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Cours de philosophie positive. (6/6)

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La décadence fondamentale du régime et de l'esprit militaires s'est partout continuée spontanément, pendant ce dernier demi-siècle, au milieu des plus spécieuses manifestations contraires, sous un troisième aspect général, non moins caractéristique que les deux précédens, par une grande innovation universelle, dont la haute signification historique est encore trop peu comprise, et qui constitue certainement la plus profonde modification que l'institution moderne des armées soldées et permanentes ait pu encore éprouver depuis son origine au XIVe siècle. On conçoit qu'il s'agit du recrutement forcé, d'abord établi en France pour suffire aux immenses besoins de notre défense révolutionnaire ainsi qu'aux exigences plus durables de l'aberration guerrière qui lui succéda, et ensuite universellement adopté ailleurs pour consolider suffisamment les diverses résistances nationales. Cette mémorable innovation, qui, depuis la paix, a partout survécu aux nécessités initiales, constitue évidemment, par sa nature, un témoignage spontané des dispositions anti-militaires propres aux populations modernes, où l'on trouve encore des officiers vraiment volontaires, mais plus ou trop peu de soldats. En même temps, elle concourt directement à détruire les mœurs et l'activité guerrières, en faisant cesser essentiellement la spécialité primitive d'une telle profession, et en composant les armées d'une masse radicalement antipathique à la vie militaire, devenue pour elle un fardeau purement temporaire, qui n'est habituellement supporté, par chacun de ceux qui le subissent, que dans la prévision constante d'une prochaine et inévitable libération personnelle. Il est d'ailleurs à craindre que, sous l'extension croissante des opinions et des habitudes anarchiques, un service aussi onéreux ne finisse, malgré son évidente importance, par déterminer, chez la classe, déjà si grevée à tant d'autres titres, sur laquelle retombe son poids principal, d'énergiques résistances plus ou moins explicites, qui rendraient bientôt impossible la prolongation réelle de l'extension inusitée que les armées ont partout conservée depuis la paix universelle. Quoi qu'il en soit d'une telle prévision, on ne saurait douter que le recours normal à une telle ressource nécessaire ne caractérise spontanément, soit comme symptôme, soit même comme principe, la pleine décadence finale du système militaire, désormais essentiellement réduit à un office subalterne, quoique indispensable, dans le mécanisme fondamental de la sociabilité moderne.

D'après ces trois ordres de considérations générales, tous les esprits vraiment philosophiques doivent aisément reconnaître, avec une parfaite satisfaction, à la fois intellectuelle et morale, que l'époque est enfin venue où la guerre sérieuse et durable doit totalement disparaître chez l'élite de l'humanité. Le vague et confus pressentiment de ce grand résultat social inspirait, depuis trois siècles, de nobles utopies caractéristiques, qui, malgré leur insuffisante rationnalité, n'eussent point excité tant de frivoles dédains, si l'on eût senti davantage que, comme je l'ai expliqué au cinquante-quatrième chapitre, de telles conceptions, quand elles sont vraiment spontanées et convenablement persistantes, annoncent toujours, par une anticipation plutôt affective que mentale, un véritable besoin capital, et une certaine création correspondante, quelque imparfaite qu'en doive être ainsi la double appréciation primitive. Nous voyons ici, en effet, cette heureuse conséquence finale se réaliser spontanément, après les plus terribles orages, comme une suite nécessaire de l'ensemble de la situation fondamentale propre aux populations modernes, qui a successivement épuisé tous les divers motifs généraux de guerres importantes, pendant qu'elle détruisait peu à peu toutes les conditions principales d'un puissant essor militaire. La profonde paix européenne qui, malgré tant d'irrationnelles prévisions et de vicieuses tentatives, persiste maintenant à un degré déjà sans exemple dans l'ensemble de l'histoire moderne, constitue certainement un admirable phénomène qui, si nous n'y étions pas plongés, paraîtrait à tous éminemment décisif pour l'avénement final d'une ère pleinement pacifique. Quelque sommaires qu'aient dû être, à ce sujet, les indications précédentes, elles sont à la fois tellement irrécusables et tellement liées à toute notre élaboration historique, qu'elles contribueront, j'espère, à rassurer les bons esprits sur le maintien nécessaire d'une paix indispensable, à tous égards, à l'évolution actuelle de l'élite de l'humanité, et qui ne saurait éprouver aujourd'hui de perturbation grave, quoique momentanée, que si de vaines agitations intérieures venaient permettre, en France, la prépondérance passagère de funestes impulsions systématiques, que le seul pressentiment de ces dangereux effets suffirait d'ailleurs à rendre antipathiques aux populations actuelles, où prédominent assurément d'opiniâtres dispositions pacifiques, quelquefois dissimulées sous des démonstrations éphémères, dues à des inspirations anti-progressives.

Malgré l'incontestable réalité d'une telle appréciation générale, le vaste appareil militaire conservé, chez tous les peuples européens, avec presque autant d'extension qu'avant la paix universelle, semblerait d'abord annoncer l'imminence d'une disposition opposée, si un examen plus approfondi de la situation fondamentale n'expliquait aussitôt cette apparente anomalie, en la rattachant directement, d'après l'ensemble de ce chapitre, aux nécessités communes d'une crise révolutionnaire maintenant plus ou moins étendue à toute la république occidentale. L'active participation des armées proprement dites au maintien continu de l'ordre public, qui jadis ne leur offrait qu'une destination accessoire et passagère, constitue désormais, au contraire, partout et de plus en plus, leur attribution principale et constante, en vertu des graves perturbations intestines qui peuvent ainsi continuellement survenir chez les diverses populations avancées, et d'où doivent d'ailleurs fréquemment résulter de véritables inquiétudes extérieures, quoique, au fond, cette uniforme agitation intérieure garantisse, comme je l'ai ci-dessus indiqué, l'impossibilité des chocs nationaux. Dans un état de profond désordre intellectuel et moral, qui doit rendre toujours imminente l'anarchie matérielle, il faut bien que les moyens de répression acquièrent une intensité correspondante à celle des tendances insurrectionnelles, afin qu'un ordre indispensable protége suffisamment le vrai progrès social contre l'effort continu d'ambitions mal dirigées liguées par des conceptions vicieuses. Cette nécessité nouvelle a été jusqu'ici commune à toutes les formes successives de la crise révolutionnaire, et l'on peut d'avance assurer qu'elle ne sera pas moins sentie chez tous les gouvernemens quelconques qui pourraient survenir, jusqu'à ce que la réorganisation intellectuelle et morale vienne mettre à ce besoin exceptionnel un terme définitif, dont la réalisation ne saurait être prochaine, soit d'après les difficultés et la lenteur d'une telle opération, d'abord philosophique, puis politique, soit à raison de l'égoïsme et de l'aveuglement qui partout devront l'entraver, sous la déplorable prépondérance universelle d'un esprit profondément dispersif, viciant aujourd'hui les plus saines intelligences. Tel est le mode général suivant lequel la même époque, destinée à voir essentiellement disparaître à jamais la guerre proprement dite, a développé, pour les armées modernes, transformées en une sorte de grande maréchaussée politique, une dernière mission sociale, dont l'importance n'est point contestable, et dont la durée, quoique nécessairement limitée, suivant la condition précédente, doit être, par sa nature, beaucoup plus prolongée qu'on ne l'imagine en un temps où cette attribution finale n'est encore réellement qu'au début de son principal exercice. Cette situation réelle n'est pas aujourd'hui suffisamment comprise, parce que les faits politiques ne peuvent, sans une théorie vraiment positive, être convenablement aperçus qu'après une longue persistance; outre qu'un reste d'influence des mœurs et des opinions anciennes s'oppose ici spécialement à une exacte appréciation générale: de là résulte, pour les gouvernemens actuels, le fréquent recours à des artifices peu convenables et souvent dangereux, tendant à motiver, auprès des peuples, sur la prétendue imminence d'une guerre impossible, le maintien d'un vaste appareil militaire, qu'on n'ose pas justifier directement d'après sa vraie destination nécessaire. Mais une telle mission sociale étant assurément très-avouable, en un temps où, comme je l'ai montré ci-dessus, le pouvoir central lui-même n'a pas, au fond, d'autre principal office provisoire, son importance prolongée doit bientôt conduire à la reconnaître directement et avec franchise, afin d'y adapter régulièrement les nombreux organes qui doivent y concourir; car, leur position équivoque les expose aujourd'hui à de périlleuses séductions, d'après un désordre général d'opinions et d'habitudes dont l'influence s'étend ainsi, au delà des exigences fondamentales, sur ceux-là même qui en doivent réprimer les plus grands effets matériels.

La décadence continue du régime et de l'esprit guerriers ne peut donc frapper aujourd'hui la profession militaire d'une déchéance sociale aucunement équivalente à celle qui, d'après l'irrévocable déclin de la philosophie théologique, menace désormais la corporation sacerdotale, chez laquelle on ne saurait espérer, avec quelque vraisemblance, une transformation assez profonde pour permettre sa fusion réelle dans l'organisation finale de l'humanité, où la classe spéculative doit avoir un tout autre caractère. Depuis l'entière dissolution de la caste militaire, commencée au XIVe siècle, par l'institution fondamentale des armées modernes, et complétée, surtout en France, sous l'influence révolutionnaire, comme je l'ai expliqué, aucun grand obstacle ne peut plus empêcher la milice actuelle de prendre convenablement les mœurs et l'esprit qui doivent correspondre à sa nouvelle destination sociale. Tout profond regret d'un passé, où ce qui est désormais accessoire fut si longtemps principal, peut être, en effet, malgré une récente imitation passagère de cette antique situation, radicalement écarté aujourd'hui chez une classe qui doit conserver un digne sentiment de son utilité permanente, et qui peut d'ailleurs justement s'enorgueillir, en un temps d'anarchie, d'un instinct organique dont le meilleur type temporel se trouvera toujours dans son admirable hiérarchie; outre les heureuses ressources secondaires que présente sa dernière constitution pour faciliter le développement intellectuel et social de nos populations, en utilisant convenablement un indispensable sacrifice temporaire. Malgré la solidarité fondamentale qui dut exister jadis entre l'esprit guerrier et l'esprit religieux, il ne faut jamais oublier que, dès son origine, l'institution des armées permanentes fut partout érigée dans des vues radicalement critiques, afin d'assurer l'avénement de la dictature temporelle autant contre la puissance sacerdotale que contre la force féodale. Aussi les guerriers modernes se distinguèrent-ils presque toujours de ceux du moyen âge, et encore davantage de ceux de l'antiquité, par une tendance plus ou moins prononcée vers une émancipation théologique qui excita souvent les impuissantes réclamations du clergé. Bonaparte lui-même, malgré son ascendant sur l'armée, fut obligé d'y tolérer une pleine indépendance spirituelle, qui, politiquement appréciée, eût alors suffi pour juger une vaine utopie rétrograde, nécessairement fondée sur la combinaison permanente de deux élémens devenus évidemment inconciliables: on sait assez d'ailleurs que les efforts insensés de ses débiles successeurs n'aboutirent, en général, qu'à mieux développer une telle antipathie. Enfin, la netteté et la précision des spéculations militaires doivent tendre, par leur nature, à favoriser aujourd'hui, chez ceux qui s'y livrent, l'essor de l'esprit positif; comme l'ont confirmé, depuis trois siècles, tant d'heureux exemples d'une utile alliance entre les recherches scientifiques et les études guerrières, dont l'affinité spontanée a déterminé jusqu'ici les plus importantes créations spéciales pour l'éducation positive. C'est ainsi que des antipathies communes et de pareilles sympathies ont de plus en plus tendu, surtout en France, à faire profondément pénétrer chez les armées l'instinct progressif qui caractérise les populations modernes; tandis que l'immobilité nécessaire de la classe sacerdotale a dû la rendre finalement presque étrangère à la sociabilité actuelle. Telle est la cause générale d'une différence essentielle, qu'il importait ici d'expliquer sommairement, entre les destinées prochaines des deux élémens principaux de l'ancien système politique, dont l'uniforme décomposition, à la fois temporelle et spirituelle, n'est d'ailleurs nullement altérée par cette indispensable distinction; puisque c'est seulement une profonde transformation spontanée qui permet à l'élément militaire, par contraste avec l'élément théologique, une véritable incorporation au mouvement final de la société moderne, où son office politique devra se réduire ensuite peu à peu, à mesure que l'ordre normal s'établira, à des services journaliers dont la nécessité ne saurait jamais cesser entièrement, quel que puisse être l'accomplissement ultérieur de la régénération morale.

Après avoir ainsi suffisamment apprécié l'éminente influence propre au dernier demi-siècle pour compléter irrévocablement la grande progression négative des cinq siècles antérieurs, il nous reste à juger aussi l'extension simultanée de la progression positive, en considérant successivement les quatre évolutions partielles dont nous l'avons vue composée dans la dernière leçon, afin de caractériser à la fois ses résultats effectifs et ses lacunes essentielles, quant à leur commune relation à la réorganisation finale.

Envers la plus fondamentale de ces évolutions solidaires, il serait certainement superflu, sous l'un et l'autre aspect, d'insister ici sur une appréciation désormais évidente à tous les observateurs judicieux, et qui ne peut constituer, à tous égards, qu'un simple prolongement général de celle du chapitre précédent, particulièrement rappelé en ce qui s'y rapporte à la troisième phase moderne. On conçoit aisément, en effet, combien la prépondérance sociale de l'élément industriel devait être augmentée et consolidée par une crise révolutionnaire qui achevait la démolition séculaire de l'ancienne hiérarchie, et qui dès lors plaçait naturellement en première ligne l'élévation temporelle fondée sur la richesse, dont l'influence est même ainsi devenue évidemment exorbitante, en vertu de l'anarchie intellectuelle et morale. Nécessairement troublée par la guerre, cette inévitable transformation a dû se développer rapidement depuis la paix, et se consolider ensuite sous l'impulsion de la mémorable secousse qui a marqué le véritable terme historique de la grande réaction rétrograde. Le progrès technique de l'industrie devait d'ailleurs suivre spontanément son progrès social. Aussi est-ce alors qu'il faut placer l'essor principal du mouvement caractéristique dont j'ai d'avance indiqué le début général vers le milieu de la troisième phase moderne, où nous l'avons vu consister surtout en une large application des agens mécaniques, dont l'emploi, de plus en plus systématique, essentiellement fondé sur l'introduction d'un puissant moteur universel, a déjà réalisé, pendant le dernier demi-siècle, tant d'heureux perfectionnemens, que va compléter désormais l'admirable rénovation qui commence à s'opérer partout dans la locomotion artificielle, fluviale, terrestre, ou même maritime. Chacun sait d'ailleurs aujourd'hui combien la relation de plus en plus intime entre la science et l'industrie a profondément contribué à tous ces progrès, quoique son influence mentale n'ait pas été le plus souvent aussi favorable, d'après la funeste altération qu'elle tend à imprimer momentanément au caractère philosophique de la science réelle, comme je l'expliquerai ci-dessous. Enfin, c'est surtout alors que, suivant la juste remarque de divers observateurs, celle de toutes les classes industrielles qui est la plus susceptible, à raison de sa généralité supérieure, de s'élever habituellement à quelques vues vraiment politiques, a commencé à développer son essor caractéristique, et à régulariser ses rapports élémentaires avec chacune des autres branches, sous l'impulsion primitive du système de crédit public, naturellement résulté partout de l'inévitable extension simultanée des dépenses nationales.

Conjointement avec ces importans progrès, on doit malheureusement noter aussi la gravité croissante des différentes lacunes fondamentales signalées, à la fin du chapitre précédent, comme nécessairement propres à l'ensemble de l'évolution industrielle, d'après la spécialité empirique et dispersive qui devait y présider jusqu'ici. Quant à l'isolement de l'industrie agricole, malgré les heureuses conséquences de la crise révolutionnaire, surtout en France, pour améliorer la condition générale des agriculteurs, on ne peut douter qu'il n'ait été finalement aggravé, par suite de la préoccupation trop exclusive qu'a dû alors inspirer l'essor plus rapide et plus décisif de l'industrie manufacturière et de l'industrie commerciale, qui, à mesure qu'elles se sont élevées dans la hiérarchie sociale, ont dû, comme dans le passé, s'écarter davantage de la première, dont l'ascension ne pouvait être, à beaucoup près, autant accélérée. Toutefois, la plus incontestable et la plus dangereuse de ces récentes aggravations des vices radicaux inhérens jusqu'ici au mouvement industriel, consiste assurément dans l'opposition plus profonde qui s'est établie entre les intérêts respectifs des entrepreneurs et des travailleurs, dont le déplorable antagonisme montre aujourd'hui combien l'industrie moderne est encore essentiellement éloignée d'une véritable organisation, puisque sa marche ne peut s'accomplir sans tendre à devenir oppressive pour la majeure partie de ceux dont le concours y est le plus indispensable. Ce nœud fondamental de la sociabilité industrielle est alors devenu spécialement caractéristique par la grande extension universelle de l'usage continu des agens mécaniques, sans lesquels l'essor pratique correspondant eût été évidemment impossible. On ne saurait douter que la propagation simultanée des dispositions anarchiques, surtout d'après de folles prédications utopiques, n'ait beaucoup contribué, comme je l'ai précédemment expliqué, à envenimer cette fatale séparation, en tendant à détacher radicalement les ouvriers de leurs véritables chefs naturels, pour les placer sous la direction démagogique des rhéteurs et des sophistes les plus étrangers aux saines habitudes laborieuses. Mais, quelle que soit, à cet égard, l'influence permanente de cette cause inévitable, dont l'action funeste est aujourd'hui trop évidente, je ne dois pas hésiter à signaler ici cette scission croissante entre les têtes et les bras, comme devant être beaucoup plus reprochée à l'incapacité politique, à l'incurie sociale, et surtout à l'aveugle égoïsme des entrepreneurs qu'aux exigences démesurées des travailleurs. Outre que les premiers n'ont jusqu'ici nullement profité de leur ascendant social pour tenter de garantir les seconds contre la séduction des utopies anarchiques par l'organisation positive d'une large éducation populaire, dont ils semblent, au contraire, irrationnellement redouter l'extension indispensable, ils ont évidemment succombé à leur ancienne tendance à se substituer aux chefs féodaux, dont ils convoitaient la chute nécessaire, sans hériter pareillement de leur antique générosité envers les inférieurs. J'ai déjà indiqué la comparaison générale entre l'organisme guerrier et le mécanisme industriel comme éminemment propre, par sa nature, à faire rapidement saisir, chez l'industrie moderne, l'absence de toute morale spéciale, imposant des devoirs, non-seulement aux ouvriers, mais aussi aux chefs, et obligeant ceux-ci à une sollicitude permanente envers leurs associés subalternes, convenablement équivalente à l'admirable solidarité des divers intérêts militaires. Cette immense lacune se fait de nos jours plus profondément sentir, d'abord par une tendance trop fréquente des hauts fonctionnaires industriels à utiliser leur influence politique pour s'attribuer, au détriment du public, d'importans monopoles, et ensuite, par une disposition plus directe et plus générale, à abuser de l'inévitable puissance des capitaux, pour faire presque toujours dominer les prétentions des entrepreneurs sur celles des travailleurs, dans leur antagonisme journalier, dont la nature, encore exclusivement matérielle, n'est pas même réglée d'après une véritable équité, puisque la législation interdit aux uns les coalitions qu'elle permet ou tolère chez les autres. Sans insister davantage sur d'aussi pénibles considérations, dont la réalité est malheureusement irrécusable, il faut surtout remarquer, à cet égard, l'aveuglement doctoral de la métaphysique économique qui, en présence de pareils conflits, ose couvrir son impuissance organique d'une irrationnelle déclaration sur la prétendue nécessité de livrer indéfiniment l'industrie moderne à sa seule spontanéité désordonnée. Toutefois, on doit également reconnaître qu'une telle opinion indique, d'une manière indirecte et confuse, le vague pressentiment de l'insuffisance radicale des mesures politiques proprement dites, c'est-à-dire temporelles, pour le dénouement continu de cette immense difficulté sociale qui, par sa nature, doit en effet dépendre surtout d'une véritable réorganisation intellectuelle et morale, réglant enfin, dans un esprit d'ensemble, les devoirs respectifs des diverses classes industrielles, sous la constante surveillance impartiale d'un pouvoir spirituel unanimement respecté, comme j'aurai lieu de l'indiquer spécialement ci-après.

Les remarques du chapitre précédent sur le caractère général de l'évolution esthétique pendant la troisième phase moderne, nous dispensent essentiellement, à ce sujet, de toute nouvelle appréciation pour le dernier demi-siècle, qui n'a pu offrir, sous ce rapport, qu'une simple extension spontanée de la marche antérieure, sans aucune modification radicale. Seulement la direction unanime des esprits vers les spéculations politiques et la tendance universelle à une entière régénération ont dû faire alors plus vivement sentir, quoique sous les inspirations absolues d'une métaphysique anti-historique, les lacunes fondamentales de l'art moderne quant au défaut de principe philosophique et de destination sociale, ainsi que l'irrévocable caducité du régime factice qui en avait provisoirement tenu lieu sous la seconde phase, d'après l'imitation exclusive des types antiques, comme je l'ai suffisamment expliqué. Mais les impuissans efforts tentés jusqu'ici, surtout en France, pour dégager l'art de cette stérile situation, n'ont abouti qu'à mieux caractériser, auprès des juges impartiaux, la relation nécessaire qui subordonne directement une telle réformation au suffisant accomplissement ultérieur d'une véritable réorganisation sociale, d'abord intellectuelle et puis morale: car, l'impulsion prolongée d'une philosophie radicalement négative n'a conduit ainsi tant de prétendus rénovateurs qu'à constituer, en tous genres, une sorte de dévergondage esthétique, où le désordre même des compositions devient un mérite trop souvent destiné à dispenser de tout autre, et qui n'a finalement produit encore aucune œuvre vraiment durable, susceptible de justifier tant d'orgueilleuses récriminations contre l'évidente insuffisance du système classique proprement dit. Ces vaines dissertations portent clairement l'empreinte universelle de la métaphysique dominante, disposant partout à prendre la forme pour le fond, et des discussions pour des constructions. Toutefois, malgré une décomposition sociale qui interdit à l'art tout large exercice spontané et toute profonde efficacité générale, d'immortelles créations, essentiellement indépendantes de cette stérile poétique, ont alors constaté, pour chaque genre principal, que les facultés esthétiques de l'humanité ne pouvaient réellement s'éteindre, même dans le milieu le plus défavorable. Un éminent poète, envers lequel l'aristocratie britannique, qui pouvait s'en honorer, aima mieux, par d'odieuses persécutions, constater, aux yeux de l'Europe, son esprit éminemment rétrograde, sut profondément saisir l'appréciation esthétique de l'état négatif et flottant de la société actuelle, que d'impuissans imitateurs ont depuis voulu reproduire, sans comprendre que, par sa nature anti-poétique, cette situation transitoire ne pouvait comporter qu'une seule fois, et chez un tel génie, une énergique idéalisation. En même temps, le genre de compositions le mieux adapté à la civilisation moderne, d'où nous l'avons vu spontanément sortir, continue à manifester son originalité et sa popularité par un mémorable perfectionnement général, consistant surtout en une heureuse alliance historique de la vie privée, jusqu'alors seule abstraitement envisagée, à la vie publique qui, à chaque âge social, en modifie nécessairement le caractère fondamental. C'est ainsi que, d'après un choix judicieux de phases sociales bien déterminées et convenablement éloignées, l'immortel auteur d'Ivanhoë, de Quentin Durward, des Puritains, etc., a produit tant d'éminens chefs-d'œuvre, si avidement accueillis dans toute la république européenne, quoique principalement consacrés à caractériser la civilisation protestante; tandis que notre civilisation catholique a trouvé ensuite une seule digne représentation poétique dans l'admirable composition de I Promessi sposi, dont l'illustre auteur, trop peu apprécié encore, figurera, sans doute, aux yeux d'une impartiale postérité, parmi les plus nobles génies esthétiques des temps modernes. Une telle voie épique est probablement destinée, par son indépendance naturelle, à déterminer ultérieurement la rénovation graduelle propre à l'ensemble de l'art moderne, quand la nature fondamentale de notre sociabilité pourra se manifester enfin d'une manière à la fois assez énergique et assez fixe pour devenir esthétiquement appréciable, sous l'essor direct de la réorganisation spirituelle. Il serait d'ailleurs superflu d'indiquer ici comment les autres beaux-arts ont, en général, honorablement soutenu, pendant ce dernier demi-siècle, leur éclat antérieur, sans toutefois recevoir aucune amélioration capitale, si ce n'est pour la musique, surtout dramatique, dont le caractère général est alors devenu, en Italie et dans l'Allemagne catholique, plus élevé et plus complet. La crise révolutionnaire a spontanément constaté, avec une énergie non équivoque, par un témoignage impérissable, la puissance esthétique nécessairement propre à tout grand mouvement social, même purement temporaire, en faisant inopinément émaner d'une nation aussi peu musicale que l'est assurément jusqu'ici la nôtre, le type le plus parfait de la musique politique, dans cet hymne admirable qui tant de fois stimula le généreux patriotisme de nos héroïques défenseurs.

Quoique l'évolution scientifique n'ait pu certainement, encore plus que les deux précédentes, offrir alors qu'une simple continuation générale du mouvement antérieur, sans aucune impulsion vraiment nouvelle, cependant sa nature plus profondément progressive, et surtout son importance sociale prépondérante, comme première base directe de la réorganisation spirituelle, nous obligent ici à considérer de plus près, soit ses derniers progrès essentiels, soit principalement la déplorable extension simultanée des graves aberrations qui, sous l'empirique ascendant d'une spécialité dispersive, y menacent aujourd'hui d'imprimer un caractère hautement rétrograde aux seules doctrines d'où puisse désormais sortir un vrai principe de régénération universelle, d'abord mentale, ensuite morale, et enfin politique.

Dans les sciences mathématiques, outre le complément naturel des travaux essentiels de la troisième phase moderne pour la construction finale de la mécanique céleste, on remarque alors la création capitale de l'immortel Fourier, étendant l'analyse, avec une si heureuse rationnalité, à un nouvel ordre fondamental de phénomènes généraux, par l'étude des lois abstraites de l'équilibre et du mouvement des températures. Relativement à la pure analyse, au milieu des nombreuses intégrations accomplies sous l'impulsion prolongée d'Euler, on distingue surtout, comme éminemment originale, la conception du même Fourier sur la résolution des équations, utilement poursuivie, et même accessoirement améliorée, par divers géomètres, auxquels on peut d'ailleurs reprocher une sorte d'injuste concert contre cette idée-mère, dont ils tentent vainement de dissimuler la vraie source. La géométrie est alors essentiellement agrandie, comme je l'ai exprimé dans le premier volume de ce Traité, par la grande pensée de Monge sur la théorie générale des familles de surfaces, jusqu'à présent si peu comprise du vulgaire mathématique, et peut-être même trop imparfaitement appréciée de son illustre auteur, Lagrange seul paraissant en avoir dignement pressenti la haute portée philosophique, qui ne peut être pleinement conçue que d'un point de vue plus élevé, comme première base de la géométrie comparée, ainsi que j'ai vainement essayé de l'indiquer à des esprits que je croyais mieux disposés à saisir une telle ouverture. En même temps, l'incomparable Lagrange perfectionne l'ensemble de la mécanique rationnelle, en lui imprimant à jamais, par une admirable unité, la plus parfaite rationnalité dont elle soit susceptible. Mais, cette immense création ne doit pas être appréciée isolément, et se lie directement à l'effort général de son auteur pour constituer enfin une véritable philosophie mathématique, fondée sur la rénovation préalable de l'analyse transcendante; comme le montre cette composition sans exemple où Lagrange a ainsi entrepris de régénérer, dans un même esprit, toutes les grandes conceptions, d'abord de l'analyse, ensuite de la géométrie, et enfin de la mécanique. Quoique cette systématisation prématurée n'ait pu suffisamment réussir, et malgré que la plupart des géomètres, déjà dominés par une aveugle spécialisation, n'en aient pas suffisamment saisi la pensée, c'est là cependant ce qui, sans doute, auprès d'une postérité convenablement préparée, honorera le plus cette époque mathématique, en plaçant tout à fait à part le génie éminemment philosophique de Lagrange, le seul géomètre qui ait dignement aperçu l'alliance ultérieure de l'esprit historique avec l'esprit scientifique, destinée à caractériser la plus haute perfection des spéculations positives, comme je l'ai indiqué au tome quatrième, et comme je l'établirai spécialement dans les chapitres qui vont terminer ce Traité.

Quoique la pure astronomie, ou la géométrie céleste, ne pût désormais comporter que des progrès secondaires, comparativement à la lumière supérieure émanée de la mécanique céleste, on y remarque alors cependant d'intéressantes extensions, par la découverte d'Uranus et de ses satellites, et ensuite par celle des quatre petites planètes entre Mars et Jupiter: toutefois, les curieuses observations de cette époque sur les nébuleuses et les étoiles doubles, ont eu le grave inconvénient de suggérer envers une prétendue astronomie sidérale de vagues espérances indéfinies, incompatibles, comme je l'ai établi, avec la saine philosophie astronomique.

La physique proprement dite, outre les nouvelles ressources fondamentales qu'elle reçoit alors de l'analyse mathématique, trop souvent viciée d'ailleurs par une tendance prépondérante vers des hypothèses anti-philosophiques, s'enrichit d'une foule d'importantes notions expérimentales dans presque toutes ses branches principales, et surtout en optique et en électrologie, par les grands travaux successifs, d'une part, de Malus, de Fresnel, et d'Young; d'une autre part, de Volta, d'Œrsted, et d'Ampère. Au milieu du spectacle peu rationnel que présente la démolition, d'ailleurs évidemment nécessaire, de la belle théorie de Lavoisier, la chimie reçoit, pendant ce mémorable demi-siècle, un double perfectionnement essentiel, dont j'ai tâché de faire convenablement apprécier la nature et la marche, soit par la formation graduelle de sa doctrine numérique, soit par la série générale de ses études électriques. Mais, quels que soient alors les importans progrès des diverses parties fondamentales de la philosophie inorganique et ceux même de la science mathématique, cette grande époque scientifique sera surtout caractérisée finalement par la création décisive de la philosophie biologique, aux yeux de tous ceux qui considèrent suffisamment le véritable ensemble de l'évolution mentale, dont une telle formation devait achever de constituer le caractère pleinement positif, tandis que, sous un autre aspect, cet indispensable complément rapprochait directement la science moderne de sa plus haute destination sociale.

J'ai déjà assez expliqué, au tome troisième, l'esprit général, et même la marche nécessaire, de cette élaboration capitale, pour devoir ici me borner à rappeler au lecteur cette appréciation spéciale et directe, presque aussi historique que scientifique, où les trois aspects essentiels, anatomique, taxonomique et physiologique, propres à toutes les spéculations biologiques, ont été séparément examinés, après une suffisante considération de leur intime connexité permanente. Une telle explication préalable nous dispense maintenant d'envisager à part, même historiquement, soit la double conception fondamentale du grand Bichat sur le dualisme vital et surtout sur la théorie des tissus, soit les immortels efforts successifs de Vicq-d'Azyr, de Lamarck, et de l'école allemande, pour constituer directement la hiérarchie animale, enfin pleinement systématisée par les pensées et les travaux, éminemment philosophiques, de notre éminent Blainville, l'esprit le plus rationnel, à ma connaissance, dont puisse s'honorer le monde scientifique actuel. À l'ensemble de cette élaboration, première base nécessaire de toute la biologie, le lecteur sait d'avance que la même époque a bientôt ajouté l'heureuse rénovation due au génie de Gall, qui, par une impulsion vraiment décisive, malgré d'inévitables aberrations secondaires, a fait définitivement entrer, dans le domaine de la philosophie naturelle, l'étude générale des plus hautes fonctions individuelles, enlevant ainsi sans retour à la philosophie théologico-métaphysique la seule attribution essentielle qui lui fût restée après ses diverses pertes modernes, sauf toutefois les spéculations sociales, envers lesquelles d'ailleurs cette indispensable révolution constituait évidemment la dernière préparation capitale de la régénération finale que j'ose directement tenter dans ce Traité. Enfin, pour mieux caractériser ce grand essor initial de la saine philosophie organique, il importe de n'y pas oublier historiquement l'effort important, quoique prématuré, par lequel l'audacieux génie de Broussais entreprit déjà de fonder la vraie philosophie pathologique, avec d'insuffisans matériaux, et surtout d'après des conceptions biologiques trop peu étendues ou trop mal approfondies; ce qui ne doit toutefois nullement conduire à méconnaître, soit l'éminent mérite, soit même la haute utilité, de cette grande tentative, envers laquelle un dédain passager, non moins irrationnel qu'injuste, a remplacé un enthousiasme exagéré. Directement considéré dans son vaste ensemble, cet admirable mouvement biologique propre au dernier demi-siècle a certainement contribué, encore plus qu'aucune autre partie simultanée de l'évolution scientifique, au progrès fondamental de l'esprit humain: non-seulement, sous l'aspect scientifique proprement dit, en établissant toutes les bases essentielles d'une étude pleinement philosophique de l'homme, susceptible de préparer enfin celle de la société; mais surtout, comme je l'ai d'avance indiqué au chapitre précédent, sous le rapport purement logique, en constituant la partie de la philosophie naturelle où, d'après l'intime solidarité évidente des divers phénomènes, l'esprit synthétique doit finalement prévaloir sur l'esprit analytique, de manière à développer spontanément la disposition mentale la plus nécessaire aux spéculations sociologiques, par une influence active et continue que les tendances dispersives de la philosophie inorganique ne sauraient désormais neutraliser, quelle que soit d'ailleurs la puissance actuelle d'une vicieuse imitation provisoire, d'abord inévitable, et même, à certains égards, indispensable. C'est principalement ainsi que le mouvement scientifique se trouvait alors, par sa nature, quoique à l'insu de ses divers coopérateurs spéciaux, profondément lié à l'immense crise politique qui poursuivait prématurément la régénération sociale, avant que la seule base philosophique susceptible de lui fournir un solide fondement rationnel pût sortir convenablement d'une telle préparation abstraite.

Pendant que s'accomplissaient ces divers progrès spéculatifs, l'influence sociale de la science recevait partout de notables accroissemens, tendant tous à mieux incorporer l'élément scientifique au système fondamental de la sociabilité moderne. Au milieu des plus grands orages politiques, surgissent alors d'importans établissemens destinés à propager l'instruction scientifique, quoiqu'en lui conservant toujours un caractère de spécialité, déjà toutefois beaucoup moins prononcé. En même temps, dans toutes les parties de la grande république européenne, mais surtout en France, on voit croître sans cesse l'introduction usuelle des conditions scientifiques parmi les obligations préparatoires de professions très-multipliées; les pouvoirs les moins favorables à la réorganisation finale sont ainsi spontanément conduits à envisager de plus en plus les connaissances réelles comme d'indispensables garanties pratiques d'un ordre régulier et stable. Outre les nouveaux services spéciaux alors si heureusement rendus par la science à l'industrie, et sur lesquels il serait assurément superflu d'insister ici, il faut distinguer, à cette époque, une opération plus générale, où la science a marqué, d'une manière non moins honorable que salutaire, sa profonde influence sur la vie sociale actuelle, en présidant à l'institution d'un admirable système de mesures universelles, aussi noblement exécuté que sagement conçu, et qui, émané de la France révolutionnaire, tend à dominer aujourd'hui chez toutes les populations avancées[18]. Indépendamment de son évidente utilité directe, cette mémorable intervention du véritable esprit spéculatif dans le règlement d'un ordre de relations humaines où il semblait d'abord si étranger, est éminemment propre à faire déjà pressentir les améliorations capitales que devra retirer ultérieurement, à tant d'autres égards, l'existence moderne, d'une judicieuse rationalisation de ses actes les plus pratiques, quand l'influence scientifique convenablement généralisée aura suffisamment pénétré dans toute l'économie élémentaire de nos sociétés régénérées.

Note 18: L'institution générale de cette grande opération présente d'ailleurs, sous le point de vue social, un caractère fort remarquable et trop peu apprécié, par une constante sollicitude, non moins généreuse que rationnelle, à en écarter, autant que possible, tout attribut de nationalité qui aurait pu entraver son universelle propagation ultérieure. Quoique la plupart des états européens n'aient répondu que d'une manière tardive et insuffisante au noble appel que la France leur avait, dès l'origine, solennellement adressé à ce sujet, l'équitable postérité n'oubliera point que cette importante rénovation fut toujours conçue et accomplie en vue d'une destination directement commune à l'ensemble des populations civilisées, indistinctement invitées, pour ce motif spécial, à une coopération régulière, malgré la guerre la plus active, par l'éminente assemblée qui dirigeait alors la crise révolutionnaire.

Après avoir sommairement caractérisé les admirables progrès de la science réelle pendant le dernier demi-siècle, il importe beaucoup d'apprécier avec soin les vicieuses tendances, soit mentales, soit même morales, qui s'y sont également développées de plus en plus, sous l'exagération croissante d'un esprit de spécialité dispersive, graduellement détourné de sa destination provisoire, par l'empirisme et l'égoïsme combinés de la classe mal instituée qui devait servir d'organe imparfait à cette indispensable évolution préliminaire. Quoique, en général, cette classe, sauf un très-petit nombre d'éminentes exceptions individuelles, me soit aujourd'hui personnellement hostile, comme l'a trop prouvé sa conduite oppressive envers moi, je voudrais pouvoir supprimer ou adoucir ce pénible examen, s'il ne formait évidemment un élément nécessaire de mon élaboration finale, où il doit surtout indiquer combien les savans actuels sont radicalement éloignés des idées et des mœurs sans lesquelles ils resteraient toujours indignes de la haute destination sociale que leur réserve spontanément la vraie nature générale de la civilisation moderne. Plus la science réelle doit maintenant devenir la principale base intellectuelle de la régénération finale, plus il devient indispensable d'y signaler, et même d'y flétrir, les préjugés et les passions qui constituent désormais le plus dangereux obstacle à l'accomplissement effectif de cette grande mission philosophique.

Un fréquent contraste historique a dès longtemps montré que la principale opposition à l'élévation politique d'une classe quelconque provient presque toujours des aveugles résistances intérieures, individuelles et même collectives, qui s'y développent spontanément, à cause des pénibles conditions préalables, mentales ou morales, qu'exige inévitablement une telle ascension chez tous ceux qui doivent y participer. Le grand Hildebrand, par exemple, poussant définitivement le clergé catholique à la tête de la société européenne, ne rencontra jamais, en réalité, de plus redoutables adversaires que chez la corporation sacerdotale, alors bien plus choquée de la difficile réformation spirituelle qu'exigeait d'abord un tel triomphe, que touchée d'un ascendant dont la plupart de ses membres avaient peu d'espoir de jouir personnellement. Il ne faut donc pas s'étonner ni s'alarmer aujourd'hui de la déplorable antipathie des passions et des préjugés scientifiques contre une transformation fondamentale, sans laquelle la science moderne ne saurait obtenir la véritable influence politique qui lui est prochainement réservée, sous les conditions convenables, par l'évolution générale de l'humanité, et que désire même secrètement, quoique d'une manière vague et incohérente, l'instinct confus des savants actuels; car, désormais, ce n'est plus d'ambition qu'ils manquent ordinairement, mais de portée et d'élévation. L'admirable perfection partielle que manifeste, à tant d'égards, le système de nos connaissances positives, doit fréquemment produire une profonde illusion sur la valeur réelle de la plupart de ces coopérateurs successifs, dont chacun n'a presque jamais contribué que pour une part minime et facile à cette formation collective et graduelle qui caractérise une telle élaboration plus qu'aucune autre construction humaine. D'ailleurs, le public ignore souvent que, d'après une spécialisation empirique, conduisant à une excessive restriction intellectuelle, chaque savant dont il honore justement le mérite particulier ne pourrait offrir, sous tout autre aspect mental, même scientifique, qu'une inqualifiable médiocrité: les rares observateurs qui reconnaissent cette monstrueuse inégalité, sont même disposés aujourd'hui, par une vicieuse théorie métaphysique de la nature humaine, à y voir complaisamment une nouvelle preuve d'une irrésistible vocation. L'appréciation générale du système théologique, surtout dans sa perfection catholique, nous a montré hautement, contre l'opinion vulgaire, combien le clergé y était réellement supérieur à la religion: or, la science moderne nous présente un contraste exactement inverse; car, jusqu'ici, les docteurs y sont, d'ordinaire, très-inférieurs à la doctrine. Mais il convient maintenant de caractériser directement les principales aberrations temporaires, d'abord intellectuelles, ensuite morales, qui rendent aujourd'hui les savans généralement impropres et même hostiles à une réorganisation spirituelle dont la science, convenablement systématisée, peut seule fournir enfin la base rationnelle, comme le prouve clairement l'ensemble de notre élaboration sociologique.

En complétant, dans la leçon précédente, une explication historique commencée au cinquante-troisième chapitre, j'ai déjà suffisamment établi la nécessité provisoire du régime de spécialité scientifique, après l'indispensable séparation qui détacha la science moderne de la mémorable philosophie scolastique propre à la fin du moyen âge. Nous avons ainsi reconnu que, la formation des diverses sciences fondamentales ayant été inévitablement successive, suivant la complication croissante de leurs phénomènes respectifs, l'esprit positif n'aurait pu, en chaque cas principal, développer convenablement ses vrais attributs caractéristiques, sans cette institution partielle et exclusive des différens ordres de spéculations abstraites. Mais, la destination propre de ce régime initial indiquait, en même temps, sa nature passagère, en limitant son office essentiel au seul âge préliminaire où la positivité rationnelle n'aurait point encore pénétré dans toutes les grandes catégories élémentaires; ce qui la bornait réellement aux dix-septième et dix-huitième siècles, suivant nos explications antérieures. Les deux éternels législateurs primitifs de la philosophie positive, Bacon et surtout Descartes, avaient dignement pressenti combien devait être purement provisoire cet ascendant préalable du génie analytique sur le génie synthétique: et, sous leur puissante impulsion, les savans, plus rationnels, de ces deux siècles poursuivirent, en effet, presque toujours leurs importans travaux partiels, en y voyant d'indispensables matériaux pour la construction ultérieure d'un véritable système philosophique, quelque vague et imparfaite notion qu'ils dussent alors s'en former. Si cette tendance spontanée avait pu être pleinement motivée, cette marche préparatoire aurait évidemment cessé aussitôt que l'avénement décisif de la grande science biologique, étendue même aux fonctions intellectuelles et morales, en aurait doublement marqué le terme nécessaire, pendant le demi-siècle auquel ce chapitre est consacré, soit en complétant ainsi le système fondamental de la philosophie naturelle, sous la seule réserve d'une prochaine adjonction inévitable des études sociales, soit en constituant un ordre de spéculations où, par la nature des phénomènes, l'esprit d'ensemble doit ordinairement prévaloir sur l'esprit de détail. Mais, au contraire, les habitudes dispersives précédemment contractées ont aujourd'hui poussé le régime préliminaire de la spécialité scientifique jusqu'à la plus désastreuse exagération, dogmatiquement justifiée par de vains sophismes métaphysiques, qui s'efforcent de lui imprimer une consécration absolue et indéfinie, à l'époque même où, par le suffisant accomplissement de sa destination temporaire, il devrait faire place au régime définitif de la généralité rationnelle, devenu maintenant indispensable à notre principal besoin, à la fois mental et social. Suivant ces empiriques prétentions, il semblerait que l'économie élémentaire de l'entendement humain est désormais radicalement changée, et qu'il n'y faut plus reconnaître, comme auparavant, deux genres, ou plutôt deux degrés, d'esprit, l'un analytique, l'autre synthétique, également indispensables aux spéculations pleinement positives, et qui doivent tour à tour dominer l'évolution intellectuelle, individuelle ou collective, selon les exigences propres à chaque âge: le premier plus apte à saisir partout les différences, le second les ressemblances; l'un tendant toujours à diviser, l'autre à coordonner; et, par suite, le premier destiné surtout à l'élaboration des matériaux, le second à la construction des édifices. Anarchiquement ameutés contre ce dualisme fondamental, les maçons actuels ne veulent plus souffrir d'architectes!

Sous cette vicieuse prolongation, un régime d'abord indispensable devient désormais directement contraire à sa propre destination, en interdisant la conception totale de ce même esprit positif dont il pouvait seul permettre la formation partielle. L'ensemble de ce Traité nous a, en effet, pleinement démontré la réalité du principe fondamental, posé, dès le début, sur la nécessité, non-seulement d'un exercice scientifique quelconque pour développer convenablement un tel esprit, mais aussi de l'extension graduelle de cette étude à tous les divers ordres essentiels de phénomènes, suivant leur vraie hiérarchie naturelle, afin de connaître suffisamment les différens attributs généraux de la positivité rationnelle, qui ne sauraient être simultanément caractérisés par une science unique, qu'après que toutes les autres ont fait dignement apprécier chacun d'eux. Or, selon cette évidente condition, la déplorable organisation actuelle du travail scientifique s'oppose immédiatement à ce que la philosophie positive soit réellement comprise par personne, puisque chaque section de savans n'en connaît que des fragmens isolés, dont aucun ne saurait suffire à une conception vraiment décisive: ce qui doit inévitablement maintenir partout la stérile prépondérance passive de l'ancienne philosophie théologico-métaphysique, excepté, chez chaque intelligence, envers un seul ordre d'idées dont la réaction spontanée ne saurait avoir, à cet égard, qu'une simple efficacité critique, sans pouvoir aucunement remplacer cette antique constitution philosophique. Cette étrange situation, où chaque savant offre un si funeste contraste entre la nature avancée de certaines conceptions partielles et la honteuse vulgarité de toutes les autres, se manifeste habituellement par l'institution radicalement contradictoire des académies actuelles, qui, malgré leur vaine prétention de laisser toujours prévaloir les conditions d'aptitude, sont ainsi nécessairement conduites, dans leurs délibérations ordinaires, soit qu'il s'agisse d'un choix personnel ou d'une mesure générale, à soumettre toutes les décisions quelconques à une majorité scientifique essentiellement incompétente, dont l'aveugle instinct doit rarement résister aux préjugés et même aux passions des diverses coteries régnantes[19]. Le morcellement caractéristique de ces corporations, image fidèle et suite nécessaire de leur dispersion mentale, y augmente beaucoup ces graves inconvéniens naturels, en y facilitant l'ascendant des médiocrités si souvent envieuses de toute élévation philosophique dont elles se sentent incapables. Depuis que le milieu social, d'où cherchent vainement à s'isoler ces compagnies arriérées, offre partout l'active poursuite, jusqu'ici trop illusoire, de généralités nouvelles, en harmonie avec le besoin fondamental d'une situation sans exemple, il est profondément déplorable que la science réelle, seule destinée à fournir le principe de cette grande solution, soit à tel point dégradée par l'impuissance ou l'égarement de ses interprètes, qu'elle semble aujourd'hui prescrire le rétrécissement intellectuel, et condamner aveuglément tout effort quelconque de généralisation. La prépondérance spirituelle semble dès lors devoir appartenir à ceux qui se font un facile mérite d'une restriction systématique de vues et de travaux, le plus souvent due à leur infériorité personnelle ou à l'insuffisance de leur éducation. Aujourd'hui, l'ingénieux philosophe qui a tant contribué à la juste illustration des savans serait certainement repoussé d'une corporation où sa mémoire est à peine l'objet de la dédaigneuse reconnaissance d'une foule d'esprits incapables d'apprécier sa haute valeur. Pareillement, le grand Buffon, dont cette même académie était jadis si fière, n'y pourrait maintenant trouver place, à moins que ses expériences sur le refroidissement des métaux ou sur la cohésion des bois n'y obtinssent grâce pour des conceptions générales qui ne pourraient se formuler par aucun mémoire proprement dit, quoiqu'elles aient ensuite secrètement fourni à d'autres la base réelle de beaucoup de travaux retentissans: c'est, comme on sait, au sein de cette assemblée, que, sous l'envieuse impulsion de Cuvier, on a tenté, avec une sorte de succès passager, de réduire cet éminent penseur au seul mérite littéraire.

Note 19: En suivant avec attention les actes officiels de l'Académie des Sciences de Paris et de nos autres corps savans, depuis que leurs attributions sociales ont reçu toute l'extension effective qu'elles offrent aujourd'hui, il est aisé d'y reconnaître presque toujours, indépendamment des mauvaises passions dont je caractériserai ci-après l'intervention spontanée, la déplorable influence permanente de la spécialité dispersive et du rétrécissement intellectuel dont ces corporations se glorifient si aveuglément. La vicieuse prépondérance continue de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble a rendu les savans actuels tellement incapables d'aucune espèce de gouvernement quelconque, même scientifique, que, comme je l'ai indiqué à la fin du quarante-sixième chapitre, tout homme sensé, étranger à la science, mais habitué aux affaires générales, aboutirait ordinairement à de meilleurs choix et concevrait de plus sages mesures que ne peuvent le faire maintenant ces compagnies spéciales, d'où émanent communément, pour nos principales institutions de haut enseignement, tant de nominations désastreuses et tant de mesures absurdes.

Relativement à ces inconvéniens généraux, il existe, entre les diverses classes de savans, une profonde inégalité nécessaire, d'après le degré d'indépendance et de simplicité des phénomènes respectifs. Suivant notre hiérarchie fondamentale, les géomètres, à raison de l'abstraction supérieure de leurs études, naturellement affranchies de toute subordination préalable envers aucune branche directe de la philosophie naturelle, doivent être communément les plus exposés aux dangers d'une spécialisation empirique, dont le principe leur est surtout dû. Aussi est-ce chez eux que le véritable esprit positif est, au fond, le plus méconnu, malgré sa source nécessairement mathématique, comme je l'ai fait assez sentir dans les deux premiers volumes de ce Traité. Toute leur philosophie générale se borne aujourd'hui à rêver vaguement, pour un lointain et confus avenir, une chimérique extension universelle de leur analyse aux divers phénomènes quelconques, d'après une vaine unité scientifique toujours fondée sur l'irrationnelle prépondérance d'un des fluides métaphysiques dont ils maintiennent si déplorablement l'usage; le caractère absolu de l'antique philosophie s'est certainement plus conservé chez eux que parmi les autres savans, par suite d'une plus grande restriction mentale. Au contraire, les biologistes, occupés de spéculations nécessairement dépendantes de tout le reste de la philosophie naturelle, et relatives à un sujet où toute décomposition artificielle rappelle spontanément une indispensable combinaison ultérieure, d'après l'intime solidarité continue des phénomènes correspondans, seraient naturellement les moins livrés aux aberrations dispersives, et les mieux disposés au régime vraiment philosophique, si leur éducation était aujourd'hui en suffisante harmonie avec leur destination, et si une servile imitation ne les entraînait encore à transporter trop aveuglément, dans leurs travaux ordinaires, des conceptions et des habitudes essentiellement propres aux études inorganiques. Toutefois, leur inévitable antagonisme, quoique jusqu'ici trop subalterne, contribue déjà très-utilement à contenir, bien que faiblement, la déplorable tendance scientifique qui résulterait maintenant d'un entier ascendant des géomètres. Ce conflit nécessaire menace constamment les académies actuelles d'une prochaine dissolution spontanée, parce que leur nature se rapporte surtout à un âge préparatoire où la philosophie inorganique, qui devait permettre la prépondérance de l'esprit de détail, était seule florissante: elle ne pourra rester longtemps compatible avec le développement rationnel d'une science où l'esprit d'ensemble doit évidemment prévaloir. Aussi peut-on noter que la formation systématique de la biologie, principale création scientifique de ce dernier demi-siècle, a été bien plus entravée que secondée par les corporations savantes, et surtout par la plus puissante d'entre elles, l'illustre Académie de Paris, qui ne sut point s'emparer du grand Bichat[20], qui s'unit honteusement à Bonaparte afin de persécuter Gall, et qui méconnut si radicalement la valeur de Broussais; sans parler du déplorable ascendant qu'y exerça trop longtemps le brillant mais superficiel Cuvier contre les admirables efforts de Lamarck, et ensuite de Blainville, pour fonder la saine philosophie biologique, dont le vrai sentiment est certainement bien plus complet et plus commun, même aujourd'hui, hors de cette compagnie que dans son sein[21].

Note 20: On a vainement tenté de pallier une telle exclusion d'après la mort prématurée de Bichat, enlevé pendant sa trente-deuxième année. Mais l'admirable précocité de son beau génie fut encore plus exceptionnelle, et méritait bien une glorieuse dérogation spéciale à des usages qui, d'ailleurs, soit avant lui, soit surtout après, ont souvent fléchi en faveur d'admissions plus hâtives, et certes moins éminentes, décernées à des mérites mieux appréciés d'une compagnie où dominent les géomètres. Il n'est pas inutile de remarquer, en outre, qu'aucune solennelle manifestation n'est ensuite venue offrir à la postérité, au sujet de Bichat, la digne imitation des nobles regrets qui ont tant honoré l'Académie Française à l'égard de Molière.

Note 21: Malgré l'appréciation plus facile que trouve ordinairement le mérite étranger, on a vu pareillement l'illustre Oken, que ses vicieuses inspirations métaphysiques n'empêcheront jamais d'être regardé comme l'un des principaux fondateurs de la vraie philosophie biologique, dédaigneusement écarté même de l'affiliation subalterne que cette académie accorde si aisément, quoique cette insuffisante justice y fût noblement réclamée par le plus digne émule de ce grand biologiste.

La seule justification spécieuse que des esprits consciencieux aient quelquefois essayée en faveur de cet irrationnel régime, dont je ne puis ici qu'indiquer sommairement les principaux désastres, consiste à présenter aujourd'hui la spécialisation exclusive comme l'unique garantie possible de la positivité des spéculations, en considérant l'accueil régulier des généralités comme devant aussitôt donner accès à toutes les conceptions vagues et illusoires qui pullulent maintenant. Mais cet étrange motif, fort semblable aux maximes politiques tendant à interdire totalement la parole ou la presse, à cause des évidens abus qu'on en peut faire, ne contient réellement, au fond, qu'une naïve confirmation involontaire de l'impuissance philosophique désormais propre à nos compagnies savantes, que l'on proclame ainsi radicalement incapables de distinguer assez les généralités vicieuses d'avec celles qui seraient bien conçues; en sorte que, de peur de laisser pénétrer les unes, il faille indistinctement repousser aussi les autres. Une appréciation plus judicieuse fait sentir, au contraire, que l'anarchie philosophique actuelle, systématiquement prolongée par cette stupide résistance académique, constitue la principale cause des dangers intellectuels contre lesquels on cherche justement, mais en vain, des garanties permanentes, qui ne sauraient admettre d'efficacité réelle qu'en reposant enfin sur la construction directe d'une véritable philosophie, dont la science, dignement généralisée, peut seule fournir la base positive. Bien loin que le régime dispersif suffise à défendre la raison publique de l'imminente invasion du charlatanisme universel, il lui fournit de nouvelles et nombreuses ressources, qui, pour être d'une autre espèce que celles relatives à l'abus des généralités, ne sont, à vrai dire, ni moins étendues, ni moins accessibles, et doivent certes devenir aujourd'hui plus dangereuses encore d'après l'aveugle confiance maintenant accordée, dans la science comme dans l'industrie, à toute spécialité quelconque, souvent aussi trompeuse chez la première que chez la seconde. On conçoit aisément, en effet, quels immenses moyens doivent ainsi trouver les demi-portées intellectuelles afin d'usurper une indigne prépondérance par une habile réserve scientifique, fondée sur certaines améliorations secondaires, et souvent même illusoires, qui, après quelques années d'une facile élaboration routinière, autorisent indéfiniment tant d'esprits vulgaires à repousser, avec un inqualifiable dédain, les plus éminentes spéculations philosophiques[22]. Tout lecteur bien préparé trouvera facilement, au sein des plus célèbres académies actuelles, des occasions trop multipliées d'apprécier les désastreuses ressources que présente à de telles usurpations notre déplorable régime scientifique; surtout lorsque, à une adroite affiliation à quelque coterie puissante, on peut joindre, avec une certaine opportunité, du moins apparente, l'usage spécieux du langage algébrique, si souvent employé de nos jours, comme je l'ai hautement signalé, à déguiser la médiocrité intellectuelle sous la prétendue profondeur que semble annoncer encore une langue trop peu répandue jusqu'ici pour que le seul mérite de la parler, dans un style d'ailleurs quelconque, ne doive pas provisoirement tenir lieu d'une vraie supériorité mentale, en un temps où le public ignore combien elle est susceptible, comme toute autre, et même davantage, de dégénérer en un verbiage vide d'idées. Jusque chez les juges spéciaux dont la compétence est le moins contestable, ces vicieuses habitudes dispersives s'opposent fréquemment, sans excepter les questions mathématiques, à une saine appréciation comparative des diverses valeurs réelles, si ce n'est après une longue expérience tardive, qui n'empêche point d'injustes prééminences. C'est ainsi, pour me borner à un seul grand exemple historique, dont les analogues seraient faciles à multiplier, que, chez la plupart des géomètres, l'habile charlatanisme de Laplace éclipsa longtemps la noble spontanéité de Lagrange, malgré l'immense distance inverse que l'équitable postérité commence à mettre entre l'incomparable génie du second et le talent spécial du premier. L'insuffisance radicale du mode habituel d'appréciation scientifique est surtout marquée, dans ce célèbre contraste mathématique, par l'étrange réputation philosophique qu'était parvenu à se faire, d'après un pompeux verbiage, l'un des géomètres les moins réellement philosophes qui aient jamais existé; tandis que le caractère profondément philosophique, qui distingue assurément les principales conceptions de Lagrange, ne lui valut jamais aucune application d'un titre qu'il n'ambitionnait pas, et dont ceux qui l'accordaient avec un tel discernement étaient incapables de comprendre la vraie signification fondamentale.

Note 22: Si une telle indication générale pouvait être ici prolongée jusqu'à la discussion personnelle, il serait facile, par un examen impartial et approfondi de la composition actuelle des diverses corporations savantes, sans excepter la plus éminente d'entre elles, de constater que le régime de la spécialité dispersive, bien loin de tendre, comme on le suppose, à en exclure les médiocrités ambitieuses, y est, au contraire, de sa nature, surtout aujourd'hui, très-favorable à leur intronisation; car, sauf un fort petit nombre d'heureuses exceptions, ces compagnies sont désormais essentiellement composées de chétives intelligences, qui, malgré leur bruyante importance passagère, n'ont dû leur élévation officielle qu'à des titres beaucoup plus spécieux que réels, et dont les noms ne devront certainement laisser aucune trace durable dans l'histoire véritable de notre évolution mentale, où leur entière omission ne saurait occasionner, sous aucun aspect, la moindre lacune appréciable pour la filiation effective des différens progrès scientifiques. Mais cette application individuelle, que le lecteur suffisamment informé peut du reste ébaucher sans difficulté, serait évidemment contraire à l'esprit et à la destination de ce Traité; quoiqu'elle puisse, en d'autres circonstances, devenir opportune, et même indispensable, si une résistance trop aveugle ou trop malveillante m'obligeait un jour à pousser ailleurs ma démonstration principale jusqu'à ce degré de particularité, auquel je suis d'avance tout préparé, quels qu'en puissent être les dangers.

Tous ces vices généraux du régime scientifique actuel ont spontanément trouvé, pendant le dernier demi-siècle, une commune manifestation permanente, par suite même de la nouvelle importance sociale que cette époque a dû procurer aux savans, et qui a fait simultanément ressortir leur insuffisance mentale et l'infériorité morale correspondante: car, chez la classe spéculative, l'élévation de l'âme et la générosité des sentimens peuvent difficilement se développer sans la généralité des pensées, d'après l'affinité naturelle qui doit y exister entre les vues étroites ou dispersives et les penchans égoïstes. Sous la seconde phase moderne, et encore plus sous la troisième, l'encouragement systématique des sciences, caractérisé au chapitre précédent, s'était habituellement exercé suivant un mode très-judicieux, en heureuse harmonie, soit avec les conditions de la situation contemporaine, soit avec les besoins de l'avenir immédiat; il consistait, comme on sait, à gratifier les savans de pensions suffisantes pour permettre le libre cours de leurs travaux, mais en évitant soigneusement de leur conférer aucune attribution active. Or, depuis le début de la crise révolutionnaire, et principalement aujourd'hui, une générosité irréfléchie a entraîné les divers gouvernemens, surtout en France, à changer avant le temps ce système provisoire, pour lui substituer déjà le seul régime qui puisse définitivement persister, en fondant désormais une existence plus indépendante sur la juste rémunération de fonctions directement utiles; sans examiner si les savans actuels étaient, en réalité, assez préparés à une transformation aussi désirable. Comme l'éducation constitue nécessairement la principale destination élémentaire de tout pouvoir spirituel, on a dû ainsi livrer de plus en plus aux corporations savantes, non l'éducation générale où elles ne pouvaient encore prétendre aucunement, mais les diverses institutions de haut enseignement spécial, qui avaient été successivement établies pour plusieurs professions publiques, et qui furent alors beaucoup agrandies. Toutefois, par cela même que l'éducation caractérise, en un cas quelconque, le premier degré du gouvernement intellectuel et moral, elle exige impérieusement cet esprit d'ensemble sans lequel aucun gouvernement ne saurait remplir son office, fût-ce sous les plus simples aspects. Il était donc aisé de prévoir que les habitudes dispersives de la spécialité scientifique rendraient les académies actuelles essentiellement impropres aux importantes attributions sociales qui leur étaient ainsi prématurément conférées: car, la première condition réelle de tout pouvoir spirituel consiste assurément en une philosophie pleinement générale, quelle qu'en soit la nature; et jusqu'ici les savans n'en ont évidemment aucune qui leur soit propre. Quoique, réunis, ils possèdent les fragmens épars et incohérens, mais infiniment précieux, de la seule philosophie durable qui puisse aujourd'hui s'établir, ils ne savent pas l'y voir, et s'opposent aveuglément à ce que d'autres l'y cherchent. Cette épreuve permanente peut donc être maintenant utilisée pour mettre dans tout son jour l'inaptitude sociale des corps savans actuels, même envers les fonctions auxquelles ils doivent sembler le mieux préparés: on doit ainsi convenablement apprécier l'intime réalité des obligations philosophiques indispensables à l'avénement ultérieur d'une véritable organisation spirituelle, même seulement partielle. Mais on eût difficilement prévu, avant cette irrécusable expérience, jusqu'à quel déplorable degré l'égoïsme s'y joindrait à l'empirisme pour constater directement la tendance anti-progressive qui caractérise nécessairement, en un cas quelconque, tout régime purement provisoire, lorsque, après avoir dépassé l'âge de son heureuse efficacité temporaire, il est appliqué, dans un nouveau milieu, à une destination incompatible avec ses dispositions initiales. Ce grave résultat est aujourd'hui, en France, suffisamment accompli, et sa manifestation directe importe beaucoup à la netteté des conclusions générales propres à ma grande démonstration historique, afin de faire mieux ressortir la principale condition, à la fois intellectuelle et morale, d'une régénération spirituelle dont la vraie nature est encore très-peu comprise. Je dois donc compléter cette indispensable critique d'une vicieuse organisation scientifique, en osant ici signaler sans détour, quoique sommairement, une dégénération vraiment décisive, dont les effets immédiats sont d'ailleurs très-pernicieux déjà à d'importans services publics; quelque nouvelle ardeur que cette loyale appréciation doive nécessairement procurer aux puissantes antipathies spontanément liguées contre moi.

En conférant à notre Académie des Sciences le choix des professeurs destinés, dans les diverses chaires spéciales, au plus haut enseignement scientifique, la généreuse confiance du gouvernement français n'avait institué aucune précaution légale contre les abus que cette illustre compagnie pourrait faire un jour d'une telle attribution permanente, au profit exclusif de ses propres membres. Peut-être même avait-on présumé que, chez une corporation où un long usage porte chaque académicien à s'abstenir de concourir avec les autres savans quant aux divers prix scientifiques qu'elle est appelée à décerner, ce respect naturel pour les conditions scrupuleuses d'un impartial jugement déterminerait spontanément, envers un concours beaucoup plus important à tous égards, une pareille observance des garanties ordinaires d'une véritable équité, sans exiger des prescriptions formelles qui auraient pu sembler injurieuses à la délicatesse personnelle de tant d'hommes recommandables. Mais on avait ainsi méconnu la dangereuse tentation à laquelle on exposait dès lors, en un temps d'anarchie morale, un corps où les natures vulgaires avaient déjà trop de facilité à pénétrer, et où d'ailleurs la dispersion mentale devait d'abord empêcher sincèrement une suffisante distinction entre la capacité académique proprement dite, telle que la caractérisent encore nos habitudes transitoires, et la capacité vraiment didactique, toujours liée nécessairement à des conditions philosophiques; c'est-à-dire entre l'esprit de détail et l'esprit d'ensemble, ou entre le régime analytique et le régime synthétique, si mal comparés jusqu'ici, surtout chez les savans[23]. Primitivement entraînée par cette inévitable illusion, suite naturelle d'une spécialisation empirique, cette compagnie a finalement abusé de cette nouvelle mission publique, au profit, de plus en plus exclusif, de ses propres membres, qui forment désormais une sorte de ligue permanente, à la fois spontanée et systématique, pour se garantir les uns aux autres, contre tout rival étranger, non-seulement la possession d'honorables sinécures, juste équivalent des anciennes pensions, mais aussi et surtout le monopole universel du haut enseignement scientifique, quelle que pût être, en chaque cas, leur inaptitude notoire à d'importantes fonctions actives, même en contraste avec la supériorité la mieux constatée de leurs concurrens extérieurs. Le monde savant a déjà suffisamment compris, en France, cette déplorable dégénération; puisque l'expérience y a fait maintenant reconnaître l'impossibilité totale de lutter heureusement contre aucun académicien, dans les diverses nominations ainsi confiées à cette corporation, auprès de laquelle la plus éminente aptitude à l'enseignement, spécialement confirmée par de longs et utiles services, vient, en effet, toujours échouer devant les plus étranges prétentions du moindre producteur de Mémoires une fois parvenu à y pénétrer sous des titres quelconques, parmi lesquels néanmoins l'Académie répugnerait à introduire désormais aucune condition didactique directement relative à des fonctions dont la qualité académique confère cependant aujourd'hui l'investiture privilégiée. Outre la dangereuse tendance d'un tel régime à confier souvent d'importans offices publics à des hommes profondément incapables de s'en acquitter convenablement, on conçoit aisément le funeste découragement qu'il doit produire parmi les professeurs français; puisque les plus dignes fonctionnaires ne peuvent plus espérer d'accès aux diverses chaires du haut enseignement scientifique, si ce n'est envers les postes trop improductifs ou trop pénibles pour tenter aucun académicien.

Note 23: Afin de mieux marquer ici combien est aujourd'hui profondément enracinée, chez cette célèbre compagnie, cette désastreuse confusion philosophique, je crois devoir signaler brièvement un fait particulier, qui, par l'ensemble de ses circonstances, me paraît, à cet égard, tellement caractéristique, que, malgré que le cas me soit personnel, le lecteur me saura gré, sans doute, de l'avoir spécialement rappelé, en m'y bornant d'ailleurs à ce qui l'érige en symptôme réel de l'esprit dominant.

Ma dernière candidature, mentionnée dans la préface de ce volume, pour la chaire mathématique que j'avais, par intérim, activement occupée à l'École Polytechnique, m'avait conduit à adresser à l'Académie des Sciences de Paris, le 3 août 1840, une lettre uniquement destinée à établir, en général, la distinction rationnelle entre les élections purement académiques et les élections essentiellement didactiques, spécialement indispensable en une telle occasion; d'où je concluais que des traités et des leçons devaient alors constituer des titres plus décisifs que de simples Mémoires de détail, dont la considération eût, au contraire, dû prévaloir, s'il se fût agi d'une admission à l'Académie, tant que durera sa constitution actuelle. La lecture officielle de cette lettre, toute philosophique, écrite avec des ménagemens que sa publication immédiate fit bientôt apprécier, avait été expressément demandée par un membre (M. de Blainville), suivant une formelle disposition réglementaire, qui, sous cette seule condition préalable, oblige l'Académie à entendre textuellement toute semblable communication. Ce corps devait assurément être touché de l'honorable confiance que je lui témoignais en lui soumettant une telle discussion, quoique à l'occasion d'une concurrence personnelle avec l'un de ses membres; ce qui semblait d'ailleurs devoir mieux assurer, à mon égard, pour une lutte aussi périlleuse, le scrupuleux accomplissement des garanties protectrices, alors devenues non moins nécessaires à l'honneur de la compagnie qu'à ma propre sécurité. Néanmoins, dès les premières phrases de cette lecture obligatoire, M. Thenard osa demander sa suppression totale; appuyé par M. Alexandre Brongniart, il obtint bientôt cette mesure exceptionnelle, sans que le président (M. Poncelet) adressât à une majorité inattentive aucune remontrance quelconque sur une pareille violation du règlement académique: la voix loyale et courageuse de M. de Blainville fut la seule qui réclamât à la fois au nom de l'équité, de la convenance et de la vraie dignité. Le contraste décisif d'un tel accueil avec la paisible admission, quatre ans auparavant, d'une lettre toute semblable, soit pour le fond, soit pour la forme, ne permet pas d'attribuer cette étrange différence à d'autre motif réel, sinon que, en 1836, je ne m'étais trouvé en concurrence avec aucun académicien; car mes titres spéciaux étaient d'ailleurs devenus, en 1840, beaucoup plus incontestables, d'après la manière dont j'avais provisoirement rempli les fonctions que je venais ainsi réclamer, selon l'irrécusable témoignage de l'illustre Dulong, qui, comme directeur des études de l'École Polytechnique, y avait personnellement suivi mes leçons. Au reste, cette mesure, à la fois ignoble et puérile, où une puissante corporation se ruait sur un seul homme pour étouffer, au profit d'un de ses membres, une juste discussion, excita aussitôt, partout ailleurs qu'au sein d'une compagnie probablement entraînée par une manœuvre concertée, l'indignation la plus unanime, soit parmi le public scientifique, soit chez la presse périodique, qui, sans aucune distinction de parti, sut alors remplir spontanément sa noble mission protectrice contre les préjugés et les passions de tous les pouvoirs aveuglés ou arriérés.

Pour compléter cette observation, en y montrant combien les meilleurs esprits sont déjà dominés par la déplorable tendance qu'elle révèle, je dois ajouter que l'un des plus éminens académiciens, M. Poinsot, qui, entre les géomètres français vivans, est assurément le moins éloigné du véritable état philosophique, et qui d'ailleurs affecta toujours envers moi une stérile bienveillance, n'osa point, en ce cas décisif, appuyer de sa juste autorité la voix indépendante de son énergique collègue, afin d'épargner à sa corporation l'inévitable réprobation publique qui s'attache à toute iniquité constatée. Outre que cet illustre savant était personnellement convaincu de la supériorité de mes droits, il m'avait expressément écrit qu'il soutiendrait, en cas de contestation, la lecture officielle de ma lettre, dont il avait eu préalablement connaissance. Cet ingénieux géomètre, toujours si disert et si incisif quand sa personnalité est mise en jeu, préféra donc violer un engagement formel, pour s'associer, par un lâche silence, à cette turpitude académique, plutôt que de paraître blâmer, envers un de ses confrères, le funeste monopole maintenant usurpé par sa compagnie au préjudice de toute capacité extérieure. Tous ceux de mes lecteurs qui auront remarqué, dans les deux premiers volumes de ce Traité, l'éclatante justice que je me suis plu à rendre au mérite trop peu apprécié de cet éminent académicien, regretteront sans doute avec moi que son caractère ne soit point au niveau de son intelligence, quoique son âge avancé, et le juste ascendant dont il jouit dussent spécialement faciliter l'indépendance de sa conduite; ce qui montre combien est désormais profondément enracinée, chez nos savans, la dangereuse aberration, à la fois morale et mentale, inhérente à une prolongation exagérée de l'anarchie philosophique.

L'intime dégénération indiquée par de tels symptômes confirme l'état purement provisoire d'une classe spéculative où l'actif sentiment du devoir a dû s'affaiblir au même degré que le véritable esprit d'ensemble, et chez laquelle on remarque, en effet, aujourd'hui, encore plus que partout ailleurs, une systématique prépondérance de la morale métaphysique fondée sur l'intérêt personnel. Bientôt, peut-être, la science elle-même en sera profondément atteinte, soit parce qu'une trop avide concurrence menace d'y déterminer, chez des natures trop inférieures, une altération volontaire de la véracité des observations, soit à cause de la surexcitation qu'une cupidité croissante est exposée à y recevoir des relations plus directes et plus actives entre les spéculations scientifiques et les opérations industrielles. C'est ainsi que s'annonce, à tous égards, la fin prochaine du régime préliminaire. Il ne saurait désormais entraver longtemps l'impulsion décisive destinée à régénérer la science moderne par une indispensable généralisation, qui, sans compromettre sa positivité, et même en la consolidant beaucoup, organisera enfin sa suffisante harmonie avec les principaux besoins de notre situation fondamentale. Aussi, en terminant cette pénible mais inévitable digression, qui pouvait seule faire énergiquement sentir combien la régénération spirituelle exige préalablement une rénovation philosophique, à la fois morale et mentale, pouvons-nous résumer entièrement l'ensemble d'une telle appréciation, en considérant historiquement les savans proprement dits comme une classe essentiellement équivoque, destinée à une prochaine élimination, en tant qu'intermédiaires entre les ingénieurs et les philosophes, sans avoir nettement aucun de ces deux caractères tranchés, puisqu'ils se rapprochent des uns par la spécialité de leurs travaux, et des autres par l'abstraction de leurs spéculations[24].

Note 24: On peut même aisément reconnaître aujourd'hui que, par suite de ce caractère bâtard et de cette fausse position, nos corps savans remplissent désormais presque aussi mal les fonctions des ingénieurs que celles des philosophes. C'est ce que témoignent clairement, par exemple, les consultations technologiques journellement émanées de l'Académie des Sciences de Paris, où l'on voit trop souvent prôner de vicieuses innovations pratiques d'après d'insuffisantes considérations théoriques, appuyées de petits essais insignifians, guère plus décisifs, d'ordinaire, que les expériences agricoles si justement ridiculisées. De telles décisions ne rencontrent encore habituellement qu'une aveugle vénération chez un public incompétent, jusqu'à ce que l'application en ait tardivement dévoilé la légèreté. Mais quand elles pourront être convenablement assujetties à une véritable discussion, on ne tardera pas à comprendre que ces corporations équivoques ne se font, en général, aucune idée juste des conditions essentielles propres à garantir la sagesse et la stabilité de leurs jugemens technologiques, et que leurs attributions actuelles à cet égard seraient certainement beaucoup mieux exercées par une compagnie franchement formée de purs ingénieurs judicieusement choisis.

Ces deux élémens hétérogènes coexistent confusément aujourd'hui dans la constitution empirique de nos académies; mais ils tendront évidemment à s'y séparer de plus en plus, soit par l'extension croissante d'un mouvement industriel devenu plus rationnel, soit à mesure que le besoin d'une véritable réorganisation spirituelle sera mieux compris. La majeure partie des savans actuels ira se fondre parmi les purs ingénieurs, pour former une active corporation franchement destinée, sans aucune vaine diversion spéculative, à diriger l'ensemble de l'action de l'homme sur le monde extérieur, d'après des conceptions spécialement adaptées à une telle fin. Mais les plus éminens d'entre eux deviendront, sans doute, le noyau d'une véritable classe philosophique, directement réservée aujourd'hui à conduire la régénération intellectuelle et morale des sociétés modernes, sous l'impulsion permanente d'une commune doctrine positive, instituant une éducation scientifique vraiment générale, à laquelle serait toujours rationnellement subordonnée toute indispensable répartition ultérieure des divers travaux contemplatifs, en déterminant, à chaque époque, l'importance variable que l'ensemble de la situation humaine doit assigner à chaque catégorie abstraite, et, par suite, accordant maintenant la plus haute prépondérance aux études sociales, jusqu'à ce que la régénération finale soit suffisamment avancée[25]. Quant à ceux des savans actuels, ou plutôt de leurs successeurs immédiats, qui seraient incapables de s'élever habituellement à la généralité philosophique, et qui cependant dédaigneraient l'utile office spécial des ingénieurs, il resteront nécessairement, comme tous les êtres équivoques, en dehors de toute hiérarchie régulière, tant qu'ils n'auront pu s'investir convenablement d'un vrai caractère social, soit spéculatif, soit actif. Mais cette exclusion naturelle n'empêchera d'ailleurs aucunement, pendant cette inévitable transition, la juste appréciation continue de leurs propres travaux. Quoique leur étrange prépondérance actuelle doive alors entièrement cesser, ils trouveront chez les véritables philosophes plus d'équité qu'ils n'en montrent aujourd'hui envers eux: parce que la saine généralité fait dignement sentir le prix de toute utile spécialité, quelque rétrécie qu'elle puisse être; tandis que celle-ci, par sa restriction même, inspire l'aversion de toute conception vraiment complète, c'est-à-dire générale. Nulle politique normale ne saurait, en effet, assigner d'office réellement fondamental à des esprits radicalement disparates, dédaignant l'industrie, méconnaissant les beaux-arts, ne pouvant même entre eux ni se comprendre, ni s'estimer, parce que chacun d'eux veut tout ramener au sujet exclusif de son étroite préoccupation, enfin tous incapables, dans les opérations d'ensemble de la vie sociale, de prendre aucune délibération qui leur soit propre, faute d'une doctrine commune, et seulement aptes à fournir à une direction supérieure de précieux renseignemens partiels. On conçoit ainsi le secret instinct personnel qui, malgré de vaines démonstrations, pousse maintenant ces natures bâtardes et incomplètes à désirer involontairement la conservation indéfinie de la philosophie théologico-métaphysique, dont l'impuissance sociale leur permet aujourd'hui, outre le facile mérite d'une opposition banale, la prolongation effective de leur propre ascendant mental, qui serait, au contraire, incompatible avec l'active suprématie d'une philosophie vraiment positive, assignant à chacun, suivant une irrésistible rationnalité, sa fonction et son rang. Ces motifs peuvent aisément expliquer la profonde antipathie qu'inspirent aujourd'hui à ces étranges chefs provisoires de notre évolution mentale tous ceux qui, comme moi, s'efforcent d'instituer enfin, d'après des conceptions suffisamment générales, un véritable gouvernement intellectuel, d'autant plus redouté que sa positivité le rendrait plus efficace contre toutes les influences usurpées[26].

Note 25: Quelque inévitable que doive sembler, assurément, d'après nos explications antérieures, la prochaine décadence du régime dispersif propre aux académies scientifiques actuelles, et caractérisé par leur morcellement empirique, le remplacement définitif de ces corporations provisoires par des académies vraiment philosophiques est encore loin d'être immédiatement réalisable, faute d'un suffisant développement et d'une convenable propagation du véritable esprit philosophique. Chez la plus illustre de ces compagnies (l'Académie des Sciences de Paris), il n'existe peut-être aujourd'hui qu'un seul membre qui satisfît dignement aux conditions philosophiques, comme ayant seul judicieusement médité sur la marche réelle de l'esprit humain. Dans une telle situation, ces corporations pourraient, sans changer encore radicalement leur constitution initiale, prolonger et consolider utilement leur existence incomplète, par l'introduction d'une section nouvelle et prépondérante, spécialement consacrée à la physique sociale et à la philosophie positive; la juste suprématie rationnelle de cette section complémentaire étant d'ailleurs régulièrement marquée par son privilége exclusif de fournir toujours le président annuel et le secrétaire perpétuel de l'Académie, ainsi que par la participation déterminée aux délibérations partielles de chacune des autres sections. Malgré que cette institution intermédiaire fût certainement insuffisante pour l'entière régénération de nos Académies, elle pourrait heureusement préparer la transition finale de la constitution scientifique à la vraie constitution philosophique. Toutefois, l'empirisme et l'égoïsme dont le déplorable concours domine de plus en plus aujourd'hui chez de telles compagnies, les pousseront plutôt à écarter de toutes leurs forces un expédient aussi salutaire, qui désormais ne pourrait guère y être introduit que par la sage énergie d'un pouvoir supérieur, dont l'intervention convenable est, à cet égard, très-peu vraisemblable. Il est malheureusement beaucoup plus probable que la déconsidération croissante, à la fois intellectuelle et morale, dont ces corps sont aujourd'hui menacés, par une suite nécessaire du rétrécissement graduel de leurs vues et de la corruption progressive de leur conduite, détermineront, au contraire, leur suppression universelle, hâtée sans doute par l'inévitable accroissement de leurs dissensions intestines, avant le temps où de véritables corporations philosophiques pourront enfin s'élever à leur place.

Note 26: Les libres réunions scientifiques qui, depuis quelques années, commencent à se former temporairement sur les divers points principaux de la république européenne, et où le caractère cosmopolite de la science moderne surmonte si honorablement tout esprit de nationalité, peuvent être regardées, à beaucoup d'égards, comme un témoignage spontané d'un sentiment vague mais réel de l'insuffisance actuelle, à la fois mentale et sociale, de nos Académies officielles. Quoique ces rassemblemens périodiques ne puissent constituer jusqu'ici, à vrai dire, que d'heureuses occasions d'un noble divertissement, ils pourront ultérieurement faciliter la réorganisation scientifique dont ils indiquent confusément le besoin instinctif, quand l'apparition d'une véritable philosophie aura permis enfin d'apprécier convenablement, soit la nature propre de cette nouvelle nécessité, soit le mode effectif de régénération.

L'appréciation que nous venons de terminer doit actuellement faire comprendre aussi la sagacité révolutionnaire qui, sous le principal degré de la grande crise politique, avait disposé l'énergie progressive à ne pas excepter les plus estimables compagnies savantes de l'universelle suppression des corporations antérieures, dont l'esprit devait être, en effet, dans les cas même les plus favorables, plus ou moins opposé à la régénération finale. Nous venons de le constater, de la manière la plus décisive, envers une illustre académie qui, après tant d'éminens services partiels, constitue maintenant un puissant obstacle, d'abord intellectuel, et même ensuite moral, à toute véritable organisation spirituelle, par cela seul qu'elle consacre directement l'anarchique prépondérance de l'esprit de détail sur l'esprit d'ensemble, sans lequel ne saurait surgir une construction devenue aujourd'hui le premier besoin social. Toutefois, les illusions métaphysiques propres à l'unique philosophie qui pût alors diriger, avaient dû, à cet égard, ainsi qu'à tout autre, faire prendre une destruction pour une fondation, sans penser que ce qu'il fallait surtout changer, comme étant désormais radicalement nuisible, ce n'était point seulement la constitution légale de ces anciennes corporations, mais le vicieux régime mental dont elles n'offraient qu'une inévitable expression, et sur lequel les mesures politiques ne pouvaient avoir aucune action radicale. Aussi cette suppression prématurée, d'ailleurs si injustement flétrie, qui ne favorisait pas réellement la réorganisation spirituelle, en un temps où elle était encore totalement impossible, fut-elle bientôt suivie d'une facile restauration provisoire, parce qu'elle compromettait inutilement d'importans services partiels. Mais cet inévitable rétablissement, accompagné d'un surcroît essentiel d'attributions sociales, a mis en pleine évidence ultérieure, comme je viens de le montrer, l'entière impuissance politique de la classe scientifique actuelle, et même sa dégénération morale, d'après la vicieuse prolongation d'un régime mental purement provisoire, dont la destination propre était suffisamment accomplie, et qui pourtant n'a jamais été plus absolument prôné que depuis que, par une abusive extension, il est vraiment devenu beaucoup plus rétrograde que progressif. Enfin, je ne dois pas négliger de faire ici ressortir spécialement de cette importante et difficile appréciation, si contraire aux habitudes régnantes, un précieux enseignement social, qui ne pourrait, en aucun autre cas, recevoir spontanément une confirmation aussi décisive. Car, en quelques mains que les vicissitudes naturelles de notre orageuse situation puissent faire successivement passer le pouvoir central, une telle expérience m'autorise pleinement, sans doute, à lui recommander d'avance, avec les plus vives instances, au nom des premiers intérêts sociaux, de ne jamais se désaisir volontairement, même d'après les plus spécieux motifs, des attributions générales qui lui restent encore. Elles ne sauraient être livrées à des organes partiels sans que cette imprudente abdication ne doive gravement entraver une réorganisation fondamentale déjà assez embarrassée, outre son extrême difficulté spontanée, par l'ensemble des vicieuses tendances inhérentes au double mouvement antérieur, aussi bien positif que négatif, soit d'après une spécialité dispersive ou une critique dissolvante, dont les déplorables effets politiques sont d'ailleurs maintenant fort analogues, malgré la diversité d'origine.

Après avoir convenablement apprécié la progression générale du dernier demi-siècle, quant au prolongement de celle de nos quatre évolutions élémentaires qui a maintenant le plus d'importance directe pour la régénération finale, il ne nous reste plus, afin de compléter l'examen de cette époque extrême, de manière à terminer enfin notre grande élaboration historique, qu'à y considérer sommairement le cours simultané de l'évolution philosophique proprement dite, relative au quatrième élément préparatoire de la sociabilité moderne. Par l'inévitable persistance de l'impuissante situation où nous l'avons vu nécessairement amené sous la seconde phase, cet élément préliminaire, qui devait sembler propre à compenser la profonde atteinte temporaire que le mouvement scientifique apportait à l'esprit d'ensemble, n'a réellement tendu, au contraire, qu'à consacrer dogmatiquement cette fatale déviation, en s'efforçant aussi de l'étendre servilement au sujet qui la repousse le plus.

Suivant les explications du chapitre précédent, à mesure que la science, aux seizième et dix-septième siècles, se séparait irrévocablement d'une philosophie caduque, sans pouvoir encore devenir la base d'aucune autre, la philosophie, de son côté, s'isolant toujours davantage de l'évolution scientifique qu'elle dirigeait dès la troisième phase du moyen âge, se restreignait exclusivement à la vaine élaboration immédiate des théories morales et sociales, désormais conçues indépendamment de toute relation permanente aux seules études qui pussent leur fournir des fondemens réels, soit pour la méthode ou pour la doctrine. Depuis l'accomplissement de cette indispensable séparation, il n'a pu, à vrai dire, exister jusqu'ici aucun véritable philosophe, si, ce qui n'est pas contestable, ce titre suppose nécessairement, comme attribut caractéristique, la prépondérance habituelle de l'esprit d'ensemble, quelle qu'en soit d'ailleurs la nature ou la direction, théologique, métaphysique ou positive. En ce sens, seul rigoureux, le grand Leibnitz aurait effectivement constitué le dernier philosophe moderne; puisque personne après lui, pas même l'illustre Kant, malgré son admirable puissance logique, n'a convenablement rempli encore les conditions de la généralité philosophique, en suffisante harmonie avec l'état avancé de l'évolution mentale. Si la philosophie de l'énergique de Maistre a pu ensuite, à sa manière, sembler vraiment complète, c'est uniquement parce que son caractère rétrograde, qui ne lui permettait qu'un office purement historique, devait, en effet, la dispenser spontanément de la difficile obligation de correspondre simultanément aux divers besoins hétérogènes, en apparence contradictoires et néanmoins également impérieux, qui sont propres à la sociabilité moderne. Aussi, sauf quelques heureux pressentimens exceptionnels d'une prochaine rénovation, ce dernier demi-siècle n'a-t-il pu essentiellement offrir, sous ce rapport, qu'une stérile consécration dogmatique d'une telle situation transitoire, bien loin de tendre à la conduire vers sa véritable issue finale. Néanmoins, comme cette vaine tentative est très propre à caractériser une prétendue philosophie, qui, à défaut de toute autre, doit aujourd'hui rester spécieuse pour beaucoup d'esprits vaguement pénétrés du premier besoin de notre temps, il n'est pas inutile d'en indiquer ici rapidement la saine appréciation historique.

J'ai démontré, aux quarantième et cinquante-unième chapitres, que le véritable esprit général de la philosophie primitive, seule encore existante malgré des modifications de plus en plus destructives, consiste principalement à concevoir l'étude de l'homme, surtout intellectuel et moral, comme entièrement indépendante de celle du monde extérieur, à laquelle, au contraire, elle servirait toujours de base primordiale, en contraste fondamental avec la vraie philosophie définitive. Pour mieux consolider ce caractère commun à toutes les doctrines théologico-métaphysiques, d'une manière plus conforme aux nouvelles prédilections de l'esprit humain, la métaphysique moderne, depuis que la science, affranchie de sa tutelle, développait rapidement la merveilleuse puissance de la méthode positive, voulut aussi, par une étrange inconséquence, que la théologie antérieure eût certainement évitée, justifier sa propre marche d'après un principe logique équivalent à celui de la science elle-même, dont elle comprenait de moins en moins les conditions réelles. Cette tendance spontanée, graduellement prononcée à partir de Locke, a finalement abouti, de nos jours, chez les diverses écoles métaphysiques, sous des formes d'ailleurs adaptées à leurs divergences, à consacrer dogmatiquement cet isolement caractéristique et cette priorité décisive des spéculations morales, en représentant désormais cette prétendue philosophie comme fondée, autant que la science elle-même, sur un ensemble de faits observés. Il a suffi pour cela d'imaginer, parallèlement à la véritable observation, toujours nécessairement extérieure à l'observateur, cette fameuse observation intérieure, qui n'en peut être que la vaine parodie, et suivant laquelle, dans une situation ridiculement contradictoire, notre intelligence se contemplerait elle-même pendant l'exécution habituelle de ses propres actes. Voilà ce qui se formulait doctoralement, tandis que Gall incorporait, d'une manière irrévocable, l'étude des fonctions cérébrales au domaine positif de la science réelle! On sait assez à quelle stérile agitation ce principe illusoire a conduit nécessairement la métaphysique actuelle, qui nous offre partout le spectacle journalier des plus ambitieuses prétentions philosophiques aboutissant enfin à produire, sur l'ancienne philosophie, grecque ou scolastique, des traductions et des commentaires, où l'on ne peut même trouver le plus souvent aucune judicieuse appréciation historique des doctrines correspondantes, faute de toute saine théorie fondamentale relativement à l'évolution réelle de l'esprit humain.

Cette sophistique parodie du régime scientifique, d'abord limitée au seul principe logique, s'est ensuite étendue aussi à la marche générale. La plus servile irrationnalité a fait aveuglément transporter aux études morales et sociales la spécialité caractéristique des études scientifiques proprement dites, au temps même où cette spécialité, longtemps indispensable à la philosophie inorganique d'où elle émanait, était déjà parvenue, comme nous l'avons vu ci-dessus, au terme naturel de son office provisoire. Une philosophie vraiment digne de ce nom, eût alors, conformément à sa destination normale, sagement averti les savans, et surtout les biologistes, de l'immense déviation logique à laquelle ils s'exposaient ainsi de plus en plus en étendant, par une imitation routinière, à la science des corps vivans, où tous les aspects sont radicalement solidaires, un mode d'élaboration qui n'avait pu provisoirement convenir qu'à l'égard des corps inertes. Mais, au lieu de cela, arguer d'un tel entraînement spontané, pour l'aggraver encore davantage en l'appliquant systématiquement à l'étude qui avait toujours été conçue comme exigeant le plus, par sa nature, une indispensable unité permanente; c'est ce qui constitue, à mes yeux, l'un des plus mémorables exemples historiques d'une désastreuse fascination métaphysique, et en même temps un témoignage décisif de la profonde impuissance philosophique propre aux auteurs quelconques d'une aussi stupide aberration. Quand on crut organiser enfin la corporation spéculative, en réunissant périodiquement, dans un même local, et sous un même titre, des classes radicalement hétérogènes, qui ne sauraient encore ni se comprendre ni s'estimer les unes les autres, l'inconcevable aveuglement que je viens de signaler se manifesta directement, de la manière la moins équivoque, par l'irrationnel dépècement de la science morale et politique entre les diverses coteries d'une académie métaphysique, d'après la servile imitation du morcellement provisoire inhérent aux académies positives. Heureusement, Bonaparte, quoique dans une intention rétrograde, détruisit bientôt cette étrange institution, qui ne pouvait réellement servir qu'à concentrer les influences métaphysiques, en un temps où, leur office temporaire étant suffisamment accompli, elles devaient désormais entraver profondément toute véritable réorganisation. Quand un ministre métaphysicien, progressif et organisateur à sa manière, a récemment restauré cette vaine congrégation, il y a fidèlement reproduit ce fractionnement sophistique, que l'état plus avancé de l'évolution mentale permettait certes d'apprécier alors convenablement, mais qui est, en effet, très propre à gêner l'essor des conceptions vraiment philosophiques, en ameutant officiellement, contre leur unité caractéristique, des tendances à tout autre égard discordantes[27]. Chacun connaît d'ailleurs l'étrange complément spécial que cet homme d'état a ensuite ajouté, pour l'histoire, à cette irrationnelle décomposition, dans ce que ses flatteurs ont osé qualifier d'organisation normale des études historiques. On ne saurait aujourd'hui comment nommer ce dernier égarement, si, en réalité, une telle innovation n'était surtout destinée à instituer, envers la presse périodique, un misérable expédient de corruption permanente.

Note 27: Si une pareille institution était sérieusement discutable, il serait curieux, par exemple, d'y remarquer comment tout esprit qui aurait aujourd'hui dignement satisfait à la plus importante condition logique, en réunissant convenablement le point de vue philosophique et le point de vue historique, se trouverait, à ce titre même, naturellement exclu d'une Académie que son organisation dispersive et ses habitudes irrationnelles disposeraient toujours à lui préférer spontanément, soit un philosophe étranger aux méditations historiques, soit un historien dépourvu d'études philosophiques.

Tels sont, en général, les symptômes vraiment décisifs par lesquels l'évolution philosophique proprement dite, depuis que l'évolution scientifique s'en est complétement séparée, a dû être finalement conduite, au dix-neuvième siècle, à constater directement son extrême caducité nécessaire, soit d'après une consécration sophistique de son stérile isolement, soit en brisant l'indispensable unité des conceptions sociales. Néanmoins, quoiqu'un instinct confus de la profonde discordance avec l'esprit et les besoins de notre temps l'ait déjà radicalement discréditée aux yeux de la raison publique, l'influence politique que conserve encore évidemment cette prétendue philosophie, à défaut de toute concurrence réelle, est bien propre à vérifier l'urgence et le pouvoir de la généralité mentale, dont la plus vaine apparence suffit aujourd'hui à maintenir provisoirement la puissance pratique d'une doctrine universellement déconsidérée, qui n'a plus d'autre office effectif que d'entretenir imparfaitement, au milieu de la plus active dispersion, un vague sentiment de la concentration intellectuelle. Mais, quand l'inévitable apparition d'une vraie philosophie, émanée enfin de la science réelle, aura suffisamment enlevé à la métaphysique actuelle le seul privilége qui puisse lui attacher maintenant des esprits consciencieux, cet unique vestige de son antique prépondérance disparaîtra spontanément, sans exiger probablement aucune discussion directe, sauf le contraste décisif qui ressortira nécessairement des applications respectives. Alors se dissipera totalement le grand schisme préparatoire consommé, par Aristote et Platon, entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, dont l'indispensable séparation provisoire, radicalement modifiée par Descartes, est aujourd'hui parvenue à son dernier âge, après avoir convenablement rempli sa destination préliminaire. L'unité mentale, vainement poursuivie avant le temps sous la noble impulsion scolastique, résultera irrévocablement de la convergence journalière entre une science devenue philosophique et une philosophie devenue scientifique; l'étude de l'homme moral et social obtiendra, sans résistance, le juste ascendant normal qui lui appartient dans le système de nos spéculations, parce que, cessant d'être hostile à l'actif développement des contemplations les plus simples et les plus parfaites, elle y puisera nécessairement sa première base rationnelle, pour y réfléchir ensuite de lumineuses indications générales, suivant les explications fondamentales du tome quatrième, bientôt directement consolidées dans les trois chapitres qui vont résumer et compléter ce Traité. Cette prochaine rénovation sera sans doute secondée avec ardeur par beaucoup de jeunes intelligences, qui, sincèrement philosophiques, s'égarent aujourd'hui, faute d'un plus digne aliment, aux stériles contemplations d'une irrationnelle métaphysique, dont les déceptions, vaguement appréciées, aboutissent trop souvent à déterminer, à l'âge de l'égoïsme, une inévitable corruption, en dissipant le sentiment du devoir en même temps que l'esprit d'ensemble, d'après leur intime connexité naturelle. Il serait oiseux d'ailleurs d'examiner si, dans ce mouvement final, les savans s'élèveront à la philosophie, ou si les philosophes reviendront à la science. On peut seulement assurer que, chez l'une et l'autre de ces deux classes actuelles, cette indispensable transformation réciproque éprouvera l'active résistance d'une majorité étroite et intéressée. D'heureuses exceptions individuelles viendront toutefois, des deux parts, former le noyau spontané de la nouvelle corporation spirituelle, dès lors indifféremment qualifiée de scientifique ou philosophique, sous la commune prépondérance permanente d'une éducation générale, qui fera naturellement cesser toute vicieuse opposition de forces intellectuelles, en organisant rationnellement l'indispensable distribution continue de l'ensemble du travail spéculatif.

L'appréciation historique que nous venons de terminer envers le dernier demi-siècle, et qui, en conséquence, complète enfin notre examen général du passé humain, nous a toujours conduits à concevoir, à tous égards, le temps actuel comme l'époque nécessaire où l'accomplissement direct de la grande rénovation philosophique, projetée par Bacon et Descartes, doit déterminer la réorganisation spirituelle des sociétés modernes, destinée ensuite à présider à la régénération politique de l'humanité. Tout est maintenant disposé, au fond, malgré beaucoup d'obstacles personnels, pour permettre, autant que pour exiger, cette élaboration fondamentale. Une crise salutaire a pleinement dévoilé l'irrévocable caducité de l'ancien système social, et convenablement signalé les obligations essentielles d'un nouvel organisme, en faisant aussi ressortir à jamais l'insuffisance organique de la métaphysique négative qui avait dû diriger la transition révolutionnaire des cinq siècles antérieurs: la dictature temporelle, provisoirement résultée de la décomposition politique, s'est spontanément dissoute, en livrant au libre cours des tentatives philosophiques l'empire intellectuel et moral, qu'elle renonce désormais à régir, pour se réserver exclusivement au maintien de l'ordre matériel, de plus en plus incompatible avec le développement de l'anarchie spirituelle: enfin, la science a manifesté simultanément son aptitude ultérieure à servir de base à la philosophie, et son impuissance actuelle à en dispenser; tandis que l'antique philosophie parvenait à son extrême décrépitude, en ne laissant d'autre issue mentale que d'après une généralisation puisée dans la science réelle. J'ai osé, après tant de vains efforts, entreprendre directement cette dernière opération décisive, qui peut seule satisfaire à la fois aux conditions d'ordre et aux besoins de progrès, en tendant à substituer graduellement un mouvement soutenu et déterminé à une vague et anarchique agitation. C'est maintenant aux vrais penseurs à juger si ma théorie fondamentale de l'évolution humaine, dont je viens d'achever l'explication historique, contient, en effet, le principe essentiel de cette grande solution, sauf à mieux régulariser son application ultérieure. Mais, avant de passer aux conclusions philosophiques de l'ensemble de ce Traité, qui doivent caractériser immédiatement la concentration finale de la philosophie positive, il est indispensable de procéder à un dernier éclaircissement général de la nouvelle philosophie politique successivement élaborée dans les diverses parties de mon appréciation dynamique, en considérant, d'une manière plus spéciale et plus directe que je n'ai pu le faire jusqu'ici, la nature propre de la réorganisation spirituelle, où nous venons de voir converger le passé, et d'où devra procéder l'avenir.

Afin que cette explication définitive puisse acquérir toute la clarté et la rationnalité nécessaires, en se présentant explicitement comme une déduction rigoureuse de notre étude générale du passé humain, il faut d'abord résumer, le plus sommairement possible, l'ensemble de la grande élaboration historique, commencée au début du volume précédent, et que le chapitre actuel vient enfin de conduire jusqu'à son terme extrême. Un tel résumé, destiné surtout à faciliter la conception usuelle de cet enchaînement fondamental, sera d'ailleurs fort utile pour mieux diriger une seconde lecture, sans laquelle une appréciation aussi difficile et aussi neuve ne saurait être suffisamment jugeable aujourd'hui, même par les lecteurs le plus heureusement préparés. Cette opération est spécialement convenable envers les temps modernes, où un indispensable artifice sociologique a dû nous conduire à étudier séparément les deux mouvemens simultanés de décomposition politique et de recomposition élémentaire, dont l'intime connexité permanente, qu'il importe tant de bien saisir, n'a pu ainsi devenir assez directement évidente, avec quelque soin que je me sois constamment efforcé de la caractériser à tous égards.

Toujours guidés par les principes logiques posés au tome quatrième, sur l'extension générale de la méthode positive à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, nous avons graduellement appliqué, à l'ensemble du passé, ma loi fondamentale de l'évolution humaine, à la fois mentale et sociale, démontrée à la fin de ce même volume, et consistant dans le passage nécessaire et universel de l'humanité par trois états successifs, l'état théologique préparatoire, l'état métaphysique transitoire, et l'état positif final. Le judicieux usage de cette seule loi nous a directement permis d'expliquer, d'une manière vraiment scientifique, toutes les grandes phases historiques, considérées comme les principaux degrés consécutifs de cet invariable développement, de façon à bien apprécier le véritable caractère général propre à chacune d'elles, son émanation naturelle de la précédente, et sa tendance spontanée vers la suivante: d'où résulte enfin, pour la première fois, la conception usuelle d'une liaison homogène et continue dans la suite entière des temps antérieurs, depuis le premier essor de l'intelligence et de la sociabilité jusqu'à l'état présent de l'élite de l'humanité. Quelque immense que doive d'abord sembler un tel intervalle, nous l'avons vu essentiellement rempli par les deux premiers degrés de l'évolution fondamentale, qui constituent seulement l'ensemble de l'éducation préliminaire, intellectuelle, morale et politique, propre à notre espèce, dont l'état définitif n'a pu être jusqu'ici suffisamment ébauché que relativement à la préparation, partielle, isolée, et empirique, de ses divers élémens principaux. Mais du moins avons-nous reconnu, d'une manière irrécusable, que, chez les populations les plus avancées, ce lent et pénible préambule de l'humanité, caractérisé par la prépondérance de l'imagination sur la raison et de l'activité guerrière sur l'activité pacifique, est désormais totalement accompli; puisque nous avons pu suivre, dans toute son étendue, la vie théologique et militaire, en considérant d'abord son premier développement spontané, ensuite sa plus complète extension mentale ou sociale, et enfin son irrévocable décadence, déterminée, par l'accroissement continu de l'influence métaphysique, sous l'impulsion graduelle de l'essor positif. Ces trois phases principales de notre passé ont exactement correspondu aux trois formes générales qu'affecte successivement l'esprit théologique, nécessairement fétichique dans son élan initial, polythéique au temps de sa plus grande splendeur, et monothéique pendant son inévitable déclin. L'élaboration historique devait donc ici surtout consister à apprécier exactement le mode propre de participation de chacun de ces trois âges consécutifs à la destination générale, strictement indispensable, quoique seulement provisoire, qui, suivant notre théorie dynamique, appartient inévitablement à l'état théologique dans l'évolution fondamentale de l'humanité, où cette philosophie primitive, maigre ses éminens dangers, peut seule, en vertu de l'admirable spontanéité qui la caractérise, déterminer le premier éveil des diverses facultés intellectuelles, morales et politiques, qui constituent la prééminence de notre espèce, et diriger ensuite leur développement continu jusqu'à ce que l'état définitif commence à y devenir possible.

Quelque imparfait que soit, à tous égards, le fétichisme, d'abord essentiellement analogue à l'état mental des animaux supérieurs, nous avons reconnu que sa spontanéité, plus directe et plus irrésistible, lui procure nécessairement le privilége exclusif d'arracher l'intelligence et la sociabilité à leur torpeur initiale. Constituant, par sa nature, le fond invariable de toute philosophie théologique, son essor primordial s'est présenté à notre appréciation historique comme la véritable époque de la plus entière prépondérance individuelle de l'esprit religieux, alors nullement entravé par l'esprit positif, et encore étranger aux modifications dissolvantes de la métaphysique: aussi l'empire intellectuel du principe théologique nous a-t-il réellement offert, malgré de spécieuses apparences, un décroissement continu et accéléré pendant tout le reste de la vie religieuse. Nous avons reconnu, à tous égards, l'aptitude spontanée de ce régime fétichique à diriger la première ébauche du développement humain, soit industriel, soit esthétique, soit même scientifique, malgré son inévitable tendance ultérieure à l'entraver profondément, par suite d'une exorbitante prolongation. Même sous l'aspect social, nous y avons apprécié les germes primordiaux de l'organisme antique, soit d'après l'exercice primitif de l'activité militaire, soit en vertu de la disposition naturelle à l'hérédité des professions, qui a conduit ensuite à l'extension politique du gouvernement domestique. Toutefois, la nature de cette religion primitive devant y retarder beaucoup l'institution d'un culte régulier, dirigé par un sacerdoce vraiment distinct, les propriétés sociales de la philosophie théologique, liées surtout à l'existence permanente d'une véritable classe sacerdotale, y devaient être d'abord essentiellement dissimulées. C'est pourquoi nous avons dû attacher une haute importance à la division de l'âge fétichique en deux phases principales, successivement caractérisées, l'une par le fétichisme proprement dit, l'autre par l'astrolâtrie, où cette philosophie initiale reçoit enfin une extension prépondérante aux corps les plus généraux et les plus inaccessibles. Dès lors parvenu à la plus entière perfection dont il fût susceptible, le régime fétichique, commençant à déterminer le développement d'un vrai sacerdoce, a comporté réellement une haute efficacité politique, en permettant à l'ordre naissant des sociétés humaines d'acquérir une extension indispensable et une consistance durable, d'après l'essor d'un système d'opinions suffisamment communes et du principe de subordination inhérent à la consécration religieuse: le passage, ordinairement simultané, de l'existence nomade à l'existence sédentaire, vient spontanément fortifier cette double influence sociale. Mais une telle phase est nécessairement très-voisine de l'avénement décisif du polythéisme proprement dit, vers lequel l'astrolâtrie constitue, de sa nature, une inévitable transition. Par cette grande révolution théologique, le principe religieux subit déjà une modification très-profonde, jusqu'ici mal appréciée; l'activité divine primordiale, résultant de l'assimilation spontanée de tous les phénomènes quelconques aux actes humains, y est directement retirée aux êtres réels pour devenir désormais l'attribut exclusif des êtres purement fictifs, dès lors susceptibles d'élimination graduelle, sous l'impulsion ultérieure de la raison humaine, dont l'essor naturel est ainsi notablement encouragé. Malgré la haute difficulté mentale d'une telle transformation, la plus profonde que dussent éprouver les spéculations théologiques dans l'ensemble de leur durée, la prépondérance croissante des habitudes astrolâtriques la détermine, d'une manière presque imperceptible, en temps opportun, quand un suffisant essor de l'esprit d'observation a fait naître le besoin d'imprimer aux conceptions religieuses un premier degré de généralisation, de concentration, et de simplification, dont l'accomplissement commence à manifester l'intervention nécessaire de l'esprit métaphysique, substituant déjà ses entités caractéristiques aux divinités matérielles ainsi écartées.

Comparé à toutes les autres phases théologiques, le polythéisme nous a offert, sous des circonstances suffisamment favorables, de telles propriétés, mentales ou sociales, que nous avons dû, contrairement aux habitudes modernes, regarder ce second âge comme la principale époque de la vie religieuse: soit quant à la plénitude d'ascendant dont un tel système est spontanément susceptible en un temps où l'assujettissement général des phénomènes naturels à des lois invariables n'est encore nullement senti; soit par son aptitude exclusive à réaliser convenablement la plus importante destination du régime préliminaire, doublement indispensable à la sociabilité humaine. L'impulsion décisive qu'il a directement imprimée à l'imagination a rendu son empire longtemps favorable à l'essor intellectuel, qui, après la première excitation, devenait, à tous égards, incompatible avec la prolongation de l'état fétichique. Il exerce d'abord une heureuse influence sur le développement industriel, que le fétichisme avait dû profondément entraver par l'immédiate consécration de la matière: les faciles ressources qu'il présente pour une certaine explication des divers phénomènes, adaptée à cette enfance de la raison humaine, le rendent même susceptible de seconder alors les faibles commencemens de l'évolution scientifique, malgré son imperfection spéciale à cet égard: mais sa principale propriété mentale devait surtout consister à diriger l'éducation esthétique de l'humanité, qui ne pouvait autrement s'accomplir. Sous l'aspect social, outre son indispensable participation à l'établissement primitif d'un ordre régulier et stable propre à consolider la civilisation naissante, le polythéisme devait exclusivement présider à l'immense opération politique par laquelle la sociabilité antique a préparé la sociabilité moderne en utilisant l'exercice spontané de l'activité militaire. Quelque variées qu'aient dû être les formes de ce régime polythéique, nous l'avons toujours vu caractérisé par deux institutions fondamentales naturellement connexes: d'une part, l'esclavage des travailleurs, longtemps nécessaire à l'essor du système de conquête, et même à la première formation des habitudes industrielles; d'une autre part, la concentration habituelle des deux puissances appelées depuis temporelle et spirituelle, chez les mêmes chefs, sans laquelle l'action directrice n'aurait pu alors obtenir la plénitude d'autorité convenable à sa destination essentielle. L'aspect moral, le plus défavorable à un tel régime, doit d'ailleurs y être apprécié relativement au point de vue politique, suivant le génie de toute l'antiquité, où les exigences politiques ont constamment dirigé même les progrès successifs qui s'y sont réalisés dans la morale personnelle, domestique ou sociale. Pour bien connaître la nature de cette principale phase théologique, et déterminer sa participation nécessaire à l'évolution fondamentale de l'humanité, nous avons dû y distinguer d'abord deux états généraux, l'un essentiellement théocratique, l'autre éminemment militaire. Dans le premier système, caractérisé par le régime des castes, l'imitation constitue directement, à l'exemple de l'organisme domestique, le souverain principe de toute éducation. La sociabilité humaine manifeste toujours spontanément une tendance initiale vers une telle organisation, régularisée par la prépondérance de la caste sacerdotale, unique dépositaire des connaissances quelconques: fondement nécessaire de l'économie ancienne, malgré ses modifications diverses, ce principe hiérarchique a même prolongé son influence décroissante jusqu'aux temps les plus modernes; quoique, chez les populations les plus avancées, la royauté en constitue aujourd'hui le seul vestige essentiel. Cet ordre primitif, éminemment conservateur, était, à tous égards, pleinement adapté aux principaux besoins de la civilisation naissante, dont il pouvait seul consolider les premiers pas: destiné à ébaucher l'essor spéculatif, par suite d'une première séparation permanente entre la théorie et la pratique, il était surtout propre à seconder longtemps le développement industriel, par sa préoccupation continue des applications immédiates. Mais, après avoir toujours présidé aux divers progrès originaires de l'humanité, ce régime a dû peu à peu devenir profondément stationnaire, de manière à déterminer une dégradante immobilité, quand sa tendance caractéristique n'a pu être suffisamment neutralisée, et surtout chez la race jaune. Quoique toute issue n'y puisse être fermée au mouvement social, nous avons cependant reconnu que, sauf l'indispensable initiation empruntée à ce premier système polythéique, l'évolution fondamentale de l'élite de l'humanité a dû s'accomplir, suivant une voie beaucoup plus rapide, par l'ascendant, longtemps progressif, du polythéisme militaire, successivement réalisé sous les deux formes générales qui lui sont propres, l'une essentiellement intellectuelle, l'autre éminemment politique, et mutuellement solidaires dans leur influence finale sur l'ensemble du passé humain. La première, qui caractérise la civilisation grecque, s'est développée quand les circonstances locales et sociales, exerçant une assez grande stimulation directe vers l'essor continu de l'activité militaire pour interdire le régime purement théocratique, ont néanmoins opposé d'insurmontables obstacles à l'établissement régulier du système de conquête, de manière à constituer spontanément une heureuse contradiction permanente, qui a dû refouler vers la culture intellectuelle une libre énergie cérébrale dénuée d'une suffisante destination politique. C'est d'un tel contraste social que devait alors dépendre la principale évolution mentale, non-seulement esthétique, mais surtout scientifique et philosophique, compatible avec la vie préliminaire de l'humanité, et qui seule pouvait préparer les précieux fondemens de sa vie définitive. La libre culture spéculative, ainsi constituée en dehors de l'économie ancienne, se manifeste alors par la première apparition caractéristique du génie positif, quoique borné nécessairement aux plus simples conceptions mathématiques, auparavant réduites aux plus grossières destinations pratiques. Ce premier exercice scientifique des sentimens abstraits de l'évidence et de l'harmonie, quelque limité qu'en dût être d'abord le domaine, suffit pour déterminer une importante réaction philosophique, qui, immédiatement favorable à la seule métaphysique, n'en devait pas moins annoncer de loin l'inévitable avénement de la philosophie positive, en assurant la prochaine élimination de la théologie prépondérante. Accomplissant la facile démolition mentale du polythéisme, la métaphysique s'empare essentiellement, dès cette époque, de l'étude du monde extérieur; mais l'impuissance organique qui lui est propre neutralise ses vains efforts pour établir l'universelle domination philosophique de ses entités caractéristiques; en sorte que, sans pouvoir enlever à la théologie l'empire des conceptions morales et sociales, elle l'y réduit cependant à la simplification monothéique, bien plus voisine d'une désuétude totale. Par là se trouve irrévocablement rompue l'antique unité de notre système mental, jusqu'alors uniformément théologique, et qui n'a pu retrouver encore une équivalente homogénéité, dont l'ascendant final de l'esprit positif pourra seul fournir le principe inébranlable. Ainsi surgit cette étrange division philosophique, ou plutôt ce long antagonisme provisoire, qui a dominé jusqu'à nos jours le développement général de l'esprit humain, employant déjà simultanément deux philosophies incompatibles: l'une naturelle, dès lors parvenue à l'état métaphysique; l'autre morale, demeurée essentiellement théologique, d'après la complication supérieure de ses phénomènes, combinée avec les nécessités de sa destination sociale. Tandis que celle-ci, plus active, poursuivait immédiatement la fondation du régime monothéique, l'autre, plus spéculative, préparait indirectement l'essor ultérieur de la philosophie positive. L'institution naissante de cette double élaboration est bientôt suivie du premier développement caractéristique du second mode, essentiellement politique, propre au polythéisme militaire, et par lequel il devait si pleinement réaliser, dans la civilisation romaine, la principale destination sociale du régime préliminaire de l'humanité. Il ne pouvait exister d'autre moyen primitif de procurer à la société humaine une indispensable extension, et en même temps d'y comprimer intérieurement une stérile ardeur guerrière incompatible avec l'essor suffisant de la vie laborieuse, que d'après l'incorporation graduelle des populations civilisées à une seule nation conquérante. Cette assimilation nécessaire, base essentielle de tous les progrès ultérieurs chez l'élite de l'humanité, constitua, sous les conditions convenables, la destination permanente, d'abord spontanée, puis systématique, d'une admirable politique, poursuivant toujours sa haute mission sans se laisser distraire par aucune diversion quelconque, et avec une concentration continue d'efforts de tous genres, qui demeurera toujours le type le plus éminent de l'homogénéité sociale, ultérieurement impossible à un tel degré, faute d'un but équivalent. L'opération romaine pouvait d'ailleurs seule consolider les résultats sociaux de l'élaboration grecque, dont la propagation et l'application étaient autrement impossibles. Mais quand ces deux grandes productions du polythéisme progressif purent être suffisamment combinées, le commun régime polythéique, déjà mentalement discrédité, marcha directement vers une irrévocable décadence, par cela même que le convenable développement du système de conquête faisait nécessairement cesser son principal office provisoire pour l'évolution fondamentale de l'humanité, qui alors ne pouvait plus trouver d'issue essentielle que dans le régime monothéique, dont cette double influence préparait aussi l'avénement spontané. Le mouvement philosophique avait déjà rendu cette extrême phase religieuse seule susceptible, quoique passagèrement, d'une suffisante stabilité intellectuelle, tandis que l'extension politique de la société humaine manifestait l'aptitude exclusive du monothéisme à rallier sous un culte commun des populations séparées par des religions nationales devenues sans objet, et chez lesquelles devait alors surgir le besoin continu d'une morale vraiment universelle, dont l'élaboration lui était évidemment réservée. Sous un autre aspect, cette même extension tendait à constater graduellement l'impossibilité de maintenir, sur un aussi vaste territoire, la concentration habituelle des deux puissances, primitivement relative au régime d'une seule ville; pendant que l'existence purement spéculative des philosophes, dont l'action sociale était constamment extérieure à l'ordre légal, constituait le germe évident d'un pouvoir spirituel indépendant du pouvoir temporel.

Résultat nécessaire de ce double mouvement mental et social, le régime monothéique vint constituer, au moyen âge, la dernière phase suffisamment durable de l'état préliminaire de l'humanité, pendant que l'ancienne concentration politique aboutissait à une dispersion graduelle, accélérée par d'inévitables invasions, et rendant plus indispensables le lieu spirituel qui pouvait seul maintenir, et même étendre, l'assimilation universelle. Le système primordial subit alors, à tous égards, une intime modification générale, indice spontané d'une irrévocable décadence, soit par la simplification et la réduction de la philosophie théologique, livrant désormais à l'esprit rationnel une partie de plus en plus grande du domaine primitif de l'esprit religieux; soit par la transformation naturelle de l'activité conquérante en activité essentiellement défensive; soit par l'altération profonde qu'apportait à l'organisme antique l'admirable séparation dès lors instituée entre les deux puissances élémentaires; soit aussi par l'ébranlement décisif que recevait le principe des castes d'après la suppression catholique de l'hérédité antérieure du sacerdoce. Mais, avant son extinction graduelle, l'organisme théologique et militaire, ainsi radicalement modifié, devait épuiser enfin ses éminentes propriétés civilisatrices, en déterminant, chez l'élite de l'humanité, une dernière préparation indispensable à sa vie définitive, et qui devait consister, d'une part, dans le premier établissement social de la morale universelle, d'une autre part, dans l'évolution directe, quoique nécessairement partielle et empirique, des divers élémens propres à la sociabilité moderne. Cette double opération capitale, qui fit alors justement surgir le premier sentiment instinctif de la progression humaine, dut être surtout dirigée par le système catholique, dont la formation successive constitue jusqu'ici le chef-d'œuvre politique de la sagesse humaine, d'autant plus digne d'une éternelle admiration, qu'il était ainsi forcé d'employer une philosophie extrêmement imparfaite, toujours essentiellement appuyée sur la considération vague et indirecte de la vie future, dont l'économie ancienne n'avait fait qu'un usage secondaire. Quoique la division fondamentale des deux puissances, d'abord empiriquement établie d'après l'irrésistible tendance de la nouvelle situation sociale, ait dû être profondément entravée, et même bientôt compromise, par les graves imperfections de la théologie dirigeante, nous y avons cependant reconnu le plus grand perfectionnement qu'ait encore éprouvé la saine théorie générale de l'organisme social, envisagé comme destiné à l'ensemble de notre race. Malgré son existence passagère, cette tentative anticipée, trop supérieure, à tous égards, à l'état social correspondant, n'en a pas moins réalisé suffisamment un résultat vraiment fondamental, base impérissable de tous les progrès ultérieurs, en constituant enfin l'indispensable indépendance de la morale envers la politique, tellement convenable aux nouveaux besoins de l'humanité, qu'elle a dû essentiellement résister ensuite à l'entière décadence de la philosophie théologique qui lui servait de principe intellectuel, en restant dès lors de plus en plus exposée à des perturbations funestes mais momentanées. Quant à l'aptitude temporaire de ce régime monothéique à seconder directement la première élaboration décisive des élémens définitifs de la sociabilité humaine, elle résultait nécessairement de sa tendance générale à transformer, et ensuite à supprimer l'esclavage antique, de manière à permettre le libre essor de la vie industrielle, principal attribut de l'existence moderne: sous le rapport spéculatif, il devait d'abord favoriser spontanément l'universelle propagation, et même l'extension graduelle, de l'évolution scientifique, tant qu'elle pouvait conserver envers le monothéisme une harmonie que le polythéisme n'avait pu longtemps admettre; en outre, l'évolution esthétique, quoique la moins encouragée par un tel système, devait y trouver naturellement une dissémination graduelle, et surtout une libre incorporation sociale, très-supérieures à ce que l'antiquité avait habituellement réalisé. L'exacte appréciation historique des divers résultats essentiels propres à cette grande transition humaine, nous a conduits à y distinguer deux époques principales, dont la première, s'étendant du début du cinquième siècle à la fin du septième, est caractérisée, à tous égards, par l'établissement initial de la nouvelle société, à l'issue des invasions, et n'accomplit d'autre élaboration immédiate que la transformation universelle de l'esclavage en servage, première source nécessaire de l'entière émancipation personnelle. Mais la phase suivante, où le régime monothéique a développé enfin ses vrais attributs, soit par l'indépendance régulière du pouvoir spirituel, soit par la prépondérance de l'organisation défensive destinée à contenir suffisamment le système d'invasion, a dû ensuite être subdivisée en deux périodes, chacune composée aussi d'environ trois siècles, selon que l'activité féodale dut être dirigée d'abord contre les sauvages polythéistes du nord, et ensuite contre l'irruption du monothéisme musulman. Dans la première, l'organisme, soit spirituel, soit temporel, propre au moyen âge, tend directement vers sa constitution définitive, mais sans pouvoir encore l'y réaliser suffisamment: la libération individuelle, à la suite d'une convenable initiation à la vie laborieuse, s'accomplit essentiellement chez les habitans des villes, désormais appelés à développer de plus en plus la nouvelle activité industrielle; les langues modernes s'élaborent rapidement, à mesure que l'humanité s'éloigne définitivement de la sociabilité antique, et préparent ainsi un essor esthétique vraiment original; l'élément scientifique et philosophique, extérieur à la société ancienne, commence à s'incorporer directement à la société nouvelle. La dernière époque est le temps de la plus grande splendeur du régime monothéique, parvenu enfin à sa pleine maturité, par une suffisante indépendance politique du pouvoir spirituel, et par l'entière constitution de la hiérarchie féodale. Cet énergique organisme accomplit alors directement son plus noble office temporaire, soit en faisant convenablement prévaloir la morale sur la politique, de manière à ébaucher le développement décisif du sentiment universel de la dignité humaine, soit en préservant l'élite de l'humanité de l'oppressive domination de l'islamisme. Sous sa tutélaire prépondérance, l'industrie urbaine, bientôt consolidée par un indispensable affranchissement collectif, conduisant rapidement à l'entière abolition de la servitude rurale, tend graduellement à régénérer l'existence temporelle de l'homme, dès lors amené, dans tout le monde civilisé, à la vie définitive la plus conforme à sa nature habituelle, malgré une haute répugnance primitive, enfin surmontée par une suffisante préparation. L'ensemble de la situation encourage alors spontanément l'évolution esthétique, qui, dans tous les beaux-arts, manifeste partout une marche à la fois originale et populaire, à laquelle cependant l'instabilité radicale d'un tel état social devait bientôt interdire un développement convenable. En même temps, l'esprit scientifique et philosophique, dont l'activité, quoique toujours continue, avait dû être beaucoup ralentie, tant que l'élaboration sociale du catholicisme avait dû justement absorber les plus hautes intelligences, recevait naturellement une impulsion croissante depuis que le système catholique était ainsi pleinement réalisé: il constituait déjà une rivalité de plus en plus dangereuse envers l'esprit purement religieux, qui, par la mémorable transaction scolastique, est obligé d'abandonner aussi à la métaphysique le domaine moral; de manière à organiser passagèrement, dans notre système mental, une certaine unité ontologique, dont la nature éminemment précaire est aussitôt annoncée par le succès de la conception, radicalement contradictoire, d'un gouvernement providentiel subordonné à des lois immuables, concession involontaire mais décisive de l'esprit théologique à l'esprit positif. Malgré ces éminentes propriétés diverses du régime monothéique, son ascendant général devait néanmoins cesser après le suffisant accomplissement de la mission nécessairement temporaire qui lui appartenait dans l'ensemble de l'évolution humaine, et dont la juste prépondérance avait pu seule contenir jusqu'alors les germes de décomposition spontanée inhérens à un tel système. Sous l'aspect politique, l'indépendance du pouvoir spirituel, qui en constituait le principal caractère, y devait être finalement incompatible, soit avec l'esprit de concentration absolue, inséparable de l'activité militaire, restée dominante quoique passée à l'état défensif, soit même avec la nature, non moins despotique, propre à toute autorité religieuse; d'où résultait sans cesse un imminent conflit entre deux tendances également perturbatrices d'un tel organisme, flottant toujours entre la théocratie et l'empire. Dans l'ordre mental, une théologie qui, dès sa première élaboration historique, n'avait pu s'incorporer le mouvement intellectuel, déjà dirigé par une métaphysique implicitement hostile, ne pouvait éviter d'en être enfin discréditée quand elle aurait suffisamment réalisé, par l'établissement incontesté de la morale universelle, la haute mission sociale qui avait pu seule faire longtemps oublier son infériorité philosophique, désormais de plus en plus antipathique à l'esprit humain, alors pressé de poursuivre son libre développement spéculatif, bientôt inconciliable avec toute théologie quelconque. Nous avons reconnu que l'ensemble de ce mémorable régime transitoire devait, à tous égards, après le temps de son principal ascendant, devenir graduellement incompatible avec les divers progrès que lui-même avait d'abord ébauchés. C'est ainsi qu'a nécessairement commencé l'état essentiellement métaphysique, qui, pendant les cinq siècles qui nous séparent du moyen âge proprement dit, devait graduellement réaliser, par une double série d'opérations simultanées et solidaires, les unes négatives, les autres positives, la dernière transition indispensable à l'avénement direct du régime final de l'humanité, soit en effectuant la démolition progressive du système théologique et militaire, soit en élaborant la préparation décisive des nouveaux élémens sociaux. L'impuissance organique propre à la métaphysique obligeait d'ailleurs ce double mouvement à s'accomplir sous la haute prépondérance politique, inévitable quoique toujours décroissante, de l'ancien organisme, que l'irrévocable transformation subie au moyen âge rendait, à tous égards, de plus en plus modifiable.

Pour apprécier convenablement cette importante progression, à la fois révolutionnaire et régénératrice, particulière à l'Europe occidentale, comme l'initiation catholique et féodale d'où elle dérivait, nous avons dû y distinguer d'abord deux époques successives, selon que la décomposition générale et la recomposition partielle y présentent un caractère purement spontané ou essentiellement systématique. Dans la première, s'étendant du début du XIVe siècle à la fin du XVe, l'irréparable dissolution du régime ancien s'accomplit naturellement d'après le seul antagonisme de ses élémens principaux; le pouvoir temporel annulle socialement le pouvoir spirituel, soit en détruisant l'autorité européenne des papes, soit ensuite en brisant l'unité de la hiérarchie catholique par la nationalisation des divers clergés: en même temps, le conflit permanent des deux élémens généraux du pouvoir temporel, l'un local, l'autre central, se développe de manière à tendre rapidement vers l'entière prépondérance de l'un d'eux. Pendant que toutes les forces politiques concourent ainsi à démolir instinctivement l'organisme monothéique, les nouveaux élémens sociaux, coopérant seulement à ces luttes comme simples auxiliaires, s'efforcent surtout de les utiliser pour l'accélération de leur propre essor partiel, dont la réaction nécessaire seconde éminemment le mouvement de décomposition. La vie industrielle s'étend et se consolide, de manière à soustraire irrévocablement la masse des populations civilisées à la prépondérance des mœurs militaires et des liens féodaux, et en faisant aussi ressortir naturellement l'inaptitude croissante de la morale purement théologique à régler une sociabilité qu'elle n'avait pu suffisamment pressentir: l'essor esthétique, sous l'impulsion acquise au moyen âge, parvient bientôt à un mémorable élan, déjà instinctivement hostile à l'ordre ancien, mais promptement entravé par l'incohérence et l'instabilité de la situation sociale, qui fait naître le besoin d'une direction artificielle et précaire, fondée sur une servile imitation de l'antiquité: l'évolution scientifique, suivant encore la direction scolastique, enrichit et agrandit silencieusement le domaine de la philosophie naturelle, d'après l'heureuse stimulation continue émanée des conceptions, alors éminemment progressives, de l'astrologie et de l'alchimie, mais en demeurant ainsi compatible avec la prépondérance philosophique de l'esprit métaphysique, auquel la présidence du mouvement critique procurait momentanément une importante destination sociale. Quand la désorganisation spontanée, surtout spirituelle, est suffisamment avancée, elle passe nécessairement à l'état systématique, par l'avénement naturel des principes émanés de la nouvelle situation sociale, et dont l'indispensable réaction générale était destinée à poursuivre les conséquences révolutionnaires des luttes antérieures jusqu'à l'entière démolition du régime ancien, de manière à dévoiler directement la tendance instinctive de la sociabilité moderne vers une régénération totale, évidemment impossible sans une telle préparation négative. C'est alors aussi que le développement continu des nouveaux élémens sociaux devient régulièrement assujetti à des encouragemens de plus en plus systématiques, qui ne pouvaient être habituels avant que la concentration temporelle fût convenablement réalisée. Notre appréciation historique a dû partager l'ensemble de cette double progression systématique, jusqu'au début de la grande révolution française, en deux phases très-distinctes, qui se succèdent vers le milieu du XVIIe siècle: elles sont caractérisées, dans la série négative, par les dénominations de protestante et déiste, suivant que l'esprit critique y contient l'action dissolvante du principe du libre examen individuel entre des limites qui semblent compatibles avec l'existence indéfinie de l'ancien organisme, ou bien étend ensuite sa démolition métaphysique jusqu'à rendre logiquement impossible cette existence contradictoire: ces deux phases présentent d'ailleurs des différences exactement équivalentes, quoique moins apparentes, dans la série positive. La première, politiquement envisagée, commence par l'universelle consécration dogmatique, sous des formes nécessairement diverses mais pareillement décisives, de l'entière subalternisation du pouvoir spirituel envers le pouvoir temporel, d'après l'essor, direct ou indirect, de l'esprit protestant: elle aboutit à la mémorable dictature de l'un des deux élémens temporels, auquel l'autre s'est enfin servilement subordonné. Cette issue, aussi passagère qu'inévitable, nous a nécessairement offert deux modes très-différens, selon que la prépondérance devait appartenir à l'élément monarchique ou à l'élément aristocratique, distinction ordinairement liée à la prééminence respective du catholicisme ou du protestantisme; le premier cas ayant dû être, finalement, par sa nature, beaucoup plus favorable que le second, soit à l'irrévocable démolition du régime ancien, soit à l'avénement décisif du nouvel état social. Nous avons d'ailleurs reconnu que l'une ou l'autre dictature avait spontanément développé, à partir de son entière installation, un caractère politique essentiellement rétrograde, naturellement contenu pendant les luttes antérieures, et consistant en une tendance plus ou moins prononcée à reconstruire sous sa tutelle l'ancienne constitution sociale, ou du moins à arrêter sa dissolution ultérieure, tout en secondant, par une irrésistible inconséquence, le développement continu de la sociabilité moderne: cet esprit rétrograde du pouvoir dirigeant, ou plutôt résistant, était d'ailleurs, dans une telle situation, indispensable à l'ordre, comme l'esprit révolutionnaire du mouvement social l'était simultanément au progrès. Pendant que s'accomplissait cette extrême transformation du régime monothéique, l'évolution industrielle, directement accélérée par une protection systématique, qui toutefois la subordonnait encore aux inspirations militaires, marchait rapidement à l'entière possession temporelle de la société européenne: l'évolution esthétique, pareillement encouragée, faisait partout surgir, à tous égards, malgré les entraves d'une situation confuse et mobile, d'éternels témoignages de l'entière conservation, et même de l'extension réelle, des facultés poétiques et artistiques de l'humanité, désormais appelées à une influence sociale de plus en plus intime et universelle: l'évolution scientifique, parvenue, dans le domaine inorganique, et surtout mathématique, à l'éclat le plus caractéristique, commence à manifester directement l'incompatibilité déjà radicale de l'esprit positif avec la prépondérance de l'ancienne philosophie, principalement par suite des éminentes découvertes qui renouvellent totalement le système des notions astronomiques, ainsi toujours destiné à déterminer les grandes transitions mentales, comme dans les passages antérieurs du fétichisme au polythéisme et de celui-ci au monothéisme: enfin, sous cette irrésistible impulsion, une crise vraiment décisive s'opère bientôt dans l'évolution purement philosophique, d'après l'heureuse émancipation fondamentale de l'esprit positif envers l'esprit métaphysique, qui aboutit au compromis, évidemment provisoire, institué par Descartes, dernière modification du partage primordial organisé par Aristote et Platon entre la philosophie naturelle et la philosophie morale, répartition déjà altérée, au profit de la métaphysique, par la scolastique du moyen âge; la méthode positive entre alors irrévocablement en possession exclusive de l'étude entière du monde extérieur, en réduisant l'ancienne méthode à l'étude, aussi restreinte que possible, de l'intelligence et de la sociabilité, où elle ne pouvait plus maintenir longtemps une suprématie devenue profondément stérile. Tout cet ensemble d'opérations critiques et organiques amène nécessairement la phase finale de la double progression préparatoire propre aux sociétés modernes, où l'ébranlement philosophique porte enfin une atteinte irréparable aux bases les plus essentielles de l'ancienne économie, de manière à rendre irrécusable la nécessité d'une rénovation totale: toutefois l'inconséquence métaphysique, graduellement développée à mesure que les vues vraiment générales étaient radicalement entravées par l'essor exorbitant de l'esprit de détail, continue à rêver la régénération sociale comme fondée sur la conservation contradictoire des impuissans débris du régime antique; vaine solution, correspondante au besoin de repousser à peu de frais le reproche, de plus en plus imminent, d'une tendance uniquement négative, qui, en réalité, ne pouvait immédiatement conduire qu'à une entière anarchie intellectuelle et morale, en détruisant, sans pouvoir encore les remplacer, les fragiles fondemens spirituels de l'ordre social. En même temps, le progrès continu de l'évolution industrielle obtient spontanément de la dictature temporelle la plus extrême concession pratique compatible avec l'existence de l'ancien système, qui dès lors subordonne volontairement sa propre activité militaire aux succès industriels, partout érigés en but essentiel de la politique européenne: l'évolution esthétique, malgré sa stérilité positive, et l'évolution scientifique, dont l'éclat se maintient, obtiennent alors un ascendant analogue; elles commencent à s'affranchir de toute protection facultative, et s'incorporent profondément à la sociabilité moderne, en exerçant une influence croissante sur l'éducation universelle. Tandis que ces trois évolutions simultanées devenaient, à tous égards, essentiellement incompatibles avec le régime primitif, les vices radicaux inhérens à la spécialité exclusive qui avait dirigé, depuis la fin du moyen âge, leur commun développement empirique, manifestaient aussi une inévitable extension, qui tendait à y entraver radicalement tout grand progrès ultérieur: soit par les collisions de plus en plus graves, que le défaut de coordination systématique suscitait au sein de l'industrie; soit par l'impuissant désordre que l'absence de direction générale faisait naître dans l'art moderne, depuis que l'artifice du régime classique avait été, sous la phase précédente, essentiellement épuisé; soit par les abus inhérens à l'irrationnelle dispersion de la culture scientifique, surtout depuis que son extension décisive au monde organique devait signaler l'imminent danger d'un esprit trop analytique. À ces divers titres, il devenait dès lors graduellement évident que la progression moderne exigeait désormais l'élaboration directe d'une réorganisation totale, quoiqu'une vaine métaphysique persistât à préconiser dogmatiquement l'empirisme et l'individualité.

En cet état final de la double évolution européenne, une immense crise sociale, aussi indispensable qu'inévitable, fut nécessairement déterminée chez la nation où cette marche commune avait dû acquérir la plus complète efficacité politique, et qui, par l'ensemble de ses antécédens, était hautement destinée au périlleux honneur de cette salutaire initiative, spontanément profitable à tout le reste de la grande république occidentale, dont le développement, essentiellement homogène, manifestait, depuis le moyen âge, une solidarité permanente. Pour caractériser suffisamment le besoin d'une rénovation totale, ce mouvement décisif dut d'abord enlever tous les divers débris du système ancien, sans excepter le pouvoir central autour duquel ils s'étaient graduellement ralliés, et qui, de sa nature, tendait toujours à leur imminente restauration, profondément antipathique à la civilisation moderne. Néanmoins, malgré ce préambule négatif, la destination principale de cette grande révolution devait être au fond essentiellement organique, puisque, loin d'avoir pour but la démolition de l'ancienne économie, elle en était, au contraire, le résultat nécessaire. Mais la marche empirique et le caractère spécial de la progression positive n'ayant pu encore faire convenablement ressortir sa véritable tendance politique, l'absence provisoire de toutes conceptions vraiment générales propres à conduire une telle opération fit inévitablement conférer la présidence philosophique de la réorganisation sociale à cette même métaphysique qui avait antérieurement dirigé le mouvement critique, quoique le seul office dont elle fût susceptible se trouvât alors suffisamment accompli. Cette illusion fondamentale, aussi naturelle que déplorable, a dû jusqu'ici réduire la pensée révolutionnaire à une indication vague, et cependant irrécusable, des conditions essentielles de la régénération finale, dont le principe reste indéterminé. En même temps, le triomphe politique de la métaphysique négative a fait universellement éclater, par une expérience ineffaçable quoique passagère, sa profonde inaptitude à rien organiser, et sa tendance finalement hostile aux divers élémens caractéristiques de la sociabilité moderne. Cette double insuffisance de la philosophie dirigeante conduisit bientôt naturellement, faute d'une doctrine vraiment organique, à concevoir la coordination sociale comme exclusivement fondée sur une restauration graduelle du système théologique et militaire, dont la vaine résurrection fut surtout secondée par le développement exceptionnel d'une immense activité guerrière, détournée peu à peu de sa noble destination révolutionnaire. Mais le développement même de cette réaction rétrograde, librement parvenue jusqu'à sa plus funeste intensité, sans avoir pu néanmoins rien établir de durable, fit à jamais ressortir son entière incompatibilité avec l'état mental ou social des populations modernes. Le cours général des événemens propres au dernier demi-siècle a donc spontanément concouru à démontrer, par l'irrécusable contraste de deux expériences également décisives, que les conditions de l'ordre, autant que celles du progrès, ne peuvent désormais obtenir une réalisation suffisante que par l'essor direct d'une véritable réorganisation. Jusqu'à cet indispensable avénement, l'ensemble de la situation politique flottera nécessairement, comme avant la crise, entre la tendance plus ou moins rétrograde d'un pouvoir qui ne peut concevoir l'ordre que dans le type ancien, et l'instinct plus ou moins anarchique d'une société qui n'imagine encore qu'un progrès purement négatif; seulement ces deux grands enseignemens pratiques ont désormais, de part et d'autre, beaucoup amorti les passions correspondantes, en signalant l'inanité commune de ces espérances opposées. Depuis que cette position, précaire et dangereuse mais provisoirement inévitable, a pu suffisamment développer tous ses caractères essentiels, l'action dirigeante, ou plutôt résistante, s'y est spontanément conformée, en instituant ou sanctionnant une sorte de partage régulier entre ces deux impulsions contradictoires. L'ancienne dictature temporelle, nécessairement dissoute par la décomposition forcée du pouvoir central, a reconnu enfin son entière impuissance pour diriger la réorganisation spirituelle, et s'est exclusivement proposé le maintien permanent de l'ordre purement matériel, dont la difficulté croissante doit absorber de plus en plus ses efforts principaux: le gouvernement intellectuel et moral a été entièrement abandonné à la concurrence illimitée des libres tentatives philosophiques. Quelque périlleuse que soit évidemment une telle consécration politique de l'anarchie spirituelle avec laquelle on s'efforce de concilier l'ordre temporel, il y faut voir, non-seulement la conséquence inévitable de l'absence de tous principes propres à servir de base unanime à une vraie discipline mentale, mais aussi la condition indispensable de leur avénement ultérieur, qui ne peut ainsi être gravement entravé désormais que par l'incapacité des philosophes occupés à leur recherche. Pendant que se développait cette situation sans exemple, les nouveaux élémens sociaux continuaient spontanément, avec le même caractère que sous la phase précédente, leurs diverses évolutions partielles, accélérées seulement par les conséquences naturelles de la crise politique; et leur essor respectif tendait de plus en plus à faire nettement ressortir le besoin commun d'une véritable coordination générale, sans laquelle leur progrès futur ne saurait trouver une issue suffisante. L'élan industriel parvenait au point de rendre hautement irrécusable le besoin de régulariser, entre les entrepreneurs et les travailleurs, une indispensable harmonie, à laquelle leur libre antagonisme naturel a cessé de pouvoir offrir des garanties suffisantes. Dans l'évolution scientifique, l'extension définitive de la méthode positive à l'étude de corps vivans, y compris les phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle, tendait à manifester directement les vices croissans d'une spécialisation dispersive, devenue plus étroite et plus empirique au temps même où la marche de l'esprit humain demandait davantage le remplacement du régime analytique préliminaire par un régime final essentiellement synthétique, unique moyen de contenir l'influence délétère d'une anarchie philosophique qui menace de compromettre gravement l'avenir des sciences, en y faisant prévaloir des recherches aveugles et puériles; ainsi, quand toutes les nécessités principales exigeaient, chez les hautes intelligences, un libre développement de l'esprit d'ensemble, seul susceptible de conduire à une indispensable solution, il était partout instinctivement entravé par l'irrationnelle prépondérance de l'esprit de détail. Ce déplorable contraste ressort surtout aujourd'hui, chez la nation toujours placée à la tête du grand mouvement européen, de l'aveugle opposition, à la fois mentale et morale, des savans actuels à toute généralisation de la méthode positive, dont l'entière extension philosophique constitue pourtant la principale condition logique d'une véritable réorganisation.

D'après ce résumé général, notre appréciation historique de l'ensemble du passé humain constitue évidemment une vérification décisive de la théorie fondamentale d'évolution que j'ai fondée, et qui, j'ose le dire, est désormais aussi pleinement démontrée qu'aucune autre loi essentielle de la philosophie naturelle. À partir des moindres ébauches de civilisation jusqu'à la situation présente des populations les plus avancées, cette théorie nous a expliqué, sans inconséquence comme sans passion, le vrai caractère de toutes les grandes phases de l'humanité, la participation propre de chacune d'elles à l'éternelle élaboration commune, et leur exacte filiation nécessaire, de manière à introduire enfin une unité parfaite et une rigoureuse continuité dans cet immense spectacle, où l'on voit d'ordinaire tant de confusion et d'incohérence. Une loi qui a pu suffisamment remplir de telles conditions, ne peut plus passer pour un simple jeu de l'esprit philosophique, et contient certainement l'expression abstraite de la réalité générale. Elle peut donc être maintenant employée, avec une sécurité rationnelle, à lier l'ensemble de l'avenir à celui du passé, malgré la perpétuelle variété qui caractérise la succession sociale, dont la marche essentielle, sans être nullement périodique, se trouve cependant ainsi ramenée à une règle constante, qui, presque imperceptible dans l'étude isolée d'une phase trop circonscrite, devient hautement irrécusable quand on examine la progression totale. Or, l'usage graduel de cette grande loi nous a finalement conduits à déterminer, à l'abri de tout arbitraire, la tendance générale de la civilisation actuelle, en marquant, avec une précision rigoureuse, le pas déjà atteint par l'évolution fondamentale; d'où résulte aussitôt l'indication nécessaire de la direction qu'il faut imprimer au mouvement systématique, afin de le faire exactement converger avec le mouvement spontané. Nous avons clairement reconnu que l'élite de l'humanité, après avoir essentiellement épuisé toutes les phases successives de la vie théologique, et même les divers degrés de la transition métaphysique, touche maintenant à l'avénement direct de la vie pleinement positive, dont les principaux élémens ont déjà suffisamment reçu leur élaboration partielle, et n'attendent plus que leur coordination générale pour constituer naturellement un nouveau système social, plus homogène et plus stable que ne put jamais l'être le système théologique propre à la sociabilité préliminaire. Cette indispensable coordination doit être, par sa nature, d'abord intellectuelle, ensuite morale, et enfin politique; puisque la révolution qu'il s'agit de consommer provient, en dernière analyse, de la tendance nécessaire de l'esprit humain à remplacer finalement la méthode philosophique convenable à son enfance par celle qui convient à sa maturité. Toute tentative qui ne remonterait pas jusqu'à cette source logique serait radicalement impuissante contre le désordre actuel, qui, sans aucun doute, est, avant tout, mental. Mais, sous cet aspect fondamental, la simple connaissance de la loi d'évolution devient elle-même aussitôt le principe général d'une telle solution, en établissant spontanément une entière harmonie dans le système total de notre entendement, par l'universelle prépondérance ainsi procurée à la méthode positive, d'après son extension directe et irrévocable à l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, les seuls aujourd'hui qui, chez les esprits les plus avancés, n'y aient point encore été suffisamment ramenés. En second lieu, cet extrême accomplissement de l'évolution intellectuelle tend nécessairement à faire désormais prévaloir le véritable esprit d'ensemble, et, par suite, le vrai sentiment du devoir, qui s'y trouve, de sa nature, étroitement lié, de manière à conduire naturellement à la régénération morale. Les règles morales ne sont aujourd'hui dangereusement ébranlées qu'en vertu de leur adhérence exclusive aux conceptions théologiques justement discréditées; elles reprendront une irrésistible vigueur quand elles seront convenablement rattachées à des notions positives généralement respectées. Sous l'aspect politique enfin, il est pareillement incontestable que cette intime rénovation des doctrines sociales ne saurait s'accomplir sans faire graduellement surgir, de son exécution même, au sein de l'anarchie actuelle, une nouvelle autorité spirituelle, qui, après avoir discipliné les intelligences et reconstruit les mœurs, deviendra paisiblement, dans toute l'étendue de l'occident européen, la première base essentielle du régime final de l'humanité. C'est ainsi que la même conception philosophique qui, appliquée à notre situation, y dévoile aussitôt la vraie nature du problème fondamental, fournit spontanément, à tous égards, le principe général de la véritable solution, et en caractérise aussi la marche nécessaire.

Rien ne saurait donc être plus préjudiciable au principal besoin de la civilisation moderne que cette fatale illusion métaphysique qui, malgré leur incompatibilité radicale, fait aujourd'hui concourir tous les partis et toutes les écoles à repousser, avec un aveugle dédain, tous les grands travaux théoriques relatifs aux spéculations sociales, pour n'accorder d'attention sérieuse et de confiance réelle qu'aux diverses combinaisons pratiques destinées à l'immédiate élaboration des institutions politiques proprement dites, abstraction faite du désordre intellectuel et moral. Tant que ce désordre élémentaire n'aura pas été suffisamment dissipé par la seule voie conforme à sa nature, aucune institution durable ne saurait devenir possible, faute de base solide; notre état social ne comportera que des mesures politiques plus ou moins provisoires, principalement destinées à garantir le maintien, de plus en plus difficile, d'un ordre matériel toujours indispensable, contre l'essor croissant des ambitions déréglées, partout excitées d'après la diffusion et l'extension graduelles de l'anarchie spirituelle; pour remplir cet office continu, les gouvernemens, quelle que soit leur forme, continueront d'ailleurs, de toute nécessité, à ne pouvoir essentiellement compter, comme aujourd'hui, que sur un vaste système de corruption, assisté, au besoin, d'une force répressive. Jusqu'à ce que la réorganisation mentale, et, par suite, morale, soit convenablement développée, l'élaboration philosophique aura donc nécessairement beaucoup plus d'importance que l'action purement politique, quant à la régénération finale des sociétés modernes. Ce que les philosophes pourront attendre, à cet égard, des gouvernemens judicieux, ce sera surtout de ne point troubler, par une intervention mal conçue, cette opération fondamentale, et, plus tard, d'en faciliter l'application graduelle. Sous cet aspect capital, on doit reconnaître que, de tous les pouvoirs successivement prépondérans depuis le début de la crise finale, la Convention française est encore le seul qui, du moins pendant sa phase ascensionnelle ci-dessus définie, ait eu, malgré d'immenses obstacles, le véritable instinct de sa position, comme l'indique sa tendance caractéristique vers des créations vraiment progressives et pourtant toujours provisoires; toutes les autres puissances politiques ont cru bâtir pour l'éternité, même dans leurs constructions les plus éphémères.

Au sujet de cette grande réorganisation spirituelle, premier besoin de notre époque, les deux volumes précédens m'ont fourni l'occasion de diverses explications incidentes, essentiellement propres à prévenir ou à dissiper toute crainte puérile sur la vaine prétention à fonder ainsi, au profit de l'une des classes existantes, une domination équivalente à celle du sacerdoce catholique au moyen âge. La discussion directe et approfondie de ce chapitre sur les vices intellectuels et moraux qui rendent d'ordinaire les savans actuels profondément indignes d'aucune haute mission sociale, par leur double défaut caractéristique de pensées générales et de sentimens élevés, ne saurait d'ailleurs, à cet égard, laisser subsister la moindre incertitude chez les juges de bonne foi, en constatant l'entière incapacité politique de la seule classe au triomphe de laquelle ma conception sociale pût d'abord sembler destinée, comme possédant seule, à mes yeux, quoique d'une manière partielle, empirique, et finalement très-insuffisante, le principe logique de la vraie solution philosophique. Rien de ce qui est aujourd'hui classé ne peut être susceptible d'incorporation directe au système final, dont tous les élémens spontanés doivent préalablement subir une intime régénération intellectuelle et morale, conforme à la doctrine fondamentale qu'il s'agit précisément d'élaborer. Ainsi, le pouvoir spirituel futur, première base d'une véritable réorganisation, résidera dans une classe entièrement nouvelle, sans analogie à aucune de celles qui existent, et originairement composée de membres indifféremment issus, suivant leur propre vocation individuelle, de tous les ordres quelconques de la société actuelle, le contingent scientifique n'y devant même nullement prédominer, d'après l'aperçu le plus probable. L'avénement graduel de cette salutaire corporation sera d'ailleurs essentiellement spontané, puisque son ascendant social ne peut nécessairement résulter que de l'assentiment volontaire des intelligences aux nouvelles doctrines successivement élaborées: en sorte qu'une telle autorité n'est pas plus susceptible, par sa nature, de décret que d'interdiction. Son établissement devant donc surgir peu à peu de l'exécution même de son œuvre fondamentale, toute spéculation détaillée sur les formes propres à sa constitution ultérieure, serait aujourd'hui aussi puérile qu'incertaine, quoique la pernicieuse influence des habitudes métaphysiques doive encore faire excuser ces vaines préoccupations. Puisque l'action sociale d'un tel pouvoir doit inévitablement, comme celle de la puissance catholique, précéder son organisation légale, il ne peut donc être ici question que de caractériser sommairement sa destination nécessaire dans le système final de la sociabilité moderne, afin surtout de signaler suffisamment son aptitude spontanée à agir directement, avec une heureuse efficacité, sur la situation générale, par le seul accomplissement des travaux philosophiques qui détermineront sa formation graduelle, longtemps avant qu'il puisse être regardé comme régulièrement constitué.

Toute explication méthodique sur la théorie élémentaire des deux puissances, et même sur son application spéciale à la civilisation actuelle, doit évidemment être renvoyée à mon Traité ultérieur de philosophie politique: sauf l'utilité provisoire que le lecteur peut retirer, à cet égard, de mon ancien travail déjà rappelé au cinquante-quatrième chapitre. Quelle que fût aujourd'hui l'importance de ces démonstrations au sujet d'un principe si fondamental et pourtant si contraire à des préjugés encore presque universels, elles seraient assurément incompatibles avec l'extension déjà trop grande qu'a successivement acquise cet ouvrage. Mais la suite des conceptions, d'abord logiques, puis scientifiques, propres aux deux volumes précédens, doit avoir graduellement transporté le lecteur attentif à un point de vue tel, qu'aucun bon esprit ne saurait plus maintenant conserver, en général, d'incertitude grave relativement à la nécessité accélérée, dans toute civilisation suffisamment avancée, d'un pouvoir spirituel entièrement distinct et indépendant du pouvoir temporel, et destiné à régir les opinions et les mœurs pendant que l'autre s'applique seulement aux actes accomplis. Puisque nous avons reconnu, en principe, que l'évolution humaine est surtout caractérisée par une influence toujours croissante de la vie spéculative sur la vie active, quoique celle-ci conserve sans cesse l'ascendant effectif, il serait certainement contradictoire de supposer que la partie contemplative de l'homme doit être à jamais privée de culture propre et de direction distincte dans l'état social où l'intelligence aura le plus d'essor habituel, au sein même des classes les plus inférieures, tandis que cette séparation a déjà régulièrement existé, au moyen âge, dans une civilisation plus rapprochée, à tous égards, de l'enfance de l'humanité. En un temps où tous les bons esprits admettent communément la nécessité d'une division permanente entre la théorie et la pratique, pour le perfectionnement simultané de toutes deux, envers les moindres sujets de nos efforts, pourrait-on hésiter à étendre ce salutaire principe aux opérations les plus difficiles et les plus importantes, quand un tel progrès y est enfin devenu suffisamment réalisable? Or, sous l'aspect purement mental, la séparation des deux puissances n'est, au fond, que la manifestation extérieure d'une telle distinction entre la science et l'art, transportée jusqu'aux idées sociales, et dès lors entièrement systématisée. Il y aurait donc, à cet égard, une immense rétrogradation, tendant directement à l'intime dégradation de notre intelligence, si l'on persistait indéfiniment à laisser, en ce sens, la société moderne au-dessous de celle du moyen âge, en y reconstituant à dessein la confusion antique, sans la situation qui l'avait rendue alors inévitable, et sans les motifs qui la rendaient indispensable, suivant la théorie historique du cinquante-troisième chapitre. Mais le retour à la barbarie serait ainsi encore plus prononcé sous le rapport moral. Je crois avoir suffisamment caractérisé, au cinquante-quatrième chapitre, le pas vraiment fondamental que l'admirable effort du catholicisme parvint à accomplir, ou du moins à ébaucher, malgré tant d'obstacles de tous genres, dans le développement essentiel de la sociabilité humaine, en affranchissant la morale de l'étroite subordination où la tenait jusque alors la politique, pour l'élever enfin à l'entière suprématie sociale convenable à sa nature, et sans laquelle elle ne pouvait acquérir ni la pureté ni l'universalité indispensables à l'extension finale de notre civilisation. Cette sublime opération, encore si peu comprise du vulgaire philosophique, constitue certainement, par sa nature, la première base rationnelle de toute notre éducation morale, en plaçant les lois immuables relatives aux besoins les plus intimes et les plus généraux de l'humanité, à l'abri des inspirations variables émanées des intérêts les plus secondaires et les plus particuliers. Or, il n'est pas douteux que cette indispensable coordination n'aurait, à la longue, aucune consistance réelle sous l'imminent conflit de nos aveugles passions, si, reposant seulement sur une doctrine abstraite, elle n'était point vivifiée et consolidée par l'active intervention permanente d'un pouvoir moral entièrement distinct et suffisamment indépendant du pouvoir politique proprement dit: comme ne le confirment que trop les graves atteintes qu'elle a éprouvées, et qu'elle subit encore journellement, par suite de la désorganisation spirituelle, quoique sa profonde harmonie avec la nature de la civilisation moderne l'ait jusqu'ici spontanément préservée de toute attaque dogmatique, malgré la chute de la philosophie catholique qui en avait dû être l'organe primitif, ainsi que je l'ai rappelé ci-dessus. Nos constitutions métaphysiques elles-mêmes, au milieu de leur confusion caractéristique entre les deux ordres d'attributions, ont involontairement sanctionné cette condition essentielle de notre sociabilité, sans y avoir toutefois convenablement satisfait, par ces remarquables déclarations préalables, destinées à instituer, jusque chez les moindres citoyens, un contrôle général des mesures politiques quelconques; faible image et équivalent très-imparfait des moyens énergiques que l'organisme catholique procurait naturellement à chaque croyant pour résister à toute injonction légale contraire à la morale établie, en évitant néanmoins de s'insurger ainsi contre une économie régulièrement fondée sur une telle séparation continue. Depuis que l'humanité a dépassé l'âge préliminaire propre à la civilisation humaine, cette grande division est donc devenue, à tous égards, le principe social de l'élévation intellectuelle et de la dignité morale. Sans doute, la progression moderne, après sa première impulsion catholique et féodale, a dû, comme je l'ai expliqué, bientôt devenir radicalement hostile à l'ordre catholique, où, par l'extrême imperfection de sa base théologique, qui ne pouvait ni ne devait prévaloir plus longtemps, une organisation, jusqu'alors éminemment progressive, tendait désormais à dégénérer directement en une dégradante théocratie. Mais cet antagonisme nécessaire, dont l'office temporaire est maintenant accompli, ne doit pas laisser indéfiniment dominer les préjugés révolutionnaires propres à son développement, et dont l'empire trop prolongé est maintenant aussi contraire à l'élan final de notre sociabilité qu'il fut auparavant indispensable à sa dernière préparation. Au reste, tandis que la nature de la civilisation moderne prescrit la division rationnelle des deux puissances élémentaires comme une condition fondamentale de son essor régulier, elle tend, encore plus évidemment, malgré toute vaine opposition systématique, à la réaliser de plus en plus comme une irrésistible conséquence de son cours spontané. Dans l'état social du moyen âge, nous avons reconnu qu'une telle séparation avait eu, à beaucoup d'égards, un caractère forcé, qui a dû accessoirement influer sur son imparfaite consistance, en tant qu'opposée au génie éminemment absolu de l'activité militaire, alors encore prépondérante, malgré sa transformation capitale. Rien d'équivalent n'est possible sous l'ascendant, déjà pleinement irrévocable et désormais de plus en plus complet, de la vie industrielle propre aux temps modernes, et dont la nature doit, au contraire, y empêcher directement toute confusion réelle entre la puissance spéculative et la puissance active, qui n'y sauraient certainement jamais résider, à un haut degré, chez les mêmes organes, fût-ce envers les plus simples opérations partielles, et, à fortiori, quant aux plus hautes entreprises sociales. La diversité nécessaire des mœurs respectives n'est pas, au fond, moins incompatible avec une semblable concentration politique que l'évidente distinction des capacités. Quoique les caractères particuliers aux différentes classes modernes soient encore loin, sans doute, d'être suffisamment prononcés, il est pourtant irrécusable, malgré la vicieuse identité que d'irrationnelles dispositions tendent aujourd'hui à établir entre leurs habitudes, que la supériorité de richesse, principal résultat spontané de la prééminence industrielle, ne conférera jamais des droits sérieux à la suprême décision des questions humaines; de même, quelle que soit aujourd'hui la honteuse ardeur de tant d'artistes, encore plus choquante chez les savans, pour rivaliser de fortune avec les chefs industriels, il n'est certes nullement à craindre que les carrières esthétiques ou scientifiques puissent désormais conduire au plus haut ascendant pécuniaire: la généreuse imprévoyance pratique naturellement propre aux uns, quand il y a vocation réelle, est assurément incompatible, en général, avec la scrupuleuse sollicitude usuelle qu'exigent les succès des autres. Une secte éphémère, sans portée comme sans moralité, instituant, sur la confusion systématique des deux puissances, une dogmatisation rétrograde, a voulu, de nos jours, tenter de prendre la richesse pour l'unique base du classement social, en y concevant la seule récompense homogène de tous les services quelconques. Mais ses vains efforts n'ont essentiellement abouti qu'à faire mieux sentir à tous les bons esprits et à toutes les âmes élevées que, dans l'économie moderne, les opérations d'une utilité immédiate et matérielle constitueront indéfiniment, de toute nécessité, la principale source des richesses, quelles que puissent être les améliorations ultérieures de l'état social; tandis que les divers travaux spéculatifs, susceptibles d'une appréciation moins évidente, en vertu de leur destination plus indirecte et plus lointaine, quoique leur efficacité finale soit réellement très-supérieure, sont destinés, par leur nature, à trouver surtout, en une vénération prépondérante, leur juste rémunération sociale: en sorte qu'il serait aussi chimérique que désastreux de vouloir habituellement réunir les plus hauts degrés de fortune et de considération. Enfin, pour terminer cette discussion préliminaire par une observation irrésistible, il faut remarquer que les vraies nécessités sociales doivent se manifester toujours, d'une manière plus ou moins saisissable, chez ceux-là même qui tentent de les éluder: aussi, malgré la profonde anarchie des intelligences, existe-t-il véritablement aujourd'hui une sorte de pouvoir spirituel spontané, disséminé parmi les littérateurs et les métaphysiciens qui, par un enseignement journalier, soit oral, soit surtout écrit, dirigent, au sein des divers partis existans, l'application sociale des doctrines en circulation. L'irrégularité d'une telle puissance ne l'empêche point de faire hautement sentir son action effective, et d'une manière souvent très-déplorable à beaucoup d'égards, quoique d'ailleurs provisoirement nécessaire; les plus systématiques adversaires de la séparation des deux autorités élémentaires ne sont certes pas les moins servilement soumis à son ascendant habituel. Toute la question se réduirait donc, au fond, sous cet aspect, à décider si les populations modernes, au lieu d'une véritable organisation spirituelle, fondée sur une sérieuse élaboration philosophique de l'ensemble des conceptions humaines, et assujettie à des conditions rationnellement déterminées, doivent être indéfiniment conduites par des organes presque toujours aussi dépourvus de toutes connaissances réelles qu'étrangers à toutes convictions profondes, et qui, au nom d'une déplorable facilité à soutenir, avec un spécieux éclat, toutes les thèses quelconques, viennent s'ériger, sans aucune garantie mentale ni morale, en guides spéculatifs de l'humanité: il serait ici superflu d'insister davantage à ce sujet. Mieux on approfondira une telle discussion, plus on sentira que la civilisation moderne doit, par sa nature, offrir le principal développement de cette division fondamentale des deux puissances, qui ne put être que très-imparfaitement ébauchée au moyen âge, vu la double inaptitude de l'état social correspondant et de la philosophie alors prépondérante: l'essor croissant de notre sociabilité tend nécessairement, à tous égards, à rendre le gouvernement humain de plus en plus moral et de moins en moins politique. En même temps que la réorganisation spirituelle est aujourd'hui la plus urgente, elle est aussi, malgré les hautes difficultés qui lui sont propres, la plus complétement préparée, chez l'élite de l'humanité, d'après l'ensemble des divers antécédens. D'une part, les gouvernemens actuels, renonçant désormais à diriger une telle opération, tendent, par cela même, à conférer cette haute attribution, avec une suffisante liberté, à l'élaboration philosophique qui se montrera digne d'y présider; d'une autre part, les populations, radicalement désabusées des illusions métaphysiques, comprennent de plus en plus, sous l'impulsion spontanée d'un demi-siècle d'expériences décisives, que tout le progrès social compatible avec les doctrines vulgaires est enfin essentiellement épuisé, et qu'aucune importante fondation politique ne saurait maintenant surgir sans reposer d'abord sur une philosophie vraiment nouvelle. À l'un et à l'autre titre, on peut assurer que, du moins en France, où doit nécessairement commencer la régénération finale, cette double condition préalable est aujourd'hui tellement remplie, que le déplorable retard qu'éprouve encore cette grande tâche du XIXe siècle doit être déjà imputé surtout à la profonde incapacité des philosophes qui l'ont entreprise jusqu'ici.

Quand cette opération fondamentale aura reçu un développement assez caractéristique pour en faire partout sentir la vraie tendance générale, et longtemps avant qu'elle ait pu effectivement parvenir à sa pleine maturité sociale, elle commencera spontanément à exercer, soit sur les esprits les plus actifs, soit sur la masse des intelligences, une double influence graduelle très-favorable au retour universel d'une harmonie durable, en indiquant aux uns une voie pleinement légitime de haute satisfaction politique, et aux autres la marche la plus conforme à une sage réalisation de leurs vœux principaux. Sous le premier aspect, j'ai déjà suffisamment établi, en principe, au sujet de l'avénement catholique, que le prétendu règne de l'esprit, d'abord rêvé par la métaphysique grecque, constitue, suivant l'immuable nature de la sociabilité humaine, une conception aussi dangereuse que chimérique, non moins contraire aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre, et qui, si elle pouvait réellement prévaloir, ne tendrait, malgré de spécieuses apparences, qu'à organiser une dégradante immobilité, analogue à celle des théocraties proprement dites, en livrant l'empire du monde à de médiocres intelligences, dès lors habituellement privées à la fois de frein et de stimulation (voyez le début de la cinquante-quatrième leçon)[28]. Or, cette fallacieuse utopie, naturellement écartée tant que le régime du moyen âge put procurer aux ambitions spirituelles une convenable satisfaction, dut ensuite reparaître spontanément, avec un nouvel attrait, sous la prépondérance croissante de la philosophie métaphysique d'où elle émanait, quand la décomposition politique du catholicisme parut rétablir, au profit des chefs temporels, l'antique confusion des deux pouvoirs élémentaires. Dès cette époque, on peut assurer que, dans tout l'occident européen, presque tous les esprits actifs, sauf un très-petit nombre d'éminentes exceptions dues à l'instinct du vrai génie philosophique, ont été plus ou moins animés, souvent à leur insu, d'une secrète tendance insurrectionnelle contre l'ensemble de l'ordre existant, qui cessait ainsi de leur offrir une position légale. À mesure que le mouvement négatif s'accomplissait, cette opposition croissante devait, par une réaction inévitable, et, à certains égards, indispensable, exciter les ambitions spirituelles à la poursuite de plus en plus active des grandeurs temporelles, alors seules constituées: cette influence devait se développer à peu près également, soit dans les états protestans, où la confusion des deux puissances était solennellement consacrée, soit chez les nations catholiques, où la suprématie temporelle n'était pas, au fond, moins réelle, et où d'ailleurs l'abaissement simultané des barrières aristocratiques devait éminemment favoriser de telles prétentions. Il serait superflu d'expliquer combien la grande crise finale a dû, surtout en France, stimuler spontanément ces irrationnelles espérances, qui désormais ne reconnaissent plus, en principe, aucune limite nécessaire. Sans doute, ce dérèglement presque universel des ambitions philosophiques ne saurait altérer la nature de la civilisation moderne, d'après laquelle ces folles tentatives, à jamais privées du point d'appui religieux, viendront toujours échouer contre l'ascendant inébranlable de la prépondérance matérielle, désormais mesurée surtout par la supériorité de richesse, et par suite de plus en plus inhérente à la prééminence industrielle. Mais l'essor croissant de ces vicieux efforts n'en fomente pas moins, au sein des sociétés actuelles, une source permanente d'intime perturbation. Ce principe universel de désordre est aujourd'hui d'autant plus dangereux, qu'il semble plus rationnel, puisqu'il paraît reposer sur la tendance incontestable de la civilisation à augmenter continuellement l'influence sociale de l'intelligence; d'où l'esprit vague et absolu de la philosophie politique généralement admise peut conclure, d'une manière très-captieuse, la concentration finale du gouvernement humain, à la fois spéculatif et actif, chez les hautes capacités mentales, conformément à l'utopie grecque. Une éminente rationnalité, combinée avec une moralité peu commune, suffit à peine pour préserver maintenant notre vaine intelligence d'une telle illusion philosophique, qui désormais domine secrètement la plupart des esprits occupés de questions sociales. La secte pernicieuse ci-dessus indiquée n'a fait, à cet égard, que formuler hautement, avec la plus ignoble exagération, le rêve presque unanime des ambitions spéculatives. Sans aller jusqu'à une telle issue, cette commune disposition exerce journellement une influence très-appréciable sur ceux-là même qui repoussent le plus sincèrement une pareille aberration, dont personne aujourd'hui n'ose directement aborder la discussion rationnelle: il serait donc superflu d'en signaler davantage l'imminent danger. Or, le principe fondamental de la séparation systématique des deux pouvoirs offre certainement le seul moyen général propre à dissiper suffisamment cette grande source de désordre social, en accordant une satisfaction régulière à ce que cette confuse tendance renferme, au fond, de pleinement légitime. La saine théorie élémentaire de l'organisme social, instinctivement ébauchée au moyen âge, interdisant à l'intelligence la suprême direction immédiate des affaires humaines, destine l'esprit à lutter constamment, selon sa nature, pour modifier de plus en plus le règne nécessaire de la prépondérance matérielle, en l'assujettissant au respect continu des lois morales de l'harmonie universelle, dont toute activité pratique, soit privée, soit même publique, tend toujours à s'écarter spontanément, faute de vues assez élevées et de sentimens assez généreux. Ainsi conçue, la légitime suprématie sociale n'appartient, à proprement parler, ni à la force, ni à la raison, mais à la morale, dominant également les actes de l'une et les conseils de l'autre: telle est du moins la limite idéale dont la réalité doit graduellement s'approcher, quoique sans pouvoir jamais l'atteindre rigoureusement, comme envers un type quelconque. Dès lors, l'esprit peut enfin abandonner sincèrement sa vaine prétention à gouverner le monde par le prétendu droit de la capacité; car l'ordre régulier lui assigne exclusivement un noble office permanent, aussi propre à entretenir son heureuse activité qu'à récompenser ses éminens services. La nature nettement déterminée de ces fonctions, essentiellement relatives à l'éducation et à l'influence consultative qui en résulte dans la vie active, suivant le principe posé au cinquante-quatrième chapitre, les conditions exactement définies imposées à leur exercice, et la résistance continue qu'il rencontre inévitablement, tendent d'ailleurs à contenir spontanément cette autorité spirituelle, toujours fondée sur un libre assentiment, entre les limites générales susceptibles d'en prévenir ou d'en rectifier les abus essentiels, au moyen des précautions convenables. C'est ainsi que la réorganisation philosophique des sociétés modernes constitue nécessairement la seule transformation durable propre à rendre désormais éminemment salutaire l'action radicalement perturbatrice qu'exerce l'intelligence sur notre système politique, où elle ne peut échapper à une injuste exclusion qu'en aspirant à une domination vicieuse. Par leur aveugle antipathie contre toute séparation régulière des deux puissances, les hommes d'état tendent donc eux-mêmes à prolonger indéfiniment les embarras, de plus en plus graves, que leur causent aujourd'hui les confuses prétentions politiques de la capacité. On peut assurer que ces funestes conflits resteront nécessairement inextricables tant qu'on n'aura point établi une division fondamentale entre les fonctions spirituelles et les fonctions temporelles: jusqu'alors, l'harmonie sociale continuera d'être profondément troublée par des tentatives opposées, mais également vicieuses, pour transporter aux unes les conditions et les garanties exclusivement convenables aux autres.

Note 28: Cette dangereuse utopie grecque est tellement en harmonie avec l'ensemble des aberrations propres à la grande transition moderne, que la théorie fondamentale que j'ai établie à ce sujet, au 54e chapitre, doit maintenant choquer beaucoup les préjugés et les passions de presque tous ceux qui s'occupent des hautes spéculations sociales. Malgré cet inévitable obstacle, j'ai déjà la précieuse satisfaction de voir un tel jugement complétement adopté par l'un des penseurs les plus éminens et les plus indépendans dont l'Angleterre puisse aujourd'hui s'honorer (M. Mill). En m'annonçant cette puissante adhésion à l'un des principes les plus décisifs de ma nouvelle philosophie politique, M. Mill a été spontanément conduit, dans la familiarité de notre heureux commerce épistolaire, à qualifier cette chimère perturbatrice d'après un terme si pleinement caractéristique, que j'ai cru devoir me faire autoriser à le rendre public. La dénomination de pédantocratie me semble, en effet, très-propre à résumer désormais l'appréciation positive d'une tendance sociale qui ne saurait jamais, comme je l'ai démontré, réellement aboutir qu'à instituer, au nom de la capacité, la domination, profondément oppressive à tous égards, et surtout mentalement, des médiocrités ambitieuses dont la valeur philosophique se réduit essentiellement à une vaine érudition; à l'exemple du régime chinois, plus stationnaire qu'aucun autre, et pourtant le plus rapproché d'un pareil type, suivant la judicieuse remarque de M. Mill. Si cet important sujet détermine ultérieurement une véritable discussion, je ne doute pas qu'une telle formule, convenablement employée, n'y contribue beaucoup à l'éclaircir et à la simplifier, en y dirigeant mieux l'attention sur le vrai caractère politique de cette désastreuse aberration philosophique, que j'ai été obligé, faute de cette expression spéciale, de qualifier par des locutions trop composées.

À cette heureuse influence permanente de la grande élaboration philosophique sur la marche actuelle des esprits actifs, correspond naturellement, sous le second aspect ci-dessus indiqué, une influence équivalente sur la disposition sociale de la masse des intelligences. Il résulte, en effet, de la confusion existante entre l'ordre spirituel et l'ordre temporel, une tendance générale, aujourd'hui profondément désastreuse, à chercher toujours, dans les institutions politiques proprement dites, la solution exclusive des difficultés quelconques relatives à notre situation. Cette disposition populaire, graduellement développée en Europe pendant les cinq siècles qui ont suivi la désorganisation spontanée du système catholique, à mesure que s'accomplissait la concentration temporelle, est maintenant parvenue à sa plus déplorable intensité, d'après l'active stimulation directement entretenue par les nombreuses tentatives de constitutions métaphysiques propres au dernier demi-siècle. Une telle tendance vulgaire peut seule fournir un point d'appui vraiment redoutable aux prétentions déréglées de l'intelligence à la domination universelle: car, sans une pareille illusion sur l'efficacité absolue des mesures purement politiques, l'agitation métaphysique ne pourrait déterminer les masses à seconder suffisamment ses efforts perturbateurs. Ainsi, pendant que la nouvelle impulsion philosophique écartera spontanément la dangereuse utopie du règne de l'esprit, en ouvrant régulièrement à la capacité mentale une large issue sociale, elle dissipera, d'une autre part, non moins naturellement, la sorte d'hallucination correspondante, en imprimant aux justes réclamations populaires la direction, bien plus souvent morale que politique, convenable à leur vraie destination. On ne peut douter, en effet, que les principaux griefs légitimement signalés par les masses actuelles contre un régime où leurs besoins généraux sont si peu consultés, ne se rapportent surtout à une rénovation totale des opinions et des mœurs, sans que les institutions directes puissent, au fond, nullement suffire à leur indispensable réparation. Cette appréciation est particulièrement incontestable, comme j'aurai bientôt lieu de l'indiquer plus spécialement, envers les graves abus inhérens aujourd'hui à l'inégalité nécessaire des richesses, et qui constituent le plus dangereux argument des agitateurs ou des utopistes: car ces vices tirent certainement leur plus déplorable intensité de notre désordre intellectuel et moral, bien davantage que de l'imperfection des mesures politiques, dont l'influence réelle est, à cet égard, fort limitée dans le système de la sociabilité moderne, à moins d'une anarchique subversion, aussi destructive du progrès que de l'ordre. L'essor philosophique destiné à élaborer graduellement la réorganisation spirituelle est donc susceptible, sous ce rapport capital, et sous beaucoup d'autres analogues, d'exercer immédiatement, vu l'état présent des populations modernes, une action rationnelle très-importante, directement propre à faciliter le retour universel d'une harmonie durable. Mais il faut savoir que cette heureuse aptitude ne pourrait être suffisamment réalisable, si cette sage réformation des tendances actuelles ne se présentait pas spontanément comme aussi liée aux conditions du progrès qu'à celles de l'ordre: car la nouvelle prédication philosophique, quelque judicieuse qu'elle pût être, resterait essentiellement dépourvue d'efficacité populaire, si, en signalant la nature éminemment morale de tels embarras sociaux, et leur indépendance essentielle des institutions proprement dites, elle ne faisait en même temps apercevoir leur vraie solution générale, d'après l'uniforme assujettissement de toutes les classes quelconques aux devoirs moraux attachés à leurs positions respectives, sous l'active impulsion continue d'une autorité spirituelle assez énergique et assez indépendante pour assurer le maintien usuel d'une telle discipline universelle. Sans cette indispensable coïncidence, d'ailleurs évidemment inhérente à la véritable élaboration régénératrice, l'instinct des masses ne saurait accueillir un semblable enseignement, où il verrait alors, en effet, une source de déceptions, destinée à amortir les efforts d'amélioration réelle, au lieu de leur imprimer une direction plus salutaire. On ne peut donc méconnaître l'influence nécessaire de l'essor philosophique relatif à la réorganisation spirituelle, pour réformer graduellement, d'après une saine appréciation des diverses difficultés sociales, des dispositions populaires éminemment perturbatrices, qui fournissent aujourd'hui le principal aliment des illusions et des jongleries politiques. En général, cette nouvelle philosophie tendra de plus en plus à remplacer spontanément, dans les débats actuels, la discussion vague et orageuse des droits par la détermination calme et rigoureuse des devoirs respectifs. Le premier point de vue, critique et métaphysique, a dû prévaloir tant que la réaction négative contre l'ancienne économie n'a pas été suffisamment accomplie; le second, au contraire, essentiellement organique et positif, doit, à son tour, présider à la régénération finale: car l'un est, au fond, purement individuel, et l'autre directement social. Au lieu de faire consister politiquement les devoirs particuliers dans le respect des droits universels, on concevra donc, en sens inverse, les droits de chacun comme résultant des devoirs des autres envers lui: ce qui, sans doute, n'est nullement équivalent; puisque cette distinction générale représente alternativement la prépondérance sociale de l'esprit métaphysique ou de l'esprit positif: l'un conduisant à une morale presque passive, où domine l'égoïsme; l'autre à une morale profondément active, dirigée par la charité. Cette transformation radicale des habitudes actuelles dérivera nécessairement de la priorité systématiquement accordée à la réorganisation spirituelle sur la réorganisation temporelle, comme étant à la fois plus urgente et mieux préparée. L'opiniâtre résistance des hommes d'état à la séparation fondamentale des deux puissances est donc, sous ce second aspect, tout autant que sous le premier, directement contradictoire à leurs vaines récriminations contre la tendance exclusive des vœux populaires vers les solutions purement politiques: quelque fondées que soient souvent leurs plaintes à ce sujet, elles ne sauraient avoir d'efficacité, tant qu'eux-mêmes repousseront aveuglément le seul moyen général de réformer ces habitudes irréfléchies, résultat inévitable de la dictature temporelle, sans altérer l'indispensable manifestation des besoins universels, dès lors assurés, au contraire, d'une meilleure satisfaction.

Tels sont, en aperçu, les services immédiats, aussi éminens qu'irrécusables, propres à la grande élaboration philosophique destinée à déterminer graduellement la réorganisation spirituelle des sociétés modernes. Par cette double influence préliminaire sur la raison publique, la nouvelle puissance morale, avant sa constitution régulière, fera spontanément, dès sa naissance, l'épreuve décisive de son action sociale, en faisant universellement prévaloir la disposition d'esprit nécessaire à sa marche ultérieure. Sa tendance directe étant ainsi assez indiquée, il ne me reste plus qu'à apprécier sommairement, d'après les bases historiques déjà posées, d'abord et surtout la nature générale de ses attributions finales, et, par suite, le caractère essentiel de son autorité normale, pour achever de dissiper suffisamment les inquiétudes peu rationnelles, mais fort excusables, qu'inspire aujourd'hui la seule pensée d'un nouveau pouvoir spirituel, vu les profondes aberrations qui, à raison même des habitudes actuelles de confusion politique, ont si souvent conduit, à ce sujet, à des conceptions essentiellement théocratiques, justement antipathiques à la sociabilité moderne.

Sous l'un et l'autre aspect, la comparaison avec la puissance catholique propre au moyen âge se présente naturellement, comme relative au seul antécédent réel d'une telle organisation, dont l'action sociale serait ainsi, dans son ensemble, immédiatement indiquée. Mais, quoique ce rapprochement soit, en effet, susceptible d'une véritable utilité, quand il est convenablement dirigé, son usage exige toujours des précautions essentielles, sans lesquelles il conduirait souvent à de fausses appréciations, en vertu de l'intime diversité des situations respectives, et surtout à raison du principe purement théologique sur lequel reposait l'ancien organisme spirituel, où la véritable destination politique était nécessairement subordonnée à un but personnel imaginaire, que nous avons vu altérer profondément, à beaucoup d'égards, l'exercice et le caractère de l'autorité spéculative. C'est seulement à ceux qui, d'après nos précédentes explications historiques, sauront écarter suffisamment le point de vue religieux, pour envisager uniquement l'office social du clergé catholique, qu'une judicieuse application de ce procédé comparatif pourra devenir vraiment utile comme moyen empirique de faciliter les déterminations et de les préciser davantage: car, il est d'ailleurs certain que tout ce qui, dans la vie réelle, comportait, au moyen âge, l'action spirituelle, donnera lieu pareillement à une équivalente intervention du nouveau pouvoir, dont l'ascendant habituel sera même, à divers titres, plus immédiat et plus complet; sauf les distinctions nécessaires, de mode ou de degré, qui correspondent à la différence radicale des deux philosophies et des deux civilisations. Toutefois, sans renoncer à cette ressource spontanée, qui devra surtout ultérieurement seconder les développemens réservés à mon Traité spécial, notre double appréciation sommaire doit ici conserver essentiellement la forme directe et abstraite, afin de prévenir, autant que possible, toute vicieuse interprétation.

J'ai déjà posé, au cinquante-quatrième chapitre, le principe général, aussi rigoureux qu'incontestable, qui détermine rationnellement la séparation fondamentale entre les attributions respectives du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, et d'après lequel les hommes sages des deux classes s'efforceront de résoudre suffisamment les conflits plus ou moins graves que la fatale discordance de nos passions, aussi inévitable dans l'avenir que dans le passé, soulèvera un jour entre les deux puissances, malgré l'amélioration réelle de la sociabilité humaine. Ce principe consiste à regarder l'autorité spirituelle comme devant être, par sa nature, finalement décisive en tout ce qui concerne l'éducation, soit spéciale, soit surtout générale, et seulement consultative en tout ce qui se rapporte à l'action, soit privée, soit même publique, où son intervention habituelle n'a jamais d'autre objet que de rappeler suffisamment, en chaque cas, les règles de conduite primitivement établies: l'autorité temporelle, au contraire, entièrement souveraine quant à l'action, au point de pouvoir, sous sa responsabilité des résultats, suivre une marche opposée aux conseils correspondans, ne peut exercer, à son tour, sur l'éducation, qu'une simple influence consultative, bornée à y solliciter la révision ou la modification partielle des préceptes que la pratique lui semblerait condamner. Ainsi, l'organisation fondamentale, et ensuite l'application journalière, d'un système universel d'éducation positive, non-seulement intellectuelle, mais aussi et surtout morale, constituera l'attribution caractéristique du pouvoir spirituel moderne, dont une telle élaboration graduelle pourra seule développer convenablement le génie propre et l'ascendant social. C'est principalement pour servir de base générale à un tel système que devra être préalablement coordonnée la philosophie positive proprement dite, dont j'ai osé, le premier, concevoir et ébaucher le véritable ensemble, destiné à fournir désormais à l'entendement humain un point d'appui fondamental par une suite homogène et hiérarchique de notions positives, à la fois logiques et scientifiques, sur tous les ordres essentiels de phénomènes, depuis les moindres phénomènes mathématiques, source initiale de la positivité rationnelle, jusqu'aux plus éminens phénomènes moraux et sociaux, terme indispensable de sa pleine maturité. Si, d'une part, l'éducation moderne, jusqu'ici vague et flottante comme la sociabilité correspondante, ne saurait être vraiment constituée sans un pareil fondement philosophique, il n'est pas moins certain, en sens inverse, que, sans cette grande destination, cette coordination préliminaire n'aurait point un caractère assez nettement déterminé pour contenir suffisamment les divagations dispersives propres à la science actuelle. Afin que cette salutaire connexité conserve toute l'énergie convenable, en un temps où l'esprit d'ensemble est encore si rare et où les conditions en sont si peu comprises, il importera même de ne jamais oublier que ce système d'éducation positive est nécessairement destiné à l'usage direct et continu, non d'aucune classe exclusive, quelque vaste qu'on la suppose, mais de l'entière universalité des populations, dans toute l'étendue de la république européenne. C'est au catholicisme, comme je l'ai expliqué, que l'humanité a dû, au moyen âge, le premier établissement d'une éducation vraiment universelle, qui, quelque imparfaite qu'en dût être l'ébauche, présentait déjà, malgré d'inévitables diversités de degré, un fond essentiellement homogène, toujours commun aux moindres et aux plus éminens chrétiens: il serait donc étrange, à tous égards, de concevoir une institution moins générale pour une civilisation plus avancée. Sous ce rapport, les dogmes révolutionnaires relatifs à l'égalité d'instruction contiennent, à leur manière, depuis la décadence nécessaire de l'organisation catholique, un certain pressentiment confus du véritable avenir social, sauf les graves inconvéniens ordinairement inhérens à la nature vague et absolue des conceptions métaphysiques, qui, en tous genres, devaient précéder et préparer les conceptions positives. Rien n'est plus propre, sans doute, à caractériser profondément l'anarchie actuelle, que la honteuse incurie avec laquelle les classes supérieures considèrent habituellement aujourd'hui cette absence totale d'éducation populaire, dont la prolongation exagérée menace pourtant d'exercer sur leur sort prochain une effroyable réaction. Ainsi, la première condition essentielle de l'éducation positive, à la fois intellectuelle et morale, envisagée comme la base nécessaire d'une vraie réorganisation sociale, doit certainement consister dans sa rigoureuse universalité. Malgré d'inévitables différences de degré, aussi salutaires que spontanées, correspondantes aux inégalités d'aptitude et de loisir, c'est d'ailleurs une grave erreur philosophique, aujourd'hui trop fréquente, que de rattacher à ces distinctions naturelles des diversités nécessaires, soit dans le plan, soit dans la marche, de cette commune initiation. L'invariable homogénéité de l'esprit humain, non-seulement parmi les divers rangs sociaux, mais même chez les différentes natures personnelles, fera toujours comprendre, à tous ceux qui ne se borneront pas à une superficielle appréciation, que, sauf les cas d'anomalie, ces modifications ne sauraient finalement influer que sur le développement plus ou moins étendu d'un système toujours identique: l'expérience catholique a depuis longtemps sanctionné cette indication rationnelle, en ce qui concerne l'éducation générale, puisque l'instruction religieuse était, au fond, pareillement conçue et dirigée pour toutes les classes quelconques, quoique plus ou moins détaillée ou approfondie: de nos jours même, l'instruction spéciale, seule régularisée, pourra montrer aux juges compétens que la meilleure institution d'une étude quelconque ne peut offrir, à tous ces titres, que de simples variétés d'extension d'un mode constamment semblable. Au reste, ce n'est point ici le lieu de m'expliquer convenablement sur la véritable nature fondamentale de l'éducation positive, à la fois industrielle, esthétique, scientifique et philosophique, où l'essor moral correspondra sans cesse au progrès intellectuel: l'importance prépondérante et la difficulté supérieure d'un tel sujet me détermineront à y consacrer plus tard un Traité exclusif, que j'annoncerai plus distinctement à la fin de ce dernier volume. Il me suffit ici d'avoir expressément signalé l'universalité caractéristique de ce système primordial, autour duquel se ramifieront ensuite spontanément les divers appendices particuliers relatifs à la préparation directe aux différentes conditions sociales. C'est surtout ainsi que l'esprit scientifique actuel, perdant enfin sa spécialité empirique, sera invinciblement poussé à une indispensable généralité rationnelle, présidant à une saine répartition finale de l'élaboration spéculative: car un tel but rendra pleinement irrécusable le besoin de condenser et de coordonner les principales branches de la philosophie naturelle, qui, devant toutes fournir un contingent essentiel à la doctrine commune, ne sauraient conserver une incohérence et une dispersion évidemment incompatibles avec cette grande destination sociale, comme je l'expliquerai davantage au soixantième chapitre. Quand les savans auront suffisamment compris que la vie active exige habituellement l'emploi simultané des diverses notions positives que chacun d'eux isole de toutes les autres, ils comprendront sans doute que leur ascension politique suppose nécessairement la généralisation préalable de leurs conceptions ordinaires, et, par conséquent, l'entière réformation philosophique de leurs dispositions actuelles. Car les populations modernes ne pourront jamais reconnaître pour chefs spirituels des hommes qui, malgré une véritable supériorité envers une faible partie de nos connaissances, sont le plus souvent au-dessous du vulgaire relativement à tout le reste du domaine réel de la raison humaine; sans parler d'ailleurs de l'infériorité morale qui doit fréquemment accompagner aujourd'hui cette sorte d'automatisme spéculatif: cette pleine généralité constitue tellement la première condition de l'autorité spirituelle, que sa seule influence, même à l'état le plus imparfait, préserve aujourd'hui d'une entière désuétude sociale l'esprit théologico-métaphysique, quoique désormais profondément antipathique à la raison moderne. Tandis que, par une telle élaboration, l'esprit positif acquerra spontanément le dernier attribut essentiel qui lui manque encore, cette grande destination achèvera aussi de le purifier suffisamment, en y faisant hautement prévaloir le génie spéculatif, sans pouvoir cependant oublier jamais le but social. Nous avons, en effet, précédemment remarqué, même envers les sciences les plus avancées, que le caractère scientifique actuel flotte presque toujours entre l'essor abstrait et l'application partielle, de manière à n'être le plus souvent ni franchement spéculatif ni véritablement actif, comme le confirme clairement la constitution équivoque des corporations savantes, où domine un vicieux mélange des attributions technologiques avec les travaux scientifiques, et dont la plupart des membres sont, en réalité, bien plutôt de simples ingénieurs que de vrais savans. Cette confusion radicale est aujourd'hui évidemment liée au défaut de généralité, qui, dissimulant la haute destination philosophique de l'esprit positif, ne permet de motiver son utilité finale que sur des services secondaires, aussi spéciaux que les habitudes théoriques correspondantes. Mais il est clair que cette tendance, convenable seulement à l'enfance de la science moderne, constitue maintenant un nouvel obstacle essentiel à la systématisation de la philosophie positive, qui, dans l'ordre normal de l'humanité, ne devra considérer d'autre application immédiate que la direction intellectuelle et morale des populations civilisées; application nécessaire, n'offrant rien d'éventuel ni d'isolé, et dont l'influence continue, loin de pouvoir altérer la pureté ou la dignité du caractère spéculatif, tendra à lui imprimer plus de généralité et d'élévation, aussi bien que plus d'unité et de consistance[29]. Ainsi, sous tous les aspects importans, la grande élaboration philosophique destinée à la fondation du système final de l'éducation positive, exercera nécessairement, sur les esprits qui l'accompliront, une heureuse réaction immédiate, indispensable à la dernière préparation mentale de la nouvelle puissance spirituelle, dont les élémens actuels sont encore si imparfaits: c'est surtout pour ce motif que je devais ici expressément signaler cette attribution caractéristique. En même temps, l'homogénéité de vues et l'identité de but, établies par une telle destination sociale, conduiront spontanément les divers philosophes positifs à former peu à peu une véritable corporation européenne, de manière à prévenir ou à dissiper les imminentes dissensions actuellement inhérentes à l'anarchie scientifique, qui décompose toujours ce qu'on appelle improprement aujourd'hui les corps savans en une multitude de coteries, aussi précaires qu'étroites, mutuellement ennemies, et seulement disposées à de honteuses coalitions passagères pour protéger à tout prix les intérêts de chaque membre contre toute rivalité extérieure.

Note 29: Quelque nécessaire que soit cette séparation préalable des vrais savans, s'élevant enfin à l'état philosophique, d'avec les ingénieurs proprement dits, on peut assurer que les corporations savantes s'y opposeront de tout leur pouvoir, craignant de perdre ainsi l'un de leurs principaux titres actuels à la considération publique: et cette opposition ne constitue pas l'un des moindres motifs qui feraient désirer, surtout en France, la prochaine suppression de ces compagnies arriérées, maintenant dominées à tant d'égards par un esprit contraire aux principaux besoins de notre temps. Toutefois les hautes nécessités philosophiques seront, à ce sujet, heureusement secondées par l'essor spontané de la classe des ingénieurs, à mesure que le mouvement industriel deviendra plus systématique: car, lorsque cette classe aura suffisamment développé son propre caractère, elle s'affranchira bientôt, sans doute, d'une orgueilleuse tutelle scientifique, émanée d'hommes qui, à raison même de leur direction équivoque, doivent, au fond, offrir le plus souvent une faible capacité technologique, dont les véritables ingénieurs, au temps de leur émancipation mentale, feront aisément ressortir l'insuffisance sociale.

Cette élaboration fondamentale de l'éducation positive sera principalement caractérisée par la systématisation finale de la morale humaine, qui, dès lors affranchie de toute conception théologique, reposera directement, d'une manière inébranlable, sur l'ensemble de la philosophie positive, comme je l'indiquerai davantage au soixantième chapitre. Dans l'économie générale d'une telle éducation, de saines habitudes soigneusement entretenues, sous la direction des préjugés convenables, seront destinées, dès l'enfance, à l'actif développement de l'instinct social et du sentiment du devoir; pour être définitivement rationnalisés, en temps opportun, d'après la connaissance réelle de notre nature et des principales lois, statiques ou dynamiques, de notre sociabilité: de manière à établir solidement d'abord les obligations universelles de l'homme civilisé, successivement envisagé quant à son existence personnelle, domestique ou sociale, et ensuite leurs différentes modifications régulières suivant les diverses situations essentielles propres à la civilisation moderne. Vainement l'impuissance organique, commune à toutes les écoles métaphysiques, les fait-elle aujourd'hui spontanément concourir, malgré leurs innombrables divergences, à sanctionner indifféremment la prétention exclusive des doctrines théologiques à constituer la morale: l'expérience décisive des trois derniers siècles a pleinement constaté, surtout depuis le début de la grande crise révolutionnaire, que ce mode indirect, quoique indispensable à l'état préliminaire de l'humanité, n'est plus désormais, sous aucun rapport, convenable à sa maturité, qui le rend à la fois impossible et inutile. Nous avons historiquement reconnu que l'application effective de ce procédé primitif avait toujours subi un décroissement spontané, correspondant à celui de la philosophie d'où il émanait, à mesure que l'intelligence et la sociabilité de notre espèce, simultanément développées, ont permis l'appréciation vulgaire des règles morales d'après l'ensemble de leur influence réelle sur l'individu et sur la société: le catholicisme surtout a livré à la raison humaine beaucoup d'utiles prescriptions, personnelles où collectives, antérieurement soumises à la sanction religieuse, et que les philosophes anciens avaient cru ne pouvoir jamais s'y soustraire. Or, cette double désuétude croissante est maintenant parvenue à son dernier terme, sans aucun espoir de retour, comme l'a prouvé notre élaboration dynamique. La dispersion indéfinie des croyances religieuses, irrévocablement abandonnées aux divagations individuelles, empêche désormais de rien établir de stable sur d'aussi vains fondemens[30]. Dans l'état présent de la raison humaine, le degré d'unité théologique indispensable à l'efficacité morale de ces doctrines supposerait évidemment un vaste système d'hypocrisie, dont la suffisante réalisation est heureusement impossible, et qui d'ailleurs serait, par sa nature, beaucoup plus nuisible à la moralité universelle que cette fragile assistance ne pourrait jamais lui devenir utile. Sous un autre aspect, les conditions politiques relatives à l'indépendance du sacerdoce, et sans lesquelles, comme je l'ai établi, la philosophie religieuse, même sincèrement conservée, ne saurait en obtenir une véritable efficacité morale, sont désormais encore plus complétement repoussées que les conditions purement intellectuelles, chez les esprits même où l'ancienne foi s'est jusqu'ici le moins altérée. Quelle inconséquence philosophique pourrait surtout être comparée à celle de nos déistes, rêvant aujourd'hui l'exclusive consécration de la morale par une religion sans révélation, sans culte, et sans clergé! L'analyse approfondie du catholicisme nous a démontré les conditions, tant mentales que sociales, indispensables au suffisant accomplissement de son office moral, et la suite de l'appréciation historique nous a expliqué comment cinq siècles d'une active élaboration révolutionnaire, plus ou moins commune à toutes les classes quelconques de la société moderne, ont graduellement déterminé l'irrévocable destruction des unes et des autres. Une vicieuse préoccupation systématique peut seule aujourd'hui faire persister des esprits philosophiques à regarder la morale comme devant toujours reposer sur les conceptions théologiques, puisqu'il est évident que la moralité humaine a essentiellement résisté jusqu'ici à la profonde impuissance pratique des croyances religieuses, malgré l'absence désastreuse de toute autre organisation spirituelle: cette indépendance effective est même parvenue au point que des observateurs d'une faible portée, mais d'une incontestable loyauté, en ont osé conclure l'inutilité radicale de tout enseignement moral régulier. Plusieurs témoignages décisifs nous ont d'ailleurs indiqué déjà que l'adhérence trop prolongée des règles morales à la doctrine théologique est maintenant devenue directement contraire à leur efficacité, en faisant, quoiqu'à tort, rejaillir sur elles l'inévitable discrédit, mental et social, qui s'attache irrévocablement à une philosophie depuis longtemps rétrograde. Cette empirique solidarité constitue même désormais un obstacle général à l'actif développement de la moralité moderne, en ce qu'une telle illusion empêche de procéder convenablement à aucune élaboration rationnelle, contre laquelle, au reste, d'ignobles déclamateurs religieux, catholiques, protestans, ou déistes, s'efforcent de soulever d'avance des imputations calomnieuses, comme pour fermer à l'envi toute issue réelle à l'anarchie actuelle. Dans l'état présent de l'élite de l'humanité, l'esprit positif est certainement le seul qui, dignement systématisé, puisse à la fois produire de véritables convictions morales, aussi stables qu'universelles, et permettre l'essor d'une autorité spirituelle assez indépendante pour en régulariser l'application sociale. En même temps, la philosophie positive, comme je l'ai déjà noté, faisant directement prévaloir la connaissance réelle de l'ensemble de la nature humaine, peut seule présider au plein développement ultérieur du sentiment social, qui n'a jamais pu être cultivé jusqu'ici que d'une manière fort indirecte, et même, à beaucoup d'égards, contradictoire, sous les inspirations d'une philosophie théologique qui, de toute nécessité, imprimait communément à tous les actes moraux le caractère d'un égoïsme exorbitant quoique chimérique, ensuite imité par la désastreuse théorie métaphysique de l'intérêt personnel. Les sentimens humains n'étant pas suffisamment développables sans un exercice direct et soutenu, la morale positive, qui prescrira la pratique habituelle du bien en avertissant avec franchise qu'il n'en peut résulter souvent d'autre récompense certaine qu'une inévitable satisfaction intérieure, devra finalement devenir beaucoup plus favorable à l'essor actif des affections bienveillantes, que les doctrines suivant lesquelles le dénouement même était toujours rattaché à de vrais calculs personnels, dont l'exclusive préoccupation comprimait trop aisément l'insuffisante protestation de nos instincts généreux. Mais, quelque irrécusables que soient déjà ces diverses propriétés morales de la philosophie positive, une aveugle routine, entretenue par d'énergiques intérêts, continuera, malgré l'évidence rationnelle, à méconnaître essentiellement la possibilité de systématiser la morale sans aucune intervention religieuse, jusqu'à ce que la suffisante réalisation d'une telle transformation vienne dissiper, à ce sujet, toute vaine controverse. C'est pourquoi aucune autre partie quelconque de la grande élaboration philosophique ne saurait avoir une importance aussi décisive pour déterminer la régénération finale de la société moderne. L'humanité ne saurait être envisagée comme vraiment sortie de l'état d'enfance, tant que ses principales règles de conduite, au lieu d'être uniquement puisées dans une juste appréciation de sa nature et de sa condition, continueront à reposer essentiellement sur des fictions étrangères.

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