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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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Citoyen,

J'ai fait l'épreuve moi-même. Ayant tranché la tête à un condamné nommé Leclère, j'ai saisi, au moment où elle allait tomber dans le panier, la tête par les cheveux, et ayant approché son oreille de ma bouche, j'ai crié son nom. L'œil fermé s'est rouvert avec l'expression de l'effroi, mais s'est refermé presque aussitôt.

L'épreuve n'en est pas moins décisive; la vie persiste, c'est du moins mon avis.

Celui qui n'ose se dire votre serviteur,

SANSON.

Cette presque certitude flatta l'amour-propre de Jacques Mérey, puisqu'elle confirmait son opinion; mais elle lui ôta quelque peu de son appétit.

Il voyait toujours dans la pénombre de sa chambre cette tête sanglante aux mains du bourreau, l'œil gauche démesurément ouvert et écoutant avec la double expression de l'angoisse et de l'effroi.

XXI

L'ouvrage noir!

Jacques achevait à peine son dîner que la porte s'ouvrit et que Danton entra.

Le docteur se leva avec étonnement.

—Oui, c'est moi, lui dit Danton, qui voyait l'effet produit par sa présence inattendue. Depuis que je t'ai rencontré, j'ai beaucoup réfléchi; tu vois dans quel état est Paris?

—Il est évident que le sentiment de la terreur y est profond, répondit Jacques.

—Et tu ne vois pas cependant comme moi dans les profondeurs de la situation. Je vais t'y conduire, et alors tu me remercieras d'avoir trouvé moyen de t'éloigner de Paris.

—Ne puis-je donc pas vous être utile ici?

—Non! car ta mission ne commence que le 20 septembre, et jusque-là tu dois rester étranger à tous les événements qui vont se passer ici. Quelques-uns y laisseront leur vie.

Jacques fit un mouvement d'insouciance.

—Je sais qu'en acceptant la charge de député à la Convention, tu as fait le sacrifice de la tienne; mais beaucoup y laisseront leur réputation ou leur honneur. Or, tu dois te présenter à la Convention pur de tout engagement, libre de tout parti. Il sera temps pour toi, une fois que tu seras à l'Assemblée, de te faire jacobin ou cordelier, de t'asseoir dans la plaine ou sur la montagne.

—Que va-t-il donc, à ton avis, se passer ici?

—Je vois encore vaguement l'avenir, si prochain qu'il soit, mais j'y flaire du sang, et beaucoup. Il faut que la lutte de la Commune et de l'Assemblée cesse. Jusqu'à présent, l'Assemblée s'est laissée traîner à la suite de la Commune. Chaque fois que l'Assemblée essaye de s'en défaire, la Commune montre les dents à l'Assemblée, qui recule. L'Assemblée, mon cher Jacques, c'est la force selon la loi et avec la loi; la Commune, c'est la force populaire sans contrôle et sans limites. L'Assemblée, dans une de ses reculades, a voté un million par mois pour la Commune de Paris. Elle n'est pas, comme tu le comprends bien, décidée à renoncer en se suicidant à un pareil subside. Elle a placé sa dictature entre des mains effrayantes—non pas entre les mains d'hommes du peuple, j'en aurais moins peur que de celles où elle se trouve—, des lettrés de taverne, des scribes de ruisseau, un Hébert qui a été marchand de contremarques, un Chaumette, cordonnier manqué, mais démagogue réussi; c'est à ce dernier qu'elle a eu l'idée de donner le pouvoir sans limite d'ouvrir et de fermer les prisons, d'arrêter et d'élargir; tous ensemble ils ont pris cette mortelle décision d'afficher aux portes de chaque prison les noms des prisonniers. Or, pendant que le peuple lit ces noms et rêve le massacre, les prisonniers eux-mêmes les provoquent; ceux de l'Abbaye, par exemple, insultent les gens du quartier à travers leurs grilles; ils font entendre des chansons antirévolutionnaires; ils boivent à la santé du roi, aux Prussiens, à leur prochaine délivrance; leurs maîtresses viennent les voir, manger et boire avec eux; les geôliers sont devenus les valets de chambre des nobles, les commissionnaires des riches; l'or roule à l'Abbaye et le peuple qui manque de pain montre le poing à cet insolent Pactole qui coule dans les prisons. Paris est inondé de faux assignats. Où dit-on qu'on les fabrique? dans les prisons mêmes; vrais ou non, ces bruits se répandent et exaspèrent la foule. Joins à cela un Marat qui, tordant sa vilaine bouche, demande tous les matins cinquante mille, cent mille, deux cent mille têtes. Non contente de fouler aux pieds toute liberté individuelle, cette féroce dictature d'où je sors et que je voudrais contenir en vain s'attaque à une liberté bien autrement dangereuse, à la liberté de la presse. Quand c'est Marat qu'elle devrait poursuivre, c'est un jeune patriote plein de dévouement et d'intelligence qu'elle attaque; c'est Girey qu'elle poursuit, qu'elle poursuit jusqu'au ministère de la Guerre où il s'est réfugié. L'Assemblée, mise en demeure, a été forcée de mander à sa barre le président de la Commune Huguenin. Huguenin n'a point paru. L'Assemblée, il y a une heure, a cassé la Commune, en déclarant qu'une nouvelle Commune serait nommée par les sections dans les vingt-quatre heures. Au reste, singulière anomalie qui prouvera dans quel épouvantable gâchis nous sommes: l'Assemblée, en cassant la Commune, a déclaré qu'elle avait bien mérité de la patrie.

Ornandum et tollandum, a dit Cicéron.

—Oui, mais voilà que la Commune ne veut être ni couronnée ni chassée. La Commune veut rester, régner par la terreur; elle restera et régnera.

—Et tu crois qu'elle aura l'audace d'ordonner quelque grand massacre?

—Elle n'aura pas besoin d'ordonner; elle laissera faire, elle laissera Paris dans l'état de sourde fureur où est le peuple; elle laissera crier les ventres vides, hurler les estomacs affamés; et si une voix a le malheur de crier: «Assez de statues brisées comme cela! assez de marbres en morceaux! assez de plâtres en poussière! au lieu de nous en prendre à ces effigies, prenons-nous-en à ces aristocrates qui boivent à la victoire des étrangers, à ce roi qui les appelle: à l'Abbaye, au Temple d'abord, à la frontière après!» alors, tout sera dit. Il n'y a que la première goutte de sang qui coûte à verser. La première goutte versée, il en coulera des flots.

—Mais, dit Jacques Mérey, n'y a-t-il donc point parmi vous un homme qui puisse dominer la situation et diriger l'esprit des masses?

—Nous ne sommes en réalité que trois hommes populaires, dit Danton. Marat, qui veut et qui prêche le massacre; Robespierre, qui aurait l'autorité; moi, qui aurais peut-être la force.

—Eh bien?

—Nous ne pouvons recourir à Marat pour empêcher ce qu'il demande. Robespierre ne se risquera pas à se mettre en travers du flot populaire. Pour chasser des cœurs le démon du massacre, pour faire rougir la mort d'elle-même, pour la faire rentrer dans le néant d'où elle sort, il faut être César ou Gustave-Adolphe.

—Non, répliqua Jacques Mérey, il faut être Danton; il faut prendre un drapeau et parler à ces hommes comme tu as parlé hier à ces femmes qui voulaient te déchirer. Beaucoup peuvent approuver l'idée du massacre, mais, crois-moi, les massacreurs sont peu nombreux. Mets aux portes des prisons tes deux mille enrôlés volontaires d'aujourd'hui; dis-leur que le prisonnier, tant que la sentence n'est point portée contre lui, est sacré; qu'il est sous la loi de la nation tout entière, et que la prison est un asile plus inviolable que le sanctuaire. Ils t'écouteront, et pleins d'enthousiasme, ils donneront, s'il le faut, leur vie pour la noble cause dont tu les auras chargés.

—Ah! ma foi! non, dit Danton avec insouciance; ils se sont enrôlés pour marcher à l'ennemi, et je ne veux pas tromper leur attente; je ne pousserai point au massacre, mais je ne m'y opposerai pas; j'y risquerais ma vie.

—Et depuis quand Danton ménage-t-il sa vie? dit en riant Jacques Mérey.

—Depuis que je m'aperçois que personne ne ferait ce qui reste à faire: à établir la République. Ce n'est pas ce fou furieux de Marat qui peut être le Brutus de la nouvelle république—lui ne fait pas le fou, il l'est réellement—. Ce n'est pas cet hypocrite de Robespierre, qui en est peut-être le Washington; il s'est opposé à la guerre que tout le monde voulait, et va être un an ou deux à rétablir sur sa base sa popularité ébranlée. Il n'y a donc que moi. Eh bien! moi, je te le dirai tout bas, au risque de t'épouvanter, moi, je ne suis pas bien convaincu qu'il soit sage de marcher à un ennemi terrible en laissant un ennemi plus terrible derrière soi. Le peuple, dans les grands cataclysmes révolutionnaires, a parfois de ces subites et foudroyantes illuminations. Oui, l'ennemi à craindre, le véritable ennemi, celui qui perdra la France si nous le laissons vivre, conspirer, correspondre, de sa prison du Temple et du Temple au camp de Frédéric-Guillaume, c'est le roi, ce sont les royalistes et tous les aristocrates.

—Comment, tu laisserais la vengeance populaire monter jusqu'au roi?

—Non, car la mort des royalistes et des aristocrates suffira pour épouvanter le roi et l'empêcher de continuer ses coupables menées. D'ailleurs, ce n'est pas dans un orage populaire qu'il faut que le roi meure, c'est par un jugement public, c'est par un arrêt de la nation, c'est de la mort des traîtres, des transfuges et des parjures.

—Mais je croyais que tu avais fait serment à ta femme non seulement de ne jamais prendre part à la mort du roi, mais de le défendre.

—Ami, aux jours de révolution, bien fou qui fait de pareils serments, et plus fous encore sont ceux qui y croient. Si j'ai fait le serment que tu dis, c'était avant la fuite de Varennes, il y a déjà longtemps de cela, et des serments faits à cette époque je me souviens à peine. Laisse écouler encore deux ou trois mois, je l'aurai oublié tout à fait. Et puis, après tout, est-ce donc un sang si pur que celui qui coulera par-dessous les portes des prisons? De faux Français, de mauvais citoyens, des traîtres, des parricides! Et puisque nous avons des hommes qui consentent à faire l'ouvrage noir, comme disent les Russes, couvrons-nous le visage, gémissons et laissons-les faire. Il est bon, crois-moi, de compromettre Paris tout entier aux yeux du monde, afin que Paris sache qu'il n'y a pas de pardon pour lui s'il laisse entrer l'ennemi dans ses murs.

Jacques Mérey regarda Danton, et vit dans les lignes calmes de son visage les preuves d'une inébranlable décision; il n'agirait pas, mais, comme il le disait, il n'empêcherait pas les autres d'agir.

—Tu as raison, Danton, dit Jacques Mérey, je ne suis pas encore assez profondément trempé dans le stoïcisme révolutionnaire pour dire comme toi: «Tel sang est pur, tel sang est impur;» pour moi, médecin, le sang est encore la matière la plus précieuse à la vie, de la chair coulante, une liqueur composée de fibrine, d'albumine et de sérosité, que je dois essayer de faire rentrer dans les veines de l'homme au lieu de l'en faire sortir: envoie-moi donc bien vite là où je puisse faire le bien sans faire le mal, et où je ne sois pas obligé de passer par le mal pour arriver au bien.

—Voilà justement ce qui m'a fait venir te trouver. Écoute, voici en deux mots ce qui se passe là-bas. Le 19 août 1792, les Prussiens et les émigrés sont entrés en France. Ils entrèrent par une pluie battante, présage terrible pour eux.

—Tu crois aux présages?

—Ne sommes-nous pas des Romains? Les Romains y croyaient, faisons comme eux.—Ils se présentèrent le 20 devant Longwy, c'est-à-dire que, de Coblence à Longwy, ils ont mis vingt jours à faire quarante lieues. Au huitième coup de canon, Longwy se rendit, et le roi Frédéric-Guillaume y fit son entrée. Au lieu de marcher immédiatement sur Verdun, ils restèrent huit jours campés autour de leur conquête; ils y sont encore. La France, pendant ce temps, resta sur la défensive. Or, la défensive ne va point à la France. La France n'est point un bouclier, c'est une épée: sa force est dans son attaque.

»Ces huit jours d'hésitation de l'ennemi ont sauvé la France; pendant ces huit jours, deux mille hommes sont partis chaque jour de Paris; tu crois que les enrôlements volontaires datent d'aujourd'hui, tu te trompes. Il a fallu, il y a trois jours, un décret de l'Assemblée pour forcer de rester à leur atelier les typographes qui imprimaient les séances; il a fallu étendre le décret aux serruriers, tous auraient pris le fusil, pas un ne serait resté pour en faire. Nos églises, désertes par la disparition d'un culte inutile, sont devenues des ateliers où des milliers de femmes travaillent au salut commun: elles préparent les tentes, les habits, les équipements militaires, chacune couvre et réchauffe d'avance son enfant qui part et qui va combattre l'ennemi.

»Dans ces églises mêmes s'accomplit sous leurs yeux une action mystérieuse et salutaire. Sur ma proposition, l'Assemblée a décidé que l'on fouillera les tombeaux et qu'on emploiera pour la défense du pays le cuivre et le plomb des cercueils.»

Jacques Mérey regarda Danton avec plus d'admiration encore que d'étonnement.

—Et c'est sur ta proposition, dit-il, que l'Assemblée a rendu ce décret?

—Oui, répondit Danton. Si près de périr, la France des vivants n'avait-elle pas le droit de demander secours à la France des morts? Crois-tu que ces morts dont on a ouvert et pris les cercueils ne les eussent point donnés pour sauver leurs enfants et les enfants de leurs enfants? Quant à moi, au premier tombeau ouvert, il m'a semblé entendre ce cri sorti des abîmes de la mort: «Prenez non seulement nos cercueils, mais nos ossements, si de nos ossements vous pouvez vous faire des armes contre l'ennemi.»

Jacques Mérey se leva.

—Danton, dit-il, tu es vraiment grand, plus grand encore que je ne croyais!

—Non, mon ami, répondit Danton avec simplicité, c'est la France qui est grande et non pas nous. Nous, nous n'atteignons pas la hauteur de cette femme, de cette mère qui apporta à l'Assemblée sa croix d'or, son cœur d'or, son dé d'argent, tandis que sa fille, une enfant de douze ans, apportait sa timbale d'argent et une pièce de quinze sous. Le jour où j'ai vu cela, vois-tu, j'ai dit: «La France a vaincu! Avec ta croix d'or, avec ton cœur d'or, avec ton dé d'argent, femme; avec ta timbale d'argent, avec tes quinze sous, enfant, la France va lever des armées.» Non; où nous fûmes grands, sais-tu où ce fut? C'est lorsque la Gironde, les jacobins et les cordeliers sont tombés d'accord pour confier la défense nationale au seul homme qui pouvait sauver la France.

—À Dumouriez?

—À Dumouriez. Les Girondins le haïssaient, et non sans raison; ils l'avaient fait arriver au ministère, et lui les en avait chassés; les jacobins ne l'aimaient nullement, ils savaient très bien qu'il portait deux masques et jouait un double jeu; mais ils savaient aussi qu'il serait ambitieux de gloire et qu'avant tout il voudrait vaincre.

—Et toi, qu'as-tu fait?

—J'ai fait plus que les autres. Je lui ai envoyé Fabre d'Églantine, ma pensée, Westermann, mon bras, Westermann, c'est-à-dire le 10-Août en personne. Tous les vieux soldats, les Luckner et les Kellermann, lui ont été infériorisés. Dillon son chef lui a été soumis. Toutes les forces de la France ont été mises dans sa main.

—Et tu ne doutes pas, tu ne trembles point parfois de t'être trompé?

—Si fait, et tu vas voir tout à l'heure que si, puisque c'est à cette occasion que je te fais partir. Tu vas te rendre à Verdun; tu t'entendras avec Beaurepaire pour organiser la meilleure défense possible; puis, si Verdun est pris, tu te rendras immédiatement près de Dumouriez. Je te donnerai des lettres qui t'accréditeront près de lui; tu l'étudieras profondément. S'il marche franchement, droitement, dans la voie de la République, tu l'y encourageras par ton exemple et par tes éloges; s'il hésite, si tu vois en lui quelque embarras, quelque manœuvre suspecte, tu lui brûleras la cervelle et tu donneras le commandement à Kellermann. Voici tes pouvoirs.

—Se bornent-ils là?

—Si l'ennemi est vaincu, ne pas le pousser à bout en le mettant dans une position désespérée. J'ai tout lieu de croire que Frédéric-Guillaume ne tient pas énormément à la coalition. Une grande bataille, une grande victoire, et que les Prussiens arrivent à sortir de France, toute leur machine est démontée. D'ailleurs, on m'attendra, et c'est moi qui me charge de faire la conduite à ces messieurs.

—Prends garde, Danton, si tu épargnes l'armée prussienne après avoir laissé frapper si cruellement Paris, on dira que tu as reçu des subsides du roi Guillaume.

—Bon! on dira bien autre chose de moi, va! Mais nous autres, hommes de lutte, qui faisons et qui défaisons les révolutions, nous sommes comme ces chefs barbares que leurs soldats enfermaient d'abord dans un cercueil d'or, puis dans un cercueil de plomb, puis enfin dans un cercueil de chêne. Le premier historien qui nous exhume ne voit que le cercueil de chêne; le second le brise et ne trouve que le cercueil de plomb; le troisième, plus consciencieux que les autres, fouille plus loin qu'eux et trouve le cercueil d'or. C'est dans celui-là que je serai enseveli, Jacques.

Jacques tendit la main à cet homme étrange, qui venait de grandir d'une coudée sous ses yeux.

—Et quand partirai-je? demanda-t-il.

—Ce soir, et il n'y a pas une minute à perdre. Verdun est à près de soixante lieues de Paris, il te faut vingt-cinq heures pour y aller. Voilà dix mille francs en or, il faut que tu en fasses assez.

—J'en aurai trop.

—Tu rendras tes comptes à ton retour. Songe que tu es en mission pour le gouvernement, et qu'aucun obstacle ne doit arrêter un homme qui a le sabre au côté, deux pistolets à sa ceinture et dix mille francs dans sa poche.

—Rien ne m'arrêtera.

—Adieu, bonne chance! Tu vas faire la besogne sainte, poétique, glorieuse; nous, nous allons faire l'ouvrage noir. Adieu!

Deux heures après, Jacques Mérey était en route.

XXII

Beaurepaire

Quand le jour vint, Jacques Mérey était déjà à Château-Thierry.

Nous devons dire que, se retrouvant seul avec ses souvenirs, Jacques Mérey s'y était abandonné complètement. Il avait oublié Danton, Dumouriez, Beaurepaire, Paris, Verdun, pour se replonger tout entier dans sa pauvre petite ville d'Argenton et en revenir au cœur de son cœur—comme dit Hamlet—, à Éva.

Quelle douce et triste nuit que cette nuit passée tout entière avec l'absente. Combien de soupirs, combien d'exclamations à moitié étouffées! Combien de fois le doux nom d'Éva fut-il répété, les bras étendus pour saisir le vide!

Paris et sa sanglante fantasmagorie faisaient fuir le rêve adoré. Mais, aussitôt que disparaissaient l'échafaud, les têtes coupées au poing du bourreau, les hurlements des femmes, les cris sortis des prisons, le pas régulier des patrouilles nocturnes, il rentrait par la porte d'or dans la vie du pauvre amant.

Mais à peine le jour fut-il venu que la vie réelle, comme une femme jalouse, vint réclamer le voyageur et s'emparer de lui par tous les sens. Les routes sont couvertes de volontaires qui rejoignent en chantant la Marseillaise. Les collines sont hérissées de camps, de gardes nationaux à droite et à gauche du chemin, le vieux paysan armé veille sur son sillon.

—Où sont tes enfants, vieillard?

—Ils marchent à l'ennemi.

—Et quand l'ennemi les aura tués?

—Il faudra nous tuer à notre tour.

Un pays défendu ainsi est invahissable.

C'était ce hérissement de baïonnettes et de piques que voyait ou plutôt que sentait l'ennemi, et voilà pourquoi il a si peu insisté, si peu combattu, si peu profité du temps.

Puis, il faut le dire, le chef de cette coalition, si menaçant dans ses manifestes, était assez inerte de sa personne. Jeune, il avait eu de beaux succès guerriers sous le grand Frédéric. Il était resté brave, spirituel, plein d'expérience; mais l'abus des plaisirs continué au-delà de l'âge avait tué la détermination rapide. L'aigle était devenu myope.

Plus Jacques Mérey avançait sur la route, plus les rangs des volontaires s'épaississaient.

Un peu au-delà de Sainte-Menehould, il rencontra sur la route un bivouac. Il fit arrêter sa voiture et demanda à parler au chef du détachement.

Le chef du détachement était le colonel Galbaud, conduisant à Verdun le 17e régiment d'infanterie, un bataillon de volontaires nationaux et quatre canons.

Jacques Mérey se fit reconnaître de Galbaud. Celui-ci, par ordre de Dumouriez, venait prendre le commandement temporaire de la ville pour la défendre jusqu'à la dernière extrémité, cette place étant en ce moment une des clefs de la France.

Galbaud arrivait à marches forcées et craignait de ne pas arriver à temps.

Il chargea Jacques Mérey d'annoncer sa venue à Beaurepaire et de lui donner au besoin l'ordre de faire une sortie, si Verdun était entouré, pour protéger son arrivée.

Jacques comprit qu'il n'y avait pas de temps à perdre et ordonna aux postillons de redoubler de vitesse.

Les postillons brûlèrent le pavé.

Au point du jour, on aperçut la ville et l'on entendit une canonnade; en même temps, Jacques Mérey vit la côte Saint-Michel se couvrir de troupes.

C'étaient les Prussiens qui arrivaient et qui investissaient la ville.

Heureusement, la route par laquelle arrivait Jacques Mérey était encore libre.

Le tout était d'arriver avant les Prussiens.

—Cinq louis d'or si nous entrons dans Verdun! cria Jacques Mérey au postillon.

La voiture partit comme une trombe, passa sur le front de l'avant-garde prussienne à trois cents pas d'elle, et, au milieu d'une grêle de balles, se fit ouvrir la porte de la ville, qui se referma derrière elle.

—Où trouverai-je le colonel Beaurepaire? demanda Jacques Mérey.

Mais, au milieu de l'épouvante générale que produisait l'arrivée des Prussiens, au milieu des portes et fenêtres qui se fermaient, des habitants effarés qui regagnaient leurs maisons, il eut bien de la peine à obtenir une réponse positive.

Le colonel Beaurepaire était en conseil à l'hôtel de ville.

Au moment où Jacques Mérey en montait les degrés, il trouva le commandant de place qui les descendait.

Il le reconnut et se fit reconnaître.

Tous deux montèrent en voiture et se rendirent chez le commandant.

Un jeune officier attendait avec une impatience visible.

—Eh bien? demanda-t-il.

—La défense à outrance est arrêtée.

—Dieu soit loué! dit le jeune officier en levant au ciel des yeux bleus d'une douceur infinie. Donnez-moi un poste où je puisse glorieusement combattre et mourir, n'est-ce pas, commandant?

—Sois tranquille, répondit Beaurepaire, ce n'est pas les hommes comme toi que l'on oublie.

—Alors, je vais attendre ici, n'est-ce pas?

—Attends.

Jacques Mérey et Beaurepaire entrèrent dans un cabinet retiré dont les murailles étaient couvertes de plans de la ville de Verdun.

—Qu'est-ce que ce jeune homme? demanda Jacques Mérey; j'ai presque envie de te demander, ajouta-t-il en riant, quelle est cette jeune fille?

—Cette jeune fille est un de nos plus braves officiers. Il se nomme Marceau. Il est ici comme chef du bataillon d'Eure-et-Loir. Tu le verras au feu.

Jacques Mérey justifia de ses pouvoirs à Beaurepaire et lui demanda quels étaient ses moyens de défense.

—Par ma foi! dit celui-ci, nous pourrions répondre comme les Spartiates: Nos poitrines; comme garnison, 3 000 hommes à peu près; 12 mortiers, dont deux hors de service; 32 pièces de canon de tout calibre, dont deux démontées; 99 000 boulets de 24 et 22 511 de tous calibres. Ajoutez à cela, pour armer des volontaires s'il s'en présente, 143 fusils d'infanterie, 368 de dragons et 71 pistolets.

—Tu sortais du conseil défensif quand je suis arrivé?

—Oui. Il avait d'abord mis la ville en état de siège, ordonné de dépaver les rues et défendu les attroupements sous peine de mort.

—Ces ordres seront-ils exécutés?

—Regarde dans la rue.

—En effet, on commence à dépaver. Très bien. Maintenant, au plus pressé.

Et alors Jacques Mérey raconta à Beaurepaire qu'il avait rencontré Galbaud, qui venait pour s'enfermer dans Verdun avec un ordre de Dumouriez et un renfort de troupes.

—Morbleu! s'écria Beaurepaire, rien ne peut m'être plus agréable que ce que vous me dites là. C'est la responsabilité qu'il m'enlève et par conséquent la vie qu'il me donne. Commandant en chef de la place, j'avais juré de m'ensevelir sous ses ruines; commandant en second, je suis le sort de tous. Ma femme et mes enfants te doivent une belle chandelle, mon cher Galbaud!

—Mais tu sais que la ville est complètement entourée.

—Oui, et c'est pour cela qu'il faut aider l'entrée de Galbaud par une sortie. J'ai justement là l'homme des sorties, Marceau.

Il sonna: un planton entra.

—Prévenez le chef de bataillon Marceau que je l'attends.

On eût dit que le jeune officier avait été magnétiquement averti du désir de son chef, tant il apparut rapidement.

—Marceau, lui dit Beaurepaire, prends trois cents hommes d'infanterie, tous les cavaliers de la garnison, trois compagnies de grenadiers de la garde nationale et ceux des notables de la ville qui voudront t'accompagner en amateurs.

—Je me charge de ceux-là, dit Jacques Mérey.

—Tu viens avec nous? demanda Marceau.

—Oui, et je ne vous serai pas inutile, ne fût-ce que comme chirurgien.

—Le citoyen, dit Beaurepaire à Marceau, est envoyé par le pouvoir exécutif.

—Et, comme j'aurai peut-être des ordres rigoureux à donner, des mesures rigoureuses à prendre, je ne suis pas fâché qu'on me voie un peu à la besogne et que l'on sache au besoin à qui l'on obéit! Allons examiner le terrain.

Mérey partit avec Marceau, s'empara d'un fusil de dragon, bourra ses poches de cartouches, tandis que Marceau faisait battre le rappel, sonner le boute-selle, et demander des hommes de bonne volonté parmi les notables.

Cinq ou six se présentèrent.

Puis Marceau et Mérey montèrent avec une lunette sur un des clochers les plus élevés de la ville, et ils aperçurent au loin l'avant-garde de Galbaud qui arrivait par la route de Sainte-Menehould. Un cordon de Prussiens leur fermait l'entrée de la ville.

En descendant du clocher, ils reçurent un imprimé de la part du duc de Brunswick.

Beaucoup de citoyens avaient de ces imprimés et les lisaient.

Par quel moyen le duc les avait-il introduits dans la ville, nul ne le savait.

Donc, il avait des communications cachées avec Verdun.

C'était une sommation de rendre la ville.

J'ai cherché inutilement dans Thiers et dans Michelet la sommation faite à la ville par le duc de Brunswick. Plus heureux qu'eux, lorsque je me suis rendu à Verdun pour y chercher la trace de mes héros, j'ai retrouvé cette sommation entière. Comme on y rencontre le caractère orgueilleux du Prussien, et ses menaces farouches suivies de cet inexplicable repos, incompréhensible pour tous ceux qui n'en ont pas reconnu comme nous la véritable cause, c'est-à-dire le suicide de la volonté dans l'excès des plaisirs, nous donnons ici cette sommation tout entière.

La voici:

Les sentiments d'équité et de justice qui animent Leurs Majestés l'empereur et le roi de Prusse, ont suspendu les opérations qu'elles auraient pu ordonner pour mettre sur-le-champ la ville en leur pouvoir. Elles désirent prévenir autant qu'il est en elles l'effusion du sang. En conséquence, j'offre à la garnison de livrer aux troupes prussiennes les portes de la ville et celles de la citadelle, de sortir dans les vingt-quatre heures avec armes et bagages, à l'exception de l'artillerie. Dans ce cas, elle et les habitants seront mis sous la protection de Leurs Majestés Impériale et Royale; mais si elles rejetaient cette offre généreuse, elles ne tarderaient pas d'éprouver les malheurs qui seraient les suites naturelles de ce refus: elles seraient soumises à une exécution militaire et les habitants livrés à toutes les fureurs du soldat.

BRUNSWICK.

Marceau rassembla ses hommes. Jacques Mérey se mit à la tête des notables dans les rangs des gardes nationaux, et l'on se massa derrière la porte de France, de manière qu'il n'y eût plus qu'à l'ouvrir au moment donné. Une sentinelle placée sur les remparts devait indiquer le moment où Galbaud attaquerait de son côté.

Au premier coup de fusil des tirailleurs de Galbaud, la porte s'ouvrit; la cavalerie se porta en avant et l'infanterie de la garnison et la garde nationale se jetèrent de chaque côté par Jardin-Fontaine et Thierville.

À la côte de Varennes, on rencontra l'ennemi.

Par malheur, il avait eu le temps de faire filer sur ce point des renforts considérables, et particulièrement la cavalerie des émigrés.

Le combat fut acharné des deux côtés; les deux troupes patriotes furent lancées à plusieurs reprises l'une au-devant de l'autre. Jacques Mérey en arriva un moment à voir reluire les baïonnettes de Galbaud; mais rien ne put rompre la haie vivante placée entre les deux armées pour les empêcher de se rejoindre.

Un instant il sembla à Jacques Mérey voir passer, à travers la fumée de la mousqueterie, un cavalier ayant la taille et le visage du marquis de Chazelay. Il l'appela de la voix et le défia du geste; mais le fantôme ne répondit point et rentra dans la fumée d'où un instant il était sorti.

Puis, en ce moment, les Prussiens ayant fait un effort violent, les patriotes furent repoussés. De nouveaux renforts arrivèrent: les rangs ennemis s'épaissirent; tout espoir de faire jonction avec Galbaud disparut, et Marceau, épuisé, couvert du sang de ses adversaires, luttant un contre dix, fut forcé de donner le signal de la retraite.

La petite troupe rentra dans la ville, et Galbaud, renonçant à l'espoir d'entrer dans Verdun, se retira de son côté.

Le bombardement commença le 31 août, à onze heures du soir, et dura jusqu'à une heure du matin. Il ne produisit que peu d'effet, quoique les habitants de la ville haute, quartier aristocratique et clérical, eussent illuminé leurs maisons pour diriger les coups de l'ennemi.

Le 1er septembre, à trois heures du matin, le roi de Prusse vint à la batterie Saint-Michel, et le feu recommença pendant cinq heures.

Quelques maisons commencèrent à s'enflammer.

Quant à l'artillerie verdunoise, elle n'atteignait point les hauteurs où étaient les Prussiens, et par conséquent ne leur faisait aucun mal.

Au reste, un seul assiégé fut tué, c'était un ex-constituant nommé Gillion, qui était venu s'enfermer dans Verdun, à la tête des volontaires de Saint-Mihiel; il fut frappé d'un éclat d'obus sur le quai de la Boucherie.

Cependant, les femmes étaient réunies en foule sur la place de l'Hôtel-de-Ville, où se tenait le conseil défensif en permanence et où Beaurepaire avait un logement séparé de celui de sa femme et de ses enfants.

Ces femmes poussaient de grands cris, demandant aux membres du conseil d'avoir pitié d'elles et de leurs enfants, et de ne pas achever la ruine du pays et des propriétés particulières.

Différentes députations venaient de différentes partie de la ville pour supplier le conseil défensif d'accepter les conditions offertes la veille par le roi de Prusse dans la sommation qu'il avait introduite dans Verdun.

En même temps, on entendait la trompette d'un parlementaire.

Après une courte discussion, à la majorité de dix voix contre deux, il fut convenu qu'on le recevrait.

Il fut introduit les yeux bandés, et demandant si le bombardement de la nuit avait changé quelque chose à la décision de la ville.

Cette demande exposée, on le fit sortir sans lui avoir débandé les yeux.

La parole fut d'abord à Beaurepaire, qui se contenta de dire:

—J'ai promis de m'ensevelir sous les ruines de Verdun, l'ennemi n'y entrera qu'en passant sur mon cadavre.

Puis, comme tous les regards se tournaient sur Jacques Mérey, que l'on savait chargé d'une mission particulière:

—Citoyens, dit-il, vous le savez, Verdun est la clef de la France. Le brave colonel de Beaurepaire vient de vous dire ce qu'il compte faire. Vous m'avez vu au feu aujourd'hui sans que rien me forçât d'y aller; mais, ayant exposé ma vie pour vous, il m'a semblé que mon droit serait plus grand de vous dire ce que la France attend de vous.

»La France attend de vous un grand acte d'héroïsme: tenez huit jours et vous avez donné le temps à Paris d'organiser la défense, et vous avez sauvé la patrie, et vous aurez le droit de mettre cette légende au bas des armes de la ville:

»À Verdun la France reconnaissante.

»Défendez-vous. Je courrai les mêmes dangers que vous, et, s'il le faut, je mourrai avec vous.»

Soutenu par cette double allocution, le conseil exécutif demanda une trêve de vingt-quatre heures pour rendre une réponse définitive à Sa Majesté Frédéric-Guillaume.

On fit revenir le parlementaire et on lui transmit la réponse du comité.

—Messieurs, dit-il, je suis venu demander un oui ou un non, pas autre chose; Sa Majesté le roi de Prusse est pressée.

—Nous n'avons pas d'autre réponse à lui faire, répliqua Beaurepaire; s'il est pressé, qu'il agisse.

—Alors, messieurs, dit le jeune parlementaire, préparez-vous à l'assaut.

—Et vous, dites à votre maître, répliqua Beaurepaire, que si dans l'assaut nous sommes obligés de céder au grand nombre des assiégeants, nous savons où sont les magasins de poudre et nous saurons ouvrir les tombeaux des vainqueurs sur le champ même de leur victoire.

Cette fière réponse porta ses fruits. Les vingt-quatre heures de trêve furent accordées.

Jacques Mérey savait que, dans les circonstances où l'on se trouvait, les heures avaient la valeur des jours, et il espérait pouvoir faire traîner le siège en longueur en l'embarrassant dans d'interminables pourparlers.

Mais les corps administratifs et judiciaires envoyèrent une députation composée de vingt-trois membres porteurs d'une supplique dans laquelle ils disaient que, pour éviter la ruine entière et la subversion totale de la place, il leur paraissait indispensable d'accepter les conditions offertes à la garnison de la part du duc de Brunswick au nom du roi de Prusse, puisque cette capitulation conservait à la nation sa garnison et ses armes: tandis que la ruine de la ville ne serait d'aucune utilité à la patrie.

On lut cette lettre devant Marceau, qui se trouvait là par hasard. Il se leva.

—Et moi, dit-il, au nom de l'armée, au nom de mon bataillon, au mien, je demande que la ville profite des dix-huit heures de trêve qui lui restent pour se mettre en état de résister aux coalisés.

Mais, comme si cette réponse avait été entendue de la rue, des plaintes, des gémissements, des lamentations montèrent jusqu'aux fenêtres de la salle du conseil, qui étaient ouvertes. C'était un chœur d'enfants, de femmes, de vieillards rassemblés sur les degrés de l'hôtel de ville pour joindre leurs larmes et leurs supplications aux vœux secrets de ceux des membres défensifs qui étaient pour la reddition de la ville. Ces vœux ne tardèrent point à se formuler, et le conseil se sépara ou plutôt proposa de se séparer, en remettant au lendemain la rédaction de la capitulation.

Jacques Mérey avait les yeux fixés sur Beaurepaire, il le vit pâlir légèrement:

—Pardon, citoyens, dit-il, est-il bien décidé dans vos esprits, je ne dirai pas dans vos cœurs, que malgré ce qui vous a été dit de la nécessité pour la France que Verdun tienne, vous êtes dans l'intention de rendre la ville?

—Nous reconnaissons l'impossibilité de la défense, répondirent les membres du conseil d'une seule voix.

—Et si je ne pense pas comme vous, si je refuse cette capitulation? insista Beaurepaire.

—Nous ouvrirons nous-mêmes les portes de Verdun au roi de Prusse, et nous nous en remettrons à sa générosité.

Beaurepaire jeta sur ces hommes un regard de mépris terrible:

—Eh bien, messieurs, dit-il, j'avais fait le serment de mourir plutôt que de me rendre; survivez à votre honte et à votre déshonneur, puisque vous le voulez, mais, moi, je serai fidèle à mon serment. Voilà mon dernier mot. Je meurs libre. Citoyen Jacques Mérey, tu rendras pour moi témoignage.

Et, tirant un pistolet de sa poche, avant qu'on eût eu le temps, non seulement de s'opposer à son dessein, mais encore de le deviner, il se brûla la cervelle.

Jacques Mérey reçut dans ses bras ce martyr de l'honneur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, tandis que les jeunes filles de Verdun, couvertes de voiles blancs, jetant des fleurs sur la route que devait suivre le roi de Prusse pour se rendre à l'hôtel de ville et portant des dragées dans des corbeilles, allaient ouvrir au vainqueur la porte de Thionville, la garnison sortait avec les honneurs de la guerre par la porte de Sainte-Menehould, escortant un fourgon attelé de chevaux noirs où se trouvait le cadavre de Beaurepaire enseveli dans un drapeau tricolore.

Elle ne voulait pas laisser le cadavre du héros prisonnier des Prussiens.

Le bataillon d'Eure-et-Loir formait l'arrière-garde et, le dernier, marchait Marceau, son commandant.

L'avant-garde prussienne suivit l'armée française jusqu'à Livry-la-Perche pour observer Clermont.

Là, elle s'arrêta.

Alors Marceau, se dressant sur ses étriers, leur envoya au nom de la France cet adieu menaçant:

—Au revoir, dans les plaines de la Champagne!

XXIII

Dumouriez

Si nous nous sommes si longtemps arrêté sur le siège de Verdun et sur la mort héroïque de Beaurepaire, c'est que, à notre avis, aucun historien n'a donné à la prise de Verdun l'importance qu'elle a en histoire, et à la mort de Beaurepaire l'admiration que lui doit l'historien, ce grand prêtre de la postérité.

Voici à quelle occasion j'ai été à même de remarquer cette étrange lacune.

J'ai toujours été indigné, même sous la Restauration, des autels poétiques que l'on tentait d'élever à ces prétendues vierges de Verdun qui avaient été, des fleurs d'une main, des dragées de l'autre, ouvrir à l'ennemi les portes de leur ville natale, qui était la clef de la France.

Cette trahison envers la patrie n'a d'excuse que dans l'ignorance de femmes qui ont cédé aux ordres de leurs parents et qui n'avaient pas le sentiment du crime qu'elles commettaient.

Les prêtres aussi y furent pour beaucoup.

Il en résulta que, voulant répondre par un livre aux vers de Delille et de Victor Hugo, je cherchai, voilà tantôt sept ou huit ans, des documents sur cette reddition de Verdun, qui n'eut pas une médiocre part aux 2 et 3 septembre.

Je m'adressai tout d'abord tout naturellement au plus volumineux de nos historiens, à M. Thiers. Mais M. Thiers, préoccupé de la bataille de Valmy, qu'il est pressé de gagner, se contente de dire, page 198 de l'édition de Furne: «Les Prussiens s'avançaient sur Verdun.»

Puis, page 342: «La prise de Verdun excita la vanité de Frédéric.»

Puis, page 347: «Galbaud, envoyé pour renforcer la garnison de Verdun, était arrivé trop tard.» Pas un mot de plus; de Beaurepaire, il n'est pas question.

Le fait n'est cependant pas commun.

Une ville rendue contre la volonté d'un commandant de place qui se brûle la cervelle;

Vingt-trois citoyens, convaincus d'en avoir ouvert les portes à l'ennemi, exécutés le 25 avril 1794;

Dix femmes, dont la plus vieille âgée de cinquante-cinq ans et la plus jeune de dix-huit, les suivant sur l'échafaud pour avoir offert des fleurs et des bonbons à l'ennemi, cela valait la peine d'être relaté, ne fût-ce que dans une note.

Quant à Dumouriez, dans ses Mémoires, il ne dit que quelques mots de Verdun, et appelle Beaurepaire, Beauregard!

Quand ce ne serait que pour cette erreur, Dumouriez mériterait le titre de traître.

Michelet, l'admirable historien, cet homme à qui les gloires de la France sont si chères, parce qu'il est lui-même une de ces gloires, ne passe pas ainsi à côté du cercueil de Beaurepaire sans s'arrêter.

Il s'y agenouille, il y prie.

«Un sentiment tout semblable, dit-il, fit vibrer la France en ce qu'elle eut de plus profond quand un cercueil la traversa, rapporté de la frontière, celui de l'immortel Beaurepaire, qui, non point par des paroles, mais par un acte d'un seul coup, lui dit ce qu'elle devait faire en pareille circonstance.

»Beaurepaire, ancien officier de carabiniers, avait formé, commandé depuis 89 l'intrépide bataillon des volontaires de Maine-et-Loire. Au moment de l'invasion, ces braves eurent peur de n'arriver pas assez vite. Ils ne s'amusèrent point à parler le long de la route: ils traversèrent la France au pas de charge et se jetèrent dans Verdun.

»Ils avaient un pressentiment qu'au milieu des trahisons dont ils étaient environnés, ils devaient périr; aussi chargèrent-ils d'avance un député patriote de faire leurs adieux à leurs familles, de les consoler et de dire qu'ils étaient morts. Beaurepaire venait de se marier et n'en fut pas moins ferme. Le conseil de guerre assemblé, Beaurepaire résista à tous les arguments de la lâcheté; voyant enfin qu'il ne gagnait rien sur ces nobles officiers dont le cœur tout royaliste était déjà dans l'autre camp:

»—Messieurs, dit-il, j'ai juré de ne me rendre que mort; survivez à votre honte. Je suis fidèle à mon serment; voici mon dernier mot: je meurs!

»Il se fit sauter la cervelle.

»La France se reconnut, frémit d'admiration; elle mit la main sur son cœur et y sentit monter la foi. La patrie ne flotta plus aux regards, incertaine et vague; on la vit réelle, vivante. On ne doute guère des dieux à qui l'on sacrifie ainsi.»

Mais des vierges de Verdun, Michelet n'en parle point.

Sans doute il n'a pas voulu, près d'une si belle tache de sang, mettre une tache de boue.

Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'aucun historien, aucun chroniqueur, aucun contemporain, ne parle de Mme de Beaurepaire. Je crois avoir rencontré les seules lignes qui aient été écrites sur elle dans une brochure intitulée Les réminiscences du roi de Prusse.

En effet, cette brochure contient l'anecdote suivante, qui se rapporte probablement à elle.

«Le duc de Weimar, auquel la réputation des bonbons et des liqueurs de Verdun était bien connue, s'informa de la boutique où l'on pouvait trouver ce qui se faisait de mieux. On nous conduisit chez un marchand nommé Le Roux, au coin d'une petite place. Cet homme nous reçut avec beaucoup d'amabilité, et ne manqua point en effet à nous servir parfaitement.

»Lorsqu'il commençait à faire nuit, notre collation fut troublée par un bien triste incident. La maison d'en face était habitée par une jeune femme, parente du défunt commandant de place. On lui avait caché l'événement jusqu'à cet instant; mais il fallut bien le lui apprendre. Elle en fut si cruellement affectée, qu'elle tomba étendue à terre, en proie à des attaques de nerfs et à des convulsions extrêmement violentes. On ne put l'emporter qu'avec la plus grande peine.»

Il est probable que l'on ne voulût pas dire aux princesses que cette jeune femme était Mme de Beaurepaire, et qu'on leur dit seulement que c'était une parente du commandant de place.

La reddition de Verdun eut un immense retentissement par toute la France.

Paris épouvanté crut voir l'ennemi à ses portes. Il y était en effet, puisqu'en cinq étapes il franchissait la distance qui l'en séparait. On battit la générale par toute la ville; on sonna le tocsin; le canon grondait d'heure en heure.

C'est alors que Danton, seul, inébranlable et comprenant le parti que l'on pouvait tirer du dévouement de Beaurepaire, se précipita au milieu de l'Assemblée bouleversée, et, montant à la tribune, rendit compte des mesures prises pour sauver la patrie, et dit ces mémorables paroles enregistrées par l'histoire:

—Le canon que vous entendez n'est point le canon d'alarme, c'est le pas de charge sur nos ennemis. Pour les vaincre, pour les atterrer, que faut-il? De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace!

Ce fut alors que le dévouement héroïque de Beaurepaire fut raconté comme savait raconter Danton.

À l'instant même une commission fut nommée qui proposa le décret suivant:

Le nom de Beaurepaire fut donné à une rue qui a, jusqu'à ce jour, nous le croyons du moins, conservé ce nom glorieux, que nous prions M. Haussmann de transporter à une autre si celle-là était démolie.

Tandis que l'Assemblée nationale rend ses derniers honneurs à Beaurepaire, tandis que Marceau, qui a tout perdu dans la ville, armes et chevaux, répond à un représentant du peuple qui lui demande: «Que voulez-vous que l'on vous rende?—Un sabre pour venger notre défaite!» tandis que le roi de Prusse, entré à Verdun, s'y trouve si commodément qu'il y reste une semaine, occupé à donner des bals, à manger des dragées et à affirmer qu'il ne vient en France que pour rendre la royauté aux rois, les prêtres aux églises, la propriété aux propriétaires, tandis que le paysan dresse l'oreille et comprend que c'est la contre-révolution qui entre en France; que celui qui a un fusil prend un fusil, que celui qui a une fourche prend sa fourche, que celui qui a une faux prend sa faux, cinq généraux étaient réunis dans la salle du conseil de l'hôtel de ville de Sedan, sous la présidence de leur général en chef Dumouriez.

Nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu'une faute, qu'une faiblesse ou même qu'une mauvaise action doit faire perdre à un homme tous les mérites de sa vie passée. Non, les actions humaines doivent être pesées une à une, et à chacune l'historien doit apporter la part de louage ou de blâme.

On comprend que ces quelques lignes ne tombent de notre plume que pour nous aider à aborder une des plus étranges personnalités de notre époque, c'est-à-dire un homme qui, royaliste au fond, sauva la République, qui fit plus que La Fayette pour la France, moins que lui contre elle, et qui cependant fut déshonoré, exilé de France, mourut en Angleterre sans éveiller un regret, tandis que La Fayette rentra sous des arcs de triomphe, devint le patriarche de la révolution de 1830, et mourut glorieux et honoré au milieu de sa glorieuse et honorable famille.

Dumouriez pouvait avoir à cette époque cinquante-six ans; leste, dispos, nerveux, à peine en paraissait-il quarante-cinq. Né en Picardie quoique d'origine provençale, il avait l'esprit du Méridional et la volonté de l'homme du centre. Sa tête fine s'illuminait, dans certaines occasions, de regards pleins de feu. Esprit intelligent, cerveau complet, il était bon à tout. Il avait tout à la fois, chose rare, la rouerie du diplomate et le courage obstiné du soldat.

À vingt ans simple hussard, il s'était fait hacher en morceaux par six cavaliers plutôt que de se rendre; mais à trente il s'était laissé engrener dans cette diplomatie secrète de Louis XV, médiocrement honorable en ce qu'elle touchait à l'espionnage. Tout cela fut effacé sous Louis XVI par la fondation du port de Cherbourg, dont il fut le premier agent.

C'était un de ces hommes à peu près universels, dont les grandes connaissances peuvent être appliquées à tout, mais auxquels il faut l'occasion. Jusque-là elle ne s'était pas présentée. Serait-il grand diplomate, serait-il général victorieux? nul ne pouvait le dire, et peut-être lui-même n'avait-il pas encore la mesure exacte de son génie.

Porté en 1792 au ministère par les girondins, c'est-à-dire par les ennemis du roi, il était sorti des Tuileries complètement rallié au roi, à la suite d'une scène avec Marie-Antoinette. Au fond, Dumouriez avait bon cœur et était impressionnable aux femmes.

Deux jeunes filles vêtues en hussard, qui étaient ses aides de camp, qui ne le quittaient sur le champ de bataille que pour exécuter ses ordres, les demoiselles de Fernig, dont j'ai connu le frère, servent de preuve à ce que j'avance.

Il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que Danton se défiât d'un pareil homme, et à ce qu'il envoyât le Dr Mérey, dont il connaissait la franchise, pour le surveiller.

La séance s'ouvrait au moment où nous introduisons le lecteur dans la salle du conseil.

—Citoyens, dit Dumouriez, en s'adressant à ses cinq collègues, je vous ai réunis pour vous faire part de la situation grave où nous nous trouvons.

»Je vais résumer les faits en quelques mots.

»Le 19 août 1792, il y a quinze jours de cela, les Prussiens et les émigrés sont entrés en France. Si nous étions des Romains, je vous dirais qu'ils sont entrés dans un jour néfaste, dans un jour de tonnerre, de pluie et de grêle; mais ce ne fut que sur les deux heures qu'ils arrivèrent à Brehain, la ville où ils s'arrêtèrent pour passer la nuit, pendant que leurs détachements pillent les campagnes environnantes. Pour en arriver là, Brunswick, le héros de Rossbach, a fait de Coblentz à Longwy quarante lieues en vingt jours.

»Cette invasion, qui, au dire du roi de Prusse, ne devait être qu'une promenade militaire de la frontière à Paris, ne se présente pas, il faut le dire, sous un aspect d'activité bien redoutable.

»Mais, citoyens, mon système est toujours de croire, quand un ennemi aussi expérimenté que le nôtre commet une faute, mon système est toujours de croire qu'il a une raison de la commettre, ce qui ne m'empêche pas d'en profiter.

»60 000 Prussiens, héritiers de la gloire et des traditions du grand Frédéric, s'avancèrent donc en une seule colonne sur notre centre, le 22 août dernier. Ils sont entrés à Longwy, et hier nous avons entendu le canon du côté de Verdun.

»Les Prussiens sont donc devant Verdun, s'ils ne sont point à Verdun.

»26 000 Autrichiens, commandés par le général Clerfayt, les soutiennent à droite en marchant sur Stenay.

»16 000 Autrichiens, sous les ordres du prince Hohenlohe-Kirchberg, et 10 000 Hessois, flanquent la gauche des Prussiens.

»Le duc de Saxe-Teschen occupe les Pays-Bas et menace les places fortes.

»Le prince de Condé, avec 6 000 émigrés, s'est porté sur Philippsburg.

»Tout au contraire, nos armées sont disposées de la façon la plus malheureuse pour résister à une masse de 60 000 hommes. Beurnonville, Moreton et Duval réunissent 30 000 hommes dans les trois camps de Maulde, de Maubeuge et de Lille.

»L'armée de 33 000 hommes que nous commandons est complètement désorganisée par la fuite de La Fayette, qui s'était fait aimer d'elle; mais cela ne m'inquiète que secondairement. Si je ne m'en fais pas aimer, je m'en ferai craindre.

»20 000 hommes sont à Metz, commandés par Kellermann.

»15 000 hommes, sous Custine, sont à Landau.

»Biron est en Alsace avec 30 000. Inutile non seulement de nous occuper de lui, mais d'y penser.

»Nous n'avons donc à opposer à nos 60 000 Prussiens que mes 23 000 hommes et les 20 000 de Kellermann, en supposant qu'il consente à m'obéir et veuille bien faire sa jonction avec moi.

»Voilà la situation claire, nette, précise. Vos avis?»

Le plus jeune des généraux c'était ce beau Dillon, qui passait pour avoir été l'amant de la reine. Après l'échauffourée de Quiévrain, son frère, que l'on avait pris pour lui, avait été tué par ses propres soldats, sous le prétexte que l'amant de la reine ne pouvait être qu'un traître.

Quant à lui, on citait à l'appui de ce bruit d'intimité avec Marie-Antoinette deux faits:

On avait reconnu à son colback une magnifique aigrette, montée en diamants, que l'on avait vue deux ou trois jours auparavant à la coiffure de la reine, et dans la cour des Tuileries il avait passé une revue paré de cette aigrette.

Puis on racontait que, à un bal où il avait eu l'honneur de valser avec la reine, la reine, qui aimait cette danse à la folie, s'était arrêtée tout étourdie pour reprendre haleine, sans s'apercevoir que le roi était derrière elle, et, se penchant nonchalamment sur l'épaule du bel officier, lui avait dit:

—Mettez la main sur mon cœur, vous verrez comme il bat.

—Madame, dit, en arrêtant la main de Dillon, le roi qui avait entendu, le colonel aura la galanterie de vous croire sur parole.

Arthur Dillon était non seulement d'une beauté remarquable, mais il était brave à toute épreuve, et si l'on pouvait reprocher quelque chose à son intelligence guerrière, c'était trop de témérité.

—Citoyens, dit-il, c'est avec la timidité d'un jeune homme que j'oserai donner mon avis devant des hommes de votre distinction et de votre expérience. Mais je crois, d'après ce que vient de nous dire le général en chef, notre ligne de défense impossible, et serais d'avis de gagner la Flandre et d'agir contre les Pays-Bas autrichiens de manière à opérer une diversion qui forçât les ennemis de revenir sur Bruxelles, où d'ailleurs la présence des Français ferait certainement éclater une révolution.

Il salua et se rassit; le général Monet se leva.

—Il me semble, dit-il, tout en rendant justice à l'intention de notre jeune collègue, que nous retirer en Flandre serait abandonner le poste où la France nous a placés. Je propose de nous retirer vers Châlons et de défendre la ligne de la Marne.

En ce moment, le soldat de planton annonça qu'un cavalier couvert de poussière, arrivant de Verdun, demandait à parler sans retard au général en chef.

Dumouriez consulta de l'œil le conseil. Il reconnut dans tous les regards l'avidité des nouvelles.

—Faites entrer, dit-il.

Jacques Mérey parut avec le costume moitié civil, moitié militaire des représentants du peuple: redingote bleue à larges revers avec une ceinture supportant un sabre et des pistolets, chapeau à plumes tricolores, culotte de peau collante, bottes molles montant au-dessus du genou.

—Citoyens, dit-il, je suis porteur de mauvaises nouvelles; mais les mauvaises nouvelles ne supportent pas de retard, voilà pourquoi j'ai insisté pour être introduit près de vous. Verdun a été livré à l'ennemi; Beaurepaire, son commandant, s'est brûlé la cervelle. Le général Galbaud est en retraite sur Paris, par Clermont et Sainte-Menehould. Et je viens vous dire de la part de Danton que le salut de la France est entre vos mains.

Et, s'avançant vers le général en chef, il lui présenta la lettre dont il était porteur.

Dumouriez salua, prit la lettre sans la lire.

—Citoyens, dit-il, quelle est l'opinion de la majorité?

Les trois généraux qui n'avaient point encore parlé se levèrent, et l'un des trois, parlant pour lui et les deux autres:

—Général, dit-il, nous nous rallions à l'avis du général Monet.

—C'est-à-dire que vous êtes d'avis de vous retirer vers Châlons et de défendre la ligne de la Marne.

—Oui, citoyen général, répondirent les trois officiers d'une seule voix.

—C'est bien, dit Dumouriez; citoyens, j'aviserai.

Et, levant la séance, il salua et congédia les officiers.

Puis, se tournant vers Jacques Mérey:

—Citoyen représentant, dit-il, tu as besoin d'un bain, d'un bon déjeuner et d'un bon lit; tu trouveras tout cela chez moi, si tu me fais l'honneur d'accepter l'hospitalité que je t'offre.

—De grand cœur, dit Jacques Mérey, d'autant plus que j'ai à vous laisser pressentir des nouvelles de Paris plus intéressantes et plus terribles encore peut-être que ne sont celles de Verdun.

Dumouriez, avec la courtoisie d'un ancien gentilhomme, sourit, salua et passa devant pour montrer le chemin au messager.

Il le conduisit à la salle à manger, où l'attendaient, pour se mettre à table, Westermann et Fabre d'Églantine.

—Citoyens, dit-il à Westermann et à Fabre d'Églantine, vous allez déjeuner aussi rapidement que possible; puis, comme il faut faire face aux nouvelles qui viennent d'arriver, Westermann, vous allez vous rendre à Metz et donner à Kellermann l'ordre de venir me joindre sans perdre une minute à Valmy. Vous, Fabre, vous allez prendre un cheval, et vous rendre à toute bride à Châlons, où vous arrêterez la retraite de Galbaud, que vous ramènerez avec ses deux ou trois mille hommes à Révigny-aux-Vaches, où ils garderont jusqu'à nouvel ordre les sources de l'Aisne et de la Marne.

Les deux hommes désignés firent un mouvement.

—Voici monsieur, dit Dumouriez, qui est envoyé comme vous par Danton, avec les mêmes instructions que vous. Il reste près de moi et suffira à me brûler la cervelle si besoin est.

—Mais, dit Westermann, notre mission est de rester près de toi, citoyen général, et non d'aller où tu nous envoies.

—Notre mission est de servir la patrie; or, pour le service de la patrie, je vous ordonne, moi, général en chef de l'armée de l'Est, vous, Westermann, d'aller à Metz et de m'amener Kellermann, et, à défaut de Kellermann, ses vingt mille hommes. Vous aurez tout à la fois dans votre poche sa destitution et votre nomination; à vous, Fabre, d'aller à Clermont et d'arrêter la retraite. Si Galbaud essaye de vous résister, vous l'arrêterez au milieu de ses hommes et l'enverrez pieds et poings liés au Comité de Salut public. C'est ce que je ferai moi-même pour le premier qui me résistera.

»Pendant que vous déjeunerez, j'écrirai les ordres et le citoyen Mérey prendra un bain, à la sortie duquel je le mettrai au courant de mes intentions. Déjeunez donc, chers amis; et toi, citoyen, mon valet de chambre va te conduire au bain; tu sais où est la salle à manger; au sortir du bain, je t'y attendrai.»

Fabre et Westermann se mirent à table. Dumouriez entra dans son cabinet, qui confinait à la salle à manger, et Jacques Mérey suivit le valet de chambre du général, qui le conduisait au bain.

XXIV

Les Thermopyles de la France

Lorsque Jacques Mérey, le corps convenablement frotté par le valet de chambre du général et les habits convenablement époussetés par son hussard, entra dans la salle à manger, Dumouriez y était seul et attendait.

—Citoyen, dit-il à Jacques Mérey, je ne suis point étonné que Danton me soupçonne et multiplie autour de moi ses agents; d'un mot, je vais le rassurer, et vous aussi.

Jacques Mérey s'inclina.

—La situation est mauvaise, continua Dumouriez, mais telle que pouvait la désirer un homme de ma trempe. La bataille que je vais livrer sauvera ou perdra la France. Je suis ambitieux et je veux attacher mon nom à la victoire. Je veux qu'on dise: «Les Prussiens n'étaient plus qu'à cinq journées de Paris; Dumouriez, un homme inconnu, a sauvé la nation.» Remarquez que je dis la nation.—D'autres, Villars à Denain, le maréchal de Saxe à Fontenoy, ont sauvé le royaume; Dumouriez, à l'Argonne, aura sauvé la nation. La forêt d'Argonne, c'est les Thermopyles de la France. Je les défendrai et serai plus heureux que Léonidas. Déjeunons!

Puis, en s'asseyant, il frappa sur un timbre.

—Appelle Thévenot et mes deux officiers d'ordonnance, dit Dumouriez, montrant en même temps un fauteuil à Jacques Mérey.

Quelques secondes après, un jeune homme portant l'uniforme de chef de brigade entra. Il pouvait avoir trente à trente-deux ans, avait l'œil ferme et intelligent, était de grande taille, et salua Dumouriez, qui lui tendit familièrement la main.

—Le chef de brigade Thévenot, dit Dumouriez; mon premier aide de camp toujours, mon conseiller quelquefois.

Puis, indiquant le docteur:

—Le citoyen Jacques Mérey, docteur médecin, dit-il en souriant d'une certaine façon, pour le moment représentant du peuple attaché à ma personne.

Puis, comme deux jeunes gens vêtus en officiers de hussards, paraissant quinze ou seize ans, entraient, il continua:

—Messieurs de Fernig, qui font sous moi leurs premières armes, et que j'aime comme mes enfants.

Et, en effet, l'œil plein d'expression et même un peu dur de Dumouriez devint, en regardant les deux jeunes gens, d'une douceur extrême.

Tous deux s'approchèrent de lui, il réunit leurs quatre mains dans les deux siennes en leur souriant paternellement.

Eux l'embrassèrent tour à tour au front.

Jacques Mérey, qui s'était soulevé sur son siège pour Thévenot, se leva tout à fait pour les deux frères, ou plutôt pour les deux sœurs, dont il reconnut à l'instant même le sexe.

—Nous allons nous battre, et rudement, selon toute probabilité, reprit Dumouriez; s'il arrivait malheur à l'un ou l'autre de ces enfants, je vous le recommande, docteur.

Et, presque malgré lui, sa bouche laissa échapper un soupir.

—Le citoyen Mérey, qui avait été envoyé par notre ami Danton à Verdun (et Dumouriez souligna par son sourire et par son intonation le mot ami), est arrivé nous annonçant que, comme Longwy, la ville s'est rendue aux premiers coups de canon.

—Est-ce que Beaurepaire n'était pas là? demanda Thévenot.

—Beaurepaire, forcé de capituler par la municipalité, s'est brûlé la cervelle pour ne pas signer la capitulation, dit Jacques Mérey.

—Mais ce n'est pas le tout, dit Dumouriez; le docteur, qui a quitté Paris il y a trois jours seulement, prétend qu'il va s'y passer des choses terribles.

—Dans quel genre? demanda Thévenot.

Les deux jeunes hussards étaient muets, mais leur regard parlait pour eux.

—Ce que j'ai cru deviner dans les quelques mots que Danton m'a dits, reprit le docteur, c'est qu'il était important de compromettre Paris tout entier en le trempant jusqu'au cou dans la révolution, afin que les Parisiens, n'attendant point de pardon des souverains alliés, s'ensevelissent sous les ruines de la capitale.

—Et de quelle façon Danton s'y prendra-t-il?

—On a parlé du massacre des prisons. On ne peut, dit-on, envoyer les volontaires à la frontière en laissant derrière eux un ennemi plus dangereux que celui qu'ils vont combattre.

—En effet, dit Dumouriez, que la nouvelle n'étonna ni ne révolta, c'est peut-être un moyen.

Les deux jeunes gens avaient échangé un regard avec Thévenot, qui leur répondit par un mouvement d'épaules.

Leur regard disait compassion, le mouvement d'épaules de Thévenot signifiait nécessité.

En ce moment, le bruit d'un cheval entrant au galop dans la cour se fit entendre. Les deux jeunes filles firent un mouvement pour se lever, Dumouriez les arrêta d'un regard.

Puis, à Thévenot:

—Voyez ce que c'est, dit-il.

Thévenot alla à la fenêtre, qu'il ouvrit. Il se trouvait à la hauteur du courrier qui arrivait.

—De quelle part? demanda Thévenot.

—Le général verra, répondit le courrier en tendant son pli au chef de brigade.

—Dépêche pour vous seul, à ce qu'il paraît, dit Thévenot.

Et il remit la dépêche au général, en criant aux gens de la maison qui aidaient le courrier à mettre pied à terre, brisé qu'il était par la route:

—Ayez soin à ce que cet homme ne manque de rien.

—Pour moi seul, mon cher Thévenot, répéta Dumouriez. Vous savez que je n'ai pas de secrets pour vous ni pour personne, ajouta-t-il en se tournant du côté du docteur.

Et brisant le cachet:

—Ah! c'est du prince, dit-il; pardon, je ne pourrai jamais m'habituer à l'appeler Égalité. Que voulez-vous, mon cher Thévenot, je suis un aristocrate, c'est connu.

Puis, se tournant vers Jacques Mérey, et lisant au fur et à mesure:

—Vous aviez raison, docteur, lui dit-il, cela a commencé avant-hier par des voitures de prisonniers que l'on amenait à l'Abbaye. La moitié des prisonniers ont été tués dans les voitures, l'autre moitié dans la cour de l'église où on les avait fait entrer. De là le massacre s'est étendu à l'Abbaye et va probablement s'étendre aux autres prisons. C'est Marat et Robespierre qui ont fait le coup. Danton n'a point paru; il était au Champ de Mars passant la revue des volontaires.

Puis s'interrompant:

—Ah! par ma foi, dit-il, il y en a trop long, et puis c'est une affaire entre bourgeois, qui ne nous regarde pas, nous autres militaires. Lisez, docteur, lisez.

Et il jeta la lettre du duc d'Orléans de l'autre côté de la table, avec une expression de mépris indiquant combien il se trouvait heureux d'être général en chef sur le théâtre de la guerre au lieu d'être ministre à Paris.

Jacques Mérey la prit avec un calme prouvant qu'il n'avait rien à faire avec le mépris de Dumouriez, et la lut d'un bout à l'autre.

—Ah! dit-il, l'Assemble a réclamé l'abbé Sicard et l'a sauvé.

—Cette bonne Assemblée! s'écria Dumouriez, elle a osé! Mais elle va se faire donner le fouet par la Commune.

—Manuel, continua Jacques, a sauvé de son côté Beaumarchais.

—Par ma foi! dit Dumouriez, il eût pu mieux choisir.

—Le duc continue, dit Jacques Mérey, en vous annonçant qu'il vous enverra un courrier tous les jours, et en demandant si vous voulez ses deux fils pour aides de camp.

Et Jacques Mérey posa la lettre sur la table.

—Diable! fit Dumouriez, voilà de ces demandes auxquelles il faut songer avant d'y répondre. Comme il y va, monseigneur! deux princes dans mon armée! On verra.

Chacun demeura sérieux ou tout au moins pensif pendant le reste du repas. Seules les deux sœurs échangèrent quelques mots tout bas, puis Dumouriez se leva, et, s'adressant à Thévenot et à Jacques:

—Citoyens, leur dit-il, faites-moi le plaisir de me suivre dans mon cabinet.

Tous deux se levèrent et suivirent Dumouriez.

—Eh bien! demanda Thévenot, qu'a-t-on décidé au conseil?

—Rien de bon. Dillon a proposé une pointe en Flandre. C'était bon il y a quinze jours. L'ennemi serait à Paris avant que nous fussions à Bruxelles. Les autres veulent se retirer derrière la Marne. Laisser l'ennemi faire un pas de plus en France serait une honte; il n'y est déjà entré que trop avant. Alors, continua Dumouriez, j'ai répondu que je réfléchirais; mais déjà mon plan était fait. J'ai dit tout à l'heure à notre cher hôte que les bois de l'Argonne seraient les Thermopyles de la France. Je tiendrai parole. Voici, sur la plus grande échelle où j'ai pu le trouver, un plan de la forêt d'Argonne qui s'étend, vous le voyez, de Semuy à Triaucourt. Maintenant il nous faudrait un homme pratique, un garde de la forêt; nous n'en sommes qu'à sept ou huit lieues; faites monter à cheval un hussard qui prenne un cheval en main, et qu'il nous amène le premier garde venu.

—Inutile, citoyen général, dit Jacques Mérey.

—Pourquoi inutile? demanda Dumouriez.

—Mais parce que je suis de Stenay, parce que pendant dix ans j'ai herborisé, chassé et pêché même dans la forêt d'Argonne, qui est en quelque sorte enfermée par deux rivières, l'Oise et l'Aisne, et que je connais ma forêt mieux qu'aucun garde.

—Alors, dit Dumouriez, le citoyen Danton nous a rendu un double service.

»Vois-tu, Thévenot, dit Dumouriez s'animant, vois-tu tous les avantages de mon plan? Outre que l'on ne recule pas, outre que l'on ne se réduit pas à la Marne comme dernière ligne de défense, on fait perdre à l'ennemi un temps précieux, on l'oblige à rester dans la Champagne pouilleuse, sur un sol désolé, fangeux, stérile, insuffisant à la nourriture d'une armée; on ne lui cède pas un pays riche et fertile où il pourrait hiverner. Si l'ennemi, après avoir perdu quelques jours devant la forêt, veut la trouver, il y rencontre Sedan et toute la ligne des places fortes des Pays-Bas; remonte-t-il du côté opposé, il trouve Metz et l'armée de Kellermann. Kellermann, moi et Galbaud réunissons alors cinquante mille hommes, et à la rigueur nous pouvons livrer bataille; d'ailleurs ne vois-tu pas que le ciel est d'intelligence avec nous: une pluie constante, infatigable, tombe sur les Prussiens et les mouille à fond; ils ont déjà trouvé la boue en Lorraine; vers Metz et Verdun, la terre, d'après les rapports qui me sont faits, commence à se détremper: la Champagne sera pour eux une véritable fondrière; les paysans émigrent, les grains disparaissent comme si un tourbillon les avait emportés; il ne restera plus pour l'ennemi que trois choses sur la route: les raisins verts, la maladie et la mort.

—Bravo, général, cria Thévenot. Ah! voilà où je vous reconnais.

Jacques Mérey lui tendit la main. Il n'y avait point à se tromper à l'enthousiasme qui brillait dans ses yeux.

—Général, lui dit-il, disposez de moi comme garde, comme soldat, mais associez-moi d'une façon ou de l'autre à cette grande action qui va sauver la France. Soyons vainqueurs d'abord, et je me charge d'être le Grec de Marathon.

—Eh bien! fit Dumouriez, dites-nous vite ce que vous pensez des passages qui traversent la forêt d'Argonne? Il n'y a pas un instant à perdre, les fers de nos chevaux sont rouges.

Jacques Mérey se pencha sur la carte.

—Écoutez, Thévenot, dit Dumouriez, et ne perdez pas un mot de ce qu'il va dire.

—Soyez tranquille, général.

Il y avait quelque chose de solennel, presque de sacré, dans ces trois hommes qui, inclinés sur une carte, conspiraient l'honneur de la France et le salut de trente millions d'hommes!

—Il y a, dit Jacques Mérey au milieu du plus profond silence, cinq défilés dans la forêt d'Argonne. Suivez-les sous mon doigt. Le premier, à l'extrémité du côté de Semuy, appelé le Chêne Populeux; le second, à la hauteur de Sugny, appelé la Croix-au-Bois; le troisième, en face Brécy, appelé Grand-Pré; le quatrième, en face Vienne-la-ville, appelé la Chalade; le cinquième, enfin, qui n'est autre que la route de Clermont à Sainte-Menehould, appelé les Islettes. Les plus importants sont ceux de Grand-Pré et des Islettes.

—Malheureusement aussi les plus éloignés de nous; aussi à ceux-là je me porterai moi-même avec tout mon monde.

—Maintenant, dit Jacques Mérey, pour accomplir cette opération, vous avez deux routes: l'une qui passe derrière la forêt et qui dérobe votre marche à l'ennemi, l'autre qui passe devant et qui la lui révèle.

Dumouriez réfléchit un instant.

—Je passerai devant, dit-il; en nous voyant faire ce mouvement, je connais Clerfayt, c'est M. Fabius en personne; il croira qu'il m'est arrivé des renforts et que j'attaque séparément Autrichiens et Prussiens; il se retirera derrière Stenay, dans son camp fortifié de Brouenne. Mettez-vous là, Thévenot.

Thévenot s'assit, et, tout fiévreux de la même fièvre qui brûlait le général en lutte avec son génie, tira à lui plume et papier, et attendit.

—Écrivez, dit Dumouriez. Donnez ordre à Deubouquet de quitter le département du Nord et de venir occuper le Chêne Populeux;—à Dillon, de se mettre en marche entre la Meuse et l'Argonne. Je le suivrai avec le corps d'armée. Il marchera jusqu'aux Islettes, qu'il occupera, ainsi que la Chalade, forçant tout devant lui. Vous m'avez prié de vous employer, docteur; je ne sais pas refuser ces demandes-là aux bons patriotes. Je vous mets au poste du danger; vous serez son guide.

—Merci, dit Jacques, tendant la main à Dumouriez.

—Moi, continua Dumouriez, je me charge de la Croix-aux-Bois et de Grand-Pré. Y êtes-vous?

—Oui, dit Thévenot qui, sous la dictée du général, avait pris l'habitude d'écrire aussi vite que la parole.

—Maintenant, ordre à Beurnonville de quitter la frontière des Pays-Bas, où il n'a rien à faire, et d'être à Rethel le 13 avec dix mille hommes.

—Et maintenant, faites battre le départ et sonner le boute-selle.

Ce dernier ordre fut donné par Dumouriez aux deux frères ou aux deux sœurs Fernig, qui s'élancèrent au grand galop dans la ville.

Un quart d'heure après, l'ordre de Dumouriez était exécuté, et l'on entendait, dominant le brouhaha qu'il occasionnait, les fanfares éclatantes de la trompette et les sourds roulement du tambour.

XXV

La Croix-au-Bois

Deux heures après, toute l'armée était en marche et campait à quatre heures de Sedan.

Le lendemain, Dillon avait connaissance des avant-postes de Clerfayt, occupant les deux rives de la Meuse.

Une heure après, sous la conduite de Jacques Mérey, le général Miakinsky attaquait avec quinze cents hommes les vingt-quatre mille Autrichiens de Clerfayt, qui, ainsi que l'avait prévu Dumouriez, se retirait et se renfermait dans son camp de Brouenne. Dillon passa devant le Chêne Populaire qui, nous l'avons dit, devait être occupé et défendu par le général Dubouquet, et continua sa marche entre la Meuse et l'Argonne, suivi par Dumouriez et ses quinze mille hommes.

Le surlendemain, Dumouriez était à Baffu; là, il s'arrêtait pour occuper les défilés de la Croix-aux-Bois et de Grand-Pré.

Dillon continua audacieusement son chemin; il fit garder la Chalade, en passant, par deux mille hommes, et arriva aux Islettes, où il trouva Galbaud avec quatre mille hommes.

Le général était venu là de lui-même, et n'avait pas encore vu Fabre d'Églantine, qui courait après lui sur la route de Châlons.

C'est aux Islettes que Jacques Mérey fut d'une véritable utilité à Dillon; il connaissait le pays, ravins et collines. Il indiqua au général, sur le haut de la montagne qui domine les Islettes, un emplacement admirable pour établir une batterie qui rendait ce passage inabordable et dont, après soixante-seize ans, on voit encore l'emplacement aujourd'hui.

Outre cette batterie, Dillon éleva d'excellents retranchements, fit des abatis d'arbres qui formèrent sur la route autant de barricades, et se rendit complètement maître des deux routes qui conduisent à Sainte-Menehould et de Sainte-Menehould à Châlons. Les travaux de Dumouriez à Grand-Pré étaient non moins formidables: l'armée était rangée sur des hauteurs s'élevant en amphithéâtre; au pied de ces hauteurs étaient de vastes prairies que l'ennemi était forcé d'aborder à découvert.

Deux ponts étaient jetés sur l'Aire, deux avant-gardes défendaient ces deux ponts; en cas d'attaque, elles se retiraient en les brûlant; et, en supposant Dumouriez chassé de hauteur en hauteur, il descendait sur le versant opposé, trouvait l'Aisne qu'il mettait entre lui et les Prussiens en faisant sauter ces deux ponts.

Or, il était à peu près certain que l'ennemi échouerait dans ses attaques et que de ce poste élevé Dumouriez dominerait tranquillement la situation.

Le 8, on apprit que, la veille, Dubouquet, avec six mille hommes, avait occupé le passage du Chêne Populeux; le seul qui restât libre était donc celui de la Croix-aux-Bois, situé entre le Chêne Populeux et le Grand-Pré. Dumouriez y alla de sa personne, fit rompre la route, abattre les arbres et y mit pour le défendre un colonel avec deux escadrons et deux bataillons.

Dès lors sa promesse était remplie; l'Argonne, comme les Thermopyles, était gardée. Paris avait devant lui un retranchement que celui qui l'avait élevé regardait lui-même comme inexpugnable.

Le duc d'Orléans avait tenu parole. Jour par jour, Dumouriez avait été instruit des massacres des prisons; sous une apparente insouciance, ces hideux assassinats de Mme de Lamballe à l'Abbaye, des enfants à Bicêtre, des femmes à la Salpêtrière, lui soulevaient le cœur; il notait les assassins sur le calepin des représailles, et se promettait, tout en souriant à ces horribles nouvelles, une affreuse vengeance si jamais il arrivait au pouvoir.

Le duc d'Orléans lui-même n'était pas resté impassible aux massacres. On avait porté la tête de Mme de Lamballe sous ses fenêtres, sous prétexte qu'une amie de la reine devait être une ennemie du duc d'Orléans; mais on l'avait forcé de saluer cette tête, mais on avait forcé Mme de Buffon de la saluer. Elle s'était levée de table, et, pâle jusqu'à la lividité, à moitié morte, elle avait paru au balcon.

Le duc d'Orléans, qui payait un douaire à Mme de Lamballe, écrivait à Dumouriez:

Ma fortune, à cette mort, s'est augmentée de 300 000 francs de rente, mais ma tête ne tient qu'à un fil.

Je vous envoie mes deux fils aînés, sauvez-les.

Dès lors il n'y avait plus à balancer, il fallait les prendre. Le 10, le duc de Chartres arriva de la Flandre française avec son régiment, dans lequel son frère, le duc de Montpensier, servait comme lieutenant.

C'était à cette époque un beau et brave jeune homme de vingt ans à peine, ayant été élevé à la Jean-Jacques par Mme de Genlis, extrêmement instruit, quoique son instruction fût plus étendue que profonde. Dans les quelques combats où il s'était trouvé, il avait fait preuve d'un rare courage.

Son frère n'était encore qu'un enfant, mais un enfant charmant, comme celui que j'ai connu et qui portait le même nom que lui.

Dumouriez les reçut à merveille, et dès ce jour une idée pointa dans son esprit.

Louis XVI était devenu impossible; trop de fautes, et même de parjures, l'avaient rendu odieux à la nation. La République était imminente; mais serait-elle durable? Dumouriez ne le croyait pas. Le comte de Provence et le comte d'Artois, en s'exilant, avaient renoncé au trône de France. Il ne fallait que populariser, par deux ou trois victoires auxquelles il prendrait part, le nom du duc de Chartres, et, à un moment donné, le présenter à la France comme un moyen terme entre la république et la royauté.

Ce fut le rêve que fit et que caressa Dumouriez à partir de ce moment.

Avec le duc de Chartres et son frère, le corps que Dumouriez avait commandé dans les Flandres vint le rejoindre; il était composé d'hommes très braves, très aguerris, très dévoués. S'il restait quelque doute sur Dumouriez, ce que les nouveaux venus racontèrent de leur général l'effaça.

Puis Dumouriez, avec sa haute intelligence, comprenait que c'est surtout le moral du soldat qu'il faut soutenir. Il ordonna à la musique de jouer trois fois par jour. Il donna des bals sur l'herbe avec des illuminations sur les arbres, bals auxquels il attira toutes les jolies filles de Cernay, de Melzicourt, de Vienne-le-Château, de la Chalade, de Saint-Thomas, de Vienne-la-ville et des Islettes. Les deux princes commencèrent leur étude de la popularité en faisant danser des paysannes. Les deux jeunes hussards les aidaient de leur mieux. Deux ou trois fois Dumouriez invita les officiers prussiens et autrichiens de Stenay, de Dun-sur-Meuse, de Charny et de Verdun à y venir: s'ils fussent venus, il leur eût fait visiter ses retranchements. Ils ne vinrent pas et il ne put se donner le plaisir de cette gasconnade.

Les souffrances cependant étaient à peu près les mêmes pour nos soldats que pour l'ennemi: la pluie cinq jours sur six; on était obligé de sabler avec le gravier de la rivière l'endroit sur lequel on dansait; mauvais vin, mauvaise bière; mais il y avait dans l'air et dans la parole du chef la flamme du Midi; en voyant le général gai, le soldat chantait; en voyant le général manger son pain bis en riant, le soldat mangeait son pain noir en criant: «Vive la nation!»

Un jour, il se passa une chose grave, et qui montra d'outre en outre l'esprit de cette armée sur laquelle reposait le salut de la France.

Chaque jour, des détachements de volontaires arrivaient et étaient incorporés dans des régiments. Châlons, comme les autres villes, envoya son contingent; mais Châlons s'était, au profit de la Révolution, débarrassé de ce qu'il avait de pis: c'était une tourbe de drôles, parmi lesquels se trouvaient une cinquantaine d'hommes qui, sur la circulaire de Marat, avaient septembrisé de leur mieux. Ils aboyèrent en criant: «Vive Marat! la tête de Dumouriez! la tête de l'aristocrate! la tête du traître.» Ils croyaient rallier à eux les trois quarts de l'armée, ils se trouvèrent seuls. Puis, tandis qu'ils faisaient de leur mieux pour mettre la discorde parmi les patriotes, Dumouriez monta à cheval avec ses hussards. Les mutins virent d'un côté mettre quatre canons en batterie, de l'autre côté un escadron prêt à charger. Dumouriez ordonna à ses canonniers d'allumer les mèches, à ses hussards de tirer le sabre du fourreau; il en fit autant qu'eux, et, s'approchant d'eux à la distance d'une trentaine de pas:

—L'armée de Dumouriez, dit-il à haute voix, ne reçoit dans ses rangs que de bons patriotes et des gens honnêtes. Elle a en mépris les maratistes et en horreur les assassins. Il y a au milieu de vous des misérables qui vous poussent au crime. Chassez-les vous-mêmes de vos rangs ou j'ordonne à mes artilleurs de faire feu, et je sabre avec mes hussards ceux qui seront encore debout. Donc, vous entendez, pas de maratistes, pas d'assassins, pas de bourreaux dans nos rangs. Chassez-les. Devenez bons, braves et grands comme ceux parmi lesquels vous avez l'honneur d'être admis!

Cinquante ou soixante hommes furent chassés. Ils disparurent comme s'ils s'étaient abîmés sous terre. Le reste rentra dans les rangs et prit l'esprit de l'armée, complètement pur des excès de l'intérieur.

Jusqu'au 10 septembre, le roi de Prusse resta à Verdun, répétant à qui voulait l'entendre qu'il venait pour rendre au roi la royauté, les églises aux prêtres, les propriétés aux propriétaires.

Ces mots, nous l'avons déjà dit, avaient fait dresser l'oreille au paysan. S'il ne s'était agi que de rendre l'église aux prêtres, le sentiment de la France, qui est profondément religieux, leur en eût de lui-même rouvert les portes, mais en rendant les églises aux prêtres, on rendait les biens au clergé.

Or, on avait confisqué pour quatre milliards de biens aux couvents et aux ordres religieux, et par les ventes qui depuis janvier en avaient été la suite, ces propriétés avaient passé de la main morte à la vivante, des paresseux aux travailleurs, des abbés libertins, des chanoines ventrus, des évêques fastueux aux honnêtes laboureurs[A]; en huit mois, une France nouvelle s'était faite.

Le 10, cependant, les Prussiens se décidèrent à se mettre en mouvement; ils sondèrent tous nos avant-postes, escarmouchèrent sur le front de tous nos détachements.

Sur plusieurs points, nos soldats étaient si désireux d'en arriver à une action décisive, qu'ils escaladèrent leurs retranchements et chargèrent à la baïonnette.

Le soir même, il y eut rapport chez le général. Jacques Mérey, qui n'avait aucune fonction fixe, s'était chargé d'inspecter tous les postes. Il revint de son inspection en disant que le passage de la Croix-aux-Bois n'était pas suffisamment gardé.

Mais, sur ce point, il ne trouva malheureusement point d'accord avec le colonel qui y commandait. Le passage de la Croix-aux-Bois était le seul que les Prussiens n'eussent pas éprouvé. Le colonel prétendit qu'il leur était inconnu, et que non seulement il y avait assez d'hommes pour le garder, mais qu'il pouvait encore envoyer deux ou trois cents hommes au camp de Grand-Pré.

Jacques Mérey insista près de Dumouriez; mais le colonel, qui tenait à prouver qu'il avait raison, envoya à la Chalade un bataillon et un escadron.

La nuit suivante, tourmenté par ses pressentiments, Jacques Mérey monta à cheval et s'achemina vers le passage de la Croix-aux-Bois.

Mais peu à peu d'autres pensées que celles qui avaient déterminé son départ leur succédèrent dans son esprit, et il se mit à rêver comme il rêvait quand il était seul.

À Éva;

À sa vie si vide depuis qu'elle semblait et même qu'elle était si agitée.

Oui, certes, Jacques Mérey était un excellent patriote; oui, la France tenait dans son cœur la place qu'elle devait y tenir, mais elle n'y avait rien fait perdre à la toute-puissance du souvenir d'Éva.

Où était-elle? que devenait-elle? Ne lui avait-elle pas été arrachée avant que la création complète, non pas du corps, mais du cerveau fût accomplie?

Elle resterait belle, il y avait même à parier qu'elle embellirait encore; mais son esprit serait-il assez soutenu par l'éducation pour conserver un sens moral qui pousse toujours son libre arbitre au bien; sa mémoire serait-elle assez tenace pour continuer d'enfermer dans son cœur le souvenir de celui qui, après Dieu, l'avait faite ce qu'elle était?

—Oh! murmurait Jacques.

La clarté s'était faite dans son esprit, mais il y avait encore du trouble dans son âme...

Et il voyait peu à peu son image s'obscurcissant dans cette âme pour ainsi dire inachevée, jusqu'à ce qu'elle se confondit dans cette nuit du passé où flottent les rêves vains sortis par la porte d'ivoire.

Jacques Mérey avait jeté la bride sur le cou de son cheval. Il n'était plus sur la limite de la forêt d'Argonne, il ne suivait plus les rives de l'Aisne, il n'allait plus surveiller le passage menacé de la Croix-aux-Bois. Il était à Argenton, dans la maison mystérieuse, sous l'arbre de la science; il conduisait Éva dans la grotte où pour la première fois elle lui avait dit qu'elle l'aimait et où elle le lui redisait encore. Il revivait enfin sa vie heureuse, quand tout à coup il crut entendre le pétillement de la fusillade suivi du cri d'alarme!

D'un même mouvement, il se dressa sur ses étriers et son cheval hennit.

Toute la fantasmagorie du passé disparut alors comme dans une féerie. Pareil à un dormeur qu'un rêve avait transporté dans des jardins délicieux, sous un lumineux soleil, et qui se réveille la nuit dans un désert, au milieu des précipices, lui se réveilla dans un chemin boueux, dans une forêt sombre, trempé par une pluie fine et glacée, au milieu des éclairs de l'artillerie et de la fusillade qui illuminaient l'épaisseur du bois.

Jacques Mérey mit son cheval au galop, mais, en arrivant à la petite plaine de Longwée, il se trouva au milieu des fuyards.

Il devina tout, la Croix-aux-Bois avait été attaquée comme il l'avait prévu, la position était forcée par les Autrichiens et les émigrés commandés par le prince de Ligne.

Une espèce de bataillon carré s'était formé au commencement de la petite plaine. Jacques Mérey courut là où on résistait encore. Mais, comme il y arrivait, trois ou quatre cents cavaliers chargeaient le colonel français au milieu de ses quelques centaines d'hommes, avec lesquels il essayait de soutenir la retraite.

Jacques Mérey se jeta au milieu de la mêlée.

Le colonel luttait corps à corps avec deux des cavaliers, qui, par une charge de fond, avaient, au cri de «Vive le roi!» rompu le carré. De ses deux coups de pistolets, Jacques les jeta à bas de leurs chevaux, mais à l'instant même il se trouva entouré; il mit le sabre à la main; puis, au milieu des ténèbres, para et porta quelques coups. La nuit était complètement sombre, on ne voyait qu'à la lueur des coups de pistolet. Deux ou trois coups échangés firent une de ces clartés éphémères; mais à cette clarté Jacques crut reconnaître, sous l'uniforme gris et vert des émigrés, le seigneur de Chazelay. Il jeta un cri de rage, poussa son cheval sur lui; mais au même instant il sentit son cheval faiblir des quatre pieds: une balle qui lui était destinée l'avait atteint à la tête au moment où il le faisait cabrer pour franchir l'obstacle. Il s'abîma entre les pieds des chevaux, resta un instant immobile, s'abritant au cadavre de l'animal mort; puis, se relevant et se glissant par une éclaircie, il se trouva sous le dôme de la forêt, c'est-à-dire dans une profonde obscurité.

Il ne pouvait rien dans cette terrible échauffourée qui livrait un des passages à l'ennemi, mais il pouvait beaucoup s'il prévenait à temps Dumouriez de cette catastrophe. Il s'appuya au tronc d'un chêne, se tâta pour voir s'il n'avait rien de cassé; puis s'orientant, il se rappela qu'un petit sentier conduisait de Longwée à Grand-Pré, et que ce sentier côtoyait une des sources de l'Aisne; il écouta, entendit à quelques pas de lui le murmure d'un ruisseau, descendit une courte berge, trouva la source. Dès lors il était tranquille, comme il avait trouvé le ruisseau il trouva le sentier, éloigné seulement d'une lieue et demie de Grand-Pré. Il y fut en trois quarts d'heure.

Deux heures du matin sonnaient au moment où, trempé tout à la fois de pluie et de sueur, couvert de boue et de sang, il frappait à la porte du général.

XXVI

Le prince de Ligne

Jacques Mérey avait instinctivement trop l'intelligence des accidents de guerre pour communiquer la nouvelle à un autre qu'au général en chef.

C'est, en pareil cas, le sang-froid, la décision rapide et surtout le silence du général qui sauvent l'armée.

Il connaissait la chambre de Dumouriez et s'apprêtait à le faire réveiller par le planton qui veillait dans son antichambre, lorsqu'il vit que la lumière filtrait à travers les rainures de la porte.

Il frappa à cette porte. La voix ferme et nette du général lui répondit:

—Entrez.

Dumouriez n'était pas encore couché. Il travaillait à ses Mémoires, où il avait l'habitude de consigner jour par jour ce qui lui arrivait.

En retard de quelques jours, il se remettait au courant.

—Ah! ah! dit-il en voyant Mérey couvert de boue et de sang. Mauvaise nouvelle, je parie!

—Oui, général; le passage de la Croix-aux-Bois est forcé par les Autrichiens.

—J'en avais le pressentiment. Et le colonel?

—Tué.

—C'est ce qu'il avait de mieux à faire.

Dumouriez alla en toute hâte à un grand plan de la forêt d'Argonne pendu au mur.

—Ah! dit-il philosophiquement, il faut que chaque homme ait le défaut de ses qualités. Ardent à concevoir, je manque souvent de patience dans l'exécution. J'aurais dû étudier chaque passage de mes propres yeux; je ne l'ai pas fait, et, imbécile que je suis, j'ai écrit à l'Assemblée que l'Argonne était les Thermopyles de la France! Voilà mes Thermopyles forcés, et tu n'es pas mort, Léonidas?

—Heureusement, dit Jacques Mérey, après les Thermopyles, Salamines!

—Cela vous est bien aisé à dire, fit Dumouriez avec le plus grand calme. Et si Clerfayt ne perd pas son temps, selon son habitude, s'il tourne la position de Grand-Pré, si avec ses trente mille Autrichiens il occupe les passages de l'Aisne, tandis que les Prussiens m'attaqueront de face, enfermé avec mes vingt-cinq mille hommes par soixante-quinze mille hommes, par deux cours d'eau et de la forêt, je n'ai plus qu'à me rendre ou à faire tuer mes hommes depuis le premier jusqu'au dernier. La seule armée sur laquelle comptât la France est anéantie, et messieurs les alliés peuvent tranquillement prendre la route de la capitale.

—Il faut, sans perdre un instant, les débusquer de là, général.

—C'est bien ce que je vais essayer de faire. Éveillez Thévenot dans la chambre à côté.

Jacques Mérey ouvrit la porte et appela Thévenot. Thévenot ne dormait jamais que d'un œil; il sauta à bas de son lit, passa un pantalon et accourut.

—La Croix-aux-Bois est forcée, lui dit Dumouriez; faites éveiller Charot, qu'il parte avec six mille hommes, et que, coûte que coûte, il reprenne le passage.

Thévenot ne prit que le temps de s'habiller, s'élança vers le quartier du général Charot, le réveilla et lui transmit l'ordre du général.

Pendant ce temps, Jacques Mérey donnait à Dumouriez tous les détails de ce qui s'était passé sous ses yeux à la Croix-aux-Bois.

Lorsque Dumouriez apprit qu'il était revenu au camp de Grand-Pré par des sentiers traversant la forêt, il lui demanda s'il pouvait par ces mêmes sentiers guider une colonne qui attaquerait en flanc tandis que Charot attaquerait en tête.

Jacques Mérey s'engagea à conduire cette colonne, pourvu qu'elle fût formée d'infanterie seulement; quant à la cavalerie, il regardait comme une chose impossible de la faire passer par de pareils chemins.

Quelque diligence que l'on y mît, il était grand jour lorsque la colonne fut prête à partir. Mais Dumouriez réfléchit qu'une attaque de jour entraînait avec elle trop de chances diverses, tandis que, attaqué la nuit d'un côté par lequel il ne pouvait pas attendre l'ennemi, et en même temps obligé de se défendre en tête, il y avait lieu de tout espérer.

Il fallait trois heures au général Charot pour faire les trois lieues qu'il avait à franchir par la chaussée de l'Argonne, trajet qui nécessitait un double détour. Il ne fallait qu'une heure et demie à Jacques pour conduire sa colonne à la hauteur de Longwée.

Il fut donc convenu que Charot partirait à cinq heures pour arriver à la nuit close à l'entrée du défilé, et Jacques à six heures et demie. Les premiers coups de canon de Charot, qui amenait avec lui deux pièces de campagne, devaient servir de signal à Mérey pour charger.

Mérey eut donc le temps de changer d'habits et de prendre un bain avant de se remettre en route, et, à six heures et demie, avec son costume de représentant, un fusil de munition à la main, il prit la tête de la colonne.

Le duc de Chartres avait demandé à être de l'expédition. Mais Dumouriez lui avait dit en riant:

—Patience, patience, monseigneur; attendez une belle bataille à la lumière du soleil, les combats de nuit ne vont pas aux princes du sang.

Puis il avait ajouté à voix basse:

—Surtout quand ils sont aptes à succéder!

À huit heures, Mérey et ses cinq cents hommes voyaient à un quart de lieue, à travers les arbres, les feux des bivouacs qui coupaient la forêt sur toute la ligne du défilé, mais qui se groupaient plus nombreux autour du village de Longwée où était le quartier général du prince de Ligne.

Chaque soldat posa son sac à terre, s'assit sur son sac, mangea un morceau de pain, but une goutte d'eau-de-vie, et plein d'impatience attendit.

Vers dix heures, on entendit les premiers coups de fusil échangés entre les avant-postes autrichiens et l'avant-garde française.

Puis, dix minutes après, le grondement du canon annonça que l'artillerie venait de se mêler de la partie.

Dès les premiers coups de fusil, la petite colonne conduite par Jacques avait vu un grand trouble se manifester sur toute la ligne du défilé; on voyait à la lueur des feux les soldats saisir leurs armes et courir du côté de l'attaque.

Jacques avait toutes les peines du monde à maintenir ses hommes, mais ses instructions étaient précises: ne pas donner avant le premier coup de canon.

Ce premier coup de canon tant attendu se fit enfin entendre. Les soldats saisirent leurs fusils et, Jacques Mérey à leur tête, s'élancèrent.

—À la baïonnette! cria Jacques Mérey. Ne faites feu qu'au dernier moment!

Et tous s'élancèrent à ce cri magique de «Vive la nation!» qui, répété par l'écho de la forêt, eût pu faire croire aux Autrichiens et aux émigrés qu'il était poussé par dix mille voix.

Mais, pour combattre contre la France, les émigrés n'en étaient pas moins braves. Le cri de «Vive le roi!» répondit au cri de «Vive la nation!» Et, pareille à un tourbillon, une charge de cavalerie, conduite par un homme de trente à trente-cinq ans, portant l'uniforme de colonel autrichien, habit blanc, pantalon rouge, ceinture d'or, descendit du haut de la colline où le village était situé.

—Feu à vingt pas, et recevez les survivants sur vos baïonnettes!

Puis, d'une voix qui fut entendue de tous:

—À moi l'officier! cria-t-il.

Et, se plaçant au milieu du chemin, à la tête de la colonne, il attendit que les premiers cavaliers fussent à vingt pas de lui, ajusta l'officier, et fit feu.

Cinq cents coups de fusil accompagnèrent le sien.

Chacun s'était posté le plus commodément possible pour tirer; chacun avait visé à la lueur du feu des bivouacs. La chaussée ne permettait à la cavalerie de charger que sur huit hommes de front; mais les balles, en se croisant, avaient plongé des deux côtés dans les rangs; plus de cent chevaux et de deux cents cavaliers tombèrent.

Quant à l'officier, emporté par le galop de son cheval, il vint rouler auprès de Jacques Mérey, tué roide d'une balle au milieu de la poitrine.

La chaussée était tellement obstruée de cadavres d'hommes et de chevaux, que les derniers rangs ne purent franchir la barricade sanglante qui venait de se lever entre eux et les patriotes.

Quelques-uns des survivants, échappés au massacre, vinrent se jeter sur les baïonnettes et furent tués ou pris.

—Rechargez! cria Mérey, et feu à volonté!

Les patriotes rechargèrent leurs fusils, et, s'élançant sous bois de chaque côté de la chaussée, ce que ne pouvaient faire les cavaliers, ils les poursuivirent en les fusillant. Quant à ceux qui étaient démontés, c'était l'affaire de la baïonnette; tous se défendaient avec acharnement, d'abord parce qu'ils étaient tous braves, ensuite parce qu'ils savaient que tout prisonnier émigré était un homme fusillé.

Donc ils aimaient mieux en finir sur le champ de bataille que dans les fossés d'une citadelle ou contre un vieux mur.

Au reste, on entendait le canon de Charot qui se rapprochait, indication sûre que les Autrichiens battaient en retraite; ils avaient fait la même faute: la Croix-aux-Bois prise, ils ne l'avaient pas fait garder par un nombre d'hommes assez considérable.

Les fuyards arrivèrent sur les derrières de la colonne autrichienne, annonçant que l'armée était coupée, que le corps des émigrés était aux trois quarts exterminé, et que son chef, le prince de Ligne, avait été tué par le premier coup de fusil qui avait été tiré.

Le désordre se mit dans les rangs des Autrichiens et des émigrés; chacun se jeta dans les bois, tirant de son côté. La résistance cessa ou à peu près; trois ou quatre cents Autrichiens furent tués, autant pris; deux cent cinquante émigrés restèrent sur le champ de bataille.

Quelques-uns, après une résistance désespérée, furent conduits à Dumouriez.

Quant à Jacques Mérey, à peine le combat avait-il cessé qu'il songea aux blessés. Les ambulances étaient encore mal organisées à cette époque, ou plutôt elles ne l'étaient pas du tout. Craignant quelque retour offensif de l'ennemi, il fit réunir tous les chevaux sans maître que l'on put trouver, y compris celui du prince de Ligne, que l'on reconnut à sa housse et à ses fontes brodées d'or, et les employa à transporter les blessés à Vouziers, où il établit le quartier général de ses malades, laissant à un plus ambitieux que lui le soin de porter la nouvelle de la victoire au général en chef.

Jacques Mérey ordonna que les Autrichiens fussent amenés avec des soins égaux à ceux qui étaient accordés aux Français; et, couchés dans les mêmes chambres, ils recevaient les mêmes soins.

Mais, à peine l'ambulance était-elle installée, à peine les premiers pansements étaient-ils faits, que le canon se fit entendre de nouveau, et cette fois en se rapprochant de Vouziers, ce qui indiquait que c'était le général Charot qui à son tour battait en retraite.

En effet, au bout de deux heures, quelques-uns de ces hommes qui semblent avoir des ailes aux pieds pour annoncer les catastrophes arrivèrent à Vouziers, se disant suivis du corps d'armée du général Charot qui battait en retraite.

Clerfayt, comprenant l'importance de la position de la Croix-aux-Bois, était accouru au canon avec les trente mille hommes qui lui restaient, et, avec ces trente mille hommes, il avait renversé tout ce qui s'opposait à son passage.

On annonça à Jacques Mérey qu'un des soldats qui avaient combattu sous lui avait à lui remettre divers objets précieux qu'il ne voulait remettre à personne. Il fit venir l'homme; c'était un caporal. Il avait fouillé le chef des émigrés, avait trouvé sur lui une bourse contenant cent vingt louis, un portefeuille dans lequel était une lettre commencée pour sa femme, une montre enrichie de diamants et plusieurs bagues précieuses.

Il apportait le tout au docteur, sous ce prétexte tout militaire que, puisque c'était lui qui avait tué le prince, c'était lui qui en devait hériter.

—Mon ami, lui dit Jacques Mérey, je ne me crois aucun droit à tous ces objets, et cependant, comme ils sont entre mes mains, voilà à mon avis ce qu'il faut en faire: il faut faire venir des médecins de Mézières, de Sedan, de Rethel, de Reims et de Sainte-Menehould, accepter le dévouement de ceux qui seront riches, et payer les soins de ceux qui seront pauvres avec les cent vingt louis du prince de Ligne. Es-tu de cet avis?

—Parfaitement, citoyen représentant.

—Comme le prince de Ligne n'est point un émigré, mais un prince de Hainaut, et que ses biens ne sont pas confisqués, mon avis est encore qu'il faut remettre le portefeuille, la montre et les bijoux trouvés sur lui au général Dumouriez; il les fera passer à sa femme, qui, quoi que tu en dises, a encore plus de droits à son héritage que moi.

—C'est encore juste, dit le caporal.

—Enfin, continua Jacques, comme il ne faut pas t'ôter aux yeux de qui de droit le mérite de ta belle action, c'est toi qui porteras au général, avec une lettre de moi, le portefeuille, la montre et les bijoux. Après quoi, aussi vite que possible, tu me rapporteras ici la réponse du général, et, comme il faut que cette réponse arrive le plus tôt possible, tu prendras le cheval du prince, que je regarde comme ma propriété, et tu diras au général que je le prie, pour l'amour de moi, de le mettre dans ses écuries.

Quatre heures après, le caporal était de retour sur un cheval que Dumouriez envoyait à Jacques Mérey en échange du sien.

Il était porteur d'une lettre de Dumouriez qui ne contenait que ces mots:

Venez vite: j'ai besoin de vous.

DUMOURIEZ.

—Eh bien! dit-il au soldat, tu as l'air content, mon brave.

—Je crois bien, répondit celui-ci: le général m'a fait sergent et m'a donné sa propre montre.

Et il montra à Jacques Mérey la montre que lui avait donnée Dumouriez.

—Bon, dit en riant Jacques, elle est d'argent.

—Oui, répondit le soldat; mais les galons sont d'or!

XXVII

Kellermann

Jacques Mérey trouva Dumouriez calme, quoique la situation fût presque désespérée.

Charot, au lieu de se retirer sur Grand-Pré, avait été prévenu et s'était retiré sur Vouziers.

Dumouriez, avec ses quinze mille hommes, se trouvait séparé de Charot, qui était, comme nous l'avons dit, à Vouziers, et de Dubouquet, qui était au Chêne Populeux, par les trente mille hommes de Clerfayt.

Le général en chef écrivait.

Il donnait l'ordre à Beurnonville de hâter sa marche sur Rethel, où il n'était pas encore et où il eût dû être le 13; à Charot et à Dubouquet de faire leur jonction et de marcher sur Sainte-Menehould.

Enfin, il écrivait une dernière lettre à Kellermann, dans laquelle il le priait, quelques bruits qu'il entendît venir de l'armée, et si désastreux que fussent ces bruits, de ne pas s'arrêter un instant et de marcher sur Sainte-Menehould.

Il chargea des deux premières lettres ses deux jeunes hussards, qui, connaissant le pays et admirablement montés, pouvaient en quatre ou cinq heures atteindre Alligny par un détour; il leur ordonna de prendre deux chemins différents, afin que si l'un des deux était arrêté en route, l'autre suppléât.

Tous deux partirent.

Alors, prenant Jacques Mérey à part:

—Citoyen Jacques Mérey, lui dit-il, depuis deux jours vous nous avez donné de telles preuves de patriotisme et de courage, et de votre côté vous m'avez vu agir si franchement, qu'il ne peut plus y avoir entre nous ni doutes ni soupçons.

Jacques Mérey tendit sa main au général.

—À qui avez-vous besoin que je réponde de vous comme de moi-même? dit-il.

—Il n'est pas question de cela. Vous allez prendre mon meilleur cheval et vous rendre au-devant de Kellermann; vous ne lui parlerez pas en mon nom, le vieil Alsacien est blessé d'avoir été mis sous les ordres d'un plus jeune général que lui, voilà pourquoi il ne se presse pas d'obéir; mais vous lui parlerez au nom de la France, notre mère à tous; vous lui direz que la France, les mains jointes, le supplie de faire sa jonction avec moi; une fois sa jonction faite, je lui abandonnerai le commandement s'il le désire, et je servirai sous lui comme général, comme aide de camp, comme soldat. Kellermann, très brave, est en même temps prudent jusqu'à l'irrésolution: il ne doit être qu'à quelques lieues d'ici. Avec ses 20 000 hommes, il passera partout; trouvez-le, amenez-le. Dans mon plan, je lui réserve les hauteurs de Gizaucourt; mais qu'il se place où il voudra, pourvu que nous puissions nous donner la main. Voilà mon plan: Dans une heure, je lève le camp; je m'adosse à Dillon, que je laisse aux Islettes. Je rallie Bournonville et mes vieux soldats du camp de Maulde, cela me fait 25 000 hommes; les 6 000 hommes de Charot et les 4 000 de Dubouquet me font 35 000 hommes; les 20 000 de Kellermann, 55 000. Avec 55 000 soldats gais, alertes, bien portants, je ferai tête, s'il le faut, à 80 000 hommes. Mais il me faut Kellermann. Sans Kellermann, je suis perdu et la France est perdue. Partez donc, et que le génie de la nation vous mène par la main!

Une heure après, en effet, Dumouriez recevait un parlementaire prussien qu'il promenait par tout le camp de Grand-Pré; mais le parlementaire était à peine à Chevières, qu'il faisait décamper et marcher en silence, ordonnant de laisser tous les feux allumés.

L'armée ignorait que le défilé de la Croix-aux-Bois avait été forcé. Elle ignorait le motif de cette marche et croyait faire un simple changement de position. Le lendemain, à huit heures du matin, on avait traversé l'Aisne et l'on s'arrêtait sur les hauteurs d'Autry.

Le 17 septembre, après deux de ces paniques inexplicables qui éparpillent une armée comme un tourbillon fait d'un tas de feuilles sèches, tandis que des fuyards couraient annoncer à Paris que Dumouriez était passé à l'ennemi, que l'armée était vendue, Dumouriez entrait à Sainte-Menehould avec son armée en excellent état; il y était accompagné par Dubouquet, Charot et Beurnonville, et il écrivait à l'Assemblée nationale:

J'ai été obligé de quitter le camp de Grand-Pré, lorsqu'une terreur panique s'est mise dans l'armée; dix mille hommes ont fui devant quinze cent hussards prussiens. La perte ne monte pas à plus de cinquante hommes et quelques bagages.

Tout est réparé. Je réponds de tout!

Pendant ce temps, Jacques Mérey courait après Kellermann.

Il ne le rejoignit que le 17, vers cinq heures du matin, à Saint-Dizier. En apprenant le 17 l'évacuation des défilés, il s'était mis en retraite.

Ce qu'avait prévu Dumouriez serait arrivé s'il n'avait eu l'idée d'envoyer Jacques Mérey à Kellermann.

Jacques Mérey lui expliqua tout comme eût pu le faire le stratégiste le plus consommé. Il lui raconta tout ce qui était arrivé, lui fit toucher du doigt les ressources infinies du génie de Dumouriez; il lui dit quelle gloire ce serait pour lui de participer au salut de la France, et il lui dit tout cela en allemand, dans cette langue rude qui a tant de puissance sur le cœur de ceux qui l'ont bégayée tout enfant.

Kellermann, convaincu, donna l'ordre de la retraite et le lendemain celui de marcher sur Gizaucourt.

Le 19 au soir, Jacques Mérey entrait au galop dans la ville de Sainte-Menehould, et entrait chez Dumouriez en criant:

—Kellermann!

Dumouriez leva les yeux au ciel et respira.

Il avait vu pendant toute la journée les Prussiens venir, par le passage de Grand-Pré, occuper les collines qui sont au-delà de Sainte-Menehould et le point culminant de la route.

Le roi de Prusse s'était logé à une mauvaise auberge appelée l'Auberge de la Lune, ce qui fit donner à son campement, ou plutôt à son bivouac, le nom de Camp de la Lune, nom que cette hauteur porte encore aujourd'hui.

Chose étrange! l'armée prussienne était plus près de Paris que l'armée française, l'armée française plus près de l'Allemagne que l'armée allemande.

Le 20 au matin, Dumouriez sortit de Sainte-Menehould pour aller prendre sa position de bataille, et fut tout étonné de voir les hauteurs de Gizaucourt dégarnies et celles de Valmy occupées.

Y avait-il erreur, ou Kellermann, forcé d'obéir, avait-il voulu au moins prendre une position de son choix?

Par malheur, sa position était mauvaise pour la retraite. Il est vrai qu'elle était bonne pour le combat. Seulement, il fallait vaincre.

Battu, Kellermann était obligé de faire passer son armée par un seul pont; à droite ou à gauche, des marais à enfoncer jusqu'au cou si l'on essayait de se replier.

Mais, pour le combat, nous le répétons, la position était belle et hardie.

Le matin, de la fenêtre de l'Auberge de la Lune, le roi de Prusse regarda avec sa lunette la position des deux généraux.

Puis, après avoir bien regardé, il passa la lunette à Brunswick.

Brunswick examina à son tour.

—Qu'en pensez-vous? demanda le roi de Prusse.

—Ma foi! sire, dit Brunswick en secouant la tête, je pense que nous avons devant nous des gens qui veulent vaincre ou mourir.

—Mais, en effet, dit le roi en indiquant Valmy, il me semble que ce n'est pas là, comme nous l'avait dit M. de Calonne, une armée de vagabonds, de tailleurs et de savetiers.

—Décidément, dit Brunswick en rendant au roi sa lunette, je commence à croire que la Révolution française est une chose sérieuse.

En ce moment, un brouillard commença de flotter dans l'air et de se répandre dans la plaine, cachant l'une à l'autre chacune des trois armées.

Mais l'instant d'éclaircie avait suffi à Dumouriez pour juger la position de Kellermann.

Si Clerfayt et ses Autrichiens s'emparaient du mont Yron, placé derrière Valmy, ils canonnaient de là Kellermann, qui, ayant les Prussiens en tête et les Autrichiens en queue, ne pouvait recevoir de lui aucun secours. Il envoya donc le général Steingel avec 4 000 hommes pour occuper le mont Yron, qui n'était occupé que par quelques centaines d'hommes qui ne pouvaient résister.

Puis il ordonna à Beurnonville d'appuyer Steingel avec seize bataillons.

Enfin, il dépêcha Charot avec neuf bataillons et huit escadrons pour occuper Gizaucourt.

Mais Charot s'égara dans le brouillard et alla se heurter à Kellermann, auquel il demanda ses ordres, et qui, déjà embarrassé de ses vingt mille hommes sur son promontoire de Valmy, le renvoya à Dumouriez.

Dumouriez le renvoya à Gizaucourt; mais Brunswick, de son côté, avait reconnu la faute que l'on avait commise en n'occupant pas tout d'abord ce village, qui offrait une position aussi avantageuse que le mont de la Lune, et l'avait fait occuper.

Vers onze heures, le brouillard se leva. Dumouriez, avec son état-major si leste et si élégant, traversa la plaine de Dammartin-la-Planchette à Valmy, alla serrer la main de Kellermann, honneur qu'il rendait à son doyen d'âge, puis, sous prétexte de communiquer avec lui, il lui laissa, avec le titre de son officier d'ordonnance, le jeune duc de Chartres.

Puis, tout bas à celui-ci:

—C'est ici, dit-il, que sera le danger; c'est ici que vous devez être. Arrangez-vous de manière à être remarqué.

Le jeune prince sourit, serra la main de Dumouriez.

Il n'avait pas besoin de cette recommandation.

Quelque temps avant que le brouillard eût disparu, les Prussiens, qui avaient une batterie de soixante pièces de canon braquées sur Valmy, sachant que les Français ne pouvaient bouger de là, commencèrent le feu.

Tout à coup, nos jeunes soldats entendirent éclater un tonnerre, et en même temps un ouragan de fer s'abattit sur eux.

Ils commençaient leur éducation militaire par la chose la plus difficile: recevoir sans bouger le feu de l'ennemi.

Nos artilleurs répondaient, c'est vrai; mais leurs boulets à eux portaient-ils? Au reste, c'est ce qu'ils verraient bientôt, le brouillard s'enlevait doucement et se dissipait peu à peu.

Quand le brouillard eut disparu tout à fait, les Prussiens virent l'armée française à son poste, pas un homme n'avait bougé.

En ce moment où la lumière du soleil reparut comme pour voir cette grande lutte de laquelle dépendait le destin de la France, les obus des Prussiens, mieux dirigés, tombèrent sur deux caissons qui éclatèrent; il en résulta un peu de trouble. Kellermann mit son cheval au galop pour juger lui-même de l'importance de l'accident. Un boulet atteignit le cheval à la poitrine, à 25 centimètres du genou du général: l'homme et l'animal roulèrent dans la poussière. Un instant on les crut tués tous deux; mais Kellermann se releva avec une ardeur toute juvénile, monta sur un cheval qu'on lui amenait, refusant celui du duc de Chartres qui avait mis pied à terre et qui lui offrait le sien. Mais, lorsqu'il arriva sur le lieu de la catastrophe, le calme était déjà rétabli.

Brunswick, voyant que, contre toute attente, cette prétendue armée de vagabonds, de tailleurs et de savetiers recevait la mitraille avec le calme de vieux soldats, pensa qu'il fallait en finir et ordonna de charger. Entre onze heures et midi, il forma trois colonnes qui reçurent l'ordre d'enlever le plateau de Valmy.

Kellermann voit les colonnes se former, donne le même ordre, mais seulement ajoute:

—Ne pas tirer; attendre les Prussiens à la baïonnette.

Du camp de la Lune à Valmy, il y a à peu près deux kilomètres; le terrain, pendant un quart de kilomètre, descend par une pente douce; puis, pendant trois quarts de kilomètre à peu près, on coupe en travers une petite vallée, on arrive à un ressaut de terrain, puis, au bout de deux cents pas, se présente la montée assez abrupte de Valmy.

Il y eut un moment de silence pendant lequel on n'entendit que le tambour prussien battant la charge; les trompettes de la cavalerie qui accompagnaient les colonnes pour les soutenir se taisaient. Le roi de Prusse et Brunswick, appuyés au mur de l'auberge, leur lunette à la main, ne perdaient pas un détail.

Pendant ce moment de silence, les trois colonnes prussiennes étaient descendues et commençaient de franchir l'espace intermédiaire.

Brunswick et le roi de Prusse ne perdaient pas de vue le plateau de Valmy; ils virent les vingt mille hommes de Kellermann, les six mille hommes de Steingel et les trente mille hommes de Dumouriez mettre leurs chapeaux au bout de leurs fusils et faire retentir la vallée d'un seul cri, du cri tonnant de «Vive la nation!»

Puis le canon commença de gronder. Seize grosses pièces du côté de Kellermann, trente pièces du côté de Dumouriez; Kellermann serrant les Prussiens en tête, Dumouriez les brisant en flanc.

Et, dans chaque intervalle des détonations de l'artillerie, les chapeaux toujours agités au bout des baïonnettes, et l'éternel cri de «Vive la nation!»

Brunswick repoussa avec colère les canons de sa lunette les uns dans les autres.

—Eh bien? demanda le roi de Prusse.

—Il n'y a rien à faire contre de pareils hommes, dit Brunswick; ce sont des fanatiques.

Les Prussiens montaient toujours, fermes et sombres; chaque volée de Kellermann plongeait en profondeur et traçait de longs sillons dans les rangs; chaque volée de Dumouriez coupait les lignes par des vides immenses; les lignes flottaient un instant, puis se remplissaient de nouveau, et le mouvement de progression continuait.

Mais, arrivé au ressaut de terrain que nous avons indiqué, c'est-à-dire à un tiers de portée de canon de Valmy, il sembla qu'une barrière de fer et de feu, que personne ne peut franchir, venait de s'élever; les vieux soldats de Frédéric s'y entassaient par monceaux; mais, comme aux flots, Dieu criait:

—Vous n'irez pas plus loin!

Et ils n'allèrent pas plus loin; ils n'eurent pas l'honneur d'aborder nos jeunes soldats. Brunswick frémissant ordonna d'arrêter un massacre inutile: à quatre heures, il fit sonner la retraite. La bataille était gagnée.

L'ennemi venait de faire son premier pas en arrière; la France était sauvée.

Le jeune duc de Chartres n'avait rien fait et n'avait rien pu faire de remarquable. Il était resté bravement au milieu du feu. C'est tout ce que lui demandait Dumouriez, et cela suffisait à ce que son nom fût dans le bulletin de la bataille.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que l'on ne s'étonne pas que celui qui écrit ces lignes s'étende avec une si profonde vénération sur tous les détails de notre grande, de notre sainte, de notre immortelle Révolution; ayant à choisir entre la vieille France, à laquelle appartenaient ses aïeux, et la France nouvelle, à laquelle appartenait son père, il a opté pour la France nouvelle; et, comme toutes les religions raisonnées, la sienne est pleine de confiance et de foi.

J'ai visité cette longue ligne qui s'étend du camp de la Lune à ce ressaut que ne purent franchir les Prussiens. J'ai gravi la colline de Valmy, véritable Scala santa de la Révolution, que tout patriote devrait monter à genoux. J'ai baisé cette terre sur laquelle, pendant une de ces journées qui décident des destins du monde, battirent tant de vaillants cœurs et où le vieux Kellermann, l'un des deux sauveurs de la patrie, voulut que le sien fût enterré.

Puis je me relevai en disant avec fierté:

—Là aussi était mon père, venu du camp de Maulde comme simple brigadier, avec Beurnonville.

Un an après, il était général de brigade.

Un an après, il était général en chef.

XXVIII

Les hommes de la Convention

Ce fut le lendemain de la grande journée que nous venons de raconter, que la salle de spectacle des Tuileries s'ouvrit pour recevoir les membres de la Convention.

Nous connaissons tous ce petit théâtre de cour, destiné à contenir cinq cents personnes à peine et qui allait recevoir sept cent quarante-cinq conventionnels.

En général, plus l'arène est petite, plus le combat est acharné.

Le rapprochement, qui rend l'amitié plus solide, rend la haine plus grande.

Quand deux ennemis se touchent, ils ne se menacent plus, ils se frappent.

Que devait être la Convention?

Un concile politique où la France, écrivant son nouveau dogme, allait assurer son unité.

Par malheur, avant d'être, elle était déjà divisée.

Et cependant où était le centre de l'unité vitale? où était le cœur de la France dans la Convention?

Forte comme elle l'était, la France pouvait lutter contre le monde.

Mais pouvait-elle lutter contre elle-même?

Là était la question.

Triompherait-elle avec le schisme de la Montagne et de la Gironde dans son sein?

Triompherait-elle avec la guerre civile dans la Vendée?

Elle ne craignait pas la royauté. Le jour où le roi avait menti, il avait donné sa démission.

UN ROI NE MENT PAS.

Elle craignait sa guerre civile de l'Ouest, ses prêtres armant le peuple contre le peuple.

Ce qu'elle craignait, c'est ce qui arriva.

Au fur et à mesure qu'ils entraient, ces hommes, tous enfants du 10-Août, tous inspirés de l'esprit qui avait présidé à cette grande journée, ces hommes se désignaient par les noms de royalistes et d'hommes de Septembre.

Ces hommes qui venaient combattre pour la France et qui, au lieu de combattre pour la France, avaient combattu l'un contre l'autre, ces hommes s'ignoraient complètement.

Ils se frappèrent sans se connaître.

Les girondins n'étaient pas royalistes, c'étaient eux que l'on désignait sous ce nom.

Ce fut un discours de Vergniaud qui fit le 10-Août. «Nous avons vu, avait-il dit en désignant du doigt les Tuileries, nous avons vu vingt fois la terreur sortir de ce château. Qu'elle y rentre une fois, et que tout soit dit!»

Les montagnards n'avaient rien à faire avec Septembre. On savait que Danton lui-même, qui en avait pris la responsabilité pour que le sang versé ne tachât point la France, on savait que Danton n'y était pour rien.

On savait que c'était Marat et Robespierre qui avaient tout fait, avec un agent secondaire, Panis.

Les deux accusations était donc fausses.

Presque tous les girondins, qu'on accusait de royalisme, votèrent la mort du roi.

Presque tous les montagnards désapprouvèrent Septembre.

Seulement, ils ne voulurent pas que Septembre fût puni. Au moment où la France avait besoin de tous ses enfants, ce n'était pas le moment, parmi les plus ardents patriotes, de se juger, de se punir et de s'épurer.

On a calculé du reste que, sur sept cent quarante-cinq membres qui s'assirent sur les bancs de la Convention le jour de son ouverture, cinq cents n'étaient ni girondins ni montagnards; tous ces nouveaux arrivants de province, marchands, avocats, bourgeois, professeurs, journalistes, venaient en amis du bien, de l'humanité, de la France. Ils voulaient tous la prospérité de la nation; mais ils n'étaient, nous le répétons, ni girondins ni montagnards.

C'était à la Montagne à les attirer à elle par la terreur.

C'était à la Gironde à les rallier à son parti par l'éloquence.

Cependant on put voir, à la nomination du président et des secrétaires, combien l'horreur de Septembre dominait l'envie qu'inspirait la Gironde.

Pétion fut nommé président.

Les six secrétaires furent: Camus et Rabaud-Saint-Étienne, deux constituants;

Les quatre autres, Brissot, Vergniaud, Lassource, des girondins; Condorcet, un ami de la Gironde, qui devait mourir avec elle, et par sa mort comme par sa vie—juste qu'il était—la justifier dans l'histoire.

Pas un homme de la Montagne, tout est pris à droite. La majorité est donc à la droite.

Aussi, dès son entrée, la masse, cette éternelle victime de l'erreur, était-elle dans l'erreur. Ses instincts vulgaires, ses craintes personnelles, la vue basse de la bourgeoisie, ne lui permettaient pas de regarder en face l'énergique légion de la Montagne, dans laquelle était le salut national.

Il est vrai qu'au sommet de cette âpre et dure Montagne siégeait la pâle et froide figure de Robespierre, peau de parchemin collée sur un crâne d'inquisiteur, sphinx étrange posant éternellement des énigmes dont il ne disait jamais le mot; Danton, masque terrible du damné, avec sa bouche torse, son visage labouré par la petite vérole, sa voix de dictateur, son attitude de tyran; et Marat, ce roi des batraciens, qui semblait, comme Philippe-Égalité, avoir renoncé à la royauté—des reptiles—pour s'appeler Marat tout court; Marat, par son père Sarde; Marat, par sa mère Suisse, n'ouvrant la bouche que pour demander des têtes, n'ouvrant ses lèvres jaunes que pour demander du sang.

Danton le méprisait, Robespierre le haïssait, et tous deux cependant le toléraient.

Marat faisait peur physiquement et moralement.

En opposition à cette masse de républicains farouches, formée à cette heure encore du double club des Jacobins et des Cordeliers, on voyait les vingt-neuf girondins autour desquels se groupait le parti de la Gironde, tous hommes de bien sur lesquels la calomnie même n'avait pas de prise, ou n'avait à reprocher que des fautes communes à beaucoup dans cette époque de mœurs légères, plusieurs jeunes et beaux, presque tous pleins de talent, Brissot, Roland, Condorcet, Vergniaud, Louvet, Gensonné, Duperret, Lassource, Fonfrède, Ducos, Garat, Fauchet, Pétion, Barbaroux, Guadet, Buzot, Salles, Sillery.

Évidemment la sympathie était là.

Chacun prit sa place bruyamment.

Puis on fit l'appel nominal.

Quand on en vint au nom de Jacques Mérey, Danton répondit pour lui:

—En mission près de Dumouriez.

L'appel nominal fini, le président et les secrétaires nommés, la Convention constituée enfin, le premier qui parla, au milieu d'un silence solennel, fut le cul-de-jatte Couthon, l'apôtre de Robespierre.

Il se souleva, et de sa place dit quelques paroles qui avaient une portée immense.

—Je propose d'ouvrir la nouvelle session en jurant haine à la royauté, haine à la dictature, haine à toute puissance individuelle.

Quoique venant de la Montagne, la proposition fut accueillie par un bravo unanime, auquel succéda un formidable cri de: «Vive la nation!»

On eût dit l'écho de celui qui avait été poussé la veille sur le champ de bataille de Valmy.

Mais Danton se leva.

On fit silence.

—Avant, dit-il, d'exprimer mon opinion sur le premier acte que doit faire l'Assemblée nationale, qu'il me soit permis de résigner dans son sein les fonctions qui m'avaient été déléguées par l'Assemblée législative. Je les ai reçues au bruit du canon; hier nous avons reçu la nouvelle que la jonction des armées était faite; aujourd'hui la jonction des représentants est opérée. Je ne suis plus que mandataire du peuple, et c'est en cette qualité que je vais parler. Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement, nominativement, acceptée par la majorité des assemblées primaires. Ces vains fantômes de dictature dont on voudrait effrayer le public, dissipons-les; disons qu'il n'y a de constitution que celle qui est acceptée du peuple. Jusqu'ici, on l'a agité, il fallait l'éveiller contre les tyrans. Maintenant que les lois sont aussi terribles contre ceux qui les violeraient que le peuple l'a été en foudroyant la tyrannie, qu'elles punissent tous les coupables, abjurons toute exagération, déclarons que toute propriété territoriale et industrielle sera éternellement maintenue.

Cette déclaration répondait si merveilleusement aux paroles du roi de Prusse à Verdun et aux craintes de la France, qu'elle fut couverte d'applaudissements, quoiqu'elle vînt de celui que l'on regardait comme le chef des septembriseurs.

Et, en effet, la crainte générale n'était pas le massacre. Chacun savait bien que, dans ce cas, organiser la défense serait chose facile. Non, la crainte générale était qu'on ne reprît les biens des émigrés, et que l'on ne déclarât nuls les ventes et les achats.

Le peuple français avait admirablement compris le mot révolution. Il l'avait décomposé, il savait qu'il voulait dire: Propriété facile, à bon marché, à la portée de tous, un toit pour le pauvre, un foyer pour le vieillard, un nid pour la famille.

Au milieu des bravos suscités par cette promesse de l'Adamastor de la Chambre, deux voix protestèrent.

—J'eusse mieux aimé, dit Cambon, que Danton se bornât à sa première proposition, c'est-à-dire qu'il établît seulement le droit que le peuple a de voter sa constitution. Mais Danton est en opposition avec lui-même. Quand la patrie est en danger, a-t-il dit, tout appartient à la patrie. Qu'importe alors que la propriété subsiste si la personne périt!

Du groupe des girondins une voix, celle de Lassource, s'éleva:

—Danton, s'écria-t-il, en demandant que l'on consacre la propriété, la compromet. Y toucher, même pour l'affermir, c'est l'ébranler. La propriété est antérieure à la loi!

La Convention alla aux voix et les deux propositions de Danton furent résumées ainsi:

1º Il ne peut y avoir de constitution que lorsqu'elle est acceptée par le peuple;

2º La sûreté des personnes et des propriétés est sous la sauvegarde de la nation.

Ce fut alors que Manuel se leva et dit, en étendant la main avec ce geste qui commande l'attention et le silence:

—Citoyens, ce n'est pas tout! Vous avez consacré la souveraineté du vrai souverain, le peuple; il faut le débarrasser de son faux souverain, le roi.

À ces mots, une voix de droite s'écria:

—Le peuple seul doit juger.

Mais, à ces mots, Grégoire, l'évêque de Blois, se leva.

Grégoire avait eu une grande autorité dans la première assemblée où il avait siégé. Il s'y était trouvé le chef du clergé populaire. La fusion des ordres consommée, il avait été élu secrétaire à la presque unanimité, avec Mounier, Sieyès, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre et Chapelier. Dans la Déclaration des droits de l'Homme, il fit inscrire celle de ses devoirs, et le nom de Dieu; le premier il avait adhéré à la constitution civile du clergé.

Les membres de la Constituante ne pouvaient être réélus à la Législative. Grégoire alors s'était établi dans son diocèse et avait publié ses lettres pastorales; enfin, à la presque unanimité encore, il avait été nommé à la Convention.

On attendait avec impatience les paroles qui allaient sortir de sa bouche dans cette grave question.

—Inutile d'attendre, dit-il; certes, personne ne proposera jamais de conserver en France la race funeste des rois. Nous savons trop bien que toutes les dynasties n'ont jamais été que des races dévorantes vivant de chair humaine. Mais il faut pleinement rassurer les amis de la liberté; il faut détruire ce talisman dont la force magique serait propre à stupéfier encore bien des hommes. Je demande donc que, par une loi solennelle, vous consacriez l'abolition de la royauté.

Au milieu des bravos et des cris frénétiques de toute l'Assemblée, d'accord en principe sur ce point, le montagnard Bascle se leva:

—Je demande, dit-il, que l'on ne précipite rien et qu'on attende le vœu du peuple.

Mais Grégoire, qui s'était rassis, se redressa à ces paroles, et, tirant du plus profond de son cœur cette terrible phrase, il la jeta au visage de son adversaire:

—Le roi est dans l'ordre moral ce que le monstre est dans l'ordre physique.

Et, à l'instant même, d'un élan unanime, toute la salle s'écria:

—La royauté est abolie.

En ce moment, un homme dont la pâleur dénonçait la fatigue, les habits un long voyage, le costume un représentant du peuple aux armées, entra brusquement dans la salle, tenant entre ses bras trois drapeaux, deux autrichiens et un prussien.

—Citoyens, s'écria-t-il l'œil rayonnant d'enthousiasme, l'ennemi est battu, la France est sauvée. Dumouriez et Kellermann vainqueurs vous envoient ces drapeaux pris sur les vaincus. J'arrive à temps pour entendre la grande voix de la Convention proclamer l'abolition de la royauté. Place parmi vous, citoyens, car je suis des vôtres!

Et, sans répondre aux signes que lui faisait Danton pour venir prendre place près de lui sur la Montagne, il alla s'asseoir, agitant son chapeau aux plumes tricolores encore tout imprégnées de la fumée de la bataille:

—Vive la République! cria-t-il, et qu'elle date sa naissance du jour qui l'a consolidée: 21 septembre 1792.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et en même temps on entendit le canon tonner. Il croyait ne tonner que pour la victoire de Valmy, il tonnait en même temps pour l'abolition de la royauté et la proclamation de la république.

Et, de même qu'en terminant le dernier chapitre nous nous sommes inclinés devant ces hommes qui avaient sauvé militairement la France, inclinons-nous devant ces autres hommes dont la mission était bien autrement dangereuse et fut pour eux bien autrement mortelle.

Une seule fois j'ai été appelé à assister à un spectacle donné dans cette salle des Tuileries où se tint cette formidable séance que nous venons de rapporter, et tant d'autres qui en furent la suite et la conséquence.

On jouait le Misanthrope et Pourceaugnac.

On applaudissait ce double chef-d'œuvre de Molière, qui présente les deux faces de son auteur, le rire et les larmes.

Deux rois et deux reines étaient assis avec une foule de princes sur une estrade et applaudissaient.

Et je me demandais comment les rois osaient entrer dans une pareille salle, où la royauté avait été abolie, où la république avait été proclamée, où tant de spectres sanglants secouaient leurs linceuls, sans craindre que ce dôme, qui avait entendu les applaudissements du 21 septembre 1792, ne s'écroulât sur eux.

Oui, certes, nous devons beaucoup à ces hommes, à Molière, à Corneille, à Racine, qui ont tant fait pour la gloire de la France, à laquelle ils ont consacré leur génie.

Mais combien ne devons-nous pas plus à ces hommes qui ont prodigué leur sang pour la liberté.

Les premiers ont fondé les principes de l'art.

Les autres ont consacré ceux du droit.

Sans les premiers nous serions encore ignorants peut-être; sans les autres, à coup sûr, nous serions encore esclaves.

Et ce qu'il y a d'admirable dans ces hommes de 1792, c'est que tous lavèrent dans leur propre sang leurs erreurs ou leurs crimes.

Je mets à part Marat, dont le couteau de Charlotte Corday a fait justice, et qui n'était d'aucun parti.

Les girondins, qui causèrent la mort du roi, furent punis de cette mort par les cordeliers.

Les cordeliers furent punis de la mort des girondins par les montagnards.

Les montagnards furent punis de la mort des girondins par les hommes de thermidor.

Enfin ceux-ci se détruisirent entre eux.

Ce qu'ils ont fait de mal, ils l'ont emporté dans leurs tombes sanglantes.

Ce qu'ils ont fait de bon est resté.

Et tous, malgré leurs erreurs, leurs fautes, leurs crimes mêmes, étaient de grands citoyens, d'ardents amis de la patrie; leur amour jaloux pour la France les aveugla, ce fut cet amour frénétique qui en fit des Orosmane et des Othello politiques: ils haïrent et tuèrent parce qu'ils aimaient.

Mais, parmi ces sept cent quarante-cinq hommes, pas un traître, pas un concussionnaire. Rien de lâche en eux. Fondateurs de la république, ils l'avaient dans le cœur. La république, c'était leur foi, c'était leur espoir, c'était leur déesse. Elle montait avec eux dans la charrette, elle les soutenait dans le douloureux trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution. C'était elle qui les faisait sourire jusque sous le couteau.

Le dix thermidor, elle ne voulut point descendre de l'échafaud et fut guillotinée entre Saint-Just et Robespierre.

Et voilà ce à quoi je pensais, voilà ce que je voyais comme à travers un nuage dans cette salle des Tuileries où des rois et des reines, inintelligents du passé et insoucieux de l'avenir, applaudissaient ces deux excellents comédiens que l'on appelait Mlle Mars et Monrose.

Notre récit serait incomplet si, le lendemain de ce grand jour que nous venons de faire apparaître rayonnant dans le lointain de notre histoire, nous ne suivions pas Jacques Mérey retournant près de Dumouriez, portant des instructions secrètes de Danton.

Jacques Mérey avait été absent trois jours; à son retour à Sainte-Menehould, il ne trouva rien de changé: les Français, faisant toujours face à la France, semblaient l'envahir; les Prussiens, lui tournant le dos, semblaient la défendre.

Les instructions de Danton étaient précises:

Tout faire pour que les Prussiens abandonnassent la France, et, en abandonnant matériellement la France, abandonnassent moralement le roi.

En somme, la bataille de Valmy n'était qu'un échec; ce n'était point une bataille, mais une canonnade; comme nous l'avons dit, les Prussiens y avaient perdu douze ou quinze cents hommes, nous sept à huit cents.

Les Prussiens n'étaient nullement entamés matériellement; démoralisés, oui.

Les deux armées comptaient un nombre à peu près égal de combattants, soixante-dix à soixante-quinze mille hommes; mais celle des coalisés était dans un état déplorable.

Les escarmouches sur le front de l'armée n'amenaient aucun résultat, et il avait été convenu d'un commun accord de les cesser; mais Dumouriez avait détaché toute sa cavalerie dans les environs: il avait lancé tous ses cavaliers à cette chasse des vivres dont nos soldats se faisaient un plaisir et qui amenait l'abondance dans notre camp tout en poussant la famine dans le camp prussien.

L'armée coalisée perdait deux ou trois cents hommes par jour de la dysenterie.

Cependant Sa Majesté Frédéric-Guillaume tint bon pendant douze jours.

Mais nul n'était, dans toute cette armée composée d'éléments divers, plus troublé que le roi de Prusse lui-même. Il y avait schisme dans son camp, guerre civile dans sa tente, combat dans son cœur.

Le roi avait une maîtresse qu'il adorait. Les femmes n'aiment pas la guerre; la comtesse de Lichtenau était à la tête du parti des pacifiques; elle s'était avancée jusqu'à Spa et n'osait aller plus loin.

Elle craignait pour la vie de son royal amant, bien plus encore pour son cœur; les fêtes qu'on lui avait données à Verdun, ces vierges voilées qui avaient été au-devant de lui avec des fleurs et des dragées, n'étaient aucunement rassurantes. On voile souvent les vilains visages; mais plus souvent encore les beaux. Elle écrivait au roi des lettres désespérées.

En échange, la nouvelle de l'échec de Valmy avait été reçue par le parti de la paix avec autant de joie que la trahison de Verdun avait causé de terreur. Brunswick, qui prenait ses soixante-huit ans, voyant que la campagne de France ne serait point, comme il l'avait cru, précisément une promenade militaire, aspirait au repos et à son duché, loin de se douter encore que son fameux manifeste les lui ferait perdre tous les deux. Le roi, de l'avis de Brunswick et des pacifistes, n'était plus retenu que par un certain respect humain. À toutes les observations des uns et des autres, et même de sa maîtresse, il répondit:

—Mais la cause des rois, mais la liberté de Louis XVI! c'est une affaire d'honneur qu'un roi ne saurait abandonner sans une suprême honte.

Puis, il faut le dire, les nouvelles arrivaient désastreuses pour la coalition. Le 21 septembre, abolition de la royauté et proclamation de la république; le 24, Chambéry ouvre ses portes; le 29, c'est Nice: la république, comme le Nil, commençait à déborder sur le monde pour le fertiliser.

Vers les derniers jours de septembre, le malaise devint intolérable dans l'armée des coalisés. Frédéric-Guillaume, que l'empereur d'Autriche et l'impératrice Catherine attendaient à la table splendide où ils dévoraient la Pologne, n'avait pas de quoi manger dans son camp.

Dumouriez lui envoya douze livres de café, c'est tout ce qu'il en avait lui-même.

Ces douze livres de café furent le prétexte des accusations qui s'élevèrent contre Dumouriez, et, il faut le dire aussi, la seule preuve.

Aux propositions faites par les premiers parlementaires envoyés, Dumouriez avait répondu au nom de l'Assemblée:

—Les Français ne traiteront avec l'ennemi que lorsqu'il sera sorti de France.

Mais les instructions secrètes que rapportait Jacques Mérey étaient loin d'avoir cette rudesse toute romaine:

Remporter une victoire moins glorieuse, mais aussi importante que celle de Valmy, sans combattre;

Ne pas pousser l'ennemi à un de ces désespoirs qui nous ont valu Crécy et Poitiers;

Reconduire l'armée prussienne avec tous les honneurs de la guerre, mais enfin la reconduire jusqu'à la frontière;

Constater bien clairement que Frédéric-Guillaume, en abandonnant la cause de Louis XVI, abandonnait la cause des rois; au lieu de mettre obstacle à la retraite des Prussiens, leur donner toute facilité de l'opérer.

Enfin, le 1er octobre, les Prussiens, ne pouvant tout à la fois résister à l'épidémie et à la disette, commencèrent à décamper.

Ils firent une lieue ce jour-là, une lieue le lendemain, mais enfin c'étaient deux lieues en arrière.

Le 30 septembre, une entrevue avait eu lieu entre Kellermann et Brunswick.

Brunswick avait deviné le plan de Dumouriez, mais Kellermann, esprit moins délié, ne l'avait pas compris.

Kellermann tenait absolument à poser les bases d'un arrangement.

Brunswick l'évitait; il trouvait qu'il avait bien assez écrit comme cela.

Trop peut-être!

—Mais, insista Kellermann, comment tout cela finira-t-il?

—Rien de plus simple, répondit Brunswick; nous nous en retournerons chacun chez nous, comme les gens de la noce.

—D'accord, dit Kellermann. Mais qui payera les frais de la noce? Il me semble que l'empereur, qui a attaqué le premier, nous doit bien les Pays-Bas pour indemniser la France.

—Quant à cela, la chose ne nous regarde en rien; c'est l'affaire des plénipotentiaires.

Et, comme nous l'avons dit, la retraite commença le lendemain.

La retraite fut un échange de bons procédés. Dillon seul, qui n'approuvait pas cette manière de faire la guerre, se fit donner deux ou trois fois sur les ongles en voulant serrer l'ennemi de trop près.

L'ennemi, on le caressait, on le choyait, on lui donnait du pain et du vin pour qu'il eût la force de gagner plus vite la frontière.

Verdun fut abandonné le 14, Longwy le 22.

Enfin, le 26 octobre, le dernier Prussien vivant repassait la frontière.

L'armée coalisée laissait trente-cinq mille morts pour engraisser les plaines de la Champagne.

XXIX

Une soirée chez Talma

Le 25 octobre de la même année, il y avait double fête, au théâtre des Variétés du Palais-Royal, où Monvel avait engagé nos meilleurs artistes, un peu effarouchés par les premiers événements de la révolution.

Mlle Amélie-Julie Candeille, qui était la maîtresse de Vergniaud, donnait la première représentation de sa pièce de la Belle Fermière, où elle jouait le rôle principal, et Dumouriez, le vainqueur de Valmy, devait venir au théâtre.

Enfin, après la représentation, artistes, comédiennes, auteurs et hommes politiques devaient se rencontrer chez Talma, dans la petite maison de la rue Chantereine qu'il venait d'acheter, et où il donnait une de ces soirées, moitié bal, moitié bel esprit, où l'on dansait et où l'on disait des vers.

Dumouriez était arrivé depuis quatre jours à Paris avec Jacques, chez lequel il avait trouvé un homme qui lui convenait sous tous les rapports.

L'œil loyal et profond du docteur l'inquiétait bien de temps en temps, en ce qu'il plongeait jusqu'au fond de sa poitrine, comme s'il n'était pas entièrement convaincu du dévouement de Dumouriez à la République; mais sous ce rapport il avait affaire à forte partie; d'ailleurs les faits étaient là pour démentir les soupçons.

On accusait Dumouriez d'avoir été un peu trop courtois pour les Prussiens en retraite; mais Jacques Mérey savait d'où lui en était venu l'ordre, puisque cet ordre c'était lui-même qui l'avait transmis.

Dumouriez, sous prétexte de présenter au ministère son plan favori de l'invasion belge, était revenu à Paris étudier de son œil intelligent la situation. La royauté abolie, la république proclamée, venaient mettre un obstacle à son plan favori: faire du duc de Chartres un roi de France; mais il savait combien facilement la France, bonne fille au fond, se laisse aller à ses haines et à ses enthousiasmes du moment.

Il pensait donc que tout espoir n'était point perdu et qu'il fallait laisser faire au temps.

À sa première entrevue avec Mme Roland, Dumouriez, qui n'avait pas encore changé les talons rouges de Versailles contre les bottes de Valmy, avait traité un peu trop lestement la sévère matrone qui disait d'elle-même: «Personne moins que moi n'a connu la volupté.» Mme Roland, qui était le véritable ministre, qui sentait sa supériorité sur Roland et qui craignait avant tout le ridicule pour son mari, lui avait plus gardé rancune de ses façons cavalières envers elle, que de sa chute du ministère. En tout cas, le ministère girondin avait été admirable pour Dumouriez. Il l'avait, dans la mesure de son pouvoir, soutenu physiquement, et, dans la mesure de sa popularité, soutenu moralement. C'était à Dumouriez vainqueur de reconnaître à son retour à Paris la part que ses loyaux ennemis avaient prise à sa victoire, et à amener, s'il était possible, un rapprochement entre la Montagne et la Gironde. La chose était d'autant plus facile qu'il y avait déjà eu rapprochement entre Dumouriez et Danton.

La première représentation de la Belle Fermière devait compléter ce raccommodement.

En arrivant à Paris, Dumouriez s'était présenté au ministère de l'Intérieur; puis, en passant du cabinet du ministre au salon de Mme Roland, il avait fait prendre dans sa voiture un magnifique bouquet qu'il lui avait offert. Mme Roland avait reçu en souriant cet emblème des choses frivoles et éphémères; et, sur cette demande de Dumouriez:

—Voyons, que pensez-vous de moi?

Elle avait répondu:

—Je vous crois quelque peu royaliste.

Puis elle était entrée, en femme politique, dans les projets de son mari et de ses collègues; elle avait reconnu la grande intelligence de Dumouriez; mais plus cette intelligence était grande, plus il fallait s'en défier.

—Plus vous avez de talent, lui dit-elle, plus vous êtes dangereux, et la République désormais se gardera bien de vous subordonner les autres généraux.

Dumouriez haussa les épaules:

—La défiance est le défaut des républiques; c'est avec la défiance qu'elles tuent le génie; c'est la défiance qui crée ces éternelles paniques, ces cris de trahison poussés au hasard, qui ôtent toute force morale à l'homme que vous employez, et qui l'envoient impuissant et désarmé devant l'ennemi. Si les autres généraux ne m'avaient pas été subordonnés, je n'eusse pas pu réunir les forces de Beurnonville aux miennes, je n'eusse pas pu tirer Kellermann de Metz et le conduire à temps à Valmy, et à l'heure qu'il est les Prussiens seraient à Paris et c'est moi qui serais prisonnier à Berlin.

Dumouriez quitta Mme Roland pour se rendre à la Convention; c'était là qu'on l'attendait.

Il y avait eu changement de gouvernement; il y avait donc un nouveau serment à prêter.

Mais Dumouriez s'était avancé à la barre, avait écouté les compliments de Pétion, et avait répondu:

Je ne vous ferai pas de nouveaux serments. Je me montrerai digne de commander aux enfants de la liberté et de soutenir les lois que le peuple souverain va se faire par votre organe.

Le soir, il se présenta aux jacobins. La dernière fois, il n'avait pas marchandé avec la situation, et il avait mis le bonnet rouge; cette fois, il y vint tout simplement avec son chapeau de général; quoique ce fût le même qu'il portait à Valmy, il fut reçu très froidement.

Collot-d'Herbois le comédien monta à la tribune, remercia le général de l'éminent service qu'il avait rendu à la patrie; mais lui reprocha d'avoir reconduit le roi de Prusse avec trop de politesse.

Danton lui succéda à la tribune, et, après avoir expliqué les causes de cette conduite courtoise:

—Console-nous, lui dit-il, par des victoires sur l'Autriche, de ne pas voir ici le despote de Prusse.

On le voit, à la coupe où Dumouriez croyait venir boire le vin enivrant de la victoire, l'ingratitude démocratique mêlait déjà son fiel.

Deux des plus grands généraux de la Révolution, deux des hommes à qui la République devait ses premières et ses plus belles victoires, devaient boire successivement à la coupe amère:

À peine vidée par Dumouriez, elle allait se remplir pour Pichegru.

Enfin, comme nous l'avons dit, cette fameuse soirée devait tout raccommoder, et c'était à l'œuvre innocente de Mlle Candeille que le baiser de paix devait se donner.

Roland avait mis sa loge à la disposition de Dumouriez.

Mme Roland devait y venir; puis, quand Roland aurait fini son labeur ministériel, il les rejoindrait.

Danton avait loué la loge à côté, pour lui, sa femme et sa mère.

Soit qu'il se trompât de loge, soit qu'il le fît exprès, il entra avec Dumouriez et sa femme dans la loge de Roland et s'y installa. Mme Roland et Mme Danton ne se connaissaient pas. Mme Roland était un grand esprit, Mme Danton était un grand cœur. Les deux femmes devaient se convenir; les deux femmes liées rapprocheraient les deux maris.

Puis l'effet était admirable pour le public:

On avait vu, dans la même loge, Dumouriez et Mme Roland, Danton et Vergniaud! car Vergniaud avait promis de venir. La maladresse d'une ouvreuse de loge fit manquer tout ce beau plan.

Lorsque Mme Roland se présenta au bras de Vergniaud pour entrer dans sa loge:

—Pardon, madame, lui dit l'ouvreuse, mais la loge est occupée.

Mme Roland voulut savoir qui se permettait d'occuper une loge qui était louée au nom de son mari.

—Ouvrez toujours, dit-elle.

La femme ouvrit.

Mme Roland jeta un coup d'œil rapide dans sa loge, reconnut Dumouriez, vit Danton avec une femme tenant la place qu'elle devait occuper.

Elle savait Danton peu soucieux de l'honorabilité des femmes avec lesquelles il se montrait en public; elle prit Mme Danton pour une femme près de laquelle elle ne pouvait s'asseoir.

—C'est bien, dit-elle.

Et elle repoussa la porte, qui se ferma seule.

Avant que Danton l'eût ouverte, elle avait gagné l'escalier.

D'ailleurs ce refus d'entrer dans une loge où se trouvait Mme Danton était une insulte. Danton adorait sa femme, et d'autant plus en ce moment, qu'elle avait déjà le cœur brisé par les journées de Septembre. Une violente palpitation la prit, à la suite de laquelle elle s'évanouit. Elle était déjà atteinte de la maladie dont elle mourut, d'une anémie. Une partie du sang versé le 2 septembre semblait être le sien.

Il avait un dernier espoir de revoir Roland chez Talma; quant à sa femme, à coup sûr elle n'y viendrait pas.

Danton passa sa soirée dans la même loge que Dumouriez, qui fut fort applaudi, mais beaucoup moins que s'il eût apparu au public entre Mme Roland et Vergniaud.

Dieu seul sait combien coûta de têtes cette vivacité de Mme Roland à refermer la porte de sa loge.

La pièce de Mlle Candeille, quoique appartenant à cette littérature molle et insipide de l'époque, eut un grand succès et resta au répertoire. Quarante ans après cette première représentation, j'y vis débuter Mlle Mante.

Le spectacle fini, l'auteur nommé au milieu des applaudissements, Danton chercha inutilement son ami Jacques Mérey pour lui confier sa femme, dont la santé commençait à l'inquiéter; mais Jacques Mérey, qui devait venir le joindre au spectacle, n'avait point paru.

Les deux hommes reconduisirent Mme Danton chez elle, la laissèrent passage du Commerce, et revinrent rue Chantereine, chez Talma.

La soirée était des plus brillantes. Talma était déjà à cette époque à l'apogée de sa réputation. Quoique appartenant par son opinion au club des Jacobins, quoique lié intimement avec David, l'ami de Marat, il appartenait par l'esprit, par l'art, par la littérature, à la Gironde, le plus élégant de tous les partis. Il en résultait qu'il réunissait chez lui hommes d'État, poètes, artistes, peintres, généraux, de toutes les opinions et de tous les partis.

Lorsque Dumouriez et Danton entrèrent, Mlle Candeille avait eu le temps de changer de costume et de venir recevoir les félicitations de ses camarades.

Ces félicitations étaient d'autant plus sincères que c'était un talent, comme poète, qui ne portait ombrage à personne.

Les nouveaux venus joignirent leurs compliments à ceux que Mlle Candeille était en train de recevoir, et, comme on venait de lui offrir une couronne de laurier, elle força Dumouriez de l'accepter.

Dumouriez la prit et alla la déposer sur un buste de Talma, où elle se fixa définitivement.

Talma présenta à Dumouriez tous ces hommes portant déjà des noms célèbres ou qui devaient le devenir. Tous ces noms étaient connus de Dumouriez, l'un des généraux les plus lettrés de l'armée; mais, éloigné par son état de la société parisienne, il ne connaissait que les noms.

Là étaient Legouvé, Chénier, Arnaud, Lemercier, Ducis, David, Girodet, Prud'hon, Lethière, Gros, Louvet de Couvrai, Pigault-Lebrun, Camille Desmoulins, Lucile, Mlle de Keralio, Mlle Cabarrus, Cabanis, Condorcet, Vergniaud, Guadet, Gensonné, Garat, Mlle Raucourt, Rouget de l'Isle, Méhulo, les deux Baptiste, Dazincourt, Fleury, Armand Dugazon, Saint-Prix, Larive, Monvel, tout l'art, toute la politique du temps.

Là enfin, Dumouriez, applaudi par tous, goûtait cette joie sans mélange du triomphateur au triomphe duquel ne se mêle pas la voix de l'esclave.

Il croyait du moins que la chose se passerait ainsi.

Tout à coup une rumeur sourde courut dans les salons; une inquiétude vague sembla s'emparer de tout le monde, et le nom de Marat, vingt fois répété, tomba sur les conviés du grand artiste, non pas comme des langues de feu, mais comme des gouttes d'huile bouillante.

—Marat! dit Talma, que vient-il faire ici? Que l'on m'appelle deux domestique, et qu'on me le mette à la porte!

Mais David s'y opposa.

—Laisse-moi d'abord voir ce qu'il veut, dit David, ensuite tu décideras.

Talma fit un signe d'assentiment.

David s'avança jusqu'au vestibule.

—Que veux-tu? demanda-t-il à Marat.

—Je veux parler au citoyen Dumouriez, répondit Marat.

—Ne pourrais-tu choisir un autre moment que celui où l'on donne une fête?

—Pourquoi donne-t-on des fêtes à un traître?

—Un traître qui vient de sauver la patrie.

—Un traître! un traître! un traître! te dis-je.

—Mais enfin que viens-tu demander?

—Je viens demander sa tête.

—Avec combien d'autres? demanda Danton qui parut à la porte.

—Avec la tienne, dit Marat, avec celle de tous ceux qui ont pactisé avec le roi de Prusse. Oui, ajouta-t-il en montrant le poing, on sait que vous avez reçu chacun deux millions.

—Laissez entrer ce fou afin que je le saigne! Il voit rouge! dit Cabanis.

Marat entra.

Mais déjà beaucoup avaient disparu ou avaient passé dans les pièces à côté.

Dugazon avait pris une pelle et l'avait mise à rougir au feu.

Marat était flanqué de deux jacobins, longs et maigres, ayant la tête de plus que lui.

Il venait demander compte à Dumouriez de l'épuration des volontaires de Châlons, dont il avait fait chasser les maratistes et ceux qui demandaient du sang.

Il comptait, le folliculaire gonflé de fiel et de venin, épouvanter le général vainqueur comme il épouvantait les badauds de Paris.

Dumouriez l'attendit, calme, appuyé sur le pommeau de son sabre.

—Qui êtes vous? demanda-t-il.

—Je suis Marat, répondit celui-ci, tordant sa bouche baveuse.

—Je n'ai affaire ni à vous ni à vos pareils.

Et il lui tourna le dos avec un profond mépris.

Tous ceux qui entouraient le général, et particulièrement les militaires, éclatèrent de rire.

—Ah! dit Marat, ce soir je vous fais rire, demain je vous ferai pleurer!

Et il sortit en montrant le poing et en menaçant.

À peine fut-il sorti, que Dugazon tira du feu la pelle rouge, prit une poignée de sucre en poudre, et, sans dire une parole, partout où avait passé Marat, brûla du sucre.

Cet épisode grotesque rendit la gaieté qui avait disparu.

Mais le but de la réunion de la Gironde à la Montagne était manqué, aussi bien dans le salon de la rue Chantereine que dans la loge du théâtre des Variétés du Palais-Royal.

Danton, en rentrant chez lui, trouva Jacques Mérey qui l'attendait avec impatience.

Le docteur vint à lui, et, sans lui donner le temps de l'interroger:

—Ami, lui dit-il, je ne veux pas, quelques jours après mon entrée à la Convention, demander un congé, mais il faut, pour une affaire de la plus haute importance, que tu m'obtiennes une mission qui me laisse quinze jours de liberté appliqués à mes propres affaires.

—Diable! fit Danton, à qui veux-tu que je demande cela? Je suis mal avec Servan et Clavier. Ce qui vient d'arriver ce soir ne m'a pas mis au mieux avec Roland. Mlle Manon Philippon, ajouta-t-il avec un accent de mépris, lui aura raconté la chose à sa manière. Il reste donc Garat, le ministre de la justice.

—Et comment es-tu avec celui-là?

—Oh! celui-là n'a rien à me refuser.

—C'est Garat justement qui a proposé, le 9 octobre dernier, la loi qui prononce la peine de mort contre les émigrés pris les armes à la main et leur exécution immédiate, n'est-ce pas?

—C'est lui.

—Eh bien! qu'il me charge de rechercher l'identité du seigneur de Chazelay, pris à Mayence le 21 et fusillé le 22. Bien entendu que la mission est tout honoraire, et que je ferai les recherches à mes frais.

—La chose a l'importance que tu lui donnes?

—Il y va de mon bonheur.

—Tu auras ta mission demain.

Jacques Mérey avait lu le soir même dans le Moniteur:

«Le chef d'une petite bande d'émigrés, après avoir combattu en Champagne avec ses hommes, voyant qu'il n'y avait plus rien à faire de ce côté-là, est venu vers les premiers jours d'octobre s'enfermer dans la ville de Mayence.

»Mais la ville de Mayence s'étant rendue le 21 octobre dernier, et aucune condition n'ayant été stipulée par le gouverneur en faveur des émigrés, M. de Chazelay a été pris les armes à la main et, en vertu de la loi du 9 octobre, fusillé dans les vingt-quatre heures.

»On dit que le seigneur de Chazelay possédait de grands biens dans le département de la Creuse, aux environs de la ville d'Argenton.

»Encore un bel héritage pour la République!»

Le lendemain, Jacques Mérey avait sa mission signée Garat, mission à laquelle il pouvait consacrer depuis le 26 octobre jusqu'au 10 novembre inclusivement.

En conséquence, sans perdre un seul instant, il repartit pour Mayence avec une lettre de recommandation du général Dumouriez pour le général Custine.

La veille de son départ, sur la proposition de Garnier (de Saintes), la Convention avait rendu un décret qui bannissait les émigrés à perpétuité et qui punissait de mort ceux qui rentraient en France—sans distinction d'âge ni de sexe.

XXX

Une lettre d'Éva

Jacques Mérey n'avait pas perdu un instant: à dix heures du matin, des chevaux de poste étaient attelés à une solide calèche de voyage; et lui, attendait sa mission en costume de voyageur.

À onze heures du matin, Danton lui remettait l'ordre signé Garat, les deux amis s'embrassaient, et à onze heures cinq minutes, après avoir recommandé à Danton de veiller sur la santé de sa femme, Jacques Mérey criait au postillon:

—Route d'Allemagne!

C'était celle qu'il venait de faire à son retour avec Dumouriez.

Il revit Château-Thierry, Châlons. Il salua en passant le champ de bataille de Valmy, encore tout bosselé de tombes. Il trouva Verdun occupé, par une trop grande rigueur peut-être, à faire oublier sa trop grande faiblesse. Les représailles commençaient: les malheureuses jeunes filles, dont la plupart, sans comprendre la grandeur d'un pareil crime, avaient été ouvrir les portes au roi de Prusse, étaient arrêtées, et l'on instruisait leur procès. On sait que plus tard elles furent exécutées.

Il entra dans le Palatinat par Kaiserslautern et arriva à Mayence le troisième jour après son départ; il avait fait deux cents lieues en soixante heures. Mais le général Custine avait continué sa marche, et il était déjà à Francfort-sur-le-Mein.

Jacques Mérey s'informa auprès des officiers restés en garnison à Mayence, s'il n'était pas à leur connaissance que les émigrés pris les armes à la main eussent été fusillés.

Le fait était exact, et la chose avait même fait une profonde sensation dans la ville; le décret était du 9, et c'était la première fois qu'il était appliqué.

Il l'avait été dans toute sa rigueur. Aucun des sept accusés n'avait échappé à la peine capitale.

Il demanda les noms de ces malheureux: on les avait oubliés.

Enfin on lui dit qu'un des officiers qui avaient fait partie du conseil de guerre était encore à Mayence, et on lui donna son nom et son adresse.

Jacques Mérey alla le trouver.

L'officier, qui était un capitaine, se rappelait parfaitement que le chef des six cavaliers émigrés avait déclaré se nommer Charles-Louis-Ferdinand de Chazelay; mais, en tout cas, il trouverait le dossier dans les mains du rapporteur, qui était le plus jeune membre du conseil, et qui appartenait comme officier d'ordonnance à la maison militaire du général Custine.

Or, nous l'avons dit, le général était à Francfort.

Jacques Mérey s'était muni des noms du jeune officier, il se nommait Charles André.

Le lendemain, au point du jour, Jacques Mérey se présenta chez le général; il était déjà levé et s'apprêtait à passer une revue de son corps d'armée.

Son titre de représentant du peuple effraya d'abord quelque peu Custine. Custine appartenait comme Dumouriez, par ses antécédents, au parti royaliste, et si son bras avait loyalement combattu, peut-être sa conscience n'avait-elle pas toujours été de l'avis de son bras.

La lettre de Dumouriez le rassura. Ce fut donc avec un grand allégement du cœur qu'il fit appeler l'officier d'ordonnance Charles André, et lui donna l'ordre de mettre à la disposition de Jacques Mérey tous les documents qu'il pouvait avoir sur le ci-devant seigneur de Chazelay.

Le jeune officier promit d'être à l'Hôtel d'Angleterre dans une demi-heure, avec le dossier du mort et les papiers qui avaient été trouvés sur lui et qui constataient son identité.

Il tint parole.

Ces papiers consistaient dans son interrogatoire, dans le procès-verbal d'exécution, et dans trois lettres à lui écrites par sa sœur, ex-chanoinesse à Bourges.

L'interrogatoire était conçu en ces termes:

«Le 21 octobre, à huit heures du soir, a comparu devant le Conseil de guerre établi dans la ville de Mayence pour juger les émigrés pris les armes à la main, le ci-devant seigneur de Chazelay, lequel a répondu de la façon suivante aux questions qui lui ont été faites:

»D. Vos noms, prénoms et qualités?

»R. Charles-Louis-Ferdinand, seigneur de Chazelay.

»D. Votre âge?

»R. Quarante-cinq ans.

»D. Le lieu de votre naissance?

»R. Le château de Chazelay, près Argenton.

»D. Pourquoi avez-vous quitté la France?

»R. Pour ne pas être complice des crimes qui s'y commettaient.

»D. Où avez-vous été en quittant la France?

»R. Me joindre au corps des émigrés qui servait en Champagne sous le prince de Ligne.

»D. Quand avez-vous quitté la Champagne?

»R. Huit jours après la bataille de Valmy, quand j'ai su de la bouche même de M. de Calonne que la retraite était décidée.

»D. Pourquoi quittiez-vous la Champagne?

»R. Parce qu'il n'y avait plus rien à y faire.

»D. Et vous êtes venu à Mayence pour y prendre de nouveau du service contre la France?

»R. Non pas contre la France, mais contre le gouvernement qui la déshonore.

»D. Vous connaissez le décret de la Convention du 9 octobre, qui condamne à la peine de mort tout émigré pris les armes à la main?

»R. Je le connais mais ne le reconnais pas.

»D. Vous n'avez rien à dire pour votre défense?

»R. Né royaliste et catholique, je meurs royaliste et catholique, c'est-à-dire dans la foi de mes pères.

»Le prévenu éloigné, le conseil a délibéré; mais comme Charles-Louis-Ferdinand, ci-devant seigneur de Chazelay, n'a rien dit qui pût appuyer sa défense, et qu'au contraire il a été pour ainsi dire au-devant du châtiment qu'il avait mérité, il a été condamné à l'unanimité à la peine de mort.

»Le condamné, rappelé devant le conseil, a entendu tranquillement la lecture de son arrêt et a répondu par le cri de "Vive le roi!" à la demande à lui faite s'il n'avait rien à ajouter ou à réclamer.

»Le lendemain, au point du jour, il a été fusillé et enterré dans les fossés de la citadelle.»

Jacques Mérey resta quelque temps absorbé en lui-même par cette lecture.

La conduite du seigneur de Chazelay en face du tribunal qui le jugeait était celle d'un mauvais patriote, c'est vrai, mais d'un gentilhomme brave et loyal qui, ayant engagé son serment au roi, tient son serment à la rigueur.

Comment cette foi politique se trouvait-elle dans le même homme qui, vis-à-vis de lui, avait manqué à toutes les lois de la délicatesse?

C'est que la plupart du temps, chez l'homme, la conscience n'est qu'une affaire d'éducation; l'éducation de la noblesse en général lui traçait des devoirs pour ce qui était au-dessus d'elle, mais laissait la plus grande latitude pour ce qui était au-dessous.

Or, dans l'esprit du seigneur de Chazelay, un médecin de village était tellement au-dessous de lui, que sa conscience, qui lui avait si courageusement fait affronter la mort pour un principe politique, ne lui avait rien inspiré en faveur du grand principe moral qu'il avait violé.

Le droit divin n'était pas seulement pour les rois, il était aussi pour la noblesse, et, de même que le roi régnait de droit divin sur la noblesse, la noblesse régnait de droit divin sur ce qu'elle appelait le peuple.

—Pardon, lieutenant, dit le docteur, après avoir roulé pendant un instant ces pensées dans son cerveau et en avoir tiré les déductions que nous en avons tirées nous-même, mais ne m'avez-vous pas dit que trois lettres étaient jointes au dossier de M. de Chazelay?

—En effet, les voici, dit le jeune officier.

—Est-ce une indiscrétion que de demander à en prendre connaissance?

—Aucunement; j'ai ordre de vous communiquer les pièces, et même de vous en laisser prendre les copies.

—Ces lettres, disiez-vous, étaient de Mlle de Chazelay, ex-chanoinesse aux Augustines de Bourges.

—Voulez-vous me permettre de vous les passer par rang de date?

Jacques Mérey fit un signe affirmatif.

La première était du 16 août; elle disait:

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