Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux
Retardé pendant deux heures. Sois sans inquiétude, sœur chérie, et attends-moi à cinq heures sous l'arbre de la science du bien et du mal,
Ton frère,
Jacques.
C'était ainsi que le docteur appelait le pommier, depuis l'aventure où, pour la première fois, Éva avait rougi.
Puis il noua le billet au cou de Scipion et lui ordonna d'aller retrouver Éva.
Scipion obéit.
Il trouva Éva près du ruisseau où il avait l'habitude de boire; il vint à elle: la jeune fille dénoua le billet, et, quoiqu'il ne portât aucune trace d'écriture, elle lut.
Éva n'avait ni montre ni pendule, mais, sans même regarder le ciel pour voir où en était le soleil, à cinq heures moins cinq minutes, elle vint s'asseoir sur le tertre.
À cinq heures précises, Jacques, rentré par la petite porte du jardin, venait s'asseoir à l'ombre du pommier où Éva, cinq minutes auparavant, venait s'asseoir elle-même.
Jacques poussa un cri de joie, Éva avait la seconde vue.
Il faisait une belle soirée d'automne. Les deux amants étaient fiers et heureux de vivre, de se voir, de se toucher sympathiquement par toutes les fibres de l'âme; leur poitrine se gonflait superbement, il leur semblait à chaque bouffée d'air qu'ils respiraient le ciel.
À la figure solennelle et grave de Jacques, Éva se douta tout de suite qu'elle allait recevoir une communication délicate et importante.
Et en effet celui-ci regardait doucement et sérieusement la jeune fille.
—Éva, lui dit-il, j'ai exercé jusqu'ici sur vous une action qui était nécessaire pour vous amener au point moral et physique où vous êtes parvenue aujourd'hui, mais à laquelle je renonce. Au moment où je vous parle, je retire à moi toute ma puissance magnétique; je vous rends la triple liberté de l'âme, du cœur et de l'esprit; je vous rends votre libre arbitre enfin; ce n'est point à moi que vous allez obéir, c'est à vous-même. Jusqu'ici, nous n'avons jamais parlé ensemble de l'engagement que l'homme contracte avec la femme et qu'on appelle le mariage; les devoirs de cet état, je vous les expliquerai plus tard, nous n'en sommes encore qu'aux fiançailles. Vous avez jusqu'ici vécu dans la solitude, il est temps de vous mettre en relations avec le monde et de choisir un homme que vous aimiez.
—Jacques, vous savez bien que c'est inutile, répondit Éva, mon fiancé, c'est vous.
Jacques appuya la main d'Éva contre son cœur, et, tirant un anneau d'or de son doigt:
—Si telle est votre volonté, Éva, telle est aussi la mienne. Recevez donc, selon l'usage, cet anneau d'or, c'est le témoin de notre promesse, c'est notre anneau de fiançailles.
Et il lui glissa au doigt un anneau magnétisé par lui avec l'intention que toutes les fois qu'Éva penserait à Jacques ayant cet anneau à la main, elle le verrait, tout absent qu'il fût, sinon avec les yeux du corps, du moins avec les yeux de l'âme.
XIII
Unde ortus?
Arrivés au point où en étaient les deux amants, c'est dire au jour de leurs fiançailles, une grave question devait se présenter à leur esprit, sinon comme un obstacle, du moins comme une inquiétude.
De qui Éva était-elle la fille?
On sait comment Jacques Mérey avait obtenu du braconnier et de sa mère l'enfant qu'il avait emportée chez lui.
Deux motifs les avaient déterminés à confier la petite fille au docteur: le premier, tout égoïste, est qu'en l'emportant, il les débarrassait d'un grand ennui.
Le second, moins personnel, était l'espérance que les soins de Jacques Mérey pourraient améliorer l'état de l'idiote.
Mais, en l'emportant, le docteur avait pris l'obligation formelle de rendre l'enfant le jour où elle serait réclamée par ses parents véritables.
La certitude où il était que ses parents n'étaient ni le braconnier ni la vieille femme, la certitude qu'il avait que sa vraie famille avait voulu se débarrasser d'elle en la déposant chez le braconnier, lui donnait l'espoir qu'elle ne serait jamais réclamée.
C'est pour cela qu'il avait enfermé Éva dans le paradis terrestre qu'il lui avait créé et qu'il ne l'avait laissé voir que des quelques personnes que nous avons nommées.
La première, la seconde, la troisième année même, Joseph, c'était le nom du braconnier, et Magdeleine, c'était celui de la vieille femme, n'étaient venus qu'une fois chaque année prendre des nouvelles de l'enfant et demander à la voir.
Chaque fois, Éva avait été apportée devant eux; mais, comme dans les trois premières années sa guérison n'avait pas fait de grands progrès, ils avaient à peu près perdu l'espérance que le docteur, si savant qu'il fût, pût jamais faire de cette créature inerte, sans parole et sans pensée, un être digne de prendre sa place dans le monde des intelligences.
Puis, il faut bien accuser Jacques Mérey de cette petite tromperie dans laquelle son cœur avait fait taire sa conscience: quand le mieux s'était déclaré d'une manière sensible, c'est lui qui, sans attendre que Joseph et sa mère vinssent demander des nouvelles d'Éva, allait leur en porter.
Pour se faire un ami du braconnier, à chacune de ses visites, il lui faisait cadeau de quelques boîtes de poudre et de quelques livres de plomb que le braconnier, qui n'osait acheter ces objets à la ville, recevait toujours avec une vive reconnaissance.
Aux questions sur l'état, sur la santé d'Éva, le docteur répondait évasivement:
—Elle va un peu mieux, je n'ai pas perdu l'espérance, la nature est si puissante!
Et naturellement le braconnier, qui voyait toujours dans Éva la boule informe de chair qu'on avait emportée de chez lui, haussait les épaules en disant:
—Que voulez-vous, docteur, à la grâce de Dieu!
Puis les deux hommes allaient faire un tour ensemble dans la forêt. Après que le docteur avait eu soin de laisser sa bourse à la vieille mère, il tuait un ou deux lièvres, trois ou quatre lapins; il rapportait son gibier à la maison et se gardait bien de parler à qui que ce soit de la course qu'il venait de faire et des gens qu'il avait visités.
Quant à Éva, elle avait été longtemps insouciante de sa naissance, comme de tout. Mais, lorsque sa naissance morale eut tiré son esprit des limbes où cette espèce d'hydrocéphalie dont elle était atteinte l'avait reléguée, elle commença à se préoccuper de son origine.
Elle avait un vague souvenir d'avoir revu, dans une des dernières visites qu'ils lui avaient faites, le braconnier et sa mère. Mais ce souvenir n'avait rien de tendre, et aucun souvenir filial ne se remuait pour eux dans son cœur.
Jacques Mérey lui avait dit que deux ans ils avaient eu soin d'elle; elle leur était reconnaissante de ces soins, mais aucune voix intérieure ne lui disait: «Cet homme est ton père, cette femme est ta mère.»
Il y a plus: toutes les fois qu'elle abordait cette question, Jacques Mérey l'écartait avec un certain malaise qui laissait des traces sur son visage.
Si bien qu'elle avait fini par ne plus faire de questions sur sa naissance, et par ne plus chercher à connaître ses parents.
Dans une nature comme celle d'Éva, ouverte à toutes les intuitions primitives, ce silence avait lieu d'étonner.
Souvent Jacques Mérey l'avait trouvée triste, soucieuse, inquiète; son cœur cherchait une voix mystérieuse lui demandant:
—Qui es-tu?
L'être humain est si faible, si borné, si calamiteux, qu'il a besoin pour ne pas s'effrayer de lui-même de se chercher des points d'appui et des racines dans ceux qui l'ont précédé sur la terre. Il a besoin de savoir d'où il sort, par quelle porte il est entré dans la vie, à quel bras il s'est appuyé pour faire ses premiers pas.
Ombrageux, il a besoin de sentir un passé derrière lui; de là le culte des ancêtres chez les Indiens comme chez tous les peuples primitifs. L'homme se considère comme une bouture de l'arbre généalogique; comme une bouture de cet arbre, c'est à lui qu'il rapporte ses destinées. Le fils est responsable de l'âme de son père et du sort qui attend cette âme dans l'autre monde. S'il accomplit fidèlement les sacrifices, s'il remplit ses devoirs envers sa caste, il achève et développe, dans sa propre existence, l'immortalité de celui qui lui a donné le jour. Cette transmission, cette solidarité, cette communion de l'homme avec ses ancêtres, qui forme l'élément principal des anciens dogmes, tout cela est une suite de l'inquiétude du sang pour remonter à la source.
Au nombre des questions dont l'homme doit sérieusement se préoccuper chaque fois qu'il pense et qu'il fait un retour sur lui-même, le savant Linné met en première ligne celle-ci:
—Unde ortus? (D'où viens-je?)
Pour répondre à cette question, les peuples nouveau-nés ont eu recours aux généalogies.
On connaît celle de saint Luc, qui fait remonter Jésus jusqu'au premier homme et le premier homme jusqu'à Dieu.
Toutes les anciennes religions sont des genèses, elles racontent sous des mythes plus ou moins enveloppés, plus ou moins transparents, la filiation des choses, l'origine du monde, la naissance de l'homme, la succession des familles représentées l'une après l'autre par un chef; elles rétablissent en un mot le fil conducteur qui, remontant vers le passé, conduit l'homme du temps à l'éternité. Jacques Mérey pouvait encore satisfaire aux questions d'Éva sur la nature; il lui disait le commencement des mondes, l'origine probable de la terre, la succession des êtres inorganiques et organiques, depuis les polypes jusqu'aux mammifères.
Aidé des lumières de la physique occulte, il expliquait par le mouvement des atomes la formation primitive des plantes, les différents essais de la nature sur les animaux avant d'arriver à l'homme.
Si ces explications n'étaient pas toujours concluantes, elles étaient du moins conformes à la science de son temps, dont il avait touché et même dépassé les limites.
Mais, quand Éva arrivait à une question beaucoup plus simple, quand elle semblait lui dire, par la curiosité de son regard et par le muet mouvement de ses lèvres: «Et moi, de qui suis-je née?» toute la science du savant se troublait; il en était réduit à déclarer son impuissance et à se taire.
On raconte que Pic de la Mirandole avait dû soutenir une thèse qui avait duré trois jours.
Le cercle des connaissances humaines tel qu'il était tracé dans ce temps-là avait été parcouru, et, sur tous les points, Pic de la Mirandole avait défié ses examinateurs de le mettre en défaut.
L'Envie était pâle et se mordait les lèvres, n'ayant pas autre chose à mordre.
Les théologiens s'en mêlèrent.
La théologie était une forêt pleine de traquenards dans laquelle l'esprit le plus exercé avait bien de la peine à ne pas être pris, une sorte de puits ténébreux dans lequel les plus hardis mineurs perdaient pied, un buisson épineux où les plus vieux docteurs laissaient des lambeaux de leur robe.
Lui, simple, calme, grave, avait dérouté toutes les arguties, évité tous les pièges, désarmé tous les syllogismes, échappé à tous les dilemmes, usé tous les artifices.
Ce jeune homme était véritablement doué de la science universelle.
Alors, une courtisane qui avait assisté à tous ces exercices, moins pour voir et pour entendre que pour être vue elle-même, lassée de la longueur des examens, se leva et fit signe qu'elle voulait adresser, elle aussi, une question au savant invulnérable.
Un murmure de surprise fit le tour de la docte assemblée. Fier d'avoir démonté tous ses adversaires dans cette fameuse thèse De omni re scibili et de quibusdam aliis, Pic de la Mirandole considéra non sans un peu d'étonnement cette femme qui osait l'interroger; un sourire de dédain plissait légèrement ses lèvres.
—Pourriez-vous, demanda la courtisane, me dire quelle heure il est?
Pic de la Mirandole fut contraint d'avouer qu'il n'en savait rien.
Eh bien, il en était de même pour Jacques Mérey; sa science était solide et universelle, on eût dit qu'il avait assisté au conseil du Dieu créateur, tant il connaissait bien la raison des choses, l'origine et le but des êtres, d'où ils viennent, où ils vont. Rien ne l'arrêtait dans la filiation des créatures, des éléments, des mondes, et il ne savait comment dévoiler la naissance de la femme qu'il aimait!
Tout ce qu'il savait, c'est qu'Éva n'était point la fille du bûcheron ni de la bûcheronne.
En 1792, époque à laquelle nous sommes arrivés et qui va bientôt nous emporter avec elle sur ses ailes de feu, les races n'étaient point encore mêlées en France comme elles l'ont été dans la suite par la révolution française; il y avait vraiment alors un type aristocratique; si la noblesse s'était maintenue longtemps dans ce pays, dont les mœurs légères et faciles inclinent visiblement à l'égalité, cela tenait à la différence du sang.
Les femmes surtout portaient leur naissance et leur rang dans la distinction de leur personne; l'échafaud de 93 aurait confirmé l'existence de cette égalité de race si l'hérédité physiologique avait besoin de confirmation.
On ne détruit que ce qu'on ne peut effacer.
Je ne veux point dire que les familles nobles fussent supérieures aux familles plébéiennes; les premières recélaient en elles un germe de décadence et d'altération, tandis que les secondes, plus pures, plus vigoureuses, aspiraient fortement à la vie sociale.
Mais il est juste de dire que les anciennes familles avaient un type de beauté qui leur était propre, et qui tenait peut-être autant à l'éducation qu'à la nature.
La Révolution rencontra le type aristocratique qui par sa fine beauté blessait le type populaire, et, ne pouvant le modifier assez vite à son gré par des alliances bourgeoises, elle le faucha.
Ce type, Jacques Mérey, ce démocrate, ce socialiste par excellence, ne pouvait se défendre de le retrouver dans Éva.
Saint Bernard, qui avait pour galanterie religieuse de passer en revue les perfections de la sainte Vierge et de la caresser dans ses litanies des épithètes les plus tendres et les plus flatteuses, ne trouve rien de mieux à lui dire que de l'appeler «Vase d'élection» (Vas electionis.)
Ces signes d'élection, qui font de certaines femmes les vases précieux de la nature par la délicatesse de la matière et par la pureté des formes, le docteur les reconnaissait fatalement et tristement dans la jeune fille qui passait pour être celle du bûcheron.
Ses mains fines, roses et transparentes, ses doigts sans nœuds et aux ongles effilés, son pied petit et cambré, son cou onduleux qu'on eût pris pour de l'albâtre animé, tout dénonçait chez elle une race exquise, tout démentait l'origine roturière que les apparences assignaient à Éva.
Au fond, les opinions politiques de Jacques Mérey souffraient beaucoup de cet aveu qu'il était contraint de se faire à lui-même. Il lui en coûtait de démêler chez cette jeune fille les caractères d'une race qu'il détestait; il s'en voulait d'être obligé de reconnaître une beauté dans ce type dominateur; il eût donné dix ans de sa vie pour nier le témoignage de ses yeux, récuser la science et dire à la nature: «Tu as menti.»
Du moins, il se consolait en pensant que ces familles si orgueilleuses de leur sang se précipitaient toujours vers leur déclin; que la beauté des traits, la blancheur de la peau n'empêchent point dans les classes nobles l'invasion du lymphatisme et des sombres maladies qui en sont la suite.
Il savait, preuves en mains, qu'en ne renouvelant pas leurs alliances, ces races privilégiées s'épuisaient sur elles-mêmes, que les enfants de l'aristocratie naissaient vieux; que la plupart d'entre eux naissaient infirmes et la carie aux os; que les idiots et les idiotes abondaient dans les grandes maisons, et qu'après être tombée en quenouille par l'abus de la galanterie et des plaisirs, la noblesse tombait en enfance.
Les signes de cette dégénérescence lui semblaient empreints sur le roi qui gouvernait alors, sur le mou et lymphatique Louis XVI, dont la bonté négative a été caractérisée il y a dix-sept cents ans par Tacite.
Sa vertu consistait à ne pas avoir de vices.
Il retrouvait les mêmes indices d'épuisement et d'imbécillité dans cette pâle noblesse qui, poussée par une main supérieure et invisible, prenait depuis cent ans à tâche de ruiner elle-même et sa fortune et sa santé.
Éva commençait de son côté à exprimer hautement ses doutes.
—Cet homme et cette femme, disait-elle à Jacques en parlant du bûcheron et de la bûcheronne, ont eu pour moi les soins d'un père et d'une mère; et cependant rien ne me dit là, continuait-elle en mettant la main sur son cœur, que leur sang soit mon sang; bien au contraire, j'ai beau m'écouter intérieurement, rien ne remue en moi pour eux. Eh bien, je dois vous le dire, Jacques, le démon de l'incertitude me dévore; vous m'avez tirée des limbes dans lesquelles je sommeillais, vous êtes le véritable auteur de mon existence. Vous m'avez donné la lumière de l'âme et la lumière du cœur. Avant de vous connaître, je ne vivais pas, je végétais. Vous avez fait de moi une créature à votre image, et pourtant, Dieu soit loué! vous n'êtes pas mon père.
Elle rougit légèrement et reprit:
—Vous qui savez tout, mon Jacques bien-aimé, vous dont le regard perce les voiles de toute la nature, vous dont la clairvoyance s'élève jusqu'aux astres, vous qui scrutez les mondes dont l'océan de l'air est peuplé, vous qui voyez au-delà de nos yeux et qui entendez ce que l'oreille des hommes n'entend pas, dites-moi de qui je suis née.
Et Jacques Mérey n'osait pas répondre.
XIV
Où il est prouvé
qu'Éva n'est pas la fille du braconnier Joseph,
mais sans que l'on sache de qui elle est la fille
Le lendemain du jour où les questions d'Éva étaient devenues plus pressantes, le docteur résolut, coûte que coûte, de faire une démarche pour se renseigner. Il envoya Scipion à Joseph; Scipion avait un billet au cou. Jacques disait au braconnier:
Demain, au point du jour, je serai chez vous avec mon fusil. J'ai besoin de gibier.
Le lendemain, à six heures du matin, Jacques Mérey était à la cabane de Joseph.
On partit, on tira quelques coups de fusil, on tua un lièvre, deux faisans, trois ou quatre lapins, que Scipion, à qui ses nouveaux talents n'avaient rien fait perdre des anciens, rapporta tout joyeux.
L'heure du déjeuner arriva; on s'assit sur l'herbe, et Jacques Mérey tira de son carnier du pain, des fruits, un morceau de jambon, une gourde de bon vin.
Lorsque quelques gorgées de cette liqueur à laquelle il goûtait si rarement eurent mis Joseph en belle humeur, Jacques entama avec le braconnier le chapitre d'Éva.
—Joseph, lui dit-il, il y a longtemps que tu n'es venu voir la petite.
Le braconnier haussa les épaules.
—Que voulez-vous! dit-il, ça me retourne le cœur quand je la vois.
—Elle a beaucoup grandi et beaucoup embelli depuis quatre ans, mon cher Joseph, continua Jacques.
—Qu'importe, reprit Joseph, si elle ne parle pas! Samuel Simon, le crétin de la rue de l'Écluse, lui aussi, parle: il dit papa, maman. À quoi ça l'avance-t-il?
—Éva parle, et parle bien, je t'assure, Joseph; elle est même très savante.
—Mais elle reste du matin au soir dans un fauteuil, comme Samuel Simon.
—Non, elle marche et elle court très légèrement.
—Ça me fait plaisir, ce que vous me dites là, monsieur Jacques; car la pauvre petite, je m'y étais attaché, tout idiote qu'elle était, et je l'aimais comme si j'étais son père.
—Quoi que vous ne le fussiez point, n'est-ce pas, Joseph?
Le braconnier changea de couleur; il avait, malgré lui et sans y songer, laissé échapper son secret.
—Je crois que j'ai dit une grosse bêtise! fit-il.
En m'avouant que tu n'étais pas son père? Il y avait longtemps que je le savais.
—Comment cela? demanda naïvement le braconnier.
Jacques haussa les épaules:
—Espérais-tu me cacher quelque chose, à moi? N'as-tu pas entendu dire de par la ville que je faisais des miracles, que je savais tout, comme le Bon Dieu? Comment veux-tu que celui qui donne de l'esprit à la matière n'en ait point assez lui-même pour lever les voiles d'une intrigue et pour pénétrer un secret? Entre nous, Joseph, je crains bien que ce secret ne soit sinon un crime tout à fait, du moins une abominable action.
—Comment cela? monsieur Jacques?
—Les parents de la pauvre Éva auront voulu se débarrasser d'un être inerte et inutile, au lieu de se dire que la nature ne produit rien d'inutile et d'inerte, et de tâcher de faire ce que j'ai fait, c'est-à-dire de tailler la chair avec la science, comme le sculpteur taille le marbre avec son ciseau. Ils auront pensé d'abord à la jeter dans quelque étang, ou à l'étouffer entre deux matelas, mais la peur les aura retenus; peut-être savait-on qu'ils avaient cette enfant! En tout cas, Dieu le savait! À défaut de la justice des hommes, ils ont craint la justice de Dieu!
Sans approuver tout à fait, Joseph fit un signe de la tête qui semblait dire: «Vous pourriez bien avoir raison.»
—Tu as pensé quelquefois à cela, n'est-ce pas, Joseph?
—Oui, répondit le braconnier, et j'avoue que ce n'est pas sans inquiétude.
—Eh bien, le moyen de te rassurer, dit le docteur, c'est de me raconter franchement tout ce que tu sais de cette jeune fille et de sa naissance.
—Je ne demanderais pas mieux, monsieur Jacques, car vous nous avez rendu un grand service et à elle aussi; mais...
—Mais quoi?
—Mais si ce que je vais vous dire allait me compromettre et nuire à l'enfant?
—Je te promets, Joseph, que, excepté elle, nul ne saura jamais un seul mot de la révélation.
—Et, d'ailleurs, tenez, continua Joseph en homme décidé, il y a déjà un temps que ce secret-là me pèse, et que j'éprouve le besoin de m'en décharger.
—Parle donc, je t'écoute.
—C'était le 29 décembre 1782; il y aura au mois de décembre prochain dix ans de cela, que, voyant une jolie gelée suivie d'une petite neige fine qui recouvrait à peine la terre, je me dis à moi-même: «Joseph, mon ami, voilà un joli temps pour faire un coup de fusil.» Sur quoi, je pris mon chien.
—Scipion? demanda Jacques.
—Non, son prédécesseur, qui n'avait pas un nom si ronflant, qui s'appelait tout simplement Canard; et nous partîmes. Nous voilà en chasse: un coup de fusil par-ci, un coup de fusil par-là. Pif! paf! deux lièvres dans le carnier, l'un fera le civet, l'autre fournira la garniture; pendant ce temps, la mère était restée à la maison, elle filait tranquillement sa quenouille, la bonne vieille. Tout à coup deux hommes masqués poussent la porte et entrent. Qui fut effrayée? je vous le demande; ce fut elle! Elle crut qu'on venait pour m'arrêter, car les anciens seigneurs de Chazelay étaient durs aux braconniers, on disait même qu'ils en avaient fait pendre quelques-uns dans le parc du château, sous prétexte qu'ils avaient droit de justice sur leurs terres; ces hommes la rassurèrent en lui donnant le bonjour avec la main; puis l'un d'eux s'approcha d'elle, laissant en arrière son compagnon, qui avait l'air de porter un paquet sous son manteau.
»—Femme, lui dit l'homme qui s'était approché d'elle, je sais que vous avez été bonne nourrice et bonne mère, quoique votre fils ait un peu tourné au chenapan...
»—Oh! monsieur, mon pauvre Joseph! s'écria ma mère, peut-on dire...»
»Mais lui l'interrompit.
»—Ce n'est pas de lui qu'il est question, dit-il, mais de vous. Pourriez-vous vous charger d'un enfant?
»—Bien certainement, monsieur.
»—L'aimeriez-vous?
»—Comme s'il était le mien, pauvre agneau!
»—Vous êtes plus vieille que je ne croyais.
»—Bon! les petits enfants et les vieilles femmes, cela s'entend toujours.
»—Mais, continua l'homme masqué, je dois vous dire une chose.
»—Laquelle?
»—C'est que l'enfant est imbécile.
»—Elle n'en a que plus besoin de bons soins, répondit la mère.
»—Ces soins, vous les lui donnerez, alors?
»—Oui; mais, vous voyez, nous sommes pauvres; il faudrait, pour que l'enfant ne manquât de rien, que les parents voulussent bien venir à notre secours.
»—Combien vous faudrait-il par an pour la traiter comme votre fille?
»La mère calcula:
»—Cent francs, monsieur, cela vous paraît-il de trop?
»—Vous aurez trois cents francs par an tant que l'enfant restera chez vous, et cinq cents francs tout de suite.
»—Oh! monsieur, pour ce prix-là, elle sera traitée comme une dauphine.
»—C'est bien; voici les cinq cents francs et voici le premier mois. Chaque mois sera payé d'avance. Faites-moi un reçu des huit cents livres et de l'enfant.
»—Ah! monsieur, dit la mère, voilà le malheur! c'est que je ne sais pas écrire.
»—Diable! fit l'homme en se retournant du côté de son compagnon, voilà qui est fâcheux!
»J'étais là depuis les premiers mots de la conversation; car, voyant entrer deux hommes chez ma mère, j'étais accouru vite et m'étais glissé par la petite porte du fournil. J'avais donc tout entendu. Je m'avançai.
»—Mais je sais écrire, moi, monsieur, dis-je à l'inconnu, et je vais vous donner les reçus que vous demandez.
»—Quel est cet homme? s'écria le visiteur masqué.
»—C'est mon fils Joseph, monsieur, celui que vous appeliez tout à l'heure un chenapan.
»—Il n'est point question de cela, ma mère; que ces messieurs m'appellent comme ils voudront, je sais que je suis un honnête homme; cela me suffit.
»Je tirai une plume et du papier de l'armoire, car je voyais dans le nourrissage de l'enfant une bonne affaire, et je ne voulais pas que la mère la manquât.
»—Dictez, monsieur, dis-je en m'asseyant devant la table et m'apprêtant à écrire.
»L'homme s'appuya sur le dossier de ma chaise pour suivre ma plume des yeux et voir si j'écrivais bien ce qu'il dictait.
»J'écrivis:
»Cejourd'hui, 29 décembre 1782, j'ai reçu d'un inconnu une petite fille de cinq ans reconnue idiote et incurable; je m'engage, au nom de ma mère et au mien, à la garder à la cabane ou dans tout autre domicile que je choisirai, jusqu'à ce qu'elle me soit réclamée par la personne qui me présentera ce reçu et l'autre moitié du louis d'or dont la première moitié sera ou plutôt est à l'instant même déposée entre mes mains.
»L'inconnu tira de la poche de son gilet un louis coupé en deux d'une façon bizarre, mais cependant dont les deux moitiés s'adaptaient parfaitement; il m'en donna une et garda l'autre. Puis il continua:
»Celui qui dépose l'enfant entre les mains de Joseph Blangy et de sa mère, outre la somme de huit cents francs qu'ils ont reçue à la signature des présentes, s'engage à leur payer tous les ans et d'avance la somme de trois cents francs. Et si l'un des deux meurt, au survivant des deux la même somme sera payée.
»Quand l'enfant aura atteint l'âge de quinze ans, comme elle nécessitera peut-être de nouvelles dépenses, on prendra de nouveaux arrangements.
»Selon les soins que l'on aura pris de l'enfant, une récompense sera donnée.
»—Signez, dit l'homme masqué; signez pour votre mère et pour vous.
»J'écrivis au bas du reçu:
»Accepté pour moi et pour ma mère, avec engagement de me conformer à tout ce qui est porté à l'engagement ci-dessus.
Joseph Blangy.
»—Et maintenant, monsieur, demandai-je à l'homme masqué, avez-vous d'autres recommandations à me faire?
»—Une seule.
»—Laquelle?
»—Cela nous est facile, à ma mère et à moi, répondis-je, car nous aimons la compagnie des animaux, des arbres, des choses qui ne parlent pas enfin. Dans cette cabane, nous ne voyons jamais personne, et, excepté, bonjour et bonsoir, à peine ma mère et moi échangeons-nous deux paroles en deux mois. Le plus grand bavard de la maison, c'est Canard. Il ne parle pas, il est vrai, mais il aboie.
»L'homme masqué qui avait joué un rôle actif dans toute cette histoire prit le reçu, le relut avec soin, le mit dans sa poche avec la moitié du louis d'or, et dit à ma mère:
»—Allons, venez ici, et tendez votre tablier.
»Ma mère s'approcha, fit ce qu'on lui demandait, et reçut dans son tablier la petite idiote à peu près dans l'état où vous l'avez vue.
»—Comment s'appelle-t-elle, mon cher monsieur? demanda ma mère.
»Sans doute l'inconnu craignit-il que nous n'allions compulser les registres de baptême des environs, car il répondit:
»—Inutile que vous sachiez son nom, puisqu'elle ne répond à aucun nom; qu'il vous suffise de savoir qu'elle est catholique.
»Puis, se tournant vers moi:
»—Tu as entendu? dit-il, une seule chose t'est recommandée, le silence.
»Les deux hommes sortirent; mais, en sortant, l'un d'eux dit à l'autre:
»—Scipion est resté.
»Je m'aperçus alors seulement qu'un beau chien noir était allé se coucher près du feu, ni plus ni moins que s'il était chez lui.
»—Eh bien! Scipion, lui dis-je, tu n'entends pas qu'on t'appelle?
»Scipion ne bougea point. J'allais le chasser pour qu'il suivît son maître, mais celui-ci:
»—Gardez ce chien, dit-il; il était très attaché à l'enfant, et l'enfant ne connaît que lui. Pour te dédommager de son entretien et de sa nourriture, j'engage ma parole que tu ne seras jamais inquiété comme braconnier par M. de Chazelay.
»Et il sortit en disant:
»—Reste, Scipion, reste!
»Permission dont le chien paraissait bien résolu de se passer.
»Et maintenant, monsieur Jacques, continua le braconnier, vous en savez autant que moi.»
—Et la rente vous fut toujours exactement payée.
—Rubis sur l'ongle.
—Par qui?
—Par le second homme masqué.
—Et, lors des différentes visites qu'il vous a faites, vous n'avez rien pu saisir dans ses paroles?
—Il n'a jamais dit un mot. Je le crois sourd et muet. Quand il parlait avec son compagnon, il lui parlait avec les doigts, et l'autre répondait de même.
—Et vous ne savez rien de plus, Blangy?
—Non.
—Sur l'honneur?
—Sur l'honneur!
—Retournez chez vous et montrez-moi la moitié du louis d'or; vous l'avez conservée, je suppose?
—Il ne faut pas le demander! elle est dans le reliquaire de ma mère, avec un os du petit doigt de sainte Solange.
Le docteur se leva et prit le chemin de la cabane.
Dix minutes après, ils étaient arrivés, et Joseph remettait la pièce au docteur.
C'était en effet la moitié d'un louis à l'effigie de Louis XV et au millésime de 1769.
Cette moitié n'avait rien de particulier, que le soin qu'on avait pris de la tailler en zigzag pour rendre impossible une erreur ou une tromperie.
Le docteur n'en savait pas beaucoup plus que lorsqu'il était parti; seulement, au lieu du doute, il avait la certitude qu'Eva n'était pas la fille du braconnier.
XV
Où il nous faut abandonner les affaires privées de nos personnages pour
nous occuper des affaires publiques
En rentrant dans la ville d'Argenton, Jacques Mérey fut frappé d'étonnement à la vue du trouble qui paraissait s'être emparé de cette population, d'habitude si calme et si tranquille.
Mais ce qui l'étonna bien plus, c'est que, aussitôt qu'on l'eût reconnu, cette population l'entoura en lui demandant des conseils sur ce qu'il y avait à faire dans une circonstance si critique.
—Il faut d'abord, dit Jacques Mérey, avant que je vous donne des conseils, il faut d'abord que vous vouliez bien me dire de quoi il est question.
—Comment! vous ne savez pas? s'écrièrent vingt voix.
—C'est impossible! s'écrièrent vingt autres.
Jacques Mérey haussa les épaules en homme qui n'est pas le moins du monde au courant de la situation.
—Affaire politique? demanda-t-il.
—Je crois bien, affaire politique!
—Eh bien, qu'est-il arrivé?
—Allons donc, dit une voix, vous faites semblant de ne pas savoir, et vous savez aussi bien que nous.
—Mes amis, dit Jacques Mérey avec son exquise douceur, vous savez comment je vis; à moins que ce ne soit pour faire une visite à quelque pauvre malade, je ne sors jamais de chez moi, et chez moi je travaille; j'ignore donc complètement ce qui se passe au-dehors des quatre murs qui m'enferment, et où je fais de la science, avec l'espoir que cette science sera utile un jour, à vous d'abord, et ensuite à l'humanité.
—Ah! nous savons bien que vous êtes un brave homme; nous vous aimons, nous vous respectons et nous espérons vous en donner bientôt une preuve. Mais c'est justement parce que nous vous aimons et vous respectons que nous venons vous demander ce qu'il y a à faire dans l'extrémité où nous nous trouvons.
—Eh bien! voyons, mes bons amis, quelle est l'extrémité dans laquelle nous nous trouvons? demanda le docteur.
—On se bat à Paris, dit un des hommes qui entouraient Jacques.
—Comment! on se bat?
—C'est-à-dire qu'on s'est battu, mais, à ce qu'il paraît, tout est fini, maintenant, dit un autre.
—Dites-moi ce qui est fini, mes enfants.
—Eh bien! reprit le premier, en deux mots, voilà ce que c'est: le peuple a voulu entrer aux Tuileries comme au 20 juin, vous savez, le jour où Capet a mis le bonnet rouge?
—Je ne sais rien, mes amis; mais continuez.
—Le roi s'y est opposé, et les Suisses ont tiré sur le peuple.
—Sur le peuple? les Suisses ont tiré sur les Parisiens?
—Oh! il n'y avait pas que des Parisiens, il y avait des Marseillais et des gardes-françaises. Il paraît que c'est ceux-là qui ont fait le plus grand carnage; on s'est battu dans la cour des Tuileries, dans le vestibule, dans les appartements, dans le jardin. Il y a eu sept cents Suisses tués, et onze cents citoyens.
—Oui, dit un autre, il paraît que c'était terrible; comme c'est Saint-Antoine et Saint-Marceau qui ont principalement donné, on a remporté les morts par charretées; au sang, on pouvait les suivre; puis on les étendait de chaque côté de la rue, et chacun venait reconnaître les siens au milieu des pleurs et des sanglots.
—Et le roi? demanda Jacques Mérey.
—Le roi s'est retiré à l'Assemblée nationale avec toute la famille royale, se mettant sous la protection de la nation. Mais l'Assemblée nationale a répondu qu'elle n'avait pas mission de décider d'une si grave question; que cela regardait la Convention qui allait s'ouvrir. Puis on a décidé que le roi habiterait le Luxembourg.
—Au moins, là, dit Jacques Mérey avec un sourire, s'il veut se sauver, il aura la facilité des catacombes.
—C'est justement ce qu'a dit le procureur de la commune, le citoyen Manuel. Alors, on a décidé que le roi serait enfermé au Temple; on l'y a conduit et il y est prisonnier.
—Et où avez-vous vu tout cela?
—D'abord dans l'Ami du peuple, du citoyen Marat; puis l'adjoint du maire est revenu de Paris, et il était à l'Assemblée nationale pendant toute la journée du 10-Août.
—Et sait-on quelle résolution a prise l'Assemblée nationale? demanda Jacques Mérey.
—Aucune relativement au roi; elle veut faire face à l'ennemi avant tout.
—Oui, c'est vrai, dit Jacques Mérey avec un sentiment de tristesse profonde, l'ennemi est en France. Et qu'a décrété l'Assemblée vis-à-vis de l'ennemi? car là est le véritable péril.
—Elle a décrété que la patrie en danger serait proclamée, et que les enrôlements volontaires se feraient sur la place publique.
—Et quelles nouvelles a-t-on de l'ennemi?
—Il est à Longwy et marche sur Verdun.
Jacques Mérey poussa un soupir.
—Mes amis, dit-il, dans des circonstances comme celles où nous nous trouvons, chacun doit sonder sa propre conscience et l'interroger sur ce qu'il a à faire. Certes, tout ce qui est jeune, tout ce qui peut porter un fusil, tout ce qui ne peut servir la France que les armes à la main doit prendre les armes. Mais, avant tout, nous avons une Assemblée nationale brave et fidèle, nous devons nous reposer sur elle avec confiance du salut de la patrie. Ce que je puis vous dire d'avance, ce qui est ma conviction, c'est que la France ne périra pas. La France, mes amis, c'est la nation élue par le Seigneur, puisqu'il a mis en elle le plus noble des sentiments que puisse contenir le cœur de l'homme, l'amour de la liberté. La France, c'est le phare qui éclaire le monde. Ce phare a été allumé par les plus grands hommes que le XVIIIe siècle ait produits: par les Voltaire, par les Diderot, par les Grimm, par les d'Alembert, par les Rousseau, par les Montesquieu, par les Helvétius. Dieu n'a pas fait naître tant et de si beaux génies pour que leur passage soit inutile et leur trace effacée. Le canon de la Prusse peut renverser les remparts de nos villes, il ne renversera pas l'Encyclopédie. Restez bons Français et laissez à la Providence le soin de conduire les événements.
—Mais enfin, s'écrièrent plusieurs voix, il faut cependant que quelqu'un nous guide. Nous ne vous demandons qu'un conseil, un conseil ne se refuse pas.
—Mes bons amis, dit le docteur, si j'avais habité Paris pendant ces derniers temps, si j'étais de l'Assemblée nationale, si j'avais suivi de l'œil et de la pensée tout ce qui s'est passé depuis quatre ou cinq ans en France et à l'étranger, peut-être en effet pourrais-je vous guider dans ce que vous avez à faire, vous autres provinciaux, en ces terribles circonstances, où l'incurie, la mauvaise foi et la trahison de la royauté vous ont mis. Mais je ne suis qu'un pauvre médecin n'ayant plus aucune prétention à la vie publique, et priant la Providence de ne pas me détourner de ma voie, et de me laisser au milieu de vous pour y faire le peu de bien auquel je suis appelé.
—Mais vous, docteur, qu'allez-vous faire maintenant? demanda la foule.
—Ce que j'ai fait par le passé, c'est-à-dire continuer ma mission ici-bas, vous soutenir dans vos défaillances, vous guérir dans vos maladies. Ébloui par les rêves de ma jeunesse et par les folles illusions de l'espérance, j'ai cru d'abord que j'étais né pour les grandes choses et que ma place était marquée au milieu des cataclysmes que les révolutions allaient imposer à la société. Je me trompais. Comme Jacob, j'ai lutté avec l'ange, et je suis las de la lutte. J'ai pensé un instant que l'homme était le rival de Dieu, et, à l'instar de Dieu, pouvait créer. Dieu a eu pitié de mon néant; il m'a pris comme un sculpteur sublime prend un apprenti. Et il m'a donné à achever son œuvre ébauchée. Voilà tout; il m'a payé mon travail sinon en orgueil, du moins en bonheur. Merci à Dieu!
Ces paroles parurent causer à la foule qui les écoutait, non seulement un grand étonnement, mais une profonde tristesse; quelques-uns de ceux qui paraissaient les chefs du rassemblement échangèrent quelques paroles entre eux, puis ils firent signe que l'on ouvrît les rangs pour laisser passer le docteur.
Mais un d'eux, se plaçant sur son chemin comme un dernier obstacle:
—Si vous ne savez pas ce que vous valez, monsieur Mérey, nous le savons, nous, et nous ne permettrons pas qu'un homme de votre science et de votre patriotisme reste étranger et perdu dans une petite ville comme la nôtre, lorsque vont se passer les événements les plus graves que les annales d'un peuple ait déroulés à la face du monde; l'ennemi est en France; l'ennemi est à Paris surtout; la France a besoin de tous ses enfants, et il ne sera pas dit qu'un des plus dignes lui aura fait défaut. Allez maintenant, monsieur Jacques Mérey. Demain vous aurez de nos nouvelles.
Et il livra passage au docteur, qui rentra chez lui sans que personne songeât plus à l'arrêter.
Le docteur avait hâte de revoir Éva. Depuis la veille au soir, il l'avait quittée, et, étant parti avant le jour, n'avait pas voulu la réveiller.
Éva l'attendait sur la porte du jardin.
—Tu venais au-devant de moi, mon cher amour? lui dit Jacques Mérey.
—Je vous sentais approcher; puis tout à coup vous vous êtes arrêté, n'est-ce pas?
—Oh! ce n'est pas moi qui me suis arrêté, c'est cette brave population qui me demandait des conseils sur ce qu'elle avait à faire. Je lui ai dit qu'elle avait à me laisser revenir bien vite près de mon Éva.
—Eh bien, moi aussi je me suis arrêtée où j'étais, car j'avais déjà fait quelques pas au-devant de vous.
—Et quand ils ne se sont plus opposés à mon retour?
—Je me suis sentie enlevée de terre, et je suis accourue.
—Viens, chère Éva! lui dit-il en enveloppant sa taille flexible de son bras; j'ai à causer avec toi de choses sérieuses.
Et il l'entraîna sous le berceau de tilleuls.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tandis que le docteur causait de choses sérieuses avec Éva, c'est-à-dire s'assurait de son amour et lui affirmait le sien, la ville était dans une agitation croissante, que redoublaient encore les élections à la nouvelle Assemblée, c'est-à-dire à la Convention nationale.
Ces élections se faisaient à Châteauroux.
À Argenton, comme ailleurs, les deux partis étaient en présence:
Le parti du roi;
Le parti du peuple.
Ceux qui s'adressaient à Jacques Mérey et qui lui demandaient ce qu'il y avait à faire, c'étaient ceux du parti populaire qui, le regardant à la fois comme un savant médecin, comme un ami des pauvres, comme un homme désintéressé, pensaient que la réunion de ces qualités devait faire un bon citoyen, et se tenaient prêts à suivre ses conseils en tous points.
Mais Jacques Mérey, homme de conscience avant tout, absorbé qu'il était depuis six ou sept ans dans son œuvre, s'étant complètement détourné des affaires publiques, n'était plus assez au courant de la situation de la France pour donner un conseil dont il pût affirmer la valeur.
Puis Jacques Mérey était à cet âge où, quand l'homme aime, il aime avec toutes les puissances de son être; sans autre amour que celui de la science à l'époque où, dans toute sa sève juvénile, il éparpille son amour dans toutes les femmes, il avait gardé concentré en lui-même cet amour qui s'allume à l'adolescence et qui brille de tout son éclat dans ce printemps de la vie aux limites duquel il allait arriver, lorsque, comme une fleur qui s'ouvre, comme un fruit qui se colore, Éva, rose et pêche à la fois, avait commencé de s'ouvrir et de se colorer sous ses yeux; d'abord elle avait absorbé tous ses regards, puis toutes ses pensées.
Jacques avait cru faire œuvre de science en caressant sa création—il avait fait œuvre d'amour; et, quand Joseph lui avait parlé de ces parents inconnus qui pouvaient réclamer Éva un jour, lorsqu'il lui avait montré cette pièce d'or dont l'autre morceau demeurait menaçant dans des mains étrangères, il avait en quelque sorte jeté un regard sur ce que serait sa vie sans Éva, et, prêt à jeter un cri de désespoir à l'aspect d'une si profonde solitude, d'un désert si aride, il avait pris sa tête entre ses mains, en murmurant ces deux mots, qui sortent au moment de la douleur du cœur des athées eux-mêmes:
—Mon Dieu! mon Dieu!
Et c'était au moment où il revenait tout frémissant encore de la grande émotion qu'il avait éprouvée, qu'on lui proposait, à lui, de mettre de côté cet amour qui était devenu toute sa vie, et de s'occuper de ce problème insoluble qu'on appelle le Progrès, de cette déesse toujours fugitive qu'on appelle la Liberté.
Avant de revoir Éva, peut-être eût-il pu hésiter. Mais, après l'avoir revue, c'était chose impossible.
Cette femme, à peine femme encore, n'était-elle pas tout à la fois sa fille et son amante? On a vu des cœurs, qui ont besoin d'aimer, s'attacher dans la solitude à un insecte, à un oiseau, à une fleur; à plus forte raison devait-il s'attacher d'un amour invincible à la femme qui n'eût pas existé sans lui. Il avait trouvé l'écrin vide. Il y avait mis tout un trésor de jeunesse, d'intelligence et de beauté. Maintenant, l'écrin était bien à lui et il pouvait sans crainte et sans remords l'appuyer sur son cœur.
Et c'est ce que faisait Jacques Mérey en jurant à Éva de ne jamais se séparer d'elle.
Au moment où le docteur faisait ce serment, on entendait les sons aigus de la trompette de Baptiste, lequel—la trompette détachée de sa bouche—annonçait à haute voix et officiellement la prise des Tuileries par le peuple, l'arrestation du roi et son incarcération au Temple.
XVI
L'état de la France
La population d'Argenton, qui n'avait pas pénétré dans le jardin du docteur, et qui ignorait les mystères de l'arbre de science, du berceau de tilleuls et de la grotte de mousse, ne comprenait rien à l'indifférence du docteur pour les affaires publiques.
En effet, si jamais homme avait donné des preuves de haine pour la noblesse et des preuves de dévouement à la démocratie, c'était bien lui. Refus constant de soigner les riches, refus constant de rien recevoir pour avoir soigné les pauvres, promptitude à accourir au premier appel du malade plébéien, soit de jour, soit de nuit, voilà ce que l'on avait toujours trouvé chez lui lorsqu'on était venu frapper à sa porte.
Et lorsque, pour la première fois, au nom de la mère commune, au nom de cette chose sacrée qu'on appelait la patrie, on venait faire un appel au citoyen, l'homme se cachait derrière le savant, le philanthrope disparaissait.
Elle avait pourtant bien besoin du concours de tous ses enfants, cette pauvre France!
Autant que le monde avait besoin d'elle.
Et, en effet, en 1791, la France avait paru au monde rajeunie et épurée; elle semblait dater de l'avènement au trône de Louis XVI et avoir jeté aux égouts de Marly sa robe souillée par Louis XV.
Le nouveau monde la bénissait comme ayant concouru à sa délivrance. Le vieux monde était amoureux d'elle; de tous les États tyranniques—et en 91 la tyrannie était partout—des voix gémissantes l'imploraient; partout où elle eût étendu la main vers les peuples, les peuples si froids et si désenchantés lui eussent serré la main; partout où elle eût mis le pied, elle eût été reçue à genoux!
C'était la trinité sublime de la justice, de la raison et du droit!
C'est qu'à cette époque, la France n'étant pas entrée dans la violence, l'Europe n'était pas entrée dans la haine.
Et, en effet, que voulait la France de 1791?
À l'intérieur, la liberté et la paix pour elle.
À l'extérieur, la paix et la liberté pour les autres nations.
Aussi, que disait l'Allemagne qui battait des mains à chaque pas que faisait la France? «Oh! si la France venait!»
Quelle autre main que la main de la Suède écrivait sur la table du successeur du grand Gustave: «Point de guerre avec la France»?
C'est qu'à cette époque chacun savait bien qu'en travaillant pour elle, elle travaillait pour le monde!
Toute son ambition se bornait à reprendre Liége et la Savoie, deux provinces de France, puisqu'elles parlent la même langue qu'elle.
Des autres puissances, elle ne voulait rien, rien prendre ni rien accepter.
Aussi, en 91, relevait-elle la tête; elle avait le sentiment de sa puissante et féconde virginité.
Elle savait bien que par cet amour des peuples elle assumait sur elle la haine des rois. Les haines principales lui venaient de la Russie, de l'Angleterre, de l'Autriche.
Catherine, que Diderot appelait la grande Catherine, que Voltaire appelait la Sémiramis du Nord, cette étoile polaire qui, pour faire la lumière, devait se substituer au soleil de Louis XIV; Catherine, la Messaline russe, qui, de plus que la Messaline romaine, avait assassiné son Claude; Catherine, qui par le Scythe Souvarov avait accompli les massacres d'Ismaël et de Raya, qui avait déjà dévoré une partie de la Pologne et qui s'apprêtait à dévorer l'autre; Catherine, qui, dépassant Pasiphaé, avait une armée pour amant, selon la terrible expression de Michelet; Catherine, insatiable abîme qui ne disait jamais: Assez! Catherine, le jour de la prise de la Bastille, avait reçu un soufflet en pleine face.
La tyrannie allait donc avoir une barrière.
Aussi écrivait-elle à Léopold pour lui demander comment il ne vengeait pas les insultes journalières faites à sa sœur Marie-Antoinette.
Aussi avait-elle renvoyé sans l'ouvrir la lettre par laquelle Louis XVI lui annonçait qu'il acceptait la Constitution.
L'Angleterre, dans la personne de son ministre, M. Pitt—son roi était fou et son prince de Galles ivre—, jouissait profondément de tout ce qui se passait en France. M. Pitt nous haïssait de toute la puissance de son terrible génie, à cause de la part que nous avions prise à l'indépendance de l'Amérique. Un œil sur la carte de l'Inde, l'autre sur Paris, il voyait les pertes que faisaient nos colonies, les progrès que faisait notre révolution. La reine avait une telle peur de lui, qu'elle lui avait envoyé, quelques jours avant le 10-Août, Mme de Lamballe pour lui demander grâce. Je n'en parle pas, disait-elle, que je n'aie la petite mort.
L'Autriche était aussi malade que nous, plus malade encore, en supposant que des pays despotiques se résument dans leurs souverains. Elle était gouvernée par le vieux prince de Kaunitz, qui avait quatre-vingt-deux ans, et par son empereur Léopold, qui en avait quarante-quatre. Appelé à l'empire un an auparavant, il avait transporté de Florence à Vienne son harem italien. Il sentait que, épuisé de débauche, il n'avait plus que des mois à vivre, et, par des aphrodisiaques qu'il préparait lui-même, il changeait ses mois en jours. Sa maladie, du reste, était celle des rois, laquelle consiste à oublier les soucis du trône dans les abus du plaisir; de là Mme de Pompadour, Mme du Barry, le Parc-aux-Cerfs; de là les trois cents religieuses de Pierre III de Portugal; de là les caprices gomorrhéens de Frédéric; de là les mignons de Gustave; de là enfin les trois cent cinquante-quatre bâtards d'Auguste de Saxe, dont l'histoire, la prude qu'elle est, n'a pas daigné signaler la naissance, mais que compte un à un la chronique, cette vieille bavarde qui regarde à travers toutes les serrures, fût-ce celles de Tzarskoié-Sélo, de Windsor, de Schœnbrünn ou de Versailles.
Près de Kaunitz et de Léopold, il y avait le jeune Metternich, la plus grande intelligence de l'époque, qui ne voulait pas qu'on nous fît la guerre et qui résumait sa politique dans cette image toute réaliste: «Laissez bouillir la révolution française dans sa marmite.»
À ces ennemis extérieurs, qui n'avaient pas encore donné leur programme, il faut ajouter les ennemis intérieurs.
Le roi d'abord.
Et qu'ici l'on nous permette une petite digression.
D'où vient que les rois, au lieu d'acquiescer purement et simplement aux désirs de leurs peuples, réagissent contre ces désirs, et forcés dans leurs derniers retranchements, appellent l'étranger à leur secours?
C'est que, pour eux, leur peuple est l'étranger, et l'étranger la famille.
Ainsi prenons Louis XVI, fils d'une princesse de Saxe, dont il eut le sang lourd et l'inerte obésité. Il n'a déjà dans les veines qu'un tiers de sang français, puisqu'il descend lui-même d'un prince qui avait épousé une étrangère.—Or, il épouse à son tour Marie-Antoinette—Autriche et Lorraine—; nous voilà avec deux sixièmes de sang français sur le trône, deux sixièmes de Saxe, un sixième d'Autriche et un sixième de Lorraine.
Comment voulez-vous que le sang français l'emporte?—Impossible.
Aussi à qui Louis XVI a-t-il recours dans sa lutte politique contre la France? À son beau-frère d'Autriche, à son beau-frère de Naples, à son neveu d'Espagne, à son cousin de Prusse, c'est-à-dire à sa famille.
Les historiens et même les légendaires ont été rarement justes pour Louis XVI.
Les légendaires étaient presque tous de la domesticité du roi.
Les historiens sont presque tous du parti de la République.
Soyons du parti de la postérité, c'est le droit du romancier.
Le roi avait reçu du duc de la Vauguyon une éducation jésuitique qui avait modifié en mal le cœur droit qu'il avait reçu de son père et de sa mère. Jamais ce qu'il restait de cette loyauté primitive ne lui permit de comprendre le plan de M. de Kaunitz et de la reine, détruire la Révolution par la Révolution. En réalité, le roi n'aimait personne: ses enfants, parce qu'il doutait de sa paternité; la reine, parce qu'il doutait de son amour; et cependant la reine était la seule qui eût sur lui quelque influence. La seule de la famille, bien entendu.
Mais, en échange, il était tout aux prêtres. C'est à leur influence qu'il faut attribuer ces serments prêtés et révoqués, sa fausseté dans la comédie constitutionnelle, ses mensonges politiques enfin.
Il était toujours le roi de 88. La chute de la Bastille ne lui avait rien appris; 89 était toujours pour lui une émeute, et 92 un complot du duc d'Orléans.
Jamais il ne voulut admettre le peuple comme une majesté égale à la majesté royale. Chez lui, le droit divin primait le droit populaire, et il tint pour une offense suprême que, le 13 septembre 1791, le président Thouret, qui venait lui faire accepter la Constitution, le voyant s'asseoir se fût assis.
Ce fut ce soir-là que M. de Goguelat partit pour Vienne, avec une lettre du roi pour l'empereur.
À partir de ce moment, les Français étaient non seulement l'étranger, mais l'ennemi; et on en appelait contre eux à la famille.
Et voici dans quelle aberration son éducation jésuitique et princière jetait Louis XVI: c'est qu'il put en même temps annoncer son acceptation de la Constitution à tous les rois de l'Europe, et à l'Autriche sa protestation contre elle.
Il y aurait une histoire bien curieuse à écrire—par malheur les documents de celle-là manquent—, c'est l'histoire du confessionnal de Louis XVI, c'est-à-dire d'un cœur naturellement bon, d'une âme foncièrement honnête aux prises avec l'obstination cléricale. Richelieu disait que les douze pieds carrés de l'alcôve d'Anne d'Autriche lui donnaient plus de peine à gouverner que le reste de l'Europe.
Le roi pouvait dire que sa conscience, dans le confessionnal, soutenait plus d'assauts que Lille.
Mais Lille résista comme une ville loyale.
La conscience de Louis XVI se rendit comme Verdun.
Par malheur, en même temps que le roi déclarait à Vienne que le peuple français était ennemi du roi, le peuple français se convainquait peu à peu que le roi était son ennemi.
Mais celle que depuis longtemps il regardait comme son ennemie, c'était la reine.
Sept ans de stérilité, que l'on ne savait à quoi attribuer, tant que l'on ne connaissait pas l'infirmité du roi, ses amitiés exagérées avec Mmes de Polignac, de Polastron et de Lamballe, dont la dernière au moins lui fut fidèle jusqu'à la mort; ses imprudences avec Arthur Dillon et de Coigny, ses folles matinées, ses plus folles nuits au petit Trianon, ses largesses folles à ses favorites, qui la firent appeler madame Déficit, son opposition à l'Assemblée, qui la fit appeler madame Veto, cette préférence éternelle donnée à l'Autriche sur la France, cet orgueil des Césars allemands qu'elle mettait son amour-propre à ne pas voir plier, ce cri continuel dans l'attente de l'ennemi, tantôt à Madame Élisabeth, tantôt à Mme de Lamballe: «Ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir?» en avaient fait l'exécration des Français.
Ils venaient, ces Prussiens tant désirés, tant attendus, ils venaient précédés de la terreur pour le peuple et de l'espérance pour la royauté. Ils venaient, le manifeste du duc de Brunswick à la main, et ils commençaient dès la frontière à le mettre à exécution. Ils venaient, et déjà la cavalerie autrichienne était aux environs de Sarrelouis, enlevant les maires patriotes et les républicains connus. Puis les uhlans, dans leurs passe-temps, leur coupaient les oreilles et les leur clouaient au front.
La nouvelle fut terrible aux Parisiens quand ils la lurent dans les bulletins officiels. Mais la terreur fut plus grande encore quand, l'armoire de fer forcée, on eut connaissance d'une lettre adressée à la reine dans laquelle on lui annonçait avec joie que les tribunaux arrivaient derrière les armées, et que les émigrés réunis à l'armée du roi de Prusse, déjà en possession de Longwy, instruisaient le procès de la Révolution et préparaient les potences destinées aux révolutionnaires.
Puis venait l'exagération qui accompagne d'ordinaire les grandes catastrophes.
C'était, disait-on, à Paris que les contre-révolutionnaires en voulaient; tout ce qui avait trempé dans la Révolution y passerait. Si les Autrichiens ont enfermé à Olmutz La Fayette, qui avait voulu sauver le roi, ou plutôt la reine—et remarquez que l'enchanteresse avait successivement usé Mirabeau, La Fayette et Barnave—, à plus forte raison réagiraient-ils contre les trente mille personnes qui avaient été chercher le roi à Versailles; contre les vingt mille qui avaient ramené le roi de Varennes; contre les quinze mille qui avaient envahi le château le 20 juin et contre les dix mille qui l'avaient forcé le 10 août.
On les exterminera depuis la première jusqu'à la dernière.
La mise en scène était déjà arrêtée.
Dans une grande plaine déserte—il n'y a pas de plaine déserte en France, mais les souverains ayant dit: «Les déserts valent mieux que les peuples révoltés,» on en ferait une; et les Parisiens indiquaient la plaine Saint-Denis, où l'on brûlerait tout, moissons, arbres, maisons—, on dresserait un trône à quatre faces: un pour Léopold, un pour le roi de Prusse, un pour l'impératrice de Russie, l'autre pour M. Pitt. Sur ces quatre faces, on dresserait quatre échafauds. La population, vil bétail, serait chassée alors aux pieds des rois alliés. Là, comme au jugement dernier, on séparerait les bons des mauvais, et les mauvais (les révolutionnaires, bien entendu), on les guillotinerait.
Mais, à peu d'exceptions près, les révolutionnaires, c'était tout le monde, c'étaient les cent mille hommes qui avaient pris la Bastille, c'étaient les trois cent mille hommes qui s'étaient juré fraternité au Champ de Mars, c'étaient tous ceux qui avaient mis la cocarde tricolore à leur oreille.
Et ceux qui voyaient plus loin se disaient:
«Hélas! c'est non seulement la France qui périra, mais la pensée de la France; c'est la liberté du monde qui sera étouffée dans son berceau, c'est le droit, c'est la justice.»
Et toutes ces menaces qui épouvantaient Paris réjouissaient la reine.
Une nuit, raconte Mme Campan—qui n'est pas suspecte de jacobinisme—, une nuit que la reine veillait, c'était quelques jours avant le 10 août, et que, à travers les persiennes de la fenêtre de sa chambre restée ouverte, selon l'habitude qu'elle en avait fait prendre, elle suivait la marche de la nuit, elle appela deux fois Mme Campan, qui couchait dans sa chambre.
Mme Campan lui répondit.
La reine, au clair de lune, s'efforçait de lire une lettre; cette lettre lui apprenait la prise de Longwy et la marche rapide des Prussiens sur Paris.
La reine calcula les lieux, puis les jours, et, avec un soupir de satisfaction:
—Il ne leur faut que huit jours, et, avec huit jours, nous serons sauvés!
Ces huit jours écoulés, les Prussiens étaient encore à Longwy et la reine au Temple.
C'étaient tous ces événements, dont le bruit était parvenu jusqu'à Argenton, qui avaient porté le parti populaire à demander des conseils à Jacques Mérey.
XVII
L'homme propose
Le lendemain, vers neuf heures du matin, Jacques Mérey étant à son laboratoire et Éva à son orgue, on entendit au bout de la rue une grande rumeur qui allait s'approchant.
Cette rumeur n'avait rien d'inquiétant, car c'étaient les cris de joie qui y dominaient particulièrement.
Jacques ouvrit la fenêtre, jeta un coup d'œil dans la rue, et vit une grande foule portant des drapeaux. En tête marchait la musique, et en avant de la musique Baptiste avec sa trompette.
Le docteur referma la fenêtre et se remit à son fourneau.
Au bout de cinq minutes, il lui sembla que toute cette foule s'arrêtait devant sa maison.
La porte de son laboratoire s'ouvrit et Éva parut, toute pâle et tout émue.
—Qu'as-tu, ma chère enfant? s'écria le docteur en allant à elle.
—Ces gens, dit-elle, cette foule, tout ce monde, c'est pour vous, mon ami.
—Comment, pour moi, demanda Jacques.
—Oui. Elle est arrêtée devant la maison. Et, tenez, voilà la trompette de Baptiste qui va nous annoncer quelque chose.
Et elle porta machinalement ses mains à ses oreilles.
En effet, la trompette de Baptiste fit entendre son air habituel; il n'en savait qu'un.
Puis la parole succéda au son, et, d'une voix claire et parfaitement accentuée:
—Il est fait à savoir, dit-il, aux concitoyens d'Argenton, que le citoyen Jacques Mérey a été nommé hier député à la Convention.
—Vive le citoyen Jacques Mérey!
—Vive le citoyen Jacques Mérey!
En ce moment, un pas se fit entendre dans l'escalier et Antoine parut à son tour, et, frappant du pied, prononça les paroles sacramentelles:
—Centre de vérité, cercle de justice.
Et aussitôt il ajouta:
—Tous les gens qui sont en bas demandent le DrJacques Mérey.
Le docteur regarda Éva.
—Il faut y aller, dit-elle.
Le docteur descendit, Éva le suivit tremblante.
Le docteur s'arrêta sur la porte de la rue, qui dominait la voie publique de la hauteur de cinq ou six marches.
À son apparition, la musique entonna l'air fraternel:
Où peut-on être mieux...
Baptiste, qui ne voulait pas rester muet au milieu de la symphonie universelle, emboucha sa trompette et joua son air.
Tout ce charivari cessa pour faire de nouveau place aux cris de «Vive Jacques Mérey, notre député à la Convention!»
Jacques Mérey avait compris. C'était cela que lui annonçait le patriote qui lui avait barré le passage la veille, et qui avait dit en le lui rouvrant:
—Allez, demain vous aurez de nos nouvelles.
Mais, depuis la veille, le docteur n'avait pas changé d'avis; les naïves protestations d'amour d'Éva l'avaient au contraire encore plus profondément confirmé dans sa résolution.
Il fit signe qu'il voulait parler, tout le monde cria:
—Silence.
—Mes amis, dit-il, j'ai un vif regret que vous n'ayez pas voulu croire à mes paroles d'hier. Ma détermination est la même aujourd'hui. Je vous remercie du grand honneur que vous m'avez fait; mais je n'en suis pas digne et je me récuse.
—Tu n'en as pas le droit, citoyen Mérey, dit une voix.
—Comment! s'écria le docteur; je n'ai pas le droit de faire de moi-même ce que je veux?
—L'homme ne s'appartient pas à lui-même; il appartient à la nation, reprit le citoyen qui avait parlé en passant des derniers rangs aux premiers, et quiconque osera soutenir le contraire sera proclamé par moi mauvais citoyen.
—Je suis un philosophe et non un homme politique, je suis un médecin et non un législateur.
—Soit! philosophe, tu as médité sur la grandeur et la chute des empires; médecin, tu as étudié les maladies du corps humain; philosophe, tu as vu que la liberté était aussi nécessaire à l'esprit, pour vivre et se développer, que l'air aux poumons pour hématoser le sang et pour respirer. Quand l'empire romain a-t-il commencé à tomber moralement (et dans les empires tout abaissement moral présage la chute physique)? quand les Césars se sont faits tyrans. Tu es médecin, as-tu dit? et que crois-tu donc qu'est un peuple, sinon un tout immense soumis aux lois de l'individu? Seulement, l'individu vit des années et le peuple des siècles; mais pendant ces siècles le corps social comme le corps humain a ses maladies qu'il faut soigner, et dont il faut le guérir; tout législateur ne saurait être médecin, mais tout médecin peut être législateur. Cicéron l'a dit, quand un membre est gangrené, il faut le couper pour sauver le reste du corps. Accepte le mandat qui t'est offert, Jacques Mérey; prends la lancette, le bistouri, la scie; il y a de l'ouvrage à la cour pour les médecins et surtout pour les chirurgiens.
—Comme chirurgien, la place est prise, dit Jacques Mérey, et vous avez là-bas un terrible tireur de sang qu'on appelle Marat. À lui seul il suffira, je l'espère.
—Ce n'est ni avec la lancette, ni avec le bistouri, ni avec la science que Marat veut tirer le sang, c'est avec la hache; j'ai parlé d'un chirurgien et non d'un bourreau.
—Quand vous aurez besoin de moi là-bas, reprit Jacques avec la tristesse de l'homme qui répond à de bonnes raisons par de mauvaises, j'irai, mais le moment n'est pas venu. N'avez-vous pas Sieyès qui est la logique, Vergniaud qui est l'éloquence, Robespierre qui est l'intégrité, Condorcet qui est la science, Danton qui est la force, Pétion qui est la loyauté, Roland qui est l'honneur? que ferais-je, moi pauvre ver luisant au milieu de pareils flambeaux?
—Tu ferais ton devoir, auquel tu manques aujourd'hui, Jacques Mérey! Dieu ne t'a pas donné une haute intelligence et un profond savoir pour que tu enfouisses le tout au fond d'une province, quand Paris, le cerveau de la France, est en travail de la liberté. Pour la réussite d'un tel travail, il faut la réunion de toutes les capacités; ne vois-tu pas que c'est une volonté providentielle qui centralise dans Paris tout ce que la province a d'esprits supérieurs? L'Assemblée nationale a proclamé les droits de l'homme; la Constituante, la souveraineté du peuple. Il reste à la Convention nationale quelque chose de grand à proclamer; tu peux être de ceux-là qui crieront au monde: «La France est libre!» et tu refuses! Jacques Mérey. Je te le dis, tu passes à côté d'une gloire immortelle comme un aveugle près d'un trésor. Jacques Mérey, la France pouvait t'honorer, elle te méprisera; elle pouvait te bénir, elle te maudira.
—Et qui donc es-tu pour t'obstiner à forcer ainsi ma volonté?
—Je suis ton collège Hardouin, élu aujourd'hui en même temps que toi à Châteauroux, et je me faisais une gloire de m'asseoir là-bas près de toi, d'appuyer ta parole, de la combattre peut-être.
—Eh bien, Hardouin, pardonne-moi le premier et implore mon pardon de ceux qui nous écoutent; mais une cause secrète, une cause que je dois taire, une cause plus importante que toutes celles que je viens de dire, m'enchaîne ici.
Hardouin monta les quelques marches qui le séparaient de Jacques Mérey.
—Cette cause, je la connais, dit-il à voix basse et en s'approchant de son oreille; tu aimes, lâche cœur, et tu sacrifies tes concitoyens, ton pays, ton honneur à un amour insensé; prends garde, ton amour est ta faute: Dieu te punira par ton amour.
Mais Jacques Mérey ne l'écoutait plus. L'œil fixé sur une espèce de ruelle qui communiquait directement du centre de la ville à sa maison, il regardait venir avec inquiétude un groupe composé de quatre personnes, si toutefois on peut appeler un groupe quatre personnes marchant deux à deux et à une certaine distance les uns des autres.
Les deux personnes qui marchaient en tête étaient le seigneur de Chazelay, que l'on commençait à appeler le ci-devant seigneur, et le commissaire de la ville, ceint de son écharpe.
Les deux autres étaient Joseph le braconnier et sa mère. Il faut dire que ceux-ci avaient plutôt l'air de se faire traîner que de suivre de bonne volonté.
Ils semblaient venir droit à la maison de Jacques Mérey, que le commissaire désignait du doigt au seigneur de Chazelay.
Le docteur, de son côté, semblait les voir venir avec une angoisse croissante. Il éprouvait ce qu'éprouvent instinctivement les animaux quand un orage, s'amassant au ciel, charge l'air d'électricité et suspend le tonnerre au-dessus de leur tête.
La foule s'écarta devant le commissaire de police, tout en grondant à la vue du seigneur de Chazelay.
Le commissaire de police marcha droit au docteur.
—Citoyen Jacques Mérey, lui dit-il, je te somme, si tu ne veux encourir les peines portées par la loi contre les coupables de séquestration de mineur, de remettre à l'instant même entre les mains du citoyen Félix-Adrien-Prosper de Chazelay sa fille Hélène de Chazelay, que tu retiens depuis six ans enfermée dans ta maison, et qui t'a été confiée par Joseph Blangy et sa mère, qui n'en étaient que dépositaires, pour lui donner comme médecin les soins que nécessitait son état.
Un cri déchirant éclata derrière le docteur. Ce cri, c'était Éva qui l'avait poussé: elle venait d'entrouvrir la porte et avait entendu la sommation du commissaire de police.
Elle serait tombée évanouie si le docteur ne l'eût soutenue entre ses bras.
—Est-ce là la jeune fille que vous avez remise il y a sept ans entre les mains du DrMérey? demanda le commissaire en s'adressant à Joseph Blangy, ainsi qu'à sa mère, et en désignant Éva.
—Oui, monsieur, répondit le braconnier; quoiqu'il y ait une grande différence entre l'idiote sans forme humaine et sans intelligence que le docteur a reçue de nos mains, et ce qu'est aujourd'hui mademoiselle Éva.
—Elle ne s'appelle pas Éva, mais Hélène, dit le seigneur de Chazelay.
—Ah! s'écria le docteur, il ne lui restera rien de moi; pas même le nom que je lui avais donné.
—Allons, du courage, sois homme! dit Hardouin en lui serrant la main.
—Ah! c'est toi qui m'as porté malheur! s'écria Jacques Mérey.
—Je t'aiderai à le supporter, répondit Hardouin.
Puis, comme des murmures se faisaient entendre dans la foule à la vue de cet homme foudroyé, et à celle d'Éva, qui, revenue à elle, se suspendait d'un bras à son cou en sanglotant:
—Je reconnais, dit le seigneur de Chazelay, que les soins que vous avez donnés à ma fille méritent rémunération, et je suis prêt à vous compter telle somme que vous demanderez pour cette cure qui vous fait le plus grand honneur.
—Oh! malheureux! dit Jacques Mérey, qui offre de l'argent en échange de la beauté, du talent, de l'intelligence! n'avez-vous pas compris qu'on ne fait pas ce que j'ai fait pour de l'argent, et que c'était elle seule qui pouvait me payer?
—Je l'aime, monsieur, s'écria Éva.
Et tout ce qu'il y avait d'âme, de cœur et de passion en elle, Éva le mit dans ce cri.
—Monsieur le commissaire, dit le seigneur de Chazelay, voilà qui tranche la question. Vous comprenez que la dernière et l'unique héritière d'une maison comme la nôtre ne peut pas épouser le premier venu.
Jacques, à cette insulte, frissonna de la tête aux pieds et releva son front plissé par la colère.
—Oh! mon ami, mon bien-aimé, murmura Éva, pardonne-lui; il ne connaît que la noblesse des hommes et ne sait pas ce que c'est que la noblesse de Dieu.
—Monsieur, dit Jacques redevenant homme, voici Mlle Hélène de Chazelay que, à la vue de tous, je remets entre vos mains. Belle, chaste et pure, digne, je ne dirai pas d'être l'épouse d'un roi, d'un prince ou d'un noble, mais digne d'être la femme d'un honnête homme.
—Oh! Jacques, Jacques, vous m'abandonnez! s'écria Éva.
—Je ne vous abandonne point. Je cède à la force; j'obéis à la loi; je me courbe devant la majesté de la famille: je vous rends à votre père.
—Vous savez, monsieur Mérey, ce que je vous ai dit relativement au payement?
—Assez, monsieur! la population tout entière d'Argenton s'est chargée d'acquitter votre dette: elle m'a nommé membre de la Convention.
—Faites avancer la voiture, Blangy.
Blangy fit un signe, une voiture en grande livrée s'avança; un laquais poudré ouvrit la portière. Jacques Mérey soutint Éva pour descendre les quatre ou cinq marches qui conduisaient à la rue; puis, après lui avoir donné devant la foule un baiser au front, il la remit entre les mains de son père.
Celui-ci l'emporta évanouie dans la voiture, qui partit au galop. Scipion jeta un regard douloureux sur le docteur et suivit la voiture.
—Lui aussi! murmura Jacques Mérey.
—Et maintenant, dit Hardouin, vous acceptez, n'est-ce pas?
Le feu du génie et la flamme de la colère brillèrent tout ensemble dans les yeux de Jacques Mérey.
—Oh! oui, dit-il, j'accepte. Et malheur à ces rois qui jurent et qui trahissent leur serment! malheur à ces princes qui reviennent avec l'étranger l'épée nue contre leur mère! malheur à ces seigneurs aux enfants desquels nous donnons notre science, notre vie, notre amour, que nous tirons des limbes pour en faire des créatures dignes de s'agenouiller devant Dieu un lis à la main, et qui, pour nous remercier nous appellent les premiers venus! malheur à eux!—Au revoir, Hardouin!—Merci, citoyens électeurs; vous entendrez parler de moi, je vous le promets, je vous le jure!
Et, d'un geste superbe, prenant le Ciel à témoin du serment qu'il venait de faire, il rentra chez lui, et là, loin de tous les yeux, sans témoins de sa faiblesse, il tomba étendu sur le tapis, sanglotant, s'enfonçant les mains dans les cheveux, et criant:
XVIII
Une exécution place du Carrousel
Le samedi 26 août 1792, la diligence de Bordeaux déposait rue du Bouloi le citoyen Jacques Mérey, député à la Convention.
Une tristesse profonde planait sur Paris. Décidément Longwy, chose dont on avait douté pendant trois jours, était pris par trahison, et l'Assemblée nationale avait décrété à l'instant même que tout citoyen qui, dans une place assiégée, parlerait de se rendre, après confrontation faite avec les témoins qui auraient entendu la proposition infâme, et affirmation de ceux-ci, serait, sans autre forme de procès, mis à mort.
Les souverains alliés avaient, le 24 août, pris possession de Longwy au nom du roi de France.
La Commune de Paris, dans laquelle s'était déjà incarné le sentiment de la République, avait exigé de l'Assemblée la création d'un tribunal extraordinaire, et, malgré la résistance de Choudieu, qui avait dit: On veut une inquisition, je résisterai jusqu'à la mort; malgré celle de Thuriot, qui s'était écrié: La Révolution n'est pas seulement à la France, nous en sommes comptables à l'humanité, le tribunal extraordinaire avait été voté.
Il faut dire que, pendant les quelques jours qui venaient de s'écouler, la situation ne s'était point embellie. Le voile de deuil qui couvrait la France s'épaississait de plus en plus; les Prussiens étaient partis de Coblentz le 30 juillet. Ils avaient avec eux toute une cavalerie d'émigrés—ces messieurs étaient trop fiers pour servir dans l'infanterie; ils voulaient bien sauver le roi, mais à cheval. Cette cavalerie montait à quatre-vingt-dix escadrons. Le 18 août, ils avaient fait leur jonction avec le général autrichien. Les deux armées, fortes de cent mille hommes, avaient investi et pris Longwy.
La Fayette, républicain en Amérique, constitutionnel en France, La Fayette, qui n'avait pas fait un pas depuis 83, c'est-à-dire depuis l'indépendance de l'Amérique jusqu'au 10 août, c'est-à-dire jusqu'à la chute de la monarchie française et que nous devions, sans qu'il eût fait un pas, retrouver en 1830 tel qu'il était en 1792, La Fayette avait appelé son armée à marcher sur Paris pour y défaire le 10-Août; mais l'armée n'avait pas bougé, et c'était lui qui avait été obligé de fuir, comme plus tard devait fuir Dumouriez, dont il eût fait le pendant dans l'histoire si les Autrichiens, en l'arrêtant et en le faisant prisonnier, n'avaient point donné à Béranger l'occasion de faire ce vers:
Des fers d'Olmutz nous effaçons l'empreinte.
L'Assemblée l'avait décrété d'accusation. Dumouriez l'avait remplacé à l'armée de l'Est, en même temps que Kellermann remplaçait Luckner à l'armée du Nord.
On apprenait en même temps l'insurrection de la Vendée.
À l'est, la guerre du grand jour, la guerre étrangère.
À l'ouest, la guerre des ténèbres, la guerre civile.
L'une marchant au-devant de l'autre, Paris mis entre les deux.
Sans compter deux ennemis puissants:
Le prêtre, la femme.
Le prêtre, inviolable dans cette sombre forteresse de chêne où il se retire et qu'on appelle le confessionnal.
La femme, endoctrinée par lui, et qui a pour elle les pleurs et les soupirs sur l'oreiller.
—Qu'as-tu? demande le mari.
—Notre pauvre roi qui est au Temple! Notre pauvre curé qu'on veut forcer de prêter serment! la sainte Vierge s'en voile le visage; le petit Jésus en pleure.
Et le lit devenait l'allié du confessionnal.
Mais, par bonheur, voici l'arrière-garde du Nord qui s'avance. Un corps de trente mille Russes vient de se mettre en marche.
La Commune de Paris, plus en contact avec tous que l'Assemblée, sentait la conspiration contre-révolutionnaire ramper du palais à la mansarde et des carrefours aux prisons.
Elle rugissait.
L'Assemblée se sentait impuissante à repousser sans quelque grand coup l'ennemi du dehors, et surtout l'ennemi du dedans.
Elle s'effrayait.
Prenant un terme moyen, au lieu du grand coup que rêvait la Commune, elle avait décrété une grande démonstration.
—Mais que demandent donc les républicains? disaient les constitutionnels, les larmes aux yeux; les Suisses sont morts, les Tuileries sont foudroyées, le trône est en poussière; le roi est au Temple, les royalistes sont en prison. Demain va avoir lieu la fête expiatoire du 10-Août, et ce soir même, on exécute, en face des Tuileries, ce bon Laporte, ce fidèle serviteur du roi, qui est venu annoncer à l'Assemblée nationale, au nom de son maître en fuite, que ce maître n'avait jamais juré la Constitution que contraint et forcé, de sorte qu'il aimait mieux quitter la France que de tenir son serment.
C'est vrai! les cent-suisses étaient morts: mais la masse des royalistes était en armes et prête à agir; le roi avait perdu les Tuileries, avait perdu son trône, avait perdu sa liberté; mais, en perdant les Tuileries, le trône et la liberté, il gardait l'Europe; mais, en rompant avec la France, il avait tous les rois pour alliés et tous les prêtres pour amis. On allait célébrer l'apothéose des morts du 10-Août: mais, le soir où l'on avait appris la trahison de Longwy, les royalistes s'étaient montrés par groupes autour du Temple, échangeant des signes avec le roi; on allait exécuter Laporte: mais, tandis qu'on punissait le valet innocent, on laissait le maître coupable conspirer tout à son aise.
«L'histoire, dit Michelet, n'a gardé le souvenir d'aucun peuple qui soit entré si loin dans la mort. Quand la Hollande, voyant Louis XIV à ses portes, n'eut de ressource que de s'inonder, que de se noyer elle-même, elle fut en moindre danger, car elle avait l'Europe pour elle; quand Athènes vit le trône de Xerxès sur le rocher de Salamine, perdit terre, se jeta à la nage, n'eut plus que l'eau pour patrie, elle fut en moindre danger; elle était toute sur sa flotte, puissante, organisée dans la main du grand Thémistocle, et elle n'avait pas la trahison dans son sein; la France était désorganisée et presque dissoute, trahie, livrée et vendue.»
C'était juste en ce moment, c'est-à-dire dans l'après-midi du 26 août, que Jacques Mérey arrivait à Paris et se faisait conduire à l'hôtel de Nantes, qui dressait ses cinq étages sur la place du Carrousel.
Jacques Mérey commença par réparer le désordre causé à sa toilette par une nuit et deux journées de diligence. Son intention était d'aller immédiatement rendre visite à ses deux amis Danton et Camille Desmoulins.
C'était Danton qui, du temps où il était avocat au conseil du roi, avait obtenu pour Baptiste la pension viagère qui avait si fort étonné les bonnes gens d'Argenton.
Mais, au moment où, sa toilette achevée, il s'approchait machinalement de la fenêtre, il vit s'arrêter à quinze pas de l'hôtel une charrette peinte en rouge et portant tout un mécanisme peint de la même couleur.
Deux hommes, avec des bonnets rouges et des carmagnoles, étaient assis sur la première banquette de la voiture.
Un cabriolet suivait. Un homme, tout vêtu de noir, en descendit.
La Révolution ne lui avait rien fait changer à son costume: il portait la cravate blanche, les bas de soie et la poudre. Il paraissait âgé de soixante-cinq à soixante-six ans.
C'était Monsieur de Paris, autrement dit le bourreau.
Les deux hommes en carmagnole et en bonnet rouge étaient ses aides.
Le cabriolet s'éloigna. Monsieur de Paris resta pour faire dresser la guillotine.
Jacques Mérey était resté immobile à la fenêtre. Il avait beaucoup entendu parler de la nouvelle invention de M. Guillotin, et il avait même soutenu avec le célèbre Cabanis une discussion sur la douleur plus ou moins grande que devait causer la section des vertèbres, et sur la persistance de la vie chez le décapité.
Il n'était pas du tout de l'avis de M. Guillotin, qui prétendait que les gens qui auraient affaire à sa machine en seraient quittes pour une légère fraîcheur sur le cou, et qui affirmait qu'il n'avait qu'une crainte, c'est que la mort par la guillotine serait si douce qu'elle accroîtrait le nombre des suicides, et qu'on ne saurait comment se défaire des vieillards las de la vie qui voudraient absolument finir à l'aide de la nouvelle invention.
Jacques Mérey ne pouvait pas descendre pour examiner de près le fatal instrument, qui grandissait à vue d'œil sous ses yeux; mais il pouvait inviter Monsieur de Paris à monter chez lui, et avoir ainsi d'un professeur émérite tous les renseignements qu'il désirait obtenir sur l'invention et les améliorations de l'œuvre philanthropique qui, ne pouvant pas faire l'égalité des Français devant la vie, avait fait au moins l'égalité des Français devant la mort.
Et, comme il commençait à tomber une pluie fine qui le servait à merveille dans son dessein:
—Monsieur, dit-il à l'homme habillé de noir, il n'est point absolument besoin que vous restiez dehors et vous fassiez mouiller pour suivre l'érection de votre machine; montez chez moi, vous verrez aussi bien que de la place, et vous serez à couvert. En outre, comme je sais que vous êtes un homme instruit, quelque peu médecin même, nous causerons sérieusement de notre art commun, car je suis, moi, médecin tout à fait.
Monsieur de Paris, reconnaissant à l'aspect et à la parole de celui qui l'interpellait qu'il avait affaire à un homme sérieux et comme il faut, salua, et, donnant un dernier ordre à ses aides, il prit l'escalier latéral par lequel on montait aux appartements.
Jacques Mérey attendait l'homme noir à sa porte, qu'il tenait entrouverte pour lui indiquer l'endroit où il était attendu.
Le bourreau entra.
Tout le monde sait que l'exécuteur des hautes œuvres, M. Sanson, était un homme parfaitement distingué.
Jacques Mérey le reçut et le traita en conséquence.
Après les premiers compliments échangés:
—Monsieur, dit-il à l'exécuteur des hautes œuvres, j'ai connu autrefois un très habile praticien qui s'était, avant M. Guillotin, beaucoup occupé de la même question qui a illustré ce dernier.
—Ah! oui, dit Sanson, vous voulez parler du DrLouis, n'est-ce pas? celui qui était médecin par quartier du roi?
—Justement, dit Jacques, j'ai étudié sous lui, et j'ai été son élève.
—Eh bien, monsieur, reprit Sanson, je peux vous donner sur le DrLouis et sur ses essais tous les renseignements que vous pouvez désirer. Un jour, il nous convoqua à quatre heures du matin, dans la cour de Bicêtre. Un instrument dans le genre de celui-ci était dressé, et trois cadavres de la nuit même attendaient l'expérience qui devait être faite. Ce fut la première fois que je vis opérer le couperet et que je le mis en mouvement; car, vous savez, monsieur, que ce sont mes aides qui font tout, et que je n'ai, moi, qu'à détacher l'anneau du clou qui le retient et à le laisser glisser dans la rainure, comme vous pourrez d'ailleurs le voir tout à l'heure, si vous voulez assister—et vous êtes à merveille pour cela—à l'exécution de ce pauvre diable de Laporte.
—Oui, monsieur, c'est ce que je ferai, répondit Jacques Mérey, et au point de vue de la science, car je vous prie de croire que je ne suis nullement sanguinaire; mais revenons à l'instrument du Dr Louis, qui, autant que je puis me le rappeler, s'appela même un temps la petite Louisette. Je crois que l'expérience dont vous parlez ne lui fut pas favorable.
—C'est-à-dire, monsieur, que les deux premières exécutions réussirent à merveille. La tête fut détachée des cadavres comme elle l'eût été d'hommes vivants; mais la troisième échoua.
—Était-il arrivé quelque accident à la machine ou était-ce un vice de conformation? demanda le DrMérey.
—C'était un vice de conformation, non pas dans la machine, monsieur, mais dans le couperet. Le couperet tombait à plat, ce qui n'eût rien empêché s'il eût été secondé par une masse de plomb comme celle qui pèse sur lui aujourd'hui.
—Ah! je comprends! dit Jacques Mérey; ce fut le DrGuillotin qui inventa la taille en biseau et, comme Améric Vespuce, il détrôna Christophe Colomb.
—Non, monsieur, non; la chose ne s'est pas passée comme cela; le roi—je vous demande pardon, c'est une vieille habitude—, le citoyen Capet, voulais-je dire, qui s'occupe de mécanique, voulut non pas voir celle du DrLouis, mais s'en faire rendre compte; on lui en fit un dessin exact, qu'il examina avec soin; puis tout à coup, prenant une plume: «Là! dit-il, est le défaut.» Et il traça sur le fer cette ligne savante qui de carré le rendit triangulaire. Le DrGuillotin alla trouver le DrLouis avec le dessin du roi—pardon, du citoyen Capet—; et, comme le DrLouis était déjà fort ennuyé qu'on eût donné à son invention le nom de petite Louisette, n'ayant pas besoin de cela pour sa réputation, il autorisa son confrère, le DrGuillotin, à faire à sa machine toutes les corrections qui lui conviendraient et même à la baptiser de son nom. Voilà comment le DrGuillotin est devenu l'auteur de cet instrument de supplice qui abaisse notre profession au niveau des plus humbles professions mécaniques, puisque maintenant, pour trancher une tête, il s'agit tout simplement de décrocher un anneau d'un clou, et qu'il n'est plus besoin, comme au temps où on décollait avec l'épée, de force ni d'adresse.
—Et vous regrettez ce temps là? dit Jacques Mérey.
—Oui, monsieur; l'épée à la main, nous étions des justiciers; la ficelle à la main, nous ne sommes plus que des bourreaux. Vous êtes jeune, vous, et vous regardez en avant; moi je suis vieux et je regrette le temps passé; mon fils, qui est mon premier aide et qui a quarante-deux ans, s'y est fait tout de suite; mon petit-fils, qui en a douze, n'y pensera plus et fera la chose comme si elle s'était toujours passée ainsi.
—Mais, dit Jacques Mérey, excusez mon indiscrétion, monsieur; vous paraissez voir avec tristesse les préparatifs de cette exécution.
—Oui, monsieur, c'est vrai. Je vous demande pardon de ne pas vous appeler citoyen et de ne pas vous tutoyer; mais comme vous pouvez le voir, et comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis vieux et ne puis arriver à perdre mes anciennes habitudes. Oui, cette exécution m'attriste profondément; je puis vous l'avouer, à vous, monsieur, qui me paraissez être un philosophe; nous sommes, dans notre famille, les vieux serviteurs de la royauté; il m'en coûte, à mon âge, de changer de maître et de devenir le valet du peuple.
—Mais alors pourquoi, pouvant déléguer votre fils à votre place pour l'exécution de ce soir, pourquoi la faites-vous vous-même?
—Quoique M. Laporte ne soit ni un grand seigneur, ni un noble, c'est un homme éminent, qui a servi le roi avec fidélité: j'aurais cru manquer à tous mes devoirs en n'assistant pas moi-même à ses derniers moments; il peut avoir quelque mission suprême à me confier, quelque secret important à me dire; je lui manquerais sur l'échafaud, et, quoique je ne sache pas si j'en descendrai vivant, tant je me sens faible, j'ai cru qu'il était de mon devoir d'y monter. Le soir de mon mariage, il y a de cela quarante-quatre ans, nous étions en train de danser joyeusement lorsqu'une troupe de jeunes seigneurs qui revenaient de quelque joyeuse expédition, voyant le premier étage que j'habitais illuminé comme pour une fête, monta et demanda le maître de la maison.
»Je m'approchai et m'inclinai devant eux, attendant respectueusement qu'ils voulussent bien dire la cause de leur visite.
»—Monsieur, me dit celui qui paraissait chargé de porter la parole pour les autres, nous sommes, comme vous pouvez le voir, des seigneurs de la Cour; il nous semble de bien bonne heure pour rentrer chez nous; vous nous paraissez en fête, quelque baptême ou quelque mariage? Nous vous promettons de ne porter malheur ni à l'enfant, ni à la mariée.
»—Monsieur, répondis-je, ce serait un grand honneur pour nous, mais je doute que vous nous le fassiez quand vous saurez qui je suis.
»—Qui êtes-vous donc? demanda-t-il.
»—Je suis Monsieur de Paris, répondis-je.
»—Comment! dit l'un d'eux, qui n'avait pas encore parlé; comment, monsieur, c'est vous qui décapitez, qui pendez, qui rouez, qui cassez les bras et les jambes?
»—C'est-à-dire, monsieur, entendons-nous, ce sont mes aides qui font tout cela, lorsqu'il s'agit du commun et de criminels vulgaires; mais lorsque, par hasard, le patient est un grand seigneur comme vous autres, messieurs, je me fais un honneur de remplir toutes ces fonctions moi-même.
»Vingt ans après, nous nous retrouvâmes face à face sur l'échafaud, ce jeune homme et moi; je lui tins ma parole, je l'exécutai moi-même, et je le fis souffrir le moins que je pus. C'était le baron de Lally-Tollendal.»
Jacques Mérey s'inclina; il admirait cette conscience d'autant plus sincèrement qu'en effet Sanson était fort pâle, et, à la vue des premières baïonnettes qui apparaissaient au guichet du Carrousel, paraissait près de se trouver mal.
Jacques Mérey lui offrit un verre de vin.
—Oui, monsieur, lui dit-il, si vous voulez me faire l'honneur de trinquer avec moi.
—Je le veux bien, répondit le docteur; mais à la condition que vous ferez raison à mon toast, quel qu'il soit.
—C'est convenu, monsieur; c'est bien le moins que je vous doive pour le grand honneur que vous me faites.
Jacques Mérey sonna, demanda une bouteille de madère et deux verres.
Il les emplit à moitié, en présenta un au bourreau, et, le choquant au sien:
—À l'abolition de la peine de mort! dit-il.
—Oh! de grand cœur, monsieur, dit Sanson. Dieu m'épargnerait ainsi de bien tristes journées que je prévois.
Les deux hommes choquèrent de nouveau leur verre et le vidèrent d'un trait.
—Maintenant, dit l'exécuteur des hautes œuvres, serait-ce indiscret à moi de demander le nom de l'homme qui n'a pas dédaigné de toucher mon verre du sien.
—Je m'appelle Jacques Mérey, monsieur, et suis député à la Convention.
—Ah! monsieur, laissez-moi vous baiser la main, car d'après ce que vous venez de dire, vous ne condamnerez pas à mort notre pauvre roi.
—Non, parce que je crois fermement que nul homme n'a le droit de reprendre ce qu'il n'a pas donné et ce qu'il ne peut pas rendre: la vie! Mais la peine la plus dure après la mort, je la demanderai pour lui, car ce baron de Lally, dont vous parliez tout à l'heure et que vous avez exécuté, était, près de l'homme qui a voulu livrer la France à l'étranger, plus blanc que la neige. Allez, monsieur, faites votre office terrible, et n'oubliez pas, toutes les fois que vous passerez sur cette place, qu'il y a au premier étage de l'hôtel de Nantes un philosophe qui vous sait gré de plaindre les victimes que vous exécutez, d'appeler Louis XVI «le roi,» et non «Capet,» de dire «monsieur» au lieu de «citoyen,» et qui est tout prêt à vous serrer la main chaque fois que vous lui tendrez la vôtre.
Sanson s'inclina avec la dignité d'un homme qui vient d'être relevé à ses propres yeux, et sortit.
En effet, les troupes commandées pour l'exécution commencèrent à envahir le Carrousel et formèrent un carré autour de l'échafaud, écartant tout le monde et laissant un espace vide entre les spectateurs et la fatale machine. La curiosité était encore grande, car c'était la quatrième ou cinquième fois qu'elle opérait, et comme l'avait dit le grand-père Sanson, c'était la première fois qu'il allait assister un patient.
Il était déjà sur l'échafaud lorsque le carré se forma. Il avait essayé du pied chaque marche de l'escalier; il avait pesé sur les planches de la plate-forme pour s'assurer de leur solidité; il faisait fonctionner la bascule pour voir si rien ne l'arrêterait; enfin il faisait glisser le couperet dans sa rainure pour voir si la rainure était suffisamment graissée.
C'est ainsi que, avant la représentation d'une pièce importante, le machiniste fait, la toile baissée, la répétition de ses décors.
L'exécution était fixée pour neuf heures; elle devait se faire aux flambeaux pour produire une plus grande impression.
À huit heures trois quarts, on commença d'entendre les roulements du tambour, qui, détendu à dessein, rendait ce son sourd et funèbre qui accompagne les convois.
Bientôt les premières torches parurent à la porte du Carrousel qui donne sur la Seine. Le condamné venait de la Conciergerie, et, pour surcroît de peine, il devait être exécuté devant ce palais qu'il avait, pendant près de quarante ans, habité avec le maître pour lequel il allait mourir.
La charrette où il était amené était entourée d'escadrons de cavalerie; en tête du cortège marchaient une soixantaine de sans-culottes portant des torches.
Le carré de soldats s'ouvrit pour laisser passer la charrette et son conducteur, assis sur le timon.
Le condamné était seul dans le fatal tombereau; il avait refusé un prêtre assermenté, et nul n'ayant prêté serment n'avait osé risquer sa tête à l'accompagner sur l'échafaud. Il était en chemise, en culotte et en bas de soie noire; le col de sa chemise était coupé au ras des épaules et ses cheveux au ras de la nuque.
Il regarda avec tristesse, mais non avec crainte, l'échafaud dressé devant lui.
—Est-il temps de descendre? demanda-t-il à haute voix.
—Attendez que l'on vous aide, cria un des valets.
—Inutile, répondit le patient, et, pourvu qu'on me mette le marchepied, je descendrai seul.
Puis, avec un sourire, et regardant le double rang d'infanterie et de cavalerie qui entourait l'échafaud:
—Vous n'avez pas peur que je me sauve, n'est-ce pas? dit-il.
On enleva alors la planche qui fermait le tombereau par derrière, on y plaça le marchepied. Le patient descendit seul et sans aide, tourna autour du tombereau, suivi du valet qui avait apporté le marchepied, et, en avant de l'escalier, où l'attendait le grand-père Sanson pour l'aider à monter sur la plate-forme, il trouva l'huissier, qui lui lut sa condamnation à mort pour cause de trahison au peuple.
—Ne pourriez-vous ajouter: et de fidélité au roi? demanda Laporte.
—Ce qui est écrit est écrit, dit l'huissier. Vous n'avez pas de révélation à faire?
—Non, répondit Laporte, sinon que j'espère que les trois quarts des Français sont coupables comme moi, et, à ma place, se seraient conduits comme moi.
L'huissier se dérangea et démasqua l'escalier de l'échafaud.
Sanson lui offrit le bras. Le patient, orgueilleux de montrer qu'il avait conservé toute sa force en face de la mort, refusait de s'y appuyer.
Sanson lui dit deux mots tout bas, et il ne fit plus aucune difficulté de monter, aidé par lui.
Il monta lentement, mais chacun put remarquer que c'était l'exécuteur qui ralentissait son pas; pendant ce temps, ils parlaient bas, et sans doute Laporte le chargeait-il de ses volontés dernières.
Arrivés sur la plate-forme, ils causèrent encore quelques secondes, puis Sanson lui demanda:
—Êtes-vous prêt?
—M'est-il permis de faire ma prière? demanda Laporte.
Sanson fit de la tête signe que oui.
Le patient s'agenouilla, mais il indiqua que ses mains liées derrière le dos le gênaient pour prier.
Sanson les lui délia à la condition qu'il se laisserait lier de nouveau lorsque la prière serait terminée.
Laporte rapprocha ses deux mains et dit à haute voix la prière suivante, que l'on put entendre au milieu du silence solennel qui se faisait autour de l'échafaud:
—Mon Dieu! pardonnez-moi mes péchés et regardez comme expiation la mort douloureuse que je vais supporter pour avoir été fidèle à mon roi. Qu'il sache que, à l'heure de ma mort, mon âme est à Dieu et que mon cœur est à lui.
Puis il ajouta en latin:
—In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum.
—Amen! dit à haute voix l'exécuteur.
De grands murmures coururent dans la foule; mais lorsqu'on vit le condamné se relever, faire le signe de la croix en se tournant du côté des Tuileries, et donner sans résistance ses mains à lier, cette résignation de victime toucha la foule, qui se tut.
Ce qui suivit eut la durée de l'éclair.
Le condamné fut poussé sur la bascule, sa tête glissa à travers la lucarne, le couperet tomba.
—La tête! la tête! cria la foule.
Le bourreau s'approcha d'un pas ferme, fouilla dans le panier, tirant par les cheveux blancs la tête souillée de sang, et la montra au peuple, qui battit des mains.
Mais, en même temps, on le vit vaciller, ses doigts se détendirent et lâchèrent la tête, qui roula de l'échafaud à terre, tandis que lui tombait mort sur la plate-forme.
—Un médecin! un médecin! crièrent les aides.
—Me voilà! répondit Jacques Mérey.
Et, se suspendant d'une main au balcon, il se laissa tomber dans la rue.
Non seulement la foule, mais la troupe elle-même s'ouvrit devant lui. On le vit rapidement traverser l'espace vide, monter deux à deux l'escalier de la plate-forme, en criant:
—Enlevez-lui son habit!
Alors, à genoux près du corps inerte, il lui posa la tête sur son genou, et déchirant sa chemise de manière à mettre le bras à découvert, il fouilla rapidement la veine d'un coup de lancette.
Mais, quoiqu'il se fût passé dix secondes à peine entre la chute de l'exécuteur et la tentative du docteur pour le rendre à la vie, le sang ne vint pas.
Le bourreau, fidèle à son devoir, était mort près de la victime, mort fidèle à son roi.
XIX
Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins
On se rappelle que, au moment où il venait de secouer la poussière de la route pour se rendre chez ses deux amis, Danton et Desmoulins, Jacques Mérey, en s'approchant de la fenêtre, avait vu se dresser l'échafaud, et que c'était ce spectacle nouveau pour lui qui l'avait retenu.
Aussi, après une nuit qui ne fut pas exempte de cauchemars et dans laquelle il vit à plusieurs reprises la tête pâle et sanglante de Laporte pendue par ses cheveux blancs à la main du bourreau, et où, tout endormi, il chercha sa trousse pour y trouver une lancette, Jacques Mérey se leva-t-il encore tout troublé des événements de la veille.
Il eût cru certainement avoir été le jouet de quelque mauvais rêve s'il n'eût eu devant lui la façade des Tuileries encore toute criblée des balles populaires et toute tachée du massacre des Suisses.
D'ailleurs, la guillotine était restée debout, et des groupes de curieux stationnaient autour d'elle pour se raconter les détails inouïs qui avaient accompagné et suivi l'exécution de la veille.
À neuf heures du matin, on lui avait annoncé qu'un monsieur, vêtu de noir à la manière de l'ancien régime, désirait lui parler.
Il lui avait fait demander son nom. Mais celui-ci avait refusé de répondre, lui faisant dire tout simplement qu'il était le fils de celui à qui, la veille, il avait inutilement tenté de rendre la vie.
Le docteur avait compris à l'instant même que celui qui voulait lui parler était le fils de Sanson, élevé par la mort de son père au titre de Monsieur de Paris.
Il donna l'ordre de faire entrer à l'instant même.
Et, en effet, il ne s'était point trompé.
—Monsieur, lui dit Sanson, je sais qu'il est peu convenable à moi de me présenter chez vous, fût-ce pour vous offrir mes remerciements; mais notre premier aide, Legros, m'a dit avec quel empressement vous aviez tenté de porter secours à mon père; plus le cercle qui nous enferme dans la famille est infranchissable pour les étrangers, plus l'amour de la famille est grand chez nous. J'adorais mon père, monsieur... (Et, en effet, en disant ces mots, les larmes tombaient silencieusement des yeux de l'homme qui parlait.) Il en est résulté que j'ai mieux aimé être indiscret, inconvenant même, et venir vous dire: «Monsieur, je n'oublierai jamais votre dévouement à l'humanité,» que d'être soupçonné par vous d'ingratitude envers vous, d'indifférence pour mon père. Je ne sais en quoi et si jamais je puis vous être utile, mais, dans quelque circonstance que ce soit, soyez certain, monsieur, que je risquerai ma vie pour la vôtre.
—Monsieur, lui dit Jacques Mérey, croyez que je suis aise de vous voir; j'ai eu le plaisir de boire hier à l'abolition de la peine de mort un verre de vin d'Espagne avec monsieur votre père; je l'avais invité à monter chez moi, d'abord pour lui épargner la pluie qui tombait à torrents, et ensuite pour lui faire une question toute spéciale; l'intérêt de la conversation m'en a fait oublier le but.
—Dites, monsieur, reprit Sanson, et, si je peux répondre à cette question, je le ferai avec bonheur.
—Je voulais connaître l'opinion de votre père sur la persistance de la vie chez les décapités; à défaut de l'opinion de votre père, me ferez-vous l'honneur de me dire la vôtre?
—Monsieur, répondit Sanson, ce n'est pas à nous autres, qui ne faisons que lâcher le fil qui tient le couperet, qu'il faut demander cela, c'est à nos aides. Si vous voulez, je vais appeler celui qui est chargé des derniers détails. Et je crois que là-dessus il pourra vous donner tous les renseignements que vous désirez.
Le docteur fit un signe approbatif.
Sanson s'approcha de la fenêtre, appela un gros garçon rouge et de joyeuse humeur qui déjeunait assis sur la bascule de la guillotine avec un morceau de pain et des saucisses.
Le garçon leva la tête, regarda qui l'appelait, sauta du haut en bas de la plate-forme sans se donner la peine de se servir de l'escalier, et accourut au premier étage de l'hôtel de Nantes, où l'attendaient Jacques Mérey et Sanson fils.
—Legros, dit l'exécuteur à celui qu'il venait d'appeler, voici monsieur, que tu reconnais bien, n'est-ce pas?
—Je le crois bien, citoyen Sanson, que je le reconnais; c'est lui qui a sauté hier de la fenêtre du premier pour venir porter secours à ton père, comme j'ai sauté aujourd'hui du haut en bas de la plate-forme pour venir demander ce que tu désirais de moi.
—Voulez-vous, monsieur, adresser vous-même à ce garçon la question que vous avez à lui faire? demanda Sanson.
—Je voulais te demander, citoyen Legros, dit Jacques Mérey, employant la langue en usage à cette époque, si tu croyais à la persistance de la vie chez les décapités.
Legros regarda le docteur en homme qui n'a pas compris.
—Persistance de la vie? demanda-t-il. Qu'est-ce que cela veut dire?
—Cela veut dire que je désire savoir si tu crois que, une fois séparées l'une de l'autre, les deux parties du corps du décapité souffrent encore.
—Tiens! dit Legros, tu me fais juste la même question que le citoyen Marat m'a déjà faite. Connais-tu le citoyen Marat?
—De réputation seulement. J'ai quitté Paris il y a dix ans, et n'y suis de retour que depuis hier.
—Ah! c'est un pur, celui-là, le citoyen Marat; et, si nous en avions seulement dix comme lui, en trois mois la Révolution serait faite.
—Je le crois bien, dit Sanson, hier il demandait 293 000 têtes!
—Et qu'as-tu répondu au citoyen Marat, quand il t'a fait la même question que moi?
—Je lui ai répondu que pour le corps, je n'en savais rien, mais que pour la tête, j'en étais sûr.
—Tu crois qu'il y a douleur sentie et appréciée par la tête une fois séparée du corps?
—Ah çà! mais tu crois donc que, parce qu'on les guillotine, les aristocrates sont morts, toi? Eh bien! écoute, on en guillotine trois aujourd'hui; c'est pas beaucoup; j'ai un panier tout neuf, veux-tu que je te le montre demain? Ils en auront ravagé le fond avec leurs dents.
—Cela peut être une action toute machinale, une dernière contraction nerveuse, dit le docteur comme s'il se fût parlé à lui-même, mais frissonnant encore des termes expressifs dont s'était servi le valet Legros.
Puis, se retournant vers Sanson:
—Monsieur, dit-il, je crois qu'il y a un moyen plus sûr que celui-là; et, si vous répugnez à en faire l'épreuve, laissez ce brave garçon, qui ne me paraît pas d'une sensibilité alarmante, faire l'épreuve à votre place. Aussitôt la tête coupée, qu'il la prenne par les cheveux et qu'il lui crie son nom à l'oreille. Il verra bien à l'œil du décapité s'il a entendu.
—Oh! si ce n'est que ça, dit Legros, ce n'est pas bien difficile.
—Monsieur, dit Sanson, je tenterai l'épreuve moi-même, pour vous être agréable et pour vous prouver ma reconnaissance, et, ce soir, un mot de moi que vous trouverez à l'hôtel vous en dira le résultat.
Peut-être la conversation eût-elle duré plus longtemps, mais un coup de canon que l'on entendit indiqua que la fête des morts commençait.
Le 27 août était, on se le rappelle, consacré à cette fête.
L'ordonnateur de ces sortes de solennités était un des administrateurs de la Commune. Il se nommait Sergent.
C'était un artiste, non pas précisément dans son art—de son art il était graveur et dessinateur—, mais artiste en fêtes révolutionnaires; son patriotisme, un peu exagéré peut-être, était l'inépuisable volcan auquel il demandait ses inspirations sombres, lugubres, splendides, à la hauteur des fêtes qu'il avait à célébrer.
C'était lui qui, aux désastreuses nouvelles venues de l'armée, avait, le 22 juillet 1792, proclamé la patrie en danger.
C'était lui qui, le 27 août de la même année, un mois à peine après cette proclamation, venait d'organiser la fête des morts.
Au milieu du grand bassin des Tuileries, une pyramide gigantesque couverte de serge noire avait été dressée.
Sur cette pyramide étaient tracées en lettres rouges des inscriptions rappelant les massacres de Nancy, de Nîmes, de Montauban, du Champ de Mars, imputés, comme on le sait, aux royalistes.
C'était pour faire pendant à cette pyramide que la guillotine était restée debout.
On avait réservé pour cette journée trois exécutions capitales, elles faisaient partie du programme de la fête.
À onze heures du matin, sortirent de la Commune de Paris, c'est-à-dire de l'hôtel de ville, entourées d'un nuage d'encens et, comme eût fait une théorie athénienne dans la rue des Trépieds, marchant au milieu des parfums, les veuves et les orphelines du 10-Août, en robes blanches, serrées de ceintures à la taille, portant dans une arche, sur le modèle de l'arche d'alliance, cette fameuse pétition du 17 juillet 1791 qui hâtivement avait demandé la République, et qui reparaissait à son heure comme les choses fatalement décrétées.
De temps en temps, une femme vêtue de noir marchait seule, portant une bannière noire, sur laquelle étaient écrits ces trois mots: MORT POUR MORT.
Après cette procession lugubre et menaçante, comme pour répondre à son appel, marchait ou plutôt roulait une statue colossale de la Loi, assise dans un fauteuil et tenant son glaive.
Derrière la Loi, venait immédiatement le terrible tribunal révolutionnaire institué le 17 août et qui approvisionnait déjà la guillotine.
Mêlée au tribunal, toute la Commune s'avançait, conduisant la statue de la Liberté.
Puis enfin les juges et les tribunaux chargés de défendre cette liberté au berceau, et au besoin de la venger.
Les deux statues s'arrêtèrent un instant de chaque côté de la guillotine pour voir tomber la tête d'un condamné, et continuèrent leur chemin.
Il serait difficile, sans l'avoir vu, de se faire une idée de ce qu'était un pareil cortège s'avançant à travers une population morne de tristesse ou ivre de vengeance, accompagné des chants de Marie-Joseph Chénier et de la musique de Gossec.
Jacques Mérey regarda défiler le cortège lugubre; puis, sentant que la douleur publique égalait sa douleur privée, avec un triste sourire sur les lèvres, il prit le chemin de la demeure de Danton.
Danton et Camille Desmoulins, ces deux amis que la mort elle-même qui sépare tout ne put séparer, demeuraient à quelques pas l'un de l'autre.
Danton occupait un petit appartement du passage du Commerce, au premier étage d'une sombre et triste maison qui faisait et fait probablement encore aujourd'hui arcade entre le passage et la rue de l'École-de-Médecine.
Camille Desmoulins demeurait au second étage d'une maison de la rue de l'Ancienne-Comédie.
Ce fut chez Danton que Jacques Mérey se présenta d'abord. Le député de Paris n'était point chez lui. Le docteur n'y trouva que Mme Danton.
Jacques Mérey lui était complètement inconnu de visage; mais, à peine se fut-il nommé, que Mme Danton, qui avait souvent entendu parler de lui comme d'un homme du plus grand mérite, l'accueillit en ami de la maison et le força de s'asseoir.
Danton venait d'être nommé, depuis trois jours seulement, ministre de la Justice, ce qu'ignorait encore Jacques Mérey. Et il était en train de s'installer dans son ministère.
Quant à sa femme, elle hésitait à abandonner son modeste appartement, répétant sans cesse à son mari: «Je ne veux pas habiter l'hôtel de la justice; il nous y arrivera malheur.»
Qu'on nous permette, puisque nous allons pendant quelque temps vivre avec de nouveaux personnages, de peindre, au fur et à mesure qu'ils se présenteront à nous, les personnages avec lesquels nous allons vivre.
Danton, qui n'était point chez lui, et que nous retrouverons comme Orphée prêt à être déchiré par des bacchantes, était d'Arcis-sur-Aube; avocat au conseil du roi, mais avocat sans cause, il se maria avec la fille d'un limonadier établi au coin du pont Neuf. Dans cette union, c'était la femme qui apportait pour dot sa confiance dans l'avenir; non seulement elle avait rêvé, mais elle avait deviné le plus puissant athlète révolutionnaire qui dût combattre et renverser la royauté.
Était-ce pour cela, était-ce parce qu'elle était grande, calme et belle comme la Niobé antique, que Danton l'adorait? Non. C'était probablement parce que, la première, elle avait eu foi en lui.
L'Orient a dit: la femme, c'est la fortune.
Cette première femme de Danton, ce fut sa fortune à lui, tant qu'elle vécut.
Nous avons vu plus tard un second exemple de bonheur porté par la femme: Napoléon fut invulnérable tant qu'il fut l'époux de Joséphine.
Les premières années du mariage de Danton avaient été dures. L'argent manquait souvent dans le jeune ménage; alors, on allait s'asseoir à la table du limonadier, et si la table du limonadier était trop surchargée par la présence des deux jeunes époux, le ménage émigrait une seconde fois et s'en allait à Fontenay-sous-Bois, près Vincennes.
Danton avait été nommé membre de la Commune de Paris, et en opinions violentes il atteignait les plus exagérées de ses confrères.
C'est grâce à cette violence et surtout à ces paroles prononcées à la tribune: «Que faut-il pour renverser les ennemis du dedans et repousser les ennemis du dehors? De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace!» qu'entre l'invasion et le massacre, il avait obtenu la terrible, nous dirons presque la mortelle faveur, d'être ministre de la Justice.
Il venait encore de recevoir une formidable mission.
La trahison de Longwy près de s'accomplir, la trahison de Verdun que l'on craignait, avaient fait voter par l'Assemblée nationale une levée de trente mille volontaires à Paris et dans les environs.
C'était Danton qui avait été chargé de faire cette razzia dans les familles. De sorte qu'à chaque instant sa femme s'attendait à le voir rentrer poursuivi par les mères et les orphelins dont il enlevait les fils et les pères.
Il venait depuis la veille seulement de proclamer ces enrôlements volontaires, et l'on dressait sur toutes les places, dans tous les carrefours, des théâtres, où les magistrats seraient chargés de recevoir les signatures de ceux qui sauraient écrire, ou les consentements de ceux qui ne le sauraient pas, et où les tambours devaient par un roulement annoncer chaque enrôlement nouveau.
Puis, pour le lendemain, il s'apprêtait à demander à l'Assemblée une chose bien autrement terrible quand on connaît l'esprit des Français: c'étaient les visites domiciliaires.
Danton avait sa mère.
Les deux femmes vivaient ensemble; elles soignaient à qui mieux mieux les deux enfants de Danton:
L'un qui datait de la prise de la Bastille, l'autre de la mort de Mirabeau.
Mérey causa longuement avec cette femme, qui l'intéressait d'une façon étrange, car il avait vu sur son visage les signes d'une mort précoce; ses yeux profondément cernés par les veilles et par les larmes, ses pommettes brûlées par la fièvre, le reste de son visage blêmi par les craintes incessantes, ce saint devoir accompli de nourrir elle-même les enfants qu'elle avait donnés à son mari, tout cela disait au médecin: «Tu as sous les yeux une victime marquée pour la mort.»
Et de cet intérêt qui avait pris le cœur de Jacques, de cette douceur que la pitié avait communiquée à sa voix, il était ressorti un charme qui avait été chercher jusqu'au fond de son âme la confiance de la pauvre créature.
Elle lui raconta alors combien de fois elle l'avait arrêté dans ces emportements terribles qui faisaient bondir de terreur l'Assemblée tout entière; elle lui parla du roi qu'elle aimait et qu'elle ne voulait pas voir coupable, de la pieuse Madame Élisabeth qu'elle admirait, de la reine qu'elle essayait d'excuser; elle lui dit que, lorsque son mari avait fait le 10-Août, c'est-à-dire avait renversé le roi, il lui avait juré que, une fois renversé, le roi lui serait sacré et qu'il ferait tout au monde pour lui sauver la vie.
Et Jacques Mérey écoutait tout cela avec une profonde tristesse, car il sentait que Danton avait pris là des engagements qu'il ne pourrait tenir, et il voyait la malheureuse femme, dont il eût pu compter les jours, entrer à chaque secousse plus rapidement dans la mort.
Il promit de chercher Danton dans tout Paris.
Trouver Danton n'était pas difficile; partout où il passait, ses pas étaient marqués; partout où il parlait, sa voix formidable laissait un écho.
S'il le trouvait, il le ramènerait à la maison, et là, lui qui paraissait si calme et si doux, il calmerait et adoucirait Danton.
Pauvre femme! elle était loin de se douter quelle flamme brûlait dans ce cœur qu'elle croyait apaisé, et quels serments de vengeance avait prononcés cette voix douce et consolante.
Jacques Mérey se rendit tout droit du passage du Commerce à la rue de la Vieille-Comédie.
Il monta au second étage de la maison qui lui avait été indiquée, sonna et demanda Camille Desmoulins.
Camille Desmoulins était sorti comme Danton. Dans ces jours terribles, les hommes d'action se tenaient peu chez eux.
C'étaient les femmes qui gardaient la maison comme d'anciennes Romaines; les hommes agissaient, les femmes pleuraient.
Celle qui vint lui ouvrir la porte accourut rapidement et lui ouvrit en s'essuyant les yeux.
Celle-là n'était pas comme Mme Danton, marquée d'avance pour la tombe; elle était pleine de jeunesse, exubérante de vie; elle avait la lèvre rose, l'œil vif, les joues fraîches, et sur tout cela cependant on sentait que l'insomnie et les larmes avaient passé; mais il y a un âge et un état de santé où l'insomnie aiguise le regard, où les larmes font sur les joues l'effet de la rosée sur les fleurs.
—Ah! monsieur, dit-elle vivement, j'avais cru reconnaître la manière de sonner de Camille; je sais cependant bien qu'il a sa clef pour rentrer à toute heure de la journée et de la nuit; mais, quand on attend, on oublie tout. Venez-vous de sa part, monsieur?
—Non, madame, répondit Jacques Mérey; j'ai deux amis seulement à Paris, où je suis arrivé d'hier: Georges Danton et votre cher Camille; car je présume que je parle à sa bien-aimée Lucile. Ce que vous me dites m'apprend qu'il n'est point à la maison.
—Hélas! non, monsieur, il est sorti avec l'aube. Il avait dit qu'il rentrerait avant midi et il est deux heures. Mais vous dites que vous êtes son ami; entrez donc, monsieur, entrez. Nous sommes dans un moment où il va avoir besoin de tous ses amis. Dites-moi votre nom, monsieur, afin que, si vous voulez entrer et l'attendre un instant avec moi, je sache à qui je parle, ou que, si vous vous en allez, je puisse lui dire qui est venu.
Jacques Mérey se nomma.
—Comment, c'est vous! s'écria Lucile; si vous saviez combien de fois je l'ai entendu prononcer votre nom! Il paraît que vous êtes un grand savant, et que vous pourriez, si vous vouliez, jouer un rôle dans notre sainte Révolution. Plus de vingt fois, il a dit dans les heures de danger: «Ah! si Jacques était ici, quel bon conseil il nous donnerait!» Entrez donc, monsieur, entrez donc!
Et Lucile, avec une familiarité toute juvénile, prit le docteur par le revers de son habit, le tira dans l'antichambre, et, refermant la porte derrière lui, le conduisit ainsi jusque dans un petit salon, où elle lui montra un canapé et lui fit signe de s'asseoir.
—Tenez, continua-t-elle, dans cette fameuse nuit du 10-Août, je me rappelle qu'il a demandé à Danton où vous étiez, et que Danton lui a répondu que vous étiez dans une petite ville de province, à Argenton, je crois.
—Oui, madame.
—Vous voyez bien que je vous dis la vérité. «Il faut lui écrire, disait-il à Danton, il faut lui écrire.»
—Et que répondit Danton?
—Danton haussa les épaules: «Il est heureux là-bas, dit-il, ne troublons pas des gens heureux dans leur bonheur.» Puis, comme nous étions à table, et que Camille et Danton mangeaient seuls, il remplit son verre, le choqua contre celui de Camille, et lui dit quelques mots en latin que je ne compris pas, mais que j'ai retenus. Je n'ai pas osé en demander l'explication à Camille.
—Vous les rappelez-vous, demanda Jacques, assez pour me les dire sans y rien changer?
—Oh! oui. Edamus et bibamus, cras enim moriemur.
—Aujourd'hui, madame, dit Jacques, je puis vous traduire ces mots, car le danger est passé, et ils s'appliquaient au danger: «Buvons et mangeons, avait dit Danton à votre mari, car nous mourrons demain.»
—Ah! si j'avais entendu cela, je serais morte de peur. Jacques sourit.
—Je vous connaissais de réputation, madame, et, à votre charmant visage mutin, orageux et fantasque, j'aurais cru que vous étiez brave.
—Je le suis quand il est là, brave; si je meurs avec lui, vous verrez comme je mourrai bravement; mais si je meurs loin de lui et sans lui, je ne peux répondre de rien. Vous n'étiez pas ici, n'est-ce pas, monsieur, pendant la nuit et la journée du 10-Août?
—Je crois avoir eu l'honneur de vous dire, madame, que je n'étais arrivé à Paris que d'hier.
—Ah! c'est vrai. Mais je vous l'ai dit, quand il n'est pas là, je suis folle. Si vous l'aviez vu cette nuit-là, tout homme que vous êtes, vous auriez eu peur aussi, allez.
En ce moment, on entendit le bruit d'une clef qui grinçait dans la serrure.
—Ah! c'est lui, s'écria-t-elle; c'est Camille!
Et, bondissant du salon dans l'antichambre, elle laissa Jacques Mérey seul, admirant cette nature primesautière, prompte au rire, prompte aux larmes, recevant toutes les impressions sans essayer jamais d'en cacher aucune.
Elle rentra pendue au cou de Camille, les lèvres sur les lèvres.
Jacques Mérey poussa un profond soupir; il pensait à Éva.
Camille lui tendit les deux mains.
Camille était petit, médiocrement beau et bégayait en parlant. Comment avait-il conquis cette Lucile si jolie, si gracieuse, si accomplie?
Par l'attrait du cœur, par le charme du plus piquant esprit.
Il fit grande fête à cet ami de collège qu'il n'avait pas vu depuis dix ans; les questions et les réponses se croisèrent, tandis que Lucile, assise sur un de ses genoux, le regardait avec une indicible tendresse.
Camille voulut retenir Jacques à dîner, Lucile joignit ses instances à celles de son ami, et fit une adorable petite moue lorsque Jacques refusa.
Mais Jacques annonça qu'il avait promis à Mme Danton de chercher son mari et de le lui ramener. Alors, ni l'un ni l'autre n'insistèrent plus; seulement ils s'engagèrent à aller passer la soirée chez Danton et à y retrouver Jacques Mérey, si toutefois Jacques Mérey retrouvait Danton.
XX
Les enrôlements volontaires
Pendant les trois ou quatre heures que Jacques Mérey avait passées chez Danton et chez Camille Desmoulins, Paris, surtout en se rapprochant des quartiers du centre, avait complètement changé d'aspect. On se serait cru dans quelqu'une de ces places fortes menacées par l'approche de l'ennemi.
Partout des bureaux d'enrôlement, c'est-à-dire des plates-formes pareilles à des théâtres, s'étaient élevées comme si le génie de la France n'avait eu qu'à frapper avec sa baguette le sol de Paris pour les en faire sortir.
À chaque angle de rue, des factionnaires répétaient pour mot d'ordre, les uns: La patrie est en danger; les autres: Souvenez-vous des morts du 10-Août.
Danton avait fixé au même jour cette fête funèbre et les enrôlements volontaires, afin que le deuil rejaillît sur la vengeance.
Il n'avait pas fait fausse route. Cet appel des sentinelles à tous ceux qui passaient, ce cortège de veuves et d'orphelines qui sillonnaient les rues de la capitale, le saint et terrible drapeau du danger de la patrie, drapeau noir dont les longs plis flottaient à l'hôtel de ville et qu'on retrouvait sur tous les grands monuments publics, inspiraient un sentiment de solidarité profond à toutes les classes de la société. C'était à qui se ferait recruter pour la patrie, offrant des uniformes, allant de maison en maison. Les enrôlés volontaires, tout enrubannés, parcouraient les rues en tous sens et en criant: «Vive la nation! Mort à l'étranger!»
Tout autour des théâtres où l'on s'inscrivait, c'étaient des embrassements, des larmes, des chants patriotiques, au milieu desquels éclatait la Marseillaise, connue à peine.
Puis, d'heure en heure, un coup sourd, un de ces bruits qui retentissent dans toutes les âmes, un coup de canon, se faisait entendre, rappelant à chacun, si on avait pu l'oublier, que l'ennemi n'était plus qu'à soixante lieues de Paris.
Jacques Mérey avait été droit à l'hôtel de ville, c'est-à-dire à la Commune. Danton venait d'en sortir. Il allait à l'Assemblée, disait-on, c'est-à-dire à côté des Feuillants.
L'hôtel de ville était encombré de jeunes gens qui venaient s'enrôler; l'immense drapeau noir flottait à la fenêtre du milieu et semblait envelopper tout Paris.
La Commune était en permanence.
On sentait que c'était là le cœur de la Révolution; l'air que l'on y respirait donnait l'amour de la patrie, l'enthousiasme de la liberté.
Mais là était le côté brillant, le mirage, si l'on peut dire, de la situation; là étaient les beaux jeunes gens pleins d'ardeur, se grisant à leurs propres cris de «Vive la nation! Mort aux traîtres!» Mais ce qu'il eût fallu voir pour se faire une idée du sacrifice, c'était l'appartement, c'était la mansarde, c'était la chaumière d'où le volontaire sortait! c'était le père sexagénaire qui, après avoir remis aux mains de son enfant le vieux fusil rouillé, était retombé sur son fauteuil, faible, en face de l'abandon; c'était la vieille mère au cœur brisé, aux sanglots intérieurs, faisant le paquet du voyage—et quel voyage que celui qui mène à la bouche du canon ennemi!—et ramassant les quelques sous épargnés à grand-peine sur sa propre nourriture, et les nouant au coin du mouchoir avec lequel elle s'essuie les yeux.
Hélas! nos mères, matrones de la République, femmes de l'Empire, ont toutes eu deux accouchements: le premier, joyeux, qui nous mettait au jour; le second, terrible, qui nous envoyait à la mort.
Tous ne mouraient pas, je le sais bien; beaucoup revenaient mutilés et fiers, quelques-uns avec la glorieuse épaulette; mais combien dont on n'entendait plus parler et dont on attendait inutilement des nouvelles, pendant de longs mois, pendant de longues années!
La Sibérie, qui l'eût cru? était devenue un espoir.
Après cette désastreuse campagne de Russie, où de six cent mille hommes il en revint cinquante mille, on se disait:
—Il aura été fait prisonnier par les Russes et envoyé en Sibérie. Il y a si loin de la Sibérie en France, qu'il lui faut bien le temps de revenir, à ce pauvre enfant.
Et la mère ajoutait en frissonnant:
—On dit qu'il fait bien froid en Sibérie!
Puis, de temps en temps, on entendait dire en effet qu'un échappé de cet enfer de glaces était arrivé dans telle ville, dans tel village, dans tel hameau.
C'étaient cinq lieues, c'étaient dix lieues, c'étaient vingt lieues à faire. Qu'importe! on les faisait, à pied, à âne, en charrette. On arrivait dans la famille joyeuse.
—Où est-il?
—Le voilà.
Et l'on voyait un spectre hâve, décharné, aux yeux creux, à qui, maintenant qu'il était arrivé, les forces manquaient.
—En restait-il encore après vous? demandait la mère haletante.
—Oui, l'on m'a dit qu'il y avait encore des prisonniers à Tobolsk, à Tomsk, à Irkoutsk! Peut-être votre enfant est-il dans l'une de ces trois villes. J'en suis bien revenu, pourquoi n'en reviendrait-il pas, lui?
Et la mère s'en allait moins triste, et, au retour, répétait à ses voisins, qui l'accueillaient avec sollicitude, les paroles qu'elle avait entendues.
—Il en est bien revenu! pourquoi mon enfant n'en reviendrait-il pas?
Et la mort chaque jour faisait un pas vers elle, et, sur son lit d'agonie, s'il survenait quelque bruit inusité, la pauvre vieille se soulevait encore et demandait:
—Est-ce lui?
Ce n'était pas lui.
Elle retombait, poussait un soupir et mourait.
Donner leurs enfants à cette guerre implacable du monde entier contre la France, à ce gouffre de Curtius qui engloutissait des victimes par milliers et ne se refermait pas, quelques-unes s'y résignaient, mais la plupart ne pouvaient supporter cette pensée et tombaient dans des accès de rage et de maudissement.
Aussi Danton, revenant de l'hôtel de ville à l'Assemblée nationale, forcé de traverser les halles, tomba-t-il dans un groupe de ces femmes furieuses.
Il fut reconnu.
Danton, c'était la Révolution faite homme. Sa face bouleversée, sillonnée, labourée par les passions, en portait à la fois les beautés et les ravages. Dans ce visage couvert de scories, comme les abords d'un volcan, à peine les yeux étaient-ils visibles, excepté lorsqu'ils lançaient des éclairs. Le nez s'efface presque sous la grêle de la petite vérole. La bouche s'ouvre terrible, entre les puissantes mâchoires de l'homme de lutte. Dans ce tempérament tout sensuel, où domine la chair, il y avait du dogue, du lion et du taureau; enfin, derrière cette laideur sublime, beaucoup de cœur. Un cœur généreux, dit Béranger; un cœur magnanime, dit Royer-Collard.
—Ah! te voilà! lui crièrent les femmes, toi qui as fait insulter le roi le 20 juin! toi qui as fait mitrailler le palais le 10-Août! (Les dames de la halle étaient en général royalistes.) Aujourd'hui, tu nous prends nos enfants; on voit bien que tu es aveugle de passer par les halles; te voici entre nos mains, tu n'en sortiras plus!
Et deux d'entre elles allongèrent le bras pour porter la main sur Danton.
Mais lui les repoussa du geste.
—Bacchantes du ruisseau! s'écria-t-il avec son rire terrible qui ressemblait à un rugissement, ne savez-vous donc point qu'on ne touche pas à Danton sans tomber mort? Danton, c'est l'arche. Le 20 juin, votre roi, si c'eût été un vrai roi, il fût mort plutôt que de mettre le bonnet rouge. Je ne suis pas roi, Dieu merci! mais essayez de me le mettre malgré moi, votre bonnet rouge, et vous verrez! Le 10-Août! mais, si celui que vous appelez votre roi eût été un homme, il se serait fait tuer avant qu'un seul d'entre nous eût mis le pied dans son palais! Votre roi! Est-ce que c'est moi qui vous prends vos enfants? C'est lui.
—Comment, lui? interrompirent cent voix.
—Oui, lui! Contre qui vont-ils marcher, vos enfants? Contre l'ennemi. Qui a attiré l'ennemi en France? C'est le roi. Qu'allait-il faire hors de France, lorsque de braves patriotes l'ont arrêté à Varennes? Chercher l'ennemi! Eh bien, l'ennemi est venu. Faut-il l'accueillir comme on l'a fait à Longwy? Faut-il lui ouvrir les portes de Paris? Faut-il devenir Prussien, Autrichien, Cosaque? Ô folles créatures! peut-être les attendez-vous avec impatience, ces assassins, ces brûleurs, ces violeurs! et dans le geste que vous faites pour les inviter à venir, peut-être y a-t-il encore plus d'obscénité que de trahison.
—Que dis-tu donc là? s'écrièrent les femmes.
—Ce que je dis? reprit Danton en montant sur une borne, je dis que, si vous croyez, parce que vous les avez portés dans votre ventre, parce qu'ils sont sortis de vos entrailles, parce que vous les avez nourris de votre lait, si vous croyez que vos enfants sont à vous, vous vous trompez étrangement! Vos enfants sont à la patrie. L'amour, la génération, l'enfantement, tout cela est pour la patrie! La maternité individuelle n'est qu'un moyen de donner des défenseurs à la mère commune, la France! Ah! misérables renégates que vous êtes! la France se met d'un côté, et vous de l'autre; la France crie: «À moi! à l'aide! au secours!» Vos enfants s'élancent à ce cri et vous les retenez! Il ne vous suffit pas d'être des mères lâches, vous êtes des filles impies. Oh! moi aussi, j'ai deux enfants, nés dans des heures sacrées; que la France me les demande, je lui dirai: «Mère, les voilà!» J'ai une femme que j'adore; que la France me la demande, je lui dirai: «Mère, la voilà!» Et que, après mes enfants et ma femme, la France me crie: «À ton tour!» je bondirai au-devant du gouffre en disant: «Mère, me voici!»
Les femmes se regardèrent étonnées.
—Ô sainte liberté! s'écria Danton, moi qui croyais le jour du sacrifice arrivé, et le jour de la fraternité près d'éclore, je me trompais donc! Ô natures perverses, c'était à vous qu'il était réservé de me briser le cœur, c'était à vous qu'il était donné de faire une chose plus difficile que de tirer le sang de mes veines, c'était à vous qu'il était donné de me tirer les larmes des yeux! Malheur à qui fait pleurer Danton, car il fait pleurer la Liberté même!
Et des larmes, de vraies larmes d'amour pour la France, commencèrent de couler sur les joues de Danton.
C'est qu'en effet Danton était la voix sombre et sublime de la patrie; ce n'était point à tort qu'il disait: Celui qui fait pleurer Danton fait pleurer la Liberté. L'acte chez lui était au service de la parole; il dit de sa voix énergique et profonde: «Que la Révolution soit!» et la Révolution fut.
Née de lui, la Révolution mourut avec lui.
À la vue de ces pleurs roulant sur le visage de Danton, les femmes bouleversées n'y purent tenir plus longtemps: les unes l'arrachèrent de la borne et le serrèrent entre leurs bras; les autres s'enfuirent en cachant leur visage dans leur tablier.
Jacques Mérey avait vu toute cette scène depuis le commencement jusqu'à la fin. D'abord, il s'était tenu à l'écart, prêt à porter secours à son ami, si besoin était; puis il avait admiré cette prodigieuse éloquence qui savait se plier à toutes les circonstances, parlementaire à la tribune, populaire sur la borne; il avait entendu ses premières paroles burlesques, violentes, obscènes; il avait vu ce masque effrayant s'animer et s'embellir de sa fureur vraie ou simulée; il avait senti pénétrer jusqu'au fond de son cœur ces syllabes brusques dardées comme des coups d'épée, puis, quand Danton pleura, lui, laissa tout naturellement couler ses larmes.
Danton, débarrassé de ces femmes, s'essuya le visage, vit Jacques Mérey à dix pas de lui, le reconnut et se précipita dans ses bras.
Danton, nous l'avons dit, se rendait à l'Assemblée nationale. Les premiers mots, les premières preuves d'affection échangées entre les deux amis:
—Il n'y a pas de temps à perdre, dit Danton à Jacques; je vais à l'Assemblée pour y provoquer une mesure de la plus haute importance; viens avec moi.
L'Assemblée était dans une grande agitation: des nouvelles venaient d'arriver de Verdun. L'ennemi était à ses portes et le commandant Beaurepaire avait fait le serment de se faire sauter la cervelle plutôt que de se rendre. Mais on assurait qu'il y avait dans la ville un comité royaliste qui forcerait la main au commandant Beaurepaire.
À la vue de Danton, un grand murmure se fit.
Danton ne parut pas même l'entendre.
Il monta à la tribune, et, sans trouble, sans hésitation, il demanda les visites domiciliaires.
Une opposition très vive éclata, on parla de la liberté compromise, du domicile violé, du secret du foyer mis au grand jour.
Danton laissa dire avec un calme dont on l'eût cru incapable; puis, quand la tempête fut apaisée:
—Quand une armée étrangère est à soixante lieues de la capitale, quand une armée royaliste est au cœur de Paris, il faut que ceux qui sont sous la main de la France sentent peser cette main sur eux. Vous êtes tous d'avis que sans la Révolution nous péririons, que la Révolution seule peut nous sauver. Eh bien, si je représente comme ministre de la Justice la Révolution, il faut que je connaisse les obstacles qu'on nous oppose et les ressources qui nous restent. Que venez-vous me parler de liberté compromise, de domicile violé, de secrets mis au grand jour! Quand la patrie est en danger, tout appartient à la patrie, hommes et choses. Au nom de la patrie, je demande, j'exige les visites domiciliaires!
Danton l'emporta. Les visites domiciliaires furent décrétées, et, pour qu'on n'eût pas le temps de rien cacher aux visiteurs, on décida qu'elles commenceraient la nuit même.
Jacques Mérey se chargea d'aller tranquilliser Mme Danton; quant à lui, Danton, il se rendrait sans perdre un instant au ministère de la Justice, où il donnerait ses ordres, et où il prendrait ses mesures pour qu'ils fussent exécutés.
Il invitait Mme Danton, si elle craignait quelque chose, à venir l'y rejoindre.
La pauvre femme craignait tout; elle fit charger une voiture de ses effets les plus nécessaires, et se décida, ce qu'elle n'avait pu faire encore, à aller habiter le sombre hôtel avec son mari.
Jacques Mérey l'y conduisit. Mme Danton voulait le retenir à l'hôtel; elle pensait que plus il y aurait d'hommes dévoués autour de son mari, moins il y aurait à craindre pour lui.
Mais il était quatre heures du soir; la générale commençait de battre dans toutes les rues, et chacun était averti de rentrer chez soi à six heures précises.
En un instant, la population disparut comme par enchantement; on entendit ce fatal claquement des portes qui se ferment, claquement que nous avons si souvent entendu depuis; toutes les fenêtres suivirent l'exemple des portes. Des sentinelles furent mises aux barrières, la Seine fut gardée, et, quoique les visites ne dussent commencer qu'à une heure du matin, chaque rue fut interceptée par des patrouilles de soixante hommes.
Jacques Mérey ne voulait pas, pour son début à Paris, commencer par désobéir à la loi. Au milieu de la solitude la plus absolue, il rentra à l'hôtel de Nantes, et, mourant de faim, se fit servir à dîner.
On lui apporta sur une assiette un billet proprement plié et cacheté de cire noire. Le cachet représentait une cloche fêlée avec cette devise: SANS SON.
À ce cachet noir, à ce jeu de mots lugubre qui servait à indiquer que l'épître venait du bourreau, Jacques Mérey devina ce que contenait la lettre.
C'était l'éclaircissement qu'il avait demandé à l'exécuteur sur la persistance de la vie après la séparation de la tête et du corps.
Il ne se trompait pas. Voici la brève explication que contenait la lettre: