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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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Mon très cher et très honoré frère,

Je suis revenue à Bourges avec le précieux dépôt dont vous m'avez chargée.

Mais jusqu'à présent je ne puis, en vérité, l'apprécier que du côté physique; quant au côté moral, je n'ai reçu de vous qu'une belle créature sans initiative et sans volonté, ne répondant pas à son nom d'Hélène et ne donnant signe d'intelligence qu'à celui d'Éva.

Au nom d'Éva, en effet, son œil brille un instant; elle l'arrête sur la personne qui l'a prononcé; mais comme cette personne n 'est pas celle qu'elle cherche, son œil se referme aussitôt et elle retombe dans sa somnolence habituelle.

Je vous demande donc la permission de continuer à l'appeler Éva, puisque c'est le seul nom auquel elle réponde.

Vous me dites, dans votre lettre reçue ce matin, que vous êtes décidé à quitter la France et à aller prendre du service à l'étranger, et vous voulez bien, sur cette grande résolution, prendre l'avis d'une pauvre servante du Seigneur.

Mon avis est qu'un Chazelay, dont les ancêtres ont participé à deux croisades, et qui porte d'azur à la croix pattée d'argent, cantonnée d'une fleur de lys d'or, ne doit point pactiser, même par sa présence, avec les choses qui se passent aujourd'hui.

Partez donc, et quand vous trouverez à propos que nous allions vous rejoindre, écrivez-moi; vos ordres seront ponctuellement exécutés.

Votre sœur obéissante et qui vous aime,

Marie DE CHAZELAY,
En religion SŒUR ROSALIE.

Cette lettre était déjà de la plus haute importance pour Jacques Mérey. Il savait quelle profonde douleur avait ressentie Éva de leur séparation. L'amour est égoïste jusqu'à la cruauté. La douleur d'Éva mettait un baume sur la sienne.

Le jeune officier lui passa la seconde.

C'est avec un grand bonheur que j'ai appris que vous étiez arrivé à Verdun, où vous êtes du moins en sûreté. J'ai été enchantée de l'accueil que S. M. le roi de Prusse vous a fait, et ne puis qu'applaudir à la résolution que vous avez prise d'entrer dans les volontaires du prince de Ligne; c'est un noble seigneur de vieille souche, un vrai prince du saint-empire; ce doit être, d'après son âge et le portrait que vous m'en faites, le fils de Charles-Joseph, le petit-fils de Claude de l'Amoral second; son père, Charles-Joseph, était un des plus braves et des plus spirituels gentilshommes qui aient existé. Un Chazelay peut servir sans déroger sous un l'Amoral.

Hélène va un peu mieux, quoiqu'elle s'obstine à ne pas répondre à ce nom qu'elle semble ne pas connaître. Au reste, depuis le jour où je l'ai emmenée du château de Chazelay, pas un mot n'est sorti de sa bouche. Elle a commencé à prendre quelques cuillerées de potage, qui, avec un ou deux verres de sirop qu'elle avale par jour, suffisent à la soutenir. Hier, au lieu de la faire asseoir à la fenêtre donnant sur la cour, je l'ai fait asseoir à celle donnant sur le jardin. À la vue de la verdure et du petit cours d'eau qui l'arrose, elle a jeté un faible cri, s'est soulevée sur son fauteuil et est retombée en disant d'une voix désespérée: «Non! non! non!» Je ne sais ce qu'elle voulait dire, mais au moins elle a parlé.

Comme je crois qu'il y a beaucoup de mauvaise volonté dans ce mutisme et d'entêtement dans cette prostration, ayant entendu du bruit dans la chambre de votre fille avant-hier, après que Jeanne l'eût mise au lit, hier soir, je me ménageai, à l'aide d'un trou pratiqué dans la boiserie, la facilité de voir ce qu'elle faisait lorsque Jeanne fut sortie de sa chambre.

Elle se leva et en s'appuyant aux meubles elle alla s'agenouiller sur le prie-Dieu placé au-dessous du crucifix qui est entre les deux fenêtres, et là, je ne sais si ce fut des lèvres ou du cœur, car je n'entendis rien, là elle fit ou parut faire une longue prière.

Il paraît que cet homme près duquel elle est restée trop longtemps, pour son malheur, n'était pas dénué de tout sentiment chrétien, puisque la pauvre enfant cherche un refuge en Dieu et prie.

Voilà pour le moment tout ce que j'ai à vous dire. J'espère que cette lettre, que j'adresse à Verdun avec ordre de faire suivre, vous arrivera.

Marie DE CHAZELAY,
En religion SŒUR ROSALIE.

Jacques Mérey tendit vivement la main pour avoir la troisième lettre. Voici ce qu'elle contenait:

Très cher et très honoré frère,

D'après ce que vous me dites de la victoire des Prussiens à Grand-Pré et de la déroute de l'armée française, ce n'est pas nous qui irons vous rejoindre en Allemagne, mais vous qui, dans quelques jours, serez à Paris.

Hélas! vous y arriverez trop tard pour empêcher les crimes abominables qui ont été commis, mais à temps du moins pour les venger.

Notre pauvre roi et la famille royale sont, comme vous le savez, prisonniers au Temple. On parle de mettre l'élu du Seigneur en jugement; mais le Seigneur pressera votre marche pour que ce crime atroce, le plus odieux de tous, ne s'accomplisse pas.

Il n'y aurait rien d'étonnant que ce fût cet homme que vous avez cru reconnaître à la lueur d'un coup de pistolet qui fût en effet dans les rangs des républicains. Il a été nommé, comme vous le savez, membre de la Convention, et j'ai lu sur un journal qu'il était parti pour l'armée de l'Est avec une mission pour Dumouriez.

Hélène a essayé de mettre une lettre à la poste; mais elle a si peu de jugement que, sans penser que Jeanne, au lieu de la porter à la poste, me la remettrait, elle l'a confiée à Jeanne.

Jeanne me l'a apportée comme une honnête fille qu'elle est. C'est le fruit d'une tête en délire. Je vous l'envoie pour que vous puissiez juger par vous-même de la folle passion de cette enfant et de la nécessité de lui faire quitter la France le plus tôt possible, si, contre notre attente, vous n'étiez pas dans quelques jours à Paris.

Inutile de vous dire que j'ai recommandé à Jeanne d'assurer Hélène que sa lettre avait été mise à la poste; il en sera de même de toutes celles qu'elle continuera de lui écrire.

Jacques Mérey jeta un cri; il venait de reconnaître entre les deux pages de la lettre de Mlle de Chazelay l'écriture d'Éva.

Il jeta de côté la lettre de Mlle de Chazelay et dévora les lignes suivantes:

Mon ami, mon maître, mon roi—je dirais mon Dieu si je ne devais pas garder Dieu pour le supplier de te réunir à moi.

J'ai voulu mourir quand j'ai compris que nous étions séparés et que l'on m'a dit que c'était pour toujours.

Mon père ou a eu peur de ma résolution ou s'est lassé de mes plaintes. À tout ce que l'on me disait je répondais par ton nom adoré, ou par ces mots: Je l'aime!

Il a fait venir ma tante, la chanoinesse de Bourges, et il m'a donnée à elle pour qu'on veille sur moi.

On me croit folle. Peu s'en faut que je ne le sois, et j'ai mes idées bien troubles. Si ce n'est que je te vois sans cesse devant mes yeux et que je sais que tu vis, je me croirais morte et déjà dans le pays des ombres, tant tout me paraît gris, terne, impalpable. Cela doit être ainsi quand le cœur est mort et qu'on est enfermé dans le tombeau.

Quitter le château de Chazelay a été pour moi une nouvelle douleur. Là je n'étais qu'à trois ou quatre lieues de toi, mon bien-aimé, et à chaque porte qui s'ouvrait je croyais que c'était toi qui allais paraître.

En montant dans la voiture, ou plutôt quand on m'a portée dans la voiture, je me suis évanouie; depuis lors je n'ai jamais bien complètement repris mes sens.

Le second jour de mon arrivée à Bourges, on m'a fait asseoir à la fenêtre du jardin au lieu de me faire asseoir à celle de la rue. Là j'ai jeté un cri de joie et il m'a semblé qu'un rayon de lumière m'inondait et que je me trouvais en face de notre Éden. Il y avait une pelouse comme la nôtre, pas de tonnelle de tilleul, pas d'arbre de la science, et surtout pas de Jacques Mérey.

Ô mon bien-aimé, je n'ai qu'une pensée, je n'ai qu'une espérance, je ne fais à Dieu qu'une prière: Te revoir!

Si je ne te revois, je mourrai. Mais, sois tranquille, auparavant je ferai tout au monde pour te rejoindre.

Je procède de toi, j'allais à toi, sans toi il n'y a plus de moi.

ÉVA.

—Oh! monsieur, s'écria Jacques Mérey, vous avez dit, n'est-ce pas, que je puis copier les pièces dont je désirerais avoir le double?

—Faites mieux, interrompit le jeune officier qui comprenait le désir du docteur, laissez-nous copie de cette lettre, que vous certifierez conforme, et gardez l'original.

Jacques Mérey jeta les bras au cou du jeune officier, voulut lui répondre pour le remercier, mais les larmes étouffèrent sa voix.

Il baisa vingt fois la lettre d'Éva, puis, d'une main tremblante, il commença à la copier.

La lettre copiée, il l'appuya sur son cœur.

—Monsieur, dit-il au jeune officier, je n'oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi.

L'officier paraissait avoir quelque chose à lui dire. Mais il hésitait.

Jacques vit son hésitation et la comprit.

—Monsieur, lui dit-il, je n'ai pas besoin de vous dire que j'aime la fille de M. de Chazelay et que c'est moi qu'elle aime. Cette lettre que la mort de son père fait passer dans mes mains d'une si douloureuse façon m'était adressée, comme mon nom deux fois répété dans la lettre en fait foi. Je vais rentrer en France et faire tout au monde pour revoir la pauvre enfant qui sans moi est perdue. Savez-vous quelque chose de plus que ce que vous m'avez dit?

—Monsieur, répondit le jeune officier, je me compromets en vous avouant tout cela; mais je suis sûr que vous me garderez le secret. C'est moi qui ai commandé le feu le matin de l'exécution, et, sur le terrain même où elle allait avoir lieu, M. de Chazelay m'a remis une lettre pour sa sœur, en me priant de la lui faire passer comme sa volonté dernière. Je lui ai promis de mettre la lettre à la poste, et je lui ai tenu ma parole.

—Et, demanda Jacques Mérey, en recevant votre promesse, il n'a rien dit?

—Il a murmuré ces mots: «Peut-être arrivera-t-elle à temps.»

Jacques Mérey sonna, baisa une dernière fois la lettre d'Éva, la mit sur son cœur, embrassa le jeune officier, fit mettre des chevaux de poste à sa voiture, passa au quartier général pour remercier Custine et lui serrer la main; puis, avec le même laconisme que, trois jours auparavant, il avait dit: Route d'Allemagne, il dit: Route de France.

Et la voiture partit avec une égale rapidité.

XXXI

Recherches inutiles

Jacques Mérey, à son retour, traversa la France avec la même vitesse qu'à son départ. Seulement, à Kaiserslautern, au lieu de prendre la route de la Champagne par Sainte-Menehould, il prit celle de la Lorraine par Nancy.

Il allait droit à Bourges.

En arrivant à l'Hôtel de la Poste, il s'informa si l'on connaissait à Bourges une demoiselle de Chazelay, ex-chanoinesse.

À cette demande, le maître de poste s'approcha.

—Citoyen, dit-il (le 10 du même mois d'octobre, dont on gagnait la fin, un décret avait substitué les noms de citoyen et citoyenne aux appellations de monsieur et de madame), citoyen, nous connaissons parfaitement la personne dont vous vous informez, seulement elle n'est plus à Bourges.

—Depuis quand? demanda Jacques Mérey.

—Tenez-vous à le savoir d'une façon positive?

—Très positive. Je viens de faire plus de quatre cents lieues pour la voir.

—Je vais vous dire cela d'après mon registre.

Le maître de poste alla consulter son registre et cria de l'intérieur:

—Elle est partie le 23, à quatre heures de l'après-midi.

—Seule ou accompagnée?

—Accompagnée de sa nièce, que l'on disait très malade, et d'une femme de chambre.

—Vous êtes sûr qu'elles étaient trois?

—Parfaitement, car je leur ai fait observer qu'elles pouvaient ne mettre que deux chevaux à la voiture et payer le troisième en l'air[B]; ce à quoi la chanoinesse a dit: «Mettez-en trois, mettez-en quatre, s'il le faut, nous sommes pressées.» Alors je leur ai mis leurs trois chevaux et elles sont parties.

—Pour où sont-elles parties?

—Je n'en sais, ma foi! rien.

—Vous devez le savoir.

—Comment cela?

—Je présume que vous ne vous êtes pas exposé à donner des chevaux sans vous être fait présenter le passeport.

—Oh! pour un passeport, elles en avaient un, seulement pour quel pays? le diable m'emporte si je me le rappelle!

—Ce serait fâcheux, mon ami, dit gravement Jacques Mérey, si vous l'aviez oublié.

—Dans tous les cas, si vous y tenez absolument, vous pourrez le savoir à la préfecture qui l'a délivré.

—C'est vrai, dit Jacques Mérey.

Et, comme il n'avait pas de temps à perdre:

—À la préfecture! cria-t-il.

Le postillon monta le rue au galop, et au galop entra dans la cour.

Jacques Mérey sauta rapidement à terre; mais pensant qu'il fallait faire plus de façons avec un préfet qu'avec un maître de poste, il se munit de la lettre de Garat qui le chargeait de rechercher l'identité du seigneur de Chazelay, et, sa lettre à la main, il entra dans le cabinet du préfet.

—Citoyen préfet, dit-il, je suis chargé par le ministre de la Justice, dont voici l'ordre, de constater l'identité du ci-devant seigneur de Chazelay, qui a été fusillé le 20 du présent mois à Mayence. J'arrive de Mayence, où cette identité a été constatée; mais ma mission ne s'arrêtait point à lui; elle s'étendait aux autres membres de sa famille, à sa sœur et à sa fille, qui habitent Bourges.

—Mais qui ne l'habitent plus, monsieur; elles sont parties le 24 de ce mois-ci.

—Et où sont-elles allées?

—Je ne pourrais pas vous le dire précisément; leur passeport était pour l'Allemagne.

—Et quel est le médecin qui soignait la jeune fille?

—Un excellent médecin, très patriote, M. Dupin.

—Seriez-vous assez bon pour me dire où demeure M. Dupin?

—Tout près, rue de l'Archevêché.

Jacques Mérey salua le préfet, et se fit conduire chez M. Dupin.

Là, le même interrogatoire recommença et faillit amener les mêmes réponses; mais, pressé de questions, le médecin voulut bien se rappeler qu'il avait désigné les eaux de Baden ou de Wiesbaden, seulement il ne se rappelait plus lesquelles.

Restait à Jacques Mérey à s'assurer, chose par laquelle il eût dû commencer peut-être, si quelque âme vivante n'était point restée à la maison qui pût donner des nouvelles de celles qui l'habitaient.

Mais le postillon fit observer à Jacques Mérey que, s'il le tenait une heure encore ainsi, il arriverait à lui faire doubler sa poste, ce qui était défendu par les statuts de l'administration.

Jacques Mérey reconnut la vérité de l'observation et se fit ramener Hôtel de la Poste.

Là, le docteur s'informa de la demeure de Mlle de Chazelay.

Elle habitait la maison nº 23 de la rue du Prieuré.

Jacques prit un gamin qui était commissionnaire à l'hôtel et se fit conduire.

La maison nº 23 de la rue du Prieuré était hermétiquement close.

Le gamin frappa à toutes les portes et à toutes les fenêtres; fenêtres et portes restèrent fermées.

Une voisine sortit et répéta ce que Jacques Mérey savait déjà, c'est-à-dire que le 23, vers quatre heures de l'après-midi, ces dames étaient parties.

Elles avaient tout fermé, emporté toutes les clefs, et la chanoinesse, interrogée sur son retour probable, avait dit qu'elle allait rejoindre son frère en Allemagne et qu'elle ignorait si elle reviendrait jamais.

Par la date du départ, il était évident qu'elles ignoraient encore la mort de M. de Chazelay.

Maintenant, qu'était devenue la lettre qu'il avait écrite à l'heure de sa mort?

Le facteur passait.

Jacques Mérey l'appela.

—Mon ami, demanda Jacques Mérey, Mlle de Chazelay a-t-elle dit en partant où il fallait lui adresser ses lettres?

—Non, monsieur, répondit le facteur.

—Elles en ont reçu une cependant depuis leur départ.

—Elles ne l'ont pas reçue, dit le facteur, puisqu'elles n'y étaient pas.

—Je te remercie de m'avoir fait remarquer que j'étais encore plus bête que toi, mon ami, lui dit Jacques Mérey. Mais cette lettre, qu'en as-tu fait?

—Bon! comme elle était affranchie, je l'ai lancée par-dessous la porte; quand ces dames reviendront, elles la trouveront.

Jacques Mérey fit un geste d'impatience; le facteur le remarqua.

—Pourquoi donc aussi affranchissent-ils leurs lettres? dit-il. Du moment où les lettres sont affranchies, la poste ne s'en occupe plus.

Et le facteur passa son chemin, enchanté d'avoir laissé derrière lui cette maxime tout à la louange de l'administration des postes.

Le gamin approcha sa joue des pavés et regarda par-dessous la porte.

—Tiens, dit-il, on la voit, la lettre. Rien ne serait plus facile que de l'attirer avec une baguette.

—Mon ami, dit Jacques Mérey après avoir réfléchi un instant, cette lettre n'est point à moi, cette lettre n'est point pour moi, je n'ai pas le droit de la lire.

Et il lui donna six francs en remerciement de la peine qu'il avait prise de l'accompagner.

Puis il rentra et se fit servir à dîner.

Mais, tout en dînant, il lui vint une idée.

Comme le petit commissionnaire, pour les six francs qu'il avait reçus, croyait devoir rester pour toute la journée au service du voyageur, et qu'il se tenait à la porte de la salle à manger son chapeau à la main:

—Comment t'appelles-tu? lui demanda Jacques.

—Francis, monsieur, pour vous servir, répondit l'enfant.

—Va me chercher le postillon qui, le 23, a conduit Mlle de Chazelay.

—Je le connais, dit le gamin, c'est Pierrot.

—Tu en es sûr?

—Si j'en suis sûr! à preuve qu'il m'a donné un coup de fouet parce que j'avais ramassé et que je mangeais une prune qui était tombée du panier de provisions de mademoiselle Jeanne.

Et Jacques se rappela en effet que, dans une de ses trois lettres à son frère, Mlle de Chazelay désignait sa femme de chambre sous le nom de Jeanne.

—Eh bien! va me chercher Pierrot, garçon, dit Jacques au commissionnaire.

Pierrot accourut avec une promptitude qui annonçait que Francis lui avait parlé des façons libérales du voyageur.

Le postillon avait le visage souriant.

—C'est toi, lui demanda Jacques, qui as conduit la voiture de Mlle de Chazelay, le 24 octobre dernier, à trois heures de l'après-midi?

—Mlle de Chazelay? attendez donc, dit Pierrot, une vieille à mine de religieuse, avec une femme de chambre et une jeune fille qui avait l'air malade, n'est-ce pas?

—C'est cela, dit Jacques Mérey.

—Tu sais bien, Pierrot, que tu m'as donné un coup de fouet?

—Je ne m'en souviens plus, dit Pierrot.

—Ah! mais moi je m'en souviens, dit Francis.

—Ça devait être moi, ça devait être moi, dit le postillon en essuyant sa bouche avec la manche de sa veste, geste familier aux Berrichons.

—Alors tu te rappelles qu'elles ont pris la route de Dijon?

—Oh non! pas tout à fait.

—Alors celle d'Auxerre?

—Non plus, dit Pierrot en secouant la tête, oh! vous n'y êtes pas.

—Comment, je n'y suis pas?

—Je ne voudrais pas vous contrarier, mais vous me demandez la vérité, n'est-ce pas? faut que je vous la dise.

—Vous ne me contrariez pas, mon ami; au contraire, vous me rendrez service en m'indiquant la véritable route qu'elles ont prise. Il faut que je les rejoigne, comprenez-vous? pour une affaire de la plus haute importance.

—Ah bien! si vous voulez les rejoindre, ça n'est ni sur la route de Dijon, ni sur la route d'Auxerre qu'il faut courir.

—Mais sur laquelle alors?

—C'est tout l'opposé, sur celle de Châteauroux.

Un éclair passa dans l'esprit de Jacques.

—Ah! dit-il, elles sont allées au château de Chazelay. Les chevaux à ma voiture, mon ami, les chevaux tout de suite!

—Bon, dit Pierrot, c'est justement à mon tour de conduire.

Et il s'élança dans la cour. Francis disparut en même temps que lui.

Un quart d'heure après, les chevaux étaient à la voiture et Pierrot en selle.

Jacques Mérey paya sa dépense, chercha des yeux son petit commissionnaire pour lui donner le reste de la monnaie que lui avait rendue le maître de poste, mais il ne le vit nulle part.

La voiture partit au grand trot, ce qui était la preuve toujours que Francis n'avait pas gardé le secret sur son écu.

Mais, en sortant de la ville, Jacques Mérey vit son commissionnaire qui lui barrait la route.

Sur ses signes réitérés qu'il avait quelque chose à dire à son voyageur, Pierrot arrête sa voiture.

Le gamin sauta lestement sur le marchepied.

—Qu'y a-t-il encore? demanda Jacques Mérey.

—Il y a, répondit Francis, que, puisque vous allez courir après Mlle de Chazelay jusqu'à ce que vous la rejoigniez, il vaut mieux lui porter sa lettre que de la laisser sous la grand-porte. Elle a plus de chance pour arriver.

—Eh bien? demanda Jacques Mérey.

—Eh bien! la voilà, dit Francis en jetant la lettre dans la voiture, en sautant au bas du marchepied, et en criant à Pierrot: «Fouette, postillon.»

Jacques Mérey réfléchit que ce que venait de lui dire l'enfant était plein de logique; que la lettre que venait de lui remettre Francis contenait, selon toute probabilité, les dernières volontés du père d'Éva; qu'en la laissant où elle était, le vent et la pluie l'auraient bientôt rendue illisible; que mieux valait donc que, dépositaire fidèle, il la conservât intacte et inconnue jusqu'au moment où il la remettrait à l'une des deux personnes qui avaient le droit de l'ouvrir, à Éva ou à Mlle de Chazelay.

Il la mit en conséquence dans la poche secrète de son portefeuille.

XXXII

La maison vide

Jacques Mérey ne s'était pas trompé. Mlle de Chazelay était bien venue à Argenton, et, comme il était impossible d'aller en voiture au château, elle avait loué trois chevaux à la seule auberge de la ville, et s'était fait conduire à Chazelay par des hommes conduisant les trois montures au pas.

Les trois femmes y avaient passé une nuit, et le lendemain elles étaient revenues.

Puis on avait remis les chevaux de poste à la voiture, et cette fois on était parti pour La Châtre, Saint-Amand, Autun, la Bourgogne, etc., etc.

Or, comme Mlle de Chazelay avait cinq jours d'avance sur Jacques Mérey; comme, n'ayant pas reçu la dernière lettre de son frère qui lui annonçait son exécution, elle n'avait pu qu'obéir à l'avant-dernière lettre dans laquelle il lui ordonnait sans doute de le rejoindre; comme les eaux de Baden-Baden ou de Wiesbaden n'étaient qu'un moyen d'ouvrir aux trois fugitives les portes de l'Allemagne, Jacques Mérey, brisé de fatigue, ayant fait plus de six cents lieues par de mauvaises routes, ne jugea point urgent de se remettre en voyage, et se fit descendre à la porte de sa maison, si longtemps appelée la maison mystérieuse, et qui n'était plus que la maison vide.

Il y avait un peu plus de deux mois qu'il l'avait quittée.

Au bruit de la voiture s'arrêtant devant la porte, la vieille Marthe accourut et jeta un grand cri.

Elle avait cru ne jamais revoir son maître.

Lorsque Jacques Mérey fut entré et que la porte se fut refermée, il s'arrêta au bas de l'escalier, ne sachant où aller d'abord et tiré de tous côtés par ses souvenirs.

Sa mémoire réunissait dans un seul embrassement ces sept années qui, aujourd'hui qu'elles étaient écoulées, semblaient n'avoir eu que la durée d'un jour.

Il voyait Éva depuis le moment où il l'avait déroulée sur le tapis aux yeux de Marthe, objet informe, être inachevé, jusqu'à celui où elle avait été si cruellement arrachée de ses bras par un homme que la mort avait arraché de la vie avec la même cruauté, la même impitoyable froideur.

Et, quoiqu'elle ne fût plus dans la maison, elle y flottait comme flotte une ombre invisible, et perceptible cependant, aux lieux que son corps a habités.

Tout était comme Jacques Mérey l'avait laissé. Il monta d'abord à la chambre d'enfant d'Éva, et retrouva le berceau dans lequel elle était restée de sept à dix ans, c'est-à-dire à cette époque végétative de la vie où, chrysalide d'amour, la beauté et l'intelligence luttaient tout ensemble contre la laideur et le néant.

Puis à sa chambre de jeune fille, où elle commença devant le miroir magique à dérouler et à nouer ses longs cheveux en cambrant sa taille de roseau aussi onduleuse que ces beaux torses de Jean Goujon dont les bras soutiennent des corbeilles tandis que le bas du corps se perd et se divinise dans les draperies.

Puis de là il monta dans l'atelier, où l'orgue était resté ouvert et muet; il se rappela le jour où, à la suite d'une commotion électrique qui l'avait enveloppée d'un fluide vivifiant, elle était allée d'elle-même au piano, et, à son éternel étonnement, avait joué les mesures indécises, mais reconnaissables, d'un air entendu la veille. Là étaient les livres où ses yeux avaient déchiffré le premier mot, et lorsqu'il s'approcha sans le voir du haut de l'armoire où il était couché, le chat inapprivoisable bondit sur la fenêtre par laquelle il avait l'habitude de fuir.

Là, pêle-mêle sur les chaises, étaient les livres dans lesquels elle avait étudié la chimie, l'astronomie, la botanique; le dernier qu'elle avait ouvert, encore à l'endroit où la lecture s'était arrêtée.

Je ne connais pas d'endroits sous le vaste dôme des cieux où tombe du passé une mélancolie plus douce que dans une chambre devenue vide par une longue absence ou par la mort, après avoir été habitée, vivifiée, animée par une belle créature de quinze ans; son essence juvénile a passé dans tout; son haleine, l'émanation qui flotte autour de toute sa personne, composent une atmosphère à part qui vous fait amoureux avant qu'on ne sache même ce que c'est que l'amour.

Et qu'est-ce alors, quand on le sait!

Les bras tendus, car un voile flottait devant ses yeux, Jacques Mérey, ne la voyant plus au milieu de cette vapeur qui semblait, comme le nuage de Virgile, cacher une déesse, Jacques Mérey alla instinctivement à l'orgue et posa au hasard, on l'eût cru du moins, ses deux mains sur les touches.

Un frémissement sonore s'échappa de l'instrument divin; pendant dix minutes, Jacques Mérey n'en tira que des harmonies, au milieu desquelles une plainte revenant sans cesse laissait tomber une larme sur le cœur, éveillant la même sensation que, dans un caveau sombre, fait éprouver la goutte d'eau qui tombe régulièrement dans un bassin de cristal.

Au bout de quelques instants cette plainte mélodieuse fut insuffisante, elle se traduisit par le nom d'Éva; mais, à peine Jacques Mérey l'avait-il prononcé trois fois, qu'il ne put supporter ce crescendo de douleur et que son cœur éclata en sanglots.

Le docteur s'élança hors de la chambre sans avoir rien vu de ses anciens instruments de chimie: creusets à poussière de mercure, cornues impuissantes et oubliées, matrice rouge de cinabre, aux rebords de laquelle s'est figée une écume d'argent vermeil, vase dans lequel le carbone pur a commencé de se transformer en diamant, il oublia tout. Ce nom d'Éva était le glas funèbre qui mettait au tombeau tous ces rêves que la science avait caressés, comme Ixion la nuée de laquelle naquit le peuple fabuleux des Centaures.

En deux bonds il franchit l'escalier, et du troisième il se trouva dans le jardin.

Là ses souvenirs étaient non moins pressés, non moins vivants, non moins tendres, et, par conséquent, non moins douloureux.

Là était le ruisseau dans lequel, pour la première fois, elle se regarda en buvant; la tonnelle où elle écoutait chanter le rossignol jusqu'à une heure du matin; l'arbre où, pour la première fois, en se dressant pour cueillir la pomme vermeille, elle s'aperçut qu'elle était nue et rougit de pudeur.

Et Jacques Mérey allait du ruisseau à la tonnelle, de la tonnelle à l'arbre de la science, se disant que son espoir était insensé, et n'en espérant pas moins voir tout à coup apparaître Éva à l'angle de quelque buisson, au détour de quelque allée.

Mais ce fut surtout en s'approchant de la grotte que le cœur lui battit; c'était là, au murmure de cette source, qui, avec le ruisseau échappé du pied de l'arbre de la science, alimentait la petite rivière du jardin, qu'appuyés tous deux à la roche moussue, Éva lui avait dit pour la première fois qu'elle l'aimait.

Cette voix chérie, cet accent mélodieux qui pénètre jusqu'au fond du cœur, ce mot pour lequel toutes les langues de la terre ont choisi leurs plus douces voyelles, leurs consonnes les plus euphoniques, ne l'entendrait-il plus?

Pour lui seul n'y aurait-il plus de printemps, plus de soleil, plus d'amour?

Dans quelle erreur profonde était-il lorsque, jeté dans ces débats solennels de la tribune qui faisaient et qui défaisaient des monarchies, dans ces grandes luttes de la guerre qui chassaient la terreur d'un camp dans l'autre et qui renvoyaient éclater sur l'Allemagne l'orage qui grondait sur la France, dans quelle erreur profonde était-il quand il avait espéré donner tout cela en pâture à son cœur, à la place de son amour?

Oh! son amour, il était, certes, depuis son départ d'Argenton, demeuré au fond de toute chose; pas un jour, pas une heure, pas un instant, il n'avait cessé d'y songer, et voilà que, depuis qu'il était rentré dans cette maison, pas une seconde il n'avait pensé à ces grandes catastrophes au milieu desquelles il avait déjà joué et allait encore jouer un rôle.

Voilà qu'il avait oublié, comme si jamais ils n'eussent existé, Danton, Dumouriez, Kellermann, Valmy, le roi de Prusse, Brunswick, la Montagne, la Gironde, l'éloquent Vergniaud, Mme Roland la sainte, Mme Danton la martyre, l'immonde Marat laissant derrière lui chez Talma sa trace fétide, et le faible roi prisonnier au Temple, avec une femme coupable, deux enfants innocents, une sœur angélique.

Où retrouver Éva? Vivre tous les jours qui lui restaient à vivre sans jamais entendre parler de princes ou de rois, sans jamais voir reluire au soleil d'or d'une épaulette ou la lame d'un sabre, sans savoir s'il y avait un monde autour de cette maison et de ce jardin qui étaient son univers, voilà le seul bonheur qu'il eût demandé à Dieu, s'il n'eût placé Dieu si haut, que nos douleurs les plus poignantes, comme nos joies les plus sublimes, ne pouvaient, partant de si bas, monter jusqu'à lui.

Nous avons raconté les rêves du jour, nous n'essayerons pas de peindre ceux de la nuit.

Le premier bruit qu'entendit Jacques Mérey dans la maison fut celui d'Antoine ouvrant sa porte et frappant du pied en criant:

Cercle de vérité, centre de justice!

Jacques Mérey eut du bonheur à revoir celui à qui il avait rendu un éclair de raison, n'ayant pas pu lui rendre sa raison tout entière.

Derrière lui monta Baptiste, qu'il reconnut à son tour au bruit que faisait sa jambe de bois frappant chaque marche de l'escalier.

Si Antoine lui devait une partie de sa raison, celui-là lui devait une partie de son corps.

C'étaient deux hommes à qui Jacques Mérey eût pu dire «Mourez pour moi,» et qui seraient morts sans demander pour quelle cause il demandait leur vie.

Au reste, toute la ville d'Argenton était rassemblée devant la porte de la maison mystérieuse. Seulement, comme on savait Jacques Mérey triste, on avait banni toute gaieté de la réception qu'on voulait lui faire.

C'étaient des électeurs qui venaient remercier leur mandataire d'avoir déjà illustré son mandat. Et, en effet, on avait appris à Argenton la conduite que Jacques Mérey avait menée à Verdun. On savait qu'il s'était chaudement battu à Grand-Pré, et que c'était lui enfin qui avait rapporté à la Convention les trois drapeaux conquis dans la campagne.

Ils avaient lu dans le journal la mort du seigneur de Chazelay; il était peu regretté dans le pays: on savait tout le mal qu'il avait fait à Jacques Mérey. Et cependant, comme on connaissait l'amour immense qu'il avait pour sa fille, toute cette foule, toute vulgaire qu'elle fût, qui attendait Jacques pour le remercier du passé et le prier de se continuer dans l'avenir, eut la délicatesse de ne pas lui dire un mot du père ni de la fille.

Mais ce fut à qui lui parlerait, obtiendrait un mot de lui, lui toucherait la main, lui jetterait son vœu de bonheur. Si l'on eût osé, pour gagner sa voiture, Jacques Mérey eût marché sur des jonchées de feuilles et de fleurs.

Les chevaux arrivèrent; au bruit des grelots, chacun s'écarta.

Au moment de monter en voiture, Jacques Mérey fit signe qu'il voulait parler.

Aussitôt il se fit un grand silence.

—Mes amis, dit-il, nous allons entrer dans une série de luttes terribles. Peut-être y laisserai-je ma vie, mais à coup sûr je n'y laisserai pas mon honneur, et vous serez toujours non seulement contents, mais fiers de votre élu. Si je viens à succomber dans la lutte, je vous recommande ma vieille Marthe et mes deux bons amis Antoine et Baptiste, c'est tout ce que je laisserai sur la terre après moi.

Puis, comme la voiture s'ébranlait pour partir, il n'y put résister plus longtemps, et ce cri échappa de son cœur:

—Si elle revient, n'est-ce pas, vous me le ferez savoir?

Et, de toutes ces bouches qui semblaient attendre cette confidence pour parler, de tous ces cœurs qui semblaient attendre cet appel pour s'ouvrir, s'échappa cette promesse unanime:

—Oh oui! oui! oui!

Pas une voix n'avait nommé Éva, et tous savaient que c'était d'elle qu'il avait voulu parler.

XXXIII

Où Jacques Mérey perd la piste

En quittant Argenton, la voiture prit la route de Saint-Amand. C'était le même postillon qui avait conduit Mlle de Chazelay qui conduisait Jacques Mérey.

À la première poste, c'est-à-dire à La Châtre, de nouvelles informations furent prises, et de postillon à postillon on eut encore une certitude.

À Saint-Amand, les renseignements commencèrent à être plus difficiles; il fallut consulter les livres de poste, très exactement tenus à cette époque à cause des lois contre les émigrés.

À Autun, on perdit la trace. Probablement les voyageuses avaient passé pendant la nuit, et le maître de poste n'avait pas jugé à propos de se lever pour inscrire les chevaux sur son registre.

À Dijon, comme on dit en termes de chasse, on en revit, puis on continua, sur des indices plus ou moins certains, la route jusqu'à Strasbourg.

À Strasbourg, on se retrouva dans l'incertitude. Les trois dames avaient logé à l'Hôtel du Corbeau. Le nom de Mlle de Chazelay, voyageant avec une femme de chambre, était écrit sur les registres, et le maître de l'hôtel avait été faire virer le passeport au comité, qui avait envoyé un de ses membres accompagné d'un médecin pour s'assurer si véritablement une des dames était malade et avait besoin de prendre les eaux.

Le médecin trouva, en effet, la plus jeune des trois voyageuses si faible, si pâle, si souffrante, qu'il ne fit aucune difficulté pour lui laisser continuer son voyage.

Mlle de Chazelay avait passé le Rhin à Kehl, et s'était arrêtée à Baden, à l'Hôtel des Ruines.

Là, elle avait annoncé qu'elle comptait rester un mois tandis que sa nièce prendrait les eaux; elle avait fait son prix avec le maître de l'hôtel, puis tout à coup, à la lecture d'un journal, la plus âgée des voyageuses était tombée dans une attaque de nerfs et avait déclaré qu'elle voulait partir à l'instant pour Mayence.

Mais la plus jeune des voyageuses était si souffrante, que le médecin des eaux, qui l'avait déjà visitée, avait déclaré qu'elle ne pouvait supporter la voiture.

On avait alors, comme faisaient les voyageurs à cette époque, frêté une jolie barque, et l'on avait pris la voie du Rhin.

Il n'y avait dans tout cela aucun doute pour Jacques Mérey, ces dames étaient venues à Baden-Baden, en effet, avec l'intention d'y prendre les eaux, puis Mlle de Chazelay avait lu dans un journal, tombé par hasard entre ses mains, l'exécution de son frère.

De là l'attaque de nerfs et la résolution de partir à l'instant pour Mayence.

Mais Jacques Mérey savait d'avance que Mlle de Chazelay ne trouverait sur l'exécution de son frère que les renseignements vagues qu'il eût trouvés lui-même s'il n'avait pas eu une mission spéciale à ce sujet.

Les voyageuses seraient donc forcées d'aller jusqu'à Francfort. Mais à Francfort aucune pièce ne leur serait communiquée, si ce n'est une copie de l'interrogatoire et le procès-verbal d'exécution pour servir d'extrait mortuaire.

Maintenant Custine serait-il toujours à Francfort? Dans ce temps de rapides conquêtes, on ne savait jamais où retrouver les généraux.

Il s'informerait en passant par Mayence.

Le hasard servit Jacques Mérey à merveille; depuis la veille le général Custine avait établi son quartier à Mayence, laissant garnison à Francfort, qui était encore fortifié à cette époque.

C'était un jour de voyage de moins, et, on se le rappelle, le docteur n'avait que quinze jours de congé.

Il arriva le 2 novembre à Mayence.

Il alla serrer la main du général, qui paraissait fort triste. Il était question de faire le procès de Louis XVI.

La Convention le jugerait.

Louis XVI, jugé par la Convention, était d'avance condamné à mort.

M. de Custine, homme de vieille race, pouvait-il rester au service d'un gouvernement qui aurait condamné son roi?

Toutes ces choses ne furent pas dites mais devinées, après quoi Jacques demanda s'il pourrait revoir son jeune ami Charles André?

Le général sonna.

—Voyez dans les bureaux, dit-il, si le citoyen Charles André s'y trouve.

Puis, se tournant vers le docteur:

—À propos, lui dit-il, n'oubliez pas de lui demander une lettre arrivée pour vous le lendemain ou le surlendemain de votre départ. Charles André, ne sachant où vous l'envoyer, l'aura gardée.

Les deux hommes se quittèrent poliment, mais sans regrets. Ces deux natures opposées s'emboîtaient mal l'une avec l'autre.

Quelle différence avec Charles André! Les deux jeunes gens n'avaient eu besoin que d'un regard pour lire au fond du cœur l'un de l'autre; aussi fut-ce les bras ouverts qu'ils s'abordèrent.

En deux mots, Jacques lui expliqua la cause de son retour.

—Je les ai vues, dit Charles André; c'est à moi qu'elles se sont adressées.

—Éva était bien souffrante? demanda Jacques.

—Bien souffrante, mais bien belle.

Jacques hésita un instant; il avait les timidités d'un premier amour.

—Vous lui avez parlé? demanda-t-il en hésitant.

—Oui, j'ai eu le bonheur de rester seul avec elle, elle qui semblait muette ou trop faible pour parler. Je m'approchai d'elle et lui dis:

»—Mademoiselle, je l'ai vu.

»Elle bondit.

»—Vous avez vu Jacques Mérey? dit-elle.

»Elle avait deviné que c'était de vous que je voulais parler.

»—J'ai vu Jacques Mérey, repris-je; j'ai vu l'homme qui vous aime plus que sa vie.

»Elle poussa un cri et me jeta les bras au cou.

»—Vous êtes mon ami pour toujours, dit-elle. Oh! moi aussi je l'aime! je l'aime! je l'aime!

»Et elle ferma les yeux comme si elle allait mourir.

»—Mademoiselle, lui dis-je, votre tante peut revenir d'un moment à l'autre; laissez-moi vous dire.

»—Oui, dites, dites.

»—Une lettre que vous lui aviez écrite se trouvait dans les papiers de votre père.

»—Comment cela?

»—Je l'ignore. Mais, en visitant les papiers, il a reconnu l'écriture et m'a demandé de copier cette lettre.

»—Oh! cher Jacques!

»—Puis, la lettre copiée, j'ai pris la copie et lui ai laissé l'original.

»—Vous avez fait cela? s'écria la belle enfant folle de joie.

»—Oui. Ai-je eu tort?

»—Comment vous appelez-vous, monsieur?

»—Charles André.

»—Votre nom est là, dit-elle en mettant la main sur son cœur.

»Je m'inclinai.

»—Ah! lui dis-je, mademoiselle, c'est trop de reconnaissance.

»—Vous ne savez pas tout ce que je lui dois, à cet homme, à ce génie, à cet ange du ciel! J'étais une pauvre créature, dénuée, abandonnée, ne connaissant rien à sept ans qu'un chien, Scipion; c'était mon seul ami. Je ne parlais pas, je ne voyais pas, je ne pensais pas. Il m'a donné la voix; il m'a soufflé la pensée pendant sept ans, comme le sculpteur florentin penché sur les portes du baptistère de Notre-Dame-des-Fleurs. Il a ciselé mon corps, mon cœur, mon esprit; tout ce que je sais, je le lui dois; tout entière je suis à lui. Pourquoi me trouvez-vous froide à la mort de mon père? c'est que je ne connais mon père que pour nous avoir séparés. Je n'avais jamais pleuré, je ne savais pas ce que c'était que les larmes: mon père m'est apparu et j'ai manqué mourir de douleur!

»En ce moment, sa tante rentra.

»—Si vous le revoyez jamais, me dit-elle en me serrant la main, dites-lui que je l'aime.

»Mlle de Chazelay entendit ces derniers mots.

»—Qui aimez-vous si fort? demanda-t-elle sèchement.

»—Jacques Mérey, madame, répondit la jeune fille.

»—Vous êtes folle, dit Mlle de Chazelay.

»—Je le serai peut-être un jour, répondit la jeune fille; mais qui m'aura rendue folle? vous le savez.

»—Dans tous les cas, à partir d'aujourd'hui, dites-lui adieu pour toujours; jamais nous ne rentrerons en France. Venez.

»Mlle de Chazelay suivit sa tante, et je ne les ai pas revues.»

—Merci, mon ami, merci, s'écria Jacques Mérey au comble de la joie. J'en sais tout ce que je pouvais espérer de savoir. Elles vont ou à Vienne ou à Berlin. Elles émigrent.

Un soupir passa à travers ses lèvres.

—Je ne puis les suivre à l'étranger, et d'ailleurs le général m'a dit que vous aviez une dépêche à me remettre.

—Ah! c'est vrai, dit Charles André.

Et il tira d'un portefeuille une lettre portant le grand cachet de la République et le timbre du ministère de l'Intérieur.

Jacques Mérey décacheta la lettre et la lut.

Lecture faite, il tendit la main au jeune officier.

—Adieu, lui dit-il, je pars.

—Vous partez ainsi, à l'instant même?

—Quel jour du mois sommes-nous? depuis huit ou dix jours que je cours la poste, je suis brouillé avec les dates.

—Nous sommes le 2 novembre, répondit le jeune officier.

Jacques calcula de tête.

—Je serai le 5, dans la journée, près de Dumouriez, dit-il.

—Près de Dumouriez? fit Charles André avec étonnement.

—La Convention m'attache à lui dans sa campagne de Belgique, comme elle m'a attaché à lui dans sa campagne de Champagne.

—Est-ce que vous avez confiance dans cet homme? demanda le jeune officier.

—Dans son génie, oui; dans sa moralité, non. Mais quels que soient ses projets, il a besoin d'une grande victoire. Attendez-vous à un second Valmy.

—Par où allez-vous le rejoindre?

—Ma route est toute tracée: Hombourg, Trèves, Mézières. À Mézières, je saurai où rejoindre Dumouriez.

Les deux jeunes gens se dirent adieu, et, comme Jacques Mérey avait fait renouveler les chevaux de poste pendant sa visite chez le général, il n'eut qu'à monter en voiture et à crier au postillon:

—Route de France, par Hombourg et Mézières!

XXXIV

La veille de Jemmapes

Dumouriez, nous l'avons dit, était revenu à Paris pour concerter avec le gouvernement son plan de l'invasion de la Belgique.

Dumouriez avait pris ses mesures pour avoir, dans chaque parti puissant, un ami puissant dans ce parti:

Il avait Santerre à la Commune;

Il avait Danton à la Montagne;

Il avait Gensonné aux Girondins.

Ce fut d'abord Santerre, l'homme des faubourgs, qu'il fit agir.

Par Santerre, il obtint que l'idée du camp sous Paris serait abandonnée; que tous les rassemblements que l'on avait faits en hommes, tous les approvisionnements que l'on avait réunis en artillerie, en munitions, en effets de campement, seraient reportés en Flandre pour servir à son armée, qui manquait de tout; qu'on y ajouterait des capotes, des souliers et six millions d'argent monnayé pour payer la solde des soldats jusqu'à leur entrée dans les Pays-Bas. Une fois là, la guerre nourrirait la guerre.

Dumouriez était un stratégiste. Quoique le premier il ait donné l'exemple des victoires remportées par masses, système qui fut adopté depuis avec tant de succès par Napoléon, c'était un calculateur à longues vues; il préparait une bataille avec la même intelligence qu'un grand joueur d'échecs prépare son échec au roi et à la reine.

Donc son plan embrassait toute la frontière, depuis la Méditerranée jusqu'à la Moselle.

Montesquiou se maintiendrait le long des Alpes, tout en achevant la conquête de Nice et en conservant la neutralité suisse; Biron, à qui on enverrait des renforts, garderait le Rhin depuis Bâle jusqu'à Landau. Douze mille hommes aux ordres du général Meunier soutiendraient Custine, qui s'était avancé comme un fou jusqu'à Francfort-sur-le-Mein; Kellermann quitterait ses quartiers, passerait entre Luxembourg et Trèves, et, faisant ce que Custine aurait dû faire, il marcherait sur Coblentz; quant à lui, Dumouriez, il prendrait l'offensive avec quatre-vingt mille hommes, et porterait la guerre en Belgique, qu'il adjoindrait au territoire français; il attaquerait par sa frontière ouverte, là où, comme le disait lui-même le téméraire aventurier, on ne pouvait se défendre qu'en gagnant des batailles.

En partant de Paris, Dumouriez avait dit à la Convention:

—Je serai le 15 à Bruxelles et le 30 à Liége.

«Il se trompa, dit Michelet; il fut à Bruxelles le 14 et à Liége le 28.»

L'armée que commandait Dumouriez était une armée de volontaires; quelques vieux soldats seulement de place en place, comme, après une coupe dans les forêts, restent debout des échantillons de grands chênes.

Elle commença par un revers. Il y eût eu de quoi décourager une vieille armée qui n'eût marché que selon les lois de la discipline. Celle-ci marchait à la loi de l'enthousiasme; elle sentait la main de la France qui la poussait en avant; elle n'en tint pas compte.

On avait mis des réfugiés belges à l'avant-garde; c'était pour leur rendre une patrie qu'on faisait la guerre; il était trop juste qu'ils missent les premiers le pied sur la terre de la patrie.

À peine furent-ils à la frontière que rien ne put les retenir; ils s'élancèrent sur la terre natale et attaquèrent les avant-postes. Les avant-postes reculèrent. Les Belges se crurent victorieux; ils poursuivirent les Autrichiens et descendirent des hauteurs dans la plaine. Dumouriez vit la faute qu'ils commettaient, et il envoya quelques centaines de hussards, sous la conduite des deux sœurs Fernig, pour les soutenir.

Ce fut un bonheur. La cavalerie impériale les chargeait et allait les envelopper; sans les hussards et les deux braves enfants qui les conduisaient, la terre natale s'ouvrait sous leurs pas et se refermait sur eux.

Beurnonville et Dumouriez, leur lunette à la main, suivaient l'échauffourée.

Beurnonville voulait se replier et reformer toute cette troupe dispersée en désordre. Mais Dumouriez cria: «En avant!» et, comme Beurnonville le regardait avec étonnement:

—Il faut, dit-il, garder à tout prix l'offensive; le jour où, en face des impériaux, nous ferons un pas en arrière, nous serons perdus.

Les craintes de Beurnonville n'étaient pas sans raisons; les impériaux cédaient si facilement, ils abandonnaient avec tant de courtoisie les meilleures positions, qu'il était évident qu'ils voulaient nous attirer sur un terrain connu d'eux et où ils pussent manœuvrer tout à leur aise.

—Ils veulent nous avoir à leur loisir, dit Beurnonville à Dumouriez.

—Je le sais bien, répondit celui-ci.

—Ils ont préparé leur champ de bataille, dit Beurnonville.

—Je le connais d'avance, répondit Dumouriez.

—Ils veulent une grande bataille, à votre avis?

—Et au vôtre aussi, n'est-ce pas?

—Oui.

—Eh bien! ils l'auront, et cette bataille s'appellera Jemmapes.

Et, en effet, les Autrichiens considéraient Jemmapes comme une position inexpugnable. C'était aussi l'avis du général Clerfayt, un des hommes les plus distingués de l'armée impériale. Beaulieu, qui se fit plus tard une si grande réputation en Italie, voulait, au contraire, prendre vingt-huit ou trente mille vieux soldats, tomber la nuit par surprise sur toute notre armée composée de recrues, l'écraser et la disperser. Mais de pareils coups de main n'étaient pas dans les habitudes de la vieille stratégie autrichienne: le duc de Saxe-Teschen, qui commandait l'armée en chef, préféra attendre l'armée française à Jemmapes et y combattre à l'abri de ses retranchements.

L'Europe avait les yeux sur la France; elle voyait avec étonnement ses armées surgir du sol, non pas seulement pour défendre ses frontières menacées, mais pour envahir les frontières ennemies. On s'attendait toujours à quelque grande victoire de la part des coalisés: mais on avait entendu le canon de Valmy et l'on avait suivi les Prussiens dans leur retraite; mais on avait vu Custine envahir le Palatinat et pousser une pointe téméraire jusqu'à Francfort-sur-le-Mein; et voilà que l'on voyait Dumouriez pousser devant lui toute cette vieille armée impériale qui n'avait jamais eu de rivale que ces grenadiers de Frédéric, dont l'ennemi n'avait jamais vu le dos, disait Voltaire, et qui pour la première fois, dans une retraite de onze jours, nous avaient montré leurs gibernes.

Dumouriez, lui aussi, comme les Autrichiens, voulait une grande bataille. Depuis cinquante ans les Français avaient la réputation d'être les meilleurs soldats du monde, mais seulement pour un coup de main. Depuis cinquante ans, en effet, ils n'avaient pas gagné une seule grande bataille rangée. Valmy ouvrait la série nouvelle; mais Valmy, disait-on, n'était qu'une canonnade, une bataille gagnée l'arme au bras.

Le 5 au soir, Dumouriez était à Valenciennes. Mais le 5 au soir, rien de ce qu'on lui avait promis n'était arrivé. Servan, le ministre de la Guerre, surchargé de travaux, avait succombé à la fatigue et rétablissait sa santé au camp des Pyrénées; il avait été remplacé par Pache, grand travailleur, homme éclairé, simple comme un Spartiate. Il partait de chez lui le matin, emportant un morceau de pain dans sa poche, travaillant des journées entières, et ne sortant pas même du ministère pour manger.

Le 2 novembre, Dumouriez lui avait écrit qu'il lui fallait indispensablement trente mille paires de souliers, vingt-cinq mille couvertures, des effets de campement pour quarante mille hommes, et surtout deux millions d'argent monnayé pour payer la solde des soldats dans un pays où les assignats n'étaient point connus et où chaque homme serait obligé de payer ce qu'il consommerait.

Pache donna des ordres pour que Dumouriez eût tout ce dont il avait besoin; mais en attendant, le 5 était arrivé, on était à la veille de la bataille, et nos soldats n'avaient ni souliers, ni habillements d'hiver, ni pain, ni eau-de-vie.

Ils avaient bien envie de murmurer quelque peu lorsque, vers trois heures de l'après-midi, Dumouriez passa dans les rangs; mais aux premiers qui grognèrent, Dumouriez porta un doigt à sa bouche et, montrant la montagne de Jemmapes où étaient campés les Autrichiens:

—Silence! enfants! dit-il, l'ennemi vous entendrait.

Et alors, pour les consoler, il appela les officiers à l'ordre, et leur lut la lettre du ministre de la Guerre leur annonçant qu'ils recevraient incessamment tout ce qui leur manquait.

Les soldats battirent des mains et promirent d'attendre.

Et cependant, d'où ils étaient, ils pouvaient voir dans tout son ensemble la formidable position qu'ils auraient à enlever le lendemain. Lorsque l'on arrive par la France, on voit, à partir du moulin du Boussu, cet amphithéâtre de coteaux au milieu duquel, entre Jemmapes et Cuesmes, passe la route qui conduit à Mons. Cet amphithéâtre, en effet, commence à la ville et finit au village que nous venons de nommer. Jemmapes est à gauche, Cuesmes est à droite. Jemmapes est bâti au flanc de la montagne et la couvre en partie. Cuesmes, au pied de la montagne, au lieu de défendre, était défendu; les deux montagnes étaient hérissées de redoutes; la route qui les coupe en deux passait à travers une forêt. Elle était palissadée, couverte d'abatis d'arbres. Derrière les derniers abatis et les dernières redoutes, outre ces redoutes et ces abatis, qu'il fallait vaincre et déloger d'abord, on trouvait toute une armée, c'est-à-dire dix-neuf mille soldats autrichiens. L'armée de Dumouriez était plus nombreuse que celle de l'ennemi; mais peu importait, puisque l'on pouvait se déployer et qu'il fallait absolument attaquer par colonnes.

Or tout dépendait de ces têtes de colonne; enlèveraient-elles des maisons crénelées? escaladeraient-elles des retranchements? iraient-elles prendre des canons jusque dans leurs batteries? soutiendraient-elles avec avantage, elles qui n'avaient jamais vu le feu, ce combat corps à corps où les vieilles troupes hésitent si souvent?

Dumouriez avait porté son quartier général au petit village de Rasme. Il était défendu de front par la petite rivière qui porte ce nom; à sa droite par un bois; à sa gauche par les retranchements du Boussu, élevés par les Autrichiens, et qui, ainsi que nous l'avons dit, étaient tombés en notre pouvoir.

Il venait de se mettre à table et mangeait avec grand appétit une soupe aux choux que venait de lui faire son hôtesse, regardant du coin de l'œil un poulet qui tournait au bout d'une ficelle devant un grand feu, lorsqu'une voiture s'arrêta devant la porte et qu'un homme entra en criant:

—Place ce soir à la table! place demain à la bataille!

Cet homme, c'était Jacques Mérey, qui, comme il l'avait dit, rejoignait Dumouriez le 5.

Dumouriez jeta un cri de joie et lui tendit les bras.

—Ma foi! dit-il, je n'attendais plus que vous pour être sûr de la victoire; vous êtes mon porte-bonheur; c'est vous qui vous chargerez pour la Convention des drapeaux de Jemmapes, comme vous vous êtes chargé de ceux de Valmy.

Jacques Mérey se mit à table; tout l'état-major soupa avec la soupe aux choux, le poulet et du fromage, puis chacun se roula dans son manteau et attendit le point du jour.

Une heure avant le lever du soleil, Dumouriez était prêt; car il n'ignorait pas la nuit que venaient de passer ses soldats, et il savait que, le jour venu, ils auraient besoin d'être encouragés.

L'armée française, en effet, avait passé toute la nuit, l'arme au bras, au fond d'une plaine humide où il avait été impossible aux bivacs d'allumer leur feu. Aussi, pendant cette nuit, Beaulieu pour la seconde fois avait-il proposé de tomber sur nos soldats, et, tout affaiblis et trempés qu'ils étaient, de les anéantir.

Comme la première fois, le général en chef avait refusé.

Pour les vieilles troupes habituées et endurcies aux camps en plein air et aux bivacs sous la voûte du ciel, cette nuit eût déjà été une nuit terrible. Lorsque Dumouriez vit ces marécages, où le sol tremblait sous les pieds, et au milieu du brouillard s'agiter toute cette armée, il fut effrayé lui-même de l'état d'anéantissement où il allait la trouver.

Son étonnement fut grand lorsqu'il entendit rire et chanter.

Il leva les yeux au ciel. Jacques Mérey lui posa la main sur l'épaule.

—C'est la force infinie de la conscience et du sentiment du droit, lui dit-il, qui a fait ce miracle.

Et, lorsqu'ils passèrent au milieu d'eux, ils virent que tout en chantant nos soldats grelottaient; le froid du matin faisait claquer les dents aux plus vigoureux, et ce qui les glaçait encore plus, c'était de voir étagés sur la montagne, lorsque le jour parut, les hussards impériaux dans leurs belles pelisses, les grenadiers hongrois dans leurs fourrures et les dragons autrichiens dans leurs manteaux blancs.

—Tout cela est à vous! dit Dumouriez; il ne s'agit que de le prendre.

—Ah! répondit un volontaire de Paris, ce ne serait pas difficile si on avait déjeuné.

—Bon! dit Dumouriez; vous déjeunerez après la bataille; vous en aurez meilleur appétit; en attendant, on va vous distribuer à chacun une goutte d'eau-de-vie.

—Va pour la goutte d'eau-de-vie! répondirent les volontaires.

Ô bienheureuse époque où les armées étaient chauffées par leur enthousiasme, cuirassées par le fanatisme et vêtues par la foi!

L'histoire n'oubliera jamais que c'est pieds nus que nos soldats sont partis l'an Ier de la République pour conquérir le monde.

XXXV

Jemmapes

De même qu'en jetant les yeux sur la carte rien n'était plus facile que de se rendre compte de la bataille de Valmy, de même, en prenant la même peine, rien ne sera plus facile que de se rendre compte de la bataille de Jemmapes.

Nous avons dit que l'armée autrichienne était rangée sur les collines qui s'étendent en amphithéâtre depuis Jemmapes jusqu'à Cuesmes.

Dumouriez adopta le même ordre de bataille.

Le général Darville, qui occupait l'extrême-droite de la ligne, vers Frameries, fut chargé de partir avant le jour et d'aller occuper derrière la ville de Mons les hauteurs formant la seule retraite des Autrichiens.

Beurnonville, qui venait après Darville dans notre ordre de bataille, devait marcher droit sur Cuesmes et l'aborder de face. Le duc de Chartres, à qui, dans son plan de royauté, Dumouriez destinait les honneurs de la journée, reçut le commandement du centre, et en même temps le grade de général. Sa mission était d'attaquer Jemmapes de front en essayant de pousser une partie de ses hommes dans la trouée que forme la grande route de Mons entre Jemmapes et Cuesmes. Enfin le général Féraud, qui commandait la gauche, devait traverser le village de Quaregnon et se porter sur les flancs de Jemmapes pour soutenir l'attaque du prince.

Partout la cavalerie se tenait prête à soutenir l'infanterie, et notre artillerie à battre chaque redoute en flanc et à éteindre ses feux.

Une réserve considérable d'infanterie et de cavalerie se tenait prête à marcher derrière le petit ruisseau de Vasme.

Ce fut le canon qui, des deux côtés, commença l'attaque; puis, comme l'ordre en avait été donné, Féraud et Beurnonville se détachèrent, l'un allant attaquer la droite de Jemmapes, l'autre attaquant Cuesmes de front.

Mais ni l'une ni l'autre des deux attaques ne réussit.

Il était onze heures; on se battait depuis trois heures au milieu du brouillard, et le brouillard en se levant montra le peu de progrès que nous avions faits. Il fallait, pour emporter la position de Jemmapes, un de ces hommes à qui on dit: «Allez là, et faites-vous tuer!»

Dumouriez avait cet homme sous la main: c'était Thévenot.

Thévenot traverse Quaregnon, fait cesser la canonnade, entraîne tout le corps d'armée de Féraud avec lui, tête baissée, musique en tête, baïonnette au bout du fusil, et aborde les Autrichiens.

De la vallée, où l'on ne pouvait, à cause du brouillard qui se levait lentement, voir les progrès de nos soldats, on les devinait à la musique dont l'harmonie majestueuse semblait marcher devant la France. De temps en temps, des volées de canon couvraient tout autre bruit; mais, dans les intervalles de la détonation, on entendait toujours ces notes terribles de la Marseillaise, devant lesquelles devaient s'ouvrir les portes de toutes les capitales de l'Europe.

Au bruit de cette musique qui s'éloignait toujours, Dumouriez comprit que le moment était venu de lancer le jeune duc de Chartres. Le prince se met à la tête d'une colonne et trouve une brigade qui, voyant déboucher par la route de Mons la cavalerie autrichienne, manifestait une certaine hésitation.

Mais, dans ce moment même, le domestique de Dumouriez, voyant le général qui reculait avec ses hommes, court à lui au milieu du feu, le menace de prendre sa place avec sa livrée, lui fait honte et le pousse en avant; c'est alors qu'arrive le duc de Chartres: ralliant à lui tous les fuyards, en formant un bataillon auquel il donna le nom de bataillon de Jemmapes, il descend de son cheval qui ne peut gravir la pente trop escarpée, et à la tête de ces héros improvisés pénètre au milieu des feux d'une artillerie qui change la montagne en fournaise, jusqu'au village de Jemmapes, d'où il chasse les Autrichiens, et à l'extrémité duquel il fait sa jonction avec Thévenot.

Dumouriez, inquiet de ce qui se passait à sa gauche, prend lui-même une centaine de cavaliers et s'élance sur la route de Jemmapes; mais, à peine est-il au tiers de la montagne, qu'il rencontre le duc de Montpensier envoyé par son frère pour lui annoncer que Jemmapes est au pouvoir des Français.

Du point où il est arrivé, il a vu l'hésitation des troupes qui attaquent Cuesmes; un triple rang de redoutes arrêtait Beurnonville, et cependant, au moment où Dumouriez arrivait, Dampierre s'était élancé seul en avant, et le régiment de flanc l'avait suivi, puis nos volontaires s'étaient précipités, et l'on venait d'enlever le premier étage de la triple redoute.

Mais là il recevait le feu des deux autres. Un instant les volontaires parisiens crurent qu'on les avait réunis et entassés sous le feu de l'ennemi pour les anéantir. Dumouriez arrive, les trouve émus et sombres, et prononçant déjà tout bas le mot de trahison. Ce qui soutenait les deux bataillons jacobins cependant, c'était de voir le bataillon de la rue des Lombards, qui était girondin, recevoir la même pluie de feu. Puis ils étaient sous les yeux des vieux soldats de Dumouriez, qui regardaient comment ces conscrits se conduiraient sur le champ de bataille.

Ce fut en ce moment que Dumouriez, rassuré sur sa gauche, jugea important de faire un suprême effort sur sa droite et se jeta au milieu d'eux.

Comme si elle eût attendu ce moment, la lourde masse des dragons impériaux s'ébranla pour charger l'infanterie parisienne; mais Dumouriez se plaça à la tête de cette infanterie, l'épée à la main.

—Feu à vingt pas seulement! cria Dumouriez. Celui qui aura fait feu avant aura eu peur.

Tous entendirent cet ordre, tous l'exécutèrent; ils laissèrent approcher jusqu'à vingt pas cette cavalerie sous laquelle la terre tremblait, puis à vingt pas les trois bataillons firent feu.

Deux cents chevaux abattus, trois cents hommes tués, leur firent un rempart; puis, ne donnant pas le temps à cette lourde cavalerie de se rallier, il lança sur elle sa cavalerie légère, qui poursuivit les dragons jusqu'à Mons.

Lui alors se mit à la tête des bataillons et entonna la Marseillaise.

Ce fut un entraînement général; tous ces hommes s'avancèrent à la baïonnette en chantant l'hymne de la liberté. Tous sentaient que le monde avait les yeux fixés sur eux à cette heure, et chacun d'eux fut un héros.

En quelques minutes, les deux autres redoutes furent emportées, les canonniers égorgés sur leurs pièces, et les grenadiers hongrois poignardés à leurs rangs.

Dumouriez ne fit halte que sur les hauteurs de Cuesmes, de même que Thévenot et le duc de Chartres n'avaient fait halte que sur les hauteurs de Jemmapes.

Par malheur, Darville avait mal compris l'ordre qui lui enjoignait de garder les collines par lesquelles les Autrichiens devaient faire leur retraite; il s'arrêta à Berthatmont et s'amusa à canonner sans aucun effet les redoutes.

Sans avoir été chargé d'aucune mission particulière, Jacques Mérey avait été vu partout: avec Thévenot lorsqu'il avait attaqué la gauche de Jemmapes; avec le duc de Chartres lorsqu'il avait enfoncé le centre de l'ennemi; avec Dumouriez lorsqu'il avait escaladé les redoutes.

Le lendemain, il se trouvait nommé sur les rapports des trois chefs.

Le compte des morts fait, il se trouva que de chaque côté la perte était à peu près égale: quatre ou cinq mille morts.

Mais la bataille de Jemmapes avait un résultat plus sérieux qu'un calcul arithmétique. La bataille de Jemmapes, c'était la cause des habitants du monde gagnée en première instance à Valmy, en appel à Jemmapes.

La bataille de Jemmapes n'était point, comme la bataille de Valmy, la victoire d'une armée.

C'était la victoire d'un peuple.

De Jemmapes date l'ère de l'infanterie française.

Sous Charles-Quint, l'infanterie espagnole fut la première infanterie du monde.

Sous le grand Frédéric, ce fut l'infanterie prussienne.

Depuis Jemmapes, c'est l'infanterie française.

À partir de Jemmapes, deux chants patriotiques remplacèrent pour nos soldats le vin et l'eau-de-vie que l'on verse chez les autres peuples.

Avec la Marseillaise on gagna les batailles de plaine. Avec le Ça ira! on enleva les redoutes.

Au lieu de déjeuner, nos soldats, nus, à jeun après une nuit de novembre passée dans les marais, avaient chanté et vaincu.

À deux heures, la bataille était gagnée sur tous les points; ils cessèrent de chanter, s'aperçurent qu'ils étaient fatigués et qu'ils avaient faim.

Ils s'assirent et demandèrent du pain.

Ils eurent du pain et de la bière, ce qu'il fallait pour ne pas mourir de faim.

Mais, à l'horizon, les belles plaines de la Belgique, et derrière elle le monde.

J'ai visité le champ de bataille de Jemmapes, comme j'avais parcouru le champ de bataille de Valmy.

À Valmy, pas d'autre monument que le cœur de Kellermann, qui a voulu avoir sa victoire pour tombeau.

À Jemmapes, rien.

Que la France ait été ingrate envers ses enfants, c'est tout simple; les enfants ont deux mères: celle qui les a enfantés comme hommes, celle qui les a enfantés comme peuples.

À la mère qui les a enfantés comme hommes, ils doivent leur amour.

À la mère qui les a enfantés comme peuples, ils doivent plus que leur amour, ils doivent leur sang.

Mais la Belgique, à qui nous ne devions rien et à qui nous donnions la liberté, ne devait-elle pas, elle, une pierre à nos soldats?

Cette pierre, elle en a fait sculpter un lion, et elle a mis ce lion sur le champ de bataille de Waterloo. Ce lion menace la France!

Orgueil de pygmée, ingratitude de géant!

XXXVI

Le jugement

Jacques Mérey fut envoyé à Paris par Dumouriez et chargé de présenter à la Convention le jeune Baptiste Renard, qui avait rallié une brigade au moment où celle-ci pliait.

Il partit le 6, à trois heures, courut la poste toute la nuit, et arriva le 7 à temps pour se présenter à la Convention et annoncer la nouvelle, attendue mais inespérée.

—Citoyens représentants, dit-il, messager de Valmy, je viens vous annoncer la victoire de Jemmapes; en quatre heures, nos braves soldats ont enlevé des positions que l'on croyait inexpugnables.

—Comment cela? demanda le président.

—En chantant, répondit Jacques Mérey.

—Et que demande le général pour sa brave armée?

—Du pain et des souliers.

Il y eut un moment d'enthousiasme immense; les canons des Invalides semblèrent faire feu d'eux-mêmes; la nouvelle s'élança par toutes les portes et s'abattit sur Paris.

La grande ville, qui n'était qu'à moitié rassurée par la victoire de Valmy qui la débarrassait des Prussiens, fut folle de joie.

Les maisons s'illuminèrent toutes seules et dégorgèrent leurs habitants; les rues s'emplirent, les cloches sonnèrent, la foule se porta aux Tuileries.

Marie-Joseph Chénier, qui était de la Convention, fit, séance tenante, la première strophe de son hymne:

La victoire, en chantant, nous ouvre la barrière...

Méhul en fit la musique.

Jacques Mérey détourna l'attention de lui et la ramena sur le jeune Baptiste Renard. Il raconta ce qu'il avait fait comme il savait raconter; il montra l'âme du soldat sous la livrée du domestique, et comment tout avait grandi en France, jusqu'aux cœurs des mercenaires.

La Convention comprit qu'il fallait qu'elle grandît celui qui s'était élevé; elle lui vota et lui donna séance tenante les épaulettes de capitaine.

Puis elle reprit sa séance interrompue.

Le jour où l'on apprit la victoire de Valmy, la République fut proclamée; le jour où l'on apprit la victoire de Jemmapes, le roi fut mis en jugement.

Puis les choses marchèrent à pas de géant.

Bruxelles fut occupé par le général Dumouriez.

La Convention rendit un décret par lequel elle promettait aide et secours à tous les peuples qui voudraient renverser leur gouvernement.

Qu'on me permette d'ouvrir ici une parenthèse que je n'ouvrirais pas dans un autre roman que celui-ci, ni dans un autre journal que le Siècle.

On a dû remarquer, ceux du moins qui nous ont lus avec attention, combien nous avons pris à tâche d'introduire l'histoire nationale dans nos livres, et combien la popularité qu'on nous a faite a été mise au service de l'éducation publique.

Michelet, mon maître, l'homme que j'admire comme historien, et je dirai presque comme poète, au-dessus de tous, me disait un jour: «Vous avez plus appris d'histoire au peuple que tous les historiens réunis.»

Et ce jour-là, j'ai tressailli de joie jusqu'au fond de mon âme; ce jour-là, j'ai été orgueilleux de mon œuvre.

Apprendre l'histoire au peuple, c'est lui donner ses lettres de noblesse, lettres de noblesse inattaquables et contre lesquelles il n'y aura pas de nuit du 4 août.

C'est lui dire que quoiqu'il ait toujours eu ses racines dans la nation, que quoiqu'il ait existé comme commune, comme parlement, comme tiers, il ne date réellement que du jour de la prise de la Bastille.

Pour monter dans les carrosses du roi, il fallait faire ses preuves de 1399.

La noblesse du peuple date du 14 juillet.

Il n'y a pas de peuple sans liberté.

Mais nous qui oublions parfois cette sainte maxime, mais qui toujours à un moment donné nous en souvenons, il est bon de voir, malgré nos défaillances, à quel point nous avons infiltré en Europe le principe révolutionnaire; et, disons-le, relativement à la durée de la vie des peuples comparée à la vie humaine, combien rapidement il s'est fait jour!

Nous venons de dire que le 19 novembre, treize jours après la bataille de Jemmapes, la Convention, comprenant sa puissance et mesurant son droit, avait promis protection et secours à tous les peuples qui voudraient renouveler leur gouvernement.

Pourquoi n'avons-nous pas, l'un après l'autre, le temps de dire ce qu'étaient les rois qui représentaient ces gouvernements?

Angleterre: Georges III, un idiot;—Russie: Catherine, une goule;—Autriche: François II, un Tibère;—Espagne: Charles IV, un palefrenier;—Prusse: Frédéric-Guillaume, un mannequin dont ses maîtresses tenaient le fil.

Mais les peuples ne marchent que les uns après les autres sur la route de Damas, et il leur faut des années de tyrannie pour que les écailles leur tombent des yeux.

L'appel aux peuples de 1792 fut proclamé; le Brabant seul y répondit. La révolution du Brabant fut étouffée.

La révolution de 1830 arriva; le gouvernement provisoire appela les peuples à la liberté. Trois peuples répondirent: L'Italie, la Pologne, la Belgique.

Deux peuples furent noyés dans leur sang: l'Italie et la Pologne. La Belgique y gagna la liberté et une constitution.

Puis vint la révolution de 1848, qui appela tous les peuples à la république.

Et alors ce ne fut plus seulement trois peuples qui réclamèrent leur liberté et demandèrent une constitution; ce fut l'Autriche, ce fut la Prusse, ce fut Venise, ce fut Florence, ce fut Rome, ce fut la Sicile, ce furent les provinces danubiennes, ce fut tout ce qui est éclairé enfin par le soleil de la civilisation qui proclama la république.

L'Italie y gagna son unité; l'Autriche, la Prusse, les provinces danubiennes, des constitutions.

Et nunc intelligite, reges!

Reprenons la suite des événements.

Le 27, un décret réunit la Savoie à la France.

Le 30, prise de la citadelle d'Anvers par le général La Bourdonnaye.

Arrêtons-nous ici encore un moment et jetons un coup d'œil sur l'Angleterre, sur l'Angleterre que nous appelions notre sœur aînée et que nous appelons notre amie.

L'Angleterre, le pays le plus savant en sciences mécaniques, le plus ignorant en force morale, nous avait depuis 1789 regardé faire, sans s'inquiéter autrement de nous; elle avait haussé les épaules à notre enthousiasme, elle avait raillé nos volontaires; au premier coup de canon prussien ou autrichien, elle avait cru les voir s'envoler vers Paris comme une volée d'oiseaux.

Pitt, ce grand politique qui n'a jamais été qu'un commis haineux, Pitt, doublé des Grenville, voyait la France, envahie par la Prusse, former une seconde Prusse.

Tout à coup elle voit s'illuminer le côté de la Belgique. Qu'y a-t-il?

La France est au Rhin; la France est aux Alpes; Anvers est pris!

La baïonnette de la France est sur la gorge de l'Angleterre.

Alors l'île aux quatre mers est prise d'une de ces paniques qui lui sont particulières, comme elle en prit une en 1805 quand elle vit Napoléon à Boulogne, un pied sur les bateaux plats, et une autre, en 1842, quand trois millions de chartistes entourèrent le parlement.

Déjà une société anglaise étant venue féliciter la Convention, son président Grégoire leur dit à leur grande épouvante:

—Estimables républicains, la royauté se meurt sur les décombres féodaux; un feu dévorant va les faire disparaître; ce feu, c'est la Déclaration des droits de l'Homme.

Vous figurez-vous l'effet que ferait la Déclaration des droits de l'Homme dans un pays où un paysan n'a pas le droit de tuer le renard qui mange ses poules ni le corbeau qui abat ses noix?

Cependant le procès du roi se poursuivait, et la nécessité de faire disparaître tout ce qui faisait obstacle à la Révolution devenait impérieuse.

Faire la conquête du monde, pour la France, n'était pas urgent; mais faire la conquête d'elle-même était nécessaire.

La France avait contre elle trois principes ennemis:

L'Église;

La noblesse;

La royauté.

L'Église, on l'a vu par la guerre de la Vendée, qui fut toute aux mains des prêtres.

La noblesse, on l'a vu par les six mille émigrés de Condé qui portèrent les armes contre la France.

La royauté! la royauté, qui était coupable, comme l'ont prouvé les royalistes eux-mêmes, lorsque chacun a réclamé, en 1815, la récompense de services qui n'étaient rien autre chose que des trahisons, et qui cependant, par sa fausse éducation, par son invincible ignorance, par l'erreur du droit divin, pouvait se croire innocente.

La France s'était débarrassée de l'Église en décrétant la mise en vente des biens des couvents.

La noblesse avait débarrassé la France d'elle en émigrant.

Restait donc la royauté.

C'était le dernier obstacle; de là tant de haine dans sa destruction.

La maxime favorite de Louis XVI—c'est M. de Malesherbes, son défenseur lui-même, qui l'a dit, maxime qui dérive directement du fameux mot de Louis XIV: L'État, c'est moi—était celle-ci:

La loi suprême, c'est le salut de l'État.

Seulement, la question est là: l'État est-il dans la royauté ou dans la nation?

La question est reconnue aujourd'hui, et ceux-là mêmes qui règnent avouent en montant sur le trône qu'ils ne sont que les mandataires de la nation.

Il est vrai qu'une fois sur le trône ils l'oublient presque aussitôt.

Mais oublier un principe n'est pas le détruire, c'est forcer les autres de s'en souvenir, voilà tout.

L'erreur disait: «La loi suprême est le salut de l'État.»

La vérité dit: «La loi suprême est le salut public.»

Or le roi avait conspiré contre le salut public:

En essayant de sortir du royaume;

En continuant ses relations avec ses frères;

En protestant contre la Révolution dans son adresse au roi de Prusse;

En demandant à son beau-frère ou en faisant demander par la reine, ce qui était la même chose, les secours de troupes autrichiennes.

La Convention ignorait tout cela, puisque ces faits ne nous furent révélés qu'à la Restauration; mais elle comprenait instinctivement que la mort du roi était nécessaire.

Le roi vivant, qu'en eût-on fait?

Prisonnier, il eût constamment conspiré pour sortir de sa prison.

Exilé, il eût constamment conspiré pour rentrer en France.

La vie du roi était inviolable, dira-t-on.

Mais la vie de la France était-elle moins inviolable que celle du roi?

Tuer un homme est un crime.

Tuer une nation est un forfait.

Et cependant tous ces hommes hésitaient à porter la main, non pas sur le roi, mais sur l'homme.

Presque tous, soit dans leurs discours, soit dans leurs écrits, s'étaient prononcés contre la peine de mort.

Ces hommes qui ont tant tué—nécessité aux coins de fer!—ces hommes avaient presque tous pour principe cette première loi de l'humanité: ce qu'il y a de plus sacré, c'est la vie humaine.

Duport avait dit: «Rendons l'homme respectable à l'homme.»

Robespierre avait dit: «Il faut au moins pour condamner que les jurés soient unanimes.»

Aussi, pour porter le dernier coup à Louis XVI, choisit-on un homme dont l'entrée à la Chambre était une violation de la justice: il n'avait que vingt-quatre ans, Saint-Just.

Étrange précaution de la Providence.

Il monta à la tribune.

Nous connaissons tous Saint-Just. Nous l'avons vu dans ses portraits, grave, mince, roide, le cou perdu dans sa cravate de batiste, avec son teint mat, ses yeux bleu faïence d'une dureté slave, ses sourcils les couronnant comme une barre tirée à la règle au-dessus d'eux, avec cela le front bas et les cheveux descendant jusqu'aux sourcils.

—Pour juger César il n'a fallu, dit-il, d'autre formalité que vingt-deux coups de poignard.

—Il faut tuer, il n'y a plus de loi pour le juger, lui-même les a détruites.

—Il faut le tuer comme ennemi, on ne juge qu'un citoyen; pour juger le tyran il faudrait d'abord le faire citoyen.

—Il faut le tuer comme coupable pris en flagrant délit, la main dans le sang. La royauté est d'ailleurs un crime éternel, un roi est hors la nature; de peuple à roi, nul rapport naturel.

Il faut lire cette page, que nous empruntons à Michelet, pour se faire une idée exacte de l'effet que produisit le discours de Saint-Just.

«L'atrocité du discours eut un succès d'étonnement. Malgré les réminiscences classiques qui sentaient leur écolier (Louis est un Catilina, etc., etc.), personne n'avait envie de rire. La déclaration n'était pas vulgaire; elle dénotait dans le jeune homme un vrai fanatisme. Ses paroles, lentes et mesurées, tombaient d'un poids singulier et laissaient de l'ébranlement, comme le lourd couteau de la guillotine. Par un contraste choquant, elles sortaient, ces paroles froidement impitoyables, d'une bouche qui semblait féminine. Sans ses yeux bleus fixes et durs, ses sourcils fortement barrés, Saint-Just eût pu passer pour une femme. Était-ce la vierge de Tauride? Non, ni les yeux, ni la peau, quoique blanche et fine, ne portaient à l'esprit un sentiment de pureté. Cette peau très aristocratique, avec un caractère singulier d'éclat et de transparence, paraissait trop belle et laissait douter s'il était bien sain.

»L'énorme cravate serrée, que seul il portait alors, fit dire à ses ennemis, peut-être sans cause, qu'il cachait des humeurs froides. Le cou était comme supprimé par la cravate, par le collet roide et haut; effet d'autant plus bizarre que sa taille longue ne faisait point du tout attendre cet accourcissement du cou. Il avait le front très bas, le haut de la tête comme déprimé, de sorte que les cheveux, sans être longs, touchaient presque aux yeux. Mais le plus étrange était son allure d'une roideur automatique qui n'était qu'à lui. La roideur de Robespierre n'était rien auprès. Tenait-elle à une singularité physique, à un excessif orgueil, à une dignité calculée? Peu importe. Elle intimidait plus qu'elle ne semblait ridicule. On sentait qu'un être tellement inflexible de mouvement devait l'être aussi de cœur. Ainsi, lorsque dans son discours, passant du roi à la Gironde, et laissant là Louis XVI, il se tourna d'une pièce vers la droite et dirigea sur elle avec sa parole, sa personne tout entière, son dur et meurtrier regard, il n'y eut personne qui ne sentît le froid de l'acier.»

Louis XVI fut condamné à mort sans sursis à la majorité de trente-quatre voix.

Jacques Mérey motiva ainsi son vote:

—Ennemi de la mort comme médecin et ne pouvant cependant méconnaître la culpabilité de Louis XVI, je vote pour la prison perpétuelle.

Il venait de prononcer deux arrêts à la fois: celui de Louis XVI et le sien.

XXXVII

L'exécution

De tout ce que nous venons d'écrire, il demeure clair pour les lecteurs que Louis XVI fut condamné parce qu'il était un danger national.

La France, qui devait non seulement vivre et prospérer par sa mort, mais secouer, lui mort, l'esprit de la révolution sur les autres peuples, devait mourir avec lui et par lui.

Ce qu'on voulut tuer surtout, avec le roi, c'est l'appropriation d'un peuple à un homme.

Le Breton Lanjuinais l'a dit: «Il y a de saintes conspirations.»

Les conspirations saintes, c'est le retour du droit, c'est la rentrée du vrai maître dans la maison, c'est l'expulsion de l'intrus.

Les vrais régicides ne sont point Thraséas et ses complices qui tuèrent Caligula, ce sont les flatteurs qui persuadèrent à Caligula qu'il était dieu!

Le roi entendit avec beaucoup de calme sa sentence, que le ministre de la Justice alla lui lire au Temple.

Une circonstance bizarre, presque providentielle, l'avait depuis longtemps mis en face de sa propre mort.

M. de Richelieu, le courtisan par excellence, avait à prix d'or, et pour en faire cadeau à Mme du Barry, acheté le beau portrait de Charles Ier par Van Dick.

Quel rapport y avait-il entre Mme du Barry, le roi d'Angleterre et le peintre flamand?

Il fallait un bien fin courtisan pour le trouver.

Le jeune page qui tient le cheval du roi était portrait comme le roi. C'était le page favori de Charles Ier. Il s'appelait Bary.

Il s'agissait de faire accroire à Mme du Barry que le page était un des ancêtres de son mari.

Ce ne fut pas chose difficile; la pauvre créature croyait tout ce que l'on voulait.

Elle avait son appartement dans les mansardes de Versailles. Elle plaça le tableau debout contre la muraille. Il était de hauteur avec l'appartement.

M. de Richelieu l'avait au reste renseignée sur ce qu'était Charles Ier.

Et quand Louis XV la venait voir, elle le faisait asseoir sur son canapé, placé juste en face du portrait, et elle lui disait:

—Tu vois, la France, c'est un roi qui a eu le cou coupé pour n'avoir pas osé résister à son parlement.

Louis XV mourut. Mme du Barry fut exilée. Le chef-d'œuvre de Van Dyck demeura dans les mansardes de Versailles.

Puis les journées des 5 et 6 octobre arrivèrent. Louis XVI et la famille royale furent ramenés à Paris.

Les Tuileries, inhabitées depuis longtemps, étaient démeublées. On prit au hasard, dans les appartements vides de Versailles, des meubles et des tableaux.

Les appartements des anciennes favorites fournirent leur contingent.

Louis XVI, en entrant dans sa chambre à coucher, se trouva en face du portrait de Charles Ier.

Il prit ce hasard pour un avertissement de la Providence, et depuis ce jour pensa à la mort.

Il dormit profondément la veille de l'exécution, se réveilla avant le jour, entendit la messe à genoux, refusa de voir la reine à qui il avait promis de dire adieu la veille, de peur de s'attendrir.

Enfin, à huit heures, il sortit de son cabinet et entra dans sa chambre à coucher, où l'attendait la troupe.

Tout le monde avait le chapeau sur la tête.

—Mon chapeau? demanda Louis XVI.

Cléry le lui remit et il se coiffa.

Puis il ajouta:

—Cléry, voici mon anneau d'alliance; vous le remettrez à ma femme et lui direz que ce n'est qu'avec peine que je me sépare d'elle.

Puis, tirant son cachet de sa poche:

—Voici pour mon fils, dit-il.

Sur le cachet étaient gravées les armes de France.

Dans les traditions royales, c'était le trône qu'il lui transmettait.

Il s'approcha d'un homme de la Commune, nommé Jacques Roux.

—Voulez-vous recevoir mon testament? lui demanda-t-il.

L'homme se recula.

—Je ne suis ici, dit-il, que pour vous conduire à l'échafaud.

—Donnez, dit un autre municipal; je m'en charge.

—Prenez-vous votre redingote, sire? demanda Cléry.

Il fit signe que non.

Il était en habit de couleur sombre, en culotte noire, en bas blancs, en gilet de molleton blanc.

Au fond de la voiture, son confesseur, l'abbé Edgeworth, Irlandais, élève des jésuites de Toulouse, prêtre non assermenté, l'attendait.

Il y monta, s'assit près de lui. Deux gendarmes montèrent derrière lui et s'assirent sur la banquette de devant.

Le roi tenait un livre de messe à la main; il se mit à lire des psaumes.

Il était dans une voiture à lui.

Les rues étaient à peu près désertes, portes et fenêtres étaient fermées; personne ne paraissait même derrière les vitres.

On eût dit une nécropole.

Le pouls de Paris ne battait plus que sur la place de la Révolution.

Il était dix heures dix minutes lorsque la voiture s'arrêta en face du pont tournant.

Les commissaires de la Commune étaient sous les colonnes du garde-meuble; ils avaient mission d'assister à la mort et de dresser procès-verbal de l'exécution; autour de l'échafaud, une triple batterie de canons menaçait les spectateurs de trois côtés, laissant entre leurs affûts et la plate-forme un grand espace vide; de tous côtés on ne voyait que troupes, car il avait été question d'un complot pour enlever le prisonnier.

Grâce à cette quadruple haie de troupes qui environnaient de tous côtés l'échafaud, et qui s'ouvrirent pour laisser passer les condamnés, les spectateurs les plus proches étaient à plus de trente pas.

Ces militaires étaient des fédérés que l'on avait choisis parmi les plus exaltés.

Vingt tambours, avec leurs caisses, se tenaient sur la face de l'échafaud où se trouvait la lucarne, et tournaient le dos par conséquent au pont Louis XV.

La voiture s'arrêta à quelques pas des degrés par lesquels on montait à la plate-forme.

Le roi retrouva quelques paroles impérieuses pour recommander son confesseur aux deux gendarmes qui étaient avec lui dans la voiture.

Puis il descendit vaillamment le premier; son confesseur le suivit.

Les aides de l'exécuteur se présentèrent pour le déshabiller, mais lui fit un pas en arrière, jeta à terre son habit, son gilet et sa cravate.

Alors, au pied des degrés, une lutte d'un instant eut lieu entre les valets et lui.

Ils voulaient lui lier les mains avec des cordes.

Mais alors Sanson s'avança. Comme il l'avait dit à Jacques Mérey, il était un vieux serviteur de la royauté.

De grosses larmes roulaient le long de ses joues.

Voyant que le roi ne voulait pas se laisser lier les mains avec des cordes, il tira de sa poche un mouchoir de fine batiste, et, avec la même humilité qu'un valet de chambre:

—Avec un mouchoir, sire, dit-il.

Ce mot, sire, que Louis XVI n'avait entendu depuis si longtemps que dans la bouche de son défenseur Malesherbes, qui, quoique en face de la Convention, ne l'appela jamais autrement, le toucha profondément. Il tendit les deux mains et se les laissa lier avec le mouchoir.

Pendant ce temps, l'abbé Edgeworth s'était approché du roi et lui disait:

—Souffrez cet outrage comme une dernière ressemblance avec le Dieu qui va être votre récompense.

Mais déjà le roi avait tendu les deux mains, et, en tendant les mains, acceptant cette comparaison entre lui et Jésus-Christ:

—Je boirai le calice jusqu'à la lie, dit-il.

Le roi s'appuya sur le prêtre pour monter les marches de l'échafaud trop roides pour qu'il pût les gravir sans soutien; mais à la dernière marche une espèce de vertige lui prit; il s'élança sur la plate-forme jusqu'à son extrémité et s'écria:

—Français, je meurs innocent du crime que l'on m'impute. Je pardonne...

En ce moment, à un signe de Henriot, les vingt tambours partirent à la fois et étouffèrent la voix du roi dans leur roulement.

Le roi devint très rouge, frappa du pied en criant d'une voix terrible:

—Taisez-vous!

Mais les tambours continuèrent.

—Je suis perdu, reprit le roi. Je suis perdu.

Et il se livra aux bourreaux.

Mais, pendant qu'on lui mettait les sangles, il continua de crier:

—Je meurs innocent, je pardonne à mes ennemis. Je désire que mon sang apaise la colère de Dieu.

Les tambours continuèrent de battre et de couvrir sa voix jusqu'à ce que sa tête fût tombée.

Le valet du bourreau la prit et la montra au peuple. Sanson, appuyé à la guillotine, était prêt à se trouver mal.

Pendant les quelques secondes où le bourreau montra la tête au peuple, le peintre Greuze, qui se trouvait là, et qui au reste avait eu souvent l'occasion de voir le roi, fit un terrible portrait de cette tête coupée.

Le corps, placé dans un panier, fut porté au cimetière de la Madeleine et plongé dans la chaux vive.

Pendant ce temps, les fédérés avaient rompu leurs rangs pour tremper leurs baïonnettes dans le sang. Le peuple se précipita à son tour, acheva de les disperser, et alors, soit haine, soit vexation, chacun voulut avoir une part de son sang; les uns y trempèrent leurs mouchoirs et les autres les manches de leurs chemises, les autres enfin du papier.

Quelques cris de grâce se firent entendre.

Pour beaucoup, la sensation que produisit cette mort fut terrible, pour quelques-uns mortelle.

Un perruquier se coupa la gorge avec son rasoir, une femme se jeta dans la Seine, un ancien officier mourut de saisissement, un libraire devint fou.

L'agitation causée dans Paris par cette exécution fut doublée par un assassinat qui avait eu lieu la veille et qui en faisait craindre d'autres.

Ce n'était point sans raison qu'on avait parlé d'un complot ayant pour but d'enlever le roi. Cinq cents royalistes s'y étaient engagés, vingt-cinq seulement se réunirent; la tentative même échoua.

Mais un de ces hommes voulut, autant qu'il était en son pouvoir, venger le roi pour son compte.

C'était un ancien garde du corps nommé Pâris.

Il se tenait caché à Paris, rôdant autour du Palais-Royal, dans le but de tuer le duc d'Orléans.

Il était l'amant d'une parfumeuse ayant sa boutique à la galerie de bois.

Après le vote, et après avoir lu les noms de ceux qui avaient voté, il alla dîner dans un de ces restaurants souterrains comme il y en avait quelques-uns au Palais-Royal.

Celui-là avait une certaine réputation, et se nommait Février.

Il y voit un conventionnel qui soldait sa dépense, il entend quelqu'un en passant dire:

—Tiens, c'est Saint-Fargeau!

Il se rappelle qu'il vient de lire que Saint-Fargeau a voté la mort du roi.

Il s'approche de lui.

—Vous êtes Saint-Fargeau? lui demanda-t-il.

—Oui, répondit celui-ci.

—Vous avez pourtant l'air d'un homme de bien, dit le garde du corps d'une voix triste.

—Je le suis en effet, dit Saint-Fargeau.

—Si vous l'étiez, vous n'auriez pas voté la mort du roi.

—J'ai obéi à ma conscience, dit-il.

—Tiens, dit le garde du corps, moi aussi j'obéis à la mienne.

Et il lui passa son sabre au travers du corps.

Le hasard faisait dîner Jacques Mérey à une table voisine. Il s'élança, mais à temps seulement pour recevoir le blessé entre ses bras.

On le transporta dans la chambre des maîtres de l'établissement, mais en le posant sur le lit il expira.

—Heureuse mort! s'écria Danton en apprenant l'événement. Ah! si je pouvais mourir ainsi!

On a vu que, dans le récit de la mort du roi, je rectifie une erreur et donne une explication. L'erreur que je rectifie est d'exonérer la mémoire de Santerre du fameux roulement de tambour.

Santerre s'en était allé avec la Commune du 10-Août. Henriot était venu avec la Commune révolutionnaire.

Je dois cette rectification au fils de Santerre lui-même, qui est venu me trouver la preuve à la main.

Quant à l'explication, elle porte sur le débat qui eut lieu au pied de l'échafaud entre le roi et les exécuteurs.

Le roi ne luttait pas dans un désespoir inintelligent pour prolonger sa vie. Il luttait pour n'avoir pas les mains liées avec une corde.

Il ne fit pas de difficulté lorsqu'il s'agit d'un mouchoir.

Je dois ce curieux détail à M. Sanson lui-même, l'avant-dernier exécuteur de ce nom.

XXXVIII

Chez Danton

Le soir même de la mort du roi, deux hommes se tenaient près du lit d'une femme, sinon mourante, du moins gravement malade.

L'un était debout, pensif, lui tâtant le pouls dont il comptait les battements, et étant calme et froid comme la science dont il était le représentant.

L'autre, les doigts enfoncés dans les cheveux, se pressait violemment la tête de ses deux mains, tandis qu'on voyait le bas de son visage se couvrir de larmes dont la source était cachée, et que sa bouche laissait échapper un râle sourd, indice de colère plus encore que de douleur.

Ces deux hommes étaient Jacques Mérey et Georges Danton.

La mourante était Mme Danton.

En rentrant chez lui, Danton avait trouvé sa femme dans un tel état de prostration qu'il avait à l'instant même envoyé chercher Jacques Mérey; puis, en l'attendant, l'homme aux violentes étreintes avait voulu serrer la chère malade contre son cœur, et doucement elle l'avait repoussé.

C'était ce faible mouvement de la main d'une femme mourante qui avait brisé le cœur de cet homme à qui l'on croyait un cœur de bronze.

Dans ce mouvement, si faible qu'il fût, il y avait la séparation éternelle de deux âmes.

Danton, dans un moment de faiblesse, avait promis à Mme Danton de ne pas voter la mort du roi.

Il l'avait non seulement votée sans sursis, sans remise, mais provoquée violemment.

À dix heures et demie du matin, le roi avait été exécuté.

En sortant de la Convention, il était rentré chez lui, avait trouvé sa femme plus mal, avait voulu l'embrasser, et avait été repoussé par elle.

Il ne cherchait plus même à lire dans les yeux du médecin la mort ou la vie.

Même avec la vie, c'était encore la mort pour lui. Cette femme, qu'il aimait avec toute la passion dont son cœur était capable, cette femme qui avait toujours partagé ses caresses quand elle ne les avait pas sollicitées, cette femme l'avait repoussé.

La mère de ses deux enfants l'avait repoussé.

Il y avait donc dans le cœur de cette femme quelque chose de mort avant la mort: c'était son amour pour lui.

—Mon ami, dit Jacques Mérey après un instant de silence, veux-tu me laisser seul un instant avec ta femme?

Danton se leva, sortit en trébuchant, entra dans la chambre voisine, referma la porte; mais, malgré la porte refermée, on entendit le bruit d'un sanglot qui s'achevait en imprécation.

La malade resta muette, mais tressaillit.

Jacques Mérey s'assit près d'elle, gardant la main qu'il tenait entre les siennes.

—Vous avez eu aujourd'hui une émotion violente? demanda Jacques Mérey à Mme Danton.

—N'est-ce point aujourd'hui, à dix heures et demie du matin, que le roi a été exécuté? demanda-t-elle.

—Oui, madame.

—En entendant crier la mort, j'ai été prise d'un vomissement de sang.

—Est-il possible, madame, fit Jacques Mérey, qu'une chose qui vous est aussi étrangère que la mort du roi ait produit un pareil effet sur vous, la femme de Danton?

—C'est justement parce que je suis la femme de Danton que la mort du roi ne saurait m'être étrangère. Ne suis-je pas la femme de l'homme qui a voté la mort sans sursis, sans délai, sans appel?

—Trois cent quatre-vingt-dix représentants l'ont votée avec lui, insista Jacques Mérey.

—Vous ne l'avez pas votée, vous! s'écria-t-elle avec un accent profondément douloureux.

—Ce n'est point parce que le roi ne la méritait pas, madame, que je ne l'ai point votée, c'est parce que mon état de médecin et mon peu de croyance à une autre vie m'obligent de combattre la mort où je la rencontre.

Il se fit un silence d'un instant.

—Combien de temps croyez-vous que j'aie encore à vivre? demanda tout à coup Mme Danton.

Jacques tressaillit et la regarda.

—Mais, lui dit-il, la question n'en est pas encore là.

—Écoutez, dit Mme Danton en lui pressant faiblement la main, j'ai reçu trois coups dont un seul suffirait à tuer une existence, et chacun est entré plus profondément: le 10 août, le 2 septembre et le 21 janvier. Quand je suis entrée dans ce sombre et froid hôtel du ministère de la Justice, il m'a semblé entrer dans mon tombeau, et je l'ai dit à Georges en souriant tristement: «Je n'en sortirai pas vivante.» Je me trompais de bien peu, monsieur Mérey, j'en suis sortie mourante.

—Et pourquoi cet hôtel du ministère vous faisait-il si grand-peur, madame?

La malade haussa imperceptiblement les épaules.

—Les hommes sont faits pour les révolutions, dit-elle. Dieu, en les créant forts, leur a dit: «Luttez et combattez!» mais les femmes sont faites pour le foyer et l'amour; Dieu, en les créant faibles, leur a dit: «Soyez épouses, soyez mères!» Pauvre fille d'un limonadier du coin du pont Neuf, toute mon ambition s'étendait à avoir comme mon père une petite maison à Fontenay ou à Vincennes. Je l'ai épousé pauvre et obscur; je croyais au génie de l'avocat et non à l'orageuse fortune de l'homme politique; le chêne a poussé trop vite et trop vigoureusement, il a tué le pauvre lierre.

La porte se rouvrit à ces mots, et, rugissant de douleur, Danton vint s'abattre à genoux devant le lit de sa femme, lui baisant les pieds.

—Non! criait-il, non! tu ne mourras pas. N'est-ce pas qu'on peut la sauver? Eh! mon Dieu! que deviendrais-je donc si tu mourais? Que deviendraient nos pauvres enfants?

—C'était au nom des pauvres enfants du Temple que je t'avais demandé de ne pas voter la mort du pauvre roi.

—Oh! s'écria Danton, les femmes ne comprendront donc jamais rien! Suis-je le maître de ce que je fais? pas plus que dans une tempête le patron d'une barque n'est le maître de son bateau; une vague me soulève, l'autre m'abîme. La femme qui m'aimerait, qui m'aimerait véritablement, ne devrait pas me juger, mais se contenter de me plaindre et de panser mes éternelles blessures. Les hommes qui, comme moi, jettent une si terrible abondance de vie en dehors, les tribuns qui nourrissent les peuples de leur parole, du souffle de leur poitrine, du sang de leur cœur, ont besoin du foyer, et, au foyer, de douces mains qui leur refassent le cœur, d'une douce haleine qui leur hématose le sang; s'il y trouve les luttes, les querelles, les larmes, il est perdu. Non! s'écria-t-il, non, tu n'as pas le droit d'être malade! non, tu n'as pas le droit de mourir. Malade entre deux berceaux! Mourante et voulant mourir! voilà ce qu'il y a de plus douloureux, et, chaque fois que je rentre déchiré de plus de blessures que Régulus dans son tonneau, chaque fois que je laisse à la porte l'armure de l'homme politique et le masque d'acier, je trouve ici cette blessure bien autrement douloureuse, cette plaie bien autrement terrible et saignante: la certitude donnée par elle-même, par la femme que j'aime, je ne dirai pas plus que la France, puisque c'est à la France que je la sacrifie, mais plus que ma propre vie, que dans un mois, dans quinze jours, dans huit jours peut-être, je vais être déchiré de moi-même, coupé en deux, guillotiné du cœur; dis-moi, Jacques, connais-tu un homme aussi malheureux que moi?

Et il se redressa, levant les deux poings au ciel, menaçant et terrible comme Ajax.

—Mon ami, mon Georges, dit Mme Danton, tu es injuste. Je ne veux rien, moi! Je ne puis rien, moi! Je me sens glisser sur une pente, voilà tout, la pente de la mort. Chaque jour, je suis un peu moins une femme, un peu plus une ombre. Je fonds. Je te fuis, je t'échappe chaque fois que tes bras essayent de me serrer contre ton cœur. Oh! mon Dieu! moi aussi, s'écria-t-elle, je voudrais bien vivre. J'ai été si heureuse.

Puis elle ajouta tout bas:

—Autrefois!

—Le plus dur dans tout cela, vois-tu, reprit Danton, car je vois bien qu'elle dit vrai, c'est qu'il ne me sera pas même donné de la voir jusqu'au bout; c'est que je n'aurai pas la consolation de recevoir son adieu; c'est qu'il me faudra quitter ce lit de mort.

—Et pourquoi cela? Pourquoi cela? s'écria la pauvre femme, qui n'avait pas prévu cette suprême douleur et qui avait rêvé de mourir au moins dans les bras de l'homme qu'elle aimait.

—Mais parce que ma situation contradictoire va éclater, parce qu'il va peut-être m'être impossible, le roi mort, de mettre Danton d'accord avec Danton, parce que la France, parce que le monde ont eu les yeux sur moi dans ce fatal procès. Elle m'accuse d'avoir voté la mort. Et c'est moi qui ai hasardé le seul moyen de sauver le roi! C'est moi qui ai dit pour me rapprocher de la Gironde, qui n'a pas eu l'intelligence de me tendre la main et de nous faire, avec la Commune et les cordeliers, une majorité, c'est moi qui ai dit par deux fois: La peine, quelle qu'elle soit, doit-elle être ajournée après la guerre? Si la Gironde avait dit oui, la proposition passait. C'était une planche que je posais sur l'abîme. La Gironde devait y passer la première, donner l'exemple au centre, qui l'eût suivie. La Montagne en resta muette d'étonnement. Robespierre me regarda et son œil brilla de joie. «Il se perd! disait-il, il se perd. Il avance vers la Gironde, c'est-à-dire vers l'abîme.» Vergniaud crut à une ruse: comme si Danton se donnait la peine de ruser! Au lieu de venir à moi, la Gironde alla à la Montagne: elle ne voulait que la mort de la royauté, et sa majorité vota la mort du roi. Du moment où la droite était divisée, elle était annulée. Il était facile de prévoir que le centre faible et flottant se porterait vers la gauche. Eh bien! que pouvais-je faire de plus pour elle? Le 15 décembre, jour où l'on vota sur la culpabilité, je suis resté ici, près d'elle. J'ai dit que j'étais inquiet de sa santé, et j'ai risqué ma tête. Mon acte d'accusation commencera par ces mots: «Où étais-tu le 15?» Quand je suis rentré, le 16, il n'y avait plus de Commune, il n'y avait plus de Gironde, il n'y avait plus que la Montagne tonnante et rugissante. Mais la Montagne n'est pas libre, c'est l'esprit jacobin, c'est la pression jacobine, c'est la police, c'est l'inquisition, c'est la tyrannie. La Révolution se faisant purement jacobine perdra ce qu'elle a de grand, de généreux, d'humanitaire. Je vis que la droite était perdue, et avec la droite la Convention. Je me vis, moi, Danton, avec ma force et mon génie, asservi à la médiocrité jacobine. J'avais ou à me créer une force nouvelle, ou à me laisser dévorer par la lourde mâchoire de Robespierre. C'est pour cela que je revins tonnant et terrible, déterminé à reprendre la tête de la Révolution. N'étais-je pas le plus fort de la Commune? les gens de la Commune ne sont-ils pas des cordeliers trop heureux de me suivre. Il me fallait redevenir et je suis redevenu le Danton de la colère, du jugement et de la mort. Ils l'ont voulu; j'avais été jusque-là le Danton de 92; à partir du 16 décembre, je suis le Danton de 93. Écoute ceci, ma bien-aimée femme, mon épouse chérie, dit Danton, descendant des hauteurs où il venait de s'élever. Je comprends le sacrifice, je comprends le dévouement lorsque, en se jetant dans le gouffre comme Curtius, on est sûr que le gouffre se refermera sur vous et que la patrie sera sauvée. Mais aujourd'hui ce n'est pas seulement la France qu'il s'agit de sauver, c'est le monde. Périr, qu'est-ce que c'est cela périr? Un homme qui périt, c'est une unité de moins, un zéro souvent; mais la France! la France c'est aujourd'hui l'apôtre, le dépositaire des droits et de la liberté du genre humain. Elle porte à travers les tempêtes l'arche sainte des lois éternelles, elle porte cette lumière si longtemps attendue, allumée par le génie après tant de siècles. On ne peut pas laisser sombrer l'arche, on ne peut pas laisser éteindre la lumière avant qu'elle ait illuminé la France, avant qu'elle ait éclairé le monde. Des temps mauvais viendront peut-être où elle s'affaiblira, où elle disparaîtra même comme disparaissent les volcans; mais alors, si l'on ne sait plus où la trouver, on cherchera dans nos sépulcres. La flamme d'une torche n'en rayonne pas moins pour s'être allumée à la lampe d'une tombe!

Mme Danton poussa un soupir et tendit la main à son mari en disant:

—Tu as raison; sois tout ce que tu voudras, mais reste Danton.

XXXIX

La Gironde et la Montagne

Danton l'avait dit: Dans la femme était la pierre d'achoppement de la Révolution.

Ce qui se passait chez lui se reproduisait à tout moment et partout.

Depuis le Palais-Royal, regorgeant de maisons de jeu et de maisons de filles, jusqu'aux steppes de la Bretagne, où l'on rencontre de lieue en lieue une chaumière, c'était la femme qui énervait l'homme.

Si l'on peut compter quelques femmes ardentes et courageuses, comme Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt, quelques nobles matrones patriotes comme Mme Roland et Mme de Condorcet, quelques amantes dévouées comme Mme de Keralio et Lucile, le nombre des torpilles fut incalculable.

Les émotions politiques trop vives, les alternatives de la vie et de la mort, poussaient l'homme aux plaisirs sensuels.

On accusait Danton de conspirer.

—Est-ce que j'ai le temps! répondit-il. Le jour je défends ma tête ou demande la tête des autres; la nuit je m'acharne à l'amour.

Craignant de mourir, on prenait l'amour comme une distraction.

Las de vivre, on prenait le plaisir comme un suicide.

À mesure qu'un parti politique faiblissait, loin de se recruter, loin de se défendre, il ne songeait plus, comme ces sénateurs de Capoue qui s'empoisonnèrent à la fin d'un repas, qu'à se couronner de roses et à mourir.

C'est ainsi que meurt le constitutionnel Mirabeau; c'est ainsi que mourra le girondin Vergniaud; c'est ainsi que mourra le cordelier Danton; et qui sait si l'amour du Spartiate Robespierre pour la Lacédémonienne Cornélie n'a pas énervé les derniers moments du chef des jacobins?

Il y avait du plaisir pour tous les tempéraments.

Il y avait le Palais-Royal, tout éblouissant d'or et de luxe, où des courtisanes patentées venaient à vous et vous priaient d'être heureux.

Il y avait les salons de Mme de Staël et de Mme de Buffon, où l'on vous permettait de l'être.

Les filles étaient en général pour l'ancien régime, les grands seigneurs payaient mieux évidemment que tous ces nouveaux venus de province arrivés pour faire les affaires de la France.

Les deux salons que nous venons de nommer, sans vouloir faire et sans permettre qu'il soit fait aucune comparaison, tenaient l'autre extrémité de l'échelle sociale, mais, comme les étages inférieurs, avaient une tendance à la réaction.

Supposez tous les étages intermédiaires occupés par la bourgeoisie, qui depuis le 2 septembre était paralysée par la peur.

Et vous aurez l'inertie entre deux forces attractives.

Au milieu de ces deux forces attractives, agissant au haut et au bas de la société, les hommes politiques s'énervaient.

Dans le milieu inerte, ils se résignaient.

Un homme politique qui se résigne est un homme perdu.

Tous ces hommes qui étaient arrivés pleins d'enthousiasme, croyant à l'unité, à l'égalité, à la fraternité, et qui voyaient dès l'abord les dissensions terribles d'une Assemblée qui devait durer trois ou quatre ans, faisaient naturellement un soubresaut en arrière; alors ils étaient attirés dans un des milieux que nous avons dit, et peu à peu ils y perdaient non pas la force de mourir, mais celle de vaincre.

Mme de Staël n'avait jamais été véritablement républicaine. Mais, du temps où s'il était agi de défendre son père, elle avait fait une ardente opposition. Apôtre de Rousseau d'abord, après la fuite de son père elle devint disciple de Montesquieu. Ambitieuse et ne pouvant jouer un rôle par elle-même, ne pouvant jouer un rôle par son honnête et froid mari, elle avait voulu en jouer un par son amant. Un jour, on la vit tout éperdue d'amour pour un charmant fat sur la naissance duquel couraient les bruits les plus étranges. M. de Narbonne fut nommé ministre de la Guerre; elle lui mit aux mains l'épée de la Révolution. La main était trop faible pour la porter, elle passa à celle de Dumouriez.

On la croyait très bien avec les girondins, Robespierre lui aussi; mais c'était le malheur de ces pauvres honnêtes gens d'être compromis, non point parce qu'ils changeaient d'opinion, mais parce que les modérés prenaient la leur: les girondins ne devenaient pas royalistes, mais bon nombre de royalistes se faisaient girondins.

Le salon de Mme de Buffon, quoique placé sous le drapeau du prince Égalité, n'en passait pas moins pour un salon réactionnaire, et à coup sûr celui-là n'avait pas volé sa réputation. Les Laclos, les Sillery et même les Saint-Georges avaient beau faire les démocrates, si le dernier n'était pas un grand seigneur, c'était au moins le bâtard d'un grand seigneur.

Quand on est trompé par ce titre, la Gironde, on commence par chercher dans ce malheureux parti des hommes de Bordeaux ou tout au moins du département, mais on est tout étonné de n'en trouver que trois, les autres sont Marseillais, Provençaux, Parisiens, Normands, Lyonnais, Genevois même.

Cette différence d'origine n'a-t-elle pas été pour quelque chose dans leur facile décomposition? Les hommes d'un même pays ont toujours quelques points d'homogénéité par lesquels ils se soudent les uns aux autres; quel lien naturel voulez-vous qu'il y ait entre le Marseillaix Barbaroux, le Picard Condorcet et le Parisien Louvet?

La première condition de cette dissonance territoriale fut la légèreté.

Il y eut un moment où la Montagne eut deux chefs: au lieu de la laisser se diviser par la dualité, les girondins se crurent assez forts pour les abattre l'un après l'autre.

Lorsque Danton donna sa démission du ministère de la Justice, les girondins lui demandèrent des comptes; des comptes à Danton, qui rentrait aussi pauvre dans son triste appartement et dans sa sombre maison des Cordeliers qu'il en était sorti.

Ces comptes, il fallait les rendre. Tant qu'ils n'étaient pas rendus, Danton était accusé. Il s'abrita sous le drapeau de la Montagne; Robespierre tenait ce drapeau, il fallait à son tour attaquer Robespierre.

Robespierre avait toujours avancé à force d'immobilité; ce n'était pas lui qui marchait, c'était le terrain même sur lequel il était placé; ses adversaires, en se détruisant, ne lui ouvraient pas un chemin pour aller aux événements, mais ouvraient un chemin aux événements pour venir à lui.

Vergniaud n'avait pas voulu qu'on attaquât Danton, qu'il regardait comme le génie de la Montagne.

Brissot ne voulait point que l'on attaquât Robespierre, que l'on n'était pas sûr d'abattre.

Mais Mme Roland haïssait Danton et Robespierre; elle était haineuse comme sont les âmes austères, comme étaient les jansénistes; enfermée dans une espèce de temple, elle avait son Église, ses fidèles, ses dévots; on lui obéissait comme on eût obéi à la vertu et à la liberté réunies.

Ces hommages presque divins l'avaient gâtée; elle avait fait deux grands pas vers Robespierre, mais tout aux Duplay, elle n'avait eu aucune prise sur lui.

Elle lui écrivit en 91 pour l'attirer au parti qui fut depuis la Gironde. Il se contenta d'être poli, et refusa.

Elle lui écrivit en 92.

Il ne répondit point.

C'était la guerre.

Nous avons vu comment elle avait été déclarée à Danton. On décida d'attaquer Robespierre.

Mais, au lieu de le faire attaquer par un homme comme Condorcet, comme Roland, comme Rabaut-Saint-Étienne, par un pur enfin, on le fit attaquer par un jeune, ardent, plein de feu, c'est vrai, mais qui ne pouvait rien contre un homme continent comme Scipion, incorruptible comme Cincinnatus.

On le fit attaquer par Louvet de Couvrai, par l'auteur d'un roman sinon obscène, du moins licencieux; on le fit attaquer par l'auteur de Faublas.

On fit attaquer le visage pâle, la figure austère, l'âme intègre, par un homme jeune homme souriant, délicat et blond, paraissant de dix ans plus jeune qu'il n'était, par un marchand de scandale qui en avait fait pas mal pour son compte, car on prétendait que lui-même était le héros de son roman.

Quand il monta à la tribune pour attaquer, il n'y eut qu'un cri:

—Tiens, Faublas!

L'accusation échoua.

Dès lors il y eut rupture complète entre Robespierre et les Roland, entre la Montagne et la Gironde.

Revenons à ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre: que depuis le Palais-Royal regorgeant de maisons de jeu et de maisons de filles, jusqu'aux steppes de la Bretagne où l'on rencontre de lieue en lieue une chaumière, c'était la femme qui énervait l'homme.

Généreuse contre elle-même, la Révolution, par un de ses premiers décrets, abolissait la dîme.

Abolir la dîme, c'était faire rentrer en ami dans la famille le prêtre qui jusque-là en avait été regardé comme l'ennemi.

Faire rentrer le prêtre dans la famille, c'était préparer à la Révolution son ennemi le plus dangereux: la femme.

Qui a fait la sanglante contre-révolution de la Vendée? La paysanne,—la dame,—le prêtre.

Cette femme agenouillée à l'église et disant son chapelet, que fait-elle? Elle prie.—Non, elle conspire.

Cette femme assise à sa porte, la quenouille au côté, le fuseau à la main, que fait-elle? Elle file.—Non, elle conspire.

Cette paysanne qui porte un panier avec des œufs à son bras, une cruche de lait sur sa tête, où va-t-elle? Au marché.—Non, elle conspire.

Cette dame à cheval qui fuit les grandes routes et les sentiers battus pour les landes désertes et les chemins à peine tracés, que fait-elle?—Elle conspire.

Cette sœur de charité qui semble si pressée d'arriver, qui suit le revers de la route en égrenant son rosaire, que fait-elle? Elle se rend à l'hôpital voisin.—Non, elle conspire.

Ah! voilà ce qui les rendait furieux, ces hommes de la Révolution qui se sont baignés dans le sang; voilà ce qui les faisait frapper à tâtons, tuer au hasard. C'est qu'ils se sentaient enveloppés de la triple conspiration de la paysanne, de la dame et du prêtre, et qu'ils ne les voyaient pas.

Eh bien! tout sortait de l'église, de cette sombre armoire de chêne qu'on appelle le confessionnal.

Lisez la lettre de l'armoire de fer, la lettre des prêtres réfractaires réunis à Angers, en date du 9 février 1792. Quel est le cri du prêtre? Ce n'est pas d'être séparé de Dieu, c'est d'être séparé de ses pénitentes. On ose rompre ces communications que l'Église non seulement permet, mais autorise.

Où croyez-vous que soit le cœur du prêtre? Dans sa poitrine? Non, le cœur n'est pas où il bat, il est où il aime; le cœur du prêtre est au confessionnal.

Et, s'il est permis de comparer les choses profanes aux choses sacrées, nous vous montrerons cet acteur ou cette actrice. Sublimes de sentiment, de poésie, de passion, pour qui jouent-ils si ardemment, pour qui tentent-ils d'atteindre à la perfection? Pour un être idéal qu'ils se créent, qui est dans la salle, qui les regarde, qui les applaudit.

Il en est de même du prêtre, même en le supposant chaste; il a, au milieu de ses pénitentes, une jeune fille, mieux encore, une jeune femme—avec la jeune femme, le champ des investigations est plus complet—dont le visage, vu à travers le grillage de bois, l'éclaire jusqu'à l'éblouissement, dont la voix, dès qu'il l'entend, s'empare de tous ses sens et pénètre jusqu'à son cœur.

En enlevant au prêtre la mariage charnel, on lui a laissé le mariage spirituel, le seul dont on dût se défier. Aux yeux de l'Église même, ce n'est pas saint Joseph qui est le vrai mari de la Vierge, c'est le Saint-Esprit.

Eh bien! dans ces terribles années 92, 93, 94, tout homme dont la femme se confessa eut un Saint-Esprit ignoré dans la maison. Cent mille confessionnaux envoyaient la réaction au foyer domestique, soufflant la pitié pour le prêtre réfractaire, soufflant la haine contre la nation, comme si la nation n'avait pas été l'homme, la femme, les enfants! soufflant le doute contre les biens nationaux, c'est-à-dire contre la prospérité, le bien-être, le bonheur de l'avenir.

Voici pour la province, pour la Bretagne et la Vendée surtout. Paris eut la légende du Temple.

Le roi et sa famille affamés ou à peu près!

Le roi avait au Temple trois domestiques et treize officiers de bouche.

Son service se composait de quatre entrées, de deux rôtis de trois pièces chacun, de quatre entremets, de trois compotes, de trois assiettes de fruits, d'un carafon de bordeaux, d'un de malvoisie, d'un de madère.

Pendant les quatre mois que le roi resta au Temple, sa dépense de bouche fut de 40 000 francs; 10 000 francs par mois, 333 francs par jour.

On sait que le roi était grand mangeur, puisqu'il mangeait à l'Assemblée tandis que l'on tuait les défenseurs du château qu'il venait d'abandonner. Mais enfin, avec 333 francs par jour, cinq personnes ne meurent pas de faim.

Les gens que l'on retrouva fous ou hébétés à la Bastille, ne se rappelant même pas leur nom, avaient dû être plus mal nourris que ceux-là.

Toute la promenade du roi se composait de terrains secs et nus, avec des compartiments de gazons flétris et quelques arbres brûlés au soleil de l'été ou effeuillés au vent d'automne! Il s'y promenait avec sa sœur, sa femme et ses enfants.

Mais Latude, qui resta trente ans dans les cachots de la Bastille, eût regardé comme une grande faveur de faire une pareille promenade une fois tous les huit jours.

Mais Pellisson, qui dans les mêmes cachots n'avait pour distraction qu'une araignée que son geôlier lui écrasa, à qui on enleva l'encre et le papier, qui écrivit avec le plomb de ses vitres sur les marges de ses livres, mais Pellisson, que le grand roi tint cinq ans en prison, n'avait ni la table ni la promenade de Louis XVI.

Mais ce Silvio Pellico, brûlé par les plombs et dévoré par les moustiques de Venise; mais cet Andryane qui laissait une de ses jambes gangrenées aux chaînes de son cachot, avaient-ils pour satisfaire leur appétit un dîner à trois services et un carré de terre pour se promener?

Ce n'étaient pas des rois, je le sais bien, mais c'étaient des hommes; aujourd'hui qu'on sait qu'un roi n'est qu'un homme, je demande la même justice pour eux, la même haine pour leurs bourreaux que s'ils eussent été rois.

Nous avons employé tout ce chapitre à tracer le travail sourd qui se faisait non seulement dans toute la France, mais à Paris, pour séparer la miséricordieuse Gironde de l'inexorable Montagne.

Seulement, la réaction, au lieu d'amener la pitié, amena la Terreur.

Veut-on savoir où la réaction était arrivée?—Lisons ces quelques lignes de Michelet,—puissent-elles donner à la France entière l'idée de lire les autres!

«À la Noël de 92, il y eut un spectacle étonnant à Saint-Étienne-du-Mont; la foule y fut telle que plus de mille personnes restèrent à la porte et ne purent entrer.

»Chose triste que tout le travail de la Révolution aboutît à remplir les églises. Désertes en 88, elles sont pleines en 92, pleines d'un peuple qui prie contre la Révolution, c'est-à-dire contre la victoire du peuple.»

Ce fut ce qui détermina Danton à faire une dernière tentative pour rapprocher la Montagne et la Gironde.

XL

Le Pelletier Saint-Fargeau

Voilà ce que Danton avait voulu éviter.

C'était cette épilepsie fanatique qui, à la vue du sang de Louis XVI, allait fonder en face de l'autel de la patrie le culte du roi martyr.

Voilà pourquoi il avait posé cette question:

«La peine, quelle qu'elle soit, sera-t-elle ajournée après la guerre?»

S'il avait obtenu ce sursis, d'abord la guerre ne finissait que quatre ans plus tard, en 1797, à la paix de Campo Formio.

Pendant ces quatre ans, la pitié, la miséricorde, la générosité, vertus françaises, faisaient leur œuvre.

Louis XVI était jugé et condamné, ce qui était d'un grand et solennel exemple. Mais il n'était pas exécuté, ce qui était un exemple plus grand et plus solennel encore.

Fonfrède ne comprit point, il se sépara de Danton, parla au nom de la Gironde et réduisit les trois questions à cette effroyable simplicité:

Louis est-il coupable?

Notre décision sera-t-elle ratifiée?

Quelle peine?

Elles obtinrent ces trois réponses, plus laconiques encore que les demandes:

Est-il coupable?—OUI.

Notre décision sera-t-elle ratifiée?—NON.

Quelle peine?—LA MORT.

Maintenant le salut de la France était dans l'unité.

Par qui et à quelle occasion faire prêcher cette unité?

L'occasion était trouvée: les funérailles de Le Pelletier Saint-Fargeau.

Restait à désigner l'orateur.

Il fallait pour cela un homme dans le passé duquel on ne pût pas trouver trace d'une idée contraire à l'unité.

Or il y avait un homme qui n'était apparu que deux fois à la Chambre pour y annoncer deux victoires, et qui chaque fois avait été reçu au bruit des applaudissements.

Une troisième fois il s'était levé et était monté à la tribune pour apporter son vote, et son vote, il l'avait formulé d'une voix si ferme, que, quoique ce fût un vote de clémence, il avait été écouté sans murmures.

Il avait dit:

—Je vote pour la prison perpétuelle, parce que ma profession de médecin m'ordonne de combattre la mort, sous quelque aspect qu'elle se présente.

Quelques voix même avaient applaudi.

Cet homme s'asseyait sur les mêmes bancs que la Gironde.

On s'était demandé quel était cet homme, et l'on avait appris que c'était un médecin nommé Jacques Mérey, envoyé par la ville de Châteauroux.

À la suite de cette conversation qui eut lieu au pied du lit de Mme Danton, Danton décida que l'homme qui prendrait la mort de Le Pelletier Saint-Fargeau pour prétexte de l'unité serait Jacques Mérey.

Jacques Mérey accepta le rôle actif qu'il avait joué jusque-là dans la Révolution. On ne lui avait pas encore permis de développer son talent d'orateur.

L'était-il, orateur? Il n'en savait rien lui-même: il allait s'en assurer.

L'éloge était beau à faire. Pour arriver à cette vie d'unité dont la République avait si grand besoin, il avait fait pour l'enfant un plan d'éducation et de vie commune qui suffisait à sa gloire.

Le Pelletier avait une fille: elle fut solennellement adoptée par la France et reçut le nom sacré de fille de la République; ce fut elle qui, sous les voiles noirs et accompagnée de douze autres enfants, conduisait le deuil.

Et, en effet, c'était à des enfants de conduire le deuil de celui qui avait consacré sa vie à cette grande idée: donner une éducation sans fatigue à une enfance heureuse.

Le corps était exposé au milieu de la place Vendôme, à la place où est aujourd'hui la colonne. La poitrine du mort était nue afin que tout le monde pût voir la blessure; l'arme qui l'avait faite, tout ensanglantée encore, était à côté.

La Convention tout entière entourait le cénotaphe; au son d'une musique funèbre, le président souleva la tête du mort et lui mit une couronne de chêne et de fleurs.

Alors à son tour Jacques Mérey sortit des rangs, rejeta en arrière sa belle chevelure noire, monta deux marches, mit un pied sur la troisième, s'inclina devant le mort, et, d'une voix qui fut entendue de tous ceux non seulement qui remplissaient la place, mais qui occupaient les fenêtres comme les gradins d'un immense cirque, il prononça les paroles suivantes[C]:

«Citoyens représentants,

»Laissez-moi d'abord vous féliciter de l'unanimité que vous avez fait éclater aux yeux du monde qui avait les yeux fixés sur vous, le lendemain de la mort de Capet. Un roi égoïste a pu dire insolemment un jour: l'État, c'est moi. La Convention, dévouée au grand principe de l'unité, a pu dire depuis huit jours: la France est en moi.

»Toutes les grandes mesures que vous avez prises ont été prises à l'unanimité.

»À l'unanimité vous avez voté, le 21 janvier, l'adresse annonçant aux départements la mort du tyran; rédigée par la Convention, elle prend et donne à chacun de nous sa part de la mort qui a rendu la liberté à la France.

»Unanimité pour le vote des 900 millions d'assignats à émettre; unanimité pour la levée de 300 000 hommes; unanimité pour la déclaration de guerre à cette orgueilleuse Angleterre qui a osé envoyer ses passeports à notre ambassadeur.

»Maintenant la France a compris la grandeur de sa mission. Il ne lui reste pas seulement à défendre la France contre la ligue des rois, il lui reste à fonder l'unité de la patrie, l'indivisibilité de la République. Point de vie sans unité; se diviser, c'est périr!»

Ce que venait de dire Jacques Mérey répondait si complètement à la pensée générale, qu'il fut interrompu par d'unanimes applaudissements.

«La France a trop longtemps souffert de ses divisions sous la prétendue unité royale pour croire à l'unité d'une monarchie, et c'est pour cela qu'elle a voté l'abolition de la royauté, la fondation de la République, la mort du tyran.

»La France ne peut admettre non plus comme applicable à son gouvernement ni l'unité fédérative des États-Unis, ni l'unité fédérative de la Hollande, ni l'unité fédérative de la Suisse.

»Peut-être la chose était-elle possible avec la France divisée en provinces; elle est devenue impossible avec la France divisée en départements.

»Royalisme et fédéralisme sont deux mots sacrilèges. Seul un meurtrier de l'humanité peut les prononcer. Et remarquez bien que jamais ce problème de l'unité n'a été posé devant un grand empire; 89 n'y pensait pas; nous y répondrons tous en 93.

»Le sphinx est là sur la place de la Révolution.

»Devine ou meurs!

»Unité, avons-nous répondu en lui jetant la tête d'un roi.

»Et cependant rien ne nous guidait que le génie de la France.

»Rousseau, lumière insuffisante! Son Contrat social dit: unité pour un petit État.

»Son Gouvernement de la Pologne dit: fédéralisme pour un grand.

»Qu'était l'ancienne France? une royauté fédérative; et Louis XI seulement a commencé l'unité.

»Si Louis XI eût vécu de nos jours, il eût été républicain et membre de la Convention.

»Qui a proclamé le premier l'unité indivisible de la France le 9 août 91?

»Notre illustre collègue Rabaut-Saint-Étienne. Inclinons-nous devant le précurseur.

»La Gironde, à qui j'ai l'honneur d'appartenir en 92, veut quitter Paris menacé par les Prussiens; une défaillance était permise dans ces jours de deuil; elle avait rallié l'Assemblée presque entière à son opinion. L'arche de la France, le palladium de ses libertés, allait chercher un refuge dans ces riches et fidèles provinces du centre qui avaient abrité la royauté de Charles VII contre les Anglais.

»Un homme, un seul, dit non. Il est vrai que cet homme est un géant.

»Devant le non de Danton, Paris se rassura et demeura immobile.

»Le canon de Valmy fit le reste.

»Le christianisme lui-même, qui avait de si puissants moyens d'unité, n'est arrivé qu'à fonder la dualité.

»Il a fait un peuple de rois, de princes, d'aristocrates, de riches, de privilégiés, de savants, de lettrés, de poètes, le monde de Louis XIV, de Racine, de Boileau, de Corneille, de Molière, de Voltaire, et, au-dessous de ce peuple d'en haut, le peuple d'en bas, le peuple des esclaves, des serfs, des misérables, le peuple pauvre, abandonné, sans culture, ne sachant ni lire ni écrire, n'ayant pas une langue mais des patois, et ne comprenant pas même la langue dans laquelle il demandait à Dieu son pain quotidien.

»Je sais bien qu'un voile couvre encore cette grande question de l'unité; nous marchons vers l'idéal, mais avant d'y arriver nous avons à traverser comme tant d'autres une forêt ténébreuse défendue par tous les monstres de l'ignorance, une région inconnue que l'éducation répartie à tous pourra seule éclairer.

»Nous n'avons soulevé qu'un coin du voile, et ce que nous voyons nous montre une civilisation flottant à la surface, une lumière ne pénétrant pas jusqu'aux couches inférieures de la société. Nous avons inventé le théâtre populaire, nous avons décrété les fêtes nationales, mais celui qui est mort lâchement assassiné allait nous donner l'enseignement public, la première tentative d'éducation de la vie commune.

»Était-ce son génie, était-ce son cœur qui lui avait révélé ce grand secret de l'avenir?

»Je n'hésiterai point à dire que c'était son cœur qui l'avait élevé au-dessus de lui-même, par la bonté d'une admirable nature; l'assassin royaliste a deviné que ce cœur contenait la pensée la plus généreuse et la plus féconde de l'avenir. Il l'a frappé au cœur. Mais il était trop tard, le projet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui. Il nous l'a légué. Nous ferons honneur à la confiance qu'il a mise en nous.

»Et remarquez, citoyens, que le projet de Le Pelletier n'est point une théorie, c'est un projet positif applicable dès demain, dès aujourd'hui, à l'instant même.

»Il n'y aura jamais d'égalité et de fraternité réelle que là où la société aura fondé une éducation commune et nationale; c'est l'État qui doit donner cette éducation dans la commune natale, afin que le père et la mère puissent le surveiller en ne perdant pas l'enfant de vue.

»Celui qui est couché là et qui nous entend, si quelque chose de nous survit à ce qui a été nous, avait vu ce triste spectacle de l'enfant pauvre, grelottant et affamé, à qui la porte de l'école était close et à qui le pain de l'esprit était refusé parce qu'il n'avait pas de quoi payer le pain du corps.

»Plus que tous tu as besoin d'instruction, lui criait la tyrannie, puisque tu es plus pauvre que tous; tu demandes l'éducation pour devenir honnête homme et citoyen utile; ramasse un couteau et fais-toi bandit!

»Non, si l'enfant est pauvre, il sera nourri, habillé, instruit par l'école; la misère ici-bas, nous le savons, c'est le partage de l'homme; elle doit le poursuivre, elle doit l'atteindre, mais quand il sera assez fort pour lutter contre elle. La misère s'attaquant à l'enfance est une impiété. L'homme a des fautes à expier. À l'homme le malheur, mais l'enfant doit être garanti du malheur par son innocence!

»Les Grecs avaient deux mots pour rendre la même idée: la patrie pour les hommes, la matrie pour l'enfant.

»L'éducation au Moyen Âge s'appelait castoiement, c'est-à-dire châtiment. Chez nous, l'éducation s'appellera maternité.

»Bénissons l'homme honnête et bon qui a fait descendre la Révolution jusqu'aux mains des petits enfants, qui leur fait téter la justice avec le lait, qui leur assure qu'éloignés du sein maternel ils n'auront plus ni faim ni soif, et qui, en leur retirant la mère de la nature, leur donnera deux mères d'adoption, la Patrie et la Providence.»

Le discours de Jacques Mérey, tout humanitaire et si peu en harmonie avec ceux qui se faisaient à cette époque, produisit un grand effet. Danton l'embrassa; Vergniaud vint lui serrer la main; Robespierre lui sourit.

Le convoi immense, se déroulant d'un bout à l'autre de la rue Saint-Honoré, soulevait partout un deuil réel.

Et, en effet, tous ceux de ces hommes dont l'œil pénétrait quelque peu dans l'avenir savaient bien que cette union dont Jacques Mérey avait fait l'éloge n'était qu'une union momentanée. Vergniaud avait dit: La Révolution est comme Saturne: elle dévorera tous ses enfants. Et tous les girondins, les premiers, s'attendant à être dévorés, avaient le pressentiment de leur mort prochaine. Ce deuil, ces funérailles, c'étaient leurs funérailles, c'était leur deuil; seulement, cette terre qu'ils arroseraient de leur sang serait-elle stérile ou féconde?

Ils pouvaient bien se faire alors cette question avec inquiétude, puisque aujourd'hui, soixante-quinze ans après que ce sang a coulé, nous nous la faisons encore avec désespoir.

Le Pelletier avait les honneurs du Panthéon. Sur les marches, le frère de Le Pelletier prononça en signe de séparation éternelle le mot: «Adieu!»

Et, sur le corps du martyr, sur la blessure encore ouverte, sur l'arme qui l'avait frappé, montagnards et girondins firent le serment d'oublier leur haine, et se jurèrent, au nom de l'unité de la patrie, union et fraternité.

XLI

La trahison

Un mois s'écoula, pendant lequel les promesses faites sur le corps de Le Pelletier Saint-Fargeau furent loyalement tenues de part et d'autre. La Gironde avait encore la majorité morale. Quoique Robespierre eût déjà l'influence révolutionnaire, Danton et ses cordeliers faisaient, selon qu'ils se portaient à la droite ou à la Montagne, la majorité numérique.

Mais, au milieu de ce calme douteux, on voyait tout à coup briller un éclair, ou tout à coup on entendait un roulement de tonnerre. La foudre ne tombait pas, mais on la sentait suspendue au-dessus de la France.

Cinq ou six jours après l'exécution, on apprit tout à coup que Basville, notre ambassadeur à Rome, dans une émeute que le pape n'avait rien fait pour réprimer, avait été assassiné.

Un perruquier l'avait frappé d'un coup de rasoir.

La nouvelle coïncidait avec l'arrivée à Rome de Mesdames Victoire et Adélaïde, filles du roi Louis XV et tantes du roi.

Le pape Pie VI fit comme Pilate, il se lava les mains du sang de Basville, mais justice ne fut pas faite du meurtre.

Il y avait longtemps que la France avait à se plaindre de ce pontife bellâtre, qui se faisait comme les courtisanes de Rome une figure avec du blanc et du rouge, qui portait frisés à l'enfant ses cheveux autrefois blonds, devenus blancs; qui, adorateur de sa propre beauté, laquelle n'avait pas nui à son avancement dans sa scandaleuse jeunesse, avait voulu, en montant sur le trône pontifical, prendre le nom de Formose, et qui ne s'était arrêté dans ce désir que par l'atroce réputation qu'avait laissée le premier du nom, dont Étienne VI déterra le cadavre pour lui faire son procès; pape étrange qui, plus colérique encore que Jules II bâtonnant ses cardinaux, souffletait son tailleur parce que sa culotte faisait un pli.

Pie VI avait fortement contribué à la mort de Louis XVI, en l'encourageant dans sa résistance dont il lui faisait un devoir, et le jour où il mourut à Valence, sur cette terre française qu'il avait ensanglantée, il eut à répondre du demi-million d'hommes que nous a coûté la guerre de Vendée.

Grand bruit à la Convention pour le meurtre de Basville. Kellermann, tout brillant encore des rayons de Valmy, est envoyé à l'armée d'Italie, et, en prenant congé de la Convention, dit au milieu des applaudissements:

—Je vais à Rome!

Puis, vers la fin de février, bruit dans Paris à propos de la création d'un nouveau milliard d'assignats.

Baisse des assignats, hausse des marchandises, l'ouvrier ne recevait pas plus et, au contraire, recevait moins, le boulanger et l'épicier lui demandant davantage.

Paris demande en vain le maximum, mais le 23 février Marat imprime:

«Le pillage des magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait fin à ces malversations.»

Le lendemain, on pille les magasins et, sans l'intervention des fédérés de Brest, on pendait les marchands.

Après une séance assez orageuse, la Gironde obtient que les auteurs et les instigateurs du pillage seront poursuivis par les tribunaux.

Mais le coup terrible fut en même temps l'insurrection vendéenne et la trahison de Dumouriez.

À l'est, le sabre autrichien; à l'ouest, le poignard de la Vendée; au nord, l'Angleterre; au sud, l'Espagne.

En partant de Paris, Dumouriez avait dit:

—Je serai le 15 à Bruxelles, le 30 à Liége.

Il se trompait. Nous l'avons dit, et plus grand que nous l'a dit avant nous. Dumouriez se trompait: le 14 il était à Bruxelles, et le 28 à Liége.

Les instructions de Dumouriez étaient: Envahir la Belgique, la réunir à la France.

Mais ainsi la Révolution marchait trop vite et la question se trouvait par trop simplifiée.

Les Belges sentent si bien qu'ils sont dans la main de la France, et que cette main est une main amie, qu'ils offrent les clefs de Bruxelles à Dumouriez.

—Gardez-les, répondit Dumouriez, et ne souffrez plus d'étrangers chez vous.

Paroles à double entente; dites contre les Autrichiens, elles pouvaient, elles devaient être, elles furent interprétées contre la France.

Les Français, tout libérateurs qu'ils étaient, n'étaient-ils pas des étrangers pour les Belges?

Là commençait la trahison de Dumouriez.

Quinze jours après, la Convention recevait une adresse couverte de trente mille signatures demandant, quoi? LE MAINTIEN DES PRIVILÈGES. Nous avons toujours eu l'inégalité, nous la voulons toujours.

La lecture de cette pétition produisit à la Chambre la première tempête sérieuse qu'il y eût eu depuis la mort du roi.

Les girondins appuyèrent la pétition belge, et invoquèrent le respect du principe de la souveraineté des peuples!

Danton se leva, Danton fit signe qu'il voulait parler. En trois pas il fut à la tribune, puis sa tête puissante, railleuse, apparut échevelée et menaçante.

—Ô Gironde, Gironde! dit-il, seras-tu donc toujours esclave de principes étroits et qui ne sont pas faits pour notre époque? Ne vois-tu pas que la révolution marche à pas de géant? que 93 a laissé loin derrière lui 92? que 91 est à peine visible pour nous dans les brumes du passé? que 90 se perd dans la nuit, et que 89 est de l'antiquité? Oublies-tu que les quatre ou cinq mille lois qui ont vu le jour dans cette période ont été faites au point de vue de la royauté constitutionnelle et non pas au point de vue républicain? Nous sommes républicains depuis trois mois, nous sommes libres depuis six semaines, il est temps que nous entrions dans une nouvelle période et que nous soyons révolutionnaires.

»Le principe de la souveraineté des peuples, dis-tu, ô honnête mais aveugle Gironde! est-ce que les Belges sont un peuple? La Belgique royaume indépendant est une invention anglaise. L'Angleterre ne veut pas l'indépendance de la Belgique, elle a peur de la France à Anvers et sur l'Escaut. Il n'y a jamais eu de Belgique, il n'y en aura jamais; il y a eu et il y aura toujours des Pays-Bas. Le peuple belge n'est-il pas souverain, souverain indépendant et libre? Et tu réclames pour lui la liberté, Gironde! C'est la liberté du suicide.

»Le peuple belge! continua Danton, mais à quoi reconnaîtrez-vous qu'il y a là un peuple? à un confus assemblage de villes? Mais les villes n'ont jamais pu se grouper sérieusement en province.

»Ne voyez-vous pas d'où part le coup?

»De cet ennemi éternel que trouvera sans cesse la religion devant elle, du clergé.

»Clergé dans la Vendée, clergé en Belgique, clergé à Paris, contre-révolution partout.

»C'est le clergé des Pays-Bas, dirigé par van Cupen et Vaudernot, qui a armé le peuple contre Joseph II, qui, plus belge que les Belges, voulait les débarrasser de leurs moines.

»Que voulait Joseph II? Ouvrir l'Escaut. L'Europe, l'Angleterre en tête, fut contre lui; alors il tenta de faire deux grands ports d'Ostende et d'Anvers; il avait compté sans les jalousies municipales du Brabant, de Malines, de Bruxelles. Divisés, les Belges voulurent rester divisés. Ainsi périt l'Italie, par la jalousie, la haine, la division.

»D'ailleurs, qu'est-ce que trente mille signatures pour trois millions d'hommes? Ne reconnaissez-vous donc pas dans cette adresse le credo des jésuites? Entendez-vous le jésuite Feller qui non seulement crie, mais qui imprime:

»"Mille morts plutôt que de prêter ce serment exécrable: Égalité, liberté, souveraineté du peuple!Égalité, réprouvée de Dieu, contraire à l'autorité légitime;—liberté, c'est-à-dire licence, libertinage, monstre de désordre;—souveraineté du peuple, invention séduisante du prince des ténèbres."

»Et c'est cette même population fanatique qui, en octobre, encombrait Sainte-Gudule, montant à genoux, pour l'anéantissement de la maison d'Autriche, le chemin du Saint-Sacrement, c'est elle qui hurle aujourd'hui contre la France.

»Ô Belges! malheur à vous, malheur à ceux qui vous trompèrent; les cris de vos arrières-petits-enfants maudiront un jour votre mémoire.

»Eh bien! je vous le dis, ce sont toutes ces fausses appréciations de notre droit révolutionnaire qui nous perdent. Donnons la main aux peuples qui sont las de la tyrannie, et la France est sauvée, et le monde est libre; que vos commissaires pleins d'énergie partent cette nuit, ce soir même; qu'ils disent à la classe opulente: "Le peuple n'a que du sang, il le prodigue; vous, misérables, prodiguez vos richesses." Quoi! nous avons une nation comme la France pour levier, la raison comme point d'appui, et nous n'avons pas encore bouleversé le monde! Je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempérament. (Et son petit œil étincelant, déchiré par un éclair, se tourna presque malgré lui sur Robespierre.) La haine est étrangère à mon caractère; je n'en ai pas besoin. Ma force est en dehors de la haine. Je n'ai de passion que le bien public. Je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous me fatiguez de vos dissensions. Je vous répudie comme traîtres. Appelez-moi buveur de sang, que m'importe! Avant tout conquérons la liberté, mais non pour nous seuls, pour tous. Que des lois prises en dehors de l'ordre social épouvantent les rebelles. Le peuple veut des mesures terribles, soyons terribles avec intelligence pour empêcher le peuple de l'être aveuglément. Organisez séance tenante votre tribunal révolutionnaire; que demain vos commissaires soient partis; que la France se lève, coure aux armes; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre malgré elle, s'il le faut; que le commerce de l'Angleterre soit ruiné; que le monde soit vengé!»

Vergniaud s'apprêtait à répondre et à discuter la question de droit. Il retomba sur son banc, écrasé par les applaudissements qui éclataient non seulement de toutes les parties de la salle, mais des tribunes.

On vit que Danton avait quelque chose à dire encore.

Et, en effet, il était resté les deux mains appuyées sur la tribune, la tête inclinée sur la poitrine, ses vastes flancs soulevés par de profonds soupirs.

Il releva la tête, l'expression de son visage avait complètement changé. Un abattement profond s'était emparé de sa personne.

—Citoyens représentants, dit-il, ne vous étonnez pas de ma tristesse: ma tristesse n'est point pour la patrie; la patrie sera sauvée, dussions-nous y périr tous. Mais, tandis que je viens vous demander la vie d'un peuple, la mort est chez moi, la mort inflexible, inexorable, qui marque du doigt sur la pendule les heures qui restent à vivre à la personne que j'ai le plus aimée au monde. À nul de vous, dans un pareil moment, je n'oserais dire: «Quitte le lit d'agonie de ta femme et va où la patrie t'appelle, avec la certitude qu'à ton retour tu ne la trouveras plus.»

Et de grosses larmes, des larmes véritables, coulèrent de ses yeux.

—Eh bien! continua-t-il d'une voix rauque et altérée par les sanglots, envoyez-moi en Belgique, je suis prêt à partir; car moi seul puis quelque chose sur l'homme qui nous trahit et sur le peuple que l'on trompe.

De tous côtés ces cris retentirent:

—Pars! pars! punis Dumouriez, sauve la Belgique!

Danton fit signe à Jacques Mérey et s'élança hors de la Chambre.

Jacques Mérey rencontra Danton dans le corridor. Danton l'entraîna dans le cabinet d'un des secrétaires.

Ils étaient seuls.

Danton se jeta dans les bras de son ami. En tête à tête avec lui, il n'essayait pas de lui cacher ses larmes.

—Ah! lui dit-il, c'est toi que j'aurais dû envoyer en Belgique; mais, égoïste que je suis, j'ai besoin de toi ici.

—Pauvre ami! dit Mérey, lui serrant la main.

—Tu as vu ma femme hier, dit Danton.

—Oui.

—Comment va-t-elle?

Mérey fit un mouvement d'épaules.

—S'affaiblissant toujours, dit-il.

—Tu n'as aucun espoir de la sauver?

Jacques Mérey hésita.

—Parle-moi comme à un homme, lui dit Danton.

—Aucun, dit Jacques.

Danton poussa un soupir tiré du plus profond de son cœur.

—Combien de jours penses-tu qu'elle puisse vivre encore?

—Huit jours, dix jours, douze peut-être; mais une hémorragie peut l'emporter au moment où elle s'y attendra le moins.

—Mon ami, lui dit Danton, tu as tout entendu. Je pars; je vais essayer de sauver la Belgique que je plains, et Dumouriez que j'aime malgré moi. Tout ce que la science a de ressources, emploie-le pour prolonger sa vie. Ne m'écris pas: elle est morte ou elle va mourir; non, rien, laisse-moi dans l'ignorance, c'est le doute; le doute, c'est encore l'espérance.

Jacques Mérey fit signe d'obéissance.

—Si elle meurt, continua Danton d'une voix étouffée, embaume son corps, dépose-le dans un cercueil de chêne qui s'ouvrira avec une clef; puis dépose le cercueil dans un caveau provisoire. À mon retour, je lui achèterai une tombe définitive; mais, avant de la rendre pour toujours à la terre, je veux... je veux la revoir.

Jacques lui serra la main et détourna la tête; à son tour il pleurait.

—Tu promets de faire tout ce que je demande? demanda Danton.

—Je te le jure, dit Jacques.

—Attends encore, reprit Danton.

Mérey fit signe qu'il écoutait.

—Nous sommes des hommes, nous, dit-il; nourris du lait viril de la raison, nous avons mesuré les préjugés politiques et religieux en les combattant et nous les avons vaincus; mais elle, c'est une femme; elle est restée humble et croyante; il ne faut ni la mépriser ni lui en vouloir; c'est moi qui l'ai tuée par mes actes violents.

Danton hésita.

—Parle, lui dit Jacques.

—Elle demandera sans doute un prêtre; si elle n'en demande point, c'est peut-être qu'elle n'osera. Offre-lui-en un de toi-même; laisse-le lui choisir assermenté ou non. Quel qu'il soit, tu peux le protéger, protège-le. D'ailleurs, dans toutes ces pieuses commissions, elle aura sa mère qui recevra ses confidences et l'aidera. Quant aux deux enfants, ils sont trop faibles pour rien comprendre à leur malheur; laisse-les lui jusqu'au dernier moment, si le mal n'a rien de contagieux.

—Tu seras ponctuellement obéi.

—Et je t'aurai une reconnaissance éternelle.

—Dois-je t'accompagner chez toi?

—Non, je la quitte; je veux la voir seul; je veux lui dire adieu!

Puis, regardant Jacques:

—Toi aussi, lui dit-il, tu as un profond chagrin.

Jacques sourit tristement.

—Le tien a-t-il conservé quelque espoir?

—Bien peu, dit Jacques.

—Eh bien! à mon retour, tu me le raconteras, et l'inconsolable tentera de te consoler.

—Au revoir!... Hélas! à elle je vais dire adieu.

Et les deux hommes se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.

Puis Danton sortit avec un visage désespéré.

Jacques le regarda s'éloigner avec une profonde tristesse; puis, lorsque la porte se fut refermée sur lui:

—Heureux les humbles de science et les pauvres d'esprit, dit-il; ils croient à quelque chose au-delà de ce monde; tandis que nous!...

Et il sortit avec un visage plus désespéré en regardant le ciel que Danton n'était sorti en regardant la terre.

XLII

La communion de la terre

Liége n'avait pas suivi l'exemple de Bruxelles; elle s'était donnée de grand cœur à la Révolution. Sur cent mille votants, quarante seulement avaient refusé de se donner à la France, et dans tout le pays Liégeois qui réunissait vingt mille votants, il n'y eut que quatre-vingt-douze voix contre la réunion.

Il y a trois ou quatre ans, habitant momentanément Liége, j'eus le malheur d'écrire: Liége est une petite France égarée en Belgique. Cette phrase, bien historique cependant, souleva un tonnerre de malédictions contre moi.

Hélas! le malheur de Liége fut d'être trop française! Après avoir cru à la parole de la monarchie sous Louis XI, elle crut à la parole de la république sous la Convention; deux fois elle fut perdue par sa trop grande sympathie pour nous. Les Liégeois avaient à me reprocher l'ingratitude de la France. Ils nièrent le dévouement de Liége.

Par malheur, Liège ne savait pas quel était cet homme à face double qu'on appelait Dumouriez. Elle ignorait qu'il est difficile de tenir droite et haute l'épée loyale du soldat quand on a tenu la plume ambiguë des diplomaties secrètes de Louis XV; elle ne vit en lui que le défenseur de l'Argonne, que le vainqueur de Jemmapes, que l'homme qui avait eu besoin de se faire une position pour la vendre. Elle ne savait pas que cet homme ne pouvait s'empêcher d'écrire, de se mettre en avant, de se proposer; qu'après Valmy, il avait écrit au roi de Prusse, après Jemmapes à Metternich; qu'avant d'entrer en Hollande, il écrivait à Londres à M. de Talleyrand.

Il attendait toutes ces réponses qui ne venaient pas, lorsque Danton, qu'il n'attendait point, arriva.

Il le trouva, entre Aix-la-Chapelle et Liége, derrière une petite rivière qui ne pouvait servir de défense, la Roër.

Ce dut être une curieuse entrevue que celle de ces deux hommes.

Danton—chose incontestable—, avec son matérialisme en toute chose, avait un immense amour de la patrie.

Dumouriez, tout aussi matérialiste, mais plus hypocrite, n'avait, lui, qu'une volonté bien arrêtée de tout sacrifier, même la France, à son ambition.

Assez étonné en voyant Danton, il se remit aussitôt.

—Ah! dit-il, c'est vous?

—Oui, dit Danton.

—Et vous venez pour moi?

—Oui.

—De votre part ou de celle de la Convention?

—De toutes les deux. C'est moi qui ai proposé de vous envoyer quelqu'un, et c'est moi qui en même temps ai proposé d'y venir.

—Et que venez-vous faire?

—Voir si vous trahissez, comme on le dit.

Dumouriez haussa les épaules:

—La Convention voit des traîtres partout.

—Elle a tort, dit Danton, il n'y a pas tant de traîtres qu'elle le croit, et puis n'est pas traître qui veut.

—Qu'entendez-vous par là?

—Que vous êtes trop cher à acheter, Dumouriez; voilà pourquoi vous n'êtes pas encore vendu.

—Danton! dit Dumouriez en se levant.

—Ne nous fâchons pas, dit Danton, et laissez-moi, si je le puis, faire de vous l'homme que j'ai cru que vous étiez, ou l'homme que vous pouvez être.

—Avant tout, là où sera Danton, restera-t-il une place qui puisse convenir à Dumouriez?

—Si un autre que Danton pouvait tenir la place de Danton, soyez certain que je la lui céderais bien volontiers. Mais il n'y a que moi qui, d'une main, puisse souffleter ce misérable qu'on appelle Marat, et de l'autre arracher, quand le moment sera venu, le masque de cet hypocrite qu'on appelle Robespierre. Mon avenir, c'est la lutte contre la calomnie, contre la haine, contre la défiance, contre la sottise. Comme je l'ai déjà fait plus d'une fois, et comme je viens de le faire à la dernière séance de la Convention, je serai obligé de me ranger avec des gens que je méprise ou que je hais, contre des gens que j'estime et que j'aime. Crois-tu que je n'estime pas plus Condorcet que Robespierre et que je n'aime pas mieux Vergniaud que Saint-Just? Eh bien! si la Gironde continue à faire fausse route, je serai forcé de briser la Gironde, et cependant la Gironde n'est ni fausse ni traître; elle est sottement aveugle. Crois-tu que ce ne sera pas un triste jour pour moi que celui où je demanderai à la tribune la mort ou l'exil d'hommes comme Roland, Brissot, Guadet, Barbaroux, Valazé, Pétion?... Mais, que veux-tu, Dumouriez, tous ces gens-là ne sont que des républicains.

—Et que te faut-il donc?

—Il me faut des révolutionnaires.

Dumouriez secoua la tête.

—Alors, dit Dumouriez, je ne suis pas l'homme qu'il te faut, car je ne suis ni révolutionnaire ni républicain.

Danton haussa les épaules.

—Que m'importe! dit Danton, tu es ambitieux.

—Et, à ton avis, comment suis-je ambitieux?

—Par malheur, ce n'est ni comme Thémistocle ni comme Washington; tu es ambitieux comme Monck. Belle renommée dans l'avenir que celle d'avoir remis sur le trône un Charles II!

—Les Thémistocle ne sont pas de nos jours.

—Aussi ai-je dit: ou un Washington.

—Accepterais-tu donc un Washington?

—Oui, quand la révolution du monde sera faite.

—Celle de la France ne te suffit pas?

—Les véritables tempêtes ne sont pas celles qui soulèvent un coin de l'Océan; ce sont celles qui l'agitent d'un pôle à l'autre, et voilà où tu as manqué à ta mission, Dumouriez. Au lieu de faire la tempête en Belgique, et le vent de nos grandes journées ne demandait pas mieux que de souffler de l'Atlantique à la mer du Nord, tu y as fait le calme; au lieu de réunir la Belgique à la France, tu l'as laissée maîtresse d'elle-même.

—Et que devais-je faire?

—Tu devais mettre une main forte sur la Belgique et t'en servir pour délivrer l'Allemagne; la Belgique devait être pour toi un instrument de guerre et pas autre chose. Tu devais pousser en avant la vaillante population du pays wallon, qui ne demandait pas mieux, et en faire l'épée de la France contre l'Autriche. Toi, pendant ce temps, tu aurais organisé le Brabant et les Flandres; tu aurais décrété la révolution partout; tu aurais saisi les biens des prêtres, des émigrés, des créatures de l'Autriche; tu en aurais fait l'hypothèque et la garantie du million d'assignats que nous venons d'émettre. Tu devais enfin ne plus rien demander à la France, ni pain, ni solde, ni vêtements, ni fourrage. La Belgique devait fournir tout cela.

—Et de quel droit aurais-je disposé du bien des Belges?

—Est-ce sérieusement que tu demandes cela? Du droit du sang que l'on venait de verser pour eux à Jemmapes; du droit de l'Escaut qui va nous coûter une guerre acharnée, interminable, ruineuse contre l'Angleterre. Quand nous entreprenons pour la Belgique et pour le monde une lutte qui dévorera peut-être un million de Français; quand la France répandra du sang à faire déborder le Rhin et la Meuse, la Belgique hésiterait à donner en échange dix, vingt, trente, quarante millions! Impossible! Quand la France s'est levée, en 89, elle a dit: Tout privilège du petit nombre est usurpation. J'annule et casse par un acte de ma volonté tout ce qui fut fait sous le despotisme. Eh bien! du moment où la France a mis ce principe en avant, elle ne doit pas s'en départir. Partout où elle entre, elle doit se déclarer franchement pouvoir révolutionnaire, se déclarer franchement, sonner le tocsin. Si elle ne le fait pas, si elle donne des mots et pas d'actes, les peuples, laissés à eux-mêmes, n'auront pas la force de briser leurs fers. Nos généraux doivent donner sûreté aux personnes, aux propriétés, mais celles de l'État, celles des princes, celles de leurs fauteurs, de leurs satellites, celles des communautés laïques et ecclésiastiques, c'est le gage des frais de la guerre. Rassurez les peuples envahis, donnez-leur une déclaration solennelle que jamais vous ne traiterez avec leurs tyrans. S'il s'en trouvait d'assez lâches pour traiter eux-mêmes avec la tyrannie, la France leur dira: «Dès lors, vous êtes mes ennemis,» et elle les traitera comme tels. Oh! quand on creuse, en fait de révolution, il faut creuser profond, sans quoi l'on creuse sa propre fosse.

—Mais alors, dit Dumouriez, qui avait écouté avec la plus profonde attention, vous voulez donc qu'ils deviennent comme nous misérables et pauvres?

—Précisément, dit Danton; il faut qu'ils deviennent pauvres comme nous, misérables comme nous; ils accourront à nous, nous les recevrons.

—Et après?

—Nous en ferons autant en Hollande.

—Et après?

—Non, non, plus loin, toujours plus loin, jusqu'à ce que nous ayons fait la terre à notre image.

Dumouriez se leva.

—Vous êtes fou, dit-il.

Et il alla s'appuyer le front à une vitre; la tête lui flambait.

—C'est vous qui êtes fou, dit tranquillement Danton, puisque c'est vous qui êtes forcé de rafraîchir votre tête.

Puis, après un instant de silence:

—Vous avez donc oublié ce que vous avez dit à Cambon, quand nous vous avons fait nommer général de l'armée que nous envoyions en Belgique, reprit Danton.

—J'ai dit bien des choses, répliqua Dumouriez du ton d'un homme qui ne se croit pas obligé de se souvenir de tout ce qu'il a dit.

—Vous avez dit: «Envoyez-moi là-bas et je me charge de faire passer vos assignats.»

—Faites qu'ils ne perdent pas, et alors je les ferai passer, dit Dumouriez.

—Le beau mérite, fit Danton; mais c'est à vous autres généraux de la Révolution de nous conquérir assez de terre pour que nos assignats ne perdent pas; la Révolution française n'est pas seulement une révolution d'idées, c'est une révolution d'intérêts, c'est l'émiettement de la propriété dont l'assignat est le signe. Vous n'avez qu'un assignat de vingt francs, mon brave homme, soit, nous vous donnerons pour vingt francs de terre; quand vous aurez pour vingt francs de terre vous en voudrez quarante, rien n'altère comme la propriété. Il y a chez nos paysans et même chez ceux de la Vendée, il y a chez les paysans belges, il y a chez les paysans du monde entier, qui ont été pauvres, qui ont connu la glèbe, la corvée, le servage, qui ont fécondé enfin la terre pour d'autres, il y a une religion bien autrement enracinée que la religion catholique, apostolique et romaine, il y a la religion naturelle, celle de la terre; appelez tous les indigènes à cette communion, et que l'assignat en soit l'hostie! Et alors vous pourrez dire à tous les rois du monde: «Oh! rois du monde, nous sommes plus riches que vous tous.»

—Et c'est alors, dit en riant Dumouriez, que vous me permettrez d'être Washington.

—Alors soyez ce que vous voudrez, car la France sera assez forte pour ne plus craindre même César.

—Mais jusque-là...

—Jusque-là, si vous songez à trahir, à nous donner un roi ou à vous faire dictateur, guerre à mort!

—Oh! quant à moi, fit Dumouriez, ma tête tient bien sur mes épaules; elle y est soutenue par vingt-cinq mille soldats.

—Et la mienne, dit Danton, par vingt-cinq millions de Français.

Et les deux hommes se quittèrent sur ces paroles, envisageant déjà chacun de son côté le moment où l'on en viendrait aux mains.

XLIII

Liége

Deux heures après, Danton était à Liége, examinant par lui-même l'état des esprits.

L'annonce de l'arrivée du célèbre tribun fut reçue diversement par les Liégeois, mais cependant il est juste de dire que le sentiment le plus général fut celui de la crainte.

Depuis que Danton, voyant Marat, Robespierre et Panis assez lâches pour renier le 2 septembre, qui était leur œuvre, avait pris la responsabilité de ces terribles journées, il apparaissait aux populations ignorantes de son dévouement comme le fantôme de la terreur. En voyant ce visage labouré par la petite vérole, bouleversé par les passions, en écoutant cette voix tonnante qui avait quelque chose du rauquement du lion, le premier sentiment qu'on éprouvait était l'effroi. Ceux-là seuls qui avaient vu ce visage terrible s'adoucir devant la douleur, cet œil orageux se mouiller des larmes de la pitié, qui avaient senti pénétrer jusqu'à leur cœur cette voix dont les cordes douces étaient accompagnées d'un tendre frémissement, savaient tout ce qu'il y avait dans cette âme d'amour pour la France et de fraternité pour le genre humain.

À peine arrivé, Danton se rendit à la commune, où il convoqua au son de la cloche, comme au jour des grandes assemblées nationales, les notables et le peuple.

Là il monta à la tribune, là il exposa le plan de la France; il mit son cœur à nu, le montra plein de l'amour des peuples opprimés. Il raconta Valmy, il raconta Jemmapes, il expliqua la nécessité de la mort du roi. Il déplora que la France eût fait le procès d'un seul individu et non pas celui de la race tout entière. Il les montra assignés tour à tour à la barre de la Convention, faisant défaut, mais accusés, mais jugés tour à tour, Frédéric-Guillaume avec ses maîtresses, Gustave de Suède avec ses mignons, Catherine de Russie avec ses amants; Léopold, épuisé à quarante ans, et composant lui-même les aphrodisiaques à l'aide desquels il essaye de redevenir homme; Ferdinand, nouveau Claude aux mains d'une autre Messaline; enfin Charles IV d'Espagne pansant ses chevaux, tandis que son favori Manuel Godoy et sa femme Marie-Louise conduisaient son royaume à la guerre civile et à la famine. Le procès, non pas du roi, mais de la royauté, fait alors, la révolution commençait la conquête du monde.

Puis, tout en exaltant le dévouement de Liége, tout en montrant ce qu'elle venait de mettre au jour de courage et de patriotisme, il sépara la Belgique en vrais Belges et en faux Belges.

Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la vie de la Belgique, c'est-à-dire qu'elle respirât par l'Escaut et par Ostende cet air vivace de la mer que l'on appelle le commerce.

Il montra que les vrais Belges étaient ceux-là qui voulaient la tirer des mains improductives et égoïstes des moines pour la remettre aux mains de ses grands artistes, les Rubens, les van Dyck, les Paul Porter, les Ruysdaël et les Hobbema.

Il montra enfin que les vrais Belges étaient ceux qui reniaient la vieille tyrannie des Pays-Bas, la suprématie des villes sur les campagnes, qui voulaient la liberté et l'égalité pour les paysans comme pour les notables et qui luttaient franchement contre les faux Belges, qui mettaient la patrie dans les confréries et les corporations et qui voulaient maintenir le pays étouffé et captif.

Tout cela, c'est ce que les Liégeois avaient pensé tous, mais ce que personne ne leur avait formulé encore; puis on sait combien dans ses moments de grandeur Danton se transfigurait. Homme étrange qui avait l'enthousiasme et qui n'avait pas la foi!

Tout à coup une vague inquiétude se répand dans l'auditoire; quelques personnes entrent et ressortent effarées, et trois ou quatre voix font entendre ces paroles terribles:

—Les Français sont en retraite sur Liége!... Dans une heure, les Autrichiens seront ici!...

—Un cheval et vingt-cinq hommes de bonne volonté pour faire une reconnaissance! s'écria Danton.

Les vingt-cinq hommes se présentèrent; dans dix minutes ils seront à cheval à la porte de l'hôtel de ville.

Au bout de cinq minutes, on amenait à Danton un cheval tout caparaçonné.

Il saute dessus en excellent cavalier qu'il était, court à la boutique d'un armurier, achète une paire de pistolets, les charge, les met dans ses fontes, se fait donner un sabre dont la poignée aille à sa puissante main, paye en or, met son chapeau à plumes au bout de son sabre, crie: «À moi les volontaires!» les réunit et s'élance sur la route de Maestricht.

Quinze jours auparavant, Miranda, qui l'a attaquée parce que, sur la parole de Dumouriez, à la première bombe elle devait se rendre, a jeté sur Maestricht cinq mille bombes, et cela inutilement.

Avant d'arriver aux portes de Liége, Danton a déjà rencontré des fugitifs. Ils appartiennent au corps d'armée de Miaczinsky qui, après un combat meurtrier contre les Autrichiens commandés par le prince de Cobourg, combat dans lequel il a défendu une à une les maisons d'Aix-la-Chapelle, est obligé de faire retraite sur Liége.

Alors Danton change de route, et, au lieu de s'avancer vers Maestricht, il pousse sa reconnaissance du côté d'Aix-la-Chapelle.

Il interroge alors les fugitifs et apprend que, outre le prince de Cobourg et les Autrichiens qu'il a devant lui, le prince Charles pousse hardiment les impériaux au-delà de la Meuse et est à Tongres. Mais cela ne lui suffit pas, il veut voir de ses yeux; il s'avance jusqu'à Soumagne, et voit de là les têtes de colonnes autrichiennes qui débouchent d'Henry-Chapelle.

Il n'y a rien à faire qu'à protéger dans sa retraite cette noble population de Liége. Il rentre dans la ville. Il espérait y trouver Miranda, dont on lui avait fort vanté le calme et le courage; il n'y trouve que Valence, Dampierre et Miaczinsky, qui, se jugeant trop faibles pour risquer une bataille, veulent se retirer immédiatement sur Saint-Trond, où ils feront leur jonction avec Miranda et où ils attendront Dumouriez. Dès lors, il n'y a pas un instant à perdre. Au son des cloches, Danton rassemble de nouveau les Liégeois au palais communal. Là, il expose la situation à cette malheureuse population sans lui rien cacher, lui offre l'hospitalité au nom de la France; il ne l'abandonnera pas qu'elle ne soit hors de danger, mais il lui avoue qu'il y va de la mort pour elle à ne pas s'exiler.

Il était cinq heures de l'après-midi; la neige tombait à ce point que les Autrichiens ne crurent pas devoir se risquer dans les trois lieues qui leur restaient à faire pour atteindre Liége. Heureux répit donné à la ville. S'ils eussent continué leur marche, ils surprenaient les Liégeois avant qu'ils eussent eu le temps d'évacuer la ville.

C'est là que Danton déploie cette merveilleuse activité dont la nature l'a doué pour les situations extrêmes. Il va chez les riches, quête de l'argent pour les pauvres, met en réquisition tous les chevaux, toutes les voitures, toutes les charrettes, envoie commander du pain à Landen et à Louvain, fait prévenir Bruxelles de l'émigration, garnit les charrettes de paille et de foin et y entasse les femmes et les enfants, fait placer les malades dans les voitures les plus douces, forme un corps de cavalerie avec les quatre cents chevaux qu'il trouve dans la ville, un corps d'infanterie avec tout ce qu'il y a d'hommes valides, donne son cheval au bourgmestre, et se met à l'arrière-garde, à pied, le fusil sur l'épaule.

Dans la nuit du 4 mars, par un temps épouvantable plus froid qu'en hiver, par une grêle effroyable qui lui coupe le visage, la lugubre procession se met en chemin, comme ces anciennes populations chassées par les barbares et qui, sans savoir où elles s'arrêtaient, allaient en quête d'une nouvelle patrie.

Il y avait huit lieues de Liége à Landen.

Les pleurs des enfants, les gémissements des femmes, les plaintes des malades et des blessés, mêlés à la population fugitive, faisaient de cette retraite quelque chose qui brisait le cœur et surtout le cœur de Danton, si pitoyable aux Liégeois.

Puis joignez à cette douleur profonde la séparation de Paris, cet arrachement du cœur; sa femme adorée mourante dans sa triste maison du passage du Commerce, qu'il trouverait vide en rentrant.

Et cependant il n'eut pas l'idée d'abandonner un instant, mauvais pasteur, le troupeau douloureux qu'il conduisait. Son devoir était là qui le rivait à la triste émigration bien plus sûrement qu'une chaîne.

Vers huit heures, les premières voitures atteignirent Landen. Alors Danton passa de l'arrière-garde à la tête de la colonne; il fit ouvrir toutes les portes, faire du feu devant toutes les maisons et barricader avec les voitures vides la rue de Maestricht.

Des sentinelles à cheval furent placées sur la grand-route. Si l'on avait à craindre une attaque de l'ennemi, c'était du côté de Saint-Trond, que nos troupes avaient abandonné pendant la nuit.

Vers midi, les sentinelles se retirèrent; on entendait les pas d'une troupe de chevaux.

Danton plaça dans les deux premières maisons une vingtaine de chevaliers de l'arquebuse et une soixantaine d'autres derrière les charrettes; il recommanda à chacun de viser les hommes et d'épargner les chevaux dont on avait besoin pour les malades et les nouvelles charrettes que l'on pourrait se procurer à Landen.

Ces cavaliers dont on avait entendu le bruit, c'était un escadron de uhlans qui allaient à la découverte.

La neige tombait épaisse, on ne voyait pas à cinquante pas devant soi; les cavaliers autrichiens approchèrent sans défiance jusqu'à trente pas de la barricade. Tout à coup une fusillade terrible éclata, et une soixantaine d'hommes tombèrent de leurs chevaux qui, tout effarés, s'élancèrent dans toutes les directions.

Les uhlans en désordre se retirèrent pour aller se reformer à un quart de lieue, puis ils revinrent au grand galop sur la barricade; mais, en arrivant à la ligne de morts qu'ils avaient laissée, ils essuyèrent une seconde grêle de balles qui leur faucha encore une trentaine d'hommes.

Cette fois ils tournèrent bride, mais pour ne plus reparaître.

Chacun se mit alors à courir après les chevaux sans maître, tandis que de nouveaux volontaires accourus au bruit commencèrent à dépouiller les uhlans de leurs pelisses et de leurs colbacks, destinés à faire des fourrures pour les femmes et pour les enfants.

Toutes les maisons de la rue de Saint-Trond furent ouvertes pour recevoir les Liégeois fugitifs, et de grands feux furent faits dans les cheminées. Là, on eut du pain et de la bière en abondance. Danton paya en bons sur le trésorier général.

À deux heures, on put se remettre en route. Il n'y avait que six lieues de Landen à Louvain. Les chevaux, les pelisses et les colbacks des uhlans avaient apporté de grands soulagements dans la retraite.

Ils avaient été d'autant mieux reçus que nous n'avions eu ni tués ni blessés.

On arriva à Louvain vers neuf heures du soir. Toute la ville était illuminée pour faciliter les bivouacs dans la rue; les femmes et les enfants furent reçus dans les maisons, les hommes restèrent dehors.

Danton refusa les logements et les lits qu'on lui offrait, il se jeta sur une botte de paille et dormit.

Il se réveilla sombre et frissonnant entre minuit et une heure. Il avait vu sa femme en rêve. Il était convaincu qu'elle était morte à cette heure et était venue lui dire adieu.

C'était dans la nuit du 6 au 7 mars.

Le lendemain, il voulait prendre congé des pauvres fugitifs; ils n'avaient plus rien à craindre de l'ennemi. Les lignes françaises s'étaient reformées derrière Saint-Trond. Le corps d'armée de Miranda tout entier bivaquait entre Landen et Louvain.

Mais il semblait à ces pauvres gens que Danton, ce tribun si redouté, cet homme de sang, était leur palladium. Les femmes se mirent à genoux sur son chemin; elles firent joindre les mains aux petits enfants.

Il pensa à ses petits enfants et à sa femme, poussa un soupir... mais il resta.

XLIV

L'agonie

Pendant ce temps, Jacques Mérey, fidèle à la promesse qu'il avait faite à son ami, luttait contre le mal de tout le pouvoir de la science.

En quittant Danton dans le cabinet d'un des secrétaires de la Convention, il avait laissé à celui-ci deux heures pour faire ses adieux à sa femme; mais les adieux du terrible olympien n'étaient pas de ceux que l'on fait à une femme mourante.

Il trouva Mme Danton souriante et brisée tout à la fois.

À cette époque, où les travaux chimiques du dix-neuvième siècle sur le sang n'étaient point faits encore et où l'on ignorait sa composition et ses éléments, la maladie dont Mme Danton était atteinte n'était point ou était à peine connue sous le nom d'anémie, mais sous le nom d'anévrisme, avec lequel on la confondait.

Toute excitation exagérée et persistante du système nerveux peut amener l'anémie, c'est-à-dire sinon l'absence du moins l'appauvrissement du sang; mais ce sont surtout les chagrins et l'abattement moral prolongés qui ont ce résultat fatal; alors les globules sanguins qui composent en partie le sang diminuent dans des proportions effrayantes, et des hémorragies se produisent par l'effet plus aqueux du sang.

On comprend parfaitement, le tempérament de Mme Danton étant donné comme celui d'une femme calme, douce et religieuse, que les événements auxquels son mari avait pris part, que ceux bien plus encore dont il avait été le héros, eussent produit sur la santé de sa femme ce terrible changement.

Jacques Mérey l'avait déjà examinée avec la plus grande attention; mais le docteur, au courant de la science, la dépassant quelquefois à force de travail et de génie, ne pouvait voir autre chose dans l'état de Mme Danton que ce qu'y eût vu le plus habile médecin.

La malade était couchée sur une chaise longue; elle avait le visage blême, les lèvres pâles, les joues décolorées. Il découvrit les bras et la poitrine: les bras et la poitrine avaient la teinte blafarde du visage. La langue et toutes les muqueuses participaient à cette pâleur.

Il lui prit le poignet; le pouls était petit, insensible, intermittent; parfois la chaleur de la peau était diminuée.

Mme Danton regarda tristement Jacques Mérey.

—Voulez-vous me dire ce que vous éprouvez? lui demanda-t-il.

—Une grande difficulté de vivre, répondit la malade; de l'essoufflement au moindre exercice.

—Des palpitations?

—Oui, des étourdissements, des étouffements, des éblouissements, des tintements d'oreille.

—Y a-t-il longtemps que vous avez perdu du sang?

—Ce matin, la valeur d'un verre à peu près.

—Par la bouche ou par le nez?

—Par le nez.

—L'a-t-on mis de côté?

—Oui, ma belle-mère a dû le mettre à part.

Jacques appela Mme Danton la mère; elle apporta le sang qu'elle avait conservé dans un plat creux.

La fibrine était presque nulle, tout était tourné en sérosité.

Jacques prit un papier et une plume.

Puis il prescrivit une décoction de quinquina et une préparation martiale, espèce d'opiat que l'on faisait avec de la limaille de fer et du miel.

Mme Danton devait prendre trois petits verres à bordeaux de quinquina en décoction par jour, et toutes les heures manger une cuillerée à café de miel et de limaille.

Elle devait boire, chaque fois qu'elle aurait soif, une tisane amère.

Jacques prit congé de Mme Danton.

Elle le suivit des yeux, et, lorsqu'il fut à la porte, comme il se retournait, leurs yeux se rencontrèrent.

—Vous voulez me demander quelque chose, dit Jacques, qui se rappela les confidences que Danton lui avait faites relativement aux tendances religieuses de sa femme.

—Oui, dit-elle.

Jacques se rapprocha de son lit.

Elle lui prit la main et le regarda.

—Je suis femme, dit-elle, et fidèle à la croyance de nos pères, je ne voudrais pas mourir hors de l'Église. Promettez-moi de me dire quand il sera temps d'envoyer chercher un prêtre.

—Rien ne presse, madame, répondit Jacques.

—Il ne faudrait point par crainte de m'impressionner, continua Mme Danton, m'exposer à ne pas remplir mes devoirs religieux. Je ferais une mauvaise mort. Et d'ailleurs, ajouta-t-elle, il me faut un peu de temps pour trouver un prêtre.

—Vous voulez un prêtre non assermenté? demanda le docteur.

—Oui, fit-elle en baissant les yeux.

—Prenez garde, ces hommes-là sont des fanatiques qui ne comprennent point la parole de Dieu. Ils seront implacables.

—Pour moi? n'ai-je pas toujours été bonne mère et chaste épouse?

—Non, pour votre mari.

Elle resta pensive un instant.

—Je veux essayer d'abord d'un prêtre non assermenté, dit-elle; s'il est trop sévère, vous m'en irez chercher un autre à votre choix.

Jacques s'inclina.

—Cette pensée de la confession vous tourmente-t-elle? demanda Jacques.

—Oui, je l'avoue.

—Eh bien! quand il sera temps, je préviendrai votre belle-mère et elle viendra avec le prêtre.

Mme Danton sourit, laissa retomber sa tête sur le dossier de la chaise longue, et poussa un soupir de satisfaction.

Pendant un jour ou deux, les remèdes du docteur opérèrent avec une certaine efficacité. Mais le troisième jour les symptômes fâcheux reprirent le dessus. La vue se troubla, des points noirs se dessinèrent sur les objets, la susceptibilité nerveuse devint extrême. Jacques constata ces symptômes, ordonna les toniques les plus efficaces qu'il put trouver, mais, en quittant Mme Danton, il dit à la belle-mère:

—Demain, allez chercher le prêtre.

Le lendemain, le docteur comptait n'aller voir la malade qu'à sa sortie de la séance, afin de lui laisser tout le temps d'accomplir ses devoirs religieux; mais, vers les deux heures de l'après-midi, Camille Desmoulins accourut, lui annonçant que Mme Danton était au plus mal.

Il priait Jacques de tout quitter pour lui porter secours.

Le docteur fut étonné; il connaissait les accidents habituels de la maladie, et ne croyait pas à la mort avant quatre ou cinq jours.

Il interrogea Camille, qui ne put rien lui dire autre chose, sinon que la belle-mère de Mme Danton était accourue chez lui pour lui dire que sa fille était au plus mal.

Jacques prit une voiture et se fit conduire passage du Commerce; les enfants et la belle-mère pleuraient; Mme Danton priait, les yeux fermés et les mains jointes.

Des larmes coulaient entre ses paupières fermées.

Il demanda ce qui s'était passé.

La belle-mère secoua la tête.

—Il a refusé l'absolution? demanda Jacques.

—Il l'a maudite.

—Pourquoi lui avez-vous dit chez qui il était? Le nom des mourants n'est pas un péché, et le prêtre n'a pas besoin de le savoir.

—Oh! je ne l'avais pas dit, répondit Mme Danton la mère; je m'étais rappelé votre recommandation. Mais, en entrant ici, il a vu le portrait de mon fils, par David. Il l'a reconnu, alors sa poitrine s'est gonflée de colère, ses yeux sont devenus sanglants, il a étendu la main vers la peinture.

»—Pourquoi avez-vous le portrait de ce réprouvé ici? a-t-il demandé.

»Nous n'avons répondu ni l'une ni l'autre.

»—Tant que ce portrait sera ici, a-t-il dit en étendant le poing vers lui, Dieu n'y entrera pas!

»Alors Georges, l'aîné des fils de Danton, s'est avancé vers le prêtre et lui a dit:

»—Pourquoi montrez-vous le poing à papa?

»—Cet homme est ton père! s'est écrié le prêtre.

»—Mais oui, cet homme est mon père, a répondu l'enfant.

»—Arrière, reptile!

»—Monsieur! a dit ma belle-fille en étendant les bras vers son enfant.

»—Ah! vous êtes sa mère, ah! vous êtes la femme de cet homme, ah! vous avez vécu avec ce Satan, avec ce réprouvé, avec cet antéchrist, et vous espérez le pardon du Seigneur. Jamais! jamais! jamais! mourez dans l'impénitence finale. Je vous maudis, et que ma malédiction tombe sur lui, sur vous et sur vos enfants, jusqu'à la troisième et la quatrième génération.

»Et il est sorti.

»Les enfants pleuraient, ma fille s'est évanouie. J'ai couru chez Camille et vous l'ai envoyé. Voilà l'histoire telle qu'elle s'est passée.»

—Le misérable! s'écria Jacques. Je l'avais prévu.

Puis, se tournant vers Mme Danton, qui restait muette et immobile:

—Je vais vous en chercher un, moi, dit-il, et qui ne vous maudira pas.

Il sortit, remonta dans son fiacre, courut à la Convention et ramena l'évêque de Blois, le digne Grégoire.

Celui-ci entra avec le sourire sur les lèvres et la bénédiction dans le cœur.

—Je ne vous ferai qu'une question, madame, lui dit-il.

Elle rouvrit ses yeux pleins de larmes, et, voyant le costume épiscopal de son visiteur:

—Laquelle, monseigneur? demanda-t-elle.

—Aimez-vous votre mari?

—Je l'adore, dit-elle.

—Eh bien! répliqua l'évêque, vous avez dû souffrir au-delà des péchés que vous avez commis. Je vous absous.

Alors il s'assit près d'elle, lui parla de Dieu, de sa bonté infinie; il alla chercher les fibres les plus secrètes du cœur de la mère et de l'épouse, et, comme il vit que, rassurée sur elle, c'était pour le salut de son mari qu'elle tremblait, il lui montra Dieu créant dans sa science de l'avenir les hommes pour les époques où ils doivent vivre, et mesurant sa miséricorde aux missions terribles que les Titans révolutionnaires reçoivent de lui.

Il l'avait trouvée dans les larmes et rebelle à la mort. Il la quitta pleine d'espérance et tendant les bras à la grande consolatrice de tous les maux.

Jacques, dès lors, n'eut plus qu'à adoucir matériellement, autant qu'il était en son pouvoir, le terrible passage de l'éternité.

Le lendemain, la maladie avait fait de nouveaux progrès et les symptômes étaient plus graves. La vue se perdait tout à coup, et, pendant des intervalles qui allaient toujours s'augmentant, l'enflure des jambes gagnait le corps; il y avait des syncopes pendant lesquelles on croyait que la malade allait succomber; la parole devenait lente et inintelligible.

La journée du 4 au 5 se passa ainsi.

Les journées du 5 et du 6 ne furent qu'une longue agonie. De temps en temps, la malade rouvrait les yeux et les fixait sur le portrait de son mari, qu'elle voyait comme à travers un brouillard. Elle voulait parler, mais elle ne pouvait articuler qu'une espèce de souffle modulé dans lequel on croyait reconnaître le nom de baptême de son mari: Georges.

Enfin, vers le soir du 6, le coma s'empara d'elle; vers minuit, elle fit quelques mouvements produits par une convulsion; enfin, entre minuit et une heure, elle prononça distinctement le mot: «Adieu!» et expira.

Jacques Mérey alla à la pendule, et l'arrêta à minuit trente-sept minutes.

C'était juste l'heure à laquelle Danton avait affirmé qu'elle lui était apparue.

Jacques suivit de point en point les instructions de Danton; il plongea le cadavre dans une dissolution concentrée de sublimé corrosif, il le mit dans une bière de chêne s'ouvrant à l'aide d'une serrure, dont il garda la clef. Enfin, après toutes les cérémonies de l'Église, après une messe mortuaire, où officia l'évêque de Blois, le cadavre de la noble créature fut déposé dans un caveau provisoire du cimetière Montparnasse.

Celui qui la conduisit à sa dernière demeure ne se doutait pas que, dans ce même pays où il avait contribué à détruire la royauté et la superstition, sous le règne du fils de Philippe-Égalité, l'archevêque de Paris, M. de Quélen, refuserait une messe à son cadavre, et qu'il serait porté à sa dernière demeure sans prières et sans prêtre, au milieu du concours vengeur de vingt mille citoyens.

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