'abus de la seconde tend directement à faire dégénérer la science en une confuse accumulation de lois incohérentes, il est pareillement incontestable que l'emploi exagéré de la première altère nécessairement l'utilité, la netteté, et même la réalité de nos spéculations quelconques. Quant aux ressources comparatives que possèdent, à ce double titre, les différentes sciences fondamentales, elles sont certainement beaucoup moins inégales que ne l'indique vulgairement une fausse appréciation philosophique, maintenant inspirée surtout par d'orgueilleux préjugés mathématiques. D'une part, en effet, les sciences supérieures, d'après l'excessive complication de leurs phénomènes, présentant plus de difficultés à la déduction, semblent moins accessibles à la voie rationnelle que ne doivent l'être les sciences inférieures, où l'extrême simplicité du sujet permet aisément de prolonger davantage l'argumentation positive. Mais, en même temps, la dépendance nécessaire des études les plus complexes envers les plus générales, suivant notre théorie hiérarchique, doit naturellement procurer, dans les premières, quand elles sont convenablement cultivées par des intelligences vraiment dignes de cette haute mission, une importance bien plus capitale aux considérations à priori dérivées des sciences antérieures, et dont la judicieuse introduction conduit alors à rendre essentiellement déductives la plupart des notions fondamentales, qui ne peuvent être qu'inductives dans les sciences plus isolées. Quoique une telle compensation soit loin de suffire, et que les diverses sciences ne puissent néanmoins, comme je l'ai tant expliqué, comporter une égale perfection, elles peuvent toutefois devenir ainsi essentiellement équivalentes, soit en positivité, soit même en rationnalité: une juste comparaison ne saurait, à cet égard, uniquement reposer sur l'appréciation effective de notre état présent, trop rapproché de l'essor initial des études les plus difficiles, qui sont encore si imparfaitement instituées, tandis que les plus faciles ont acquis depuis longtemps un caractère beaucoup moins éloigné de leur vraie constitution finale. Il faut d'ailleurs, à ce sujet, considérer aussi, en sens inverse, que cette formation plus récente des sciences supérieures ne leur est pas entièrement désavantageuse, puisqu'elle y doit naturellement permettre un plus libre et plus complet ascendant du véritable esprit philosophique, en ne développant les habitudes mentales correspondantes que lorsque l'éducation générale de la raison humaine est réellement plus avancée; outre que la position encyclopédique d'un tel ordre de spéculations y doit susciter spontanément un sentiment plus étendu et plus réel de l'ensemble de la méthode positive. Tous les penseurs qui sauront assez s'affranchir de nos préjugés scientifiques pour établir, à ces divers titres, une judicieuse comparaison philosophique entre les deux termes extrêmes de la vraie hiérarchie spéculative, reconnaîtront finalement, j'ose le dire, d'après un sage examen respectif, que la science sociologique, quoique créée seulement par ce Traité, peut déjà rivaliser, non de précision et de fécondité, mais de positivité et de rationnalité, avec la science mathématique elle-même, soit par une plus parfaite émancipation de toute influence métaphysique, soit surtout en vertu d'une solidarité plus satisfaisante, dans une étude dont l'immensité et la difficulté n'empêchent pas la réduction spontanée à une véritable unité, comme je crois l'avoir suffisamment constaté en déduisant d'une seule loi fondamentale l'explication générale de chacune des grandes phases successives propres à l'ensemble de l'évolution humaine. Si l'on a convenablement égard aux diversités nécessaires, on trouvera que les sciences préliminaires n'offrent, sous ce rapport, rien de vraiment comparable, sauf la parfaite systématisation accomplie par Lagrange dans la théorie de l'équilibre et du mouvement, relativement à un sujet bien moins difficile et beaucoup mieux préparé; ce qui doit manifester l'aptitude naturelle de la science finale à une coordination plus complète, malgré sa fondation récente, et nonobstant la complication transcendante de ses phénomènes, par la seule efficacité de sa position normale à l'extrémité supérieure de la véritable échelle encyclopédique.
Cette appréciation fondamentale de la philosophie positive comme ayant toujours pour objet l'étude des lois invariables, soit d'harmonie, soit de succession, à la fois expérimentales et rationnelles, propres aux divers ordres de phénomènes, nous a partout conduits à faire spécialement ressortir les deux caractères corrélatifs, l'un logique, l'autre scientifique, qui, en un sujet quelconque, distinguent le plus profondément une telle manière de philosopher. Le premier consiste surtout dans la prépondérance nécessaire et universelle, mais d'ailleurs directe ou indirecte, de l'observation sur l'imagination, contrairement au régime philosophique initial. Tant que l'état franchement théologique a suffisamment persisté, c'est-à-dire jusqu'au plein ascendant du monothéisme, les enquêtes inaccessibles dont l'esprit humain était habituellement préoccupé se trouvaient nécessairement dirigées par des révélations plus ou moins explicites, où l'imagination avait seule essentiellement part, sans que l'observation y pût même exercer aucun contrôle capital et continu, puisque le sentiment général de l'existence des lois naturelles n'avait alors acquis aucune consistance rationnelle. En passant à l'état éminemment métaphysique, qui a commencé à prévaloir aussitôt après l'entier développement social du monothéisme, l'imagination pure n'est plus souveraine, mais la véritable observation ne l'est pas encore; c'est l'argumentation proprement dite qui domine l'ensemble du régime philosophique, où le raisonnement s'exerce, non sur des fictions, ni sur des réalités, mais sur de simples entités. Dans cette situation transitoire, la nature des principales recherches n'ayant pas changé, et la marche étant seulement transformée, d'équivalentes considérations à priori, indépendantes de toute observation, continuent à diriger les hautes spéculations, quoique sous une forme plus abstraite, pendant que s'accumulent les faits secondaires destinés à permettre ensuite une meilleure alimentation mentale. L'exorbitante prolongation de ce régime vague et équivoque constitue le plus grand danger propre au développement de la raison moderne, qui ne peut plus sérieusement redouter les fictions théologiques, tandis qu'elle peut être, au contraire, fort entravée, à tous égards, par ces entités métaphysiques, dont l'empire, moins consistant, mais plus spécieux, présente une apparence de rationnalité susceptible de séduire les intelligences qu'un convenable exercice positif n'a pas suffisamment raffermies. Nous avons constaté, même en mathématique, surtout envers la théorie du mouvement, combien l'abus du raisonnement, symptôme invariable d'une telle transition, y a longtemps empêché la connaissance des plus importantes vérités scientifiques, et altère encore gravement leur appréciation habituelle. L'ensemble de la méthode positive est si mal compris des savans actuels, par suite d'une culture trop dispersive, qu'il n'est, malheureusement, pas superflu de signaler directement aujourd'hui la prépondérance continue de l'observation sur l'imagination comme le principal caractère logique de la saine philosophie moderne, en tant que dirigeant nos recherches, non vers les causes essentielles, mais vers les lois effectives, des divers phénomènes naturels: car, sans être désormais immédiatement contesté, ce principe fondamental reste souvent méconnu dans les travaux spéciaux. Quoique les différens ordres de spéculations réelles accordent, sans doute, à l'imagination une haute participation active, nous l'y avons cependant toujours vue nécessairement subordonnée à l'observation, c'est-à-dire constamment employée à créer ou à perfectionner les moyens de liaison entre les faits constatés; mais le point de départ ni la direction ne sauraient, en aucun cas, lui appartenir. Même quand nous procédons vraiment à priori, il est clair que les considérations générales qui nous guident ont été primitivement fondées, soit dans la science correspondante, soit dans une autre, sur la simple observation, seule source de leur réalité et aussi de leur fécondité. Voir pour prévoir, tel est le caractère permanent de la véritable science; tout prévoir sans avoir rien vu, ne peut constituer qu'une absurde utopie métaphysique, encore trop poursuivie.
À cette appréciation logique correspond naturellement, sous l'aspect scientifique, la substitution nécessaire du relatif à l'absolu, comme constituant aujourd'hui l'attribut le plus décisif du vrai génie philosophique. Dans toutes les parties actuelles de la philosophie naturelle, nous avons toujours vu cette grande et heureuse transformation résulter spontanément d'un essor suffisant de la positivité rationnelle; et nous l'avons ensuite étendue irrévocablement au seul ordre essentiel de phénomènes qui ne l'eût pas encore manifestée. En résultat commun de cette double élaboration, il ne reste donc plus ici qu'à caractériser sommairement le profond contraste général qui existe directement, à ce sujet, entre la philosophie pleinement positive et l'ancienne philosophie théologico-métaphysique. Celle-ci, en effet dans les diverses phases qu'elle a dû successivement offrir, et même à l'état métaphysique le moins éloigné de l'état positif, conserve sans cesse cette tendance invincible aux notions absolues qui doit naturellement convenir à toute recherche quelconque de la cause proprement dite et du mode essentiel de production des divers phénomènes. Rien ne pouvant mieux caractériser les natures vraiment éminentes que leurs efforts instinctifs pour surmonter spontanément une vicieuse direction fondamentale, le plus grand des métaphysiciens modernes, l'illustre Kant, a noblement mérité une éternelle admiration en tentant, le premier, d'échapper directement à l'absolu philosophique par sa célèbre conception de la double réalité, à la fois objective et subjective, qui indique un si juste sentiment de la saine philosophie. Mais cet heureux aperçu, privé de toute active consistance scientifique, par suite du stérile isolement où la métaphysique se trouvait partout radicalement placée depuis la transaction cartésienne, suivant les explications directes du cinquante-sixième chapitre, ne pouvait aucunement suffire à instituer une philosophie vraiment relative: aussi l'absolu, que ce puissant penseur avait, à certains égards, implicitement contenu, n'a pas tardé à reprendre naturellement, chez ses divers successeurs, son ancienne prépondérance, même plus dogmatiquement formulée, et que peut seul détruire l'ascendant final de l'esprit philosophique graduellement émané de l'évolution scientifique proprement dite. Or, rien de vraiment décisif n'était possible à cet égard, tant que cette évolution n'était pas convenablement étendue jusqu'aux spéculations sociales, soit parce qu'elle restait encore trop incomplète, soit surtout parce qu'elle n'affectait pas les seules conceptions pleinement universelles. Mais cette condition finale étant désormais suffisamment réalisée par ce Traité, l'irrévocable décadence de toute philosophie absolue ne peut plus être aucunement empêchée, en un siècle dont l'esprit dominant est d'ailleurs si contraire à son antique ascendant, même chez les populations où la déplorable influence mentale du protestantisme a dû gravement entraver l'essor de la philosophie positive, en prolongeant et aggravant spécialement la transition métaphysique. D'abord, l'ensemble des études inorganiques nous a clairement démontré, à tous égards, que toutes les notions sur le monde extérieur, où l'homme n'intervient que comme spectateur de phénomènes indépendans de lui, sont essentiellement relatives, comme nous l'avons surtout remarqué envers celle qui semblait le plus justement devoir conserver un caractère absolu, c'est-à-dire la pesanteur. Ensuite, la saine philosophie biologique nous a fait sentir, en restant au point de vue élémentaire de l'homme individuel, que les opérations mêmes de notre intelligence, en qualité de phénomènes vitaux, sont inévitablement subordonnées, comme tous les autres phénomènes humains, à cette relation fondamentale entre l'organisme et le milieu, dont le dualisme constitue, à tous égards, la vie, suivant les explications directes du quarantième chapitre, spécialement complétées, sous ce rapport, au quarante-cinquième. Ainsi, toutes nos connaissances réelles sont nécessairement relatives, d'une part au milieu en tant que susceptible d'agir sur nous, et d'une autre part à l'organisme en tant que sensible à cette action: en sorte que l'inertie de l'un ou l'insensibilité de l'autre suppriment aussitôt ce commerce continu d'où dépend toute notion effective; ce qui est surtout sensible dans les cas où la communication s'opère par une seule voie, comme je l'ai noté, en philosophie astronomique, envers les astres obscurs, ou chez les individus aveugles. Toutes nos spéculations quelconques sont donc à la fois profondément affectées, aussi bien que tous les autres phénomènes de la vie, par la constitution extérieure qui règle le mode d'action, et par la constitution intérieure qui en détermine le résultat personnel, sans que nous puissions jamais établir, en chaque cas, une exacte appréciation partielle de l'influence uniquement propre à chacun de ces deux inséparables élémens de nos impressions et de nos pensées. C'est à l'équivalent très-imparfait de cette conception biologique que Kant était seulement parvenu, à sa manière, avec les divers inconvéniens graves, quant à la netteté et surtout à l'efficacité, qui restaient inhérens à sa marche métaphysique. Mais un tel pas, même mieux accompli, ne saurait évidemment suffire, puisqu'il ne concerne qu'une appréciation purement statique de l'intelligence individuelle; ce qui constitue un point de vue beaucoup trop éloigné de la réalité philosophique pour pouvoir déterminer, à cet égard, aucune révolution décisive. Il était donc indispensable de s'élever enfin directement jusqu'à la saine appréciation dynamique de l'intelligence collective de l'humanité, convenablement envisagée dans l'ensemble de son développement continu; ce qui doit certainement caractériser à ce sujet le seul état vraiment normal, désormais atteint dans ce Traité par la création de la sociologie, d'où dépend aujourd'hui l'entière élimination de l'absolu. C'est uniquement alors que l'indication biologique se trouve complétée et fécondée, en faisant sentir que, dans le grand dualisme élémentaire entre l'intelligence et le milieu, le premier terme est nécessairement assujetti aussi à des phases successives, et surtout en dévoilant la loi fondamentale de cette évolution spontanée. Ainsi l'aperçu statique montrait seulement que nos conceptions seraient modifiées si notre organisation changeait, autant que par l'altération du milieu; mais comme, en réalité, ce changement organique est purement fictif, l'absolu n'était qu'imparfaitement ôté, puisque l'immuable semblait rester. Notre théorie dynamique, au contraire, prend directement en considération prépondérante le développement graduel auquel est évidemment assujettie, sans aucune transformation d'organisme, l'évolution intellectuelle de l'humanité, et dont l'influence continue n'avait pu être écartée que d'après une vicieuse abstraction métaphysique, constituant tout au plus un degré transitoire, mais entièrement incompatible avec l'état normal des conclusions philosophiques. Ce dernier effort est donc seul susceptible d'une pleine et active efficacité contre la philosophie absolue: s'il était possible que je me fusse mépris sur la véritable loi de la grande évolution humaine, il n'en pourrait résulter rationnellement que la nécessité d'établir une meilleure doctrine sociologique, et je n'en aurais pas moins irrévocablement constitué, à ce sujet, l'unique méthode susceptible de conduire à la connaissance positive de l'esprit humain, désormais envisagé dans l'ensemble de ses conditions nécessaires, et non dans la situation vague et chimérique à laquelle s'est toujours arrêtée la marche métaphysique. La prétendue immuabilité mentale étant ainsi écartée, la philosophie relative se trouve directement constituée; car nous avons été conduits par là à concevoir habituellement, en tous genres, les théories successives comme des approximations croissantes d'une réalité qui ne saurait jamais être rigoureusement appréciée, la meilleure théorie étant toujours, à chaque époque, celle qui représente le mieux l'ensemble des observations correspondantes, suivant la tendance spontanée, aujourd'hui heureusement familière aux bons esprits scientifiques, à laquelle la philosophie sociologique se borne à ajouter une complète généralisation, et dès lors une consécration dogmatique.
En même temps, cette appréciation finale doit spontanément dissiper les craintes sérieuses qu'avait dû souvent inspirer jusqu'ici une élimination prématurée et mal conçue de l'absolu philosophique, d'après d'insuffisans aperçus métaphysiques, qui, si leur influence pratique n'eût pas été essentiellement contenue par la rectitude naturelle de la raison commune, pouvaient conduire aux plus dangereuses aberrations, en ôtant toute consistance à nos opinions quelconques, ainsi livrées, en apparence, à des fluctuations arbitraires et indéfinies, sans aucun principe de fixité. D'abord, sous l'aspect statique, il est certain que plusieurs écoles ont vicieusement exagéré l'influence nécessaire des diversités organiques sur les conceptions mentales, en rapportant au mode les variations toujours bornées au degré. Si l'on considère l'ensemble des organismes possibles, soit effectifs, soit même fictifs, on reconnaît aisément que, quoique le monde ne doive pas sans doute être entièrement identique pour tous les animaux, les connaissances réelles propres aux diverses races ont cependant un fond essentiellement commun, qui est seulement plus ou moins apprécié par des entendemens plus ou moins parfaits mais radicalement homogènes. Cette conformité nécessaire est incontestable pour la partie expérimentale de chaque notion, puisque nos impressions personnelles n'y servent surtout que d'intermédiaires indispensables à la manifestation des rapports externes; et elle est assurément encore plus évidente pour la partie purement rationnelle, puisque les diverses intelligences ne sauraient aucunement différer quant à la nature élémentaire des déductions ou des combinaisons, malgré leur aptitude très-inégale à les former ou à les prolonger. On ne pourrait méconnaître cette universalité fondamentale des lois intellectuelles, sans être pareillement conduit à nier aussi celle de toutes les autres lois biologiques, aujourd'hui scientifiquement établie. Ainsi, le monde réel est, sans doute, moins bien connu, sauf à quelques égards secondaires, par les autres animaux, même les plus élevés, que par notre espèce, comme il pourrait l'être encore mieux par des êtres plus parfaits, que l'on imaginerait propres à faire des observations plus complètes ou plus exactes et des raisonnemens plus généraux ou plus suivis: mais, en tous ces cas, le sujet des études et le fond des conceptions restent nécessairement identiques, quelle que puisse être la diversité des degrés, toujours analogue à celle que nous apercevons journellement chez les différens hommes, et seulement beaucoup plus prononcée; les maladies mentales elles-mêmes n'altèrent pas essentiellement cette identité nécessaire. En second lieu, sous l'aspect dynamique, il est clair que les variations continues des opinions humaines, selon les temps ou suivant les lieux, n'affectent pas davantage une telle uniformité radicale, puisque nous connaissons maintenant la loi fondamentale d'évolution à laquelle est assujetti le cours, en apparence arbitraire, de ces diverses mutations. Le spectacle de ces grands changemens n'a pu faire croire à l'incertitude totale de nos connaissances quelconques que par suite même de la prépondérance, jusqu'ici plus ou moins persistante, d'une philosophie essentiellement absolue, qui ne permettait pas de concevoir la vérité sans l'immuabilité. Une autre conséquence, plus fréquente et non moins funeste, de ce vicieux régime intellectuel, se trouve pareillement dissipée par la philosophie positive, toujours sagement relative, sous l'ascendant universel de l'esprit sociologique: c'est la tendance, aujourd'hui si commune, surtout chez les hommes éclairés, à une absurde exagération de la supériorité propre à la raison moderne, en interprétant la plupart des opinions antérieures de l'humanité comme l'indice d'une sorte d'état chronique d'aliénation mentale qui aurait persisté jusqu'à ces derniers siècles, sans que d'ailleurs on s'inquiète davantage de motiver sa cessation que son origine. Cette irrationnelle disposition, principal fondement logique des conceptions purement révolutionnaires, et qui empêche directement toute saine appréciation de l'ensemble de l'évolution humaine, a été spontanément rectifiée, dans ce Traité, d'après l'élaboration historique qui nous a constamment représenté, au contraire, non-seulement les théories successives de chaque science réelle, mais même les croyances monothéiques, polythéiques, ou fétichiques, les plus opposées à nos lumières actuelles, comme ayant toujours constitué, au temps de leur avénement, et ensuite pour une certaine durée, le meilleur système compatible avec l'âge correspondant du développement humain, c'est-à-dire la moins imparfaite approximation qui fût alors possible de cette vérité fondamentale dont nous sommes seulement plus rapprochés aujourd'hui, quoique notre nature, ni aucune autre quelconque, n'y puisse jamais rigoureusement parvenir. La saine philosophie, restituant enfin à notre intelligence ce mouvement normal sans lequel, à aucun égard, on ne saurait concevoir la vie, explique donc le cours général des opinions humaines pendant les diverses phases successives qui devaient préparer notre virilité mentale, d'après le même principe nécessaire d'une harmonie croissante entre les conceptions et les observations, qui nous fait journellement sentir la réalité progressive de nos différentes notions positives, depuis que la recherche des lois commence à prévaloir sur celle des causes. C'est ainsi que l'esprit sociologique pouvait seul constituer une philosophie éminemment relative, en rendant toujours prépondérante la considération universelle d'une évolution fondamentale, assujettie à une marche déterminée, et dominant, à chaque époque, l'ensemble de nos pensées quelconques; de manière à permettre désormais de concilier suffisamment les plus antipathiques systèmes en rapportant chacun à la situation correspondante, sans jamais compromettre cependant l'indispensable énergie du jugement final par les dangereuses inconséquences d'un vain éclectisme, qui aspire si étrangement à conduire aujourd'hui le mouvement intellectuel, tandis que lui-même, dépourvu de toute direction générale, oscille constamment jusqu'ici entre l'absolu et l'arbitraire, également consacrés dans ses irrationnelles abstractions. Le spectacle des grandes variations dogmatiques, encore si dangereux à contempler pour tant d'intelligences mal affermies, est dès lors irrévocablement converti, d'après une judicieuse appréciation historique, en source directe et continue de l'harmonie la plus durable et la plus étendue.
Après avoir suffisamment caractérisé, sous les divers aspects essentiels, la vraie nature générale de la philosophie positive, il faut maintenant compléter cette détermination fondamentale par un examen plus immédiat de sa destination permanente, successivement considérée, soit dans l'individu, soit surtout dans l'espèce, d'abord quant à la vie spéculative, ensuite quant à la vie active.
L'office théorique de la philosophie positive consiste principalement, en ce qui concerne l'individu, à satisfaire spontanément au double besoin élémentaire qu'éprouve toujours notre intelligence d'étendre et de lier, autant que possible, ses connaissances réelles. Ces deux indispensables conditions ont dû être très-imparfaitement remplies, et d'ailleurs rester vicieusement antipathiques, tant qu'a prévalu la philosophie théologico-métaphysique, par une suite nécessaire de son caractère absolu, qui ne permettait la consistance qu'avec l'immobilité. Quoique la liaison établie entre nos conceptions sous l'ascendant arbitraire des volontés ou des entités fût assurément très-vague et fort peu stable, elle n'en tendait pas moins à empêcher directement leur extension, en posant d'avance l'uniforme explication apparente de tous les cas imaginables; et elle y eût apporté, en effet, un obstacle insurmontable, si un tel régime mental avait jamais pu être rigoureusement universel: mais, tandis que cet esprit initial dominait dans toutes les hautes spéculations, les spéculations secondaires, relatives aux questions les plus usuelles, étaient nécessairement d'une autre nature, et présentaient, envers certains phénomènes de tous genres, cette première ébauche spontanée des lois effectives, sans laquelle l'homme, encore plus qu'aucun autre animal, ne pourrait nullement diriger sa conduite journalière; et c'est ce qui a permis ensuite, comme je l'ai rappelé ci-dessus, le développement continu des études réelles, d'après l'essor graduel de cette positivité vulgaire, d'abord accessoire, spéciale, et incohérente. Au contraire, la philosophie positive ne saurait être mieux caractérisée que par son aptitude naturelle à concilier directement et de plus en plus ces deux besoins, jusqu'alors si opposés, de liaison et d'extension, en tirant de la liaison même de nos connaissances réelles le plus puissant moyen de déterminer leur extension, et, réciproquement, en faisant servir chaque extension accomplie à perfectionner la liaison antérieure. Malgré les grandes difficultés que présente souvent cette double réaction, surtout quand l'introduction de nouveaux faits semble devoir profondément troubler la coordination établie, une longue expérience, maintenant assez complète pour être pleinement décisive, démontre déjà irrécusablement cette éminente propriété de la philosophie relative, toujours disposée à subordonner les conceptions aux réalités. C'est ainsi que la vraie philosophie moderne, dès sa plus intime et plus abstraite appréciation logique, se montre directement destinée à satisfaire spontanément aux deux faces inséparables du grand problème humain, en garantissant à la fois l'ordre et le progrès, alternativement sacrifiés l'un à l'autre dans les divers états de l'ancienne philosophie. D'après une telle identité nécessaire, la fonction fondamentale de la saine philosophie peut être utilement réduite, pour plus de simplicité, à constituer, autant que possible, l'harmonie générale de notre système intellectuel, afin de mieux formuler ainsi la prééminence normale que doivent toujours conserver, malgré cette heureuse convergence naturelle, les besoins relatifs à l'existence sur ceux propres au mouvement, aussi bien chez l'espèce que chez l'individu, sauf les phases exceptionnelles où, en l'un et l'autre cas, cette disposition habituelle semble temporairement intervertie. Le caractère éminemment relatif du véritable esprit philosophique doit conduire à regarder cette entière cohérence logique comme constituant, à chaque époque, le témoignage le plus décisif de la réalité de nos conceptions, puisque leur correspondance avec nos observations est dès lors directement garantie, et que par là nous sommes assurés d'être aussi près de la vérité que le comporte l'état correspondant de l'évolution humaine. Or, toute prévision rationnelle consistant, au fond, à passer régulièrement d'une notion à une autre, en vertu de leur liaison mutuelle, on voit ainsi comment une telle prévision, devient nécessairement le critérium le plus certain d'une vraie positivité, en manifestant la destination essentielle de cette harmonie fondamentale, qui fait spontanément résulter l'extension de nos connaissances de leur saine coordination générale. Quoique ces besoins intellectuels doivent assurément être, en eux-mêmes, peu prononcés d'ordinaire, vu la faible énergie des fonctions spéculatives dans l'ensemble de notre imparfait organisme, ils y sont cependant beaucoup plus vifs que ne le fait d'abord supposer la longue résignation de l'esprit humain à supporter, sans aucune répugnance apparente, le régime philosophique le moins propre à y satisfaire convenablement: car nous savons que, loin d'indiquer aucun choix, une telle disposition est une suite inévitable de la marche originale de l'évolution mentale. À un degré quelconque de cette lente préparation spontanée, si une heureuse communication extérieure parvient à introduire avant le temps les conceptions positives, l'avide empressement avec lequel elles sont partout accueillies montre assez que l'attachement primitif de notre intelligence aux explications théologiques ou métaphysiques était seulement dû à l'impossibilité évidente d'une meilleure alimentation, et n'avait aucunement altéré l'intime sentiment de nos vrais appétits cérébraux, comme le témoigne une expérience journalière, soit individuelle, soit même collective. Il faut d'ailleurs reconnaître que la faiblesse de notre entendement constitue un nouveau motif de la prédilection involontaire pour les connaissances réelles, du moins aussitôt que leur essor suffisamment avancé peut lui procurer un précieux soulagement, en lui faisant retrouver, dans les relations générales, cette constance et cette continuité que ne sauraient lui offrir les phénomènes particuliers, et qui posent un terme, toujours ardemment désiré, à ses pénibles hésitations. Mais, quelle que soit, quant à l'individu, la haute importance d'un tel office spéculatif, c'est surtout envers l'espèce que sa destination doit devenir vraiment fondamentale, en constituant la base logique de l'association humaine. L'aptitude spontanée de la philosophie positive à établir une exacte harmonie dans le système total de chaque entendement isolé se développe alors par une application plus vaste et plus décisive, afin de déterminer une indispensable convergence chez les diverses intelligences: c'est toujours, au fond, en l'un et l'autre cas, la même propriété élémentaire, avec une inégale activité, qui n'influe essentiellement que sur la rapidité du succès. D'après la similitude nécessaire entre l'organisme individuel et l'organisme collectif, on peut assurer, en principe, que, à chaque degré quelconque de la commune évolution, toute philosophie qui aura pu constituer une véritable cohérence logique chez un esprit unique, se montre, par cela seul, susceptible de rallier ultérieurement la masse entière des penseurs. C'est surtout ainsi que les grands génies philosophiques deviennent spontanément les guides intellectuels de l'humanité, comme subissant les premiers chaque révolution mentale, dont une telle manifestation devance et facilite plus ou moins l'avénement naturel. Sensible jusque dans l'état théologico-métaphysique, malgré les immenses divagations qu'il comporte, cette intime solidarité doit être à la fois plus directe, plus complète, et plus irrésistible, dans l'état positif, où, comme nous l'avons déjà rappelé, toutes les intelligences spéculent sur un fond commun, soumis à leur appréciation, mais soustrait à leur ascendant, et procèdent, suivant une marche toujours homogène, d'après un même point de départ, à des recherches finalement identiques: leur inégalité effective, d'ailleurs si irrationnellement exagérée par l'orgueil scientifique, ne peut réellement affecter que l'époque du succès, qui, une fois accompli en un seul cerveau, ne saurait plus être convenablement observé chez tous les autres. Inversement appliqué, cet important principe doit faire pareillement sentir qu'une telle adhésion spontanée, graduellement unanime, confirme autant la réalité des nouvelles conceptions que leur opportunité, d'après la coïncidence nécessaire que la philosophie relative démontre entre ces deux conditions fondamentales; car deux appareils aussi compliqués que le sont, à tant d'égards, deux cerveaux humains, ne sauraient évidemment manifester longtemps, dans leur allure originale, une marche suffisamment conforme, sans qu'une telle coïncidence ne doive constituer aussitôt une indication presque certaine de la commune correspondance de leurs conceptions simultanées au sujet extérieur de cette double contemplation; comme nous le supposons habituellement, et avec raison, envers des mécanismes infiniment plus simples. D'une autre part, nulle intelligence partielle ne saurait s'isoler assez de la masse pensante pour n'être pas essentiellement entraînée par la convergence publique. On le confirmerait au besoin d'après l'exemple exceptionnel des réunions d'aliénés, qui, malgré leur discordance caractéristique, exercent toujours une déplorable influence sur l'état mental des plus éminens médecins exposés à leur action journalière, en vertu de la seule aptitude de toute énergique conviction, même erronée, à troubler spontanément toute opinion contraire, quelque bien fondée qu'elle puisse être. Aucun profond penseur n'oubliera donc jamais que tous les hommes doivent être regardés comme naturellement collaborateurs pour découvrir la vérité autant que pour l'utiliser. Quelle que soit la juste hardiesse du génie vraiment destiné à devancer la commune sagesse, son isolement absolu serait nécessairement aussi irrationnel qu'immoral. L'état d'abstraction indispensable aux grands efforts intellectuels expose à tant de graves aberrations, soit par négligence, soit même par illusion, qu'aucun bon esprit ne doit dédaigner ce précieux contrôle permanent de la raison publique, si propre à consolider et à rectifier sa marche particulière, toujours plus ou moins aventureuse, jusqu'à ce qu'il ait suffisamment mérité cet assentiment universel, objet final de ses travaux. Une fois accomplie, cette convergence spéculative constitue, à son tour, la première condition élémentaire de toute véritable association, qui exige, par sa nature, l'indispensable réunion permanente d'un suffisant concours d'intérêts, non-seulement avec une convenable conformité de sentimens, mais aussi, et avant tout, avec une communauté essentielle d'opinions: sans ce triple fondement indivisible, aucune société quelconque, depuis la famille jusqu'à l'espèce, ne saurait être ni active, ni durable. Les haines profondes toujours suscitées par de graves dissidences intellectuelles, et qui, sous d'autres formes, ne seraient pas moins prononcées dans l'état positif, si ces divergences y pouvaient être aussi complètes, indiquent assez que, malgré le peu d'énergie intrinsèque que notre nature accorde directement aux impulsions purement mentales, leur réaction nécessaire sur l'ensemble de notre conduite, soit individuelle, soit surtout collective, exige évidemment que la sociabilité humaine repose d'abord sur leur universelle coïncidence. Il serait sans doute superflu de faire ici spécialement ressortir, à cet égard, la supériorité spontanée de la philosophie positive, en un temps où de vaines prétentions surannées ne sauraient empêcher la raison publique de sentir profondément que, depuis plusieurs siècles, l'ancienne philosophie, soit théologique, soit métaphysique, loin de constituer encore la seule source d'harmonie générale qui dût être primitivement possible quoique extrêmement imparfaite, est réellement devenue, chez l'élite de l'humanité, un principe très-actif d'intime perturbation, à la fois personnelle, domestique et sociale. Le cours graduel de l'évolution moderne a désormais irrécusablement signalé dans l'esprit positif l'unique base finale d'une vraie communion intellectuelle, susceptible d'une consistance et d'une extension dont le passé ne saurait fournir aucune juste mesure. Telle est donc, tant pour l'espèce que pour l'individu, la destination fondamentale de la méthode positive, envisagée seulement quant à notre vie spéculative, comme principe spontané de cohérence logique et d'harmonie unanime.
Sans quitter le point de vue abstrait, seul convenable à ce Traité, nous avons fréquemment reconnu, dans ses diverses parties successives, combien cette importante appréciation est puissamment fortifiée par une suffisante considération générale des besoins intellectuels directement relatifs à la vie active, suivant la distinction ci-dessus indiquée, quoiqu'il n'en puisse résulter aucun motif essentiellement nouveau. C'est surtout comme base nécessaire de toute action rationnelle que la science réelle a été jusqu'ici universellement goûtée; et cette attribution permanente conservera toujours une valeur vraiment fondamentale, d'après l'indispensable stimulation qui en résulte spontanément, soit pour neutraliser à chaque instant l'inertie native de notre intelligence, soit pour imprimer à ses efforts une direction mieux déterminée. Toutes les parties de la philosophie naturelle nous ont montré, avec une pleine évidence, que le premier essor de la positivité rationnelle a été partout provoqué par les exigences de l'application, beaucoup plus impérieuses et plus précises que celles de la pure spéculation. Néanmoins il demeure incontestable que, si cet essor n'eût pas été, à un certain degré, spontané, d'après les seules tendances mentales, il n'aurait jamais pu s'accomplir, puisque l'heureuse aptitude pratique des théories positives ne saurait devenir sensible qu'en résultat d'une suffisante culture, avant laquelle les chimères théologico-métaphysiques ont dû longtemps sembler bien plus propres à la satisfaction des plus ardens désirs correspondans à l'enfance de l'humanité. Mais, malgré cette indispensable appréciation, sans laquelle on exagérerait vicieusement l'influence spéculative des besoins actifs, comme on y est aujourd'hui trop disposé, il est certain qu'aussitôt qu'une telle relation a pu s'établir en quelques cas importants, elle a exercé une influence capitale et toujours croissante sur le développement du véritable esprit philosophique, en faisant spontanément ressortir, mieux que par aucune autre comparaison, l'inanité radicale du régime des volontés ou des entités, finalement reconnu impuissant à diriger l'action réelle de l'homme sur la nature. Quoique un sentiment imparfait de cette grande destination tende quelquefois à trop restreindre les hautes spéculations scientifiques, sa juste notion devient cependant aussi favorable à la pleine rationnalité de nos conceptions qu'à leur entière positivité, quand on a suffisamment compris l'intime connexité qui lie les moindres problèmes pratiques aux plus éminentes recherches théoriques; comme le témoignent, par exemple, depuis si longtemps, tous les arts relatifs à l'astronomie. La prévision systématique, qui constitue, à tous égards, le principal caractère de la science réelle, acquiert surtout ainsi une valeur fondamentale, en tant que base nécessaire de toute action rationnelle: rien ne saurait mieux montrer que les efforts spéculatifs restent essentiellement stériles tant que ce but décisif n'a pu être atteint. Suivant nos explications précédentes, l'intelligence humaine éprouve sans doute, indépendamment de toute application active, et par une pure impulsion mentale, le besoin direct de connaître les phénomènes et de les lier: mais cette double tendance est assurément trop peu prononcée, sauf chez quelques organismes exceptionnels, pour faire universellement prévaloir un sévère régime philosophique, qui choque, à beaucoup d'égards, les inclinations initiales de l'humanité; ou, du moins, son avénement spontané eût été extrêmement retardé, si les exigences pratiques ne l'avaient nécessairement très-accéléré. Une insuffisante analyse des effets généraux de l'étonnement ferait d'abord attribuer une bien plus grande intensité à ces besoins spéculatifs; car rien n'égale peut-être, chez l'homme normal, la profonde perturbation subitement déterminée quelquefois, dans l'appareil cérébral, et ensuite dans tout le reste de l'économie, par la seule apparence d'une grave et brusque infraction à l'ordre accoutumé des divers phénomènes naturels: mais une plus complète appréciation montre alors que le principal trouble est dû aux inquiétudes pratiques, directes ou indirectes, que suggère naturellement une telle pensée, en détruisant les règles constantes qui servaient de base à notre conduite effective; on a souvent occasion de reconnaître que le renversement des lois extérieures exciterait à peine, au contraire, une légère attention, s'il n'affectait que des événements étrangers à notre existence, quoiqu'il pût être, en lui-même, infiniment plus prononcé. Sans insister davantage sur une explication aussi peu contestable, il faut surtout remarquer ici, à ce sujet, l'extension capitale que la création de la sociologie, complétant enfin le système de la philosophie naturelle, vient aujourd'hui procurer spontanément à cette relation fondamentale entre la spéculation et l'action, qui désormais embrassera directement tous les cas possibles. Quoique très-imparfaitement constituée jusqu'ici, par suite même du défaut d'ensemble propre à l'évolution moderne, la subordination rationnelle de l'art à la science a cependant reçu un commencement d'organisation, suivant l'ordre naturel de cette progression commune, d'abord quant aux arts mathématiques, soit géométriques, soit mécaniques, ensuite envers les arts physico-chimiques, et puis, de nos jours, relativement aux arts biologiques, soit hygiéniques, soit thérapeutiques. Mais il restait à l'étendre aussi à l'art le plus difficile et le plus important, l'art politique proprement dit, dont le dédaigneux isolement de toute théorie quelconque ne peut tenir essentiellement, comme dans les autres cas antérieurs, qu'à l'inanité radicale des seules théories qui y aient encore été appliquées, et cessera nécessairement, au moins autant qu'ailleurs, quand la raison publique aura suffisamment senti que les phénomènes correspondans sont déjà ramenés aussi à de véritables lois naturelles, susceptibles de fournir habituellement d'heureuses indications pratiques. Dès lors complétée enfin, et, par suite, convenablement systématisée, la relation générale de la science à l'art deviendra de plus en plus une source directe et féconde de précieuse stimulation philosophique, également propre à accroître nos connaissances réelles et à perfectionner leur caractère, soit quant à la positivité ou à la rationnalité.
Cette destination fondamentale, à la fois spéculative et active, de la philosophie positive achève de faire apprécier sa véritable nature, en déterminant mieux la direction de ses efforts, et même le genre ou le degré de précision convenable à ses diverses recherches, suivant les vraies exigences de chaque cas spécial. Dans l'évolution préliminaire de l'humanité, où rien ne pouvait fournir de telles indications générales, l'esprit positif n'aurait pu acquérir un essor suffisant s'il ne s'était indistinctement appliqué à tout ce qui lui devenait accessible: mais cet aveugle instinct ne saurait indéfiniment prévaloir; la virilité de la raison humaine le remplacera bientôt par une sage discipline philosophique, fondée sur une juste notion de l'ensemble de notre condition, et facilement acceptée du véritable génie scientifique, sous l'utile impulsion continue de la sagesse vulgaire, toujours tendant à prévenir toute vaine déperdition de nos forces intellectuelles. Sous une judicieuse organisation des travaux théoriques, les hautes capacités, dès lors indifféremment qualifiées de scientifiques ou de philosophiques, seront constamment disponibles, d'après une éducation vraiment rationnelle, pour transporter aisément leurs efforts aux sujets qui réclameront, à chaque époque, la principale attention, au lieu de se consumer en recherches profondément puériles, par suite d'une spécialisation empirique, comme on le voit si souvent aujourd'hui, surtout chez les géomètres, encore moins aptes que tous nos autres savans à un heureux déplacement d'activité. Le plus vaste champ étant toujours ouvert, dans l'ensemble de la philosophie, à des recherches nécessairement importantes, les tentatives incohérentes ou stériles pourront être sévèrement condamnées, sans qu'aucune intelligence soit exposée à manquer d'une suffisante alimentation. Cette appréciation philosophique doit, en outre, limiter essentiellement, en chaque genre, soit pour les observations, ou pour les déductions, le degré convenable de précision habituelle, au delà duquel l'exploration scientifique dégénère inévitablement, par une trop minutieuse analyse, en une curiosité toujours vaine, et quelquefois même gravement perturbatrice. Il faut reconnaître, en effet, suivant l'esprit relatif de la saine philosophie, que les lois naturelles, véritable objet de nos recherches, ne sauraient demeurer rigoureusement compatibles, en aucun cas, avec une investigation trop détaillée; il serait, par exemple, impossible de maintenir, en thermologie, aucune règle fixe, si on y explorait communément les phénomènes avec ces thermomètres métalliques auxquels les physiciens ont eu le bon sens de renoncer tacitement, et dont la susceptibilité exagérée dévoilait d'immenses et perpétuelles oscillations dans des mouvemens de température que nous supposons, et avec raison, continus. Quand même la prétendue psychologie moderne ne devrait pas être déjà radicalement condamnée, ainsi que je l'ai pleinement démontré, soit par sa vicieuse institution du sujet, soit par l'évidente absurdité de son mode principal d'exploration, on voit ainsi combien elle serait nécessairement vaine, en tant que directement destinée à poursuivre, envers les phénomènes les plus compliqués, un genre d'analyse élémentaire dont l'équivalent a été sagement écarté des études les plus simples, comme chimérique et perturbateur. La relation fondamentale de la spéculation à l'action est surtout très-propre à déterminer convenablement cette limite essentielle de précision dans chaque genre de recherches; car les cas les plus décisifs indiquent clairement, à cet égard, surtout en astronomie, que nos saines théories ne sauraient vraiment dépasser avec succès l'exactitude réclamée par les besoins pratiques. Quoique de tels principes généraux ne puissent plus être directement contestés aujourd'hui, l'anarchie scientifique actuelle témoigne journellement combien une sage discipline philosophique devient désormais indispensable, à ce sujet, afin de prévenir l'active désorganisation dont le système des connaissances positives est maintenant menacé, sous l'irrationnel essor d'une puérile curiosité, stimulée par une avide ambition. D'éclatans exemples ont déjà montré qu'on peut obtenir aujourd'hui, en philosophie naturelle, d'éphémères triomphes, aussi faciles que désastreux, en se bornant à détruire, d'après une investigation trop minutieuse, les lois précédemment établies, sans aucune substitution quelconque de nouvelles règles; en sorte qu'une aveugle appréciation académique entraîne à récompenser expressément une conduite que tout véritable régime spéculatif frapperait nécessairement d'une sévère réprobation. Cette déplorable tendance, désormais évidemment croissante, doit faire sentir combien il devient urgent, dans l'intérêt permanent des vrais progrès théoriques, soit généraux, soit même spéciaux, de faire convenablement cesser l'absolu philosophique et la dispersion scientifique, double condition naturelle de cette activité dissolvante. Quand les spéculations positives seront judicieusement rapportées à l'ensemble de leur destination, une sage pondération journalière contiendra l'essor déréglé des travaux particuliers, de manière à concilier, autant que possible, par répression ou par concession, suivant les exigences propres à chaque cas, les deux besoins, quelquefois opposés, mais toujours également légitimes, de la coordination totale et de l'amélioration partielle.
En considérant sous un dernier aspect l'influence fondamentale d'une telle destination, suivant l'esprit de la philosophie relative, nous avons partout reconnu qu'elle détermine spontanément le genre de liberté resté facultatif pour notre intelligence, et dont nous devons savoir user, sans aucun vain scrupule, afin de satisfaire, entre les limites convenables, nos justes inclinations mentales, toujours dirigées, avec une prédilection instinctive, vers la simplicité, la continuité et la généralité des conceptions, tout en respectant constamment la réalité des lois extérieures, en tant qu'elle nous est accessible. Cette importante appréciation, encore trop méconnue, même chez les meilleurs esprits, n'a donc plus besoin que d'être ici directement systématisée. Quoique, de toutes les créations de l'homme, les œuvres scientifiques soient nécessairement celles où ses propres convenances peuvent être le moins consultées, parce que nos travaux s'y rapportent directement à une réalité extérieure, essentiellement indépendante de nous, il faut pourtant reconnaître que nos inclinations peuvent les modifier légitimement, à un moindre degré, mais au même titre, que dans les œuvres d'art, soit technique, soit esthétique, afin de les mieux adapter à leur destination fondamentale, toujours finalement relative à l'humanité. À cet effet, il faut distinguer, en chaque genre d'études, deux cas essentiels, selon qu'il s'agit de recherches ou indéfiniment inaccessibles, quoique de nature positive, ou seulement prématurées, et sur lesquelles cependant, pour mieux fixer nos spéculations, notre intelligence, répugnant à une trop grande indétermination, a besoin de formuler une opinion actuelle. Il est clair, en principe, que, dans l'un et l'autre cas, il est pleinement légitime, quand on n'aspire plus à l'absolu, de former les suppositions les plus propres à faciliter notre marche mentale, sous la double condition permanente de ne choquer aucune notion antérieure, et d'être toujours disposé à modifier ces artifices aussitôt que l'observation viendrait à l'exiger. En considérant d'abord le premier cas, il faut reconnaître qu'après avoir sévèrement écarté tous les vains problèmes théologico-métaphysiques relatifs à la chimérique détermination des causes proprement dites, soit premières, soit finales, chacune de nos sciences réelles, judicieusement réduite à la seule recherche des lois effectives, renferme encore d'importantes questions naturelles, que l'esprit humain ne saurait certainement résoudre jamais, et qui méritent cependant d'être qualifiées de positives, parce qu'on peut concevoir qu'elles deviendraient accessibles à une intelligence mieux organisée, apte à une exploration plus complète ou à de plus puissantes déductions. Une juste appréciation, souvent très-délicate, du vrai génie de chaque science doit seule alors présider au choix des artifices correspondans, afin que l'usage d'une telle liberté spéculative seconde l'essor des connaissances effectives, au lieu de l'entraver. On peut, à cet égard, indiquer, comme modèle, l'hypothèse, spontanément adoptée en physique, sur la constitution moléculaire des corps, pourvu toutefois qu'on ne lui attribue jamais une vicieuse réalité, et qu'on s'abstienne de l'étendre à des sujets qui la repoussent, par exemple aux études biologiques, double condition trop rarement remplie aujourd'hui. Je dois citer encore, à ce sujet, à titre de premier résultat d'une application systématique d'un tel principe philosophique, l'artifice fondamental du dualisme, que j'ai proposé, en chimie, pour y faciliter essentiellement toutes les hautes spéculations. Quant au second cas, c'est-à-dire envers les recherches qui ne sont que prématurées, il rentre évidemment dans la théorie générale des hypothèses proprement dites, que j'ai déduite, au vingt-huitième chapitre, de la même philosophie relative, par une opération, à la fois historique et dogmatique, souvent confirmée depuis. En conservant toujours le degré de précision compatible avec la nature des recherches correspondantes, on ne saurait douter que l'institution de l'hypothèse la plus simple qui puisse satisfaire à l'ensemble des observations actuelles ne soit, pour notre intelligence, non-seulement un droit très-légitime, mais même un véritable devoir, impérieusement prescrit par la destination fondamentale de nos efforts spéculatifs. L'évolution scientifique est, à la vérité, plus rapprochée d'une situation vraiment normale sous ce rapport que sous le précédent: mais on peut assurer que, à l'un et à l'autre titre, la vaine prépondérance de l'absolu métaphysique, et le sentiment trop imparfait de la méthode positive par suite du régime dispersif, ont empêché jusqu'ici de réaliser les principaux résultats que comporte cette précieuse faculté pour améliorer radicalement, en tous genres, la culture permanente des vraies connaissances humaines. Ainsi, le point de vue le plus philosophique conduit finalement, à ce sujet, à concevoir l'étude des lois naturelles comme destinée à nous représenter le monde extérieur, en satisfaisant aux inclinations essentielles de notre intelligence, autant que le comporte le degré d'exactitude commandé, à cet égard, par l'ensemble de nos besoins pratiques. Nos lois statiques correspondent à cette prédilection instinctive pour l'ordre et l'harmonie, dont l'esprit humain est tellement animé que, si elle n'était pas sagement contenue, elle entraînerait souvent aux plus vicieux rapprochemens; nos lois dynamiques s'accordent avec notre tendance irrésistible à croire constamment, même d'après trois observations seulement, à la perpétuité des retours déjà constatés, suivant une impulsion spontanée que nous devons aussi réprimer fréquemment pour maintenir l'indispensable réalité de nos conceptions.
Ayant désormais suffisamment examiné la nature et la destination de la méthode positive, il ne nous reste plus, afin d'en compléter l'appréciation systématique, qu'à considérer maintenant son institution fondamentale et son développement graduel.
D'après l'unité nécessaire de notre intelligence, et l'identité continue de sa marche générale dans tous les sujets quelconques qui lui sont réellement accessibles, on ne saurait douter que la philosophie positive ne doive finalement embrasser, beaucoup plus complétement qu'il n'a pu l'être encore, l'ensemble total de notre activité mentale, en comprenant un jour, non-seulement toute la science humaine, mais aussi tout l'art humain, soit esthétique, soit technique, comme je l'indiquerai plus explicitement au soixantième chapitre. Néanmoins, quoique, suivant la juste recommandation de Bacon, cette entière coordination finale ne doive être jamais oubliée, il faut, avant tout, reconnaître que l'institution systématique de la méthode fondamentale exige aujourd'hui la consécration dogmatique de la double division préalable qui a dû toujours présider jusqu'ici à son développement spontané, d'abord entre la spéculation et l'action, ensuite entre la contemplation scientifique et la contemplation esthétique: nous avons vu ces deux séparations successives remonter historiquement jusqu'à l'époque polythéique, qui a ébauché la première pendant la phase théocratique, et la seconde sous le régime grec, l'une et l'autre ayant été depuis continuellement développée, malgré l'importance croissante des relations mutuelles.
Sous le premier aspect, chacune des six parties essentielles de ce Traité nous a pleinement représenté l'indépendance de la théorie envers la pratique comme la condition primordiale de l'évolution mentale relativement à tous les ordres de conceptions élémentaires, qui n'eussent pu surgir aucunement si le point de vue théorique était resté adhérent au point de vue pratique. Mais, en outre, nous avons également constaté que, quelle que doive être un jour l'heureuse organisation de leurs vraies relations, elle ne doit jamais altérer leur spontanéité respective, de plus en plus indispensable à leur commun développement, nécessairement incompatible avec toute oppressive subordination de l'un à l'autre. L'esprit théorique ne peut s'élever habituellement à la généralité de vues qui constitue sa principale valeur, à la fois intellectuelle et sociale, qu'en se plaçant dans un état continu d'abstraction analytique, qui saisit ce que les divers cas effectifs ont de semblable en écartant leurs diversités caractéristiques, et qui, par cela même, est toujours plus ou moins opposé à la réalité proprement dite. Au contraire, l'esprit pratique, en vertu de sa spécialité nécessaire, est, en chaque cas, le seul réel et complet, mais aussi le moins propre à l'extension des rapports. Si l'on a justement remarqué que l'entière domination du second tendrait à étouffer directement une progression intellectuelle déjà trop peu énergique dans notre imparfaite économie, il faudrait également sentir que l'ascendant universel du premier ne serait pas, au fond, moins funeste à leur destination commune, en empêchant de conduire aucune opération active jusqu'à une suffisante consommation. Quoique l'orgueil scientifique ou philosophique ait souvent rêvé l'entière systématisation des travaux pratiques en s'affranchissant de toute culture directe et spontanée, il est évident qu'un tel projet repose sur la plus absurde exagération de la vraie portée de nos moyens théoriques, dont la puissance apparente suppose toujours qu'on a préalablement réduit les questions à un état abstrait trop éloigné de l'état concret pour suffire jamais aux justes exigences de la pratique; comme le témoigne surtout, dans les cas même les plus favorables, l'impuissance journalière des théories mathématiques envers les moindres travaux techniques. Les habitudes mentales contractées sous le régime de l'absolu théologico-métaphysique inspirent encore certainement, à la plupart des penseurs actuels, une opinion très-vicieuse de la puissance et de la destination des considérations à priori, qui, sagement instituées et judicieusement employées, comportent, sans doute, une heureuse efficacité finale, d'après les indications indispensables par lesquelles l'étude de la nature doit éclairer notre action rationnelle, mais sous la condition nécessaire que l'esprit pratique ne cessera jamais de présider à l'ensemble, souvent très-complexe, de chaque opération concrète, en comprenant seulement les données scientifiques parmi les élémens préalables de ses combinaisons spéciales. Toute subordination de la pratique envers la théorie qui dépasserait habituellement une telle mesure exposerait bientôt à de graves et universelles perturbations. Au reste, nous avons heureusement reconnu que la nature de la civilisation moderne tend spontanément à contenir, à cet égard, les grands conflits mutuels, en développant de plus en plus une telle division; ce qui d'ailleurs est bien loin d'indiquer l'inutilité d'une coordination systématique, et en montre seulement l'avénement naturel. La fondation de la sociologie vient aujourd'hui compléter, à ce sujet, l'ensemble des garanties antérieures, en constituant enfin convenablement une semblable décomposition dans le cas le plus fondamental, où elle n'avait pu jusqu'ici donner lieu qu'à une ébauche insuffisante et précaire, sous l'impulsion imparfaite et prématurée du catholicisme. On doit donc regarder la prépondérance philosophique de l'esprit sociologique comme l'influence la plus propre à consolider rationnellement cette condition primordiale, toujours indispensable à l'institution systématique de la méthode positive, et que l'organisme positif mettra sans cesse en pleine évidence, puisqu'elle y deviendra, d'après le dernier chapitre, la première base de son principal caractère politique.
Quoique la division entre les deux sortes de contemplations, scientifique et esthétique, soit, au fond, moins prononcée que celle entre la spéculation et l'action, elle est cependant beaucoup moins contestée, à raison de sa nature bien plus purement intellectuelle et presque entièrement affranchie des inspirations passionnées dont l'énergique impulsion aggrave le plus les rivalités précédentes. Aux temps même où l'imagination dominait en philosophie, l'esprit poétique, sans altérer aucunement son heureuse et indispensable spontanéité, a constamment reconnu sa subordination nécessaire envers l'esprit philosophique proprement dit, d'après la relation fondamentale qui rattache, même instinctivement, en tous genres, le sentiment du beau à la connaissance du vrai, et qui, par suite, assujettit toujours l'idéalité esthétique à l'ensemble des conditions essentielles généralement admises, à chaque époque, pour la réalité scientifique. Lorsqu'une éducation vraiment rationnelle, à beaucoup d'égards commune, aura rendu les deux sortes de capacités également dignes de participer, suivant une juste harmonie, au gouvernement spirituel de l'humanité, conformément aux indications du chapitre précédent, leur combinaison deviendra sans doute beaucoup plus intime, surtout dans l'existence pratique, qu'elle n'a jamais pu l'être jusqu'ici depuis leur séparation primitive du tronc théocratique. En retour de l'indispensable fondement universel que le génie scientifique doit fournir au génie esthétique, celui-ci, outre son heureuse aptitude exclusive à instituer à la fois la plus précieuse diversion mentale et la plus douce stimulation morale, devra même réagir sur l'autre, par une influence plus directe et plus intime, à peine soupçonnée aujourd'hui, afin de perfectionner, à divers égards, secondaires mais intéressans, son propre caractère philosophique. Quand l'esprit relatif de la vraie philosophie moderne aura convenablement prévalu, tous les penseurs comprendront, ce que le règne de l'absolu empêche maintenant de sentir, que les convenances purement esthétiques doivent avoir une certaine part légitime dans l'usage continu du genre de liberté resté facultatif pour notre intelligence par la nature essentielle des véritables recherches scientifiques. Avant tout, sans doute, comme je l'ai ci-dessus expliqué, une telle liberté doit être employée de manière à faciliter le plus possible la marche ultérieure de nos conceptions réelles, en satisfaisant convenablement à nos plus éminentes inclinations mentales. Mais cette condition primordiale laissera partout subsister encore une notable indétermination, dont il conviendra de gratifier directement nos besoins d'idéalité, en embellissant nos pensées scientifiques, sans nuire aucunement à leur réalité essentielle. Cette intime réaction modérée de l'esprit esthétique sur l'esprit scientifique pourra même, outre une heureuse satisfaction immédiate, ou, si l'on veut, en vertu d'une telle satisfaction, faciliter beaucoup l'évolution générale de la positivité rationnelle. Toutefois cette connexité élémentaire, quelle qu'en puisse être l'importance ultérieure, ne fera certainement jamais disparaître la différence fondamentale qui existe nécessairement entre des tendances aussi diverses, dont la plus abstraite et la plus générale devra toujours mentalement prévaloir, dans l'intérêt commun de leur destination finale, comme l'ensemble de notre élaboration sociologique l'a pleinement démontré, surtout en appréciant directement, au chapitre précédent, la vraie nature générale de la hiérarchie positive.
À ces deux séparations successives, de la spéculation d'avec l'action, et de la réalité d'avec l'idéalité, que leur spontanéité nécessaire a dû faire en tout temps plus ou moins sentir, il faut enfin ajouter une troisième décomposition préalable, d'institution essentiellement moderne, et qui, beaucoup moins évidente, est cependant tout aussi indispensable à la véritable constitution systématique de la méthode positive. Il s'agit de la division vraiment capitale que j'ai établie, dès le début de ce Traité, entre la science abstraite et la science concrète, et qui depuis nous a constamment fourni une source féconde de lumineuses indications philosophiques, surtout en ce qui concerne la saine physique sociale. Le grand Bacon a, le premier, senti, quoique très-confusément, mais avec toute la généralité convenable, que ce qu'il a justement nommé la philosophie première, en tant que destinée à former la base primordiale de tout le système intellectuel, ne pouvait résulter que d'une étude, essentiellement abstraite et analytique, des divers phénomènes élémentaires dont la combinaison variée constitue l'existence effective des différens êtres naturels, afin de saisir les lois fondamentales propres à chaque ordre essentiel d'événemens, directement considéré en lui-même, sous un aspect général, isolément des êtres qui en fournissent la manifestation indispensable. Sans qu'une telle division ait jamais été jusqu'ici suffisamment appréciée, ni même comprise, elle a néanmoins implicitement présidé, au milieu de graves fluctuations, à l'évolution scientifique des deux derniers siècles, suivant le privilége naturel de toute institution réelle, c'est-à-dire d'après l'impossibilité de procéder autrement. Car nous avons partout reconnu, d'abord en principe, puis en fait, que la science concrète, ou l'histoire naturelle proprement dite, ne pouvait, en aucun genre, être rationnellement abordée, tant que la science abstraite n'avait pas été suffisamment ébauchée envers tous les ordres successifs de phénomènes élémentaires, dont chaque élaboration concrète exige, par sa nature, l'entière combinaison permanente. Or, cette condition n'a été réellement accomplie que de nos jours, et, j'ose le dire, seulement dans ce Traité, où se trouve constituée pour la première fois la dernière et la plus importante de ces sciences fondamentales: en sorte qu'il faut peu s'étonner si les grandes spéculations scientifiques développées depuis Bacon ont été essentiellement abstraites, d'après l'impuissance nécessaire des spéculations concrètes quelquefois entreprises dans cet intervalle. Ainsi, cette observance forcée et empirique du précepte baconien ne rendait nullement superflue la démonstration rationnelle que j'ai dû en établir d'après cette expérience décisive, qui permettait d'apprécier toute la portée de l'heureux aperçu dû à cet éminent philosophe. Quoique la création de la sociologie, complétant et systématisant la philosophie première, doive bientôt permettre de traiter convenablement les questions concrètes, comme je l'indiquerai directement au soixantième chapitre, il importe beaucoup de sentir que l'institution fondamentale de la méthode positive ne doit jamais cesser de reposer sur une telle séparation, sans laquelle les deux autres ci-dessus appréciées resteraient nécessairement insuffisantes. Cette indispensable division constitue, en réalité, le plus puissant et le plus délicat de tous les artifices généraux qu'exige, par sa nature, l'élaboration spéculative du système positif. Une judicieuse abstraction graduelle a seule permis et peut seule maintenir l'essor continu du véritable esprit philosophique, en écartant d'abord les exigences pratiques, ensuite les impressions esthétiques, et enfin les conditions concrètes, pour organiser peu à peu le point de vue le plus simple, le plus général et le plus élevé, au delà duquel on ne saurait réduire davantage l'appréciation rationnelle sans tomber aussitôt dans une vaine ontologie. Si le troisième degré d'abstraction, essentiellement fondé sur les mêmes motifs logiques que les deux précédens, n'était pas venu en compléter, en temps opportun, l'heureuse efficacité, on peut assurer que la philosophie positive serait encore demeurée impossible. Envers les plus simples phénomènes, et même en astronomie, nous avons pleinement reconnu qu'aucune loi vraiment générale ne pouvait être établie, tant que les corps restaient considérés dans l'ensemble de leur existence concrète, dont il fallait, avant tout, détacher, par une judicieuse analyse, le principal phénomène, pour l'assujettir isolément à une lumineuse appréciation abstraite, susceptible de réagir ultérieurement avec succès sur l'étude même des réalités les plus complexes, comme l'esprit mathématique en avait spontanément fourni le premier exemple, dès l'évolution grecque, à l'égard des spéculations purement géométriques. Mais c'est surtout aux saines théories sociologiques, en vertu de leur complication transcendante, que ce grand précepte logique devait être éminemment applicable: il y constituait aujourd'hui la principale condition de l'établissement d'une véritable rationnalité, qu'aurait indéfiniment empêché une dangereuse érudition, si je n'avais osé, suivant une marche déjà pleinement éprouvée, écarter toute perturbation concrète, afin de saisir, dans sa plus grande simplicité réelle, la règle naturelle du mouvement fondamental, laissant à dessein aux travaux ultérieurs le soin d'y ramener convenablement les anomalies apparentes, qui, si l'opération normale n'a pas avorté, ne sauraient manquer d'y rentrer suffisamment, ainsi qu'en astronomie. Or, les mêmes motifs essentiels qui ont déterminé d'abord une telle institution logique doivent en prescrire ensuite le maintien continu, comme envers les deux divisions antérieures, dont celle-ci n'est, à vrai dire, que l'indispensable complément: car, sans cet artifice permanent, la confusion des vues et l'incohérence des spéculations, que l'évolution moderne a eu tant de peine à écarter ainsi dans les diverses branches de la philosophie naturelle, ne tarderaient pas à redevenir partout imminentes, sous l'aveugle ascendant de l'esprit de détail. Si le point de vue théorique se trouve par là plus éloigné, en effet, du point de vue pratique, cette inévitable compensation d'une généralité supérieure constitue seulement une puissante considération nouvelle qui doit faire mieux ressortir la haute nécessité de la décomposition fondamentale, à la fois politique et philosophique, tant recommandée, au chapitre précédent, comme la base universelle de la véritable réorganisation moderne.
Tels sont les trois degrés généraux d'abstraction successive dont l'intime combinaison finale détermine l'institution graduelle, d'abord spontanée, puis systématique, de la méthode positive, conformément à l'ensemble de sa nature et de sa destination. Quant au développement effectif des principaux procédés qui lui sont propres, il n'est aucunement susceptible d'être étudié avec fruit séparément des études essentielles où ils ont pris naissance, et qui peuvent seules en manifester suffisamment le vrai caractère, comme nous l'ont si souvent démontré les diverses parties de ce Traité. Cette méthode fondamentale ne résultant, à vrai dire, suivant nos explications antérieures, que d'une heureuse extension philosophique de la sagesse vulgaire aux diverses spéculations abstraites, il est clair que ses premiers fondemens, coïncidant de toute nécessité avec ceux du simple bon sens, ne sauraient comporter réellement aucune utile explication dogmatique. Il n'y a vraiment lieu d'expliquer, à cet égard, que la manière de surmonter les différentes difficultés spéciales qui empêchent d'abord d'étendre ainsi la raison commune de l'humanité à des recherches qu'elle n'avait jamais osé poursuivre aussi loin: or cette appréciation successive serait assurément insignifiante et même inintelligible, si on l'isolait entièrement des cas scientifiques correspondans. Cette vicieuse abstraction logique ne saurait conduire, même dans l'hypothèse la plus favorable, comme une expérience trop prolongée l'a pleinement confirmé, qu'à la vaine reproduction d'adages incontestables, mais stériles ou puérils, qui ne peuvent jamais dépasser essentiellement les indications spontanées qu'un suffisant exercice développe ordinairement chez tous les bons esprits, indépendamment de toute culture systématique. En appréciant d'une manière approfondie les grandes règles logiques de Descartes, ou les préceptes, équivalens quoique moins précis, de Bacon, ainsi que les aphorismes plus spéciaux formulés ensuite par Pascal et enfin par Newton, il est aisé d'y reconnaître la simple consécration dogmatique des maximes émanées de la sagesse vulgaire, et déjà naturellement étendues aux spéculations abstraites dans les études géométriques. Leur efficacité historique, pleinement conforme à la principale intention de ces éminens penseurs, a surtout consisté, soit à mieux caractériser la profonde inanité des anciennes formalités logiques, toujours relatives à une tout autre manière de philosopher, soit à représenter directement la nouvelle méthode philosophique comme une heureuse extension de la raison commune, ainsi érigée en arbitre final de tous les cas douteux. À titre de règles de conduite, elles sont nécessairement impuissantes à diriger, en général, nos efforts intellectuels, abstraction faite des études positives qui spécifient leur application réelle, et qui seules même peuvent manifester suffisamment leur véritable esprit; isolées de cette indispensable explication, elles ne pourraient, en elles-mêmes, préserver aucunement des plus graves aberrations. Si l'on a justement remarqué quelquefois la plus scrupuleuse observance des préceptes poétiques dans les plus vicieuses compositions, on pourrait sans doute étendre encore davantage une semblable observation aux opérations logiques. Il est évident, en principe, qu'aucun art proprement dit, pas plus l'art de penser que celui d'écrire, de parler, de marcher, de lire, etc., n'est susceptible d'un enseignement vraiment dogmatique; il ne peut jamais être appris qu'en résultat spontané d'un judicieux exercice suffisamment prolongé. L'art de raisonner est certainement moins que tout autre à l'abri d'une telle prescription, puisque, en vertu de son universalité caractéristique, sa propre systématisation directe ne pourrait reposer sur aucune base antérieure: en sorte que, par exemple, rien ne saurait être plus irrationnel que la moderne institution française, si étrangement qualifiée de normale par un naïf orgueil métaphysique, où l'on se propose directement d'enseigner dogmatiquement l'art même de l'enseignement, sans être nullement choqué du cercle profondément vicieux qui résulte aussitôt d'une pareille prétention. Toutes les aberrations de ce genre constituent, en réalité, autant de vestiges inaperçus de l'antique régime philosophique, fondé sur la recherche absolue des premiers principes, et dont le ténébreux ascendant s'exerce encore, à tant d'égards, faute d'une vraie réorganisation mentale, sur les esprits même qui s'en croient aujourd'hui le plus affranchis. Si, comme je l'ai ci-dessus remarqué, l'élaboration dogmatique des notions les plus élémentaires est partout déplacée, puisque leur essor doit nécessairement émaner toujours d'une évolution spontanée, essentiellement commune à tous les hommes sensés, cette maxime fondamentale, déjà unanimement admise, sous une forme plus ou moins explicite, envers les moindres sujets de nos spéculations réelles, doit sans doute, à bien plus forte raison, s'étendre aussi aux études logiques proprement dites, à l'égard desquelles cette vicieuse systématisation doit être nécessairement encore plus vaine et plus stérile.
D'après ces motifs évidens, le point de vue logique et le point de vue scientifique doivent donc être finalement considérés comme deux aspects corrélatifs et indivisibles sous lesquels il faut constamment envisager chacune de nos théories positives, sans que l'un soit, en réalité, plus susceptible que l'autre d'une appréciation abstraite et générale, indépendante de toute manifestation déterminée. Cette condition nécessaire du véritable esprit philosophique a été spontanément observée dans les diverses parties de ce Traité, où l'éducation logique a toujours coexisté avec l'éducation scientifique, leur enchaînement continu étant tel d'ailleurs que les résultats scientifiques d'une science se transforment souvent en moyens logiques pour une autre, surtout postérieure; ce qui rend manifeste l'impossibilité réelle de toute semblable séparation. Après avoir ainsi apprécié la composition générale de la méthode positive par la seule voie qui pût en procurer une connaissance réelle, il ne nous reste plus ici, envers un tel développement, qu'à caractériser directement la coordination systématique des principales phases successives qu'il nous a naturellement présentées. Il faut, comme on sait, distinguer, à cet effet, entre le degré initial ou mathématique et le degré final ou sociologique, trois phases intermédiaires: d'une part le degré astronomique complétant le premier, d'une autre part le degré biologique préparant le dernier, et enfin, au milieu précis de la grande évolution logique, le degré physico-chimique, constituant l'indispensable transition du régime mental le plus convenable aux études inorganiques à celui qui doit prévaloir dans l'ensemble des spéculations organiques. Telles sont les cinq phases consécutives naturellement propres à l'essor graduel de la positivité rationnelle, et dont il ne s'agit plus maintenant que d'apprécier systématiquement, d'après notre élaboration totale, la destination respective et la succession nécessaire.
Les graves aberrations philosophiques dont l'esprit mathématique est devenu la source croissante, par suite d'une irrationnelle exagération, ne sauraient jamais altérer sa propriété fondamentale de constituer nécessairement, pour l'individu comme pour l'espèce, la première base normale de toute saine éducation logique. Cet invariable privilége résulte évidemment de la nature propre du sujet le plus simple, le plus abstrait et le plus général, ainsi que le mieux dégagé de toute passion perturbatrice. Aucune supériorité personnelle ne peut entièrement dispenser notre faible intelligence de recourir à un tel exercice initial, pour s'y former un premier type inaltérable de positivité rationnelle, susceptible ensuite de résister suffisamment aux divers motifs spontanés de divagation continue: et même, après avoir convenablement rempli cette condition préliminaire, l'esprit le mieux organisé éprouvera encore, pendant l'essor total de sa propre activité, le besoin instinctif de venir souvent retremper ses forces élémentaires dans cette salutaire contemplation des notions les plus parfaites et les plus purement spéculatives, indépendamment d'ailleurs des indications nécessaires qu'elles fournissent plus ou moins à toutes les autres études positives. Une trop fréquente expérience démontre clairement que, faute d'une pareille base, d'éminens penseurs peuvent être entraînés, sous l'influence inaperçue d'une médiocre passion habituelle, aux plus grossières aberrations sur les questions qui leur sont le plus spécialement familières, quand le sujet en est un peu complexe. Si, comme on n'en saurait douter, le perfectionnement continu de la nature humaine, individuelle ou collective, consiste surtout à faire convenablement prévaloir, autant que possible, les influences purement intellectuelles, l'éducation mathématique constitue certainement la première condition d'un tel progrès, en donnant la meilleure impulsion initiale à l'essor élémentaire de l'esprit positif, dans les études les mieux garanties de toute perturbation mentale. Quoique, par leur nature, elles doivent manifester nécessairement, sous des formes plus ou moins distinctes, chacun des divers procédés généraux, aussi bien inductifs que déductifs, qui composent essentiellement la méthode positive, il n'y a néanmoins de pleinement développé, d'après un exercice vraiment caractéristique, que l'art fondamental du raisonnement, dont tous les artifices quelconques, depuis les plus spontanés jusqu'aux plus sublimes, y sont continuellement appliqués avec beaucoup plus de variété et de fécondité que partout ailleurs: au contraire, l'art de l'observation, qui pourtant y trouve sa première destination scientifique, n'y est pas employé, même en mécanique, d'une manière assez prononcée pour y recevoir une suffisante manifestation. La partie la plus générale et la plus abstraite des études mathématiques peut être, en effet, directement envisagée, dans son vaste ensemble, comme une sorte d'immense accumulation de moyens logiques tout préparés pour les besoins ultérieurs de déduction et de coordination des divers cas scientifiques qui pourront permettre le convenable accomplissement des conditions préliminaires sans lesquelles cette puissance rationnelle devient inévitablement illusoire. Toutefois, vu la répugnance naturelle de l'esprit humain envers les spéculations trop abstraites, à raison de leur trop grande indétermination, et malgré leur simplicité supérieure, c'est la géométrie proprement dite, encore plus que la pure analyse, qui, suivant l'appréciation instinctive indiquée par l'expression la plus usitée, constituera toujours, sous l'aspect logique, la principale des trois grandes branches de la science mathématique, la mieux adaptée à la première élaboration de la méthode positive. La pensée fondamentale de Descartes, qui a directement institué la philosophie mathématique, en commençant à y organiser la relation générale de l'abstrait au concret, a définitivement placé dans la géométrie le centre essentiel des conceptions mathématiques, puisque toutes les spéculations analytiques y trouvent spontanément la plus vaste alimentation et la plus heureuse destination, et aussi, par une réaction nécessaire, une source puissante de lumineuses indications, en retour de l'admirable généralité qu'elles seules pouvaient procurer aux spéculations géométriques. Au contraire, la mécanique, quoique plus importante encore que la géométrie, sous le rapport scientifique, n'a point, à beaucoup près, la même valeur logique, en vertu de sa complication supérieure, qui n'y saurait permettre autant de facilité aux déductions sans altérer gravement la réalité du sujet: l'analyse en a souvent reçu d'utiles impulsions secondaires, mais jamais des lumières directes. En passant des spéculations géométriques aux spéculations dynamiques, notre intelligence sent profondément qu'elle est près de toucher aux vraies limites générales de l'esprit mathématique, d'après l'extrême difficulté qu'elle éprouve à y traiter, d'une manière pleinement satisfaisante, les questions les plus simples en apparence, même sans sortir des systèmes solides, et surtout quant à la théorie des rotations.
Mais, quel que soit l'indispensable office logique de l'éducation mathématique, comme constituant la première phase essentielle de l'initiation positive, ce début nécessaire offre naturellement, outre son inévitable insuffisance, de si graves inconvéniens, que tout entendement qui s'y est exclusivement borné doit être, en réalité, très-imparfaitement dressé pour la destination fondamentale de la raison humaine, sauf l'aptitude secondaire à quelques applications spéciales. Par suite même de l'heureuse priorité historique inhérente à sa moindre complication, cette science préliminaire reste aujourd'hui profondément imprégnée des vicieuses inspirations métaphysiques dont l'ascendant a dû longtemps dominer son développement, et qui trop souvent y altèrent la positivité des conceptions, surtout en accordant aux signes une irrationnelle prépondérance. Suivant une appréciation plus intime et plus permanente, il est clair que l'extrême extension que la simplicité du sujet y permet à l'emploi continu des déductions tend à déterminer des habitudes fort opposées aux vraies prescriptions de la méthode universelle envers toutes les spéculations plus complexes, en inspirant une très-fausse idée de la portée réelle de notre intelligence, et disposant à substituer indûment l'argumentation à l'observation, par l'abus des considérations à priori, fréquemment fondées sur les plus vaines hypothèses physiques, pourvu qu'elles s'adaptent commodément à l'élaboration algébrique. Non-seulement une telle éducation est peu propre, en elle-même, à développer convenablement l'esprit d'observation rationnelle, qui doit prévaloir dans presque tout le reste de la philosophie naturelle; mais nous avons d'ailleurs reconnu que, lorsqu'elle est exclusive, elle entrave directement son essor, et conduit à méconnaître jusqu'à sa participation nécessaire aux théories géométriques et mécaniques. Ainsi, quoique le premier sentiment systématique des lois invariables ait dû résulter des spéculations mathématiques, leur prépondérance logique tend certainement aujourd'hui à constituer un régime mental très-peu convenable à la véritable étude de la nature, et maintient même directement, à divers égards essentiels, l'ancien esprit philosophique, surtout en paraissant consacrer les recherches absolues. L'excessive extension des conséquences y faisant perdre de vue le point de départ, on y oublie aisément que les spéculations mathématiques, comme toutes les autres, émanent d'abord de la raison commune, dont les sages indications générales n'y sauraient perdre, en aucun cas, leur droit nécessaire à diriger et à contrôler partout l'usage habituel, si souvent immodéré, des divers procédés spéciaux, uniquement institués pour perfectionner ces notions spontanées et jamais pour en dispenser. Enfin la culture exclusivement mathématique inspire nécessairement d'aveugles prétentions à l'universelle domination spéculative, dont le début de ce chapitre a suffisamment apprécié le double danger fondamental, soit à raison des obstacles qu'elle oppose à la formation d'une véritable philosophie positive, soit en vertu de la vicieuse compression qu'elle exerce sur la plupart des études réelles. À ces divers titres, il est aisé de sentir que, lorsque ce degré initial de la saine éducation logique est pris pour le degré final, il fait prévaloir, en dernier résultat usuel, des habitudes beaucoup plus contraires que favorables au vrai régime philosophique, comme l'indique journellement l'imperfection, bien plus prononcée chez les géomètres que chez tous les autres savans, des qualités directement relatives, non à certaines études spéciales, mais à l'ensemble de la raison humaine. Il n'y a pas d'enseignement scientifique aussi peu rationnel, d'ordinaire, que l'enseignement mathématique, d'après la faible importance qu'on y attache à l'esprit général de la science, profondément voilé sous d'innombrables détails; par un motif semblable, les progrès du premier ordre, ceux qui ont immédiatement perfectionné la philosophie de la science, dans les plus éminentes conceptions de Descartes, de Leibnitz, de Lagrange même, y sont encore très-imparfaitement appréciés, et souvent moins estimés que les découvertes secondaires. Quant à l'efficacité finale d'une telle éducation pour la maturité mentale, une expérience journalière ne témoigne que trop sa profonde impuissance à préserver suffisamment des plus grossières aberrations générales, soit la masse des esprits qui la reçoivent, soit même ses principaux organes spéciaux. Toutes les utopies antisociales qu'enfante notre déplorable anarchie spirituelle ont trouvé de nombreux et actifs partisans chez les classes les mieux dominées par une éducation mathématique. En second lieu, tandis que les savans voués aux études supérieures ont depuis longtemps cessé, par exemple, d'accorder aucune confiance aux conceptions astrologiques, on voit, au contraire, de nos jours, des géomètres fort recommandables donner quelquefois le triste spectacle d'une foi beaucoup plus absurde envers des sujets qui leur sont étrangers, d'après un vicieux sentiment de leur position spéculative, qui les entraîne, à leur insu, à s'ériger en arbitres de questions qu'ils ne peuvent nullement comprendre, au point de laisser souvent succomber leur superbe raison sous les illusions et les jongleries magnétiques ou homéopathiques. Quand une saine philosophie aura suffisamment prévalu, on sentira partout que la première phase de la logique positive, loin de pouvoir aucunement dispenser des suivantes, doit attendre, sur le sujet propre de ses opérations spéciales, d'importantes lumières générales dues à l'heureuse réaction mentale que détermine nécessairement l'ensemble des autres degrés, et sans lesquelles la logique mathématique elle-même ne saurait être complétement appréciable.
Tous ces inconvéniens essentiels de l'éducation mathématique proprement dite font aussitôt ressortir la nécessité immédiate d'une autre phase générale, où la méthode positive trouve, dans le système des études astronomiques, un second degré de développement, naturellement lié au degré initial, dont il constitue le complément indispensable, et, en même temps, le plus heureux correctif. Faute de direction philosophique, le génie propre de cette seconde science fondamentale, surtout depuis l'extension, d'ailleurs si capitale, de la mécanique céleste, reste aujourd'hui profondément dissimulé, comme je l'ai noté ci-dessus, sous l'application nécessaire des notions et des procédés mathématiques, qui pourtant, ainsi qu'en tout autre cas, y devraient être toujours subordonnés, au contraire, à une telle destination. Néanmoins, en écartant autant que possible cette grave altération actuelle, nous avons reconnu que ce second degré de l'initiation positive est, au fond, beaucoup plus distinct du premier qu'on ne le pense communément. Sans doute il ne s'y agit encore que de phénomènes purement géométriques ou mécaniques, déjà abstraitement considérés en mathématique, d'où résulte une transition pleinement naturelle; mais les difficultés essentielles de leur investigation, aussi bien que son importance spéciale, y impriment à l'ensemble de leur étude un caractère très-différent, soit logique, soit scientifique. Quoique l'observation serve nécessairement, même en géométrie, de première base, explicite ou implicite, aux raisonnemens mathématiques, sauf les déductions purement logiques de la simple analyse, son office, trop spontané, y est pourtant si peu prononcé, comparativement à l'immense extension des conséquences, qu'il n'y saurait être suffisamment appréciable. C'est donc en astronomie que doit commencer l'essor distinct et direct de l'esprit d'observation; c'est là que le plus simple et le plus général des quatre modes essentiels que nous a successivement offerts l'art d'observer trouve naturellement son développement le plus pur et le plus caractéristique, en manifestant, dans la situation la plus défavorable, toute la portée scientifique dont est susceptible un sens isolé, à la vérité le plus intellectuel de tous. Pendant que les conditions du sujet y attirent nécessairement une attention continue sur les moyens d'exploration immédiate, elles y font également sentir l'intervention plus indispensable et plus élémentaire des procédés rationnels qui doivent y diriger en tant de cas une exploration beaucoup plus indirecte qu'en aucune autre science naturelle, et à laquelle s'adapte spontanément la simplicité supérieure des recherches correspondantes. Si, sous l'aspect scientifique, l'astronomie est justement regardée comme la partie la plus fondamentale du système des connaissances inorganiques, elle mérite aussi, sous l'aspect logique, de rester le type le plus parfait de l'étude générale de la nature. D'une part, nous l'avons toujours vue, historiquement, influer davantage qu'aucune autre science sur le cours fondamental des spéculations humaines, qui a jusqu'ici dû surtout consister à modifier graduellement la philosophie initiale par des conceptions émanées de l'étude du monde extérieur. En même temps, nous l'avons reconnue, dogmatiquement, la plus propre à caractériser pleinement la positivité rationnelle, autant que le comporte l'extrême simplicité de ses recherches réelles. C'est là que, dans l'avenir comme dans le passé, la raison humaine doit constamment trouver le premier sentiment philosophique des lois naturelles; c'est là qu'il faut d'abord apprendre en quoi consiste la saine explication d'un phénomène quelconque, soit par similitude, soit par enchaînement. Rien n'est aussi propre que l'ensemble de sa marche, à la fois historique et dogmatique, à manifester dignement cette harmonie progressive entre nos conceptions et nos observations, qui constitue, en tous genres, le caractère essentiel des vraies connaissances humaines. Nous l'avons vue également destinée à indiquer spontanément, par l'application la plus décisive, la saine théorie générale des hypothèses vraiment scientifiques, si indispensable à toutes les parties de la philosophie naturelle, et pourtant si souvent méconnue jusqu'ici, faute d'une telle appréciation initiale. On sait, en outre, que sa rationnalité n'est pas moins satisfaisante que sa positivité, puisqu'elle nous offre le premier et le plus parfait exemple, d'ailleurs jusqu'ici unique, de cette rigoureuse unité philosophique que nous devons toujours avoir en vue dans chaque ordre de spéculations réelles, et que tous doivent finalement comporter, pourvu qu'on n'y cherche pas une précision spéciale incompatible avec la complication croissante des phénomènes, comme je crois en avoir suffisamment ébauché ici la réalisation directe envers les plus difficiles études. Enfin, nulle autre science ne saurait manifester, avec une aussi familière évidence, cette prévision rationnelle qui constitue, à tous égards, le principal caractère permanent de nos théories positives. Abstraction faite des vicieuses inspirations dues à une exorbitante prépondérance de l'esprit purement mathématique, les principales imperfections philosophiques de l'astronomie actuelle résultent essentiellement d'une trop vague appréciation générale de ses véritables recherches, dont nous avons reconnu que la nature n'est point encore assez sagement circonscrite, ni quant à l'objet, ni surtout quant au sujet; d'où dérive, à divers égards, un reste de tendance aux notions absolues, toutefois moins prononcé déjà qu'en aucune autre science, et d'ailleurs facile à dissiper sous l'ascendant ultérieur d'une meilleure éducation scientifique. L'ensemble de notre appréciation démontre donc que, contrairement aux préjugés régnans, qui placent les géomètres au-dessus des astronomes, la phase astronomique constitue en elle-même, dans l'essor fondamental de la logique positive, un degré bien plus avancé, sous tous les aspects essentiels, et beaucoup plus rapproché du véritable état philosophique, que ne le comportait la simple initiation mathématique.
À cette seconde phase générale de la positivité rationnelle, succède nécessairement la phase physico-chimique, qui doit y trouver à la fois son type logique et sa base scientifique, afin de compléter l'étude abstraite du monde extérieur, en cherchant les lois de tous les phénomènes appréciables qui composent l'existence inorganique. Pour diminuer autant que possible le nombre effectif des degrés différens propres à la grande évolution logique, en n'y distinguant que ceux caractérisés par une extension capitale des moyens élémentaires d'investigations, j'ai cru devoir maintenant réunir les études chimiques aux études purement physiques, quoique j'aie dû les en séparer soigneusement dans le cours de ce Traité, et que je doive même ne pas confondre, au chapitre suivant, leur appréciation scientifique. Nous savons, en effet, que la chimie applique essentiellement, avec une moindre perfection, la méthode générale d'exploration développée par la physique: la seule attribution logique qui lui appartienne exclusivement consiste à cultiver spontanément l'art des nomenclatures systématiques; or, quelle que soit l'importance réelle de cet heureux artifice, elle ne me semble pas exiger ici une séparation qui rendrait moins facile à saisir la marche fondamentale de l'éducation positive, d'ailleurs aisée à compléter ensuite, sous ce rapport, d'après notre examen antérieur de l'une et l'autre science. Cette double étude fondamentale constitue nécessairement, à tous égards, le lien naturel, aussi bien logique que scientifique, entre les deux termes extrêmes de nos spéculations réelles; car si, d'une part, elle complète l'étude du monde et prépare celle de l'homme, ou plutôt de l'humanité, d'une autre part, la complication de son sujet propre est pareillement intermédiaire, et correspond à un état moyen de l'investigation positive. La nature plus complexe des phénomènes exige alors que, à tous les artifices du raisonnement mathématique, viennent se joindre, non-seulement toutes les ressources de l'exploration astronomique, étendue même à tous nos sens, mais aussi et surtout un nouveau mode essentiel de l'art d'observer, propre à fournir des déterminations plus décisives quoique moins directes, et parfaitement adapté au véritable esprit des recherches correspondantes, en passant de l'observation proprement dite à l'expérimentation. D'après l'ensemble de ce Traité, c'est là, et spécialement en physique, que la saine philosophie placera toujours le règne essentiel de la méthode expérimentale, qui n'était auparavant ni possible ni nécessaire, et qui devient ensuite insuffisante ou même illusoire. Conjointement avec cette nouvelle puissance investigatrice, une heureuse conception élémentaire, jusqu'alors peu prononcée, vient achever de donner à ce troisième degré fondamental de l'esprit positif une physionomie pleinement caractéristique, par l'important artifice logique qui constitue la théorie corpusculaire ou atomistique. Parfaitement convenable à des phénomènes qui doivent nécessairement appartenir aux moindres particules, puisqu'ils constituent l'existence permanente de toute matière, cette indispensable conception est d'ailleurs aussi essentiellement bornée à de telles études que l'expérimentation correspondante. Quand les conditions préalables, à la fois logiques et scientifiques, propres à leur vraie position encyclopédique, y seront enfin suffisamment remplies, il n'est pas douteux que cette troisième phase essentielle de la positivité rationnelle devra être habituellement jugée aussi supérieure à la phase astronomique que celle-ci l'est, au fond, à la phase purement mathématique, comme rapprochant davantage notre intelligence d'un état vraiment philosophique. Mais nous avons eu trop d'occasions de reconnaître l'extrême imperfection actuelle de son institution ordinaire, flottant encore si souvent entre un stérile empirisme et un mysticisme oppressif, soit métaphysique, soit algébrique. Des hypothèses radicalement contraires au véritable esprit scientifique continuent à y exercer, surtout sous le vicieux ascendant des géomètres, une déplorable prépondérance qui y altère gravement la positivité de presque toutes les notions, sans rien ajouter à leur rationnalité effective, quoiqu'une judicieuse imitation du type astronomique dût aujourd'hui suffire pour y rectifier cette désastreuse aberration logique qui y maintient, à divers égards essentiels, l'empire de l'absolu. Nous avons d'ailleurs reconnu que la nature, à la fois bien plus variée et beaucoup plus compliquée, d'un tel ordre de recherches ne saurait jamais y permettre, même sous un meilleur régime mental, ni une précision, ni une coordination comparables à celles que comportent les théories célestes. Mais ces diverses imperfections, passagères ou permanentes, n'empêchent pas néanmoins que le sentiment général des lois naturelles n'y reçoive certainement une extension aussi évidente qu'indispensable, en s'appliquant ainsi directement aux phénomènes les plus complexes de l'existence inorganique.
En passant de la nature inerte à la nature vivante, d'abord même purement individuelle, nous y avons vu la méthode positive s'élever nécessairement à une nouvelle élaboration fondamentale, bien plus distincte encore de ses trois évolutions antérieures que celles-ci ne l'étaient déjà les unes des autres, et qui rendra cette nouvelle science, conformément à sa vraie position encyclopédique, aussi essentiellement supérieure aux précédentes par sa plénitude logique que par son importance scientifique, dès que les conditions générales, à la vérité plus difficiles, convenables à sa culture rationnelle seront enfin suffisamment remplies. Jusqu'alors le sujet des recherches avait comporté un morcellement presque indéfini, longtemps indispensable à l'essor décisif de la positivité préliminaire, qui, sous l'ascendant métaphysique, ne pouvait trop circonscrire son exercice initial. Mais, dans les études biologiques, où tous les divers phénomènes sont évidemment caractérisés par leur intime solidarité continue, aucune opération analytique ne saurait jamais être conçue que comme le préambule plus ou moins nécessaire d'une détermination finalement synthétique; en continuant toutefois à y maintenir convenablement la division générale entre la science abstraite et la science concrète, toujours pareillement obligatoire, quoique dès lors plus délicate, à raison même du moindre intervalle de l'abstrait au concret. La nature du sujet commence donc ici à exiger une modification radicale du régime scientifique antérieur, et tend déjà à faire graduellement prévaloir l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail jusque là prépondérant; de manière à rapprocher notablement notre intelligence de son véritable état normal. Cette intime connexité des phénomènes détermine alors le développement très-prononcé du grand principe spontané des conditions d'existence, plus ou moins inhérent à toutes les parties quelconques de la philosophie naturelle, où il doit toujours lier l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, mais, par cela même, spécialement convenable aux spéculations biologiques, où ces deux sortes d'appréciation sont à la fois plus nettement distinctes et plus évidemment corrélatives: nous y avons vu sa judicieuse application remplir avec beaucoup d'avantage le seul office élémentaire qui pût sembler y motiver, à un certain degré, le maintien continu d'une philosophie théologique. Néanmoins ce qui caractérise le mieux cette quatrième phase essentielle de la logique positive, c'est assurément l'extension capitale qu'y reçoit l'art général d'observer, alors augmenté d'un nouveau mode fondamental, pleinement conforme à la nature de ces nouvelles recherches. À tous les principaux artifices du raisonnement mathématique, seulement dépouillé d'un langage spécial qui ne convient qu'aux plus simples sujets, à l'ensemble des moyens d'exploration qui constituent l'observation proprement dite, et aux diverses ressources de la méthode expérimentale, alors surtout employée sous la forme spontanée d'analyse pathologique, la complication même des phénomènes vient déterminer l'adjonction prépondérante d'un procédé supérieur d'investigation rationnelle, en développant la méthode comparative, jusqu'alors très-accessoire et peu distincte, mais destinée ici à constituer le plus puissant instrument logique applicable à de telles spéculations. Nous avons pleinement reconnu que ce mode transcendant, encore si mal compris de la plupart des savans, ne saurait être convenablement apprécié qu'avec l'institution correspondante de la vraie théorie des classifications, qui appartient, au même titre, à la biologie, où, scientifiquement envisagée, elle doit résumer les principaux résultats des comparaisons antérieures, tandis que, logiquement, elle y dirige aussi l'élaboration des nouveaux rapprochemens. Cette double création fondamentale, si éminemment propre à une telle science, doit surtout prévaloir dans la juste appréciation de sa vraie dignité logique, qui ne saurait être équitablement jugée d'après son extrême imperfection actuelle, suite nécessaire, soit d'une formation plus récente, à raison même de sa complication supérieure, soit d'un moindre accomplissement des conditions préalables qu'exige sa culture rationnelle. Si le sentiment général des lois naturelles ne pouvait d'abord être systématiquement développé que par les études inorganiques, sa pleine efficacité ne devait certainement devenir décisive que d'après son extension directe aux spéculations biologiques, dont la nature est si propre à montrer l'inanité des notions absolues, en manifestant l'immense variété des divers systèmes d'existence. Toutefois, quelle que soit, à tous égards, l'intime prééminence philosophique de cette quatrième phase fondamentale propre à la grande évolution logique, cette science, quoique intrinsèquement supérieure aux précédentes, reste, comme elles, purement préliminaire, mais à un bien moindre degré, en tant que beaucoup plus rapprochée de la science vraiment finale, suivant notre théorie hiérarchique. Cette insuffisance nécessaire y devient bientôt appréciable quand on quitte les études biologiques les plus élémentaires, presque adhérentes aux études physico-chimiques, et relatives aux phénomènes généraux de la vie organique proprement dite. Après avoir d'abord passé ainsi à la science de l'animalité, si l'on y aborde enfin les plus hautes spéculations positives, en s'élevant directement jusqu'aux fonctions morales et intellectuelles de l'appareil cérébral, on ne tarde point à sentir l'inévitable irrationnalité d'une telle constitution scientifique: car le cas le plus décisif, surtout à cet égard, n'y saurait être convenablement traité qu'en subordonnant son étude à la science ultérieure du développement social, suivant l'ensemble des motifs déjà indiqués dans ce chapitre pour démontrer l'impossibilité radicale d'une satisfaisante appréciation de notre nature mentale tant qu'on reste au point de vue individuel, alors essentiellement stérile, de quelque manière qu'il puisse être institué.