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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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XLV

Retour de Danton

Pendant l'absence de Danton, un orage terrible s'était élevé contre la Gironde.

Nous avons expliqué aussi brièvement que possible d'où venait son impopularité.

Les girondins n'étaient pas devenus royalistes, comme on le disait, mais les royalistes, de nom du moins, s'étaient faits girondins.

On sait de quelle popularité ils avaient joui d'abord; la révolution, au 20 juin et au 10 août, avait été en eux.

Les jacobins, de leur côté, s'étaient jetés dans des excès qu'à tort ou à raison ils avaient cru nécessaires à la révolution.

Ils avaient fait les journées de Septembre.

Les girondins regardaient les actes des 2 et 3 septembre comme des crimes atroces; ils avaient demandé la poursuite de ces crimes.

Ils firent, comme nous l'avons dit, accuser Robespierre à la tribune. Par qui? Par Roland qui était l'intégrité; par Condorcet qui était la science; par Brissot qui était la loyauté; par Vergniaud qui était l'éloquence? Non. Par Louvet, l'auteur de Faublas, c'est-à-dire aux yeux de tous par la frivolité.

Robespierre répondit par deux mensonges. Il dit qu'il n'avait jamais eu de relation avec le comité de surveillance de la Commune, premier mensonge; il répondit qu'il avait cessé d'aller à la Commune avant les exécutions, second mensonge.

Les honneurs de la séance furent pour Robespierre. De ce jour date le premier nuage jeté sur la popularité de la Gironde.

Il s'agissait d'élire un nouveau maire. Un ex-cordonnier de la rue Mauconseil, nommé Lhuillier, balança trois jours le candidat girondin, Chambon, qui fut nommé à grand'peine.

Signe grave et sinistre, la majorité flottait entre elle et les jacobins.

Les jacobins et la Montagne avaient cru la mort du roi indispensable, et ils avaient, comme un seul homme, voté la mort du roi, sans appel et sans sursis.

Les girondins, au contraire, au moment de la chute du roi, avaient eu l'imprudence de lui écrire; puis, le moment venu de voter, ils avaient voté ensemble, les uns pour la mort simple, les autres pour la mort avec sursis, les autres pour la mort avec appel.

Les girondins étaient donc divisés, et ils avaient donné prise aux montagnards et aux jacobins, qui leur reprochaient à tout moment leur faiblesse politique.

Danton, nous l'avons dit encore, avait fait un pas pour se rapprocher de la Gironde. La Gironde s'était éloignée de lui.

Guadet l'avait appelé septembriseur.

Danton s'était contenté de secouer tristement la tête.

—Guadet, lui dit-il, tu as tort, tu ne sais pas pardonner, tu ne sais pas sacrifier ton sentiment à la patrie, tu es opiniâtre; tu périras!

Danton avait laissé aller la Gironde à la dérive.

Les girondins avaient eu un ministère tiré du cœur même de la Gironde: Roland, Larivière et Servan.

Ce ministère n'avait pas su se maintenir en position.

Ils avaient eu un général girondin: Dumouriez.

Mais, après avoir gagné deux batailles, après avoir sauvé la France à Valmy et à Jemmapes, il avait été accusé de ne l'avoir sauvée qu'au profit du duc de Chartres. Un voyage qu'il avait fait à Paris, quelques ouvertures qu'il avait risquées, avaient donné créance à ces bruits que les girondins n'osaient pas démentir. Seulement, Dumouriez était l'homme heureux, et par conséquent l'homme indispensable.

Mais voilà qu'en quelques jours une grêle de nouvelles plus effrayantes les unes que les autres viennent s'abattre sur Paris.

La première est la révolte de Lyon.

Lyon, avec ses maisons à dix étages, avec ses caves noires où s'enterrent les canuts, Lyon était le refuge des agents d'émigration, des prêtres réfractaires et des religieuses exaltées. Les grands commerçants qui ne faisaient plus travailler, les marchands qui ne vendaient plus pactisaient avec les nobles. Nobles, commerçants et marchands étaient royalistes et se disaient girondins, mais ces prétendus girondins avaient armé un bataillon de fédérés qui, sous le titre des Fils de famille, insultaient les municipaux, brisaient la statue de la liberté et les bustes de Jean-Jacques.

Encore une accusation sourde qui retombait sur les girondins. Ce n'était pas le tout. De même qu'à la panique de Valmy, quinze cents hommes s'étaient éparpillés, fuyant et criant partout que l'armée était battue. Les fugitifs traversaient la Belgique, les uns à pied, les autres à cheval, disant que Dumouriez trahissait et qu'il avait vendu la France.

Dumouriez, l'homme des girondins!

Mais Dumouriez avait commis des crimes bien autrement graves que de se laisser battre. À son passage à Bruges, on lui avait donné un bal.

Un petit jeune homme, tout en achevant sa contredanse, se présenta à lui, disant qu'il était commissaire du corps exécutif et qu'il se rendait à Ostende et à Nieuport pour faire monter des batteries et mettre ces deux places en état de défense.

Le général le regarda par-dessus son épaule et lui dit:

—Renfermez-vous dans vos fonctions civiles, monsieur, exécutez-les modérément et ne vous mêlez pas de la partie militaire, qui me regarde.

Un autre commissaire, nommé Lintaud, lui écrivait une lettre dans laquelle il le tutoyait et lui ordonnait de marcher immédiatement au secours de Ruremonde.

Dumouriez envoya cette lettre au ministère de la Guerre avec cette apostille: Cette lettre devrait être datée de Charenton.

Un troisième, nommé Cochelet, avait écrit au général Miranda, lieutenant de Dumouriez, lui ordonnant de prendre Maestricht avant le 20 février, sans quoi, disait-il, il le dénoncerait comme traître.

On comprend que toutes ces noises de Dumouriez contre les agents de la Convention ne raccommodaient pas ses affaires avec les jacobins.

Ces nouvelles, en arrivant à Paris, excitèrent un grand tumulte non seulement dans les rues, mais au sein même de la Convention.

Une grande foule se précipita dans la salle, envahissant les tribunes et criant à pleins poumons:

—À bas les traîtres! à bas les contre-révolutionnaires!

C'est au milieu d'un effroyable tumulte que plusieurs voix crièrent tout à coup: «Danton! Danton!» et que celui-ci, dont la voiture s'était brisée et qui avait fait les trente dernières lieues à cheval et à franc étrier, entra couvert de boue à l'Assemblée.

À cet aspect, tout le monde se tut.

Alors, d'une voix tonnante:

—Citoyens représentants, dit-il, le ministre de la Guerre vous cache la vérité; j'arrive de Belgique, j'ai tout vu; voulez-vous des détails?

Sept cents voix répondirent par le cri:

—Parlez! Parlez!

Alors Danton, avec l'énergie que nous lui connaissons, fait le récit qu'on a lu dans le chapitre précédent; il lui montre toute cette brave population de Liége, hommes, femmes, vieillards, enfants, nos alliés, abandonnant leurs maisons, mourant de faim, de froid, par les grands chemins, se réfugiant à Bruxelles et n'ayant d'espoir que dans la France.

Seulement, où la France puisera-t-elle son espoir? Dumouriez est en plein retraite; une partie de l'armée est en pleine déroute.

Puis il ajoute:

—La loi du recrutement sera trop lente; il faut que Paris s'élance.

Alors, de toutes les tribunes et de tous les bancs un cri s'élance:

—Dumouriez à la barre! Mort à Dumouriez! mort aux traîtres!

Mais Danton s'écrie:

—Dumouriez n'est pas si coupable que vous le croyez. On lui a promis trente mille hommes de renfort; il n'a rien; il faut que des commissaires parcourent les quarante-huit sections, appellent les citoyens aux armes et les somment de tenir leur serment; il faut qu'une proclamation soit adressée à l'instant aux Parisiens; s'ils tardent, tout est perdu; la Belgique est envahie; armons-nous, défendons-nous, sauvons nos femmes et nos enfants; qu'on arbore à l'Hôtel de Ville le grand drapeau qui annonce que la patrie est en danger, et que le drapeau noir flotte sur les tours de Notre-Dame!

Puis, au milieu des applaudissements, des bravos, Danton, pâle comme un spectre, sombre comme la nuit, descend du haut de la Montagne vers l'endroit où Jacques Mérey, non moins pâle et non moins sombre, l'attendait.

Les deux hommes n'échangèrent que deux mots.

—Morte? demanda Danton.

—Oui, répondit Mérey.

—La clef?

—La voilà.

Et Danton sortit comme un fou des Tuileries.

Il sauta dans une des voitures qui stationnaient pendant toutes les séances à la porte des Tuileries, mit un assignat de dix francs dans la main du cocher, en lui disant:

—Ventre à terre! passage du Commerce.

Le cocher fouetta ses chevaux, qui partirent aussi vite que peuvent partir deux chevaux de fiacre.

Au pont Neuf, un embarras de voitures arrêta le fiacre; Danton passa sa tête bouleversée par la portière et cria:

—Place!

Un cabriolet avait engagé sa roue avec une charrette.

Le cocher du cabriolet tirait de son côté, le charretier tirait du sien.

—Place! cela t'est aisé à dire, fit le cocher du cabriolet. Fais-toi faire place toi-même, si tu peux.

Le conducteur de la charrette tirait avec cet entêtement plein de malveillance du conducteur des grosses voitures qui savent que les petites ne peuvent rien contre elles. Attelé de deux chevaux, il continuait de marcher et traînait à reculons le cabriolet et son cheval.

Danton jeta un regard sur la physionomie sournoisement riante de cet homme et vit qu'il était inutile de lui rien demander. Il ouvrit la portière, sauta à bas de son fiacre, s'approcha, passa une épaule sous l'arrière de la charrette, et d'un violent effort la jeta sur le côté.

Puis il remonta dans sa voiture en criant au cocher:

—Passe, maintenant.

Après une pareille preuve de force, Danton pensait bien que personne ne se mettrait plus sur sa route; aussi les autres voitures s'écartèrent-elles en une seconde, et cinq minutes après Danton était à la porte de la triste maison.

Là, il sauta à terre, monta rapidement les deux étages; mais, arrivé à la porte, il s'arrêta tout tremblant.

Il n'osait sonner.

Enfin il tira le cordon et la sonnette retentit.

Des pas alourdis s'approchaient de la porte.

—C'est ma mère, murmura-t-il.

Et, en effet, la porte s'ouvrit, et Mme Danton, vêtue de deuil, parut sur le seuil.

Les deux enfants, en deuil comme la grand-mère, étaient venus voir curieusement qui sonnait.

—Mon fils! murmura la vieille.

—Papa! balbutièrent les enfants.

Mais Danton ne parut voir ni les uns ni les autres; il entra sans dire une parole, ouvrit toutes les portes, comme s'il espérait dans chaque chambre retrouver celle qu'il avait perdue.

Puis, le dernier cabinet ouvert, il se jeta tout éperdu dans la chambre à coucher, enveloppa de ses bras les oreillers sur lesquels elle avait rendu le dernier soupir, et les baisa convulsivement avec des cris et des larmes.

La vieille mère profita de ce moment où son cœur semblait se fondre pour pousser les enfants dans ses bras.

Il les prit, les pressa contre sa poitrine.

—Ah! dit-il, qu'elle a dû avoir de peine à vous quitter.

Puis il tendit la main à sa mère, l'attira à lui et appuya un baiser sur chacune de ses joues flétries.

—Et maintenant, dit-il, qu'on me laisse seul.

—Comment, seul? s'écria Mme Danton.

—Ma mère, dit-il, il y a une voiture à la porte; montez dedans avec les enfants, conduisez-les chez Camille, laissez-les et restez vous-mêmes avec Lucile, et envoyez-moi Camille, il faut que je lui parle à l'instant même; voici un second assignat de dix francs que vous donnerez au cocher pour qu'il reste à ma disposition.

Dix minutes après, Camille accourait se jeter dans les bras de Danton.

—Il faut, lui dit celui-ci, que tu te fasses reconnaître du commissaire de police du quartier, que tu ailles avec lui jusqu'au cimetière Montparnasse. Le corps de ma femme est déposé dans un caveau provisoire; le commissaire de police t'autorisera à mettre la bière dans le fiacre; tu me la rapporteras; je veux revoir encore une fois celle que j'ai tant aimée.

Camille ne fit pas une observation, il obéit.

Camille se nomma et nomma Danton. Le nom de celui-ci inspirait une si grande terreur, que le commissaire ne chercha pas même à discuter; il monta en fiacre avec Camille Desmoulins, se rendit au cimetière Montparnasse, alla au caveau provisoire, se fit remettre la bière, que deux fossoyeurs portèrent dans le fiacre.

Danton entendit le roulement de la voiture qui s'arrêtait devant la porte; il descendit ou plutôt se précipita dans les escaliers, remercia Camille et le commissaire, qui avait voulu s'assurer qu'il venait bien au nom de Danton.

Camille voulut faire signe à deux commissionnaires qui jouaient aux cartes sur une borne; mais Danton l'arrêta, fit ses remerciements au magistrat, chargea l'objet sur ses épaules et le monta au second étage.

Une grande table avait été préparée dans la chambre à coucher de Mme Danton; il posa la bière dessus. Puis, se tournant vers Camille, il lui tendit la main.

—Je veux être seul! dit-il.

—Et si je ne voulais pas te laisser seul, moi?

—Je te répéterais: Je veux être seul.

Et il prononça ces paroles avec une telle énergie, que Camille vit bien qu'il n'y avait pas d'observations à lui faire.

Il sortit.

Resté seul en face de la bière, Danton tira de sa poche la clef que lui avait remise le docteur, lui fit faire un double tour dans la serrure; puis, avant d'oser lever le couvercle, il attendit un instant.

La morte était enveloppée dans son suaire. Danton en écarta les plis.

Alors on dit qu'il enveloppa le corps de ses deux bras, l'arracha à la bière, et, l'emportant sur le lit où elle était morte, essaya de la faire revivre dans un funèbre et sacrilège embrassement.

XLVI

Surge, carnifex

Ainsi, après une lutte de sept mois, après deux grandes batailles gagnées, Paris se retrouvait dans la même situation qu'en août 1792.

Comme en avril 1792, Danton venait de faire un appel au patriotisme des enfants de Paris.

Comme en 1792, Marat criait, ayant un écho dans la Montagne, qu'il fallait abattre la contre-révolution et surtout ne pas laisser derrière soi d'ennemis.

Paris fut admirable.

D'autant plus admirable que cette fois il n'y avait plus d'enthousiasme—non, l'enthousiasme avait été noyé dans le sang de Septembre—, mais seulement du dévouement.

Le faubourg envoya une garde à la Convention, et en deux jours fit trois ou quatre mille volontaires qu'il arma et équipa.

Les halles furent sublimes: une seule section, celle de la halle au blé, donna mille volontaires. Ils défilèrent à l'Assemblée, muets, sombres, la tête inclinée en avant par l'habitude de porter des sacs sur leur tête. Ils quittèrent tout, leur métier, leur femme et leurs enfants, méritant par le cœur comme par le titre qu'ils s'étaient donné eux-mêmes de Forts pour la patrie.

Le soir, il y eut aux halles repas lacédémonien; chacun apporta ce qu'il avait; ceux-là le pain, ceux-ci le vin, ceux-ci la viande et le poisson; ceux qui arrivèrent les mains vides se mirent à table comme les autres, et comme les autres mangèrent.

Un cri unanime de «Vive la nation!» se fit entendre; puis on se sépara; chacun avait ses adieux à faire, on partait le lendemain.

Maintenant, toutes ces nouvelles, qui accablaient les girondins puisqu'elles venaient à la suite d'un ministère girondin, par les fautes d'un général girondin et par la révolte d'une ville girondine, donnaient prise sérieuse aux meneurs révolutionnaires, c'est-à-dire à leurs ennemis réunis: Montagne, Commune, jacobins, cordeliers, faubourgs.

Les girondins, presque tous avocats, nous l'avons dit, prêchaient la soumission à la loi. Ils disaient: «Tombons, mais légalement.»

Ils oubliaient que les lois dont ils voulaient mourir victimes étaient des lois faites en 91 et 92, c'est-à-dire pour une époque de monarchie constitutionnelle et non pour une époque de révolution.

La loi qu'ils invoquaient était tout simplement le suicide de la République.

Il y avait un moyen d'obvier à tout, c'était de tirer du sein de la Convention même un tribunal qui concentrerait tous les pouvoirs dans ses mains, et qui prendrait le titre du tribunal révolutionnaire.

Pour lui, il n'y aurait d'autre loi que la loi du salut public.

Par lui, l'influence des girondins s'appuyant sur la loi ancienne était neutralisée. C'était à eux de se soumettre à la loi nouvelle. S'ils voulaient résister, on les briserait.

Et c'est ce que ne voulait pas encore la Convention. La Convention sentait parfaitement combien l'affaiblirait la mort d'hommes éloquents, honnêtes, dévoués à la République, ayant un immense parti, et dont le seul crime était l'hésitation à mettre le pied dans le sang.

Mais il y a dans tous les partis des enfants perdus qui veulent à quelque prix que ce soit le triomphe de leur idée; les enfants perdus de la Révolution se réunissaient à l'Évêché et y formaient une société régulière qui n'était pas reconnue par la grande société jacobine.

Cette société avait trois chefs: l'Espagnol Guzman; Tallien, ancien scribe de procureur; Collot-d'Herbois, ex-comédien.

Les chefs secondaires étaient un jeune homme nommé Varlet, qui avait hâte de tuer; Fournier, l'Auvergnat, ancien planteur, ne connaissant que le fouet et le bâton, et célèbre dans les massacres d'Avignon; le Polonais Lazouski, héros du 10-Août et qui était l'idole du faubourg Saint-Antoine.

Les six conjurés—on peut donner le nom de conjuration à un pareil projet—se réunirent au café Corazza et décidèrent de profiter du trouble dans lequel était Paris pour y soulever une émeute. Il s'agissait tout simplement, au milieu de l'émeute, de faire marcher une section sur le club des Jacobins et l'autre sur la Commune.

Cette dernière section, accusant la Convention de laisser échapper le pouvoir à ses mains débiles, forcerait la Commune de le prendre.

La Commune, ayant des pouvoirs dictatoriaux, épurerait alors la Convention; les girondins seraient alors expulsés par l'Assemblée elle-même, ou, si elle refusait, ils seraient tués pendant le tumulte.

Danton, préoccupé de la mort de sa femme, n'y mettrait aucun obstacle; Robespierre, qui à toute occasion invectivait la Gironde, à coup sûr laisserait faire. Les girondins eux-mêmes fournissaient des armes contre eux.

Dans leur bonne intention, et pour rassurer Paris, leurs journaux, dirigés par Gorsas et Fiévée, disaient que Liége était évacuée, mais n'était pas prise, et que, en tout cas, l'ennemi n'oserait se hasarder en Belgique.

Et en même temps les Liégeois, démenti vivant, arrivaient à moitié nus, les pieds meurtris de la route, traînant leurs femmes par les bras, portant leurs enfants sur leurs épaules, mourant de faim, invoquant la loyauté de la France, et à son défaut la vengeance de Dieu.

Le nouveau maire de la Commune et son rapporteur, prévoyant ce qui allait se passer, et voulant soustraire le pouvoir auquel ils appartenaient à cette responsabilité dont ils étaient menacés d'épurer la Convention, se présentèrent le 10 au matin à l'Assemblée.

Ils demandèrent des secours pour les familles de ceux qui partaient, mais ils demandaient surtout un tribunal révolutionnaire pour juger les mauvais citoyens. Puis des volontaires apparurent à leur tour pour faire leurs adieux à la Convention.

—Pères de la patrie, disaient-ils, n'oubliez pas que nous allons mourir, et que nous vous laissons nos enfants.

La harangue était courte et digne de Spartiates.

Mais implicitement, pour le salut de ces enfants laissés à la Convention, elle réclamait un tribunal révolutionnaire.

Alors Carnot se leva, Carnot que l'on nomma plus tard l'organisateur de la victoire.

—Citoyens, dit-il aux volontaires, vous n'irez pas seuls à la frontière, nous irons avec vous, nous vaincrons avec vous ou nous mourrons avec vous.

Et l'Assemblée, à l'unanimité, décida que quatre-vingt-deux membres de la Convention se transporteraient aux armées.

Des députés avaient été chargés de visiter les sections; ils revinrent en disant que toutes insistaient pour la création d'un tribunal révolutionnaire. Jean Bon Saint-André se leva, appuyant la demande, qui paraissait commandée par la volonté générale.

Pendant ce temps, Levasseur rédigeait la proposition.

Deux hommes doux et bons qui ignoraient quel instrument de mort ils bâtissaient!

Jean Bon Saint-André, un pasteur protestant qui nous improvisa une marine, la lança à la mer, se fit marin, de prêtre qu'il était, et nous légua, après le fatal combat du 1er juin 1794, la consolante légende du Vengeur, qui n'est pas encore, mais qui deviendra un jour de l'histoire.

Levasseur, un médecin qui, envoyé à une armée en pleine révolte, arrêta et soumit la révolte d'un mot.

Le tribunal révolutionnaire fut voté en principe, mais on en remit à plus tard l'organisation.

En ce moment, et au milieu du tumulte, Danton, qui depuis trois jours n'était pas venu à l'Assemblée, parut.

Danton, c'est-à-dire l'ombre de Danton! Danton, les genoux tremblants, les joues pendantes, les yeux rougis par les larmes, les cheveux blanchis aux tempes, encore livide de son contact avec la mort.

Il monta lentement et lourdement à la tribune. On eût dit qu'il sentait peser sur lui, sur sa douleur et sur les suites qu'elle avait eues, les regards de toute l'Assemblée.

Les regards de la Gironde surtout l'enveloppaient.

Ce grand parti et ceux qui s'y étaient rattachés comprenaient que cet homme qui montait à la tribune, que cet homme qu'ils avaient flétri du nom de septembriseur, que cet homme dont ils avaient refusé l'alliance, portait en lui leur salut ou leur mort.

On sentait qu'à la terreur qui pesait déjà sur l'Assemblée, Danton apportait un supplément de terreur.

—Vous avez, dit-il d'une voix rauque, voté en principe l'existence future du tribunal révolutionnaire, vous n'en avez pas décrété l'organisation. Quand sera-t-il organisé? quand fonctionnera-t-il? et quand satisfaction contre les traîtres sera-t-elle donnée au peuple? Avec les obstacles que nous rencontrons dans cette Assemblée même, nul ne le sait.

Puis, avec un sourire terrible:

—Parlons donc d'autre chose, dit-il. Je vous rappellerai, continua-t-il, qu'en septembre on sauva les prisonniers pour dettes, en ouvrant les prisons la veille du massacre. Eh bien! aujourd'hui, je ne dis pas que les circonstances soient les mêmes, mais il est toujours temps d'accomplir une œuvre juste. Aujourd'hui, consacré est ce principe que nul ne peut être privé de sa liberté que pour avoir forfait à la société: plus de prisonniers pour dettes, plus de contrainte par corps; abolissons ces vieux restes de la loi romaine des douze tables et du servage du Moyen Âge; abolissons enfin la tyrannie de la richesse sur la misère; que les propriétaires ne s'alarment point, ils n'ont rien à craindre: respectez la misère, elle respectera l'opulence.

L'Assemblée frémit. L'homme du 2 septembre annonçait-il un 12 mars?

En tout cas, elle comprit le sens et la portée de la nouvelle loi qu'on lui demandait; elle se leva avec empressement, et, à l'unanimité, elle vota l'abolition de la contrainte par corps.

—Ce n'est pas assez, ajouta Danton; ordonnez que les prisonniers de cette catégorie soient élargis à l'instant même.

Et l'élargissement immédiat fut voté.

Puis Danton se rassit, ou plutôt retomba sur son banc, dans le muet silence de la mort.

En ce moment, un homme assis au banc des girondins déchira une feuille de ses tablettes, écrivit dessus ces deux mots de Mécène à Octave: «Surge, carnifex! Lève-toi, bourreau!»

Et il signa: Jacques Mérey.

Danton, auquel un huissier remit la feuille déchirée des tablettes du docteur, tourna lentement un regard atone de son côté.

Jacques Mérey se leva, et, comme le commandeur à don Juan, il fit signe à Danton de le suivre.

Danton le suivit.

Jacques Mérey prit le corridor, ouvrit ce cabinet du secrétaire de l'Assemblée où il avait déjà eu une conférence avec Danton, et attendit celui-ci.

Danton apparut un instant après lui à la porte.

—Ferme cette porte et viens, dit Mérey.

Danton obéit.

—Au nom du dernier soupir de ta femme, que j'ai reçu, dit Jacques Mérey, où veux-tu en venir, malheureux?

—À vous sauver tous, dit Danton d'une voix sourde, et cela malgré vous-mêmes, qui voulez vous perdre.

—Étrange manière de t'y prendre! dit Mérey avec ironie.

—On voit bien que tu n'as pas été ministre de la Justice et que tu ne sais pas ce qui se passe. Je vais te le dire en deux mots, puis je rentrerai pour faire un dernier effort en votre faveur. Tâchez d'en profiter.

—Parle! reprit Jacques Mérey.

—Commençons par la province, dit Danton—ça ne sera pas long, sois tranquille—, et finissons par Paris. Tu sais que Lyon est révolté. La Convention n'avait pas une armée à envoyer à Lyon. La Convention a fait ce qu'eût fait Sparte: elle a envoyé un citoyen héroïque, un cœur intrépide, un homme que le sang n'effraye pas, car tous les jours depuis vingt ans il se lave les mains dans le sang, le boucher Legendre. Il a parlé comme s'il avait eu une armée de cent mille hommes derrière lui. On lui a présenté une pétition factieuse, il l'a mise en morceaux et l'a lancée à la tête de ceux qui la lui présentaient.

»—Et si nous t'en faisions autant que tu viens d'en faire à notre pétition! s'écria un des factieux.

»—Faites! a-t-il répondu. Coupez mon corps en quatre-vingt-quatre morceaux et envoyez les morceaux aux quatre-vingt-quatre départements; chacun d'eux m'élèvera une tombe et chacun d'eux vouera mes assassins à l'infamie.

»Qu'est devenu Legendre? Nous n'en savons rien! assassiné probablement. Et sais-tu sous quel nom et sous quelle bannière ses Lyonnais se sont révoltés? Sous le nom de girondins, sous la bannière de la Gironde. Le bataillon des Fils de famille, tous girondins, s'est emparé de l'Arsenal, de la poudre, des canons; peut-être, à cette heure, les Sardes occupent-ils la seconde capitale de la France et le drapeau blanc flotte-t-il sur la place des Terreaux!

»Sais-tu ce qui se passe en Bretagne et en Vendée? La Bretagne et la Vendée sont en pleine révolte; pendant que l'Autrichien nous met la pointe de l'épée sur la poitrine, la Vendée nous met le poignard dans le dos. Là, du moins, ils ne se font pas passer pour girondins.

»Mais votre général girondin trahit en Belgique, lui; nous avons à craindre non seulement la retraite mais l'anéantissement de l'armée; il ne nous y resterait ni un seul homme ni une seule ville, si Cobourg y avait lancé ses hussards et avait su profiter de l'irrigation des Belges, qui seraient tombés sur nos fugitifs et les eussent anéantis. Et cependant ce Dumouriez, il faut que nous le gardions jusqu'à ce qu'il nous perde, ou que nous nous sauvions en le perdant.

»Maintenant, à Paris, voilà ce qui s'y passe. Les membres du club de l'Évêché ont décrété la mort de vingt-deux d'entre vous. Ces vingt-deux-là seront assassinés sur leurs bancs à la Chambre; le reste du parti sera emprisonné à l'Abbaye, et on renouvellera sur lui la justice anonyme de Septembre.

»Veux-tu savoir ce qu'a dit Marat ce matin avant de venir à l'Assemblée? "On nous appelle buveurs de sang, a-t-il dit, eh bien! méritons ce nom en buvant le sang des ennemis. La mort des tyrans est la dernière raison des esclaves. César fut assassiné en plein sénat; traitons de même les représentants infidèles à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs, théâtres de leurs crimes."

»Alors Mamin, le même qui a porté la tête de la princesse de Lamballe pendant toute une journée au bout d'une pique, Mamin s'est proposé, lui et quarante de ses égorgeurs, pour vous assassiner tous cette nuit à domicile.

»Hébert a appuyé. "La mort sans bruit, donnée dans les ténèbres, a-t-il dit, vengera la patrie des traîtres et montrera la main du peuple suspendue à toute heure sur la tête des conspirateurs."

»Eh bien! voilà ce qui a été décidé: l'assassinat de jour en pleine Convention, ou l'assassinat chez vous, nuitamment, dans vos demeures, comme à la Saint-Barthélemy.

»Devines-tu maintenant ce que j'ai voulu faire pour vous? En proposant de faire élargir les prisonniers pour dettes, j'ai voulu vous faire comprendre que la mort était suspendue au-dessus de vos têtes, j'ai voulu vous donner un dernier avis.

»Tu as mal interprété mes paroles, tant mieux. Tu me forces à m'expliquer clairement, je m'explique. Je ne veux pas votre mort. Je ne vous aime pas; mais j'aime votre talent, votre patriotisme, tout mal entendu qu'il est; votre honnêteté, tout impolitique qu'elle soit. Rentre, va t'asseoir près de tes amis; dis-leur comme venant de toi, comme venant de moi, si tu veux, mais de moi ils se défieront, dis-leur, cette nuit, ou de se réunir en armes pour se défendre, ou de ne point coucher chez eux. Demain, demain, il fera jour! Demain, le tribunal révolutionnaire sera organisé, et, si vous êtes véritablement des traîtres, c'est à un tribunal que vous répondrez de votre trahison.»

Mérey tendit la main à Danton.

—Il ne faut pas m'en vouloir, dit-il, j'ai été trompé par l'apparence.

—T'en vouloir! dit Danton en haussant les épaules, pourquoi faire? On a besoin de la haine pour être Robespierre ou Marat, on n'a pas besoin de la haine pour être Danton, va.

Mérey avait déjà fait quelques pas vers la porte, quand Danton bondit vers lui.

—Ah! dit-il en le serrant dans ses bras et en le prenant sur son cœur à l'étouffer. J'oubliais ce que tu as fait pour moi, ami; je ne sais pas ce qui arrivera, mais tu as ta place dans mon cœur. Si tu es obligé de fuir, viens chez moi, et je réponds de ta vie, dussé-je te cacher dans le caveau où elle est renfermée!

Et, suffoquant au souvenir de sa femme comme un enfant que les larmes étouffent, il éclata en sanglots dans les bras de son ami.

XLVII

Le tribunal révolutionnaire

Danton était bien instruit. Pendant qu'il dévoilait le complot à son ami Jacques Mérey, ce complot s'accomplissait.

Ces hommes dont la mission était d'être à la tête de toutes les actions sanglantes, ce flot révolutionnaire dont la nature était de déborder sans cesse, à qui tout ce qui tendait à fixer la Révolution était insupportable, tous ces hommes, las du nom d'assassins que Vergniaud et ses amis leur lançaient sans cesse du haut de la tribune, s'étaient mis en mouvement; ils avaient couru à la section des Gravilliers. Elle était peu nombreuse; ceux qui étaient présents, brisés de fatigue, dormaient.

—Nous venons, dirent les conspirateurs, au nom des jacobins; les jacobins veulent une insurrection, et que la Commune saisisse la souveraineté, qu'elle épure la Convention.

Mais la section des Gravilliers était dans la main du prêtre assermenté Jacques Roux, celui qu'on avait présenté à Louis XVI pour l'accompagner à l'échafaud et qu'il avait refusé.

Il flaira un crime sous cette proposition; il répondit que le peuple était assemblé dans un repas civique et que c'était au peuple qu'il fallait s'adresser.

Éconduits, ils s'éloignèrent.

Puis ils s'adressèrent à la section des Quatre-Nations, réunie à l'Abbaye, firent le même mensonge, obtinrent l'adhésion de quelques membres, qui se joignirent à eux.

Armés de cette adhésion, ils se rendirent au repas civique qui s'étendait de l'Hôtel de Ville jusqu'aux halles.

On proposa à tous les convives, déjà un peu échauffés par le vin, d'aller fraterniser avec les jacobins.

La proposition fut acceptée.

Pendant qu'ils se mettaient en marche, Jacques Mérey rentrait dans la salle, laissant à Danton resté derrière lui le temps de se calmer. Assis à gauche de Vergniaud, il lui communiqua l'avis de Danton tendant à leur faire quitter la salle.

Vergniaud le communiqua aux autres girondins. Pas un ne bougea.

Danton rentra à son tour. Cette figure bouleversée était mobile comme l'ouragan. Chacun interpréta à sa guise la décomposition de ses traits, sa pâleur mortelle, ses soupirs profonds, qui semblaient prêts à faire éclater sa poitrine.

On venait de lire la lettre de Dumouriez; Robespierre était à la tribune, et, contre toute attente, il disait:

—Je ne réponds pas de lui, mais j'ai encore confiance en lui.

Puis, comme il ne pouvait monter à la tribune sans accuser, il ajouta que le moment demandait un pouvoir unique, secret, rapide, une vigoureuse action gouvernementale. Puis il accusa la Gironde, comme toujours, revenant à son éternel refrain, disant que depuis trois mois Dumouriez demandait à envahir la Hollande, et que depuis trois mois les girondins l'en empêchaient.

Danton était resté debout près de la porte, l'œil fixé sur les girondins, qui, impassibles sur leurs bancs, malgré l'avis donné, étaient restés pour faire face à la mort.

À cette nouvelle accusation de Robespierre, Danton tressaillit.

—La parole après toi! cria-t-il à Robespierre.

—Tout de suite, répondit celui-ci, j'ai fini.

Et, tandis qu'il descendait les marches de la tribune d'un côté, Danton les montait de l'autre. Il suivit des yeux Robespierre jusqu'à ce que celui-ci eût regagné sa place entre Cambon et Saint-Just.

—Tout ce que tu viens de dire est vrai, fit-il; mais il ne s'agit point ici d'examiner les causes de nos désastres, il s'agit d'y porter remède. Quand l'édifice est en feu, je ne m'occupe pas des fripons qui enlèvent les meubles, j'éteins l'incendie. Nous n'avons pas un moment à perdre pour sauver la République. Voulons-nous être libres? Agissons. Si nous ne le voulons plus, périssons! car nous l'avons tous juré. Mais non, vous achèverez ce que nous avons commencé. Marchons! Prenons la Hollande, et Carthage est détruite. L'Angleterre ne vivra que pour la liberté! Le parti de la liberté n'est pas mort en Angleterre. Tendez la main à tous ceux qui appellent la délivrance: la patrie est sauvée, et le monde est libre. Faites partir vos commissaires; qu'ils partent ce soir, qu'ils partent cette nuit; qu'ils disent à la classe opulente: «Il faut que l'aristocratie de l'Europe succombe sous nos efforts, paye notre dette ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang et le prodigue; allons, misérables riches, dégorgez vos richesses!»

Des applaudissements auxquels se mêlèrent malgré eux ceux des girondins lui coupèrent la parole.

Danton interrompit d'un geste impatient les applaudissements qui l'empêchaient de continuer, et, comme si l'avenir lui apparaissait, il continua avec un visage rayonnant:

—Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent! Quoi, quand vous avez une nation entière pour levier, l'horizon pour point d'appui, vous n'avez pas encore bouleversé le monde?

Les applaudissements l'interrompirent de nouveau.

Mais lui, toujours impatient d'être enrayé dans sa route, sans leur donner le temps de s'éteindre, continua:

—Je sais bien qu'il faut pour cela du caractère, et vous en avez manqué tous; je mets de côté toutes les passions, elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi était aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors: «Vos discussions sont misérables; je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut public, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie: Je vous mets tous sur la même ligne. Attaquez-moi à votre tour, calomniez-moi à votre tour; que m'importe ma réputation! que la France soit libre, et que mon nom soit flétri!»

À ce cri de Danton, qui révélait toute sa pensée, qui expliquait Septembre et le fardeau sanglant dont il s'était chargé, il n'y eut qu'un cri d'admiration dans toute la salle.

C'était le propre de cet homme d'exciter tous les sentiments extrêmes: haine, terreur, enthousiasme.

Et cependant la Convention hésitait encore. Mais un légiste estimé, député de Montpellier, qui fut plus tard rapporteur du Code civil, plus tard second consul, plus tard enfin archichancelier de l'empire, le doux et calme Cambacérès, se leva, et, de sa place, dit sans emportement:

—Il faut, séance tenante, décréter l'organisation d'un tribunal révolutionnaire; il faut que tous les pouvoirs vous soient confiés, citoyens représentants, car vous devez les exercer tous; plus de séparation entre le corps délibérant et le corps qui exécute.

En ce moment, un homme vint dire quelques mots tout bas à l'oreille de Danton; et comme il voyait que beaucoup de membres, trouvant la séance suffisamment longue, se levaient et voulaient remettre à la nuit le vote et l'organisation du tribunal, de la tribune qu'il avait gardée:

—Je somme, dit-il d'une voix tonnante, tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste!

Chacun s'arrêta à ce commandement: ceux qui avaient fait déjà quelques pas revinrent à leurs bancs, ceux qui n'avaient fait que se lever se rassirent.

Danton étendit un long regard sur l'Assemblée pour s'assurer que chacun était à son poste.

—Eh quoi! citoyens, dit-il, vous alliez encore vous séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la République! Vous ne savez donc pas combien il est important de prendre des décisions judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires. C'est pour eux que le tribunal que nous réclamons est nécessaire, car ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance, aveugle parfois, qui peut frapper l'innocent pour le coupable, le bon pour le mauvais; l'humanité vous ordonne d'être terribles pour dispenser le peuple d'être cruel. Organisons-le donc aujourd'hui, sans retard, à l'instant même, non pas bon, cela est impossible, mais le moins mauvais qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi pèse sur la tête de ses ennemis au lieu du poignard des assassins; et, cette grande œuvre terminée, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, aux ministères que vous devez organiser. Le moment est venu, soyons prodigues d'hommes et d'argent. Prenez-y garde, citoyens, vous répondez au peuple de nos armées, de son sang, de sa fortune.

»Je demande donc que le tribunal soit organisé séance tenante; je demande que la Convention juge mes raisons et méprise les qualifications injurieuses qu'on ose me donner; pas de retard: ce soir, organisation du tribunal révolutionnaire, organisation du pouvoir exécutif; ce soir, départ de vos commissaires. Que la France entière se lève, que vos armées marchent à l'ennemi; que la Hollande soit envahie, que la Belgique soit libre; que le commerce anglais soit ruiné; que nos armes partout victorieuses portent aux peuples la délivrance et le bonheur qu'ils attendent vainement depuis trois mille ans, et que le monde soit vengé!»

C'était à cette heure le cœur de la France lui-même qui battait dans la poitrine de Danton. Ses paroles retentissaient pressées comme les battements du tambour; c'était le pas de charge de la liberté s'élançant à la conquête du monde.

Il descendit de la tribune soulevé dans les bras de ses amis; puis il chargea Cambacérès, auquel il parlait pour la première fois, mais qui était venu lui porter un si utile concours, de veiller sur l'exécution des mesures qui venaient d'être votées d'enthousiasme.

Puis il s'élança hors de la Convention; le devoir qu'il s'était imposé dans cette journée terrible l'appelait ailleurs.

Cet homme qui était venu lui parler tout bas était venu lui dire:

—On propose en ce moment aux jacobins l'égorgement de la Gironde.

Voilà ce qui se passait:

Nous avons laissé les conspirateurs de l'Évêché, après avoir entraîné à leur suite quelques membres de la section des Quatre-Nations, proposant aux convives du repas civique d'aller fraterniser avec les jacobins.

La proposition acceptée, on suivit la rue Saint-Honoré avec des chants patriotiques et les cris de: «Vaincre ou mourir!»

Ce fut ainsi qu'ils entrèrent aux Jacobins, beaucoup à moitié ivres, quelques-uns le sabre à la main.

Un volontaire du Midi s'avança alors au milieu de la salle, et, dans un patois à peine intelligible:

—Citoyens, dit-il, je demande à faire une motion. La patrie ne peut être sauvée que par l'égorgement des traîtres. Cette fois il faut faire maison nette: tuer les ministres perfides, les représentants infidèles.

À ces mots, une femme qui écoutait des tribunes descendit rapidement l'escalier qui conduisait à la porte du club, et allant sur les premières marches de celui qui remontait à la rue, elle heurta un homme qui se précipitait dans le club.

Deux noms s'échangèrent:

—Danton! s'écria cette femme.

—Lodoïska! murmura Danton.

Mais il ne s'arrêta point, il ne lui adressa point la parole. Elle, de son côté, s'enfuit comme plus épouvantée qu'auparavant.

Danton comprit pourquoi cette femme fuyait.

C'était la maîtresse de Louvet, c'était celle dont il avait mis le nom et tracé le portrait dans son roman de Faublas, c'était celle enfin qui, compagne de sa fuite et de son exil, devait, essayant de le suivre jusque dans la tombe, boire à l'heure de sa mort les six potions d'opium que le malade devait boire en six nuits.

La dose était trop forte, l'estomac de la femme dévouée ne put la supporter; elle la rejeta et fut sauvée malgré elle.

Danton avait compris. On décrétait la mort des girondins; Lodoïska, présente, se sauvait pour annoncer à son amant et à ses amis le complot qui s'organisait contre eux et que lui-même avait découvert à Jacques.

En le voyant, la terreur de la pauvre femme s'était augmentée; elle croyait Danton l'ennemi de la Gironde.

Danton, au contraire, qui faisait en ce moment tout ce qu'il pouvait pour se rapprocher d'elle, venait pour sauver les girondins.

Il se précipita dans la salle. Un cri d'étonnement sortit de toutes les bouches. Le cordelier Danton chez le jacobin Robespierre! le chasseur entrait dans l'antre du tigre.

Mais lui, l'athlète au bras puissant et à la voix tonnante, eut bientôt écarté ceux qui s'opposaient à son entrée et fait taire ceux qui ne voulaient point qu'il parlât.

Une fois à la tribune, il était maître de l'assemblée.

Alors il expliqua à tous ces hommes qu'en voulant sauver la patrie ils allaient la perdre; que ce n'était pas par des assassinats et des égorgements qu'on rétablissait la tranquillité et la confiance publiques; que ce n'était point des martyrs qu'il fallait faire, mais des coupables qu'il fallait frapper; il leur annonça qu'un tribunal révolutionnaire venait d'être voté; qu'à ce tribunal seul désormais appartiendrait la connaissance des délits politiques. Puis l'habile orateur, après quelques louanges à leur patriotisme, après une excitation de rejoindre promptement l'armée, après le serment fait par lui, Danton, eux partis, de veiller sur la République, il les convia à aller fraterniser aux cordeliers, où Camille Desmoulins, prévenu, les attendait.

Et eux, changés tout à coup:

—Il a raison, dirent-ils. Vive la Nation!

Et ils s'éloignèrent pour aller fraterniser avec les cordeliers.

En un seul bond, Danton fut des jacobins à la Convention, de la rue Saint-Honoré aux Tuileries.

Personne ne s'était aperçu de son absence. Pas un girondin ne s'était levé de son banc.

On votait l'organisation du tribunal révolutionnaire.

Voici ce qu'on décrétait, ce que décrétaient les girondins eux-mêmes, forgeant la hache qui devait abattre leurs têtes:

«Neuf juges nommés par la Convention jugeront ceux qui lui seront envoyés par décret de la Convention: nulle forme d'instruction; point de jurés; tous les moyens admis pour former la conviction.

»On poursuivra non seulement ceux qui prévariquent dans leurs fonctions, mais ceux qui les désertent ou les négligent; ceux qui, par leur conduite, leurs paroles ou leurs écrits, pourraient égarer le peuple; ceux qui, par leurs anciennes places, rappellent les prérogatives usurpées par les despotes.

»Il y aura toujours, dans la salle du tribunal, un membre pour recevoir les dénonciations.»

Les girondins avaient voté pour le tribunal révolutionnaire, mais non point pour une semblable rédaction, à laquelle se fût certes opposé Danton s'il se fût trouvé là, puisque Danton, comme eux, devait être condamné par ce tribunal.

Ils votèrent contre la rédaction. La majorité l'emporta.

—C'est l'inquisition! s'écria Vergniaud, et pire que celle de Venise!

Et il s'élança hors de la Convention, suivi de tous ses amis, qui pour la première fois commençaient à entrevoir la profondeur du gouffre où on les poussait.

XLVIII

Lodoïska

Louvet, que nous avons vu imprudemment élevé par ses amis, logeait dans la rue Saint-Honoré, à quelques pas seulement du club des jacobins. Sa hardiesse à accuser l'homme populaire par excellence, l'hôte du menuisier Duplay, l'incorruptible Robespierre, comme on l'appelait, le désignait à la haine du peuple, et il savait que du premier soulèvement il serait la première victime. Aussi sa vie était-elle d'avance celle d'un proscrit. Il ne sortait, même pour aller à la Convention, qu'armé d'un poignard et de deux pistolets. La nuit, il demandait asile à quelque ami, et ne rentrait que furtivement dans sa propre maison pour visiter la jeune et belle créature qui s'était dévouée à lui.

Cette femme, dont l'œil inquiet épiait sans cesse, entendit passer avec des vociférations et des chants patriotiques cette députation qui se rendait aux Jacobins; au milieu de ces vociférations, elle entendit les cris de: «Mort aux girondins!» et, soit préoccupation, soit réalité, elle crut même entendre celui de: «Mort à Louvet!»

Alors elle descendit, se mêla aux groupes, pénétra dans la salle avec eux, monta aux tribunes pour s'y dissimuler, et là, dans toute son étendue, elle entendit la motion d'égorger les traîtres, les ministres perfides et les représentants infidèles.

Pour elle, il n'y avait pas de doute; ce que demandait cette voix, c'était la mort de son amant et de tout le parti dont il était un des chefs.

On a vu comment elle s'était élancée hors de la salle, comment elle avait rencontré Danton sur la porte, et comment, dans son ignorance du but qui l'amenait, sa fuite n'avait été que plus précipitée.

Où courait-elle?

Elle n'en savait rien d'abord elle-même. Ce jour-là, elle n'avait point de rendez-vous pris avec Louvet. Chez qui allait-elle porter la nouvelle terrible? chez Roland? car Roland était l'âme de la Gironde. Mais la sévère Mme Roland, l'inspiratrice de son mari, même pour un danger de mort, consentirait-elle à recevoir chez elle la maîtresse de l'auteur de Faublas? Non.

Chez Vergniaud? Mais Vergniaud n'était jamais chez lui. Tous ces hommes de la Révolution, sachant le peu de temps qu'ils avaient à vivre, essayaient de doubler leur existence par l'amour. Vergniaud ne serait pas chez lui; il serait chez Mlle Candeille, la charmante actrice, qui, dans son égoïsme, ne laisserait pas sortir son amant, de crainte qu'il lui arrivât malheur.

Chez Kervélagan? Mais sans doute était-il déjà au faubourg Saint-Marceau, au milieu des fédérés bretons, s'il n'était pas encore parti de Paris.

Mais n'était-ce point achever de perdre les girondins que de leur faire chercher un refuge dans les rangs des Bretons, au moment où la Bretagne se soulevait?

Au moment où, arrêtée au coin de la rue de l'Arbre-Sec, elle hésitait pour savoir si elle continuerait sa route ou franchirait le pont Neuf, elle vit passer près d'elle un homme qu'elle crut reconnaître pour un des leurs.

Il marchait calme et avec l'insouciance de l'homme ou qui ne connaît pas le danger ou qui le méprise.

Elle alla à lui.

—Citoyen, dit-elle, je suis Lodoïska, la maîtresse de Louvet; il me semble que je reconnais en vous un girondin, ou tout au moins un ami de la Gironde.

Celui auquel elle s'adressait la salua respectueusement.

—Vous ne vous trompez pas, madame, lui dit-il, sans partager toutes les opinions de la Gironde, je partagerai probablement son sort. Jeté dans Paris par un grand amour et une grande haine, je me suis assis sur un des bancs de vos amis, espérant y faire la guerre à la noblesse et ses privilèges, dont j'étais victime: je me suis trompé. La République est tellement forte, à ce qu'il paraît, que ses enfants se divisent, et que je n'assiste plus qu'à des récriminations de parti, qu'à des accusations de faiblesse ou de trahison. Vous pouvez donc vous fier à moi, madame; mon nom est Jacques Mérey.

Lodoïska avait entendu prononcer ce nom comme celui d'un médecin savant, humanitaire et dévoué à la République. Elle saisit son bras.

—Aidez-moi à les sauver, dit-elle, et à vous sauver vous-même.

Jacques Mérey secoua la tête.

—Je crois bien, dit-il, que nous sommes tous perdus. Peu m'importe! à moi qui ne tenais à la vie que par mon amour. Je peux dire cela à vous qui ne vivez que par le vôtre, madame; mais je n'en suis pas moins tout à vos ordres, si je peux vous aider en quelque chose.

—Mais vous ne savez donc pas ce qui se passe, s'écria Lodoïska.

—Oh! si fait! dit Jacques, je suis au courant de tout; je quitte la Convention.

—Mais vous ne quittez pas, comme moi, les jacobins, dit Lodoïska. Vous ne savez pas que la section des Quatre-Nations et les volontaires de la Halle sont venus au nombre de mille, avec des chants frénétiques et des cris féroces, demander la mort des girondins.—Et tenez, dit-elle, en lui montrant une nouvelle colonne d'hommes du peuple qui s'avançait dans la rue Saint-Honoré, la plupart armés de sabres et de piques; et tenez, voilà les bourreaux!

Et, en effet, ces hommes, en passant devant Lodoïska et Jacques Mérey, laissèrent échapper des imprécations de colère et des menaces de mort.

—Allons chez Pétion, lui dit Jacques Mérey; c'est là que se sont donné rendez-vous tous nos amis.

Pétion demeurait rue Montorgueil. Mérey et Lodoïska franchirent les halles pleines de tumulte et de cris; les femmes, qui croyaient que c'était à la trahison du ministre de la guerre Beurnonville et du général en chef Dumouriez et des girondins qu'était dû l'enrôlement forcé des derniers volontaires, étaient toutes armées de couteaux qu'elles agitaient sans nommer personne, mais en demandant la mort des traîtres. Quelques-unes avaient des piques et demandaient à marcher, elle aussi, sur la Convention.

—Ah! murmurait Lodoïska, et quand on pense que c'est aux hommes du 20 juin, aux hommes du 10 août, aux hommes du 21 septembre, qu'on fait de pareils reproches, n'est-ce point à dégoûter les martyrs du peuple de mourir pour lui?

Ils traversèrent toutes ces halles où, sur les tables tachées de vin, restaient des verres à moitié vides, et l'on gagna la maison de Pétion.

Là, en effet, comme le mot d'ordre en avait été donné aux girondins avant de se séparer, toute la Gironde était réunie.

En entrant dans la salle de la réunion, Lodoïska aperçut Louvet, courut à lui, lui sauta au cou en criant:

—Je t'ai retrouvé, je ne te quitte plus.

Alors, entraînant son amant dans un angle de la salle, elle laissa à Jacques Mérey le soin de tout expliquer.

Alors Jacques Mérey, en omettant seulement sa conférence avec Danton, raconta comment il avait rencontré Lodoïska et ajouta ce qu'il avait vu et entendu.

Alors la majorité des girondins décida qu'il était inutile d'aller braver la mort à la Convention; une séance de nuit était plus dangereuse encore, dans les circonstances où l'on se trouvait, qu'une séance de jour, et, on l'a vu, la séance du jour avait été plus que tumultueuse.

Chacun alors chercha l'asile où il pourrait passer la nuit. Vergniaud et Jacques Mérey déclarèrent que rien ne les empêcherait d'aller à la Convention. Quant à Pétion, au lieu d'aller chercher dehors un asile, après avoir écouté ce que Lodoïska et Louvet lui disaient du péril couru par lui, il alla à la fenêtre, l'ouvrit, étendit la main au-dehors, et, la rentrant toute mouillée:

—Il pleut, dit-il, il n'y aura rien.

Et, quelque supplication qu'on lui fît, il refusa de quitter la maison.

Jacques Mérey, qui était resté plus inconnu que les autres et plus populaire en même temps, parce que c'était lui qui était venu apporter la nouvelle de la victoire de Valmy et de celle de Jemmapes, offrit sa chambre à Louvet et à Lodoïska, à peu près sûr que son logement, où il ne recevait personne, auquel personne ne lui écrivait, était inconnu des assassins.

Puis, lorsqu'il les eut installés chez lui, il marcha droit à la Convention, où il trouva Vergniaud déjà établi sur son banc.

Cette colonne qui avait rencontré Lodoïska et Jacques Mérey, cette colonne qui s'avançait jetant l'insulte et la menace aux girondins, se rendait à l'imprimerie de Gorsas, rédacteur en chef de la Chronique de Paris, celui-là même qui avait annoncé, comme nous l'avons dit, que Liége n'était pas prise par les Autrichiens, au moment où les Liégeois proscrits, fugitifs, se répandaient dans les rues de Paris, augmentant par leur présence la haine que l'on portait aux girondins.

Les émeutiers déchirèrent les feuilles déjà tirées, brisèrent les presses, dispersèrent les caractères et pillèrent les ateliers.

Quant à Gorsas, un pistolet à chaque main, il passa inconnu au milieu des assassins qui demandaient sa tête, agitant ses pistolets et criant comme les autres:

—Mort à Gorsas!

À la porte, il trouva un flot de peuple si épais qu'il craignit d'être reconnu par les imprimeurs de quelque autre presse; il se glissa dans une cour par une porte entrouverte qu'il ferma derrière lui, puis il sauta par-dessus le mur de cette cour, et s'en alla droit à la section dont il faisait partie.

La section résolut d'aller avec lui porter plainte à la Convention.

Pendant ce temps-là, les émeutiers décidaient d'en faire autant chez Fiévée, qui, comme Gorsas, publiait une feuille girondine.

Comme chez Gorsas, tout fut pillé, brûlé, jeté à la rue.

La colonne dévastatrice ne comptait pas se borner là. Elle alla à la Convention pour y demander la mort de trois cents députés. On sentait Marat derrière toutes ces demandes. Marat prévoyait toujours par chiffres.

Mais voilà que, tandis que les émeutiers entraient d'un côté, Gorsas et les membres de la section entraient par l'autre comme accusateurs. Gorsas, tenant toujours ses deux pistolets à la main, s'élança à la tribune.

Inviolable à double titre, comme journaliste, comme membre de la Convention, il venait demander justice contre ceux qui avaient brisé ses presses.

Les émeutiers s'arrêtèrent étonnés: ils venaient comme accusateurs des girondins, et voilà qu'ils étaient accusés comme pillards, comme voleurs et comme assassins.

Un député alors monta à la tribune, c'était Barrère. Il se tourna vers les émeutiers:

—Je ne sais pas, dit-il, ce que vous venez chercher ou demander ici; je sais seulement que l'on a parlé cette nuit de couper des têtes de députés. Citoyens, dit-il en étendant vers eux une main menaçante, sachez, une fois pour toutes, que les têtes des députés sont bien assurées; les têtes des députés sont non seulement posées sur leurs épaules, mais sur tous les départements de la République. Qui donc oserait décapiter un département de la France? Le jour où ce crime s'accomplirait, la République serait dissoute. Allez, méchants citoyens, ajouta-t-il, et ne revenez plus dans de semblables intentions.

Les émeutiers délibérèrent un instant. Puis un des chefs s'avança, protesta de son dévouement et de celui de ses hommes à la République, et demanda à défiler devant les représentants au cri de «Vive la nation!»

Cette faveur leur fut accordée.

Au moment où ils passaient devant les bancs de la Gironde, occupés seulement par Vergniaud et par Jacques Mérey, tous deux se levèrent, croisèrent les bras en manière de défi.

Cette nuit, nuit du 10 au 11 mars, la Convention, n'ayant plus ni argent, ni armée organisée, ni force intérieure, ni unité qui assurât son existence, la Convention créa ce fantôme sanglant qui épouvante l'Europe depuis près d'un siècle et qui fit la Révolution si longtemps incomprise: LA TERREUR!

On l'avait invoquée armée d'un glaive contre Paris, Paris la renvoya armée d'une hache au monde.

L'armée, vaincue non point par la lutte, par des combats, mais par le doute et la lassitude, l'armée, démoralisée, fuyait devant l'ennemi; elle allait rentrer en France, livrer la France!

Elle vit la Terreur à la frontière, elle s'arrêta et fit face à l'ennemi.

Cette armée, c'était tout ce qui restait à la République. Rien à envoyer à Lyon; rien à envoyer à Nantes.

Nos volontaires étaient à peine suffisants pour maintenir la Belgique qui nous échappait.

On envoya nos volontaires en Belgique.

À Lyon, Collot-d'Herbois; à Nantes, Carrier.

C'est-à-dire la Terreur!

XLIX

Deux hommes d'État

La séance avait duré jusqu'au jour, Danton s'était endormi sur son banc, écrasé de fatigue; personne ne songeait à le réveiller.

On eût dit un lion endormi dont nul n'osait s'approcher.

Jacques Mérey laissa la salle s'évacuer entièrement, échangea une poignée de main, un sourire et un haussement d'épaules avec Vergniaud, puis il alla à Danton, et lui posa la main sur l'épaule.

Danton s'éveilla par un brusque mouvement et porta la main à sa poitrine, où était caché un poignard.

Chacun de ces hommes, en s'endormant libre, ignorait s'il ne s'éveillerait pas prisonnier le lendemain. Quelques minutes de repos avaient suffi à rendre la force au colosse.

Quant à Jacques Mérey, il avait cette force invincible des travailleurs et des savants habitués à lutter contre le sommeil.

Jacques prit le bras de Danton et sortit avec lui de la Convention.

Dans le corridor, ils rencontrèrent Marat qui causait avec Panis.

En voyant Danton, Marat vint à lui, jeta un regard de haine, en passant, sur Jacques, dit quelques mots à l'oreille de Danton, et s'éloigna.

—Pouah! dit Danton avec un profond sentiment de dégoût. Du sang! Le misérable! toujours du sang; il ne lui faut que du sang! Sortons d'ici, la moitié de ces hommes me fait horreur ou pitié; j'ai besoin de respirer un air pur.

Et il entraîna Jacques dans le jardin des Tuileries.

On était au 11 mars, au matin. La gelée était fraîche, la terre couverte d'une légère couche de neige; des stalactites de glace, dans lesquelles se reflétaient comme dans des girandoles de cristal le soleil levant, pendaient aux arbres, et cependant on sentait que ce manteau d'hiver était jeté sur les épaules du bon avril; les ramiers, volant d'arbre en arbre et se poursuivant déjà avec des roucoulements d'amour, faisaient tomber des branches une pluie de diamants, tandis que les moineaux devenus moins frileux commençaient à reparaître et sautillaient en caquetant, à travers les lilas et les seringas des parterres.

Danton respira à pleine poitrine quelques haleines de cet air printanier et sa nature toute sanguine sembla se reprendre à la vie.

—Voilà, dit-il, des arbres, des ramiers et des oiseaux à qui tous nos débats sont bien indifférents, et qui ne connaissent ni montagnards, ni girondins, ni jacobins, ni cordeliers.

—Ajoute, dit Mérey, ni Robespierre, ni Marat; ils sont bien heureux.

—Admire, philosophe, continua Danton, comme au milieu de tout cela la nature poursuit sa route immuable. Dans un mois, les bourgeons vont pousser sur ces arbres, ces oiseaux s'aimer, ces fleurs s'ouvrir, un chant d'amour emplira la création, les nids se suspendront aux branches, le pollen fécondateur flottera dans l'air, jusqu'aux fenêtres de la Convention les hirondelles viendront gazouiller: "Nous voilà de retour pour accomplir la grande œuvre du Seigneur, l'œuvre qui, de l'enchaînement de la vie à la mort, fait l'éternité. Que faites-vous, vous autres rois de la création, vous aimez-vous comme nous?"

»Deux voix leur répondront: "Haine!" glapissantes comme celle du renard qui dira: "Défiez-vous, citoyens; défiez-vous de vos pères, défiez-vous de vos mères, défiez-vous de vos frères, de vos amis et de vos enfants. Nous sommes entourés de traîtres. Dumouriez trahit, Valence trahit, Custine trahit, la droite trahit, la plaine trahit, la Gironde trahit. Une chaîne de trahisons nous enveloppe: Pitt en tient un bout; je vois d'ici celui qui tient l'autre; et les anneaux de cette chaîne sont d'or."

»L'autre, coassante comme celle des crapauds: "Du sang! du sang! du sang!"

»Eh! tu en auras du sang, poursuivit Danton avec un sourire mélancolique. Combien de nous qui verront encore ce printemps ne verront pas le printemps prochain, et plus encore ne verront pas l'autre.»

—Tu es de sinistre augure, ce matin, Danton.

Danton haussa les épaules:

—Je suis comme cet homme dont parle l'historien Joseph, qui pendant sept jours tourna autour de la ville sainte en criant: «Malheur à Jérusalem; malheur à Jérusalem!» et le huitième jour cria: «Malheur à moi-même!» Une pierre lancée des remparts lui brisa la tête.

—Nous sommes Jérusalem, n'est-ce pas, nous autres girondins, dit Jacques, et toi l'homme à la prophétie?

—Que veux-tu! Dieu nous a tous frappés d'aveuglement.

—Mais puisque toi seul vois clair, puisque toi seul sais ton chemin au milieu de cette foule d'insensés, pourquoi ne t'éloignes-tu pas de ces deux hommes, dont l'un, Marat, déshonore ta politique, dont l'autre, Robespierre, use ta popularité? et ta popularité usée, tu l'as dit toi-même, menacera ta vie!

—Que veux-tu? dit insoucieusement Danton, voilà le printemps qui revient, je ne suis pas un lépreux comme Marat, je ne suis pas un hypocrite comme Robespierre, je suis un homme de chair et de sang, je veux vivre les quelques jours qui me restent à vivre.

—Danton, prends-y garde, dans la situation où est la France, dans la situation où est la République, avec la place que tu as conquise dans la Convention, une pareille insouciance ou un pareil découragement sont un crime. Ne vois-tu pas que le vaisseau de la France, pour avoir trop de pilotes, n'en a pas un seul? Ne laisse pas prendre le gouvernail ni par un hypocrite ni par un fou. Saisis les affaires de ta main puissante; mets un frein à la populace: donne une impulsion à l'esprit public, une direction à l'Assemblée; écrase comme de vils reptiles Marat dans sa bave et Robespierre dans son orgueil; toi seul en ce moment peux à la Convention ce que tu voudras; sois l'homme que je dis; prête la force au côté faible mais honnête de l'Assemblée, nous oublierons le passé et nous te suivrons; ton ambition sera le salut de la patrie.

Danton fixa ses yeux sur ceux de Jacques, et sembla vouloir lire jusqu'au fond de son âme.

Puis, s'arrêtant tout à coup:

—Au nom de qui me parles-tu? demanda-t-il.

—Au nom de ceux, répondit le girondin, qui méprisent Marat et qui détestent Robespierre.

—Que je méprise Marat, tout le monde le sait, puisque tout haut je l'ai dit en pleine tribune; mais qui t'a dit que je détestais Robespierre?

—Ton intérêt politique, et, à défaut de l'intérêt politique, ton instinct de conservation. Robespierre a déjà murmuré contre toi des paroles sinistres, et, si tu ne le préviens pas, il te préviendra.

—Es-tu chargé d'un mandat près de moi?

—Non, mais je suis prêt à accepter le tien.

—Et tu me répondrais de tes girondins?

—Je ne réponds que d'une chose, du désir de t'avoir pour chef. Je te crois à la fois homme de renversement et de fondation.

—Tu me crois cela, toi, parce que tu me connais depuis longtemps; mais tes amis... tes amis n'ont pas confiance en moi; je me perdrais pour eux, et, dépopularisé, ils me livreraient à mes ennemis. Non! Alea jacta est! Que la mort décide!

—Danton...

—Non, il y a entre vous autres et moi un abîme infranchissable, le sang de Septembre, que je n'ai pas fait couler cependant. Un jour que nous aurons du temps à perdre, je te raconterai cela. En attendant, écoute, Mérey; je t'aime depuis longtemps; dernièrement, tu as fait pour moi tout ce qu'un ami, tout ce qu'un frère pouvait faire. Eh bien! pendant que je suis puissant encore, demande-moi quelque chose.

Jacques regarda Danton:

—Que veux-tu que je te demande? Je suis un savant, beaucoup plus riche qu'un savant ne l'est d'ordinaire. J'ai en Champagne et du côté de l'Argonne des biens assez considérables. Je suis médecin et, si je voulais exercer ma profession, je gagnerais des monceaux d'or. Je me suis fait nommer député, ou plutôt on m'a nommé député malgré moi. Je n'ai accepté que dans ma haine des privilèges que je voulais combattre. J'ai voté pour la prison perpétuelle dans le procès de Louis XVI parce que, médecin, je ne pouvais voter pour la mort; mais depuis, mon vote a constamment précédé ou suivi les votes les plus ardents au bien de la nation. Que veux-tu faire pour moi? Je ne désire rien, et ce que je regrette, tu ne peux me le rendre.

—Qui sait? réfléchis. Demain peut-être les tempêtes de la tribune nous éloigneront à tout jamais l'un de l'autre. Demande-moi ce que tu voudras, et, à ton grand étonnement, peut-être pourrais-je selon ton désir.

—Oh! c'est une trop longue histoire, dit Jacques Mérey.

—Écoute, dit Danton: j'ai acheté et meublé une maison de campagne sur les coteaux de Sèvres. Montons en voiture et viens déjeuner avec moi. Tu n'as aucun besoin de rentrer, personne qui t'attende?

—Non, au contraire, plus tard je rentrerai, plus ceux qui sont chez moi m'en sauront gré.

—Eh bien! voilà une voiture, montons-y; viens, et tu me conteras ton histoire tout le long du chemin.

Tous deux montèrent en voiture.

—À Sèvres! dit Danton.

La voiture partit.

Alors Jacques Mérey, dont le cœur trop plein débordait depuis six mois, raconta toute sa longue histoire à Danton, et, à son grand étonnement, cet homme de bronze l'écouta sans en perdre une parole, laissant son visage refléter toutes les émotions de son cœur.

Enfin Jacques aborda le véritable motif de sa confidence. Lorsqu'il lui eut dit la fuite, ou plutôt l'enlèvement d'Éva par Mlle de Chazelay, lorsqu'il lui eut dit comment, à Mayence, il avait perdu sa trace, ne pouvant la suivre au cœur de l'Allemagne, il lui demanda, demande difficile à faire, car elle touchait à cette accusation de trahison éternellement suspendue sur la tête de Danton par Robespierre, il lui demanda en hésitant:

—Toi qui as tant de relations à l'étranger, pourrais-tu me dire où elle est?

Danton le regarda fixement.

—Ma vie est là, dit Jacques Mérey, et, si je n'ai pas l'espoir de la retrouver, comme je ne crois à rien, quand la France n'aura plus besoin de moi, je me brûlerai la cervelle.

Et il serra la main de Danton.

On était arrivé à la porte de la maison de campagne. Le fiacre s'arrêta, les deux hommes en descendirent, sans dire un mot de plus, et montèrent dans une jolie salle à manger située au premier étage.

Un grand feu brûlait dans l'âtre, une table était dressée avec plusieurs couverts.

—Tu attends du monde à déjeuner? dit Jacques.

—Non, mais je reviens rarement seul; mon domestique sait cela, et il s'arrange en conséquence.

Puis il s'approcha de la fenêtre, et, tandis que Jacques Mérey se réchauffait les pieds, il posa son front brûlant sur la vitre glacée et demeura immobile.

Mérey comprit qu'il attendait une apparition quelconque.

Au bout de quelques minutes, Danton fit un mouvement.

Puis, tournant la tête sur l'épaule:

—Viens voir, dit-il à Jacques.

—Quoi voir? demanda celui-ci.

—Regarde! dit Danton.

Et il approcha la tête de Mérey du carreau le plus voisin de celui par lequel il regardait lui-même.

Jacques vit alors, de l'autre côté d'un petit jardin pouvant avoir vingt-cinq à trente pas de long, accoudée à une fenêtre ouverte, une petite tête blonde perdue dans ce que l'on appelait alors une palatine.

L'enfant pouvait avoir seize ans.

—Comment la trouves-tu? demanda Danton.

—C'est une charmante jeune fille, dit Jacques Mérey.

—Ressemble-t-elle à ton Éva?

—Toutes les femmes blondes se ressemblent, dit Jacques, excepté pour celui qui les aime.

—Laisse-moi ouvrir la fenêtre et causer un peu avec elle.

—Tu la connais?

—Oui.

—Et tu causes avec elle?

—Sans doute. Il faut d'abord que je l'habitue à ma laideur.

—Et puis après?

—Je l'habituerai à ma réputation.

—Et puis après?

—J'en ferai ma femme.

—Ta femme! s'écria Jacques Mérey en regardant Danton avec stupeur, et il y a huit jours à peine que ta première femme est morte!

—Oui, c'était chose convenue du vivant de l'excellente créature que j'ai perdue; Louise Gely, c'est son nom, est sa filleule, et elle l'a désignée pour servir de mère à ses enfants.

Danton ouvrit la fenêtre.

Jacques Mérey se retira en arrière.

Alors celui qu'on appelait l'homme de sang entama une idylle de Gessner avec cette jeune fille. Il lui parla du printemps, de l'amour, des fleurs, de la vie calme, du bonheur conjugal. Il fut jeune, il fut tendre, il fut amoureux, il fut poétique. Jacques, la tête posée sur sa main, regardait et écoutait avec stupéfaction. Il comprenait la fascination de cet homme sur une femme, comme celle du serpent sur l'oiseau; enfin ce fut Danton qui le premier dit à la douce jeune fille de prendre garde à la fraîcheur du temps, de se garantir de cet air glacé qui montait de la Seine au sommet des collines. Il entendit la fenêtre de Louise se refermer, et Danton rayonnant referma la sienne.

Du bout des doigts, en rentrant chez elle, Louise avait envoyé un baiser.

—En vérité, lui dit Jacques en le voyant refermer la fenêtre, s'asseoir à table rayonnant, comme nous l'avons dit, et demander son déjeuner, en vérité, tu me confonds.

—Pourquoi cela? demanda Danton; parce que devant toi philosophe, parce que devant toi médecin, je suis homme. Que t'ai-je dit ce matin? Que probablement tu ne verrais pas les fleurs de 94 et moi de 95. Eh bien! je veux vivre jusque-là.

—Alors tu penses que cette jeune fille t'aimera?

—Le sais-je? J'ai rendu de grands services à sa famille; le père était huissier audiencier au parlement; je lui a fait avoir une place lucrative au ministère de la Marine. On leur a dit quelques mots déjà de mariage; le père est royaliste, la mère est dévote. Comme tout cela va bien! Hier, je leur ai fait une visite: le père m'a reproché Septembre, la mère m'a dit que l'homme qui épouserait sa fille accomplirait avant de l'épouser ses devoirs de religion.

—Tu feras cela?

—Moi, je ferai tout ce que l'on voudra pour arriver à l'accomplissement de mon désir. Je suis le tribun de la liberté, mais je suis le serf de la nature. Il y a un complot dans tout cela, complot de la sainte femme qui est morte et qui était royaliste; en me remariant à une belle jeune fille royaliste, elle croit du fond de sa tombe me tirer de la Révolution, créer un défenseur à la veuve et à l'orphelin du Temple.

—Penses-tu parfois à de semblables utopies?

—Moi? (Danton haussa les épaules.) Je ne pense à rien. L'enfant du Temple, Égalité, Chartres, Monsieur, frère du roi, comme ils l'appellent, est-ce que cela n'est pas frappé de mort et ne mourra pas de soi-même? Ce que je veux, moi, c'est de doubler mes jours avec mes nuits; c'est, la nuit, de m'acharner à l'amour, le jour au combat; c'est de lutter, de m'épuiser, de me tuer moi-même si c'est possible avant qu'ils me tuent! Ne m'a-t-on pas appelé le Mirabeau de 93?

Et, en parlant ainsi, Danton dévorait des viandes saignantes et buvait en proportion. Pour soutenir cette puissante nature, il fallait des repas de lion.

Le déjeuner fini:

—Reviens-tu à Paris? lui demanda Jacques.

—Ma foi! non, dit Danton. Je suis fatigué, je vais rester toute la journée ici; me refaire un peu par les yeux et, qui sait? peut-être par la parole. C'est la première fois que la chaste enfant me jette une caresse: je vais lui reporter le baiser qu'elle m'a envoyé.

—Je puis prendre ton fiacre alors?

—Parfaitement, à moins que tu ne préfères rester avec moi.

—Non, il faut que j'aille rendre la liberté à deux tourtereaux que la voix de mon ami Danton a effrayés.

—Bon! je parie que c'est à Louvet et à Lodoïska?

—Justement, dit en riant Jacques.

—Si je puis sauver ces deux-là, dit Danton, je le ferai, ils s'aiment trop.

—Et si tu ne peux les sauver? demanda Jacques.

—Je tâcherai qu'ils meurent ensemble.

Jacques tendit la main à Danton; Danton la lui serra cordialement. Puis, comme Jacques essayait de la retirer, il la retint.

—Jacques, dit-il, c'est à Mayence que tu as perdu la trace de ton Éva et de Mlle de Chazelay?

—Oui.

—Eh bien! sois tranquille, je les retrouverai. Mais ne dis jamais ni par qui ni comment tu auras eu de leurs nouvelles.

Jacques poussa un cri et se jeta dans les bras de Danton avec des larmes plein les yeux.

—Eh bien! lui dit Danton, tu vois que, toi aussi, tu es un homme!

L

Trahison de Dumouriez

Robespierre avait dit dans la fameuse séance de la Convention que nous avons essayé de mettre sous les yeux du lecteur:

Je ne réponds pas de Dumouriez, mais j'ai confiance en lui.

Si nous revenons encore à Dumouriez, c'est que le sort des girondins était lié à son sort, et que le sort de notre héros, Jacques Mérey, était lié au sort des girondins.

Certes nous eussions pu passer plus rapidement que nous ne l'avons fait sur ces époques terribles. Mais quel est l'homme de cœur, le vrai patriote qui, penché, la plume à la main, sur ces deux années 92 et 93, sur ces deux abîmes, ne sera pas pris du vertige de raconter?

Peut-être eût-il mieux valu pour l'intérêt de notre livre, en rapprocher les deux parties romanesques, et n'écrire entre elles deux que ces mots:

«Jacques Mérey, nommé député à la Convention nationale, y adopta le parti des girondins, et, vaincu comme eux, fut proscrit avec eux.»

Mais, plus nous avançons en âge, plus nous marchons sur ce terrain mouvant de l'art et de la politique, plus nous sommes convaincus que, dans des jours de lutte comme ceux où nous sommes, et tant que le grand principe proclamé par nos pères ne sera pas la religion du monde nouveau, chacun doit apporter sa part de réhabilitation à ces hommes trop calomniés par les idylles royalistes, par ce miel de belladone et d'aconit, doux aux lèvres, mortel à l'intelligence et au cœur.

Revenons donc à Dumouriez, et, une fois de plus, lavons la Montagne, dans la personne de Danton, et la Gironde, dans celle de Guadet et de Gensonné, de toute complicité avec ce traître, qui n'eut pas même le prétexte de l'ingratitude du pays pour servir d'excuse à sa trahison.

Cette trahison, il l'avait déjà dans le cœur en quittant Paris au mois de janvier; il s'était engagé vis-à-vis de la coalition à sauver le roi, et la tête du roi était tombée.

Pour prouver qu'il n'était point complice du meurtre royal, Dumouriez n'avait d'autre ressource que de livrer la France.

Et, en effet, il était mal avec tous les partis:

Mal avec les jacobins, qui, avec raison, le tenaient pour royaliste ou tout au moins pour orléaniste;

Mal avec les royalistes pour avoir deux fois sauvé la France de l'invasion, l'une à Valmy, l'autre à Jemmapes;

Mal avec Danton, qui voulait la réunion des Pays-Bas à la France, tandis que lui voulait l'indépendance de la Belgique.

Mal enfin avec les girondins, qui, tandis qu'il négociait avec l'Angleterre, avaient fait brutalement déclarer la guerre à l'Angleterre.

L'armée seule était pour lui.

Mais voilà que trois jours après celui où Robespierre, sans répondre de Dumouriez, avait affirmé sa confiance en lui, voilà qu'une lettre de Dumouriez arrive au président de la Convention, au girondin Gensonné.

C'était le pendant du manifeste de La Fayette.

Une séparation complète de principes, une menace à la Convention, un plan de politique complètement opposé à la sienne.

Barrière voulait communiquer la lettre à l'instant même à la Convention, demander l'arrestation et l'accusation de Dumouriez. Mais un homme s'opposa à cette double proposition.

Le tribun, dans sa double force physique et morale, ne s'inquiétait jamais du mal qui pouvait résulter pour lui d'une adhésion ou d'une proposition faite par lui. Jusqu'au jour où il fut contraint pour sa propre défense, et pour ne pas tomber avec eux, de se déclarer contre les girondins, il ne sortit jamais de ses lèvres une parole qui ne s'échappât de son cœur.

Il disait, puis de ce qu'il avait dit arrivait ce qu'il plaisait à Dieu.

Cette fois encore, sans s'inquiéter de la défaveur qui pourrait rejaillir sur lui de son opposition à cette proposition d'accuser et d'arrêter Dumouriez:

—Que faites-vous? s'écria-t-il. Vous voulez décréter l'arrestation de cet homme; mais savez-vous qu'il est l'idole de l'armée? Vous n'avez pas vu comme moi, aux parades, les soldats fanatiques baiser ses mains, ses habits, ses bottes. Au moins faut-il attendre qu'il ait opéré la retraite. Qui la fera, et comment la fera-t-on sans lui?

Puis, d'une seule phrase, il jeta un rayon de soleil sur cette étrange dualité que chacun dès lors put comprendre:

Il a perdu la tête comme politique, mais non comme général.

Le comité en revint à l'avis de Danton.

Alors cette question fut naturellement posée:

—Que faut-il faire?

—Envoyer, répondit Danton, une commission mixte au général, pour lui faire rétracter sa lettre.

—Mais qui s'exposera à aller attaquer le loup dans son fort?

Danton échangea un regard avec Lacroix son collègue.

—Moi et Lacroix pour la Montagne si l'on veut, répondit Danton, pourvu que Gensonné et Guadet viennent avec nous pour la Gironde.

La proposition fut transmise à Gensonné et à Guadet, qui se trouvèrent bien assez compromis comme cela et qui refusèrent.

Danton s'offrit alors de partir seul avec Lacroix; le comité, de son côté, s'engagea à garder la lettre jusqu'à son retour.

Et, en effet, au milieu de son armée, Dumouriez était impossible à arrêter. Tous ces hommes qu'il avait menés à la victoire, tous ces braves qui lui croyaient un cœur français et qui ignoraient sa trahison l'eussent défendu.

Les volontaires, sans doute, qui quittaient Paris, qui avaient entendu crier tout haut la trahison de Dumouriez, qui avaient eu un instant l'intention de venir sur les bancs même de la Convention égorger les girondins comme ses complices, ceux-là se fussent engagés à aller arrêter Dumouriez jusqu'en enfer. Mais les soldats l'eussent défendu, et la guerre civile se trouvait alors transportée de la France à l'armée.

Il fallait que les soldats français le vissent au milieu des Autrichiens, fraternisant avec eux, pour que les armes leur tombassent des mains, pour que la confiance leur échappât du cœur.

Mais, avant que le jour se fût fait sur cette âme douteuse, avant que Danton l'eût rejoint, Dumouriez avait été contraint par l'ennemi, qui avait cinquante mille hommes et qui lui en savait trente-cinq mille seulement, Dumouriez avait été contraint par l'ennemi d'accepter la bataille.

La bataille fut une défaite. Elle s'appela Nerwinde, du nom du village où avait eu lieu l'action la plus meurtrière. Pris et repris trois fois, et la troisième fois par les Autrichiens, Nerwinde était un charnier de chair humaine, des rues duquel il fallut enlever quinze cents morts.

La disposition du terrain avait beaucoup de ressemblance avec celui de Jemmapes.

Le plan fut le même.

Miranda, un vieux général espagnol, calomnié par Dumouriez, devenu Français par amour de la liberté et qui devait redevenir Espagnol pour aider Bolivar à fonder les républiques de l'Amérique du Sud, Miranda commandait la gauche.

C'était la position de Dampierre à Jemmapes.

Le duc de Chartres, comme à Jemmapes, commandait le centre, le général Valence, le gendre de Sillery-Genlis, commandait la droite.

De même qu'à Jemmapes on avait laissé écraser Dampierre jusqu'à ce que le moment fût venu de faire donner le duc de Chartres pour décider le succès de la bataille, de même, à Nerwinde, on devait laisser écraser Miranda jusqu'à ce que Valence, vainqueur à droite, et le duc de Chartres, vainqueur au centre, revinssent délivrer Miranda.

Mais le hasard fit que, dans l'armée que Dumouriez avait en face de lui, il y avait aussi un prince.

C'était le prince Charles, fils de l'empereur Léopold, qui, lui aussi, faisait ses premières armes et à la popularité duquel il fallait une victoire.

La supériorité du nombre la lui assura.

Miranda, qui, dans le plan de bataille, devait occuper Leave et Osmaël, en était maître vers midi. Mais c'est alors que Cobourg, pour ménager une victoire au prince Charles, avait poussé contre Miranda colonnes sur colonnes.

La plus forte partie du corps français commandé par le général espagnol se composait de volontaires qui, voyant ces masses profondes marcher vers eux, se débandèrent, entraînant le général jusqu'à Tirlemont, malgré ses efforts surhumains pour les arrêter.

Dumouriez, vers midi, avait eu l'annonce de la victoire de Miranda, mais il n'avait eu aucune nouvelle de sa défaite. Le bruit que faisait son propre canon l'empêchait de calculer le progrès ou le décroissement du canon des autres.

Enfin, la journée finie, chassé de Nerwinde, n'ayant plus que quinze mille hommes autour de lui, il comptait s'appuyer aux sept ou huit mille hommes de Miranda.

Mais, des sept ou huit mille hommes de Miranda, il ne restait plus que quelques centaines de fuyards.

Dumouriez apprend la défaite de son lieutenant au moment où, croyant la journée finie, il venait de mettre pied à terre. Il remonte à cheval, et, accompagné de ses deux officiers d'ordonnance, Mlles de Fernig, suivi de quelques domestiques seulement, part au galop, échappe par miracle aux uhlans qui battent la campagne, arrive à minuit à Tirlemont; il y trouve Miranda presque seul, épuisé des efforts qu'il a faits.

C'est de Tirlemont qu'il donne des ordres pour la retraite.

Dès le lendemain, Dumouriez opérait cette retraite, et Cobourg avoue lui-même dans son bulletin, justifiant le mot de Danton, que si Dumouriez avait perdu la tête comme politique, il ne l'avait pas perdue comme général, que cette retraite fut un chef-d'œuvre de stratégie.

Mais il n'en est pas moins vrai que Dumouriez avait perdu son prestige; le général heureux avait été vaincu.

À partir de Bruxelles, Danton et Lacroix avaient trouvé la route pleine de fugitifs. D'après ces fugitifs, il n'y avait plus d'armée et l'ennemi pourrait marcher jusqu'à Paris sans obstacle.

De pareilles nouvelles faisaient hausser les épaules à Danton.

Les deux commissaires arrivèrent à Louvain.

On leur annonça que l'armée impériale ayant attaqué les deux villages d'Op et de Neervoelpe, le général avait couru lui-même au canon.

Les commissaires prirent des chevaux de poste, et, dirigés eux-mêmes par le bruit de l'artillerie, ils parvinrent au cœur de la bataille, et là, trouvèrent Dumouriez qui repoussait de son mieux l'ennemi.

En les apercevant, le général fit un geste d'impatience.

Ils étaient parvenus à l'endroit le plus dangereux, et les balles et les boulets s'abattaient autour d'eux comme grêle.

—Que venez-vous faire ici? leur cria Dumouriez.

—Nous venons vous demander compte de votre conduite, répondirent Danton et Lacroix.

—Eh, pardieu! dit Dumouriez, ma conduite, la voilà!

Et, tirant son sabre, il se mit à la tête d'un régiment de hussards, chargea à fond et s'empara de deux pièces d'artillerie qui l'incommodaient fort.

Danton et Lacroix étaient restés impassibles.

En revenant, Dumouriez les trouva.

—Que faites-vous là? dit-il.

—Nous vous attendons, répondit Danton.

—Ce n'est pas ici votre place, répondit le général; si l'un de vous était tué ou blessé, ce ne serait pas l'ennemi qu'on accuserait, ce serait moi. Allez m'attendre à Louvain; j'y serai ce soir.

Il y avait du vrai dans ce que disait Dumouriez; aussi les deux commissaires revinrent-ils au pas de leurs chevaux, ne voulant pas en presser l'allure de peur qu'on ne crût qu'ils fuyaient.

Dumouriez fut fidèle au rendez-vous.

On comprend que, dès les premiers mots, la conversation prit un ton d'aigreur qui n'était pas propre à avancer la réconciliation du général avec la Montagne.

Les deux opinions étaient tellement éloignées l'une de l'autre, celle de Danton voulant à tout prix garder la Belgique et lui faire accepter nos assignats, et celle de Dumouriez, au contraire, voulant que la Belgique restât libre, qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre.

La soirée se passa en récriminations mutuelles. Dumouriez se refusa absolument à désavouer sa lettre; tout ce qu'il fit fut d'écrire ces quelques mots:

«Le général Dumouriez prie la Convention de ne rien préjuger sur sa lettre du 12 mars avant qu'il ait eu le temps de lui en envoyer l'explication.»

Les députés partirent vers minuit avec cette lettre insignifiante.

Le lendemain, il y eut une nouvelle attaque de l'armée impériale; Blierbeck fut attaqué et pris par une colonne de grenadiers hongrois.

Mais elle fut aussitôt chassée, avec perte de plus de la moitié des hommes, par le régiment d'Auvergne, commandé par le colonel Dumas, qui lui prit deux pièces de canon.

Trois attaques successives eurent lieu et furent repoussées. Les Autrichiens, très maltraités, se retirèrent de quelques lieues en arrière.

Mais, dès le matin de la nuit où les commissaires étaient partis, Dumouriez, qui désormais n'avait plus la crainte d'être dérangé dans ses négociations, envoya le colonel Montjoye au quartier général du prince Cobourg.

Il était chargé d'y voir le colonel Mack, chef de l'état-major de l'armée impériale.

Le prétexte était, comme toujours, une suspension d'armes, la nécessité d'échanger les prisonniers et d'enterrer les morts.

Mack laissa entendre qu'il serait heureux de conférer directement avec le général français.

Le lendemain de cette ouverture, le colonel Montjoye retournait au quartier général et invitait, de la part du général Dumouriez, le colonel Mack à venir le même jour à Louvain.

En parlant du colonel, Dumouriez dit dans ses Mémoires: «Officier d'un rare mérite

À cette époque, en effet, telle était la réputation de Mack.

C'était un homme de quarante et un ans, d'une famille pauvre née en Franconie, entré au service de l'Autriche dans un régiment de dragons, et qui avait passé par tous les grades avant d'arriver à celui de colonel.

Il avait fait la guerre de sept ans sous le comte de Lacy, et la guerre de Turquie sous le feld-maréchal Landon.

En 92, il avait été envoyé au prince Cobourg, qui lui avait donné le poste de chef d'état-major. N'ayant encore éprouvé à cette époque aucun des désastres qui l'illustrèrent depuis si tristement, il avait la réputation d'un des officiers les plus distingués de l'armée autrichienne.

Voici ce qui fut ostensiblement conclu avec lui:

1º Qu'il y aurait armistice tacite; que, d'après cet armistice tacite, les Français se retireraient sur Bruxelles lentement, en bon ordre et sans être inquiétés.

2º Que les impériaux ne feraient plus de grandes attaques et que le général, de son côté, ne chercherait pas à livrer bataille.

3º Que l'on se reverrait après l'évacuation de Bruxelles pour convenir des faits ultérieurs.

Tout ce qui fut dit en dehors de ces trois conventions resta complètement inconnu à la France.

Ces conventions furent scrupuleusement tenues de part et d'autre.

Le 25, l'armée traversa Bruxelles dans le plus grand ordre et se retira sur Hal.

LI

Rupture de Danton avec la Gironde

Le 29 mars, à huit heures du soir, Danton et Lacroix rentraient à Paris.

Au lieu de rentrer chez lui, passage du Commerce, ou à sa maison de campagne du coteau de Sèvres, Danton, profitant des ténèbres et du vaste manteau dans lequel il était caché, alla frapper à la porte de Jacques Mérey.

Sur le mot: «Entrez!» la porte s'ouvrit et Danton parut sur le seuil.

Jacques le reconnut, et, tandis que le regard inquiet de Danton s'assurait qu'ils étaient bien seuls, il alla droit à lui, lui tendit la main.

—Tu arrives? lui dit-il.

—Tout droit de Bruxelles, répondit Danton.

Jacques approcha une chaise.

—Je viens à toi, dit Danton, comme à un homme que je crois mon ami, et à qui je veux prouver que je suis le sien. Ni cette nuit, ni demain je n'irai à la séance. Je veux avant d'y mettre le pied savoir bien au juste où en est l'opinion. En refusant de venir avec moi auprès de Dumouriez, Guadet et Gensonné se sont perdus et ont perdu la Gironde avec eux. S'ils étaient venus avec moi, s'ils eussent parlé à Dumouriez avec la même fermeté que moi, j'étais obligé de rendre témoignage, et mon témoignage les défendait. Où en est-on ici?

—L'exaspération est à son comble, répondit Jacques. Le comité de surveillance a, la nuit dernière, lancé des mandats d'arrêt contre Égalité père et fils, et ordonné qu'on mît sous les scellés les papiers de Roland.

—Tu vois, dit Danton s'assombrissant: c'est la déclaration de guerre. Quelqu'un des vôtres va faire l'imprudence de m'attaquer demain: il faudra que je réponde, et je vous écraserai tous, toi malheureusement comme les autres. Maintenant, écoute ceci: Nous avons la nuit et la journée de demain devant nous. J'ai encore assez de pouvoir pour te faire envoyer en mission quelque part, dans le Nord, dans le Midi, à nos armées des Pyrénées, par exemple; c'est là que tu serais le plus en sûreté; tu n'as aucun engagement avec les girondins.

Jacques ne laissa point achever Danton; il lui posa la main sur le bras:

—Assez, dit-il, tu ne fais pas attention que ton amitié pour moi est presque une insulte. Je n'ai aucun engagement avec les girondins, mais, n'ayant pas voté la mort du roi, j'eusse été repoussé par la Montagne; j'ai été m'asseoir dans leurs rangs, je leur étais inconnu, ils m'ont accueilli; ils ne sont pas mes amis, ils sont mes frères.

—Eh bien! dit Danton, préviens ceux d'entre eux que tu voudras sauver, afin que, d'avance, ils se ménagent des moyens de fuir lorsque le jour sera venu. Je ne suis pour rien dans la saisie des papiers de Roland, mais, selon l'habitude, c'est sur moi qu'on la rejettera. Si l'on ne m'atteint pas, je me tairai; j'ai, Dieu merci! assez fait pour amener une alliance entre tes amis et moi; ils m'ont toujours dédaigneusement repoussé; eh bien! ce n'est plus une alliance que je leur propose, c'est une simple neutralité.

—Tu ne doutes pas, répondit Jacques, de la douleur que j'éprouve lorsque je te vois en butte, d'un côté, à l'éloquence des girondins, de l'autre, aux injures des montagnards, mais tu sais qu'il arrive une heure où rien ne peut détourner le fleuve de sa route. Nous sommes entraînés par une force irrésistible à l'abîme, rien ne nous sauvera. J'allais souper, soupe avec moi.

Danton jeta son manteau et s'approcha de la table toute servie.

—D'ailleurs, dit Danton, tu sais que tu n'as pas besoin de chercher un refuge, tu en as un tout trouvé chez moi; l'on ne viendra pas t'y chercher, et vînt-on t'y chercher, moi vivant il ne tombera pas un cheveu de ta tête.

—Oui, dit Jacques en servant Danton avec le même calme que s'ils eussent parlé de choses auxquelles ils fussent étrangers; oui, mais ta tête tombera à toi; nous ne sommes plus à ces vieux jours de Rome où le gouffre se refermait sur Décius; on y jettera nos vingt-deux têtes, car je crois qu'on les a déjà comptées pour le bourreau, et le gouffre restera ouvert pour la tienne et pour celles de tes amis. J'ai parfois, comme le vieux Cazotte, des moments d'illuminisme pendant lesquels je lis dans l'avenir. Eh bien! mon ami, ce que tu me disais il y a quelques jours en parlant de ceux qui ont vu ce printemps-ci et qui ne verront pas l'autre; de ceux qui verront l'autre et pour qui l'autre sera le dernier, cela m'est souvent revenu dans l'esprit, et j'ai vu dans mes rêves bien des tombes sans nom, dans les profondeurs desquelles cependant je reconnaissais les ensevelis. Parmi ces tombes, je n'ai pas vu la mienne; je n'irai pas chez toi parce que, je te l'ai dit, je te perdrais probablement en y allant. J'ai un ami, moins cher que toi puisque je ne l'ai vu qu'une fois, mais dont la demeure est plus sûre que la tienne.

—Je ne te demande pas son nom, dit insoucieusement Danton; tu es sûr de lui, c'est tout ce qu'il me faut. Tu as du bon bourgogne, c'est le seul vin que j'aime, leur diable de vin de Bordeaux n'est pas fait pour des hommes. On voit bien que tous tes girondins ont été nourris de ce vin-là. Éloquents et vides! Sais-tu ceux que je crains parmi eux? Ce ne sont pas les éloquents comme Vergniaud, comme Guadet, ce sont ceux qui vous jettent tout à coup à la face, en termes impolis, une injure à laquelle on ne sait que répondre. Heureusement que je suis préparé à tout. On m'a tant calomnié que je ne serai pas étonné le jour où on m'accusera d'avoir emporté sur mon dos les tours de Notre-Dame.

—Que fais-tu ce soir? demanda Mérey. Restes-tu avec moi ici, et veux-tu que je te fasse dresser un lit?

—Non, dit Danton, j'ai voulu recevoir de toi un avis et t'en donner un, j'ai voulu te préparer à ce qui va se passer incessamment, c'est-à-dire à la chute du parti auquel tu t'es allié; comme tu n'es pas ambitieux, tu n'auras pas à regretter tes espérances perdues; moi, je l'ai été, ambitieux!

Et il poussa un soupir.

—Mais je te jure que si je n'étais pas enfoncé jusqu'à la ceinture dans la question, je te jure que si je ne croyais pas que la France a encore besoin de ma main, de mon cœur et de mon œil, je prendrais Louise, l'enfant que tu as vue l'autre jour et que je vais revoir ce soir, je prendrais Louise dans mes bras; je fourrerais dans ses poches et dans les miennes les trente ou quarante mille francs d'assignats qui me restent, et je l'emporterais au bout du monde, laissant girondins et montagnards s'exterminer à leur fantaisie.

Il se leva, reprit son manteau.

—Ainsi, tu dis que ce sera pour après-demain? demanda Jacques Mérey.

—Oui, si tes amis me cherchent querelle; s'ils me laissent tranquille, ce sera pour dans huit jours, pour dans quinze jours, pour la fin du mois peut-être; mais ça ne peut aller loin. Songe en tout cas à ce que je t'ai dit. Ne te laisse pas arrêter, sauve-toi, et, si l'ami sur lequel tu comptes te manque, pense à Danton, il ne te manquera pas.

Les deux hommes se serrèrent la main. Danton avait conservé sa voiture. Jacques s'était mis à la fenêtre pour le suivre des yeux; il l'entendit donner l'ordre au cocher de le conduire à Sèvres, et, regardant le cabriolet s'éloigner vers le guichet du bord de l'eau:

—Il est heureux, murmura-t-il, il va revoir son Éva.

Jacques Mérey avait dit vrai; jamais la Convention n'avait été plus tumultueuse. Danton était parti le 16, il revenait le 29. Pendant cet espace de temps, si court qu'il fût, une lumière s'était faite en quelque sorte d'elle-même: personne ne doutait plus de la trahison de Dumouriez. La lettre n'avait pas été lue, nulle preuve n'était arrivée, ses entrevues avec Mack étaient encore ignorées, et cette grande voix qui n'est que celle du bon sens public, après l'avoir dit tout bas, disait tout haut:

—Dumouriez trahit.

Le 1er avril, les amis de Roland, qui recevaient leur inspiration de sa femme bien plus encore que de lui, arrivèrent furieux à la Chambre. Ils avaient appris qu'on avait saisi les papiers de l'ex-ministre.

Il y avait une chose singulière, c'était, à la droite comme à la gauche, un député envoyé par le Languedoc.

Le Languedoc avait envoyé à la Chambre, nous le répétons, deux ministres protestants, deux vrais Cévenols, aussi amers, aussi âpres, aussi violents l'un que l'autre.

À la droite, c'était Lassource, un girondin;

À la gauche, c'était Jean Bon Saint-André, un montagnard.

Au moment où Danton entra, Lassource était à la tribune, il annonçait que Danton et Lacroix, arrivés depuis l'avant-veille, n'avaient point encore paru, qu'on avait pu le voir à la Chambre. Que faisaient-ils? pourquoi cette absence de vingt-quatre heures dans de pareils moments?

Évidemment il y avait un secret là-dessous.

—Voilà, disait Lassource, voilà le nuage qu'il faut déchirer.

En ce moment, nous l'avons dit, Danton entrait. Mais, arrivé à sa place, au lieu de s'asseoir, soupçonnant qu'il était question de lui, il resta debout. C'était debout que le Titan voulait être foudroyé.

Lassource le vit se dressant devant lui comme une menace; mais, loin de reculer, il fit un geste désignateur.

—Je demande, dit-il, que vous nommiez une commission pour découvrir et frapper le coupable; il y a assez longtemps que le peuple voit le trône et le Capitole; il veut maintenant voir la roche Tarpéienne et l'échafaud.

Toute la droite applaudit.

La Montagne et la gauche gardèrent le silence.

—Je demande de plus, continua Lassource, l'arrestation d'Égalité et de Sillery. Je demande enfin, pour prouver à la nation que nous ne capitulerons jamais avec un tyran, que chacun de nous prenne l'engagement solennel de donner la mort à celui qui tenterait de se faire roi ou dictateur.

Et, cette fois, l'Assemblée tout entière se levant, Gironde comme jacobins, Plaine comme Montagne, droite comme gauche, chacun, avec un geste de menace, répéta le serment demandé par Lassource.

Pendant le discours de Lassource, tous les yeux avaient été un instant fixés sur Danton. Jamais peut-être sa figure bouleversée n'avait en si peu de minutes parcouru toutes les gammes de la physionomie humaine. On avait pu y lire d'abord l'étonnement d'un orgueil qui, tout en prévoyant cette attaque, la regardait comme impossible; la colère qui lui soufflait tout bas de bondir sur cet ennemi qui n'était qu'un insecte comparé à lui; puis le dédain d'une popularité qui croyait pouvoir tout braver. L'esprit, à le regarder, se troublait comme l'œil à plonger dans un abîme; puis, quand Lassource eut fini, il se pencha vers la Montagne, en murmurant à demi-voix:

—Les scélérats! ce sont eux qui ont défendu le roi et c'est moi qu'ils accusent de royalisme!

Un député nommé Delmas l'avait entendu:

—N'allons pas plus loin, dit-il, l'explication qu'on provoque peut perdre la République; je demande qu'on vote le silence.

Toute la Convention vota le silence; Danton sentit qu'en ayant l'air de l'épargner on le perdait.

Il bondit à la tribune, renversant ceux qui voulaient s'opposer à son passage; puis, une fois arrivé sur cette chaire aux harangues où il venait d'être attaqué si rudement:

—Et moi, dit-il, je ne veux pas me taire; je veux parler!

La Convention tout entière subit son influence, et, malgré le vote qu'elle venait de rendre, elle écouta.

Alors, se tournant du côté de la Montagne et indiquant du geste qu'il s'adressait aux seuls montagnards:

—Citoyens, dit-il, je dois commencer par vous rendre hommage. Vous qui êtes assis sur cette Montagne, vous aviez mieux jugé que moi; j'ai cru longtemps que, quelle que fût l'impétuosité de mon caractère, je devais tempérer les moyens que la nature m'a départis, pour employer dans les circonstances difficiles où m'a placé ma mission la modération que les événements me paraissaient commander. Vous m'accusiez de faiblesse, vous aviez raison, je le reconnais devant la France entière. C'est nous qu'on accuse, nous faits pour dénoncer l'imposture et la scélératesse, et ce sont les hommes que nous ménageons qui prennent aujourd'hui l'attitude insolente de dénonciateurs.

»Et pourquoi la prennent-ils? Qui leur donne cette audace? Moi-même, je dois l'avouer! Oui, moi, parce que j'ai été trop sage et trop circonspect; parce que l'on a eu l'art de répandre que j'avais un parti, que je voulais être dictateur; parce que je n'ai point voulu, en répondant jusqu'ici à mes adversaires, produire de trop rudes combats, opérer des déchirements dans cette Assemblée. Pourquoi ai-je abandonné aujourd'hui ce système de silence et de modération? Parce qu'il est un terme à la prudence, parce que, attaqué par ceux-là mêmes qui devraient s'applaudir de ma circonspection, il est permis d'attaquer à son tour et de sortir des limites de la patience. Nous voulons un roi! eh! il n'y a que ceux qui ont eu la lâcheté de vouloir sauver le tyran par l'appel au peuple qui peuvent être justement soupçonnés de vouloir un roi. Il n'y a que ceux qui ont voulu manifestement punir Paris de son héroïsme, en soulevant contre Paris les départements; il n'y a que ceux qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez quand il était à Paris; il n'y a que ceux-là qui sont les complices de sa conjuration!

Et, à chaque période, on entendait les trépignements de la Montagne et la voix de Marat qui, à chacune de ces insinuations:

—Entends-tu, Vergniaud? entends-tu, Barbaroux? entends-tu, Brissot?

—Mais nommez donc ceux que vous désignez! crièrent Gensonné et Guadet à l'orateur.

—Oui, dit Danton; et je nommerai d'abord ceux qui ont refusé de venir avec moi trouver Dumouriez, parce qu'ils eussent rougi devant leur complice; je nommerai Guadet, je nommerai Gensonné, puisqu'ils veulent que je parle.

—Écoutez! répéta Marat de sa voix aigre et criarde; et vous allez entendre les noms de ceux qui veulent égorger la patrie!

—Je n'ai pas besoin de nommer, reprit Danton, vous savez bien tous à qui je m'adresse; je terminerai par un mot qui contient tout. Eh bien! continua-t-il, je dis qu'il n'y a plus de trêve possible entre la Montagne, entre les patriotes qui ont voté la mort du tyran et les lâches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniés par toute la France!

C'était ce que la Montagne attendait si impatiemment et depuis si longtemps.

Elle se leva comme un seul homme et poussa une longue exclamation de joie; la mise en accusation des girondins, de ces éternels réprobateurs du sang, venait d'être lancée par celui-là même qui avait essayé si longtemps la réconciliation de la Montagne et de la Gironde.

—Oh! je n'ai pas fini, cria Danton en étendant le bras; qu'on me laisse parler jusqu'au bout.

Et le silence se rétablit aussitôt, même sur les bancs de la Gironde, silence frémissant et plein de colère, mais qui, fidèle jusqu'au bout à son obéissance à la loi, laissait parler sans l'interrompre le tribun qui l'accusait, par cela même que c'était à lui la parole.

Alors Danton sembla se replier sur lui-même:

—Il y a assez longtemps que je vis de calomnie, continua-t-il; elle s'est étendue sans façon sur mon compte, et toujours elle s'est d'elle-même démentie par ses contradictions; j'ai soulevé le peuple au début de la Révolution, et j'ai été calomnié par les aristocrates; j'ai fait le 10-Août, et j'ai été calomnié par les modérés; j'ai poussé la France aux frontières et Dumouriez à la victoire, et j'ai été calomnié par les faux patriotes. Aujourd'hui les homélies misérables d'un vieillard cauteleux, Roland, sont les textes de nouvelles inculpations; je l'avais prévu. C'est moi qu'on accuse de la saisie de ses papiers, n'est-ce pas? et j'étais à quatre-vingt lieues d'ici quand ils ont été saisis. Tel est l'excès de son délire, et ce vieillard a tellement perdu la tête qu'il ne voit que la mort et qu'il s'imagine que tous les citoyens sont prêts à le frapper; il rêve avec tous ses amis l'anéantissement de Paris! Eh bien! quand Paris périra, c'est qu'il n'y aura plus de République! Quant à moi, je prouverai que je résisterai à toutes les atteintes, et je vous prie, citoyens, d'en accepter l'augure.

—Cromwell! cria une voix partie de la droite.

Alors Danton se dressa de toute sa hauteur.

—Quel est le scélérat, dit-il, qui ose m'appeler Cromwell? Je demande que ce vil calomniateur soit arrêté, mis en jugement et puni. Moi, Cromwell! Mais Cromwell fut l'allié des rois. Quiconque, comme moi, frappe un roi à la tête, devient à jamais l'exécration de tous les rois!

Puis, se tournant de nouveau vers la Montagne:

—Ralliez-vous, s'écrie-t-il, vous qui avez prononcé l'arrêt du tyran; ralliez-vous contre les lâches qui ont voulu l'épargner; serrez-vous, appelez le peuple à écraser nos ennemis communs du dedans; confondez par la vigueur et l'imperturbabilité de votre carrière tous les scélérats, tous les modérés, tous ceux qui nous ont calomniés dans les départements; plus de paix, plus de trêve, plus de transaction avec eux!

Un rugissement qui partait de la Montagne lui répondit.

—Vous voyez, dit Danton, par la situation où je me trouve en ce moment, la nécessité où vous êtes d'être fermes et de déclarer la guerre à vos ennemis quels qu'ils soient. Il faut former une phalange indomptable. Je marche à la République; marchons-y ensemble. Lassource a demandé une commission qui découvre les coupables et fasse voir au peuple la roche Tarpéienne et l'échafaud; je la demande, cette commission, mais je demande aussi que, après avoir examiné notre conduite, elle examine celle des hommes qui nous ont calomniés, qui ont conspiré contre l'indivisibilité de la République et qui ont cherché à sauver le tyran.

Danton descendit dans les bras des montagnards. La haine était à son comble entre les girondins et les jacobins. Les girondins n'avaient duré si longtemps que parce que Danton les avait épargnés; son discours venait de briser la digue qui existait entre les deux partis; c'était maintenant à la colère et au sang d'y couler.

Séance tenante, au milieu du trouble jeté dans la droite par le discours de Danton, la Convention décrète:

Que quatre commissaires seront nommés pour sommer Dumouriez de comparaître à la barre. Si Dumouriez refuse, ils ont ordre de l'arrêter.

Ces quatre commissaires sont: le vieux constituant, Camus; deux députés de la droite, Bancal et Quinette; un montagnard, Lamarque.

Le général Beurnonville, que Dumouriez nomme son élève, et qu'il aime tendrement, les accompagnera pour employer toutes les voies de conciliation avant de rompre avec ce général que ses victoires ont rendu populaire, et qui est resté nécessaire malgré ses défaites.

LII

Arrestation des commissaires de la Convention

Dumouriez, dont le projet était de surprendre Valenciennes, avait transporté son quartier général au bourg de Saint-Amand, où sa cavalerie de confiance était cantonnée.

C'était le général Neuilly qui commandait à Valenciennes et qui, croyant à tort pouvoir rester maître de la place, lui écrivait qu'il pouvait en tous points compter sur son concours et sur celui de la ville.

Cependant Dumouriez commençait à douter. À chaque instant il était obligé d'épurer l'armée en faisant arrêter quelque jacobin.

Le 1er avril, ce fut un capitaine du bataillon de Seine-et-Oise nommé Lecointre, fils du député de Versailles du même nom, et l'un des plus ardents montagnards, qui déclamait contre les constitutionnels.

Le même jour, une arrestation eut encore lieu, celle d'un lieutenant-colonel, officier d'état-major de l'armée, nommé de Pile, qui déclamait contre le général en chef.

La veille, le général Leveneur, qui avait suivi La Fayette dans sa fuite et que Dumouriez avait pris auprès de lui, vint lui demander la permission, sous prétexte de santé, de se retirer de l'armée.

Le général la lui accorda aussitôt.

Même permission était accordée au général Stetenhoffen.

Enfin il apprenait que Dampierre, le général Charnel, les généraux Rosière et Kermowant avaient donné parole aux commissaires de rester fidèles à la Convention.

Toutes ces nouvelles étaient désespérantes, du moment où l'on sait quel était le projet de Dumouriez.

Ce projet, que je ne trouve dans aucun historien et qui cependant avait bien son importance, était celui-ci:

Depuis longtemps Dumouriez se fût déclaré rebelle et eût marché sur Paris, en supposant que ses soldats eussent voulu le suivre, ce dont il commençait à douter, s'il n'eût été arrêté par la crainte que cette marche ne fût fatale au reste de la famille royale enfermée au Temple.

Voici ce qui avait été arrêté à Tournai entre lui et les généraux de Valence, Chartres et Thouvenot.

Le colonel Montjoye et le colonel Normann devaient être envoyés en France sous prétexte d'arrêter la fuite des déserteurs de l'armée; ils auraient pour le ministre de la Guerre Beurnonville des dépêches qui annonceraient leur séjour à Paris pendant deux ou trois jours. Ils devaient, la veille de leur départ, envoyer leurs trois cents hommes à Bondy, puis la nuit suivante arriver par le boulevard du Temple, enfoncer la garde, entrer au Temple, enlever en croupe les quatre prisonniers, retrouver dans la forêt une voiture, et les mener à toute bride jusqu'à Pont-Sainte-Maxence, où un autre corps de cavalerie les recevrait, puis les conduirait à Valenciennes et à Lille.

Mais pour cela il fallait être sûr de Lille ou de Valenciennes, et Dumouriez venait d'apprendre que les deux villes tiendraient pour la Révolution.

Ce fut alors que Dumouriez pensa à se procurer le plus d'otages possible lui répondant de la vie des prisonniers.

Et, en attendant des otages plus illustres, il commença par remettre au général Clerfayt les deux prisonniers qu'il venait de faire, Lecointre et de Pile.

Le 2 avril au matin, Dumouriez reçut avis par un capitaine de chasseurs à cheval, qu'il avait posté à Pont-à-Marck, que le ministre de la Guerre avait passé, se rendant à Lille, et disant qu'il se rendait près de son ami le général Dumouriez.

Dumouriez fut étonné de cette nouvelle; comment n'était-il pas prévenu?

Cette nouvelle ne pouvait que l'inquiéter dans la situation politique où il se trouvait.

Vers quatre heures de l'après-midi, deux courriers, dont les chevaux étaient couverts d'écume, annoncèrent au général qu'ils ne précédaient que de quelques instants les commissaires de la Convention nationale et le ministre de la Guerre. Les courriers ne doutaient point que les quatre commissaires et le général Beurnonville ne vinssent pour arrêter le général Dumouriez.

Ils précédaient les commissaires et le général à si peu de distance, que ceux-ci arrivèrent au moment même où ils achevaient leur annonce.

Beurnonville entra le premier; Camus, Lamarque, Bancal et Quinette le suivaient.

Le ministre embrassa d'abord Dumouriez, sous lequel il avait servi et qu'il aimait beaucoup; puis il lui montra de la main les commissaires, et lui dit:

—Mon cher général, ces messieurs viennent vous notifier un décret de la Convention nationale.

En apprenant l'arrivée du ministre de la Guerre et des commissaires de la Convention, tout l'état-major de Dumouriez l'avait entouré. Il y avait là le général Valence, Thouvenot, qui venait d'être élevé à ce grade, le duc de Chartres, et les demoiselles de Fernig, dans leur uniforme de hussard.

—Oh! dit Dumouriez, je le connais d'avance, votre décret. Vous venez me reprocher d'avoir été trop honnête homme en Belgique, d'avoir forcé à rendre l'argenterie aux églises, de n'avoir pas voulu empoisonner un pauvre peuple avec vos assignats. En vérité, vous, Camus, qui êtes un dévot, je suis étonné, je vous l'avoue, qu'un homme qui affiche autant de religion que vous, qui restez des heures entières devant un crucifix pendu dans votre chambre, vous veniez ici soutenir le vol des vases sacrés et des objets de culte d'un peuple ami. Allez voir à Sainte-Gudule les hosties foulées aux pieds, dispersées sur le pavé de l'église, les tabernacles, les confessionnaux brisés, les tableaux en lambeaux; trouvez un moyen de justifier ces profanations, et voyez s'il y a un autre parti à prendre que de restituer l'argenterie et de punir exemplairement les misérables qui ont exécuté vos ordres. Si la Convention applaudit à de tels crimes, si elle ne les punit pas, tant pis pour elle et pour ma malheureuse patrie. Sachez que s'il fallait commettre un crime pour la sauver, je ne le commettrais pas. Les crimes atroces que l'on s'est permis au nom de la France tournent contre la France, et je la sers en cherchant à les effacer.

—Général, dit Camus, il ne nous appartient pas d'entendre votre justification, ni de répondre à vos prétendus griefs; nous venons vous notifier un décret de la Convention.

—Votre Convention, dit Dumouriez, voulez-vous que je vous dise ce que c'est que votre Convention? C'est la réunion de deux cents scélérats et de cinq cents imbéciles. Je vais marcher sur elle, votre Convention, je suis assez fort pour me battre devant et derrière. Il faut un roi à la France; peu m'importe qu'il s'appelle Louis ou Jacobus!

—Ou même Philippus, n'est-ce pas? dit Bancal.

Dumouriez tressaillit. On venait de le frapper au cœur de ses projets.

—Pour la troisième fois, dit Camus, voulez-vous passer dans une chambre à côté, pour entendre la notification du décret de la Convention?

—Mes actions ont toujours été publiques, dit le général, elles le seront jusqu'au bout. Un décret donné par sept cents personnes ne saurait être un mystère. Mes camarades doivent être témoins de tout ce qui se passera dans notre entrevue.

Mais alors Beurnonville s'avança:

—Ce n'est point un ordre que nous te donnons, dit-il, c'est une prière que je te fais. Qu'un de ces messieurs t'accompagne, nous te l'accordons.

—Soit! dit Dumouriez. Venez, Valence.

—Seulement la porte restera ouverte, dit Thouvenot.

—La porte restera ouverte, soit, répondit Camus.

Camus présenta alors au général le décret de la Convention qui lui ordonnait de se rendre immédiatement à Paris.

Dumouriez le rendit en haussant les épaules.

—Ce décret est absurde, dit-il; est-ce que je puis quitter l'armée désorganisée, mécontente comme elle l'est? Si je vous suivais, vous n'auriez plus dans huit jours un seul homme sous les drapeaux. Lorsque j'aurai terminé mon travail de réorganisation, ou lorsque l'ennemi ne sera pas à un quart de lieue de moi, j'irai à Paris, moi-même et sans escorte. Je lis du reste dans ce décret que, en cas de désobéissance, vous devez me suspendre de mes fonctions et nommer un autre général. Je ne refuse pas positivement l'obéissance, je demande un retard, voilà tout. Maintenant, décidez ce que vous avez à faire; suspendez-moi si vous voulez; j'ai offert dix fois ma démission depuis trois mois, je l'offre encore.

—Nous sommes compétents pour vous suspendre, dit Camus, mais non pour recevoir votre démission.

—Une fois votre démission donnée, général, demanda Beurnonville, que comptez-vous faire?

—Redevenant libre de mes actions, je ferai ce qu'il me conviendra, répondit Dumouriez; mais je vous déclare, mon cher ami, que je ne reviendrai point à Paris pour me voir avili par les jacobins et condamné par le tribunal révolutionnaire.

—Vous ne reconnaissez donc pas ce tribunal? demanda Camus.

—Si fait, dit le général. Je le reconnais pour un tribunal de sang et de crimes, et, tant que j'aurai trois pouces de fer au côté, je vous déclare que je ne m'y soumettrai pas. J'ajoute même que je le regarde comme l'opprobre d'une nation libre, et que si j'en avais le pouvoir il serait aboli.

—Citoyen général, dit Quinette, il ne s'agit d'aucune résolution funeste contre vous. La France vous doit beaucoup, et votre présence fera tomber toutes les calomnies; votre voyage sera court, et, si vous l'exigez, les commissaires et le ministre resteront au milieu de vos soldats tant que durera votre absence.

—Et, dit Dumouriez, si les hussards et les dragons dits de la République, qu'on a disséminés sur la route que je dois suivre, m'assassinent, soit à Gournay, soit à Roye, soit à Senlis, où ils m'attendent, ce ne sera pas de la faute du général Beurnonville ni de vous autres, messieurs les commissaires, mais je n'en serai pas moins assassiné.

—Citoyen général, dit Quinette, je m'engage à vous accompagner pendant toute la route; je m'engage à vous couvrir de mon corps si le danger se présente; je m'engage enfin à vous ramener ici sain et sauf.

—Citoyen général, dit Bancal, rappelez-vous l'exemple de ces généraux de Rome ou de Grèce qui, au premier appel de l'aréopage ou des consuls, venaient rendre compte de leur conduite.

—Monsieur Bancal, reprit Dumouriez, nous nous méprenons toujours sur nos citations et nous défigurons l'histoire romaine en donnant pour excuse à nos crimes l'exemple de ces vertus que nous dénaturons. Les Romains n'avaient pas tué Tarquin comme vous avez tué Louis XVI. Les Romains avaient une république bien réglée et de bonnes lois; ils n'avaient ni club des jacobins, ni tribunal révolutionnaire. Nous sommes dans un temps d'anarchie. Des tigres veulent ma tête, je ne la leur donnerai pas. Je puis vous faire cet aveu sans craindre que vous m'accusiez de faiblesse; puisque vous puisez vos exemples chez les Romains, laissez-moi dire que j'ai joué assez souvent le rôle de Décius pour qu'on me dispense de celui de Curtius.

Bancal reprit la parole. Il était girondin.

—Vous n'avez affaire ni aux jacobins ni au tribunal révolutionnaire, dit-il. Vous n'y êtes appelé que pour paraître à la barre de la Convention et pour revenir sur-le-champ à votre armée.

Le général secoua la tête.

—J'ai passé le mois de janvier à Paris, dit-il; et certainement, après des revers, Paris ne s'est pas calmé depuis. Je sais par vos feuilles que la Convention est dominée par Marat, par les jacobins et par les tribunes. La Convention ne pourrait pas me sauver de leur fureur, et, si je pouvais prendre sur ma fierté de paraître devant de pareils juges, ma contenance seule m'attirerait la mort.

—Assez, dit Camus, nous perdons notre temps en paroles inutiles. Vous ne voulez pas obéir aux décrets de la Convention?

—Non, dit Dumouriez.

—Eh bien! dit Camus, je vous suspens et je vous arrête.

Pendant la discussion, tous les familiers de Dumouriez étaient entrés un à un dans la salle.

—Quels sont tous ces gens-là? demanda l'intrépide vieillard en regardant particulièrement les demoiselles de Fernig, dont il était facile de reconnaître le sexe malgré leur déguisement. Allons, donnez-moi tous vos portefeuilles.

—Ah! c'est trop fort! dit Dumouriez en français.

Puis il ajouta en allemand et à voix haute:

—Arrêtez ces quatre hommes!

Les hussards allemands, qu'on avait fait venir dans la chambre à côté, se précipitèrent alors dans celle où était Dumouriez et arrêtèrent les quatre commissaires.

—Eh bien! quand je vous l'affirmais, dit Camus, que nous avions affaire à un traître!... Tout prisonnier que je suis, je te déclare traître à la patrie; tu n'es plus général; j'ordonne qu'on ne t'obéisse plus!

Alors Beurnonville alla reprendre son rang parmi les commissaires.

—Et moi, dit-il à son tour, je t'ordonne de m'arrêter avec mes compagnons, pour qu'on ne croie pas que je pactise avec toi et que, comme toi, j'ai trahi la nation!

—C'est bien, dit Dumouriez, arrêtez-le avec les autres; seulement, ayez les plus grands égards pour lui et laissez-lui ses armes.

Les quatre commissaires et le ministre arrêtés furent conduits dans la chambre voisine. Là on leur servit à dîner pendant qu'on attelait la voiture qui devait les conduire prisonniers à Tournai.

Dumouriez recommanda de nouveau les plus grands égards pour le général Beurnonville; puis il écrivit une lettre au général Clerfayt, lui mandant qu'il lui envoyait des otages qui répondraient des excès auxquels on pourrait se livrer à Paris.

Une heure après, la voiture partait, escortée de ces mêmes hussards de Berchiny qui avaient, le 13 juillet 1789, chargé dans le jardin des Tuileries.

En même temps que les commissaires de la Convention partaient pour Tournai sous escorte, Dumouriez envoyait le colonel Montjoye pour prévenir Mack de ce qui s'était passé, et pour le prier de hâter une entrevue entre lui, le prince de Cobourg et le prince Charles.

La journée du lendemain se passa sans que l'événement du 2 eût fait grand bruit et fût bien connu de l'armée. Mais cependant, dans l'après-midi du 3, le mot de traître commença de circuler.

Dumouriez voulait s'assurer de Condé afin d'en purger la garnison, de réunir dans cette ville tous ceux de son armée, soldats ou généraux, qui voudraient s'attacher à sa fortune, et de Condé, avec une armée mixte, autrichienne et française, marcher sur Paris.

La réponse du général Mack avait été que le 4 au matin le prince Cobourg, l'archiduc Charles et lui se trouveraient entre Boussu et Condé, où le général se rendrait de son côté, et que là on conviendrait du mouvement à imprimer aux deux armées.

Le 4 au matin, le général Dumouriez partit de Saint-Amand avec le duc de Chartres, le colonel Thouvenot, Montjoye et quelques aides de camp.

Ils n'avaient pour escorte que huit hussards d'ordonnance, qui, avec les domestiques, formaient un groupe de trente chevaux.

Une escorte de cinquante hussards qu'il avait commandée se faisant attendre, Dumouriez, qui voyait se passer l'heure du rendez-vous du prince de Cobourg, laissa un de ses aides de camp pour se mettre à la tête de l'escorte et lui indiquer la route qu'elle devait suivre.

Parvenu à une demi-lieue de Condé, entre Fresnes et Doumet, il vit arriver au grand galop un adjudant qui venait de la part du général Neuilly, pour lui dire que la garnison était en grande fermentation et qu'il serait imprudent à lui d'entrer dans la ville.

Il renvoya cet officier avec ordre de dire au général Neuilly d'envoyer au-devant de lui le dix-huitième régiment de cavalerie dont il croyait être sûr.

Il attendrait ce régiment à Doumet.

En ce moment, il fut rejoint sur le grand chemin par une colonne de trois bataillons de volontaires qui marchaient sur Condé avec leurs bagages et leur artillerie. Étonné de voir s'accomplir une marche qu'il n'avait point ordonnée, il appela quelques-uns des officiers et leur demanda où ils allaient.

Ils répondirent qu'ils allaient à Valenciennes.

—Allons donc, dit le général, vous lui tournez le dos, à Valenciennes.

Puis il ordonna de faire halte et s'éloigna à cent pas du grand chemin pour entrer dans une maison et donner par écrit l'ordre à ces trois bataillons de retourner au camp de Bruill, d'où ils étaient partis.

Il était déjà descendu de cheval pour entrer dans la maison, lorsque la tête de colonne rebroussa chemin et se porta sur lui.

Il se remit aussitôt en selle et s'éloigna au petit trot jusqu'à ce qu'il fût arrêté par un canal qui bordait un terrain marécageux.

Des cris, des injures, le mot: «Arrête! arrête!» et la marche toujours plus rapide des volontaires, qui avait pris l'allure d'une poursuite, le forcèrent à passer le canal. Mais son cheval s'étant refusé à le franchir, il abandonna l'animal rétif et le passa à pied.

Mais alors, aux cris de: «Arrête! arrête!» commencèrent de succéder des coups de fusil.

Il n'y avait pas moyen de faire face à un pareil danger, il fallait fuir. Mais Dumouriez ne pouvait fuir à pied.

Son neveu, le baron de Schomberg, qui était arrivé la veille, et qui avait couru mille dangers pour arriver jusqu'à lui, avait sauté à bas de son cheval, le pressant de le prendre. Dumouriez refusa obstinément; mais il sauta sur le cheval d'un domestique du duc de Chartres, qui, étant très leste, répondait de se sauver à pied.

Pendant ce temps-là, les coups de fusil continuaient.

Deux hussards furent tués ainsi que deux domestiques du général, dont un portait sa redingote. Thouvenot eut deux chevaux tués sous lui, et se sauva en croupe de ce même Baptiste Renard qui, ayant reformé un bataillon en déroute à Jemmapes, avait été nommé capitaine par la Convention.

Le général dit lui-même, dans ses Mémoires, que plus de dix mille coups de fusil furent tirés sur lui. Son secrétaire, Quentin, fut pris, et le cheval du général, resté de l'autre côté du canal, fut conduit en triomphe à Valenciennes.

Dumouriez ne pouvait rejoindre son camp; les volontaires lui en coupaient le chemin et ne paraissaient pas décidés à l'épargner. Il longea l'Escaut, et, toujours poursuivi d'assez près, il arriva à un bac en avant du village de Mihers.

Il passa le bac, lui sixième.

Il était sur la terre de l'Empire, traître et émigré.

Avec lui étaient le général Valence, le duc de Chartres, Thouvenot, Schomberg et Montjoye.

Et cependant le lendemain, tant la patrie est chose sacrée, tant le nom de traître est lourd à porter, Dumouriez, déterminé à périr s'il le fallait pour se relever, Dumouriez annonça au général Mack qu'il allait retourner au camp français voir s'il avait encore quelque chose à attendre de l'armée.

Mais cette fois il voulut s'exposer seul.

Mack ne voulut pas le laisser partir sans lui donner une escorte de douze dragons autrichiens.

Ce fut sa perte. Ces manteaux blancs, tant détestés de nos soldats, criaient trahison contre lui.

Sans eux peut-être réussissait-il?

Le bruit s'était répandu dans l'armée que Dumouriez avait failli être victime d'un assassinat; on le croyait mort.

Les soldats furent tout joyeux de le revoir vivant. La ligne, s'attendrissant à sa vue, cria: «Vive Dumouriez!»

Les volontaires seuls restaient menaçants et sombres.

—Mes amis, dit Dumouriez, passant sur le front de la ligne, je viens de faire la paix; nous allons à Paris arrêter le sang qui coule.

Quand les soldats sont en paix, ils demandent la guerre; mais bientôt las, quand la guerre est malheureuse, ils demandent la paix. Cette nouvelle, annoncée par Dumouriez, que la paix était faite, produisit une grande impression.

Il était alors en face du régiment de la couronne, et il embrassait un officier qui s'était distingué à la bataille de Nerwinde.

Un jeune homme sortit alors des rangs, un fourrier nommé Fichet; il vint se placer à la tête du cheval de Dumouriez, et, montrant du doigt les Autrichiens qui l'accompagnaient:

—Qu'est-ce que ces gens-là? dit-il à Dumouriez. Et qu'est-ce que ces lauriers qu'ils portent à leurs bonnets? Viennent-ils ici pour nous insulter?

—Ces messieurs, dit Dumouriez, sont devenus nos amis; ils formeront notre arrière-garde.

—Notre arrière-garde! reprit le jeune fourrier, ils vont entrer en France! Ils fouleront la terre de France! Nous sommes bien assez de trente millions de Français pour faire la police chez nous! Des Autrichiens sur la terre de la République, c'est une honte, c'est une trahison! Vous allez leur livrer Lille et Valenciennes! Honte et trahison! répéta-t-il à haute voix.

Ces deux mots, honte et trahison, coururent comme une traînée de poudre sur toute la ligne; Dumouriez fut ajusté. Le fusil détourné fit long feu. Un bataillon tout entier le mit en joue.

Dumouriez sentit qu'il était perdu, il piqua son cheval des deux pieds et s'éloigna au galop. Les Autrichiens le suivirent. Ils avaient tracé entre lui et la France un abîme que jamais il ne put franchir.

Pour lui, la Restauration arriva vainement. Voyant les Bourbons remonter sur le trône, il comptait sur le bâton de maréchal de France. Ils lui jetèrent dédaigneusement une pension de 20 000 francs comme général en retraite; et, le 14 mars 1823, ignoré, oublié de ses contemporains, flétri par l'histoire, trop sévère peut-être pour lui, il mourut à Turville-Park.

Il avait passé cinquante ans dans les intrigues, trois ans sur un théâtre digne de lui, trente ans en exil.

Deux fois il avait sauvé la France.

LIII

Le 2 juin

Du moment où la trahison de Dumouriez fut avérée et où, en livrant les commissaires de la Convention à l'ennemi, il eut mis le comble à son crime, les girondins furent perdus et les deux mois qui s'écoulèrent entre le 2 avril et le 2 juin ne furent pour eux qu'une longue agonie.

Jacques Mérey, que son vote à l'occasion de la mort du roi avait, bien plus que l'ensemble de ses opinions, qui étaient jacobines, rangé parmi les girondins, avait suivi leur fortune quoiqu'il vît bien qu'ils allassent au gouffre.

La séance qui livra les girondins aux bourreaux fut terrible; elle dura trois jours, du 31 mai au 2 juin; pendant trois jours, Henriot, l'homme de la Commune, entoura la Convention de son artillerie; pendant trois jours, Paris soulevé autour des Tuileries cria: «Mort aux girondins!»; pendant trois jours les tribunes dans la salle même se firent l'écho de ces sanglantes vociférations.

Nous eussions voulu faire assister nos lecteurs à ces séances terribles où la Convention, se sentant opprimée et ne voulant pas voter sous le couteau la mort de vingt-deux de ses membres, sortit, son président en tête, pour se frayer un passage, et partout fut repoussée, au Carrousel comme au pont tournant. Nous eussions voulu vous montrer ces hommes qui surent si mal combattre et qui surent si bien mourir; attendant sur l'heure l'assassinat ou la prison, et ne voyant venir ni les assassins ni les gendarmes; car on avait voulu respecter l'enceinte de la Chambre, l'inviolabilité du député; s'élançant dans ces rues tumultueuses où la chasse à l'homme allait commencer, parcourir la Normandie et la Bretagne, et ne s'arrêter que dans les landes de Bordeaux, sur le cadavre de Pétion.

Au milieu du trouble qui régnait dans l'Assemblée, il sembla à Jacques Mérey que Danton lui faisait signe de sortir.

Il se leva sur son banc, Danton se leva. Il fit un pas vers la porte, Danton aussi.

Il n'y avait plus de doute, Danton voulait lui parler.

Jacques Mérey descendit sans presser le pas, regardant fièrement tout autour de lui pour donner le temps à ses ennemis de l'arrêter si c'était leur intention.

Il atteignit ainsi la porte. Le tumulte était si grand que nul ne s'était aperçu du mouvement qu'il avait fait.

Dans le corridor, il rencontra Danton.

—Fuis, lui dit-il, tu n'as pas un instant à perdre.

Et Danton, lui donnant la main, lui glissa un papier.

—Qu'est-ce que ce papier? lui dit Jacques Mérey en le retenant.

—Ce que tu m'avais demandé, son adresse.

Jacques jeta un cri d'étonnement et de joie, se rapprocha d'un quinquet pour lire.

Pendant ce temps, Danton disparaissait.

Jacques déplia le papier et lut:

«Mlle de Chazelay, Josephplatz, nº 11, Vienne.»

Il se fit alors et instantanément un changement ou plutôt un bouleversement complet chez le docteur. Son insouciance de la vie disparut comme par enchantement. Le coup qui venait de le frapper, lui et ses compagnons, lui sembla un bienfait du sort, et en effet sa proscription, en lui rendant la liberté personnelle, lui ouvrait les portes de l'étranger; citoyen français protégé par la République, il pouvait parcourir impunément toute l'Allemagne!

Mais, pour parcourir toute l'Allemagne, il fallait d'abord sortir de France: il fallait, ce qui était bien autrement difficile, sortir de Paris.

La séance était finie; un flot de spectateurs débordait des tribunes et s'écoulait dans la rue; Jacques Mérey s'y jeta à corps perdu et se laissa entraîner par lui.

Le flot le poussa rue Saint-Honoré par le guichet de l'Échelle.

Neuf heures du soir sonnaient à l'horloge du Palais-Royal dont toutes les fenêtres étaient fermées depuis l'arrestation de son illustre propriétaire. Le palais, privé nuit et jour de toute lumière, semblait un tombeau.

Jacques Mérey n'avait aucun besoin de rentrer à l'Hôtel de Nantes. Depuis que les girondins étaient menacés et ne savaient jamais si la séance s'écoulerait sans qu'ils fussent obligés de fuir, Jacques payait son appartement ou plutôt sa chambre au jour le jour, et portait sur lui dans une ceinture cinq cents louis en or.

Il avait en plus dans son portefeuille deux ou trois mille francs en assignats.

Au reste, le danger était moins grand à cette heure où les trois quarts de Paris ignoraient encore la proscription des girondins qu'il ne l'eût été le lendemain; mais, sur tout son chemin cependant, le fugitif put se faire une idée de l'exaspération qui régnait dans Paris.

Des bandes, lancées dans les rues par Hébert, par Chaumette, par Guzman, par Varlet, les unes armées de piques, les autres de sabres, quelques-unes de haches, toutes portant des torches, passaient en criant: «Mort aux traîtres! Mort aux girondins! Mort aux complices de Dumouriez!»

Sur la place des Victoires, il rencontra une de ces bandes et n'eut que le temps de se jeter dans la rue Bourbon-Villeneuve; mais, en arrivant à la rue Montmartre, il vit une autre bande avec des torches qui descendait de la rue des Filles-Dieu; il se jeta dans la rue de Cléry, mais, à peine y fut-il, que, au coin de la rue Poissonnière, apparut une autre bande qui barra complètement le chemin.

Tout cela marchait vers la Convention.

Celle-là se composait de maratistes qui criaient: «Vive l'ami du peuple!»

Être girondin et tomber dans les mains des maratistes, c'était être massacré à coup sûr, et, depuis qu'il possédait l'adresse d'Éva, depuis qu'il avait l'espérance de la retrouver, Jacques Mérey ne voulait plus mourir.

Essayer de passer à travers cette bande sans être reconnu était une chose impossible, revenir sur ses pas était chose dangereuse.

Une de ces malheureuses créatures qui se tiennent le soir sur le seuil d'une porte entrouverte, et qui, sans comparaison avec la Galatée de Virgile, fuient cependant comme elle pour être poursuivies, disparut dans son allée. Jacques Mérey s'y élança derrière elle, mais, au lieu de la suivre dans l'escalier tortueux, repoussa la porte.

La femme se rapprocha de lui.

—Ah! ah! citoyen, dit-elle, il paraît que tu n'es pas de la même opinion que tous ces criards-là, qui empêchent les pauvres filles de faire leur métier.

—Silence! dit Jacques en tirant de sa poche un assignat de cent francs et en le glissant dans la main de la fille.

Et en même temps, de l'autre main, il essuya son front trempé de sueur.

La femme vit ce visage noble et intelligent, et, comme la beauté est une puissance:

—On ne me paye que quand je travaille, dit-elle. Mais quand je rends des services c'est pour rien.

Et, enlevant le chapeau de Jacques pour le mieux voir, elle lui essuya à son tour le front avec son mouchoir.

—Ah! par ma foi! tu as raison, mon joli garçon, dit-elle, de ne pas vouloir te laisser couper la tête. Allons, allons, reprends ton assignat.

Pendant ce temps, la bande passait, criant, hurlant, vociférant.

La fille mit la main sur le cœur de Jacques.

—Et brave avec ça! dit-elle. Son cœur ne bat pas.

La bande était passée.

Jacques essaya de faire reprendre son assignat à la fille.

—Inutile, dit-elle, quand j'ai dit non, c'est non.

—Je voudrais cependant bien te laisser un souvenir de moi, dit-il, cherchant une chaîne, une bague, un objet quelconque.

—Vraiment? dit-elle.

—Parole d'honneur!

—Eh bien! embrasse-moi au front, dit-elle. Depuis ma mère, personne n'a eu l'idée de m'embrasser là.

Mérey, étonné de trouver une perle dans cet égout, ôta son chapeau, leva en souriant les yeux au ciel, et l'embrassa au front avec le même respect qu'il eût embrassé une vierge.

—Ah! dit-elle en soupirant, c'est bon, ces baisers-là.

Puis, rouvrant la porte et voyant la rue libre:

—Maintenant, tu peux partir.

Jacques Mérey portait à la main gauche une de ces bagues fort à la mode à cette époque: c'était ce qu'on appelait un jonc, c'est-à-dire un cercle d'or surmonté d'un diamant, valant trois ou quatre cents francs. Il le passa au doigt de la fille et bondit de l'autre côté.

—Soit! puisque tu le veux absolument, dit-elle; mais en vérité, tu me gâtes ma satisfaction. En tout cas, bon voyage et bonne chance! Quant à moi, ma promenade est finie pour ce soir. Adieu!

Et elle referma sa porte.

Jacques Mérey continua sa route et arriva au boulevard sans accident.

Mais là, Santerre, à la tête du faubourg Saint-Antoine, barrait le boulevard.

Des sentinelles étaient placées à la rue Saint-Denis et à la rue de Bondy.

Santerre, à cheval, paradait sur le boulevard vide.

Il n'y avait pas à reculer. Jacques Mérey connaissait Santerre pour un patriote ardent, mais en même temps pour un très brave homme.

Il alla droit à lui et mit la main sur le cou de son cheval. Santerre se baissa, voyant bien que cet inconnu qui venait à lui avait quelque chose à lui dire.

—Citoyen Santerre, lui dit Jacques, je suis le représentant qui vint annoncer à l'Assemblée les deux victoires de Jemmapes et de Valmy.

—C'est vrai, dit Santerre; je te reconnais.

—Je me nomme Jacques Mérey. Je suis ami de Danton, qui m'a offert un asile chez lui, mais à qui je refuse de peur de le compromettre. Je siégeais avec les girondins et je suis proscrit comme eux; descends de cheval, donne-moi le bras et conduis-moi jusqu'à la rue de Lancry. Demain, tu diras tout bas à Danton ce que tu as fait pour moi, et Danton te serrera la main.

Santerre ne prononça pas une parole; il descendit de cheval, donna son bras à Jacques Mérey, et le conduisit jusqu'à la rue de Lancry.

—As-tu besoin que j'aille plus loin? lui demanda-t-il.

—Non, dans cinq minutes je serai arrivé où je vais.

—Que Dieu te conduise! dit Santerre oubliant que Dieu était aboli.

—Merci, dit simplement Jacques, j'en eusse fait autant pour toi, Santerre.

—Je le sais bien, répondit le brave brasseur.

Les deux hommes se serrèrent la main et tout fut dit. Jacques Mérey remonta la rue de Lancry jusqu'à la rue Grange-aux-Belles, puis il prit la rue des Marais, la descendit jusqu'au numéro 33, et là, voyant une maison basse et sombre, il s'arrêta, regarda autour de lui pour s'assurer qu'il n'était point suivi et ne se trompait pas.

Il hésita un instant entre deux sonnettes, l'une à gauche, près d'une boîte fermant à cadenas; l'autre à droite, pendant à la muraille. Il tira celle qui était pendue à la muraille.

Presque aussitôt la porte s'ouvrit et un homme, vêtu de noir, cravate blanche et en culotte courte, s'effaça pour le laisser passer.

Sans doute les deux hommes se reconnurent, car l'homme vêtu de noir, ayant salué respectueusement Jacques Mérey, referma la porte et marcha devant lui en disant:

—Par ici, monsieur.

Jacques Mérey le suivit.

L'homme vêtu de noir le conduisit par un corridor, éclairé pour s'y conduire et voilà tout, à la salle à manger, dont la porte en s'ouvrant jeta un flot de lumière.

En effet, la salle à manger était illuminée comme pour un jour de fête; six couverts étaient mis autour d'une table élégamment servie; cinq personnes, y compris l'homme vêtu de noir, semblaient en attendre un sixième.

Ces cinq personnes étaient une femme de trente-six à trente-huit ans, encore belle, deux jeunes filles de seize à dix-huit ans, charmantes toutes deux, et un garçon de treize ans. L'homme vêtu de noir faisait la cinquième personne.

À l'arrivée de Jacques Mérey, tout le monde se leva.

—Femme, et vous, enfants, voyez cet homme, dit-il en montrant Jacques Mérey, c'est lui qui, sur l'échafaud même, n'a pas dédaigné de porter secours à notre...

La femme vint à Jacques Mérey, lui baisa la main, puis les deux jeunes filles, puis le jeune garçon.

—J'espère que vous n'oublierez jamais, continua l'homme vêtu de noir, qui n'était autre que M. de Paris, que le citoyen Jacques Mérey, proscrit injustement, est venu demander asile à notre humble toit.

Puis, montrant le sixième couvert à Jacques:

—Vous voyez que nous vous attendions, dit-il.

LA SUITE DE CE RÉCIT S'INTITULE
LA FILLE DU MARQUIS.

TABLE DES MATIÈRES

I.Une ville du Berri 5
II.Le docteur Jacques Mérey14
III.Le château de Chazelay21
IV.Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme, mais aussi l'ami de la femme29
V.Où le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait37
VI.Entre chien et chat44
VII.Une âme à sa genèse52
VIII.Prima che spunti l'aura58
IX.Où le chien boit, où l'enfant se regarde67
X.Ève et la pomme85
XI.La baguette divinatoire94
XII.L'anneau sympathique102
XIII.Unde ortus?108
XIV.Où il est prouvé qu'Éva n'est pas la fille du braconnier Joseph, mais sans que l'on sache de qui elle est la fille116
XV.Où il faut abandonner les affaires privées de nos personnages pour nous occuper des affaires publiques125
XVI.L'état de la France133
XVII.L'homme propose141
XVIII.Une exécution place du Carrousel149
XIX.Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins163
XX.Les enrôlements volontaires176
XXI.L'ouvrage noir!185
XXII.Beaurepaire194
XXIII.Dumouriez205
XXIV.Les Thermopyles de la France216
XXV.La Croix-aux-Bois224
XXVI.Le prince de Ligne233
XXVII.Kellermann241
XXVIII.Les hommes de la Convention250
XXIX.Une soirée chez Talma263
XXX.Une lettre d'Éva273
XXXI.Recherches inutiles284
XXXII.La maison vide291
XXXIII.Où Jacques Mérey perd la piste298
XXXIV.La veille de Jemmapes304
XXXV.Jemmapes311
XXXVI.Le jugement317
XXXVII.L'exécution326
XXXVIII.Chez Danton334
XXXIX.La Gironde et la Montagne341
XL.Le Pelletier Saint-Fargeau350
XLI.La trahison358
XLII.La communion de la terre367
XLIII.Liége374
XLIV.L'agonie381
XLV.Retour de Danton388
XLVI.Surge, carnifex396
XLVII.Le tribunal révolutionnaire405
XLVIII.Lodoïska413
XLIX.Deux hommes d'État420
L.Trahison de Dumouriez430
LI.Rupture de Danton avec la Gironde439
LII.Arrestation des commissaires de la Convention449
LIII.Le 2 juin461
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