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De l'Allemagne; t.1

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The Project Gutenberg eBook of De l'Allemagne; t.1

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Title: De l'Allemagne; t.1

Author: Madame de Staël

Release date: December 11, 2021 [eBook #66924]
Most recently updated: October 18, 2024

Language: French

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'ALLEMAGNE; T.1 ***

TABLE DES MATIÈRES

DE

L’ALLEMAGNE


(Autographe de Mᵐᵉ de Staël, communiqué par M. Charavay)


AUXERRE-PARIS.—IMPRIMERIE A. LANIER


Mᵐᵉ de STAËL


DE

L’Allemagne


TOME PREMIER



PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous Droits réservés

NOTICE SUR MADAME DE STAËL

Anne-Louise-Germaine Necker, née à Paris en 1766, était la fille du célèbre ministre français; sa mère douée d’un caractère très ferme l’éleva sévèrement, et, jeune enfant, l’admit dans son salon à entendre les conversations sérieuses et instructives de gens tels que Buffon, Marmontel, Grimm, etc.

En 1785 elle avait épousé le baron de Staël-Holstein, diplomate suédois, qui devint ambassadeur à Paris, mais cette union ne fut pas heureuse.

Le début de Mᵐᵉ de Staël dans la littérature date de 1788 par des Lettres sur J.-J. Rousseau, où elle montre un grand enthousiasme pour le philosophe genevois.

Lorsqu’éclata la Révolution, elle accepta d’abord les réformes avec admiration, mais bientôt son ardeur se refroidit, et elle présenta même un plan d’évasion des Tuileries. En 1792 et l’année suivante, après la mort du roi, elle présenta au gouvernement révolutionnaire une défense en faveur de Marie-Antoinette. Après le 9 thermidor, elle publia une brochure qui fut remarquée: Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et aux Français. Sous le Directoire, elle exerça, par son salon et par ses écrits, une grande influence, soutint les directeurs, et fit rentrer Talleyrand aux affaires. Elle était l’âme du Cercle constitutionnel dont Benjamin Constant était l’orateur. De bonne heure elle avait pressenti Bonaparte et son ambition, aussi le Premier Consul l’exila, en 1802, à quarante lieues de Paris; mais elle préféra se retirer en Allemagne, à Weimar, où elle connut Gœthe, Wieland et Schiller.

La mort de son père, pour qui elle professait un véritable culte, la rappela à Coppet en 1804. Pour se distraire de sa douleur, elle voyagea en Italie et y composa Corinne, son célèbre roman. Cette œuvre indisposa vivement Napoléon, qui en composa lui-même, dit-on, une critique insérée au Moniteur. Retournée en Allemagne en 1808, Mᵐᵉ de Staël mit la dernière main à son livre de l’Allemagne. Elle vint incognito à Paris pour en surveiller l’impression; mais Fouché, le chef de la police, eut vent de l’affaire. Le livre fut livré au pilon et ne put être réimprimé qu’en 1814. Quant à Mᵐᵉ de Staël, elle reçut l’ordre de quitter Paris dans les trois jours. Le gouvernement impérial rendit la prison de Coppet de plus en plus étroite et eut soin d’en éloigner tous les amis de Mᵐᵉ de Staël. Celle-ci réussit cependant à s’échapper en 1812. Dès lors elle habita successivement Vienne, Moscou, Saint-Pétersbourg, la Suède et enfin Londres, suscitant partout la coalition contre Napoléon, et poursuivant la revendication d’une somme de deux millions due à son père, somme qui lui fut restituée par le gouvernement de Louis XVIII.

Elle ne rentra en France qu’en 1815 et mourut à Paris deux ans après, au retour d’un dernier voyage en Italie, où elle avait été pour rétablir sa santé. On apprit alors qu’elle s’était remariée, mais secrètement, avec M. de Rocca, jeune officier qu’elle avait connu à Genève. De son premier mariage elle avait eu trois enfants, deux fils et une fille. Celle-ci épousa M. de Broglie, pair de France. Des deux fils, l’un mourut fort jeune; l’autre, le baron de Staël (1790-1827), s’occupa d’agronomie, d’études philanthropiques et donna une édition des Œuvres de sa mère.

Mᵐᵉ de Staël peut passer comme un de nos plus grands écrivains; on trouve chez elle de la profondeur et une érudition variée, jointes à beaucoup de finesse et à une grande connaissance du monde. Outre les œuvres déjà citées, il convient d’ajouter: Delphine (1802); Considérations sur la Révolution française (1818), et plusieurs brochures qui ne furent pas étrangères au ressentiment de Napoléon à son égard.

PRÉFACE

Ce 1ᵉʳ octobre 1813.

En 1810, je donnai le manuscrit de cet ouvrage sur l’Allemagne au libraire qui avait imprimé Corinne. Comme j’y manifestais les mêmes opinions, et que j’y gardais le même silence sur le gouvernement actuel des Français que dans mes écrits précédents, je me flattai qu’il me serait aussi permis de le publier; toutefois, peu de jours après l’envoi de mon manuscrit, il parut un décret sur la liberté de la presse d’une nature très singulière; il y était dit, «qu’aucun ouvrage ne pourrait être imprimé sans avoir été examiné par des censeurs». Soit; on était accoutumé en France, sous l’ancien régime, à se soumettre à la censure; l’esprit public marchait alors dans le sens de la liberté et rendait une telle gêne peu redoutable; mais un petit article, à la fin du nouveau règlement, disait que «lorsque les censeurs auraient examiné un ouvrage et permis sa publication, les libraires seraient en effet autorisés à l’imprimer, mais que le ministre de la police aurait alors le droit de le supprimer tout entier, s’il le jugeait convenable». Ce qui veut dire, que telles ou telles formes seraient adoptées, jusqu’à ce qu’on jugeât à propos de ne plus les suivre: une loi n’était pas nécessaire pour décréter l’absence des lois, il valait mieux s’en tenir au simple fait du pouvoir absolu.

Mon libraire cependant prit sur lui la responsabilité de la publication de mon livre, en le soumettant à la censure, et notre accord fut ainsi conclu. Je vins à quarante lieues de Paris pour suivre l’impression de cet ouvrage, et c’est là que pour la dernière fois j’ai respiré l’air de France. Je m’étais interdit dans ce livre, comme on le verra, toute réflexion sur l’état politique de l’Allemagne; je me supposais à cinquante années du temps présent, mais le temps présent ne permet pas qu’on l’oublie. Plusieurs censeurs examinèrent mon manuscrit; ils supprimèrent les diverses phrases que j’ai rétablies, en les désignant par des notes; enfin, à ces phrases près, ils permirent l’impression du livre tel que je le publie maintenant, car je n’ai cru devoir y rien changer. Il me semble curieux de montrer quel est un ouvrage qui peut attirer maintenant en France sur la tête de son auteur la persécution la plus cruelle.

Au moment où cet ouvrage allait paraître, et lorsqu’on avait déjà tiré les dix mille exemplaires de la première édition, le ministre de la police, connu sous le nom du général Savary, envoya ses gendarmes chez le libraire, avec ordre de mettre en pièces toute l’édition, et d’établir des sentinelles aux diverses issues du magasin, dans la crainte qu’un seul exemplaire de ce dangereux écrit ne pût s’échapper. Un commissaire de police fut chargé de surveiller cette expédition, dans laquelle le général Savary obtint aisément la victoire; et ce pauvre commissaire est, dit-on, mort des fatigues qu’il a éprouvées, en s’assurant avec trop de détail de la destruction d’un si grand nombre de volumes, ou plutôt de leur transformation en un carton parfaitement blanc, sur lequel aucune trace de la raison humaine n’est restée; la valeur intrinsèque de ce carton, estimée à vingt louis, est le seul dédommagement que le libraire ait obtenu du général ministre.

Au moment où l’on anéantissait mon livre à Paris, je reçus à la campagne l’ordre de livrer la copie sur laquelle on l’avait imprimé, et de quitter la France dans les vingt-quatre heures. Je ne connais guère que les conscrits, à qui vingt-quatre heures suffisent pour se mettre en voyage; j’écrivis donc au ministre de la police qu’il me fallait huit jours pour faire venir de l’argent et ma voiture. Voici la lettre qu’il me répondit:

POLICE GÉNÉRALE

CABINET DU MINISTRE

Paris, 3 octobre 1810.

«J’ai reçu, madame, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Monsieur votre fils a dû vous apprendre que je ne voyais pas d’inconvénients à ce que vous retardassiez votre départ de sept à huit jours: je désire qu’ils suffisent aux arrangements qui vous restent à prendre, parce que je ne puis vous en accorder davantage.

«Il ne faut point rechercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’empereur dans votre dernier ouvrage, ce serait une erreur; il ne pouvait pas y trouver de place qui fût digne de lui; mais votre exil est une conséquence naturelle de la marche que vous suivez constamment depuis plusieurs années. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez.

«Votre dernier ouvrage n’est point français; c’est moi qui en ai arrêté l’impression. Je regrette la perte qu’il va faire éprouver au libraire, mais il ne m’est pas possible de le laisser paraître.

«Vous savez, madame, qu’il ne vous avait été permis de sortir de Coppet que parce que vous aviez exprimé le désir de passer en Amérique. Si mon prédécesseur vous a laissé habiter le département de Loir-et-Cher, vous n’avez pas dû regarder cette tolérance comme une révocation des dispositions qui avaient été arrêtées à votre égard. Aujourd’hui vous m’obligez à les faire exécuter strictement, et il ne faut vous en prendre qu’à vous-même.

«Je mande à M. Corbigny[1] de tenir la main à l’exécution de l’ordre que je lui ai donné, lorsque le délai que je vous accorde sera expiré.

«Je suis aux regrets, madame, que vous m’ayez contraint de commencer ma correspondance avec vous par une mesure de rigueur; il m’aurait été plus agréable de n’avoir qu’à vous offrir des témoignages de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

«Madame,
«Votre très humble et très obéissant serviteur,
Signé: le duc de ROVIGO.

Madame de Staël.

«P.-S.—J’ai des raisons, madame, pour vous indiquer les ports de Lorient, La Rochelle, Bordeaux et Rochefort, comme étant les seuls ports dans lesquels vous pouvez vous embarquer: je vous invite à me faire connaître celui que vous aurez choisi[2]».


J’ajouterai quelques réflexions à cette lettre déjà, ce me semble, assez curieuse par elle-même.—Il m’a paru, dit le général Savary, que l’air de ce pays ne vous convenait pas; quelle gracieuse manière d’annoncer à une femme alors, hélas! mère de trois enfants, à la fille d’un homme qui a servi la France avec tant de foi, qu’on la bannit, à jamais, du lieu de sa naissance, sans qu’il lui soit permis de réclamer d’aucune manière contre une peine réputée la plus cruelle après la condamnation à mort! Il existe un vaudeville français dans lequel un huissier, se vantant de sa politesse envers ceux qu’il conduit en prison, dit:

Aussi je suis aimé de tous ceux que j’arrête.

Je ne sais si telle était l’intention du général Savary.

Il ajoute que les Français n’en sont pas réduits à prendre pour modèles les peuples que j’admire. Ces peuples, ce sont les Anglais d’abord, et, à plusieurs égards, les Allemands. Toutefois je ne crois pas qu’on puisse m’accuser de ne pas aimer la France. Je n’ai que trop montré le regret d’un séjour où je conserve tant d’objets d’affection, où ceux qui me sont chers me plaisent tant! Mais de cet attachement peut-être trop vif pour une contrée si brillante et pour ses spirituels habitants, il ne s’ensuivait point qu’il dût m’être interdit d’admirer l’Angleterre. On l’a vue, comme un chevalier armé pour la défense de l’ordre social, préserver l’Europe pendant dix années de l’anarchie, et pendant dix autres du despotisme. Son heureuse constitution fut, au commencement de la révolution, le but des espérances et des efforts des Français; mon âme en est restée où la leur était alors.

A mon retour dans la terre de mon père, le préfet de Genève me défendit de m’en éloigner à plus de quatre lieues. Je me permis un jour d’aller jusqu’à dix, dans le simple but d’une promenade; aussitôt les gendarmes coururent après moi, l’on défendit au maître de poste de me donner des chevaux, et l’on eût dit que le salut de l’État dépendait d’une aussi faible existence que la mienne. Je me résignai cependant encore à cet emprisonnement dans toute sa rigueur, quand un dernier coup me le rendit tout à fait insupportable. Quelques-uns de mes amis furent exilés, parce qu’ils avaient eu la générosité de venir me voir; c’en était trop: porter avec soi la contagion du malheur, ne pas oser se rapprocher de ceux qu’on aime, craindre de leur écrire, de prononcer leur nom, être l’objet tour à tour, ou des preuves d’affection qui font trembler pour ceux qui vous les donnent, ou des bassesses raffinées que la terreur inspire, c’était une situation à laquelle il fallait se soustraire si l’on voulait encore vivre!

On me disait, pour adoucir mon chagrin, que ces persécutions continuelles étaient une preuve de l’importance qu’on attachait à moi; j’aurais pu répondre que je n’avais mérité

Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.

Mais je ne me laissai point aller aux consolations données à mon amour-propre, car je savais qu’il n’est personne maintenant en France, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, qui ne puisse être trouvé digne d’être rendu malheureux. On me tourmenta dans tous les intérêts de ma vie, dans tous les points sensibles de mon caractère, et l’autorité condescendit à se donner la peine de me bien connaître pour mieux me faire souffrir. Ne pouvant donc désarmer cette autorité par le simple sacrifice de mon talent, et résolue à ne lui en pas offrir le servage, je crus sentir au fond de mon cœur ce que m’aurait conseillé mon père, et je partis.

Il m’importe, je le crois, de faire connaître au public ce livre calomnié, ce livre, source de tant de peines: et quoique le général Savary m’ait déclaré dans sa lettre que mon ouvrage n’était pas français, comme je me garde bien de voir en lui le représentant de la France, c’est aux Français tels que je les ai connus que j’adresserai avec confiance un écrit où j’ai tâché, selon mes forces, de relever la gloire des travaux de l’esprit humain.

L’Allemagne, par sa situation géographique, peut être considérée comme le cœur de l’Europe, et la grande association continentale ne saurait retrouver son indépendance que par celle de ce pays. La différence des langues, les limites naturelles, les souvenirs d’une même histoire, tout contribue à créer parmi les hommes ces grands individus qu’on appelle des nations; de certaines proportions leur sont nécessaires pour exister, de certaines qualités les distinguent; et si l’Allemagne était réunie à la France, il s’ensuivrait aussi que la France serait réunie à l’Allemagne, et que les Français de Hambourg, comme les Français de Rome, altéreraient par degrés le caractère des compatriotes de Henri IV: les vaincus, à la longue, modifieraient les vainqueurs, et tous finiraient par y perdre.

J’ai dit dans mon ouvrage que les Allemands n’étaient pas une nation; et certes ils donnent au monde maintenant d’héroïques démentis à cette crainte. Mais ne voit-on pas cependant quelques pays germaniques s’exposer, en combattant contre leurs compatriotes, au mépris de leurs alliés mêmes, les Français? Ces auxiliaires, dont on hésite à prononcer le nom, comme s’il était temps encore de le cacher à la postérité; ces auxiliaires, dis-je, ne sont conduits ni par l’opinion ni même par l’intérêt, encore moins par l’honneur; mais une peur imprévoyante a précipité leurs gouvernements vers le plus fort, sans réfléchir qu’ils étaient eux-mêmes la cause de cette force devant laquelle ils se prosternaient.

Les Espagnols, à qui l’on peut appliquer ce beau vers anglais de Southey:

And those who suffer bravely save mankind,

et ceux qui souffrent bravement sauvent l’espèce humaine; les Espagnols se sont vus réduits à ne posséder que Cadix, et ils n’auraient pas plus consenti alors au joug des étrangers, que depuis qu’ils ont atteint la barrière des Pyrénées, et qu’ils sont défendus par le caractère antique et le génie moderne de lord Wellington. Mais, pour accomplir ces grandes choses, il fallait une persévérance que l’événement ne saurait décourager. Les Allemands ont eu souvent le tort de se laisser convaincre par les revers. Les individus doivent se résigner à la destinée, mais jamais les nations; car ce sont elles qui seules peuvent commander à cette destinée: une volonté de plus, et le malheur serait dompté.

La soumission d’un peuple à un autre est contre nature. Qui croirait maintenant à la possibilité d’entamer l’Espagne, la Russie, l’Angleterre, la France? Pourquoi n’en serait-il pas de même de l’Allemagne? Si les Allemands pouvaient encore être asservis, leur infortune déchirerait le cœur; mais on serait toujours tenté de leur dire, comme mademoiselle de Mancini à Louis XIV: Vous êtes roi, sire, et vous pleurez!—Vous êtes une nation, et vous pleurez!

Le tableau de la littérature et de la philosophie semble bien étranger au moment actuel; cependant il sera peut-être doux à cette pauvre et noble Allemagne de se rappeler ses richesses intellectuelles au milieu des ravages de la guerre. Il y a trois ans que je désignais la Prusse et les pays du Nord qui l’environnent comme la patrie de la pensée; en combien d’actions généreuses cette pensée ne s’est-elle pas transformée! ce que les philosophes mettaient en système s’accomplit, et l’indépendance de l’âme fondera celle des États.

 

 

OBSERVATIONS GÉNÉRALES

On peut rapporter l’origine des principales nations de l’Europe à trois grandes races différentes: la race latine, la race germanique, et la race esclavonne. Les Italiens, les Français, les Espagnols et les Portugais ont reçu des Romains leur civilisation et leur langage; les Allemands, les Suisses, les Anglais, les Suédois, les Danois et les Hollandais sont des peuples teutoniques; enfin, parmi les Esclavons, les Polonais et les Russes occupent le premier rang. Les nations dont la culture intellectuelle est d’origine latine, sont plus anciennement civilisées que les autres; elles ont pour la plupart hérité de l’habile sagacité des Romains dans le maniement des affaires de ce monde. Des institutions sociales, fondées sur la religion païenne, ont précédé chez elles l’établissement du christianisme; et quand les peuples du Nord sont venus les conquérir, ces peuples ont adopté, à beaucoup d’égards, les mœurs du pays dont ils étaient les vainqueurs.

Ces observations doivent sans doute être modifiées d’après les climats, les gouvernements et les faits de chaque histoire. La puissance ecclésiastique a laissé des traces ineffaçables en Italie. Les longues guerres avec les Arabes ont fortifié les habitudes militaires et l’esprit entreprenant des Espagnols; mais en général cette partie de l’Europe, dont les langues dérivent du latin, et qui a été initiée de bonne heure dans la politique de Rome, porte le caractère d’une vieille civilisation qui, dans l’origine, était païenne. On y trouve moins de penchant pour les idées abstraites que chez les nations germaniques; on s’y entend mieux aux plaisirs et aux intérêts terrestres, et ces peuples, comme leurs instituteurs, les Romains, savent seuls pratiquer l’art de la domination.

Les nations germaniques ont presque toujours résisté au joug des Romains; elles ont été civilisées plus tard, et seulement par le christianisme; elles ont passé immédiatement d’une sorte de barbarie à la société chrétienne: les temps de la chevalerie, l’esprit du moyen âge sont leurs souvenirs les plus vifs; et quoique les savants de ces pays aient étudié les auteurs grecs et latins, plus même que ne l’ont fait les nations latines, le génie naturel aux écrivains allemands est d’une couleur ancienne plutôt qu’antique; leur imagination se plaît dans les vieilles tours, dans les créneaux, au milieu des guerriers, des sorcières et des revenants; et les mystères d’une nature rêveuse et solitaire forment le principal charme de leurs poésies.

L’analogie qui existe entre les nations teutoniques ne saurait être méconnue. La dignité sociale que les Anglais doivent à leur constitution leur assure, il est vrai, parmi ces nations, une supériorité décidée; néanmoins les mêmes traits de caractère se retrouvent constamment parmi les divers peuples d’origine germanique. L’indépendance et la loyauté signalèrent de tout temps ces peuples; ils ont été toujours bons et fidèles, et c’est à cause de cela même peut-être que leurs écrits portent une empreinte de mélancolie; car il arrive souvent aux nations, comme aux individus, de souffrir pour leurs vertus.

La civilisation des Esclavons ayant été plus moderne et plus précipitée que celle des autres peuples, on voit plutôt en eux jusqu’à présent l’imitation que l’originalité: ce qu’ils ont d’européen est français; ce qu’ils ont d’asiatique est trop peu développé pour que leurs écrivains puissent encore manifester le véritable caractère qui leur serait naturel. Il n’y a donc dans l’Europe littéraire que deux grandes divisions très marquées; la littérature imitée des anciens, et celle qui doit sa naissance à l’esprit du moyen âge; la littérature qui, dans son origine, a reçu du paganisme sa couleur et son charme, et la littérature dont l’impulsion et le développement appartiennent à une religion essentiellement spiritualiste.

On pourrait dire avec raison que les Français et les Allemands sont aux deux extrémités de la chaîne morale, puisque les uns considèrent les objets extérieurs comme le mobile de toutes les idées, et les autres, les idées comme le mobile de toutes les impressions. Ces deux nations cependant s’accordent assez bien sous les rapports sociaux; mais il n’en est point de plus opposées dans leur système littéraire et philosophique. L’Allemagne intellectuelle n’est presque pas connue de la France: bien peu d’hommes de lettres parmi nous s’en sont occupés. Il est vrai qu’un beaucoup plus grand nombre la juge. Cette agréable légèreté, qui fait prononcer sur ce qu’on ignore, peut avoir de l’élégance quand on parle, mais non quand on écrit. Les Allemands ont le tort de mettre souvent dans la conversation ce qui ne convient qu’aux livres; les Français ont quelquefois aussi celui de mettre dans les livres ce qui ne convient qu’à la conversation; et nous avons tellement épuisé tout ce qui est superficiel que, même pour la grâce, et surtout pour la variété, il faudrait, ce me semble, essayer d’un peu plus de profondeur.

J’ai donc cru qu’il pouvait y avoir quelques avantages à faire connaître le pays de l’Europe où l’étude et la méditation ont été portées si loin qu’on peut le considérer comme la patrie de la pensée. Les réflexions que le pays et les livres m’ont suggérées seront partagées en quatre sections. La première traitera de l’Allemagne et des mœurs des Allemands; la seconde, de la littérature et des arts; la troisième, de la philosophie et de la morale; la quatrième, de la religion et de l’enthousiasme. Ces divers sujets se mêlent nécessairement les uns avec les autres. Le caractère national influe sur la littérature; la littérature et la philosophie sur la religion; et l’ensemble peut seul faire connaître en entier chaque partie; mais il fallait cependant se soumettre à une division apparente pour rassembler à la fin tous les rayons dans le même foyer.

Je ne me dissimule point que je vais exposer, en littérature comme en philosophie, des opinions étrangères à celles qui règnent en France; mais soit qu’elles paraissent justes ou non, soit qu’on les adopte ou qu’on les combatte, elles donnent toujours à penser. «Car nous n’en sommes pas, j’imagine, à vouloir élever autour de la France littéraire la grande muraille de la Chine, pour empêcher les idées du dehors d’y pénétrer[3]».

Il est impossible que les écrivains allemands, ces hommes les plus instruits et les plus méditatifs de l’Europe, ne méritent pas qu’on accorde un moment d’attention à leur littérature et à leur philosophie. On oppose à l’une qu’elle n’est pas de bon goût, et à l’autre qu’elle est pleine de folies. Il se pourrait qu’une littérature ne fût pas conforme à notre législation du bon goût, et qu’elle contînt des idées nouvelles dont nous puissions nous enrichir en les modifiant à notre manière. C’est ainsi que les Grecs nous ont valu Racine, et Shakespeare plusieurs des tragédies de Voltaire. La stérilité dont notre littérature est menacée ferait croire que l’esprit français lui-même a besoin maintenant d’être renouvelé par une sève plus vigoureuse; et comme l’élégance de la société nous préservera toujours de certaines fautes, il nous importe surtout de retrouver la source des grandes beautés.

Après avoir repoussé la littérature des Allemands au nom du bon goût, on croit pouvoir aussi se débarrasser de leur philosophie au nom de la raison. Le bon goût et la raison sont des paroles qu’il est toujours agréable de prononcer, même au hasard; mais peut-on de bonne foi se persuader que des écrivains d’une érudition immense, et qui connaissent tous les livres français aussi bien que nous-mêmes, s’occupent depuis vingt années de pures absurdités?

Les siècles superstitieux accusent facilement les opinions nouvelles d’impiété, et les siècles incrédules les accusent non moins facilement de folie. Dans le seizième siècle, Galilée a été livré à l’inquisition pour avoir dit que la terre tournait; et dans le dix-huitième, quelques-uns ont voulu faire passer J.-J. Rousseau pour un dévot fanatique. Les opinions qui diffèrent de l’esprit dominant, quel qu’il soit, scandalisent toujours le vulgaire: l’étude et l’examen peuvent seuls donner cette libéralité de jugement, sans laquelle il est impossible d’acquérir des lumières nouvelles, ou de conserver même celles qu’on a; car on se soumet à de certaines idées reçues, non comme à des vérités, mais comme au pouvoir; et c’est ainsi que la raison humaine s’habitue à la servitude, dans le champ même de la littérature et de la philosophie.

 

 

DE L’ALLEMAGNE


PREMIÈRE PARTIE

DE L’ALLEMAGNE ET DES MŒURS DES ALLEMANDS.


CHAPITRE PREMIER

De l’aspect de l’Allemagne.

La multitude et l’étendue des forêts indiquent une civilisation encore nouvelle: le vieux sol du Midi ne conserve presque plus d’arbres, et le soleil tombe à plomb sur la terre dépouillée par les hommes. L’Allemagne offre encore quelques traces d’une nature non habitée. Depuis les Alpes jusqu’à la mer, entre le Rhin et le Danube, vous voyez un pays couvert de chênes et de sapins, traversé par des fleuves d’une imposante beauté, et coupé par des montagnes dont l’aspect est très pittoresque; mais de vastes bruyères, des sables, des routes souvent négligées, un climat sévère, remplissent d’abord l’âme de tristesse; et ce n’est qu’à la longue qu’on découvre ce qui peut attacher à ce séjour.

Le midi de l’Allemagne est très bien cultivé; cependant il y a toujours dans les plus belles contrées de ce pays quelque chose de sérieux, qui fait plutôt penser au travail qu’aux plaisirs, aux vertus des habitants qu’aux charmes de la nature.

Les débris des châteaux forts, qu’on aperçoit sur le haut des montagnes, les maisons bâties de terre, les fenêtres étroites, les neiges qui, pendant l’hiver, couvrent des plaines à perte de vue, causent une impression pénible. Je ne sais quoi de silencieux, dans la nature et dans les hommes, resserre d’abord le cœur. Il semble que le temps marche là plus lentement qu’ailleurs, que la végétation ne se presse pas plus dans le sol que les idées dans la tête des hommes, et que les sillons réguliers du laboureur y sont tracés sur une terre pesante.

Néanmoins, quand on a surmonté ces sensations irréfléchies, le pays et les habitants offrent à l’observation quelque chose d’intéressant et de poétique: vous sentez que des âmes et des imaginations douces ont embelli ces campagnes. Les grands chemins sont plantés d’arbres fruitiers, placés là pour rafraîchir le voyageur. Les paysages dont le Rhin est entouré sont superbes presque partout; on dirait que ce fleuve est le génie tutélaire de l’Allemagne; ses flots sont purs, rapides et majestueux comme la vie d’un ancien héros: le Danube se divise en plusieurs branches; les ondes de l’Elbe et de la Sprée se troublent facilement par l’orage; le Rhin seul est presque inaltérable. Les contrées qu’il traverse paraissent tout à la fois si sérieuses et si variées, si fertiles et si solitaires, qu’on serait tenté de croire que c’est lui-même qui les a cultivées, et que les hommes d’à présent n’y sont pour rien. Ce fleuve raconte, en passant, les hauts faits des temps jadis, et l’ombre d’Arminius semble errer encore sur ces rivages escarpés.

Les monuments gothiques sont les seuls remarquables en Allemagne; ces monuments rappellent les siècles de la chevalerie; dans presque toutes les villes, les musées publics conservent des restes de ces temps-là. On dirait que les habitants du Nord, vainqueurs du monde, en partant de la Germanie, y ont laissé leurs souvenirs sous diverses formes, et que le pays tout entier ressemble au séjour d’un grand peuple qui depuis longtemps l’a quitté. Il y a dans la plupart des arsenaux des villes allemandes, des figures de chevaliers en bois peint, revêtus de leur armure; le casque, le bouclier, les cuissards, les éperons, tout est selon l’ancien usage, et l’on se promène au milieu de ces morts debout, dont les bras levés semblent prêts à frapper leurs adversaires, qui tiennent aussi de même leurs lances en arrêt. Cette image immobile d’actions jadis si vives cause une impression pénible. C’est ainsi qu’après les tremblements de terre on a retrouvé des hommes engloutis qui avaient gardé pendant longtemps encore le dernier geste de leur dernière pensée.

L’architecture moderne, en Allemagne, n’offre rien qui mérite d’être cité; mais les villes sont en général bien bâties, et les propriétaires les embellissent avec une sorte de soin plein de bonhomie. Les maisons, dans plusieurs villes, sont peintes en dehors de diverses couleurs: on y voit des figures de saints, des ornements de tout genre, dont le goût n’est assurément pas parfait, mais qui varient l’aspect des habitations et semblent indiquer un désir bienveillant de plaire à ses concitoyens et aux étrangers. L’éclat et la splendeur d’un palais servent à l’amour-propre de celui qui le possède; mais la décoration soignée, la parure et la bonne intention des petites demeures ont quelque chose d’hospitalier.

Les jardins sont presque aussi beaux dans quelques parties de l’Allemagne qu’en Angleterre; le luxe des jardins suppose toujours qu’on aime la nature. En Angleterre, des maisons très simples sont bâties au milieu des parcs les plus magnifiques; le propriétaire néglige sa demeure et pare avec soin la campagne. Cette magnificence et cette simplicité réunies n’existent sûrement pas au même degré en Allemagne; cependant, à travers le manque de fortune et l’orgueil féodal, on aperçoit en tout un certain amour du beau qui, tôt ou tard, doit donner du goût et de la grâce, puisqu’il en est la véritable source. Souvent, au milieu des superbes jardins des princes allemands, l’on place des harpes éoliennes près des grottes entourées de fleurs, afin que le vent transporte dans les airs des sons et des parfums tout ensemble. L’imagination des habitants du Nord tâche ainsi de se composer une nature d’Italie; et pendant les jours brillants d’un été rapide, l’on parvient quelquefois à s’y tromper.

CHAPITRE II

Des mœurs et du caractère des Allemands.

Quelques traits principaux peuvent seuls convenir également à toute la nation allemande; car les diversités de ce pays sont telles, qu’on ne sait comment réunir sous un même point de vue des religions, des gouvernements, des climats, des peuples mêmes si différents. L’Allemagne du Midi est, à beaucoup d’égards, tout autre que celle du Nord; les villes de commerce ne ressemblent point aux villes célèbres par leurs universités; les petits États diffèrent sensiblement des deux grandes monarchies, la Prusse et l’Autriche. L’Allemagne était une fédération aristocratique; cet empire n’avait point un centre commun de lumières et d’esprit public; il ne formait pas une nation compacte, et le lien manquait au faisceau. Cette division de l’Allemagne, funeste à sa force politique, était cependant très favorable aux essais de tout genre que pouvait tenter le génie et l’imagination. Il y avait une sorte d’anarchie douce et paisible, en fait d’opinions littéraires et métaphysiques, qui permettait à chaque homme le développement entier de sa manière de voir individuelle.

Comme il n’existe point de capitale où se rassemble la bonne compagnie de toute l’Allemagne, l’esprit de société y exerce peu de pouvoir; l’empire du goût et l’arme du ridicule y sont sans influence. La plupart des écrivains et des penseurs travaillent dans la solitude, ou seulement entourés d’un petit cercle qu’ils dominent. Ils se laissent aller, chacun séparément, à tout ce que leur inspire une imagination sans contrainte; et si l’on peut apercevoir quelques traces de l’ascendant de la mode en Allemagne, c’est par le désir que chacun éprouve de se montrer tout à fait différent des autres. En France, au contraire, chacun aspire à mériter ce que Montesquieu disait de Voltaire: Il a plus que personne l’esprit que tout le monde a. Les écrivains allemands imiteraient plus volontiers encore les étrangers que leurs compatriotes.

En littérature, comme en politique, les Allemands ont trop de considération pour les étrangers, et pas assez de préjugés nationaux. C’est une qualité dans les individus que l’abnégation de soi-même et l’estime des autres; mais le patriotisme des nations doit être égoïste. La fierté des Anglais sert puissamment à leur existence politique; la bonne opinion que les Français ont d’eux-mêmes a toujours beaucoup contribué à leur ascendant sur l’Europe; le noble orgueil des Espagnols les a rendus jadis souverains d’une portion du monde. Les Allemands sont Saxons, Prussiens, Bavarois, Autrichiens; mais le caractère germanique, sur lequel devrait se fonder la force de tous, est morcelé comme la terre même qui a tant de différents maîtres.

J’examinerai séparément l’Allemagne du Midi et celle du Nord: mais je me bornerai maintenant aux réflexions qui conviennent à la nation entière. Les Allemands ont en général de la sincérité et de la fidélité; ils ne manquent presque jamais à leur parole, et la tromperie leur est étrangère. Si ce défaut s’introduisait jamais en Allemagne, ce ne pourrait être que par l’envie d’imiter les étrangers, de se montrer aussi habile qu’eux, et surtout de n’être pas leur dupe; mais le bon sens et le bon cœur ramèneraient bientôt les Allemands à sentir qu’on n’est fort que par sa propre nature, et que l’habitude de l’honnêteté rend tout à fait incapable, même quand on le veut, de se servir de la ruse. Il faut, pour tirer parti de l’immoralité, être armé tout à fait à la légère, et ne pas porter en soi-même une conscience et des scrupules qui vous arrêtent à moitié chemin, et vous font éprouver d’autant plus vivement le regret d’avoir quitté l’ancienne route, qu’il vous est impossible d’avancer hardiment dans la nouvelle.

Il est aisé, je le crois, de démontrer que, sans la morale, tout est hasard et ténèbres. Néanmoins on a vu souvent chez les nations latines une politique singulièrement adroite dans l’art de s’affranchir de tous les devoirs; mais on peut le dire à la gloire de la nation allemande, elle a presque l’incapacité de cette souplesse hardie qui fait plier toutes les vérités pour tous les intérêts, et sacrifie tous les engagements à tous les calculs. Ses défauts, comme ses qualités, la soumettent à l’honorable nécessité de la justice.

La puissance du travail et de la réflexion est aussi l’un des traits distinctifs de la nation allemande. Elle est naturellement littéraire et philosophique; toutefois la séparation des classes, qui est plus prononcée en Allemagne que partout ailleurs, parce que la société n’en adoucit pas les nuances, nuit à quelques égards à l’esprit proprement dit. Les nobles y ont trop peu d’idées, et les gens de lettres trop peu d’habitude des affaires. L’esprit est un mélange de la connaissance des choses et des hommes; et la société où l’on agit sans but, et pourtant avec intérêt, est précisément ce qui développe le mieux les facultés les plus opposées. C’est l’imagination, plus que l’esprit, qui caractérise les Allemands. J.-P. Richter, l’un de leurs écrivains les plus distingués, a dit que l’empire de la mer était aux Anglais, celui de la terre aux Français, et celui de l’air aux Allemands: en effet, on aurait besoin, en Allemagne, de donner un centre et des bornes à cette éminente faculté de penser, qui s’élève et se perd dans le vague, pénètre et disparaît dans la profondeur, s’anéantit à force d’impartialité, se confond à force d’analyse, enfin manque de certains défauts qui puissent servir de circonscription à ses qualités.

On a beaucoup de peine à s’accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l’inertie du peuple allemand; il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout; vous entendez dire en Allemagne c’est impossible, cent fois contre une en France. Quand il est question d’agir, les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés; et leur respect pour la puissance vient plus encore de ce qu’elle ressemble à la destinée, que d’aucun motif intéressé. Les gens du peuple ont des formes assez grossières, surtout quand on veut heurter leur manière d’être habituelle; ils auraient naturellement, plus que les nobles, cette sainte antipathie pour les mœurs, les coutumes et les langues étrangères, qui fortifie dans tous les pays le lien national. L’argent qu’on leur offre ne dérange pas leur façon d’agir, la peur ne les en détourne pas; ils sont très capables enfin de cette fixité en toutes choses, qui est une excellente donnée pour la morale; car l’homme que la crainte et plus encore l’espérance mettent sans cesse en mouvement, passe aisément d’une opinion à l’autre, quand son intérêt l’exige.

Dès que l’on s’élève un peu au-dessus de la dernière classe du peuple en Allemagne, on s’aperçoit aisément de cette vie intime, de cette poésie de l’âme qui caractérise les Allemands. Les habitants des villes et des campagnes, les soldats et les laboureurs, savent presque tous la musique; il m’est arrivé d’entrer dans de pauvres maisons noircies par la fumée de tabac, et d’entendre tout à coup non seulement la maîtresse, mais le maître du logis, improviser sur le clavecin, comme les Italiens improvisent en vers. L’on a soin, presque partout, que, les jours de marché, il y ait des joueurs d’instruments à vent sur le balcon de l’hôtel-de-ville qui domine la place publique: les paysans des environs participent ainsi à la douce jouissance du premier des arts. Les écoliers se promènent dans les rues, le dimanche, en chantant les psaumes en chœur. On raconte que Luther fit souvent partie de ce chœur, dans sa première jeunesse. J’étais à Eisenach, petite ville de Saxe, un jour d’hiver si froid, que les rues mêmes étaient encombrées de neige; je vis une longue suite de jeunes gens en manteau noir, qui traversaient la ville en célébrant les louanges de Dieu. Il n’y avait qu’eux dans la rue, car la rigueur des frimas en écartait tout le monde, et ces voix, presque aussi harmonieuses que celles du midi, en se faisant entendre au milieu d’une nature si sévère, causaient d’autant plus d’attendrissement. Les habitants de la ville n’osaient, par ce froid terrible, ouvrir leurs fenêtres; mais on apercevait, derrière les vitraux, des visages tristes ou sereins, jeunes ou vieux, qui recevaient avec joie les consolations religieuses que leur offrait cette douce mélodie.

Les pauvres Bohèmes, alors qu’ils voyagent, suivis de leurs femmes et de leurs enfants, portent sur leur dos une mauvaise harpe, d’un bois grossier, dont ils tirent des sons harmonieux. Ils en jouent quand ils se reposent au pied d’un arbre, sur les grands chemins, ou lorsque auprès des maisons de poste ils tâchent d’intéresser les voyageurs par le concert ambulant de leur famille errante. Les troupeaux, en Autriche, sont gardés par des bergers qui jouent des airs charmants sur des instruments simples et sonores. Ces airs s’accordent parfaitement avec l’impression douce et rêveuse que produit la campagne.

La musique instrumentale est aussi généralement cultivée en Allemagne que la musique vocale en Italie; la nature a plus fait à cet égard, comme à tant d’autres, pour l’Italie que pour l’Allemagne; il faut du travail pour la musique instrumentale, tandis que le ciel du Midi suffit pour rendre les voix belles: mais néanmoins les hommes de la classe laborieuse ne pourraient jamais donner à la musique le temps qu’il faut pour l’apprendre, s’ils n’étaient organisés pour la savoir. Les peuples naturellement musiciens reçoivent, par l’harmonie, des sensations et des idées que leur situation rétrécie et leurs occupations vulgaires ne leur permettraient pas de connaître autrement.

Les paysannes et les servantes, qui n’ont pas assez d’argent pour se parer, ornent leur tête et leurs bras de quelques fleurs, pour qu’au moins l’imagination ait sa part dans leur vêtement: d’autres un peu plus riches mettent les jours de fête un bonnet d’étoffe d’or d’assez mauvais goût, et qui contraste avec la simplicité du reste de leur costume; mais ce bonnet, que leur mères ont aussi porté, rappelle les anciennes mœurs; et la parure cérémonieuse avec laquelle les femmes du peuple honorent le dimanche a quelque chose de grave qui intéresse en leur faveur.

Il faut aussi savoir gré aux Allemands de la bonne volonté qu’ils témoignent par les révérences respectueuses et la politesse remplie de formalités que les étrangers ont si souvent tournées en ridicule. Ils auraient aisément pu remplacer, par des manières froides et indifférentes, la grâce et l’élégance qu’on les accusait de ne pouvoir atteindre: le dédain impose toujours silence à la moquerie; car c’est surtout aux efforts inutiles qu’elle s’attache; mais les caractères bienveillants aiment mieux s’exposer à la plaisanterie que de s’en préserver par l’air hautain et contenu qu’il est si facile à tout le monde de se donner.

On est frappé sans cesse, en Allemagne, du contraste qui existe entre les sentiments et les habitudes, entre les talents et les goûts: la civilisation et la nature semblent ne s’être pas encore bien amalgamées ensemble. Quelquefois les hommes très vrais sont affectés dans leurs expressions et dans leur physionomie, comme s’ils avaient quelque chose à cacher: quelquefois au contraire la douceur de l’âme n’empêche pas la rudesse dans les manières: souvent même cette opposition va plus loin encore, et la faiblesse du caractère se fait voir à travers un langage et des formes dures. L’enthousiasme pour les arts et la poésie se réunit à des habitudes assez vulgaires dans la vie sociale. Il n’est point de pays où les hommes de lettres, où les jeunes gens qui étudient dans les universités, connaissent mieux les langues anciennes de l’antiquité; mais il n’en est point toutefois où les usages surannés subsistent plus généralement encore. Les souvenirs de la Grèce, le goût des beaux-arts, semblent y être arrivés par correspondance; mais les institutions féodales, les vieilles coutumes des Germains y sont toujours en honneur, quoique, malheureusement pour la puissance militaire du pays, elles n’y aient plus la même force.

Il n’est point d’assemblage plus bizarre que l’aspect guerrier de l’Allemagne entière, les soldats que l’on rencontre à chaque pas, et le genre de vie casanier qu’on y mène. On y craint les fatigues et les intempéries de l’air, comme si la nation n’était composée que de négociants ou d’hommes de lettres; et toutes les institutions cependant tendent et doivent tendre à donner à la nation des habitudes militaires. Quand les peuples du Nord bravent les inconvénients de leur climat, ils s’endurcissent singulièrement contre tous les genres de maux: le soldat russe en est la preuve. Mais quand le climat n’est qu’à demi rigoureux, et qu’il est encore possible d’échapper aux injures du ciel par des précautions domestiques, ces précautions mêmes rendent les hommes plus sensibles aux souffrances physiques de la guerre.

Les poêles, la bière et la fumée de tabac forment autour des gens du peuple, en Allemagne, une sorte d’atmosphère lourde et chaude dont ils n’aiment pas à sortir. Cette atmosphère nuit à l’activité, qui est au moins aussi nécessaire à la guerre que le courage; les résolutions sont lentes, le découragement est facile, parce qu’une existence d’ordinaire assez triste ne donne pas beaucoup de confiance dans la fortune. L’habitude d’une manière d’être paisible et réglée prépare si mal aux chances multipliées du hasard, qu’on se soumet plus volontiers à la mort qui vient avec méthode qu’à la vie aventureuse.

La démarcation des classes, beaucoup plus positive en Allemagne qu’elle ne l’était en France, devait anéantir l’esprit militaire parmi les bourgeois: cette démarcation n’a dans le fait rien d’offensant; car, je le répète, la bonhomie se mêle à tout en Allemagne, même à l’orgueil aristocratique; et les différences de rang se réduisent à quelques privilèges de cour, à quelques assemblées qui ne donnent pas assez de plaisir pour mériter de grands regrets: rien n’est amer, dans quelque rapport que ce puisse être, lorsque la société, et par elle le ridicule, ont peu de puissance. Les hommes ne peuvent se faire un véritable mal à l’âme que par la fausseté ou la moquerie: dans un pays sérieux et vrai, il y a toujours de la justice et du bonheur. Mais la barrière qui séparait, en Allemagne, les nobles des citoyens, rendait nécessairement la nation entière moins belliqueuse.

L’imagination, qui est la qualité dominante de l’Allemagne artiste et littéraire, inspire la crainte du péril, si l’on ne combat pas ce mouvement naturel par l’ascendant de l’opinion et l’exaltation de l’honneur. En France déjà même autrefois, le goût de la guerre était universel; et les gens du peuple risquaient volontiers leur vie, comme un moyen de l’agiter, et d’en sentir moins le poids. C’est une grande question de savoir si les affections domestiques, l’habitude de la réflexion, la douceur même de l’âme, ne portent pas à redouter la mort; mais si toute la force d’un État consiste dans son esprit militaire, il importe d’examiner quelles sont les causes qui ont affaibli cet esprit dans la nation allemande.

Trois mobiles principaux conduisent d’ordinaire les hommes au combat: l’amour de la patrie et de la liberté, l’amour de la gloire, et le fanatisme de la religion. Il n’y a point un grand amour pour la patrie dans un empire divisé depuis plusieurs siècles, où les Allemands combattaient contre les Allemands, presque toujours excités par une impulsion étrangère: l’amour de la gloire n’a pas beaucoup de vivacité là où il n’y a point de centre, point de capital, point de société. L’espèce d’impartialité, luxe de la justice, qui caractérise les Allemands, les rend beaucoup plus susceptibles de s’enflammer pour les pensées abstraites que pour les intérêts de la vie; le général qui perd une bataille est plus sûr d’obtenir l’indulgence que celui qui la gagne ne l’est d’être vivement applaudi; entre les succès et les revers, il n’y a pas assez de différence au milieu d’un tel peuple pour animer vivement l’ambition.

La religion vit, en Allemagne, au fond des cœurs, mais elle y a maintenant un caractère de rêverie et d’indépendance qui n’inspire pas l’énergie nécessaire aux sentiments exclusifs. Le même isolement d’opinions, d’individus et d’États, si nuisible à la force de l’empire germanique, se retrouve aussi dans la religion: un grand nombre de sectes diverses partagent l’Allemagne; et la religion catholique elle-même, qui, par sa nature, exerce une discipline uniforme et sévère, est interprétée cependant par chacun à sa manière. Le lien politique et social des peuples, un même gouvernement, un même culte, les mêmes lois, les mêmes intérêts, une littérature classique, une opinion dominante, rien de tout cela n’existe chez les Allemands; chaque État en est plus indépendant, chaque science mieux cultivée; mais la nation entière est tellement subdivisée, qu’on ne sait à quelle partie de l’empire ce nom même de nation doit être accordé.

L’amour de la liberté n’est point développé chez les Allemands; ils n’ont appris ni par la jouissance, ni par la privation, le prix qu’on peut y attacher. Il y a plusieurs exemples de gouvernements fédératifs qui donnent à l’esprit public autant de force que l’unité dans le gouvernement; mais ce sont des associations d’États égaux et de citoyens libres. La fédération allemande était composée de forts et de faibles, de citoyens et de serfs, de rivaux et même d’ennemis; c’étaient d’anciens éléments combinés par les circonstances, et respectés par les hommes.

La nation est persévérante et juste; et son équité et sa loyauté empêchent qu’aucune institution, fût-elle vicieuse, ne puisse y faire de mal. Louis de Bavière, partant pour l’armée, confia l’administration de ses États à son rival, Frédéric le Beau, alors son prisonnier, et il se trouva bien de cette confiance qui, dans ce temps, n’étonna personne. Avec de telles vertus, on ne craignait pas les inconvénients de la faiblesse, ou de la complication des lois; la probité des individus y suppléait.

L’indépendance même dont on jouissait en Allemagne, sous presque tous les rapports, rendait les Allemands indifférents à la liberté: l’indépendance est un bien, la liberté une garantie; et précisément parce que personne n’était froissé en Allemagne, ni dans ses droits, ni dans ses jouissances, on ne sentait pas le besoin d’un ordre de choses qui maintînt ce bonheur. Les tribunaux de l’empire promettaient une justice sûre, quoique lente, contre tout acte arbitraire; et la modération des souverains et la sagesse de leurs peuples ne donnaient presque jamais lieu à des réclamations: on ne croyait donc pas avoir besoin de fortifications constitutionnelles, quand on ne voyait point d’agresseurs.

On a raison de s’étonner que le code féodal ait subsisté presque sans altération parmi des hommes si éclairés; mais comme dans l’exécution de ces lois défectueuses en elles-mêmes il n’y avait point d’injustice, l’égalité dans l’application consolait de l’inégalité dans le principe. Les vieilles chartes, les anciens privilèges de chaque ville, toute cette histoire de famille qui fait le charme et la gloire des petits États, était singulièrement chère aux Allemands; mais ils négligeaient la grande puissance nationale qu’il importait tant de fonder, au milieu des colosses européens.

Les Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussir dans tout ce qui exige de l’adresse et de l’habileté: tout les inquiète, tout les embarrasse, et ils ont autant besoin de méthode dans les actions que d’indépendance dans les idées. Les Français, au contraire, considèrent les actions avec la liberté de l’art, et les idées avec l’asservissement de l’usage. Les Allemands, qui ne peuvent souffrir le joug des règles en littérature, voudraient que tout leur fût tracé d’avance en fait de conduite. Ils ne savent pas traiter avec les hommes; et moins on leur donne à cet égard l’occasion de se décider par eux-mêmes, plus ils sont satisfaits.

Les institutions politiques peuvent seules former le caractère d’une nation; la nature du gouvernement de l’Allemagne était presque en opposition avec les lumières philosophiques des Allemands. De là vient qu’ils réunissent la plus grande audace de pensée au caractère le plus obéissant. La prééminence de l’état militaire et les distinctions de rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les rapports de la vie sociale; ce n’est pas servilité, c’est régularité chez eux que l’obéissance; ils sont scrupuleux dans l’accomplissement des ordres qu’ils reçoivent, comme si tout ordre était un devoir.

Les hommes éclairés de l’Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, et ne souffrent dans ce genre aucune entrave; mais ils abandonnent assez volontiers aux puissants de la terre tout le réel de la vie. «Ce réel, si dédaigné par eux, trouve pourtant des acquéreurs qui portent ensuite le trouble et la gêne dans l’empire même de l’imagination[4]». L’esprit des Allemands et leur caractère paraissent n’avoir aucune communication ensemble: l’un ne peut souffrir de bornes, l’autre se soumet à tous les jougs; l’un est très entreprenant, l’autre très timide; enfin, les lumières de l’un donnent rarement de la force à l’autre, et cela s’explique facilement. L’étendue des connaissances dans les temps modernes ne fait qu’affaiblir le caractère, quand il n’est pas fortifié par l’habitude des affaires et l’exercice de la volonté. Tout voir et tout comprendre est une grande raison d’incertitude; et l’énergie de l’action ne se développe que dans ces contrées libres et puissantes, où les sentiments patriotiques sont dans l’âme comme le sang dans les veines, et ne se glacent qu’avec la vie[5].

CHAPITRE III

Les femmes.

La nature et la société donnent aux femmes une grande habitude de souffrir, et l’on ne saurait nier, ce me semble, que de nos jours elles ne vaillent, en général, mieux que les hommes. Dans une époque où le mal universel est l’égoïsme, les hommes, auxquels tous les intérêts positifs se rapportent, doivent avoir moins de générosité, moins de sensibilité que les femmes; elles ne tiennent à la vie que par les liens du cœur, et lorsqu’elles s’égarent, c’est encore par un sentiment qu’elles sont entraînées: leur personnalité est toujours à deux, tandis que celle de l’homme n’a que lui-même pour but. On leur rend hommage par les affections qu’elles inspirent, mais celles qu’elles accordent sont presque toujours des sacrifices. La plus belle des vertus, le dévouement, est leur jouissance et leur destinée; nul bonheur ne peut exister pour elles que par le reflet de la gloire et des prospérités d’un autre: enfin, vivre hors de soi-même, soit par les idées, soit par les sentiments, soit surtout par les vertus, donne à l’âme un sentiment habituel d’élévation.

Dans les pays où les hommes sont appelés par les institutions politiques à exercer toutes les vertus militaires et civiles qu’inspire l’amour de la patrie, ils reprennent la supériorité qui leur appartient; ils rentrent avec éclat dans leurs droits de maîtres du monde: mais lorsqu’ils sont condamnés de quelque manière à l’oisiveté, ou à la servitude, ils tombent d’autant plus bas qu’ils devaient s’élever plus haut. La destinée des femmes reste toujours la même, c’est leur âme seule qui la fait, les circonstances politiques n’y influent en rien. Lorsque les hommes ne savent pas, ou ne peuvent pas employer dignement et noblement leur vie, la nature se venge sur eux des dons mêmes qu’ils en ont reçus; l’activité du corps ne sert plus qu’à la paresse de l’esprit, la force de l’âme devient de la rudesse; et le jour se passe dans des exercices et des amusements vulgaires, les chevaux, la chasse, les festins, qui conviendraient comme délassement, mais qui abrutissent comme occupations. Pendant ce temps, les femmes cultivent leur esprit, et le sentiment et la rêverie conservent dans leur âme l’image de tout ce qui est noble et beau.

Les femmes allemandes ont un charme qui leur est tout à fait particulier, un son de voix touchant, des cheveux blonds, un teint éblouissant; elles sont modestes, mais moins timides que les Anglaises; on voit qu’elles ont rencontré moins souvent des hommes qui leur fussent supérieurs, et qu’elles ont d’ailleurs moins à craindre les jugements sévères du public. Elles cherchent à plaire par la sensibilité, à intéresser par l’imagination; la langue de la poésie et des beaux-arts leur est connue; elles font de la coquetterie avec de l’enthousiasme, comme on en fait en France avec de l’esprit et de la plaisanterie. La loyauté parfaite qui distingue le caractère des Allemands rend l’amour moins dangereux pour le bonheur des femmes, et peut-être s’approchent-elles de ce sentiment avec plus de confiance, parce qu’il est revêtu de couleurs romanesques, et que le dédain et l’infidélité y sont moins à redouter qu’ailleurs.

L’amour est une religion en Allemagne, mais une religion poétique, qui tolère trop volontiers tout ce que la sensibilité peut excuser. On ne saurait le nier, la facilité du divorce, dans les provinces protestantes, porte atteinte à la sainteté du mariage. On y change aussi paisiblement d’époux que s’il s’agissait d’arranger les incidents d’un drame; le bon naturel des hommes et des femmes fait qu’on ne mêle point d’amertume à ces faciles ruptures, et, comme il y a chez les Allemands plus d’imagination que de vraie passion, les événements les plus bizarres s’y passent avec une tranquillité singulière; cependant, c’est ainsi que les mœurs et le caractère perdent toute consistance; l’esprit paradoxal ébranle les institutions les plus sacrées, et l’on n’y a sur aucun sujet des règles assez fixes.

On peut se moquer avec raison des ridicules de quelques femmes allemandes, qui s’exaltent sans cesse jusqu’à l’affectation, et dont les doucereuses expressions effacent tout ce que l’esprit et le caractère peuvent avoir de piquant et de prononcé; elles ne sont pas franches, sans pourtant être fausses; seulement elles ne voient ni ne jugent rien avec vérité, et les événements réels passent devant leurs yeux comme de la fantasmagorie. Quand il leur arrive d’être légères, elles conservent encore la teinte de sentimentalité qui est en honneur dans leur pays. Une femme allemande disait avec une expression mélancolique: «Je ne sais à quoi cela tient, mais les absents me passent de l’âme». Une Française aurait exprimé cette idée plus gaîment, mais le fond eût été le même.

Ces ridicules, qui font exception, n’empêchent pas que parmi les femmes allemandes il n’y en ait beaucoup dont les sentiments sont vrais et les manières simples. Leur éducation soignée et la pureté d’âme qui leur est naturelle, rendent l’empire qu’elles exercent doux et soutenu; elles vous inspirent chaque jour plus d’intérêt pour tout ce qui est grand et généreux, plus de confiance dans tous les genres d’espoir, et savent repousser l’aride ironie qui souffle un vent de mort sur les jouissances du cœur. Néanmoins on trouve très rarement chez les Allemandes la rapidité d’esprit qui anime l’entretien et met en mouvement toutes les idées; ce genre de plaisir ne se rencontre guère que dans les sociétés de Paris les plus piquantes et les plus spirituelles. Il faut l’élite d’une capitale française pour donner ce rare amusement: partout ailleurs on ne trouve d’ordinaire que de l’éloquence en public, ou du charme dans l’intimité. La conversation, comme talent, n’existe qu’en France; dans les autres pays, elle ne sert qu’à la politesse, à la discussion ou à l’amitié: en France, c’est un art auquel l’imagination et l’âme sont sans doute fort nécessaires, mais qui a pourtant aussi, quand on le veut, des secrets pour suppléer à l’absence de l’une et de l’autre.

CHAPITRE IV

De l’influence de l’esprit de chevalerie sur l’amour et l’honneur.

La chevalerie est pour les modernes ce que les temps héroïques étaient pour les anciens; tous les nobles souvenirs des nations européennes s’y rattachent. A toutes les grandes époques de l’histoire, les hommes ont eu pour principe universel d’action un enthousiasme quelconque. Ceux qu’on appelait des héros, dans les siècles les plus reculés, avaient pour but de civiliser la terre; les traditions confuses qui nous les représentent comme domptant les monstres des forêts, font sans doute allusion aux premiers périls dont la société naissante était menacée, et dont les soutiens de son organisation encore nouvelle la préservaient. Vint ensuite l’enthousiasme de la patrie: il inspira tout ce qui s’est fait de grand et de beau chez les Grecs et chez les Romains: cet enthousiasme s’affaiblit quand il n’y eut plus de patrie, et peu de siècles après la chevalerie lui succéda. La chevalerie consistait dans la défense du faible, dans la loyauté des combats, dans le mépris de la ruse, dans cette charité chrétienne qui cherchait à mêler l’humanité même à la guerre, dans tous les sentiments enfin qui substituèrent le culte de l’honneur à l’esprit féroce des armes. C’est dans le Nord que la chevalerie prit naissance, mais c’est dans le midi de la France qu’elle s’est embellie par le charme de la poésie et de l’amour. Les Germains avaient de tout temps respecté les femmes, mais ce furent les Français qui cherchèrent à leur plaire; les Allemands avaient aussi leurs chanteurs d’amour (Minnesinger), mais rien ne peut être comparé à nos trouvères et à nos troubadours; et c’était peut-être à cette source que nous devions puiser une littérature vraiment nationale. L’esprit de la mythologie du Nord avait beaucoup plus de rapport que le paganisme des anciens Gaulois avec le christianisme, et néanmoins il n’est point de pays où les chrétiens aient été de plus nobles chevaliers, et les chevaliers de meilleurs chrétiens qu’en France.

Les croisades réunirent les gentilshommes de tous les pays, et firent de l’esprit de chevalerie comme une sorte de patriotisme européen, qui remplissait du même sentiment toutes les âmes. Le régime féodal, cette institution politique triste et sévère, mais qui consolidait, à quelques égards, l’esprit de la chevalerie, en le transformant en lois, le régime féodal, dis-je, s’est maintenu en Allemagne jusqu’à nos jours: il a été détruit en France par le cardinal de Richelieu, et, depuis cette époque jusqu’à la Révolution, les Français ont tout à fait manqué d’une source d’enthousiasme. Je sais qu’on dira que l’amour de leurs rois en était une; mais en supposant qu’un tel sentiment pût suffire à une nation, il tient tellement à la personne même du souverain, que pendant le règne du régent et de Louis XV, il eût été difficile, je pense, qu’il fît faire rien de grand aux Français. L’esprit de chevalerie, qui brillait encore par étincelles sous Louis XIV, s’éteignit après lui, et fut remplacé, comme le dit un historien piquant et spirituel[6], par l’esprit de fatuité, qui lui est entièrement opposé. Loin de protéger les femmes, la fatuité cherche à les perdre; loin de dédaigner la ruse, elle s’en sert contre ces êtres faibles qu’elle s’enorgueillit de tromper, et met la profanation dans l’amour à la place du culte.

Le courage même, qui servait jadis de garant à la loyauté, ne fut plus qu’un moyen brillant de s’en affranchir; car il n’importait pas d’être vrai, mais il fallait seulement tuer en duel celui qui aurait prétendu qu’on ne l’était pas; et l’empire de la société, dans le grand monde, fit disparaître la plupart des vertus de la chevalerie. La France se trouvait alors sans aucun genre d’enthousiasme; et comme il en faut un aux nations pour ne pas se corrompre et se dissoudre, c’est sans doute ce besoin naturel qui tourna, dès le milieu du dernier siècle, tous les esprits vers l’amour de la liberté.

La marche philosophique du genre humain paraît donc devoir se diviser en quatre ères différentes: les temps héroïques, qui fondèrent la civilisation; le patriotisme, qui fit la gloire de l’antiquité; la chevalerie, qui fut la religion guerrière de l’Europe; et l’amour de la liberté, dont l’histoire a commencé vers l’époque de la réformation.

L’Allemagne, si l’on en excepte quelques cours avides d’imiter la France, ne fut point atteinte par la fatuité, l’immoralité et l’incrédulité, qui, depuis la régence, avaient altéré le caractère naturel des Français. La féodalité conservait encore chez les Allemands des maximes de chevalerie. On s’y battait en duel, il est vrai, moins souvent qu’en France, parce que la nation germanique n’est pas aussi vive que la nation française, et que toutes les classes du peuple ne participent pas, comme en France, au sentiment de la bravoure; mais l’opinion publique était plus sévère en général sur tout ce qui tenait à la probité. Si un homme avait manqué de quelque manière aux lois de la morale, dix duels par jour ne l’auraient relevé dans l’estime de personne. On a vu beaucoup d’hommes de bonne compagnie, en France, qui, accusés d’une action condamnable, répondaient: Il se peut que cela soit mal, mais personne, du moins, n’osera me le dire en face. Il n’y a point de propos qui suppose une plus grande dépravation; car où en serait la société humaine, s’il suffisait de se tuer les uns les autres pour avoir le droit de se faire d’ailleurs tout le mal possible; de manquer à sa parole, de mentir, pourvu qu’on n’osât pas vous dire: «Vous en avez menti»; enfin, de séparer la loyauté de la bravoure, et de transformer le courage en un moyen d’impunité sociale?

Depuis que l’esprit chevaleresque s’était éteint en France, depuis qu’il n’y avait plus de Godefroy, de Saint Louis, de Bayard qui protégeassent la faiblesse, et se crussent liés par une parole comme par des chaînes indissolubles, j’oserai dire, contre l’opinion reçue, que la France a peut-être été, de tous les pays du monde, celui où les femmes étaient le moins heureuses par le cœur. On appelait la France le paradis des femmes, parce qu’elles y jouissaient d’une grande liberté; mais cette liberté même venait de la facilité avec laquelle on se détachait d’elles. Le Turc qui renferme sa femme, lui prouve au moins par là qu’elle est nécessaire à son bonheur: l’homme à bonnes fortunes, tel que le dernier siècle nous en a fourni tant d’exemples, choisit les femmes pour victimes de sa vanité; et cette vanité ne consiste pas seulement à les séduire, mais à les abandonner. Il faut qu’il puisse indiquer avec des paroles légères et inattaquables en elles-mêmes, que telle femme l’a aimé et qu’il ne s’en soucie plus. «Mon amour-propre me crie: Fais-la mourir de chagrin», disait un ami du baron de Bezenval, et cet ami lui parut très regrettable, quand une mort prématurée l’empêcha de suivre ce beau dessein. On se lasse de tout, mon ange, écrit M. de La Clos, dans un roman qui fait frémir par les raffinements d’immoralité qu’il décèle. Enfin, dans ces temps où l’on prétendait que l’amour régnait en France, il me semble que la galanterie mettait les femmes, pour ainsi dire, hors la loi. Quand leur règne d’un moment était passé, il n’y avait pour elles ni générosité, ni reconnaissance, ni même pitié. L’on contrefaisait les accents de l’amour pour les faire tomber dans le piège, comme le crocodile qui imite la voix des enfants pour attirer leurs mères.

Louis XIV, si vanté par sa galanterie chevaleresque, ne se montra-t-il pas le plus dur des hommes, dans sa conduite envers la femme dont il avait été le plus aimé, madame de La Vallière? Les détails qu’on en lit dans les mémoires de Madame sont affreux. Il navra de douleur l’âme infortunée qui n’avait respiré que pour lui, et vingt années de larmes au pied de la croix purent à peine cicatriser les blessures que le cruel dédain du monarque avait faites. Rien n’est si barbare que la vanité; et comme la société, le bon ton, la mode, le succès, mettent singulièrement en jeu cette vanité, il n’est aucun pays où le bonheur des femmes soit plus en danger que celui où tout dépend de ce qu’on appelle l’opinion, et où chacun apprend des autres ce qu’il est de bon goût de sentir.

Il faut l’avouer, les femmes ont fini par prendre part à l’immoralité qui détruisait leur véritable empire: en valant moins, elles ont moins souffert. Cependant, à quelques exceptions près, la vertu des femmes dépend toujours de la conduite des hommes. La prétendue légèreté des femmes vient de ce qu’elles ont peur d’être abandonnées: elles se précipitent dans la honte par crainte de l’outrage.

L’amour est une passion beaucoup plus sérieuse en Allemagne qu’en France. La poésie, les beaux-arts, la philosophie même, et la religion, ont fait de ce sentiment un culte terrestre qui répand un noble charme sur la vie. Il n’y a point eu dans ce pays, comme en France, des écrits licencieux qui circulaient dans toutes les classes, et détruisaient le sentiment chez les gens du monde, et la moralité chez les gens du peuple. Les Allemands ont cependant, il faut en convenir, plus d’imagination que de sensibilité; et leur loyauté seule répond de leur constance. Les Français, en général, respectent les devoirs positifs; les Allemands se croient plus engagés par les affections que par les devoirs. Ce que nous avons dit sur la facilité du divorce en est la preuve; chez eux l’amour est plus sacré que le mariage. C’est par une honorable délicatesse, sans doute, qu’ils sont surtout fidèles aux promesses que les lois ne garantissent pas: mais celles que les lois garantissent sont plus importantes pour l’ordre social.

L’esprit de chevalerie règne encore chez les Allemands, pour ainsi dire passivement; ils sont incapables de tromper, et leur loyauté se retrouve dans tous les rapports intimes; mais cette énergie sévère, qui commandait aux hommes tant de sacrifices, aux femmes tant de vertus, et faisait de la vie entière une œuvre sainte où dominait toujours la même pensée, cette énergie chevaleresque des temps jadis n’a laissé dans l’Allemagne qu’une empreinte effacée. Rien de grand ne s’y fera désormais que par l’impulsion libérale qui a succédé dans l’Europe à la chevalerie.

CHAPITRE V

De l’Allemagne méridionale.

Il était assez généralement reconnu qu’il n’y avait de littérature que dans le nord de l’Allemagne, et que les habitants du midi se livraient aux jouissances de la vie physique, pendant que les contrées septentrionales goûtaient plus exclusivement celles de l’âme. Beaucoup d’hommes de génie sont nés dans le midi, mais ils se sont formés dans le nord. On trouve non loin de la Baltique les plus beaux établissements, les savants et les hommes de lettres les plus distingués; et depuis Weimar jusqu’à Kœnigsberg, depuis Kœnigsberg jusqu’à Copenhague, les brouillards et les frimas semblent l’élément naturel des hommes d’une imagination forte et profonde.

Il n’est point de pays qui ait plus besoin que l’Allemagne de s’occuper de littérature; car la société y offrant peu de charmes, et les individus n’ayant pas pour la plupart cette grâce et cette vivacité que donne la nature dans les pays chauds, il en résulte que les Allemands ne sont aimables que quand ils sont supérieurs, et qu’il leur faut du génie pour avoir beaucoup d’esprit.

La Franconie, la Souabe et la Bavière, avant la réunion illustre de l’académie actuelle à Munich, étaient des pays singulièrement lourds et monotones: point d’arts, la musique exceptée, peu de littérature; un accent rude qui se prêtait difficilement à la prononciation des langues latines; point de société; de grandes réunions qui ressemblaient à des cérémonies plutôt qu’à des plaisirs; une politesse obséquieuse envers une aristocratie sans élégance; de la bonté, de la loyauté dans toutes les classes; mais une certaine raideur souriante, qui ôte tout à la fois l’aisance et la dignité. On ne doit donc pas s’étonner des jugements qu’on a portés, des plaisanteries qu’on a faites sur l’ennui de l’Allemagne. Il n’y a que les villes littéraires qui puissent vraiment intéresser, dans un pays où la société n’est rien, et la nature peu de chose.

On aurait peut-être cultivé les lettres dans le midi de l’Allemagne avec autant de succès que dans le nord, si les souverains avaient mis à ce genre d’étude un véritable intérêt; cependant, il faut en convenir, les climats tempérés sont plus propres à la société qu’à la poésie. Lorsque le climat n’est ni sévère ni beau, quand on vit sans avoir rien à craindre ni à espérer du ciel, on ne s’occupe guère que des intérêts positifs de l’existence. Ce sont les délices du Midi, ou les rigueurs du Nord, qui ébranlent fortement l’imagination. Soit qu’on lutte contre la nature ou qu’on s’enivre de ses dons, la puissance de la création n’en est pas moins forte, et réveille en nous le sentiment des beaux-arts, ou l’instinct des mystères de l’âme.

L’Allemagne méridionale, tempérée sous tous les rapports, se maintient dans un état de bien-être monotone, singulièrement nuisible à l’activité des affaires comme à celle de la pensée. Le plus vif désir des habitants de cette contrée paisible et féconde, c’est de continuer à exister comme ils existent; et que fait-on avec ce seul désir? Il ne suffit pas même pour conserver ce dont on se contente.

CHAPITRE VI

De l’Autriche
[7].

Les littérateurs du nord de l’Allemagne ont accusé l’Autriche de négliger les sciences et les lettres; on a même fort exagéré l’espèce de gêne que la censure y établissait. S’il n’y a pas eu de grands hommes dans la carrière littéraire en Autriche, ce n’est pas autant à la contrainte qu’au manque d’émulation qu’il faut l’attribuer.

C’est un pays si calme, un pays où l’aisance est si tranquillement assurée à toutes les classes de citoyens, qu’on n’y pense pas beaucoup aux jouissances intellectuelles. On y fait plus pour le devoir que pour la gloire; les récompenses de l’opinion y sont si ternes, et ses punitions si douces, que, sans le mobile de la conscience, il n’y aurait pas de raison pour agir vivement dans aucun sens.

Les exploits militaires devaient être l’intérêt principal des habitants d’une monarchie qui s’est illustrée par des guerres continuelles; et cependant la nation autrichienne s’était tellement livrée au repos et aux douceurs de la vie, que les événements publics eux-mêmes n’y faisaient pas grand bruit, jusqu’au moment où ils pouvaient réveiller le patriotisme; et ce sentiment est calme dans un pays où il n’y a que du bonheur. L’on trouve en Autriche beaucoup de choses excellentes, mais peu d’hommes vraiment supérieurs, car il n’y est pas fort utile de valoir mieux qu’un autre; on n’est pas envié pour cela, mais oublié, ce qui décourage encore plus. L’ambition persiste dans le désir d’obtenir des places, le génie se lasse de lui-même; le génie, au milieu de la société, est une douleur, une fièvre intérieure, dont il faudrait se faire traiter comme d’un mal, si les récompenses de la gloire n’en adoucissaient pas les peines.

En Autriche et dans le reste de l’Allemagne, on plaide toujours par écrit, et jamais à haute voix. Les prédicateurs sont suivis, parce qu’on observe les pratiques de religion; mais ils n’attirent point par leur éloquence; les spectacles sont extrêmement négligés, surtout la tragédie. L’administration est conduite avec beaucoup de sagesse et de justice; mais il y a tant de méthode en tout, qu’à peine si l’on peut s’apercevoir de l’influence des hommes. Les affaires se traitent d’après un certain ordre de numéros que rien au monde ne dérange. Des règles invariables en décident, et tout se passe dans un silence profond; ce silence n’est pas l’effet de la terreur, car, que peut-on craindre dans un pays où les vertus du monarque et les principes de l’équité dirigent tout? mais le profond repos des esprits comme des âmes ôte tout intérêt à la parole. Le crime ou le génie, l’intolérance ou l’enthousiasme, les passions ou l’héroïsme ne troublent ni n’exaltent l’existence. Le cabinet autrichien a passé dans le dernier siècle pour très astucieux; ce qui ne s’accorde guère avec le caractère allemand en général; mais souvent on prend pour une politique profonde ce qui n’est que l’alternative de l’ambition et de la faiblesse. L’histoire attribue presque toujours aux individus comme aux gouvernements plus de combinaison qu’ils n’en ont eu.

L’Autriche, réunissant dans son sein des peuples très divers, tels que les Bohêmes, les Hongrois, etc., n’a point cette unité si nécessaire à une monarchie; néanmoins la grande modération des maîtres de l’État a fait depuis longtemps un lien pour tous de l’attachement à un seul. L’empereur d’Allemagne était tout à la fois souverain de son propre pays, et chef constitutionnel de l’empire. Sous ce dernier rapport, il avait à ménager des intérêts divers et des lois établies, et prenait, comme magistrat impérial, une habitude de justice et de prudence qu’il reportait ensuite dans le gouvernement de ses États héréditaires. La nation bohême et hongroise, les Tyroliens et les Flamands, qui composaient autrefois la monarchie, ont tous plus de vivacité naturelle que les véritables Autrichiens; ceux-ci s’occupent sans cesse de l’art de modérer, au lieu de celui d’encourager. Un gouvernement équitable, une terre fertile, une nation riche et sage, tout devait leur faire croire qu’il ne fallait que se maintenir pour être bien, et qu’on n’avait besoin en aucun genre du secours extraordinaire des talents supérieurs. On peut s’en passer en effet dans les temps paisibles de l’histoire; mais que faire sans eux dans les grandes luttes?

L’esprit du catholicisme qui dominait à Vienne, quoique toujours avec sagesse, avait pourtant écarté, sous le règne de Marie-Thérèse, ce qu’on appelait les lumières du dix-huitième siècle. Joseph II vint ensuite, et prodigua toutes ces lumières à un État qui n’était préparé ni au bien ni au mal qu’elles peuvent faire. Il réussit momentanément dans ce qu’il voulait, parce qu’il ne rencontra point en Autriche de passion vive, ni pour ni contre ses désirs; «mais après sa mort il ne resta rien de ce qu’il avait établi[8]», parce que rien ne dure que ce qui vient progressivement.

L’industrie, le bien vivre et les jouissances domestiques sont les intérêts principaux de l’Autriche; malgré la gloire qu’elle s’est acquise par la persévérance et la valeur de ses troupes, l’esprit militaire n’a pas vraiment pénétré dans toutes les classes de la nation. Ses armées sont pour elle comme des forteresses ambulantes, mais il n’y a guère plus d’émulation dans cette carrière que dans toutes les autres; les officiers les plus probes sont en même temps les plus braves; ils y ont d’autant plus de mérite, qu’il en résulte rarement pour eux un avancement brillant et rapide. On se fait presque un scrupule en Autriche de favoriser les hommes supérieurs, et l’on aurait pu croire quelquefois que le gouvernement voulait pousser l’équité plus loin que la nature, et traiter d’une égale manière le talent et la médiocrité.

L’absence d’émulation a sans doute un avantage, c’est qu’elle apaise la vanité; mais souvent aussi la fierté même s’en ressent, et l’on finit par n’avoir plus qu’un orgueil commode, auquel l’extérieur seul suffit en tout.

C’était aussi, ce me semble, un mauvais système que d’interdire l’entrée des livres étrangers. Si l’on pouvait conserver dans un pays l’énergie du treizième et du quatorzième siècle, en le garantissant des écrits du dix-huitième, ce serait peut-être un grand bien; mais comme il faut nécessairement que les opinions et les lumières de l’Europe pénètrent au milieu d’une monarchie qui est au centre même de cette Europe, c’est un inconvénient de ne les y laisser arriver qu’à demi; car ce sont les plus mauvais écrits qui se font jour. Les livres remplis de plaisanteries immorales et de principes égoïstes amusent le vulgaire, et sont toujours connus de lui: et les lois prohibitives n’ont tout leur effet que contre les ouvrages philosophiques, qui élèvent l’âme et étendent les idées. La contrainte que ces lois imposent est précisément ce qu’il faut pour favoriser la paresse de l’esprit, mais non pour conserver l’innocence du cœur.

Dans un pays où tout mouvement est difficile; dans un pays où tout inspire une tranquillité profonde, le plus léger obstacle suffit pour ne rien faire, pour ne rien écrire, et, si l’on le veut même, pour ne rien penser. Qu’y a-t-il de mieux que le bonheur? dira-t-on. Il faut savoir néanmoins ce qu’on entend par ce mot. Le bonheur consiste-t-il dans les facultés qu’on développe, ou dans celles qu’on étouffe? Sans doute un gouvernement est toujours digne d’estime, quand il n’abuse point de son pouvoir, et ne sacrifie jamais la justice à son intérêt; mais la félicité du sommeil est trompeuse; de grands revers peuvent la troubler; et pour tenir plus aisément et plus doucement les rênes, il ne faut pas engourdir les coursiers.

Une nation peut très facilement se contenter des biens communs de la vie, le repos et l’aisance; et des penseurs superficiels prétendront que tout l’art social se borne à donner au peuple ces biens. Il en faut pourtant de plus nobles pour se croire une patrie. Le sentiment patriotique se compose des souvenirs que les grands hommes ont laissés, de l’admiration qu’inspirent les chefs-d’œuvre du génie national, enfin de l’amour que l’on ressent pour les institutions, la religion et la gloire de son pays. Toutes ces richesses de l’âme sont les seules que ravirait un joug étranger; mais si l’on s’en tenait uniquement aux jouissances matérielles, le même sol, quel que fut son maître, ne pourrait-il pas toujours les procurer?

L’on craignait à tort, dans le dernier siècle, en Autriche, que la culture des lettres n’affaiblît l’esprit militaire. Rodolphe de Habsbourg détacha de son cou la chaîne d’or qu’il portait, pour en décorer un poète alors célèbre. Maximilien fit écrire un poème sous sa dictée. Charles-Quint savait et cultivait presque toutes les langues. Il y avait jadis sur la plupart des trônes de l’Europe des souverains instruits dans tous les genres, et qui trouvaient dans les connaissances littéraires une nouvelle source de grandeur d’âme. Ce ne sont ni les lettres ni les sciences qui nuiront jamais à l’énergie du caractère. L’éloquence rend plus brave, la bravoure rend plus éloquent; tout ce qui fait battre le cœur pour une idée généreuse, double la véritable force de l’homme, sa volonté: mais l’égoïsme systématique, dans lequel on comprend quelquefois sa famille comme un appendice de soi-même, mais la philosophie, vulgaire au fond, quelque élégante qu’elle soit dans les formes, qui porte à dédaigner tout ce qu’on appelle des illusions, c’est-à-dire le dévouement et l’enthousiasme; voilà le genre de lumière redoutable pour les vertus nationales, voilà celles cependant que la censure ne saurait écarter d’un pays entouré par l’atmosphère du dix-huitième siècle: l’on ne peut échapper à ce qu’il y a de pervers dans les écrits qu’en laissant arriver de toutes parts ce qu’ils contiennent de grand et de libre.

On défendait à Vienne de représenter Don Carlos, parce qu’on ne voulait pas y tolérer son amour pour Elisabeth. Dans Jeanne d’Arc, de Schiller, on faisait d’Agnès Sorel la femme légitime de Charles VII. Il n’était pas permis à la bibliothèque publique de donner à lire l’Esprit des Lois: mais, au milieu de cette gêne, les romans de Crébillon circulaient dans les mains de tout le monde; les ouvrages licencieux entraient, les ouvrages sérieux étaient seuls arrêtés.

Le mal que peuvent faire les mauvais livres n’est corrigé que par les bons; les inconvénients des lumières ne sont évités que par un plus haut degré de lumières. Il y a deux routes à prendre en toutes choses: retrancher ce qui est dangereux, ou donner des forces nouvelles pour y résister. Le second moyen est le seul qui convienne à l’époque où nous vivons; car l’innocence ne pouvant être de nos jours la compagne de l’ignorance, celle-ci ne fait que du mal. Tant de paroles ont été dites, tant de sophismes répétés, qu’il faut beaucoup savoir pour bien juger, et les temps sont passés où l’on s’en tenait en fait d’idées au patrimoine de ses pères. On doit donc songer, non à repousser les lumières, mais à les rendre complètes, pour que leurs rayons brisés ne présentent point de fausses lueurs. Un gouvernement ne saurait prétendre à dérober à une grande nation la connaissance de l’esprit qui règne dans son siècle; cet esprit renferme des éléments de force et de grandeur dont on peut user avec succès quand on ne craint pas d’aborder hardiment toutes les questions: on trouve alors dans les vérités éternelles des ressources contre les erreurs passagères, et dans la liberté même le maintien de l’ordre et l’accroissement de la puissance.

CHAPITRE VII

Vienne.

Vienne est située dans une plaine, au milieu de plusieurs collines pittoresques. Le Danube, qui la traverse et l’entoure, se partage en diverses branches qui forment des îles fort agréables; mais le fleuve lui-même perd de sa dignité dans tous ces détours, et il ne produit pas l’impression que promet son antique renommée. Vienne est une vieille ville assez petite, mais environnée de faubourgs très spacieux; on prétend que la ville, renfermée dans les fortifications, n’est pas plus grande qu’elle ne l’était quand Richard Cœur de Lion fut mis en prison non loin de ses portes. Les rues y sont étroites comme en Italie; les palais rappellent un peu ceux de Florence; enfin rien n’y ressemble au reste de l’Allemagne, si ce n’est quelques édifices gothiques qui retracent le moyen âge à l’imagination.

Le premier de ces édifices est la tour de Saint-Étienne: elle s’élève au-dessus de toutes les églises de Vienne, et domine majestueusement la bonne et paisible ville dont elle a vu passer les générations et la gloire. Il fallut deux siècles, dit-on, pour achever cette tour, commencée en 1100; toute l’histoire d’Autriche s’y rattache de quelque manière. Aucun édifice ne peut être aussi patriotique qu’une église; c’est le seul dans lequel toutes les classes de la nation se réunissent, le seul qui rappelle non seulement les événements publics, mais les pensées secrètes, les affections intimes que les chefs et les citoyens ont apportées dans son enceinte. Le temple de la divinité semble présent comme elle aux siècles écoulés.

Le tombeau du prince Eugène est le seul qui, depuis longtemps, ait été placé dans cette église; il y attend d’autres héros. Comme je m’en approchais, je vis attaché à l’une des colonnes qui l’entourent un petit papier sur lequel il était écrit qu’une jeune femme demandait qu’on priât pour elle pendant sa maladie. Le nom de cette jeune femme n’était point indiqué; c’était un être malheureux qui s’adressait à des êtres inconnus, non pour des secours, mais pour des prières; et tout cela se passait à côté d’un illustre mort qui avait pitié peut-être aussi du pauvre vivant. C’est un usage pieux des catholiques, et que nous devrions imiter, de laisser les églises toujours ouvertes; il y a tant de moments où l’on éprouve le besoin de cet asile! et jamais on n’y entre sans ressentir une émotion qui fait du bien à l’âme, et lui rend, comme par une ablution sainte, sa force et sa pureté.

Il n’est point de grande ville qui n’ait un édifice, une promenade, une merveille quelconque de l’art ou de la nature, à laquelle les souvenirs de l’enfance se rattachent. Il me semble que le Prater doit avoir pour les habitants de Vienne un charme de ce genre; on ne trouve nulle part, si près d’une capitale, une promenade qui puisse faire jouir ainsi des beautés d’une nature tout à la fois agreste et soignée. Une forêt majestueuse se prolonge jusqu’aux bords du Danube: l’on voit de loin des troupeaux de cerfs traverser la prairie; ils reviennent chaque matin; ils s’enfuient chaque soir, quand l’affluence des promeneurs trouble leur solitude. Le spectacle qui n’a lieu à Paris que trois jours de l’année, sur la route de Longchamp, se renouvelle constamment à Vienne, dans la belle saison. C’est une coutume italienne que cette promenade de tous les jours à la même heure. Une telle régularité serait impossible dans un pays où les plaisirs sont aussi variés qu’à Paris; mais les Viennois, quoi qu’il arrive, pourraient difficilement s’en déshabituer. Il faut convenir que c’est un coup d’œil charmant que toute cette nation citadine réunie sous l’ombrage d’arbres magnifiques, et sur les gazons dont le Danube entretient la verdure. La bonne compagnie en voiture, le peuple à pied; se rassemblent là chaque soir. Dans ce sage pays, l’on traite les plaisirs comme les devoirs, et l’on a de même l’avantage de ne s’en lasser jamais, quelque uniformes qu’ils soient. On porte dans la dissipation autant d’exactitude que dans les affaires, et l’on perd son temps aussi méthodiquement qu’on l’emploie.

Si vous entrez dans une des redoutes où il y a des bals pour les bourgeois, les jours de fêtes, vous verrez des hommes et des femmes exécuter gravement, l’un vis-à-vis de l’autre, les pas d’un menuet dont ils se sont imposé l’amusement; la foule sépare souvent le couple dansant, et cependant il continue, comme s’il dansait pour l’acquit de sa conscience; chacun des deux va tout seul à droite et à gauche, en avant, en arrière, sans s’embarrasser de l’autre, qui figure aussi scrupuleusement, de son côté: de temps en temps seulement ils poussent un petit cri de joie, et rentrent tout de suite après dans le sérieux de leur plaisir.

C’est surtout au Prater qu’on est frappé de l’aisance et de la prospérité du peuple de Vienne. Cette ville a la réputation de consommer en nourriture plus que toute autre ville d’une population égale, et ce genre de supériorité un peu vulgaire ne lui est pas contesté. On voit des familles entières de bourgeois et d’artisans, qui partent à cinq heures du soir pour aller au Prater faire un goûter champêtre aussi substantiel que le dîner d’un autre pays, et l’argent qu’ils peuvent dépenser là prouve assez combien ils sont laborieux et doucement gouvernés. Le soir, des milliers d’hommes reviennent, tenant par la main leurs femmes et leurs enfants; aucun désordre, aucune querelle ne trouble cette multitude dont on entend à peine la voix, tant sa joie est silencieuse! Ce silence cependant ne vient d’aucune disposition triste de l’âme, c’est plutôt un certain bien-être physique, qui, dans le midi de l’Allemagne, fait rêver aux sensations, comme dans le nord aux idées. L’existence végétative du midi de l’Allemagne a quelques rapports avec l’existence contemplative du nord: il y a du repos, de la paresse et de la réflexion dans l’une et l’autre.

Si vous supposiez une aussi nombreuse réunion de Parisiens dans un même lieu, l’air étincellerait de bon mots, de plaisanteries, de disputes, et jamais un Français n’aurait un plaisir où l’amour-propre ne pût se faire place de quelque manière.

Les grands seigneurs se promènent avec des chevaux et des voitures très magnifiques et de fort bon goût; tout leur amusement consiste à reconnaître dans une allée du Prater ceux qu’ils viennent de quitter dans un salon; mais la diversité des objets empêche de suivre aucune pensée, et la plupart des hommes se complaisent à dissiper ainsi les réflexions qui les importunent. Ces grands seigneurs de Vienne, les plus illustres et les plus riches de l’Europe, n’abusent d’aucun de leurs avantages; ils laissent de misérables fiacres arrêter leurs brillants équipages. L’empereur et ses frères se rangent tranquillement aussi à la file, et veulent être considérés, dans leurs amusements, comme de simples particuliers; ils n’usent de leurs droits que quand ils remplissent leurs devoirs. L’on aperçoit souvent au milieu de toute cette foule des costumes orientaux, hongrois et polonais qui réveillent l’imagination, et de distance en distance une musique harmonieuse donne à ce rassemblement l’air d’une fête paisible, où chacun jouit de soi-même sans s’inquiéter de son voisin.

Jamais on ne rencontre un mendiant au milieu de cette réunion, on n’en voit point à Vienne; les établissements de charité sont administrés avec beaucoup d’ordre et de libéralité; la bienfaisance particulière et publique est dirigée avec un grand esprit de justice, et le peuple lui-même, ayant en générai plus d’industrie et d’intelligence commerciale que dans le reste de l’Allemagne, conduit bien sa propre destinée. Il y a très peu d’exemples en Autriche de crimes qui méritent la mort; tout enfin dans ce pays porte l’empreinte d’un gouvernement paternel, sage et religieux. Les bases de l’édifice social sont bonnes et respectables, mais il y manque «un faîte et des colonnes, pour que la gloire et le génie puissent y avoir un temple[9]».

J’étais à Vienne, en 1808, lorsque l’empereur François II épousa sa cousine germaine, la fille de l’archiduc de Milan et de l’archiduchesse Béatrix, la dernière princesse de cette maison d’Este que l’Arioste et le Tasse ont tant célébrée. L’archiduc Ferdinand et sa noble épouse se sont vus tous les deux privés de leurs États par les vicissitudes de la guerre, et la jeune impératrice, élevée «dans ces temps cruels[10]» réunissait sur sa tête le double intérêt de la grandeur et de l’infortune. C’était une union que l’inclination avait déterminée, et dans laquelle aucune convenance politique n’était entrée, bien que l’on ne pût en contracter une plus honorable. On éprouvait à la fois des sentiments de sympathie et de respect pour les affections de famille qui rapprochaient ce mariage de nous, et pour le rang illustre qui l’en éloignait. Un jeune prince, archevêque de Waizen, donnait la bénédiction nuptiale à sa sœur et à son souverain; la mère de l’impératrice, dont les vertus et les lumières exercent le plus puissant empire sur ses enfants, devint en un instant sujette de sa fille, et marchait derrière elle avec un mélange de déférence et de dignité, qui rappelait tout à la fois les droits de la couronne et ceux de la nature. Les frères de l’empereur et de l’impératrice, tous employés dans l’armée ou dans l’administration, tous, dans des degrés différents, également voués au bien public, l’accompagnaient à l’autel, et l’église était remplie par les grands de l’État, les femmes, les filles et les mères des plus anciens gentilshommes de la noblesse teutonique. On n’avait rien fait de nouveau pour la fête; il suffisait à sa pompe de montrer ce que chacun possédait. Les parures mêmes des femmes étaient héréditaires, et les diamants substitués dans chaque famille consacraient les souvenirs du passé à l’ornement de la jeunesse: les temps anciens étaient présents à tout, et l’on jouissait d’une magnificence que les siècles avaient préparée, mais qui ne coûtait point de nouveaux sacrifices au peuple.

Les amusements qui succédèrent à la consécration du mariage avaient presque autant de dignité que la cérémonie elle-même. Ce n’est point ainsi que les particuliers doivent donner des fêtes, mais il convient peut-être de retrouver dans tout ce que font les rois l’empreinte sévère de leur auguste destinée. Non loin de cette église, autour de laquelle les canons et les fanfares annonçaient l’alliance renouvelée de la maison d’Este avec la maison d’Habsbourg, l’on voit l’asile qui renferme depuis deux siècles les tombeaux des empereurs d’Autriche et de leur famille. C’est là, dans le caveau des capucins, que Marie-Thérèse, pendant trente années, entendait la messe en présence même du sépulcre qu’elle avait fait préparer pour elle, à côté de son époux. Cette illustre Marie-Thérèse avait tant souffert dans les premiers jours de sa jeunesse, que le pieux sentiment de l’instabilité de la vie ne la quitta jamais, au milieu même de ses grandeurs. Il y a beaucoup d’exemples d’une dévotion sérieuse et constante parmi les souverains de la terre; comme ils n’obéissent qu’à la mort, son irrésistible pouvoir les frappe davantage. Les difficultés de la vie se placent entre nous et la tombe; tout est aplani pour les rois jusqu’au terme, et cela même le rend plus visible à leurs yeux.

Les fêtes conduisent naturellement à réfléchir sur les tombeaux; de tout temps la poésie s’est plu à rapprocher ces images, et le sort aussi est un terrible poète qui ne les a que trop souvent réunies.

CHAPITRE VIII

De la Société.

Les riches et les nobles n’habitent presque jamais les faubourgs de Vienne, et l’on est rapproché les uns des autres comme dans une petite ville, quoique l’on y ait d’ailleurs tous les avantages d’une grande capitale. Ces faciles communications, au milieu des jouissances de la fortune et du luxe, rendent la vie habituelle très commode, et le cadre de la société, si l’on peut s’exprimer ainsi, c’est-à-dire les habitudes, les usages et les manières, sont extrêmement agréables. On parle dans l’étranger de l’étiquette sévère et de l’orgueil aristocratique des grands seigneurs autrichiens; cette accusation n’est pas fondée; il y a de la simplicité, de la politesse, et surtout de la loyauté dans la bonne compagnie de Vienne; et le même esprit de justice et de régularité qui dirige les affaires importantes se retrouve encore dans les plus petites circonstances. On y est fidèle à des invitations de dîner et de souper, comme on le serait à des engagements essentiels; et les faux airs qui font consister l’élégance dans le mépris des égards ne s’y sont point introduits. Cependant l’un des principaux désavantages de la société de Vienne, c’est que les nobles et les hommes de lettres ne se mêlent point ensemble. L’orgueil des nobles n’en est pas la cause; mais comme on ne compte pas beaucoup d’écrivains distingués à Vienne, et qu’on y lit assez peu, chacun vit dans sa coterie, parce qu’il n’y a que des coteries au milieu d’un pays où les idées générales et les intérêts publics ont si peu d’occasion de se développer. Il résulte de cette séparation des classes que les gens de lettres manquent de grâce, et que les gens du monde acquièrent rarement de l’instruction.

L’exactitude de la politesse, qui est à quelques égards une vertu, puisqu’elle exige souvent des sacrifices, a introduit dans Vienne les plus ennuyeux usages possibles. Toute la bonne compagnie se transporte en masse d’un salon à l’autre, trois ou quatre fois par semaine. On perd un certain temps pour la toilette nécessaire dans ces grandes réunions; on en perd dans la rue, on en perd sur les escaliers, en attendant que le tour de sa voiture arrive, on en perd en restant trois heures à table; et il est impossible, dans ces assemblées nombreuses, de rien entendre qui sorte du cercle des phrases convenues. C’est une habile invention de la médiocrité pour annuler les facultés de l’esprit que cette exhibition journalière de tous les individus les uns aux autres. S’il était reconnu qu’il faut considérer la pensée comme une maladie contre laquelle un régime régulier est nécessaire, on ne saurait rien imaginer de mieux qu’un genre de distraction à la fois étourdissant et insipide: une telle distraction ne permet de suivre aucune idée, et transforme le langage en un gazouillement qui peut être appris aux hommes comme à des oiseaux.

J’ai vu représenter à Vienne une pièce dans laquelle Arlequin arrivait revêtu d’une grande robe et d’une magnifique perruque, et tout à coup il s’escamotait lui-même, laissait debout sa robe et sa perruque pour figurer à sa place, et s’en allait vivre ailleurs; on serait tenté de proposer ce tour de passe-passe à ceux qui fréquentent les grandes assemblées. On n’y va point pour rencontrer l’objet auquel on désirerait de plaire; la sévérité des mœurs et la tranquillité de l’âme concentrent, en Autriche, les affections au sein de sa famille. On n’y va point par ambition, car tout se passe avec tant de régularité dans ce pays, que l’intrigue y a peu de prise, et ce n’est pas d’ailleurs au milieu de la société qu’elle pourrait trouver à s’exercer. Ces visites et ces cercles sont imaginés pour que tous fassent la même chose à la même heure; on préfère ainsi l’ennui qu’on partage avec ses semblables à l’amusement qu’on serait forcé de se créer chez soi.

Les grandes assemblées, les grands dîners ont aussi lieu dans d’autres villes; mais comme on y rencontre d’ordinaire tous les individus remarquables du pays où l’on est, il y a plus de moyens d’échapper à ces formules de conversation, qui, dans de semblables réunions, succèdent aux révérences, et les continuent en paroles. La société ne sert point en Autriche, comme en France, à développer l’esprit ni à l’animer; elle ne laisse dans la tête que du bruit et du vide: aussi les hommes les plus spirituels du pays ont-ils soin, pour la plupart, de s’en éloigner; les femmes seules y paraissent, et l’on est étonné de l’esprit qu’elles ont, malgré le genre de vie qu’elles mènent. Les étrangers apprécient l’agrément de leur entretien; mais ce qu’on rencontre le moins dans les salons de la capitale de l’Allemagne, ce sont des Allemands.

L’on peut se plaire dans la société de Vienne, par la sûreté, l’élégance et la noblesse des manières que les femmes y font régner; mais il y manque quelque chose à dire, quelque chose à faire, un but, un intérêt. On voudrait que le jour fût différent de la veille, sans que pourtant cette variété brisât la chaîne des affections et des habitudes. La monotonie, dans la retraite, tranquillise l’âme; la monotonie, dans le grand monde, fatigue l’esprit.

CHAPITRE IX

Des étrangers qui veulent imiter l’esprit français.

La destruction de l’esprit féodal et de l’ancienne vie de château qui en était la conséquence, a introduit beaucoup de loisir parmi les nobles; ce loisir leur a rendu très nécessaire l’amusement de la société; et comme les Français sont passés maîtres dans l’art de causer, ils se sont rendus souverains de l’opinion européenne, ou plutôt de la mode, qui contrefait si bien l’opinion. Depuis le règne de Louis XIV, toute la bonne compagnie du continent, l’Espagne et l’Italie exceptées, a mis son amour-propre dans l’imitation des Français. En Angleterre, il existe un objet constant de conversation, les intérêts politiques, qui sont les intérêts de chacun et de tous; dans le Midi il n’y a point de société: le soleil, l’amour et les beaux-arts remplissent la vie. A Paris, on s’entretient assez généralement de littérature; et les spectacles, qui se renouvellent sans cesse, donnent lieu à des observations ingénieuses et spirituelles. Mais dans la plupart des autres grandes villes, le seul sujet dont on ait l’occasion de parler, ce sont des anecdotes et des observations journalières sur les personnes dont la bonne compagnie se compose. C’est un commérage ennobli par les grands noms qu’on prononce, mais qui a pourtant le même fond que celui des gens du peuple; car à l’élégance des formes près, ils parlent également tout le jour sur leurs voisins et sur leurs voisines.

L’objet vraiment libéral de la conversation, ce sont les idées et les faits d’un intérêt universel. La médisance habituelle, dont le loisir des salons et la stérilité de l’esprit font une espèce de nécessité, peut être plus ou moins modifiée par la bonté du caractère; mais il en reste toujours assez pour qu’à chaque pas, à chaque mot, on entende autour de soi le bourdonnement des petits propos qui pourraient, comme les mouches, inquiéter même le lion. En France, on se sert de la terrible arme du ridicule pour se combattre mutuellement et conquérir le terrain sur lequel on espère des succès d’amour-propre; ailleurs un certain bavardage indolent use l’esprit, et décourage des efforts énergiques, dans quelque genre que ce puisse être.

Un entretien aimable, alors même qu’il porte sur des riens, et que la grâce seule des expressions en fait le charme, cause encore beaucoup de plaisir; on peut l’affirmer sans impertinence, les Français sont presque seuls capables de ce genre d’entretien. C’est un exercice dangereux, mais piquant, dans lequel il faut se jouer de tous les sujets, comme d’une balle lancée qui doit revenir à temps dans la main du joueur.

Les étrangers, quand ils veulent imiter les Français, affectent plus d’immoralité, et sont plus frivoles qu’eux, de peur que le sérieux ne manque de grâce, et que les sentiments ou les pensées n’aient pas l’accent parisien.

Les Autrichiens, en général, ont tout à la fois trop de raideur et de sincérité pour rechercher les manières d’être étrangères. Cependant ils ne sont pas encore assez Allemands, ils ne connaissent pas assez la littérature allemande; on croit trop à Vienne qu’il est de bon goût de ne parler que français; tandis que la gloire et même l’agrément de chaque pays consistent toujours dans le caractère et l’esprit national.

Les Français ont fait peur à l’Europe, mais surtout à l’Allemagne, par leur habileté dans l’art de saisir et de montrer le ridicule: il y avait je ne sais quelle puissance magique dans le mot d’élégance et de grâce, qui irritait singulièrement l’amour-propre. On dirait que les sentiments, les actions, la vie enfin, devaient, avant tout, être soumis à cette législation très subtile de l’usage du monde, qui est comme un traité entre l’amour-propre des individus et celui de la société même, un traité dans lequel les vanités respectives se sont fait une constitution républicaine, où l’ostracisme s’exerce contre tout ce qui est fort et prononcé. Ces formes, ces convenances légères en apparence, et despotiques dans le fond, disposent de l’existence entière; elles ont miné par degrés l’amour, l’enthousiasme, la religion, tout, hors l’égoïsme, que l’ironie ne peut atteindre, parce qu’il ne s’expose qu’au blâme et non à la moquerie.

L’esprit allemand s’accorde beaucoup moins que tout autre avec cette frivolité calculée; il est presque nul à la superficie; il a besoin d’approfondir pour comprendre; il ne saisit rien au vol, et les Allemands auraient beau, ce qui certes serait bien dommage, se désabuser des qualités et des sentiments dont ils sont doués, que la perte du fond ne les rendrait pas plus légers dans les formes, et qu’ils seraient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables.

Il ne faut pas en conclure pour cela que la grâce leur soit interdite; l’imagination et la sensibilité leur en donnent, quand ils se livrent à leurs dispositions naturelles. Leur gaieté, et ils en ont, surtout en Autriche, n’a pas le moindre rapport avec la gaieté française; les farces tyroliennes, qui amusent à Vienne les grands seigneurs comme le peuple, ressemblent beaucoup plus à la bouffonnerie des Italiens qu’à la moquerie des Français. Elles consistent dans des scènes comiques fortement caractérisées, et qui représentent la nature humaine avec vérité, mais non la société avec finesse. Toutefois cette gaieté, telle qu’elle est, vaut encore mieux que l’imitation d’une grâce étrangère: on peut très bien se passer de cette grâce, mais en ce genre la perfection seule est quelque chose. «L’ascendant des manières des Français a préparé peut-être les étrangers à les croire invincibles. Il n’y a qu’un moyen de résister à cet ascendant: ce sont des habitudes et des mœurs nationales très décidées[11]». Dès qu’on cherche à ressembler aux Français, ils l’emportent en tout sur tous. Les Anglais, ne redoutant point le ridicule que les Français savent si bien donner, se sont avisés quelquefois de retourner la moquerie contre ses maîtres; et loin que les manières anglaises parussent disgracieuses, même en France, les Français tant imités imitaient à leur tour, et l’Angleterre a été pendant longtemps aussi à la mode à Paris que Paris partout ailleurs.

Les Allemands pourraient se créer une société d’un genre très instructif, et tout à fait analogue à leurs goûts et à leur caractère. Vienne, étant la capitale de l’Allemagne, celle où l’on trouve le plus facilement réuni tout ce qui fait l’agrément de la vie, aurait pu rendre sous ce rapport de grands services à l’esprit allemand, si les étrangers n’avaient pas dominé presque exclusivement la bonne compagnie. La plupart des Autrichiens, qui ne savaient pas se prêter à la langue et aux coutumes françaises, ne vivaient point du tout dans le monde; il en résultait qu’ils ne s’adoucissaient point par l’entretien des femmes, et restaient à la fois timides et rudes, dédaignant tout ce qu’on appelle la grâce, et craignant cependant en secret d’en manquer: sous prétexte des occupations militaires, ils ne cultivaient point leur esprit, et ils négligeaient souvent ces occupations mêmes, parce qu’ils n’entendaient jamais rien qui pût leur faire sentir le prix et le charme de la gloire. Ils croyaient se montrer bons Allemands en s’éloignant d’une société où les étrangers seuls avaient l’avantage, et jamais ils ne songeaient à s’en former une capable de développer leur esprit et leur âme.

Les Polonais et les Russes, qui faisaient le charme de la société de Vienne, ne parlaient que français, et contribuaient à en écarter la langue allemande. Les Polonaises ont des manières très séduisantes; elles mêlent l’imagination orientale à la souplesse et à la vivacité de l’esprit français. Néanmoins, même chez les nations esclavones, les plus flexibles de toutes, l’imitation du genre français est très souvent fatigante: les vers français des Polonais et des Russes ressemblent, à quelques exceptions près, aux vers latins du moyen âge. Une langue étrangère est toujours, sous beaucoup de rapports, une langue morte. Les vers français sont à la fois ce qu’il y a de plus facile et de plus difficile à faire. Lier l’un à l’autre des hémistiches si bien accoutumés à se trouver ensemble, ce n’est qu’un travail de mémoire; mais il faut avoir respiré l’air d’un pays, pensé, joui, souffert dans sa langue, pour peindre en poésie ce qu’on éprouve. Les étrangers, qui mettent avant tout leur amour-propre à parler correctement le français, n’osent pas juger nos écrivains autrement que les autorités littéraires ne les jugent, de peur de passer pour ne pas les comprendre. Ils vantent le style plus que les idées, parce que les idées appartiennent à toutes les nations, et que les Français seuls sont juges du style dans leur langue.

Si vous rencontrez un vrai Français, vous trouvez du plaisir à parler avec lui sur la littérature française; vous vous sentez chez vous, et vous vous entretenez de vos affaires ensemble; mais un étranger francisé ne se permet pas une opinion ni une phrase qui ne soit orthodoxe, et le plus souvent c’est une vieille orthodoxie qu’il prend pour l’opinion du jour. L’on en est encore, dans plusieurs pays du Nord, aux anecdotes de la cour de Louis XIV. Les étrangers, imitateurs des Français, racontent les querelles de mademoiselle de Fontanges et de madame de Montespan, avec un détail qui serait fatigant quand il s’agirait d’un événement de la veille. Cette érudition de boudoir, cet attachement opiniâtre à quelques idées reçues, parce qu’on ne saurait pas trop comment renouveler sa provision en ce genre, tout cela est fastidieux et même nuisible; car la véritable force d’un pays, c’est son caractère naturel; et l’imitation des étrangers, sous quelque rapport que ce soit, est un défaut de patriotisme.

Les Français hommes d’esprit, lorsqu’ils voyagent, n’aiment point à rencontrer parmi les étrangers l’esprit français, et recherchent surtout les hommes qui réunissent l’originalité nationale à l’originalité individuelle. Les marchandes de modes, en France, envoient aux colonies, dans l’Allemagne et dans le Nord, ce qu’elles appellent vulgairement le fonds de boutique; et cependant elles recherchent avec le plus grand soin les habits nationaux de ces mêmes pays, et les regardent avec raison comme des modèles très élégants. Ce qui est vrai pour la parure l’est également pour l’esprit. Nous avons une cargaison de madrigaux, de calembours, de vaudevilles, que nous faisons passer à l’étranger, quand on n’en fait plus rien en France; mais les Français eux-mêmes n’estiment, dans les littératures étrangères, que les beautés indigènes. Il n’y a point de nature, point de vie dans l’imitation: et l’on pourrait appliquer, en général, à tous ces esprits, à tous ces ouvrages imités du français, l’éloge que Roland, dans l’Arioste, fait de sa jument qu’il traîne après lui: Elle réunit, dit-il, toutes les qualités imaginables, mais elle a pourtant un défaut, c’est qu’elle est morte.

CHAPITRE X

De la sottise dédaigneuse et de la médiocrité bienveillante.

En tout pays, la supériorité d’esprit et d’âme est fort rare, et c’est par cela même qu’elle conserve le nom de supériorité; ainsi donc, pour juger du caractère d’une nation, c’est la masse commune qu’il faut examiner. Les gens de génie sont toujours compatriotes entre eux; mais pour sentir vraiment la différence des Français et des Allemands, l’on doit s’attacher à connaître la multitude dont les deux nations se composent. Un Français sait encore parler lors même qu’il n’a point d’idées; un Allemand en a toujours dans sa tête un peu plus qu’il n’en saurait exprimer. On peut s’amuser avec un Français, même quand il manque d’esprit. Il vous raconte tout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a vu, le bien qu’il pense de lui, les éloges qu’il a reçus, les grands seigneurs qu’il connaît, les succès qu’il espère. Un Allemand, s’il ne pense pas, ne peut rien dire, et s’embarrasse dans les formes qu’il voudrait rendre polies, et qui mettent mal à l’aise les autres et lui. La sottise, en France, est animée, mais dédaigneuse. Elle se vante de ne pas comprendre, pour peu qu’on exige d’elle quelque attention, et croit nuire à ce qu’elle n’entend pas, en affirmant que c’est obscur. L’opinion du pays étant que le succès décide de tout, les sots mêmes, en qualité de spectateurs, croient influer sur le mérite intrinsèque des choses, en ne les applaudissant pas, et se donner ainsi plus d’importance. Les hommes médiocres, en Allemagne, au contraire, sont pleins de bonne volonté; ils rougiraient de ne pouvoir s’élever à la hauteur des pensées d’un écrivain célèbre; et loin de se considérer comme juges, ils aspirent à devenir disciples.

Il y a sur chaque sujet tant de phrases toutes faites en France, qu’un sot, avec leur secours, parle quelque temps assez bien, et ressemble même momentanément à un homme d’esprit; en Allemagne, un ignorant n’oserait énoncer son avis sur rien avec confiance, car aucune opinion n’étant admise comme incontestable, on ne peut en avancer aucune sans être en état de la défendre; aussi les gens médiocres sont-ils pour la plupart silencieux, et ne répandent-ils d’autre agrément dans la société que celui d’une bienveillance aimable. En Allemagne, les hommes distingués seuls savent causer, tandis qu’en France tout le monde s’en tire. Les hommes supérieurs en France sont indulgents, les hommes supérieurs en Allemagne sont très sévères; mais en revanche les sots chez les Français sont dénigrants et jaloux, et les Allemands, quelque bornés qu’ils soient, savent encore se montrer encourageants et admirateurs. Les idées qui circulent en Allemagne sur divers sujets sont nouvelles et souvent bizarres; il arrive de là que ceux qui les répètent paraissent avoir pendant quelque temps une sorte de profondeur usurpée. En France, c’est par les manières qu’on fait illusion sur ce qu’on vaut. Ces manières sont agréables, mais uniformes, et la discipline du bon ton achève de leur ôter ce qu’elles pourraient avoir de varié.

Un homme d’esprit me racontait qu’un soir, dans un bal masqué, il passa devant une glace, et que, ne sachant comment se distinguer lui-même, au milieu de tous ceux qui portaient un domino pareil au sien, il se fit un signe de tête pour se reconnaître; on en peut dire autant de la parure que l’esprit revêt dans le monde; on se confond presque avec les autres, tant le caractère véritable de chacun se montre peu! La sottise se trouve bien de cette confusion, et voudrait en profiter pour contester le vrai mérite. La bêtise et la sottise diffèrent essentiellement en ceci, que les bêtes se soumettent volontiers à la nature, et que les sots se flattent toujours de dominer la société.

CHAPITRE XI

De l’esprit de conversation.

En Orient, quand on n’a rien à se dire, on fume du tabac de rose ensemble, et de temps en temps on se salue les bras croisés sur la poitrine, pour se donner un témoignage d’amitié; mais dans l’Occident on a voulu se parler tout le jour, et le foyer de l’âme s’est souvent dissipé dans ces entretiens où l’amour-propre est sans cesse en mouvement pour faire effet tout de suite, et selon le goût du moment et du cercle où l’on se trouve.

Il me semble reconnu que Paris est la ville du monde où l’esprit et le goût de la conversation sont le plus généralement répandus; et ce qu’on appelle le mal du pays, ce regret indéfinissable de la patrie, qui est indépendant des amis même qu’on y a laissés, s’applique particulièrement à ce plaisir de causer, que les Français ne retrouvent nulle part au même degré que chez eux. Volney raconte que des Français émigrés voulaient, pendant la révolution, établir une colonie et défricher des terres en Amérique; mais de temps en temps ils quittaient toutes leurs occupations pour aller, disaient-ils, causer à la ville; et cette ville, la Nouvelle-Orléans, était à six cents lieues de leur demeure. Dans toutes les classes, en France, on sent le besoin de causer: la parole n’y est pas seulement, comme ailleurs, un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer, et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres.

Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation; les idées ni les connaissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal intérêt; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible.

Rien n’est plus étranger à ce talent que le caractère et le genre d’esprit des Allemands; ils veulent un résultat sérieux en tout. Bacon a dit que la conversation n’était pas un chemin qui conduisait à la maison, mais un sentier où l’on se promenait au hasard avec plaisir. Les Allemands donnent à chaque chose le temps nécessaire, mais le nécessaire en fait de conversation, c’est l’amusement; si l’on dépasse cette mesure l’on tombe dans la discussion, dans l’entretien sérieux, qui est plutôt une occupation utile qu’un art agréable. Il faut l’avouer aussi, le goût et l’enivrement de l’esprit de société rendent singulièrement incapable d’application et d’étude, et les qualités des Allemands tiennent peut-être sous quelques rapports à l’absence même de cet esprit.

Les anciennes formules de politesse qui sont encore en vigueur dans presque toute l’Allemagne, s’opposent à l’aisance et à la familiarité de la conversation; le titre le plus mince, et pourtant le plus long à prononcer, y est donné et répété vingt fois dans le même repas; il faut offrir de tous les mets, de tous les vins avec un soin, avec une insistance qui fatigue mortellement les étrangers. Il y a de la bonhomie au fond de tous ces usages; mais ils ne subsisteraient pas un instant dans un pays où l’on pourrait hasarder la plaisanterie sans offenser la susceptibilité; et comment néanmoins peut-il y avoir de la grâce et du charme en société, si l’on n’y permet pas cette douce moquerie qui délasse l’esprit, et donne à la bienveillance elle-même une façon piquante de s’exprimer?

Le cours des idées, depuis un siècle, a été tout à fait dirigé par la conversation. On pensait pour parler, on parlait pour être applaudi, et tout ce qui ne pouvait pas se dire semblait être de trop dans l’âme. C’est une disposition très agréable que le désir de plaire; mais elle diffère pourtant beaucoup du besoin d’être aimé: le désir de plaire rend dépendant de l’opinion, le besoin d’être aimé en affranchit: on pourrait désirer de plaire à ceux même à qui l’on ferait beaucoup de mal, et c’est précisément ce qu’on appelle de la coquetterie; cette coquetterie n’appartient pas exclusivement aux femmes; il y en a dans toutes les manières qui servent à témoigner plus d’affection qu’on n’en éprouve réellement. La loyauté des Allemands ne leur permet rien de semblable; ils prennent la grâce au pied de la lettre, ils considèrent le charme de l’expression comme un engagement pour la conduite, et de là vient leur susceptibilité; car ils n’entendent pas un mot sans en tirer une conséquence, et ne conçoivent pas qu’on puisse traiter la parole en art libéral, qui n’a ni but ni résultat si ce n’est le plaisir qu’on y trouve. L’esprit de conversation a quelquefois l’inconvénient d’altérer la sincérité du caractère; ce n’est pas une tromperie combinée, mais improvisée, si l’on peut s’exprimer ainsi. Les Français ont mis dans ce genre une gaîté qui les rend aimables, mais il n’en est pas moins certain que ce qu’il y a de plus sacré dans ce monde a été ébranlé par la grâce, du moins par celle qui n’attache de l’importance à rien, et tourne tout en ridicule.

Les bons mots des Français ont été cités d’un bout de l’Europe à l’autre: de tout temps ils ont montré leur brillante valeur, et soulagé leurs chagrins d’une façon vive et piquante; de tout temps ils ont eu besoin les uns des autres, comme d’auditeurs alternatifs qui s’encourageaient mutuellement; de tout temps ils ont excellé dans l’art de ce qu’il faut dire, et même de ce qu’il faut taire, quand un grand intérêt l’emporte sur leur vivacité naturelle; de tout temps ils ont eu le talent de vivre vite, d’abréger les longs discours, de faire place aux successeurs avides de parler à leur tour; de tout temps, enfin, ils ont su ne prendre du sentiment et de la pensée que ce qu’il en faut pour animer l’entretien, sans lasser le frivole intérêt qu’on a d’ordinaire les uns pour les autres.

Les Français parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans la crainte d’ennuyer leurs amis; ils devinent la fatigue qu’ils pourraient causer, par celle dont ils seraient susceptibles: ils se hâtent de montrer élégamment de l’insouciance pour leur propre sort, afin d’en avoir l’honneur au lieu d’en recevoir l’exemple. Le désir de paraître aimable conseille de prendre une expression de gaîté, quelle que soit la disposition intérieure de l’âme; la physionomie influe par degrés sur ce qu’on éprouve, et ce qu’on fait pour plaire aux autres émousse bientôt en soi-même ce qu’on ressent.

«Une femme d’esprit a dit que Paris était le lieu du monde où l’on pouvait le mieux se passer du bonheur[12]»; c’est sous ce rapport qu’il convient si bien à la pauvre espèce humaine; mais rien ne saurait faire qu’une ville d’Allemagne devînt Paris, ni que les Allemands pussent, sans se gâter entièrement, recevoir comme nous le bienfait de la distraction. A force de s’échapper à eux-mêmes ils finiraient par ne plus se retrouver.

Le talent et l’habitude de la société servent beaucoup à faire connaître les hommes: pour réussir en parlant, il faut observer avec perspicacité l’impression qu’on produit à chaque instant sur eux, celle qu’ils veulent nous cacher, celle qu’ils cherchent à nous exagérer, la satisfaction contenue des uns, le sourire forcé des autres; on voit passer sur le front de ceux qui nous écoutent des blâmes à demi formés, qu’on peut éviter en se hâtant de les dissiper avant que l’amour-propre y soit engagé. L’on y voit naître aussi l’approbation qu’il faut fortifier, sans cependant exiger d’elle plus qu’elle ne veut donner. Il n’est point d’arène où la vanité se montre sous des formes plus variées que dans la conversation.

J’ai connu un homme que les louanges agitaient au point que, quand on lui en donnait, il exagérait ce qu’il venait de dire, et s’efforçait tellement d’ajouter à son succès, qu’il finissait toujours par le perdre. Je n’osais pas l’applaudir, de peur de le porter à l’affectation, et qu’il ne se rendît ridicule par le bon cœur de son amour-propre. Un autre craignait tellement d’avoir l’air de désirer de faire effet, qu’il laissait tomber ses paroles négligemment et dédaigneusement. Sa feinte indolence trahissait seulement une prétention de plus, celle de n’en point avoir. Quand la vanité se montre, elle est bienveillante; quand elle se cache, la crainte d’être découverte la rend amère, et elle affecte l’indifférence, la satiété, enfin tout ce qui peut persuader aux autres qu’elle n’a pas besoin d’eux. Ces différentes combinaisons sont amusantes pour l’observateur, et l’on s’étonne toujours que l’amour-propre ne prenne pas la route si simple d’avouer naturellement le désir de plaire, et d’employer autant qu’il est possible la grâce et la vérité pour y parvenir.

Le tact qu’exige la société, le besoin qu’elle donne de se mettre à la portée des différents esprits, tout ce travail de la pensée, dans ses rapports avec les hommes, serait certainement utile, à beaucoup d’égards, aux Allemands, en leur donnant plus de mesure, de finesse et d’habileté; mais dans ce talent de causer, il y a une sorte d’adresse qui fait perdre toujours quelque chose à l’inflexibilité de la morale; si l’on pouvait se passer de tout ce qui tient à l’art de ménager les hommes, le caractère en aurait sûrement plus de grandeur et d’énergie.

Les Français sont les plus habiles diplomates de l’Europe, et ces hommes, qu’on accuse d’indiscrétion et d’impertinence, savent mieux que personne cacher un secret, et captiver ceux dont ils ont besoin. Ils ne déplaisent jamais que quand ils le veulent, c’est-à-dire, quand leur vanité croit trouver mieux son compte dans le dédain que dans l’obligeance. L’esprit de conversation a singulièrement développé chez les Français l’esprit plus sérieux des négociations politiques. Il n’est point d’ambassadeur étranger qui pût lutter contre eux en ce genre, à moins que, mettant absolument de côté toute prétention à la finesse, il n’allât droit en affaires, comme celui qui se battrait sans savoir l’escrime.

Les rapports des différentes classes entre elles étaient aussi très propres à développer en France la sagacité, la mesure et la convenance de l’esprit de société. Les rangs n’y étaient point marqués d’une manière positive, et les prétentions s’agitaient sans cesse dans l’espace incertain que chacun pouvait tour à tour ou conquérir ou perdre. Les droits du tiers-état, des parlements, de la noblesse, la puissance même du roi, rien n’était déterminé d’une façon invariable; tout se passait, pour ainsi dire, en adresse de conversation: on esquivait les difficultés les plus graves par les nuances délicates des paroles et des manières, et l’on arrivait rarement à se heurter ou à se céder, tant on évitait avec soin l’un et l’autre! Les grandes familles avaient aussi entre elles des prétentions jamais déclarées et toujours sous-entendues, et ce vague excitait beaucoup plus la vanité que des rangs marqués n’auraient pu le faire. Il fallait étudier tout ce dont se composait l’existence d’un homme ou d’une femme, pour savoir le genre d’égards qu’on leur devait; l’arbitraire, sous toutes les formes, a toujours été dans les habitudes, les mœurs et les lois de la France: de là vient que les Français ont eu, si l’on peut s’exprimer ainsi, une si grande pédanterie de frivolité; les bases principales n’étant point affermies, on voulait donner de la consistance aux moindres détails. En Angleterre, on permet l’originalité aux individus, tant la masse est bien réglée! En France, il semble que l’esprit d’imitation soit comme un lien social, et que tout serait en désordre si ce lien ne suppléait pas à l’instabilité des institutions.

En Allemagne, chacun est à son rang, à sa place, comme à son poste, et l’on n’a pas besoin de tournures habiles, de parenthèses, de demi-mots, pour exprimer les avantages de naissance ou de titre que l’on se croit sur son voisin. La bonne compagnie, en Allemagne, c’est la cour; en France, c’étaient tous ceux qui pouvaient se mettre sur un pied d’égalité avec elle, et tous pouvaient l’espérer, et tous aussi pouvaient craindre de n’y jamais parvenir. Il en résultait que chacun voulait avoir les manières de cette société-là. En Allemagne, un diplôme vous y faisait entrer; en France, une faute de goût vous en faisait sortir; et l’on était encore plus empressé de ressembler aux gens du monde, que de se distinguer dans ce monde même par sa valeur personnelle.

Une puissance aristocratique, le bon ton et l’élégance, l’emportait sur l’énergie, la profondeur, la sensibilité, l’esprit même. Elle disait à l’énergie:—Vous mettez trop d’intérêt aux personnes et aux choses;—à la profondeur:—Vous me prenez trop de temps;—à la sensibilité:—Vous êtes trop exclusive;—à l’esprit enfin:—Vous êtes une distinction trop individuelle.—Il fallait des avantages qui tinssent plus aux manières qu’aux idées, et il importait de reconnaître dans un homme, plutôt la classe dont il était que le mérite qu’il possédait. Cette espèce d’égalité dans l’inégalité est très favorable aux gens médiocres, car elle doit nécessairement détruire toute originalité dans la façon de voir et de s’exprimer. Le modèle choisi est noble, agréable et de bon goût, mais il est le même pour tous. C’est un point de réunion que ce modèle; chacun, en s’y conformant, se croit plus en société avec ses semblables. Un Français s’ennuierait d’être seul de son avis comme d’être seul dans sa chambre.

On aurait tort d’accuser les Français de flatter la puissance par les calculs ordinaires qui inspirent cette flatterie; ils vont où tout le monde va, disgrâce ou crédit, n’importe: si quelques-uns se font passer pour la foule, ils sont bien sûrs qu’elle y viendra réellement. On a fait la révolution de France, en 1789, en envoyant un courrier qui, d’un village à l’autre, criait: armez-vous, car le village voisin s’est armé; et tout le monde se trouva levé contre tout le monde, ou plutôt contre personne. Si l’on répandait le bruit que telle manière de voir est universellement reçue, l’on obtiendrait l’unanimité, malgré le sentiment intime de chacun; l’on se garderait alors, pour ainsi dire, le secret de la comédie, car chacun avouerait séparément que tous ont tort. Dans les scrutins secrets, on a vu des députés donner leur boule blanche ou noire contre leur opinion, seulement parce qu’ils croyaient la majorité dans un sens différent du leur, et qu’ils ne voulaient pas, disaient-ils, perdre leur voix.

C’est par ce besoin social de penser comme tout le monde qu’on a pu s’expliquer, pendant la révolution, le contraste du courage à la guerre et de la pusillanimité dans la carrière civile. Il n’y a qu’une manière de voir sur le courage militaire; mais l’opinion publique peut être égarée relativement à la conduite qu’on doit suivre dans les affaires politiques. Le blâme de ceux qui vous entourent, la solitude, l’abandon vous menacent, si vous ne suivez pas le parti dominant; tandis qu’il n’y a dans les armées que l’alternative de la mort et du succès, situation charmante pour des Français, qui ne craignent point l’une et aiment passionnément l’autre. Mettez la mode, c’est-à-dire les applaudissements, du côté du danger, et vous verrez les Français le braver sous toutes ses formes; l’esprit de sociabilité existe en France depuis le premier rang jusqu’au dernier: il faut s’entendre approuver par ce qui nous environne; on ne veut s’exposer, à aucun prix, au blâme ou au ridicule, car dans un pays où causer a tant d’influence, le bruit des paroles couvre souvent la voix de la conscience.

On connaît l’histoire de cet homme qui commença par louer avec transport une actrice qu’il venait d’entendre; il aperçut un sourire sur les lèvres des assistants, il modifia son éloge; l’opiniâtre sourire ne cessa point, et la crainte de la moquerie finit par lui faire dire: Ma foi! la pauvre diablesse a fait ce qu’elle a pu. Les triomphes de la plaisanterie se renouvellent sans cesse en France; dans un temps il convient d’être religieux, dans un autre de ne l’être pas; dans un temps d’aimer sa femme, dans un autre de ne pas paraître avec elle. Il a existé même des moments où l’on eût craint de passer pour niais si l’on avait montré de l’humanité, et cette terreur du ridicule qui, dans les premières classes, ne se manifeste d’ordinaire que par la vanité, s’est traduite en férocité dans les dernières.

Quel mal cet esprit d’imitation ne ferait-il pas parmi les Allemands! Leur supériorité consiste dans l’indépendance de l’esprit, dans l’amour de la retraite, dans l’originalité individuelle. Les Français ne sont tout-puissants qu’en masse, et leurs hommes de génie eux-mêmes prennent toujours leur point d’appui dans les opinions reçues, quand ils veulent s’élancer au delà. Enfin, l’impatience du caractère français, si piquante en conversation, ôterait aux Allemands le charme principal de leur imagination naturelle, cette rêverie calme, cette vue profonde, qui s’aide du temps et de la persévérance pour tout découvrir.

Ces qualités sont presque incompatibles avec la vivacité d’esprit; et cependant cette vivacité est surtout ce qui rend aimable en conversation. Lorsqu’une discussion s’appesantit, lorsqu’un conte s’allonge, il vous prend je ne sais quelle impatience, semblable à celle qu’on éprouve quand un musicien ralentit trop la mesure d’un air. On peut être fatigant, néanmoins, à force de vivacité, comme on l’est par trop de lenteur. J’ai connu un homme de beaucoup d’esprit, mais tellement impatient, qu’il donnait à tous ceux qui causaient avec lui l’inquiétude que doivent éprouver les gens prolixes, quand ils s’aperçoivent qu’ils fatiguent. Cet homme sautait sur sa chaise pendant qu’on lui parlait, achevait les phrases des autres, dans la crainte qu’elles ne se prolongeassent; il inquiétait d’abord, et finissait par lasser en étourdissant: car quelque vite qu’on aille en fait de conversation, quand il n’y a plus moyen de retrancher que sur le nécessaire, les pensées et les sentiments oppressent, faute d’espace pour les exprimer.

Toutes les manières d’abréger le temps ne l’épargnent pas, et l’on peut mettre des longueurs dans une seule phrase, si l’on y laisse du vide; le talent de rédiger sa pensée brillamment et rapidement est ce qui réussit le plus en société; on n’a pas le temps d’y rien attendre. Nulle réflexion, nulle complaisance ne peut faire qu’on s’y amuse de ce qui n’amuse pas. Il faut exercer là l’esprit de conquête et le despotisme du succès: car le fond et le but étant peu de chose, on ne peut pas se consoler du revers par la pureté des motifs, et la bonne intention n’est de rien en fait d’esprit.

Le talent de conter, l’un des grands charmes de la conversation, est très rare en Allemagne; les auditeurs y sont trop complaisants, ils ne s’ennuient pas assez vite, et les conteurs, se fiant à la patience des auditeurs, s’établissent trop à leur aise dans les récits. En France, celui qui parle est un usurpateur, qui se sent entouré de rivaux jaloux, et veut se maintenir à force de succès; en Allemagne, c’est un possesseur légitime qui peut user paisiblement de ses droits reconnus.

Les Allemands réussissent mieux dans les contes poétiques que dans les contes épigrammatiques: quand il faut parler à l’imagination, les détails peuvent plaire, ils rendent le tableau plus vrai: mais quand il s’agit de rapporter un bon mot, on ne saurait trop abréger les préambules. La plaisanterie allège pour un moment le poids de la vie: vous aimez à voir un homme, votre semblable, se jouer ainsi du fardeau qui vous accable, et bientôt, animé par lui, vous le soulevez à votre tour; mais quand vous sentez de l’effort ou de la langueur dans ce qui devrait être un amusement, vous en êtes plus fatigué que du sérieux même, dont les résultats au moins vous intéressent.

La bonne foi du caractère allemand est aussi peut-être un obstacle à l’art de conter; les Allemands ont plutôt la gaîté du caractère que celle de l’esprit; ils sont gais comme ils sont honnêtes, pour la satisfaction de leur propre conscience, et rient de ce qu’ils disent, longtemps avant même d’avoir songé à en faire rire les autres.

Rien ne saurait égaler, au contraire, le charme d’un récit fait par un Français spirituel et de bon goût. Il prévoit tout, il ménage tout, et cependant il ne sacrifie point ce qui pourrait exciter l’intérêt. Sa physionomie, moins prononcée que celle des Italiens, indique la gaîté, sans rien faire perdre à la dignité du maintien et des manières; il s’arrête quand il le faut, et jamais il n’épuise même l’amusement; il s’anime, et néanmoins il tient toujours en main les rênes de son esprit, pour le conduire sûrement et rapidement; bientôt aussi les auditeurs se mêlent de l’entretien, il fait valoir alors à son tour ceux qui viennent de l’applaudir; il ne laisse point passer une expression heureuse sans la relever, une plaisanterie piquante sans la sentir, et pour un moment du moins l’on se plaît, et l’on jouit les uns des autres, comme si tout était concorde, union et sympathie dans le monde.

Les Allemands feraient bien de profiter, sous des rapports essentiels, de quelques-uns des avantages de l’esprit social en France: ils devraient apprendre des Français à se montrer moins irritables dans les petites circonstances, afin de réserver toute leur force pour les grandes; ils devraient apprendre des Français à ne pas confondre l’opiniâtreté avec l’énergie, la rudesse avec la fermeté; ils devraient aussi, lorsqu’ils sont capables du dévouement entier de leur vie, ne pas la rattraper en détail par une sorte de personnalité minutieuse, que ne se permettrait pas le véritable égoïsme; enfin, ils devraient puiser dans l’art même de la conversation l’habitude de répandre dans leurs livres cette clarté qui les mettrait à la portée du plus grand nombre, ce talent d’abréger, inventé par les peuples qui s’amusent, bien plutôt que par ceux qui s’occupent, et ce respect pour de certaines convenances, qui ne porte pas à sacrifier la nature, mais à ménager l’imagination. Ils perfectionneraient leur manière d’écrire par quelques-unes des observations que le talent de parler fait naître: mais ils auraient tort de prétendre à ce talent tel que les Français le possèdent.

Une grande ville qui servirait de point de ralliement serait utile à l’Allemagne, pour rassembler les moyens d’étude, augmenter les ressources des arts, exciter l’émulation; mais si cette capitale développait chez les Allemands le goût des plaisirs de la société dans toute leur élégance, ils y perdraient la bonne foi scrupuleuse, le travail solitaire, l’indépendance audacieuse qui les distinguent dans la carrière littéraire et philosophique; enfin, ils changeraient leurs habitudes de recueillement contre un mouvement extérieur dont ils n’acquerraient jamais la grâce et la dextérité.

CHAPITRE XII

De la langue allemande dans ses rapports avec l’esprit de conversation.

En étudiant l’esprit et le caractère d’une langue, on apprend l’histoire philosophique des opinions, des mœurs et des habitudes nationales; et les modifications que subit le langage doivent jeter de grandes lumières sur la marche de la pensée; mais une telle analyse serait nécessairement très métaphysique, et demanderait une foule de connaissances qui nous manquent presque toujours dans les langues étrangères, et souvent même dans la nôtre. Il faut donc s’en tenir à l’impression générale que produit l’idiome d’une nation dans son état actuel. Le Français, ayant été parlé plus qu’aucun autre dialecte européen, est à la fois poli par l’usage et acéré pour le but. Aucune langue n’est plus claire et plus rapide, n’indique plus légèrement et n’explique plus nettement ce qu’on veut dire. L’allemand se prête beaucoup moins à la précision et à la rapidité de la conversation. Par la nature même de sa construction grammaticale, le sens n’est ordinairement compris qu’à la fin de la phrase. Ainsi, le plaisir d’interrompre, qui rend la discussion si animée en France, et force à dire si vite ce qu’il importe de faire entendre, ce plaisir ne peut exister en Allemagne; car les commencements de phrase ne signifient rien sans la fin; il faut laisser à chacun tout l’espace qu’il lui convient de prendre; cela vaut mieux pour le fond des choses, c’est aussi plus civil, mais moins piquant.

La politesse allemande est plus cordiale, mais moins nuancée que la politesse française; il y a plus d’égards pour le rang et plus de précautions en tout. En France, on flatte plus qu’on ne ménage, et, comme on a l’art de tout indiquer, on approche beaucoup plus volontiers des sujets les plus délicats. L’allemand est une langue très brillante en poésie, très abondante en métaphysique, mais très positive en conversation. La langue française, au contraire, n’est vraiment riche que dans les tournures qui expriment les rapports les plus déliés de la société. Elle est pauvre et circonscrite dans tout ce qui tient à l’imagination et à la philosophie. Les Allemands craignent plus de faire de la peine qu’ils n’ont envie de plaire. De là vient qu’ils ont soumis autant qu’ils ont pu la politesse à des règles; et leur langue, si hardie dans les livres, est singulièrement asservie en conversation, par toutes les formules dont elle est surchargée.

Je me rappelle d’avoir assisté, en Saxe, à une leçon de métaphysique d’un philosophe célèbre qui citait toujours le baron de Leibnitz, et jamais l’entraînement du discours ne pouvait l’engager à supprimer ce titre de baron, qui n’allait guère avec le nom d’un grand homme mort depuis près d’un siècle.

L’allemand convient mieux à la poésie qu’à la prose, et à la prose écrite qu’à la prose parlée; c’est un instrument qui sert très bien quand on veut tout peindre ou tout dire: mais on ne peut pas glisser avec l’allemand, comme avec le français, sur les divers sujets qui se présentent. Si l’on voulait faire aller les mots allemands du train de la conversation française, on leur ôterait toute grâce et toute dignité. Le mérite des Allemands, c’est de bien remplir le temps: le talent des Français, c’est de le faire oublier.

Quoique le sens des périodes allemandes ne s’explique souvent qu’à la fin, la construction ne permet pas toujours de terminer une phrase par l’expression la plus piquante; et c’est cependant un des grands moyens de faire effet en conversation. L’on entend rarement parmi les Allemands ce qu’on appelle des bons mots: ce sont les pensées mêmes, et non l’éclat qu’on leur donne, qu’il faut admirer.

Les Allemands trouvent une sorte de charlatanisme dans l’expression brillante, et prennent plutôt l’expression abstraite, parce qu’elle est plus scrupuleuse et s’approche davantage de l’essence même du vrai; mais la conversation ne doit donner aucune peine, ni pour comprendre ni pour parler. Dès que l’entretien ne porte pas sur les intérêts communs de la vie, et qu’on entre dans la sphère des idées, la conversation en Allemagne devient trop métaphysique; il n’y a pas assez d’intermédiaire entre ce qui est vulgaire et ce qui est sublime; et c’est cependant dans cet intermédiaire que s’exerce l’art de causer.

La langue allemande a une gaîté qui lui est propre; la société ne l’a point rendue timide, et les bonnes mœurs l’ont laissée pure; mais c’est une gaîté nationale à la portée de toutes les classes. Les sons bizarres des mots, leur antique naïveté, donnent à la plaisanterie quelque chose de pittoresque, dont le peuple peut s’amuser aussi bien que les gens du monde. Les Allemands sont moins gênés que nous dans le choix des expressions, parce que, leur langue n’ayant pas été aussi fréquemment employée dans la conversation du grand monde, elle ne se compose pas, comme la nôtre, de mots qu’un hasard, une application, une allusion, rendent ridicules, de mots enfin qui, ayant subi toutes les aventures de la société, sont proscrits injustement peut-être, mais ne sauraient plus être admis. La colère s’est souvent exprimée en allemand, mais on n’en a pas fait l’arme du persiflage; et les paroles dont on se sert sont encore dans toute leur vérité et dans toute leur force; c’est une facilité de plus: mais aussi l’on peut exprimer avec le français mille observations fines, et se permettre mille tours d’adresse dont la langue allemande est jusqu’à présent incapable.

Il faut se mesurer avec les idées en allemand, avec les personnes en français; il faut creuser à l’aide de l’allemand, il faut arriver au but en parlant français; l’un doit peindre la nature, et l’autre la société. Gœthe fait dire dans son roman de Wilhelm Meister, à une femme allemande, qu’elle s’aperçut que son amant voulait la quitter, parce qu’il lui écrivait en français. Il y a bien des phrases en effet dans notre langue, pour dire en même temps et ne pas dire, pour faire espérer sans promettre, pour promettre même sans se lier. L’allemand est moins flexible, et il fait bien de rester tel, car rien n’inspire plus de dégoût que cette langue tudesque, quand elle est employée aux mensonges, de quelque nature qu’ils soient. Sa construction traînante, ses consonnes multipliées, sa grammaire savante, ne lui permettent aucune grâce dans la souplesse; et l’on dirait qu’elle se raidit d’elle-même contre l’intention de celui qui la parle, dès qu’on veut la faire servir à trahir la vérité.

CHAPITRE XIII

De l’Allemagne du Nord.

Les premières impressions qu’on reçoit en arrivant dans le nord de l’Allemagne, surtout au milieu de l’hiver, sont extrêmement tristes; et je ne suis pas étonné que ces impressions aient empêché la plupart des Français que l’exil a conduits dans ce pays, de l’observer sans prévention. Cette frontière du Rhin est solennelle; on craint, en la passant, de s’entendre prononcer ce mot terrible: Vous êtes hors de France. C’est en vain que l’esprit juge avec impartialité le pays qui nous a vus naître, nos affections ne s’en détachent jamais; et quand on est contraint à le quitter, l’existence semble déracinée, on se devient comme étranger à soi-même. Les plus simples usages, comme les relations les plus intimes; les intérêts les plus graves, comme les moindres plaisirs, tout était de la patrie; tout n’en est plus. On ne rencontre personne qui puisse vous parler d’autrefois, personne qui vous atteste l’identité des jours passés avec les jours actuels; la destinée recommence, sans que la confiance des premières années se renouvelle; l’on change de monde, sans avoir changé de cœur. Ainsi l’exil condamne à se survivre; les adieux, les séparations, tout est comme à l’instant de la mort, et l’on y assiste cependant avec les forces entières de la vie.

J’étais, il y a six ans, sur les bords du Rhin, attendant la barque qui devait me conduire à l’autre rive; le temps était froid, le ciel obscur, et tout me semblait un présage funeste. Quand la douleur agite violemment notre âme, on ne peut se persuader que la nature y soit indifférente; il est permis à l’homme d’attribuer quelque puissance à ses peines; ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la confiance dans la céleste pitié. Je m’inquiétais pour mes enfants, quoiqu’ils ne fussent pas encore dans l’âge de sentir ces émotions de l’âme qui répandent l’effroi sur tous les objets extérieurs. Mes domestiques français s’impatientaient de la lenteur allemande, et s’étonnaient de n’être pas compris quand ils parlaient la seule langue qu’ils crussent admise dans les pays civilisés. Il y avait dans notre bac une vieille femme allemande, assise sur une charrette; elle ne voulait pas en descendre même pour traverser le fleuve.—Vous êtes bien tranquille! lui dis-je.—Oui, me répondit-elle, pourquoi faire du bruit?—Ces simples mots me frappèrent; en effet, pourquoi faire du bruit? Mais quand des générations entières traverseraient la vie en silence, le malheur et la mort ne les observeraient pas moins, et sauraient de même les atteindre.

En arrivant sur le rivage opposé, j’entendis le cor des postillons, dont les sons aigus et faux semblaient annoncer un triste départ vers un triste séjour. La terre était couverte de neige; des petites fenêtres, dont les maisons sont percées, sortaient les têtes de quelques habitants, que le bruit d’une voiture arrachait à leurs monotones occupations; une espèce de bascule, qui fait mouvoir la poutre avec laquelle on ferme la barrière, dispense celui qui demande le péage aux voyageurs de sortir de sa maison pour recevoir l’argent qu’on doit lui payer. Tout est calculé pour être immobile; et l’homme qui pense, comme celui dont l’existence n’est que matérielle, dédaignent tous les deux également la distraction du dehors.

Les campagnes désertes, les maisons noircies par la fumée, les églises gothiques, semblent préparées pour les contes de sorcières ou de revenants. Les villes de commerce, en Allemagne, sont grandes et bien bâties; mais elles ne donnent aucune idée de ce qui fait la gloire et l’intérêt de ce pays, l’esprit littéraire et philosophique. Les intérêts mercantiles suffisent pour développer l’intelligence des Français, et l’on peut trouver encore quelque amusement de société, en France, dans une ville purement commerçante; mais les Allemands, éminemment capables des études abstraites, traitent les affaires, quand ils s’en occupent, avec tant de méthode et de pesanteur, qu’ils n’en tirent presque jamais aucune idée générale. Ils portent dans le commerce la loyauté qui les distingue; mais ils se donnent tellement tout entiers à ce qu’ils font, qu’il ne cherchent plus alors dans la société qu’un loisir jovial, et disent de temps en temps quelques grosses plaisanteries, seulement pour se divertir eux-mêmes. De telles plaisanteries accablent les Français de tristesse; car on se résigne bien plutôt à l’ennui sous des formes graves et monotones, qu’à cet ennui badin qui vient poser lourdement et familièrement la patte sur l’épaule.

Les Allemands ont beaucoup d’universalité dans l’esprit, en littérature et en philosophie, mais nullement dans les affaires. Ils les considèrent toujours partiellement, et s’en occupent d’une façon presque mécanique. C’est le contraire en France; l’esprit des affaires y a beaucoup d’étendue, et l’on n’y permet pas l’universalité en littérature ni en philosophie. Si un savant était poète, si un poète était savant, ils deviendraient suspects chez nous aux savants et aux poètes; mais il n’est pas rare de rencontrer dans le plus simple négociant des aperçus lumineux sur les intérêts politiques et militaires de son pays. De là vient qu’en France il y a un plus grand nombre de gens d’esprit, et un moins grand nombre de penseurs. En France, on étudie les hommes; en Allemagne, les livres. Des facultés ordinaires suffisent pour intéresser en parlant des hommes; il faut presque du génie pour faire retrouver l’âme et le mouvement dans les livres. L’Allemagne ne peut attacher que ceux qui s’occupent des faits passés et des idées abstraites. Le présent et le réel appartiennent à la France, et, jusqu’à nouvel ordre, elle ne paraît pas disposée à y renoncer.

Je ne cherche pas, ce me semble, à dissimuler les inconvénients de l’Allemagne. Ces petites villes du nord elles-mêmes, où l’on trouve des hommes d’une si haute conception, n’offrent souvent aucun genre d’amusement; point de spectacle, peu de société; le temps y tombe goutte à goutte, et n’interrompt par aucun bruit la réflexion solitaire. Les plus petites villes d’Angleterre tiennent à un état libre, envoient des députés pour traiter les intérêts de la nation. Les plus petites villes de France sont en relation avec la capitale, où tant de merveilles sont réunies. Les plus petites villes d’Italie jouissent du ciel et des beaux-arts, dont les rayons se répandent sur toute la contrée. Dans le nord de l’Allemagne, il n’y a point de gouvernement représentatif, point de grande capitale; et la sévérité du climat, la médiocrité de la fortune, le sérieux du caractère, rendraient l’existence très pesante si la force de la pensée ne s’était pas affranchie de toutes ces circonstances insipides et bornées. Les Allemands ont su se créer une république des lettres animée et indépendante. Ils ont suppléé à l’intérêt des événements par l’intérêt des idées. Ils se passent de centre, parce que tous tendent vers un même but, et leur imagination multiplie le petit nombre de beautés que les arts et la nature peuvent leur offrir.

Les citoyens de cette république idéale, dégagés pour la plupart de toute espèce de rapports avec les affaires publiques et particulières, travaillent dans l’obscurité comme les mineurs; et, placés comme eux au milieu des trésors ensevelis, ils exploitent en silence les richesses intellectuelles du genre humain.

CHAPITRE XIV

La Saxe.

Depuis la réformation, les princes de la maison de Saxe ont toujours accordé aux lettres la plus noble des protections, l’indépendance. On peut dire hardiment que dans aucun pays de la terre il n’existe autant d’instruction qu’en Saxe et dans le nord de l’Allemagne. C’est là qu’est né le protestantisme, et l’esprit d’examen s’y est soutenu depuis ce temps avec vigueur.

Pendant le dernier siècle, les électeurs de Saxe ont été catholiques; et, quoiqu’ils soient restés fidèles au serment qui les obligeait à respecter le culte de leurs sujets, cette différence de religion entre le peuple et ses maîtres a donné moins d’unité politique à l’État. Les électeurs rois de Pologne ont aimé les arts plus que la littérature, qu’ils ne gênaient pas, mais qui leur était étrangère. La musique est cultivée généralement en Saxe; la galerie de Dresde rassemble des chefs-d’œuvre qui doivent animer les artistes. La nature, aux environs de la capitale, est très pittoresque, mais la société n’y offre pas de vifs plaisirs; l’élégance d’une cour n’y prend point, l’étiquette seule peut aisément s’y établir.

On peut juger par la quantité d’ouvrages qui se vendent à Leipzig, combien les livres allemands ont de lecteurs; les ouvriers de toutes les classes, les tailleurs de pierre mêmes, se reposent de leurs travaux un livre à la main. On ne saurait s’imaginer en France à quel point les lumières sont répandues en Allemagne. J’ai vu des aubergistes, des commis de barrière, qui connaissaient la littérature française. On trouve jusque dans les villages des professeurs de grec et de latin. Il n’y a pas de petite ville qui ne renferme une assez bonne bibliothèque, et presque partout on peut citer quelques hommes recommandables par leurs talents et par leurs connaissances. Si l’on se mettait à comparer, sous ce rapport, les provinces de France avec l’Allemagne, on croirait que les deux pays sont à trois siècles de distance l’un de l’autre. Paris, réunissant dans son sein l’élite de l’empire, ôte tout intérêt à tout le reste.

Picard et Kotzebue ont composé deux pièces très jolies, intitulées toutes deux la Petite Ville. Picard représente les habitants de la province cherchant sans cesse à imiter Paris, et Kotzebue les bourgeois d’une petite ville, enchantés et fiers du lieu qu’ils habitent, et qu’ils croient incomparable. La différence des ridicules donne toujours l’idée de la différence des mœurs. En Allemagne, chaque séjour est un empire pour celui qui y réside; son imagination, ses études, ou seulement sa bonhomie l’agrandit à ses yeux; chacun sait y tirer de soi-même le meilleur parti possible. L’importance qu’on met à tout prête à la plaisanterie; mais cette importance même donne du prix aux petites ressources. En France, on ne s’intéresse qu’à Paris, et l’on a raison, car c’est toute la France; et qui n’aurait vécu qu’en province n’aurait pas la moindre idée de ce qui caractérise cet illustre pays.

Les hommes distingués de l’Allemagne, n’étant point rassemblés dans une même ville, ne se voient presque pas, et ne communiquent entre eux que par leurs écrits; chacun se fait sa route à soi-même, et découvre sans cesse des contrées nouvelles dans la vaste région de l’antiquité, de la métaphysique et de la science. Ce qu’on appelle étudier en Allemagne est vraiment une chose admirable: quinze heures par jour de solitude et de travail, pendant des années entières, paraissent une manière d’exister toute naturelle; l’ennui même de la société fait aimer la vie retirée.

La liberté de la presse la plus illimitée existait en Saxe; mais elle n’avait aucun danger pour le gouvernement, parce que l’esprit des hommes de lettres ne se tournait pas vers l’examen des institutions politiques: la solitude porte à se livrer aux spéculations abstraites, ou à la poésie: il faut vivre dans le foyer des passions humaines pour sentir le besoin de s’en servir et de les diriger. Les écrivains allemands ne s’occupaient que de théories, d’érudition, de recherches littéraires et philosophiques; et les puissants de ce monde n’ont rien à craindre de tout cela. D’ailleurs, quoique le gouvernement de la Saxe ne fût pas libre de droit, c’est-à-dire représentatif, il l’était de fait, par les habitudes du pays et la modération des princes.

La bonne foi des habitants était telle, qu’à Leipzig un propriétaire ayant mis sur un pommier, qu’il avait planté au bord de la promenade publique, un écriteau pour demander qu’on ne lui en prît pas les fruits, on ne lui en vola pas un seul pendant dix ans. J’ai vu ce pommier avec un sentiment de respect; il eût été l’arbre des Hespérides, qu’on n’eût pas plus touché à son or qu’à ses fleurs.

La Saxe était d’une tranquillité profonde; on y faisait quelquefois du bruit pour quelques idées, mais sans songer à leur application. On eût dit que penser et agir ne devaient avoir aucun rapport ensemble, et que la vérité ressemblait, chez les Allemands, à la statue de Mercure nommée Hermès, qui n’a ni mains pour saisir, ni pieds pour avancer. Il n’est rien pourtant de si respectable que ces conquêtes paisibles de la réflexion, qui occupaient sans cesse des hommes isolés, sans fortune, sans pouvoir, et liés entre eux seulement par le culte de la pensée.

En France, on ne s’est presque jamais occupé des vérités abstraites que dans leur rapport avec la pratique. Perfectionner l’administration, encourager la population par une sage économie politique, tel était l’objet des travaux des philosophes, principalement dans le dernier siècle. Cette manière d’employer son temps est aussi fort respectable; mais, dans l’échelle des pensées, la dignité de l’espèce humaine importe plus que son bonheur, et surtout que son accroissement: multiplier les naissances sans ennoblir la destinée, c’est préparer seulement une fête plus somptueuse à la mort.

Les villes littéraires de Saxe sont celles où l’on voit régner le plus de bienveillance et de simplicité. On a considéré partout ailleurs les lettres comme un apanage du luxe; en Allemagne elles semblent l’exclure. Les goûts qu’elles inspirent donnent une sorte de candeur et de timidité qui fait aimer la vie domestique: ce n’est pas que la vanité d’auteur n’ait un caractère très prononcé chez les Allemands, mais elle ne s’attache point aux succès de société. Le plus petit écrivain en veut à la postérité; et, se déployant à son aise dans l’espace des méditations sans bornes, il est moins froissé par les hommes, et s’aigrit moins contre eux. Toutefois, les hommes de lettres et les hommes d’affaires sont trop séparés en Saxe pour qu’il s’y manifeste un véritable esprit public. Il résulte de cette séparation, que les uns ont une trop grande ignorance des choses pour exercer aucun ascendant sur le pays, et que les autres se font gloire d’un certain machiavélisme docile, qui sourit aux sentiments généreux, comme à l’enfance, et semble leur indiquer qu’ils ne sont pas de ce monde.

CHAPITRE XV

Weimar.

De toutes les principautés de l’Allemagne, il n’en est point qui fasse mieux sentir que Weimar les avantages d’un petit pays, quand son chef est un homme de beaucoup d’esprit, et qu’au milieu de ses sujets il peut chercher à plaire sans cesser d’être obéi. C’est une société particulière qu’un tel État, et l’on y tient tous les uns aux autres par des rapports intimes. La duchesse Louise de Saxe-Weimar est le véritable modèle d’une femme destinée par la nature au rang le plus illustre: sans prétention, comme sans faiblesse, elle inspire au même degré la confiance et le respect; et l’héroïsme des temps chevaleresques est entré dans son âme, sans lui rien ôter de la douceur de son sexe. Les talents militaires du duc sont universellement estimés, et sa conversation piquante et réfléchie rappelle sans cesse qu’il a été formé par le grand Frédéric; c’est son esprit et celui de sa mère qui ont attiré les hommes de lettres les plus distingués à Weimar. L’Allemagne, pour la première fois, eut une capitale littéraire; mais comme cette capitale était en même temps une très petite ville, elle n’avait d’ascendant que par ses lumières; car la mode, qui amène toujours l’uniformité dans tout, ne pouvait partir d’un cercle aussi étroit.

Herder venait de mourir quand je suis arrivée à Weimar; mais Wieland, Gœthe et Schiller y étaient encore. Je peindrai chacun de ces hommes séparément, dans la section suivante; je les peindrai surtout par leurs ouvrages, car leurs livres ressemblent parfaitement à leur caractère et à leur entretien. Cet accord très rare est une preuve de sincérité: quand on a pour premier but, en écrivant, de faire effet sur les autres, on ne se montre jamais à eux tel qu’on est réellement; mais quand on écrit pour satisfaire à l’inspiration intérieure dont l’âme est saisie, on fait connaître par ses écrits, même sans le vouloir, jusques aux moindres nuances de sa manière d’être et de penser.

Le séjour des petites villes m’a toujours paru très ennuyeux. L’esprit des hommes s’y rétrécit, le cœur des femmes s’y glace; on y vit tellement en présence les uns des autres, qu’on est oppressé par ses semblables; ce n’est plus cette opinion à distance, qui vous anime et retentit de loin comme le bruit de la gloire; c’est un examen minutieux de toutes les actions de votre vie, une observation de chaque détail, qui rend incapable de comprendre l’ensemble de votre caractère; et plus on a d’indépendance et d’élévation, moins on peut respirer à travers tous ces petits barreaux. Cette pénible gêne n’existait point à Weimar, ce n’était point une petite ville, mais un grand château; un cercle choisi s’entretenait avec intérêt de chaque production nouvelle des arts. Des femmes, disciples aimables de quelques hommes supérieurs, s’occupaient sans cesse des ouvrages littéraires, comme des événements publics les plus importants. On appelait l’univers à soi par la lecture et l’étude; on échappait par l’étendue de la pensée aux bornes des circonstances; en réfléchissant souvent ensemble sur les grandes questions que fait naître la destinée commune à tous, on oubliait les anecdotes particulières de chacun. On ne rencontrait aucun de ces merveilleux de province, qui prennent si facilement le dédain pour de la grâce, et l’affectation pour de l’élégance.

Dans la même principauté, à côté de la première réunion littéraire de l’Allemagne, se trouvait Iéna, l’un des foyers de science les plus remarquables. Un espace bien resserré rassemblait ainsi d’étonnantes lumières en tout genre.

L’imagination, constamment excitée à Weimar par l’entretien des poètes, éprouvait moins le besoin des distractions extérieures; ces distractions soulagent du fardeau de l’existence, mais elles en dissipent souvent les forces. On menait dans cette campagne, appelée ville, une vie régulière, occupée et sérieuse; on pouvait s’en fatiguer quelquefois, mais on n’y dégradait pas son esprit par des intérêts futiles et vulgaires; et si l’on manquait de plaisirs, on ne sentait pas du moins déchoir ses facultés.

Le seul luxe du prince, c’est un jardin ravissant, et on lui sait gré de cette jouissance populaire, qu’il partage avec tous les habitants de la ville. Le théâtre, dont je parlerai dans la seconde partie de cet ouvrage, est dirigé par le plus grand poète de l’Allemagne, Gœthe; et ce spectacle intéresse assez tout le monde pour préserver de ces assemblées qui mettent en évidence les ennuis cachés. On appelait Weimar l’Athènes de l’Allemagne, et c’était, en effet, le seul lieu dans lequel l’intérêt des beaux-arts fût pour ainsi dire national, et servît de lien fraternel entre les rangs divers. Une cour libérale recherchait habituellement la société des hommes de lettres; et la littérature gagnait singulièrement à l’influence du bon goût qui régnait dans cette cour. L’on pouvait juger, par ce petit cercle, du bon effet que produirait en Allemagne un tel mélange, s’il était généralement adopté.

CHAPITRE XVI

La Prusse.

Il faut étudier le caractère de Frédéric II, quand on veut connaître la Prusse. Un homme a créé cet empire que la nature n’avait point favorisé, et qui n’est devenu une puissance que parce qu’un guerrier en a été le maître. Il y a deux hommes très distincts dans Frédéric II: un Allemand par la nature, et un Français par l’éducation. Tout ce que l’Allemand a fait dans un royaume allemand y a laissé des traces durables; tout ce que le Français a tenté n’a point germé d’une manière féconde.

Frédéric II était formé par la philosophie française du dix-huitième siècle: cette philosophie fait du mal aux nations, lorsqu’elle tarit en elles la source de l’enthousiasme; mais quand il existe telle chose qu’un monarque absolu, il est à souhaiter que des principes libéraux tempèrent en lui l’action du despotisme. Frédéric introduisit la liberté de penser dans le nord de l’Allemagne; la réformation y avait amené l’examen, mais non pas la tolérance; et, par un contraste singulier, on ne permettait d’examiner qu’en prescrivant impérieusement d’avance le résultat de cet examen. Frédéric mit en honneur la liberté de parler et d’écrire, soit par ces plaisanteries piquantes et spirituelles qui ont tant de pouvoir sur les hommes quand elles viennent d’un roi, soit par son exemple, plus puissant encore; car il ne punit jamais ceux qui disaient ou imprimaient du mal de lui, et il montra dans presque toutes ses actions la philosophie dont il professait les principes. Il établit dans l’administration un ordre et une économie qui ont fait la force intérieure de la Prusse, malgré tous ses désavantages naturels. Il n’est point de roi qui se soit montré aussi simple que lui dans sa vie privée, et même dans sa cour: il se croyait chargé de ménager, autant qu’il était possible, l’argent de ses sujets. Il avait en toutes choses un sentiment de justice que les malheurs de sa jeunesse et la dureté de son père avaient gravé dans son cœur. Ce sentiment est peut-être le plus rare de tous dans les conquérants, car ils aiment mieux être généreux que justes; parce que la justice suppose un rapport quelconque d’égalité avec les autres.

Frédéric avait rendu les tribunaux si indépendants, que, pendant sa vie, et sous le règne de ses successeurs, on les a vus souvent décider en faveur des sujets contre le roi, dans des procès qui tenaient à des intérêts politiques. Il est vrai qu’il serait presque impossible, en Allemagne, d’introduire l’injustice dans les tribunaux. Les Allemands sont assez disposés à se faire des systèmes pour abandonner la politique à l’arbitraire; mais quand il s’agit de jurisprudence ou d’administration, on ne peut faire entrer dans leur tête d’autres principes que ceux de la justice. Leur esprit de méthode, même sans parler de la droiture de leur cœur, réclame l’équité comme mettant de l’ordre dans tout. Néanmoins, il faut louer Frédéric de sa probité dans le gouvernement intérieur de son pays: c’est un de ses premiers titres à l’admiration de la postérité.

Frédéric n’était point sensible, mais il avait de la bonté; or, les qualités universelles sont celles qui conviennent le mieux aux souverains. Néanmoins, cette bonté de Frédéric était inquiétante comme celle du lion, et l’on sentait la griffe du pouvoir, même au milieu de la grâce et de la coquetterie de l’esprit le plus aimable. Les hommes d’un caractère indépendant ont eu de la peine à se soumettre à la liberté que ce maître croyait donner, à la familiarité qu’il croyait permettre; et, tout en l’admirant, ils sentaient qu’ils respiraient mieux loin de lui.

Le grand malheur de Frédéric fut de n’avoir point assez de respect pour la religion ni pour les mœurs. Ses goûts étaient cyniques. Bien que l’amour de la gloire ait donné de l’élévation à ses pensées, sa manière licencieuse de s’exprimer sur les objets les plus sacrés était cause que ses vertus même n’inspiraient pas de confiance: on en jouissait, on les approuvait, mais on les croyait un calcul. Tout semblait devoir être de la politique dans Frédéric; ainsi donc, ce qu’il faisait de bien rendait l’état du pays meilleur, mais ne perfectionnait pas la moralité de la nation. Il affichait l’incrédulité, et se moquait de la vertu des femmes: et rien ne s’accordait moins avec le caractère allemand que cette manière de penser. Frédéric, en affranchissant ses sujets de ce qu’il appelait les préjugés, éteignait en eux le patriotisme: car, pour s’attacher aux pays naturellement sombres et stériles, il faut qu’il y règne des opinions et des principes d’une grande sévérité. Dans ces contrées sablonneuses, où la terre ne produit que des sapins et des bruyères, la force de l’homme consiste dans son âme; et si vous lui ôtez ce qui fait la vie de cette âme, les sentiments religieux, il n’aura plus que du dégoût pour sa triste patrie.

Le penchant de Frédéric pour la guerre peut être excusé par de grands motifs politiques. Son royaume, tel qu’il le reçut de son père, ne pouvait subsister, et c’est presque pour le conserver qu’il l’agrandit. Il avait deux millions et demi de sujets en arrivant au trône, il en laissa six à sa mort.

Le besoin qu’il avait de l’armée l’empêcha d’encourager dans la nation un esprit public dont l’énergie et l’unité fussent imposantes. Le gouvernement de Frédéric était fondé sur la force militaire et la justice civile: il les conciliait l’une et l’autre par sa sagesse; mais il était difficile de mêler ensemble deux esprits d’une nature si opposée. Frédéric voulait que ses soldats fussent des machines militaires, aveuglément soumises, et que ses sujets fussent des citoyens éclairés capables de patriotisme. Il n’établit point dans les villes de Prusse des autorités secondaires, des municipalités telles qu’il en existait dans le reste de l’Allemagne, de peur que l’action immédiate du service militaire ne pût être arrêtée par elles: et cependant il souhaitait qu’il y eût assez d’esprit de liberté dans son empire pour que l’obéissance y parût volontaire. Il voulait que l’état militaire fût le premier de tous, puisque c’était celui qui lui était le plus nécessaire; mais il aurait désiré que l’état civil se maintînt indépendant à côté de la force. Frédéric, enfin, voulait rencontrer partout des appuis, mais nulle part des obstacles.

L’amalgame merveilleux de toutes les classes de la société ne s’obtient guère que par l’empire de la loi, la même pour tous. Un homme peut faire marcher ensemble des éléments opposés, mais «à sa mort ils se séparent[13].» L’ascendant de Frédéric, entretenu par la sagesse de ses successeurs, s’est manifesté quelque temps encore; cependant on sentait toujours en Prusse les deux nations qui en composaient mal une seule; l’armée, et l’état civil. Les préjugés nobiliaires subsistaient à côté des principes libéraux les plus prononcés. Enfin, l’image de la Prusse offrait un double aspect, comme celle de Janus; l’un militaire, et l’autre philosophe.

Un des plus grands torts de Frédéric fut de se prêter au partage de la Pologne. La Silésie avait été acquise par les armes, la Pologne fut une conquête machiavélique, «et l’on ne pouvait jamais espérer que des sujets ainsi dérobés fussent fidèles à l’escamoteur qui se disait leur souverain[14]». D’ailleurs, les Allemands et les Esclavons ne sauraient s’unir entre eux par des liens indissolubles; et quand une nation admet dans son sein pour sujets des étrangers ennemis, elle se fait presque autant de mal que quand elle les reçoit pour maîtres; car il n’y a plus dans le corps politique cet ensemble qui personnifie l’État et constitue le patriotisme.

Ces observations sur la Prusse portent toutes sur les moyens qu’elle avait de se maintenir et de se défendre: car rien, dans le gouvernement intérieur, n’y nuisait à l’indépendance et à la sécurité; c’était l’un des pays de l’Europe où l’on honorait le plus les lumières; où la liberté de fait, si ce n’est de droit, était le plus scrupuleusement respectée. Je n’ai pas rencontré dans toute la Prusse un seul individu qui se plaignît d’actes arbitraires dans le gouvernement, et cependant il n’y aurait pas eu le moindre danger à s’en plaindre; mais quand dans un état social le bonheur lui-même n’est, pour ainsi dire, qu’un accident heureux, et qu’il n’est pas fondé sur des institutions durables, qui garantissent à l’espèce humaine sa force et sa dignité, le patriotisme a peu de persévérance, et l’on abandonne facilement au hasard les avantages qu’on croit ne devoir qu’à lui. Frédéric II, l’un des plus beaux dons de ce hasard, qui semblait veiller sur la Prusse, avait su se faire aimer sincèrement dans son pays, et depuis qu’il n’est plus, on le chérit autant que pendant sa vie. Toutefois le sort de la Prusse n’a que trop appris ce que c’est que l’influence même d’un grand homme, alors que durant son règne il ne travaille point généreusement à se rendre utile: la nation tout entière s’en reposait sur son roi de son principe d’existence, et semblait devoir finir avec lui.

Frédéric II aurait voulu que la littérature française fût la seule de ses États. Il ne faisait aucun cas de la littérature allemande. Sans doute elle n’était pas de son temps à beaucoup près aussi remarquable qu’à présent; mais il faut qu’un prince allemand encourage tout ce qui est allemand. Frédéric avait le projet de rendre Berlin un peu semblable à Paris, et se flattait de trouver dans les réfugiés français quelques écrivains assez distingués pour avoir une littérature française. Une telle espérance devait nécessairement être trompée; les cultures factices ne prospèrent jamais; quelques individus peuvent lutter contre les difficultés que présentent les choses; mais les grandes masses suivent toujours la pente naturelle. Frédéric a fait un mal véritable à son pays en professant du mépris pour le génie des Allemands. Il en est résulté que le corps germanique a souvent conçu d’injustes soupçons contre la Prusse.

Plusieurs écrivains allemands, justement célèbres, se firent connaître vers la fin du règne de Frédéric; mais l’opinion défavorable que ce grand monarque avait conçue dans sa jeunesse contre la littérature de son pays, ne s’effaça point, et il composa peu d’années avant sa mort un petit écrit, dans lequel il propose, entre autres changements, d’ajouter une voyelle à la fin de chaque verbe pour adoucir la langue tudesque. Cet Allemand masqué en italien produirait le plus comique effet du monde; mais nul monarque, même en Orient, n’aurait assez de puissance pour influer ainsi, non sur le sens, mais sur le son de chaque mot qui se prononcerait dans son empire.

Klopstock a noblement reproché à Frédéric de négliger les muses allemandes, qui, à son insu, s’essayaient à proclamer sa gloire. Frédéric n’a pas du tout deviné ce que sont les Allemands en littérature et en philosophie; il ne les croyait pas inventeurs. Il voulait discipliner les hommes de lettres comme ses armées. «Il faut, écrivait-il en mauvais allemand, dans ses instructions à l’académie, se conformer à la méthode de Boerhaave dans la médecine, à celle de Locke dans la métaphysique, et à celle de Thomasius pour l’histoire naturelle». Ses conseils n’ont pas été suivis. Il ne se doutait guère que de tous les hommes les Allemands étaient ceux qu’on pouvait le moins assujettir à la routine littéraire et philosophique: rien n’annonçait en eux l’audace qu’ils ont montrée depuis dans le champ de l’abstraction.

Frédéric considérait ses sujets comme des étrangers, et les hommes d’esprit français comme ses compatriotes. Rien n’était plus naturel, il faut en convenir, que de se laisser séduire par tout ce qu’il y avait de brillant et de solide dans les écrivains français à cette époque; néanmoins Frédéric aurait contribué plus efficacement encore à la gloire de son pays, s’il avait compris et développé les facultés particulières à la nation qu’il gouvernait. Mais comment résister à l’influence de son temps, et quel est l’homme dont le génie même n’est pas à beaucoup d’égards l’ouvrage de son siècle?

CHAPITRE XVII

Berlin.

Berlin est une grande ville, dont les rues sont très larges, parfaitement bien alignées, les maisons belles, et l’ensemble régulier: mais comme il n’y a pas longtemps qu’elle est rebâtie, on n’y voit rien qui retrace les temps antérieurs. Aucun monument gothique ne subsiste au milieu des habitations modernes; et ce pays nouvellement formé n’est gêné par l’ancien en aucun genre. Que peut-il y avoir de mieux, dira-t-on, soit pour les édifices, soit pour les institutions, que de n’être pas embarrassé par des ruines? Je sens que j’aimerais en Amérique les nouvelles villes et les nouvelles lois: la nature et la liberté y parlent assez à l’âme pour qu’on n’y ait pas besoin de souvenirs; mais sur notre vieille terre il faut du passé. Berlin, cette ville toute moderne, quelque belle qu’elle soit, ne fait pas une impression assez sérieuse; on n’y aperçoit point l’empreinte de l’histoire du pays, ni du caractère des habitants, et ces magnifiques demeures, nouvellement construites, ne semblent destinées qu’aux rassemblements commodes des plaisirs et de l’industrie. Les plus beaux palais de Berlin sont bâtis en briques; on trouverait à peine une pierre de taille dans les arcs de triomphe. La capitale de la Prusse ressemble à la Prusse elle-même; les édifices et les institutions y ont âge d’homme, et rien de plus, parce qu’un homme seul en est l’auteur.

La cour, présidée par une reine belle et vertueuse, était imposante et simple tout à la fois; la famille royale, qui se répandait volontiers dans la société, savait se mêler noblement à la nation, et s’identifiait dans tous les cœurs avec la patrie. Le roi avait su fixer à Berlin J. de Müller, Ancillon, Fichte, Humboldt, Hufeland, une foule d’hommes distingués dans des genres différents; enfin tous les éléments d’une société charmante et d’une nation forte étaient là: mais ces éléments n’étaient point encore combinés ni réunis. L’esprit réussissait cependant d’une façon plus générale à Berlin qu’à Vienne; le héros du pays, Frédéric, ayant été un homme prodigieusement spirituel, le reflet de son nom faisait encore aimer tout ce qui pouvait lui ressembler. Marie-Thérèse n’a point donné une impulsion semblable aux Viennois, et ce qui dans Joseph ressemblait à de l’esprit, les en a dégoûtés.

Aucun spectacle en Allemagne n’égalait celui de Berlin. Cette ville, étant au centre du nord de l’Allemagne, peut être considérée comme le foyer de ses lumières. On y cultive les sciences et les lettres, et dans les dîners d’hommes, chez les ministres et ailleurs, on ne s’astreint point à la séparation de rang si nuisible à l’Allemagne, et l’on sait rassembler les gens de talent de toutes les classes. Cet heureux mélange ne s’étend pas encore néanmoins jusqu’à la société des femmes: il en est quelques-unes dont les qualités et les agréments attirent autour d’elles tout ce qui se distingue; mais en général, à Berlin comme dans le reste de l’Allemagne, la société des femmes n’est pas bien amalgamée avec celle des hommes. Le grand charme de la vie sociale, en France, consiste dans l’art de concilier parfaitement ensemble les avantages que l’esprit des femmes et celui des hommes réunis peuvent apporter dans la conversation. A Berlin, les hommes ne causent guère qu’entre eux; l’état militaire leur donne une certaine rudesse qui leur inspire le besoin de ne pas se gêner pour les femmes.

Quand il y a, comme en Angleterre, de grands intérêts politiques à discuter, les sociétés d’hommes sont toujours animées par un noble intérêt commun: mais dans les pays où il n’y a pas de gouvernement représentatif, la présence des femmes est nécessaire pour maintenir tous les sentiments de délicatesse et de pureté, sans lesquels l’amour du beau doit se perdre. L’influence des femmes est plus salutaire aux guerriers qu’aux citoyens; le règne de la loi se passe mieux d’elles que celui de l’honneur; car ce sont elles seules qui conservent l’esprit chevaleresque dans une monarchie purement militaire. L’ancienne France a dû tout son éclat à cette puissance de l’opinion publique, dont l’ascendant des femmes était la cause.

Il n’y avait qu’un très petit nombre d’hommes dans les sociétés à Berlin, ce qui gâte presque toujours ceux qui s’y trouvent, en leur ôtant l’inquiétude et le besoin de plaire. Les officiers qui obtenaient un congé pour venir passer quelques mois à la ville, n’y cherchaient que la danse et le jeu. Le mélange des deux langues nuisait à la conversation, et les grandes assemblées n’offraient pas plus d’intérêt à Berlin qu’à Vienne: on doit trouver même dans tout ce qui tient aux manières, plus d’usage du monde à Vienne qu’à Berlin. Néanmoins la liberté de la presse, la réunion des hommes d’esprit, la connaissance de la littérature et de la langue allemande, qui s’était généralement répandue dans les derniers temps, faisaient de Berlin la vraie capitale de l’Allemagne nouvelle, de l’Allemagne éclairée. Les réfugiés français affaiblissaient un peu l’impulsion toute allemande dont Berlin est susceptible; ils conservaient encore un respect superstitieux pour le siècle de Louis XIV; leurs idées sur la littérature se flétrissaient et se pétrifiaient, à distance du pays d’où elles étaient tirées; mais en général Berlin aurait pris un grand ascendant sur l’esprit public en Allemagne, si l’on n’avait pas conservé, je le répète, du ressentiment contre le dédain que Frédéric avait montré pour la nation germanique.

Les écrivains philosophes ont eu souvent d’injustes préjugés contre la Prusse; ils ne voyaient en elle qu’une vaste caserne, et c’était sous ce rapport qu’elle valait le moins: ce qui doit intéresser à ce pays, ce sont les lumières, l’esprit de justice et les sentiments d’indépendance qu’on rencontre dans une foule d’individus de toutes les classes; mais le lien de ces belles qualités n’était pas encore formé. L’État, nouvellement constitué, ne reposait ni sur le temps ni sur le peuple.

Les punitions humiliantes, généralement admises parmi les troupes allemandes, froissaient l’honneur dans l’âme des soldats. Les habitudes militaires ont plutôt nui que servi à l’esprit guerrier des Prussiens; ces habitudes étaient fondées sur de vieilles méthodes qui séparaient l’armée de la nation, tandis que, de nos jours, il n’y a de véritable force que dans le caractère national. Ce caractère en Prusse est plus noble et plus exalté que les derniers événements ne pourraient le faire supposer; «et l’ardent héroïsme du malheureux prince Louis doit jeter encore quelque gloire sur ses compagnons d’armes[15]».

CHAPITRE XVIII

Des universités allemandes.

Tout le nord de l’Allemagne est rempli d’universités les plus savantes de l’Europe. Dans aucun pays, pas même en Angleterre, il n’y a autant de moyens de s’instruire et de perfectionner ses facultés. A quoi tient donc que la nation manque d’énergie, et qu’elle paraisse en général lourde et bornée, quoiqu’elle renferme un petit nombre d’hommes peut-être les plus spirituels de l’Europe? C’est à la nature des gouvernements, et non à l’éducation, qu’il faut attribuer ce singulier contraste. L’éducation intellectuelle est parfaite en Allemagne, mais tout s’y passe en théorie: l’éducation pratique dépend uniquement des affaires; c’est par l’action seule que le caractère acquiert la fermeté nécessaire pour se guider dans la conduite de la vie. Le caractère est un instinct; il tient de plus près à la nature que l’esprit, et néanmoins les circonstances donnent seules aux hommes l’occasion de le développer. Les gouvernements sont les vrais instituteurs des peuples; et l’éducation publique elle-même, quelque bonne qu’elle soit, peut former des hommes de lettres, mais non des citoyens, des guerriers, ou des hommes d’État.

En Allemagne, le génie philosophique va plus loin que partout ailleurs; rien ne l’arrête, et l’absence même de carrière politique, si funeste à la masse, donne encore plus de liberté aux penseurs. Mais une distance immense sépare les esprits du premier et du second ordre, parce qu’il n’y a point d’intérêt, ni d’objet d’activité, pour les hommes qui ne s’élèvent pas à la hauteur des conceptions les plus vastes. Celui qui ne s’occupe pas de l’univers, en Allemagne, n’a vraiment rien à faire.

Les universités allemandes ont une ancienne réputation qui date de plusieurs siècles avant la réformation. Depuis cette époque, les universités protestantes sont incontestablement supérieures aux universités catholiques, et toute la gloire littéraire de l’Allemagne tient à ces institutions[16]. Les universités anglaises ont singulièrement contribué à répandre parmi les Anglais cette connaissance des langues et de la littérature ancienne, qui donne aux orateurs et aux hommes d’État en Angleterre une instruction si libérale et si brillante. Il est de bon goût de savoir autre chose que les affaires, quand on le sait bien: et, d’ailleurs, l’éloquence des nations libres se rattache à l’histoire des Grecs et des Romains, comme à celle d’anciens compatriotes. Mais les universités allemandes, quoique fondées sur des principes analogues à ceux d’Angleterre, en diffèrent à beaucoup d’égards: la foule des étudiants qui se réunissaient à Gœttingue, Halle, Iéna, etc., formaient presque un corps libre dans l’État: les écoliers riches et pauvres ne se distinguaient entre eux que par leur mérite personnel, et les étrangers, qui venaient de tous les coins du monde, se soumettaient avec plaisir à cette égalité que la supériorité naturelle pouvait seule altérer.

Il y avait de l’indépendance, et même de l’esprit militaire, parmi les étudiants; et si, en sortant de l’université, ils avaient pu se vouer aux intérêts publics, leur éducation eût été très favorable à l’énergie du caractère: mais ils rentraient dans les habitudes monotones et casanières qui dominent en Allemagne, et perdaient par degrés l’élan et la résolution que la vie de l’université leur avait inspirés; il ne leur en restait qu’une instruction très étendue.

Dans chaque université allemande plusieurs professeurs étaient en concurrence pour chaque branche d’enseignement; ainsi, les maîtres avaient eux-mêmes de l’émulation, intéressés qu’ils étaient à l’emporter les uns sur les autres, en attirant un plus grand nombre d’écoliers. Ceux qui se destinaient à telle ou telle carrière en particulier, la médecine, le droit, etc., se trouvaient naturellement appelés à s’instruire sur d’autres sujets; et de là vient l’universalité de connaissances que l’on remarque dans presque tous les hommes instruits de l’Allemagne. Les universités possédaient des biens en propre, comme le clergé; elles avaient une juridiction à elles; et c’est une belle idée de nos pères que d’avoir rendu les établissements d’éducation tout à fait libres. L’âge mûr peut se soumettre aux circonstances; mais à l’entrée de la vie, au moins, le jeune homme doit puiser ses idées dans une source non altérée.

L’étude des langues, qui fait la base de l’instruction en Allemagne, est beaucoup plus favorable aux progrès des facultés dans l’enfance, que celles des mathématiques ou des sciences physiques. Pascal, ce grand géomètre, dont la pensée profonde planait sur la science dont il s’occupait spécialement, comme sur toutes les autres, a reconnu lui-même les défauts inséparables des esprits formés d’abord par les mathématiques: cette étude, dans le premier âge, n’exerce que le mécanisme de l’intelligence; les enfants que l’on occupe de si bonne heure à calculer, perdent toute cette sève de l’imagination, alors si belle et si féconde, et n’acquièrent point à la place une justesse d’esprit transcendante: car l’arithmétique et l’algèbre se bornent à nous apprendre de mille manières des propositions toujours identiques. Les problèmes de la vie sont plus compliqués; aucun n’est positif, aucun n’est absolu: il faut deviner, il faut choisir, à l’aide d’aperçus et de suppositions qui n’ont aucun rapport avec la marche infaillible du calcul.

Les vérités démontrées ne conduisent point aux vérités probables, les seules qui servent de guides dans les affaires, comme dans les arts, comme dans la société. Il y a sans doute un point où les mathématiques elles-mêmes exigent cette puissance lumineuse de l’invention, sans laquelle on ne peut pénétrer dans les secrets de la nature: au sommet de la pensée, l’imagination d’Homère et celle de Newton semblent se réunir; mais combien d’enfants sans génie pour les mathématiques, ne consacrent-ils pas tout leur temps à cette science! On n’exerce chez eux qu’une seule faculté, tandis qu’il faut développer tout l’être moral, dans une époque où l’on peut si facilement déranger l’âme comme le corps, en ne fortifiant qu’une partie.

Rien n’est moins applicable à la vie qu’un raisonnement mathématique. Une proposition, en fait de chiffres, est décidément fausse ou vraie; sous tous les autres rapports le vrai se mêle avec le faux d’une telle manière, que souvent l’instinct peut seul nous décider entre des motifs divers, quelquefois aussi puissants d’un côté que de l’autre. L’étude des mathématiques, habituant à la certitude, irrite contre toutes les opinions opposées à la nôtre; tandis que ce qu’il y a de plus important pour la conduite de ce monde, c’est d’apprendre les autres, c’est-à-dire de concevoir tout ce qui les porte à penser et à sentir autrement que nous. Les mathématiques induisent à ne tenir compte que de ce qui est prouvé; tandis que les vérités primitives, celles que le sentiment et le génie saisissent, ne sont pas susceptibles de démonstration.

Enfin les mathématiques, soumettant tout au calcul, inspirent trop de respect pour la force; et cette énergie sublime qui ne compte pour rien les obstacles et se plaît dans les sacrifices, s’accorde difficilement avec le genre de raison que développent les combinaisons algébriques.

Il me semble donc que, pour l’avantage de la morale, aussi bien que pour celui de l’esprit, il vaut mieux placer l’étude des mathématiques dans son temps, et comme une portion de l’instruction totale, mais non en faire la base de l’éducation, et par conséquent le principe déterminant du caractère et de l’âme.

Parmi les systèmes d’éducation, il en est aussi qui conseillent de commencer l’enseignement par les sciences naturelles; elles ne sont dans l’enfance qu’un simple divertissement; ce sont des hochets savants qui accoutument à s’amuser avec méthode et à étudier superficiellement. On s’est imaginé qu’il fallait, autant qu’on le pouvait, épargner de la peine aux enfants, changer en délassement toutes leurs études, leur donner de bonne heure des collections d’histoire naturelle pour jouets, des expériences de physique pour spectacle. Il me semble que cela aussi est un système erroné. S’il était possible qu’un enfant apprît bien quelque chose en s’amusant, je regretterais encore pour lui le développement d’une faculté, l’attention, faculté qui est beaucoup plus essentielle qu’une connaissance de plus. Je sais qu’on me dira que les mathématiques rendent particulièrement appliqué; mais elles n’habituent pas à rassembler, à apprécier, à concentrer: l’attention qu’elles exigent est, pour ainsi dire, en ligne droite: l’esprit humain agit en mathématiques comme un ressort qui suit une direction toujours la même.

L’éducation faite en s’amusant disperse la pensée; la peine en tout genre est un des grands secrets de la nature: l’esprit de l’enfant doit s’accoutumer aux efforts de l’étude, comme notre âme à la souffrance. Le perfectionnement du premier âge tient au travail, comme le perfectionnement du second à la douleur: il est à souhaiter sans doute que les parents et la destinée n’abusent pas trop de ce double secret; mais il n’y a d’important, à toutes les époques de la vie, que ce qui agit sur le centre même de l’existence, et l’on considère trop souvent l’être moral en détail. Vous enseignerez avec des tableaux, avec des cartes, une quantité de choses à votre enfant; mais vous ne lui apprendrez pas à apprendre; et l’habitude de s’amuser, que vous dirigez sur les sciences, suivra bientôt un autre cours, quand l’enfant ne sera plus dans votre dépendance.

Ce n’est donc pas sans raison que l’étude des langues anciennes et modernes a été la base de tous les établissements d’éducation qui ont formé les hommes les plus capables en Europe: le sens d’une phrase dans une langue étrangère est à la fois un problème grammatical et intellectuel; ce problème est tout à fait proportionné à l’intelligence de l’enfant: d’abord il n’entend que les mots, puis il s’élève jusqu’à la conception de la phrase; et bientôt après le charme de l’expression, sa force, son harmonie, tout ce qui se trouve enfin dans le langage de l’homme, se fait sentir par degrés à l’enfant qui traduit. Il s’essaie tout seul avec les difficultés que lui présentent deux langues à la fois; il s’introduit dans les idées successivement, compare et combine divers genres d’analogies et de vraisemblances; et l’activité spontanée de l’esprit, la seule qui développe vraiment la faculté de penser, est vivement excitée par cette étude. Le nombre des facultés qu’elle fait mouvoir à la fois lui donne l’avantage sur tout autre travail, et l’on est trop heureux d’employer la mémoire flexible de l’enfant à retenir un genre de connaissances, sans lequel il serait borné toute sa vie au cercle de sa propre nation, cercle étroit comme tout ce qui est exclusif.

L’étude de la grammaire exige la même suite et la même force d’attention que les mathématiques, mais elle tient de beaucoup plus près à la pensée. La grammaire lie les idées l’une à l’autre, comme le calcul enchaîne les chiffres; la logique grammaticale est aussi précise que celle de l’algèbre, et cependant elle s’applique à tout ce qu’il y a de vivant dans notre esprit: les mots sont en même temps des chiffres et des images; ils sont esclaves et libres, soumis à la discipline de la syntaxe, et tout-puissants par leur signification naturelle; ainsi l’on trouve dans la métaphysique de la grammaire l’exactitude du raisonnement et l’indépendance de la pensée réunies ensemble; tout a passé par les mots et tout s’y retrouve quand on sait les examiner: les langues sont inépuisables pour l’enfant comme pour l’homme, et chacun en peut tirer tout ce dont il a besoin.

L’impartialité naturelle à l’esprit des Allemands les porte à s’occuper des littératures étrangères, et l’on ne trouve guère d’hommes un peu au-dessus de la classe commune, en Allemagne, à qui la lecture de plusieurs langues ne soit familière. En sortant des écoles on sait déjà d’ordinaire très bien le latin et même le grec. L’éducation des universités allemandes, dit un écrivain français, commence où finit celle de plusieurs nations de l’Europe. Non seulement les professeurs sont des hommes d’une instruction étonnante, mais ce qui les distingue surtout, c’est un enseignement très scrupuleux. En Allemagne, on met de la conscience dans tout, et rien en effet ne peut s’en passer. Si l’on examine le cours de la destinée humaine, on verra que la légèreté peut conduire à tout ce qu’il y a de mauvais dans ce monde. Il n’y a que l’enfance dans qui la légèreté soit un charme; il semble que le Créateur tienne encore l’enfant par la main, et l’aide à marcher doucement sur les nuages de la vie. Mais quand le temps livre l’homme à lui-même, ce n’est que dans le sérieux de son âme qu’il trouve des pensées, des sentiments et des vertus.

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