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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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The Project Gutenberg eBook of Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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Title: Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

Author: Alexandre Dumas

Release date: July 22, 2011 [eBook #36812]
Most recently updated: March 15, 2025

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CRÉATION ET RÉDEMPTION, PREMIÈRE PARTIE: LE DOCTEUR MYSTÉRIEUX ***

CRÉATION ET RÉDEMPTION

———

LE DOCTEUR

MYSTÉRIEUX

PAR
ALEXANDRE DUMAS



NOUVELLE ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1875
Droits de reproduction et de traduction réservés


TABLE DES MATIÈRES

CRÉATION ET RÉDEMPTION


PREMIÈRE PARTIE

LE DOCTEUR MYSTÉRIEUX

I

Une ville du Berri

Le 17 juillet 1785, la Creuse, après une matinée d'orage, roulait profonde et troublée entre deux rangs de maisons fort peu symétriquement alignées sur ses rives, et qui baignaient dans l'eau leur pied de bois. Toutes vieilles et toutes délabrées qu'elles étaient, elles n'en souriaient pas moins au soleil, qui, en sortant du double nuage d'où venait de s'échapper l'éclair, jetait un ardent rayon sur la terre encore trempée de pluie.

Ce tas de maisons boiteuses, borgnes et édentées avait la prétention d'être une ville, et cette ville se nommait Argenton.

Inutile de dire qu'elle était située dans le Berri. Aujourd'hui que la civilisation a effacé le caractère des races, des provinces et des cités, c'est encore un spectacle à faire bondir de joie le cœur de l'artiste qu'Argenton vu des hauteurs qui dominent ses toits chargés de mousse et de giroflées en fleur.

Montez, par un beau jour, le long de ces rochers où se tordent des racines pareilles à des couleuvres, frayez vous-même votre chemin, à travers ces blocs que recouvre une fauve et sèche végétation de lichens jaunis, de fougères ensoleillées et de ronces rougies, accrochez vos ongles à ces ruines qui se confondent avec le roc par la couleur et la solidité de leurs masses, si vastes et si obstinées, qu'il a fallu les terribles guerre de la Ligue et les puissantes épaules de Richelieu pour renverser ces ouvrages de l'art qui, soudés à l'œuvre de la nature, semblaient aussi impérissables que leurs bases granitiques; et encore ces guerres d'extermination n'ont-elles pu déraciner ces indestructibles fondements qui restent là foudroyés par le canon, déchirés par la scie, ébréchés par le vent, broyés par le sabot des bœufs, écaillés par le fer des chevaux, foulés par le pied du pâtre, mais immobiles.

Au plus haut de ces ruines, faites par les guerres civiles et non par le temps, asseyez-vous et regardez.

Au-dessous de vous s'abîme, comme une ville engouffrée par une catastrophe géologique, une sauvage et pittoresque cohue de maisons, avec des poutres saillantes, de lourds escaliers de bois qui grimpent extérieurement à l'étage supérieur, des toits de chaume poudreux et des tuiles noires que recouvre une crasse de végétation spontanée. Du point où vous la regardez, la ville semble déchirée en deux par une rivière sombre et encaissée, dont le nom significatif, la Creuse, indique les profondeurs dans lesquelles elle roule.

De longues perches, fixées aux maisons qui bordent son cours, étalent comme des drapeaux de mille couleurs le linge en train de sécher et qui flotte au vent. Ce groupe d'habitations informes, dont les fondements déchaussés, la charpente accusée à vif, les nervures de bois massives attestent l'enfance de l'art de bâtir, est encadré dans le plus frais, le plus charmant et le plus naïf paysage qui se puisse voir.

Ici, la nature n'a point cherché l'effet. Ce bon Berri est de toute la France l'endroit où la simplicité a le plus de caractère, et Argenton est, je crois, la ville la plus simple du Berri; les moutons, ces armes de la province, si j'ose ainsi dire, y sont plus moutons qu'ailleurs, et les oies qui barbotent dans l'eau rapide de la rivière y ont admirablement l'air de ce qu'elles sont.

Tel est encore Argenton aujourd'hui et tel il devait être en 1785, car c'est une des rares villes de France que le souffle des révolutions modernes et que l'esprit de changement n'a point encore atteinte. Ces maisons, quoique près d'un siècle soit écoulé depuis l'époque que nous venons de citer, étaient vieilles alors comme elles le sont aujourd'hui, car depuis longtemps elles ont atteint un âge qui ne marque plus; si quelque chose étonne le touriste, le peintre ou l'architecte, c'est la solidité de ces masures; elles ressemblent aux rochers et aux débris de fortifications qui les dominent. On dirait qu'elles durent par leur vétusté même, et que c'est l'excès de leur vieillesse qui les fait vivre; il y a si longtemps qu'elles penchent d'un côté ou de l'autre, qu'elles en ont pris l'habitude et qu'elles n'ont plus de raison honnête pour tomber, même du côté où elles penchent.

Rien ne peut donner une idée du calme, de l'insouciance et de la placidité des habitants d'Argenton ce 17 juillet 1785; le clocher de l'église venait d'égrener sur la ville l'Angelus de midi, et, dans ces tranquilles demeures, chacun offrait à Dieu sa paisible misère comme une expiation de ses fautes et un moyen douloureux mais salutaire de gagner le ciel; cette quiétude de caractère est en rapport avec la sérénité du paysage et avec les occupations uniformes des habitants de cette petite ville, que n'agite ni l'industrie, ni le commerce, ni la politique; entourés d'une nature toujours la même, d'arbres qu'ils ont toujours connus grands, de maisons qu'ils ont toujours connues vieilles, les habitants d'Argenton ne se voyaient point changer ni vieillir. Comme l'hirondelle qui revenait tous les ans aux toits de leurs maisons, tous les ans la joie du printemps, éclose dans le soleil d'avril, ramenait dans leurs cœurs le courage de supporter les rudes travaux de l'été et l'oisiveté douloureuse de l'hiver.

Argenton, malgré tous les grands mouvements qui s'étaient faits dans les esprits vers la fin du règne de Louis XV et au commencement du règne de Louis XVI, ne reconnaissait guère d'autre puissance que celle de l'habitude. Il y avait alors pour Argenton un roi de France qu'on n'avait jamais vu, mais auquel on croyait et auquel on obéissait sur la parole du bailli, comme on croyait et on obéissait à Dieu sur la parole du curé.

Dans une des rues les plus désertes et les plus rongées d'herbe, s'élevait une maison peu différente des autres maisons, si ce n'est qu'elle était presque ensevelie sous un immense lierre, dans lequel, le soir, semblaient se réfugier tous les moineaux de la ville et des environs.

Malgré leur confiance dans cette maison à l'abri de laquelle ils ne craignaient pas de s'endormir, après avoir longtemps fait tressaillir le feuillage, malgré leur caquetage joyeux et bruyant qui commençait avec l'aurore, cette maison était mal famée. Là, en effet, demeurait un jeune médecin venu de Paris depuis trois ans et qui en avait vingt-huit à peine. Pourquoi avait-il devancé la mode des cheveux courts et non poudrés que Talma devait inaugurer cinq ans seulement plus tard, dans son rôle de Titus? Sans doute parce qu'il lui était plus commode de porter les cheveux courts et sans poudre. Mais, à cette époque, c'était une innovation malheureuse pour un médecin; quand la science médicale était si souvent mesurée au développement gigantesque de la perruque dont se coiffaient les disciples d'Hippocrate, personne ne remarquait que les cheveux du jeune docteur étaient ondés par la nature mieux que n'eût pu le faire le talent du plus habile coiffeur; personne ne remarquait que ces cheveux, du plus beau noir, encadraient admirablement un visage pâli par les veilles, dont les traits fermes et sévères indiquaient surtout l'application à l'étude.

Quel motif avait porté cet étranger à se retirer dans une ville aussi agreste et présentant si peu de ressources à l'exercice de la médecine que la ville d'Argenton? Peut-être le goût de la solitude et le désir du travail non interrompu; et, en effet, ce jeune savant, surnommé dans la ville le docteur mystérieux à cause de sa manière de vivre, ne fréquentait personne, et, chose doublement scandaleuse dans une petite ville de province, ne mettait pas plus le pied à l'église qu'au café. Mille bruits malveillants et superstitieux couraient sur son compte. Ce n'était pas sans raison qu'il ne portait ni poudre ni perruque, mais cette raison était mauvaise puisqu'il ne la disait pas. On l'accusait d'être en communication avec les mauvais esprits, et sans doute l'étiquette n'était point la même dans le monde nocturne que dans le nôtre.

Mais ces soupçons de magie reposaient surtout sur des cures vraiment merveilleuses que le jeune médecin avait opérées par des moyens d'une simplicité extrême; beaucoup de malades condamnés et abandonnés par les autres praticiens avaient été sauvés par lui en si peu de temps, que les bienveillants criaient au miracle et que les ingrats et les curieux criaient au sortilège. Or, comme il y a plus d'ingrats et d'envieux que de bienveillants, le docteur avait pour ennemis, non seulement presque tous ceux à qui il avait fait du tort comme concurrent, mais encore tous ceux qu'il avait soulagés, secourus, guéris comme malades, et le nombre en était grand.

Les vieilles femmes qui n'étaient pas méchantes, et on en comptait cinq ou six dans Argenton, disaient de lui qu'il avait le bon œil. C'est en effet une croyance très répandue dans cette partie du Berri que certains individus naissent non seulement pour le bien ou le mal de leurs semblables, mais encore pour le bien ou le mal de la création, étendant leur influence jusque sur les animaux, les moissons et les autres productions de la terre. Quelques-uns, aux idées plus abstraites, attribuaient cette faculté surprenante de faire des miracles à un souffle de vie que le docteur projetait sur le front de ses malades; d'autres à certains gestes et à certaines paroles qu'il récitait tout bas; d'autres enfin à une connaissance approfondie de la nature humaine et de ses lois les plus obscures.

Toujours est-il que, si l'on différait sur la cause, nul ne contestait l'évidence des phénomènes, cette science s'étant exercée publiquement sur les hommes et sur les animaux.

Ainsi, un jour, un voiturier qui s'était endormi, comme cela arrive souvent, sur le siège mobile suspendu en avant de la roue de sa charrette, était tombé de ce siège, et ses chevaux, en continuant de marcher, lui avaient écrasé une cuisse sous la roue du gros véhicule qu'ils traînaient. Ce n'était pas une cuisse cassée, c'était une cuisse bel et bien écrasée. Les trois médecins d'Argenton s'étaient réunis, et, comme il n'y avait d'autre remède à l'horrible blessure que la désarticulation du col du fémur, c'est-à-dire une de ces opérations devant lesquelles reculent les plus habiles praticiens de la capitale, ils avaient décidé d'un commun accord d'abandonner le malade à la nature, c'est-à-dire à la gangrène, et à la mort qui ne pouvait manquer de la suivre.

C'est alors que le pauvre diable, comprenant la gravité de sa situation, avait appelé à son secours le docteur mystérieux. Celui-ci, étant accouru, avait déclaré l'opération grave, mais inévitable, et, en conséquence avait annoncé qu'il allait la tenter sans aucun retard. Les trois médecins lui avaient fait observer, à titre d'avis charitable, qu'à côté de la gravité de l'inévitable opération, il y avait la douleur physique pendant la durée de cette opération et la terreur morale qu'allait éprouver, l'opération terminée, le malade en voyant une partie de lui-même se détacher de lui sous le tranchant du bistouri.

Mais le docteur, à cette objection, s'était contenté de sourire, et, se rapprochant du blessé, l'avait regardé fixement en étendant la main vers lui, et, d'un ton impératif, lui avait commandé de dormir.

Les trois médecins s'étaient regardés en riant; éloignés de Paris, ils avaient bien entendu parler vaguement des phénomènes du mesmérisme, mais ils n'en avaient pas vu l'application. À leur grand étonnement, le malade alors, obéissant à l'ordre de dormir que lui avait donné le médecin, s'était endormi presque subitement. Le docteur lui avait pris la main, et lui avait demandé de sa voix douce, mais dans laquelle cependant était mêlée une nuance de commandement: «Dormez-vous?» Et, sur la réponse affirmative, il avait tiré sa trousse, choisi ses instruments, et, avec la même sérénité que s'il eût opéré sur un cadavre, il avait sur le corps insensible du blessé pratiqué l'effroyable opération; il avait demandé dix minutes, et, au bout de neuf minutes, montre à la main, le membre avait été détaché, emporté hors de la chambre, le linge taché de sang enlevé, le malade couché sur un autre lit; et, au grand étonnement des trois médecins, l'appareil posé, l'amputé s'était, sur l'ordre du docteur, réveillé en souriant.

La convalescence avait été longue; mais, lorsqu'elle fut complète et que le malade put se lever, il trouva un appareil préparé par le médecin lui-même, et à l'aide duquel, quoiqu'il eût perdu à peu près le quart de sa personne, il retrouva la faculté de se mouvoir.

Mais maintenant qu'allait faire ce malheureux, disaient non seulement les trois médecins qui avaient eu l'intention de le laisser mourir, mais encore bon nombre de personnes qui trouvent toujours quelque chose à redire aux événements et aux dénouements les mieux conduits? Ne valait-il pas mieux, en effet, laisser mourir le pauvre diable que de prolonger avec une infirmité pareille son existence de dix, vingt, trente années peut-être? Qu'allait-il faire? Vivrait-il d'aumônes, et serait-ce une charge de plus pour la commune déjà si pauvre?

Mais tout à coup on apprit par le receveur particulier, qui avait été avisé de cette décision par celui de la province, qu'une rente de trois cents livres était faite au pauvre diable, sans qu'on sût d'où lui venait cette rente et qui l'avait sollicitée.

Sans doute le blessé n'en savait pas plus que les autres sur le sujet; mais quand il parlait du docteur, c'était habituellement pour dire:

—Ah! quant à celui-là, ma vie lui appartient. Il n'a qu'à me la demander et je la lui donnerai de grand cœur.

Eh bien, chose presque incroyable pour quiconque ne connaîtrait pas le monde des petites villes, cette splendide cure fut une de celles qui firent le plus de tort au docteur dans la ville d'Argenton; les trois autres médecins ayant déclaré que peut-être eussent-ils pu sauver le malade en se servant des mêmes moyens, mais qu'ils aimaient mieux voir mourir un homme que de lui sauver la vie à pareil prix, attendu qu'ils regardaient l'âme d'un malade plus précieuse que son corps.

C'était la première fois que ces trois honnêtes praticiens parlaient de l'âme.

Un autre jour, jour de foire, un taureau furieux avait jeté le désordre dans le marché, et les cris des fuyards, femmes et enfants, étaient montés jusqu'au laboratoire du docteur, qui dominait la place. Le docteur avait mis alors la tête à sa fenêtre et avait vu ce dont il s'agissait. Tout fuyait devant l'animal furieux, qui venait d'éventrer un boucher, lequel avait eu l'audace de l'attendre une masse à la main. Lui était descendu alors précipitamment sans chapeau; ses beaux cheveux jetés au vent, les angles de la bouche plissés par cette volonté de fer qui était une des principales qualités ou un des principaux défauts de son caractère, il avait été se placer tout droit sur la route du taureau, l'appelant du geste. L'animal l'avait à peine aperçu, que, acceptant le défi, il s'était élancé sur lui la tête basse...

De sorte que son adversaire, n'ayant pas pu rencontrer son œil, avait été obligé de se jeter de côté pour éviter sa rencontre. Le taureau, emporté par sa course, l'avait dépassé de dix pas, puis s'était retourné, avait relevé la tête, et avait regardé de son œil sombre et profond l'audacieux lutteur qui venait lui présenter le combat. Mais un instant avait suffi, cet œil sombre et profond de l'animal avait rencontré l'œil fixe et dominateur de l'homme, le taureau s'était arrêté court, avait fouillé la terre des pieds, avait mugi comme pour se donner du courage, mais était resté immobile; alors, le docteur avait marché droit à lui, et l'on avait pu voir à chaque pas qu'il faisait le taureau trembler sur ses jambes et s'affaisser sur lui-même; enfin de son bras étendu il avait pu toucher l'animal entre les deux cornes, et, comme un autre Achéloüs devant un autre Hercule, le taureau s'était couché à ses pieds.

Une autre occasion s'était encore présentée pour le docteur de montrer l'étonnante puissance magnétique qu'il exerçait sur les animaux. Il s'agissait de ferrer pour la première fois un cheval de trois ans, encore indompté, qui avait brisé tous les liens qui l'attachaient au travail, avait renversé le maréchal-ferrant et était rentré furieux dans son écurie, où personne n'osait aller le chercher, aucune bride ni aucun licou ne lui étant resté sur le corps pour le conduire.

Le docteur, qui passait là par hasard, avait d'abord porté secours à l'homme renversé; puis, comme le choc avait été violent, mais que dans la chute la tête n'avait point porté, il invita le maréchal-ferrant à l'attendre, promettant de lui ramener le cheval soumis et obéissant.

Et, en effet, accompagné de ce rassemblement qui, dans les petites villes, se groupe à toute occasion, il était entré dans l'écurie du maître de poste à qui ce cheval appartenait, et, tout en sifflant, les mains dans ses poches, mais sans perdre le cheval du regard, il s'était approché de l'animal furieux, qui avait reculé devant lui jusqu'à ce qu'il se sentît acculé au mur; alors il l'avait pris par les naseaux, et, sans effort, quoique l'on vît à l'œil sanglant du cheval avec quelle répugnance il obéissait à cette puissance supérieure, il l'avait amené, marchant à reculons, jusque dans le travail où il s'était échappé une heure auparavant, et là, sans qu'il fût nécessaire de l'attacher, le contenant et le fascinant toujours, il avait dit au maréchal-ferrant de commercer sa besogne, et à ses quatre pieds, l'un après l'autre, le maréchal avait cloué les fers sans que le cheval fît d'autre mouvement que ce frissonnement douloureux de la peau qui est chez les quadrupèdes de son espèce l'aveu de leur défaite.

On comprend, après de pareils prodiges opérés en face de tous vers la fin du dernier siècle, dans une des villes les moins éclairées de France, sous combien d'aspects différents devaient être jugé Jacques Mérey.—C'était le nom du docteur.

II

Le docteur Jacques Mérey

Les plus acharnés parmi les détracteurs de Jacques Mérey étaient certainement les médecins: les uns le traitaient de charlatan, les autres d'empirique, et mettaient sur le compte de la crédulité la plupart des prodiges que l'on racontait.

Voyant néanmoins que l'instinct du merveilleux, si vif chez les classes ignorantes, résistait à leur critique et rapprochait du docteur cette foule qu'ils voulaient vainement en écarter, ils se décidèrent à faire franchement cause commune avec le préjugé religieux, et traitèrent de diabolique la science de cet homme qui osait guérir en dehors des formes autorisées par l'école.

Ce qui appuyait ces accusations, c'est que l'étranger ne fréquentait ni l'église ni le presbytère; si on lui connaissait une doctrine, soulager son prochain, on ne lui connaissait pas de religion. On ne l'avait jamais vu se mettre à genoux ni joindre les mains, et cependant on l'avait surpris plus d'une fois contemplant la nature dans cette attitude de recueillement et de méditation qui ressemble à la prière.

Mais les médecins et le curé avaient beau dire, il était peu de malades et d'infirmes qui résistassent au désir de se faire soigner par le mystérieux docteur, quitte à se repentir plus tard de leur guérison et de brûler un cierge en guise de remords s'il était vrai qu'ils fussent délivrés de leur mal par l'intervention du diable.

Ce qui contribuait surtout à populariser ces légendes qui s'attachaient à Jacques Mérey comme à un être extraordinaire, c'est qu'il ne prodiguait point à tout le monde les bienfaits de sa science et de son ministère. Les riches étaient obstinément exclus de sa clientèle. Plusieurs d'entre eux ayant réclamé à prix d'or les consultations du docteur, il répondit qu'il se devait aux pauvres et qu'il y avait, sans lui, assez de médecins à Argenton avides de soigner des malades de qualité. Que, d'ailleurs, ses remèdes, presque toujours préparés par lui-même, étaient calculés sur le tempérament rustique de la race à laquelle il les appliquait.

On pense bien que, pendant cette époque où commençaient à se soulever toutes les oppositions philanthropiques ou populaires, cette résistance donna libre carrière à la critique des beaux esprits. Ils cherchèrent plus que jamais à jeter des doutes sur une vertu curative qui se bornait aux cures démocratiques, et, n'osant affronter l'épreuve des gens comme il faut, aimait à envelopper ses services dans la ténébreuse reconnaissance des classes ignorantes.

Jacques Mérey les laissa dire et n'en poursuivit pas moins son œuvre silencieuse et solitaire. Comme il menait une vie très retirée, comme sa maison était impénétrable, comme on voyait chaque nuit veiller à sa fenêtre une petite lampe, étoile du travail, les hommes intelligents et sans parti pris avaient tout lieu de croire, comme nous l'avons déjà dit, que le savant docteur était venu chercher dans le Berry une solitude aussi inviolable que celle que les anciens anachorètes allaient chercher dans la Thébaïde.

Quant aux pauvres et aux paysans, que n'égarait ni la superstition ni la malveillance, ils disaient de lui:

—M. Mérey est comme le Bon Dieu, il ne se montre que par le bien qu'il fait.

Or, le 17 juillet 1785, par une chaleur de vingt-cinq degrés, Jacques Mérey était à son laboratoire surveillant dans une cornue les premiers tressaillements d'une opération difficile qui avait déjà plus d'une fois avorté sous sa main.

Il était chimiste et même alchimiste; né dans une de ces époques de doute scientifique, politique et social, où le malaise qui pèse sur une nation pousse les individus à la recherche de l'inconnu, du merveilleux, de l'impossible même, il avait vu Franklin découvrir l'électricité et commander au tonnerre; il avait vu Montgolfier enlever ses premiers ballons et conquérir, en espérance, il est vrai, plutôt qu'en réalité, le domaine de l'air. Il avait vu Mesmer professer le magnétisme animal, mais il n'avait point tardé à laisser le maître derrière lui, car on sait que Mesmer, tout ébloui des premières manifestations de cette force inhérente qu'il rêva, qu'il reconnut, mais qu'il ne perfectionna point, s'était arrêté devant les convulsions, les spasmes et les merveilles du baquet enchanté; qu'il n'avait point poussé ses recherches jusqu'au somnambulisme, à peu près semblable en cela à Christophe Colomb, qui, tout heureux d'avoir découvert quelques îles du nouveau monde, laissa ensuite à un autre l'honneur d'aborder au continent américain et de lui donner son nom.

M. de Puységur, on le sait, avait été l'Améric Vespuce de Mesmer, et Jacques Mérey était le disciple direct de M. de Puységur.

Il avait donc appliqué à la science de guérir la vague découverte du maître allemand. Emporté tout jeune par l'inquiétude du merveilleux, Jacques Mérey s'était jeté dans la forêt Noire des sciences occultes. Ce que cet esprit curieux avait exploré de voies nouvelles et ténébreuses, les antres obscurs dans lesquels il était descendu pour consulter les modernes Trophonius, les puits souterrains par la bouche desquels il s'était plongé au centre des initiations, les heures qu'il avait passées, muet et debout, devant l'implacable sphinx des connaissances humaines; les combats de Titan qu'il avait engagés avec la nature pour la faire parler malgré elle et lui arracher l'éternel et sublime secret qu'elle cache dans son sein, tout cela eût pu faire le sujet d'une épopée scientifique dans le genre du poème de Jason à la recherche de la Toison d'or.

Ce qu'il avait le moins rencontré dans ce voyage fabuleux, c'était la toison, c'était l'or.

Mais Jacques Mérey, en vérité, ne s'en souciait guère, et il était habitué à compter comme ses écus toutes les étoiles du ciel. Puis quelques voix indiscrètes disaient qu'il était riche et même très riche.

Les rêveries des rose-croix, des illuminés, des alchimistes, des astrologues, des nécromanciens, des mages, des physiognomistes, il avait tout parcouru, tout sondé, tout analysé, et de tout cela il était ressorti pour son esprit et pour sa conscience une religion à laquelle il eût été bien difficile de donner un nom. Il n'était ni juif, ni chrétien, ni turc, ni schismatique, ni huguenot; il n'était ni déiste, ni animiste, il était panthéiste, plutôt; il croyait à un fluide universel répandu dans tout l'univers et reliant par une atmosphère vivante et pleine d'intelligence les mondes entre eux. Il croyait, ou plutôt il espérait, que ce fluide créateur et conservateur des êtres pouvait se diriger selon la puissante volonté de l'homme et recevoir son application de la main de la science.

C'est sur cette base qu'il avait élevé un système médical dont l'audace aurait fait hurler toutes les académies et tous les corps savants; mais une fois que notre docteur s'était dit, je crois croire ceci, ou je dois faire cela, il tenait peu au jugement des hommes, à leur blâme ou à leur approbation; il aimait la science pour la science elle-même et pour le bien qu'il pouvait en tirer et appliquer au profit de l'humanité.

Quand, ravi au troisième ciel de la pensée, il voyait ou croyait voir les atomes, les simples et les composés, les infiniment petits et les infiniment grands, les cirons et les mondes, tout cela se mouvant en vertu du droit qu'il appelait magnétique, oh! alors, tout son corps débordait d'amour, d'admiration et de reconnaissance pour la grandeur de la nature, et les applaudissements du monde entier ne lui eussent pas semblé valoir mieux en ce moment-là que le bruit à peine perceptible que fait l'aile d'un moucheron qui vole.

Il avait étudié la chiromancie dans Moïse et dans Aristote; la physiognomonie avec Porta et Lavater; il avait, déroulant les lobes du cerveau, pressenti Gall et Spurzheim, et devancé ainsi la plupart des découvertes modernes en physiologie. Ses aspirations—et cela, nous l'avons dit, tenait à l'époque de malaise dans laquelle il vivait et qui précède tous les grands cataclysmes sociaux et politiques—, ses aspirations, il faut le dire, allaient même plus loin encore que les limites artificielles de la science.

Il est un rêve pour lequel Prométhée a été cloué à son rocher avec des clous d'airain et enchaîné avec des chaînes de diamant; ce qui n'a pas empêché les cabalistes du Moyen Âge, depuis Albert le Grand, dont l'Église a fait un saint, jusqu'à Cornélius Agrippa, dont l'Église a fait un démon, de poursuivre la même chimère audacieuse; ce rêve était de faire, de créer, de donner la vie à un homme.

Faire un homme, comme disent les alchimistes, en dehors du vase naturel, extra vas naturale, tel est l'éternel mirage, tel est le but qu'ont poursuivi de siècle en siècle les inspirés ou les fous.

Alors, et si on arrivait à ce résultat, l'arbre de la science confondrait à tout jamais ses rameaux avec l'arbre de la vie; alors, le savant ne serait plus seulement un grand homme, il serait un dieu; alors, l'antique serpent aurait le droit de relever la tête et de dire aux successeurs d'Adam: «Eh bien! vous avais-je trompé?»

Jacques Mérey, qui, pareil à Pic de la Mirandole, pouvait parler sur toutes les choses connues et sur quelques autres encore, passa en revue tous les procédés dont les savants du Moyen Âge s'étaient servis pour créer un être à leur image; mais il trouva tous ces procédés ridicules, depuis celui qui couvait la génération de l'enfant dans une courge, jusqu'à cet autre qui avait construit un androïde d'airain.

Tous ces hommes s'étaient trompés, ils n'avaient pas remonté aux sources de la vie.

Malgré tant d'essais infructueux, le docteur ne désespérait point, voleur sublime, de rencontrer le moyen de dérober le feu sacré.

Cette préoccupation avait étouffé chez lui tous les autres sentiments; son cœur était resté froid, et à l'état purement matériel de viscère chargé d'envoyer le sang aux extrémités et de le recevoir à son tour.

C'était une nature de Dieu, incapable d'aimer un être qu'il n'aurait point créé lui-même. Aussi, seul et triste au milieu de la foule pour laquelle il n'avait pas de regards, ou n'avait que des regards distraits, il payait cher l'ambition de ses désirs.

Comme le Seigneur avant la création du monde, il s'ennuyait.

Ce jour-là, Jacques Mérey était assez content de la manière dont se comportait dans la cornue la dissolution d'un certain sel dont il étudiait les plus heureuses vertus curatives, quand trois coups précipités retentirent à la porte de la rue.

Ces trois coups éveillèrent les miaulements furieux d'un chat noir, que les mauvaises langues de la ville, les dévotes surtout, prétendaient être le génie familier du docteur.

Une vieille servante connue dans tout Argenton sous le nom de Marthe la bossue, et qui jouissait pour son compte d'une nuance d'impopularité inhérente à celle du docteur, monta tout essoufflée l'escalier de bois extérieur, et entra précipitamment dans le laboratoire sans avoir cogné à la porte, comme c'était l'usage formellement imposé par le docteur, qui n'aimait point à être dérangé au milieu de ses délicates opérations.

—Eh bien! qu'avez-vous donc, Marthe? demanda Jacques Mérey; vous avez l'air tout bouleversé!

—Monsieur, répondit-elle, ce sont des gens du château qui viennent vous chercher en toute hâte.

—Vous savez bien, Marthe, répondit le docteur en fronçant le sourcil, que j'ai déjà refusé plusieurs fois de m'y rendre, à votre château; je suis le médecin des pauvres et des ignorants; qu'on s'adresse à mon voisin, au Dr Reynald.

—Les médecins refusent d'y aller, monsieur; ils disent que cela ne les regarde pas.

—De quoi s'agit-il donc?

—Il s'agit d'un chien enragé, qui mord tout le monde; si bien que les plus braves garçons d'écurie n'osent pas l'aborder, même avec une fourche, et qu'il jette en ce moment la consternation chez le seigneur de Chazelay, car ce malheureux chien s'est réfugié dans la cour même du château.

—Je vous ai dit, Marthe, que les affaires du seigneur ne me regardaient pas.

—Oui, mais les pauvres gens que le chien a déjà mordus et ceux qu'il peut mordre encore, cela vous regarde, il me semble. Et, s'ils ne sont pas pansés immédiatement, ils deviendront enragés comme le chien qui les a mordus.

—C'est bien, Marthe, dit le docteur, c'est vous qui avait raison et c'est moi qui avais tort. J'y vais.

Le docteur se leva, recommanda à Marthe de bien surveiller sa cornue, lui ordonna de laisser aller le feu tout seul, c'est-à-dire en s'éteignant, et descendit dans la salle du rez-de-chaussée, où il trouva en effet deux hommes du château, qui, tout bouleversés et tout pâles, lui firent un sinistre récit des ravages que causait l'animal furieux.

Le docteur écouta et répondit par ce seul mot:

—Allons!

Un cheval sellé et bridé attendait le docteur. Les deux hommes remontèrent sur les chevaux fumants qui les avaient amenés, et tous trois, ventre à terre, prirent le chemin du château.

III

Le château de Chazelay

À deux ou trois lieues d'Argenton, la campagne change de caractère; des lambeaux de terre inculte que les habitants appellent des brandes, quelques champs recouverts d'une végétation chétive, des routes pierreuses encaissées dans des ravines et bordées de haies sauvages; çà et là, quelques monticules dont les flancs déchirés laissent apercevoir l'ocre dans laquelle vient se teindre en rouge l'eau murmurante des ruisseaux, telle est la physionomie générale des lieux que parcourait au galop la cavalcade.

Trois chevaux étaient alors pour cette partie du Berri un luxe inouï; on ne connaissait à cette époque, dans cette bienheureuse province de la France, teintée encore aujourd'hui en gris foncé sur la carte de M. le baron Dupin, on ne connaissait, disons-nous, en fait de bêtes de somme, que l'attelage des anciens rois fainéants.

Nos cavaliers rencontrèrent, en effet, dans un des chemins creux qu'ils parcouraient, une châtelaine des environs, dont le carrosse, traîné par un couple de bœufs, se rendait gravement et lentement à un souper de famille; il y avait un jour entier que la pesante machine était en route. Il est vrai qu'elle avait déjà fait près de cinq lieues.

Enfin une noire futaie de tourelles se détacha sur le paysage un peu sec que le soleil noyait de ses rayons. Cette sombre masse, qui s'élevait de terre, prenait, à mesure qu'on s'en approchait, la beauté farouche de tous les monuments guerriers du Moyen Âge; sa construction pouvait remonter à la fin du XIIIe siècle. Un art puissant dans sa rusticité avait tracé les plans de cette demeure féodale, qui projetait son ombre immense sur le village, c'est-à-dire sur quelques pauvres maisons égarées çà et là parmi les arbres à fruits.

C'était Chazelay.

Le château de Chazelay était anciennement relié par une ligne défensive aux châteaux de Luzrac et de Chassin-Grimont, car les petits seigneurs cherchaient à s'appuyer sur leurs voisins pour se fortifier contre les entreprises des hauts et puissants vautours de la féodalité.

Mais, à l'époque où se passe notre histoire, les guerres civiles avaient cessé depuis longtemps. De condottieri, les nobles étaient devenus chasseurs. Quelques-uns même, atteints de doute par la lecture des encyclopédistes, non seulement ne communiaient plus aux quatre grandes fêtes de l'année, mais lisaient le Dictionnaire philosophique de Voltaire, se moquaient de leur curé, raillaient une nièce illégitime, ce qui ne les empêchait pas d'aller à la messe le dimanche et de se faire encenser dans leur banc de chêne par les mains du célébrant.

Mal à l'aise dans ces lourdes et rugueuses armures de pierre, la plupart des nobles de la décadence maudissaient l'art guerrier du Moyen Âge, et auraient volontiers jeté bas leurs châteaux, s'ils n'eussent été retenus par le respect des aïeux, par les privilèges attachés à ces vieux murs; enfin par les souvenirs de domination et de terreur que de tels édifices entretenaient dans l'esprit des paysans.

Ils s'efforcèrent du moins d'adoucir et d'humaniser ces aires d'oiseaux de proie; les uns en retouchant la façade, les autres en remplaçant les meurtrières par des fenêtres ou des œils-de-bœuf, les autres enfin en supprimant les poternes, les ponts-levis, et les fossés remplis d'eau, où les grenouilles coassaient d'autant mieux que, depuis une dizaine d'années, les paysans se refusaient à les battre.

Mais le château de Chazelay n'était point de ceux qui avaient fait des concessions; il était resté dans toute la poésie de son caractère sombre et taciturne; de petites tourelles latérales qu'on appelait des poivrières dominaient la porte d'entrée, piquée de dessins de fer et de gros clous à tête ronde; des bois de cerf, des pieds de biche et des traces de sanglier, fixés sur la porte épaisse, annonçaient que le seigneur de Chazelay usait largement de son droit de chasse.

Cette exposition cynégétique se complétait par cinq ou six oiseaux de nuit, de toutes tailles, depuis la petite chouette jusqu'à l'orfraie. Cette société noctambule était présidée par un grand-duc aux ailes éployées et dont les plumes arrachées par le vent, les yeux ronds et vides, les serres crispées, étalaient la double image de la force vaincue et de la mort violente.

Il faut dire qu'une certaine terreur superstitieuse entourait ce château. C'était dans le pays une vieille tradition, qui remontait à des siècles, que cette demeure féodale était hantée par un génie malfaisant.

La vérité est que la plupart des seigneurs de Chazelay, comme le grand-duc cloué sur leur porte, étaient morts de mort violente, et que la famille avait été éprouvée par de sanglantes et lugubres catastrophes.

Le propriétaire actuel était un exemple de cette fatalité qui pesait, disait-on, sur le château. Il avait perdu, dès la seconde année de son mariage, une femme jeune et charmante. Un soir qu'elle se rendait au bal et qu'elle était accommodée à la manière du temps, c'est-à-dire avec de larges paniers, la châtelaine avait eu l'imprudence de s'approcher des tisons qui flambaient dans la vaste cheminée du salon; sa robe avait pris feu rapidement; enveloppée de ce nimbe ardent, elle avait fui de chambre en chambre, excitant la flamme autour d'elle, au lieu de la calmer, par le courant d'air que sa course créait. Ses femmes, voyant cette apparition flamboyante, effrayées des cris qui partaient de ce tourbillon de feu, n'osèrent point lui porter secours, si bien qu'en moins de dix minutes la pauvre créature était morte au milieu des plus affreuses tortures, et son mari, absent du château en ce moment-là, n'avait retrouvé qu'une chose informe, calcinée et sans nom.

Elle avait laissé une fille, sur laquelle le seigneur de Chazelay sembla reporter tout son amour; mais peu à peu cette enfant, qu'on avait vu naître dans le village, pour laquelle les cloches joyeuses avaient sonné pendant trois jours, que des comtesses et des marquises avaient portée toute fleurie de dentelles et de rubans sur les fonts baptismaux, cette enfant fut séquestrée, puis disparut tout à fait, et le bruit courut qu'elle était morte par accident, et qu'elle avait été secrètement enterrée dans le caveau de la famille.

Depuis ce jour, le château de Chazelay, qui était naturellement triste, était devenu funèbre. Un nuage de corbeaux obscurcissait les cinq tourelles dont le toit circulaire et pointu, chargé d'un artichaut de plomb, dominait les bâtiments et les cours intérieures. La nuit, on entendait piauler la chouette dans le vieux donjon que blanchissait la lune, et les paysans, saisis d'un tremblement superstitieux, s'éloignaient de ces fantômes de pierre sur lesquels s'étendait, croyait-on, la responsabilité d'un crime.

Quel était ce crime?

À quel seigneur de Chazelay remontait-il? Par quelle filiation morale étendait-il son influence sur la destinée du seigneur actuel? On l'ignorait.

De la porte d'entrée flanquée des petites tourelles dont nous avons déjà parlé, et contre laquelle s'adossait la maison du gardien du château, on pénétrait dans une première cour, qui était occupée par les écuries, les étables, les greniers, les granges, et, en général, par tous les bâtiments d'exploitation.

C'était la ferme.

Était-ce une illusion, ou serait-il vrai que les animaux subissent l'influence morale des lieux où ils habitent? Toujours est-il que les chiens, sans doute effrayés par la vue de leur congénère furieux, secouaient mélancoliquement leur chaîne, et que, à l'arrivée d'un étranger, ils firent entendre le hurlement qui, la nuit, annonce aux superstitieux la mort du maître ou de l'un de ses plus proches parents. Les bœufs, que l'on dételait pour les mener boire, portaient la corne basse et fixaient sur la terre leur grand œil limpide, et les chevaux eux-mêmes semblaient, comme les superbes coursiers d'Hippolyte, se conformer à la triste pensée universellement répandue sur chacun.

De cette cour extérieure, on découvrait les fossés de ce qu'on eût pu appeler la forteresse. Par un pont-levis jeté sur ces fossés, et à l'aide d'un passage bas et sombre creusé dans l'épaisseur d'un donjon, sur la muraille duquel s'étendait une large tache de rouille ou de sang, on pénétrait dans une autre cour. À part les cuisines et quelques salles de l'aile du bâtiment destinées à marquer la configuration intérieure du corps de logis, on ne voyait encore rien du château, rien que cette masse puissante et monolithe dont la mélancolie plombait sur les hommes et les animaux mêmes.

Dans cette première cour, l'herbe poussait entre les cailloux; des instruments de labour étaient négligemment jetés çà et là, et quelques canards muets barbotaient dans l'eau stagnante et huileuse des fossés.

Telle était la physionomie ordinaire du château de Chazelay. Mais, au moment où Jacques Mérey, suivi des deux hommes du château, pénétra dans la cour extérieure, la tristesse habituelle des visages et des choses avait fait place à une terreur et à un désordre qu'il est difficile de décrire. Des garçons de service, armés de bâtons, de fourches et de fléaux, avaient d'abord poursuivi un gros chien qui venait d'effrayer le village en en mordant plusieurs autres. Harcelé et blessé, mais rendu plus furieux encore par ces blessures, l'animal ne s'était plus borné à piller les quadrupèdes; il avait mordu deux des assaillants; puis, trouvant la porte de la ferme seigneuriale ouverte, il s'était glissé dans la cour et avait été s'acculer à un enfoncement de la muraille pareil à un four.

À la porte du pont-levis, tout le monde s'était arrêté; M. de Chazelay lui-même, au lieu d'aller à l'animal avec son fusil de chasse, s'était enfermé au château; une frayeur superstitieuse semblait avoir cloué tout le monde au seuil de ce château fatal, qui, même dans d'autre temps, n'était pas abordé sans effroi.

Ce chien était la forme visible du mauvais génie qu'on disait avoir pour ces lieux une prédilection amère et néfaste.

Cependant, les chevaux attachés dans leur écurie, les bœufs et les vaches dans leurs étables, les chiens enfermés dans leurs loges, faisaient entendre des lamentations et des aboiements dont tous les cœurs étaient glacés.

S'il y a du bruit en enfer, ce bruit doit ressembler aux cris de détresse qui sortaient en ce moment-là du château maudit. À travers cet orage de gémissements, on entendait çà et là quelques voix de femmes, sans doute quelques servantes et des filles de chambre que le chien avait surprises dans leurs travaux et qui, réfugiées derrière leur abri mal assuré, appelaient au secours.

En arrivant dans la première cour, le docteur jeta un regard autour de lui. Il vit deux hommes qui lavaient leurs plaies à une fontaine; l'un était mordu à la joue, l'autre à la main. Il avait prévu le cas et s'était muni d'un acide corrosif pour donner les premiers soins aux blessés.

Jacques Mérey sauta à bas de son cheval, courut à eux, tira son bistouri, débrida les plaies, et, dans les sillons tracés par la lame d'acier, injecta l'acide qui devait prévenir les effets de la morsure de l'animal. Puis, les malades pansés, il s'informa où était le chien, et ayant appris qu'il était dans la seconde cour, où personne n'osait pénétrer, il écarta ceux qui lui barraient le chemin et entra seul résolument et sans armes.

Les paysans jetèrent un cri d'épouvante en voyant le docteur marcher droit à cet enfoncement dans lequel était tapi le chien, et là, s'arrêtant la bouche souriante, mais les lèvres légèrement retroussées sur ses dents blanches, fixer son regard sur celui du chien. Tous croyaient que l'animal furieux allait se précipiter sur le docteur; mais au contraire, le chien, qui était arc-bouté sur ses quatre pattes, s'abattit avec un gémissement plaintif. Puis, comme attiré par une force irrésistible, il sortit en rampant de l'enfoncement où il était à moitié caché. La fureur de son œil sanglant était tombée; sa gueule, ouverte et remplie d'une écume fétide, s'était fermée; il se traîna jusqu'aux pieds du docteur comme un coupable qui implore sa grâce, ou plutôt comme un malade qui demande sa guérison; humble, désarmé, vaincu par une force occulte, l'animal semblait se calmer dans cette force et déposer sa rage aux pieds de l'homme invulnérable qui le regardait doucement et tranquillement.

Le docteur fit un signe, le chien se redressa sur ses jambes de devant, et s'assit, levant des yeux craintifs et suppliants vers le docteur, qui posa sa main sur la tête hérissée et frémissante de l'animal.

À ce spectacle, l'admiration des paysans éclata; ils n'avaient jamais lu les récits que les poètes nous ont laissés d'Orphée endormant le chien Cerbère et refoulant au fond de sa gorge le triple aboiement du monstre. Mais ces naïfs enfants de la nature n'en furent que plus émus de la nouveauté du prodige; ils se demandaient les uns aux autres ce que le docteur avait pu jeter dans la gueule de l'animal enragé, et en vertu de quelle loi cet homme commandait à l'aveugle fureur.

Enhardis de plus en plus devant l'attitude soumise du chien devant lequel ils tremblaient et reculaient tout à l'heure, les hommes armés d'instruments aratoires s'approchèrent pour le tuer; mais le docteur, se tournant vers eux avec autorité:

—Arrière! dit-il; qu'aucun de vous ne touche à ce chien, je vous le défends; celui qui lui ferait le moindre mal serait un lâche. D'ailleurs, ce chien est à moi.

Alors, les paysans confondus lui proposèrent des cordes pour lui lier les pattes.

—Non, dit Jacques en secouant la tête, il n'est pas besoin de cordes, croyez-moi; il me suivra de lui-même, et sans qu'il soit nécessaire de l'y forcer.

—Mais, au moins, crièrent plusieurs voix, muselez-le, docteur, muselez-le!

—Inutile, répondit Jacques Mérey; j'ai une muselière plus solide que toutes celles dont vous pouvez vous servir pour lui maintenir la gueule.

—Et cette muselière, quelle est-elle? demandèrent les paysans.

—Ma volonté.

Cela dit, il fit un signe au chien.

L'animal, à ce geste, se dressa sur ses quatre pattes, releva et fixa sur l'œil de son maître son œil obéissant et fatigué, poussa par trois fois un aboiement plaintif, et suivit Jacques Mérey avec la même obéissance joyeuse que s'il lui eût appartenu depuis longtemps.

IV

Comme quoi le chien est non seulement
l'ami de l'homme, mais aussi l'ami de la femme

Le lendemain, Jacques Mérey reçut un message du château. Dans une lettre tout juste assez polie pour ne pas être blessante, le seigneur de Chazelay, qui cependant à la vue du chien s'était retiré et enfermé chez lui, le seigneur de Chazelay, qui se piquait d'être un esprit fort, témoignait ne point croire au miracle accompli la veille par le docteur, quoique de sa fenêtre il eût pu voir ce miracle s'accomplir.

Un chien s'était en effet glissé dans la ferme du château, et de la première cour était entré dans la seconde, où il avait porté le trouble et le désordre avec lui; mais ce chien était-il réellement enragé?

Là était le doute; que des gens simples et ignorants crussent à la fascination du regard et de la volonté, rien n'était plus naturel; mais des gens instruits et bien nés ne pouvaient raisonnablement admettre de semblables prodiges.

Comme cependant le docteur avait fait preuve d'énergie et de résolution en affrontant la morsure d'un chien qui paraissait être enragé, le châtelain lui envoyait deux pièces d'or, qu'il le priait d'accepter à titre d'honoraires.

Jacques Mérey déchira la lettre et refusa les deux pièces d'or. La science n'était pas la préoccupation morale de Jacques Mérey, on peut même dire qu'il n'aimait la science que par rapport à un but. Ce but vers lequel tendaient toutes les forces de son esprit, tous les mouvements de son cœur, c'était le but de la philosophie du XVIIIe siècle, le bonheur du genre humain.

Il interrogeait avec M. de Condorcet le moment, encore éloigné sans doute (mais qu'importe la distance!) où la raison perfectible de l'homme découvrirait les causes premières des choses, où les nations ne se feraient plus la guerre, et où les hommes, délivrés des maux qu'engendrent la misère et l'ignorance, accompliraient sur la terre une existence indéfinie. L'Écriture sainte n'avoue-t-elle pas elle-même que la mort est la dette du péché, c'est-à-dire la violation des lois naturelles? Or, le jour où l'homme connaîtrait ces lois et où il les observerait, l'homme s'affranchirait de sa dette, et, comme cette dette, c'était la mort, l'homme ne mourrait plus.

Créer et ne plus mourir, n'est-ce point l'idéal de la science? Car la science est la rivale de Dieu. L'homme connût-il les mystères de toutes les choses de ce monde, l'homme arrivât-il à exposer devant Dieu lui-même d'irréfutables théories, Dieu lui répondra:

—Si tu sais tout, tu n'es qu'à la moitié de ta route; maintenant, crée un ver ou une étoile, et tu seras mon égal.

Abîmé dans ces rêves de bonheur lointain, dans cet espoir de puissance indéfinie, dans cet âge d'or de l'humanité que les poètes avaient placé au commencement du monde, parce que les poètes sont les sublimes enfants de la nature, Jacques Mérey voyait avec un frémissement d'impatience les obstacles moraux et les barrières matérielles qu'opposait la classe des privilégiés à l'accomplissement des destinées de l'homme sur la terre.

Nature douce et sensible, comme on disait alors, il était venu à la haine par l'amour.

C'est parce qu'il aimait les opprimés qu'il détestait les oppresseurs.

À part les deux ou trois fois qu'il l'avait croisé sur son chemin, le seigneur de Chazelay lui était personnellement inconnu. Il est vrai que Jacques Mérey, esprit supérieur, n'en voulait point aux hommes, mais aux abus et aux inégalités sociales dont les nobles étaient la vivante incarnation. Il refusa l'or du château avec le même dédain qu'il eût refusé les présents d'un ennemi.

Cette sombre apparition du Moyen Âge féodal remuait dans son sang plébéien des souvenirs de colère; il voyait dans ces vieux murs le signe d'une domination qui, bien que diminuée, durait encore; il se demandait quelle force pourrait jamais déraciner ces titaniques monuments de la race conquérante. Alors, découragé par la lenteur du progrès, par l'énormité des obstacles que rencontre l'affranchissement d'un peuple, il se plongeait avec désespoir dans l'étude de la nature, seul asile que la société telle qu'elle était faite eût laissé à la science.

Seul, il faisait souvent des promenades au plus profond des bois, et, là, grave, attentif, pareil à Œdipe devant le Sphinx, il semblait interroger l'âme de l'univers.

Le chien qu'il avait sauvé de sa propre fureur était devenu son ami le plus sincère et le plus dévoué; il suivait le docteur dans toutes ses courses; doux et caressant, il lui obéissait comme l'ombre de sa pensée.

Aussi le curé de Chazelay ne manqua-t-il pas de dire qu'il y avait dans l'histoire des sorciers plusieurs exemples de cette accointance d'un esprit familier sous la forme d'un animal domestique. Cet animal à coup sûr devait avoir des cornes, et s'il ne les montrait point, c'était pour mieux cacher son jeu.

Un jour que Jacques Mérey était parti de bonne heure pour herboriser, il se trouva, sans trop savoir comment il était arrivé là, sur la lisière d'un bois touffu, emmêlé, impénétrable, comme il en existe encore dans cette partie du Berri, véritable forêt d'Amérique en petit, où nulle route frayée ne gardait la trace d'un pas humain.

La solitude plaisait au docteur, nous l'avons déjà dit; il aimait à se rapprocher de la nature, nous l'avons dit encore; mais la profonde nuit qui régnait dans ce bois sauvage, l'aspect menaçant des herbes et des broussailles remplies de couleuvres; la masse compacte des rochers qui découpaient leur verdure de mousse sur la sombre verdure des chênes, tout cela saisit le docteur aux entrailles; il hésitait à l'entrée de ce bois comme un initié des mystères d'Eleusis au seuil du temple, où l'attendaient les redoutables épreuves et les ténèbres.

Alors, le chien s'approcha du docteur avec une physionomie étrange; léchant les mains de son maître et le tirant par l'habit, il semblait le conjurer de le suivre dans l'épaisseur du bois.

C'était un de ces points de doctrine sur lesquels Jacques Mérey s'accordait avec les illuminés, les cabalistes et même les historiens, que les animaux sont doués quelquefois d'un esprit de divination. La science des présages et des augures, cette science vieille comme le monde, à laquelle ont cru tous les sages de l'antiquité depuis Homère jusqu'à Cicéron, n'était point une chimère aux yeux du docteur.

Il pensait que les animaux, les plantes, les objets inanimés eux-mêmes, ont un langage, et que ce langage, interprète des éléments de la nature, peut donner à l'homme des avertissements salutaires.

Et, en effet, interrogez à la fois la fable et l'histoire, et vous les trouverez toutes deux d'accord sur ce sujet.

N'est-ce point un bélier qui découvrit à Bacchus, mourant de soif, ces sources du désert autour desquelles verdissent aujourd'hui les oasis d'Ammon? Ne sont-ce point deux colombes qui conduisirent Énée du cap Misène au rameau d'or caché sur les rives du lac Averne? Et n'est-ce point une biche blanche qui fraya le chemin d'Attila à travers les Palus-Méotides?

Jacques Mérey suivi donc le chien, persuadé qu'il le conduisait à un but quelconque.

L'animal s'avança dans le bois; le docteur marchait derrière lui, péniblement, le visage à chaque instant fouetté par les branches, les jambes perdues dans les herbes, ne voyant devant lui que la queue de son chien, boussole vivante, et n'entendant que le froissement des plantes et le bruit des reptiles fuyant sous les orties.

Après un quart d'heure de marche, l'homme et le chien, le chien d'abord, parvinrent à une clairière au milieu de laquelle, appuyée au tronc d'un chêne immense, s'élevait une cabane.

La queue du chien remua de joie.

Cette cabane devait appartenir soit à un bûcheron, soit à un braconnier; peut-être celui qui l'habitait exerçait-il ces deux états.

Elle était située au centre d'une forêt appartenant à M. de Chazelay. Comment M. de Chazelay, si grand amateur de la chasse, permettait-il qu'un braconnier, dont il était impossible qu'il ignorât l'existence, s'établît ainsi sur ses terres?

Jacques Mérey s'adressa vaguement toutes ces questions; mais l'habitude où il était de sacrifier les choses importantes aux choses secondaires fit qu'il laissa de côté la cause et ne s'occupa que de l'effet.

Le chien se dressa contre la porte; puis, comme la pression n'était pas assez forte, il laissa retomber ses deux pattes de devant à terre et poussa la porte avec son museau.

La porte céda assez à temps pour que de sa main le docteur l'empêchât de se refermer. Une vieille femme assise sur un escabeau filait tranquillement sa quenouille, tandis qu'un homme d'une trentaine d'années, qui devait être le fils de cette femme, nettoyait les pièces démontées de la batterie d'un fusil. Devant la cheminée, où flambaient des branches sèches, un quartier de chevreuil était en train de rôtir et répandait ce fumet à la fois aromatique et appétissant de la venaison.

Au moment où le chien entra, la vieille femme poussa un cri de plaisir et l'homme bondit de joie. Jamais on ne vit reconnaissance plus touchante; c'étaient des caresses, des embrassements, des transports à n'en pas finir.

Puis des dialogues auxquels le chien répondait par des modulations qui eussent fait croire qu'il entendait les reproches qu'on lui faisait et qu'il essayait de se disculper.

—D'où viens-tu, misérable bandit? d'où viens-tu, affreux vagabond? disait l'homme.

—Qu'as-tu fait pendant quinze grands jours que tu nous a laissés dans l'inquiétude? demandait la femme.

—Nous t'avons cru mort ou enragé, ce qui revient au même, reprenait l'homme.

—Mais, non, Dieu merci! Il se porte bien; pauvre Scipion! il a l'œil limpide comme une goutte d'eau et vif comme un ver luisant.

—Tu dois avoir faim, mauvais drôle! tiens, mords là-dedans.

Et l'enfant prodigue, fêté, caressé à son retour au logis, se voyait offrir le reste du déjeuner ou du souper de la vieille avec le même empressement et les mêmes excitations que s'il eût été un véritable convive.

Alors seulement Scipion, dont le docteur venait d'apprendre le véritable nom—nom qu'il devait sans doute à un parrain plus lettré que ne l'était son maître—, Scipion, qui avait déjeuné avant de quitter la maison du docteur, ayant tout dédaigné, le bûcheron releva la tête et s'aperçut de la présence de Jacques Mérey.

La vue de cet étranger parut lui déplaire; l'homme fronça le sourcil, et la femme eût pâli si sa peau n'eût pas été depuis longtemps tannée par l'âge et par le soleil.

Jacques Mérey, voyant l'effet désagréable que causait à ses hôtes son apparition inattendue, s'empressa de leur raconter l'histoire de Scipion, et comment il l'avait sauvé des fourches et des fléaux des garçons d'écurie du château de Chazelay.

Une larme se forma lentement dans l'œil aride de la vieille femme, et mouilla le lin de sa quenouille.

Quant au bûcheron, il éprouva le même sentiment de reconnaissance sans doute pour l'homme qui avait sauvé son chien; cependant, un nuage sombre ne resta pas moins sur son front.

Le docteur se croyait tombé, nous l'avons dit, dans une cabane de braconnier; il attribua le trouble de ces gens au métier qu'ils faisaient et à la crainte d'être découverts. Mais, avec le sourire d'un patriarche et les lèvres d'un jeune homme:

—Rassurez-vous, mes amis, leur dit-il, je ne suis point un espion du château; le Seigneur, qui est au-dessus des seigneurs de la terre, a donné les animaux à l'homme pour que l'homme en fît sa nourriture. Or, Dieu n'a point établi de distinction entre le noble et le roturier; nos mauvaises lois sociales ont seules fait cela; elles ont donné le droit de chasse aux uns et l'ont refusé aux autres, et les nobles, qui ne respectent rien, pas même la parole de Dieu, ont violé la promesse que Jéhovah avait faite à Noé et à ses successeurs dans la personne de Noé. «Tout ce qui se meut sur la terre et dans les eaux vous appartient,» a dit le Seigneur.

Mais, au moment où le docteur achevait sa démonstration du droit de chasse, droit universel, droit indestructible, puisqu'il est basé sur les Saintes Écritures, un spectacle aussi nouveau qu'inattendu frappa ses yeux.

Une espèce d'alcôve pratiquée au fond de la cabane était voilée par des rideaux de serge; le chien venait de soulever et d'écarter ce rideau avec sa tête, et, dans la pénombre, Jacques Mérey distingua comme un paquet inerte de membres humains appartenant évidemment à un enfant qui avait l'air de vivre.

—Qu'est cela? s'écria-t-il.

Et il saisit le rideau pour l'écarter.

Mais le braconnier se leva d'un air solennel.

—Monsieur, lui dit-il, pour avoir vu ce que vous venez de voir, tout autre que vous ne sortirait pas vivant d'ici; mais je m'aperçois que mon chien vous aime; il vous doit de n'avoir pas été tué à coups de fourche et de ne pas être mort de la rage; or, mon chien, voyez-vous, c'est mon seul ami; en considération de mon chien, je vous fais grâce; mais jurez-moi que vous ne raconterez à personne ce que vous avez cru voir.

—Monsieur, dit Jacques Mérey en lâchant le rideau, mais en croisant les bras en homme décidé à aller jusqu'au bout, vous oubliez que je suis médecin et qu'un médecin est le confesseur du corps: je veux savoir ce que c'est que cet enfant.

Les yeux du bûcheron, qui avaient d'abord jeté une flamme, s'adoucirent.

—Vous êtes médecin!... dit-il en devenant pensif. En effet, vous avez rendu la vie et la raison à mon chien qui avait déjà perdu l'une et qui allait perdre l'autre.

Puis, tout à coup:

—Oh! s'écria-t-il, quelle idée! si ce que vous avez pu pour un animal, vous le pouviez...

Il secoua la tête avec découragement.

—Mais non, dit-il, c'est impossible!

—Rien n'est impossible à la science, mon ami, répondit le docteur d'un ton radouci! Jésus-Christ n'a-t-il pas dit: «Si vous avez la foi seulement gros comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne: "Remue-toi et jette-toi dans la mer," et la montagne se remuera et se jettera dans la mer.» Oh! s'écria le docteur, la foi n'est que le premier âge de la science; le second, c'est la volonté. Vouloir, c'est pouvoir. Jésus n'a-t-il pas ajouté: «Les œuvres que je fais, celui qui croit en moi les fera?» Or, brave homme, vous êtes chrétien: je le vois à ce crucifix placé à la tête de votre lit. Mais ou votre christianisme est faux, ou vous devez admettre que tout chrétien a le droit de faire ce qu'on appelle des miracles, et ce que moi, qui ne crois pas aux miracles, j'appelle le produit de la souveraineté de l'intelligence sur la matière.

Ces paroles n'étaient pas très compréhensibles pour le braconnier; aussi, après avoir réfléchi un instant:

—Je ne comprends rien à vos beaux raisonnements, monsieur, dit-il; mais je me dis comme ça à moi-même que ce serait une fière providence qui vous aurait amené.

Il s'arrêta et toussa plusieurs fois comme si ce qu'il allait dire ne pouvait passer par sa gorge.

V

Où le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait

Le docteur attendit un instant, espérant que le braconnier achèverait sa phrase suspendue.

Mais comme il continuait de garder le silence:

—La providence qui m'a conduit ici, dit-il, la voilà. Et il montra Scipion.

—Il est bien vrai que ce brave animal a toujours été l'âme, le défenseur, le bon génie, et je dirai même quelquefois le pourvoyeur de notre cabane. Et puis...

Il s'arrêta de nouveau.

—Et puis? insista le docteur.

—Et puis, dit le braconnier, c'est stupide à dire, je le sais bien, mais il l'aime tant, elle!

—Qui, elle? demanda le docteur, ne pouvant croire qu'il fût question de la petite idiote et de Scipion.

—Eh! mon Dieu, oui, elle, dit le braconnier, dont les traits s'adoucirent; la pauvre créature qui est là!

Et, tout en haussant les épaules, il désignait de la main le rideau derrière lequel s'agitait cette forme humaine inachevée.

—Mais quelle est donc cette créature? demanda le docteur.

—Une pauvre innocente.

On sait que les paysans, par innocents, désignent les pauvres d'esprit, les idiots et les fous.

—Comment! fit le docteur; vous avez chez vous un pauvre enfant dans cet état-là, et vous n'avez pas consulté les médecins?

—Bon! dit le braconnier; avant qu'elle fût ici, elle en a eu, des médecins, et des premiers encore, on l'a conduite à Paris, mais ils ont tous dit qu'il n'y avait rien à faire.

—Il ne fallait pas vous contenter de cela, vous; et lorsque l'enfant vous a été rendue ou donnée—je ne cherche pas à savoir vos secrets—, il fallait vous enquérir de votre côté; il y autre part qu'à Paris des médecins habiles et amoureux de la science, qui guérissent pour guérir.

—Où voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi aille chercher ces gens-là? Je ne sais pas seulement où ça demeure, la médecine. Tel que vous me voyez, tenez, je n'ai jamais pu vivre dans les villes; vos maisons alignées et pressées les unes contre les autres m'étouffent. On ne respire pas là-dedans. Il me faut, à moi, le grand air, le mouvement, le plafond des forêts, la maison du Bon Dieu, enfin. Braconnier, oui, c'est une vie qui me va, celle-là; vivre de mon fusil, respirer l'odeur de la poudre, sentir le vent, la rosée, la neige dans les cheveux; la lutte, la liberté, avec cela on est heureux comme un roi.

—Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvé sans me chercher, et qu'à trois ou quatre mots qui vous sont échappés vous m'avez laissé croire que la Providence n'est pas étrangère à notre rencontre, me laisserez-vous voir le pauvre enfant?

—Oh! mon Dieu! oui, dit le braconnier.

—C'est une fille, avez-vous dit?

—Ai-je dit que c'était une fille, monsieur? Alors, je me suis trompé; ce n'est, sauf votre respect, qu'un animal immonde que nous avons toutes les peines du monde à tenir propre; mais au fait, libre à vous de regarder. Tenez, la voilà.

Et, soulevant tout à fait le rideau de serge, il indiqua du doigt une créature inerte, ramassée sur elle-même, et se roulant sur une mauvaise paillasse.

Jacques Mérey contempla tristement cette chose humaine.

Alors, les entrailles du docteur frémirent.

C'était une de ces natures d'élite qui tressaillent de pitié devant toutes les infortunes et devant toutes les dégradations; plus un être était abaissé, plus il se sentait attiré vers lui par le magnétisme du cœur.

La pauvre idiote ne s'aperçut nullement de la présence d'un étranger; sa main, nonchalante et molle, que l'on eût cru privée d'articulations, caressait le chien. Il semblait que ces deux êtres inférieurs fussent en communication, sinon de pensée, du moins d'instinct, et qu'ils se portassent l'un vers l'autre en vertu de la grande loi des affinités. Seulement, le chien était dans sa nature, la petite fille n'y était pas.

Le docteur réfléchit longtemps; il se sentait attiré vers ce néant de toutes les forces de sa charité.

L'enfant poussa une plainte.

—Elle souffre, murmura-t-il. L'absence de la pensée serait-elle une douleur? Oui, car tout aspire à la vie, c'est-à-dire à l'intelligence.

Le braconnier alors, lui montrant l'idiote, dont rien ne pouvait attirer l'attention, secoua douloureusement la tête.

—Vous voyez, monsieur le médecin, dit-il. Il y a peu de chose à espérer avec une fille qui ne peut s'occuper à rien; ma mère et moi ne sommes jamais arrivés à lui faire tenir une quenouille, quoiqu'elle ait déjà sept ans.

Mais le docteur, se parlant à lui-même:

—Elle s'occupe du chien, dit-il.

Et, sur ce mouvement de sympathie que l'enfant avait montré à l'animal, Jacques Mérey bâtit à l'instant même tout un système de traitement moral.

—Ça, c'est vrai, répéta le braconnier; elle s'occupe du chien, mais c'est tout.

—Cela suffit, dit Jacques Mérey rêveur, nous avons trouvé le levier d'Archimède.

—Je ne connais pas le levier d'Archimède, murmura le braconnier, et j'aime mieux, pour mon compte, manier mon fusil que le levier de qui que ce soit. Mais, si vous pouviez, continua-t-il en élevant la voix et frappant sur sa cuisse, si vous pouviez donner une idée à cette fille-là, ma mère et moi, nous vous aurions de la reconnaissance, car nous l'aimons, quoiqu'elle ne nous soit rien. Vous savez, l'habitude; à force de la voir, nous avons fini par nous y attacher, si repoussante qu'elle soit.—N'est-ce pas, petite?—Tenez, continua-t-il, elle ne m'entend même pas, elle ne reconnaît même pas ma voix.

—Non, reprit le docteur en secouant la tête de haut en bas, non, mais elle a entendu et reconnu le chien; c'est tout ce qu'il me faut à moi.

Jacques Mérey promit de revenir, et appela le chien, se déclarant incapable de retrouver la maison s'il n'avait pas ce guide fidèle.

Mais le chien le suivit jusqu'à la porte seulement, et, quand Jacques Mérey en eut dépassé le seuil, le chien secoua la tête en signe de dénégation, et revint vers l'enfant, plus fidèle à son ancienne amitié qu'à sa nouvelle reconnaissance.

Le docteur s'arrêta tout pensif. Il y avait plus d'un renseignement pour lui dans cette persistance du chien à rester près de la petite idiote.

Et, en effet, il réfléchit que, s'il voulait sérieusement traiter cette enfant, c'étaient des soins de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les minutes; c'étaient des inventions et des imaginations toujours nouvelles qu'il lui fallait. D'ailleurs, il se sentait déjà par la pitié attaché à ce petit être isolé, qui ne correspondait à rien dans la nature, et qui représentait le néant de l'intelligence et de la matière au milieu des êtres animés qui se mouvaient et qui pensaient, deux choses qu'il était incapable de faire.

Les anciens cabalistes, voulant donner à Dieu un motif d'impulsion pour le faire sortir de son repos, disent que Dieu créa le monde par amour.

Jacques Mérey, malgré toutes ses tentatives, n'avait encore rien créé; mais, nous l'avons dit, il aspirait à faire un être semblable à lui. La vue de cette jeune fille idiote, chez laquelle, de l'existence humaine, il n'existait que la matière, renouvela l'ardeur de son rêve. Comme Pygmalion, il devint amoureux d'une statue, non pas de marbre, mais de chair, et, comme le statuaire antique, il conçut l'espérance de l'animer.

Les circonstances au milieu desquelles le docteur s'était trouvé lui avaient permis d'étudier non seulement les mœurs des hommes, mais encore les instincts et les inclinations des animaux.

Il avait abandonné volontairement la société des villes pour se rapprocher de la nature et des êtres inférieurs qui la peuplent, persuadé que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossière, ont une étincelle du fluide divin, mais que cette âme est seulement relative à des fonctions différentes des nôtres. Il considérait la Création comme une grande famille, dont l'homme était non pas le roi, mais le père: famille dans laquelle il y avait des aînés et des cadets, ceux-ci tenus en tutelle par ceux-là.

Il avait souvent observé, avec cet intérêt qui naît dans les esprits profonds, tout incident, si léger qu'il soit, qui dénote un fait en réserve pour l'avenir. Il avait souvent regardé un jeune chien et un jeune enfant jouant ensemble.

En écoutant les sons inarticulés qu'ils échangeaient au milieu de leurs jeux et de leurs caresses, il avait souvent tenté de croire que l'animal essayait de parler la langue de l'enfant et l'enfant celle du chien.

À coup sûr, quelle que fût la langue qu'ils parlaient, ils s'entendaient, se comprenaient, et peut-être échangeaient-ils ces idées primitives qui disent plus de vérités sur Dieu que n'en ont jamais dit Platon et Bossuet.

En regardant les animaux, c'est-à-dire les humbles de la Création, en voyant l'air intelligent des uns, l'air doux et rêveur des autres, le docteur avait compris qu'il y avait un profond mystère entre eux et le grand tout. N'est-ce point pour établir ce mystère et pour les envelopper dans la bénédiction universelle qui descend sur nous et sur eux pendant cette sainte nuit de Noël, que le Seigneur, type de toute humilité, voulut naître dans une crèche, entre un âne et un bœuf? L'Orient, que Jésus touchait de la main, n'a-t-il pas adopté cette croyance, que l'animal n'est qu'une âme endormie qui plus tard se réveillera homme, pour plus tard peut-être se réveiller dieu?

En un instant, ce monde de pensées, résumé de l'histoire et des travaux de toute sa vie, se présentèrent à l'esprit de Jacques Mérey; il comprit que, puisque le chien ne voulait pas quitter l'enfant, c'est que l'enfant et le chien ne devaient pas être séparés; que d'ailleurs, quelque régularité qu'il mît dans ses visites, il ne pouvait les faire que de deux jours en deux jours tout au plus; or, à son avis, un traitement continu, une surveillance de toutes les heures, étaient nécessaires pour tirer cette âme des ténèbres dans lesquelles un oubli du Seigneur l'avait plongée.

Il rentra donc dans la cabane, et, s'adressant au braconnier et à la femme qui paraissait être sa mère:

—Braves gens, leur dit-il, encore une fois, je ne vous demande pas votre secret sur cette enfant; vous avez évidemment fait pour elle tout ce que vous pouviez faire, et, de quelque main que vous l'ayez reçue, vous n'avez point trompé la main qui vous l'a confiée. C'est à moi de faire le reste. Donnez-moi, ou plutôt prêtez-moi cette petite fille, qui vous est un fardeau inutile; j'essayerai de la guérir et de vous rendre à la place de cette matière inerte et muette une créature intelligente qui vous aidera dans vos travaux et qui, en prenant place dans la famille, y apportera sa part de forces et de capacités.

La mère et le fils se regardèrent alors, puis tous deux se retirèrent dans le fond de la cabane, discutèrent quelques instants, parurent se ranger au même avis, et le fils, revenant vers le docteur, lui dit:

—Il est évident, monsieur, que vous êtes ici par l'intervention visible du Seigneur, puisque c'est ce chien que nous avions cru perdu et dont nous avions déjà fait notre deuil qui vous y a conduit. Prenez l'enfant et emportez-le. Si le chien veut vous suivre, qu'il vous suive et s'en aille avec l'enfant; la main de Dieu est dans tout cela, et ce serait une impiété de notre part de nous opposer à Sa volonté sainte.

Le docteur déposa sur une table sa bourse et tout ce qu'elle contenait; il enveloppa l'enfant dans son manteau, et sortit accompagné du chien, qui, cette fois, ne fit aucune difficulté pour le suivre, et qui, plus joyeux qu'il ne l'avait jamais été, allait et revenait devant lui, flairant de son nez et donnant de petits coups de tête à l'enfant, qu'il ne pouvait voir, mais qu'il devinait dans son enveloppe; puis il repartait, aboyant avec la même fierté qu'un héraut d'armes qui proclame la victoire de son général.

VI

Entre chien et chat

En voyant le chien si joyeux, le regardant avec des yeux si intelligents, lui parlant avec des accents si nuancés, le docteur s'affermissait plus que jamais dans l'idée de faire de ce chien qu'il avait sauvé l'intermédiaire intelligent, le lien actif entre sa volonté d'homme et le néant de la pauvre idiote qu'ils s'agissait de faire vivre.

C'était un moyen de s'introduire en quelque sorte par surprise dans la place. Tout plein des mythes cabalistiques de l'antiquité, le docteur se demandait si les poètes n'avaient point entrevu cette initiation quand ils nous représentent Orphée passant à travers le triple aboiement du chien Cerbère avant d'arriver à Eurydice. Son entreprise offrait, suivant lui, plus d'un point de ressemblance avec la tentative du grand poète primitif. Il s'agissait de plonger au plus profond de cet enfer qu'on appelle l'imbécillité et de venir chercher une intelligence accroupie dans les ténèbres de la mort, et, comme Orphée avait fait pour Eurydice, la ramener malgré les dieux à la lumière du jour.

Orphée avait échoué, il est vrai, mais parce qu'il avait manqué de foi. Pourquoi avait-il douté de la parole du dieu des enfers? Pourquoi s'était-il retourné pour voir si Eurydice le suivait?

Ce fut dans cette disposition d'esprit que le docteur rentra chez lui et monta à son laboratoire.

La vieille Marthe, qui avait eu déjà beaucoup de peine à s'habituer à Scipion, qui avait par sa présence inattendue effarouché son chat, voyant que son maître apportait quelque chose dans son manteau, et croyant que c'étaient quelques paquets d'herbes médicinales qu'il avait récoltées dans la montagne, le suivit, car c'était son office à elle de classer ces herbes avec des étiquettes.

Le chat suivit la vieille.

Ce chat, que Marthe la bossue avait d'abord appelé le Président à cause de sa belle fourrure, qui lui avait rappelé la robe d'hermine du président du tribunal de Bourges, qu'elle avait vu une fois en sa vie, avait été en effet fort effarouché de la présence de Scipion. Scipion, de son côté, avec l'instinct haineux des animaux de son espèce pour les chats, s'était élancé sur le Président et l'avait suivi sous les chaises et sous les fauteuils, culbutant tout le mobilier du docteur, jusqu'à ce que, trouvant une fenêtre ouverte, le chat se fût élancé par cette fenêtre, eût gagné les toits et disparu.

Soit jalousie de voir sa place prise dans la maison, et par conséquent dans le cœur des maîtres de cette maison, soit terreur excessive éprouvée dans cette rencontre où les forces étaient inégales, le Président, dont la vocation n'était pas la guerre, et qui depuis longtemps même, grâce à la pâtée régulière que lui donnait, deux fois le jour, la vieille Marthe, avait renoncé à la faire aux rats et aux souris, et ne regardait plus ces animaux, lorsque par hasard ils tombaient sous sa patte, que comme un dessert indigne de lui, le Président fut trois jours sans daigner rentrer à la maison, bien que, chaque nuit on entendît ses miaulements plaintifs retentir sur le toit et même dans le grenier.

Quoique Marthe la bossue n'eût point osé se plaindre, M. le docteur lui paraissant avoir droit de vie et de mort sur ce qui l'entourait, il s'était fait, à la suite de cette fugue du Président, un changement notable dans sa physionomie, et ce n'était qu'en soupirant qu'elle présentait le matin le café au lait à son maître et qu'en rechignant qu'elle trempait à midi la soupe de Scipion.

Le docteur aimait l'harmonie pour l'harmonie elle-même, comme il haïssait la guerre à cause de ses résultats. Il vit qu'un des ressorts qui faisaient mouvoir les quatre personnages de sa maison s'était arrêté, soit par lassitude, soit par accident; il s'informa à la vieille Marthe de la cause de sa tristesse et, avec l'accent du reproche et en fondant en larmes, elle se contenta de montrer le fauteuil où le chat avait coutume de dormir, en s'écriant:

—Le Président, monsieur le docteur!

C'était l'heure de la soupe de Scipion et de la pâtée du Président. Jacques Mérey ordonna à Marthe d'aller préparer l'un et l'autre et de les apporter dans des récipients de différentes grandeurs.

Marthe sortit, secouant les épaules, en femme qui dit:

—Hélas! c'est bien inutile, ce que vous m'ordonnez là.

Mais, comme elle était habituée à obéir sans discussion, elle se hâta de faire ce que lui ordonnait son maître.

À peine avait-elle refermé la porte, que le docteur était sur le balcon et cherchait des yeux le Président.

Comme la maison dominait toutes les autres et que le laboratoire dominait la maison, l'œil du docteur put plonger jusqu'aux profondeurs les plus caverneuses de la Creuse; mais il n'eut point la peine de se perdre dans ces sombres cavités: à dix mètres de lui, sur un toit de chaume, le Président dormait au soleil, enveloppé de sa fourrure tant soit peu souillée par les excursions nocturnes auxquelles il s'était livré depuis son départ de la maison.

Le docteur appela le Président avec un sifflement tout particulier. L'animal, qui dormait, sentit pénétrer ce bruit au plus profond de son sommeil et tressaillit. Il ouvrit ses grands yeux jaunes, regarda autour de lui en s'étirant, bâilla à se démonter la mâchoire; mais, au milieu de son bâillement, il aperçut le docteur qui l'avait appelé.

Soit que cette attention de son maître lui parût une réparation suffisante, soit que, comme les autres animaux, il ressentît l'influence irrésistible du magnétisme, il se mit à l'instant même sur ses quatre pattes et s'achemina vers le balcon.

Le docteur rentra, appela Scipion à lui. Un des talents de Scipion était de faire le mort pour laisser passer l'infanterie et la cavalerie légère, ne se réveillant que lorsqu'on lui annonçait la grosse cavalerie. Le docteur lui montra son tapis et lui ordonna de faire le mort. Scipion se coucha et ferma les yeux.

Au même moment, le Président montrait à l'angle du balcon sa tête fine, qui, malgré l'invitation du maître, n'était point exempte d'inquiétude.

Jacques Mérey alla à lui, le prit dans ses bras, l'embrassa sur le front, ce qui ne lui était jamais arrivé, le caressa de la main, dirigeant sa caresse depuis l'occiput jusqu'à l'extrémité de l'épine dorsale, caresse à laquelle le Président fut si sensible, que le docteur le sentit frissonner sous sa main, du museau à l'extrémité de la queue; frémissement auquel succéda à l'instant même ce ronron particulier pour exprimer le bien-être porté à la plus haute puissance.

Alors, il le coucha entre les pattes de Scipion, lui faisant un oreiller de l'une d'elles, tandis que de l'autre il lui enveloppait le corps comme une mère fait de son nourrisson. Les deux animaux, qui trois jours auparavant avaient voulu se dévorer—car, si la force était du côté de Scipion, la bonne volonté ne manquait pas au Président—, se trouvèrent nez à nez et tout émerveillés de leurs dispositions non seulement pacifiques, mais bienveillantes vis-à-vis l'un de l'autre.

Ils étaient sous le charme de ce rapprochement lorsque Marthe entra tenant d'une main la pâtée du chat, et de l'autre la soupe du chien. Son étonnement fut si grand, qu'elle posa la pâtée du chat sur la table, pour faire le signe de la croix.

Elle n'avait pas elle-même une confiance bien absolue dans la pureté de croyance de son maître, et chaque fois qu'elle lui voyait accomplir un acte qui lui paraissait dépasser les limites de la puissance humaine, elle commençait à tout hasard par se mettre en garde contre Satan, en dessinant entre elle et lui le signe de la croix.

—Ah! monsieur! dit-elle en regardant le chien et le chat entre les pattes l'un de l'autre, en voilà encore un, de vos tours!

—Donne à ces animaux leur déjeuner, et attends, dit le docteur, qui n'était pas fâché souvent d'apprécier, de ses propres yeux, l'effet que ce que le peuple appelle des miracles produisait sur les âmes vulgaires.

Marthe obéit, mais son trouble était si grand, qu'elle déposa la pâtée du chat devant le nez du chien et la soupe du chien devant le nez du chat. Et, comme elle voulait réparer cette erreur:

—Laisse faire, dit Jacques Mérey; chacun trouvera bien son écuelle.

Alors, de ce sifflement avec lequel il avait réveillé le Président, il tira les deux animaux de leur sommeil factice, et, comme il l'avait prédit, Scipion fit un bond à gauche pour arriver à sa soupe, et le Président passa entre les jambes de Scipion pour arriver à sa pâtée.

À partir de ce jour, l'harmonie la plus parfaite s'était rétablie et avait régné, à la grande satisfaction de Marthe, mais à la plus grande satisfaction encore de son maître, dans la maison du docteur.

C'était donc avec une confiance en son maître qu'avaient encore augmentée les événements que nous venons de raconter, que Marthe suivait le docteur à son laboratoire, croyant lui voir rapporter sa moisson d'herbes ordinaire.

Mais son étonnement fut grand, lorsque après avoir, avec toutes sortes de précautions, déposé son manteau à terre, le docteur en laissa tomber les quatre coins, et qu'elle vit que ce qu'elle avait pris pour des bottes d'herbes n'était rien autre chose qu'une enfant de sept à huit ans, qui resta immobile sur le parquet à l'endroit où l'avait déposée Jacques Mérey, et qui ne donna signe de vie par un mouvement quelconque que quand le chien accourut près d'elle et se fut mis à lui lécher le visage.

—Ah! mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Marthe la tête en avant et les bras écartés.

Ça! dit le docteur avec son mélancolique sourire; ça! c'est une masse de chair sans âme, sans volonté, sans mouvement, oubliée par le Créateur parmi ces êtres difformes et incomplets auxquels il faut que la science rende ce que la nature a oublié de leur donner.

—Jésus Dieu! monsieur le docteur, s'exclama Marthe, vous n'allez pas encore embarrasser, j'espère bien, la maison d'un pareil fétiche? C'est bon à mettre dans les grands bocaux qui sont à la porte des apothicaires, mais pas autre chose.

—Au contraire, Marthe, dit Jacques Mérey, je vais la garder, et c'est toi qui plus particulièrement seras chargée de veiller sur elle. Pour commencer, tu vas aller acheter une baignoire de demi-grandeur, et tu vas savonner cette créature des pieds à la tête.

Comme toujours, la vieille Marthe obéit. Une heure après l'ordre donné, la baignoire pleine d'eau, tiédie à point, recevait la petite créature, et la main exercée de Marthe la frottait du plus doux savon que l'on avait pu trouver.

Le docteur assistait à cette toilette et y donnait toute son attention. L'enfant, en sortant de la cabane du bûcheron, était tellement salie par le contact des choses les plus immondes, qu'il était impossible de voir non seulement la couleur de ses cheveux, mais encore celle de sa peau.

Peu à peu, sous la main de Marthe et au milieu de la mousse savonneuse, apparaissait un corps d'une blancheur mate et maladive, comme l'est celui des enfants qui ont été tenus enfermés.

Il y a dans les atomes de l'air et dans les rayons du soleil ce que l'on pourrait appeler la couleur de la vie; les plantes qui n'ont ni air ni soleil poussent pâles et blanches, tandis que leurs sœurs qui jouissent des conditions ordinaires de la vie éclatent de toutes les couleurs qu'elles empruntent au prisme solaire.

Il était difficile de dire, même quand le soin le plus scrupuleux eut présidé au débarbouillage de la figure, si l'enfant était belle ou laide. Aucun des traits n'était assez suffisamment arrêté pour qu'on le jugeât; l'œil qui s'entrouvrait à peine et dont on ne pouvait apprécier la grandeur, était cependant d'un beau bleu céleste; la bouche, mal dessinée, renfermait des dents assez belles, mais auxquelles la pâleur des lèvres ôtait toute valeur; les sourcils étaient plutôt indiqués par les tons de chair, qu'ils n'étaient marqués par l'arc velouté dont la femme sait tirer un si bon parti, qu'ils soient abondants ou non. Sa tête était à peu près dénudée de cheveux, excepté au cervelet, où quelques boucles d'un blond pâle indiquaient que, si cette créature devenait jamais une femme, elle se rattacherait à la douce race germanique par la couleur de sa chevelure.

En somme, à part quelques engorgements au cou, aux aines et aux genoux, le docteur parut assez satisfait de l'état dans lequel il trouvait la pauvre petite abandonnée.

Un des caractères de l'idiotisme, c'est la torpeur.

La nature a fait à l'homme trois dons, et dans ce triangle elle a renfermé la vie.

Ces trois dons sont la sensation, la volonté, le mouvement. L'homme éprouve, il veut, il agit. Ces trois actions s'enchaînent et ne peuvent se désunir. Du moment que l'homme n'éprouve pas, il ne peut pas vouloir, et, ne pouvant vouloir, il n'agit pas.

L'idiot n'éprouve pas; de là la cause première de son immobilité.

Ainsi, dans la cabane du braconnier, la pauvre enfant ne quittait jamais son lit, et restait des heures entières à rouler sur elle-même comme un animal, ou à se balancer comme ces magots de la Chine qui n'ont de mouvement que dans le va-et-vient de la tête, d'une épaule à l'autre.

C'était là son plus grand rapprochement de la vie.

Elle détestait le grand air, le mouvement, la lumière, enfin, elle avait la tendance naturelle des corps bruts qui aspirent au repos.

Comme dans toutes les provinces, où le terrain ne coûte pas cher, le jardin était grand relativement à la maison. Il était planté d'arbres forestiers au milieu desquels, au sommet d'un tertre, s'épanouissait un magnifique pommier. Un cours d'eau, une source, claire, brillante, sanglotant un doux murmure, sortait du pied de ce tertre, descendait en petites cascades, et, traversant une cour pavée, dans l'encaissement d'un ruisseau, allait, après avoir arrosé le jardin dans toute sa longueur, se jeter dans la Creuse.

À cette source, si humble et si exiguë qu'elle fût, le jardin, véritable oasis, devait toute sa fraîcheur et toute sa verdure. Trois ou quatre magnifiques saules pleureurs, placés d'étage en étage, mêlaient leur feuillage doré aux différentes nuances de vert que présentait au regard la palette variée du jardin.

D'un coup d'œil, Jacques Mérey mesura tout le parti qu'il pouvait tirer pour sa petite malade d'un jardin en pente douce où le soleil, si ardent qu'il fût, était toujours tamisé par l'ombre des arbres. Un crayon à la main, il se fit à l'instant même l'architecte et le jardinier de ce petit Trianon. Une surface plane fut destinée à une fine pelouse de gazon anglais sur laquelle l'enfant pourrait se rouler tout à son aise. Un bassin, dont la profondeur ne devait pas dépasser trente centimètres, fut tracé avec des piquets de bois, que devait remplacer une grille de fer; c'était le bain futur de l'enfant sans nom et sans âme qui gisait dans le laboratoire.

Des branches de tilleul furent entrelacées par Jacques Mérey lui-même, pour former un berceau impénétrable aux rayons du soleil dans ces jours de canicule et d'exaspération de la nature pendant lesquels tout devient dangereux, même le soleil. Enfin, deux ou trois emplacements furent désignés pour y planter des fleurs, car Jacques Mérey, dans la cure qu'il allait entreprendre, comptait appeler à la lui toutes les ressources de la nature.

Le lendemain matin, quatre ouvriers jardiniers étaient, au point du jour, introduits dans le jardin, et une double paye leur était offerte s'ils avaient, en une semaine, opéré tous les travaux que le docteur venait en dix minutes de jeter sur le papier.

VII

Une âme à sa genèse

Huit jours après, la besogne était terminée; le gazon, semé dès le premier jour, commençait à sortir de terre. Le bassin, foncé de gravier pris à la rivière, entouré d'une grille qui empêchait l'enfant d'y rouler, disposé de manière à ce qu'elle y pût prendre, sous la surveillance de Marthe, un bain complet dans lequel rien ne gênerait le caprice de ses mouvements, s'étendait sur un diamètre d'une dizaine de pas; enfin des fleurs avaient été transportées dans leurs pots, pour qu'elles n'eussent point à souffrir du déplacement, et formaient de leurs différentes nuances trois tapis bariolés.

Le petit Éden était prêt à recevoir sa petite Ève.

L'enfant n'avait pas de nom; on n'avait jamais pensé à lui en donner un. Qu'avait-on besoin de l'appeler, puisqu'elle ne répondait pas? Elle avait bien reçu autrefois, sans doute, au moment de sa naissance, le nom de quelque saint ou de quelque sainte porté au calendrier, mais ces élus du Seigneur avaient si mal veillé sur leur filleule, que ce n'était véritablement pas la peine de rechercher ce nom impuissant, et qui, d'ailleurs, était probablement perdu volontairement au fond de la mémoire de ses nourriciers.

Mais Marthe la bossue, qui non seulement avait un nom, mais aussi un surnom, ne pouvait pas se contenter d'un pareil incognito; elle tourmenta donc tant son maître pour savoir le nom de l'enfant, que celui-ci, qui, au bout du compte, voulait l'habituer dans l'avenir à répondre à une appellation, lui répondit qu'elle se nommait Éva. Et ce n'était pas sans raison et sans y avoir réfléchi que Jacques Mérey donnait ce nom à la petite orpheline; n'avait-il pas essayé de faire sur elle la même œuvre que Dieu avait faite sur la première femme? Cette création toute matérielle qui lui était tombée entre les mains, n'allait-il pas, lui, si son projet réussissait, en faire une créature que Dieu pourrait reconnaître parmi les femmes, comme il reconnaît une fleur parmi les fleurs? Quel nom plus significatif eût-il pu lui donner que celui d'Éva?

Nous disons Éva, parce que lui seul persista à lui donner ce nom. Marthe la bossue trouvait le nom de Rosalie bien plus joli, et elle demanda la permission de substituer ce nom à celui que le docteur lui désignait, et qui d'ailleurs n'était pas dans le calendrier.

Jacques Mérey, qui commençait à éprouver un sentiment étrange pour la petite fille, ne fut point fâché que tout le monde l'appelât d'un nom tandis que lui seul l'appellerait d'un autre, et tandis qu'à lui seul elle répondrait lorsqu'il l'appellerait de ce nom-là.

L'enfant, appelée Rosalie par tout le monde, fut donc par le docteur seul appelée Éva.

Le jour où Éva fit son entrée dans le jardin était une chaude journée d'été; il fit étendre un tapis sous le berceau de tilleuls, et Scipion, bien lavé, bien frotté à son tour, fut admis à partager l'ombre avec l'enfant.

Le docteur avait beaucoup compté sur le chien pour l'aider dans son œuvre de création. Le chien porterait un jour Éva sur son dos; le chien traînerait un jour la voiture d'Éva; en attendant, le chien, avec une adresse admirable, jouait avec l'enfant, lui imprimait malgré elle ce mouvement qui lui paraissait antipathique, mais qu'elle acceptait de la part du chien.

Pendant toute cette première journée, le docteur se tint en tiers avec les deux pauvres êtres qu'il ne quittait pas des yeux.

L'enfant était nue, la chaleur le permettait, et le docteur ne voulait, par aucun obstacle, gêner ses premiers mouvements; plusieurs fois, il essaya de la faire tenir debout; mais ses jambes plièrent, même en donnant un banc pour appui à ses mains.

Le docteur vit donc qu'il fallait, momentanément du moins, ne s'occuper que de l'organisme, pour le mettre en état d'accepter ultérieurement les bénéfices d'un traitement moral.

Les premiers jours et même les premiers mois se passèrent en soins médicaux destinés à combattre le lymphatisme de ce corps.

Ce furent d'abord des bains froids dans le bassin de la source; ces bains commencèrent d'abord à faire jeter des cris de douleur à l'enfant: il en est toujours ainsi, et dans notre pauvre nature humaine, le cri de douleur précède le cri de joie; puis, aux bains froids, auxquels la petite Éva s'habitua peu à peu, qu'elle supporta bientôt sans angoisse, et qu'elle finit même par prendre avec plaisir, succédèrent, quand les jours de chaleur furent passés, les bains salins et alcalins, auxquels vint en aide une bonne et succulente nourriture.

Chez le braconnier, l'enfant n'avait jamais mangé que des soupes au lait ou des panades; la soupe au bœuf y était rare, et à peine l'enfant avait-elle eu l'occasion d'en goûter deux ou trois fois dans sa vie.

D'ailleurs, sous le rapport de la nourriture, elle ne manifestait aucune préférence; elle avalait ce qu'on lui donnait, et le mouvement de ses mâchoires, comme tous les autres mouvements de son corps, était purement instinctif.

Le docteur commença par substituer d'excellents consommés aux panades et aux soupes au lait; puis peu à peu, quand il se fut assuré que l'estomac pouvait supporter quelque chose de plus substantiel, il en arriva aux gelées de viandes blanches d'abord, puis de viande noire et particulièrement de gibier, cette dernière viande contenant le double de partie nutritive des autres.

L'hiver se passa tout entier dans ces soins de tous les jours, et sans que l'on pût constater le moindre progrès dans l'intelligence ou dans l'organisme physique de l'enfant. Mais la patience du docteur semblait plus obstinée que la faiblesse qu'elle avait entrepris de combattre.

Souvent il était près de désespérer.

Un fait qu'il provoqua, et qui réussit selon ses désirs, lui rendit toutes ses espérances.

Un jour, il ordonna à Marthe d'emmener le chien et de l'enfermer dans une niche bâtie au fond du jardin, où l'on pouvait entendre ses cris.

Mais le chien ne voulut pas suivre Marthe; il fallut que ce fût le docteur lui-même qui le conduisît à la niche et qui lui ordonnât d'y entrer.

L'intelligent animal comprenait à quelle séparation on le condamnait; contre tout autre que le docteur, à coup sûr, il se fût défendu; mais par le docteur il se laissa enchaîner et enfermer, se contentant de se plaindre douloureusement d'une pareille injustice.

Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter la nourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa une gamelle pleine d'une soupe qu'il avait tout particulièrement recommandée à la vieille Marthe. Puis il revint près d'Éva.

C'était la première fois depuis près d'un an que la petite fille était privée de son compagnon; elle l'avait vu sortir avec le docteur, et l'avait suivi des yeux jusqu'à la porte; en ne le voyant pas rentrer avec lui, ses yeux demeurèrent fixes et marquèrent une nuance d'étonnement.

Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu'elle était.

Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journée se passa. L'enfant, inquiète, regardait à droite et à gauche, faisant même de certains mouvements qu'elle n'avait jamais faits pour regarder derrière elle; puis des plaintes, vers le soir, commencèrent à s'échapper de ses lèvres.

Mais ce n'étaient pas des plaintes que voulait Jacques Mérey; souvent déjà, il l'avait entendue se plaindre; c'était un sourire, car il ne l'avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu, incontestablement, les traits de son visage s'étaient accentués; l'œil s'était agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague; le nez s'était formé, les lèvres s'étaient dessinées et avaient pris une teinte rosée; enfin sa tête s'était couverte de cheveux du plus beau blond.

Le docteur veilla près d'elle; les plaintes de la journée se continuèrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l'enfant fit des mouvements plus brusques qu'elle n'en faisait étant éveillée, et elle agita son bras avec moins de mollesse que de coutume. Rêvait-elle? y avait-il une pensée dans ce cerveau? ou n'était-ce que de simples tressaillements nerveux qui la secouaient?

Le lendemain, en s'éveillant, Éva trouva près d'elle le chat, pour lequel elle n'avait jamais manifesté ni sympathie ni antipathie; c'était Jacques Mérey qui avait placé là l'animal afin de voir comment l'accueillerait Éva.

Éva, à moitié éveillée, sentant un poil doux à la portée de sa main, commença par caresser l'animal; mais, peu à peu, ses yeux s'ouvrirent et, avec la fatigue visible d'un effort accompli, se fixèrent sur le Président, qu'elle commençait à ne plus confondre avec Scipion; enfin, reconnaissant l'identité du matou, elle le repoussa avec un dépit assez visible pour que l'irascible matou se crût insulté et sautât à bas du lit de l'enfant.

Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaînes et comme le galop d'un cheval qui aurait gravi l'escalier du laboratoire, puis la porte mal fermée s'ouvrit sous une violente secousse, et Scipion parut, délivré de sa captivité.

Il avait brisé sa chaîne et mangé sa porte.

Il vint se jeter sur le lit d'Éva.

Éva jeta un cri de joie, et, pour la première fois, sourit.

C'était le dénouement qu'attendait le docteur, quoiqu'il l'eût préparé d'une autre façon, et qu'il eût compté sans la vigueur et sans l'impatience de Scipion.

Il s'empressa de détacher du cou du chien le collier et la chaîne qu'il traînait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres délicats de l'enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestant dans une mutuelle caresse.

Ainsi, la veille, l'enfant avait bien véritablement regretté le chien.

Ainsi, la nuit, l'enfant avait bien véritablement rêvé.

Ainsi, malgré les vingt-quatre heures écoulées, Éva n'avait point oublié Scipion.

Il y avait dans le cerveau de l'enfant, sinon la mémoire encore, du moins le germe de la mémoire.

Jacques Mérey murmura tout bas la devise de Descartes: Cogito, ergo sum (je pense, donc je suis).

L'enfant pensait, donc elle était.

Puis, aux premiers jours du printemps, quand l'eau eut repris son cours et son murmure; quand avril eut fait éclater les bourgeons laineux des hêtres et des tilleuls; quand l'herbe eut de nouveau de sa tête verte percé la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une belle matinée, l'enfant, suivie du chien, fit sa rentrée dans son paradis.

Le tapis l'attendait sous les tilleuls; mais cette fois, une surprise attendait Jacques, qui fut la récompense de ses soins. En se cramponnant à l'angle du banc, l'enfant se souleva d'elle-même, et aidée du docteur, qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tint debout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour le docteur fut une exclamation de triomphe.

Ainsi venait de se révéler presque en même temps le double progrès de la pensée dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, comme chez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept années, se développaient ensemble ces deux jumeaux, l'un terrestre, l'autre divin, qu'on appelle le corps et l'âme.

VIII

Prima che spunti l'aura

C'était un progrès à ravir le docteur de joie, mais un progrès relatif.

Éva commençait à distinguer ce qui se trouvait dans le cercle de son rayon visuel; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelque bruit qui se fît autour d'elle, elle ne se retournait point.

Le docteur s'arrêta à une idée qui lui était déjà venue plusieurs fois, mais que, dans la crainte d'avoir deviné vrai, il n'avait pas voulu approfondir: c'est que la pauvre enfant était sourde.

Un jour qu'elle jouait avec Scipion sur la pelouse, et que, trop faible encore pour se tenir sur ses jambes, elle se traînait sur ses pieds et sur ses mains, le docteur, qui avait abandonné pour elle creusets et cornues, monta à son laboratoire, prit un pistolet, le chargea, et vint le tirer derrière Éva et à son oreille.

Scipion bondit, aboya, se précipita dans les massifs, les fouilla pour savoir sur quel gibier le docteur avait tiré.

Mais l'enfant ne tressaillit même pas.

Elle suivait des yeux le chien, elle paraissait s'amuser de sa folie, elle lui faisait de la main, et pour le rappeler auprès d'elle, des gestes tout à fait inintelligibles d'un autre que lui. Mais, tout en s'occupant de l'effet, elle était restée complètement étrangère à la cause.

Alors, le docteur résolut d'employer l'électricité comme adjuvant au traitement que subissait la jeune fille: toutes les fois qu'elle retombait dans ses phases de torpeur—et ces phases, à peu près périodiques, se renouvelaient pendant vingt-quatre, trente-six ou même quarante-huit heures, deux ou trois fois par mois—, Jacques Mérey la frictionnait avec une brosse électrique, lui faisait prendre des bains d'eau électrisée, et dirigeait sur le conduit auditif un courant électrique continu pendant quelques minutes d'abord, puis pendant un quart d'heure, une demi-heure et même une heure.

Au bout de trois mois de traitement, le docteur renouvela l'expérience du pistolet.

L'enfant tressaillit et se retourna au bruit.

Il était évident pour le docteur que, jusque là, Éva avait été muette parce qu'elle avait été sourde; quand elle entendrait le bruit de la parole, qui ne parvenait pas encore jusqu'à elle et qui frappait son oreille sans y pénétrer, elle parlerait.

Mais le docteur était encore loin d'avoir atteint ce résultat.

Aussi continua-t-il avec énergie le même traitement électrique. L'enfant paraissait physiquement s'en trouver à merveille, et elle y recueillait un remarquable accroissement de forces physiques. Aussi le docteur résolut-il de faire une autre tentative.

Le pauvre voiturier qui avait eu la cuisse brisée, et à qui le docteur avait si heureusement fait l'opération que nous avons décrite, outre les trois cents francs que lui avait fait obtenir son protecteur inconnu, avait obtenu de la mairie d'annoncer à son de trompe dans les rues d'Argenton les nouvelles municipales, les ventes publiques, les objets perdus, les récompenses promises.

Le bruit de sa trompette était populaire à Argenton, et, dès que l'on entendait sa fanfare accoutumée, la seule qu'il sût, chacun, mis en mouvement par ce désir de nouvelles si impérieux dans les petites villes, où elles sont si rares que l'on en fait quand il n'en vient point, accourait au carrefour où elle se faisait entendre.

Un jour qu'il venait de remplir son office et qu'il passait devant la porte de Jacques Mérey, celui-ci l'appela.

Basile se hâta de se rendre à l'invitation du docteur, aussi vite que le lui permettait sa jambe de bois.

Le docteur, inutile de le dire, était resté un dieu pour le brave Basile, qui, voyant de quelle pluie de bénédictions la Providence l'avait gratifié depuis son accident, en était arrivé à ne pas regretter sa jambe, qui ne lui eût jamais, présente, rapporté ce que, absente, elle lui rapportait.

Jacques Mérey expliqua à Basile ce qu'il désirait de lui: c'était sa fanfare la plus aiguë.

Basile avoua naïvement au docteur qu'il n'en savait qu'une, mais qu'il pouvait, si l'oreille destinée à l'entendre n'était pas trop délicate, au risque de quelques notes hasardées, la monter un ton plus haut.

Le docteur répondit que l'instrumentiste ne devait pas craindre de risquer quelques sons discordants. Il les lui eût demandés s'il ne les lui eût pas offerts de lui-même.

Tous deux montèrent au laboratoire, car on était arrivé aux premiers froids d'hiver. La douce chaleur du poêle, chaleur maintenue de 18 à 20 degrés, permettait à l'enfant de rester vêtue d'une simple chemise. Elle était couchée sur Scipion et tenait le Président entre ses bras.

Le Président était beaucoup moins lié avec l'enfant que Scipion. Et, il faut le dire, malgré le nom que lui avait donné Marthe, et malgré sa fourrure bien autrement douce que celle du chien, le Président n'était pas d'un caractère facile, et, de même qu'il y a toujours beaucoup du chat dans le tigre, il y a toujours un peu du tigre dans le chat. Et Marthe elle-même, malgré sa tendresse de mère pour le quinteux matou, n'était pas à l'abri d'un coup de griffe dans ses jours de misanthropie.

Il est vrai que, si le Président eût été amplement doué de ce filon de mémoire qui avait, à la grande joie du docteur, traversé le cerveau d'Éva, il eût bien, malgré sa fourrure immaculée et son embonpoint chanoinesque, eu quelques reproches à faire à la vieille servante, quand l'indifférence moqueuse des chattes argentonnaises lui rappelait que sa trop prévoyante nourrice ne lui avait pas rendu l'équivalent de ce qu'elle lui avait ôté.

Mais jamais avec Éva le Président n'avait manifesté un de ces moments d'impatience, et jamais la moindre égratignure rayant d'un trait la peau, hélas! trop blanche de l'enfant, n'avait témoigné que les griffes aiguës de l'involontaire soprano fussent sorties de leur fourreau de velours.

Le docteur recommanda à Basile d'entrer sans bruit, non pas à cause de l'enfant qui ne l'entendrait pas, à coup sûr, mais à cause du chien et du chat qu'il pourrait effrayer. Aussi, malgré le bruit que faisait en frappant sur le parquet cette jambe que Basile devait à la libéralité du docteur, ils arrivèrent tous deux, leurs pas assourdis par le tapis, à la distance d'un mètre à peu près du groupe pittoresque que formaient l'enfant et les deux animaux.

Scipion et le Président, qui avaient l'oreille fine, avaient bien entendu venir deux personnes, mais l'une de ces deux personnes était le maître, et par conséquent on le savait trop bienveillant pour supposer, même eût-on les susceptibilités excessives du chien et les mauvaises imaginations du chat, qu'il vînt avec de méchantes intentions. Quant à celui qui l'accompagnait, ce n'était pas tout à fait un inconnu pour les deux animaux. Assis sur le seuil de la porte, Scipion, et, couché sur son toit, le Président, l'avaient plus d'une fois vu passer devant la maison et même s'arrêter pour parler au docteur. Quant à cet instrument d'une forme inconnue qu'il tenait à la main, c'eût été par trop d'intelligence aux deux quadrupèdes de le suspecter, tous deux ignoraient les tonnerres d'inharmonie et de discordance qu'il renfermait dans son sein. Aussi, lorsqu'il l'approcha de sa bouche, mouvement que ne vit point Éva, mais que suivirent en clignant béatement des yeux le Président et Scipion, nul ne se douta de ce qui allait arriver.

Tout à coup la formidable fanfare éclata si terrible, que d'un seul bond le Président fut sur le toit voisin en passant à travers un carreau qui se trouvait sur sa route; que Scipion fit entendre le plus lugubre gémissement qui fût sorti du larynx d'un chien hurlant à la lune, et qu'Éva se prit à pleurer. L'épreuve était heureuse mais non concluante, Éva pouvait aussi bien pleurer à propos de la fuite du Président ou du brusque mouvement de Scipion qu'à propos de la fanfare qui venait d'éclater si inopinément sur sa tête.

Aussi fit-il signe à Basile de s'interrompre, et comme Éva continua à pleurer encore quelques minutes, il fut impossible de connaître la véritable cause de ses larmes.

Mais, ses larmes ayant cessé, le docteur prit Scipion par le collier, afin qu'aucun mouvement de l'animal ne vînt effrayer la malade, et ordonna à Basile de recommencer son morceau. Basile, orgueilleux de l'effet qu'il avait produit, ne se fit pas prier; il rapprocha l'instrument de sa bouche, et en tira un son si terrible et si menaçant, que les larmes d'Éva recommencèrent et qu'elle fit un mouvement pour fuir comme avaient fui le Président et Scipion.

Dès lors, il n'y avait pas de doute à conserver, c'était bien la trompette qui avait fait pleurer l'enfant, et la fuite du chat et les lamentations du chien n'étaient pour rien dans ses larmes.

Le docteur, enchanté de l'épreuve et convaincu de la bonté de son système curatif, donna un écu de six livres au musicien, qui fit toutes sortes de difficultés pour recevoir de l'argent de celui dont il avait reçu la vie; mais le docteur insista tellement, que Basile finit par mettre son écu de six livres dans sa poche, offrant à son sauveur de revenir toutes et quantes fois il lui plairait, offre obligeante, mais dont le docteur ne profita pas.

Scipion, bon caractère, esprit calme et bienveillant, revint, aussitôt que Basile fut sorti, se remettre à la disposition de l'enfant; mais le Président, caractère plus aigre et plus rancunier, ne reparut qu'à l'heure de la pâtée.

Malgré la lenteur du traitement, car il y avait déjà plus de deux ans qu'Éva avait quitté la maison du braconnier, la joie du docteur était grande, car il ne doutait pas que la malade ne fût en voie de guérison.

Il laissa écouler trois autres mois, pendant lesquels l'enfant fut soumis à un traitement électrique décroissant, car Jacques Mérey craignait de fatiguer outre mesure les organes sur lesquels il opérait; puis, un jour, il fit apporter un orgue qui, avec toutes sortes de précautions, lui était arrivé de Paris par le roulage.

Il y avait bien un orgue dans l'église d'Argenton, mais il y avait aussi un curé, et Jacques Mérey était tenu partout par le clergé pour un si mauvais chrétien, qu'à moins d'exorcisme opéré sur lui, on ne lui eût point permis de faire ses expériences dans l'église.

Comme rien ne lui coûtait quand il s'agissait d'Éva, il avait donc, dans les espérances curatives qu'il fondait sur la musique, fait sans la regretter le moins du monde la dépense d'un de ces orgues de salon qui coûtaient alors cent cinquante ou deux cents pistoles, et qu'on était obligé de faire venir d'Allemagne, la fabrique d'Alexandre étant encore inconnue.

Aux larmes versées par Éva lorsque Basile avait exécuté son morceau, le docteur avait non seulement acquis la certitude qu'elle avait entendu, mais avait conçu l'espérance qu'elle aurait le sens musical, et que les larmes lui étaient venues aux yeux autant de la discordance du musicien et de l'instrument que de la formidable harmonie qui s'était échappée de leur réunion.

Ce fut toute une grande affaire que l'installation de cet orgue, sur lequel Jacques Mérey comptait énormément. La question n'était pas de le placer et de l'établir avec l'aplomb convenable à ces sortes d'instruments, mais il importait qu'aucune vibration n'en sortît avant l'heure où Jacques Mérey désirait que ses sons mélodieux produisent leur effet, non seulement sur l'oreille, mais aussi sur le cœur de l'enfant.

On était aux premiers jours du printemps, dans cette période merveilleuse où un nouveau fluide se répand par toute la nature, et, comme une chaîne d'amour, fait éclore les êtres qui ne sont pas nés encore et rattache d'un lien plus ardent ceux qui ont déjà subi son influence.

C'était la troisième fois que les bourgeons des arbres éclataient sous les jeunes et premières feuilles d'avril depuis qu'Éva, encore enfermée dans son bourgeon d'hiver, attendait dans la maison du docteur un rayon de ce soleil vivifiant; elle avait dix ans.

Jacques Mérey attendit que se levât une de ces journées qui remplissent toutes les conditions vivifiantes de cette aurore printanière à laquelle les choses inanimées semblent elles-mêmes devenir sensibles; il ouvrit la fenêtre pour qu'un rayon de soleil pénétrât dans le laboratoire; il attira les branches de lierre qui pendaient au toit pour faire à ce rayon un voile de verdure; il coucha l'enfant sous le flot tempéré de cet œil de feu, et, tandis que son sourire et ses membres détendus indiquaient ce bien-être qu'éprouve toute créature sous le regard du Créateur, il marcha à son orgue ouvert d'avance et laissa tomber ses mains sur la première mesure du Prima che spunti l'aura, de Cimarosa.

Jacques Mérey n'était pas ce qu'on peut appeler un habile instrumentiste, c'était seulement un de ces hommes d'harmonie qui ont en eux toutes les qualités intellectuelles, musicales, poétiques, qui naissent de l'accord d'un grand cœur et d'un esprit élevé. Il eût été poète, il eût été peintre, il eût surtout été musicien, si cette fureur du bien ne l'eût entraîné sur les traces des Cabanis et des Condorcet.

Ce fut donc avec une mélodie toute particulière que l'instrument presque divin vibra sous ses doigts en sons mélancoliques et prolongés, et, comme le musicien s'était placé de manière à ne pas perdre le moindre effet produit par l'instrument sur l'auditeur, il put voir, au premier flot de mélodie qui se répandit dans l'appartement, Éva tressaillir, relever la tête, sourire, et, sur ses genoux, en s'aidant à peine de ses mains, venir à lui comme le magnétisé vient au magnétiseur, et, arrivée près de sa chaise, s'accrocher aux bâtons et se soulever de toute sa hauteur en se soutenant au dossier du siège et en s'abreuvant à cette source de notes qui jaillissait des touches de l'orgue sous les doigts du docteur.

Le docteur, joyeux, la prit dans ses bras et la pressa contre son cœur, mais Éva, l'écartant doucement, laissa retomber sa propre main sur l'ivoire de l'orgue et en tira avec une satisfaction étrange un long gémissement.

Mais elle n'essaya même pas de recommencer, et laissa retomber sa main inerte auprès d'elle, comme si elle eût reconnu l'impossibilité de produire les mêmes sons qu'elle venait d'entendre un instant auparavant.

Alors, par des mots inarticulés, elle essaya de faire comprendre son désir.

Le docteur, qui n'avait qu'une âme pour lui et pour elle, crut avoir compris ce murmure, si inintelligible qu'il fût, et, laissant retomber ses deux mains sur l'orgue, il reprit le morceau où il l'avait abandonné.

Il y avait dans la jardin, tous les ans, une nichée de rossignols; le docteur avait recommandé par-dessus toute chose qu'on ne tourmentât jamais le mâle sur sa branche, la femelle sur son nid, les petits sous elle.

Aussi, tous les ans, quelque échappé de la nichée dernière, peut-être le même mâle et la même femelle, revenaient faire leur nid au même endroit, dans une épaisse touffe de seringas; cette touffe était adossée à la tonnelle formée par des branches de tilleul entrelacées.

Comme les ordres de Jacques Mérey, à l'endroit du roi des chanteurs, avaient été observés religieusement; comme le Président était nourri de manière à n'avoir jamais besoin de chercher ailleurs un en-cas, tous les ans, à la même époque, du 5 au 8 mai, on entendait éclater la voix merveilleuse du ménestrel nocturne.

Cette fois, Jacques Mérey guetta son retour; il comptait éprouver sur l'organisme d'Éva cet instrument le plus merveilleux de tous, le chant de l'oiseau.

Le 7 mai, le chant se fit entendre. Il pouvait être onze heures du soir lorsque la première note parvint jusqu'au laboratoire du docteur, dont la fenêtre était ouverte. Il réveilla l'enfant.

Jacques Mérey avait remarqué que, lorsqu'on réveillait Éva, elle était d'humeur beaucoup moins souriante que lorsqu'elle se réveillait d'elle-même; mais il espérait trop de l'épreuve pour attendre que le rossignol chantât à une heure où elle aurait les yeux ouverts. Il l'emporta toute maussade dans son berceau, et descendit avec elle au jardin.

L'enfant se plaignait sans pleurer, comme font les enfants de mauvaise humeur; mais, à mesure que le docteur entrait dans le jardin et s'approchait de l'endroit où chantait le rossignol, la sérénité reparaissait sur le visage de l'enfant; ses yeux s'ouvraient comme si elle eût espéré voir mieux dans la nuit que dans le jour. Sa respiration même, de haletante qu'elle était, devenait régulière; elle écoutait non seulement de toutes ses oreilles, mais avec tous ses sens; et, lorsque le docteur l'eut posée à terre, sous la tonnelle, elle se leva toute droite, sans appui cette fois, et marcha, en faisant de ses bras un balancier, vers l'endroit d'où venait le son.

C'était la première fois qu'elle marchait.

Il n'y avait plus aucun doute pour le docteur, tous les sons arrivaient et arriveraient désormais jusqu'à elle, tous les sens allaient rentrer chez elle par la porte des sons, le monde intellectuel allait cesser d'être un mystère pour l'enfant.

La science ou le Seigneur avait prononcé le mot de l'Évangile: Æphata (ouvre-toi)!

IX

Où le chien boit, où l'enfant se regarde

Une fois ouverte sur l'intelligence, cette porte ne se referme plus.

Il y avait par la ville d'Argenton un pauvre fou qui avait été guéri par le Dr Mérey, et qui, comme Basile, lui en avait gardé une grande reconnaissance; celui-là s'appelait Antoine.

Peut-être avait-il un autre nom, mais personne ne s'en était inquiété plus que lui ne s'en était inquiété lui-même; sa folie consistait à se croire l'éternelle justice et le centre de vérité.

Comment ces idées si abstraites entrent-elles dans le cerveau d'un paysan?

Il est vrai qu'elles n'y entrent que pour le rendre fou. Le docteur, comme nous l'avons dit, l'avait guéri ou à peu près. Il se croyait toujours l'éternelle justice et le centre de vérité. Il se croyait toujours en communication avec Dieu.

Sur tous les autres points, il raisonnait avec justesse, et l'on avait même pu remarquer que sa folie, après l'avoir quitté, avait laissé à ses idées une élévation qu'elles n'avaient point auparavant.

Il était porteur d'eau de son état lorsque sa folie l'avait pris, et faisait avec une brouette et un tonneau le service dans la ville. Pendant tout le temps de sa maladie, ce service avait été interrompu; mais à peine revenu à la santé, il s'était remis à ce labeur, qui était son seul gagne-pain.

On le voyait parcourir la ville traînant sa petite charrette chargée de son tonneau, au robinet duquel pendait le seau qui lui servait à transporter sa marchandise à l'intérieur des maisons; seulement, il avait toujours la main droite placée en manière de conque à son oreille, pour entendre la voix de Dieu et ne rien perdre des pieuses paroles que le Seigneur lui disait.

Avant d'entrer dans la chambre où il avait l'habitude de verser l'eau dont il emplissait son seau dans un récipient quelconque, il avait l'habitude de frapper trois fois la terre du pied, et de dire d'une voix formidable:

Cercle de justice! centre de vérité!

Il va sans dire que le docteur était devenu une de ses meilleures pratiques, et que, tous les jours, soit dans la cuisine de Marthe, soit dans le laboratoire du docteur, il versait ses trois ou quatre seaux d'eau, qui étaient utilisés pour les besoins du ménage.

Sa visite chez le docteur avait lieu de huit à neuf heures du matin.

Pour la première fois, Éva était levée lorsque, quelques jours après le concert que lui avait donné le rossignol, concert qu'elle réclamait tous les soirs, et qu'excepté par les mauvais temps on lui accordait le plaisir d'entendre, Antoine ouvrit la porte, frappa trois fois du pied, et de sa voix de tonnerre cria:

Cercle de justice! centre de vérité!

L'enfant se retourna tout effrayée et poussa un cri qui avait la modulation d'un appel.

Jacques Mérey, qui était dans le cabinet voisin, accourut tout joyeux; c'était la première fois qu'Éva donnait une attention quelconque à la voix humaine.

Le docteur la prit dans ses bras, l'approcha d'Antoine, et son regard, en s'approchant de lui, exprima une certaine terreur.

C'était assez pour un jour de cette nouvelle sensation de crainte; le docteur fit signe à Antoine de s'éloigner; mais il lui recommanda de venir tous les jours afin que l'enfant s'habituât à lui; et, en effet, au bout de quelques jours, l'enfant semblait attendre l'arrivée d'Antoine, dont le manège l'amusait, et dont la grosse voix maintenant la faisait rire.

Un jour, Antoine reçut la recommandation de ne pas venir le lendemain. Le lendemain, à l'heure habituelle, Éva donna quelques signes d'impatience; elle se leva, alla jusqu'à la porte, devant laquelle elle resta debout, le mécanisme lui étant inconnu. Elle revint alors avec impatience vers le docteur; mais, sa vue ayant été attirée par un foulard rouge qu'il avait autour du cou, elle oublia Antoine pour tirer de toute sa force le foulard, que le docteur tira lui-même doucement et laissa tomber entre ses mains.

Alors, elle le secoua avec des rires bruyants, comme elle eût fait d'un étendard; puis, de même qu'elle l'avait vu autour du cou de Jacques Mérey, elle essaya de le mettre au sien; ce fut un nouveau trait de lumière pour le docteur. Il se demanda si la coquetterie ne serait point un mobile capable d'éveiller dans son cerveau un nouvel ordre de sensations et d'idées; il avait cru reconnaître que, malgré son indifférence, elle promenait volontiers ses yeux sur les fleurs d'une couleur vive.

C'était l'heure où l'on descendait l'enfant dans le jardin.

Depuis longtemps, le rossignol avait un nid, des petits, une famille, et par conséquent avait cessé de chanter, car on sait que les soucis de la paternité vont chez lui jusqu'à lui imposer pendant les trois couvées que fait sa femelle le silence le plus complet.

Jacques Mérey, qui avait à réfléchir sur l'incident du foulard et qui voulait en tirer parti, s'assit sur un banc. Scipion et Éva jouaient sur la pelouse que baignait le bassin fermé par une grille. Le petit ruisselet qui s'en échappait était trop peu profond pour donner la crainte que l'enfant ne s'y noyât; d'ailleurs, y fût-elle tombée, Scipion l'en eût tirée à l'instant même. Le docteur, sans rien suivre des yeux que sa pensée, voyait vaguement errer sur le gazon l'enfant et le chien; tous deux cessèrent à l'instant de se mouvoir et par leur immobilité fixèrent le regard du docteur.

Le chien et la jeune fille étaient couchés l'un à côté de l'autre à la marge du ruisseau.

Le chien buvait; l'enfant, qui était parvenue à fixer le mouchoir sur sa tête, se regardait.

Elle se leva sur ses genoux, et agenouillée regarda encore.

Il y avait déjà quelque temps, on a pu le voir, que le docteur, abandonnant peu à peu le traitement physique, s'occupait du moral et de l'intelligence, et, comme les sciences occultes étaient en grand honneur à cette époque, il ne négligeait pas une occasion d'appliquer leurs secrets les plus cachés au double traitement qu'il faisait suivre à sa pupille avec tous les mystérieux procédés de la cabale.

Jusqu'à l'âge de sept ans, nous l'avons vu, la pauvre enfant avait été couverte de vêtements grossiers, que les soins assidus de la grand-mère avaient eu toutes les peines du monde, comme elle l'avait dit, à maintenir propres.

La vieille n'avait que faire d'orner un enfant que personne ne voyait et qui ne se connaissait pas elle-même.

Quant au docteur, il avait, dans l'absence de vêtements, cherché à développer, par le contact de l'air, de la brise et du soleil, toutes les parties vitales de ce corps et de ces membres, qui devraient à l'absence de la compression un développement toujours si chétif et si lent chez les lymphatiques et les scrofuleux.

À son réveil, le lendemain, Éva trouva une robe ponceau brodée d'or sur la chaise la plus proche de son lit; la robe fixa ses yeux dès que ses yeux furent ouverts, et, lorsque Marthe la bossue la descendit de son lit, maintenant qu'elle marchait sans appui, elle alla droit à la robe.

Marthe lui fit entendre comme elle put, ou plutôt ne put pas lui faire entendre, que cette robe était pour elle, autrement qu'en la lui passant sur le corps. Elle s'y était cramponnée de toutes ses forces quand elle avait cru qu'on allait la lui ôter; mais, du moment qu'elle vit faire le même mouvement pour lui passer la robe que l'on faisait pour lui passer la chemise, quand elle vit qu'on ajustait à son corps ces riches étoffes, elle se laissa faire en joignant les mains et laissa—opération qui ne se passait pas toujours sans larmes—peigner ses cheveux blonds, qui commençaient non seulement à épaissir, mais à s'allonger, et qui tombaient sur ses épaules.

La toilette fut longue, minutieuse et conforme aux indications qu'avait en sortant laissées le docteur.

Jacques Mérey arriva une heure environ après la toilette faite. Il apportait avec lui un miroir, meuble inconnu jusqu'alors dans la cabane des braconniers, et placé trop haut dans le laboratoire du docteur pour que la petite Éva eût jamais pu se rendre compte de l'utilité de ce meuble, auquel elle n'avait au reste fait aucune attention.

C'était un de ces miroirs magnétiques dont l'usage paraît remonter aux temps les plus fabuleux de l'Orient, un miroir comme ceux où se regardaient les reines de Saba et de Babylone, les Nicaulis et les Sémiramis, et à l'aide desquels les cabalistes prétendent transmettre aux initiés les privilèges de la seconde vue. Ce miroir avait été, si on ose parler ainsi à des lecteurs qui ne sont point familiers avec les sciences occultes, ce miroir avait été animé par Jacques Mérey, qui, à l'aide de signes, lui avait pour ainsi dire communiqué ses intentions, sa volonté, son but.

Humaniser la matière, la charger de transmettre le fluide électrique d'une pensée, tous les actes que la science relègue encore aujourd'hui parmi les chimères, le Dr Jacques Mérey les expliquait au moyen de la sympathie universelle. J'en demande humblement pardon à messieurs de l'Académie de médecine en particulier, mais Jacques Mérey était de l'école des philosophes péripatéticiens.

Il croyait avec eux à une âme divine et universelle qui anime et met en mouvement toutes les choses sensibles, mais à l'extinction de laquelle le grand tout ne fait pas plus attention qu'à la flamme d'une luciole errante qui replie ses ailes et cesse tout à coup de briller.

Suivant lui, tout s'enchaînait dans la Création: les plantes, les métaux, les êtres vivants, le bois même, travaillaient, exerçaient les uns sur les autres des actions et des réactions dont les spirites, à l'heure qu'il est, développent la théorie et cherchent le secret. Pourquoi le fer et l'aimant seraient-ils les seuls éléments sensibles l'un à l'autre, et quel est le savant qui donnera une définition plus claire de l'aimant appelant le fer à lui, que d'un spirite vivant attirant à lui l'âme d'un mort? La base de ces influences constituait, disait-il, le mécanisme de la physique occulte à laquelle Cornélius Agrippa, Cardan, Porta, Zikker, Bayle et tant d'autres ont rapporté les effets magiques de la baguette divinatoire et généralement les phénomènes si nombreux de l'attraction des corps.

Toute la nature se résumait pour Jacques Mérey dans ces deux mots agir et subir.

À l'en croire, tous les corps vivants exhalaient de petits tourbillons de matière subtile. L'air, ce grand océan des fluides respirables, est le conducteur de ces atomes suspendus dans l'air.

Ces corpuscules gardent la nature du tout dont ils sont séparés; ils produisent sur certains corps les mêmes effets que produirait la masse entière de la substance dont ils émanent.

Telle est maintenant la force de la volonté humaine, qu'elle trace une route invincible parmi ces mouvements de la matière, qu'elle dirige ces effluves d'atomes vivants, qu'elle les fait passer d'un corps dans un autre, et qu'elle est servie de la sorte par une multitude d'agents secrets dont il ne tient qu'à elle de déterminer les lois.

Aux gens qui ne voulaient pas croire qu'il pût se faire quelque chose dans la nature en dehors du cercle de leur connaissance, cercle bien restreint pour le commun des mortels, Jacques Mérey n'avait pas de peine à prouver que le monde est encore une énigme, et qu'il est absurde de donner au mouvement de la vie universelle la limite de nos sens et de notre raison. Sans accorder au miroir magnétique la confiance ou la croyance crédule et infaillible que lui donnent les savants du Moyen Âge, Jacques Mérey pensait avoir reconnu que, fixés sur la glace, les atomes d'une pensée, à peu près comme l'industrie fixe les atomes du mercure, qui sont pourtant bien mobiles et bien fugaces, ces atomes, ces molécules, cette poussière intelligente fixée à l'intention d'une personne sont ensuite recueillis par elle seule.

C'était du magnétisme tout pur, qui depuis a été pratiqué par M. de Puységur et par ses adeptes. C'était donc un de ces miroirs, aimanté par son action, animé par sa volonté que Jacques Mérey avait apporté dans son laboratoire; cependant, comme un ciel à la surface duquel les nuages se volatilisent et qui apparaît peu à peu dans sa pureté et dans son éclat, on commençait à s'apercevoir que l'idiote était belle. Mais ce n'était encore qu'une tiède statue que la nature semblait modeler pour montrer aux hommes combien leur art est faux, ridicule et monstrueux quand il s'attache à montrer seulement la beauté plastique, et que l'on cherche vainement l'âme dans les yeux sans regard. Considérée longtemps, au reste, cette belle fille cessait peu à peu d'être non seulement belle, mais vivante; à ce visage immobile, à ces lignes correctes et froides, à ces traits admirables mais inanimés, il manquait une seule chose, l'expression. C'était le contraire du conte arabe, où la bête cache au moins un esprit sous la laideur. Ici, on sentait que la beauté cachait le néant, c'est-à-dire l'absence de la pensée.

Le chien, voyant sa petite maîtresse si bien embellie, la contemplait avec des yeux d'admiration; puis, comme, en passant devant le miroir, il s'y était vu lui-même et qu'il avait pris un instant plaisir à s'y regarder, il tira l'enfant pour qu'elle s'y vît à son tour.

Elle se regarda; un indéfinissable sourire se répandit sur sa froide et somnolente figure, qui jusque-là avait quelquefois exprimé la douleur, souvent la tristesse, presque jamais la joie; elle semblait éprouver ce vague sentiment de bonheur et de satisfaction qu'éprouva Dieu, dit la Bible, quand il vit que tout était bon dans la création, sentiment que les créatures à leur tour éprouvèrent sans doute elles-mêmes en voyant qu'elles répondaient à l'idée de leur auteur.

Alors, sur cette bouche qui n'avait fait entendre jusque-là que des sons vagues, rauques, inarticulés, il se forma ce mot complètement nouveau, et compréhensible quoique inarticulé, et l'on entendit ces deux sons qui ressemblaient bien plus à un bêlement de brebis qu'à une parole humaine:

—BE... ELLE...

C'est-à-dire: «Je suis belle!»

C'était la fleur qui devenait femme.

Les métamorphoses d'Ovide n'étaient plus des fables, il était donc possible de changer la nature d'un être, de lui donner la connaissance de lui-même, de l'intéresser enfin à un ordre nouveau de sensations et d'idées.

Toutes ces conséquences apparurent comme dans un éclair dans l'esprit du docteur, qui ne douta plus de son œuvre.

Éva avait douze ans lorsque cet assemblage de lettres produisit sur ses lèvres le premier mot qu'elle eût prononcé.

Le docteur avait autrefois cherché la pierre philosophale. Il avait fatigué ses matrices et ses cornues à poursuivre la transmutation des métaux, mais l'invincible résistance des corps simples avait fini par décourager ses efforts. Il avait beau se dire que ces mots de corps simples et de corps élémentaires sont des termes relatifs à l'état présent de nos connaissances, qu'ils désignent purement et simplement la limite à laquelle s'arrête la puissance actuelle de nos moyens de décomposition; il avait beau se répéter que la science franchirait, selon toute probabilité, beaucoup de ces prétendues barrières de la nature; que, jusqu'aux grandes découvertes de Priestley et de Lavoisier, il était aussi naturel de considérer l'eau et l'air comme des éléments, qu'il l'est aujourd'hui de donner le même titre à l'or. Malgré cette possibilité entrevue par lui dans l'avenir, il avait fini par abandonner une voie ruineuse où, contrairement à ses espérances, au lieu de semer du plomb et de récolter de l'or, il semait de l'or et ne récoltait que du plomb.

Émerveillé par le succès laborieux de ses premières tentatives sur la nature de l'idiote, il y avait persisté, quoiqu'il eût vu que c'étaient des années et non des mois qu'il fallait consacrer à cette œuvre.

Mais effrayé d'abord, il s'était bientôt demandé si ce n'était pas changer le plomb en or, si ce n'était pas faire de l'alchimie vivante, que de poursuivre l'entreprise presque divine de donner l'âme à un corps, la pensée à la matière, la beauté, la vie, les formes physiques, tout l'organisme enfin, et si la pierre philosophale, si l'élixir de vie des anciens maîtres, depuis Hermès jusqu'à Raymond Lulle, n'était pas un symbole de transformation que la volonté impose à la matière humaine.

Et, en effet, Jacques Mérey ne voyait pas sans une joie orgueilleuse les progrès lents, mais continus, que faisait Éva dans la connaissance d'elle-même.

Scipion, de son côté, en paraissait ravi; lui qui, jusque-là, dans son orgueil de quadrupède, avait l'air de se considérer comme le protecteur et comme l'instituteur de cette jeune fille, commençait à reconnaître une maîtresse dans son élève; après s'être laissé conduire par lui, elle le commandait, et, du jour où sa voix avait prononcé un mot, un seul, de la langue humaine, il avait paru reconnaître sans aucune contestation ce signe de supériorité donné par le Seigneur à l'homme sur les animaux.

La vieille Marthe elle-même, malgré le double entêtement des vieillards et des bossus, était émerveillée devant l'œuvre du maître, qu'elle regardait comme fort incomplète tant que l'objet de tous ses soins resterait muet. Elle avait beau voir se développer chez la jeune fille, avec la furie d'une sève que son inaction primitive a rendue plus abondante du moment que la nature lui a permis de circuler, la jeunesse, elle s'obstinait à dire sans malice aucune:

—Elle ne sera pas femme tant qu'elle ne parlera pas. Mais, du jour où Éva prononça le mot belle et où, sur la prière et l'indication du docteur, elle eut prononcé quelques mots primitifs comme Dieu, jour, faim, soif, pain et eau, l'opinion de Marthe changea entièrement, et elle fut prête à se mettre à genoux devant celle qu'au premier abord elle avait traité de fétiche bon à mettre dans le bocal d'un apothicaire.

Le Président seul était resté, soit égoïsme de chat, soit stoïcisme de juge, dans son indifférence primitive. Éva ne lui avait pas fait de mal, il ne lui faisait pas de mal; et, quand il arrondissait le dos sous sa main, qui de jour en jour prenait de plus charmantes proportions, ce n'était pas pour dire à la jeune fille: Je t'aime! comme le lui disait Scipion en gambadant autour d'elle et en lui léchant les mains; c'était purement et simplement qu'il subissait l'effet d'une caresse sensuelle, qui développait chez lui le mouvement de cette électricité concentrée dans ses poils, et que ses pieds, mauvais conducteurs, ne rendaient pas à la terre.

Quant à Éva, elle n'avait, jusque-là, fait que deux parts de ses affections:

L'une pour Scipion;

L'autre pour le docteur.

Elle ne craignait pas Marthe, et allait volontiers avec elle; le chat lui était indifférent; Antoine la faisait rire; Basile lui faisait peur.

La gamme de ses sentiments, de la sympathie à l'antipathie, ne comprenait que six notes.

Nous avons mis Scipion avant le docteur dans la gamme de ses sentiments parce que ce fut d'abord Scipion qu'Eva remarqua et affectionna par-dessus tout; puis, peu à peu, quand l'intelligence commença de s'infiltrer dans son cerveau, et de son cerveau pénétra jusqu'à son cœur, elle commença de comprendre et d'apprécier les soins du docteur, et, trop ignorante encore pour faire un choix dans ses sentiments, elle lui paya sa reconnaissance avec une affection qui se rapprochait plus de l'amour que de toute autre émanation de l'esprit ou du cœur.

Ainsi, depuis longtemps déjà, lorsqu'elle prononça le mot belle, le docteur était l'objet de sa préoccupation de tous les instants; seulement, le regard qu'elle jetait autour d'elle pour voir s'il était là, le son inarticulé qu'elle poussait pour l'appeler, était plutôt le cri de détresse de l'animal abandonné et s'effrayant de son abandon que celui d'un cœur s'adressant à un autre cœur. Ce qu'appelait ce cri, était un protecteur venant à l'appui de sa faiblesse et de l'isolement, ayant conscience de leur humilité et de leur impuissance, et non pas même à l'appel d'un ami à un ami.

Il y avait toujours eu enfin quelque chose d'inférieur et de craintif, plutôt que de passionné et même de tendre, dans les deux bras que l'enfant avait tendus vers le docteur.

C'était le chien demandant son maître, ou plutôt c'était l'aveugle implorant son conducteur.

Et, chose remarquable, c'est que le physique, qui pendant les sept premières années de la vie d'Éva était resté enchaîné au moral, s'était en quelque sorte un beau jour détaché de lui pour faire son chemin à part.

Au moral, Éva avait six ans à peine; au physique, elle en avait douze.

Il fallait rétablir cet équilibre entre l'intelligence et les années.

Maintenant qu'Éva parlait, les choses allaient marcher toutes seules.

Maintenant, quelle sorte de curiosité allait se développer chez elle? serait-ce la curiosité de la vue, serait-ce la curiosité du cœur?

Habituée depuis longtemps à s'entendre parler Éva, elle avait depuis longtemps compris que c'était là son nom; seulement, ce nom produisait sur elle une impression différente selon la personne qui le prononçait, et il n'y avait que trois personnes qui le prononçassent: le docteur, Marthe et Antoine.

Quand c'était le docteur, de quelque soin, futile ou sérieux, qu'Éva fût occupée, elle bondissait, quittait tout et s'élançait du côté d'où venait la voix.

Quand c'était Marthe, elle se levait lentement et se contentait d'aller se placer dans le rayon de l'œil de la vieille servante, n'allant à elle que si une seconde fois elle l'appelait ou lui faisait un signe pressant de venir.

Enfin, si c'était Antoine qui, après être entré, avoir frappé du pied trois fois et avoir dit de sa voix formidable: Cercle de justice, centre de vérité! ajoutait d'une voix plus douce: «Bonjour à mademoiselle Éva,» Éva sans se déranger tournait la tête de son côté, et, ne parlant pas encore, avec un sourire enfantin, lui disait bonjour de la tête.

Jacques Mérey avait mesuré avec joie le degré de plaisir qu'éveillaient dans son âme ces différents appels.

Il l'avait vue joyeuse accourir au sien. C'était une vive affection que ce mouvement traduisait.

Il l'avait vue souriante répondre sans empressement à celui de Marthe; sa lenteur indiquait une simple obéissance passive.

Il l'avait vue se retourner simplement au bonjour d'Antoine; il n'y avait dans ce mouvement qu'une bienveillante indifférence.

Restait à connaître avec quelles modulations différentes Éva prononcerait à son tour les trois noms du docteur, de la vieille servante et du porteur d'eau.

Ce fut la curiosité du cœur qui se développa la première chez Éva.

Nous avons dit que, depuis longtemps, elle savait comment on l'appelait, puisque nous avons raconté de quelle façon elle répondait à son nom prononcé par trois bouches différentes.

Elle désira à son tour savoir comment s'appelait le docteur.

Un jour, elle réfléchit longtemps, regarda le docteur plus tendrement encore que de coutume; puis rassemblant toute la puissance de son esprit dans la volonté d'exprimer sa pensée:

—Moi, dit-elle, en mettant un doigt sur sa poitrine, moi, Éva.

Puis, mettant le même doigt sur la poitrine du docteur:

—Et toi? ajouta-t-elle.

Le docteur bondit de joie, elle venait de souder une idée à une autre idée. Elle venait donc de dépasser la limite de l'intelligence animal pour entrer dans l'intelligence humaine.

—Moi, dit-il, moi, Jacques.

Jacques, répéta Éva, à la manière des échos, sans même saisir l'intonation du docteur, et comme si ce mot n'eût présenté aucune idée à son esprit.

Le docteur sentit son cœur se serrer et la regarda tristement.

Mais le cœur d'Éva était déjà à l'œuvre, elle était elle-même mécontente de la pâle intonation de sa voix; elle secoua la tête et dit:

—Non! non!

Puis elle répéta le nom de Jacques une seconde fois en essayant de lui donner une expression selon sa pensée.

Mais elle fut cette fois encore mécontente d'elle-même, et, répondant à la pression de la main du docteur:

—Attends, dit-elle.

Et, après une seconde pendant laquelle sa figure s'anima de toutes les expressions tendres qui peuvent s'épanouir sur le visage de la femme:

—Jacques! s'écria-t-elle une troisième fois.

Et elle mit dans ce mot une telle tendresse, que celui auquel elle faisait appel ne put s'empêcher, en la serrant contre son cœur, de s'écrier à son tour:

—Éva, chère Éva!

Mais, à cette étreinte, la jeune fille pâlit, ferma les yeux, et, sans force pour supporter une pareille sensation, retomba inerte, la bouche à demi ouverte et près de s'évanouir.

Le docteur comprit la somme de ménagements qu'exigeait cette frêle organisation, et se recula vivement.

Il l'écrasait de sa force; d'un baiser, il l'eût tuée!

C'étaient des sensations plus douces, des sensations essentiellement morales qu'il fallait éveiller en elle.

Après avoir réfléchi, Jacques Mérey s'arrêta à la pitié.

Éva n'avait jamais vu pleurer, Éva n'avait jamais vu souffrir.

Un jour que Scipion jouait avec elle dans le jardin, nous disons jouait avec elle, car, de même qu'elle s'était élevée d'abord jusqu'à l'instinct du chien, le chien, du moment qu'elle l'avait dépassé, s'était cramponné à elle, l'avait suivie et s'était élevé jusqu'à son intelligence; tout ce qu'elle commandait à Scipion, Scipion le faisait: retrouver les objets perdus ou cachés n'était qu'un jeu; il y avait longtemps que l'intelligent animal avait laissé loin derrière lui les sauts pour le roi, pour la reine et pour le dauphin de France, et les refus pour le roi de Prusse; il y avait longtemps que sa mort simulée laissait enjamber par-dessus son corps l'infanterie et la cavalerie légère pour ne se réveiller qu'à l'approche de la grosse cavalerie; tout ce que Scipion avait pu faire pour amuser l'enfant, monter sa garde, fumer sa pipe, marcher sur les pattes de derrière, il l'avait fait. Il en était arrivé non plus à amuser Éva, mais à jouer avec Éva, lisant tous ses caprices dans un regard, jouant avec elle à cache-cache et au colin-maillard, lorsqu'un jour, disons-nous, après avoir traversé un buisson pour obéir au commandement d'Éva, il poussa un cri, alla chercher l'objet qu'Éva lui avait commandé de rapporter, mais revint en tenant en l'air sa patte de derrière.

Puis, ayant déposé l'objet demandé aux pieds d'Éva, il se coucha, se plaignit douloureusement et se mit à lécher sa patte en essayant d'en extraire quelque chose avec les dents. Éva le regarda avec étonnement d'abord, puis ensuite avec inquiétude; un spectacle nouveau se produisait pour elle.

C'était celui de la douleur.

Son instinct la porta à prononcer le nom de Scipion d'une façon plus douce et plus tendre, puis elle souleva la patte de l'animal et chercha la cause de la douleur.

C'était une épine, qui, en entrant dans les chairs du chien, s'était brisée au ras de la peau.

Éva essaya plusieurs fois d'arracher l'écharde avec ses doigts, mais, n'ayant pas de prise, elle n'en put venir à bout. Alors, continuant de souffrir, Scipion continua de se plaindre, tirant doucement sa patte à lui quand Éva en approchait sa main.

Éva reconnut alors qu'elle était impuissante à soulager, et cette idée lui vint à l'esprit ou plutôt au cœur, que ce qu'elle ne pouvait pas faire entrait dans le domaine de ce que pouvait faire Jacques.

C'était un nouveau progrès de son esprit.

Elle appela donc d'un ton plein d'angoisse:

—Jacques! Jacques! Jacques!

Et chacune de ces appellations était plus pressante et plus triste.

Dès la première, Jacques s'était mis à la fenêtre de son laboratoire et avait compris ce dont il était question, car Éva lui montrait le chien couché languissamment près d'elle. Jacques descendit vivement.

Il se coucha à son tour près du chien, et comme Éva lui montrait la patte de l'animal soulevée et saignante, il prit une pince dans sa trousse, et, parvenant à saisir l'épine brisée dans la plaie, il la tira des chairs de la pauvre bête, qui, soulagée aussitôt, se remit à bondir sur ses quatre pieds, et à bondir joyeusement. Aussi joyeuse que lui, Éva se mit à bondir avec lui: comme elle avait partagé ses douleurs, elle partageait sa joie.

Quelques jours après, la vieille Marthe fit une chute dans l'escalier. Éva était seule à la maison avec elle, elle avait entendu le bruit de cette chute, elle était descendue précipitamment, elle trouva Marthe étendue sur le palier.

La vieille femme s'était démis le genou dans sa chute. Éva voulut l'aider à se relever, mais c'était impossible, sa force ne lui permettait pas de soulever la vieille servante.

Elle voulut examiner la plaie, comme elle avait fait pour Scipion, mais il n'y avait pas de plaie; force fut donc d'attendre le docteur, qui, n'étant jamais longtemps dehors, revint quelques minutes après l'accident.

Dès qu'Éva l'entendit rentrer, elle le reconnut à sa manière d'ouvrir et de fermer la porte. Elle appela de toutes ses forces et d'une voix plus inquiète et plus émue qu'elle n'avait jamais fait pour Scipion.

Le docteur monta, et, voyant Marthe assise sur l'escalier, il craignit un accident plus grave que celui qui était arrivé, c'est-à-dire une fracture.

Mais, à la première inspection du genou, il reconnut une simple luxation, prit la vieille dans ses bras, et l'emporta dans sa chambre, suivi d'Éva qui était suivie de Scipion.

Quant au Président, le bruit de la chute l'avait effrayé, et, abandonnant à son malheureux sort celle qui avait pour lui le cœur et les soins d'une nourrice, il s'était élancé par une fenêtre et avait gagné les toits.

Pendant toute cette journée, Éva ne joua point et resta dans la chambre de Marthe; mais comme l'indisposition n'était pas grave, dès le lendemain elle se remit à sa vie habituelle.

Nous avons dit qu'Antoine, en frappant trois fois du pied, en criant sur le seuil de la porte: Cercle de justice! centre de vérité! avait gagné les bonnes grâces d'Éva, qui s'était toujours tenue vis-à-vis de lui néanmoins dans la mesure d'un salut amical.

Un jour qu'elle était seule avec Scipion dans le laboratoire, Jacques Mérey étant dans le cabinet à côté, le porteur d'eau monta son seau habituel au deuxième étage, frappa du pied, prononça les paroles sacramentelles; et, comme il faisait chaud, que son front ruisselait de sueur et que la jeune fille était seule, il crut pouvoir se permettre, la croyant toujours idiote, de s'écrier devant elle:

—Sacrisiti! qu'il fait chaud. Je boirais bien un coup.

Éva le regarda, le vit en effet rouge et couvert de sueur, s'essuyant le front avec sa manche.

—Attends, lui dit-elle.

C'était un mot dont elle se servait depuis longtemps, nous l'avons vu, pour commander l'attention.

Et elle s'élança hors du laboratoire.

Antoine tout étonné attendit en effet.

Un instant après, Éva remonta avec un beau verre d'eau claire à la main, et le présenta au journalier.

—Ah! mademoiselle, dit-il, c'est bien gentil de votre part; mais, comme j'en vends, si j'avais eu soif d'eau, j'aurais pu en boire.

En ce moment, du cabinet où était Jacques Mérey sortirent ces trois mots:

—Du vin, Éva!

Éva savait ce que c'était que du vin, quoiqu'elle n'en eût jamais bu, malgré les instances du docteur, mais elle lui en avait vu boire.

Elle descendit, en conséquence, et pensant que, quand on offrait du vin à l'homme qui a chaud, il fallait lui en offrir beaucoup et du meilleur, elle lui monta un verre plein de bordeaux.

En voyant la couleur du breuvage qui lui était offert, Antoine sourit béatifiquement.

Puis, prenant le verre des mains d'Éva, comme il eût fait d'un verre de vin de Suresnes ou de vin d'Argenteuil, il avala d'un coup, et sans prendre la peine de le déguster, le contenu du verre que lui offrait Éva.

Éva, joyeuse, le regarda faire.

Le vin avalé, Antoine cligna de l'œil et fit clapper sa langue.

—Bon? demanda Éva.

—Velours! répondit laconiquement Antoine.

Puis le porteur d'eau vida son seau dans le récipient ordinaire et s'éloigna.

—Velours? demanda Éva au docteur rentrant dans son laboratoire. Velours?

Si le docteur n'eût point entendu la demande d'Éva et la réponse d'Antoine, il eût été fort embarrassé pour répondre à la question de son élève.

Mais il prit dans l'armoire où il enfermait ses effets un habit de velours, fit passer à l'enfant sa main dessus, et, lui faisant le signe d'un homme qui fait glisser lentement sa main sur son estomac, il lui répéta le mot:

—Velours!

Alors, Éva comprit que le vin avait fait à l'estomac d'Antoine juste le même effet que le toucher du velours avait fait à sa main.

Et elle en demeura toute joyeuse le reste de la journée.

Jacques Mérey était non moins joyeux qu'elle, car il disait, en se rappelant l'épine de Scipion, la foulure de la vieille Marthe et le verre de vin d'Antoine:

—Non seulement elle sera belle, mais elle sera bonne.

X

Ève et la pomme

Peu à peu, et seulement avec plus de vitesse qu'un enfant n'apprend à parler, Éva en vint à exprimer par la parole à peu près toutes ses pensées; seulement, comme tous les peuples primitifs, elle fut longtemps à s'habituer à mettre les verbes à leurs temps, s'obstinant à s'en servir seulement à l'infinitif; mais, lorsqu'il s'agit de lui apprendre à lire, ce fut un bien autre travail.

Éva, qui avait toutes les curiosités de la nature, qui ne voyait pas un objet nouveau sans demander le nom de cet objet et sans le graver aussitôt dans sa mémoire, Éva n'avait aucune des curiosités de la science.

Elle méprisait profondément les livres et ce qu'ils contenaient. Les seuls qu'elle appréciât étaient les livres à gravures, et encore, quand elle regardait la gravure, si Jacques Mérey se refusait à lui en donner l'explication—ce qu'il faisait de temps en temps pour exciter sa curiosité—, elle passait sans se plaindre et sans insister aux gravures suivantes. Le docteur se demandait comment il parviendrait à vaincre une pareille insouciance.

Il chercha quelque temps, puis une idée lui vint qui lui parut et qui en effet était en tout point lumineuse. Un jour, il prépara du phosphore, prit Éva par la main, descendit dans la cave, en ferma le soupirail de manière que la lumière n'y pénétrât point; puis alors, avec un pinceau, il traça sur la muraille la première lettre de l'alphabet: la lettre à l'instant même apparut toute en flamme.

Éva jeta un petit cri; mais sa peur disparut bientôt à côté de cette lettre qui s'effaçait lentement c'est vrai, mais qui allait s'effaçant. Il traça un b, puis un c, puis un d, puis un e.

Il s'arrêta à ces cinq lettres.

—Encore? dit Éva.

Oui, répondit Jacques, mais quand tu les auras nommées l'une après l'autre et que tu les sauras par cœur.

Et il traça de nouveau un a sur la muraille.

—Quelle est cette lettre, demanda le docteur.

Éva fit un effort, et, tandis que la lettre allait s'effaçant:

—Un a, un a, dit-elle.

Le docteur sourit. Il avait trouvé le moyen d'intéresser la curiosité d'Éva à l'endroit de cette chose si abstraite et si difficile pour les enfants qu'on appelle la lecture.

Un mois après, Éva savait lire.

Il n'en était point de même pour la musique.

Éva l'adorait; ses moments de récréation, ou plutôt ses heures de joie, étaient quand le docteur se mettait au piano, et, comme maître Wolfram, les mains sur les touches, les yeux en l'air, l'âme au ciel, jouait quelque splendide rêverie de ces vieux maîtres qu'on appelle Porpora, Haydn ou Pergolèse. Mais, quand il voulait faire sourire d'un sourire plus doux les charmantes lèvres d'Éva et attirer une larme à l'angle de son œil si brillant qui se voilait en devenant humide, c'était le premier air qu'elle avait entendu, c'était le Prima che spunti l'aura que jouait le docteur.

Souvent l'enfant s'était approchée du piano et avait posé ses petites mains dessus, mais ses doigts n'avaient point encore la force nécessaire à la pression des touches; puis son professeur, avec sa logique habituelle, ne voulait lui rien apprendre à demi et par routine. Il attendait donc qu'elle sût lire ses lettres pour lui faire lire ses notes, et peut-être comptait-il aussi sur son grand désir d'apprendre la musique pour lui faire une récompense des choses antipathiques par celles qui lui paraissaient lui être les plus agréables.

Il en résultait qu'Éva avait toujours écouté, toujours regardé avec la plus grande attention le docteur, mais n'avait jamais essayé, même en son absence, de tirer le moindre son de l'instrument.

Ici se place l'évolution d'un phénomène psychologique dont jamais le docteur n'avait été témoin, et qui fut tout simplement pour lui un de ces hasards providentiels qui viennent en aide à l'homme de science, et qui semblent une récompense de la nature pour son fervent adorateur.

On était au mois d'août; un orage terrible éclata, un de ces orages comme il en fond sur le Berri, et au milieu des éclairs duquel on croirait que l'on va entendre, au lieu du tonnerre, la trompette du jugement dernier.

Ce n'était pas le premier orage qui eût éclaté sur Argenton depuis qu'Éva avait franchi la barrière qui conduit de la végétation à l'existence.

Pendant les premiers orages, et avant d'être soumise à l'électricité, l'enfant avait éprouvé des tressaillements nerveux et des terreurs involontaires qui avaient donné à Jacques Mérey la première idée d'appliquer à sa guérison cette même électricité qui la secoua si violemment des pieds à la tête.

Nous avons vu qu'en effet, pendant deux ou trois ans, il avait soumis Éva à un traitement tout particulier dont l'électricité était la base, et il avait pu remarquer que, plus il avançait dans ce traitement, moins Éva était accessible à ce phénomène météorologique qu'on appelle l'orage. Elle en était arrivée à ne plus craindre ni la lueur des éclairs, ni le bruit du tonnerre, mais elle n'en était pas encore arrivée à en recevoir une joyeuse perception.

Jacques Mérey fut donc assez étonné, cet orage ayant éclaté dans des conditions de violence telles qu'il ne se souvenait pas d'en avoir entendu un pareil; Jacques Mérey fut donc très étonné de voir la jeune fille non seulement n'éprouver aucune crainte, mais encore manifester une sensation de bien-être étrange.

Les portes et les fenêtres étaient fermées selon l'habitude, pour ne pas établir de courant d'air; mais Éva alla droit à la fenêtre et l'ouvrit juste au moment où un éclair combiné avec un coup de tonnerre effroyable éclatait au-dessus de la maison. L'éclair et le coup de tonnerre avaient été tellement simultanés, que le docteur s'élança et tira Éva à lui, croyant que le tonnerre allait tomber sur la maison même ou tout proche d'elle.

Mais, dans ce mouvement presque involontaire, Éva s'arracha de ses mains et courut à la fenêtre en criant:

—Non, non, laisse-moi voir les éclairs; laisse-moi entendre le tonnerre, cela me fait du bien.

Elle écarta les bras et elle aspira cet air tout chargé d'électricité avec un bonheur que trahissait la sensualité de sa pose et de son visage.

Ses traits s'illuminaient comme si elle eût été en communication avec la flamme céleste.

On eût dit que l'orage se répercutait dans cette chétive créature et doublait ses forces.

En ce moment, et comme le docteur la laissait maîtresse absolue de ses actions, elle se dirigea vers l'orgue, l'ouvrit, et, d'une manière incomplète sans doute, mais suffisante pour en reconnaître le principal motif, elle joua le fameux air de Cimarosa, devenu son air favori.

Le docteur écoutait dans l'étonnement, presque dans l'admiration; il ignorait, ce qui a été reconnu depuis, les aptitudes étranges des facultés instinctives qu'ont certains individus, et particulièrement les fous, pour la musique.

Et, en effet, c'est Gall qui, le premier, a signalé des individus qui, sans maîtres aucuns, étaient nativement des musiciens, des dessinateurs, des peintres.

En peinture, Giotto et Corrège avaient donné un exemple, dont les autres, plus tard, donnèrent la preuve.

Un des hommes qui ont le mieux et le plus étudié la folie et surtout l'idiotisme, M. Morel, de Rouen, me racontait avoir connu des imbéciles, des idiots véritables, qui exécutaient à première vue la musique la plus difficile, mais qui ne jouaient pas avec plus de compréhension, plus de sentiment, plus d'âme, ce morceau la centième fois que la première; leur talent était le résultat d'un instinct inné, d'une aptitude naturelle, d'une certaine disposition artistique qui doit faire admettre les localisations cérébrales, sans que l'on puisse dire au juste dans quelle case du cerveau est nichée telle ou telle faculté; et la preuve que tout cela n'est qu'instinct, c'est que, comme nous l'avons dit, ces individus-là ne progressent point et restent toujours au même degré, ne peuvent rien inventer et rien perfectionner.

C'est un pur instinct qui naît et qui meurt avec eux.

Il y a parmi les hommes les mêmes dispositions qu'entre les animaux, et c'est une conséquence de cette logique absolue de la nature, qui ne laisse pas plus d'intervalle dans la chaîne physique des corps que dans l'échelle des intelligences.

L'abeille et le castor sont certainement les plus instinctifs des animaux, mais ils sont bien moins intelligents que le chien, qui est capable d'une certaine éducation et chez lequel existent des facultés affectives susceptibles d'être développées.

Parfois certaines facultés instinctives chez les individus sont le résultat d'une maladie. Mondheux, le célèbre calculateur, était épileptique; il possédait, et cela à la plus haute puissance, la table des logarithmes, mais il eût été incapable de raisonner un problème de simple arithmétique.

M. Morel, que je ne saurais trop citer, dont j'ai profondément étudié le livre, et dont j'ai avidement écouté les avis lorsque j'ai entrepris l'histoire si simple et en même temps si pleine de difficultés que je mets sous les yeux de mes lecteurs, me racontait encore, lorsque je l'eus consulté sur la possibilité de facultés développées par l'orage chez une jeune fille devenant adulte, qu'il avait soigné un jeune instinctif qui jouait à première vue les morceaux des plus grands maîtres, et cela mieux que n'eût fait son professeur; mais il n'avait jamais pu acquérir la moindre notion de composition musicale, et il était incapable de perfectionnement.

—Mais, ajoutait M. Morel, le plus étonnant de tous les idiots que j'ai connus, celui que je me plaisais à présenter aux médecins qui nous visitaient, c'était un nommé Perrin, né dans un village près de Nancy, où le crétinisme est endémique. Celui-là était un idiot dans la pure acception du mot, sourd et muet, ne poussant que des cris inarticulés. On l'occupait à soigner les vaches. Un jour qu'il passait au moment où le tambour du village faisait une annonce, on le vit tourner comme un furieux autour du musicien officiel, lui arracher son tambour, lui prendre ses baguettes, et se mettre à battre une marche des plus ronflantes et des plus justes.

M. Morel le demanda à sa commune. On le lui accorda, et il devint dans son hôpital le tambour en chef de la section des imbéciles. C'était lui qui dirigeait la promenade quand les malades sortaient.

Jacques Mérey ne connaissait point tous ces exemples, qui furent le résultat des observations faites depuis les événements dont il fut le principal héros; aussi fut-il prodigieusement étonné en voyant le fait qui s'accomplissait sous ses yeux, et auquel il n'eût certes pas cru s'il l'eût lu dans un livre ou s'il lui eût été raconté par un de ses confrères. Il résolut de ne pas perdre un instant pour mettre Éva à la musique comme il l'avait mise à la lecture.

Mais Éva refusa toutes ces précautions dont Jacques avait entouré ses études alphabétiques; elle prit le solfège, l'ouvrit à la première page, et dit de sa voix la plus caressante:

—Montrer à moi, cher Jacques!

Et Jacques commença sa leçon à l'instant même, et huit jours après, Éva connaissait les notes, leur valeur, les signes qui, ajoutés à la clef, haussent ou abaissent les tons.

Un mois après, elle jouait à livre ouvert tous les morceaux transcrits pour l'orgue qu'on lui présentait.

Nous l'avons vu, Jacques Mérey s'était emparé de tous les moyens capables d'agir sur cette intelligence assoupie, sur cette Belle au bois dormant qui avait attendu si longtemps que l'on eût rompu le charme dont une des mauvaises fées de la nature l'avait affligée dans son berceau.

Nous l'avons vu successivement employer la science occulte, la science réelle, les mystérieuses révélations de la nature. Nous l'avons vu recourir à Albert le Grand, à Hermès, à Raymond Lulle, à Cornélius Agrippa, à la Bible. Un jour, il avait lu dans le livre du Seigneur un passage qui exprime hardiment l'action d'un être sur un autre être, l'omnipotence de la volonté, la force magnétique du regard, l'irrésistible commandement du fort au faible.

C'est quand Jéhovah envoie Moïse au pharaon et lui dit: «Tu seras le dieu de cet homme.»

Envoyé par la science auprès d'une idiote qui s'opiniâtrait à ne pas laisser sortir les forces de son intelligence captive, Jacques Mérey suivit le précepte donné à Moïse, et se fit le dieu de cette enfant.

Ses agents extérieurs étaient autant d'intermédiaires par lesquels il faisait parvenir ses ordres jusqu'à elle: le Président, Scipion, la vieille Marthe, Antoine, Basile, les étoffes qui récréaient sa vue, les fleurs qui charmaient son odorat, les pelouses sur lesquelles elle se roulait, l'eau de la source qu'elle buvait à même le réservoir, tout dans la nature devenait ainsi à son caprice une vaste machine électrique qu'il chargeait, si on ose dire ainsi, de l'irrésistible fluide de sa volonté.

Éva commençait à être femme physiquement et moralement, mais elle ne connaissait pas encore son sexe.

Élevée par le braconnier et par sa mère, elle n'éprouvait aucun embarras à demeurer nue devant eux.

Depuis qu'elle avait été transportée chez le docteur, depuis qu'elle avait été baptisée du nom d'Éva et qu'elle était devenue la reine de son Éden, elle courait revêtue d'une simple chemise tantôt rouge (nous avons vu l'effet que cette couleur produisait sur elle), tantôt bleue, toujours d'une couleur voyante, avec l'innocence de celle dont elle portait le nom.

Il est vrai qu'Ève, supériorité ou infériorité sur Éva, n'avait pas même la chemise.

Lorsque le docteur avait pris cette décision de n'enfermer le corps de l'enfant dans aucun lien, lorsqu'il l'avait revêtue du plus simple de tous les vêtements, il s'était assuré qu'aucun œil profane ne pouvait pénétrer sous l'épaisseur des ombrages de son jardin.

D'ailleurs, Éva était très obéissante; le docteur lui avait indiqué son domaine, et elle s'y était toujours enfermée scrupuleusement.

Éva n'avait pas été vue même par le serpent.

On était arrivé à l'automne de l'année 1791; depuis six ans, le docteur poursuivait son œuvre.

Éva allait avoir quatorze ans.

Il y avait, au centre du jardin, sur le plateau au pied duquel jaillissait la source, il y avait, nous l'avons dit, un superbe pommier tout chargé de fleurs en avril, tout chargé de fruits en septembre. Éva, comme son aïeule, aimait beaucoup les fruits, et surtout les pommes.

Jacques Mérey fit sur cet arbre ce qu'il avait déjà fait sur le miroir; il aimanta pour ainsi dire le feuillage d'une force d'attraction et de volonté; les arbres jouent un rôle important dans les annales de la science mesmérienne. On sait quelle juste célébrité s'attacha, dans le dernier siècle, à cet ormeau séculaire de Buzancy, à l'ombre duquel M. de Puységur observa les merveilles du somnambulisme.

Au cours des effets qu'il cherchait à produire, Jacques Mérey appelait toujours les explications de la physique occulte. Il croyait que les arbres surtout étaient de grands appareils destinés à recevoir et à transmettre la matière subtile de l'homme. Voilà pourquoi il avait arrêté sa pensée sur le pommier; la similitude dans l'espèce n'avait été que le second motif de son choix.

Éva sortit de la maison à son heure accoutumée; c'est-à-dire vers huit heures du matin, et, comme si elle eût été attirée par l'arbre magnétique ou simplement par le fruit de la gourmandise, elle se dirigea du côté des belles pommes mûres qui détachaient sur le vert foncé des branches leur couleur de pourpre et d'or. Elle était presque nue. Jamais de plus belles formes ne s'accusèrent avec plus de liberté! On eût dit une des trois Grâces de Germain Pilon, si chastement et si coquettement drapées à la fois, qu'en laissant presque tout voir elles laissaient tout désirer.

Mais ces splendeurs de la nature, ces trésors de la beauté physique étaient couverts et sanctifiés aux yeux de Jacques Mérey par le plus chaste de tous les voiles: par la science.

Ne voit-on pas, dans les ateliers, des peintres et des sculpteurs cesser d'être hommes devant un beau modèle nu.

Ils sont artistes.

Dans cette belle créature, Jacques Mérey ne voyait point une femme, mais un sujet à guérir.

Il était médecin.

Quand la pauvre enfant, se levant sur la pointe des pieds pour atteindre celle des pommes qu'elle convoitait, eut cueilli cette pomme et satisfait sa gourmandise, le docteur sortit de derrière le buisson où il était caché.

Le premier mouvement d'Éva fut un petit cri de surprise et de frayeur, le second fut de s'élancer vers le docteur; mais, comme Jacques Mérey fixait à dessein sur sa nudité un regard profond et hardi, la jeune fille, comme sous un rayon de soleil trop brillant, baissa les yeux, et, voyant son sein qui était nu, elle se fit de ses belles mains croisées un fichu pour le cacher. On eût dit la statue antique de la Pudicité.

Le docteur alla à elle, lui prit la main.

Elle releva les yeux, les baissa de nouveau, et un nuage rose se répandit sur le marbre de la statue.

Elle avait rougi: elle était femme.

Pygmalion était dépassé, Galatée n'avait pas rougi: elle n'était que déesse!

XI

La baguette divinatoire

Il ne manquait plus à Éva qu'une chose pour devenir ce que Jacques Mérey voulait faire d'elle, c'est-à-dire un être accompli du côté de l'intelligence comme elle l'était du côté de la beauté.

Il ne lui manquait plus que d'aimer.

L'esprit des femmes est encore plus dans leur cœur que dans leur tête.

L'état habituel d'Éva avant les derniers événements que nous venons de raconter, et quand la vie végétative l'emportait sur la vie intellectuelle, était l'indifférence; elle avait le même visage pour les personnes que pour les choses; non seulement elle ne comprenait pas, mais, à part Scipion, elle n'aimait pas. Or, depuis que tout son être avait été bouleversé par de fécondes émotions, depuis qu'elle avait failli s'évanouir dans les bras de Jacques Mérey, depuis qu'ayant goûté le fruit de l'arbre du bien et du mal, elle avait rougi devant lui comme Ève devant le Seigneur; sans éprouver encore l'amour, elle éprouvait déjà le trouble des instincts amoureux; mais, entre ces pâles clartés de sentiments communs à tous les êtres, et ces lumineuses effluves du cœur qui font de la femme l'être le plus aimant et le plus aimé de la Création, il y a un abîme.

Pour animer cette fleur et lui donner le parfum de la femme comme il venait de lui en donner déjà la coloration, le docteur comptait beaucoup sur la puissance du regard.

Tous les anciens avaient mis dans le regard le siège de la puissance et de l'action physiologique d'un être sur les autres êtres; Horace n'a été que l'écho des traditions de l'Orient lorsqu'il nous représente Jupiter, le grand magnétiseur des mondes, qui remue tout l'Olympe par un froncement de sourcil, cuncta supercilio moventis.

Cette idée de la puissance du regard, dont nous voyons au reste à tout moment des exemples même sur les animaux, était tellement répandue chez les Juifs que Jésus-Christ fait plusieurs fois allusion à la différence du bon et du mauvais œil.

—Ton œil, dit-il, est la lanterne de ton corps; si ton œil est simple et droit, tout ton corps sera lucide; si ton œil est mauvais, tout ton corps sera ténébreux.

L'œil du docteur était bon, car Jacques Mérey était une de ces rares créatures envoyées sur la terre pour le bien de leurs semblables.

Il aimait. Suprême preuve de bonté; c'était pour se répandre comme Dieu dans ses ouvrages qu'il avait la passion de créer et de guérir.

En promenant cet œil conducteur de sa volonté sur tous les objets dont s'approchait Éva, il tendait à se mettre psychologiquement en relation avec elle; il cherchait en quelque lieu du corps où Dieu l'avait placée l'âme de la jeune fille. Pur comme ce ciel qu'Hippolyte implore en témoignage de sa chasteté, c'était à l'âme qu'il en voulait et non au corps.

Entourée de Jacques comme d'une atmosphère immense, Éva le retrouvait invisible, mais présent en tout ce qu'elle touchait, car le docteur avait eu soin d'agir sur tous les meubles de la chambre qu'elle habitait, sur tous les arbres, sur toutes les fleurs du jardin dont elle était la plus belle fleur, sur les bagatelles de sa toilette, jusque sur la nourriture qu'elle prenait, jusque sur l'air qu'elle respirait. Souvent, lorsqu'elle demandait un verre d'eau, il avait soin de le charger de son souffle, et c'était comme s'il lui eût donné son âme à boire. Tous ces objets, vivifiés par lui dans un seul but, étaient autant de sacrements qui le mettaient en communion avec l'intéressante créature à laquelle il sacrifiait sa vie, et du bonheur de laquelle il voulait faire son bonheur.

Absent—et parfois Jacques Mérey s'absentait un jour ou deux pour se rendre compte à lui-même de sa puissance—, absent, Jacques Mérey se servait de la nature comme d'une entremetteuse pour faire parvenir à Éva le sentiment qu'il voulait lui inspirer. Il attachait une vertu de révélation aux tertres de gazon sur lesquels la jeune fille avait l'habitude de s'asseoir; au ruisseau où le chien buvait et où elle se regardait; au houx qui absorbait l'électricité par les pointes de ses feuilles; il chargeait le vent, le murmure des arbres, le chant des oiseaux, le sanglot des petites cascades, tous les bruits du jardin enfin, de murmurer à l'oreille d'Éva le mot qui n'était pas encore dans son cœur.

Un jour que la jeune fille s'était approchée d'un rosier sauvage qui de lui-même avait développé dans un massif sa tige chargée d'étoiles rosées, Éva remarqua au milieu du buisson une fleur qui attirait mystérieusement sa main et qui demandait pour ainsi dire à être cueillie.

Elle étendit le bras et cueillit la fleur.

Mais à peine l'eut-elle portée machinalement à sa bouche, qu'elle respira dans le doux parfum de l'églantine un doux sommeil pendant lequel Jacques Mérey, tel qu'elle l'avait vu près du pommier, le jour où elle avait rougi pour la première fois, passa comme une ombre sur la toile de son cerveau.

C'était Jacques qui s'était communiqué à la rose sauvage pour qu'Éva la cueillît et le respirât dans cette fleur.

Nous avons déjà vu que le docteur attachait une grande valeur aux signes dont se servait l'ancienne magie pour fixer certains phénomènes de volonté. Il était alors ou plutôt il avait été grandement question dans les derniers temps, parmi les physiciens, de la baguette divinatoire, à laquelle on attribuait la vertu de se mouvoir d'elle-même entre les mains de certaines personnes et de révéler par ce mouvement la présence souterraine des sources, des métaux, et même des cadavres. La baguette ne tournait pas entre les mains de tout le monde, ce qui est le propre des phénomènes nerveux, qui varient d'intensité avec la nature des individus. Au reste, une explication plus ou moins satisfaisante de la vibration de la baguette était donnée par ce que l'on appelait alors la physique occulte. Cette science rapportait à l'écoulement des corpuscules, et à l'action de ces corpuscules sur la baguette de coudrier, la cause du mouvement indicateur qui avait fait découvrir plusieurs fois des ruisseaux, des trésors enfouis et la trace même de crimes inconnus.

Jacques Mérey eut l'idée de se servir de cette baguette pour découvrir au fond du cœur de son élève la source d'amour virginal qui y était encore cachée.

La philosophie de la baguette, comme on disait alors, avait la prétention d'expliquer, en les ramenant à une cause naturelle, toutes les fables et tous les mythes de l'antiquité. Énée conduit par le rameau d'or à la porte des enfers n'était plus qu'une image poétique des mystères auxquels pouvait aboutir la connaissance de la loi qui dirigeait dans l'air le mouvement des corpuscules.

La baguette de Moïse, qui avait fait jaillir l'eau du rocher; celle de Jephté, qui s'était reprise à verdoyer; celle de Circé, qui avait changé les compagnons d'Ulysse en pourceaux, tous ces exemples guidaient et encourageaient la science des Cagliostro, des Mesmer et des Saint-Germain dans la recherche de l'inconnu. Seulement, le docteur, plus généreux que Circé, aimait mieux changer les pourceaux en hommes que les hommes en pourceaux.

Jacques Mérey fit avec Scipion une promenade dans la forêt la plus proche, y coupa une baguette de coudrier, la chargea à force de fluide de transmettre sa volonté à Éva, et chargea Scipion de lui reporter la baguette, tandis que lui, par un autre chemin, regagnait Argenton et rentrait dans le jardin par une porte donnant sur la campagne et dont lui seul avait la clef.

Nous avons dit que, dans ce jardin, grand au reste comme un parc, Jacques Mérey avait tracé un cercle où devait se promener Éva sans jamais le dépasser.

Éva, dans son obéissance passive, n'avait jamais eu l'idée de franchir la limite désignée.

À l'extrémité du jardin, il y avait une grotte toute garnie de mousse, où sourdait, dans un petit réservoir limpide comme l'air, la source qui reparaissait au pied du tertre sur lequel était planté le pommier.

Le docteur l'appelait la grotte des Méditations.

C'était là que, isolé du monde, éloigné de tout bruit, délivré de toute préoccupation, il venait rêver à ces choses inconnues que, tant qu'elles ne sont pas réalisées, on croit des choses impossibles.

Il y était venu souvent avant de connaître Éva, plus souvent peut-être depuis qu'il la connaissait.

L'entrée de cette grotte, éclairée intérieurement par une ouverture donnant au-dessus d'un réservoir, était toute masquée par des lierres et des lianes pendantes. Il fallait la connaître pour se douter qu'elle était là.

Éva, en prenant la baguette de la gueule de Scipion, n'éprouva d'abord aucun changement en elle. Puis, comme elle la garda involontairement entre ses mains, au bout d'un instant elle ressentit cette inquiétude vague, ce besoin de mouvement, cette nécessité d'air qui force à ouvrir les fenêtres de sa chambre si le temps est mauvais et à sortir si le temps est beau.

En conséquence, elle s'achemina vers le jardin, sa promenade habituelle, ou plutôt sa seule promenade.

Cette fois, sans même y songer, sans être arrêtée par aucun obstacle matériel ou idéal, elle franchit la limite hier encore imposée à sa volonté, et, la baguette à la main, guidée en quelque sorte ou plutôt réellement par elle, elle écarta les lierres et les lianes, et apparut à la porte à moitié éclairée par le jour extérieur, pareille à une fée tenant sa baguette à la main.

Elle avait une longue tunique de cachemire blanc serrée à la taille par un ruban bleu. Ses cheveux blonds qui descendaient jusqu'aux genoux voilaient ses épaules.

La présence de Jacques Mérey dans la grotte ne lui arracha aucun cri de surprise. Son sens intérieur, son sens affectif, son âme enfin savait qu'il était là.

Elle prononça le nom de Jacques avec la plus douce intonation et lui tendit les bras.

Jacques tint quelque temps Éva pressée contre son cœur.

Entre ces deux êtres qui, attirés l'un vers l'autre, semblaient se chercher dans le grand mystère de la nature, c'était une sorte de communion silencieuse et ineffable.

Ils s'assirent l'un près de l'autre sur un banc de mousse.

Alors, Éva prit les deux mains de Jacques dans les siennes, le regarda avec ses grands yeux fixes dont l'émail semblait taillé dans la nacre perlière, et lui dit d'une voix lente, profonde, réfléchie, qui savourait une à une toutes les lettres de ces deux mots:

—Je t'aime!

Au même instant, elle renversa sa tête sur l'épaule de Jacques, et ses cheveux roulèrent sur le visage du jeune médecin, le mouvement du cœur et des artères perdit son rythme ordinaire, et le souffle parut s'arrêter sur les lèvres entrouvertes de la jeune fille.

Les magnétiseurs du dernier siècle ont donné plusieurs noms à cet état d'assoupissement et d'insensibilité qui ressort du somnambulisme, mais qu'il ne faut pas confondre avec lui. L'âme, dans ce moment-là, semble rompre ses liens avec le corps. Psyché reprend ses ailes et s'envole on ne sait où. Sainte Thérèse monte au ciel et s'agenouille devant Dieu.

Ce mot éternel et divin que murmurait depuis plus d'un mois toute la nature aux oreilles de la jeune fille, ce mot que la vertu magnétique avait en quelque sorte arraché de son âme, ce mot je t'aime avait envoyé Éva au troisième ciel de l'extase.

L'extase diffère du magnétisme, en ce que, pendant cet état, comme si la personne magnétisée avait trouvé un protecteur plus puissant, elle échappe à son magnétiseur. L'influence de Jacques Mérey avait jusque-là trouvé dans Éva une docilité d'esclave. La pauvre enfant obéissait à l'action du magnétisme. Sans le savoir, sa volonté était enchaînée à une force extérieure, toute-puissante, irrésistible; mais les limites du magnétisme dépassés, cette force avait beau agir, commander, l'âme fugitive ne répondait plus à ses ordres que par l'insensibilité de la résistance. En vain Jacques rassembla toute son énergie pour sommer une dernière fois Éva de s'éveiller, le sommeil continuait malgré lui, un sommeil qui, mêlé de catalepsie, prenait peu à peu la rigidité de la mort.

Ce sommeil glaçait Jacques Mérey d'épouvante et d'inquiétude.

Épuisé de fatigue, il était tombé à genoux devant Éva, appuyant ses lèvres sur sa main.

Au contact de ses lèvres, il sentit sa main tressaillir; mais ce tressaillement était si obscur et si insensible, cette main ressemblait si bien à celle d'une jeune trépassée, que sa crainte redoubla, la sueur lui perla sur le front. Il se redressa debout, tenant son front dans ses deux mains et regardant Éva avec des yeux effarés.

C'est alors qu'il vit sa bouche entrouverte et ses lèvres tressaillant sous un léger frémissement, qui n'était rien autre chose que le souffle, et qu'une inspiration lui vint.

Le baiser qu'il avait donné à la main, s'il le donnait aux lèvres!...

Jacques Mérey avait le sentiment de la délicatesse poussé au plus haut degré. Avait-il le droit, lui éveillé, de poser ses lèvres sur les lèvres d'Éva endormie?

N'était-ce point une atteinte à la pudeur féminine? une souillure à cette colombe immaculée?

Si cependant c'était le seul moyen de la sauver?

Jacques Mérey leva les yeux au ciel, prit Dieu à témoin de la pureté de son intention, demanda pardon à la Vesta antique, à la chasteté symbolisée dans la personne de la mère de Jésus, se pencha sur Éva, et toucha ou plutôt effleura sa bouche de ses lèvres.

À l'instant même, comme si la chaîne qui liait la jeune fille au monde supérieur se brisait par cet attouchement humain, Éva jeta un léger cri, et, frémissant de la pointe des pieds à la racine des cheveux:

—Qui m'a éveillée? dit-elle. J'étais si heureuse!

Puis, tournant ou plutôt élevant son regard vers le docteur, elle parut étonnée de voir un homme devant elle; mais aussitôt une subite rougeur couvrit pour la seconde fois ses joues. Et, prenant la main de Jacques, éveillée cette fois, elle lui redit dans un sourire ce qu'elle venait de lui dire endormie:

—Je t'aime!

Puis elle porta la main au côté gauche de sa poitrine; la jeune fille venait de trouver la place de son cœur.

XII

L'anneau sympathique

Ce fut pour Éva comme une révélation de toute la nature; ce qu'elle avait vu dans son extase, le ciel, Dieu, les anges, resta dans son esprit, dans sa mémoire, dans son âme: peut-être ces trois mots n'expriment-ils qu'une seule et même chose, voilà pourquoi nous les disons tous les trois au lieu de n'en dire qu'un seul.

Mais le miracle ne se borna point à la vue extérieure.

Pour la première fois, à cette lumière nouvelle, elle distingua sous leur véritable aspect le ciel, la terre, les oiseaux, les fleurs; jusque-là, dans le demi-jour de son indifférence, Éva n'avait rien apprécié de toutes ces merveilles. Il faut, pour voir et entendre la Création, autre chose que des yeux et des oreilles.

Il faut de l'amour.

À mesure que le cercle des objets visibles et matériels s'élargissait pour elle, Éva apprenait à parler de toutes ces choses jusque-là inconnues, car les idées nouvelles inspirées par des objets nouveaux appellent naturellement les paroles afférentes à ces idées et à ces objets.

Cette éducation était ce que les psychologistes d'alors appelaient une transfusion.

Éva recevait tout de Jacques; le docteur lui apprit le nom des plantes, des animaux, des étoiles. Il lui raconta le poème tout entier de la Création.

La jeune fille l'écoutait avidement et devinait en quelque sorte la science de Jacques, tant ce qu'il lui disait était imprégné de sympathie et d'amour. En lui, elle étudiait par cœur toute la nature; dans la pensée du maître, elle lisait sa pensée à elle et la raison des choses, non seulement perceptibles, mais abstraites, non seulement visibles, mais invisibles.

L'immensité de l'univers et le spectacle de la vie expliqué par Jacques lui donnaient le sentiment de l'existence de Dieu, dont lui avaient seulement parlé jusque-là le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, le rayon caressant du soleil de mai.

Au grand livre de la nature, le docteur donna pour commentaire les ouvrages des poètes allemands ou anglais, qu'Éva ne tarda point à lire et voulut absolument comprendre.

La langue allemande et la langue anglaise étaient aussi familières à Jacques que sa langue maternelle, et, au bout de deux ou trois mois, Éva savait lui dire: Je t'aime, en trois langues différentes.

Ce jeune cerveau était comme ces terres vierges de l'Amérique qui n'ont rien produit depuis la création et qui, pour donner trois moissons à l'année, n'attendaient qu'une triple semence.

Jacques apprenait ainsi à Éva non seulement à devenir savante, mais en même temps elle apprenait toute seule à devenir belle: elle avait pour cela des dispositions très rares.

Mais, en dépit de ses grands yeux, de ses traits irréprochables, de ses formes admirablement modelées, elle ne produisait, dans son état primitif, sur le peu d'étrangers qu'elle voyait, qu'une impression pénible et presque désagréable; pour être belle, il lui manquait d'être femme.

Le traitement moral du docteur révéla chez Éva une beauté toute nouvelle, la beauté de l'âme, la beauté de la vie, la beauté de la pensée.

Sa physionomie, autrefois morne et uniforme, commença de se multiplier comme par miracle.

Ce sentiment pour lequel nous n'avons pas de nom, que les Allemands désignent sous le nom de Gemüth, et les Anglais sous celui de feeling; ce sentiment pour lequel notre langue n'a d'autre terme que celui de sens affectif ou sens émotif, était venu poétiser la forme en l'animant. Ce n'étaient plus ces lignes froides et immobiles dont rien ne dérangeait la régularité glacée; ce n'était plus ce visage toujours le même, mais où l'absence de la pensée imprimait le sceau du néant; il y avait maintenant dans Éva plusieurs individualités, suivant les impressions personnelles qu'elle recevait, suivant surtout le visage de Jacques, dont elle reflétait la joie ou la tristesse.

Avec l'amour se déclara chez elle la coquetterie, qui est pour ainsi dire la fleur de l'amour. Éva, jusque-là insouciante d'elle même, prit un plaisir extrême à soigner sa toilette, à relever et à lisser elle-même ses longs cheveux, à être belle enfin.

La perpétuelle relation dans laquelle vivaient Jacques et Éva avait créé, et chaque jour resserrait entre ces deux êtres une sympathie unique et sans borne. Ils étaient évidemment sous l'entière puissance de cette loi universelle que les savants appliquent au monde et les poètes aux individus; que les premiers appellent l'attraction et que les autres appellent l'amour.

Encore le mot d'amour, si délicat et si puissant qu'il soit, ne saurait-il exprimer cette vie à deux que le lien magnétique avait formé entre ce jeune homme et cette jeune fille.

Tout ce qu'on observe des affinités mystérieuses qui existent entre certains frères jumeaux que la nature a soudés l'un à l'autre, tout ce que les poètes ont raconté des sympathies de l'héliotrope et du soleil, tout ce que les savants ont imaginé des rapports enchaînés de la lune et de l'Océan, ne donnerait qu'une idée bien imparfaite de l'état d'identification auquel étaient parvenus Jacques et Éva.

Et, en effet, ils se pressentaient, ils se devinaient, ils se cherchaient, se parlaient dans la rêverie des bois, dans la plainte éternelle des fontaines, dans l'harmonie générale des êtres. Ils aspiraient l'un et l'autre à tout ce qui s'élève, à tout ce qui monte vers le ciel. Les jours où l'un était malade, l'autre était souffrant. S'il arrivait à Jacques de rougir, le même nuage rose se formait sympathiquement sur les joues d'Éva. Dans les moments de gaieté, un même sourire de bonheur glissait sur leurs lèvres. Ils étaient émus de la même manière par les mêmes lectures; ce que l'un pensait, l'autre l'avait deviné déjà. C'était le même être aimant deux fois dans une seule existence; le lien qui les unissait l'un à l'autre était une sorte d'égoïsme double.

Ils buvaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, la vie à la même coupe.

Jacques, voulant exprimer cette parfaite conformité de sentiment, nommait Éva sa sœur; Éva appelait Jacques son frère; mais ces deux mots comme tous les autres étaient impuissants à caractériser cette union que les langues humaines n'ont pas prévue.

Les choses trop tendres que Jacques avait pudeur de dire, car leur attachement, si intime qu'il fût, se distinguait surtout par l'absence des procédés terrestres, ou par leur innocence s'il était forcé d'y recourir, les choses trop tendre que Jacques avait pudeur de dire, il les communiquait aux arbres sous lesquels Éva venait s'asseoir; ces arbres agitaient sur la tête de la jeune fille leurs rameaux, et leurs feuilles, comme autant de langues vertes et mobiles, racontaient dans un chuchotement mystérieux le cœur de Jacques au cœur d'Éva!

Le magnétisme a comme la magie ancienne des signes et des moyens occultes pour bouleverser les rapports naturels des choses et même pour changer les choses de goût, de nature et d'aspect. Jacques se servait de cette puissance sur Éva. Il donnait aux roses l'odeur des violettes; il changeait l'eau en vin; il multipliait le pain de la table; il faisait sécher et reverdir les arbres à fruit. Tous ces miracles, bien entendu, n'existaient que dans l'esprit halluciné du sujet. Or, c'était précisément l'intention de Jacques de créer autour d'Éva un monde fabuleux sur lequel dominât sa pensée. Jacques ne se servait de cette influence redoutable que pour le bonheur de son élève. S'il s'était fait le dieu d'Éva, c'était pour achever en elle l'œuvre imparfaite du Créateur.

Un jour que Jacques était allé voir un pauvre malade à une lieue d'Argenton, et qu'une opération trop difficile pour qu'il la confiât à un autre le retenait deux heures de plus qu'il ne comptait consacrer à ce voyage, voulant voir jusqu'où allait chez lui la transmission de la pensée, il prit une feuille de papier à lettres, blanche, tailla une plume neuve, et écrivit sans encre sur le papier, de manière que pour tout autre qu'Éva, l'écriture ne laissait aucune trace.

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