Cours de philosophie positive. (6/6)
Quant au mouvement scientifique propre à cette troisième phase, sans pouvoir offrir une originalité aussi fondamentale que sous la phase précédente, il présente cependant une éminente portée, bien supérieure à celle du mouvement esthétique correspondant, et qui laissera toujours subsister des créations capitales, dues à des penseurs nullement inférieurs à leurs prédécesseurs, quoique appliqués à des difficultés d'une autre nature. En considérant d'abord, suivant notre hiérarchie, les sciences mathématiques, par lesquelles, en effet, s'établit le mieux la filiation des deux phases, on y doit distinguer deux principales séries de progrès: l'une, relative au principe newtonien, pour la construction graduelle de la mécanique céleste, et qui donne lieu naturellement à l'essor des diverses théories essentielles de la mécanique rationnelle; l'autre, d'ailleurs intimement liée à celle-ci, remonte à l'impulsion analytique de Leibnitz, émanée de la grande révolution cartésienne, et détermine l'admirable développement de l'analyse mathématique, ordinaire ou transcendante, tendant à généraliser et à coordonner toutes les conceptions géométriques et mécaniques. Dans la première série, Maclaurin, et surtout Clairaut, établissent d'abord, au sujet de la figure des planètes, la théorie générale de l'équilibre des fluides, pendant que Daniel Bernoulli construit suffisamment la théorie des marées; ensuite, d'Alembert et Euler, relativement à la précession des équinoxes, complètent la dynamique des solides, en constituant la difficile théorie du mouvement de rotation, en même temps que le premier fonde, d'après son immortel principe, le système analytique de l'hydrodynamique, déjà ébauchée par Daniel Bernoulli; enfin, Lagrange et Laplace complètent la théorie fondamentale des perturbations, avant que le premier se consacrât surtout aux éminens travaux de philosophie mathématique qui devaient le mieux caractériser son puissant génie, comme je l'indiquerai au chapitre suivant. La seconde série est essentiellement dominée par la grande figure d'Euler, dévouant sa longue vie et son infatigable activité à l'extension systématique de l'analyse mathématique, et à développer l'uniforme coordination que sa prépondérance devait introduire dans l'ensemble de la géométrie et de la mécanique, où jusque alors son intervention avait été secondaire ou passagère: succession à jamais mémorable de spéculations abstraites, où l'analyse développe enfin toute sa puissante fécondité, sans dégénérer en un dangereux verbiage, tendant à dissimuler, sous des formes trop respectées, une profonde stérilité mentale, ainsi qu'on l'a vu depuis très fréquemment, par suite de l'esprit antiphilosophique qui distingue aujourd'hui la plupart des géomètres. En considérant l'ensemble de ce double mouvement mathématique, on ne peut s'empêcher de noter comment l'Angleterre y trouva la juste punition de l'étroite nationalité scientifique qu'elle avait tenté de se constituer, suivant les deux exclusions connexes ci-dessus signalées: car, il en résulta directement que, même pour la première progression, les savans anglais ne purent prendre en général, sauf le seul Maclaurin, qu'une part très secondaire à l'élaboration systématique de la théorie newtonienne, dont le développement et la coordination analytique durent presque uniquement appartenir à la France, à l'Allemagne, et enfin à l'Italie, si dignement représentée par le grand Lagrange.
L'ensemble de la physique proprement dite, ébauché, sous la phase précédente, surtout par la création des deux branches qui se rattachent à l'astronomie, c'est-à-dire la barologie et l'optique, se complète alors par l'élaboration scientifique de la thermologie et de l'électrologie, qui la lient directement à la chimie: la première branche, en effet, commence alors à se dégager du vain régime des entités chimériques et des fluides imaginaires, d'après la lumineuse découverte de Black sur les changemens d'état; la seconde, d'abord popularisée par les ingénieux travaux de Franklin, acquiert ensuite une certaine rationalité par les judicieuses recherches de Coulomb, avant d'avoir été altérée par l'abus de l'analyse mathématique. Quant à l'astronomie pure, réduite à la géométrie céleste, elle perd nécessairement la prépondérance fondamentale qu'elle avait dû conserver jusque alors, par suite de la systématisation de la mécanique céleste, tendant à suggérer à priori les principales lois relatives aux perturbations du mouvement elliptique: aussi, parmi beaucoup d'illustres observateurs, l'astronomie ne compte-t-elle alors qu'un seul homme d'un vrai génie, le grand Bradley, dont l'admirable élaboration sur l'aberration de la lumière constitue certainement le plus beau travail dont cette science puisse s'honorer depuis Kepler.
Malgré le juste éclat de ces divers ordres de travaux scientifiques, on doit regarder, ce me semble, la création de la véritable chimie comme surtout destinée à caractériser cette phase avec plus d'originalité qu'aucune autre évolution quelconque. Jusque alors bornée à une mystérieuse accumulation de faits, dominée par les entités alchimiques, la chimie, vers le milieu de cette période, subit une transformation mémorable, quoique purement provisoire, qui me semble fort analogue à la préparation philosophique que l'hypothèse des tourbillons avait opérée, un siècle auparavant, pour la mécanique céleste: tel est l'office préliminaire, aujourd'hui trop méconnu, de la célèbre conception de Stahl, précédée de la tentative trop mécanique de Boërhaave, et déterminant une marche beaucoup plus rationnelle dans l'ensemble des recherches chimiques, surtout entre les mains de Bergmann et ensuite de Schéele. Préparée, sous cette influence transitoire, par les expériences capitales de Priestley et de Cavendish, l'élaboration décisive du grand Lavoisier vint enfin élever la chimie au rang des véritables sciences, d'après une théorie admirablement conçue, quoique une exploration plus étendue dût bientôt lui ravir un ascendant, dont l'éminente rationnalité n'est pas encore, à beaucoup près, dignement remplacée. Aussi intermédiaire, à divers égards, quant à la méthode que quant à la doctrine, entre la philosophie purement inorganique et la philosophie vraiment organique, cette nouvelle science vient heureusement compléter l'ensemble de l'étude fondamentale du monde extérieur par l'institution normale d'un ordre de spéculations physiques sur lequel l'esprit mathématique proprement dit ne peut réellement exercer aucun empire immédiat, si ce n'est à titre d'éducation: ce qui a heureusement érigé dès lors, même quant à la nature morte, un puissant abri contre l'imminente invasion d'un tel esprit, qui, après avoir nécessairement fondé la philosophie naturelle, tend, par une irrationnelle exagération, à en altérer radicalement l'essor ultérieur, jusqu'à ce que la construction finale d'une philosophie pleinement positive vienne directement contenir cette dangereuse intervention, en réduisant, autant que possible, l'esprit purement mathématique à sa vraie destination, comme je l'ai expliqué dans les trois premiers volumes de ce Traité.
Quoique la grande science biologique n'ait pu recevoir que de nos jours sa vraie constitution rationnelle, encore si imparfaite et si chancelante, il importe de signaler, pendant cette troisième phase, l'admirable mouvement préparatoire dont elle devient alors l'objet, en résultat général des divers essais isolés propres aux deux phases précédentes. Les trois aspects essentiels, taxonomique, anatomique, et physiologique, dont la combinaison permanente caractérise ses spéculations fondamentales, y donnèrent lieu à d'éminentes élaborations indépendantes, essentiellement provisoires par cela même qu'elles n'étaient point dirigées d'après des principes communs, mais destinées à faire enfin dignement ressortir le véritable esprit de chacun d'eux: nettement dévoilé, pour le premier, par les admirables conceptions du grand Linné succédant aux heureuses inspirations de Bernard de Jussieu; quant au second, par la suite des analyses comparatives de Daubenton, ultérieurement rationnalisée suivant les vues générales de Vicq-d'Azyr; et enfin, pour le troisième, par l'exploration fondamentale de Haller, suivie de l'ingénieuse expérimentation de Spallanzani. Conjointement à cette triple préparation, le génie, éminemment synthétique et concret, de notre grand Buffon caractérisait avec énergie les principales relations encyclopédiques propres à la science des corps vivans, et faisait surtout sentir l'intime solidarité qui la distingue, en même temps que sa haute destination morale et sociale, spécialement signalée d'ailleurs par les utiles indications secondaires de Georges Leroy et de Charles Bonnet: toutefois, en relevant dignement la mémoire scientifique et philosophique de Buffon, que d'envieux détracteurs ont tenté de réduire au simple mérite littéraire, l'impartiale postérité n'oubliera jamais son aveugle obstination à méconnaître l'importance capitale des conceptions taxonomiques, dont les travaux de son illustre émule suédois pouvaient si bien lui manifester la vraie nature et l'indispensable destination. Au reste, rien de définitif, en philosophie biologique, ne pouvait encore sortir d'une époque où, non-seulement la hiérarchie animale n'était entrevue que d'une manière vague et empirique, mais où même la notion élémentaire de l'état vital restait radicalement confuse et incertaine, puisque, des deux élémens inséparables du dualisme fondamental qui le constitue, le plus caractéristique et le plus varié était alors totalement subordonné à l'autre, dont l'influence plus simple devait être mieux saisissable; ce qui donna lieu à tant d'irrationnelles exagérations sur la prépondérance absolue des milieux biologiques, comme si l'organisme était à la fois purement passif et indéfiniment modifiable: cette vicieuse tendance, si prononcée chez tous les penseurs du siècle dernier, conduisit spécialement Montesquieu à ses célèbres aberrations sur l'action sociale des climats. Néanmoins, il importait de signaler ici la première élaboration vraiment scientifique de la philosophie organique, qui, outre son extrême importance directe, est si heureusement destinée, de sa nature, à mettre enfin un terme indispensable à l'esprit de spécialité dispersive émané de la philosophie inorganique, dont le sujet inerte comporte une décomposition presque illimitée, tandis que l'étude de la vie pousse nécessairement à la régénération de l'esprit d'ensemble, par l'indivisible connexité de ses divers aspects, dont la division provisoire et artificielle ne peut longtemps dissimuler la nécessité finale de leur coordination nécessaire. Quoique l'imitation trop servile du régime logique propre aux sciences déjà formées, ait dû d'abord engager naturellement les diverses spéculations biologiques dans une marche trop peu conforme à leurs vraies conditions caractéristiques, il n'est pas douteux cependant que leur développement ultérieur devait finir par dévoiler spontanément une obligation aussi fondamentale, de manière à modifier convenablement le mode primitif, comme on commence à l'apercevoir aujourd'hui, sans que toutefois une transformation aussi contraire à la prépondérance actuelle de la philosophie inorganique puisse être suffisamment réalisée autrement que sous l'ascendant général de la vraie philosophie positive, dont j'ai osé, le premier, entreprendre enfin la construction directe, d'après l'ensemble des différens matériaux antérieurs.
En appréciant, au cinquante-troisième chapitre, la première apparition du véritable génie scientifique, à la fois spéculatif et abstrait, par les spéculations mathématiques des Grecs, j'ai convenablement expliqué pourquoi il avait dû être d'abord éminemment spécial, comme surgissant dans un milieu, philosophique et social, profondément hétérogène à sa nature, laquelle n'aurait pu recevoir son développement caractéristique sans l'indispensable isolement continu des contemplations devenues positives envers toutes celles qui restaient théologiques ou même métaphysiques. Or, les diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle n'ayant pu passer simultanément à l'état positif, et leur essor initial ayant dû s'opérer, à de longs intervalles, suivant la loi hiérarchique établie au début de ce Traité, il est clair que cette même nécessité primitive devait toujours subsister, quoique avec une intensité décroissante, jusqu'à ce que tous les aspects élémentaires eussent ainsi été successivement assujettis à une positivité rationnelle, ce qui n'existe point encore envers les études sociales, excepté dans cet ouvrage. L'esprit de spécialité, devenu de plus en plus dispersif à mesure que la philosophie inorganique s'était décomposée, restait donc en suffisante harmonie avec les principaux besoins de l'évolution mentale sous la phase que nous achevons d'apprécier: toutefois, son office, évidemment provisoire, était déjà très voisin de son entier accomplissement; et son influence, qui, d'après l'anarchie philosophique, s'exagérait à l'instant où elle aurait dû décroître, commençait alors à devenir dangereuse, suivant l'explication précédente, en tendant à imprimer à la culture naissante de la philosophie organique une impulsion trop exclusivement analytique, contraire à sa nature et à sa destination. Néanmoins, ces aberrations, seulement imminentes, ne pouvaient se développer que plus tard, et ne produisaient encore que des inconvéniens secondaires; en sorte que cette époque peut être envisagée comme le plus bel âge de l'esprit de spécialité scientifique, personnifié par la constitution des académies, dont les membres n'étaient point alors parvenus à oublier entièrement la conception fondamentale de Bacon et de Descartes, où l'analyse spéciale n'était envisagée que comme une préparation nécessaire à une synthèse générale, toujours présente aux savans de la seconde phase, quelque lointaine que dût leur sembler sa réalisation ultérieure. La tendance dispersive des travaux de détail fut, à cette époque, très heureusement contenue par l'active impulsion générale qui déterminait spontanément les savans, comme les artistes, et d'une manière même plus efficace quoique moins explicite, à seconder le grand ébranlement philosophique propre au siècle dernier, et dont la direction anti-théologique devait tant sympathiser avec l'instinct scientifique: j'ai assez expliqué la puissante consistance mentale que cette indispensable opération révolutionnaire dut recevoir d'une telle assistance permanente, hautement caractérisée surtout chez l'éminent géomètre qui fut l'un des chefs principaux de cette élaboration dissolvante. Malgré sa nature purement négative, qui la rendait assurément peu susceptible de constituer aucune liaison solide, l'influence provisoire de cette philosophie, en vertu de sa seule généralité, quelque imparfaite qu'elle dût être, servit réellement, à cette époque, à empêcher l'esprit scientifique de perdre totalement de vue les considérations d'ensemble, qu'on affectait, au contraire, de reproduire sans cesse, d'après des aperçus plus ou moins superficiels. Par cette réaction temporaire, où cette philosophie transitoire rendait à la science l'équivalent des services qu'elle en recevait, les savans trouvèrent alors, comme les artistes, outre une immédiate destination sociale, qui les incorporait davantage au mouvement universel, une sorte de supplément momentané à l'absence de toute vraie direction systématique; tandis que, de nos jours, l'irrationnelle prolongation de cette situation mentale, maintenant trop arriérée, n'aboutit, au contraire, chez les uns et les autres, qu'à justifier ordinairement leur déplorable aversion de toute idée générale.
Après avoir suffisamment caractérisé l'ensemble du développement scientifique depuis le moyen-âge, il ne nous reste plus maintenant, pour compléter enfin notre indispensable appréciation de la progression moderne, qu'à y considérer sommairement le mouvement élémentaire de recomposition sous un quatrième et dernier aspect général, quant à l'évolution philosophique proprement dite, en tant que provisoirement distincte de l'évolution purement scientifique correspondante, jusqu'à ce que l'esprit scientifique et l'esprit philosophique, essentiellement identiques au fond, aient acquis, l'un la généralité, l'autre la positivité, qui leur manquent encore. Mais, malgré la nécessité historique de cette distinction transitoire, il est clair que notre appréciation de la progression scientifique doit nous permettre d'abréger beaucoup celle de la progression philosophique, dont les diverses phases ont toujours été déterminées par celles de la première, à partir de la division fondamentale, organisée dans les écoles grecques, entre la philosophie naturelle devenue métaphysique, et la philosophie morale restée théologique, comme je l'ai tant expliqué. En outre, d'après la fusion provisoire opérée entre ces deux philosophies, sous l'ascendant métaphysique de la scolastique proprement dite, pendant la dernière période du moyen-âge, nous avons reconnu que l'esprit scientifique et ce nouvel esprit philosophique étaient restés essentiellement unis jusqu'à la fin de la première partie de l'évolution moderne: en sorte que nous n'avons plus réellement à considérer le mouvement philosophique que sous les deux autres phases, où il s'est de plus en plus isolé du mouvement scientifique, jusqu'à ce que celui-ci ait rempli les conditions qui doivent lui procurer une entière suprématie, par une convenable prépondérance prochaine de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail, tous deux enfin devenus également positifs. Néanmoins, pour que cette appréciation puisse être suffisamment caractéristique, il faut d'abord revenir brièvement sur ce point de départ, dont l'importance historique est encore trop peu comprise, afin de mieux déterminer la vraie nature de cette philosophie transitoire que, dans le cours des trois derniers siècles, la science devait toujours tendre à annuler graduellement.
La grande transaction scolastique avait réalisé autant que possible, le triomphe social de l'esprit métaphysique, dont la profonde impuissance organique s'est trouvée ainsi dissimulée, pendant quelques siècles, d'après son intime incorporation à l'ensemble de la constitution catholique, laquelle, par ses éminentes propriétés politiques, lui rendit certes un large équivalent de l'assistance mentale qu'elle en reçut provisoirement. Dès lors, en effet, la philosophie métaphysique, toujours bornée auparavant à l'étude du monde inorganique, compléta son domaine fondamental, en étendant aussi ses entités caractéristiques à l'homme moral et social; ce qui produisit, comme je l'ai noté, un état, très précaire mais fort remarquable, d'apparente homogénéité intellectuelle, qui n'avait jamais pu exister encore depuis le partage primordial opéré sous la première décadence du polythéisme. En acceptant ainsi le dangereux secours de la raison, la foi monothéique commençait à se dénaturer d'une manière irrévocable, aussitôt que, cessant de reposer exclusivement sur la spontanéité universelle, liée à une révélation directe et continue, elle subit la protection des démonstrations, nécessairement susceptibles de controverse permanente et même de réfutation ultérieure, qui composaient la doctrine nouvelle que, par une étrange incohérence, on qualifiait déjà de théologie naturelle. Cette dénomination historique caractérise très heureusement la conciliation passagère qu'on avait ainsi tenté d'organiser entre la raison et la foi, et qui ne pouvait réellement aboutir qu'à l'absorption totale de la seconde sous la première: car, elle représente le dualisme contradictoire alors établi entre l'ancienne notion de Dieu et la nouvelle entité de la Nature, centres respectifs des deux philosophies théologique et métaphysique. L'imminent antagonisme de ces deux conceptions générales semblait alors devoir être suffisamment contenu par le principe fondamental qui, sous l'influence inaperçue de l'instinct positif, les subordonnait l'une et l'autre à la nouvelle hypothèse d'un Dieu créateur primordial de lois invariables, qu'il s'était aussitôt interdit de jamais changer, et dont l'application spéciale et continue était irrévocablement confiée à la Nature; ce qui constitue assurément une fiction fort analogue à celle des publicistes actuels sur la royauté constitutionnelle. Cette étrange combinaison, où l'on tentait de concilier le principe théologique avec le principe positif, porte l'empreinte caractéristique de l'esprit métaphysique qui l'avait élaborée, et qui s'y était évidemment ménagé la plus belle part, en faisant désormais de la Nature l'objet des contemplations et même des adorations journalières, sauf la stérile vénération réservée à la majestueuse inertie de la divinité suprême, solennellement réduite à une vague intervention initiale, où la pensée devait de moins en moins remonter. Jamais le bon sens vulgaire n'a pu réellement admettre ces subtilités doctorales, qui neutralisaient radicalement toutes les idées de volonté arbitraire et d'action permanente, sans lesquelles les croyances théologiques ne sauraient conserver leur véritable caractère fondamental: aussi doit-on peu s'étonner que l'instinct populaire poursuivît alors tant de docteurs de l'accusation d'athéisme; puisque la doctrine transitoire, ainsi qualifiée ultérieurement, n'a pu consister au fond qu'à pousser jusqu'à l'entière intronisation de la Nature cette première restriction scolastique de la conception monothéique, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent. Suivant une inversion vraiment décisive, témoignage direct de l'irrévocable décadence de toute théologie, ce que d'abord la raison publique jugeait impie, semble constituer maintenant la disposition la plus religieuse, qu'on s'épuise vainement à produire par de nombreuses démonstrations, où j'ai montré l'une des principales causes historiques de la dissolution mentale du monothéisme. On voit donc que le compromis scolastique n'avait effectivement constitué qu'une situation profondément contradictoire, dont la stabilité était impossible, quoique son influence, d'ailleurs inévitable, ait été longtemps indispensable au développement fondamental de l'évolution scientifique, selon nos explications antérieures.
Aucune discussion spéciale ne peut mieux caractériser cette tendance générale que la grande controverse scolastique entre les réalistes et les nominalistes, si activement prolongée sous la première phase moderne, et dont l'ensemble marque très nettement la haute supériorité de la métaphysique du moyen-âge sur celle de l'antiquité, où l'action naissante de l'esprit positif était nécessairement beaucoup moindre. La marche progressive de ce long débat mesure en effet, avec beaucoup d'exactitude, l'accroissement continu de l'influence philosophique propre à l'évolution scientifique, dont l'essor graduel devait spontanément déterminer l'ascendant croissant du nominalisme sur le réalisme: car, sous ces formes qui semblent aujourd'hui si vaines, commençait alors secrètement la lutte inévitable de l'esprit positif contre l'esprit métaphysique, dont le principal caractère consiste directement à personnifier des abstractions qui ne sauraient avoir, hors de notre intelligence, qu'une simple existence nominale. Jamais les écoles grecques n'avaient, assurément, pu offrir une contestation aussi élevée, ni surtout aussi décisive, soit pour ruiner enfin le régime des entités, soit même pour faire déjà soupçonner la nature éminemment relative de la vraie philosophie. Quoi qu'il en soit, il reste évident que l'esprit métaphysique et l'esprit positif, presque aussitôt après leur triomphe combiné sur l'esprit monothéique, dernière modification possible de l'esprit religieux, commençaient ainsi à tendre vers une irrévocable séparation, qui ne pouvait aboutir qu'à l'entier ascendant du second sur le premier.
Pendant la première phase de l'évolution moderne, nous avons vu, d'un côté, la métaphysique occupée surtout de seconder par son action critique l'heureuse insurrection du pouvoir temporel contre la constitution catholique, tandis que, de son côté, la science naissante se livrait principalement à l'accumulation préalable des diverses observations, sous les inspirations astrologiques et alchimiques: en sorte que, malgré leur divergence croissante, aucun grave conflit ne pouvait directement surgir entre elles. Mais il n'en devait plus être ainsi quand, sous la seconde phase, l'ébranlement protestant eut mis, même chez les peuples restés nominalement catholiques, la philosophie métaphysique en possession presque exclusive, ou du moins prépondérante, de l'autorité spirituelle qu'elle avait toujours convoitée; en même temps que l'esprit scientifique commençait à manifester son vrai caractère fondamental, par la convergence graduelle de son élaboration spontanée vers des découvertes décisives, pleinement incompatibles avec l'ensemble de l'ancienne philosophie, aussi bien métaphysique que théologique. On voit par là comment l'admirable mouvement astronomique du XVIe siècle dût nécessairement y conduire enfin la science à une opposition directe envers la métaphysique, succédant partout, sous des formes diverses mais équivalentes, à la théologie proprement dite, dont elle tendait dès lors à reconstruire, à son profit, l'antique domination, à la fois mentale et sociale. Par la nature même d'un tel antagonisme, il devait d'abord être gravement défavorable à la science, comme le prouvent alors tant de tristes exemples, analogues à ceux de Cardan, de Ramus, etc. Mais l'évolution logique proprement dite est celle de toutes qui peut le moins être efficacement contenue, soit parce que la portée n'en peut être ordinairement comprise que lorsque son essor est assez développé pour surmonter spontanément tous les obstacles, soit en vertu de l'assistance involontaire qu'elle doit naturellement trouver chez ceux-là même qui prétendent lui opposer des entraves systématiques. C'est pourquoi la persévérance, d'ailleurs mutuellement inévitable, de ce conflit décisif, y détermina nécessairement, dans le premier tiers du XVIIe siècle, l'irrévocable décadence du régime des entités, dès lors accomplie envers les phénomènes généraux du monde extérieur, et par suite plus ou moins imminente relativement à tous les autres, à mesure qu'ils deviendraient suffisamment accessibles à la positivité rationnelle.
Tous les élémens principaux de la république européenne, sauf la seule Espagne, alors engourdie par la politique rétrograde, prirent une part capitale à cet immense débat, qui constituait enfin la première apparition caractéristique de la philosophie définitive, et qui, par suite, devait exercer une influence fondamentale sur l'ensemble des destinées ultérieures de l'humanité. L'Allemagne avait doublement déterminé, au siècle précédent, cette crise décisive, soit par l'ébranlement protestant, soit surtout par les belles découvertes astronomiques de Copernic, de Tycho-Brahé, et enfin du grand Kepler: mais, absorbée par les luttes religieuses, elle n'y put activement concourir. Au contraire, l'Angleterre, l'Italie et la France fournirent chacune à cette noble élaboration un éminent coopérateur, en y faisant participer trois immortels philosophes, dont les génies très divers y étaient également indispensables, Bacon, Galilée et Descartes, que la plus lointaine postérité proclamera toujours les premiers fondateurs immédiats de la philosophie positive; puisque chacun d'eux en a déjà dignement senti le vrai caractère, suffisamment compris les conditions nécessaires, et convenablement prévu l'ascendant final. Comme l'action de Galilée, inséparable de ses admirables découvertes, appartient essentiellement à l'évolution scientifique proprement dite, il serait superflu de revenir maintenant sur cette belle série de travaux qui, tandis qu'on définissait ailleurs, par une discussion directe, l'esprit général de la nouvelle manière de philosopher, se bornait à la caractériser activement, par une extension décisive, sans laquelle les préceptes abstraits eussent été trop vaguement appréciables. Quant aux travaux directement philosophiques de Bacon et de Descartes, également dirigés contre l'ancienne philosophie, et pareillement destinés à constituer la nouvelle, leurs différences essentielles présentent à la fois une remarquable harmonie, soit avec la nature propre de chaque philosophe, soit avec celle du milieu social correspondant. Chacun d'eux établit, sans doute, avec une irrésistible énergie, la nécessité d'abandonner irrévocablement l'ancien régime mental; tous deux s'accordent spontanément à faire nettement ressortir les attributs élémentaires du régime nouveau; enfin, tous deux proclament hautement la destination purement provisoire de l'analyse spéciale qu'ils prescrivent impérieusement, mais dont ils signalent déjà l'indispensable tendance ultérieure vers une synthèse générale, aujourd'hui si déplorablement oubliée, à l'époque même que la marche nécessaire de l'évolution humaine assigne si clairement à son élaboration directe. Malgré cette conformité fondamentale, l'indispensable concours philosophique de Bacon et de Descartes ne pouvait nullement dissimuler l'extrême diversité que l'organisation, l'éducation, et la situation avaient nécessairement établie entre eux. D'une nature plus active, mais moins rationnelle, et, à tous égards, moins éminente, préparé par une éducation vague et incohérente, soumis ensuite à l'influence permanente d'un milieu essentiellement pratique, où la spéculation était étroitement subordonnée à l'application, Bacon n'a qu'imparfaitement caractérisé le véritable esprit scientifique, qui, dans ses préceptes, flotte si souvent entre l'empirisme et la métaphysique, surtout envers l'étude du monde extérieur, base immuable de toute la philosophie naturelle; tandis que Descartes, aussi grand géomètre que profond philosophe, appréciant la positivité à sa vraie source initiale, en pose avec bien plus de fermeté et de précision les conditions essentielles, dans cet admirable discours où, en retraçant naïvement son évolution individuelle, il décrit, à son insu, la marche générale de la raison humaine; cette appréciation concise sera toujours relue avec fruit, même après que la diffuse élaboration de Bacon n'offrira plus qu'un simple intérêt historique. Mais, sous un autre aspect fondamental, quant à l'étude de l'homme et de la société, Bacon présente, à son tour, une incontestable supériorité sur Descartes, qui, en constituant, aussi bien que l'époque le comportait, la philosophie inorganique, semble abandonner indéfiniment à l'ancienne méthode le domaine moral et social; pendant que Bacon a surtout en vue l'indispensable rénovation de cette seconde moitié du système philosophique, qu'il ose même concevoir déjà comme finalement destinée à la régénération totale de l'humanité: différence qu'il faut attribuer, soit à la diversité de leurs génies, l'un plus sensible à la rationnalité, l'autre à l'utilité, soit à ce que la position du premier devait lui faire mieux apprécier qu'au second l'état radicalement révolutionnaire de l'Europe moderne; double distinction alors correspondante à celle entre le catholicisme et le protestantisme. On doit toutefois noter, à ce sujet, que l'école cartésienne a spontanément tendu à corriger les imperfections de son chef, dont la métaphysique n'a certainement jamais obtenu, en France, l'ascendant qu'y prenait sa théorie corpusculaire; au lieu que l'école baconienne a bientôt tendu, en Angleterre, et même ailleurs, à restreindre les hautes inspirations sociales de son fondateur, pour exagérer, au contraire, ses inconvéniens abstraits, en laissant trop souvent dégénérer l'esprit d'observation en une sorte de stérile empirisme, trop aisément accessible à une patiente médiocrité. Aussi, quand les savans actuels veulent donner une certaine apparence philosophique au déplorable esprit de spécialité exclusive qui domine parmi eux, on peut remarquer qu'ils affectent partout de s'appuyer sur Bacon, et non sur Descartes, dont ils ont déprécié même la mémoire scientifique; quoique les préceptes du premier ne soient cependant pas moins contraires, au fond que les conceptions du second à cette irrationnelle disposition, directement opposée au but commun que ces deux grands philosophes ont également proclamé.
Quelle que fût, dans l'évolution générale de l'humanité, l'importance vraiment fondamentale de ces deux élaborations convergentes, il est néanmoins évident que, ni séparées, ni même réunies, elles ne pouvaient aucunement suffire, soit pour la doctrine, soit seulement pour la méthode, à constituer réellement la philosophie positive, dont le véritable esprit ne pouvait alors être suffisamment caractérisé que par les études géométriques ou astronomiques, et commençait à peine à s'étendre aussi aux plus simples théories de la physique proprement dite, sans même embrasser déjà l'ensemble élémentaire de la science inorganique, puisque la chimie n'y devait être convenablement assujétie que vers la fin de la phase suivante. On comprend surtout combien l'avénement, encore moins préparé, de la science biologique était, à cet égard, profondément indispensable, comme seul apte à faire dignement apprécier la nouvelle manière de philosopher sous les aspects les plus nécessaires à son extension finale aux conceptions morales et sociales, suivant le noble but indiqué par Bacon. Cette grande impulsion ne pouvait donc que signaler suffisamment l'introduction décisive d'une philosophie nouvelle, montrer vaguement le terme général de son essor initial, et faire imparfaitement pressentir les conditions principales de sa préparation graduelle pendant les deux siècles qui devaient précéder son élaboration d'ensemble: ni l'un ni l'autre des deux illustres fondateurs n'avait alors en vue qu'un développement provisoire, destiné à rendre successivement positifs tous les divers élémens essentiels des spéculations humaines, afin de permettre ultérieurement une systématisation définitive, dont aucun d'eux ne supposait réellement la possibilité immédiate, quelque confusément qu'il en dût concevoir la nature et la destination. La situation fondamentale de l'esprit humain restait donc encore nécessairement transitoire, jusqu'à l'évolution décisive de la science chimique, et surtout de la science biologique. Pour tout cet intervalle, il n'y avait vraiment lieu qu'à modifier, par un dernier amendement général, le partage primordial organisé par Aristote et Platon entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, en faisant avancer chacune d'elles d'une phase dans le développement élémentaire dont la loi sert de base à tout ce Traité, mais en continuant à laisser entre elles une divergence non moins radicale, et même bien plus prononcée; puisque la première, désormais passée à l'état positif, devait être beaucoup plus contradictoire envers la seconde, devenue purement métaphysique, que lorsque celle-ci était théologique et l'autre métaphysique, comme à l'origine de cette indispensable séparation provisoire: ce qui devait faire aisément prévoir le peu de durée d'une transaction aussi incohérente, malgré sa nécessité actuelle. Descartes, appréciant une telle situation avec plus de profondeur et de netteté que son illustre collègue, entreprit directement de régulariser cette nouvelle répartition, où il étendit le domaine positif autant qu'on pouvait l'oser alors, en y faisant rentrer jusqu'à l'étude intellectuelle et morale des animaux, d'après sa célèbre hypothèse d'automatisme, dont j'ai spécialement indiqué, au quarante-cinquième chapitre, l'office momentané, sans en dissimuler l'inévitable danger; il ne laissa à la métaphysique que le seul domaine qui ne pût encore lui être ôté, en la réduisant à l'étude isolée de l'homme moral et de la société. Mais, en coordonnant ces attributions extrêmes de l'ancienne philosophie, son génie éminemment systématique l'emporta à leur donner trop d'importance, en tentant de leur imprimer une rationnalité plus consistante qu'il ne convenait à la dernière fonction provisoire d'une doctrine prête à s'éteindre sous la prochaine extension simultanée de l'évolution scientifique et de l'ébranlement révolutionnaire: aussi cette seconde partie de son élaboration philosophique, beaucoup moins en harmonie avec l'état fondamental des esprits, n'eut-elle point, à beaucoup près, surtout en France, l'éclatant succès de la première, même quand Malebranche s'en fut exclusivement emparé. Quant à Bacon, qui n'avait en vue aucun partage méthodique, et qui, au contraire, poursuivait surtout la régénération des études morales et sociales, il était spontanément préservé de toute semblable déviation: mais cependant la haute impossibilité, bientôt constatée, de rendre déjà positives ces deux parties extrêmes du système philosophique, dut nécessairement conduire son école à reconnaître également, d'une manière plus ou moins explicite, le besoin provisoire de la répartition établie, ou plutôt modifiée, par Descartes, en évitant ainsi toutefois de lui attribuer, en général, une aussi vicieuse consistance. La recherche prématurée d'une unité encore impossible ne pouvait alors aboutir certainement qu'à tout replacer sous l'uniforme domination d'une métaphysique plus ou moins prononcée, comme le montrèrent avec tant d'évidence, à la fin de cette phase, ou au commencement de la suivante, les vains efforts, presque simultanés, de Malebranche et de Leibnitz, pour établir une entière coordination philosophique, l'un d'après sa fameuse prémotion physique, l'autre par sa célèbre conception des monades. Quoique la seconde tentative fût d'ailleurs beaucoup plus progressive que l'autre, en tant que fondée sur un principe beaucoup moins théologique, toutes deux furent cependant également impuissantes à dissoudre réellement la répartition fondamentale, quelque contradictoire, et par suite provisoire qu'elle dût justement sembler déjà: ce qui peut faire spécialement sentir combien devait être profonde une telle nécessité transitoire, contre laquelle a ainsi échoué l'énergique génie du grand Leibnitz.
Tel était donc le premier résultat général de la haute impulsion philosophique imprimée par Bacon et par Descartes, sous l'influence spontanée de l'évolution scientifique: l'esprit positif, ayant enfin conquis son émancipation partielle, devenait seul maître de la philosophie naturelle proprement dite; l'esprit métaphysique, dès lors essentiellement isolé, exerçait sur la philosophie morale sa vaine domination provisoire, dont le terme naturel était déjà appréciable: par là s'est trouvée irrévocablement dissoute la systématisation passagère qu'avait établie, à la fin du moyen-âge, l'uniforme assujettissement des diverses conceptions humaines au pur régime des entités. Dès ce moment, il n'a pu réellement exister aucune philosophie quelconque, jusqu'à la tentative directe que j'ai entreprise dans cet ouvrage pour l'organisation totale de la philosophie positive, dont tous les élémens principaux m'ont paru assez élaborés désormais pour que sa construction finale devînt possible, d'après l'extrême extension que je m'efforce de lui donner, en y faisant rentrer les études sociales, comme Gall y a suffisamment ramené les études morales: et, si j'échoue, l'interrègne philosophique se prolongera nécessairement jusqu'à une plus heureuse élaboration ultérieure. Car, pendant tout cet intervalle d'environ deux siècles, l'esprit d'ensemble, qui doit essentiellement caractériser toute philosophie digne de ce nom, quelles qu'en soient la nature et la destination, n'a pu véritablement se trouver nulle part; pas plus chez ceux qui, continuant à s'appeler philosophes, entreprenaient désormais la vaine appréciation directe des phénomènes les plus spéciaux et les plus compliqués, sans la fonder sur celle des phénomènes les plus simples et les plus généraux, que chez les savans eux-mêmes qui, faisant ouvertement profession d'une spécialité alors indispensable, devaient borner leurs recherches préparatoires à l'analyse partielle d'un seul ordre de phénomènes. Par suite d'un tel isolement, la métaphysique a dû perdre rapidement le crédit universel qu'elle avait jusque alors conservé, et qui tenait essentiellement à son intime solidarité antérieure avec l'évolution scientifique, depuis la séparation grecque entre le domaine métaphysique et le domaine théologique. En même temps, les plus éminens penseurs s'étant naturellement tournés vers les sciences, sauf un très petit nombre d'immortelles exceptions, la philosophie proprement dite, qui, au fond, cessait ainsi d'exiger de graves études préparatoires, dès lors sans consistance mentale entre la science et la théologie, a dû bientôt tomber aux mains des simples littérateurs, qui, en l'appliquant à la démolition radicale de l'ancienne organisation spirituelle, lui ont heureusement procuré, sous la troisième phase, une destination sociale susceptible de dissimuler momentanément sa profonde caducité intrinsèque, comme je l'ai suffisamment expliqué. Quant à son activité propre et directe, elle s'est dès lors nécessairement consumée, comme aujourd'hui, en une vaine et fastidieuse reproduction des principales aberrations, soit intellectuelles, soit politiques, qui avaient agité les anciennes écoles grecques, les unes plus théologiques, les autres plus ontologiques, mais toutes presque également vicieuses, et surtout pareillement ambitieuses de la chimérique théocratie métaphysique que j'ai suffisamment appréciée, et dont on vit alors, par suite d'une semblable direction mentale, se renouveler, chez la plupart de ces philosophes incomplets, l'espoir plus ou moins explicite. Les deux cas ont même dû offrir cette grave différence que les controverses antiques avaient naturellement abouti à la systématisation monothéique, dont l'importance, surtout sociale, était assurément fondamentale, quoique purement transitoire; tandis que ces discussions modernes n'étaient réellement susceptibles d'aucune issue et ne pouvaient servir qu'à empêcher que les élaborations partielles dont l'humanité était alors justement préoccupée n'y fissent perdre totalement le souvenir de l'esprit d'ensemble, qu'il faut, à tout prix, toujours maintenir sous une forme quelconque, même seulement spécieuse, afin de conserver l'indispensable continuité de l'évolution générale. Il serait donc superflu d'examiner ici les principales différences européennes d'un mouvement métaphysique partout devenu désormais essentiellement étranger à la marche nécessaire du développement humain. Chacun sait d'ailleurs que ces différences ont surtout consisté dans les diverses manières d'envisager l'essor abstrait de notre entendement, où les uns ont seulement apprécié les conditions extérieures, tandis que les autres en établissaient exclusivement les conditions intérieures: ce qui a constitué deux systèmes, ou plutôt deux modes, également irrationnels et chimériques, par cela même qu'ils séparaient les deux notions de milieu et d'organisme, dont la combinaison permanente constitue la base indispensable de toute saine spéculation biologique, aussi bien envers les phénomènes intellectuels et moraux que relativement à tous les autres, comme je l'ai pleinement démontré aux quarantième et quarante-cinquième chapitres: cette vaine séparation n'était, au reste, qu'une inexcusable reproduction de l'antique rivalité qui avait divisé jadis les écoles opposées d'Aristote et de Platon, et que la scolastique avait, au moyen-âge, heureusement suspendue. Toutefois, il est juste de noter que le premier ordre d'aberrations était, par sa nature, moins écarté que le second de la marche vraiment normale, puisque, dans l'étude préparatoire de tout sujet biologique, l'influence du milieu devait naturellement être appréciée avant celle de l'organisme, suivant la tendance constante de la véritable philosophie, passant toujours du monde à l'homme, afin de procéder sans cesse du plus simple au plus complexe: j'ai ci-dessus remarqué, en effet, que cette vicieuse disposition à s'occuper presque exclusivement des influences extérieures s'étendait alors à toutes les études physiologiques, sans exception des moins difficiles; ce qui doit historiquement atténuer les torts primitifs d'une telle métaphysique, en indiquant, malgré la gravité de ses dangers ultérieurs, qu'elle était alors moins éloignée que sa rivale de la vraie direction positive. Quant à la répartition européenne de ces deux ordres d'erreurs, elle me semble avoir dû finalement correspondre, en général, à la division entre le catholicisme et le protestantisme, d'après les motifs essentiels qui nous ont expliqué, au chapitre précédent, la destination naturelle des pays catholiques, et surtout de la France, à devenir, sous la troisième phase, le principal siége de l'élaboration négative, dirigée par un esprit métaphysique nécessairement plus critique et dès lors plus rapproché de l'esprit positif; tandis que, chez les populations protestantes, l'esprit métaphysique, désormais profondément incorporé au gouvernement, avait dû remonter davantage vers l'état purement théologique, et, par suite, procéder, au contraire, plus explicitement de l'homme au monde, en considérant surtout, dans l'essor mental, les conditions intérieures, quelque vicieuse que dût être d'ailleurs cette étude, ainsi séparée de toute notion réelle de l'organisme humain. Ces tendances respectives à l'aristotélisme ou au platonisme avaient dû toutefois être précédées, en Angleterre, d'une mémorable exception, que j'ai déjà suffisamment appréciée, relativement à l'école passagère de Hobbes, suivi de Locke, laquelle, sous l'impulsion baconienne pour la régénération directe des études morales et sociales, avait dû entreprendre d'abord une critique radicale, et par conséquent aristotélique, dont le développement, et surtout la propagation, devaient ensuite s'opérer ailleurs.
Avant de quitter cette seconde phase, aussi décisive pour l'évolution philosophique que pour l'évolution scientifique, j'y dois sommairement signaler les premiers germes essentiels de la rénovation finale de la philosophie politique, que Hobbes et Bossuet me semblent avoir directement préparée, vers la fin de cette mémorable période, dont le début avait été marqué, sous ce rapport, par quelques heureux essais partiels de Machiavel, afin de rattacher à des causes purement naturelles l'explication de certains phénomènes politiques, quoique son énergique sagacité ait été essentiellement neutralisée par une appréciation radicalement vicieuse de la sociabilité moderne, qu'il ne put jamais distinguer suffisamment de l'ancienne. La célèbre conception politique de Hobbes sur l'état de guerre primordial et sur le prétendu règne de la force, a presque toujours été gravement méconnue jusqu'ici, d'après les injustes antipathies indiquées au chapitre précédent; mais, en l'étudiant d'une manière convenablement approfondie, on sentira que, eu égard aux temps, elle a constitué, sous l'obscurité des formes métaphysiques, un puissant aperçu primordial, à la fois statique et dynamique, de la prépondérance fondamentale des influences temporelles dans l'ensemble permanent des conditions sociales inhérentes à l'imparfaite nature de l'humanité; et, en second lieu, de l'état nécessairement militaire des sociétés primitives. En se rappelant l'active consécration contemporaine des fictions métaphysiques sur l'état de nature et le contrat social, on sentira, j'espère, l'éminente valeur de ce double aperçu, qui déjà tendait à introduire énergiquement la réalité au milieu de ces hypothèses fantastiques. Quant à la participation de notre grand Bossuet à cette préparation initiale de la saine philosophie politique, elle est plus évidente et moins contestée, surtout d'après son admirable élaboration historique, où, pour la première fois, l'esprit humain tentait de concevoir les phénomènes politiques comme réellement assujettis, soit dans leur coexistence, soit dans leur succession, à certaines lois invariables, dont l'usage rationnel pût permettre, à divers égards, de les déterminer les uns par les autres. Malgré que l'inévitable prépondérance du principe théologique ait dû profondément altérer une conception aussi avancée, elle n'a pu dissimuler son éminente valeur, ni même empêcher son heureuse influence ultérieure sur le perfectionnement universel des études historiques sous la phase suivante; on sent, au reste, qu'elle ne pouvait naître alors qu'au sein du catholicisme, dont elle constitue la dernière inspiration capitale, puisque l'instinct négatif empêchait ailleurs toute juste appréciation quelconque de l'ensemble de l'évolution humaine. Il n'est pas inutile de noter, en outre, que la destination spéciale de cette immortelle composition concourait spontanément à mieux caractériser sa nature, en présentant directement l'histoire systématique comme la base nécessaire de l'éducation politique.
Cet examen complet de la seconde phase de l'évolution philosophique était ici particulièrement indispensable pour expliquer convenablement la formation historique d'une situation très peu comprise, et qui cependant n'a pu encore subir aucun changement essentiel; mais ce travail même nous dispense d'insister beaucoup sur la troisième phase, qui, sous ce rapport, ne dut être, à tous égards, qu'une simple extension de la précédente. Dans l'ordre moral, on y remarque surtout l'heureuse tendance de l'école écossaise, d'après l'indépendance spéculative plus prononcée que lui procuraient à la fois son état d'opposition presbytérienne au sein de l'organisme anglican, et son défaut même de principes propres au milieu des vaines controverses sur l'exclusive appréciation des conditions extérieures ou intérieures de l'essor mental. Car cette école, dont toute la valeur était due à l'éminent mérite des penseurs qui s'y trouvaient alors rapprochés sans aucune liaison vraiment systématique, put, à cette époque, utilement tenter de rectifier les graves aberrations critiques de l'école française, quoique son inconsistance caractéristique ne pût aucunement lui permettre d'en arrêter le cours inévitable, qui n'a pu être vraiment contenu, comme je l'ai montré au quarante-cinquième chapitre, que par l'avénement ultérieur de la saine physiologie cérébrale. Sous l'aspect purement mental, l'un des principaux membres de cette illustre association, le judicieux Hume, par une élaboration plus originale sur la théorie de la causalité, entreprend avec hardiesse, mais avec les inconvéniens inséparables de la scission générale entre la science et la philosophie, d'ébaucher directement le vrai caractère des conceptions positives. Malgré toutes ses graves imperfections, ce travail constitue, à mon gré, le seul pas capital qu'ait fait l'esprit humain vers la juste appréciation directe de la nature purement relative propre à la saine philosophie, depuis la grande controverse entre les réalistes et les nominalistes, où j'ai ci-dessus indiqué le premier germe historique de cette détermination fondamentale. On doit aussi noter, à cet égard, le concours spontané des ingénieux aperçus de son immortel ami Adam Smith sur l'histoire générale des sciences, et surtout de l'astronomie, où il s'approche peut-être encore davantage du vrai sentiment de la positivité rationnelle; je me plais à consigner ici l'expression de ma reconnaissance spéciale pour ces deux éminens penseurs, dont l'influence fut très utile à ma première éducation philosophique, avant que j'eusse découvert la grande loi qui en a nécessairement dirigé tout le cours ultérieur.
Quant à la préparation graduelle de la saine philosophie politique, ébauchée, sous la seconde phase, par Hobbes et par Bossuet, comme je viens de l'expliquer, on doit d'abord remarquer l'heureuse amélioration qui commence, au siècle dernier, à s'introduire partout dans les compositions historiques, où la marche fondamentale du développement social devient de plus en plus le but spontané des plus célèbres productions; autant du moins que peut le permettre l'absence irréparable de toute théorie d'évolution, dont l'usage élèvera nécessairement à la dignité scientifique des travaux restés jusqu'ici essentiellement littéraires, malgré ces utiles modifications, où l'école écossaise s'est tant distinguée. Il serait injuste d'oublier, à ce sujet, l'élaboration bien plus modeste, mais encore plus indispensable, des utiles et ingénieux érudits qui, sous la seconde phase, et surtout sous la troisième, dévouèrent leur infatigable activité à l'éclaircissement partiel des principaux points de l'histoire antérieure, dans tant d'intéressans mémoires de notre ancienne Académie des inscriptions, dans l'importante collection du judicieux Muratori, etc. Trop dédaignés aujourd'hui de nos savans, dont la marche spéciale est, toutefois, en beaucoup d'occasions, encore moins rationnelle, ces estimables travaux figurent, à mes yeux, pour la préparation de la sociologie positive, comme les accumulations analogues de matériaux provisoires, sous la première phase, et même sous la seconde, pour la formation ultérieure de la chimie et de la biologie: c'est uniquement grâce aux lumineuses indications, directes ou indirectes, qui en sont naturellement dérivées, que la sociologie peut maintenant commencer à sortir enfin de cet état préliminaire, où toutes les autres sciences avaient déjà passé, et s'élever convenablement à la positivité systématique que je m'efforce de lui imprimer ici.
Malgré l'incontestable utilité de ces diverses améliorations, la seule conception capitale qu'on doive regarder comme réellement propre à cette troisième phase consiste dans la grande notion du progrès humain, qui, sous l'ascendant même de l'élaboration négative, prépare directement le principe d'une vraie réorganisation mentale, comme je l'ai expliqué au quarante-septième et au quarante-huitième chapitre. Son premier germe devait spontanément ressortir, même dès la seconde phase, de l'ensemble de l'évolution scientifique, qui, plus clairement qu'aucune autre, suggère l'idée d'une vraie progression, dont les termes se succèdent par une irrécusable filiation nécessaire. Aussi, avant la fin de cette phase, Pascal avait-il réellement formulé, le premier, la conception philosophique du progrès humain, sous la secrète impulsion naturelle de l'histoire générale des sciences mathématiques. Toutefois, cette heureuse innovation ne pouvait aucunement fructifier tant que sa vérification effective restait bornée à une seule évolution partielle, quelle qu'en fût de plus en plus l'extrême importance: puisqu'il faut au moins deux cas pour s'élever, par leur rapprochement, à une généralisation durable, même envers les plus simples sujets de nos spéculations quelconques; et, en outre, un troisième cas devient toujours indispensable pour confirmer la comparaison primitive. La première de ces deux conditions logiques était, à la vérité, facilement remplie d'après l'évidente conformité de la progression industrielle avec la progression scientifique; mais il restait à satisfaire à l'autre condition, en vérifiant une telle convergence par une convenable appréciation de la troisième évolution élémentaire. Car, suivant une étrange coïncidence, l'évolution morale et politique, qui présentait, au fond, la plus irrésistible confirmation, et qui, en effet, au moyen-âge, avait inspiré au catholicisme l'ébauche imparfaite de cette notion fondamentale, ne pouvait plus être employée alors à une semblable démonstration, d'après l'inévitable ascendant provisoire du mouvement de décomposition, qui, dès le XIVe siècle, disposait de plus en plus toutes les classes de la société européenne à concevoir comme une période de rétrogradation les temps qui, au contraire, ont été le plus profondément caractérisés par le perfectionnement universel de la sociabilité humaine, ainsi que je crois l'avoir pleinement établi désormais. On comprend dès lors quelle devait être, au début de la troisième phase, l'importance vraiment décisive de la grande controverse, si heureusement agrandie et rationalisée à la fois par l'éminent Fontenelle et le judicieux Perrault, à l'occasion de l'aveugle obstination de certains classiques français à méconnaître le mérite général de la moderne évolution esthétique comparée à l'ancienne. L'appréciation extrêmement délicate d'une telle comparaison, suivant nos explications antérieures, provoquait nécessairement une discussion très approfondie, où tendaient successivement à s'introduire tous les principaux aspects sociaux, malgré les efforts continus de Boileau et de ses coopérateurs pour restreindre une contestation philosophique dont ils se sentaient radicalement incapables de soutenir dignement l'extension inévitable. D'après la sage direction que Fontenelle, appuyé surtout sur l'évolution scientifique, sut habilement imprimer à l'ensemble de cette éminente controverse, quoique le sujet primitif du débat restât enveloppé d'un doute général qui subsiste encore essentiellement, la notion du progrès humain, spontanément secondée par l'instinct universel de la civilisation moderne, s'établit alors d'une manière aussi systématique que pouvait le comporter la grande anomalie apparente relative au moyen-âge. Cette prétendue exception à la loi du progrès n'a pas cessé de se faire sentir jusqu'à présent, malgré d'insuffisantes rectifications partielles; et j'ose dire qu'elle ne pouvait être convenablement résolue que par la théorie fondamentale d'évolution, à la fois intellectuelle et sociale, établie, pour la première fois, dans cet ouvrage. Néanmoins, il serait injuste de ne point signaler spécialement, à ce sujet, l'heureuse influence indirectement émanée, pendant la seconde moitié de la phase que nous achevons d'apprécier, du développement spontané de la doctrine critique et transitoire qu'on a si improprement qualifiée d'économie politique. En effet, cette élaboration provisoire, en fixant enfin l'attention générale sur la vie industrielle des sociétés modernes, quoique avec tous les graves inconvéniens philosophiques inhérens à la nature vague et absolue de toute conception métaphysique, comme je l'ai indiqué au quarante-septième chapitre, tendit à ébaucher l'appréciation historique de la vraie différence temporelle entre notre civilisation et celle des anciens; ce qui devait ultérieurement conduire à se former une juste idée politique de la sociabilité intermédiaire, dont la nature propre n'aurait pu être autrement aperçue, suivant l'universelle obligation logique de ne juger aucun état moyen que d'après les deux extrêmes qu'il doit réunir. C'est, sans doute, sous l'influence d'une telle préparation mentale que l'illustre économiste Turgot fut amené, vers la fin de cette troisième phase, à construire directement sa célèbre théorie de la perfectibilité indéfinie, qui, malgré son caractère essentiellement métaphysique, servit ensuite de base au grand projet historique conçu par Condorcet, sous l'indispensable inspiration de l'ébranlement révolutionnaire, selon les explications spéciales du quarante-septième chapitre, naturellement complétées au chapitre qui va suivre. J'ai d'ailleurs suffisamment apprécié d'avance, dans cette même quarante-septième leçon, avec toute l'importance spéciale que méritait une telle exception, la tentative éminemment prématurée du grand Montesquieu pour concevoir enfin directement les phénomènes sociaux comme aussi assujettis que tous les autres à d'invariables lois naturelles: on a dû remarquer alors que l'inévitable avortement d'une conception trop supérieure à l'ensemble de la phase correspondante n'a permis à cette mémorable élaboration d'autre influence réelle que celle relative, non à l'admirable instinct qui l'avait inspirée, mais aux graves aberrations, théoriques ou pratiques, qui en accompagnèrent le cours, surtout quant à l'action politique des climats, et à l'irrationnelle admiration de la constitution transitoire propre à l'Angleterre.
Après avoir ainsi totalement apprécié la moderne évolution philosophique, depuis son origine au moyen-âge jusqu'au début de la grande crise française, terme naturel de notre analyse actuelle, il est impossible de n'y pas remarquer, encore plus clairement qu'envers nos trois autres évolutions partielles, que son ensemble, confusément composé d'une foule de spécieux débris mêlés à quelques matériaux très précieux mais très rares et surtout fort incohérens, constitue seulement une simple élaboration préliminaire, qui ne peut trouver d'issue que dans une ébauche directe de la régénération humaine. Quoique cette conclusion finale du présent chapitre soit déjà résultée séparément de chacune des progressions élémentaires propres à la sociabilité moderne, son importance vraiment fondamentale m'oblige à terminer ce grand travail en la faisant sommairement ressortir de leur rapprochement général, par l'indication des lacunes caractéristiques qui leur sont communes, et dont j'avais dû préalablement écarter la considération explicite, afin de ne pas troubler l'examen historique de chaque mouvement principal.
Des évolutions purement partielles, essentiellement indépendantes les unes des autres, malgré leur secrète connexité naturelle, longtemps accomplies sous la seule impulsion nécessaire des influences spontanément émanées de l'ensemble d'une situation sociale généralement méconnue, sans aucun sentiment rationnel de leur marche et de leur destination, devaient exiger, comme nous l'avons pleinement reconnu pour chacune d'elles, l'indispensable ascendant d'un instinct continu de spécialité plus ou moins exclusive, tendant à faire dominer de plus en plus l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, suivant l'appréciation brièvement indiquée au titre même de ce chapitre. Ce développement isolé et empirique de chacun des nouveaux élémens sociaux était évidemment le seul possible en un temps où toutes les vues systématiques se rapportaient uniquement au régime qui devait s'éteindre; en même temps que cette énergique individualité pouvait seule permettre aux forces nouvelles de manifester suffisamment leur caractère et leur tendance. Mais une telle marche, quoique étant à la fois inévitable et indispensable, n'en doit pas moins être maintenant reconnue comme la principale source nécessaire des dispositions anti-sociales propres à ces diverses progressions préliminaires, dont le cours simultané ne nous a présenté que l'essor graduel d'éléments susceptibles de combinaisons ultérieures, sans être encore nullement parvenus à une association réelle. Cet empirisme dispersif, qui devenait sans objet quand l'évolution préparatoire était suffisamment accomplie, a dû, au contraire, naturellement obtenir dès-lors, d'après son activité continue, une prépondérance plus prononcée, qui constitue véritablement aujourd'hui le plus puissant obstacle à une régénération finale, où l'esprit d'ensemble doit, à son tour, directement prévaloir. Bien loin de reconnaître cette nouvelle nécessité fondamentale, les évolutions partielles s'obstinent à maintenir leur marche antérieure; et la vaine métaphysique, qui dirige encore les spéculations générales, consacre dogmatiquement ces diverses aberrations spontanées, en s'efforçant d'établir ce désastreux principe que ni l'industrie, ni l'art, ni la science, ni même la philosophie, n'exigent et ne comportent, dans la sociabilité moderne, aucune véritable organisation systématique: en sorte que leur cours respectif doit être livré, encore plus qu'auparavant, à la seule impulsion des instincts spéciaux. Or, rien ne peut mieux caractériser ici le vice fondamental de cette pernicieuse conception que de compléter sommairement l'appréciation historique que nous venons d'établir, en montrant directement chacune de nos quatre progressions élémentaires comme ayant dû tendre de plus en plus à s'entraver radicalement par l'exagération croissante de l'empirisme primitif.
Cette tendance est surtout évidente quant à l'évolution la plus fondamentale, celle qui devait vraiment constituer la société moderne; et c'est cependant à son égard que les subtilités doctorales ont le plus absolument insisté, au siècle dernier aussi bien qu'aujourd'hui, contre toute organisation quelconque, dans les diverses doctrines économiques construites sous l'ascendant métaphysique de l'élaboration négative.
Nous avons, en effet, d'abord reconnu que la progression industrielle avait été, à partir du XIVe siècle, essentiellement concentrée dans les villes, en sorte que l'industrie agricole, une fois le servage aboli, n'y avait jamais participé qu'avec une extrême lenteur et à un degré fort incomplet. Ainsi, par suite de la spécialité d'essor, l'élément, sinon le plus caractéristique, du moins certainement le plus fondamental, est resté gravement arriéré dans l'évolution temporelle, de manière à demeurer, presque partout, beaucoup plus adhérent que tous les autres à l'ancienne organisation, comme le montre si nettement, par exemple, la profonde diversité actuelle entre l'industrie rurale et les industries urbaines, quant aux relations respectives des entrepreneurs aux capitalistes. Nous avons même noté que, chez les populations où la compression féodale n'avait pas d'abord suffisamment prévalu, la marche opposée de l'élément industriel dans les villes et dans les campagnes avait souvent provoqué de profondes collisions directes. Voilà donc un premier aspect capital sous lequel il est évident que l'évolution industrielle appréciée dans ce chapitre, attend nécessairement une action systématique qui puisse établir entre ses divers élémens l'homogénéité convenable à leur intime combinaison ultérieure.
En second lieu, et considérant seulement les industries urbaines, les seules dont l'essor social ait été jusqu'ici suffisant, on voit aisément que, par une déplorable conséquence universelle de la prépondérance croissante de l'esprit d'individualisme et de spécialité, le développement moral y est resté fort en arrière du développement matériel; tandis qu'il semble au contraire qu'en acquérant de nouveaux moyens d'action, l'homme a plus besoin d'en régler moralement l'exercice, afin qu'il ne soit nuisible ni à lui ni à la société. La nature absolue et immuable de la morale religieuse l'ayant forcée, comme je l'ai indiqué, de laisser pour ainsi dire en dehors de son empire ce nouvel ordre de relations humaines, que son organisation initiale n'avait pu suffisamment prévoir, il a été tacitement abandonné au simple antagonisme spontané des intérêts privés, sauf la vaine intervention accessoire de quelques vagues maximes générales, dont l'ascendant réel devait d'ailleurs rapidement décroître, suivant nos explications antérieures, par l'inévitable décadence du pouvoir propre à en diriger l'application active, et même ensuite par l'irrévocable dissolution des croyances nécessairement transitoires qui leur servaient de base mentale. C'est ainsi que la société industrielle s'est trouvée, chez les modernes, radicalement dépourvue de toute morale systématique, destinée à une sage régularisation pratique des divers rapports élémentaires qui en constituent l'existence journalière. Dans les innombrables contacts permanens entre les producteurs et les consommateurs, ou entre les différentes classes industrielles, et surtout entre les entrepreneurs et les ouvriers, il semble convenu que, suivant l'instinct primitif de l'esclave émancipé, chacun doit être uniquement préoccupé de son intérêt personnel, sans se regarder comme coopérant à une véritable fonction publique: et cette déplorable tendance ressort tellement de l'ensemble de la situation moderne, que des économistes, d'ailleurs estimés, en ont osé tenter l'apologie directe, en s'élevant dogmatiquement contre toute systématisation quelconque de l'enseignement moral. Rien ne peut mieux caractériser un tel désordre que son contraste universel avec l'ordre admirable relatif à l'ancienne sociabilité militaire, où, sous l'influence prolongée d'une puissante organisation, tous les rapports étaient soumis à des règles invariables, assignant à chacun des devoirs et des droits justement relatifs à sa propre participation à l'économie correspondante: la constitution actuelle des armées offre encore assez de traces de cette antique régularisation pour faire immédiatement sentir les graves lacunes que présente, sous cet aspect, l'état spontané de l'association industrielle, eu égard à l'opposition fondamentale des deux sortes d'activité, suffisamment indiquée en son lieu.
D'après une appréciation plus spéciale, et non moins décisive, il est aisé de reconnaître que l'aveugle empirisme sous lequel s'est jusqu'ici essentiellement accomplie l'évolution industrielle, y a graduellement suscité des difficultés intérieures qui tendent directement à entraver son développement futur par une sorte de cercle profondément vicieux, dont la seule issue possible se trouve dans une systématisation convenable du mouvement industriel, laquelle est, à son tour, inséparable d'une élaboration directe de la réorganisation générale. Nous avons, en effet, remarqué, comme un caractère essentiel de l'industrie moderne, sa tendance croissante à utiliser autant que possible les forces extérieures, en chargeant chaque agent, même inorganique, de la plus haute élaboration que sa nature puisse comporter, et réservant de plus en plus l'homme à l'action, principalement intellectuelle, convenable à son organisation supérieure. Cette disposition nécessaire, déjà sensible au moyen-âge, à la suite de l'émancipation personnelle, s'est continuellement accrue pendant les deux premières phases modernes, et nous l'avons vue parvenir à un irrévocable ascendant vers le milieu de la troisième phase, par l'emploi étendu des machines. Tel est assurément l'aspect le plus philosophique de l'industrie, conçue comme destinée, sous les inspirations de la science, à développer l'action rationnelle de l'humanité sur le monde extérieur: ce qui aboutit, d'une autre part, à élever graduellement la condition et même le caractère de l'homme, jusque chez les moindres classes, en y consacrant l'intervention humaine à la seule administration judicieuse des forces matérielles, toujours empruntées, autant que possible, au milieu même où cette action doit s'accomplir. Mais, quelle que doive être l'heureuse influence ultérieure de cette grande transformation, quand elle deviendra convenablement développable, elle a spontanément manifesté une immense difficulté intérieure, tenant à la spécialité d'évolution, et dont le dénouement doit de plus en plus devenir indispensable à la libre extension du mouvement industriel. Car, il n'est pas douteux, malgré les froides subtilités de nos économistes, que cette aveugle extension empirique de l'emploi des agens mécaniques est immédiatement contraire, en beaucoup de cas, aux plus légitimes intérêts de la classe la plus nombreuse, dont les justes réclamations tendent nécessairement à susciter des collisions de plus en plus graves, tant que les relations industrielles sont abandonnées à un simple antagonisme physique, par l'absence de toute systématisation rationnelle. Pour comprendre suffisamment toute la profondeur d'une telle entrave, il faut ajouter que cette influence n'appartient pas seulement, comme on le croit d'ordinaire, à l'emploi des machines, mais qu'elle s'étend, en général, à tout perfectionnement quelconque des procédés industriels; de quelque manière qu'il puisse être réalisé, il en résulte effectivement toujours une diminution correspondante dans le nombre des individus occupés, et par suite une perturbation plus ou moins grave et plus ou moins durable dans l'existence des populations ouvrières. Ainsi, par suite de la spécialisation déréglée qui devait jusqu'ici présider à la marche de l'industrie moderne, son propre essor détermine un obstacle permanent, qui ne peut être suffisamment neutralisé que sous l'influence d'une systématisation judicieuse, destinée à prévenir ou à réparer tous les maux qui en sont susceptibles, ou même à modérer les embarras insurmontables par une sage prévoyance et une résignation rationnelle.
Ces trois ordres de considérations sur les graves lacunes de l'évolution industrielle appréciée dans ce chapitre, viennent converger spontanément vers une douloureuse observation finale, dont la justesse est, ce me semble, irrécusable, sur la disproportion notable entre ce développement spécial et l'amélioration correspondante de la condition humaine chez la majeure partie des populations modernes, surtout urbaines. Un loyal et judicieux historien anglais, M. Hallam, a convenablement établi, de nos jours, que le salaire des ouvriers actuels est sensiblement inférieur, eu égard au prix des denrées les plus indispensables, à celui de leurs prédécesseurs au XIVe et au XVe siècle: beaucoup d'influences incontestables, comme l'extension ultérieure d'un luxe immodéré, l'emploi croissant des machines, la condensation progressive des ouvriers, etc., expliquent aisément ce triste résultat. Ainsi, pendant que d'ingénieux progrès procuraient aux plus pauvres artisans modernes des commodités inconnues à leurs ancêtres, ceux-ci avaient probablement obtenu, sous la première phase, et même sous la seconde, une plus complète satisfaction des premiers besoins physiques. En outre, le rapprochement plus fraternel des entrepreneurs et des travailleurs, tant que la prépondérance des anciennes classes avait contenu suffisamment l'ambitieuse tendance des premiers à substituer leur domination bourgeoise à celle des chefs féodaux, procurait aussi aux populations ouvrières une meilleure existence morale, où leur droits et leurs devoirs devaient être moins méconnus que sous l'ascendant ultérieur du déplorable égoïsme suscité par l'extension croissante d'un empirisme dispersif. Plus on approfondira ce grand sujet de méditations politiques, mieux on sentira, en général, que les intérêts propres des classes inférieures concourent spontanément aujourd'hui avec les nécessités fondamentales qu'une saine analyse historique dévoile irrécusablement dans l'évolution préparatoire des sociétés modernes: en sorte que le vœu spéculatif d'une réorganisation systématique, loin de constituer une vaine utopie philosophique, suivant l'aveugle dédain de presque tous les hommes d'état, tend, au contraire, à s'appuyer nécessairement sur un puissant instinct populaire, qui n'a plus besoin, pour être convenablement écouté, que de trouver enfin des organes suffisamment rationnels.
Il est donc certain désormais, sous tous les aspects principaux, que l'évolution sociale de l'industrie moderne n'a pu être jusqu'ici que simplement préparatoire: elle a introduit de précieux élémens pour un ordre réel et stable, mais sans pouvoir aucunement dispenser de l'élaboration directe d'une réorganisation ultérieure, impérieusement exigée par de graves lacunes destructives, tendant à arrêter le mouvement antérieur, et tenant à l'esprit de spécialité dispersive sous lequel cette préparation avait dû s'accomplir depuis le XIVe siècle. Comme ce cas est le plus important, et aussi le plus contesté, je devais y insister ici de manière à rectifier suffisamment les opinions dominantes, afin de mieux caractériser l'ensemble de mon appréciation historique. Mais il serait totalement superflu d'étendre le même travail aux trois parties essentielles de l'évolution spirituelle, où les suites funestes de la spécialisation déréglée doivent être aujourd'hui naturellement évidentes à tout lecteur vraiment élevé au point de vue de ce Traité. Dans l'ordre esthétique, il est clair que l'art, radicalement dépourvu de toute direction générale et de toute destination sociale, privé même désormais, comme je l'ai montré, du régime factice qui a dirigé son activité sous la seconde phase, et enfin fatigué d'une vaine reproduction de sa fonction critique sous la phase suivante, attend avec impatience une impulsion organique susceptible à la fois de régénérer sa propre vitalité et de déployer ses éminens attributs sociaux: jusque alors réduit à une stérile agitation, son essor vague et incohérent n'a d'autre résultat permanent que d'empêcher l'atrophie et l'oubli de facultés indispensables à l'humanité. Quant à la philosophie proprement dite, la nullité radicale où elle est tombée, sous la troisième phase, par une suite nécessaire de son irrationnel isolement, n'a certes besoin d'aucune nouvelle explication: une activité mentale qui, par sa nature, ne saurait avoir d'autre destination que de développer régulièrement l'esprit d'ensemble, se dégrade irrévocablement en se réduisant à une spécialité isolée, quelque important qu'en paraisse l'objet, et surtout quand il est spontanément inséparable du système entier des connaissances réelles.
Enfin, relativement à la science, d'où seule peut cependant sortir le premier principe d'une vraie régénération, d'abord mentale, puis sociale, j'ai particulièrement établi, dans les trois premiers volumes de cet ouvrage, combien lui est devenu funeste, pour chaque branche fondamentale de la philosophie naturelle, le régime purement spécial longtemps indispensable à son essor caractéristique, mais dont nous avons reconnu ci-dessus le terme nécessaire. Cette désastreuse influence, sur laquelle je devrai naturellement revenir au chapitre suivant, a dû même se faire d'autant plus sentir, en général, qu'elle s'appliquait à une science plus avancée, et surtout dans la philosophie inorganique, où la nature du sujet permet une spécialisation beaucoup plus dispersive. Il suffit, par exemple, de rappeler à cet égard les remarques du tome deuxième quant aux fluides fantastiques de la physique actuelle, qui n'y sont certainement maintenus, au grand détriment de la science, depuis que leur fonction transitoire est suffisamment accomplie, que d'après la vicieuse éducation des savans, presque aussi dépourvus que les artistes de toute direction vraiment philosophique, dont la seule pensée répugne à leur irrationnel instinct exclusif. Nous avons même reconnu que la plus parfaite des sciences naturelles proprement dites n'est pas, à beaucoup près, exempte de la déplorable influence mentale caractéristique d'un tel isolement, qui, y laissant spontanément dominer encore l'ancien esprit métaphysique, y maintient, à un certain degré, une vaine tendance aux notions absolues, dont j'ai spécialement signalé le danger scientifique au sujet de ce qu'on appelle l'astronomie sidérale. La science mathématique, d'après son indépendance plus profonde, comportant une dispersion plus complète, nous a plus gravement manifesté les vices actuels de ce régime purement provisoire, qui, par sa vicieuse prolongation, y a laissé tant de traces sensibles de l'état métaphysique antérieur. Il suffit ici d'indiquer, à ce sujet, la mémorable aberration que la seconde phase a transmise à la troisième sur la prétendue théorie des probabilités, qui, dans son ensemble, sauf les travaux analytiques dont elle a pu être l'occasion, ne constitue réellement qu'un déplorable abus de l'esprit mathématique, tenant à l'irrationnel isolement scientifique des géomètres modernes, qui les empêche de sentir la profonde absurdité d'une conception directement contraire au principe de l'invariabilité des lois naturelles, première base nécessaire de toute la philosophie positive. Quoique tous ces divers inconvéniens ne fussent point encore pleinement développés au temps où s'arrête l'appréciation historique du chapitre actuel, ils y étaient cependant imminens, comme je l'ai expliqué par l'indication même des motifs indirects et passagers qui en ont spontanément contenu l'essor à la fin de la troisième phase. Il était donc convenable de les rappeler ici sommairement, afin d'établir nettement, envers l'évolution scientifique comme pour toutes les autres, que le régime de spécialité sous lequel a dû s'accomplir son développement préparatoire est devenu désormais impropre à diriger convenablement son essor définitif, et tend même directement à entraver ses progrès spéculatifs aussi bien que son influence sociale: c'est d'ailleurs au chapitre suivant qu'appartient l'appréciation directe des principaux dangers, intellectuels ou politiques, réalisés aujourd'hui par le développement effectif d'une telle anarchie philosophique. Nous devons, en outre, noter ici, comme une remarque relative à la troisième phase, que, suivant nos explications antérieures, la préparation scientifique n'y était pas même, à beaucoup près, suffisamment complète, puisqu'elle n'avait pu encore faire convenablement surgir la science biologique, plus nécessaire qu'aucune autre à l'action sociale de la philosophie positive: la leçon suivante indiquera naturellement la grave influence de cette lacune fondamentale, qui a nécessairement prolongé la pernicieuse domination de la philosophie métaphysique.
Tel est donc le résultat général de l'indispensable élaboration historique propre à ce long chapitre: dans toute l'étendue de la grande république européenne, l'heureux essor préliminaire des nouveaux élémens sociaux constitue, depuis le moyen âge, un mouvement universel de recomposition partielle, destiné à concourir avec le mouvement simultané de décomposition politique, étudié au chapitre précédent, afin de faire sortir, de leur inévitable combinaison, la régénération finale de l'humanité; mais, en même temps, la spécialité dispersive qui devait caractériser ces diverses progressions positives a naturellement tendu à empêcher, chez les classes ascendantes, tout développement de l'esprit d'ensemble, pendant que la progression négative l'étouffait aussi de plus en plus chez les pouvoirs en décadence. C'est ainsi que, à l'avénement nécessaire de la grande crise préparée par cette double série de progrès, aucune vue générale du passé, et par suite aucune saine appréciation de l'avenir n'ont pu tendre nulle part à éclairer suffisamment une situation profondément confuse, qui, après un demi-siècle d'orageux tâtonnemens, flotte encore, presque autant qu'au début, entre une invincible aversion du système ancien et une vague impulsion vers une réorganisation indéterminée, comme l'établira la leçon suivante, où nous reconnaîtrons enfin l'aptitude spontanée de la nouvelle philosophie politique à imprimer à cet immense ébranlement la direction systématique qui peut seule permettre à la fois d'en contenir les imminens dangers et d'en réaliser les admirables propriétés.
CINQUANTE-SEPTIÈME LEÇON.
Appréciation générale de la portion déjà accomplie de la révolution française ou européenne.—Détermination rationnelle de la tendance finale des sociétés modernes, d'après l'ensemble du passé humain: état pleinement positif, ou âge de la généralité, caractérisé par une nouvelle prépondérance normale de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail.
Le concours fondamental des deux chapitres précédens fait spontanément reconnaître que les deux mouvemens simultanés de décomposition politique et de recomposition sociale, dont la convergence nécessaire devait, depuis le XIVe siècle, toujours caractériser les sociétés modernes, ne pouvaient, malgré leur intime solidarité, s'accomplir avec la même rapidité: en sorte que, vers la fin de notre troisième phase, la progression négative se trouvait déjà assez avancée pour mettre en évidence l'imminent besoin de la réorganisation finale, quand l'imperfection de la progression positive empêchait encore de concevoir suffisamment la vraie nature d'une telle régénération. Cette inévitable disparité constitue réellement la principale cause de la vicieuse direction suivie jusqu'à présent par l'immense crise révolutionnaire où devait alors aboutir ce double mouvement universel, et dans laquelle l'esprit critique dut ainsi conserver provisoirement un ascendant incompatible avec la destination essentiellement organique de la nouvelle élaboration européenne. Mais, malgré les graves dangers inhérens à une telle discordance radicale entre le principe et le but, l'influence, même intellectuelle, et surtout sociale, de cet ébranlement vraiment fondamental n'était pas moins d'abord aussi pleinement indispensable que sa nécessité dut être insurmontable, quoiqu'il n'ait pu manifester encore convenablement le vrai caractère qui doit lui appartenir dans l'ensemble de l'évolution moderne. Sans cette salutaire explosion, dévoilant enfin à tous les yeux la décomposition chronique d'où elle résultait, l'impuissante caducité du régime ancien serait restée profondément dissimulée, de manière à entraver radicalement la marche politique de l'élite de l'humanité, en écartant toute idée d'une véritable réorganisation, qui eût continué à sembler vulgairement aussi superflue qu'impossible; tant notre faible intelligence est communément disposée à se contenter des moindres apparences organiques, pour se dispenser des grands efforts qu'exige toujours la conception d'un ordre nouveau. En même temps, l'essor progressif des modernes élémens sociaux serait demeuré essentiellement inappréciable sous la vaine prépondérance des antiques pouvoirs; et l'esprit d'ensemble, qui seul manque encore à leur ascension finale, n'y aurait jamais pu devenir autrement développable. Cette crise décisive était donc indispensable pour signaler convenablement à tous les peuples avancés l'avénement direct de la régénération finale graduellement préparée par le grand mouvement universel des cinq siècles antérieurs: il fallait même qu'une expérience solennelle vînt aussi faire immédiatement ressortir l'impuissance organique des principes critiques qui avaient présidé à la décomposition du système ancien, pour constater suffisamment l'insurmontable nécessité d'une nouvelle élaboration de la philosophie politique.
Quoique, d'après l'ensemble de notre appréciation historique, cette situation fondamentale fût essentiellement commune à toutes les diverses parties de la grande république européenne, les deux leçons précédentes nous ont cependant montré entre elles une inégalité très-prononcée, soit quant à la décadence plus ou moins profonde du régime antique, soit relativement à la préparation plus ou moins complète de l'ordre nouveau. Sous l'un et l'autre aspect, nous avons pleinement reconnu que les principales différences avaient dû dépendre de la direction générale que les influences nationales avaient spontanément imprimée à la mémorable concentration temporelle propre aux deux dernières phases de l'évolution moderne, suivant qu'elle y avait abouti à la dictature monarchique, ordinairement secondée par l'esprit catholique, ou à la dictature aristocratique, presque toujours combinée avec l'ascendant du protestantisme. Quels que soient, à divers égards, les irrécusables avantages particuliers à ce dernier mode, j'ai suffisamment établi que le premier avait dû être finalement beaucoup plus favorable soit à l'irrévocable extinction de l'ordre ancien, soit à l'essor décisif des nouveaux élémens sociaux. Enfin, la comparaison graduelle des principaux cas relatifs au mode normal, nous a naturellement démontré la supériorité générale de l'évolution française, évidemment devenue, sous la dernière phase, le centre définitif du mouvement universel, aussi bien positif que négatif. L'asservissement de l'aristocratie avait, de toute nécessité, bien plus radicalement détruit, en France, l'ancien système politique, que n'avait pu le faire, en Angleterre, l'abaissement de la royauté: en même temps, le passage direct de la situation pleinement catholique à l'entière émancipation mentale avait dû devenir éminemment favorable à l'essor décisif des intelligences françaises, ainsi heureusement préservées de la dangereuse inertie que la transition protestante avait dû imprimer aux esprits anglais. Quoique l'activité industrielle eût été, sans doute, moins développée déjà en France qu'en Angleterre, l'influence sociale du nouvel élément temporel y était cependant plus nette et même plus grande, en tant que beaucoup mieux dégagée de la prépondérance aristocratique. Dans l'ordre spirituel, le développement esthétique de la nation française, malgré son incontestable infériorité envers celui de la population italienne, était certainement plus avancé, quant à la plupart des arts, qu'il ne pouvait l'être en Angleterre; cette supériorité était aussi, en général, plus irrécusable encore relativement à l'essor scientifique et à son universelle propagation, quelque imparfaite qu'elle soit jusqu'ici; et, enfin, il est surtout sensible que l'esprit philosophique proprement dit était dès lors bien plus dégagé en France que partout ailleurs de l'ancien régime théologico-métaphysique, et beaucoup plus rapproché d'une vraie positivité rationnelle, exempte à la fois de l'empirisme anglais et du mysticisme allemand. Ainsi, la double base d'appréciation comparative, également positive et négative, que nous a spontanément préparée l'étude approfondie de l'ensemble de l'évolution moderne, explique directement, de la manière la plus irrécusable, la haute initiative évidemment réservée à la France dans la grande crise finale de la société occidentale: en sorte qu'une telle démonstration historique ne sera, j'espère, jamais soupçonnée d'aucune irrationnelle influence des vaines inspirations nationales dont je crois m'être montré suffisamment affranchi; le concours naturel des deux progressions générales constitue surtout, à cet égard, une puissance logique vraiment irrésistible. Mais, s'il importe beaucoup de reconnaître convenablement cette priorité nécessaire, il est encore plus indispensable de n'en point exagérer vicieusement la notion générale jusqu'à regarder un tel mouvement comme particulier à la nation française, qui au contraire n'a pu certainement y manifester qu'une simple antériorité spontanée, essentiellement analogue à celle que l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, la Hollande, et l'Angleterre avaient tour à tour présentée aux époques antérieures du développement européen. C'est ce qui résulte nécessairement, comme le cours naturel des événemens l'a si bien confirmé, de l'identité politique fondamentale propre aux diverses parties de la grande république occidentale, qui, depuis sa constitution directe sous Charlemagne, intégralement assujettie au régime catholique et féodal, en a uniformément subi les principales conséquences ultérieures, soit quant à la dissolution graduelle du système théologique et militaire, soit pour l'élaboration progressive des nouveaux élémens sociaux, suivant les explications des deux chapitres précédens. Du reste, la profonde sympathie que trouva chez toutes ces populations le début de la révolution française, et que n'ont pu même détruire les graves aberrations ultérieures, eût seule suffisamment constaté l'universalité nécessaire d'un tel mouvement, où la France avait si bien senti, dès l'origine, qu'elle ne pouvait avoir d'autre privilége que le périlleux honneur de l'indispensable initiative qui lui était évidemment réservée par l'ensemble des antécédents européens. Il est d'ailleurs certain que les conditions intellectuelles et politiques qui déterminaient surtout une telle initiative, se trouvaient, en général, spontanément secondées par les dispositions morales propres à la nation française, soit d'après la noble émulation qui, depuis les croisades, l'avait si souvent poussée à se rendre l'organe désintéressé des principaux besoins communs à la grande association européenne, soit en vertu des sentimens habituels de sociabilité universelle dont l'attrait continu inspirait naturellement à toutes les populations civilisées une confiance involontaire, et faisait partout regarder avec prédilection le séjour de la France, chez tous ceux qui n'étaient point exclusivement livrés à l'activité pratique.
Ce grand ébranlement, qu'indiquait si clairement la vraie situation générale, et dont le pressentiment plus ou moins distinct n'avait point, en effet, échappé, depuis un siècle, à la pénétration des principaux penseurs, avait été spécialement annoncé, vers la fin de la troisième phase moderne, d'après trois événemens de diverse nature et d'inégale importance, mais, à cet égard, pareillement expressifs. Le premier et le plus décisif fut assurément la mémorable abolition des jésuites, commencée là même où la politique rétrograde organisée sous leur influence avait dû être le plus profondément enracinée, et complétée par la sanction solennelle du pouvoir même qu'une telle politique tendait à rétablir dans son antique suprématie européenne. Rien ne pouvait, sans doute, mieux caractériser l'irrévocable caducité de l'ancien système social que cette aveugle destruction de la seule puissance susceptible d'en retarder, à un certain degré, l'imminent déclin. Un tel événement, le plus capital, à tous égards, qui fût survenu, en occident, depuis le protestantisme, était d'autant moins équivoque qu'il s'accomplissait ainsi sans aucune participation directe de la philosophie négative, qui, avec une apparente indifférence, se bornait à y contempler le jeu spontané des mêmes animosités intérieures d'où était partout résultée, sous la première phase, la décomposition politique du catholicisme, soit d'après l'ombrageux instinct des rois contre toute indépendance sacerdotale, soit par suite de l'incurable répugnance des divers clergés nationaux envers toute direction vraiment centrale. Le système de résistance rétrograde, si péniblement élaboré sous la seconde phase, se montra dès lors tellement ruiné que ses plus indispensables conditions avaient cessé d'être suffisamment comprises des principaux pouvoirs destinés à y coopérer, et qui, sous l'aveugle impulsion de frivoles jalousies intestines, se laissaient entraîner à briser eux-mêmes le lien le plus essentiel de leur commune opposition à l'émancipation universelle. Quant au second symptôme précurseur, il résulta, peu de temps après le premier, du grand essai de réformation si vainement tenté sous le célèbre ministère de Turgot, dont l'inévitable avortement vint faire unanimement ressortir, soit le besoin d'innovations plus radicales et plus étendues, soit surtout l'évidente nécessité d'une énergique intervention populaire contre les abus inhérens à la politique rétrograde qui dominait depuis le commencement de la troisième phase, et dont la royauté, malgré quelques favorables inclinations personnelles, se reconnaissait par-là impuissante à contenir les imminens dangers, quoique elle-même les eût ainsi solennellement proclamés. Enfin, la fameuse révolution d'Amérique vint bientôt fournir une occasion capitale de témoigner spontanément l'universelle disposition des esprits français à un ébranlement décisif, en indiquant même déjà la tendance caractéristique à le concevoir comme une crise essentiellement commune à toute l'humanité civilisée. On se forme, en général, une très-fausse idée de cette célèbre coopération, où la France assurément, même sous le rapport moral, dut apporter beaucoup plus qu'elle ne put recevoir, surtout en déposant les germes directs d'une pleine émancipation philosophique chez les populations les plus engourdies par le protestantisme. Nous retrouverons, en effet, ci-dessous la véritable influence politique propre à l'insurrection américaine, comme première phase capitale de la destruction nécessaire du système colonial. Mais, quant à son efficacité si vantée pour préparer la grande révolution française, elle dut essentiellement se réduire, en réalité, à permettre directement la manifestation spontanée de l'impulsion décisive imprimée aux populations les plus avancées par l'ensemble de l'ébranlement philosophique du siècle dernier, ainsi que l'eût fait, sans doute, à défaut d'une telle occasion, tout autre événement majeur.
Spontanément résultée de l'irrévocable décomposition continue du régime ancien, cette immense crise se présente hautement, dès son début, comme étant surtout destinée à une régénération directe, pour laquelle toute opération purement négative, quelque indispensable qu'elle fût, ne pouvait jamais constituer qu'un simple préambule accessoire. Mais, d'après les deux chapitres précédens, cette intention profondément organique, qui se manifeste avec énergie dans les diverses conceptions révolutionnaires, n'y pouvait être aucunement réalisée, faute d'une doctrine convenable, susceptible de diriger sagement ces vœux indéterminés. L'inévitable absence de tout caractère vraiment politique dans les diverses évolutions partielles et empiriques relatives au développement spontané des nouveaux élémens sociaux, ne pouvait d'abord nullement permettre, comme nous l'avons reconnu, la juste appréciation générale de l'ordre final vers lequel tendait instinctivement leur convergence nécessaire, et dont la nature reste encore aujourd'hui si confusément soupçonnée. Par une suite irrésistible de cette lacune fondamentale, la métaphysique négative qui, depuis cinq siècles, avait graduellement présidé au mouvement de décomposition préalable, et dont l'entière systématisation venait enfin de déterminer l'explosion décisive, constituait donc évidemment la seule doctrine qui dût alors sembler applicable à la réorganisation universelle, quoique son propre esprit fût réellement contradictoire à cette nouvelle destination. C'est ainsi que toutes les intelligences actives furent d'abord nécessairement entraînées à développer plus que jamais l'ascendant des principes purement critiques, en les convertissant en une sorte de conceptions organiques, à l'instant même où leur office provisoire étant essentiellement accompli, leur prépondérance passagère semblait devoir rationnellement cesser. Sous une telle influence, la société ne pouvant encore manifester aucune tendance caractéristique vers une rénovation suffisamment déterminée, toutes les tentatives de réorganisation, au lieu de changer convenablement la nature et la destination des pouvoirs sociaux, ne devaient aboutir qu'à morceler ou à limiter, et tout au plus à déplacer les anciennes autorités, de manière à y entraver de plus en plus toute action réelle, en voyant toujours dans des restrictions plus complètes l'uniforme solution des nouvelles difficultés politiques. C'est alors que l'esprit métaphysique, enfin librement développé, constamment poussé, selon sa nature, à voir partout de simples questions de forme, commence à réaliser directement sa conception de la société comme indéfiniment livrée, sans aucune impulsion propre et indépendante, à l'inépuisable succession de ses vains essais constitutionnels. Mais, quels que dussent être les graves dangers de cette immense illusion politique, qui attribuait à des principes purement négatifs une destination éminemment organique, il importe de reconnaître qu'aucune aberration philosophique n'avait jamais pu être aussi pleinement excusable, d'après les motifs évidemment irrésistibles qui ne permettaient pas plus d'en éluder l'application active que d'en éviter l'essor mental. Outre qu'un long usage antérieur avait rendu les conceptions critiques seules suffisamment familières à tous les esprits, il est clair que, sans pouvoir fournir aucune vue réelle sur la réorganisation sociale, elles en formulaient du moins, à leur manière, les plus indispensables conditions générales, qui ne pouvaient alors trouver d'organes plus rationnels. Ainsi, d'après l'irrécusable nécessité de quitter enfin un régime devenu radicalement hostile à l'évolution fondamentale de l'humanité, il fallait bien recourir aux seuls principes susceptibles, dans une telle situation, de faire universellement entrevoir la régénération sociale, à quelque confuse et vicieuse appréciation qu'ils dussent d'ailleurs conduire. En un mot, les mêmes motifs généraux qui, suivant les explications directes du quarante-sixième chapitre, démontrent encore le besoin actuel de la doctrine critique, jusqu'à l'avénement d'une doctrine vraiment organique, devaient, à bien plus forte raison, justifier son active prépondérance, en un temps où la véritable tendance finale de la sociabilité moderne devait être bien moins appréciable. Il faut aussi reconnaître que cette entière application politique de la métaphysique négative était d'abord indispensable pour caractériser suffisamment son impuissance organique, de manière à faire enfin convenablement ressortir la nécessité de nouvelles conceptions vraiment positives, spécialement propres à diriger le mouvement de réorganisation, que, malgré cette expérience décisive, beaucoup d'esprits persistent aujourd'hui à rattacher exclusivement aux dogmes critiques, faute d'une saine théorie historique sur l'ensemble de l'évolution humaine.
L'indispensable ascendant social ainsi momentanément réservé à la doctrine critique, devait naturellement déterminer le triomphe politique des métaphysiciens et des légistes qui en avaient été jusque alors les organes nécessaires. Mais, pour apprécier convenablement, à cet égard, la vraie situation générale, il faut maintenant compléter l'explication, commencée au cinquante-cinquième chapitre, sur la mémorable transformation qu'avait dû subir, vers le milieu de la troisième phase moderne, l'influence métaphysique proprement dite, désormais passée des purs docteurs aux simples littérateurs, lorsque l'ébranlement intellectuel avait dû surtout se réduire à la seule propagation universelle d'une élaboration négative déjà suffisamment systématisée. Cette inévitable dégénération spirituelle propre à la transition critique, dut, en effet, nécessairement déterminer, dans l'ordre temporel, au début de la grande crise que nous apprécions, une dégradation essentiellement équivalente, qui transmit aux avocats la prépondérance politique auparavant obtenue par les juges, dès lors relégués, d'une manière de plus en plus subalterne, à leurs fonctions spéciales, tandis que les avocats, s'élevant, au contraire, au-dessus de leurs opérations privées, s'emparaient graduellement de l'universelle direction des affaires publiques. Une telle modification devait, de part et d'autre, naturellement caractériser l'entier ascendant de la doctrine critique. Si, comme nous l'avons reconnu, les littérateurs étaient seuls propres à l'active propagation d'une philosophie négative qu'ils n'auraient pu construire, il est encore plus évident que les avocats, d'après les habitudes mêmes de libre divagation qui les distinguent ordinairement des juges, devaient alors devenir exclusivement aptes à développer suffisamment l'entière application politique d'une métaphysique révolutionnaire dont les principales conceptions avaient dû être préalablement élaborées par des intelligences plus consistantes. On conçoit d'ailleurs que les juges, comme les docteurs, s'étant enfin partout incorporés intimement au régime ancien, sous l'influence des modifications qu'ils y avaient déterminées dans le cours des deux premières phases modernes, les avocats devaient naturellement obtenir, ainsi que les littérateurs, la confiance populaire longtemps accordée aux premiers organes de la transition critique. Quand les hautes spéculations politiques semblaient réductibles à de simples combinaisons de formes, destinées à contrôler ou à circonscrire des pouvoirs indéterminés, pour régénérer une société supposée indéfiniment modifiable par l'action législative, aucune classe ne pouvait certainement être aussi apte que celle des avocats à une telle élaboration métaphysique, dont un exercice journalier leur rendait spontanément familières les principales fictions constitutionnelles. À la concevoir durable, cette double organisation finale propre à la transition critique constituerait, sans doute, une profonde dégradation sociale, en conférant le principal ascendant à des classes aussi complétement dépourvues, par leur nature, de toutes convictions réelles et stables, et par suite non moins nécessairement exposées à la démoralisation politique qu'étrangères à toute saine appréciation mentale d'une question quelconque. Mais, en vertu même d'une telle transmission de l'influence critique à des organes plus subalternes et moins respectables que les docteurs et les juges qui l'avaient longtemps dirigée, il devenait évident que cette action transitoire était désormais parvenue à son dernier terme essentiel, caractérisé par cet office vraiment extrême qui consistait à développer activement l'entière application organique de la métaphysique négative, dont l'inaptitude fondamentale, une fois directement dévoilée par une expérience pleinement décisive, devait naturellement entraîner bientôt l'universelle déconsidération des deux classes co-relatives ainsi solennellement jugées, et qui, en effet, ne prolongent encore leur stérile et dangereuse prépondérance que par suite d'une déplorable continuation de la même lacune philosophique relativement à la vraie théorie de l'évolution moderne.
Ayant ici assez examiné d'abord la direction nécessaire, ensuite le siége principal, et enfin les agens spéciaux de l'immense crise révolutionnaire, nous devons maintenant procéder, d'après l'ensemble de notre théorie historique, à une sommaire appréciation philosophique de son accomplissement général. Il suffit, pour cela, d'y distinguer successivement deux degrés naturels, l'un simplement préparatoire, l'autre pleinement caractéristique, sous la conduite respective de nos deux grandes assemblées nationales.
Dans le degré initial, le besoin de régénération, encore trop vaguement ressenti, semble pouvoir se concilier avec une certaine conservation indéfinie du régime ancien, réduit à ses dispositions les plus fondamentales, et dégagé, autant que possible, de tous les abus secondaires. Quoique cette première époque soit communément jugée moins métaphysique que la seconde, les illusions politiques y étaient cependant bien plus profondes, d'après une tendance absolue aux combinaisons les plus contradictoires; on y était certainement plus éloigné d'aucune saine appréciation générale de la situation sociale; l'absence de toute doctrine réelle y conduisait davantage à l'intime confusion du gouvernement moral avec le gouvernement politique; par suite, enfin, un irrationnel esprit réglementaire y obtenait une extension plus arbitraire, et y conduisait à de plus complètes déceptions sur l'éternelle durée des institutions les moins stables: en un mot, jamais position aussi provisoire n'a pu paraître aussi définitive. Suivant notre théorie historique, en vertu de l'entière condensation antérieure des divers élémens du régime ancien autour de la royauté, il est clair que l'effort primordial de la révolution française pour quitter irrévocablement l'antique organisation devait nécessairement consister dans la lutte directe de la puissance populaire contre le pouvoir royal, dont la prépondérance caractérisait seule un tel système depuis la fin de la seconde phase moderne. Or, quoique cette époque préliminaire n'ait pu avoir, en effet, d'autre destination politique que d'amener graduellement l'élimination prochaine de la royauté, que les plus hardis novateurs n'auraient d'abord osé concevoir, il est remarquable que la métaphysique constitutionnelle rêvait alors, au contraire, l'indissoluble union du principe monarchique avec l'ascendant populaire, comme celle de la constitution catholique avec l'émancipation mentale. D'aussi incohérentes spéculations ne mériteraient aujourd'hui aucune attention philosophique, si on n'y devait voir le premier témoignage direct d'une aberration générale qui exerce encore la plus déplorable influence pour dissimuler radicalement la vraie nature de la réorganisation moderne, en réduisant cette régénération fondamentale à une vaine imitation universelle de la constitution transitoire particulière à l'Angleterre. Telle fut, en effet, l'utopie politique des principaux chefs de l'assemblée constituante; et ils en poursuivirent certainement la réalisation directe autant que le comportait alors sa contradiction radicale avec l'ensemble des tendances caractéristiques de la sociabilité française. C'est donc ici le lieu naturel d'appliquer immédiatement notre théorie historique à l'appréciation rapide de cette dangereuse illusion; quoiqu'elle fût, en elle-même, trop grossière pour exiger aucune analyse spéciale, la gravité de ses conséquences m'engage à signaler au lecteur les principales bases de cet examen, qu'il pourra d'ailleurs spontanément développer sans difficulté d'après les explications propres aux deux chapitres précédens.
L'absence de toute saine philosophie politique fait d'abord concevoir aisément par quel entraînement empirique a été naturellement déterminée une telle aberration, qui certes devait être profondément inévitable puisqu'elle a pu complétement séduire la raison même du grand Montesquieu, bien qu'elle dût assurément devenir beaucoup moins excusable sous la lumineuse indication que l'ébranlement révolutionnaire tendit à répandre avec tant d'énergie sur l'ensemble de la situation moderne. Par suite, en effet, de la différence que j'ai suffisamment expliquée quant à la marche comparative de la décomposition politique en France et en Angleterre, il est clair que ces deux modes généraux de la progression négative étaient, par leur nature, mutuellement complémentaires, puisque leur combinaison hypothétique eût aussitôt déterminé l'entière abolition du régime ancien, où, après une commune absorption temporelle du pouvoir spirituel, chacun d'eux avait radicalement subalternisé l'un ou l'autre des deux grands élémens temporels. D'après cette incontestable appréciation instinctive, l'empirisme métaphysique devait donc conduire à penser, au début de la crise finale, que, pour détruire totalement l'antique organisme, il suffisait de joindre à l'extinction française de la puissance aristocratique l'abaissement anglais du pouvoir monarchique. Telle est la filiation pleinement naturelle qui devait, dans le dernier siècle, disposer les esprits français à l'imitation irréfléchie du type anglais; de même que, réciproquement, elle tend aujourd'hui à faire spontanément prévaloir, chez l'école révolutionnaire anglaise, la considération du mode français: car chacun des deux cas se trouvait ainsi posséder nécessairement, quant à la progression négative, les propriétés qui manquaient à l'autre, sans qu'il puisse d'ailleurs exister entre eux, sous ce rapport, aucune véritable équivalence, suivant les explications directes du cinquante-cinquième chapitre. Mais, par une étude plus approfondie, que pouvait seule déterminer une saine théorie fondamentale de l'ensemble de l'évolution moderne, ce grand rapprochement historique eût, au contraire, conduit, en France, à manifester aussitôt la profonde irrationnalité d'une semblable imitation, en faisant sentir que le mouvement français avait été principalement dirigé contre l'élément politique dont la prépondérance graduelle avait imprimé au mouvement anglais le caractère éminemment spécial qu'on voulait ainsi vainement introduire dans un tout autre milieu social.
Aucune subtilité métaphysique ne saurait désormais empêcher de reconnaître sans incertitude, d'après une juste appréciation historique, que la constitution parlementaire propre à la transition anglaise fut nécessairement le résultat spontané et local de la nature exceptionnelle que devait prendre, en un tel milieu, la dictature temporelle vers laquelle tendait partout, sous la seconde phase moderne, la décomposition générale du régime catholique et féodal, comme je l'ai précédemment expliqué. Son origine effective, qu'une célèbre aberration rattache aux antiques forêts saxonnes, se trouve donc immédiatement, de même qu'en tout autre cas politique, dans l'ensemble de la situation sociale correspondante, convenablement analysée depuis le moyen âge. Ceux qui, contre toute prescription rationnelle, s'obstineraient à y voir une imitation quelconque, seraient obligés d'en emprunter le type réel à de semblables situations antérieures, et se trouveraient ainsi conduits à des rapprochemens fort éloignés des opinions actuellement dominantes. On peut remarquer, en effet, que le régime vénitien, pleinement caractérisé à la fin du XIVe siècle, constitue certainement, à tous égards, le système politique le plus analogue à l'ensemble du gouvernement anglais, considéré sous la forme définitive qu'il dut prendre trois siècles après: cette similitude nécessaire résulte évidemment d'une pareille tendance fondamentale de la progression sociale vers la dictature temporelle de l'élément aristocratique. Il est même incontestable que, par suite de la diversité des temps, le type vénitien dut être beaucoup plus complet que le mode anglais, comme assurant à l'aristocratie dirigeante une prépondérance bien plus prononcée, soit sur le pouvoir central, soit sur la puissance populaire. La seule différence capitale que devaient offrir les destinées comparatives de ces deux régimes pareillement transitoires (et dont le second, formé à une époque plus avancée de la décomposition politique, ne saurait certes prétendre à la même durée totale que le premier), consiste en ce que l'indépendance de Venise devait naturellement disparaître sous la décadence nécessaire de son gouvernement spécial, tandis que la nationalité anglaise doit heureusement rester tout à fait intacte au milieu de l'inévitable dislocation de sa constitution provisoire. Quoi qu'il en soit d'ailleurs d'une telle comparaison, qui m'a semblé propre à mieux caractériser mon appréciation historique du système anglais, en excluant du reste toute idée quelconque d'imitation effective, il demeure incontestable que, malgré les vaines théories métaphysiques imaginées après coup sur la chimérique pondération des divers pouvoirs, la prépondérance spontanée de l'élément aristocratique a dû fournir, en Angleterre comme à Venise, le principe universel d'un tel mécanisme politique, dont le mouvement réel serait assurément incompatible avec cet équilibre fantastique. À cette condition fondamentale d'un pareil régime, il en faut joindre deux autres fort importantes, encore plus particulières à l'Angleterre, et qui y ont beaucoup contribué au maintien de ce système exceptionnel, malgré l'active tendance universelle à la décomposition radicale de l'antique organisme dont il est surtout destiné à prolonger l'existence spéciale. La première, déjà signalée au cinquante-cinquième chapitre, consiste dans l'institution du protestantisme anglican, qui assurait beaucoup mieux la subalternisation permanente du pouvoir spirituel que n'avait pu le faire le genre de catholicisme propre à Venise, et qui, par suite, devait fournir à l'aristocratie dirigeante de puissans moyens, soit de retarder sa déchéance privée en s'emparant habituellement des grands bénéfices ecclésiastiques, soit de consolider son ascendant populaire en lui imprimant une sorte de consécration religieuse, d'ailleurs inévitablement décroissante. Quant à la seconde condition complémentaire du régime anglais, elle se rapporte à l'esprit d'isolement politique éminemment particulier à l'Angleterre, et qui en y permettant, surtout sous la troisième phase moderne, l'actif développement d'un vaste système d'égoïsme national, y a naturellement tendu à lier profondément les intérêts principaux des diverses classes au maintien continu de la politique dirigée par une aristocratie ainsi érigée désormais en une sorte de gage permanent de la prospérité commune, sauf l'insuffisante satisfaction dès lors accordée à la masse inférieure: une semblable tendance habituelle s'était auparavant manifestée aussi à Venise, mais sans pouvoir évidemment y acquérir un pareil ascendant. Malgré que je ne doive point ici poursuivre davantage une telle analyse, que chacun pourra maintenant prolonger avec facilité, elle est certainement assez caractérisée déjà pour faire directement sentir, à tous ceux qui auront convenablement étudié l'ensemble du gouvernement anglais, combien cette constitution exceptionnelle de la grande transition moderne doit être regardée comme nécessairement spéciale, puisqu'elle repose essentiellement sur des conditions purement relatives à l'Angleterre, et dont l'ensemble est néanmoins indispensable à l'existence réelle d'une semblable anomalie politique.
Cette digression nécessaire, que je me suis efforcé d'abréger autant que possible, fait aussitôt ressortir la frivole irrationnalité des vaines spéculations métaphysiques qui conduisirent les principaux chefs de l'assemblée constituante à proposer pour but à la révolution française la simple imitation d'un régime aussi contradictoire à l'ensemble de notre passé que radicalement antipathique aux instincts émanés de notre vraie situation sociale. Une vague et confuse appréciation des conditions politiques dont je viens d'établir l'indispensable influence, les poussa cependant à en poursuivre alors l'impraticable accomplissement, malgré l'énergique ascendant du milieu le plus défavorable. On remarque, en effet, leur tendance permanente à l'institution régulière d'un pouvoir spécialement aristocratique, dont toutefois l'heureux instinct démocratique de la population française, si dignement représentée, à cet égard, par la ferme volonté des Parisiens, les empêcha d'oser jamais poursuivre ouvertement l'organisation, directement contraire à l'invariable progression des cinq siècles antérieurs. Il faut aussi noter dès lors une disposition naissante, qui devait prendre ensuite une si déplorable extension, à détacher les intérêts sociaux des chefs industriels de ceux des masses naturellement placées sous leur patronage, pour les unir de plus en plus, suivant le type anglais, à ceux des classes en décadence, en abusant, à cet effet, de l'ascendant spontané qu'avait dû jadis obtenir l'universelle imitation des mœurs aristocratiques. Quant à la condition spirituelle, il n'est pas difficile de démêler alors, au milieu des influences philosophiques prépondérantes, une certaine tendance systématique à ériger aussi le gallicanisme, sous un reste d'inspirations jansénistes et parlementaires, en une sorte d'équivalent national du protestantisme anglican: c'était, sans doute, une étrange tentative chez une population élevée par Voltaire et Diderot; mais le projet n'en était ni moins évident, ni moins propre à caractériser une telle politique, qui n'a pas même cessé aujourd'hui de trouver secrètement de fervens admirateurs parmi les métaphysiciens et les légistes qui dirigent encore nos destinées officielles. Enfin, relativement à la condition d'isolement national, ci-dessus signalée comme l'indispensable complément de toutes les autres exigences d'une telle imitation, on voit heureusement que, à cette époque initiale d'élan universel, elle n'était pas moins radicalement contraire aux propres sentimens spontanés des partisans de cette empirique utopie qu'aux énergiques inclinations d'une population généreuse, si noblement disposée, par un long exercice antérieur, à l'active propagation désintéressée de toutes les améliorations quelconques qu'elle pourrait jamais réaliser, et chez laquelle, en effet, les plus puissans efforts ultérieurs n'ont pu parvenir à enraciner profondément aucune affection anti-européenne.
D'après cet ensemble de considérations sommaires, chacun peut désormais apprécier aisément combien les dispositions les plus fondamentales, soit préalables, soit actuelles, de la sociabilité française devaient être directement opposées à la dangereuse utopie politique inspirée par une vaine métaphysique chez notre première assemblée nationale, dont la qualification usuelle pourra sembler, auprès d'une impartiale postérité, le résultat d'une amère ironie philosophique; puisqu'il n'a jamais existé un contraste aussi profondément décisif entre l'éternité des espérances spéculatives et la fragilité des créations effectives. Aucun exemple spécial ne m'a semblé plus caractéristique d'une telle discordance entre les conceptions propres à cette philosophie politique et la réalité du milieu social correspondant, que la pénible impression spontanément suggérée aujourd'hui à l'intéressante lecture d'un ouvrage destiné à survivre aux circonstances qui l'avaient dicté, comme émanant d'un écrivain non moins estimable par ses lumières que par l'élévation de ses sentimens et la loyauté de son caractère: on conçoit qu'il s'agit de l'essai historique où l'infortuné Rabaut-Saint-Etienne proclamait déjà solennellement accomplie, d'après l'acceptation royale d'une constitution éphémère, une crise révolutionnaire qui n'était ainsi parvenue qu'à sa préparation initiale, et dont le cours irrésistible devait, l'année suivante, dissiper sans effort tout ce vain échafaudage métaphysique. Rien n'est assurément plus propre qu'une telle opposition à montrer la profonde inanité d'une théorie qui peut conduire des esprits distingués à une appréciation aussi radicalement illusoire du milieu social correspondant: rien également ne peut mieux vérifier, en général, contre les étranges subtilités de nos docteurs empiriques, l'insurmontable réalité des préceptes logiques établis au quarante-huitième chapitre sur le besoin d'une vraie théorie pour diriger les observations sociologiques, qui, en vertu de leur complication supérieure, peuvent bien moins se passer d'un tel guide que toutes celles relatives à de plus simples phénomènes.
Procédons maintenant à la sommaire appréciation historique du second degré révolutionnaire, où l'instinct plus complet de la véritable situation sociale, compensant, en partie, sous l'énergique impulsion des circonstances les plus décisives, la vicieuse influence d'une vaine métaphysique, a déterminé enfin l'essor spontané du caractère fondamental propre à cette immense crise finale, autant du moins que pouvait le permettre alors l'inévitable ascendant exclusif d'une philosophie purement négative, étrangère à toute conception réelle de l'ensemble de l'évolution moderne.
Justement opposée aux vaines fictions politiques sur lesquelles reposait l'incohérent édifice de l'Assemblée Constituante, l'éminente assemblée si pleinement immortalisée sous le nom de Convention Nationale fut aussitôt conduite, par son origine même, à regarder l'entière abolition de la royauté comme un indispensable préambule de la régénération sociale vers laquelle tendait directement la révolution française. D'après la concentration monarchique de tous les anciens pouvoirs, graduellement accomplie, surtout en France, depuis la fin du moyen âge, suivant nos explications antérieures, une conservation quelconque de la royauté devait alors rendre imminente la dangereuse restauration des divers débris politiques, spirituels ou temporels, qui, sous la seconde phase moderne, s'étaient enfin spontanément ralliés autour du pouvoir royal, dont la destruction solennelle pouvait seule, dans une telle situation, caractériser suffisamment la rénovation générale qui devait constituer le but final du grand mouvement révolutionnaire commencé au XIVe siècle et désormais parvenu à sa dernière crise essentielle. L'ensemble de notre théorie historique représente nécessairement la royauté moderne comme le seul reste capital de l'antique régime des castes, que nous avons vu, au cinquante-troisième chapitre, fournir partout, d'une manière plus ou moins explicite, la base fondamentale de toute organisation primitive, selon le principe naturel de l'hérédité primordiale des professions quelconques, plus durable à mesure qu'il s'agit d'arts plus compliqués, dont l'exercice plus empirique exige davantage l'apprentissage domestique. Nous avons reconnu, au chapitre suivant, comment ce régime initial, qui, malgré d'importantes modifications, constituait encore le fond général de l'organisme grec et même romain, avait été, pour la première fois, directement ébranlé, dès le début du moyen âge, dans sa principale disposition politique, par l'admirable constitution du catholicisme, qui avait enfin radicalement supprimé l'hérédité des plus éminentes fonctions sociales, en un temps où les plus hautes combinaisons européennes étaient spontanément réservées à un clergé célibataire: la cinquante-sixième leçon nous a d'ailleurs montré le même régime irrévocablement détruit aussi, sous la dernière phase du moyen âge, dans l'économie élémentaire des sociétés modernes, d'après les suites nécessaires de l'émancipation personnelle présidant à l'évolution industrielle. Il est clair que l'abaissement ultérieur de la puissance aristocratique sous le pouvoir royal, pendant les deux premières phases modernes, n'avait pu que compléter et consolider, surtout en France, envers les fonctions intermédiaires, la grande transformation ainsi commencée simultanément, au moyen âge, pour les plus générales et les plus particulières. Déjà radicalement compromise par un tel isolement, l'hérédité monarchique ne pouvait ensuite que perdre beaucoup, sous la troisième phase, à l'excessive concentration d'attributions politiques, à la fois spirituelles et temporelles, que venait ainsi d'obtenir la dictature royale, dès lors spontanément conduite, comme nous l'avons vu au cinquante-cinquième chapitre, à constater de plus en plus son inaptitude fondamentale à la saine appréciation habituelle de ce vaste ensemble, en cédant volontairement ses principaux pouvoirs à des ministres de moins en moins dépendans. On conçoit enfin, quant aux conditions intellectuelles, suivant une indication préalable de la cinquante-troisième leçon, que, dans l'art de gouverner, comme dans tout autre, quoique plus tardivement à raison de sa complication supérieure, la rationnalité croissante des conceptions humaines tend nécessairement à rendre l'aptitude réelle, même temporelle, de plus en plus indépendante de toute imitation domestique, en lui procurant directement une éducation systématique, que peuvent convenablement recevoir, quelle que soit leur condition sociale, les intelligences suffisamment douées de l'esprit d'ensemble qui détermine une telle vocation, et qui certainement, au temps que nous considérons, était bien loin, abstraction faite de toute satire personnelle, d'appartenir exclusivement, ou même principalement, aux maisons royales, qui jadis durent en être si longtemps les dépositaires naturels.
Cette abolition préliminaire, sans laquelle la révolution française ne pouvait être pleinement caractérisée, dut bientôt s'accompagner de toutes les démolitions partielles destinées à y compléter l'indication d'une irrésistible tendance à la rénovation totale du système social, autant que le permettait la vicieuse nature de la seule philosophie qui pût alors diriger un tel ébranlement. Malgré une odieuse persécution, aussi impolitique qu'injuste, suscitée par une haine aveugle, et spécialement entretenue par l'instinct de rivalité religieuse d'un vain déisme, il faut surtout distinguer, à ce sujet, l'audacieuse suppression légale du christianisme, tendant à faire énergiquement ressortir, soit la caducité d'une organisation enfin devenue essentiellement étrangère à l'existence moderne, soit la nécessité d'un nouvel ordre spirituel susceptible de diriger convenablement la régénération humaine. Parmi les moindres préparations négatives, il n'est pas inutile de noter ici la destruction systématique de toutes les diverses corporations antérieures, trop exclusivement attribuée aujourd'hui à une aveugle répugnance absolue contre toute agrégation quelconque, et dans laquelle on peut certainement apercevoir, sans excepter même les cas les plus défavorables, un certain instinct confus de la tendance plus ou moins rétrograde de ces différentes institutions, après l'accomplissement suffisant de leur office purement provisoire, dont la vicieuse prolongation devenait réellement une source d'entraves bien plus que de progrès. Je ne crois pas devoir me dispenser d'étendre une semblable appréciation historique jusqu'à la suppression directe des compagnies savantes, et même de l'illustre Académie des sciences de Paris, la seule qui pût essentiellement mériter quelques regrets sérieux. Malgré les vains reproches de vandalisme adressés à un tel acte par des esprits ordinairement incapables d'en apprécier la véritable portée, j'aurai bientôt lieu de faire directement sentir que cette institution provisoire avait alors rendu tous les principaux services intellectuels compatibles avec la nature et l'esprit de son organisation primitive, et que son influence ultérieure a été, au fond, surtout aujourd'hui, bien plus contraire que favorable à la marche nécessaire des conceptions modernes. Le mémorable instinct progressif de la grande dictature révolutionnaire ne fut donc pas, au fond, plus en défaut dans ce cas important que dans tant d'autres où une meilleure appréciation a déjà conduit à rendre une exacte justice aux éminentes intentions d'une assemblée qui avait déjà solennellement prouvé, sous ce rapport, sa parfaite loyauté, en étendant, sans aucun ménagement, ses opérations négatives jusqu'aux diverses corporations légistes, quoique la plupart de ses membres en fussent sortis. Sous l'aspect scientifique, sa prochaine sollicitude pour tant d'heureuses fondations destinées à seconder la marche ou la propagation des connaissances réelles, et surtout pour la création capitale de l'École Polytechnique, si supérieure aux institutions antérieures, devrait suffisamment montrer que la suppression des Académies, si amèrement déplorée par tant d'académiciens postérieurs, ne pouvait alors tenir essentiellement à de sauvages antipathies, mais bien plutôt à une certaine prévision générale, juste quoique confuse, des nouveaux besoins de l'esprit humain.
Afin d'apprécier convenablement le vrai caractère fondamental de cette grande époque, il est indispensable d'y considérer toujours l'irrésistible influence, encore plus favorable que funeste, des circonstances éminemment décisives qui durent la dominer, et dont l'ascendant spontané contribua beaucoup à y contenir les dangereuses divagations métaphysiques inhérentes à la seule philosophie qui pût alors diriger cet immense mouvement. D'après les motifs ci-dessus indiqués, les gouvernemens européens qui, sous la seconde phase, avaient laissé tomber Charles I sans aucune opposition sérieuse, n'eurent pas même besoin des coupables intrigues de la royauté française pour réunir bientôt tous leurs efforts actifs contre une révolution radicale, où l'initiative de la France signalait évidemment une inévitable crise finale, nécessairement commune à l'ensemble de la grande république européenne, comme l'était, depuis le moyen âge, la double progression, positive et négative, dont elle annonçait le dernier terme naturel: l'oligarchie anglaise elle-même, quoique désintéressée, en apparence, dans la dissolution des monarchies, se plaça promptement à la tête de cette coalition rétrograde, destinée à l'universelle conservation du système militaire et théologique, désormais également menacé sous toutes les formes diverses qu'avait pu prendre la dictature temporelle où avait partout abouti sa décomposition graduelle. Or, cette formidable attaque, qui, par une réaction nécessaire, obligeait aussi la France à proclamer directement l'intime universalité de l'ébranlement final, dut procurer à ce second degré de la crise révolutionnaire un avantage fondamental, que n'avait pu suffisamment obtenir le premier, en y provoquant spontanément une mémorable identité continue de sentimens et même, à certains égards, de vues politiques, indispensable au succès réel de la plus juste et la plus sublime défense nationale que l'histoire puisse jamais offrir. C'est là surtout ce qui détermina, ou du moins maintint, l'énergie morale et la rectitude mentale qui placeront toujours, chez l'impartiale postérité, la Convention nationale très au-dessus de l'Assemblée constituante, malgré les vices respectivement inhérens à leur doctrine et à leur situation. Quoique constamment poussée, par sa philosophie métaphysique, à des conceptions vagues et absolues, l'assemblée républicaine, après avoir spontanément accordé à cette inévitable tendance générale les seules satisfactions qu'elle ne pouvait lui refuser, fut bientôt heureusement conduite, par les actives exigences de sa principale mission politique, à écarter, sous un respectueux ajournement, une vaine constitution, pour s'élever enfin à l'admirable conception du gouvernement révolutionnaire proprement dit, directement envisagé comme un régime provisoire parfaitement adapté à la nature éminemment transitoire du milieu social correspondant. C'est ainsi que, supérieurs à la puérile ambition de leurs prédécesseurs, si aveuglément imitée par leurs successeurs, les conventionnels français, renonçant implicitement à fonder déjà d'éternelles institutions qui ne pouvaient encore avoir aucune base réelle, s'attachèrent surtout à organiser provisoirement, conformément à la situation, une vaste dictature temporelle, équivalente à celle graduellement élaborée par Louis XI et par Richelieu, mais dirigée d'après une bien plus juste appréciation générale de sa destination propre et de sa durée limitée. En la constituant spontanément sur la base indispensable de la puissance populaire, ils furent d'ailleurs conduits à mieux annoncer le caractère essentiel de la rénovation finale, soit en vertu de l'admirable essor directement imprimé aux vrais sentimens de fraternité universelle, soit en inspirant aux classes inférieures une juste conscience de leur valeur politique, soit enfin d'après une heureuse prédilection continue pour des intérêts qui, à raison de leur généralité supérieure, doivent être presque toujours les plus conformes à une saine appréciation philosophique de l'ensemble des besoins sociaux. Cette conduite naturelle, immédiatement récompensée par tant de sublimes ou touchans dévouemens, et qui élevait la constitution morale d'une population où tous les gouvernemens ultérieurs ont systématiquement tendu à développer, au contraire, un abject égoïsme, a laissé nécessairement, chez le peuple français, d'ineffaçables souvenirs, et même de profonds regrets, qui ne pourront vraiment disparaître que par une juste satisfaction permanente de l'instinct correspondant. Il faut aussi noter, dans cette mémorable organisation de la dictature révolutionnaire, une certaine tendance spontanée à une première appréciation générale, vague mais réelle, de la division fondamentale entre le gouvernement moral et le gouvernement politique des sociétés modernes, dès lors indiquée, à mes yeux, par l'action simultanée d'une célèbre association volontaire, qui, essentiellement extérieure au pouvoir proprement dit, était surtout destinée, en appréciant mieux l'ensemble de sa marche, à lui fournir de lumineuses indications. Quelque imparfait que dût être alors un instinct aussi confus de la principale condition propre à la réorganisation sociale, on en retrouve d'autres indices, non moins caractéristiques, en considérant diverses tentatives remarquables pour fonder, sur la régénération directe des mœurs françaises, la rénovation ultérieure des institutions; quoique la vaine théorie métaphysique qui présidait nécessairement à de tels efforts n'en pût aucunement permettre l'efficacité durable.
En général, l'étude approfondie de cette grande crise fera de plus en plus ressortir que, sous l'impulsion décisive des circonstances extérieures, les éminens attributs qui la distinguent furent essentiellement dus à la haute valeur politique, et surtout morale, soit de ses principaux directeurs, soit des masses qui les secondaient avec un si admirable dévouement; tandis que les graves aberrations qui s'y rattachent étaient inséparables de la vicieuse philosophie qui dominait à cette époque, et dont, par les plus heureuses inspirations d'une sagesse purement spontanée, il n'était pas toujours possible de contenir suffisamment la dangereuse influence systématique. De sa nature, cette métaphysique, au lieu de lier intimement les tendances actuelles de l'humanité à l'ensemble des transformations antérieures, représentait la société sans aucune impulsion propre, sans aucune relation au passé, indéfiniment livrée à l'action arbitraire du législateur; étrangère à toute saine appréciation de la sociabilité moderne, elle remontait au delà du moyen âge pour emprunter à la sociabilité antique un type rétrograde et contradictoire; enfin, au milieu des circonstances les plus irritantes, elle appelait spécialement les passions à l'office le mieux réservé à la raison. C'était cependant sous un tel régime mental qu'il fallait alors s'élever à des conceptions politiques heureusement adaptées à la vraie disposition des esprits et aux impérieuses exigences de la plus difficile situation: aussi la juste considération d'un semblable contraste devra-t-elle toujours porter les véritables philosophes à une admiration spéciale des grands résultats qui s'y sont développés, et à une indulgente réprobation d'inévitables égaremens généraux. Aucun ordre de faits ne caractérise plus profondément cette opposition fondamentale, que ceux relatifs au besoin continu de l'unité nationale, dont l'actif sentiment dut surmonter, à cette époque, chez les natures vraiment politiques, la tendance éminemment dispersive de la métaphysique prépondérante. Cette admirable réaction d'un heureux instinct pratique contre les dangereuses indications d'une théorie décevante, se manifeste surtout dans la lutte décisive suscitée par le puéril orgueil des malheureux girondins, entraînés, d'après leur haute incapacité politique, à de coupables menées, poussées quelquefois jusqu'à des coalitions armées avec le parti monarchique, afin de détruire systématiquement l'un des plus grands résultats de notre passé social, en décomposant la France en républiques partielles, au temps même où la plus redoutable agression extérieure exigeait nécessairement la plus intense concentration intérieure. Quand, par une indispensable épuration, la marche révolutionnaire eut enfin écarté ces dangereux discoureurs, on remarque, en effet, à cet égard, malgré les plus graves divergences, une mémorable unanimité d'efforts permanens pour contenir la tendance métaphysique au morcellement politique, dont l'école progressive actuelle a été ainsi heureusement préservée, laissant désormais à l'école rétrograde l'étrange privilége de telles aberrations, comme je l'ai expliqué au quarante-sixième chapitre.
Le terme naturel d'une exaltation qui, quoique évidemment nécessaire, ne devait ni ne pouvait durer, aurait été directement fixé, par une prévision rationnelle, à l'époque, fort antérieure à la célèbre journée thermidorienne, où la France serait suffisamment garantie contre l'invasion étrangère; ce qui exigeait que la résistance révolutionnaire eût été poussée jusqu'à la double conquête provisoire de la Belgique et de la Savoie, alors seule pleinement caractéristique d'une efficacité décisive de notre défense nationale. Mais l'inévitable irritation générale résultée d'aussi extrêmes nécessités, et surtout les inspirations absolues de la métaphysique dirigeante, ne pouvaient malheureusement permettre que l'indispensable politique exceptionnelle cessât aussitôt que son principal office provisoire aurait été convenablement accompli. On doit certainement regarder son abusive prolongation, avec un déplorable surcroît d'intensité, après le terme relatif à sa destination nécessaire, comme la cause essentielle des horribles déviations que rappelle trop exclusivement aujourd'hui le souvenir de cette grande époque, et qui n'ont laissé d'autre enseignement universel que l'immortelle démonstration de l'impuissance organique propre à une doctrine purement négative, ainsi poussée à son entière application politique. C'est ici le lieu d'employer complétement une division historique, indiquée d'avance à la fin du volume précédent, entre les deux écoles générales qui avaient surtout dirigé l'ébranlement philosophique du siècle dernier, en poursuivant spécialement, l'une l'émancipation mentale, l'autre l'agitation sociale. Quoique ayant également abouti au déisme spéculatif, nous avons déjà reconnu que, dès l'origine, elles avaient envisagé cette situation passagère de notre intelligence sous deux aspects très-différens et même virtuellement opposés: l'un progressif, où cette extrême phase de la philosophie primitive ne pouvait constituer qu'une halte rapide d'un mouvement anti-théologique touchant à son inévitable destination finale; l'autre rétrograde, où l'on y voyait, au contraire, le point de départ d'une sorte de restauration religieuse, modifiée d'après les illusions contradictoires de nouveaux réformateurs. Cette rivalité fondamentale des deux écoles de Voltaire et de Rousseau se laissa toujours distinctement sentir, malgré leur unanime coopération active à la grande crise révolutionnaire, par la tendance caractéristique de la première à concevoir franchement la métaphysique dirigeante comme éminemment négative, et la dictature républicaine comme une indispensable mesure provisoire, dont l'institution lui fut principalement due; tandis que, aux yeux de la seconde, cette doctrine formait déjà réellement la base nécessaire d'une réorganisation directe, qu'il fallait immédiatement substituer au régime exceptionnel: en même temps, l'une avait constamment témoigné un instinct confus mais réel des conditions essentielles de la civilisation moderne, pendant que l'autre se montrait surtout préoccupée d'une vague imitation de la société antique. Après que le commun danger eut cessé de pouvoir suffisamment contenir ces inévitables divergences, l'énergique sollicitude de l'école politique poussa l'école philosophique, jusque alors prépondérante, à constater directement son impuissance organique en formulant précipitamment, pour la régénération intellectuelle et morale, une sorte de polythéisme métaphysique, dominé par l'adoration de la grande entité scolastique, et qui ne pouvait assurément obtenir aucune consistance effective: d'où résulta graduellement la mémorable catastrophe de l'énergique Danton et de l'intéressant Camille Desmoulins, en un temps où tous les triomphes se résumaient par l'impitoyable extermination des adversaires quelconques, sous les déplorables inspirations d'une doctrine qui, profondément incompatible avec toute démonstration véritable, laissait bientôt prévaloir des passions sanguinaires, indiquant toujours la compression matérielle comme seul gage assuré de la convergence spirituelle, suivant la nature constante des conceptions politiques qui repoussent ou méconnaissent la division fondamentale des deux puissances élémentaires. L'ascendant décisif ainsi naturellement procuré à l'école politique, où le sincère fanatisme de quelques chefs recommandables dissimulait la facile et dangereuse hypocrisie d'un plus grand nombre de purs déclamateurs, vint bientôt prouver, à son tour, d'après l'irrécusable témoignage d'un horrible délire, que, malgré ses mystérieuses promesses, elle était encore moins apte que sa rivale à diriger convenablement une vraie réorganisation finale. C'est surtout alors que, par une inévitable aberration générale, la métaphysique révolutionnaire, sous l'absurde prépondérance du type antique radicalement méconnu, fut rapidement conduite à se montrer directement hostile aux divers élémens essentiels de la civilisation moderne, dont l'universelle influence spontanée empêchait nécessairement le libre essor d'une telle utopie rétrograde, chez les esprits même les plus accessibles à de vains entraînemens systématiques. En contradiction radicale avec la solidarité nécessaire des deux mouvemens, hétérogènes mais convergens, dont l'ensemble caractérise, d'après les deux chapitres précédens, l'évolution fondamentale de la sociabilité européenne depuis le moyen âge, on vit ainsi la progression négative, irrationnellement devenue organique, se tourner enfin contre la progression positive, après avoir pleinement satisfait à sa propre destination transitoire. Cette déviation décisive, sensible même pour l'évolution scientifique et l'évolution esthétique, dut être surtout prononcée relativement à l'évolution industrielle, alors menacée d'une entière désorganisation, d'après une désastreuse tendance politique à détruire l'indispensable subordination élémentaire des classes laborieuses envers les véritables chefs naturels de leurs travaux journaliers, afin d'appeler la plus incapable multitude, sous l'inévitable direction des littérateurs et des avocats, à une active participation permanente au gouvernement effectif, par une abusive appréciation métaphysique du juste intérêt continu que, dans tout véritable état social, les moindres citoyens doivent nécessairement prendre, en raison de leurs talens et de leurs lumières, à la marche générale des affaires publiques. Du point de vue purement politique, la grande réaction rétrograde, que l'école révolutionnaire la plus avancée fait aujourd'hui commencer seulement à la journée thermidorienne, me paraît devoir être réellement envisagée désormais, d'après l'ensemble de notre élaboration historique, comme remontant à la célèbre tentative pour l'organisation fondamentale du déisme légal, pleinement caractérisée par une manifestation mémorable, et dont la tendance nécessaire ressortait déjà des singulières révélations qui attribuaient une sorte de mission céleste au sanguinaire déclamateur érigé en souverain pontife de cette étrange restauration religieuse. Sous ce nouvel aspect, le mouvement thermidorien, d'abord dirigé par les amis de Danton, reprend un caractère plus conforme aux saines inspirations spontanées de la raison publique; en constituant primitivement le symptôme décisif de l'inévitable décadence d'une désastreuse politique, qui, malgré la plus horrible exagération des procédés exceptionnels, ne pouvait réellement parvenir, en troublant profondément l'économie élémentaire propre à la sociabilité moderne, qu'à organiser finalement une immense rétrogradation: il reste d'ailleurs pleinement incontestable que, à la faveur de cette indispensable journée, bientôt détournée de sa destination naturelle, de sanglantes représailles furent déplorablement dirigées, à la secrète instigation du parti monarchique, contre l'ensemble du mouvement révolutionnaire. En se félicitant de voir enfin, comme il l'avait tant mérité, le grand Carnot sortir glorieusement d'une telle collision, tout vrai philosophe devra toujours y regretter spécialement la perte d'un noble jeune homme, l'éminent Saint-Just, tombé victime presque volontaire de son aveugle dévouement à un ambitieux sophiste, indigne d'une si précieuse admiration.
J'ai cru devoir ici convenablement insister sur la saine appréciation historique propre à l'ensemble de l'époque la plus décisive que pût offrir la portion jusqu'à présent accomplie de l'immense révolution au sein de laquelle nous vivons. On voit ainsi, d'une part, comment le degré républicain a spontanément élevé, d'une manière beaucoup plus complète et plus énergique que n'avait d'abord pu le faire le degré constitutionnel, une sorte de programme politique vraiment fondamental, dont l'ineffaçable souvenir indiquera naturellement, jusqu'à une convenable réalisation ultérieure, la destination finale de cette crise universelle, malgré le mode essentiellement négatif sous lequel il dut alors être conçu par la métaphysique dirigeante, dont l'inévitable impuissance organique fut, d'une autre part, simultanément démontrée d'après l'épreuve solennelle, pleinement caractéristique quoique nécessairement passagère, de son entier ascendant politique. Quelques vains efforts qu'ait pu tenter ensuite la grande réaction rétrograde, dont je viens d'assigner la véritable origine historique, pour dissimuler totalement le premier enseignement social en laissant seulement ressortir le second, ils sont tous deux également impérissables auprès de la population européenne, aux yeux de laquelle ils tendront spontanément de plus en plus à devenir radicalement inséparables, aussitôt qu'une sage élaboration philosophique aura suffisamment fondé, sur leur combinaison permanente, l'indispensable indication générale de la marche ultérieure propre à l'ensemble du mouvement révolutionnaire. Toutes les récriminations doctorales sur la prétendue inopportunité radicale de la régénération totale ainsi projetée par les conventionnels français, ne peuvent réellement affecter, d'après notre théorie historique, que l'insuffisance nécessaire des moyens vicieux qu'une décevante métaphysique dut conduire à y appliquer; mais elles ne sauraient nullement atteindre le besoin fondamental d'une réorganisation universelle, qui était déjà aussi incontestable, et même aussi pleinement senti par les masses, qu'il peut l'être essentiellement aujourd'hui. Rien ne doit mieux confirmer une telle appréciation que la mémorable lenteur, trop peu comprise jusqu'ici, d'un mouvement rétrograde dont l'instinct dirigeant se reconnaissait tacitement incompatible avec les plus intimes dispositions populaires, qui, par leur énergique antipathie, obligèrent ensuite à prendre tant de longs et pénibles circuits politiques pour restaurer enfin, sous un vain déguisement impérial, une monarchie qu'une seule rapide secousse avait d'abord suffi à renverser entièrement: si tant est même que la stricte exactitude historique permette maintenant d'envisager comme vraiment rétablie une royauté qui n'a jamais pu encore passer avec sécurité de ses divers possesseurs effectifs à leurs propres successeurs domestiques, quoique une telle transmission héréditaire constitue certainement la principale différence caractéristique entre le véritable pouvoir royal et le simple pouvoir dictatorial, dès longtemps devenu, sous une forme quelconque, naturellement indispensable, suivant nos explications antérieures, à la situation transitoire des sociétés modernes.
Après la chute nécessaire du régime conventionnel, la réaction rétrograde ne se fit surtout sentir immédiatement que par le vain retour de la métaphysique constitutionnelle propre au degré initial de la crise universelle, et dont la stérile obstination tendit toujours à reproduire, autant que le permettait alors l'état général des esprits, une aveugle imitation de la constitution anglaise, caractérisée par une chimérique pondération des diverses fractions du pouvoir temporel, sous de nouvelles formes, encore plus rapprochées de ce type imaginaire, où d'irrationnelles conceptions ne cessaient de montrer la vraie réorganisation finale, malgré l'expérience primitive du peu de stabilité que pouvait comporter, en France, l'importation d'une telle anomalie politique. En même temps, suivant un inévitable contraste, des tentatives énergiques mais insensées annoncèrent déjà la déplorable tendance ultérieure du parti qui se croyait sincèrement progressif à chercher de plus en plus la solution sociale dans une plus complète extension du mouvement négatif, que la dictature révolutionnaire avait réellement poussé jusqu'à ses plus extrêmes limites politiques, et que néanmoins on voulait aussi conduire désormais, sous les anarchiques inspirations de l'école de Rousseau, jusqu'à l'ébranlement direct des institutions élémentaires les plus indispensables à toute sociabilité humaine. Par ces deux ordres d'aberrations, tous concouraient spontanément à maintenir la position vicieusement abstraite du problème politique, indépendamment d'aucune vraie relation générale au milieu social correspondant; tous concevaient également la société indéfiniment modifiable, sans aucune impulsion propre, et dégagée de toute filiation antérieure; tous, enfin, s'accordaient à subordonner la régénération morale aux règlemens législatifs: si j'insiste sur ces caractères logiques alors communs à l'école rétrograde ou stationnaire et à l'école progressive, c'est parce qu'ils n'ont pu aujourd'hui essentiellement changer, et qu'on doit naturellement les apprécier d'une manière plus philosophique envers une situation moins actuelle, quoique d'ailleurs radicalement persistante.
Une telle fluctuation politique, toujours menaçante pour l'ordre, et néanmoins stérile pour le progrès, devait nécessairement aboutir, malgré d'énergiques répugnances populaires, au triomphe passager de l'esprit rétrograde, qui montrait spontanément la concentration monarchique comme seule propre à garantir la sécurité du développement continu des divers élémens essentiels de la sociabilité moderne, déjà pressés d'utiliser les nouvelles ressources générales que procurait désormais à leur libre essor l'irrévocable décomposition de l'ancienne hiérarchie sociale. Dans l'état d'empirisme métaphysique où se trouve encore la philosophie politique, cette dernière épreuve était alors indispensable pour faire universellement apprécier, par une expérience décisive, l'espèce d'ordre réellement compatible avec une pleine rétrogradation, dont les promesses illusoires ne pouvaient être directement jugées par aucune discussion vraiment rationnelle. En même temps, la marche naturelle des événemens conduisait inévitablement à cette issue immédiate, en faisant de plus en plus prévaloir le pouvoir militaire, première base nécessaire de toute véritable royauté moderne; à mesure que la guerre révolutionnaire perdait son caractère essentiellement défensif, pour devenir, à son tour, éminemment offensive, sous le spécieux entraînement d'une active propagation universelle de l'ébranlement fondamental, sans que cette irrésistible séduction pût d'abord céder à aucune sage appréciation, soit de l'opportunité du but, soit de l'efficacité du moyen. Tant que l'armée, pleinement nationale, était restée liée au sol natal, et n'avait pas cessé, sous l'espoir continu d'une prochaine libération, de participer directement aux émotions et aux inspirations populaires, la salutaire énergie du terrible comité avait pu y maintenir, par une infatigable activité, la plus parfaite prépondérance que les guerres modernes eussent encore offerte de l'autorité civile sur la force militaire. Mais il ne pouvait plus en être ainsi quand, dans les diverses expéditions lointaines, l'armée, devenue de plus en plus étrangère aux affaires intérieures, et prenant nécessairement, d'après un but plus spécial et moins direct, un caractère plus déterminé et moins passager, tendait graduellement à s'identifier profondément avec ses propres chefs, au milieu de populations inconnues, en même temps que son intervention politique devait peu à peu paraître indispensable à la compression nécessaire de la stérile agitation sociale qu'entretenait un dangereux esprit métaphysique. Il était donc certainement impossible que l'ensemble d'une telle situation ne conduisît bientôt à l'installation spontanée d'une véritable dictature militaire, dont la tendance, rétrograde ou progressive, devait d'ailleurs, malgré l'influence naturelle d'une réaction passagère, dépendre beaucoup, et certainement davantage qu'en aucun autre cas historique, de la disposition personnelle de celui qui en serait honoré, parmi tant d'illustres généraux que la défense révolutionnaire avait suscités. Par une fatalité à jamais déplorable, cette inévitable suprématie, à laquelle le grand Hoche semblait d'abord si heureusement destiné, échut à un homme presque étranger à la France, issu d'une civilisation arriérée, et spécialement animé, sous la secrète impulsion d'une nature superstitieuse, d'une admiration involontaire pour l'ancienne hiérarchie sociale; tandis que l'immense ambition dont il était dévoré ne se trouvait réellement en harmonie, malgré son vaste charlatanisme caractéristique, avec aucune éminente supériorité mentale, sauf celle relative à un incontestable talent pour la guerre, bien plus lié, surtout de nos jours, à l'énergie morale qu'à la force intellectuelle.
On ne saurait aujourd'hui rappeler un tel nom sans se souvenir que de vils flatteurs et d'ignorans enthousiastes ont osé longtemps comparer à Charlemagne un souverain qui, à tous égards, fut aussi en arrière de son siècle que l'admirable type du moyen âge avait été en avant du sien. Quoique toute appréciation personnelle doive rester essentiellement étrangère à la nature et à la destination de notre analyse historique, chaque vrai philosophe doit, à mon gré, regarder maintenant comme un irrécusable devoir social de signaler convenablement à la raison publique la dangereuse aberration qui, sous la mensongère exposition d'une presse aussi coupable qu'égarée, pousse aujourd'hui l'ensemble de l'école révolutionnaire à s'efforcer, par un funeste aveuglement, de réhabiliter la mémoire, d'abord si justement abhorrée, de celui qui organisa, de la manière la plus désastreuse, la plus intense rétrogradation politique dont l'humanité dut jamais gémir. D'après les explications précédentes, personne assurément ne saurait croire que je prétende ici blâmer l'avénement d'une dictature non moins indispensable qu'inévitable: mais je voudrais flétrir, avec toute l'énergie philosophique dont je suis susceptible, l'usage profondément pernicieux qu'en fit un chef alors naturellement investi d'une puissance matérielle et d'une confiance morale qu'aucun autre législateur moderne n'a pu réunir au même degré. L'état général de l'esprit humain ne permettait point, sans doute, à son immense autocratie de diriger immédiatement la réorganisation finale de l'élite de l'humanité, faute d'une indispensable élaboration philosophique encore inaccomplie; mais son action rationnelle aurait pu y appliquer convenablement les hautes intelligences, et y disposer simultanément la masse des populations, au lieu d'écarter les unes et de détourner les autres par une activité radicalement perturbatrice de tous les grands effets sociaux que la dictature purement révolutionnaire avait déjà glorieusement ébauchés, autant que l'avait comporté l'inévitable prépondérance d'une métaphysique essentiellement négative. Si le prétendu génie politique de Bonaparte avait été vraiment éminent, ce chef ne se serait point abandonné à son aversion trop exclusive envers la grande crise républicaine, où il ne savait voir, à la suite des plus vulgaires déclamateurs rétrogrades, que la facile démonstration de l'impuissance organique propre à la seule philosophie qui avait pu y présider: il n'y aurait pas entièrement méconnu d'énergiques tendances vers une régénération fondamentale, dont les conditions nécessaires s'y étaient certainement manifestées d'une manière non moins irrécusable pour tous les hommes d'état dignement placés, même par le seul instinct, au véritable point de vue général de la sociabilité moderne, qui n'eût point échappé, sans doute, dans cette lumineuse position, à Richelieu, à Cromwell, ou à Frédéric. On n'a d'ailleurs aucun besoin de prouver que son autorité réelle eût ainsi acquis, avec une aussi pleine intensité, une stabilité beaucoup plus grande, en même temps que sa mémoire eût été assurée d'une éternelle et unanime consécration, quoiqu'il dût alors entièrement renoncer à la puérile fondation d'une nouvelle tribu royale. Mais, à vrai dire, toute sa nature intellectuelle et morale était profondément incompatible avec la seule pensée d'une irrévocable extinction de l'antique système théologique et militaire, hors duquel il ne pouvait rien concevoir, sans toutefois en comprendre suffisamment l'esprit ni les conditions; comme le témoignèrent tant de graves contradictions dans la marche générale de sa politique rétrograde, surtout en ce qui concerne la restauration religieuse, où, suivant la tendance habituelle du vulgaire des rois, il prétendit si vainement allier toujours la considération à la servilité, en s'efforçant de ranimer des pouvoirs qui, par leur essence, ne sauraient jamais rester franchement subalternes.
Le développement continu d'une immense activité guerrière constituait, à tout prix, le fondement nécessaire de cette désastreuse domination, qui, pour le rétablissement éphémère d'un régime radicalement antipathique au milieu social correspondant, devait surtout exploiter, par une stimulation incessamment renouvelée, soit les vices généraux de l'humanité, soit les imperfections spéciales de notre caractère national, et principalement une vanité exagérée, qui, loin d'être soigneusement réglée d'après une sage opposition, fut alors, au contraire, directement excitée jusqu'à la production fréquente des plus irrationnelles illusions, suivant des moyens d'ailleurs empruntés, comme tout le reste de ce prétendu système, aux usages les plus discrédités de l'ancienne monarchie. Sans un état de guerre très-actif, en effet, le ridicule le plus incisif aurait certainement suffi pour faire prompte et pleine justice de l'étrange restauration nobiliaire et sacerdotale tentée par Bonaparte, tant elle était profondément contradictoire à l'état réel des mœurs et des opinions; la France n'aurait pu être réduite, par aucune autre voie, à cette longue et honteuse oppression, où la moindre réclamation généreuse était aussitôt étouffée comme un acte de trahison nationale concerté avec l'étranger; l'armée, qui, pendant la crise républicaine, avait été constamment animée d'un si noble esprit patriotique, n'aurait pu être autrement amenée, d'après l'essor exorbitant des ambitions personnelles, à une tendance tyrannique envers les citoyens, désormais réduits à se consoler vainement du despotisme et de la misère par la puérile satisfaction de voir l'empire français s'étendre de Hambourg à Rome. Enfin, quant à l'influence morale, on n'a point encore dignement compris que la Convention, élevant le peuple sans le corrompre, avait irrévocablement terminé la décomposition chronique de l'ancienne hiérarchie sociale, tout en consolidant néanmoins, chez les moindres classes, le respect de chacun pour sa propre condition, suivant l'attrait universel d'une noble activité politique, tendant spontanément à contenir partout la disposition au déplacement privé, en honorant et améliorant les plus inférieures positions: c'est surtout sous la domination guerrière de Bonaparte que le généreux sentiment primitif de l'égalité révolutionnaire subit cette immorale déviation qui devait associer directement la plus active portion de notre population à un désastreux système de rétrogradation politique, en lui offrant, comme prix de sa coopération permanente, l'Europe à piller et à opprimer; on doit certainement ainsi expliquer le principal développement direct d'une corruption générale déterminée, en germe, par l'ensemble de la désorganisation sociale, et dont nous recueillons aujourd'hui les tristes fruits. Mais il serait aussi superflu que pénible de s'arrêter ici davantage sur cette malheureuse époque, autrement que pour y noter sommairement les graves enseignemens politiques qu'elle nous a si chèrement procurés. Le premier de tous consiste assurément dans l'irrécusable démonstration de la douloureuse versatilité politique qui devait caractériser l'absence de toute véritable doctrine, depuis que les convictions révolutionnaires, seules pleinement actives de nos jours, avaient été nécessairement ébranlées, chez la plupart des esprits, d'après la déplorable expérience propre à la dernière partie de la grande crise républicaine. Sans cette inévitable influence mentale, la politique rétrograde de Bonaparte aurait évidemment manqué à la fois d'instrumens et d'appuis, chez une population qui n'aurait pu autrement laisser tenter la folle et coupable résurrection du régime que son énergique antipathie avait si récemment abattu. La honteuse apostasie de tant d'indignes républicains, et l'entraînement insensé des masses désintéressées, durent alors marquer profondément la fragilité désormais inhérente à toutes les convictions uniquement fondées sur une métaphysique purement négative, qui avait déjà cessé d'être en suffisante harmonie, intellectuelle ou sociale, avec l'ensemble de la situation révolutionnaire. On doit, en second lieu, remarquer, dans l'épreuve vraiment décisive tentée à cette époque, l'indispensable fondement que la guerre active et permanente y fournissait nécessairement au système de rétrogradation, qui n'aurait pu autrement obtenir alors aucune telle consistance temporaire, comme je l'ai ci-dessus signalé. Cette incontestable appréciation historique indique certainement combien serait à la fois chimérique et perturbatrice une politique ainsi obligée à l'accomplissement continu d'une condition fondamentale devenue de plus en plus antipathique à l'ensemble de la civilisation moderne, et souvent même secrètement repoussée désormais par l'instinct involontaire des plus zélés partisans des projets insensés dont elle devrait former la base générale. Il faut y voir aussi, en sens inverse, l'immédiate condamnation philosophique de la déplorable aberration qui, d'après l'absence actuelle de toute véritable doctrine politique, a depuis entraîné trop souvent l'école révolutionnaire, malgré d'insuffisantes intentions progressives, dans le seul intérêt de ses passions fugitives, à préconiser et même à solliciter l'état de guerre, qui constitue cependant l'unique chance sérieuse, quoique éphémère, qui pût rester désormais aux tendances rétrogrades. Enfin, il importe beaucoup de signaler spécialement, au sujet de cette domination guerrière, le nouveau sophisme général, à la fois spontané et systématique, d'après lequel l'esprit militaire, avant de s'effacer irrévocablement, y fut conduit à rendre un hommage involontaire à la nature éminemment pacifique de la sociabilité moderne, en s'efforçant toujours d'y représenter la guerre comme un moyen fondamental de civilisation, par un chimérique rajeunissement de l'antique politique romaine, dont la destination sociale avait évidemment reçu, quinze siècles auparavant, selon notre théorie historique, une pleine réalisation, nécessairement impossible à renouveler dans tout le reste de l'évolution humaine. Une telle illusion politique avait dû être assurément fort naturelle, et même d'abord inévitable, à l'issue immédiate de la défense révolutionnaire, qui suscitait spontanément une irrésistible impulsion à l'active propagation universelle des principes français; quoique une saine appréciation philosophique, alors malheureusement impossible, eût sans doute déjà conseillé, à tous égards, de se borner à la simple garantie nationale, en laissant à des voies plus douces et plus efficaces l'indispensable extension graduelle d'un mouvement essentiellement européen, et en n'admettant que le juste degré d'invasion provisoire qu'exigeait l'entière efficacité de l'opération défensive, ainsi que je l'ai indiqué ci-dessus. Mais au moins cette aberration spontanée, malgré ses graves conséquences pour l'ensemble de la grande république occidentale, était primitivement très-sincère, soit dans l'armée, soit dans la nation; et, par suite, elle devait être beaucoup moins funeste à l'extérieur: tandis que, pendant les guerres impériales, l'inqualifiable prétention d'accélérer le progrès social par le pillage et l'oppression de l'Europe, sous l'intronisation successive d'une étrange famille, ne pouvait plus exercer aucune séduction sérieuse, sinon chez de purs déclamateurs politiques, dont les vaines conceptions conservent aujourd'hui une fâcheuse influence sur la réhabilitation passagère de ce système rétrograde. Leur appréciation sophistique ne saurait offrir aucun autre fondement spécieux que la réaction nécessaire suivant laquelle cette déplorable déviation, comme l'eût fait également une invasion de barbares, devait naturellement provoquer, par l'active sollicitude des gouvernemens eux-mêmes, l'éveil universel d'un principe d'indépendance et de liberté, plus ou moins identique à celui de notre révolution, dont le germe essentiel était, comme nous l'avons reconnu, déjà déposé dans tout ce vaste territoire propre à l'élite de l'humanité, la France n'ayant pu avoir, à cet égard, d'autre privilége décisif que celui d'une indispensable initiative: tel est certainement le seul mode réel d'après lequel la tyrannie impériale ait dû indirectement concourir, contre les desseins de son chef, à la régénération de l'Europe. Tandis que Paris comprimé était honteusement réduit à chercher un aliment à son activité caractéristique dans les misérables rivalités des comédiens et des versificateurs, par une étrange vicissitude, aujourd'hui trop oubliée, et qu'on eût, peu d'années auparavant, jugée à jamais impossible, Cadix, Berlin, et même Vienne retentissaient, à leur tour, de chants énergiques et de patriotiques acclamations, provoquant partout à de généreuses insurrections nationales contre une intolérable domination, au temps même où notre bel hymne révolutionnaire était chez nous l'objet d'une ombrageuse inquisition. Mais, sauf cette inévitable réaction, dont la postérité ne saura certes aucun gré au système qui l'a indirectement déterminée, il est évident que l'ensemble de la politique impériale, bien loin d'avoir réellement propagé l'influence française, fut, de toute nécessité, directement contraire à un tel résultat, en stimulant les peuples à s'unir aux rois pour repousser l'oppression étrangère, et en détruisant la sympathie et l'admiration que notre initiative révolutionnaire et notre défense populaire avaient universellement inspirées à nos concitoyens occidentaux, chez lesquels cette immense aberration guerrière a laissé encore envers nous quelques funestes préventions, soigneusement entretenues, malgré l'heureuse prolongation d'une paix indispensable, par les diverses fractions européennes de l'école et du parti rétrogrades.
Il serait évidemment superflu d'expliquer ici comment, après une sanglante prépondérance, également désastreuse, à tous égards, pour la France et pour l'Europe, ce régime, fondé sur la guerre, tomba trop tard par une suite naturelle de la guerre elle-même, quand la résistance fut partout devenue suffisamment populaire, tandis que l'attaque se dépopularisait essentiellement. Quels que soient aujourd'hui les efforts, coupables ou insensés, d'une fallacieuse exposition, dont le succès momentané prouve combien l'absence de toute véritable doctrine facilite maintenant les plus audacieux mensonges, la postérité ne méconnaîtra point la mémorable satisfaction avec laquelle cette chute indispensable fut immédiatement accueillie par l'ensemble de la France, qui, outre sa misère et son oppression intérieures, était lasse enfin de se voir condamnée à toujours craindre, suivant une irrésistible alternative, ou la honte de ses armes, ou la défaite de ses plus chers principes. Cette grande catastrophe ne devra finalement laisser à la nation française d'autre éternel regret, que de n'y avoir pris qu'une part trop passive et trop tardive, au lieu de prévenir un dénouement funeste par une énergique insurrection populaire contre la tyrannie rétrograde, avant que notre territoire eût pu subir, à son tour, l'opprobre d'une invasion que notre déplorable torpeur rendit seule alors inévitable. La forme honteuse de cet indispensable renversement a constitué depuis l'unique base sur laquelle il soit devenu possible d'établir, avec une sorte de succès passager, une spécieuse solidarité entre notre propre gloire nationale et la mémoire individuelle de celui qui, plus nuisible à l'ensemble de l'humanité qu'aucun autre personnage historique, fut toujours spécialement le plus dangereux ennemi d'une révolution dont une étrange aberration a quelquefois conduit à le proclamer le principal représentant.
D'après la contradiction radicale qui existait nécessairement entre la propre élévation de Bonaparte et l'esprit monarchique qu'il avait tenté de restaurer, les habitudes politiques contractées sous son influence devaient, à sa chute, faciliter spontanément le retour provisoire des héritiers naturels de l'ancienne royauté française, qui furent accueillis, sans confiance mais sans crainte, chez une nation dont le seul vœu prononcé consistait alors à voir simultanément cesser, à tout prix, la guerre et la tyrannie, et d'abord même disposée à penser que cette famille comprendrait aussi, comme tout le monde le sentait en France, l'intime liaison politique qui avait dû régner entre le système de conquête et le régime de rétrogradation, tous deux également détestés. Mais, croyant voir, au contraire, un symptôme de haute adhésion populaire à leur vaine utopie monarchique dans une réintégration qu'ils ne devaient, à tous égards, qu'à Bonaparte, et où le peuple était resté essentiellement passif, ces nouveaux organes de l'action centrale tendirent aussitôt à reprendre follement la politique rétrograde du pouvoir déchu, en la concevant, de toute nécessité, radicalement privée désormais de l'activité guerrière à laquelle ils attribuaient sa décadence, et qui avait, en réalité, constitué la principale base indispensable de son succès temporaire. Quand cette illusion fondamentale fut suffisamment développée, la nation aurait été, sans doute, promptement préservée des tracasseries et des perturbations qui en devaient résulter, en laissant seulement agir une ancienne rivalité domestique, si le désastreux retour épisodique de Bonaparte ne fût venu compliquer gravement la situation, en mettant de nouveau l'Europe en garde contre la France, de manière toutefois à n'aboutir, après son irrévocable expulsion, qu'à retarder de quinze ans, au prix d'immenses sacrifices passagers, une substitution de personnes devenue évidemment inévitable.
Cette dernière période a répandu, sur l'ensemble de la position révolutionnaire, une nouvelle lumière, qu'il importe d'apprécier sommairement. Sans regarder le grand problème organique comme aucunement résolu, et sans renoncer entièrement à sa solution ultérieure, la nation française était alors assez désabusée, d'après une expérience décisive, des hautes espérances de régénération sociale qu'elle avait d'abord attachées au triomphe universel de la politique métaphysique, pour ne s'occuper essentiellement désormais que de réaliser l'heureuse influence de l'état de paix sur le développement continu de l'évolution industrielle, à laquelle l'ébranlement initial avait imprimé une accélération capitale, dont la guerre avait auparavant entravé la manifestation permanente. Aussi, quoique l'absence d'une véritable doctrine ne permît point une meilleure direction, la France ne prit-elle habituellement qu'un intérêt passif et secondaire aux stériles discussions constitutionnelles qui durent, à cette époque, marquer le réveil officiel de l'esprit révolutionnaire, et qui tendaient à fonder la réorganisation finale sur une troisième tentative d'imitation générale du régime parlementaire propre à l'Angleterre, et auquel les débris du système impérial semblaient avoir préparé enfin une sorte d'élément aristocratique susceptible d'une consistance apparente. Mais, à défaut d'une saine théorie, cette nouvelle épreuve, plus prolongée, plus paisible, et, par suite, plus décisive qu'aucune des précédentes, tendit bientôt à faire irrévocablement ressortir le caractère anti-historique et anti-national d'une telle utopie politique, profondément antipathique à un milieu social où, depuis la fin du moyen âge, l'ensemble du passé avait toujours développé la décadence spéciale de l'aristocratie, en concentrant graduellement autour de la seule royauté tous les restes quelconques de l'ancienne organisation. Sous un actif ascendant aristocratique, le pouvoir royal était essentiellement réduit, en Angleterre, à une vaste sinécure accordée au chef nominal de l'oligarchie britannique, avec une puissance réelle peu supérieure à celle des doges vénitiens, malgré la vaine décoration d'une hérédité monarchique. En France, au contraire, l'instinct royal devait profondément répugner à une telle dégradation de l'élément prépondérant d'un régime qu'on prétendait seulement modifier quand on l'annullait radicalement, suivant la formule, triviale mais énergique, employée par Bonaparte, à son avénement dictatorial, pour repousser une semblable mystification métaphysique. Ainsi réduite à sa partie purement négative, faute de bases réelles pour la partie vraiment positive, l'irrationnelle imitation du type anglais ne pouvait, en effet, aboutir qu'à l'irrévocable neutralisation de la royauté; et ce résultat nécessaire devenait alors d'autant plus décisif que, par la nouvelle forme d'une telle institution, l'adhésion monarchique y semblait spécialement volontaire. C'est là surtout qu'il faut placer, dans l'histoire générale de la transition moderne, la dissolution directe de la grande dictature temporelle où nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, partout converger, sous diverses formes, l'ensemble du mouvement de décomposition politique. Depuis le commencement de la crise révolutionnaire, cette dictature, élaborée par Louis XI et complétée par Richelieu, avait été essentiellement maintenue, au plus haut degré d'énergie politique, d'abord avec un caractère progressif par la Convention, et ensuite dans un esprit rétrograde par Bonaparte, qui en dut être réellement le dernier organe. Mais, au temps que nous considérons, elle se résout enfin en un antagonisme permanent entre l'action politique centrale, que cette nouvelle royauté représente imparfaitement, et l'action locale ou partielle, émanée d'une assemblée plus ou moins populaire: l'unité de direction disparaît alors sous le tiraillement régulier de ces deux forces opposées, dont chacune tend à s'assurer une prépondérance désormais impossible jusqu'à ce qu'une convenable terminaison de l'anarchie spirituelle vienne permettre enfin une véritable organisation temporelle; Bonaparte lui-même eût alors subi cette inévitable conséquence de la situation générale, comme l'indique directement la transformation forcée qui caractérisa son retour éphémère. Une appréciation plus spéciale commence d'ailleurs à montrer l'inévitable abaissement du pouvoir royal marqué, d'une manière plus directe et plus distincte, dans la nouvelle existence générale, historiquement trop peu comprise, du pouvoir ministériel proprement dit, qui, après en avoir été, sous la seconde phase moderne, une émanation facultative, en devenait maintenant une substitution continue, dont l'action tendait de plus en plus à une pleine indépendance réelle envers la royauté, ainsi graduellement rapprochée de la nullité anglaise; cette sorte d'abdication spontanée devait, au reste, immédiatement aboutir à augmenter la dispersion politique, qui semblait par-là érigée en principe irrévocable.
Hors des vains débats constitutionnels propres à cette époque, se poursuivait nécessairement la lutte générale entre l'instinct progressif et la résistance rétrograde, à la faveur même de ce régime métaphysique, qui, malgré son éternité officielle, ne pouvait être regardé que comme une transition précaire chez les divers partis actifs qui s'y disputaient une suprématie impossible. À certains égards, cette coexistence contradictoire de deux politiques incompatibles maintenait, sans doute, le caractère essentiel de la situation fondamentale antérieure à la crise révolutionnaire, mais avec cette différence capitale que l'école progressive avait hautement marqué son but final, quoique d'une manière purement négative, en même temps qu'elle avait ainsi constaté sa propre impuissance organique; tandis que l'école rétrograde, éclairée, à sa manière, par la même expérience, avait été naturellement conduite à mieux concevoir qu'auparavant l'ensemble des conditions d'existence relatives au régime dont elle entreprenait la chimérique restauration. C'est alors que se trouve pleinement établi le déplorable dualisme social que j'ai complétement décrit au quarante-sixième chapitre, où nous avons vu les deux sentimens également indispensables de l'ordre et du progrès entretenus désormais, d'une manière également insuffisante, par l'inévitable conflit de deux doctrines antipathiques, sous la vaine interposition officielle d'un parti stationnaire, empruntant à chacune d'elles des principes qui se neutralisaient mutuellement, surtout quand il tentait de concilier la suprématie légale du catholicisme avec une vraie liberté religieuse. En renvoyant le lecteur à cette appréciation fondamentale d'une situation qui a dû jusqu'à présent persister essentiellement, je rappellerai seulement ici que cette stérile et dangereuse oscillation nous a paru principalement caractérisée, sous le rapport moral, d'après l'extension nécessaire d'une corruption systématique sans laquelle une telle anarchie empêcherait toute action réelle, et, sous le rapport politique, d'après l'entière prépondérance permanente des littérateurs et des avocats, ainsi devenus, chez tous les partis, les directeurs naturels d'une lutte de plus en plus dégagée de toutes convictions profondes. Quoiqu'on ait alors tenté d'ériger, en l'honneur de l'entité politique vainement décorée du nom de loi, une sorte de culte métaphysique, qui ne pouvait, au fond, aboutir qu'à consacrer l'universelle domination des légistes, l'absence de véritables principes sociaux se manifeste, plus complétement encore que dans les périodes précédentes, par cette déplorable fécondité réglementaire qui distingue nécessairement les temps où, faute de notions vraiment fondamentales, on est conduit, pour éviter un arbitraire indéfini, à l'incohérente accumulation d'une multitude presque illimitée de décisions particulières, d'ailleurs le plus souvent impuissantes à atteindre convenablement les réalités. C'est ainsi que, malgré l'insuffisante codification présidée par Bonaparte, la dispersion des idées politiques est rapidement parvenue à ce degré caractéristique où, comme le témoigne notre triste expérience journalière, les plus habiles jurisconsultes, après avoir consumé leurs veilles à l'étude des décisions légales, ne peuvent presque jamais convenir, en chaque cas déterminé, de ce qui constitue effectivement la légalité, profondément dissimulée sous l'obscur assemblage d'une foule de dispositions spéciales, dont aucun juriste ne peut même se flatter aujourd'hui d'avoir acquis une pleine connaissance totale.
Avec quelque homogénéité logique que dût être alors coordonnée, suivant l'explication précédente, l'action rétrograde que nous considérons dans son extrême effort politique, j'ai déjà signalé, au quarante-sixième chapitre, les inconséquences nécessaires qui, même abstraitement, la condamnaient à une nullité caractéristique. Sous l'aspect historique, la plus décisive de ces contradictions fondamentales consistait assurément, comme je l'ai ci-dessus indiqué, à combiner le système de rétrogradation politique avec un état de paix continu, de manière à priver radicalement une telle marche des seules influences permanentes qui lui eussent procuré, sous la direction de Bonaparte, un succès temporaire. Cette incohérence capitale était d'autant plus significative qu'elle constituait spontanément une suite insurmontable de l'ensemble de la situation sociale; puisque le maintien de la paix était, au fond, l'unique mérite essentiel qui, malgré de vaines stimulations, déterminât la nation française à supporter suffisamment une telle domination provisoire, dont les dangers ne purent longtemps lui paraître assez sérieux pour compromettre, par son renversement prématuré, une tranquillité extérieure et intérieure féconde en progrès matériels et même intellectuels. On doit surtout attribuer au sentiment instinctif de cette inconséquence décisive l'espèce d'indifférence dédaigneuse qu'inspirait alors à la masse de la population une politique rétrograde, antipathique à ses plus énergiques tendances, mais dont l'inanité radicale était ainsi confusément reconnue. L'ensemble de notre théorie historique de l'évolution moderne nous dispense d'ailleurs évidemment de nous arrêter ici aux graves incohérences intérieures qui, malgré les efforts de ses coordinateurs abstraits, devaient neutraliser mutuellement les divers élémens de cette étrange politique, par une sorte de reproduction spontanée, sur une moindre échelle, et suivant un cours beaucoup plus rapide, des mêmes dissidences essentielles d'où nous avons vu, au cinquante-cinquième chapitre, résulter graduellement, pendant les cinq siècles de la transition moderne, la décomposition révolutionnaire de l'ancien système politique, soit d'après l'opposition fondamentale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, soit même en vertu de la lutte de la royauté avec l'aristocratie; double conflit caractéristique, dont les diverses fractions de l'école rétrograde donnèrent alors, à la France et à l'Europe, la rassurante imitation. Toutefois, il n'est pas inutile de remarquer, comme pouvant faire spécialement ressortir la nature des principaux besoins propres à notre situation sociale, l'ascendant habituel que dut prendre, dans une telle politique, la réorganisation spirituelle, directement érigée en base indispensable du plan général de rétrogradation, sous la suprême influence d'une dangereuse corporation, préalablement rétablie pour cette unique destination. A ce titre, ainsi qu'à tout autre, cette dernière tentative ne pouvait, sans doute, conduire qu'à la reproduction accélérée de l'inévitable avortement propre à une pareille marche pendant les trois siècles antérieurs: la compagnie tristement fameuse qui s'en rendit l'organe naturel ne put alors que joindre à la haine insurmontable qu'elle avait jadis inspirée le plus irrévocable mépris, justement acquis désormais à une congrégation où la plus ignoble hypocrisie dispensait si souvent de mérite et même de moralité. Néanmoins, cette façon de procéder constitue, à sa manière, un premier symptôme politique de la prépondérance directe que devait maintenant obtenir de plus en plus le besoin fondamental de la réorganisation spirituelle, depuis que l'impuissance organique de la métaphysique négative avait suffisamment prouvé l'impossibilité actuelle de toute réorganisation temporelle qui n'aurait pas été convenablement précédé d'une régénération intellectuelle et morale: ce sentiment ne pouvait, en effet, exister habituellement chez l'école rétrograde, sans tendre nécessairement à se propager aussi peu à peu, avec une efficacité plus décisive, chez l'école progressive elle-même, par une suite naturelle de leur antagonisme fondamental.
Quand cette vaine réaction eut enfin pris une attitude sérieusement menaçante pour l'ensemble du grand mouvement révolutionnaire, une seule secousse décisive, détruisant rapidement, sans aucune opposition réelle, une politique essentiellement dépourvue de toutes racines populaires, suffit à démontrer, aux plus aveugles observateurs, que la chute de Bonaparte, loin d'être simplement due à l'unique amour de la paix, était également résultée de l'aversion universellement inspirée par la rétrogradation tyrannique qui était devenue le but déplorable d'une inévitable dictature. La forme effective du dénoûment impérial ayant dû naturellement laisser, à cet égard, ainsi que je l'ai noté ci-dessus, une équivoque fondamentale, qu'il importait de dissiper à jamais, cette énergique manifestation était certainement indispensable, dans l'état présent de la philosophie politique, pour faire dignement comprendre que le besoin du progrès social n'était pas moins fondamental, aux yeux de la nation française, premier organe spontané de la république européenne, que le besoin de l'ordre et celui de la paix, déjà spécialement signalés, l'un à l'avénement, l'autre au déclin, du régime de Bonaparte. Cette démonstration nécessaire doit être, ce me semble, historiquement envisagée comme destinée à marquer enfin le terme irrévocable de la grande réaction rétrograde, immédiatement commencée à l'institution du déisme légal de Robespierre, complétement développée sous la tyrannie de Bonaparte, et aveuglément prolongée par ses faibles successeurs. Depuis cet indispensable enseignement, la nation française est demeurée essentiellement inaccessible à de fréquentes tentatives d'une agitation politique toujours dépourvue jusqu'ici de toute véritable intention organique, et ne pouvant aboutir qu'à de vaines substitutions de personnes, où l'ordre serait gravement compromis sans aucun profit pour le progrès. Quoique le caractère purement provisoire, propre à l'ensemble de la situation révolutionnaire, soit ainsi devenu plus profondément appréciable que sous aucun des modes antérieurs, la population a dû, en général, sauf d'inévitables manifestations, dès lors, il est vrai, plus réitérées, du besoin fondamental de régénération sociale, reprendre paisiblement le cours naturel de son évolution industrielle, dont l'exclusive prépondérance, malgré ses graves dangers moraux, doit spontanément résulter de l'absence prolongée de toute éminente activité politique, jusqu'à une convenable élaboration de la vraie réorganisation spirituelle.
Cette dernière transformation préparatoire se distingue principalement des précédentes par une sorte de renonciation volontaire, implicite mais irrécusable, du régime officiel à l'établissement régulier d'aucun ordre intellectuel et moral: devenue directement matérielle, la politique y prétend rester indépendante des doctrines et des sentimens, et reposer désormais sur la seule considération active des intérêts proprement dits. Une aversion instinctive pour les aberrations qui venaient de perdre le système royal, vainement obstiné à poursuivre, en sens rétrograde, la réorganisation spirituelle, a dû naturellement inspirer une telle tendance empirique, dans un milieu où l'état des idées ne saurait permettre aux hommes politiques de concevoir, d'une manière vraiment progressive, cette indispensable réorganisation. En même temps, la difficulté croissante de maintenir suffisamment l'ordre matériel, au milieu de l'anarchie mentale et morale, ainsi directement livrée désormais à son libre essor spontané, a dû maintenir habituellement cette nouvelle disposition, en produisant un état continu d'imminente préoccupation politique, qui détournerait le pouvoir de toute autre inquiétude moins immédiate, quand même il serait sérieusement accessible à aucune considération étrangère à la conservation, de plus en plus pénible, de sa propre existence, dès lors incessamment menacée, non-seulement par des agitations exceptionnelles devenues plus fréquentes, mais surtout par le jeu régulier des divers élémens d'un régime contradictoire. C'est ainsi que s'est enfin trouvé provisoirement réalisé, autant que le comportent les tendances générales de la société moderne, l'étrange type politique propre à la philosophie négative, qui avait si longtemps demandé un système réduisant le pouvoir à de simples fonctions répressives, sans aucune attribution directrice, et abandonnant à une libre concurrence privée toute active poursuite de la régénération intellectuelle et morale. Mais, après son entière installation, ce dernier régime provisoire est radicalement méconnu de ceux-là même qui en avaient été d'avance les plus zélés admirateurs spéculatifs, parce qu'ils y ont vu s'évanouir aussitôt les irrationnelles espérances de réformation sociale qu'ils en avaient aveuglément conçues, et qui ont fait place à la triste conviction expérimentale qu'une telle politique matérielle nécessite aujourd'hui la plus vaste extension permanente d'une corruption organisée, à défaut de laquelle la décomposition deviendrait imminente, sous l'essor presque illimité des ambitions perturbatrices, et d'où résulte nécessairement l'accroissement continu des plus onéreuses dépenses publiques, comme indispensable condition pratique d'un régime surtout vanté pour sa nature éminemment économique.
Sans examiner ici davantage les divers caractères essentiels propres à une situation déjà spécialement analysée, à tous égards, dans la leçon préliminaire du tome quatrième, il nous suffit de les avoir ainsi directement rattachés à l'ensemble de notre appréciation historique. Toutefois, afin de compléter réellement l'explication ci-dessus indiquée sur la désorganisation décisive de la grande dictature temporelle, il importe de considérer, d'une manière distincte quoique sommaire, la nouvelle situation générale d'un pouvoir central auquel la précision du langage philosophique ne permet guère d'appliquer désormais l'ancienne qualification de royauté, depuis que tous les prestiges monarchiques ont irrévocablement disparu avec les croyances qui les consacraient, et lorsque d'ailleurs le cours naturel des événemens, pendant le dernier demi-siècle, a dû rendre fort problématique, en France, la vaine hérédité légale d'une fonction qui n'y saurait jamais dégénérer en une simple sinécure anglaise, et qui, par suite, y exigera toujours une véritable capacité personnelle, dont la transmission domestique est peu vraisemblable. Il serait d'ailleurs superflu de s'arrêter ici aucunement à l'irrécusable confirmation que notre dernière commotion politique a spontanément fournie pour l'inanité radicale des imitations métaphysiques du régime transitoire propre à l'Angleterre, d'après l'évidente subalternité parlementaire à laquelle s'est ainsi trouvé réduit un prétendu élément aristocratique d'origine impériale ou royale. Mais il faut, au contraire, soigneusement noter les nouveaux empiétemens généraux de l'assemblée législative sur le pouvoir qu'une habitude invétérée conduit encore à qualifier de royal, malgré qu'il ait déjà perdu sans retour tous les principaux attributs historiquement rappelés par une telle dénomination politique. Ces usurpations caractéristiques consistent d'abord dans l'initiative directe constitutionnellement accordée à chacun des membres de cette législature, et surtout dans la tendance permanente, encore plus décisive, quoique moins légale, qui les pousse tous, au milieu de leurs vains dissentimens habituels, à l'annulation directe de l'autorité centrale, en lui imposant les organes qu'elle doit employer, de manière à empêcher l'exercice le plus légitime de son indispensable spontanéité. Sous cette double influence, il est clair que le centre d'action, désormais privé de toute stabilité réelle, se trouve successivement transporté chez chacun des personnages qui parviennent, tour à tour, à obtenir, par des moyens plus ou moins éphémères, un ascendant parlementaire, si rarement attaché à une vraie capacité politique, d'après l'irrationnelle nature d'une assemblée où doivent nécessairement dominer aujourd'hui les vues empiriques et partielles avec les passions dispersives, sauf les cas exceptionnels où l'imminence d'un grave danger commun vient y permettre une véritable unité passagère. On doit aussi remarquer que les ministres même du pouvoir central, ainsi devenus presque indépendans de la puissance royale, tendraient bientôt à déterminer son entière élimination graduelle, sans plus d'embarras que les anciens maires du palais, quoique d'une tout autre manière, si notre milieu social n'empêchait spontanément une telle usurpation, soit par la propre fragilité de ces suprêmes agens, soit surtout par l'absence nécessaire de tout éminent dessein politique dans cette situation provisoire du grand mouvement révolutionnaire. Toutefois, malgré ces périls continus, l'action royale, habilement exercée, et sagement réduite à son indispensable office actuel pour le maintien matériel d'un ordre public souvent compromis, finit par obtenir suffisamment, sous l'adhésion spontanée d'une masse essentiellement étrangère à de vaines agitations parlementaires, un véritable ascendant habituel, en vertu de sa constance et de sa concentration, sur les vues incohérentes de tant d'ambitions contradictoires, qu'apaisent aisément de nouvelles décompositions du pouvoir et de fréquentes mutations personnelles, dont l'influence continue, en dissipant toute crainte sérieuse d'empiètement ministériel, tend d'ailleurs évidemment à l'augmentation rapide de la déplorable dispersion politique qui caractérise une société désormais dépourvue de toute vraie direction permanente, tant que durera l'interrègne intellectuel et moral.
Dans cette étrange situation temporaire, il ne nous reste plus à considérer que le résultat général de la renonciation implicite du régime officiel à toute prétention sérieuse sur la réorganisation spirituelle, pour laquelle il a volontairement reconnu son inaptitude radicale, comme je l'ai ci-dessus expliqué. Or, cette incompétence, tacitement avouée, livre nécessairement la puissance intellectuelle et morale à quiconque veut et peut s'en saisir passagèrement, sans aucune garantie normale d'une vraie vocation personnelle relativement aux plus importans et aux plus difficiles problèmes dont la pensée humaine puisse être jamais préoccupée: d'où suit habituellement, beaucoup plus que sous tous les autres modes antérieurs, la domination spirituelle du journalisme, naturellement échue aujourd'hui à de purs littérateurs, ordinairement impropres, soit en eux-mêmes, soit surtout par l'ensemble de leur éducation, à sentir suffisamment ce qui constitue la saine élaboration rationnelle d'une question quelconque, fût-ce envers les plus simples sujets de spéculation positive, et dès lors nécessairement disposés, même avec les plus loyales intentions politiques, à faire trop souvent dégénérer l'appréciation philosophique des principales difficultés sociales en un stérile appel à des passions qu'il faudrait, au contraire, presque toujours calmer. Sous le déplorable ascendant de sectes éphémères, dont la vaine succession deviendra bientôt aussi rapide que celle des ministères parlementaires, ce pouvoir, inconstitutionnel mais irrécusable, a dû malheureusement rester jusqu'ici, chez l'école progressive ou révolutionnaire, essentiellement consacré, sauf d'inévitables intrigues personnelles, à l'active propagation continue de conceptions éminemment anarchiques, liant la réorganisation finale à une profonde perturbation des conditions élémentaires les plus indispensables à la sociabilité moderne, d'après des inspirations constamment empruntées, d'une manière plus ou moins explicite, au déisme légal de Rousseau et de Robespierre, spontanément érigé en fondement nécessaire de la régénération humaine. Dans une situation radicalement désordonnée, où les plus énergiques stimulations poussent incessamment aux plus difficiles spéculations les intelligences les moins préparées, sans aucun principe réel propre à contenir les divagations spontanées, on doit certes peu s'étonner ni que les plus absurdes utopies obtiennent momentanément un dangereux crédit, ni qu'une critique dissolvante tende à la funeste déconsidération de toute autorité quelconque, suivant les explications fondamentales du quarante-sixième chapitre, auquel je dois ici me borner, à cet égard, à renvoyer spécialement le lecteur attentif. J'y ajouterai seulement, pour compléter cette appréciation historique, que les irrationnelles précautions légalement instituées contre de tels périls tendent nécessairement d'ordinaire à les aggraver beaucoup, puisque les conditions fiscales et les répressions pécuniaires ainsi imposées au libre exercice de cet étrange pouvoir spirituel doivent naturellement aboutir à le concentrer davantage chez de vastes coteries, où il se complique inévitablement de calculs mercantiles, en un temps où, la méditation solitaire pouvant seule produire de vraies convictions, une sage politique devrait, au contraire, systématiquement encourager l'action sociale des penseurs isolés, les seuls qui puissent être aujourd'hui suffisamment affranchis d'un déplorable entraînement intellectuel et moral. Quoi qu'il en soit, l'extrême imperfection actuelle de cette nouvelle puissance ne doit pas faire méconnaître la haute importance de son avénement caractéristique, malgré les vaines réclamations d'une assemblée temporelle, souvent choquée de voir ainsi surgir hors de son sein un pouvoir illégal, quelquefois disposé envers elle à un redoutable antagonisme, bien que lui-même manifeste encore, sous ce rapport surtout, un trop faible sentiment de son énergique spontanéité, d'après un reste d'influence inaperçue de la grande aberration révolutionnaire sur la confusion fondamentale des deux puissances élémentaires, tant signalée dans le volume précédent. Depuis que les principaux débats parlementaires sont habituellement réduits à déterminer à quelle nouvelle coterie d'avocats et de littérateurs appartiendront momentanément les portefeuilles et les ambassades, il faut peu s'étonner, sans doute, que la presse ait rapidement conquis, malgré tous les obstacles quelconques, un ascendant social dont la tribune n'était plus digne. Historiquement envisagée, cette nouvelle prépondérance, qui ne peut certainement que s'accroître, constitue maintenant à mes yeux, pour l'ensemble de l'école révolutionnaire, un premier symptôme décisif de la prééminence générale qu'y acquiert aujourd'hui le sentiment instinctif du besoin direct de la réorganisation spirituelle, dont l'urgence supérieure avait été déjà comprise, sous la période précédente, par l'école rétrograde, suivant les formes convenables à sa nature propre, comme je l'ai ci-dessus expliqué. C'est ainsi que, sous l'irrésistible impulsion d'un enseignement expérimental, un demi-siècle de profondes perturbations sociales a finalement conduit désormais tous les partis actifs à reconnaître spontanément, chacun à sa manière, quoique d'après un mode très-imparfait, la priorité nécessaire que doit actuellement obtenir la régénération intellectuelle et morale sur une suite immédiate d'essais purement politiques, dont l'efficacité est enfin radicalement épuisée, tant qu'ils ne pourront pas être philosophiquement dirigés par une telle rénovation préalable.
Quant aux résultats effectifs de la période extrême que nous achevons d'apprécier, ils ont surtout consisté jusqu'ici dans l'inévitable extension de la crise fondamentale à l'ensemble de la grande république européenne, dont la France devait être seulement l'avant-garde. Pendant la période précédente, l'heureuse influence politique de la paix universelle y avait déjà spontanément développé presque partout les germes antérieurs d'un salutaire ébranlement, que l'agitation guerrière avait elle-même préalablement concouru à stimuler involontairement, comme je l'ai expliqué en son lieu. Mais cette propagation naturelle ne pouvait, sans doute, acquérir une importance vraiment décisive tant que la crise générale avait dû sembler dissipée dans son foyer principal. C'est donc seulement depuis qu'une dernière commotion indispensable a pleinement démontré l'inanité radicale d'une telle illusion politique, que cette extension nécessaire a pu suffisamment s'accomplir. Quoiqu'elle semble avoir partout abouti, comme en France, à une vaine imitation universelle de la transition anglaise, l'appréciation historique ci-dessus appliquée au cas français démontre pareillement, surtout chez les peuples catholiques, que cette irrationnelle utopie n'y saurait acquérir aujourd'hui aucune véritable consistance, même parmi les populations allemandes où l'élément aristocratique avait le moins déchu, comme le confirme de plus en plus l'épreuve universelle. Il est d'ailleurs évident que l'imminente propagation spéciale de l'agitation révolutionnaire jusqu'au sein de l'organisation britannique, doit nécessairement discréditer toute application extérieure d'un régime radicalement attaqué dans son type national. Cette indispensable extension occidentale était surtout destinée, pour la marche générale des conceptions actuelles, à déterminer une suffisante généralisation d'idées politiques sur la vraie nature de la crise commune, et à faire directement ressortir la prépondérance décisive que doit enfin acquérir partout la réorganisation intellectuelle et morale, seule susceptible de convenir simultanément à des populations où l'élaboration politique proprement dite devra s'accomplir ensuite d'une manière essentiellement indépendante, sous peine des plus dangereuses perturbations européennes, comme je l'indiquerai ci-dessous. Quoiqu'une telle propagation ait dû naturellement tendre à rajeunir la métaphysique révolutionnaire, qui ne pouvait ailleurs être aussi usée qu'en France, l'impuissance organique de cette doctrine négative a dû aussi se manifester universellement, sans exiger, en chaque cas, le renouvellement national des douloureuses expériences qui, d'après la similitude fondamentale des situations, avaient dû être tentées par un seul peuple à l'éternel profit de tous les autres. Enfin, il importe de noter que la réaction nécessaire de cette extension décisive achève de consolider la pleine sécurité du mouvement commun, que garantissait d'abord notre grande défense révolutionnaire, et qui désormais repose aussi sur l'heureuse impossibilité de toute grave compression rétrograde, ainsi directement condamnée à une chimérique universalité, depuis que les diverses populations occidentales ne peuvent plus être sérieusement ameutées contre une seule d'entre elles, et que les armées sont partout occupées principalement à contenir ces agitations intérieures.
Telle est la suite naturelle de considérations historiques, qui, d'après une appréciation, sommaire mais spéciale, de chacune des cinq périodes essentielles propres à la crise finale où demeure plongée, depuis un demi-siècle, l'élite de l'humanité, nous conduit à reconnaître, d'une manière plus ou moins distincte, dans l'ensemble de ce vaste théâtre social, et surtout dans le principal siége de l'impulsion décisive, l'irrécusable nécessité actuelle d'une réorganisation spirituelle, vers laquelle nous avons vu converger spontanément toutes les hautes tendances politiques, et dont l'inévitable avénement, désormais complétement préparé, n'attend plus aujourd'hui que l'indispensable initiative philosophique qui seule lui manque encore, et que j'ose immédiatement tenter par ce Traité fondamental, destiné à caractériser, à tous égards, la rationnalité positive. Néanmoins, avant de procéder directement à cette indication définitive, que l'esprit général et le cours graduel de notre élaboration dynamique font déjà spontanément pressentir, il faut d'abord compléter l'examen intégral de la grande époque à laquelle nous venons de consacrer une analyse partielle exigée par son importance décisive, en y considérant enfin, abstraction faite de toute période particulière, l'extension nécessaire de la double progression sociale que les deux chapitres précédens ont démontrée propre à toute l'évolution moderne, soit quant à l'irrévocable extinction du système théologique et militaire, soit pour l'essor universel d'un organisme rationnel et pacifique. À l'un et l'autre titre, il importe ici d'apprécier exactement l'indispensable complément naturel ainsi rapidement apporté à l'ensemble du mouvement fondamental, à la fois négatif et positif, que nous avons vu lentement s'accomplir pendant les cinq siècles antérieurs.
Comme envers ce passé, nous devons ici considérer, en premier lieu, le prolongement de la décomposition politique, et d'abord en ce qui concerne l'organisme théologique, principale base de l'ancien système social. Or, à cet égard, il est aisé d'apprécier historiquement la réaction nécessaire suivant laquelle la crise révolutionnaire, spontanément issue de la désorganisation religieuse, a puissamment contribué à la rendre évidemment irrévocable, en portant une dernière atteinte décisive aux diverses conditions essentielles, politiques, intellectuelles et morales, de l'ancienne économie spirituelle. Sous le premier aspect, il est clair que l'asservissement antérieur de l'ordre ecclésiastique à la puissance temporelle a été alors beaucoup augmenté, soit en ôtant au clergé cette influence légale sur la vie domestique dont il conserve encore l'apparence chez les populations protestantes, soit surtout en le privant de biens spéciaux déjà dépourvus de toute grande destination, et en subordonnant par suite l'ensemble de son existence aux discussions annuelles d'une assemblée de laïques incrédules, presque toujours mal disposés envers la corporation sacerdotale, quoique leur antipathie soit ordinairement contenue par une sorte de croyance empirique à la prétendue nécessité indéfinie des doctrines théologiques pour le maintien de l'harmonie sociale. En laissant Bonaparte rétablir, sans opposition sérieuse, un culte encore cher à une partie arriérée mais intéressante de notre population, la nation française a toujours imposé au clergé, comme condition tacite d'une dotation désormais facultative, l'obligation fondamentale de renoncer à toute influence politique, et de se borner à ses fonctions privées, envers ceux seulement qui consentent à y recourir. Dès la prochaine tentative un peu grave de réaction rétrograde au profit d'un pouvoir qui ne saurait se résigner volontairement à un tel abaissement, cette disposition nationale, aujourd'hui certainement prépondérante, malgré de vaines apparences contraires, déterminera, sans doute, la suppression finale du budget ecclésiastique, en réservant aux divers fidèles l'entretien spécial de leurs pasteurs respectifs, suivant une tendance trop conforme à l'esprit général de la métaphysique révolutionnaire pour rester longtemps inévitable, comme l'ont annoncé déjà quelques propositions prématurées. Or, un tel usage, qui, dans les mœurs protestantes des anglo-américains, est très-favorable à la profession sacerdotale, consommerait assurément sa ruine totale en France, et bientôt même dans tous les autres pays demeurés nominalement catholiques, sauf l'insuffisante compensation de quelques rares dévouemens partiels. Quant à la décadence intellectuelle de l'organisation théologique, la crise révolutionnaire a dû l'aggraver profondément, en propageant chez toutes les classes quelconques l'entière émancipation religieuse. Une nation qui, pendant plusieurs années, loin de réclamer sérieusement contre la suppression légale du culte public par une assemblée éminemment populaire, a paisiblement écouté, dans ses vieilles cathédrales, la prédication directe d'un audacieux athéisme ou d'un déisme non moins hostile aux anciennes croyances, a certes suffisamment constaté son plein affranchissement théologique; surtout quand on considère que même d'odieuses persécutions ne purent alors vraiment ranimer une ferveur religieuse dont les sources mentales étaient nécessairement taries: les vains témoignages ultérieurs qu'on a souvent allégués à cet égard, ont toujours été essentiellement dépourvus de la véritable spontanéité qui seule en eût constitué la valeur sociale; car ils furent constamment dus aux préoccupations systématiques d'une politique rétrograde, d'abord impériale et puis royale.
Après ces évidentes indications historiques, que chaque lecteur peut aisément développer, il faut enfin, quant aux considérations morales, insister davantage sur l'appréciation plus contestée, quoique non moins décisive, de l'irrécusable démonstration spontanément résultée de l'ensemble de la crise révolutionnaire contre la prétention exclusive des doctrines religieuses aux propriétés morales, soit individuelles, soit surtout sociales, dont une aveugle routine dispose encore à y chercher uniquement le principe invariable. Depuis qu'une pleine émancipation théologique était devenue fréquente chez les esprits cultivés, de nombreux exemples privés, parmi lesquels on distinguera toujours avec reconnaissance la vie entière du vertueux Spinosa, tendaient, sans doute, à constater de plus en plus l'indépendance fondamentale de toutes les vertus réelles envers les croyances qui, dans l'enfance de l'humanité, avaient été longtemps indispensables à leur stimulation permanente. Outre ces cas particuliers graduellement multipliés, une exacte analyse eût aisément prouvé que, même chez le vulgaire, surtout pendant la troisième phase moderne, les faibles convictions religieuses qui s'y conservaient encore étaient habituellement dépourvues de toute efficacité essentielle pour l'ensemble de la conduite morale, abstraction faite d'ailleurs des graves discordes, domestiques, civiles, et nationales, dont elles étaient devenues le principe évident. Mais, malgré ces divers enseignemens, on sait combien de telles prétentions doivent longtemps survivre aux situations qui les motivaient, envers des phénomènes aussi complexes, et sous l'impulsion de tant d'intérêts attachés à leur ascendant continu. En considérant l'ensemble de l'évolution humaine, il n'y a pas, d'après notre théorie historique, de vertu quelconque qui, pour se convertir en habitude suffisante, n'ait eu primitivement besoin d'une sanction religieuse, que la progression intellectuelle et morale a fait ensuite éliminer sans danger, à mesure que la saine appréciation des influences réelles a rendu superflus les stimulans chimériques. C'est pourquoi toutes les phases sociales ont retenti, comme aujourd'hui, de déclamations rétrogrades sur la prétendue dépravation que l'humanité allait inévitablement subir d'après l'imprudente suppression de telle ou telle croyance superstitieuse: il suffit encore de parcourir les diverses civilisations contemporaines pour retrouver l'équivalent de ces vains regrets, même envers les cas que les plus croyans regardent, chez les peuples avancés, comme nécessairement étrangers à toute considération théologique. Quoique, par exemple, la propreté y soit certainement devenue depuis longtemps indépendante des motifs religieux, et simplement rattachée à des convenances réelles, privées ou publiques, tous les brames persistent cependant à ériger en nécessité absolue son invariable liaison à leurs prescriptions théologiques. Plusieurs siècles après l'essor universel du christianisme, un grand nombre d'hommes d'état et même beaucoup de philosophes continuaient à déplorer gravement l'imminente démoralisation qu'ils concevaient attachée à la chute des superstitions polythéiques. Sans que les clameurs modernes soient, au fond, plus raisonnables, il est donc facile de sentir ainsi l'extrême importance d'une grande manifestation nationale qui constaterait enfin, d'une manière directe et décisive, l'actif développement des plus hautes vertus chez une population devenue essentiellement étrangère, et même profondément antipathique, aux diverses croyances théologiques. Or, tel est l'éminent service dont l'émancipation humaine sera éternellement redevable à l'énergique démonstration historique spontanément fournie par la révolution française. En voyant alors, non-seulement parmi les chefs, mais chez les moindres citoyens, tant de courage, soit guerrier, soit même civil, tant d'admirables dévouemens patriotiques, tant d'actes, même obscurs, d'un noble désintéressement, surtout pendant la durée totale de la grande défense républicaine, tandis que toutes les anciennes croyances étaient avilies ou persécutées, il est certainement impossible, à tout observateur judicieux, de ne pas sentir profondément l'inanité radicale du principe rétrograde relatif à l'immuable nécessité morale des opinions religieuses. Cette grande expérience ne laisse pas seulement à l'esprit théologique la ressource, d'ailleurs évidemment illusoire, de rattacher à un vague déisme tant d'énergiques résultats: outre que les demi-convictions propres à cette vaine doctrine sont, par leur nature, trop confuses et trop chancelantes pour comporter de tels effets, il est directement sensible que, à cette époque, la plupart des citoyens actifs, soit dans l'armée, soit dans la nation, étaient presque aussi indifférens au déisme moderne qu'à tout autre système religieux; car le déisme légal devint ensuite, comme je l'ai montré, le vrai commencement historique de la réaction rétrograde, et procéda surtout, aussi bien que tous les degrés ultérieurs de cette réaction, de vues purement politiques, fort étrangères et souvent opposées aux principaux instincts populaires. Tel est le nouvel aspect général sous lequel on doit concevoir l'ensemble de la crise révolutionnaire comme ayant spécialement complété l'irrévocable décadence de tout régime théologique, en ôtant radicalement aux doctrines religieuses les attributions morales dont un opiniâtre préjugé semblait leur assurer à jamais le privilége exclusif.
Les diverses considérations précédentes concourent, en résumé, à montrer le catholicisme, que nous avons vu si longtemps présider à l'évolution moderne, comme devenu finalement étranger à la société actuelle, où il ne peut plus figurer qu'à titre d'imposante ruine historique, pour empêcher le monde de perdre tout sentiment actif d'une véritable organisation spirituelle, et pour en indiquer aux philosophes les vraies conditions fondamentales. Encore ce double office extrême est-il aussi très imparfaitement rempli désormais, soit d'après l'irrationnelle appréciation qui transporte à un admirable organisme politique la juste réprobation maintenant attachée à la philosophie théologique sur laquelle il avait dû malheureusement reposer, soit aussi en vertu de l'infériorité mentale d'un clergé de plus en plus recruté parmi les natures inférieures, et qui perd rapidement le digne sentiment de son ancienne mission sociale, dont une étude approfondie du moyen âge peut seule fournir aujourd'hui une suffisante connaissance aux penseurs qui voudraient y puiser convenablement d'heureuses indications générales[17]. Quoique tout vrai philosophe doive profondément regretter la stérilité sociale de cette grande construction, ces deux genres de motifs ne permettent guère d'espérer qu'une sage transformation, conforme à l'esprit de la régénération finale, puisse l'y utiliser réellement comme moyen de transition; le principal obstacle, à cet égard, résultera surtout de l'aveugle antipathie du sacerdoce contre toute philosophie vraiment positive, et de sa puérile obstination à chercher, dans de vaines intrigues, la chimérique restauration de son antique ascendant. Il est malheureusement beaucoup plus vraisemblable que ce noble édifice politique est destiné, par l'irrévocable caducité de ses fondemens intellectuels, à une entière démolition, de même que l'ordre polythéique antérieur, en laissant seulement l'impérissable souvenir des immenses services de tous genres qui y rattachent historiquement l'ensemble de l'évolution humaine, et des perfectionnemens essentiels qu'il a introduits dans la théorie fondamentale de l'organisme social, suivant la juste appréciation spéciale du volume précédent.
Note 17: Cette irrévocable dégénération intérieure du clergé catholique, par suite de la discordance fondamentale de sa philosophie avec l'ensemble de la civilisation actuelle, est alors devenue spécialement sensible en ce que les efforts mémorables, quoique rétrogrades, tentés, à cette époque, pour recomposer la théorie générale du catholicisme, et qui n'auront eu d'autre utilité permanente que d'en mieux caractériser le système historique, furent essentiellement dus à des penseurs étrangers à l'église: tel fut surtout l'éminent de Maistre, celui de tous les philosophes modernes qui a jusqu'ici le plus complétement apprécié ce grand organisme. Parmi les différens prêtres qui ont suivi ses traces, le seul qui l'ait fait avec un véritable talent, toutefois bien plus littéraire que philosophique, longtemps célébré comme le plus ferme appui de la restauration catholique, a finalement témoigné, par une scandaleuse conversion révolutionnaire, l'extrême fragilité des convictions que peuvent maintenant produire des doctrines caduques, qu'un aveugle empirisme s'obstine vainement à présenter encore comme les seules garanties solides de l'ordre intellectuel et moral, tandis que, en réalité, le moindre choc des passions suffit aujourd'hui à les ébranler radicalement chez leurs principaux organes.
Considérant maintenant le progrès actuel de la décomposition politique relativement à l'organisme temporel, il est aisé de reconnaître que, malgré le développement exceptionnel d'une prodigieuse activité guerrière, le cours graduel de la crise révolutionnaire n'a pas moins concouru à compléter, en général, l'irrévocable décadence du régime militaire que celle du système théologique lui-même. D'abord, le mode nécessaire suivant lequel dut s'accomplir la grande défense républicaine détermina simultanément l'irrévocable déconsidération de l'ancienne caste militaire, ainsi radicalement privée de sa seule attribution caractéristique, et même la cessation correspondante du prestige jadis inhérent, malgré l'institution décisive des armées permanentes, à la spécialité d'une telle profession, où les citoyens les moins préparés surpassèrent alors, après un rapide apprentissage, les maîtres les plus expérimentés. Cette épreuve décisive, heureusement accomplie au milieu des plus défavorables circonstances, fit donc sentir que, pour une simple activité défensive, seule vraiment compatible avec l'esprit pacifique de la sociabilité moderne, toute tribu guerrière, et même toute grave préoccupation continue des sollicitudes militaires, étaient désormais devenues essentiellement inutiles, sous l'impulsion patriotique d'une véritable détermination populaire, sans laquelle d'ailleurs la plus habile tactique serait, à cet égard, radicalement insuffisante, comme le prouva ensuite trop clairement la triste contre-épreuve amenée par la tyrannie rétrograde de Bonaparte. D'autres exemples nationaux établirent bientôt, d'une manière non moins expressive, et suivant des conditions analogues, que cette consolante vérité politique est également applicable à toutes les populations actuelles, et qu'elle résulte nécessairement du système fondamental de notre civilisation.
En second lieu, la nature même de la guerre révolutionnaire dut aussitôt mettre un terme irrévocable à la dernière série de guerres systématiques qui avait surtout caractérisé, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, la troisième phase moderne, et qui tendait à perpétuer l'activité militaire en la destinant au service politique de l'activité industrielle, désormais prépondérante: cet ancien esprit ne put alors persister qu'en Angleterre, où il était même profondément modifié par de graves sollicitudes sociales. On doit, à cet égard, soigneusement remarquer, à cette époque, la décadence presque universelle du régime colonial, fondé sous la seconde phase, et que l'irrévocable séparation des principales colonies détruisit essentiellement après trois siècles, de manière à prévenir tout renouvellement sérieux des guerres importantes qu'il avait auparavant suscitées: l'Angleterre seule dut aussi offrir, à ce sujet, une exception spéciale et probablement passagère, que les autres nations européennes ne pouvaient ni ne devaient troubler, dans l'intérêt commun de la grande république occidentale, éminemment compatible avec une telle anomalie, correspondante à des besoins et à des aptitudes qui ne sauraient ailleurs exister encore au même degré. L'heureuse révolution américaine avait d'abord fourni à cette scission nécessaire à la fois un signal décisif et un appui fondamental; mais son accomplissement dut ensuite résulter des préoccupations exclusives propres aux diverses métropoles par une suite plus ou moins directe de la crise révolutionnaire. C'est ainsi que disparut alors essentiellement, dans l'ensemble de la république européenne, la dernière source générale des guerres modernes. J'ai d'ailleurs suffisamment expliqué déjà comment, en un temps où l'esprit militaire se subordonnait profondément à un but social, une immense aberration guerrière avait été naturellement déterminée par un irrésistible entraînement, dont le retour est certainement impossible, malgré tous les efforts quelconques, depuis que les guerres de principes, qui seules restaient supposables, ont été radicalement contenues par une suffisante extension occidentale de l'agitation révolutionnaire, ainsi devenue, pour l'Europe actuelle, un gage assuré de tranquillité provisoire, en consumant, d'une manière continue, toute la sollicitude des gouvernemens et toute l'activité de leurs nombreuses armées à prévenir péniblement les perturbations intérieures. Quelque précaire que doive sembler une telle garantie, elle est cependant de nature à durer jusqu'à ce qu'une véritable réorganisation intellectuelle et morale vienne partout instituer spontanément une sécurité directe et permanente, en réformant à jamais des mœurs et des opinions qui constituent les derniers vestiges du régime initial de l'humanité, et en faisant uniformément prévaloir désormais la paisible préoccupation journalière des divers perfectionnemens sociaux, soit européens, soit nationaux, sous la commune inspiration d'une doctrine universelle, interprétée par un même pouvoir spirituel, comme je l'indiquerai spécialement ci-après. Nous avons, il est vrai, précédemment remarqué l'introduction spontanée d'un dangereux sophisme, qu'on s'efforce aujourd'hui de consolider, et qui tendrait à conserver indéfiniment l'activité militaire, en assignant aux invasions successives la spécieuse destination d'établir directement, dans l'intérêt final de la civilisation universelle, la prépondérance matérielle des populations les plus avancées sur celles qui le sont moins. Dans le déplorable état présent de la philosophie politique, qui permet l'ascendant éphémère de toute aberration quelconque, une telle tendance a certainement beaucoup de gravité, comme source de perturbation universelle; logiquement poursuivie, elle aboutirait, sans doute, après avoir motivé l'oppression mutuelle des nations, à précipiter les unes sur les autres les diverses cités, d'après leur inégale progression sociale; et, sans aller jusqu'à cette rigoureuse extension, qui doit certainement toujours rester idéale, c'est, en effet, sur un tel prétexte qu'on a prétendu fonder l'odieuse justification de l'esclavage colonial, suivant l'incontestable supériorité de la race blanche. Mais, quelques graves désordres que puisse momentanément susciter un pareil sophisme, l'instinct caractéristique de la sociabilité moderne doit certainement dissiper toute irrationnelle inquiétude qui tendrait à y voir, même seulement pour un prochain avenir, une nouvelle source de guerres générales, entièrement incompatibles avec les plus persévérantes dispositions de toutes les populations civilisées. Avant la formation et la propagation de la saine philosophie politique, la rectitude populaire aura d'ailleurs, sans doute, suffisamment apprécié, quoique d'après un empirisme confus, cette grossière imitation rétrograde de la grande politique romaine, que nous avons vue, en sens inverse, essentiellement destinée, sous des conditions sociales radicalement opposées à celles du milieu moderne, à comprimer partout, excepté chez un peuple unique, l'essor imminent de la vie militaire, que cette vaine parodie stimulerait, au contraire, simultanément chez des nations dès longtemps livrées à une activité éminemment pacifique.