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Cours de philosophie positive. (6/6)

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L'évolution fondamentale de la méthode positive demeure donc nécessairement incomplète jusqu'à ce qu'elle s'étende suffisamment à la seule étude vraiment finale, l'étude de l'humanité, envers laquelle toutes les autres, même celle de l'homme proprement dit, ne sauraient constituer que d'indispensables préambules, et qui est spontanément destinée à exercer sur elles une universelle prépondérance normale, aussi bien logique que scientifique, comme nous l'avons ci-dessus reconnu. D'abord, c'est uniquement ainsi que le sentiment général des lois naturelles peut acquérir un développement décisif, en s'appliquant enfin au cas où l'irrévocable élimination des volontés arbitraires et des entités chimériques présente à la fois le plus d'importance et de difficulté. En même temps, rien ne saurait être plus propre à éteindre entièrement l'antique absolu philosophique, qu'une étude directement instituée pour dévoiler les lois générales de la variation continue des opinions humaines. Nous avons souvent constaté qu'une telle science comporte plus qu'aucune autre l'emploi capital, aussi légitime qu'étendu, des considérations à priori, soit d'après sa vraie position encyclopédique qui la fait dépendre de toutes les sciences préliminaires, soit en vertu de la parfaite unité qui caractérise naturellement son sujet, soit à raison de l'entière plénitude de ses moyens logiques. Sa récente formation et sa complication supérieure ne sauraient l'empêcher d'être bientôt jugée, par tous les véritables connaisseurs, la plus rationnelle de toutes les sciences réelles, eu égard au degré de précision compatible avec la nature des phénomènes, puisque les spéculations les plus difficiles et les plus variées s'y trouvent spontanément rattachées à une seule théorie fondamentale. Mais, ce qu'il y faut surtout remarquer ici, c'est l'extension essentielle des moyens d'investigation, alors nécessitée par les nouvelles exigences du sujet le plus complexe que l'esprit humain puisse aborder, et en même temps déterminée par le caractère distinctif des recherches correspondantes. Outre l'aptitude aux déductions, développée sous la phase mathématique, la puissance de l'exploration directe que manifeste la phase astronomique, l'appréciation expérimentale propre à la phase physico-chimique, et enfin la méthode comparative, émanée de la phase biologique, les difficultés caractéristiques des études sociologiques y réclament encore l'emploi continu et prépondérant d'un nouveau procédé fondamental, sans lequel l'accumulation de toutes les ressources précédentes y deviendrait presque toujours insuffisante et même souvent illusoire. Cet indispensable complément de la logique positive consiste dans le mode historique proprement dit, constituant l'investigation, non par simple comparaison, mais par filiation graduelle. L'ensemble de ce Traité a tellement caractérisé cette nouvelle méthode, la plus transcendante de toutes, qu'il serait entièrement superflu de rappeler ici son appréciation générale, d'abord résultée, au tome quatrième, d'une explication dogmatique, et ensuite confirmée, dans les deux autres volumes, d'après une application décisive. Nous avons d'ailleurs pleinement reconnu, au début de ce chapitre, l'ascendant nécessaire qu'elle doit désormais exercer sur tous les modes quelconques d'investigation positive, afin d'utiliser les éminentes indications que sa judicieuse intervention pourra toujours fournir, et qui perfectionneront partout l'emploi régulier de nos forces mentales. C'est ainsi que, au seul point de vue scientifique qui puisse être réellement universel, correspond naturellement la seule voie logique qui comporte aussi une véritable et active universalité; d'où résulte aussitôt, à ce double titre, l'unique situation normale que la raison humaine doive finalement chercher. Pour déterminer suffisamment cet état définitif, il ne resterait plus ici qu'à considérer spécialement la réaction nécessaire que cette phase extrême ou sociologique de la méthode positive doit inégalement exercer sur toutes les phases préliminaires, et principalement sur la phase initiale ou mathématique, afin d'imprimer à chacun de ces degrés toujours indispensables le vrai caractère permanent qui convient à sa nature, et que ne pouvait suffisamment manifester chaque phase successive, tant qu'elle devait rester conçue isolément. Mais cette nouvelle élaboration, maintenant prématurée, excéderait beaucoup les limites naturelles et même la destination propre de ce Traité, où j'ai dû me borner à constituer directement le véritable système de la philosophie positive, en dernier résultat de la préparation graduellement accomplie en tous genres depuis Bacon et Descartes, sans devoir encore aborder essentiellement sa construction effective, réservée surtout à un prochain avenir.

Telles sont les cinq phases principales nécessairement inhérentes à l'essor fondamental de la méthode positive, et dont l'indispensable succession élève peu à peu l'esprit scientifique proprement dit à la dignité finale d'esprit vraiment philosophique, en dissipant à jamais la distinction provisoire qui devait subsister entre eux tant que l'évolution préliminaire du génie moderne n'était pas suffisamment opérée. Si l'on considère avec soin de quel misérable état théorique la raison humaine est inévitablement partie, on cessera d'être surpris qu'il lui ait fallu tout ce long et pénible enfantement pour étendre convenablement à ses spéculations abstraites et générales ce même régime mental que la sagesse vulgaire emploie spontanément dans ses actes partiels et pratiques. Quoique rien ne puisse jamais dispenser notre faible intelligence de reproduire constamment cette succession naturelle, où réside la principale efficacité de notre développement philosophique, il est clair qu'une pareille éducation ultérieure, soit individuelle, soit même collective, pouvant désormais devenir systématique, tandis qu'elle a dû jusqu'ici rester purement instinctive, sera susceptible d'un accomplissement beaucoup plus rapide et plus facile, mais d'ailleurs essentiellement équivalent, que je m'estime heureux d'avoir ainsi préparé à tous mes successeurs, par le laborieux ensemble de mon évolution originale.

Un tel examen de l'institution générale et de la formation graduelle convenables à la méthode positive, complète ici son appréciation finale, déjà accomplie quant à sa nature et à sa destination, après la détermination fondamentale de son unité nécessaire. L'ensemble de ce chapitre peut donc être envisagé comme constituant aujourd'hui une sorte d'équivalent spontané du discours initial de Descartes sur la méthode, sauf les diversités essentielles qui résultent de la nouvelle situation de la raison moderne et des nouveaux besoins correspondans. Tandis que Descartes devait surtout avoir en vue l'évolution préliminaire qui, pendant les deux derniers siècles, était destinée à préparer successivement l'ascendant décisif de la positivité rationnelle, j'ai dû, au contraire, apprécier ici l'entier accomplissement effectif d'un tel préambule, afin de déterminer directement la constitution finale de la saine philosophie, en harmonie nécessaire avec une haute destination sociale, que Descartes avait justement écartée, mais que Bacon avait déjà essentiellement pressentie. Ainsi, ce chapitre concernait naturellement la partie la plus difficile et la plus importante de tout le travail relatif à nos conclusions générales, d'après la prépondérance constante des besoins logiques sur les besoins scientifiques, surtout en un temps où, la doctrine devant être encore fort peu avancée, la principale élaboration philosophique doit consister à instituer complétement la méthode. Toutefois, pour que notre opération extrême puisse atteindre suffisamment son but général, il faut, en outre, consacrer le chapitre suivant à une rapide appréciation scientifique, correspondante à cette appréciation logique, et oser même caractériser enfin, dans un dernier chapitre, l'action totale que doit ultérieurement exercer la philosophie positive, dès lors pleinement constituée.


CINQUANTE-NEUVIÈME LEÇON.

Appréciation philosophique de l'ensemble des résultats propres à l'élaboration préliminaire de la doctrine positive.

Toutes les parties de ce Traité nous ont directement représenté chaque branche essentielle de la philosophie naturelle comme étant encore, à beaucoup d'égards, dans un état purement provisoire, désormais suffisamment expliqué par l'appréciation logique que nous venons d'accomplir, puisque la méthode fondamentale ne pouvait elle-même être convenablement développée que d'après son extension décisive aux phénomènes les plus complexes et les plus importans, réalisée seulement ici. Malgré la haute valeur spéciale de diverses notions partielles, les sciences ont été jusqu'à présent cultivées d'une manière trop peu philosophique pour avoir pu atteindre une situation vraiment normale, en sorte que l'élaboration finale de la doctrine positive doit être maintenant très-peu avancée, sans excepter les études les plus simples et les plus anciennes. La destination systématique de l'évolution scientifique propre aux trois derniers siècles a donc surtout consisté dans la formation graduelle de la méthode positive, appréciée au chapitre précédent. C'est uniquement d'après le suffisant accomplissement de cette opération fondamentale que pourra désormais commencer directement l'essor final de la véritable science, enfin parvenue à une judicieuse unité, sous l'ascendant continu du seul point de vue vraiment universel. Ainsi, nos conclusions scientifiques ne sauraient maintenant avoir ni la même importance, ni, par suite, la même extension, que nos conclusions logiques, puisqu'elles se rapportent à un système de connaissances à peine ébauché aujourd'hui. Néanmoins notre principale appréciation philosophique, accomplie dans la leçon précédente, ne serait pas suffisamment complète, si nous ne consacrions pas le chapitre actuel à caractériser directement, autant que le comporte l'élaboration préliminaire, la nature propre et l'enchaînement général des diverses études abstraites que nous avons successivement examinées, en les considérant désormais comme autant d'élémens nécessaires d'un seul corps de doctrine, suivant le principe établi précédemment.

D'un tel point de vue philosophique, nous avons toujours reconnu que, du moins pour l'ensemble de l'évolution humaine, il existe spontanément, à tous égards, une harmonie essentielle entre nos connaissances réelles et nos besoins effectifs. Les connaissances qui nous sont nécessairement interdites en chaque genre y sont aussi celles qui n'auraient d'autre efficacité que de satisfaire une vaine curiosité. Nous ne devons vraiment chercher à connaître que les lois des phénomènes susceptibles d'exercer sur l'humanité une influence quelconque; or une telle action, quelque indirecte qu'elle puisse être, constitue aussitôt une base d'appréciation positive, dont la suffisante réalisation peut seulement suivre quelquefois de très-loin la manifestation des besoins correspondans, surtout par suite de l'imparfaite institution du système de nos recherches, jusqu'ici à peine ébauché. En considérant l'ensemble de cette élaboration, on voit qu'elle doit embrasser, d'une part, l'humanité elle-même, envisagée sous tous les aspects propres à son existence et à son activité; d'une autre part, le milieu général, dont l'influence permanente domine l'accomplissement spontané d'une pareille évolution. Or ce n'est pas seulement en vertu des nécessités logiques, appréciées au chapitre précédent, que l'étude de cette économie extérieure doit précéder et préparer celle de notre propre économie, afin d'élaborer d'abord la méthode fondamentale dans les seuls cas assez simples pour en permettre convenablement l'essor initial. Il faut aussi reconnaître maintenant, à ce sujet, que des motifs purement scientifiques prescrivent, d'une manière non moins irrécusable, la même marche philosophique. Nous devons, en effet, préalablement étudier une économie naturelle à laquelle sont nécessairement subordonnées toutes nos conditions d'existence, et qui se compose de phénomènes essentiellement indépendans de notre action, sauf les modifications secondaires qu'elle y détermine, et qui ne sauraient devenir convenablement appréciables sans une telle connaissance antérieure. Mais, en outre, à ne considérer même que l'étude propre de notre organisme, individuel ou collectif, elle a besoin de reposer d'abord sur une semblable élaboration, destinée à nous dévoiler les lois des phénomènes les plus fondamentaux, inévitablement communs à tous les êtres quelconques, et qui ne peuvent être suffisamment connus que par l'examen des cas où ils existent isolés de nos complications vitales. C'est ainsi que l'unité finale de la science humaine se concilie spontanément avec sa décomposition rationnelle en deux études principales, l'une relative à l'existence inorganique ou générale, l'autre à l'existence organique ou spéciale, dont la première constitue l'indispensable préambule de la seconde, où une plus noble activité vient seulement modifier les phénomènes universels. En considérant sous le même aspect les trois modes essentiels, d'abord mathématique ou astronomique, ensuite physique, et enfin chimique, que présente l'existence inorganique, et pareillement les deux modes, individuel et social, qui sont propres à l'existence organique, leur succession totale constituera désormais une série scientifique parfaitement correspondante à la série logique du chapitre précédent; elle conduira aussi naturellement à l'état normal de la vraie philosophie, d'après les cinq degrés consécutifs de complication et de réalité que doit offrir l'existence finale, et dont la dignité graduelle résulte de leur spécialité croissante. Notre appréciation actuelle ne saurait avoir d'autre objet principal que de caractériser convenablement cette nouvelle application générale de la conception fondamentale établie, au début de ce Traité, relativement à la véritable hiérarchie encyclopédique.

Le mode le plus simple et le plus universel de l'existence inorganique consiste nécessairement dans l'existence mathématique, d'abord géométrique, puis mécanique, seule appréciable en chacun des cas, très-nombreux et fort importans, où notre investigation ne peut reposer que sur l'exploration visuelle. Tel est le motif scientifique qui, indépendamment des motifs logiques déjà examinés, érige spontanément l'ensemble des études mathématiques en premier élément fondamental de la philosophie positive. Sous ce second aspect, cette science primordiale doit être ici considérée abstraction faite des théories analytiques qui constituent, sans doute, ses plus puissantes ressources, mais qui, en elles-mêmes, à titre de simple instrument de déduction ou de coordination, ne sauraient directement contenir aucune connaissance réelle, quelque précieuse, et même indispensable, que doive devenir ensuite leur application rationnelle. C'est, en effet, dans un sens purement logique que nous avons toujours reconnu à l'analyse mathématique une importance vraiment propre et prépondérante, comme offrant, par sa nature, l'exercice le plus fécond et le plus décisif de l'art élémentaire du raisonnement positif, d'après l'admirable facilité que l'extrême simplicité du sujet y présente pour multiplier et varier les conséquences pleinement rigoureuses: aucune autre étude, même mathématique, ne saurait aussi nettement caractériser l'aptitude déductive de l'esprit humain. Mais l'éducation scientifique proprement dite, seul objet du chapitre actuel, n'y peut trouver, au contraire, d'autre grand résultat direct que le premier développement systématique du sentiment fondamental des lois logiques, sans lesquelles on ne concevrait jamais les lois physiques: c'est ainsi que les spéculations numériques, source nécessaire de cette analyse, ont historiquement fourni la plus ancienne manifestation des idées générales d'ordre et d'harmonie, graduellement étendues ensuite aux sujets les plus complexes. À cela près, il est clair que la science mathématique se compose surtout de la géométrie et de la mécanique, qu'on peut regarder comme directement relatives aux notions primordiales, l'une de toute existence, l'autre de toute activité, du moins quand on fait subir à nos diverses conceptions réelles la plus extrême décomposition élémentaire, d'ailleurs souvent inopportune et quelquefois perturbatrice; car tous les phénomènes quelconques seraient abstraitement réductibles, dans l'ordre statique, à de simples rapports de grandeur, de forme, ou de situation, et, dans l'ordre dynamique, à de purs mouvemens, partiels ou généraux; sauf à juger sagement la convenance effective d'une telle réduction philosophique. L'ascendant oppressif que les géomètres ont tendu à exercer, pendant les deux derniers siècles, sur toutes les parties de la philosophie naturelle, correspond seulement à une fausse appréciation de ce principe incontestable, tendant à dénaturer la plupart de nos conceptions réelles d'après une vicieuse analyse, nécessairement contraire à la nature de tous les phénomènes un peu compliqués. Mais, sans aller jusqu'à cette abusive simplification, l'universalité spéculative de cette double étude primordiale reste néanmoins évidente, puisqu'une telle existence mathématique doit se retrouver spontanément dans tout autre mode plus composé et plus élevé, bien qu'elle n'y constitue pas l'unique élément, ni même le principal. Nous savons, en outre, que la géométrie doit être abstraitement jugée encore plus générale que la mécanique, puisque l'existence pourrait être rigoureusement conçue sans aucune activité, comme, par exemple, envers des astres réellement immobiles, auxquels la géométrie pourrait seule convenir. Quoique cette séparation ne puisse être accomplie que dans des cas insignifians pour nous, il demeure certain que la géométrie constitue, par sa nature, l'étude mathématique la plus propre à développer convenablement le premier sentiment élémentaire des lois d'harmonie, qui n'y sont jamais troublées par aucun mélange avec les lois de succession. Malgré ces attributs caractéristiques, il faut néanmoins regarder finalement la théorie du mouvement comme constituant, sous le rapport scientifique proprement dit, encore plus que la théorie de l'étendue, la principale branche de la mathématique, en vertu de ses relations plus directes et plus complètes avec tout le reste de la philosophie naturelle. Cette prépondérance est d'autant plus convenable que les spéculations mécaniques se compliquent toujours, par leur nature, de certaines considérations géométriques: or cette intime connexité, d'où résultent leur difficulté supérieure et leur moindre perfection logique, constitue aussi leur réalité plus prononcée, et leur permet de représenter suffisamment l'ensemble de l'existence mathématique, dont une telle concentration peut ici faciliter l'appréciation philosophique. Nous savons que ce préambule universel de la philosophie naturelle compose aujourd'hui avec sa manifestation astronomique, la seule partie de la science inorganique qui soit essentiellement parvenue à la vraie constitution normale qui convient à sa nature. Aussi dois-je attacher beaucoup de prix à faire suffisamment ressortir, au sujet des lois primordiales sur lesquelles repose cette constitution, leur coïncidence spontanée avec les lois fondamentales qui semblent jusqu'ici propres à la seule existence organique, afin de signaler sommairement, par la corrélation directe des deux cas extrêmes, la tendance nécessaire de nos diverses connaissances réelles à une véritable unité scientifique, en harmonie avec leur unité logique déjà reconnue au chapitre précédent. Les notions intermédiaires, c'est-à-dire celles de l'ordre physico-chimique, confirmeront sans doute, à leur manière, une telle convergence, quand leur vrai caractère philosophique aura pu être convenablement établi d'après une culture plus rationnelle.

Nous avons d'abord reconnu spécialement en philosophie mathématique (voyez surtout la quinzième leçon), contrairement à l'opinion commune, que, la théorie abstraite du mouvement et de l'équilibre étant entièrement indépendante de la nature des moteurs, les lois physiques qui lui servent de base, et par suite aussi toutes leurs conséquences générales, sont nécessairement applicables aux phénomènes mécaniques des corps vivans comme en tout autre cas quelconque, sauf la précision des déterminations, incompatible avec la complication des appareils, et nous avons ensuite constaté spécialement, en philosophie biologique (voyez surtout la quarante-quatrième leçon), qu'une semblable application y devait, en effet, diriger la première étude de la mécanique animale, statique ou dynamique, radicalement inintelligible sans un pareil fondement. Mais il s'agit ici d'une appréciation plus élevée et beaucoup moins sentie jusqu'à présent, qui, d'après une suffisante généralisation de ces trois lois fondamentales, leur assure une véritable universalité philosophique en les faisant convenir finalement à tous les phénomènes possibles, et particulièrement à ceux de la nature vivante, soit individuelle, soit même sociale, ainsi qu'il est maintenant aisé de l'expliquer envers chacune d'elles. Quant à la première, si mal qualifiée de loi d'inertie, et que je me suis borné à désigner historiquement par le nom de Kepler à qui nous la devons, il suffit de l'envisager, sous son aspect réel, comme loi de persistance mécanique, pour y voir aussitôt un simple cas particulier de la tendance spontanée de tous les phénomènes naturels à persévérer indéfiniment dans leur état quelconque s'il ne survient aucune influence perturbatrice, tendance alors spécialement constatée à l'égard des phénomènes les plus simples et les plus généraux. J'ai déjà fait sentir, en biologie, à la fin du quarante-quatrième chapitre, que la vraie théorie générale de l'habitude ne pouvait comporter au fond aucun autre principe philosophique, seulement modifié par l'intermittence caractéristique des phénomènes correspondans. Une remarque analogue convient encore davantage à la sociologie, où, d'après la complication supérieure de l'organisme collectif, la vie sociale, à la fois beaucoup plus durable et moins rapide que la vie individuelle, fait si hautement ressortir la tendance opiniâtre de tout système politique à se perpétuer spontanément. Nous avons aussi noté en physique, au sujet de l'acoustique, certains phénomènes trop peu étudiés qui manifestent pareillement, jusque dans les moindres modifications moléculaires, une disposition à la reproduction des actes, qu'on supposait mal à propos particulière aux corps vivans, et dont l'identité fondamentale avec la persistance mécanique considérée ici devient alors spécialement évidente. Ainsi, sous ce premier aspect, il est désormais impossible de méconnaître la subordination nécessaire de tous les divers effets naturels à quelques lois vraiment universelles, modifiées seulement dans leur manifestation réelle, suivant les conditions propres à chaque cas. Il en est certainement de même pour notre seconde loi du mouvement, celle de Galilée, relative à la conciliation spontanée de tout mouvement commun avec les différens mouvemens particuliers. Non-seulement elle convient éminemment aux phénomènes mécaniques de la vie animale, dont l'existence serait directement contradictoire sans une telle loi, mais aussi, philosophiquement généralisée, elle devient pareillement applicable à tous les phénomènes quelconques, organiques ou inorganiques. On peut, en effet, toujours constater en tout système l'indépendance fondamentale des diverses relations mutuelles, actives ou passives, envers toute action exactement commune aux différentes parties, quels qu'en soient d'ailleurs le genre et le degré. Les études biologiques offrent la vérification continue de cette loi universelle, aussi bien pour les phénomènes de sensibilité que pour ceux de contractilité; puisque, nos impressions étant purement comparatives, notre appréciation des différences partielles n'est jamais troublée par aucune influence générale et uniforme. Son extension naturelle à la sociologie n'est pas moins incontestable: car, si le progrès social tend à altérer l'ordre intérieur d'un système politique, c'est uniquement, comme en mécanique, parce que le mouvement n'y saurait être suffisamment commun aux diverses parties, dont l'économie mutuelle ne serait, au contraire, nullement affectée par une progression beaucoup plus rapide, à laquelle tous les élémens participeraient avec une égale énergie. Une étude plus philosophique des actes physico-chimiques montrera sans doute que la même loi s'y applique aussi aux différens phénomènes qui n'y doivent pas être regardés comme purement mécaniques, ainsi que l'indiquent déjà, par exemple, les effets thermométriques, uniquement dus aux inégalités mutuelles. Quant à notre troisième loi fondamentale du mouvement, celle que j'ai dû attribuer à Newton, et qui consiste dans l'équivalence constante entre la réaction et l'action, son universalité nécessaire est encore plus sensible que pour les deux autres: c'est la seule en effet dont jusqu'ici on ait quelquefois entrevu, quoique d'une manière très-confuse et fort insuffisante, l'extension spontanée à toute économie naturelle. Pourvu que l'on conçoive toujours la nature et la mesure des réactions suivant le véritable esprit des phénomènes correspondans, il n'est pas douteux qu'une telle équivalence ne puisse être aussi réellement observée envers les effets physiques, chimiques, biologiques, et même politiques, qu'à l'égard des simples effets mécaniques, du moins en ne cherchant partout que le degré de précision compatible avec les conditions du sujet. Outre la mutualité évidemment inhérente à toutes les actions réelles, il faut d'ailleurs reconnaître que l'estimation générale des réactions mécaniques, d'après la combinaison des masses et des vitesses, trouve partout une appréciation analogue. Si Berthollet a rendu sensible l'influence chimique de la masse, jusqu'alors essentiellement méconnue, une discussion équivalente manifesterait aussi nettement son influence biologique ou politique. L'intime solidarité continue qui caractérise les phénomènes vitaux, et encore davantage les phénomènes sociaux, où tous les aspects se montrent spontanément connexes, est surtout très-propre à nous familiariser avec l'universalité effective de cette troisième loi du mouvement, ainsi étendue désormais à tout changement quelconque. Chacune des trois grandes lois naturelles sur lesquelles nous avons reconnu, malgré les graves aberrations philosophiques des géomètres actuels, que repose nécessairement l'ensemble de la mécanique rationnelle, n'est donc au fond que la manifestation mécanique d'une loi générale, pareillement applicable à tous les phénomènes possibles. En outre, afin de mieux caractériser ce rapprochement capital, il importe maintenant de l'étendre aussi, non sans doute aux principales conséquences ultérieures d'une telle doctrine initiale, où la spécialité du sujet doit se trouver trop prononcée pour comporter aucune utile comparaison, mais seulement à la notion essentielle qui y constitue le lien nécessaire des diverses spéculations. On conçoit qu'il s'agit du célèbre principe général d'après lequel d'Alembert a profondément rattaché les questions de mouvement aux questions d'équilibre. Soit qu'on l'envisage, suivant ma proposition, comme une heureuse généralisation de la troisième loi du mouvement, soit qu'on persiste à y voir une notion pleinement distincte, on pourra toujours sentir sa conformité spontanée avec une conception vraiment universelle, pareillement destinée à lier, dans un sujet quelconque, l'appréciation dynamique à l'appréciation statique, en considérant que les lois d'harmonie correspondantes doivent être sans cesse maintenues au milieu des phénomènes de succession. La sociologie nous a naturellement offert l'application la plus décisive, quoique le plus souvent implicite, de cette importante relation générale, parce que ces deux aspects élémentaires y sont à la fois plus prononcés et plus solidaires qu'en aucun autre cas. Si les lois d'existence pouvaient toujours être suffisamment connues, je ne doute pas qu'on n'y pût ainsi ramener partout, comme en mécanique, toutes les questions d'activité. Mais, lors même que la complication du sujet oblige au contraire à procéder en sens inverse, c'est encore au fond d'après une pareille conception de convergence nécessaire entre l'appréciation statique et l'appréciation dynamique: ce principe universel est seulement employé alors sous un nouveau mode conforme à la nature des phénomènes, et dont les spéculations sociologiques nous ont fréquemment présenté d'importans exemples.

Les diverses lois fondamentales de la mécanique rationnelle ne constituent donc, à tous égards, que la première manifestation philosophique de certaines lois générales, nécessairement applicables à l'économie naturelle d'un genre quelconque de phénomènes. Quoiqu'elles dussent être d'abord dévoilées envers le sujet le plus simple et le plus commun, on voit qu'elles pourraient aussi être conçues comme émanant des parties les plus élevées et les plus spéciales de la philosophie abstraite, qui seules en font apercevoir le vrai caractère d'universalité. Loin qu'elles soient réellement dues à l'esprit mathématique, il est clair que son vicieux ascendant s'oppose directement aujourd'hui à leur saine appréciation philosophique, soit en spécialisant trop leur interprétation mécanique, soit surtout en s'efforçant vainement d'y substituer une argumentation sophistique à la judicieuse observation qui constitue exclusivement leur réalité, suivant les explications directes du tome premier. Cette importante conception résulte donc ici d'une première réaction scientifique de l'esprit positif propre aux études organiques, et surtout caractérisé par les spéculations sociologiques, sur les notions fondamentales qui ont semblé jusqu'à présent particulières aux études inorganiques. Toute sa valeur philosophique tient, en effet, à l'identité spontanée que nous avons ainsi établie entre les lois initiales des deux ordres extrêmes de phénomènes naturels, dont le rapprochement général n'avait jamais été tenté que d'après une décomposition inopportune et perturbatrice des effets les plus complexes en simples mouvemens moléculaires, qui tendait aussitôt à détruire radicalement les plus éminentes contemplations. Ainsi, l'indication précédente est finalement destinée à signaler ici, dans le seul cas compatible avec l'extrême imperfection de la science actuelle, le premier type essentiel du nouveau caractère d'universalité que devront prendre les principales notions positives sous l'ascendant normal du véritable esprit philosophique, directement apprécié au chapitre précédent. C'est pourquoi j'ai cru devoir insister spécialement à cet égard, afin d'utiliser convenablement une occasion d'autant plus précieuse que le reste de notre appréciation scientifique n'en saurait aujourd'hui reproduire l'équivalent. Pour le cas qui nous l'a fournie, les lois universelles que nous avons reconnues sont, par leur nature, pleinement suffisantes, puisque la théorie abstraite du mouvement et de l'équilibre n'exige certainement aucune autre base réelle: quel qu'en soit ensuite l'immense développement spécial, nous savons qu'il ne constitue qu'un simple système de conséquences logiques de ces notions fondamentales, élaborées surtout d'après un judicieux emploi de l'instrument analytique. Mais, envers tout autre sujet plus complexe, ces lois générales sont assurément bien loin de suffire à diriger convenablement nos diverses spéculations réelles. On peut seulement garantir que leur sage application y fournira toujours de précieuses indications scientifiques, parce que de telles lois y doivent constamment dominer les différentes lois plus spéciales relatives aux autres modes abstraits d'existence et d'activité, organiques ou inorganiques. Quant à ces dernières lois distinctes, qui resteront sans cesse indispensables, et dont le nombre effectif demeurera longtemps très-considérable, on est ainsi conduit à espérer que les plus importantes d'entre elles seront un jour pareillement investies, bien qu'à un moindre degré, d'un semblable caractère d'universalité, correspondant à l'étendue naturelle des phénomènes respectifs. Mais, sans attendre cette concentration ultérieure, les explications précédentes autorisent déjà à concevoir le système entier de nos connaissances réelles, même dans son imperfection actuelle, comme susceptible, à certains égards, d'une véritable unité scientifique, indépendamment de la grande unité logique constituée au chapitre précédent, quoiqu'en harmonie avec elle.

Après avoir abstraitement apprécié l'existence mathématique, à la fois géométrique et mécanique, l'esprit positif doit compléter une telle élaboration initiale en l'appliquant convenablement au cas naturel le plus important, par l'étude générale des phénomènes astronomiques. Si la première appréciation était d'abord évidemment indispensable pour déterminer les lois essentielles de la plus simple existence inorganique, nécessairement commune à tous les êtres quelconques, la seconde ne le devient pas moins ensuite pour caractériser le milieu universel, dont l'ascendant continu domine inévitablement le cours élémentaire de tous les autres phénomènes. Cette nouvelle opération scientifique doit, au premier aspect, sembler contraire à notre grand précepte baconien sur la nature essentiellement abstraite des spéculations propres à la philosophie première; car les vraies notions astronomiques ne diffèrent, en effet, des notions purement mathématiques que par leur restriction spéciale au cas céleste. Mais cette infraction apparente, dont le motif serait d'ailleurs irrécusable, n'est pas, au fond, plus réelle que celle, déjà examinée au trente-sixième chapitre, qui incorpore à la chimie abstraite l'analyse fondamentale de l'air et de l'eau, au même titre essentiel de milieu général où s'accomplissent tous les phénomènes ultérieurs, sans que pour cela l'appréciation devienne vraiment concrète. Il est clair, en effet, que, dans les études astronomiques, les phénomènes géométriques et mécaniques restent toujours abstraitement considérés, comme si les corps correspondans n'en pouvaient pas comporter d'autres; tandis que le caractère propre de toute théorie concrète consiste surtout dans la combinaison directe et permanente des divers modes inhérents à chaque existence totale. En passant au cas céleste, les spéculations mathématiques n'altèrent donc pas essentiellement leur nature abstraite, et ne font que se développer davantage sur un exemple capital, que son extrême importance oblige à spécialiser ainsi, et dont les difficultés caractéristiques constituent même la principale destination scientifique de l'ensemble des études mathématiques, aussi bien que sa plus heureuse stimulation logique. Cette application décisive exerce d'ailleurs une réaction nécessaire éminemment propre à faire dignement apprécier la réalité et la portée des notions mathématiques, dont le vrai caractère philosophique ne saurait être convenablement senti par ceux qui n'ont pas accordé une attention suffisante à une telle manifestation. Il serait superflu d'insister ici sur la lumineuse confirmation qu'y reçoivent spécialement les lois universelles que nous venons de remarquer. C'est surtout en cette partie prépondérante de la philosophie inorganique que l'humanité développera toujours le premier sentiment systématique d'une économie nécessaire, spontanément émanée des relations invariables propres aux phénomènes correspondans, et dont l'ascendant fondamental, radicalement soustrait à notre influence, doit servir de règle permanente à notre conduite effective. Quelque extension indispensable que ce sentiment initial doive ensuite acquérir graduellement envers les phénomènes plus compliqués, c'est à une telle source qu'il faudra sans cesse remonter pour en apprécier suffisamment l'énergie et la pureté: notre éducation individuelle maintiendra certainement, à cet égard, sur une moindre échelle, la haute influence philosophique que les études astronomiques ont nécessairement exercée dans notre éducation collective. Toutefois l'ascendant scientifique du vrai point de vue humain, c'est-à-dire social, y doit spécialement conserver sa destination universelle, afin de garantir la pleine rationnalité des études correspondantes; car, du point de vue purement céleste, l'astronomie positive semblerait constituer une science très-peu satisfaisante, d'après notre ignorance radicale des lois vraiment cosmiques, et la restriction nécessaire de nos recherches effectives au seul monde dont nous faisons partie. Mais, au contraire, le véritable esprit philosophique explique aussitôt et justifie pleinement cette restriction fondamentale, rationnellement motivée désormais par la vérification toujours nouvelle de l'entière indépendance des phénomènes intérieurs de notre monde, les seuls qui doivent réellement nous intéresser, et que nous pouvons aussi connaître parfaitement, envers les phénomènes plus généraux relatifs à l'action mutuelle, essentiellement inaccessible, des divers systèmes solaires. Une telle indépendance, qui offre d'ailleurs la plus haute manifestation possible de la seconde loi universelle remarquée ci-dessus, fait directement sentir l'inanité nécessaire des tentatives irrationnelles sur la prétendue astronomie sidérale, qui constituent aujourd'hui la seule grave aberration scientifique propre aux études célestes. À la vérité, l'astronomie nous offre aussi déjà, à certains égards, la première vérification importante des empiétemens abusifs que présentent ensuite, au plus haut degré, les parties supérieures de la philosophie naturelle, d'après le caractère essentiellement empirique qu'a dû jusqu'à présent affecter l'élaboration préliminaire de la science réelle, dont les diverses branches principales se sont développées à l'aveugle imitation les unes des autres, et, par suite, sous l'ascendant plus ou moins direct de l'esprit purement mathématique. Mais nous avons reconnu, au chapitre précédent, que cet inévitable ascendant provisoire ne saurait produire, en astronomie, les mêmes dangers scientifiques que partout ailleurs, puisqu'il y est pleinement conforme à la vraie nature des recherches, et seulement contraire à une judicieuse administration logique, qui y exigerait, comme en tout autre cas, la subordination continue de l'instrument à l'usage.

En passant de l'existence purement mathématique, manifestée surtout dans l'ordre astronomique, à l'existence physique proprement dite, on commence à sentir la progression fondamentale que tout le reste de la philosophie naturelle caractérisera de plus en plus, en appréciant une nouvelle activité spontanée, plus spéciale, plus complexe, et plus éminente, qui modifie essentiellement l'activité antérieure, plus simple et plus générale. Quoique tous les phénomènes vraiment physiques soient nécessairement communs à tous les corps quelconques, sauf l'unique inégalité des degrés, leur manifestation exige toujours un concours de circonstances plus ou moins composé, qui ne saurait jamais être rigoureusement continu. Parmi les cinq grandes catégories que nous avons dû y distinguer, la première, relative à la pesanteur, nous a seule offert une véritable généralité mathématique; aussi constitue-t-elle la transition pleinement naturelle de l'astronomie à la physique: toutes les autres nous ont présenté une spécialité croissante, d'après laquelle nous les avons surtout classées. Outre la nécessité directe de cette nouvelle étude fondamentale pour connaître une partie aussi essentielle de l'existence inorganique, elle compose, conjointement avec la chimie, le couple scientifique intermédiaire, destiné, dans le système total de la philosophie première, à lier le couple initial mathématico-astronomique au couple final biologico-sociologique. Son importance philosophique devient, sous ce rapport, facile à sentir, en général, en supposant un moment qu'une telle transition n'existât pas; car il serait aussitôt impossible de concevoir réellement l'unité de la science humaine, ainsi formée de deux élémens radicalement hétérogènes, entre lesquels aucune relation permanente ne saurait être instituée, quand même on admettrait d'ailleurs qu'une pareille lacune permît encore l'essor suffisant de l'esprit positif, ce qui serait certainement contradictoire à la marche inévitable de notre éducation logique, établie au chapitre précédent. Mais cet élément intermédiaire, naturellement adhérent, par une extrémité, aux notions astronomiques, et, par l'autre, aux notions biologiques, vient procurer spontanément à notre intelligence l'heureuse faculté de parcourir graduellement le système entier de la philosophie abstraite, en parvenant, suivant une succession presque insensible, des plus simples spéculations mathématiques aux plus hautes contemplations sociologiques. Toutefois la même position encyclopédique qui confère évidemment à un tel couple scientifique cette indispensable attribution y devient, à d'autres égards, une source non moins nécessaire de difficultés fondamentales, qui influeront toujours beaucoup sur l'imperfection relative de cette double étude, dont le sujet propre ne saurait offrir ni l'admirable simplicité du couple initial, ni la solidarité caractéristique du couple final. Quand toutes les parties de la science réelle seront enfin convenablement cultivées, il y a lieu de croire que, par ce motif, ces spéculations moyennes devront être, tout compensé, finalement jugées plus imparfaites, non-seulement que les premières, ce qui est déjà bien reconnu, mais aussi que les dernières, du moins aux yeux de ceux qui n'attacheront point une importance exagérée à la précision des déterminations, et qui apprécieront surtout l'harmonie des conceptions. En nous bornant d'abord à la physique, beaucoup plus avancée d'ailleurs que la chimie, il ne faut pas que l'immense accumulation actuelle de précieuses notions spéciales y dissimule l'extrême imperfection que nous avons constatée, à tant d'égards essentiels, dans son caractère philosophique, et qui tient, sous divers aspects, à sa propre nature, quoiqu'elle soit, sans doute, fort aggravée par une vicieuse institution, qui pourrait désormais être suffisamment rectifiée. Cette science offre, en premier lieu, le grave inconvénient d'être inévitablement composée de parties plus ou moins hétérogènes, beaucoup plus distinctes les unes des autres que ne le sont entre elles la géométrie et la mécanique, et bien davantage surtout que les diverses branches principales de la biologie ou de la sociologie. Malgré d'heureuses relations binaires, l'importante fusion opérée de nos jours des notions magnétiques parmi les notions électriques ne doit faire nullement espérer que cette multiplicité scientifique soit jamais réductible à une véritable unité, même sous la vaine intervention des vagues hypothèses métaphysiques qui altèrent encore profondément la positivité des conceptions physiques. Il y a plutôt lieu de penser, au contraire, qu'une plus complète appréciation de l'existence inorganique augmentera ultérieurement le nombre de ces élémens irréductibles, que nous avons maintenant fixé à cinq; car cette diversité ne doit pas seulement correspondre à celle des modes ainsi étudiés, mais aussi à celle de nos propres moyens organiques d'exploration élémentaire. Or, parmi les cinq branches actuelles de la physique, deux s'adressent chacune à un seul de nos sens, l'une à l'ouïe, l'autre à la vue; et celles-là ne sauraient assurément jamais coïncider, malgré les chimériques espérances suscitées quelquefois par de vicieux rapprochemens, sous l'ascendant sophistique d'hypothèses antiscientifiques: les trois autres se rapportent également à la vue et au toucher, et cependant, malgré cette affinité organique, personne n'oserait aujourd'hui regarder la thermologie ou l'électrologie comme réellement susceptible de fusion ultérieure avec la barologie, ni même entre elles, quelque incontestables que soient, à certains égards, leurs relations naturelles. Le nombre effectif de nos sens extérieurs n'est pas d'ailleurs maintenant à l'abri de toute grave incertitude scientifique, d'après l'état d'enfance où se trouve encore toute la théorie des sensations, si déplorablement abandonnée jusqu'ici aux seuls métaphysiciens: une appréciation vraiment rationnelle, à la fois anatomique et physiologique, conduirait sans doute, par exemple, à distinguer entre eux les deux sentimens de chaleur et de pression, aujourd'hui vaguement confondus, avec plusieurs autres peut-être, dans le sens du tact, qui, malgré sa classique réputation de netteté, semble destiné en quelque sorte à recueillir toutes les attributions dont le siége spécial n'est pas clairement déterminé. Quoi qu'il en soit à cet égard, il reste incontestable que deux de nos sens, l'odorat et le goût, très-employés en chimie, n'ont encore, dans la physique, aucune application essentielle: cependant on doit penser que chacun d'eux, et surtout le premier, aurait déjà suscité un département distinct, si notre organisation nerveuse avait été, sous ce rapport, aussi parfaite que celle de beaucoup d'autres animaux supérieurs; de même, réciproquement, que l'optique et l'acoustique seraient probablement encore inconnues si notre vision et notre audition étaient au niveau de notre olfaction. Le mode d'existence inorganique spécialement appréciable à l'odorat semble, en effet, n'être pas moins distinct, par sa nature, de ceux qui correspondent aux deux autres sens que ceux-là ne le sont entre eux; comme le confirme surtout la persistance très-prépondérante de l'olfaction dans l'ensemble de la série animale. Malgré les obstacles inévitables que notre imperfection organique doit toujours apporter à l'essor de la branche correspondante de la physique, une exploration plus artificielle pourrait sans doute indirectement parvenir à les surmonter assez pour donner lieu à une telle extension scientifique: d'ailleurs il ne nous serait peut-être pas impossible d'instituer, à cet effet, avec les plus intelligens des animaux qui nous surpassent sous ce rapport, une sorte d'association contemplative, équivalente à l'utile association active, militaire ou industrielle, dont le même sens a dès longtemps fourni le motif spontané. Ainsi, le nombre des élémens vraiment irréductibles dont la physique générale doit être composée n'est pas même encore rationnellement fixé. Quand il aura été convenablement déterminé, de manière à écarter essentiellement toute vicieuse concentration, en prévenant toutefois une scission spéculative qui ne serait pas moins contraire au véritable esprit de cette étude nécessairement multiple, l'influence philosophique pourra plus aisément améliorer la constitution scientifique de chaque branche principale. Envers les parties même les plus avancées, nous avons reconnu que cette constitution est loin d'être aujourd'hui suffisamment définie; elle flotte encore presque toujours entre l'impulsion quasi-métaphysique de géomètres trop peu disposés à la saine appréciation des théories physiques, et la résistance empirique de physiciens trop étrangers à une judicieuse initiation mathématique. Les abus essentiels de l'esprit mathématique offrent ici plus de dangers que partout ailleurs, parce que leur introduction y est nécessairement beaucoup plus directe et leur conservation plus spécieuse qu'en aucune autre science plus compliquée, d'après la nature purement géométrique ou mécanique qu'on ne saurait contester à un grand nombre de spéculations physiques, quoique la plupart aient réellement un tout autre caractère. Chaque science fondamentale ayant eu à se défendre des envahissemens de la précédente, dont l'ascendant, à la fois logique et scientifique, y a dû spontanément présider à l'essor initial de la positivité rationnelle, c'est surtout aux physiciens qu'il appartient aujourd'hui, dans l'institution finale de nos spéculations réelles, de contenir suffisamment, d'après de saines inspirations philosophiques, l'aveugle instinct qui entraîne encore les géomètres à exercer, sur l'ensemble des études naturelles, une domination stérile et oppressive. La perturbation radicale à laquelle la physique est ainsi plus complétement exposée qu'aucune autre science, m'a déterminé à y rapporter la discussion générale, d'ailleurs universellement applicable, des vicieuses hypothèses qui continuent à y altérer profondément la réalité des conceptions principales. Nous avons, en effet, reconnu que les fluides métaphysiques n'y sont aujourd'hui maintenus qu'afin de permettre d'y envisager tous les phénomènes quelconques, contre leur nature évidente, comme exclusivement mécaniques. Or, cette uniforme représentation ne saurait être pleinement convenable qu'envers la seule barologie, où nous savons d'ailleurs que, de même qu'en astronomie, mais à un plus haut degré, l'heureuse application de l'esprit mathématique n'a pu être encore suffisamment accomplie, faute pareillement de sa judicieuse subordination au véritable esprit de la physique, qui ne pourra y prévaloir convenablement que d'après l'indispensable rénovation de notre éducation scientifique. Mais, quelles que soient, à ces divers titres, les graves imperfections de la physique actuelle, les unes directement inhérentes à sa propre nature, les autres seulement relatives à une vicieuse culture, elles n'empêchent pas que sa vraie constitution philosophique ne soit déjà assez appréciable pour permettre d'établir, entre ses diverses branches effectives, et sous la réserve ultérieure de branches nouvelles, une succession hiérarchique pleinement conforme à sa véritable position encyclopédique. Une telle classification, toujours fondée sur le même principe essentiel de la généralité décroissante que nous avons vue partout prévaloir, est sans doute destinée à remédier suffisamment aux inconvéniens spontanés de la multiplicité scientifique nécessairement propre à la physique, en y instituant une transition graduelle des spéculations barologiques presque adhérentes à l'astronomie, aux spéculations électrologiques les plus voisines de la chimie.

Quoique nous ayons dû, au chapitre précédent, pour faciliter l'appréciation de l'ensemble de l'évolution logique, réunir essentiellement la phase chimique à la phase physique, il convient ici de considérer séparément le second élément du couple scientifique moyen, comme plus spécialement propre à conduire au couple supérieur ou final, tandis que le premier émanait plus naturellement du couple inférieur ou initial. Il s'agit alors du mode le plus intime et le plus complet de l'existence inorganique, que l'esprit humain a eu tant de peine à distinguer suffisamment, sous ce rapport, de l'existence vraiment organique. L'activité matérielle s'y élève à un degré évidemment supérieur, qui modifie profondément le système des phénomènes antérieurs. Sans que ce nouvel ordre d'effets naturels cesse réellement de nous offrir la généralité inorganique, elle y a toutefois gravement décru. Outre le concours beaucoup plus complexe, et par suite plus rare, des circonstances indispensables à leur production, ces phénomènes présentent nécessairement, entre les diverses substances, des différences essentielles, qui ne sont plus réductibles, comme en physique, à de simples inégalités d'énergie, sauf d'après les vagues hypothèses générales qu'une vicieuse impulsion mathématique y a quelquefois indirectement suscitées, et que leur évidente stérilité y rend peu dangereuses. C'est surtout ici que se développe, dans toute sa plénitude, la tendance constante que nous avons remarquée parmi les divers ordres de phénomènes à devenir de plus en plus modifiables à mesure que leur complication et leur spécialité augmentent. Les phénomènes purement physiques en avaient sans doute offert la première manifestation, puisqu'un tel caractère y avait nécessairement motivé l'introduction spontanée de la méthode expérimentale proprement dite. Mais, quoique cette méthode soit, au fond, moins satisfaisante en chimie, par la difficulté supérieure des recherches, la faculté de modifier y est naturellement bien plus complète, puisqu'elle s'étend alors jusqu'à l'intime composition moléculaire. La modification pourrait, il est vrai, être encore plus prononcée dans l'ordre des actions vitales, en tant que plus compliquées et plus spéciales; mais, par cela même qu'elle y serait souvent poussée jusqu'à la suspension totale ou même l'entière suppression de phénomènes beaucoup plus précaires, elle n'y saurait présenter autant d'utilité réelle. Aussi la chimie constituera-t-elle toujours, et de plus en plus, la principale base de notre puissance matérielle. Sous l'aspect spéculatif, la double destination fondamentale des études inorganiques y est spécialement évidente, soit pour achever d'apprécier l'existence universelle en ce qu'elle peut offrir de plus intime, soit pour compléter la connaissance du milieu général dans sa plus immédiate influence sur l'organisme. À l'un et l'autre titre, l'importance scientifique de la chimie est assurément incontestable, comme constituant, par sa nature, l'indispensable transition des spéculations inorganiques aux spéculations organiques: le caractère d'élément moyen, qui lui est commun avec la physique, s'y trouve spontanément beaucoup plus prononcé. On y sent aussi, sous un autre aspect essentiel, l'approche des études biologiques, en voyant alors augmenter notablement l'intime solidarité naturelle propre à l'ensemble du sujet scientifique, si insuffisante en physique, et même, au fond, en mathématique. Mais, par une nouvelle conséquence de la complication supérieure, sa culture plus récente et plus imparfaite laisse aujourd'hui la chimie beaucoup plus éloignée encore que la physique elle-même de la vraie constitution scientifique qui convient à sa position encyclopédique, au point que nous y avons souvent reconnu des traces très-prononcées de la plus grossière métaphysique. Sa nature intermédiaire la destine, sans doute, à faire convenablement pénétrer, dans le système des études inorganiques, l'esprit d'ensemble spontanément développé par les études organiques, avec la méthode comparative et la théorie taxonomique qui leur sont propres, et que j'ai tant représentées comme éminemment aptes à perfectionner directement les spéculations chimiques. Là donc devraient déjà se trouver le terme actuel de l'ascendant préliminaire du régime analytique, et le commencement naturel de la prépondérance finale que doit partout obtenir le régime synthétique. Jusqu'ici, au contraire, cette science, après avoir trop aveuglément détruit la systématisation provisoire que la belle théorie du grand Lavoisier lui avait si heureusement imposée, et qui n'a pu encore être convenablement remplacée, se trouve plus abandonnée qu'aucune autre à l'irrationnelle activité de l'esprit de détail, qui l'encombre journellement d'une stérile accumulation de faits incohérens. Si l'essor de la doctrine numérique tend à y maintenir désormais un certain degré de rationnalité, ce n'est qu'en y écartant davantage le principal sujet scientifique, outre les spéculations hasardées que suscite souvent cette conception incomplète et insuffisante, d'où émane d'ailleurs une disposition, déjà trop commune, à dissimuler le vide réel des idées sous un facile verbiage hiéroglyphique, à l'imitation des abus algébriques. Aucune autre science n'exige aussi impérieusement, à tous égards, l'intervention directrice d'une saine philosophie, pour y discipliner un aveugle empirisme, dont tout le caractère théorique s'y réduirait bientôt, sans un tel ascendant normal, à l'impuissant appareil des nomenclatures et des notations techniques. Ce n'est plus ici de l'invasion mathématique qu'il faut surtout préserver la vraie constitution scientifique: ce danger, trop détourné, cesse d'y être assez redoutable; il sera d'ailleurs naturellement contenu déjà par la physique, qui s'y trouve bien autrement exposée, comme on l'a vu ci-dessus. Mais la chimie a principalement besoin d'être judicieusement garantie contre la vicieuse domination de la physique elle-même, première source directe de sa positivité rationnelle, et à travers laquelle s'y introduirait, au reste, l'ascendant mathématique. Par une aberration philosophique essentiellement analogue à celle qui voudrait réduire l'existence physique à la seule existence géométrique ou mécanique, beaucoup d'esprits distingués sont maintenant entraînés à ne voir que de simples effets physiques dans les phénomènes chimiques les mieux caractérisés. Une tendance aussi radicalement contraire au progrès général de la chimie y est d'autant plus dangereuse qu'elle repose en partie sur l'incontestable affinité des deux sciences fondamentales les plus voisines l'une de l'autre, d'après une irrationnelle exagération de la haute efficacité chimique qui appartient évidemment aux diverses actions physiques, y compris même peut-être les vibrations sonores convenablement explorées. Cette intime perturbation n'y sera suffisamment contenue, comme partout ailleurs, mais d'après des motifs encore plus urgens, que par la prépondérance normale du véritable esprit philosophique, présidant à l'universelle régénération de l'esprit scientifique actuel. Mais, quelle que soit encore, à tant de titres, l'extrême imperfection, à la fois scientifique et logique, des études chimiques, où la prévision rationnelle, qui caractérise surtout la véritable science, n'est presque jamais possible aujourd'hui qu'à certains égards secondaires, leur état présent n'en a pas moins déjà développé irrévocablement le sentiment fondamental des lois naturelles envers les phénomènes les plus compliqués de l'existence inorganique, qui furent si longtemps regardés comme spécialement régis par de mystérieuses influences et susceptibles d'arbitraires variations. On parvient alors à sentir nettement l'ensemble de la constitution propre à la science préliminaire de la nature morte, depuis son origine astronomique jusqu'à sa terminaison chimique, profondément liées par l'interposition spontanée de la physique.

Après avoir ainsi fondé cette moitié de la philosophie première qui devait d'abord être spécialement analytique, l'esprit positif s'est enfin élevé directement à celle dont le caractère a dû toujours être essentiellement synthétique, malgré les graves aberrations, à la fois scientifiques et logiques, qu'y entretient encore une servile imitation de l'élaboration préalable qui lui a nécessairement fourni sa base initiale. Suivant une formule justement célèbre, cette étude de l'homme et de l'humanité a été constamment regardée comme constituant, par sa nature, la principale science, celle qui doit surtout attirer et l'attention normale des hautes intelligences et la sollicitude continue de la raison publique. La destination simplement préliminaire des spéculations antérieures est même tellement sentie, que leur ensemble n'a jamais pu être qualifié qu'à l'aide d'expressions purement négatives, inorganique, inerte, etc., qui ne les définissent que par leur contraste spontané avec cette étude finale, objet prépondérant de toutes nos contemplations directes. Quoique nous ayons pleinement reconnu que les exigences initiales de la grande évolution logique avaient obligé l'esprit humain, pendant les deux derniers siècles, à s'occuper surtout de ces sciences préparatoires, seules propres, d'après leur simplicité supérieure, à consolider suffisamment l'essor fondamental de la positivité rationnelle, il est clair que cette marche exceptionnelle ne pouvait toujours prévaloir, et que son terme naturel a été posé, dans notre siècle, par la formation décisive de la philosophie biologique. Toutefois, tant que l'extension graduelle de l'esprit positif n'a pas été convenablement poussée jusqu'aux phénomènes sociaux, il était impossible que l'impulsion perturbatrice, provenue des sciences inférieures, fût, en biologie, réellement contenue, parce qu'elle n'y pouvait être directement combattue que sous les vicieuses inspirations de la philosophie théologico-métaphysique, dont il fallait, avant tout, détruire alors l'antique ascendant mental. C'est pourquoi les biologistes judicieux n'ont désormais aucun intérêt véritable à repousser l'universelle prépondérance spéculative du point de vue sociologique, où ils doivent voir, au contraire, le seul moyen de garantir suffisamment l'indépendance et la dignité de leurs propres études contre les prétentions opposées, mais également oppressives, des physiciens et des métaphysiciens. Malgré que la distinction scientifique entre l'existence individuelle et l'existence sociale ne soit réellement assez prononcée que dans notre seule espèce, elle exige néanmoins, comme je l'ai tant démontré, l'indispensable décomposition de la philosophie organique en deux sciences distinctes, quoique intimement liées, l'une biologique, l'autre sociologique, puisque la considération humaine est évidemment celle qui doit y prévaloir, et à laquelle doivent toujours être essentiellement rapportées toutes les autres appréciations vitales. Quelque importante réaction que la seconde étude doive ultérieurement exercer sur la première, il est d'ailleurs sensible que la sociologie doit d'abord reposer sur la biologie, afin de connaître l'agent nécessaire des phénomènes qui lui sont propres, après avoir apprécié le milieu où il doit se développer, avant d'examiner sa marche effective. Nous avons surtout constaté que cette division fondamentale des deux sciences organiques résulte spontanément d'une dernière application générale du principe incontestable que nous avons partout employé pour construire graduellement la hiérarchie scientifique.

En passant des études inorganiques aux études purement biologiques, on sent, avec une énergique évidence, que l'existence matérielle éprouve alors un immense accroissement nouveau, très-supérieur aux deux degrés essentiels d'extension successive qu'elle avait déjà reçus, en s'élevant d'abord du simple état mathématique ou astronomique à l'état physique proprement dit, et même ensuite de celui-ci à la complication de l'état chimique. Toutefois le conflit exceptionnel qui a dû exister en biologie entre les besoins logiques et les besoins scientifiques pendant tout le cours de l'évolution préparatoire propre aux deux derniers siècles, y a opposé de tels obstacles à la convenable appréciation philosophique d'une telle diversité, qu'il en est résulté la difficulté la plus fondamentale que la constitution normale de cette grande science eût nécessairement à surmonter. La tendance générale des sciences inférieures à dominer les supérieures, d'après leur antériorité nécessaire, était ici encore plus puissante qu'envers les deux cas précédens, puisque les phénomènes vitaux sont certainement, en grande partie, mécaniques, physiques, et surtout chimiques: ce qu'ils offrent de réellement propre, outre la différence des appareils, est d'abord d'une détermination trop difficile pour ne pas rendre longtemps spécieuse la légitimité d'une semblable domination, d'où semblait alors dépendre l'introduction décisive de l'esprit positif dans ces éminentes spéculations. Mais ce qui a dû le plus aggraver et prolonger cette intime perturbation, c'est que, pour résister à cette énergique impulsion physico-chimique, et d'abord même mathématique, réclamant, au nom de la positivité, l'empire de la biologie, les droits de la rationnalité, de l'indépendance et de la dignité des études vitales n'ont pu être longtemps soutenus qu'en y maintenant le ténébreux ascendant de l'esprit métaphysique, et même finalement théologique. L'antique régime mental est devenu tellement antipathique à la raison moderne, que depuis trois siècles nous l'avons vu, à beaucoup d'égards, compromettre de plus en plus tout ce qui reste essentiellement placé sous sa vaine protection, dont la dangereuse persistance donne à la plus indispensable résistance le caractère inévitable d'une vraie rétrogradation, aussi bien dans l'ordre scientifique que dans l'ordre politique, également intéressés désormais à reposer sur une autre base philosophique, propre à concilier spontanément les conditions du progrès et celles de la conservation, qui, à partir des spéculations biologiques, semblent jusqu'ici radicalement incompatibles, tandis qu'elles convergent déjà suffisamment dans la partie préliminaire de la philosophie abstraite. Cette situation contradictoire a dû faire provisoirement accueillir en biologie toutes les conceptions qui paraissaient suffisamment susceptibles d'y détruire enfin, comme dans les sciences inférieures, l'ascendant métaphysique, quelque opposées qu'elles fussent d'ailleurs à la nature effective des phénomènes. Rien ne saurait être plus caractéristique, à cet égard, que l'étrange prépondérance conservée pendant plus d'un siècle par la célèbre aberration biologique de Descartes sur l'automatisme animal, dont le grand Buffon lui-même ne put jamais s'affranchir pleinement, quoique ses propres méditations dussent lui en manifester spécialement la profonde absurdité: quels que fussent sans doute à ses yeux les graves dangers de la domination mathématique, elle lui paraissait encore, et avec raison, préférable à la tutelle théologico-métaphysique, puisqu'il ne pouvait alors exister de meilleure alternative. Quelque oppressif que dût être un tel antagonisme pour l'essor fondamental du véritable esprit biologique, nous avons apprécié comment il s'est finalement ouvert une issue décisive par la combinaison spontanée de deux conceptions indispensables, l'une physiologique, l'autre anatomique, qui ont si dignement immortalisé l'incomparable Bichat. La première consiste dans cette célèbre distinction élémentaire entre la vie organique ou végétative et la vie animale proprement dite, qui, malgré de vicieuses exagérations initiales, sera de plus en plus appréciée, comme le fondement primordial de la saine philosophie biologique. C'est sous son inspiration, en effet, que l'on a pu enfin dénouer suffisamment la difficulté primitive, d'après une satisfaisante appréciation de la part légitime qu'il fallait accorder en biologie aux prétentions physico-chimiques, ainsi reconnues pleinement rationnelles en tout ce qui concerne les simples phénomènes de végétabilité, base nécessaire de toute existence vitale; tandis que la double propriété qui caractérise l'animalité était radicalement irréductible aux qualités inorganiques, et présiderait désormais à un ordre de phénomènes entièrement distinct, sans aucune analogie fondamentale avec les actes inférieurs. Toutefois une telle répartition n'autorise nullement les physiciens et les chimistes à dominer directement le premier ordre d'études biologiques; quelque indispensable qu'y soit la sage application continue de la doctrine inorganique, c'est exclusivement aux biologistes qu'il appartient de la diriger toujours, puisqu'ils en peuvent seuls comprendre suffisamment les conditions et la destination. Les motifs d'une telle discipline sont évidemment analogues à ceux des semblables prescriptions déjà considérées envers les trois cas antérieurs d'intervention scientifique des théories inférieures dans les théories supérieures: mais ils ont ici beaucoup plus d'énergie, d'après l'extrême influence que doit exercer la nature propre des appareils vitaux sur les actes physico-chimiques qui y constituent la pure végétabilité, même quand elle peut y être étudiée séparément de toute animalité, ce qui d'ailleurs est si rarement possible. Quant à la conception anatomique, en harmonie, d'abord simplement spontanée, aujourd'hui pleinement systématique, avec cette conception physiologique, elle résulte de la grande théorie des tissus élémentaires, où nous avons reconnu le véritable équivalent philosophique pour la biologie de l'office rempli, en physico-chimie, par la théorie moléculaire, dont l'application biologique est essentiellement contraire à la nature des phénomènes. Cette notion statique, convenablement élaborée, a pu seule, en effet, procurer à la notion dynamique des deux vies une pleine consistance scientifique, en permettant d'assigner à chacun de ces modes d'existence un siége fondamental qui pût être nettement distingué, même dans les plus éminens organismes. Mais, quelle que soit la puissance intrinsèque de cette double conception, elle n'eût jamais acquis une suffisante prépondérance, ni même un caractère assez complet, si elle fût toujours restée relative à l'homme, comme elle l'était exclusivement pour son immortel créateur. Quoique l'homme soit certainement, à tous égards, l'objet essentiel de la biologie, nous avons cependant reconnu que cette grande étude ne pouvait à aucun titre devenir vraiment rationnelle tant qu'elle demeurait bornée directement à l'organisme le plus complexe, dont l'appréciation ne saurait, sous aucun aspect, être abordée avec un succès décisif sans être constamment dominée par l'admirable méthode comparative que la nature de tels phénomènes y a si heureusement ménagée pour surmonter les immenses difficultés de ces hautes recherches, d'après une lumineuse transition graduelle entre les divers degrés successifs d'organisation ou de vie. Or ce principe fondamental de la logique biologique est surtout applicable à la distinction statique et dynamique entre les deux modes élémentaires de l'activité vitale, qui se trouvent ainsi nettement caractérisés par les divers types essentiels de la hiérarchie organique. Mais, en sens inverse, la construction finale d'une telle hiérarchie devait aussi dépendre directement de cette conception préalable, puisque la pure végétabilité ne saurait comporter entre les différens êtres que de simples inégalités d'énergie, comme les propriétés physico-chimiques, sans pouvoir admettre cette diversité graduelle de modes successifs qui peut devenir la base d'une véritable série, et qui est évidemment propre à la seule animalité, dont les degrés de plénitude anatomique ou physiologique offrent en effet une nombreuse suite de nuances fortement tranchées, susceptibles de diriger convenablement les spéculations taxonomiques. C'est surtout à raison de cette intime connexité que nous avons vu la fondation directe de la saine philosophie biologique être surtout déterminée par l'établissement décisif de la hiérarchie animale, sous la puissante élaboration d'abord de Lamarck, ensuite d'Oken, et enfin de Blainville. Une telle création constituera de plus en plus non-seulement le principal instrument logique, mais aussi la pensée prépondérante de toutes les hautes contemplations biologiques, parce que le point de vue anatomique et le point de vue physiologique y viennent nécessairement converger, à tous égards, avec le point de vue taxonomique. La notion fondamentale de l'organisme, d'abord absorbée par celle du milieu, seule préalablement appréciable, a ainsi pris enfin l'activité directe qui convient à sa nature, d'après la considération habituelle d'une longue succession de systèmes vitaux de plus en plus complexes, dont l'existence, de plus en plus éminente, modifie toujours davantage l'existence universelle, et devient aussi de plus en plus susceptible de se modifier elle-même, conformément à l'ensemble des exigences extérieures. Quoique les idées systématiques d'ordre et d'harmonie aient dû primitivement résulter des études inorganiques, à raison de leur simplicité supérieure, les idées de classement et de hiérarchie, qui en constituent sans doute la plus haute manifestation, ne pouvaient certainement émaner que des études biologiques, d'où elles doivent finalement s'étendre aux spéculations sociales qui en avaient originairement fourni le type spontané, et qui, en effet, les renverront ultérieurement partout avec une irrésistible énergie. Malgré les immenses lacunes de la biologie actuelle, où la position des diverses questions essentielles est seule aujourd'hui pleinement appréciable, sans qu'aucune d'elles soit encore effectivement résolue, nous avons donc pu regarder cette grande science comme ayant déjà pris, au moins chez ses plus éminens interprètes, le vrai caractère général qui convient à sa propre nature; ce qui est pleinement compatible avec l'extrême imperfection des détails dans une étude où, d'après l'intime solidarité du sujet, l'esprit d'ensemble doit essentiellement prévaloir. Par suite d'un tel caractère, quelque peu avancé que doive être jusqu'ici un genre de spéculations positives aussi difficile et aussi récent, sa constitution scientifique n'en est pas moins maintenant, aux yeux des vrais connaisseurs, plus rationnelle que celle des diverses sciences antérieures, aveuglément livrées à la dispersion empirique qui devait distinguer leur élaboration préliminaire. La notion fondamentale de la spontanéité vitale se développant, à divers degrés déterminés, entre les limites générales correspondantes à l'inévitable accomplissement continu des lois élémentaires de l'existence universelle, y est désormais irrévocablement établie d'après la grande conception hiérarchique qui domine l'ensemble des idées biologiques. Toutefois les obstacles journaliers qu'éprouve encore, au sein même de la science, cette indispensable conception, et la persistance opiniâtre du conflit initial, quoique très-heureusement atténué, entre les prétentions opposées de l'école physico-chimique et de l'école théologico-métaphysique, prouvent clairement qu'une telle constitution scientifique n'est pas suffisamment complète. On doit sans doute attribuer à cet égard beaucoup d'influence à l'extrême insuffisance de l'éducation habituelle qui précède aujourd'hui une culture aussi difficile, suivant les explications du quarantième chapitre. Il est incontestable, en effet, que les biologistes ne pourront jamais s'affranchir de l'irrationnelle invasion de diverses sciences inorganiques qu'autant qu'ils se les seront d'abord rendues assez familières pour en incorporer convenablement la judicieuse application simultanée au système de leurs études propres; cette irrécusable obligation résulte ici des mêmes motifs essentiels, devenus seulement plus énergiques, qui ont déjà imposé aux autres classes de savans de semblables conditions logiques, comme unique moyen de contenir les empiétemens abusifs des études inférieures sur les supérieures. Mais, outre cette considération temporaire, il faut reconnaître, d'après une plus profonde appréciation, que la biologie ne saurait être complétement constituée sans l'intervention prépondérante de la sociologie; car, tandis que, par son extrémité inférieure, elle touche à la science inorganique dans l'étude élémentaire de la vie végétative, elle adhère, par son extrémité supérieure, à la science finale du développement social, dans l'étude transcendante de la vie intellectuelle et morale. Or, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, cette dernière étude, sans laquelle la connaissance biologique de l'homme est radicalement insuffisante, ne saurait être convenablement instituée du seul point de vue individuel, et elle exige l'indispensable considération d'un essor collectif qui en lui-même ne saurait être scindé: en sorte que, malgré l'éminent mérite et l'utilité capitale que nous avons dû tant reconnaître dans l'immortelle tentative de Gall, sa faible efficacité jusqu'ici ne doit pas être uniquement attribuée, ni même principalement, à ses imperfections radicales, ni au peu de portée de ceux qui l'ont poursuivie, mais surtout à la vicieuse constitution d'un travail où la biologie devrait se subordonner judicieusement à la sociologie, loin de pouvoir l'y dominer. Cette voie étant aujourd'hui la seule ouverte à l'esprit théologico-métaphysique pour maintenir en biologie son antique domination, il est aisé de sentir combien l'entière prépondérance de la positivité rationnelle s'y trouve profondément liée à la fondation de la science sociale, sans laquelle toutes les conceptions déjà élaborées n'y pourraient jamais acquérir une pleine efficacité, ni même une véritable stabilité. Une telle influence philosophique n'est pas moins propre, en sens inverse, à garantir irrévocablement les études vitales contre l'invasion opposée de l'esprit mathématique, premier moteur des usurpations inorganiques, en faisant prévaloir une science où il ne saurait évidemment espérer aucun accès réel, sauf dans les absurdes utopies fondées sur le prétendu calcul des chances, désormais trop ridicules pour être vraiment dangereuses. On conçoit d'ailleurs que ces deux offices sont spontanément connexes, puisque l'école théologico-métaphysique ne peut aujourd'hui conserver en biologie une certaine valeur qu'à raison de son insuffisante résistance aux tendances subversives de l'école physico-chimique, d'abord destinée elle-même à y lutter contre l'ascendant oppressif de l'ancienne philosophie. En biologie, comme en politique, une même conception doit aujourd'hui pleinement satisfaire à la fois aux conditions de l'ordre et à celles du progrès, au fond nécessairement identiques.

La seule science qui puisse être vraiment finale, et envers laquelle la biologie elle-même ne constitue qu'un dernier préambule indispensable, résulte donc maintenant de l'extrême accroissement fondamental qu'éprouve l'existence réelle en s'élevant de l'organisme individuel à l'organisme collectif. Quoique d'une autre nature que les trois précédentes, cette complication définitive n'est pas moins prononcée que celles déjà éprouvées en passant d'abord du degré mathématique initial au degré physique proprement dit, ensuite de celui-ci au chimique, et même enfin du degré chimique au plus simple degré biologique: elle est d'ailleurs toujours en harmonie avec la généralité décroissante des phénomènes successifs. D'après l'expansion continue et la perpétuité presque indéfinie qui caractérisent le nouvel organisme, ce cas diffère tellement du précédent, malgré l'homogénéité nécessaire de leurs élémens, qu'il est vraiment impossible de ne l'en pas séparer profondément, surtout quand on considère directement cette extension totale de l'association humaine à l'ensemble de notre espèce, que la civilisation moderne a eu toujours en vue, quelque éloignée qu'en doive être encore la suffisante réalisation. Sous l'aspect logique, nous avons reconnu que la méthode fondamentale reçoit alors sa plus éminente élaboration par l'introduction spontanée du mode historique proprement dit, parfaitement adapté à la nature d'un sujet où la filiation graduelle doit constituer de plus en plus le principal moyen d'investigation, qui, quoique nécessairement dérivé du mode comparatif propre à la biologie, en doit néanmoins être radicalement distingué, à titre de transformation transcendante. Or l'indispensable séparation des deux études organiques n'est certes pas moins caractérisée dans l'ordre purement scientifique, d'après l'évidente impossibilité de jamais déduire les phénomènes successifs de l'évolution sociale, indépendamment de leur propre observation directe, d'après la seule connaissance des lois individuelles; car chacun de ces divers degrés ne peut d'abord être positivement rattaché qu'au degré immédiatement antérieur, quoique leur ensemble doive constamment rester, à tous égards, en harmonie fondamentale avec le système des notions biologiques. Nous savons d'ailleurs, suivant la remarque précédente, que ces théories elles-mêmes ne peuvent isolément suffire à leur plus haute destination individuelle, sans l'assistance supérieure des notions sociologiques. Il importait donc, en constituant la sociologie, de faire convenablement sentir l'indispensable nécessité de cette séparation fondamentale, où réside maintenant, à mon gré, pour les esprits les plus avancés, la principale difficulté, à la fois scientifique et logique, d'une telle constitution, parce que la tendance générale des études inférieures à absorber spontanément les supérieures, en vertu de leur positivité antérieure, et d'après leurs relations naturelles, ne pouvait jamais être plus spécieuse assurément que dans ce cas extrême, où presque aucun des éminens penseurs de notre siècle n'a pu, en effet, éviter cette grande aberration. Une discussion décisive nous a donc ainsi conduits à satisfaire systématiquement aux éternelles conditions d'originalité et de prééminence des spéculations sociales, que la résistance théologico-métaphysique n'a pu que maintenir instinctivement d'une manière fort insuffisante, depuis que la méthode positive a commencé à prévaloir de plus en plus dans la moderne évolution mentale. C'est au nom même de la positivité et de la rationnalité que nous avons directement réclamé, et même déterminé la convenable reconstruction d'un ascendant philosophique, toujours indispensable, qu'on n'ose pourtant motiver de nos jours que sur les seules exigences pratiques. Mais cette réorganisation normale ne pouvait être vraiment consolidée qu'en faisant aussitôt cesser, d'une autre part, le stérile et irrationnel isolement où les diverses écoles théologico-métaphysiques, sans exception des moins arriérées, s'accordaient, depuis deux siècles, au milieu de leurs intimes divergences, à placer constamment le système des études morales et politiques envers l'ensemble de la philosophie naturelle. Or cette seconde condition générale, non moins inévitable que la première, a été complétement remplie, d'après une exacte convergence des besoins scientifiques avec les besoins logiques, prescrivant également désormais la subordination fondamentale de la science finale à chacune des sciences préliminaires, sur lesquelles sa réaction philosophique doit ensuite redevenir prépondérante. Aussi devais-je attacher beaucoup de prix à signaler, autant que possible, les liaisons directes qui résultent, à cet égard, de la nature des études respectives, vu la double nécessité continue de connaître préalablement, d'une part, le milieu, d'une autre part, l'agent de l'évolution sociale. La position encyclopédique assignée à la sociologie, dès le début de ce Traité, par notre hiérarchie scientifique, et qui résume exactement l'ensemble de ses conditions et de ses relations, s'est donc trouvée ensuite spécialement confirmée en une foule d'occasions, même indépendamment de l'irrécusable obligation logique d'une telle marche successive pour élever la méthode positive jusqu'à sa phase sociologique, suivant les explications du chapitre précédent. Mais, quelle que soit l'importance réelle des indispensables notions ainsi transportées d'abord des études purement inorganiques dans cette science finale, c'est aux études biologiques que doit surtout appartenir, d'après la nature des sujets respectifs, un tel office scientifique, après que les tendances primitives aux empiétemens irrationnels y ont été suffisamment contenues. À tous les degrés de l'échelle sociologique, et sous tous les rapports statiques ou dynamiques, la biologie fournit nécessairement, sur la nature humaine, autant qu'elle peut être connue par la seule considération de l'individu, des notions fondamentales qui doivent toujours contrôler les indications directes de l'exploration sociologique, et souvent même les rectifier ou les perfectionner. Mais, en outre, dans la partie inférieure de la série, sans descendre d'ailleurs jusqu'à l'état initial, où les déductions biologiques peuvent seules nous guider, il est clair que la biologie, quoique toujours dominée, comme dans tous les cas antérieurs de ce genre, par l'esprit sociologique, doit faire spécialement connaître cette association élémentaire, intermédiaire spontané entre l'existence purement individuelle et l'existence pleinement sociale, qui résulte de l'existence domestique proprement dite, plus ou moins commune à tous les animaux supérieurs, et qui constitue, dans notre espèce, la véritable base primordiale du plus vaste organisme collectif. Toutefois l'élaboration originale de cette nouvelle science a dû être essentiellement dynamique, en sorte que les lois d'harmonie y ont été presque toujours implicitement considérées parmi les lois de succession, dont l'appréciation distincte pouvait seule constituer aujourd'hui la physique sociale. Aussi sa plus haute connexité scientifique avec la biologie consiste-t-elle maintenant dans la liaison fondamentale que j'ai établie entre la série sociologique et la série biologique, et qui permet d'envisager philosophiquement la première comme un simple prolongement graduel de la seconde, quoique les termes de l'une soient surtout coexistans et ceux de l'autre surtout successifs. Sauf cette unique différence générale, qui ne saurait interdire l'enchaînement des deux séries, nous avons, en effet, reconnu que le caractère essentiel de l'évolution humaine résulte nécessairement de la prépondérance toujours croissante des mêmes attributs supérieurs qui placent l'homme à la tête de la hiérarchie animale, où ils dirigent aussi l'appréciation rationnelle des principaux degrés d'animalité. On parvient ainsi à concevoir l'immense système organique comme liant réellement la moindre existence végétative à la plus noble existence sociale, par une longue progression intermédiaire de modes d'existence de plus en plus élevés, dont la succession, quoique nécessairement discontinue, n'en est pas moins essentiellement homogène. Enfin, le principe d'un tel enchaînement consistant, au fond, dans la généralité décroissante des phénomènes prépondérans, cette double série organique se rattache spontanément à l'unique série rudimentaire que puisse nous offrir la nature inorganique, où, en effet, les trois degrés principaux, d'abord mathématique ou astronomique, ensuite physique, et enfin chimique, propres à l'existence universelle, présentent déjà une succession relative au même principe, que j'ai dès lors osé ériger au cinquante-septième chapitre, après tant de hautes vérifications dynamiques et statiques, en loi fondamentale de toute taxonomie positive. La direction nécessaire de l'ensemble du mouvement humain, à la fois individuel et social, étant ainsi scientifiquement déterminée, il ne restait plus, pour constituer la sociologie, qu'à en caractériser aussi la marche générale. C'est ce que j'ai accompli, au tome quatrième, par ma loi fondamentale d'évolution, qui, avec cette loi hiérarchique, établit, j'ose le dire, un véritable système philosophique, dont les deux élémens principaux sont spontanément solidaires. Dans cette conception dynamique, la sociologie se rattache profondément à la biologie, puisque l'état initial de l'humanité y coïncide essentiellement avec celui où leur imperfection organique retient les animaux supérieurs, chez lesquels l'essor spéculatif ne dépasse jamais ce fétichisme primordial d'où l'homme lui-même n'aurait pu sortir sans l'énergique impulsion du développement collectif. La similitude est encore plus évidente quant à l'existence active. Après avoir ainsi constitué la théorie sociologique, il fallait, pour la rendre vraiment jugeable, constater directement sa réalité fondamentale, en osant l'appliquer convenablement à la saine appréciation générale, historique quoique abstraite, de la grande progression, à la fois mentale et sociale, qui, depuis quarante siècles, élève continuellement l'élite de l'humanité. Tel a été l'objet de l'élaboration décisive qui a exigé la totalité du volume précédent et la majeure partie de celui-ci. Comme le vaste ensemble en a été, au cinquante-septième chapitre, spécialement résumé, il serait superflu d'y revenir maintenant. Il suffit ici de rappeler que cette irrécusable épreuve, sous laquelle ont radicalement succombé toutes les conceptions historiques proposées jusqu'ici, a finalement démontré la réalité essentielle de ma théorie dynamique, par cela même que chaque phase importante de la grande évolution y a trouvé spontanément, outre la filiation nécessaire, l'explication générale de son propre caractère et la juste appréciation de sa participation indispensable au résultat commun; de manière à toujours permettre de glorifier convenablement, sans aucune inconséquence, les services rendus successivement par les influences les plus opposées. Une semblable aptitude à rendre, par exemple, une égale et complète justice à l'état monothéique et à l'état polythéique, avec une pareille indifférence personnelle envers chacun d'eux, n'était, sans doute, possible que par suite même du salutaire ébranlement qui a déterminé la crise finale propre à l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble du double mouvement moderne. Sans une telle préparation, à la fois politique et philosophique, aucun esprit n'aurait pu s'affranchir assez complétement et de l'antique philosophie et des préjugés critiques développés pendant sa longue décadence pour introduire, en un semblable sujet, cette disposition pleinement scientifique, indispensable aux moindres spéculations, mais beaucoup plus nécessaire, et pourtant bien plus difficile, envers les études les plus transcendantes et aussi les plus passionnées que l'esprit humain puisse aborder. Ainsi, les mêmes conditions générales qui exigeaient aujourd'hui cette élaboration décisive, devaient, sous un autre aspect, la seconder spécialement. Son efficacité pratique est d'ailleurs inséparable de sa réalité théorique, puisque le présent y est profondément rattaché enfin, sous tous les aspects possibles, à l'ensemble du passé humain, de manière à mettre également en évidence la marche antérieure et la tendance ultérieure de chaque phénomène important: d'où résulte enfin, dans le cas politique, la possibilité d'une relation normale entre la science et l'art, déjà ébauchée envers les cas plus simples, à mesure que s'est accompli l'essor préliminaire de la sociabilité moderne. Quelque peu avancée que doive être encore cette nouvelle science, on peut donc la regarder comme ayant déjà suffisamment rempli toutes les conditions essentielles de son institution initiale, en sorte qu'il ne restera plus désormais qu'à poursuivre convenablement son développement spécial. La nature du sujet, où la solidarité est beaucoup plus complète que partout ailleurs, lui assure spontanément, dès sa naissance, en compensation nécessaire de sa complication plus grande, une rationnalité supérieure à celle de toutes les sciences préliminaires, y compris même la biologie, en y établissant aussitôt l'ascendant normal de l'esprit d'ensemble, qui, d'une telle source, doit bientôt se répandre sur toutes les parties antérieures de la philosophie abstraite, afin d'y réparer peu à peu les désastres du régime dispersif propre à l'élaboration préparatoire des connaissances réelles.

D'après l'appréciation scientifique que nous venons de terminer, la grande appréciation logique du chapitre précédent se trouve donc suffisamment complétée. Malgré l'état peu satisfaisant de presque toutes les doctrines spéciales, sauf, à quelques égards, dans les sciences inférieures, on peut cependant juger désormais essentiellement accomplie la longue et difficile préparation mentale qui, depuis la mémorable impulsion initiale de Descartes et de Bacon, devait graduellement amener l'avénement final de la vraie philosophie moderne. Tous les élémens indispensables destinés à concourir à sa formation sont maintenant assez développés pour que le véritable caractère, à la fois scientifique et logique, propre à chacun d'eux, soit déjà pleinement appréciable, quoique jusqu'ici très-imparfaitement réalisé. En même temps, le lien nécessaire de leur systématisation directe est spontanément résulté de l'extension successive de l'esprit positif à des spéculations de plus en plus éminentes, dont les dernières, relatives aux phénomènes les plus complexes et les plus importans, réunissent, par leur nature, toutes les grandes conditions de l'ascendant philosophique. La création décisive de la sociologie complète l'essor fondamental de la méthode positive, et constitue le seul point de vue susceptible d'une véritable universalité, de manière à réagir convenablement sur toutes les études antérieures, afin de garantir leur convergence normale sans altérer leur originalité continue. Sous un tel ascendant, nos diverses connaissances réelles pourront donc former enfin un vrai système, assujetti, dans son entière étendue et dans son expansion graduelle, à une même hiérarchie et à une commune évolution, ce qui n'est certainement possible par aucune autre voie. D'une autre part, l'indispensable harmonie entre la spéculation et l'action est ainsi pleinement établie, puisque les diverses nécessités mentales, soit logiques, soit scientifiques, concourent alors, avec une remarquable spontanéité, à conférer la présidence philosophique aux conceptions que la raison publique a toujours justement regardées comme devant universellement prévaloir, et qui n'avaient passagèrement perdu cet invariable privilége que par suite des besoins exceptionnels propres à la situation profondément contradictoire qui caractérise l'ensemble de la grande transition moderne. Le bon sens, au nom duquel réclamaient surtout, il y a deux siècles, les fondateurs de la philosophie positive, revient donc aujourd'hui, convenablement systématisé, présider à son installation finale, pour diriger ensuite à jamais son application normale, après que toutes les aberrations générales du génie spécial auront été suffisamment rectifiées. Enfin, la morale, dont les exigences directes étaient implicitement méconnues pendant l'élaboration préliminaire, recouvre aussitôt ses droits éternels par suite de la suprématie mentale du point de vue social, rétablissant, avec une énergique efficacité, le règne continu de l'esprit d'ensemble, auquel le vrai sentiment du devoir reste toujours profondément lié. Dans les deux derniers siècles, l'ascendant scientifique a pu longtemps appartenir à l'impulsion, essentiellement mathématique, émanée des sciences inférieures, sans aucun grave danger immédiat pour les conditions naturelles de la moralité, tant que les besoins sociaux n'étaient pas encore redevenus directement prépondérans. Tout en écartant spontanément les contemplations sociales, afin de se restreindre d'abord aux études préliminaires où la positivité rationnelle était plus aisément développable, l'instinct spéculatif pouvait alors être soutenu par ce juste sentiment de l'harmonie fondamentale de nos efforts privés avec la commune destination, qui nous rend spécialement accessibles aux inspirations morales. Mais il n'en est plus ainsi depuis que la crise finale a mis en haute évidence l'urgence universelle des nécessités politiques. Dès lors, cet esprit scientifique, qui, d'après l'inévitable conviction de son impuissance radicale envers les plus nobles spéculations, tend à inspirer, à leur égard, une désastreuse indifférence, devient nécessairement de plus en plus immoral, en conduisant presque toujours à l'égoïsme systématique, que l'ascendant familier des vues d'ensemble peut seul aujourd'hui convenablement guérir. Cette intime perturbation, d'autant plus dangereuse qu'elle corrompt directement la première source mentale de la régénération humaine, est spontanément dissipée par la prépondérance philosophique de l'esprit sociologique. Le type fondamental de l'évolution humaine, aussi bien individuelle que collective, y est, en effet, scientifiquement représenté comme consistant toujours dans l'ascendant croissant de notre humanité sur notre animalité, d'après la double suprématie de l'intelligence sur les penchans, et de l'instinct sympathique sur l'instinct personnel. Ainsi ressort directement, de l'ensemble même du vrai développement spéculatif, l'universelle domination de la morale, autant du moins que le comporte notre imparfaite nature. Il serait assurément superflu de signaler ici davantage l'aptitude morale d'une philosophie qui développe systématiquement, au plus haut degré possible, le sentiment fondamental de la solidarité et de la continuité sociales, en même temps que la notion générale de l'ordre spontané que l'économie totale du monde réel érige, à tous égards, en base nécessaire de notre conduite, soit privée, soit publique.

Pour achever de caractériser cette nouvelle philosophie générale, il ne nous reste plus enfin, après avoir suffisamment considéré sa constitution propre, à la fois scientifique et logique, qu'à indiquer, au chapitre suivant, la nature de son action ultérieure, d'abord mentale, puis sociale, en tant du moins qu'une telle détermination peut aujourd'hui reposer sur une base vraiment rationnelle, suivant notre théorie de l'évolution humaine, ainsi poussée jusqu'à sa plus extrême application actuelle.


SOIXANTIÈME et dernière LEÇON.

Appréciation sommaire de l'action finale propre à la philosophie positive.

Aucune des précédentes révolutions de l'humanité, même la plus grande de toutes, relative au passage décisif de l'organisme polythéique de l'antiquité au régime monothéique du moyen âge, n'a pu modifier aussi profondément l'ensemble de l'existence humaine, à la fois individuelle et sociale, que devra le faire, dans un prochain avenir, l'avénement nécessaire de l'état pleinement positif, où nous avons reconnu consister, à tous égards, la seule issue possible de l'immense crise finale qui, depuis un demi-siècle, agite si intimement les populations d'élite. Ce terme naturel des divers mouvemens antérieurs est enfin tellement préparé, que son accomplissement définitif ne dépend plus essentiellement désormais que de l'essor direct et systématique de la philosophie correspondante. La seconde moitié du cinquante-septième chapitre a été surtout consacrée à faire spécialement apprécier la grande élaboration politique qui doit constituer, dans le siècle actuel, le principal caractère d'une telle philosophie, dont l'influence immédiate se trouve ainsi convenablement signalée. Il ne nous reste donc plus ici qu'à indiquer sommairement, sous un aspect plus général, l'action normale que devra finalement exercer le nouveau régime philosophique, quand son universel ascendant aura pu être suffisamment réalisé. Nous devons, à cet effet, le considérer successivement envers chacun des modes essentiels de l'existence humaine, d'abord mentale, puis sociale. Relativement à celle-ci, il faudra séparément examiner l'ordre purement moral et ensuite l'ordre politique proprement dit. Quant à la première, elle présente, non moins naturellement, deux points de vue très-distincts, l'un scientifique, l'autre esthétique. Mais, ce dernier étant surtout destiné à réfléter spontanément l'ensemble des divers aspects humains, aussi bien sociaux qu'intellectuels, l'indication qui s'y rapporte sera mieux placée à la fin de cette appréciation totale. Telles sont donc les quatre classes de considérations générales, d'abord scientifiques ou plutôt rationnelles, ensuite morales, puis politiques, et enfin esthétiques, d'après lesquelles nous devons, dans ce chapitre extrême, achever rapidement de caractériser la grande régénération philosophique qui a toujours constitué l'objet essentiel de ce Traité.

La principale propriété intellectuelle de l'état positif consistera certainement en son aptitude spontanée à déterminer et à maintenir une entière cohérence mentale, qui n'a pu encore exister jamais à un pareil degré, même chez les esprits les mieux organisés et les plus avancés. Sans doute le régime polythéique, qui dut former, à tous égards, la phase la plus importante de notre préparation théologique, offrit longtemps, comme je l'ai expliqué, une sorte d'unité spéculative, d'après la nature uniformément religieuse que présentaient alors toutes les grandes conceptions humaines, du moins avant que la métaphysique dissolvante eût acquis une extension décisive. Mais, quoique notre intelligence n'ait pu ensuite retrouver une harmonie aucunement équivalente, cette consistance initiale, outre sa moindre stabilité, ne pouvait même être aussi complète, à beaucoup près, que celle qui résultera nécessairement de l'universel ascendant de l'esprit positif; car, aux époques les plus arriérées, la positivité spontanée des notions les plus particulières et les plus usuelles a dû toujours altérer involontairement, en chaque genre, la pureté théologique des spéculations générales, tandis que le nouveau régime doit, au contraire, imprimer à toutes nos conceptions quelconques, depuis les plus élémentaires jusqu'aux plus transcendantes, un caractère pleinement positif, sans le moindre mélange indispensable d'aucune philosophie hétérogène. Il serait d'ailleurs superflu de faire expressément ressortir la supériorité naturelle de cette harmonie finale sur l'équilibre précaire et incomplet que nous avons vu exister, pendant quelques siècles, sous la prépondérance provisoire de la métaphysique scolastique, après l'entier ascendant du système monothéique, et avant que la philosophie positive eût commencé à se manifester distinctement. La situation profondément contradictoire propre à la transition actuelle, où les meilleurs esprits sont habituellement soumis à trois régimes incompatibles, permet encore moins de concevoir directement aujourd'hui cette prochaine unité, à la fois scientifique et logique. On ne peut s'en former une juste idée qu'en y voyant surtout, d'après la double appréciation de nos deux derniers chapitres, l'extension totale et définitive de ce bon sens fondamental qui, longtemps borné à des opérations partielles et pratiques, s'est ensuite graduellement emparé des diverses parties du domaine spéculatif, de manière à déterminer enfin l'entière rénovation de la raison humaine, ou plutôt son ascendant décisif sur la pure imagination. Alors notre intelligence, faisant à jamais prévaloir, envers les plus hautes recherches, cette même sagesse universelle que les exigences de la vie active nous rendent spontanément familière à l'égard des plus simples sujets, aura systématiquement renoncé partout à la détermination chimérique des causes essentielles et de la nature intime des phénomènes, pour se livrer exclusivement à l'étude progressive de leurs lois effectives, dans l'intention permanente, d'ailleurs spéciale ou générale, d'y puiser les moyens d'améliorer le plus possible l'ensemble de notre existence réelle, soit privée, soit publique. Le caractère purement relatif de toutes nos connaissances étant ainsi habituellement reconnu, nos théories quelconques, sous la commune prépondérance naturelle du point de vue social, seront toujours uniquement destinées à constituer, envers une réalité qui ne saurait jamais être absolument dévoilée, des approximations aussi satisfaisantes que puisse le comporter, à chaque époque, l'état correspondant de la grande évolution humaine. Cette universelle appréciation logique sera d'ailleurs en pleine harmonie scientifique avec le sentiment fondamental d'un ordre spontané, essentiellement indépendant de nous, même envers nos propres phénomènes, individuels ou collectifs, et sur lequel notre intervention ne saurait jamais exercer que des modifications simplement secondaires, mais, du reste, infiniment précieuses, comme formant la principale base de notre puissance effective. On ne peut aujourd'hui comprendre suffisamment combien un tel sentiment doit enfin dominer notre intelligence: soit parce que la pensée involontaire des perturbations continues, au moins virtuelles, nécessairement rappelées par un reste quelconque de croyance théologique, empêche encore la plupart des bons esprits d'éprouver complétement l'irrésistible conviction que tend à produire, à tous égards, la régularité journalière du spectacle extérieur; soit aussi parce que cette invariabilité des lois naturelles n'est pas jusqu'ici convenablement reconnue à l'égard des événemens les plus complexes, dont l'attention publique est justement préoccupée. La puissance ultérieure de cette grande notion, à la fois transcendante et vulgaire, ne saurait être actuellement aperçue que des entendemens assez avancés pour se trouver maintenant, à l'un et à l'autre titre, convenablement approchés de cette situation normale, que d'ailleurs tout homme sensé regarde déjà comme évidemment inévitable. Enfin un troisième attribut élémentaire, en même temps scientifique et logique, qui est également propre au véritable esprit positif, devra pareillement contribuer beaucoup à accélérer alors l'heureux essor de nos saines spéculations, d'après un judicieux usage de la liberté fondamentale que la nature et la destination des théories réelles laissent nécessairement à notre intelligence, et qui est, en tout genre, beaucoup plus étendue que les tendances absolues n'ont pu jusqu'ici permettre de le soupçonner. À ces divers titres essentiels, notre situation transitoire est encore si peu conforme à cette prochaine terminaison, qu'on ne peut aujourd'hui directement mesurer l'importance et la rapidité des progrès qui seront ainsi obtenus: nous ne pouvons, en chaque cas, que les apprécier vaguement d'après ceux déjà réalisés, depuis trois siècles, sous un régime mental extrêmement imparfait, et même, à certains égards, radicalement vicieux, qui continue à occasionner l'inévitable déperdition de la plupart des efforts intellectuels. Toutes les sciences, même les plus avancées, étant jusqu'ici à peine sorties de l'enfance, il est impossible qu'une culture sagement systématique, où les moindres forces seront directement appliquées à la commune élaboration, n'y détermine promptement un essor très-supérieur à celui qu'y pouvait permettre un empirisme dispersif, impuissant à s'affranchir suffisamment de la tutelle métaphysique, et même théologique, dont leur état présent nous a offert tant de traces capitales. Pour préciser davantage cette indication générale, il faut considérer séparément la parfaite harmonie mentale qui appartient à l'état positif, d'abord envers les spéculations abstraites, ensuite quant aux études concrètes, et enfin relativement aux notions pratiques.

Sous le premier aspect, seul pleinement appréciable jusqu'ici, toutes les parties de ce Traité ont fait directement ressortir combien chaque classe de connaissances réelles doit hautement s'améliorer, quand une marche vraiment rationnelle y remplacera enfin l'élaboration purement préliminaire, dont les deux chapitres précédens ont suffisamment caractérisé les diverses imperfections essentielles, soit scientifiques, soit logiques. Le régime final devant être, à cet égard, principalement distingué par l'intime solidarité des différentes branches de la philosophie abstraite, il suffit ici de signaler sommairement la double influence fondamentale d'une telle connexité, comme devant garantir pleinement la juste indépendance de chaque science, et consolider entièrement les notions correspondantes. Quand l'ascendant normal de l'esprit sociologique aura partout remplacé convenablement la vaine présidence scientifique, provisoirement laissée à l'esprit mathématique, dès lors réduit à son domaine naturel, la prépondérance spontanée d'une science qui dépend de toutes les autres, et qui cependant ne saurait jamais être absorbée par aucune d'elles, assurera nécessairement le libre essor de chacune, conformément à son génie propre, et à l'abri de toute irrationnelle invasion, sans altérer néanmoins son concours permanent à l'harmonie universelle, que cette légitime originalité de chaque élément philosophique rendra, au contraire, plus intime et plus stable. Au lieu de chercher aveuglément une stérile unité scientifique, aussi oppressive que chimérique, dans la vicieuse réduction de tous les phénomènes quelconques à un seul ordre de lois, l'esprit humain regardera finalement les diverses classes d'événements comme ayant leurs lois spéciales, d'ailleurs inévitablement convergentes, et même, à quelques égards, analogues; l'harmonie la plus satisfaisante résultera spontanément entre elles, d'abord de leur commun assujettissement continu à une même méthode fondamentale, ensuite de leur tendance uniforme et solidaire vers une même destination essentielle, et enfin de leur subordination simultanée à une même évolution générale. Quoique ce régime définitif doive évidemment augmenter beaucoup l'indépendance et la dignité de toutes les sciences quelconques, l'étude des corps vivans est pourtant celle qui en devra naturellement retirer le plus d'avantages, comme ayant dû être jusqu'ici la plus exposée à de désastreux empiétemens, contre lesquels elle ne semble pouvoir trouver de garanties effectives que sous la protection, encore plus dangereuse, et néanmoins fort insuffisante, des conceptions théologico-métaphysiques. Le déplorable conflit qui résulte, en biologie, d'une telle opposition, constitue aujourd'hui la seule influence sérieuse qu'ait pu encore conserver l'ancien antagonisme philosophique entre le matérialisme et le spiritualisme. Car ces deux tendances inverses, mais également vicieuses, que leur intime corrélation destine à disparaître simultanément sous la prépondérance finale du véritable esprit positif, ne représentent, au fond, l'une que la disposition naturelle des sciences inférieures à absorber abusivement les supérieures, l'autre que l'entraînement spontané de celles-ci à supposer le maintien de leur juste dignité, toujours lié à la ténébreuse conservation de l'antique philosophie: double aberration qui n'a plus maintenant de gravité profonde qu'envers les études biologiques, où elle cédera nécessairement à l'heureuse aptitude directe de la philosophie finale pour régler convenablement chaque constitution scientifique, à la fois sans oppression et sans anarchie. Si l'on considère, en second lieu, la coordination intérieure de chaque science, la même discipline philosophique y doit ultérieurement garantir, en vertu de son universalité caractéristique, l'indispensable consolidation des diverses conceptions essentielles contre l'imminente dissolution dont les menace aujourd'hui, en tous genres, l'essor déréglé des impulsions spéciales. Dans les sciences même les plus avancées, d'irrécusables symptômes annoncent déjà l'impérieuse nécessité de contenir ainsi les perturbations radicales qu'y doit susciter de plus en plus la tendance croissante des médiocrités ambitieuses à obtenir de faciles succès par l'anarchique démolition des doctrines qu'on y suppose les mieux établies, et qui cependant ne sauraient, en aucun cas, être suffisamment affermies que d'après leur commune adhérence au système général de la vraie philosophie abstraite. Ainsi que le précédent, ce nouveau besoin essentiel, quoique partout appréciable, doit se faire spécialement sentir pour les études biologiques, que leur complication supérieure et leur formation plus tardive doivent davantage exposer aux controverses destructives, mais que leur plus intime connexité avec la science dirigeante devra naturellement rendre aussi mieux accessible à sa salutaire protection. En signalant ici seulement l'exemple le plus décisif, la déplorable hésitation scientifique que conservent encore tant d'esprits éclairés au sujet de la grande conception de la hiérarchie animale, sans laquelle toute véritable philosophie biologique serait assurément impossible, se trouvera spontanément dissipée à jamais, quand le régime final aura fait suffisamment reconnaître la liaison nécessaire d'une telle notion, soit avec l'ensemble de la constitution spéculative, soit même avec le principe général du classement social, comme je l'ai spécialement expliqué. Jusqu'envers les cas où les notions établies comporteraient, en effet, d'incontestables rectifications partielles, une sage discipline philosophique saura toujours maintenir une juste pondération rationnelle entre les exigences, quelquefois opposées, de la liaison et de l'exactitude; tandis que le régime dispersif sacrifie trop aveuglément aujourd'hui les premières aux dernières, d'ailleurs souvent plus spécieuses que réelles.

Quoique la marche nécessaire de l'élaboration préliminaire, fidèlement reproduite dans l'ensemble de ce Traité, y ait dû faire justement prévaloir la formation graduelle de la science abstraite, dont Bacon avait si bien pressenti l'indispensable priorité, il est clair, suivant les indications spéciales de l'avant-dernier chapitre, que la construction directe de la science concrète devra naturellement constituer l'une des principales attributions permanentes du nouvel esprit philosophique, sans l'ascendant duquel ne pourrait certainement se développer une étude qui exige inévitablement l'intime combinaison continue des divers points de vue scientifiques. Une telle étude doit être, à tous égards, comme l'indique déjà sa dénomination la plus usitée, éminemment historique, en tant que relative à l'appréciation effective de l'existence successive propre aux différens êtres réels. Outre l'éclatante lumière qu'elle fera spontanément rejaillir sur les lois élémentaires des divers modes d'activité, et les précieuses indications pratiques dont elle sera, par sa nature, la source immédiate, je dois y signaler ici, surtout envers les phénomènes les plus complexes et les plus élevés, une importante détermination, qui ne saurait être autrement obtenue, et dont il faut regarder la réaction philosophique comme spécialement indispensable à la pleine consolidation du nouveau régime mental, où l'entière élimination de l'absolu ne pourrait, sans cela, être suffisamment assurée. Il s'agit de la fixation, aujourd'hui trop prématurée, mais alors directement accessible, de la véritable durée générale assignée, par l'ensemble de l'économie réelle, à chacune des principales existences naturelles, et entre autres à l'évolution ascensionnelle de l'humanité. Quoique cette grande évolution, qui commence à peine à se dégager aujourd'hui d'un lent essor préparatoire, doive certainement rester encore à l'état progressif pendant une longue suite de siècles, au delà desquels il serait sans doute aussi déplacé qu'irrationnel de spéculer maintenant, il importe cependant beaucoup au développement ultérieur du vrai génie philosophique de reconnaître déjà, en principe, le plus nettement possible, que l'organisme collectif est nécessairement assujetti, comme l'organisme individuel, à un inévitable déclin spontané, même indépendamment des altérations insurmontables du milieu général. Vainement argue-t-on, pour détourner cette fatale assimilation, d'une prétendue différence radicale entre les deux cas, tenant au rajeunissement continu que l'on suppose indéfiniment propre au premier; car, il est clair que le second n'y est pas, au fond, moins disposé, d'après l'introduction permanente de nouveaux élémens, qui n'y cesse qu'avec la vie, et qui pourtant n'y empêche pas la mort, quand la décomposition croissante l'emporte enfin sur la recomposition décroissante. Sauf l'immense inégalité des durées, relative à l'étendue comparative des deux organismes et à la vitesse respective de leur développement, rien ne saurait assurément empêcher la vie collective de l'humanité d'offrir naturellement une semblable destinée, dont la perspective philosophique, tout en dissipant radicalement les illusions métaphysiques sur la perfectibilité indéfinie, ne doit pas davantage décourager les énergiques tentatives d'une judicieuse amélioration que ne le fait habituellement, aux yeux de tous les hommes sensés, en un cas beaucoup moins favorable, la pleine certitude d'une inévitable destruction, même quand elle est très-prochaine. La saine philosophie devra, ce me semble, peu regretter l'insuffisante coopération de ceux qui n'auraient pas désormais le courage de concourir activement à la longue ascension de l'humanité sans la stimulation artificielle de ces chimériques espérances, dont l'influence tend directement aujourd'hui à prolonger, sous d'autres formes, la ténébreuse prépondérance de l'antique philosophie absolue. Il serait d'ailleurs évidemment oiseux de s'arrêter maintenant, en aucune manière, à la détermination prématurée du caractère extrême que devra prendre, dans un avenir très-lointain, le véritable esprit philosophique, toujours disposé à reconnaître, sans aucun vain désespoir, toute destinée clairement inévitable, quand l'âge du déclin deviendra prochain, afin d'en adoucir convenablement l'amertume naturelle, en y soutenant noblement la dignité humaine. Ce n'est point à ceux qui sortent à peine de l'enfance qu'il appartient déjà de préparer leur vieillesse: cette prétendue sagesse conviendrait certainement encore moins pour la vie collective que pour la vie individuelle.

Si l'on considère enfin l'influence normale du nouveau régime mental quant à l'élaboration rationnelle des connaissances pratiques, il serait ici superflu de faire expressément ressortir son heureuse aptitude à constituer spontanément la plus intime harmonie permanente entre le point de vue actif et le point de vue spéculatif, dès lors toujours subordonnés à un même esprit philosophique, après l'entière cessation de l'opposition radicale que l'antique philosophie avait nécessairement établie entre eux. D'un côté, en effet, l'essor pratique, plus ou moins comprimé jusqu'ici par de superstitieux scrupules, ou détourné par de chimériques espérances, devra être directement stimulé d'après l'universel ascendant de la positivité rationnelle, qui soumettra toutes les opérations usuelles à une lumineuse appréciation systématique. Mais, en sens inverse, l'extension technique n'aura pas moins d'efficacité pour faire unanimement apprécier l'immense supériorité du vrai régime scientifique sur la vaine constitution antérieure des diverses spéculations humaines. Le sentiment de l'action et celui de la prévision étant ainsi mutuellement solidaires, d'après leur commune subordination au principe fondamental des lois naturelles, il n'est pas douteux qu'une telle connexité devra beaucoup contribuer à populariser et à consolider, par une application continue, la nouvelle philosophie, où chacun reconnaîtra directement l'uniforme réalisation d'une même marche générale envers tous les sujets quelconques accessibles à notre intelligence. Ces diverses influences nécessaires seront surtout caractérisées dans l'essor ultérieur des deux arts les plus difficiles et les plus importans, l'art médical et l'art politique, aujourd'hui à peine ébauchés, d'après l'état d'enfance des théories correspondantes, et qui seront alors promptement rationnalisés, sous la puissante impulsion d'une véritable unité philosophique, quand toutefois les études concrètes auront été suffisamment instituées. Puisque les phénomènes les plus complexes sont aussi les plus modifiables, c'est à eux que doit naturellement se rapporter la principale appréciation de la vraie relation générale entre la spéculation et l'action. Ainsi se manifestera directement, à tous égards, la solidarité mutuelle qui doit intimement unir l'activité pratique et le régime mental les plus convenables à la vraie nature humaine, après leur entier affranchissement des impulsions étrangères qui, longtemps indispensables à leur essor initial, entravent désormais leur double progrès et leur rapprochement décisif.

Telles sont, en aperçu très-sommaire, les diverses propriétés essentielles que devra spontanément développer l'esprit positif, enfin parvenu, par suite de sa dernière extension fondamentale, à sa pleine universalité caractéristique, et que dissimule profondément aujourd'hui la désastreuse prolongation de sa dispersion préliminaire. Il faut maintenant apprécier, avec une équivalente rapidité, la haute aptitude, encore plus méconnue, et pourtant encore plus décisive, de la philosophie positive pour consolider et perfectionner, à tous égards, la moralité humaine.

Nous avons eu déjà, dans les deux chapitres précédens, quelques occasions de reconnaître suffisamment la fatale scission qui s'est naturellement développée, pendant tout le cours de la grande transition moderne, entre les besoins intellectuels et les besoins moraux, et d'après laquelle on est aujourd'hui involontairement disposé à craindre que le régime le plus convenable aux uns ne puisse également satisfaire aux autres. Pour dissiper cette funeste prévention, qui tend directement à neutraliser l'activité régénératrice, il suffit de remarquer que ce dangereux antagonisme dut seulement constituer un résultat inévitable, très-douloureux sans doute, mais purement provisoire, de la situation contradictoire qui devait caractériser une telle évolution préliminaire, où la rénovation mentale n'était d'abord exécutable qu'envers les études supérieures, en écartant, comme trop compliquées, les questions morales, qui semblaient ainsi devoir indéfiniment adhérer à l'antique philosophie, dont ce mouvement préalable était surtout destiné à détruire l'ascendant devenu profondément oppressif, avant de pouvoir le remplacer par une systématisation plus complète et plus durable. Mais l'extension finale de la positivité rationnelle aux plus éminentes spéculations fait désormais cesser spontanément cette désastreuse opposition, en conférant directement au point de vue social la plus heureuse prépondérance normale, aussi bien logique et scientifique que morale et politique, comme les deux derniers chapitres l'ont pleinement démontré. Sous ce nouveau régime philosophique, l'esprit positif développera rapidement son aptitude essentielle à traiter de telles questions, où les conceptions théologiques et métaphysiques ne peuvent plus offrir maintenant que des dangers toujours croissans, en faisant rejaillir sur les doctrines les plus importantes l'incertitude et le discrédit qui s'attacheront inévitablement de plus en plus à une philosophie dès longtemps caduque, envers laquelle l'absence actuelle de toute autre systématisation contient à peine la juste antipathie de la raison moderne.

Depuis que l'intervention métaphysique a définitivement rompu l'unité théologique, en s'efforçant vainement de la remplacer, sa profonde impuissance organique a dû se trouver passagèrement dissimulée par l'ardeur même de la grande lutte critique, qui, à défaut de vrais principes moraux, suscitait une impulsion commune, propre à refouler, à un certain degré, l'égoïsme spontané. Mais, l'opération négative étant aujourd'hui, sous tous les aspects essentiels, aussi accomplie qu'elle puisse l'être jusqu'à la rénovation directe, l'inévitable affaissement des passions purement révolutionnaires, faute d'une suffisante destination, commence à mettre en pleine évidence la fragilité croissante des fondemens métaphysiques, incapables de résister utilement à la moindre perturbation. Les convictions profondes, que la théologie a laissé détruire, et que la métaphysique n'a pu ranimer, ne peuvent donc plus être établies désormais, en morale comme partout ailleurs, que d'après l'universelle prépondérance de l'esprit positif, quand il y sera enfin convenablement appliqué, dans l'élaboration finale des théories sociales. Il serait assurément superflu d'ailleurs d'insister ici sur la tendance éminemment morale propre à l'ascendant scientifique du point de vue social et à la suprématie logique des conceptions d'ensemble, qui, suivant nos explications antérieures, devront constituer le double caractère final de la philosophie pleinement positive. Dans l'universelle fluctuation inhérente à l'anarchie actuelle, où, faute de principes suffisans, les plus indispensables notions peuvent être ouvertement contestées, rien ne saurait donner une juste idée de l'énergie et de la ténacité que devront acquérir, à tous égards, les règles morales, lorsqu'elles pourront ainsi reposer convenablement sur une irrécusable appréciation de l'influence réelle, directe ou indirecte, spéciale ou générale, que l'existence humaine, soit privée, soit publique, doit habituellement recevoir de nos actes et de nos tendances quelconques, successivement jugés d'après l'ensemble des lois de notre nature, à la fois individuelle et sociale. Cette détermination positive ne laissera plus aucun accès essentiel à ces faciles subterfuges par lesquels tant de sincères croyans éludent journellement, à leurs propres yeux comme à ceux d'autrui, la rigueur des prescriptions morales, depuis que les doctrines religieuses ont partout perdu leur principale efficacité sociale, sous l'irrévocable décadence du pouvoir correspondant. L'intime sentiment de l'ordre fondamental doit alors acquérir, à tous égards, d'après la convergence nécessaire de tout le développement spéculatif, une intensité susceptible de persister spontanément au milieu des plus orageuses perturbations. Pendant que la parfaite unité mentale qui caractérise l'état positif déterminera ainsi, chez chacun des esprits convenablement cultivés, d'actives convictions morales, elle constituera, non moins inévitablement, de puissans préjugés publics, en développant, à ce sujet, une plénitude d'assentiment qui n'a pu jamais exister au même degré, et dont l'irrésistible ascendant continu sera destiné à suppléer à l'insuffisance des efforts privés, en cas de culture trop imparfaite ou d'entraînement trop énergique. J'ai d'ailleurs assez expliqué d'avance, surtout au cinquante-septième chapitre, que cette double efficacité morale de la philosophie finale ne suppose pas seulement l'influence directe et spontanée des doctrines correspondantes, qui, quel qu'en doive être le pouvoir spéculatif, suffiraient rarement à contenir les stimulations vicieuses, vu la faible intensité des impulsions purement intellectuelles dans l'ensemble de notre économie. Nous avons pleinement reconnu que, sous le régime le plus favorable, de tels résultats exigeront, en outre, par leur nature, d'abord l'action fondamentale d'un système convenable d'éducation universelle, et même ensuite l'intervention continue d'une sage discipline, à la fois privée et publique, émanée du même pouvoir moral qui aura dirigé cette commune initiation. On oublie trop aujourd'hui cette indispensable considération dans les comparaisons superficielles et prématurées, si souvent injustes, et quelquefois malveillantes, que l'on tente d'établir de la morale positive, à peine mentalement ébauchée, et encore dépourvue de toute institution régulière, avec la morale religieuse, complétement developpée par une élaboration séculaire, et dès longtemps assistée de tout l'appareil social qu'exigeait son application.

L'influence ultérieure de la philosophie positive n'étant donc, à cet égard, maintenant appréciable que relativement aux doctrines elles-mêmes, indépendamment des institutions correspondantes, il importe, pour en faciliter l'appréciation sommaire, d'y distinguer ici rapidement chacun des trois degrés nécessaires que nous avons reconnus, au cinquantième chapitre, propres à la morale universelle, d'abord personnelle, puis domestique, et enfin sociale.

Sous le premier aspect, la morale positive, convenablement organisée, comportera certainement beaucoup plus d'efficacité pratique que n'a pu jamais en obtenir, même à l'état monothéique, la morale religieuse, malgré les puissans moyens dont elle a disposé. Outre que l'appréciation individuelle de chaque système de conduite est, en ce cas, plus directe et plus facile, ce degré initial sera dès lors habituellement envisagé sous son aspect véritable, non plus seulement quant à son utilité privée, mais comme base primordiale de tout le développement moral, et, à ce titre, radicalement soustrait à l'arbitrage de la prudence personnelle, pour être désormais pleinement incorporé à l'ensemble des prescriptions publiques. Les anciens n'ont pu obtenir un tel résultat, quoiqu'ils en eussent pressenti l'importance, et le catholicisme lui-même ne l'a pas suffisamment réalisé, par une conséquence inévitable de la prépondérance toujours accordée à un but imaginaire. En exagérant les dangers momentanés d'une franche renonciation à toute espérance chimérique, on a trop méconnu jusqu'ici les avantages permanens que doit produire, sous une sage direction philosophique, la concentration finale des efforts humains sur la vie réelle, soit individuelle, soit surtout collective, dont l'homme est ainsi directement poussé à améliorer le plus possible l'économie totale, d'après l'ensemble des moyens qui lui sont propres, et parmi lesquels les règles morales occupent certainement le premier rang, comme immédiatement destinées à permettre ce concours universel où réside évidemment notre principale puissance. Si cette inévitable restriction tend, à certains égards, à diminuer spontanément une prévoyance immodérée, en faisant mieux sentir le prix de l'actualité, cette influence, facile à régler, peut elle-même utilement consolider l'harmonie commune, en détournant davantage de toute excessive accumulation. Une saine appréciation de notre nature, où d'abord prédominent nécessairement les penchans vicieux ou abusifs, rendra vulgaire l'obligation unanime d'exercer, sur nos diverses inclinations, une sage discipline continue, destinée à les stimuler et à les contenir suivant leurs tendances respectives. Enfin, la conception fondamentale, à la fois scientifique et morale, de la vraie situation générale de l'homme, comme chef spontané de l'économie réelle, fera toujours nettement ressortir la nécessité de développer sans cesse, par un judicieux exercice, les nobles attributs, non moins affectifs qu'intellectuels, qui nous placent à la tête de la hiérarchie vivante. Le juste orgueil que devra susciter le sentiment continu d'une telle prééminence, surtout succédant à l'infériorité tant consacrée de l'homme envers les anges, ne saurait d'ailleurs déterminer aucune dangereuse apathie, puisque le même principe rappellera toujours un type de perfection réelle, au-dessous duquel il sera trop aisé de sentir que nous resterons constamment, quoique nos efforts persévérans puissent nous en rapprocher de plus en plus. Il en résultera seulement une noble audace à développer en tous sens la grandeur de l'homme, à l'abri de toute terreur oppressive, et sans reconnaître jamais d'autres limites que celles que nous impose l'irrésistible ensemble de l'ordre réel, qu'il faut d'ailleurs chercher à modifier le plus possible à notre avantage, d'après son exacte appréciation continue.

Quant à la morale domestique, une comparaison décisive fera sans doute bientôt apprécier la supériorité spontanée de la philosophie positive, seule apte désormais, d'après les explications spéciales du cinquantième chapitre, à refréner convenablement les dangereuses aberrations que la métaphysique a suscitées, sans que la théologie pût les contenir. Peut-être fallait-il que l'anarchie actuelle fût poussée jusqu'à ces intimes perturbations, pour rendre pleinement irrécusable la nécessité de constituer enfin l'ensemble des notions morales sur une nouvelle base intellectuelle, seule propre à résister suffisamment aux discussions corrosives, et même à les écarter irrévocablement, en manifestant directement l'immuable réalité de la subordination fondamentale qui constitue l'économie élémentaire des sociétés humaines. C'est, en effet, envers l'union domestique, où l'appréciation sociologique se confond presque avec l'appréciation biologique, qu'on fera le plus aisément sentir combien les rapports sociaux sont profondément naturels, puisqu'ils se rattachent ainsi au mode d'existence propre à toute la partie supérieure de la hiérarchie animale, dont l'humanité offre simplement le plus complet développement, en harmonie avec son universelle prééminence. Une judicieuse application du principe uniforme de classement, d'abord abstrait, ensuite concret, propre à la philosophie positive, consolidera d'ailleurs cette subordination élémentaire, en la liant intimement à l'ensemble de la constitution spéculative, comme je l'ai noté au cinquante-septième chapitre. Enfin l'étude approfondie de l'évolution humaine, sous cet aspect capital, démontrera pleinement, suivant nos indications historiques, que les diversités naturelles sur lesquelles repose une telle économie sont de plus en plus développées par le progrès commun, qui fait mieux tendre chaque élément vers l'existence la plus conforme à son vrai caractère et la plus convenable à l'harmonie générale. Pendant que l'esprit positif consolidera systématiquement les grandes notions morales qui se rapportent à ce premier degré d'association, il fera directement ressortir la prépondérance croissante de la vie domestique pour l'immense majorité de l'humanité, à mesure que la sociabilité moderne se rapproche davantage de son état normal. L'enchaînement naturel qui, sauf quelques rares anomalies individuelles, érige toujours, et à tous égards, l'existence domestique en préambule indispensable de l'existence sociale, sera donc ainsi finalement garanti contre toute sophistique altération.

Appréciée, en troisième lieu, envers la morale sociale proprement dite, la philosophie positive y développera, encore plus évidemment que dans les deux autres cas, sa haute aptitude organique. Ni la philosophie métaphysique, qui consacre spontanément l'égoïsme, ni même la philosophie théologique, qui subordonne la vie réelle à une destination chimérique, n'ont jamais pu faire directement ressortir le point de vue social comme le fera, par sa nature, cette philosophie nouvelle, qui le prend nécessairement pour base universelle de la systématisation finale. Ces deux régimes antérieurs étaient si peu propres à permettre l'essor des affections purement bienveillantes et pleinement désintéressées, qu'ils ont souvent conduit à en nier dogmatiquement l'existence, l'un d'après de vaines subtilités scolastiques, et l'autre sous l'ascendant inévitable des préoccupations continues relatives au salut personnel. Aucun sentiment quelconque n'étant pleinement développable sans un exercice spécial et permanent, surtout s'il est naturellement peu prononcé, on doit donc regarder le sens moral, dont le degré social constitue seulement la plus complète manifestation, comme ayant été jusqu'ici imparfaitement ébauché par une culture indirecte et factice, dont j'ai d'ailleurs suffisamment apprécié la nécessité préliminaire. Quand une véritable éducation aura convenablement familiarisé les esprits modernes avec les notions de solidarité et de perpétuité que suggère spontanément, en tant de cas, la contemplation positive de l'évolution sociale, on sentira profondément l'intime supériorité morale d'une philosophie qui rattache directement chacun de nous à l'existence totale de l'humanité, envisagée dans l'ensemble des temps et des lieux: la religion, au contraire, ne pouvait, au fond, reconnaître que des individus passagèrement réunis, tous absorbés par une destination purement personnelle, et dont la vaine association finale, vaguement reléguée au ciel, ne devait offrir à l'imagination humaine qu'un type radicalement stérile, faute d'aucun but saisissable. La restriction même de toutes nos espérances à la vie réelle, individuelle ou collective, peut aisément fournir, sous une sage direction philosophique, de nouveaux moyens de mieux lier l'essor privé à la marche universelle, dont la considération graduellement prépondérante constituera dès lors la seule voie propre à satisfaire autant que possible ce besoin d'éternité toujours inhérent à notre nature. Par exemple, le respect scrupuleux pour la vie de l'homme, qui a toujours augmenté à mesure que notre sociabilité s'est développée, ne peut certainement que s'accroître beaucoup d'après l'extinction générale d'un espoir chimérique, dont la préoccupation continue dispose si aisément à déprécier, aux yeux de tous, chaque existence présente, toujours si accessoire en comparaison de la perspective finale. Malgré les déclamations rétrogrades des diverses écoles religieuses, la philosophie positive, convenablement étendue jusqu'aux phénomènes sociaux qui doivent caractériser sa principale attribution, se présente donc, à tous égards, comme plus apte qu'aucune autre à seconder l'essor naturel de la sociabilité humaine. Le véritable esprit philosophique n'étant, au fond, que le bon sens pleinement systématisé, on peut même assurer que, du moins sous sa forme spontanée, il maintient seul essentiellement, depuis plus de trois siècles, l'harmonie générale contre les perturbations dogmatiques inspirées ou tolérées par l'ancienne philosophie, dont les divagations théologico-métaphysiques eussent déjà bouleversé toute l'économie moderne, si la résistance instinctive de la raison vulgaire n'en avait implicitement contenu la désastreuse application sociale, quoique les effets en soient d'ailleurs trop sensibles, par suite de l'incohérence naturelle de cette insuffisante opposition pratique, qui n'intervient jamais qu'envers les désordres très-prononcés, sans pouvoir en arrêter le renouvellement toujours imminent en faisant enfin cesser l'anarchie mentale d'où ils proviennent nécessairement.

D'après cette triple aptitude fondamentale, la morale positive tendra de plus en plus à représenter familièrement le bonheur de chacun comme surtout attaché au plus complet essor des actes bienveillans et des émotions sympathiques envers l'ensemble de notre espèce, et même ensuite, par une indispensable extension graduelle, à l'égard de tous les êtres sensibles qui nous sont subordonnés, proportionnellement d'ailleurs à leur dignité animale et à leur utilité sociale. Son efficacité continue sera d'autant plus assurée qu'elle pourra toujours s'adapter spontanément, avec une pleine opportunité, et sans aucune inconséquence, aux exigences variables de chaque cas spécial, individuel ou social, suivant la nature éminemment relative de la nouvelle philosophie: tandis que l'immobilité nécessaire de la morale religieuse devait, aux temps même de son principal ascendant, lui ôter presque toute sa force au sujet des situations qui, développées après sa constitution initiale, n'y avaient pu être suffisamment prévues. Avant que l'avenir ait dignement réalisé l'essor universel de ces éminens attributs moraux propres à la philosophie positive, c'est aux vrais philosophes, précurseurs naturels de l'humanité, qu'il appartient déjà de les constater hautement, aux yeux de tous, par la supériorité soutenue de leur conduite effective, personnelle, domestique et sociale, contrairement à la pernicieuse maxime métaphysique qui voudrait aujourd'hui dogmatiquement interdire toute publique appréciation de la vie privée. C'est ainsi que d'irrécusables exemples devront manifester d'avance la possibilité continue de développer désormais, d'après les seuls motifs humains, un sentiment assez complet de la morale universelle pour déterminer spontanément, en chaque cas, soit une invincible répugnance envers toute violation réelle, soit une irrésistible impulsion au plus actif dévouement continu.

Après avoir sommairement caractérisé l'action mentale et l'action morale que doit ultérieurement exercer la philosophie positive, il faut maintenant procéder à une pareille appréciation envers l'action politique qui constituera toujours sa principale destination. Mais la considération implicite d'un tel sujet dans toute la seconde moitié de ce Traité, où le passé a été sans cesse contemplé en vue de l'avenir, et les conclusions explicites du cinquante-septième chapitre pour l'avenir le plus immédiat, doivent ici nous réduire, sous ce rapport, à l'indication la plus décisive, relative à cette division fondamentale entre l'organisme spirituel ou théorique et l'organisme temporel ou pratique, dont nous avons assez examiné déjà l'avénement initial; en sorte qu'il ne nous reste qu'à juger rapidement son développement normal et son application permanente.

La tentative prématurée du catholicisme au moyen âge, malgré son éminent mérite et son admirable efficacité que je crois avoir dignement appréciés, n'a pu réellement que marquer, à cet égard, le but nécessaire de la civilisation moderne par une impression ineffaçable, quoique très-imparfaite, sans ébaucher suffisamment une solution politique qui devait dépendre d'une tout autre philosophie et se rapporter à une tout autre sociabilité. Comme toutes les grandes notions sociales placées jusqu'ici sous l'insuffisante protection du monothéisme, cette conception fondamentale a dû être d'ailleurs, pendant les cinq siècles de la double transition, de plus en plus discréditée, à raison de sa pernicieuse adhérence à des doctrines arriérées, alors devenues profondément oppressives. On voit, au contraire, l'utopie pédantocratique, transmise par la métaphysique grecque à la métaphysique moderne, acquérir, en même temps, un ascendant croissant, dont l'influence profondément perturbatrice est enfin devenue aujourd'hui directement jugeable. Il n'existe donc encore essentiellement, à ce sujet, qu'un sentiment fondamental, vague et incomplet, mais spontané et indestructible, des exigences politiques inhérentes à la nature de la civilisation actuelle, qui assigne, en tous genres, une certaine participation distincte à la puissance matérielle et à la puissance intellectuelle, dont la séparation et la coordination, jusqu'ici entièrement confuses, sont surtout réservées à l'avenir. Leur équilibre passager n'est résulté, au moyen âge, que d'un antagonisme purement empirique, tenant à l'essor du système monothéique sous une sociabilité antérieure, qu'il ne pouvait réellement que modifier, quoique son instinct absolu l'entraînât à la dominer entièrement, comme l'a montré, au terme de cette grande phase, sa tendance directement théocratique, que les chefs temporels ont enfin heureusement neutralisée. Quelque haute utilité que l'évolution humaine ait alors retirée d'une première consécration de l'indépendance fondamentale de la morale envers la politique, l'avenir devra certainement reprendre l'ensemble de la constitution moderne à partir même de cette opération initiale, qui en détermine l'esprit général; car l'élaboration catholique ne put la concevoir et la conduire que d'une manière extrêmement insuffisante, et, à beaucoup d'égards, vicieuse, vu l'inaptitude radicale de la philosophie correspondante. Ce n'est point, en effet, d'après une saine appréciation systématique, à la fois mentale et sociale, encore essentiellement impossible, que le catholicisme ébaucha la séparation nécessaire entre les règles universelles de la conduite humaine, soit privée, soit publique, et leurs applications mobiles aux divers cas spéciaux. Une telle division ne put être alors instituée que suivant l'opposition mystique entre les intérêts célestes et les intérêts terrestres, comme le rappellent aujourd'hui les dénominations usitées. Si l'instinct vulgaire de la nouvelle situation sociale, et l'inévitable prépondérance des impulsions pratiques, n'avaient spontanément dirigé vers sa destination politique un moyen logique aussi imparfait, les sociétés modernes eussent été ainsi converties en stériles thébaïdes, où la vaine préoccupation du salut personnel aurait essentiellement absorbé toute considération réelle. Aussi, quand le point de vue terrestre eut finalement prévalu sur le point de vue céleste, l'indépendance de la morale envers la politique, malgré son intime harmonie avec la nature de la civilisation moderne, comme je l'ai assez expliqué aux cinquante-quatrième et cinquante-septième chapitres, dut se trouver spéculativement très-compromise, parce qu'elle n'avait alors, au fond, aucune base rationnelle, susceptible de résister suffisamment aux divagations révolutionnaires. Devant ainsi reprendre, dès ses premiers fondemens, l'ensemble de cette opération décisive, dont le passé ne peut réellement fournir aucun type, l'avenir positif en accomplira d'abord la rectification essentielle, d'après une juste appréciation du cours entier de l'évolution humaine; car le principe chrétien poussait certainement l'indépendance de la morale jusqu'à un vicieux isolement, aussi funeste qu'irrationnel. En constituant partout la prépondérance directe, à la fois logique et scientifique, du point de vue social, la philosophie positive ne saurait certainement la méconnaître jamais envers la morale elle-même, qui doit en offrir toujours la principale application, et où, jusqu'au cas purement individuel, tout doit être sans cesse rapporté, non à l'homme, mais à l'humanité. On peut évidemment étendre aux lois morales la remarque essentielle déjà indiquée, aux deux chapitres précédens, envers les lois intellectuelles, comme étant, par leur nature, aussi bien les unes que les autres, beaucoup mieux appréciables dans l'organisme collectif que dans l'organisme individuel. Quoique le type fondamental du perfectionnement humain soit nécessairement identique pour l'individu et pour l'espèce, il doit être néanmoins bien plus complétement caractérisé d'après l'examen de l'évolution sociale que suivant l'évolution personnelle. Il est donc certain que la morale proprement dite ne cessera jamais, à ce double titre, de rattacher à la politique convenablement envisagée son point de départ général. Leur division nécessaire ne résultera désormais, comme je l'ai expliqué, que de l'institution systématique d'une décomposition intérieure entre les vues théoriques et les vues pratiques, indispensable à leur commune destination. Nous pouvons, à ce sujet, résumer déjà l'ensemble des conditions ultérieures propres au principal office politique de la philosophie positive, en concevant sa sagesse systématique comme devant enfin concilier les attributs opposés que la sagesse spontanée de l'humanité manifesta successivement dans l'antiquité et au moyen âge. Car, si le régime monothéique eut le mérite de proclamer enfin, quoique avec trop peu de succès, la légitime indépendance de la morale, ou plutôt sa dignité supérieure, il y avait sans doute une tendance éminemment sociale au fond de son antique subordination envers la politique, quoique le régime polythéique l'eût poussée jusqu'à une pernicieuse confusion, d'ailleurs impossible à éviter alors, et même indispensable à la concentration militaire, suivant nos explications historiques. La seule antiquité a pu réellement offrir jusqu'ici un système politique complet, comportant une entière homogénéité, et susceptible de conserver, pendant une longue existence, un caractère essentiellement identique: il n'a pu s'instituer depuis que des transitions plus ou moins chroniques, d'abord au moyen âge, et ensuite sous l'initiation moderne. Or, cet organisme polythéique a présenté, comme on l'a vu, deux modes pleinement distincts, quoique intimement combinés: l'un conservateur et stationnaire, sous l'ascendant théocratique; l'autre actif et progressif, sous l'impulsion militaire. Le grand effort politique tenté prématurément au moyen âge, et que l'avenir pourra seul réaliser, consiste surtout à concilier radicalement, dans un milieu, avec un but et d'après un principe d'ailleurs très-différens, les propriétés opposées de ces deux régimes, dont l'un conférait au pouvoir théorique et l'autre au pouvoir pratique l'universelle prépondérance sociale. Cette conciliation fondamentale reposera directement, comme je l'ai expliqué, sur la distinction systématique entre les justes exigences respectives de l'éducation et de l'action. Mais, en instituant convenablement cette répartition décisive, sans laquelle la politique moderne ne peut plus faire aucun pas capital, il importe extrêmement, suivant la doctrine du cinquante-quatrième chapitre, spécialement complétée au cinquante-septième, d'y conserver scrupuleusement à la pratique la suprême direction journalière des opérations, où l'autorité théorique doit toujours rester purement consultative, sous peine d'imminentes perturbations pédantocratiques. Quoique l'irrévocable élimination des influences religieuses doive heureusement empêcher désormais la profonde oppression que put jadis déterminer le déréglement initial des ambitions spéculatives, nous avons reconnu combien leurs irrationnelles prétentions peuvent encore susciter de graves désordres, dont la réaction ou même l'inquiétude tendent maintenant d'ailleurs à interdire aux exigences théoriques toute légitime satisfaction politique, d'où l'aveugle instinct d'une indispensable résistance pratique craindrait aujourd'hui de voir sortir un essor subversif qu'elle ne pourrait plus contenir. Malgré les hautes difficultés, à la fois mentales et sociales, que présentera certainement une telle pondération, première base nécessaire de l'organisme positif, l'économie élémentaire des sociétés modernes en indique néanmoins déjà l'ébauche spontanée dans la relation journalière entre l'art et la science, qu'il s'agit ainsi, au fond, de constituer définitivement, en l'étendant jusqu'aux opérations les plus importantes et les plus difficiles, sous l'inspiration générale d'une saine philosophie, toujours attentive à l'ensemble des rapports humains. L'inévitable imperfection que doit encore présenter ce type naturel ne saurait l'empêcher de fournir réellement aujourd'hui de précieuses indications sur la correspondance ultérieure entre la théorie et la pratique, en politique comme partout ailleurs, suivant la tendance caractéristique de l'esprit positif à toujours rattacher chaque appréciation systématique à une première manifestation instinctive. On reconnaît ainsi, en même temps, et la nécessité permanente d'une juste indépendance de la théorie, sans laquelle son propre essor, et par suite celui de la pratique, seraient profondément entravés, et son impuissance radicale à diriger les opérations réelles, où la sagesse pratique doit seule présider à l'emploi continu des lumières spéculatives. Si la longue expérience propre à l'élaboration moderne a spontanément consacré, par une multitude de vérifications journalières, cette double situation dans les cas les plus simples, des motifs parfaitement analogues doivent, à bien plus forte raison, en faire sentir l'impérieux besoin envers les plus compliqués. En systématisant enfin l'universelle suprématie mentale du bon sens, la philosophie positive tendra, sous ce rapport, à dissiper directement les illusions politiques des ambitions spéculatives, tenant encore à l'influence inaperçue de la nature mystique et absolue des théories initiales, inspirant, pour l'instinct pratique, un profond dédain; tandis que désormais une juste appréciation mutuelle pourra ressortir du sentiment unanime relatif à l'identité d'origine, à la conformité de marche, et à la communauté de destination, qui existent nécessairement entre les deux modes également indispensables de la sagesse humaine, dont le progrès dépend surtout de leur intime convergence. L'art politique, qui, par sa nature, appelle toujours l'involontaire coopération de tous les efforts individuels, est éminemment propre, à raison même de sa complication transcendante, à faire dignement apprécier aujourd'hui la haute valeur spontanée de la sagesse pratique, qui s'y est jusqu'ici montrée ordinairement très-supérieure à la sagesse théorique, sous l'heureuse impulsion, il est vrai, d'une situation générale dont l'influence effective est à la fois beaucoup plus irrésistible et plus déterminée que ne le supposent encore de vaines doctrines métaphysiques. On doit, à ce sujet, reconnaître, en principe universel, que plus l'art devient éminent, plus il importe, d'une part, que la théorie y soit nettement séparée de la pratique, et, d'une autre part, que celle-ci conserve toujours la direction effective de chaque opération. Mieux on approfondira l'étude positive de la politique, surtout moderne, et même actuelle, mieux on sentira combien les mesures spontanément émanées de la situation y surpassent habituellement, non-seulement envers le présent, mais aussi quant à l'avenir, les superbes inspirations de théories mal établies. Quoiqu'une telle différence doive sans doute beaucoup diminuer désormais sous une meilleure institution des spéculations sociales, l'intérêt commun n'y cessera jamais d'exiger la prépondérance journalière du pouvoir pratique ou matériel, pourvu qu'il sache enfin respecter convenablement la juste indépendance du pouvoir théorique ou intellectuel, et reconnaître aussi, comme en tout autre cas, la nécessité permanente de comprendre les indications abstraites parmi les élémens réguliers de chaque détermination concrète: ce qu'aucun véritable homme d'état n'osera certainement contester, aussitôt que les théoriciens auront, de leur côté, suffisamment manifesté le caractère scientifique et l'attitude politique convenables à leur vraie destination sociale. Comme l'ensemble de ce Traité tend, par sa nature, à constituer directement la nouvelle puissance spirituelle, j'y devais, en le terminant, spécialement rappeler, dans une vue d'avenir, les prescriptions rationnelles destinées à prévenir, autant que possible, l'empiétement abusif du gouvernement moral sur le gouvernement politique, et sans lesquelles on ne saurait dissiper suffisamment les justes préventions instinctives qui s'opposent aujourd'hui à cet indispensable avénement, où j'ai directement montré la première condition sociale de la régénération finale.

En caractérisant, au cinquante-septième chapitre, l'élaboration initiale d'un tel avénement, j'ai dû insister sur la nécessité de la restreindre d'abord aux seules populations de l'Europe occidentale, exactement définie au début de ce volume, afin de mieux garantir sa netteté et son originalité contre la tendance vague et confuse des habitudes spéculatives actuelles. Mais, en considérant ici l'état final, j'y dois nécessairement avoir en vue l'extension ultérieure de l'organisme positif, d'abord à l'ensemble de la race blanche, et même ensuite à la totalité de notre espèce, convenablement préparée. Toutefois l'aptitude naturelle de la philosophie positive à permettre une association spirituelle beaucoup plus vaste que n'a jamais pu le comporter la philosophie antérieure, est déjà tellement évidente qu'il serait heureusement superflu de la faire spécialement ressortir. La même propriété fondamentale qui, individuellement considérée, destine l'esprit positif à constituer une harmonie mentale jusqu'alors impossible, l'appelle aussi, dans l'application collective, à déterminer non moins nécessairement une communion intellectuelle et morale à la fois plus complète, plus étendue et plus stable qu'aucune communion religieuse. Malgré la vaine consécration qu'une aveugle routine persiste encore à accorder aux prétentions surannées de la philosophie théologique, c'est, à tous égards, sous son inspiration spontanée, directe ou indirecte, que l'occident européen s'est décomposé depuis cinq siècles en nationalités indépendantes, dont la solidarité élémentaire, surtout due à leur commune évolution positive, ne saurait être systématisée que sous l'essor direct de la rénovation totale. Le cas européen étant par sa nature beaucoup plus propre que le cas national à faire convenablement apprécier la vraie constitution spirituelle, elle devra ensuite acquérir un nouveau degré de consistance et d'efficacité d'après chaque nouvelle extension de l'organisme positif, ainsi devenu de plus en plus moral et de moins en moins politique, sans que la puissance pratique y puisse pour cela jamais perdre son active prépondérance. Suivant une réaction nécessaire, cette inévitable progression ne sera pas moins favorable à la juste liberté qu'à l'ordre indispensable; car, à mesure que l'association intellectuelle et morale se consolidera en s'étendant, la concentration temporelle, sans laquelle aujourd'hui la désagrégation serait évidemment imminente, diminuera spontanément faute d'urgence, de manière à permettre à chaque élément politique une spécialité d'essor qui maintenant exposerait à une désastreuse anarchie, dont les dangers seraient certainement beaucoup plus graves que les divers inconvéniens actuels d'une excessive centralisation pratique.

Quant aux conflits essentiels que l'inévitable discordance des passions humaines déterminera spontanément, malgré les plus sages mesures, dans l'ensemble de l'économie positive, comme en tout autre système antérieur, mais avec un caractère moins orageux et une moins opiniâtre ténacité, ils ont dû être d'avance suffisamment considérés au cinquante-septième chapitre, puisque leur principale intensité sera surtout relative à l'institution initiale du nouveau régime, bien davantage qu'à son développement normal; en sorte que je puis ici renvoyer essentiellement, sous ce rapport, à cette appréciation anticipée, caractéristique quoique sommaire. C'est, en effet, à un prochain avenir qu'appartient nécessairement le désastreux essor des grandes luttes intestines inhérentes à notre anarchie mentale et morale, dont les graves conséquences matérielles commencent déjà à devenir partout imminentes, d'abord au sujet des relations élémentaires entre les entrepreneurs et les travailleurs, et même ensuite, par une influence moins aperçue, qui sera seulement un peu plus tardive, pour l'attitude mutuelle des villes et des campagnes. En un mot, il n'y a de vraiment systématisé aujourd'hui que ce qui est essentiellement destiné à disparaître: or tout ce qui n'est point encore systématisé, c'est-à-dire tout ce qui a vie, doit engendrer d'inévitables collisions qui ne sauraient être suffisamment prévenues ni même contenues d'après le lent essor d'une systématisation très-difficile, que repousse d'ailleurs le concours spontané des tendances les plus contraires, quoique son propre avénement soit toutefois pleinement naturel. Dans cette orageuse situation, la philosophie positive devra trouver la première épreuve décisive de son efficacité politique, en même temps qu'une irrésistible stimulation à son indispensable ascendant social, unique voie de satisfaction régulière dès lors laissée à tous les vœux légitimes, relatifs à l'ordre ou au progrès qu'elle seule peut réellement concilier. Quand cette pénible introduction sera suffisamment accomplie, les difficultés continues, propres à l'action normale du nouveau régime, présenteront, quoique de même espèce, une intensité beaucoup moindre, et se résoudront d'une semblable manière; en sorte qu'il serait ici superflu de s'y arrêter spécialement.

Par des motifs analogues, nous sommes également dispensés d'insister encore sur l'intime solidarité spontanée, reconnue au cinquante-septième chapitre, entre les tendances philosophiques et les impulsions populaires. Après avoir essentiellement déterminé l'avénement politique de l'économie positive, cette puissante affinité mutuelle en deviendra naturellement le plus solide appui permanent. La même philosophie qui aura fait systématiquement reconnaître la suprématie mentale de la raison commune, fera pareillement admettre, sans aucun danger d'anarchie, la prépondérance sociale des vrais besoins populaires, en constituant de plus en plus l'universel ascendant de la morale, dominant à la fois les inspirations scientifiques et les déterminations politiques.

C'est ainsi qu'après de grands orages passagers, dus surtout à une extrême inégalité d'essor entre les exigences pratiques et les satisfactions théoriques, la philosophie positive, politiquement appliquée, conduira nécessairement l'humanité au système social le plus convenable à sa nature, et qui surpassera beaucoup en homogénéité, en extension et en stabilité tout ce que le passé put jamais offrir.

Tandis que cette triple élaboration simultanée des opinions, des mœurs et des institutions finalement propres à la sociabilité moderne s'accomplira graduellement sous l'impulsion naturelle des événemens les plus décisifs, la philosophie positive manifestera spontanément une quatrième aptitude fondamentale, complémentaire de toutes les autres, et moins soupçonnée aujourd'hui qu'aucune d'elles, en développant de plus en plus la vraie constitution esthétique correspondante à notre civilisation, et si vainement cherchée depuis cinq siècles. On se formerait une notion très-insuffisante de cette nouvelle propriété ultérieure de l'esprit positif, en la réduisant à la seule systématisation de la philosophie générale des beaux-arts, incidemment annoncée au cinquante-huitième chapitre. Quelle que doive être, à beaucoup d'égards, la haute importance d'une telle opération philosophique, jusqu'ici essentiellement impossible et même trop prématurée aujourd'hui, comme cependant les meilleures poétiques doivent sans doute fort peu suffire à faire surgir de véritables poètes, il n'y aurait pas lieu certainement à considérer ici l'action esthétique de la philosophie finale, si par sa nature elle ne devait avoir un tout autre caractère essentiel, plus éminent et plus efficace, à la fois mental et social.

En étudiant la marche générale de l'évolution humaine, j'ai fait suffisamment ressortir, surtout aux cinquante-troisième et cinquante-sixième chapitres, la destination fondamentale, soit statique, soit dynamique, propre à la vie esthétique dans l'ensemble de notre existence, individuelle ou collective, où son heureuse influence, intermédiaire entre la tendance spéculative et l'impulsion active, doit toujours charmer et améliorer les êtres les plus vulgaires et aussi les plus éminens, en élevant les uns et adoucissant les autres. Sous cet aspect élémentaire, qui deviendra de plus en plus appréciable à mesure que se développera la nouvelle philosophie, les beaux-arts doivent évidemment beaucoup gagner à l'avénement final du régime positif, qui les incorpore dignement à l'économie sociale, à laquelle ils sont jusqu'ici restés essentiellement extérieurs. Nous avons d'ailleurs reconnu, au cinquante-huitième chapitre, combien l'universelle prépondérance du point de vue humain et l'ascendant correspondant de l'esprit d'ensemble doivent être profondément favorables à l'essor général des dispositions esthétiques, soit dans ce degré modéré qui suffit à déterminer un véritable goût, soit même dans cette intensité privilégiée qui constitue une vocation réelle. Enfin, l'appréciation historique nous avait déjà manifesté, chez les anciens et chez les modernes, la double condition sociale indispensable à la plénitude d'un tel développement, qui exige nécessairement une sociabilité progressive, à la fois fortement caractérisée et profondément stable. D'après ces divers motifs, dont le poids ne peut qu'augmenter, tous les bons esprits sentiront bientôt, malgré des préjugés qui n'ont réellement de force qu'envers l'élaboration préliminaire, les éminentes ressources esthétiques propres à notre véritable avenir.

Les diverses conditions mentales et sociales d'un essor actif des beaux-arts n'ont pu jusqu'ici, comme je l'ai expliqué, se trouver convenablement réunies que sous le régime polythéique de l'antiquité, où il se rapportait surtout à une vie publique très-prononcée et très-durable, caractérisée par l'énergique développement de l'existence militaire, dont l'idéalisation est, à tous égards, essentiellement épuisée. Mais il n'en saurait être ainsi de l'activité laborieuse et pacifique propre à la civilisation moderne, et qui, jusqu'ici à peine ébauchée, n'a pu être encore esthétiquement appréciée, faute de la direction philosophique et de la consistance politique convenables à sa nature: en sorte que l'art moderne, aussi bien que la science et l'industrie elle-même, loin d'avoir déjà vieilli, n'est pas, au fond, suffisamment formé, parce qu'il n'a pu se dégager assez du type antique, qui, malgré son évidente inopportunité, n'a pas perdu, sous ce rapport, la prépondérance provisoire que dut lui procurer notre longue transition. Les admirables productions des cinq derniers siècles ont constaté, sans doute, de la manière la plus irrécusable, contre de vains préjugés, l'inaltérable conservation spontanée des facultés esthétiques de l'humanité, et même leur accroissement continu, malgré le milieu le plus défavorable. Cependant leur ensemble ne doit être regardé, comparativement à l'avenir, que comme constituant une simple préparation naturelle, dont la portion la plus originale et la plus populaire a dû être ordinairement réduite à la vie privée, faute de trouver dans la vie publique une convenable alimentation. À mesure qu'un prochain avenir développera enfin le vrai caractère intellectuel, moral et politique, propre à l'existence moderne, on peut assurer que cette nouvelle vie trouvera bientôt une idéalisation continue. Le double sentiment du vrai et du bon n'y saurait devenir nettement prononcé, sans que le sentiment du beau, qui n'est, en tout genre, que l'instinct de la perfection rapidement appréciée, ne doive aussi partout surgir: en sorte que cette dernière action générale de la philosophie positive est, par sa nature, intimement liée à chacune des trois qui viennent d'être examinées. En outre, la régénération systématique de toutes les conceptions humaines fournira certainement de nouveaux moyens philosophiques à l'essor esthétique, ainsi déjà assuré d'un but éminent et d'une stimulation continue. Pour mieux sentir cette importante appréciation, il faut d'abord franchement reconnaître que la philosophie théologique, d'après l'universelle application spontanée du type humain, qui constitue son véritable esprit élémentaire, devait être longtemps favorable à l'élan direct de l'imagination. Mais cette aptitude initiale était certainement bornée à l'état polythéique, ainsi que je l'ai assez expliqué: le déclin monothéique l'a fait tellement cesser, qu'elle n'a pu se maintenir que d'après l'étrange expédient qui, au milieu du plus fervent christianisme, vint spécialement prolonger, à cet effet, l'ascendant contradictoire de la principale époque religieuse. On peut donc regarder la conception de la divinité, ou plutôt des dieux, comme étant depuis longtemps encore plus radicalement impuissante sous l'aspect esthétique qu'elle ne l'est certainement devenue sous le point de vue intellectuel et même enfin social. Quant à la vaine entité de la Nature, par laquelle la métaphysique a tenté de remplacer cette croyance initiale, sa profonde stérilité organique est assurément aussi évidente en poésie qu'en philosophie et en politique. Il faut peu s'étonner que le sentiment confus de cette double lacune ait souvent conduit à regarder les sources mentales de l'art comme étant essentiellement taries chez ceux qui, ne trouvant point en eux-mêmes une assez intime conviction de l'indestructible spontanéité de la vie esthétique, y doivent exagérer l'importance des impulsions intellectuelles, dont ils ont fait d'ailleurs une appréciation très-insuffisante. Faute d'avoir aperçu le côté positif de l'évolution moderne aussi nettement que son côté négatif, seul compris jusqu'ici, une superficielle observation détermine trop fréquemment, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, une sorte de désespoir philosophique, parmi les esprits assez avancés pour sentir d'ailleurs suffisamment l'impossibilité radicale d'une véritable restauration du passé. Mais l'ensemble de la saine théorie historique nous a toujours, au contraire, évidemment manifesté, même à ce titre spécial, la marche croissante de la fondation, solidaire avec celle de la démolition. Le principal résultat philosophique de cette double progression consiste dans la convergence spontanée de toutes les conceptions modernes vers la grande notion de l'Humanité, dont l'active prépondérance finale doit, en tous sens, remplacer l'antique coordination théologico-métaphysique. Or cette nouvelle unité mentale, nécessairement plus complète et plus durable qu'aucune autre, suivant nos dernières explications, comportera certainement, sans aucun artifice, une immense aptitude esthétique, quand elle aura convenablement prévalu. Une telle efficacité spéciale devra être bientôt supérieure à celle qu'a pu jamais montrer la philosophie théologique, même dans sa splendeur polythéique; car, si l'art, qui partout voit ou cherche l'homme, a dû, à ce titre, longtemps sympathiser avec la philosophie initiale qui lui en offrait, à tous égards, la pensée fictive, il devra finalement bien mieux s'adapter à une doctrine fondamentale substituant, à cette représentation chimérique et indirecte, la notion effective et immédiate de la prépondérance humaine envers tous les sujets de nos spéculations habituelles, dès lors circonscrites à l'ordre réel, primitivement inconnu. Il y a certainement, pour ceux qui sauront l'apprécier, une source inépuisable de nouvelle grandeur poétique dans la conception positive de l'homme comme le chef suprême de l'économie naturelle, qu'il modifie sans cesse à son avantage, d'après une sage hardiesse, pleinement affranchie de tout vain scrupule et de toute terreur oppressive, et ne reconnaissant d'autres limites générales que celles relatives à l'ensemble des lois positives dévoilées par notre active intelligence: tandis que jusqu'alors l'humanité restait, au contraire, passivement assujettie, à tous égards, à une arbitraire direction extérieure, d'où devaient toujours dépendre ses entreprises quelconques. L'action de l'homme sur la nature, d'ailleurs si imparfaite encore, n'a pu se manifester suffisamment que chez les modernes, en résultat final d'une pénible évolution sociale, longtemps après que l'essor esthétique correspondant à la philosophie initiale devait être essentiellement épuisé: en sorte qu'elle n'a pu comporter aucune idéalisation. À l'irrationnelle imitation de la poésie antique, l'art moderne a continué à chanter la merveilleuse sagesse de la nature, même depuis que la science réelle a directement constaté, sous tous les aspects importans, l'extrême imperfection de cet ordre si vanté. Quand la fascination théologique ou métaphysique n'empêche point un vrai jugement, chacun sent aujourd'hui que les ouvrages humains, depuis les simples appareils mécaniques jusqu'aux sublimes constructions politiques, sont, en général, très-supérieurs, soit en convenance, soit en simplicité, à tout ce que peut offrir de plus parfait l'économie qu'il ne dirige pas, et où la grandeur des masses constitue seule ordinairement la principale cause des admirations antérieures. C'est donc à chanter les prodiges de l'homme, sa conquête de la nature, les merveilles de sa sociabilité, que le vrai génie esthétique trouvera surtout désormais, sous l'active impulsion de l'esprit positif, une source féconde d'inspirations neuves et puissantes, susceptibles d'une popularité qui n'eut jamais d'équivalent, parce qu'elles seront en pleine harmonie, soit avec le noble instinct de notre supériorité fondamentale, soit avec l'ensemble de nos convictions rationnelles. Le plus éminent poète de notre siècle, le grand Byron, qui a jusqu'ici, à sa manière, mieux pressenti que personne la vraie nature générale de l'existence moderne, à la fois mentale et morale, a seul tenté spontanément cette audacieuse régénération poétique, unique issue de l'art actuel. Sans doute la saine philosophie n'était point alors assez avancée pour permettre à son génie d'apprécier suffisamment, dans notre situation fondamentale, rien au delà de l'aspect purement négatif, qu'il a d'ailleurs admirablement idéalisé, comme je l'ai noté au cinquante-septième chapitre. Mais le profond mérite de ses immortelles compositions, et leur immense succès immédiat, malgré de vaines antipathies nationales, chez toutes les populations d'élite, ont déjà rendu irrécusable, soit la puissance esthétique propre à la nouvelle sociabilité, soit la tendance universelle vers une telle rénovation. Tous les esprits vraiment philosophiques peuvent donc comprendre maintenant que l'avénement nécessaire de la réorganisation universelle procurera spontanément à l'art moderne en même temps une inépuisable alimentation, par le spectacle général des merveilles humaines, et une éminente destination sociale, pour faire mieux apprécier l'économie finale. Quoique la philosophie dogmatique doive toujours présider à l'élaboration directe des divers types, intellectuels ou moraux, qu'exigera la nouvelle organisation spirituelle, la participation esthétique deviendra cependant indispensable, soit à leur active propagation, soit même à leur dernière préparation; en sorte que l'art retrouvera ainsi, dans l'avenir positif, un important office politique, essentiellement équivalent, sauf la diversité des régimes, à celui que le passé polythéique lui avait conféré, et qui depuis s'était effacé sous la sombre domination monothéique. Nous devons évidemment écarter ici toute indication générale relative aux nouveaux moyens d'une exécution esthétique qui ne saurait être assez prochaine pour comporter utilement aucune semblable appréciation actuelle. Mais, en évitant, à ce sujet, les discussions prématurées et déplacées, il convient pourtant d'annoncer déjà que l'obligation fondamentale nécessairement imposée à l'art moderne, comme à la science et à l'industrie, de subordonner toutes ses conceptions à l'ensemble des lois réelles, ne tendra nullement à lui ravir la précieuse ressource des êtres fictifs, et le contraindra seulement à lui imprimer une nouvelle direction, conforme à celle que ce puissant artifice logique recevra aussi sous ces deux autres aspects universels. J'ai, par exemple, signalé d'avance, au quarantième chapitre, l'utile emploi scientifique, et même logique, que la saine philosophie biologique pourra désormais retirer de la convenable introduction d'organismes imaginaires, d'ailleurs en pleine harmonie avec toutes les notions vitales: quand l'esprit positif aura suffisamment prévalu, je ne doute pas qu'un tel procédé, essentiellement analogue à la marche actuelle des géomètres en beaucoup de cas importans, ne puisse vraiment faciliter, en biologie, l'essor des conceptions judicieusement systématiques. Or, il est clair que le but et les conditions de l'art doivent y permettre une application bien plus étendue de semblables moyens, dont l'usage théorique deviendrait aisément abusif. Chacun sent d'ailleurs que leur emploi esthétique devra principalement se rapporter à l'organisme humain, supposé modifié, soit en mal, soit surtout en bien, de manière à augmenter convenablement les effets d'art, sans cependant jamais violer les lois fondamentales de la réalité.

Dans cette rapide appréciation de l'action esthétique propre à la philosophie positive, j'ai dû me borner à considérer explicitement le premier de tous les beaux-arts, celui qui, par sa plénitude et sa généralité supérieures, a toujours dominé l'ensemble de leur développement. Mais il est évident que cette régénération de l'art moderne ne saurait être limitée à la seule poésie, d'où elle s'étendra nécessairement aux quatre autres moyens fondamentaux d'expression idéale, suivant l'ordre indiqué par leur hiérarchie naturelle, signalée au cinquante-troisième chapitre. Ainsi, l'esprit positif, qui, tant qu'il est resté à sa phase mathématique initiale, a dû sembler mériter les reproches habituels de tendance antiesthétique, que lui adresse encore injustement une appréciation routinière, deviendra finalement, au contraire, d'après son entière systématisation sociologique, la principale base d'une organisation esthétique non moins indispensable que la rénovation mentale et sociale dont elle est nécessairement inséparable.

Cette triple élaboration positive, toujours dominée par un même principe fondamental, conduira donc certainement l'humanité au régime universel le plus conforme à sa nature, où tous nos attributs caractéristiques trouveront habituellement à la fois la plus parfaite consolidation respective, la plus complète harmonie mutuelle, et le plus libre essor commun. Immédiatement destinée à l'ensemble de l'occident européen, les cinq élémens essentiels de cette noble élite de notre espèce y apporteront chacun l'indispensable participation continue de son génie propre, annonçant déjà, par un tel concours, leur intime combinaison ultérieure. Sous la salutaire prépondérance, également philosophique et politique, assurée à l'esprit français d'après l'ensemble de la transition moderne, l'esprit anglais y fera puissamment sentir sa prédilection caractéristique pour la réalité et l'utilité, l'esprit allemand y appliquera son aptitude native aux généralisations systématiques, l'esprit italien y fera convenablement pénétrer son admirable spontanéité esthétique, enfin l'esprit espagnol y introduira son double sentiment familier de la dignité personnelle et de la fraternité universelle.


En achevant ici cette rapide indication générale de l'action définitive propre à la philosophie positive que je me suis efforcé de constituer par l'ensemble de ce Traité, j'ai donc enfin terminé complétement la longue et difficile opération que j'ai osé concevoir et exécuter pour renouveler convenablement aujourd'hui la grande impulsion philosophique de Bacon et Descartes, qui, ayant dû se rapporter surtout à l'élaboration préliminaire de la positivité rationnelle, devait se trouver essentiellement épuisée depuis que, d'après le suffisant accomplissement d'une telle préparation, l'esprit humain était conduit à aborder directement la rénovation finale, qui n'avait pu être d'abord que confusément entrevue, et qui maintenant devait correspondre aux irrécusables exigences d'une situation sans exemple, où l'intervention philosophique doit radicalement dissiper une anarchie toujours imminente, en transformant l'agitation révolutionnaire en activité organique. Dans le cours d'un travail que les embarras de ma position ont fait durer douze ans, mon intelligence, à l'âge de la pleine ardeur, a nécessairement marché, en reproduisant personnellement, avec une fidélité spontanée, selon mon plan primitif, les principales phases successives de cette moderne évolution mentale. Mais cet inévitable progrès a toujours été, j'ose le dire, entièrement homogène, comme chaque lecteur peut maintenant s'en convaincre d'après le parfait accord de ces trois chapitres extrêmes de conclusions générales avec les deux premiers chapitres d'introduction fondamentale: la longue élaboration intermédiaire est d'ailleurs restée constamment conforme aux conditions scrupuleuses d'une exacte continuité, à la fois logique et scientifique. Un simple rapprochement entre la table totale des matières et le tableau synoptique initial pourra même aisément rappeler ci-dessous que le plan originaire n'a jamais subi aucune altération réelle, au moins quant à l'ordre des diverses parties, dont l'extension proportionnelle a seule éprouvé un accroissement imprévu envers la science finale que j'avais à créer, et qui, en conséquence, ne pouvait d'abord être aussi précisément mesurée que les différentes sciences préliminaires déjà constituées. Même en ayant égard à cette unique exception, tous les bons esprits reconnaîtront, j'espère, que, dans cette appréciation systématique de tous les élémens essentiels propres à la philosophie fondamentale, chacun d'eux a reçu spontanément le développement effectif que méritait, au fond, sa véritable importance philosophique.

Par cette universelle élaboration, mon intelligence, aussi complétement dégagée de toute métaphysique que de toute théologie, se trouve donc parvenue enfin à l'état pleinement positif, où elle tente d'attirer tous les penseurs énergiques, pour y construire en commun la systématisation finale de la raison moderne. Il me reste maintenant à annoncer ici la part personnelle que je me propose de prendre ultérieurement à cette construction directe, après l'avoir convenablement instituée dans le Traité que je viens d'achever, et qui devient désormais le simple point de départ général de tous les travaux réservés à mon âge d'entière maturité. En indiquant ces quatre ouvrages essentiels, je vais les mentionner suivant l'ordre où je les ai successivement conçus, dès la première origine de ce Traité fondamental, mais en avertissant déjà que je ne m'engage nullement à le suivre, et que je me réserve, à cet égard, toute la liberté d'exécution que me procure désormais la base universelle que je viens de poser, et dont je puis toujours, sans aucune inconséquence, varier à mon gré l'application spéciale, soit d'après les exigences plus ou moins éventuelles du grand mouvement philosophique, soit même selon les seules convenances de ma situation personnelle: tandis qu'il ne pouvait en être ainsi auparavant, vu l'inflexible nécessité de suivre scrupuleusement, à tout prix, l'ordre unique qui correspondait à une telle fondation, en écartant avec une invariable opiniâtreté les divers conseils irrationnels qu'une sollicitude peu judicieuse m'avait souvent donnés jadis sur le morcellement arbitraire de la composition actuelle. Au reste, je terminerai cette indication par la discussion rapide du meilleur ordre d'une telle élaboration, étant d'ailleurs très-disposé maintenant à accueillir avec reconnaissance les réflexions que pourraient m'adresser à ce sujet tous ceux qui, ayant suffisamment compris la nature et la portée de cette nouvelle philosophie, s'intéressent aujourd'hui à son essor ultérieur.

Deux de ces ouvrages seront directement destinés à consolider méthodiquement le nouveau système philosophique; les deux autres se rapporteront surtout à son application générale.

Quant aux premiers, il faut reconnaître que, dans ce Traité original, je devais essentiellement apprécier chaque élément fondamental de la systématisation finale en restant, autant que possible, dans la situation d'esprit conforme à sa constitution actuelle, afin de m'élever ainsi successivement, en même temps que le lecteur, avec une pleine sécurité et une efficacité mieux assurée, jusqu'à l'état définitif que j'avais d'abord aperçu, mais qui ne pouvait être suffisamment caractérisé que par cet essor graduel, reproduction spontanée, suivant le précepte cartésien, de l'ensemble de l'évolution moderne. Or, quels que dussent être les avantages essentiels de cette marche à posteriori, sans laquelle mon but eût été certainement manqué, il en résulte nécessairement que les diverses philosophies spéciales, d'après lesquelles je crois avoir enfin fondé la vraie philosophie générale, ne sauraient avoir ici leur véritable caractère définitif, qui ne peut maintenant s'établir que sous l'universelle intervention normale de la nouvelle unité philosophique, régénérant ainsi, à son tour, tous les élémens qui ont dû concourir à sa propre formation. Cette réaction nécessaire, qui, convenablement accomplie, constituera directement, au moins dans l'ordre abstrait, l'état final de la systématisation positive, exigerait donc, par sa nature, autant de Traités philosophiquement spéciaux, tous dominés par l'esprit sociologique, qu'il existe réellement de différentes sciences fondamentales. Mais l'évidente impossibilité d'exécuter dignement cette entière élaboration pendant le peu de vie qui me reste, même quand le temps m'y serait désormais mieux ménagé, m'a d'avance déterminé à me restreindre, à cet égard, aux deux termes extrêmes, qui doivent être, en effet, les plus décisifs, et qui d'ailleurs me sont plus familiers: ce qui me conduira donc à systématiser méthodiquement, d'une part, la philosophie mathématique, d'une autre part, la philosophie politique; laissant ainsi à mes divers successeurs ou collègues à constituer semblablement les quatre philosophies intermédiaires, astronomique, physique, chimique et biologique.

La philosophie mathématique sera l'objet direct d'un ouvrage spécial en deux volumes, dont le premier se rapportera naturellement à la mathématique abstraite, ou analyse proprement dite, et le second à la mathématique concrète, spontanément décomposée en géométrie et mécanique, suivant les principes ici établis. Quand j'ai composé, il y a douze ans, le tome premier du Traité actuel, j'avais encore une opinion beaucoup trop favorable de la portée philosophique propre aux géomètres de notre siècle; en sorte que j'y ai dû croire suffisamment indiquées plusieurs vues importantes de philosophie mathématique, qui sont au contraire restées jusqu'ici complétement inaperçues, faute d'avoir été assez distinctement caractérisées pour des esprits maintenant parvenus, à force de dispersion empirique, à un degré de rétrécissement dont j'avais moi-même d'abord une trop faible idée avant une telle épreuve, quoique je sois forcé de vivre au milieu d'eux. Ainsi, outre le motif fondamental ci-dessus indiqué, qui m'impose l'obligation directe de construire spécialement, d'après mon point de vue actuel, une vraie philosophie mathématique, on voit que des considérations passagères, mais aujourd'hui fort importantes, doivent me faire mieux sentir le besoin d'accomplir une portion aussi décisive de la construction générale.

Envers le second ouvrage, uniquement consacré à la philosophie politique, il a été ici si souvent indiqué, depuis le début du tome quatrième, qu'il serait maintenant superflu d'en signaler expressément la destination et l'urgence. Il se composera de quatre volumes, dont le premier traitera de la méthode sociologique, le second de la statique sociale, le troisième de la dynamique sociale, et le dernier de l'application générale d'une telle doctrine. Tous ceux qui auront convenablement apprécié ma création de la sociologie dans la seconde moitié de ce Traité sentiront aisément, d'après mes nombreux avis incidents, qu'elle ne rend nullement superflue cette nouvelle composition, à laquelle se trouve seulement ainsi préparée une base indispensable. Ayant ici consacré deux volumes à l'élaboration originale de la sociologie dynamique, on doit d'abord craindre qu'un seul ne puisse pas me suffire ultérieurement pour sa propre construction finale: mais il faut considérer que j'ai été forcé de mêler, à beaucoup d'égards, à l'étude purement dynamique que je devais avoir surtout en vue, des discussions spontanées relatives à la partie statique, et même à la méthode, qui auront été alors suffisamment constituées d'avance; en sorte que, d'après l'ensemble des préparations antérieures, ce volume unique suffira, j'espère, à l'appréciation abstraite de l'évolution sociale. Cet ouvrage est, ce me semble, par sa nature, le plus important de tous ceux qui me restent à exécuter; puisque le Traité actuel ayant finalement abouti à l'universelle prépondérance mentale, à la fois logique et scientifique, du point de vue social, on ne saurait, à tous égards, plus directement coopérer à l'installation finale de la nouvelle philosophie qu'en élaborant l'état normal de la science correspondante, quand même les hautes nécessités pratiques ne commanderaient pas évidemment une telle construction spéciale.

Passant maintenant aux deux ouvrages relatifs à l'application générale du nouveau système philosophique, je dois d'abord annoncer, en troisième lieu, un Traité fondamental sur l'éducation positive, qui, d'après la maturité actuelle de mes idées, me semble réductible à un seul volume. Ce grand sujet n'a pu encore être abordé chez les modernes d'une manière convenablement systématique, puisque la marche générale de l'éducation individuelle ne peut être, à tous égards, suffisamment appréciée que d'après sa conformité nécessaire avec l'évolution collective, seule immédiatement jugeable, suivant les explications directes du cinquante-huitième chapitre. Mais, la vraie théorie de cette évolution fondamentale étant maintenant établie, on peut enfin traiter aussi de l'éducation proprement dite. D'une autre part, la destination sociale d'un tel travail est ici nettement posée d'avance, en même temps que son principe philosophique, comme devant constituer la première base universelle de la régénération politique, dont l'inévitable avénement se trouve déjà démontré et caractérisé. Ce troisième ouvrage dérive donc, de la manière la plus naturelle, du Traité actuel. Quant à sa haute importance, elle ne saurait être douteuse, surtout à cause de l'organisation positive de la morale, qui constituera la principale partie d'une telle élaboration, et qui doit aujourd'hui déterminer avec le plus d'efficacité l'entière élimination de la philosophie théologique, dont la domination surannée entrave encore, à tant d'égards, malgré sa propre impuissance, l'essor fondamental de la pensée et de la sociabilité modernes.

Enfin, le quatrième ouvrage, également formé d'un seul volume, consistera en un Traité systématique de l'action de l'homme sur la nature, qui n'a jamais été, à ma connaissance, rationnellement appréciée dans son ensemble. Malgré l'intérêt propre de ce vaste sujet, il n'y saurait être conçu que dans son institution philosophique; puisque son élaboration spéciale exigerait évidemment, d'après mes principes encyclopédiques, la construction préalable de la science concrète, encore essentiellement prématurée. En cet état, il est aisé de concevoir l'intime connexité de cette dernière composition avec le Traité fondamental: car son principal objet consistera à organiser directement la vraie relation finale qui doit exister, à tous égards, entre la science et l'art. La fluctuation radicale qui persiste encore à ce sujet, surtout envers les cas les plus importans, et qui suscite ou maintient tant de vicieux conflits élémentaires où la théorie et la pratique sont également compromises, caractérise certainement l'une des plus intimes difficultés de la situation moderne. Il est donc aisé de sentir aussi l'importance spéciale d'un ouvrage destiné surtout à dissiper directement ces obstacles intellectuels à l'établissement durable de l'harmonie la plus décisive entre les deux élémens nécessaires de l'organisme positif.

D'après cette indication successive, le lecteur voit maintenant que, comme je l'ai annoncé ci-dessus, l'ensemble de mon élaboration ultérieure peut indifféremment affecter un ordre quelconque envers ces quatre ouvrages essentiels, puisque chacun d'eux se rapporte directement à la pensée fondamentale dont je viens d'achever la constitution originale, et au plein ascendant de laquelle tous sont réellement indispensables. Si j'étais certain de pouvoir l'accomplir entièrement, malgré la brièveté de ma vie et les graves embarras d'une position que la préface de ce volume a suffisamment caractérisée, je serais encore disposé à conduire cette exécution suivant l'exposition précédente, comme je l'ai projeté il y a vingt ans, en arrêtant déjà la conception et la destination de ces divers travaux philosophiques, tous incidemment promis, quoique avec une inégale insistance, dans ce Traité: ce serait peut-être l'ordre le plus efficace, au moins finalement, pour le progrès général de la raison publique. Mais, une telle sécurité étant fort loin d'exister chez moi, je serai sans doute conduit à exécuter d'abord, pendant les quatre ou cinq années qui vont suivre, le second de ces ouvrages, comme étant à la fois le plus étendu et le plus décisif. Le quatrième est assurément le moins urgent, quelle qu'en soit la haute utilité; et le troisième n'a probablement pas autant besoin que le second d'une exécution immédiate à laquelle le public actuel est d'ailleurs moins préparé. D'une autre part, quelque éminent avantage logique que dût offrir aujourd'hui l'apparition directe du premier Traité, pour attirer aussitôt à la grande élaboration philosophique des esprits qui s'arrêtent maintenant au premier degré de l'initiation scientifique, son ajournement n'offre peut-être aucun grave inconvénient réel; puisque les géomètres actuels semblent peu mériter d'ordinaire qu'on s'occupe tant de les élever méthodiquement à la dignité philosophique, que le mouvement universel les forcera bientôt de rechercher.

Telle est l'indication générale par laquelle j'ai cru devoir terminer enfin ce grand ouvrage, qui doit aussi constituer désormais une simple introduction fondamentale aux divers travaux essentiels du reste de ma carrière spéculative, si je n'y suis pas trop entravé d'après l'état, à la fois subalterne et précaire, où, suivant les douloureuses explications de ma préface, se trouve encore, au milieu de ma quarante-cinquième année, ma laborieuse existence personnelle, toujours exposée jusqu'ici, malgré le scrupuleux accomplissement continu de mes divers devoirs spéciaux, à être inopinément bouleversée sous l'aveugle ou malveillante impulsion des préjugés et des passions propres à notre déplorable régime scientifique.

FIN DU TOME SIXIÈME ET DERNIER.

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